diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 16235-8.txt | 24131 | ||||
| -rw-r--r-- | 16235-8.zip | bin | 0 -> 425665 bytes | |||
| -rw-r--r-- | 16235-r.zip | bin | 0 -> 703721 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
6 files changed, 24147 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/16235-8.txt b/16235-8.txt new file mode 100644 index 0000000..d240120 --- /dev/null +++ b/16235-8.txt @@ -0,0 +1,24131 @@ +The Project Gutenberg EBook of Jane Eyre, by Charlotte Brontë + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Jane Eyre + ou Les mémoires d'une institutrice + +Author: Charlotte Brontë + +Translator: Mme Lesbazeilles Souvestre + +Release Date: July 7, 2005 [EBook #16235] +[Date last updated: February 22, 2006] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JANE EYRE *** + + + + +Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also +available at http://www.ebooksgratuits.com + + + + + +Charlotte Brontë + + +JANE EYRE + +ou + +Les mémoires d'une institutrice + + +Traduction Mme Lesbazeilles Souvestre +Première publication en 1847 + + + +Table des matières + +Avertissement +CHAPITRE PREMIER +CHAPITRE II +CHAPITRE III +CHAPITRE IV +CHAPITRE V +CHAPITRE VI +CHAPITRE VII +CHAPITRE VIII +CHAPITRE IX +CHAPITRE X +CHAPITRE XI +CHAPITRE XII +CHAPITRE XIII +CHAPITRE XIV +CHAPITRE XV +CHAPITRE XVI +CHAPITRE XVII +CHAPITRE XVIII +CHAPITRE XIX +CHAPITRE XX +CHAPITRE XXI +CHAPITRE XXII +CHAPITRE XXIII +CHAPITRE XXIV +CHAPITRE XXV +CHAPITRE XXVI +CHAPITRE XXVII +CHAPITRE XXVIII +CHAPITRE XXIX +CHAPITRE XXX +CHAPITRE XXXI +CHAPITRE XXXII +CHAPITRE XXXIII +CHAPITRE XXXIV +CHAPITRE XXXV +CHAPITRE XXXVI +CHAPITRE XXXVII +CHAPITRE XXXVIII CONCLUSION. + + + +Avertissement + +On sait le retentissement qu'a eu en Angleterre le premier ouvrage +de Currer Bell: il nous a paru si digne de son renom, que nous +avons eu le désir d'en faciliter la lecture au public français. +Faire partager aux autres l'admiration que nous avons nous-même +ressentie, tel est le motif de notre essai de traduction. + +Bien que ce livre soit un roman, il n'y faut pas chercher une +rapide succession d'événements extraordinaires, de combinaisons +artificiellement dramatiques. C'est dans la peinture de la vie +réelle, dans l'étude profonde des caractères, dans l'essor simple +et franc des sentiments vrais, que la fiction a puisé ses plus +grandes beautés. + +L'auteur cède la parole à son héroïne, qui nous raconte les faits +de son enfance et de sa jeunesse, surtout les émotions qu'elle en +éprouve. C'est l'histoire intime d'une intelligence avide, d'un +coeur ardent, d'une âme puissante en un mot, placée dans des +conditions étroites et subalternes, exposée aux luttes de la vie, +et conquérant enfin sa place à force de constance et de courage. + +Ce qui nous paraît surtout éminent dans cet ouvrage, plus éminent +encore que le grand talent dont il fait preuve, c'est l'énergie +morale dont ses pages sont empreintes. Certes, la passion n'y fait +pas défaut; elle y abonde au contraire; mais au-dessus plane +toujours le respect de la dignité humaine, le culte des principes +éternels. L'instinct quelquefois s'exalte et s'emporte mais la +volonté est bientôt là qui le domine et le dompte. La difficulté +de la lutte ne nous est pas voilée; mais la possibilité, l'honneur +de la victoire, éclate toujours. C'est ainsi que ce livre, en nous +montrant la vie telle qu'elle est, telle qu'elle doit être, +robuste, militante glorieuse en fin de compte, nous élève et nous +fortifie. + +La vigueur des caractères, des tableaux, des pensées même, a fait +d'abord attribuer Jane Eyre à l'inspiration d'un homme, tandis que +la finesse de l'analyse, la vivacité des sensations, semblaient +trahir un esprit plus subtil, un coeur plus impressionnable. De +longs débats se sont engagés à ce sujet entre les curiosités +excitées. Aujourd'hui que le pseudonyme de Currer Bell a été +soulevé, que l'on sait que cette plume si virile est tenue par la +main d'une jeune fille, l'étonnement vient se mêler à +l'admiration. + +Quant à la traduction, nous l'avons faite avec bonne foi, avec +simplicité. Souvent le tour d'une phrase pourrait être plus +conforme au génie de notre langue, des équivalents auraient +avantageusement remplacé certaines expressions un peu étranges +pour notre oreille; mais nous y aurions perdu, d'un autre côté, +une saveur originale, un parfum étranger, qui nous a semblé devoir +être conservé. Nous voudrions que l'auteur, qui a eu confiance +dans notre tentative, n'eût pas lieu de le regretter. + + + +CHAPITRE PREMIER + +Il était impossible de se promener ce jour-là. Le matin, nous +avions erré pendant une heure dans le bosquet dépouillé de +feuilles; mais, depuis le dîner (quand il n'y avait personne, +Mme Reed dînait de bonne heure), le vent glacé d'hiver avait amené +avec lui des nuages si sombres et une pluie si pénétrante, qu'on +ne pouvait songer à aucune excursion. + +J'en étais contente. Je n'ai jamais aimé les longues promenades, +surtout par le froid, et c'était une chose douloureuse pour moi +que de revenir à la nuit, les pieds et les mains gelés, le coeur +attristé par les réprimandes de Bessie, la bonne d'enfants, et +l'esprit humilié par la conscience de mon infériorité physique +vis-à-vis d'Éliza, de John et de Georgiana Reed. + +Éliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de +leur mère; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et +entourée de ses préférés, qui pour le moment ne se disputaient ni +ne pleuraient, semblait parfaitement heureuse. Elle m'avait +défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu'elle +regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi +éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mes +efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus +enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus +radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas +m'accorder les mêmes privilèges qu'aux petits enfants joyeux et +satisfaits. + +«Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi? demandai-je. + +-- Jane, je n'aime pas qu'on me questionne! D'ailleurs, il est mal +à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque +part et restez en repos jusqu'au moment où vous pourrez parler +raisonnablement.» + +Une petite salle à manger ouvrait sur le salon; je m'y glissai. Il +s'y trouvait une bibliothèque; j'eus bientôt pris possession d'un +livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me +plaçai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi +à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge, +je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis +de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma +droite; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne +me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en +retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de +cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de +brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des +bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que +repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de +vent. + +Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de +l'Angleterre par Berwick. En général, je m'inquiétais assez peu du +texte; pourtant il y avait là quelques pages servant +d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge. +Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces +promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de +ces côtes de Norvège parsemées d'îles depuis leur extrémité sud +jusqu'au cap le plus au nord, «où l'Océan septentrional bouillonne +en vastes tourbillons autour de l'île aride et mélancolique de +Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides +orageuses.» + +Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description +de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle- +Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande! J'étais saisie à la +pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses +régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de +neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent +montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent +toutes les rigueurs du froid le plus intense. + +Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la +mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié +comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants; mais +ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette +introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un +sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé +et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la +lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient +éclaircir un naufrage. + +Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour +mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais +toujours profondément intéressante; intéressante comme celles que +nous racontait Bessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de +bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser +dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir +toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle +et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre +ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures +tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles +encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de +Henri, comte de Moreland. + +Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins +heureuse à ma manière; je ne craignais qu'une interruption, et +elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut +vivement ouverte. + +«Hé! madame la boudeuse,» cria la voix de John Reed... + +Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide. + +«Par le diable, où est-elle? Lizzy, Georgy, continua-t-il en +s'adressant à ses soeurs, dites à maman que la mauvaise bête est +allée courir sous la pluie!» + +J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas; et je +souhaitai vivement qu'on ne découvrît pas ma retraite. John ne +l'aurait jamais trouvée de lui-même; il n'avait pas le regard +assez prompt; mais Éliza ayant passé la tête par la porte s'écria: + +«Elle est certainement dans l'embrasure de la fenêtre!» + +Je sortis immédiatement, car je tremblais à l'idée d'être retirée +de ma cachette par John. + +«Que voulez-vous? demandai-je avec une respectueuse timidité. + +-- Dites: «Que voulez-vous, monsieur Reed?» me répondit-on. Je +veux que vous veniez ici!» Et, se plaçant dans un fauteuil, il me +fit signe d'approcher et de me tenir debout devant lui! + +John était un écolier de quatorze ans, et je n'en avais alors que +dix. Il était grand et vigoureux pour son âge; sa peau était noire +et malsaine, ses traits épais, son visage large, ses membres +lourds, ses extrémités très développées. Il avait l'habitude de +manger avec une telle voracité, que son teint était devenu +bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il aurait dû être +alors en pension; mais sa mère l'avait repris un mois ou deux, à +cause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait +pourtant que celle-ci serait parfaite si l'on envoyait un peu +moins de gâteaux et de plats sucrés; mais la mère s'était récriée +contre une aussi dure exigence, et elle préféra se faire à l'idée +plus agréable que la maladie de John venait d'un excès de travail +ou de la tristesse de se voir loin des siens. + +John n'avait beaucoup d'affection ni pour sa mère ni pour ses +soeurs. Quant à moi, je lui étais antipathique: il me punissait et +me maltraitait, non pas deux ou trois fois par semaine, non pas +une ou deux fois par jour, mais continuellement. Chacun de mes +nerfs le craignait, et chaque partie de ma chair ou de mes os +tressaillait quand il approchait. Il y avait des moments où je +devenais sauvage par la terreur qu'il m'inspirait; car, lorsqu'il +me menaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne. +Les serviteurs auraient craint d'offenser leur jeune maître en +prenant ma défense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce +sujet! Jamais elle ne le voyait me frapper, jamais elle ne +l'entendait m'insulter, bien qu'il fît l'un et l'autre en sa +présence. + +J'avais l'habitude d'obéir à John. En entendant son ordre, je +m'approchai donc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me +tirer la langue; je savais qu'il allait me frapper, et, en +attendant le coup, je regardais vaguement sa figure repoussante. + +Je ne sais s'il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il +se leva sans parler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en +reprenant mon équilibre, je m'éloignai d'un pas ou deux. + +«C'est pour l'impudence avec laquelle vous avez répondu à maman, +me dit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le +regard que vous m'avez jeté il y a quelques instants.» + +Accoutumée aux injures de John, je n'avais jamais eu l'idée de lui +répondre, et j'en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à +recevoir courageusement le coup qui devait suivre l'insulte. + +«Que faisiez-vous derrière le rideau? me demanda-t-il. + +-- Je lisais. + +-- Montrez le livre.» + +Je retournai vers la fenêtre et j'allai le chercher en silence. + +«Vous n'avez nul besoin de prendre nos livres; maman dit que vous +dépendez de nous; vous n'avez pas d'argent, votre père ne vous en +a pas laissé; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les +enfants riches, manger les mêmes aliments qu'eux, porter les mêmes +vêtements, aux dépens de notre mère! Maintenant je vais vous +apprendre à piller ainsi ma bibliothèque: car ces livres +m'appartiennent, toute la maison est à moi ou le sera dans +quelques années; allez dans l'embrasure de la porte, loin de la +glace et de la fenêtre.» + +Je le fis sans comprendre d'abord quelle était son intention; mais +quand je le vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire +un mouvement pour le lancer, je me reculai instinctivement en +jetant un cri. Je ne le fis pourtant point assez promptement. Le +volume vola dans l'air, je me sentis atteinte à la tête et +blessée. La coupure saigna; je souffrais beaucoup; ma terreur +avait cessé pour faire place à d'autres sentiments. + +«Vous êtes un méchant, un misérable, m'écriai-je; un assassin, un +empereur romain.» + +Je venais justement de lire l'histoire de Rome par Goldsmith, et +je m'étais fait une opinion sur Néron, Caligula et leurs +successeurs. + +«Comment, comment! s'écria-t-il, est-ce bien à moi qu'elle a dit +cela? vous l'avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter +à maman, mais avant tout...» + +En disant ces mots, il se précipita sur moi; il me saisit par les +cheveux et les épaules. Je sentais de petites gouttes de sang +descendre le long de ma tête et tomber dans mon cou, ma crainte +s'était changée en rage; je ne puis dire au juste ce que je fis de +mes mains, mais j'entendis John m'insulter et crier. Du secours +arriva bientôt. Éliza et sa soeur étaient allées chercher leur +mère, elle entra pendant la scène; sa bonne, Mlle Abbot et Bessie +l'accompagnaient. On nous sépara et j'entendis quelqu'un prononcer +ces mots: + +«Mon Dieu! quelle fureur! frapper M. John! + +-- Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient. +Emmenez-la dans la chambre rouge et qu'on l'y enferme.» + +Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus +emportée. + + + +CHAPITRE II + +Je résistai tout le long du chemin, chose nouvelle et qui augmenta +singulièrement la mauvaise opinion qu'avaient de moi Bessie et +Abbot. Il est vrai que je n'étais plus moi-même, ou plutôt, comme +les Français le diraient, j'étais hors de moi; je savais que, pour +un moment de révolte, d'étranges punitions allaient m'être +infligées, et, comme tous les esclaves rebelles, j'étais résolue, +dans mon désespoir, à pousser ces choses jusqu'au bout. + +«Mademoiselle Abbot, tenez son bras, dit Bessie; elle est comme un +chat enragé. + +-- Quelle honte! quelle honte! continua la femme de chambre, oui, +elle est semblable à un chat enragé! Quelle scandaleuse conduite, +mademoiselle Eyre! Battre un jeune noble, le fils de votre +bienfaitrice, votre maître! + +-- Mon maître! Comment est-il mon maître? Suis-je donc une +servante? + +-- Vous êtes moins qu'une servante, car vous ne gagnez pas de quoi +vous entretenir. Asseyez-vous là et réfléchissez à votre faute.» + +Elles m'avaient emmenée dans la chambre indiquée par Mme Reed et +m'avaient jetée sur une chaise. + +Mon premier mouvement fut de me lever d'un bond: quatre mains +m'arrêtèrent. + +«Si vous ne demeurez pas tranquille, il faudra vous attacher, dit +Bessie. Mademoiselle Abbot, prêtez-moi votre jarretière; car elle +aurait bientôt brisé la mienne.» + +Mlle Abbot se tourna pour débarrasser sa vigoureuse jambe de son +lien. Ces préparatifs et la honte qui s'y rattachait calmèrent un +peu mon agitation. + +«Ne la retirez pas, m'écriai-je, je ne bougerai plus.» + +Et pour prouver ce que j'avançais, je cramponnai mes mains à mon +siège. + +«Et surtout ne remuez pas,» dit Bessie. + +Quand elle fut certaine que j'étais vraiment décidée à obéir, elle +me lâcha. Alors elle et Mlle Abbot croisèrent leurs bras et me +regardèrent d'un air sombre, comme si elles eussent douté de ma +raison. + +«Elle n'en avait jamais fait autant, dit Bessie en se tournant +vers la prude. + +-- Mais tout cela était en elle, répondit Mlle Abbot; j'ai souvent +dit mon opinion à madame, et madame est convenue avec moi que +j'avais raison; c'est une enfant dissimulée; je n'ai jamais vu de +petite fille aussi dépourvue de franchise.» + +Bessie ne répondit pas; mais bientôt s'adressant à moi, elle me +dit: + +«Ne savez-vous pas, mademoiselle, que vous devez beaucoup à +Mme Reed? elle vous garde chez elle, et, si elle vous chassait, +vous seriez obligée de vous en aller dans une maison de pauvres.» + +Je n'avais rien à répondre à ces mots; ils n'étaient pas nouveaux +pour moi, les souvenirs les plus anciens de ma vie se rattachaient +à des paroles semblables. Ces reproches sur l'état de dépendance +où je me trouvais étaient devenus des sons vagues pour mes +oreilles; sons douloureux et accablants, mais à moitié +inintelligibles. Mlle Abbot ajouta: + +«Vous n'allez pas vous croire semblable à M. et à Mlles Reed parce +que madame a la bonté de vous faire élever avec eux. Ils seront +riches et vous ne le serez pas; vous devez donc vous faire humble +et essayer de leur être agréable. + +-- Ce que nous vous disons est pour votre bien, ajouta Bessie +d'une voix moins dure. Vous devriez tâcher d'être utile et +aimable, on vous garderait ici; mais si vous devenez brutale et +colère, madame vous renverra, soyez-en sûre. + +-- Et puis, continua Mlle Abbot, Dieu la punira. Il pourra la +frapper de mort au milieu de ses fautes, et alors où ira-t-elle? +Venez, Bessie, laissons-la. Pour rien au monde je ne voudrais +avoir un coeur semblable au sien. Dites vos prières, mademoiselle +Eyre, lorsque vous serez seule: car, si vous ne vous repentez pas, +Dieu pourra bien permettre à quelque méchant esprit de descendre +par la cheminée pour vous enlever.» + +Elles partirent en fermant la porte derrière elles. + +La chambre rouge était une chambre de réserve où l'on couchait +rarement. Je ne l'avais jamais vue habitée, excepté lorsqu'un +grand nombre de visiteurs, en arrivant au château, obligeait à +faire occuper toutes les pièces; et pourtant c'était une des plus +grandes et des plus belles chambres de la maison. Au milieu se +trouvait un lit aux quatre coins duquel s'élevaient des piliers +d'acajou massif d'où pendaient des rideaux d'un damas rouge foncé; +deux grandes fenêtres aux jalousies toujours fermées étaient à +moitié cachées par des festons et des draperies semblables à +celles du lit; le tapis était rouge, la table placée au pied du +lit recouverte d'une draperie cramoisie; les murs tendus en +couleur chamois et mouchetés de taches rases; l'armoire, la +toilette, les chaises étaient en vieil acajou bien poli. Au milieu +de ce sombre ameublement s'élevait sur le lit et se détachait en +blanc une pile de matelas et d'oreillers, le tout recouvert d'une +courte-pointe de Marseille. À la tête du lit, on voyait un grand +fauteuil également blanc, et au-dessous se trouvait un petit +tabouret. + +Cette chambre était froide, on y faisait rarement du feu; éloignée +de la cuisine et de la salle des domestiques, elle restait +toujours silencieuse, et, comme on y entrait peu, elle avait +quelque chose de solennel. La bonne y venait seule le samedi pour +enlever la poussière amassée pendant toute une semaine sur les +glaces et les meubles. Mme Reed elle-même la visitait à +intervalles éloignés pour examiner certains tiroirs secrets de +l'armoire, où étaient renfermés des papiers, sa cassette à bijoux +et le portrait de son mari défunt. + +Ces derniers mots renferment en eux le secret de la chambre rouge, +le secret de cet enchantement qui la rendait si déserte malgré sa +beauté. + +M. Reed y était mort il y avait neuf ans; c'était là qu'il avait +rendu le dernier soupir; c'était de là que son cercueil avait été +enlevé, et, depuis ce jour, une espèce de culte imposant avait +maintenu cette chambre déserte. + +Le siège sur lequel Bessie et Mlle Abbot m'avaient déposée était +une petite ottomane placée près de la cheminée. Devant moi se +trouvait le lit, à ma droite, la grande armoire sombre; à ma +gauche, deux fenêtres closes et séparées par une glace qui +réfléchissait la sombre majesté de la chambre et du lit; je ne +savais pas si la porte avait été fermée, et, dès que j'osai +remuer, je me levai pour m'en assurer. Hélas! jamais criminel +n'avait été mieux emprisonné. En m'en retournant, je fus obligée +de passer devant la glace; mon regard fasciné y plongea +involontairement. Tout y était plus froid, plus sombre que dans la +réalité; et l'étrange petite créature qui me regardait avec sa +figure pâle, ses bras se détachant dans l'ombre, ses yeux +brillants, et s'agitant avec crainte dans cette chambre +silencieuse, me fit soudain l'effet d'un esprit; elle m'apparut +comme un de ces chétifs fantômes, moitié fées, moitié lutins, dont +Bessie parlait dans les contes racontés le soir auprès du feu, et +qu'elle nous représentait sortant des vallées abandonnées où +croissent les bruyères, pour s'offrir aux regards des voyageurs +attardés. + +Je retournai à ma place; la superstition commençait à s'emparer de +moi, mais le moment de sa victoire complète n'était pas encore +venu; mon sang échauffait encore mes veines; la rage de l'esclave +révolté me travaillait encore avec force. J'avais à ralentir la +course rapide de mes souvenirs vers le passé, avant de pouvoir me +laisser abattre par l'effroi du présent. + +Les violentes tyrannies de John Reed, l'orgueilleuse indifférence +de ses soeurs, l'aversion de leur mère, la partialité des +domestiques, obscurcissaient mon esprit, comme l'eussent fait +autant d'impuretés jetées dans une source troublée. Pourquoi +devais-je toujours souffrir? Pourquoi étais-je toujours traitée +avec mépris, accusée, condamnée par avance? Pourquoi ne pouvais-je +jamais plaire? Pourquoi était-il inutile d'essayer à gagner les +bonnes grâces de personne? + +Éliza, bien qu'entêtée et égoïste, était respectée; Georgiana, +gâtée, envieuse, insolente, querelleuse, était traitée avec +indulgence par tout le monde; sa beauté, ses joues roses, ses +boucles d'or, semblaient ravir tous ceux qui la regardaient et +racheter ses fautes. John n'était jamais contrarié, encore moins +puni, quoiqu'il tordît le cou des pigeons, tuât les jeunes paons, +dépouillât de leurs fruits les vignes des serres chaudes et brisât +les boutons des plantes rares. Il reprochait quelquefois à sa mère +d'avoir le teint noir comme il l'avait lui-même, déchirait ou +tachait ses vêtements de soie, et pourtant elle le nommait son +cher Benjamin. Quant à moi, je n'osais pas commettre une seule +faute, je m'efforçais d'accomplir mes devoirs, et du matin au soir +on me déclarait méchante et intraitable. + +Cependant je continuais à souffrir, et ma tête saignait encore du +coup que j'avais reçu. Personne n'avait fait un reproche à John +pour m'avoir frappée; et, parce que je m'étais retournée contre +lui, afin d'éviter quelque autre violence, tous m'avaient blâmée. + +«Injustice! injustice!» criait ma raison excitée par le douloureux +aiguillon d'une énergie précoce, mais passagère. Ce qu'il y avait +en moi de résolution, exalté par tout ce qui se passait, me +faisait rêver aux plus étranges moyens pour échapper à une aussi +insupportable oppression; je songeais à fuir, par exemple, ou, si +je ne pouvais m'échapper, à refuser toute espèce d'aliments et à +me laisser mourir de faim. + +Quel abattement dans mon âme pendant cette terrible après-midi, +quel désordre dans mon esprit, quelle exaltation dans mon coeur, +quelle obscurité, quelle ignorance dans cette lutte mentale! Je ne +pouvais répondre à cette incessante question de mon être +intérieur: Pourquoi étais-je destinée à souffrir ainsi? +Maintenant, après bien des années écoulées, toutes ces raisons +m'apparaissent clairement. + +Au château de Gateshead, j'étais une cause de discorde; là, je ne +ressemblais à personne: rien en moi ne pouvait s'harmoniser avec +Mme Reed, ses enfants ou ceux de ses inférieurs qu'elle préférait. +S'ils ne m'aimaient pas, il est vrai de dire que je ne les aimais +guère davantage. Ils n'étaient pas forcés de montrer de +l'affection à un être qui ne pouvait sympathiser avec aucun +d'entre eux, à un être extraordinaire qui différait d'eux par le +tempérament, les capacités et les inclinations, à un être inutile, +incapable de servir leurs intérêts ou d'ajouter à leurs plaisirs, +à un être nuisible cherchant à entretenir en lui des germes +d'indignation contre leurs traitements, de mépris pour leurs +opinions. Je sens que si j'avais été une enfant brillante, sans +soin, exigeante, belle, folâtre, Mme Reed m'eût supportée plus +volontiers, bien que je me fusse également trouvée sous sa +dépendance et privée d'amis. Ses enfants m'eussent témoigné un peu +plus de cette cordialité qui existe ordinairement entre compagnons +de jeu, et les domestiques eussent été moins disposés à faire de +moi leur bouc émissaire. + +La lumière du jour commençait à se retirer de la chambre rouge; il +était quatre heures passées; les nuages qui couvraient le ciel +devaient amener bientôt l'obscurité tant redoutée; j'entendais la +pluie battre continuellement contre les vitres de l'escalier; peu +à peu je devins froide comme la pierre et je perdis tout courage. +L'habitude que j'avais contractée d'humilité, de doute de moi- +même, d'abaissement, vint, comme une froide ondée, tomber sur les +cendres encore chaudes de ma colère mourante. Tous disaient que +j'avais de mauvais instincts, c'était peut-être vrai. Ne venais-je +pas de concevoir le coupable désir de mourir volontairement? +c'était là certainement un crime. Et étais-je en état de mourir, +ou bien le caveau funéraire de la chapelle du château était-il une +demeure attrayante? On m'avait dit que M. Reed y était enseveli. +Conduite ainsi au souvenir du mort, je me mis à réfléchir avec une +terreur croissante, je ne pouvais me souvenir de lui; mais je +savais qu'il était mon oncle, le frère de ma mère; qu'il m'avait +prise chez lui, alors que j'étais une pauvre enfant orpheline, et +qu'à ses derniers moments il avait exigé de Mme Reed la promesse +que je serais élevée comme ses propres enfants. Mme Reed croyait +sans doute avoir tenu sa parole, et, je puis le dire maintenant, +elle avait fait tout ce que lui permettait sa nature. Comment +pouvait-elle me voir avec satisfaction, moi qui après la mort de +son mari ne lui étais plus rien, empiéter sur la part de ses +enfants? Il était pénible pour elle de s'être engagée par un +serment forcé à servir de mère à une enfant qu'elle ne pouvait pas +aimer, et de la voir ainsi s'introduire dans sa propre famille. + +Une singulière idée s'empara de moi: je ne doutais pas, je n'avais +jamais douté que, si M. Reed eût vécu, il ne m'eût traitée avec +bonté; et maintenant, pendant que je regardais le lit recouvert de +blanc, les murailles que l'ombre de la nuit gagnait peu à peu, et +que je dirigeais de temps en temps mon regard fasciné vers la +glace qui n'envoyait plus que de sombres reflets, je commençai à +me rappeler ce que j'avais entendu dire sur les morts qui, +troublés dans leurs tombes par la violation de leurs dernières +volontés, reviennent sur la terre pour punir le parjure et venger +l'opprimé. Je pensais que l'esprit de M. Reed, fatigué par les +souffrances de l'enfant de sa soeur, quitterait peut-être sa +demeure, qu'elle fût sous les voûtes de l'église ou dans le monde +inconnu des morts, et apparaîtrait devant moi dans cette chambre. +J'essuyai mes larmes et j'étouffai mes sanglots, craignant que les +signes d'une douleur trop violente n'éveillassent quelque voix +surnaturelle et consolatrice, ou ne fissent sortir de l'obscurité +quelque figure entourée d'une auréole, et qui se pencherait vers +moi avec une étrange pitié; car je sentais bien que ces choses si +consolantes en théorie seraient terribles si elles venaient à se +réaliser. Je fis tous mes efforts pour éloigner cette pensée, pour +demeurer ferme; écartant mes cheveux, je levai la tête, et +j'essayai de regarder hardiment tout autour de moi. À ce moment, +une lumière glissa le long de la muraille; je me demandai si ce +n'était pas un rayon de la lune pénétrant à travers les jalousies. +Non, la lune était immobile, et cette lumière vacillait. Pendant +que je la regardais, elle glissa sur le plafond et vint se poser +au-dessus de ma tête. Je suppose que ce devait être le reflet +d'une lanterne portée par quelqu'un qui traversait la pelouse; +mais alors mon esprit était préparé à la crainte; mes nerfs +étaient ébranlés par une récente agitation, et je pris ce timide +rayon pour le héraut d'une vision venant d'un autre monde; mon +coeur battait avec violence, ma tête était brûlante; un son qui +ressemblait à un bruissement d'ailes arriva jusqu'à mes oreilles; +j'étais oppressée, suffoquée; je ne pus pas me contenir plus +longtemps, je me précipitai vers la porte, et je secouai la +serrure avec des efforts désespérés. J'entendis des pas se diriger +de ce côté; la clef tourna; Bessie et Mlle Abbot entrèrent. + +«Mademoiselle Eyre, êtes-vous malade? demanda Bessie. + +-- Quel bruit épouvantable! J'en ai été toute saisie, s'écria +Mlle Abbot. + +-- Emmenez-moi, laissez-moi aller dans la chambre des enfants, +répondis-je en criant. + +-- Pourquoi? Êtes-vous malade? avez-vous vu quelque chose? demanda +de nouveau Bessie. + +-- Oh! j'ai vu une lumière et j'ai cru qu'un fantôme allait +venir.» + +Je m'étais emparée de la main de Bessie, et elle ne me la retira +pas. + +«Elle a crié sans nécessité, déclara Mlle Abbot avec une sorte de +dégoût; et quels cris! On aurait pu l'excuser si elle avait +beaucoup souffert, mais elle voulait seulement nous faire venir. +Je connais sa méchanceté et sa malice. + +-- Que signifie tout ceci?» demanda une voix impérieuse; et +Mme Reed arriva par le corridor. + +Son bonnet était soulevé par le vent, et sa marche précipitée +agitait violemment sa robe. + +«Bessie et Abbot, j'avais donné ordre de laisser Jane dans la +chambre jusqu'au moment où je viendrais la chercher moi-même. + +-- Madame, Mlle Jane criait si fort! hasarda Bessie. + +-- Laissez-la, répondit-on. Allons, enfant, lâchez la main de +Bessie; soyez certaine que vous ne réussirez pas par de tels +moyens. Je déteste l'hypocrisie, particulièrement chez les +enfants, et il est de mon devoir de vous prouver que vous +n'obtiendrez pas de votre ruse ce que vous en attendiez; vous +resterez ici une heure de plus, et ce n'est qu'à condition d'une +soumission et d'une tranquillité parfaites que vous recouvrerez +votre liberté. + +-- Oh! ma tante, ayez pitié de moi, pardonnez-moi; je ne puis plus +souffrir tout ceci; punissez-moi d'une autre manière; je vais +mourir ici... + +-- Taisez-vous, votre violence me fait horreur!» + +Et sans doute elle le pensait; à ses yeux j'étais une comédienne +précoce; elle me regardait sincèrement comme un être chez lequel +se trouvaient mélangés des passions emportées, un esprit bas et +une hypocrisie dangereuse. + +Bessie et Abbot s'étaient retirées. + +Mme Reed, impatientée de mes terreurs et de mes sanglots, me +repoussa brusquement dans la chambre, et me renferma sans me dire +un seul mot. Je l'entendis partir. Je suppose que j'eus alors une +sorte d'évanouissement, car je n'ai pas conscience de ce qui +suivit. + + + +CHAPITRE III + +Dès que la sensation se réveilla en moi, il me sembla que je +sortais d'un effrayant cauchemar, et que je voyais devant mes yeux +une lueur rougeâtre rayée de barres noires et épaisses. J'entendis +des voix qui parlaient bas et que couvrait le murmure du vent ou +de l'eau. L'agitation, l'incertitude, et par-dessus tout un +sentiment de terreur, avaient jeté la confusion dans mes facultés. +Au bout de peu de temps, je sentis quelqu'un s'approcher de moi, +me soulever et me placer dans une position commode. Personne ne +m'avait jamais traitée avec autant de sollicitude; ma tête était +appuyée contre un oreiller ou posée sur un bras. Je me trouvais à +mon aise. + +Cinq minutes après, le nuage était dissipé. Je m'aperçus que +j'étais cachée dans mon lit et que la lueur rougeâtre venait du +feu. La nuit était tombée, une chandelle brûlait sur la table; +Bessie, debout au pied du lit, tenait dans sa main un vase plein +d'eau, et un monsieur, assis sur une chaise près de mon oreiller, +se penchait vers moi. + +J'éprouvai un inexprimable soulagement, une douce conviction que +j'étais protégée, lorsque je m'aperçus qu'il y avait un inconnu +dans la chambre, un étranger qui n'habitait pas le château de +Gateshead et qui n'appartenait pas à la famille de Mme Reed. +Détournant mon regard de Bessie (quoique sa présence fût pour moi +bien moins gênante que ne l'aurait été par exemple celle de +Mlle Abbot), j'examinai la figure de l'étranger; je le reconnus: +c'était M. Loyd, le pharmacien. Mme Reed l'appelait quelquefois +quand les domestiques se trouvaient indisposés; pour elle et pour +ses enfants, elle avait recours à un médecin. + +«Qui suis-je?» me demanda M. Loyd. + +Je prononçai son nom en lui tendant la main. Il la prit et me dit +avec un sourire: + +«Tout ira bien dans peu de temps.» + +Puis il m'étendit soigneusement, recommandant à Bessie de veiller +à ce que je ne fusse pas dérangée pendant la nuit. Après avoir +donné quelques indications et déclaré qu'il reviendrait le jour +suivant, il partit, à mon grand regret. Je me sentais si protégée, +si soignée, pendant qu'il se tenait assis sur cette chaise au +chevet de mon lit! Quand il eut fermé la porte derrière lui, la +chambre s'obscurcit pour moi, et mon coeur s'affaissa de nouveau. +Une inexprimable tristesse pesait sur lui. + +«Vous sentez-vous besoin de sommeil, mademoiselle? demanda Bessie +presque doucement. + +-- Pas beaucoup, hasardai-je, car je craignais de m'attirer une +parole dure; cependant j'essayerai de dormir. + +-- Désirez-vous boire, ou croyez-vous pouvoir manger un peu? + +-- Non, Bessie, je vous remercie. + +-- Alors je vais aller me coucher, car il est minuit passé; mais +vous pourrez m'appeler si vous avez besoin de quelque chose +pendant la nuit.» + +Quelle merveilleuse politesse! Aussi je m'enhardis jusqu'à faire +une question. + +«Bessie, demandai-je, qu'ai-je donc? suis-je malade? + +-- Je suppose qu'à force de pleurer vous vous serez évanouie dans +la chambre rouge.» + +Bessie passa dans la pièce voisine, qui était destinée aux +domestiques, et je l'entendis dire: + +-- Sarah, venez dormir avec moi dans la chambre des enfants, je ne +voudrais pour rien au monde rester seule la nuit avec cette pauvre +petite; si elle allait mourir! L'accès qu'elle a eu est si +étrange! Elle aura probablement vu quelque chose. Madame est aussi +par trop dure.» + +Sarah revint avec Bessie. Elles se mirent toutes les deux au lit. +Je les entendis parler bas une demi-heure avant de s'endormir. Je +saisis quelques mots de leur conversation, et j'en pus deviner le +sujet. + +«Une forme tout habillée de blanc passa devant elle et disparut... +Un grand chien noir était derrière lui... Trois violents coups à +la porte de la chambre... une lumière dans le cimetière, juste au- +dessus de son tombeau...» + +À la fin toutes les deux s'endormirent. Le feu et la chandelle +continuaient à brûler. Je passai la nuit dans une veille +craintive; mes oreilles, mes yeux, mon esprit, étaient tendus par +la frayeur, une de ces frayeurs que les enfants seuls peuvent +éprouver. + +Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet épisode de la +chambre rouge. Cependant mes nerfs en reçurent une secousse dont +je me ressens encore aujourd'hui. Oui, madame Reed, grâce à vous +j'ai supporté les douloureuses angoisses de plus d'une souffrance +mentale; mais je dois vous pardonner, car vous ne saviez pas ce +que vous faisiez: vous croyiez seulement déraciner mes mauvais +penchants, alors que vous brisiez les cordes de mon coeur. + +Le jour suivant, vers midi, j'étais levée, habillée, et, après +m'être enveloppée dans un châle, je m'étais assise près du foyer. +Je me sentais faible et brisée; mais ma plus grande souffrance +provenait d'un inexprimable abattement qui m'arrachait des pleurs +secrets; à peine avais-je essuyé une larme de mes yeux qu'une +autre la suivait, et pourtant j'aurais du être heureuse, car +personne de la famille Reed n'était là. Tous les enfants étaient +sortis dans la voiture avec leur mère; Abbot elle-même cousait +dans une autre chambre, et Bessie, qui allait et venait pour +mettre des tiroirs en ordre, m'adressait de temps à autre une +parole d'une douceur inaccoutumée. J'aurais dû me croire en +paradis, habituée comme je l'étais à une vie d'incessants +reproches, d'efforts méconnus; mais mes nerfs avaient été +tellement ébranlés que le calme n'avait plus pouvoir de les +apaiser, et que le plaisir n'excitait plus en eux aucune sensation +agréable. + +Bessie descendit dans la cuisine, et m'apporta une petite tarte +sur une assiette de porcelaine de Chine, où l'on voyait des +oiseaux de paradis posés sur une guirlande de boutons de roses. +Cette assiette avait longtemps excité chez moi une admiration +enthousiaste; j'avais souvent demandé qu'on me permît de la tenir +dans mes mains et de l'examiner de plus près; mais jusque-là +j'avais été jugée indigne d'une telle faveur; et maintenant cette +précieuse porcelaine était placée sur mes genoux, et on +m'engageait amicalement à manger la délicate pâtisserie qu'elle +contenait, faveur inutile, venant trop tard, comme presque toutes +les faveurs longtemps désirées et souvent refusées! Je ne pus pas +manger la tarte; le plumage des oiseaux et les teintes des fleurs +me semblèrent flétris. + +Je mis de côté l'assiette et le gâteau. Bessie me demanda si je +voulais un livre; ce mot vint me frapper comme un rapide +aiguillon, Je lui demandai de m'apporter le Voyage de Gulliver. Ce +volume, je l'avais lu et relu toujours avec un nouveau plaisir. Je +prenais ces récits pour des faits véritables, et j'y trouvais un +intérêt plus profond que dans les contes de fées; car, après avoir +vainement cherché les elfes parmi les feuilles, les clochettes, +les mousses, les lierres qui recouvraient les vieux murs, mon +esprit s'était enfin résigné à la triste pensée qu'elles avaient +abandonné la terre d'Angleterre, pour se réfugier dans quelque +pays où les bois étaient plus incultes, plus épais, et où les +hommes avaient plus besoin d'elles; tandis que le Lilliput et le +Brobdignag étant placés par moi dans quelque coin de la terre, je +ne doutais pas qu'un jour viendrait où, pouvant faire un long +voyage, je verrais de mes propres yeux les petits champs, les +petites maisons, les petite arbres de ce petit peuple; les vaches, +les brebis, les oiseaux de l'un des royaumes, ou les hautes +forêts, les énormes chiens, les monstrueux chats, les hommes +immenses de l'autre empire. + +Cependant, quand ce volume chéri fut placé dans mes mains, quand +je me mis à le feuilleter page par page, cherchant dans ses +merveilleuses gravures le charme que j'y avais toujours trouvé, +tout m'apparut sombre et nu: les géants n'étaient plus que de +grands spectres décharnés; les pygmées, des lutins redoutables et +malfaisants; Gulliver, un voyageur désespéré, errant dans des +régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n'osai +plus continuer, et je le plaçai sur la table, à côté de cette +tarte que je n'avais pas goûtée. + +Bessie avait fini de nettoyer et d'arranger la chambre, et après +s'être lavé les mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes +étoffes de soie, et commença un chapeau neuf pour la poupée de +Georgiana. Elle chantait en cousant: + +«Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à +celle des bohémiens.» + +Jadis, j'avais souvent entendu ce chant; il me rendait toujours +joyeuse, car Bessie avait une douce voix, du moins elle me +semblait telle; mais en ce moment, bien que sa voix fût toujours +aussi douce, je trouvais à ses accents une indéfinissable +tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, elle chantait +le refrain très bas, et ces mots: «Il y a bien longtemps» +arrivaient toujours comme la plus triste cadence d'un hymne +funèbre. Elle passa à une autre ballade; celle-ci était vraiment +mélancolique. + + +«Mes pieds sont meurtris; mes membres sont las. Le chemin est +long; la montagne est sauvage; bientôt le triste crépuscule que la +lune n'éclairera pas de ses rayons répandra son obscurité sur le +sentier du pauvre orphelin. + +«Pourquoi m'ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s'étendent +les marécages, là où sont amoncelés les sombres rochers? Le coeur +de l'homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du +pauvre orphelin. + +«Cependant la brise du soir souffle doucement; le ciel est sans +nuages, et les brillantes étoiles répandent leurs purs rayons. +Dieu, dans sa bonté, accorde protection, soutien et espoir au +pauvre orphelin. + +«Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand +même je devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père, +qui est au Ciel, murmurerait à mon oreille des promesses et des +bénédictions, et presserait sur son coeur le pauvre orphelin. + +«Cette pensée doit me donner courage, bien que je n'aie ni abri ni +parents. Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera +pas. Dieu est l'ami du pauvre orphelin.» + + +«Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas,» s'écria Bessie +lorsqu'elle eut fini. Autant valait dire au feu: «Ne brûle pas;» +mais comment aurait-elle pu deviner les souffrances auxquelles +j'étais en proie? + +M. Loyd revint dans la matinée. + +«Eh quoi! déjà debout? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, comment +est-elle?» + +Bessie répondit que j'allais très bien. + +«Alors elle devrait être plus joyeuse... Venez ici, mademoiselle +Jane; vous vous appelez Jane, n'est-ce pas? + +-- Oui, monsieur, Jane Eyre. + +-- Eh bien! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre; pourriez- +vous me dire pourquoi? Avez-vous quelque tristesse? + +-- Non, monsieur. + +-- Elle pleure sans doute parce qu'elle n'a pas pu aller avec +madame dans la voiture, s'écria Bessie. + +-- Oh non! elle est trop âgée pour un tel enfantillage.» + +Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je +répondis promptement: + +«Jamais je n'ai pleuré pour si peu de chose; je déteste de sortir +dans la voiture; je pleure parce que je suis malheureuse. + +-- Oh! fi, mademoiselle,» s'écria Bessie. + +Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J'étais devant lui. Il +fixa sur moi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et +manquaient d'éclat; maintenant, cependant, je crois que je les +trouverais perçants; il était laid, mais sa figure exprimait la +bonté. Après m'avoir regardée à loisir, il me dit: + +«Qu'est-ce qui vous a rendue malade hier? + +-- Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole. + +-- Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à +son âge? Elle doit avoir huit ou neuf ans! + +-- On m'a frappée, et voilà ce qui m'a fait tomber, m'écriai-je +vivement, par un nouvel élan d'orgueil blessé; mais ce n'est pas +là ce qui m'a rendue malade,» ajoutai-je pendant M. Loyd prenait +une prise de tabac. + +Au moment où il remettait sa tabatière dans la poche de son habit, +une cloche se fit entendre pour annoncer le repas des domestiques. + +«C'est pour vous, Bessie, dit le pharmacien en se tournant vers la +bonne. Vous pouvez descendre, je vais lire quelque chose à +Mlle Jane jusqu'au moment où vous reviendrez.» + +Bessie eût préféré rester; mais elle fut obligée de sortir, parce +qu'elle savait que l'exactitude était un devoir qu'on ne pouvait +enfreindre au château de Gateshead. + +«Si ce n'est pas la chute qui vous a rendue malade, qu'est-ce +donc? continua M. Loyd, quand Bessie fut partie. + +-- On m'a enfermée seule dans la chambre rouge, et quand vient la +nuit, elle est hantée par un revenant.» + +Je vis M. Loyd sourire et froncer le sourcil. + +«Un revenant? dit-il; eh bien, après tout, vous n'êtes qu'une +enfant, puisque vous avez peur des ombres. + +-- Oui, continuai-je; je suis effrayée de l'ombre de M. Reed. Ni +Bessie ni personne n'entre le soir dans cette chambre quand on +peut faire autrement, et c'était cruel de m'enfermer seule, sans +lumière; si cruel, que je ne crois pas pouvoir l'oublier jamais. + +-- Quelle folie! et c'est là ce qui vous a rendue si malheureuse? +Avez-vous peur maintenant, au milieu du jour? + +-- Non, mais la nuit reviendra avant peu, et d'ailleurs je suis +malheureuse pour d'autres raisons. + +-- Quelles autres raisons? Dites-m'en quelques-unes.» + +Combien j'aurais désiré pouvoir répondre entièrement à cette +question! mais combien c'était difficile pour moi! Les enfants +sentent, mais n'analysent pas leurs sensations, et, s'ils +parviennent à faire cette analyse dans leur pensée, ils ne peuvent +pas la traduire par des paroles. Craignant cependant de perdre +cette première et peut-être unique occasion d'adoucir ma tristesse +en l'épanchant, je fis, après un instant de trouble, cette réponse +courte, mais vraie. + +«D'abord, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur. + +-- Mais vous avez une tante et des cousins qui sont bons pour +vous.» + +Je m'arrêtai encore un instant; puis je répondis simplement: + +«C'est John Reed qui m'a frappée, et c'est ma tante qui m'a +enfermée dans la chambre rouge.» + +M. Loyd prit sa tabatière une seconde fois. + +«Ne trouvez-vous pas le château de Gateshead bien beau? me +demanda-t-il; n'êtes-vous pas bien reconnaissante de pouvoir +demeurer dans une telle habitation? + +-- Ce n'est pas ma maison, monsieur, et Mlle Abbot dit que j'ai +moins de droits ici qu'une servante. + +-- Bah! vous n'êtes pas assez simple pour avoir envie de quitter +une si belle demeure? + +-- Si je pouvais aller ailleurs, je serais bien heureuse de la +quitter; mais je ne le puis pas tant que je serai une enfant. + +-- Peut-être, qui sait? Avez-vous d'autres parents que Mme Reed? + +-- Je ne pense pas, monsieur. + +-- Aucun, du côté de votre père? + +-- Je ne sais pas; je l'ai demandé une fois à ma tante Reed; elle +m'a dit que je pouvais avoir quelques pauvres parents du nom +d'Eyre, mais qu'elle n'en savait rien. + +-- Si vous en aviez, aimeriez-vous à aller avec eux?» + +Je réfléchis. La pauvreté semble douloureuse aux hommes, encore +plus aux enfants. Ils ne se font pas idée de ce qu'est une +pauvreté industrieuse, active et honorable; le mot ne leur +rappelle que des vêtements en lambeaux, le manque de nourriture, +le foyer sans flammes, les rudes manières et les vices dégradants. + +«Non, répondis-je, je ne voudrais pas appartenir à des pauvres. + +-- Pas même s'ils étaient bons pour vous?» + +Je secouai la tête; je ne pouvais pas comprendre comment des +pauvres auraient été bons; et puis apprendre à parler comme eux, +adopter leurs manières, ne point recevoir d'éducation, grandir +comme ces malheureuses femmes que je voyais quelquefois nourrir +leurs enfants ou laver leurs vêtements à la porte des fermes du +village, non, je n'étais pas assez héroïque pour accepter +l'abjection en échange de la liberté. + +«Mais vos parents sont-ils donc si pauvres? Sont-ce des ouvriers? + +-- Je ne puis le dire; ma tante prétend que, si j'en ai, ils +doivent appartenir à la race des mendiants, et je ne voudrais pas +aller mendier. + +-- Aimeriez-vous à aller en pension?» + +Je réfléchis de nouveau. Je savais à peine ce qu'était une +pension. Bessie m'en avait parlé comme d'une maison où les jeunes +filles étaient assises sur des bancs de bois, devant une grande +table, et où l'on exigeait d'elles de la douceur et de +l'exactitude. John Reed détestait sa pension et raillait ses +maîtres; mais les goûts de John ne pouvaient servir de règle aux +miens. Si les détails que m'avait donnés Bessie, détails qui lui +avaient été fournis par les jeunes filles d'une maison où elle +avait servi avant de venir à Gateshead, étaient un peu effrayants, +d'un autre côté, je trouvais bien de l'attrait dans les talents +acquis par ces mêmes jeunes filles. Bessie me vantait les beaux +paysages, les jolies fleurs exécutés par elles; puis elles +savaient chanter des romances, jouer des pièces, traduire des +livres français. En écoutant Bessie, mon esprit avait été frappé, +et je sentais l'émulation s'éveiller en moi. D'ailleurs, la +pension amènerait un complet changement de vie, remplirait une +longue journée, m'éloignerait des habitants du château, serait +enfin le commencement d'une nouvelle existence. + +«Que j'aimerais à aller en pension! répondis-je sans plus +d'hésitation. + +-- Eh bien, eh bien! qui sait ce qui peut arriver? me dit M. Loyd +en se levant. Il faudrait à cette enfant un changement d'air et +d'entourage, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, les nerfs +ne sont pas en bon état.» + +Bessie rentra. Au même moment on entendit la voiture de Mme Reed +qui roulait dans la cour. + +«Est-ce votre maîtresse, Bessie? demanda M. Loyd. Je voudrais bien +lui parler avant de partir.» + +Bessie l'invita à passer dans la salle à manger, et elle marcha +devant lui pour lui montrer le chemin. + +Dans l'entretien qui eut lieu entre lui et Mme Reed, je suppose, +d'après ce qui se passa plus tard, que le pharmacien l'engagea à +m'envoyer en pension. Cet avis fut sans doute adopté tout de +suite; car le soir même Abbot et Bessie vinrent dans la chambre +des enfants, et, me croyant endormie, se mirent à causer sur ce +sujet. + +«Madame, disait Abbot, est bien contente de se trouver débarrassée +de cette ennuyeuse enfant, qui semble toujours vouloir surveiller +tout le monde ou méditer quelque complot.» + +Je crois qu'Abbot me considérait comme un Guy Faukes enfant. + +Alors, pour la première fois, j'appris par la conversation d'Abbot +et de Bessie que mon père avait été un pauvre ministre, ma mère +l'avait épousé malgré ses amis, qui considéraient ce mariage comme +au-dessous d'elle. Mon grand-père Reed, irrité de cette +désobéissance, avait privé ma mère de sa dot. + +Après un an de mariage, mon père fut attaqué du typhus. La +contagion l'avait atteint pendant qu'il visitait les pauvres d'une +grande ville manufacturière, où l'épidémie faisait de rapides +progrès. Ma mère tomba malade en le soignant, et tous deux +moururent à un mois d'intervalle. + +Bessie, après avoir entendu ce récit, soupira et dit: + +«Pauvre demoiselle Jane, elle est bien à plaindre! + +-- Oui, répondit Abbot; si c'était un bel enfant, on pourrait +avoir pitié de son abandon; mais qui ferait attention à un +semblable petit crapaud? + +-- C'est vrai, dit Bessie en hésitant; il est certain qu'une +beauté comme Mlle Georgiana vous toucherait plus, si elle était +dans la même position. + +-- Oui, s'écria l'ardente Mlle Abbot, je suis pour Mlle Georgiana, +petite chérie avec ses yeux bleus, ses longues boucles et ses +couleurs si fines, qu'on les dirait peintes. Bessie, j'ai envie de +prendre un peu de lapin pour le souper. + +-- Moi aussi, avec quelques oignons grillés; venez descendons.» + +Et elles partirent. + + + +CHAPITRE IV + +Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens +de rapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j'espérais un prochain +changement dans ma position; aussi combien étais-je impatiente +d'une prompte guérison! Je désirais et j'attendais en silence; +mais tout demeurait dans le même état. Les jours et les semaines +s'écoulaient; j'avais recouvré ma santé habituelle; cependant, il +n'était plus question du sujet qui m'intéressait tant. Mme Reed +arrêtait quelquefois sur moi son regard sévère; mais elle +m'adressait rarement la parole. + +Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s'était faite entre +ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à +part dans un petit cabinet; je prenais mes repas seule; je passais +tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins +se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais +de m'envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement +qu'elle ne me souffrirait plus longtemps sous le même toit +qu'elle; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard +tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée. + +Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur +avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me +faisait des grimaces toutes les fois qu'il me rencontrait. Un +jour, il essaya de me battre; mais je me retournai contre lui, +poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte +désespérée qui une fois déjà s'était emparé de moi. Il crut +prudent de renoncer à ses projets. Il s'éloigna de moi en me +menaçant, et en criant que je lui avais cassé le nez. J'avais en +effet frappé cette partie proéminente de son visage, avec toute la +force de mon poing; quand je le vis dompté, soit par le coup, soit +par mon regard, je me sentis toute disposée à profiter de mes +avantages; mais il avait déjà rejoint sa mère, et je l'entendis +raconter, d'un ton pleureur, que cette méchante Jane s'était +précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère +l'interrompit brusquement. + +«Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle; je vous ai +défendu de l'approcher; elle ne mérite pas qu'on prenne garde à +ses actes; je ne désire voir ni vous ni vos soeurs jouer avec +elle.» + +J'étais appuyée sur la rampe de l'escalier, tout près de là. Je +m'écriai subitement et sans penser à ce que je disais: + +«C'est-à-dire qu'ils ne sont pas dignes de jouer avec moi.» + +Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange et +audacieuse déclaration, elle monta rapidement l'escalier; plus +prompte qu'un vent impétueux, elle m'entraîna dans la chambre des +enfants et me poussa près de mon lit, en me défendant de quitter +cette place et de prononcer une seule parole pendant le reste du +jour. + +«Que dirait mon oncle Reed, s'il était là?» demandai-je presque +involontairement. + +Je dis presque involontairement; car ces paroles, ma langue les +prononçait sans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il +y avait en moi une puissance qui parlait avant que je pusse m'y +opposer. + +«Comment! s'écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris, +ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une +expression de terreur; elle lâcha mon bras, semblant douter si +j'étais une enfant ou un esprit. + +J'avais commencé, je ne pouvais plus m'arrêter. + +«Mon onde Reed est dans le ciel, continuai-je; il voit ce que vous +faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi; ils +savent que vous m'enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma +mort.» + +Mme Reed se fut bientôt remise; elle me secoua violemment, et, +après m'avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul +mot. + +Bessie y suppléa par un sermon d'une heure; elle me prouva +clairement que j'étais l'enfant la plus méchante et la plus +abandonnée qui eût habité sous un toit. J'étais tentée de le +croire, car je ne sentais que de mauvaises inspirations s'élever +dans mon coeur. + +Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et +le nouvel an s'étaient célébrés à Gateshead avec la pompe +ordinaire: des présents avaient été échangés, des dîners, des +soirées donnés et reçus. J'étais naturellement exclue de ces +plaisirs; toute ma part de joie était d'assister chaque jour à la +toilette d'Éliza et de Georgiana, de les voir descendre dans le +salon avec leurs robes de mousseline légère, leurs ceintures +roses, leurs cheveux soigneusement bouclés. Puis j'épiais le +passage du sommelier et du cocher; j'écoutais le son du piano et +de la harpe, le bruit des verres et des porcelaines, au moment où +l'on apportait les rafraîchissements dans le salon. Quelquefois +même, lorsque la porte s'ouvrait, le murmure interrompu de la +conversation arrivait jusqu'à moi. + +Quand j'étais fatiguée de cette occupation, je quittais l'escalier +pour rentrer dans la chambre solitaire des enfants; quoique cette +pièce fût un peu triste, je n'y étais pas malheureuse; je ne +désirais pas descendre, car personne n'aurait fait attention à ma +présence. Si Bessie s'était montrée bonne pour moi, j'aurais mieux +aimé passer toutes mes soirées près d'elle que de rester des +heures entières sous le regard sévère de Mme Reed, dans une pièce +remplie de femmes élégantes. + +Mais Bessie, aussitôt que ses jeunes maîtresses étaient habillées, +avait l'habitude de se rendre dans les régions bruyantes de la +cuisine ou de l'office, et elle emportait ordinairement la lumière +avec elle; alors, jusqu'au moment où le feu s'éteignait, je +m'asseyais près du foyer avec ma poupée sur mes genoux, jetant de +temps en temps un long regard tout autour de moi, pour m'assurer +qu'aucun fantôme n'avait pénétré dans cette chambre demi-obscure. +Lorsque les cendres rouges commençaient à pâlir, je me +déshabillais promptement, tirant de mon mieux sur les noeuds et +sur les cordons, et j'allais chercher dans mon petit lit un abri +contre le froid et l'obscurité. J'emportais ma poupée avec moi. On +a toujours besoin d'aimer quelque chose, et ne trouvant aucun +objet digne de mon affection, je m'efforçais de mettre ma joie à +chérir cette image flétrie et aussi déguenillée qu'un épouvantail. + +C'est à peine si je puis me rappeler maintenant avec quelle +absurde sincérité j'aimais ce morceau de bois qui me paraissait +vivant et capable de sentir; je ne pouvais pas m'endormir sans +avoir enveloppé ma poupée dans mon peignoir, et quand elle était +bien chaudement, je me trouvais plus heureuse, parce que je la +croyais heureuse elle-même. + +Les heures me semblaient bien longues jusqu'au départ des +convives. J'écoutais toujours si je n'entendrais point dans +l'escalier les pas de Bessie; elle venait quelquefois chercher son +dé et ses ciseaux, ou m'apporter pour mon souper une talmouse ou +quelque autre gâteau. Elle s'asseyait près de mon lit pendant que +je mangeais, et, quand j'avais fini, elle ramenait mes couvertures +sur moi, et me disait, en m'embrassant deux fois: «Bonne nuit, +mademoiselle Jane.» Alors Bessie me semblait l'être le meilleur, +le plus beau, le plus doux de la terre; je souhaitais du fond de +mon coeur la voir toujours aussi bonne et aussi aimable. Je +désirais qu'elle ne me grondât plus, qu'elle cessât de m'imposer +des tâches impossibles. + +Bessie devait être une fille capable. Elle faisait adroitement +tout ce qu'elle entreprenait, et je crois qu'elle racontait d'une +manière remarquable, car les histoires dont elle amusait mon +enfance m'ont laissé une impression profonde. Elle était jolie, si +mes souvenirs sont exacts; c'était une jeune femme élancée, aux +cheveux noirs, aux yeux foncés. Je me rappelle ses traits +délicats, son teint blanc et transparent; mais son caractère était +vif et capricieux. Cependant, bien qu'elle fût indifférente aux +grands principes de justice, je la préférais à tous les autres +habitants de Gateshead. + +On était au 15 du mois de janvier, l'horloge avait sonné neuf +heures. Bessie était descendue déjeuner, mes cousines n'avaient +pas encore été appelées par leur mère. Éliza mettait son chapeau +et sa robe la plus chaude pour aller visiter son poulailler. +C'était son occupation favorite; mais ce qui lui plaisait plus +encore, c'était de vendre ses oeufs à la femme de charge et +d'amasser l'argent qu'elle en recevait. Elle avait des +dispositions pour le commerce et une tendance singulière à +thésauriser; car, non contente de trafiquer de ses oeufs et de ses +poulets, elle cherchait à tirer le plus d'argent possible de ses +fleurs, de ses graines et de ses boutures. Le jardinier avait +ordre d'acheter à la jeune fille tous les produits de son jardin +qu'elle désirait vendre, et Éliza aurait vendu les cheveux de sa +tête si elle avait pu en tirer bénéfice. Quant à son argent, elle +l'avait d'abord caché dans des coins, après l'avoir enveloppé dans +de vieux morceaux de papier; mais quelques-unes de ces cachettes +ayant été découvertes par la servante, Éliza craignit de perdre un +jour tout son trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en +exigeant un intérêt de 50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle +le touchait à chaque trimestre, et, pleine d'une anxieuse +sollicitude, elle conservait dans un petit livre le compte de son +argent. + +Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elle +entremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes +fanées qu'elle avait trouvées dans une mansarde. Cependant je +faisais mon lit, ayant reçu de Bessie l'ordre exprès de le finir +avant son retour; car Bessie m'employait souvent comme une +servante subalterne, pour nettoyer la chambre et épousseter les +meubles. Après avoir étendu la courte-pointe et plié mes vêtements +de nuit, j'allai à la fenêtre; quelques livres d'images et +quelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais +Georgiana m'ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me +trouvant inoccupée, j'approchai mes lèvres des fleurs de glace qui +obscurcissaient les carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le +sol avait été pétrifié par une rude gelée. + +De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l'allée par +laquelle entraient les voitures; mon haleine avait, comme je l'ai +dit, fait une place à mon regard sur le feuillage argenté qui +revêtait les vitres, quand je vis les portes s'ouvrir. Une voiture +entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers la maison. +Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs +qu'elles contenaient n'étaient jamais intéressants pour moi. + +La calèche s'arrêta devant la porte; la sonnette fut tirée, et on +introduisit le nouveau venu. Comme ces détails m'étaient +indifférents, je reportai toute mon attention sur un petit rouge- +gorge affamé, qui était venu chanter dans les branches dépouillées +d'un cerisier placé devant le mur, au-dessous de la fenêtre. Il me +restait encore du pain de mon déjeuner, j'en émiettai un morceau +et je secouai l'espagnolette, voulant répandre les miettes sur le +bord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l'escalier +et arriva dans la chambre en criant: + +«Mademoiselle Jane, retirez votre tablier. Que faites-vous là? +avez-vous lavé votre figure et vos mains ce matin?» + +Avant de répondre, je tirai une fois encore l'espagnolette, car je +tenais à donner moi-même le pain au petit oiseau. Le châssis céda, +je jetai une partie des miettes par terre et l'autre sur les +branches de l'arbre; puis, refermant la fenêtre, je répondis +tranquillement: + +«Non, Bessie, je finis d'épousseter. + +-- Quelle petite fille désagréable et sans soin! Que faisiez-vous +là? Vous êtes toute rouge comme une coupable. Pourquoi avez-vous +ouvert la croisée?» + +Je n'eus pas l'embarras de répondre, car Bessie semblait trop +occupée pour écouter mes explications; elle m'emmena vers la table +de toilette, prit du savon et de l'eau, et m'en frotta sans pitié +la figure et les mains. Heureusement pour moi elle y mit peu de +temps; ensuite elle lissa mes cheveux, me retira mon tablier, et +me poussant sur l'escalier, m'ordonna de descendre bien vite dans +la salle à manger, où j'étais attendue. + +J'allais demander qui m'attendait et si ma tante se trouvait en +bas; mais Bessie avait déjà disparu en fermant la porte de la +chambre derrière elle. + +Je descendis lentement. Depuis plus de trois mois je n'avais pas +été appelée par Mme Reed. Renfermée pendant si longtemps dans la +chambre du premier, le rez-de-chaussée était devenu pour moi une +région imposante et dans laquelle il m'était pénible d'entrer. +J'arrivai dans l'antichambre devant la porte de la salle à manger; +là je m'arrêtai intimidée et tremblante; redoutant sans cesse des +punitions injustes, j'étais devenue en peu de temps défiante et +craintive. Je n'osais pas avancer; pendant une dizaine de minutes +je demeurai dans une hésitation agitée. Tout à coup la sonnette +retentit violemment: force me fut d'entrer. + +«Qui donc peut m'attendre? me demandais-je intérieurement, pendant +qu'avec mes deux mains je tournais le dur loquet qui résista +quelques secondes à mes efforts. Qui vais-je trouver avec ma +tante?» + +Le loquet céda, la porte s'ouvrit; je m'avançai en saluant bien +bas, et je regardai autour de moi. Quelque chose de sombre et de +long, une sorte de colonne obscure, arrêta mes yeux. Je reconnus +enfin une triste figure habillée de noir qui se tenait debout +devant moi. La partie supérieure de ce personnage étrange +ressemblait à un masque taillé, qu'on aurait planté sur une longue +flèche en guise de tête. + +Mme Reed occupait sa place ordinaire, près du feu. Elle me fit +signe d'approcher; j'obéis, et regardant l'étranger immobile, elle +me présenta à lui en disant: + +«Voici la petite fille dont je vous ai parlé.» + +Il tourna lentement la tête de mon côté, et, après m'avoir +examinée d'un regard inquisiteur qui perçait à travers des cils +noirs et épais, il demanda d'un ton solennel et d'une voix très +basse quel âge j'avais. + +«Dix ans, répondit ma tante. + +-- Tant que cela?» reprit-il d'un air de doute. + +Et il prolongea son examen quelques minutes encore; puis, +s'adressant à moi, il me dit: + +«Quel est votre nom, enfant? + +-- Jane Eyre, monsieur.» + +En prononçant ces paroles, je le regardais: il me sembla grand, +mais je me souviens qu'alors j'étais très petite; ces traits me +parurent grossièrement accentués, et je leur trouvais, ainsi qu'à +toutes les autres lignes de sa personne, une expression dure et +hypocrite. + +«Eh bien! Jane Eyre, êtes-vous une bonne petite fille?» + +Impossible de répondre affirmativement. Ceux qui m'entouraient +pensaient le contraire; je demeurai silencieuse. Mme Reed parla +pour moi, et secouant la tête d'une manière expressive, elle +reprit rapidement: + +«Moins nous parlerons sur ce sujet, mieux peut-être cela vaudra, +monsieur Brockelhurst. + +-- En vérité, j'en suis fâché; il faut que je m'entretienne +quelques instants avec elle.» + +Et, renonçant à sa position perpendiculaire, il s'installa dans un +fauteuil vis-à-vis Mme Reed. + +«Venez ici,» me dit-il. + +Il frappa légèrement du pied le tapis et m'ordonna de me placer +devant lui. Sa figure me produisit un effet étrange, quand, me +trouvant sur la même ligne que lui, je pus voir son grand nez et +sa bouche garnie de dents énormes. + +«Il n'y a rien de si triste que la vue d'un méchant enfant, +reprit-il, surtout d'une méchante petite fille. Savez-vous où vont +les réprouvés après leur mort?» + +Ma réponse fut rapide et orthodoxe. + +«En enfer, m'écriai-je. + +-- Et qu'est-ce que l'enfer? pouvez-vous me le dire? + +-- C'est un gouffre de flammes. + +-- Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler +pendant l'éternité? + +-- Non, monsieur. + +-- Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée?» + +Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m'attaquer +sur ce que je répondis. + +«Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir. + +-- Et que ferez-vous pour cela? des enfants plus jeunes que vous +périssent journellement. Il y a encore bien peu de temps, j'ai +enterré un petit enfant de cinq ans; mais il était bon, et son âme +est allée au ciel; on ne pourrait en dire autant de vous, si vous +étiez appelée dans un autre monde.» + +Ne pouvant pas faire cesser ses doutes, je fixai mes yeux sur ses +deux grands pieds, et je soupirai en souhaitant la fin de cet +interrogatoire. + +«J'espère que ce soupir vient du coeur, reprit M. Brockelhurst, et +que vous vous repentez d'avoir toujours été un sujet de tristesse +pour votre excellente bienfaitrice.» + +Bienfaitrice! bienfaitrice! ils appellent tous Mme Reed ma +bienfaitrice; s'il en est ainsi, une bienfaitrice est quelque +chose de bien désagréable. + +«Dites-vous vos prières matin et soir? continua mon interrogateur. + +-- Oui, monsieur. + +-- Lisez-vous la Bible? + +-- Quelquefois. + +-- Le faites-vous avec plaisir? aimez-vous cette lecture? + +-- J'aime les Révélations, le Livre de Daniel, la Genèse, Samuel, +quelques passages de l'Exode, des Rois, des Chroniques, et j'aime +aussi Job et Jonas. + +-- Et les Psaumes, j'espère que vous les aimez? + +-- Non, monsieur. + +-- Oh! quelle honte! J'ai un petit garçon plus jeune que vous, qui +sait déjà six psaumes par coeur; et quand on lui demande ce qu'il +préfère, manger un pain d'épice ou apprendre un verset, il vous +répond: J'aime mieux apprendre un verset, parce que «les anges +chantent les psaumes, et que je veux être un petit ange sur la +terre;» et alors on lui donne deux pains d'épice, en récompense de +sa piété d'enfant. + +-- Les Psaumes ne sont point intéressants, observai-je. + +-- C'est une preuve que vous avez un mauvais coeur. Il faut +demander à Dieu de le changer, de vous en accorder un autre plus +pur, de vous retirer ce coeur de pierre pour vous donner un coeur +de chair.» + +J'essayais de comprendre par quelle opération pourrait s'accomplir +ce changement, lorsque Mme Reed m'ordonna de m'asseoir, et prenant +elle-même le fil de la conversation: + +«Je crois, monsieur Brockelhurst, dit-elle, vous avoir mentionné +dans ma lettre, il y a trois semaines environ, que cette petite +fille n'a pas le caractère et les dispositions que j'eusse voulu +voir en elle. Si donc vous l'admettez dans l'école de Lowood, je +demanderai que les chefs et les maîtresses aient l'oeil sur elle; +je les prierai surtout de se tenir en garde contre son plus grand +défaut, je veux parler de sa tendance au mensonge. Je dis toutes +ces choses devant vous, Jane, ajouta-t-elle, afin que vous +n'essayiez pas de tromper M. Brockelhurst.» + +J'étais tout naturellement portée à craindre et à détester +Mme Reed, elle qui semblait sans cesse destinée à me blesser +cruellement. Je n'étais jamais heureuse en sa présence; quels que +fussent mes soins pour lui obéir et lui plaire, mes efforts +étaient toujours repoussés, et je ne recevais en échange que des +reproches semblables à celui que je viens de rapporter. Cette +accusation qui m'était infligée devant un étranger me fut +profondément douloureuse. Je voyais vaguement qu'elle venait de +briser toutes mes espérances dans cette nouvelle vie où je devais +entrer; je sentais confusément, et sans m'en rendre compte, +qu'elle semait l'aversion et la malveillance sur le chemin que +j'allais parcourir. + +Je me voyais transformée aux yeux de M. Brockelhurst en petite +fille dissimulée; et que pouvais-je faire pour effacer cette +injustice? + +«Rien, rien,» pensai-je en moi-même. Je m'efforçai de réprimer un +sanglot et j'essuyai rapidement quelques larmes, preuves trop +évidentes de mon angoisse. + +«Le mensonge est un triste défaut chez un enfant, dit +M. Brockelhurst, et celui qui aura trompé pendant sa vie trouvera +la punition de ses fautes dans un gouffre de flammes et de soufre; +mais elle sera surveillée; je parlerai d'elle à Mlle Temple et aux +institutrices. + +-- Je voudrais, continua Mme Reed, que son éducation fût en +rapport avec sa position, qu'on la rendît utile et humble. Quant +aux vacances, je vous demanderai la permission de les lui laisser +passer à Lowood. + +-- Vos projets sont pleins de sagesse, madame, reprit +M. Brockelhurst; l'humilité est une vertu chrétienne, et elle est +nécessaire surtout aux élèves de Lowood. Je demande sans cesse +qu'on apporte un soin tout particulier à la leur inspirer. J'ai +longtemps cherché les meilleurs moyens de mortifier en elles le +sentiment mondain de l'orgueil, et l'autre jour j'ai eu une preuve +de mon succès. Ma seconde fille est allée avec sa mère visiter +l'école, et à son retour elle s'est écriée: «Ô mon père! combien +tous ces enfants de Lowood semblent tranquilles et simples, avec +leurs cheveux relevés derrière l'oreille, leurs longs tabliers, +leurs petites poches cousues à l'extérieur de leurs robes! Elles +sont vêtues presque comme les enfants des pauvres; et, ajouta-t- +elle, elles regardaient ma robe et celle de maman comme si elles +n'eussent jamais vu de soie.» + +-- Voilà une discipline que j'approuve entièrement, continua +Mme Reed; j'aurais cherché dans toute l'Angleterre que je n'eusse +rien trouvé de mieux pour le caractère de Jane. Mais, mon cher +monsieur Brockelhurst, je demande de l'uniformité sur tous points. + +-- Certes, madame, c'est un des premiers devoirs chrétiens, et à +Lowood nous l'avons observée dans tout: une nourriture et des +vêtements simples, un bien-être que nous avons eu soin de ne pas +exagérer, des habitudes dures et laborieuses: telle est la règle +de cette maison. + +-- Très bien, monsieur: alors je puis compter que cette enfant +sera reçue à Lowood, qu'elle y sera élevée comme il convient à sa +position, et en vue de ses devoirs à venir. + +-- Vous le pouvez, madame; elle sera placée dans cet asile de +plantes choisies, et j'espère que l'inestimable privilège de son +admission la rendra reconnaissante. + +-- Je l'enverrai aussitôt que possible, monsieur Brockelhurst; car +j'ai bien hâte, je vous assure, d'être débarrassée d'une +responsabilité qui devient aussi lourde. + +-- Sans doute, sans doute. Madame, ajouta-t-il, je me vois obligé +de vous faire mes adieux. Je ne retournerai à mon château que dans +une semaine ou deux; car mon bon ami, l'archidiacre, ne veut pas +me permettre de le quitter avant ce temps-là; mais je ferai dire à +Mlle Temple qu'elle a une nouvelle élève à attendre, et ainsi la +réception de Mlle Jane n'éprouvera aucune difficulté. Adieu, +madame. + +-- Adieu, monsieur; rappelez-moi au souvenir de Mme et de +Mlle Brockelhurst. + +-- Je n'y manquerai pas, madame. Petite, dit-il en se tournant +vers moi, voici un livre intitulé le Guide de l'Enfance; vous +lirez les prières qui s'y trouvent; mais lisez surtout cette +partie; vous y verrez racontée la mort soudaine et terrible de +Martha G..., méchante petite fille qui, comme vous, avait pris +l'habitude du mensonge.» + +En disant ces mots, M. Brockelhurst me mit dans la main une +brochure soigneusement recouverte d'un papier, et, après avoir +fait demander sa voiture, il nous quitta. + +Je restai seule avec Mme Reed. Quelques minutes se passèrent en +silence. Elle cousait et je l'examinais. + +Mme Reed pouvait avoir trente-six ou trente-sept ans: c'était une +femme d'une constitution robuste, aux épaules carrées, aux membres +vigoureux; elle n'était point lourde, bien que petite et forte; sa +figure paraissait large, à cause du développement excessif de son +menton. Elle avait le front bas, la bouche et le nez assez +réguliers; ses yeux, sans bonté, brillaient sous des cils pâles; +sa peau était noire et ses cheveux blonds. D'un tempérament fort +et sain, elle ignorait la maladie; c'était une ménagère soigneuse +et habile, qui surveillait aussi bien ses fermes que sa maison; +ses enfants seuls se riaient quelquefois de son autorité; elle +s'habillait avec goût, et sa tenue faisait toujours ressortir sa +toilette. + +Assise sur une chaise basse, non loin de son fauteuil, j'avais pu +l'examiner et étudier tous les traits de son visage. Je tenais +dans ma main ce livre qui racontait la mort subite d'une menteuse; +mon attention s'y reporta, et ce fut comme un avertissement pour +moi. + +Ce qui venait de se passer, ce que Mme Reed avait dit à +M. Brockelhurst, toute leur conversation enfin était encore +récente et douloureuse dans mon esprit; chaque mot m'avait frappée +comme un dard, et j'étais là, agitée par un vif ressentiment. + +Mme Reed leva les yeux de son ouvrage, les fixa sur moi, et ses +doigts s'arrêtèrent. + +«Sortez d'ici, retournez dans votre chambre,» me dit-elle. + +Mon regard, ou je ne sais quelle autre chose, l'avait sans doute +blessée; car, bien qu'elle se contînt, son accent était très +irrité. Je me levai et je me dirigeai vers la porte; mais je +revins sur mes pas, j'allai du côté de la fenêtre, puis au milieu +de la chambre; enfin je m'approchai d'elle. + +Il fallait parler; j'avais été impitoyablement foulée aux pieds, +je sentais le besoin de me venger; mais comment? Quelles étaient +mes forces pour lutter contre une telle adversaire? Je fis appel à +tout ce qu'il y avait d'énergie en moi, et je la concentrai dans +ces seuls mots: + +«Je ne suis pas dissimulée; si je l'étais, j'aurais dit que je +vous aimais; mais je déclare que je ne vous aime pas; je vous +déteste plus que personne au monde, excepté toutefois John Reed. +Cette histoire d'une menteuse, vous pouvez la donner à votre fille +Georgiana, car c'est elle qui vous trompe, et non pas moi.» + +Les doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de +glace continuaient à me fixer froidement. + +«Qu'avez-vous encore à me dire?» me demanda-t-elle d'un ton qu'on +aurait plutôt employé avec une femme qu'avec une enfant. + +Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue, +aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai: + +«Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne +vous appellerai plus jamais ma tante; je ne viendrai jamais vous +voir lorsque je serai grande, et quand quelqu'un me demandera si +je vous aime et comment vous me traitiez, je lui dirai que votre +souvenir seul me fait mal, et que vous avez été cruelle pour moi. + +-- Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane? + +-- Comment je l'oserai, madame Reed? Je l'oserai, parce que c'est +la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre +sans que personne m'aime, sans qu'on soit bon pour moi; mais non, +et vous n'avez pas eu pitié de moi; je me rappellerai toujours +avec quelle dureté vous m'avez repoussée dans la chambre rouge, +quel regard vous m'avez jeté, alors que j'étais à l'agonie. Et +pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié: «Ma +tante ayez pitié de moi!» Et cette punition, vous me l'aviez +infligée parce que j'avais été frappée, jetée à terre par votre +misérable fils. Je dirai l'exacte vérité à tous ceux qui me +questionneront. On croit que vous êtes bonne; mais votre coeur est +dur et vous êtes dissimulée.» + +Quand j'eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe +que j'aie jamais éprouvé s'était emparé de mon âme. Je crus qu'une +chaîne invisible s'était brisée et que je venais de conquérir une +liberté inespérée. + +Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée; son +ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains, +paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu'elle +allait pleurer. + +«Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu'avez-vous? pourquoi +tremblez-vous si fort Voulez-vous boire un peu d'eau? + +-- Non, madame Reed. + +-- Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane? Je vous assure que je +désire être votre amie. + +-- Non; vous prétendiez tout à l'heure, devant M. Brockelhurst, +que j'avais un mauvais caractère et que j'étais une menteuse; mais +tout le monde saura votre conduite à Lowood. + +-- Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas; il faut +bien corriger les enfants de leurs défauts. + +-- Le mensonge n'est pas mon défaut, m'écriai-je d'une voix +sauvage. + +-- Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez +dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu. + +-- Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher. +Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed, +car je déteste cette maison. + +-- Oh! oui, je t'y enverrai aussitôt que possible,» murmura +Mme Reed en ramassant son ouvrage; puis elle quitta vivement la +chambre. + +On m'avait laissée seule, maîtresse du terrain; c'était ma plus +rude bataille, ma première victoire: je restai un moment à la +place où s'était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude +conquise. D'abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être +se dilater; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les +battements accélérés de mon pouls: un enfant ne peut pas discuter +avec ses supérieurs ainsi que je l'avais fait, il ne peut pas +donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver +ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand +j'avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un +tas de bruyères embrasées; mais de même que celles-ci, après avoir +été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva +anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de +réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse +d'une position où j'étais haïe autant que je haïssais. + +J'avais goûté la vengeance pour la première fois; comme les vins +épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante; mais +l'arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d'un +empoisonnement. Alors je serais allée de bon coeur demander pardon +à Mme Reed; mais je savais par l'expérience et par l'instinct que +je l'aurais ainsi rendue plus ennemie et que j'aurais excité les +violents entraînements de ma nature. + +Le moins que je pusse montrer, c'était l'emportement dans mes +paroles; le moins que je pusse sentir, c'était une sombre +indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m'efforçant de +lire; mais je ne compris rien: ma pensée flottante ne pouvait se +fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j'avais trouvées jadis si +séduisantes. J'ouvris la porte vitrée de la salle à manger: le +bosquet était silencieux; une gelée que n'avait brisée ni le +soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour +envelopper ma tête et mes bras, et j'allai me promener dans une +partie du parc tout à fait séparée du reste. + +Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux, +parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l'automne dont +le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées +par le vent et roidies par les glaces; je m'appuyai contra la +grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne +paissaient plus, et où l'herbe avait été tondue par l'hiver et +revêtue de blanc. C'était un jour bien sombre, un ciel bien +obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de +glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le +clos couvert de givre. J'étais triste et malheureuse, et je +murmurais tout bas: «Que faire, que faire?» + +J'entendis tout à coup une voix claire me crier: + +«Mademoiselle Jane, où êtes-vous? venez déjeuner.» + +C'était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien; mais bientôt +le bruit léger de ses pas arriva jusqu'à moi. Elle traversait le +sentier et se dirigeait de mon côté. + +«Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas +quand on vous appelle?» + +La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées +dont j'étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un +peu de mauvaise humeur. Le fait est qu'après ma lutte avec +Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d'une +servante me touchait peu, et j'étais prête à venir me réchauffer à +la lumière de son jeune coeur. + +Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant: + +«Venez, Bessie, ne grondez plus.» + +Je ne m'étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive; cette +manière d'être plut à Bessie. + +«Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en +me regardant; une petite créature vagabonde, aimant la solitude. +Vous allez en pension, n'est-ce pas?» + +Je fis un signe affirmatif. + +«Et n'êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie? + +-- Que suis-je pour Bessie? elle me gronde toujours. + +-- C'est qu'aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée. +Si vous étiez un peu plus hardie... + +-- Oui, pour recevoir encore plus de coups. + +-- Sottise! Mais du reste il est certain que vous n'êtes pas bien +traitée; ma mère, lorsqu'elle vint me voir la semaine dernière, me +dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants +à votre place. Mais venez, j'ai une bonne nouvelle pour vous. + +-- Je ne le pense pas, Bessie. + +-- Enfant, que voulez-vous dire? Pourquoi fixer sur moi un regard +si triste? Eh bien! vous saurez que monsieur, madame et +mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs +connaissances; quant à vous, vous le prendrez avec moi; je +demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et +ensuite vous m'aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu'il faudra +bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez +Gateshead dans un jour ou deux; vous choisirez ceux de vos +vêtements que vous voulez emporter. + +-- Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu'à mon +départ. + +-- Eh bien, oui; mais soyez une bonne fille et n'ayez pas peur de +moi. Ne reculez pas quand je parle un peu haut, car c'est là ce +qui m'irrite le plus. + +-- Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie, +parce que je suis habituée à vos manières; mais j'aurai bientôt de +nouvelles personnes à craindre. + +-- Si vous les craignez, elles vous détesteront. + +-- Comme vous, Bessie? + +-- Je ne vous déteste pas, mademoiselle; je crois vous aimer +encore plus que les autres. + +-- Vous ne me le montrez pas. + +-- Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler; +qui donc vous a rendue si hardie? + +-- Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d'ailleurs...» + +J'allais parler de ce qui s'était passé entre moi et Mme Reed; +mais à la réflexion, je pensai qu'il valait mieux garder le +silence sur ce sujet. + +«Et alors vous êtes contente de me quitter? + +-- Non, Bessie, non, en vérité; et même dans ce moment je commence +à en être un peu triste. + +-- Dans ce moment, et un peu! comme vous dites cela froidement, ma +petite demoiselle! Je suis sûre que, si je vous demandais de +m'embrasser, vous me refuseriez. + +-- Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi; +baissez un peu votre tête.» + +Bessie s'inclina, et nous nous embrassâmes; puis, étant tout à +fait remise, je la suivis à la maison. + +L'après-midi se passa dans la paix et l'harmonie. Le soir, Bessie +me conta ses histoires les plus attrayantes et me chanta ses +chants les plus doux. Même pour moi, la vie avait ses rayons de +soleil.» + + + +CHAPITRE V + +On était au matin du 19 janvier; cinq heures venaient de sonner au +moment où Bessie entra avec une chandelle dans mon petit cabinet. +J'étais debout et presque entièrement habillée. Levée depuis une +demi-heure, je m'étais lavé la figure, et j'avais mis mes +vêtements à la pâle lumière de la lune, dont les rayons perçaient +l'étroite fenêtre de mon réduit. Je devais quitter Gateshead ce +jour même et prendre, à six heures, la voiture qui passait devant +la loge du portier. + +Bessie seule était levée; après avoir allumé le feu, elle commença +à faire chauffer mon déjeuner. Les enfants mangent rarement +lorsqu'ils sont excités par la pensée d'un voyage. + +Quant à moi, je ne pus rien prendre. Ce fut en vain que Bessie me +pria d'avaler une ou deux cuillerées de la soupe au lait qu'elle +avait préparée. Elle chercha alors quelques biscuits et les fourra +dans mon sac; puis, après m'avoir attaché mon manteau et mon +chapeau, elle s'enveloppa dans un châle, et nous quittâmes +ensemble la chambre des enfants. Quand je fus arrivée devant la +chambre à coucher de Mme Reed, Bessie me demanda si je voulais +dire adieu à sa maîtresse. + +«Non, Bessie, répondis-je; hier soir, lorsque vous étiez descendue +pour le souper, elle s'est approchée de mon lit, et m'a déclaré +que le lendemain matin je n'aurais besoin de déranger ni elle ni +mes cousines; elle m'a aussi dit de ne point oublier qu'elle avait +toujours été ma meilleure amie; elle m'a priée de parler d'elle, +et de lui être reconnaissante pour ce qu'elle avait fait en ma +faveur. + +-- Et qu'avez-vous répondu, mademoiselle? + +-- Rien; j'ai caché ma figure sous mes couvertures, et je me suis +tournée du côté de la muraille. + +-- C'était mal, mademoiselle Jane. + +-- Non, Bessie, c'était parfaitement juste. Votre maîtresse n'a +jamais été mon amie. Bien loin de là, elle m'a toujours traitée en +ennemie. + +-- Oh! mademoiselle Jane, ne dites pas cela. + +-- Adieu au château de Gateshead,» m'écriai-je en passant sous la +grande porte. + +La lune avait disparu, et la nuit était obscure. Bessie portait +une lanterne, dont la lumière venait éclairer les marches humides +du perron, ainsi que les allées sablées qu'un récent dégel avait +détrempées Cette matinée d'hiver était glaciale, mes dents +claquaient. La loge du portier était éclairée; en y arrivant, nous +y trouvâmes la femme qui allumait son feu. Le soir précédent, ma +malle avait été descendue, ficelée et déposée à la porte. Il était +six heures moins quelques minutes, et lorsque l'horloge eut sonné, +un bruit de roues annonça l'arrivée de la voiture; je me dirigeai +vers la porte, et je vis la lumière de la lanterne avancer +rapidement à travers des espaces ténébreux. + +«Part-elle seule? demanda la femme du portier. + +-- Oui. + +-- À quelle distance va-t-elle? + +-- À cinquante milles. + +-- C'est bien loin; je suis étonnée que Mme Reed ose la livrer à +elle-même pendant une route aussi longue.» + +Une voiture traînée par deux chevaux et dont l'impériale était +couverte de voyageurs venait d'arriver et de s'arrêter devant la +porte. Le postillon et le conducteur demandèrent que tout se fît +rapidement; ma malle fut hissée; on m'arracha des bras de Bessie, +tandis que j'étais suspendue à son cou. + +«Ayez bien soin de l'enfant, cria-t-elle au conducteur, lorsque +celui-ci me plaça dans l'intérieur. + +-- Oui,» répondit-il. La portière fut fermée, et j'entendis une +voix qui criait: «Enlevez!» Alors la voiture continua sa route. + +C'est ainsi que je fus séparée de Bessie et du château de +Gateshead; c'est ainsi que je fus emmenée vers des régions +inconnues et que je croyais éloignées et mystérieuses. + +Je ne me rappelle que peu de chose de mon voyage: le jour me parut +d'une excessive longueur; il me semblait que nous franchissions +des centaines de lieues. On traversa plusieurs villes, et dans +l'une d'elles la voiture s'arrêta. Les chevaux furent changés et +les voyageurs descendirent pour dîner. On me mena dans une auberge +où le conducteur voulut me faire manger quelque chose; mais comme +je n'avais pas faim, il me laissa dans une salle immense aux deux +bouts de laquelle se trouvait une cheminée; un lustre était +suspendu au milieu, et on apercevait une grande quantité +d'instruments de musique dans une galerie placée au haut de la +pièce. + +Je me promenai longtemps dans cette salle, accablée d'étranges +pensées. Je craignais que quelqu'un ne vînt m'enlever; car je +croyais aux ravisseurs, leurs exploits ayant souvent figuré dans +les chroniques de Bessie. Enfin mon protecteur revint et me +replaça dans la voiture; après être monté sur le siège, il souffla +dans sa corne, et nous nous mîmes à rouler sur la route pierreuse +qui conduit à Lowood. + +Le soir arrivait humide et chargé de brouillards; quand le jour +eut cessé pour faire place au crépuscule, je compris que nous +étions bien loin de Gateshead. Nous ne traversions plus de villes, +le paysage était changé. De hautes montagnes grisâtres fermaient +l'horizon; l'obscurité augmentait à mesure que nous descendions +dans la vallée; tout autour de nous nous n'avions que des bois +épais. Depuis longtemps la nuit avait entièrement voilé le +paysage, et j'entendais encore dans les feuilles le murmure du +vent. + +Bercée par ces sons harmonieux, je m'endormis enfin. Je +sommeillais depuis longtemps, lorsque la voiture s'arrêtant tout à +coup, je m'éveillai. Devant moi se tenait une étrangère que je +pris pour une domestique, car à la lueur de la lanterne je pus +voir sa figure et ses vêtements. + +«Y a-t-il ici une petite fille du nom de Jane Eyre? demanda-t- +elle. + +-- Oui.» répondis-je. + +Aussitôt on me fit descendre. Ma malle fut remise à la servante, +et la diligence repartit. Le bruit et les secousses de la voiture +avaient engourdi mes membres et m'avaient étourdie. Je rassemblai +toutes mes facultés pour regarder autour de moi. Le vent, la pluie +et l'obscurité remplissaient l'espace. Je pus néanmoins distinguer +un mur dans lequel était pratiquée une porte, ouverte pour le +moment; mon nouveau guide me la fit traverser, puis, après l'avoir +soigneusement fermée derrière elle, elle tira le verrou. + +J'avais alors devant moi une maison, ou, pour mieux dire, une +série de maisons qui occupaient un terrain assez considérable; +leurs façades étaient percées d'un grand nombre de fenêtres, dont +quelques-unes seulement étaient éclairées. On me fit passer par un +sentier large, sablonneux et humide, et au bout duquel se trouvait +encore une porte. De là, nous entrâmes dans un corridor qui +conduisait à une chambre à feu. La servante m'y laissa seule. + +Je demeurai debout devant le foyer, m'efforçant de réchauffer mes +doigts glacés; puis je promenai mon regard autour de moi: il n'y +avait pas de lumière, mais la flamme incertaine du foyer me +montrait par intervalles un mur recouvert d'une tenture, des +tapis, des rideaux et des meubles d'un acajou brillant. + +J'étais dans un salon, non pas aussi élégant que celui de +Gateshead, mais qui pourtant me parut très confortable. Je +m'efforçais de comprendre le sujet d'une des peintures suspendues +au mur, lorsque quelqu'un entra avec une lumière; derrière, se +tenait une seconde personne. + +La première était une femme d'une taille élevée. Ses cheveux et +ses yeux étaient noirs; son front, élevé et pâle. Bien qu'à moitié +cachée dans un châle, son port me sembla noble et sa contenance +grave. + +«Cette enfant est bien jeune pour être envoyée seule,» dit-elle, +en posant la bougie sur la table. + +Elle m'examina attentivement pendant une minute ou deux, puis elle +ajouta: + +«Il faudra la coucher tout de suite; elle a l'air fatiguée. Êtes- +vous lasse, mon enfant? me dit-elle en mettant sa main sur mon +épaule. + +-- Un peu, madame. + +-- Et vous avez faim, sans doute? Avant de l'envoyer au lit, +faites-lui donner à manger, mademoiselle Miller. Est-ce la +première fois que vous quittez vos parents pour venir en pension, +mon enfant?» + +Je lui répondis que je n'avais point de parents; elle me demanda +depuis quand ils étaient morts, quels étaient mon âge et mon nom, +si je savais lire, écrire et coudre; ensuite elle me caressa +doucement la joue, en me disant: «J'espère que vous serez une +bonne enfant;» puis elle me remit entre les mains de Mlle Miller. + +La jeune dame que je venais de quitter pouvait avoir vingt-neuf +ans; celle qui m'accompagnait paraissait de quelques années plus +jeune, la première m'avait frappée par son aspect, sa voix et son +regard. Mlle Miller se faisait moins remarquer; elle avait un +teint couperosé et une figure fatiguée; sa démarche et ses +mouvements précipités annonçaient une personne qui doit faire face +à beaucoup de devoirs; elle avait l'air d'une sous-maîtresse, et +j'appris qu'en effet c'était son rôle à Lowood. Elle me conduisit +de pièce en pièce, de corridor en corridor, à travers une maison +grande et irrégulièrement bâtie. Un silence absolu, qui +m'effrayait un peu, régnait dans cette partie que nous venions de +traverser. Un murmure de voix lui succéda bientôt. Nous entrâmes +dans une salle immense. À chaque bout se dressaient deux tables +éclairées chacune par deux chandelles. Autour étaient assises sur +des bancs des jeunes filles dont l'âge variait depuis dix jusqu'à +vingt ans. Elles me semblèrent innombrables, quoiqu'en réalité +elles ne fussent pas plus de quatre-vingts. Elles portaient toutes +le même costume: des robes en étoffe brune et d'une forme étrange; +et par-dessus la robe de longs tabliers de toile. C'était l'heure +de l'étude; elles repassaient leurs leçons du lendemain, et de là +provenait le murmure que j'avais entendu. Mlle Miller me fit signe +de m'asseoir sur un banc près de la porte; puis, se dirigeant vers +le bout de cette longue chambre, elle s'écria: + +«Monitrices, réunissez les livres de leçons et retirez-les.» + +Quatre grandes filles se levèrent des différentes tables, prirent +les livres et les mirent de côté. + +Mlle Miller s'écria de nouveau: + +«Monitrices, allez chercher le souper.» + +Les quatre jeunes filles sortirent et revinrent au bout de +quelques instants, portant chacune un plateau sur lequel un +gâteau, que je ne reconnus pas d'abord, avait été placé et coupé +par morceaux Au milieu, je vis un gobelet et un vase plein d'eau. +Les parts furent distribuées aux élèves, et celles qui avaient +soif prirent un peu d'eau dans le gobelet qui servait à toutes. +Quand arriva mon tour, je bus, car j'étais très altérée, mais je +ne pus rien manger; l'excitation et la fatigue du voyage m'avaient +retiré l'appétit. Lorsque le plateau passa devant moi, je pus voir +que le souper se composait d'un gâteau d'avoine coupé en tranches. + +Le repas achevé, Mlle Miller lut la prière, et les jeunes filles +montèrent l'escalier deux par deux. Épuisée par la fatigue, je fis +peu d'attention au dortoir; cependant il me parut très long, comme +la salle d'étude. + +Cette nuit-là, je devais coucher avec Mlle Miller; elle m'aida à +me déshabiller. Une fois étendue, je jetai un regard sur ces +interminables rangées de lits, dont chacun fut bientôt occupé par +deux élèves. Au bout de dix minutes, l'unique lumière qui nous +éclairait fut éteinte, et je m'endormis au milieu d'une obscurité +et d'un silence complets. + +La nuit se passa rapidement; j'étais trop fatiguée même pour +rêver; je ne m'éveillai qu'une fois, et j'entendis le vent mugir +en tourbillons furieux et la pluie tomber par torrents. Alors +seulement je m'aperçus que Mlle Miller avait pris place à mes +côtés. Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait une cloche; toutes +les jeunes filles étaient debout et s'habillaient. Le jour n'avait +pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaient +dans la chambre. Je me levai à contre-coeur, car le froid était +vif, et tout en grelottant je m'habillai de mon mieux. Aussitôt +qu'un des bassins fut libre, je me lavai; mais il fallut attendre +longtemps, car chacun d'eux servait à six élèves. Une fois la +toilette finie, la cloche retentit de nouveau. Toutes les élèves +se placèrent en rang, deux par deux, descendirent l'escalier et +entrèrent dans une salle d'étude à peine éclairée. + +Les prières furent lues par Mlle Miller, qui, après les avoir +achevées, s'écria: + +«Formez les classes!» + +Il en résulta quelques minutes de bruit. Mlle Miller ne cessait de +répéter: «Ordre et silence.» Quand tout fut redevenu calme, je +m'aperçus que les élèves s'étaient séparées en quatre groupes. +Chacun de ces groupes se tenait debout devant une chaise placée +près d'une table. Toutes les élèves avaient un volume à la main, +et un grand livre, que je pris pour une Bible, était placé devant +le siège vacant. Il y eut une pause de quelques secondes, pendant +lesquelles j'entendis le vague murmure qu'occasionne toujours la +réunion d'un grand nombre de personnes. Mlle Miller alla de classe +en classe pour étouffer ce bruit sourd, qui se prolongeait +indéfiniment. + +Le son d'une cloche lointaine venait de frapper nos oreilles, +lorsque trois dames entrèrent dans la chambre. Chacune d'elles +s'assit devant une des tables. Mlle Miller se plaça à la quatrième +chaise, celle qui était le plus près de la porte, et autour de +laquelle on n'apercevait que de très jeunes enfants. On m'ordonna +de prendre place dans la petite classe, et on me relégua tout au +bout du banc. + +Le travail commença; on récita les leçons du jour, ainsi que +quelques textes de l'Écriture sainte. Vint ensuite une longue +lecture dans la Bible; cette lecture dura environ une heure. +Lorsque tous ces exercices furent terminés, il faisait grand jour. +La cloche infatigable sonna pour la quatrième fois. Les élèves se +séparèrent de nouveau et se dirigèrent vers le réfectoire. J'étais +bien aise de pouvoir manger un peu. J'avais pris si peu de chose +la veille, que j'étais à demi évanouie d'inanition. + +Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux +longues tables fumaient des bassins qui n'étaient pas propres +malheureusement à exciter l'appétit. Il y eut un mouvement général +de mécontentement lorsque l'odeur de ce plat, destiné à leur +déjeuner, arriva jusqu'aux jeunes filles. La grande classe, qui +marchait en avant, murmura ces mots: + +«C'est répugnant, le potage est encore brûlé. + +-- Silence!» cria une voix; ce n'était pas Mlle Miller qui avait +parlé, mais la maîtresse d'une classe supérieure, petite femme +bien vêtue, mais dont l'ensemble avait quelque chose de maussade. + +Elle se plaça au bout de la première table, tandis qu'une autre +dame, dont l'extérieur était plus aimable, présidait à la seconde; +Mlle Miller surveillait la table à laquelle j'étais assise; enfin +une femme d'un certain âge, et qui avait l'air d'une étrangère, +vint se placer à une quatrième table, vis-à-vis de Mlle Miller. +J'appris plus tard que c'était la maîtresse de français. On récita +une longue prière et on chanta un cantique; une bonne apporta du +thé pour les maîtresses, et les préparatifs achevés, le repas +commença. + +J'avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût +qu'il pouvait avoir; mais quand ma faim fut un peu apaisée, je +m'aperçus que je mangeais une soupe détestable. Chacune remuait +lentement sa cuiller, goûtait sa soupe, essayait de l'avaler, puis +renonçait à des efforts reconnus inutiles. Le déjeuner finit sans +que personne eût mangé; on rendit grâce de ce qu'on n'avait pas +reçu, et l'on chanta un second cantique. + +De la salle à manger on passa dans la salle d'étude; je sortis +parmi les dernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon; +elle regarda les autres; toutes semblaient mécontentes; l'une +d'elles murmura tout bas: + +«L'abominable cuisine! c'est honteux!» + +On ne se remit au travail qu'au bout d'un quart d'heure. Pendant +ce temps il était permis de parler haut et librement; toutes +profitaient du privilège. La conversation roula sur le déjeuner, +et chacune des élèves déclara qu'il n'était pas mangeable. Pauvres +créatures! c'était leur seule consolation. Il n'y avait d'autre +maîtresse dans la chambre que Mlle Miller. De grandes jeunes +filles l'entouraient et parlaient d'un air sérieux et triste. +J'entendis prononcer le nom de Mme Brockelhurst. Mlle Miller +secoua la tête, comme si elle désapprouvait ce qui était dit, mais +elle ne parut pas faire de grands efforts pour calmer l'irritation +générale; elle la partageait sans doute. + +L'horloge sonna neuf heures. Mlle Miller se plaça au centre de la +chambre, et s'écria: + +«Silence! à vos places!» + +L'ordre se rétablit; au bout de dix minutes la confusion avait +cessé, et toutes ces voix bruyantes étaient rentrées dans le +silence. Les maîtresses avaient repris leur poste; l'école entière +semblait dans l'attente. + +Les quatre-vingts enfants étaient rangés immobiles sur des bancs +tout autour de la chambre. Réunion curieuse à voir: toutes avaient +les cheveux lissés sur le front et passés derrière l'oreille; pas +une boucle n'encadrait leurs visages; leurs robes étaient brunes +et montantes; le seul ornement qui leur fût permis était une +collerette. Sur le devant de leurs robes, on avait cousu une poche +qui leur servait de sac à ouvrage, et ressemblait un peu aux +bourses des Highlanders; elles portaient des bas de laine, de gros +souliers de paysannes, dont les cordons étaient retenus par une +simple boucle de cuivre. Une vingtaine d'entre elles étaient des +jeunes filles arrivées à tout leur développement, ou plutôt même +de jeunes femmes; ce costume leur allait mal et leur donnait un +aspect bizarre, quelle que fût d'ailleurs leur beauté. Je les +regardais et j'examinais aussi de temps en temps les maîtresses. +Aucune d'elles ne me plaisait précisément: la grande avait l'air +dur, la petite semblait irritable, la Française était brusque et +grotesque. Quant à Mlle Miller, pauvre créature, elle était d'un +rouge pourpre, et paraissait accablée de préoccupations; pendant +que mes yeux allaient de l'une à l'autre, toute l'école se leva +simultanément et comme par une même impulsion. + +De quoi s'agissait-il? je n'avais entendu donner aucun ordre; +quelqu'un pourtant m'avait poussé le bras; mais, avant que j'eusse +eu le temps de comprendre, la classe s'était rassise. + +Tous les yeux s'étant tournés vers un même point, les miens +suivirent cette direction, et j'aperçus dans la salle la personne +qui m'avait reçue la veille. Elle était au fond de la longue +pièce, près du feu; car il y avait un foyer à chaque bout de la +chambre. Elle examina gravement et en silence la double rangée de +jeunes filles. Mlle Miller s'approcha d'elle, lui fit une +question, et après avoir reçu la réponse demandée, elle retourna à +sa place et dit à haute voix: + +«Monitrice de la première classe, apportez les sphères.» + +Pendant que l'ordre était exécuté, l'inconnue se promena lentement +dans la chambre; je ne sais si j'ai en moi un instinct de +vénération, mais je me rappelle encore le respect admirateur avec +lequel mes yeux suivaient ses pas. Vue en plein jour, elle +m'apparut belle, grande et bien faite; dans ses yeux bruns +brillait une vive bienveillance; ses sourcils longs et bien +dessinés relevaient la blancheur de son front. Ses cheveux, d'une +teinte foncée, s'étageaient en petites boucles sur chacune de ses +tempes. On ne portait alors ni bandeaux ni longues frisures. Sa +robe était d'après la mode de cette époque, couleur de pourpre et +garnie d'un ornement espagnol en velours noir, et à sa ceinture +brillait une montre d'or, bijou plus rare alors qu'aujourd'hui. +Que le lecteur se représente, pour compléter ce portrait, des +traits fins, un teint pâle, mais clair, un port noble, et il aura, +aussi complètement que peuvent l'exprimer des mots, l'image de +Mlle Temple, de Marie Temple, ainsi que je l'appris plus tard, en +voyant son nom écrit sur un livre de prières qu'elle m'avait +confié pour le porter à l'église. + +La directrice de Lowood, car c'était elle, s'assit devant la table +où avaient été placées les sphères; elle réunit la première classe +autour d'elle, et commença une leçon de géographie; les classes +inférieures furent appelées par les autres maîtresses, et pendant +une heure on continua les répétitions de grammaire et d'histoire +puis vinrent l'écriture et l'arithmétique. + +Le cours de musique fut fait par Mlle Temple à quelques-unes des +plus âgées. L'horloge avertissait lorsque l'heure fixée pour +chaque leçon s'était écoulée. Au moment où elle sonna midi, la +directrice se leva. + +«J'ai un mot à adresser aux élèves de Lowood,» dit-elle. + +Le murmure qui suivait chaque leçon avait déjà commencé à se faire +entendre; mais à la voix de Mlle Temple, il cessa immédiatement. +Elle continua: + +«Vous avez eu ce matin un déjeuner que vous n'avez pu manger; vous +devez avoir faim, j'ai donné ordre de vous servir une collation de +pain et de fromage.» + +Les maîtresses se regardèrent avec surprise. + +«Je prends sur moi la responsabilité de cet acte,» ajouta-t-elle, +comme pour expliquer sa conduite; puis elle quitta la salle +d'étude. + +Le pain et le fromage furent apportés et distribués, au grand +contentement de toute l'école; on donna ensuite ordre de se rendre +au jardin. Chacune mit un grossier chapeau de paille, retenu par +des brides de calicot teint, et s'enveloppa d'un manteau de drap +gris; je fus habillée comme les autres, et en suivant le flot +j'arrivai en plein air. + +Le jardin était un vaste terrain, entouré de murs assez hauts pour +éloigner tout regard indiscret; d'un des côtés se trouvait une +galerie couverte. Le milieu, entouré de larges allées, était +partagé en petits massifs. Toutes les élèves recevaient en entrant +un de ces petits massifs pour le cultiver, de sorte que chaque +carré avait son propriétaire. En été, lorsque la terre était +couverte de fleurs, ces petits jardins devaient être charmants à +voir; mais à la fin de janvier, tout était gelé, pâle et triste, +je frissonnai et je regardai autour de moi. + +Le jour n'était pas propice aux exercices du dehors; non pas qu'il +fût précisément pluvieux, mais il était assombri par un brouillard +épais, qui commençait à se résoudre en une pluie fine. Les orages +de la veille avaient maintenu la terre humide. Les plus fortes des +jeunes filles couraient de côté et d'autre et se livraient à des +exercices violents; quelques-unes, pâles et maigres, allaient +chercher un abri et de la chaleur sous la galerie; on entendait +souvent une toux creuse sortir de leurs poitrines. + +Je n'avais encore parlé à personne, et personne ne semblait faire +attention à moi; j'étais seule, mais l'isolement ne me pesait pas; +j'y étais habituée. Je m'appuyai contre une des colonnes de la +galerie, ramenant sur ma poitrine mon manteau de drap; je tâchai +d'oublier le froid qui m'assaillait au dehors et la faim qui me +rongeait au dedans. Tout mon temps fut employé à examiner et à +penser; mais mes réflexions étaient trop vagues et trop +entrecoupées pour pouvoir être rapportées. Je savais à peine où +j'étais; Gateshead et ma vie passée flottaient derrière moi à une +distance qui me semblait incommensurable. Le présent était confus +et étrange, et je ne pouvais former aucune conjecture sur +l'avenir. + +Je me mis à regarder le jardin, qui rappelait singulièrement celui +d'un cloître; puis mes yeux se reportèrent sur la maison, dont une +partie était grise et vieille, tandis que l'autre paraissait +entièrement neuve. + +La nouvelle partie, qui contenait la salle d'étude et les +dortoirs, était éclairée par des fenêtres rondes et grillées, ce +qui lui donnait l'aspect d'une église. Une large pierre, placée +au-dessus de l'entrée, portait cette inscription: + +Institution de Lowood: cette partie a été bâtie par Naomi +Brockelhurst, du château de Brockelhurst, en ce comté. + +Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils puissent +voir vos bonnes oeuvres et glorifier votre Père qui est dans le +ciel. (Saint Matth., v. 16.) + +Après avoir lu et relu ces mots, je compris qu'ils demandaient une +explication, et que seule je ne pourrais pas en saisir entièrement +le sens. Je réfléchissais à ce que voulait dire institution, et je +m'efforçais de trouver le rapport qu'il pouvait y avoir entre la +première partie de l'inscription et le verset de la Bible, lorsque +le son d'une toux creuse me fit tourner la tête. + +J'aperçus une jeune fille assise près de moi sur un banc de +pierre; elle tenait un livre qui semblait l'absorber tout entière; +d'où j'étais, je pus lire le titre: c'était Rasselas; ce nom me +frappa par son étrangeté, et d'avance je supposai que le volume +devait être intéressant. En retournant une page, la jeune fille +leva les yeux, j'en profitai pour lui parler. + +«Votre livre est-il amusant?» demandai-je. + +J'avais déjà formé le projet de le lui emprunter un jour à venir. + +«Je l'aime, me répondit-elle après une courte pause qui lui permit +de m'examiner. + +-- De quoi y parle-t-on?» continuai-je. + +Je ne pouvais comprendre comment j'avais la hardiesse de lier +ainsi conversation avec une étrangère; cette avance était +contraire à ma nature et à mes habitudes. L'occupation dans +laquelle je l'avais trouvée plongée avait sans doute touché dans +mon coeur quelque corde sympathique; moi aussi, j'aimais lire des +choses frivoles et enfantines, il est vrai; car je n'étais pas à +même de comprendre les livres solides et sérieux. + +«Vous pouvez le regarder,» me dit l'inconnue en m'offrant le +livre. + +Je fus convaincue par un rapide examen que le contenu était moins +intéressant que le titre. Rasselas me sembla un livre ennuyeux, à +moi qui n'aimais que les enfantillages. Je n'y vis ni fées ni +génies; je le rendis donc à sa propriétaire. Elle le reçut +tranquillement et sans me rien dire; elle allait même recommencer +son attentive lecture, lorsque je l'interrompis de nouveau. + +«Pouvez-vous me dire, demandai-je, ce que signifie l'inscription +gravée sur cette pierre? Qu'est-ce que l'institution de Lowood? + +-- C'est la maison où vous êtes venue demeurer. + +-- Pourquoi l'appelle-t-on institution? Est-elle différente des +autres écoles? + +-- C'est en partie une école de charité; vous et moi et toutes les +autres élèves sommes des enfants de charité; vous devez être +orpheline? Votre père et votre mère ne sont-ils pas morts? + +-- Tous deux sont morts à une époque dont je ne puis me souvenir. + +-- Eh bien, toutes les enfants que vous verrez ici ont perdu au +moins un de leurs parents, et voilà la raison qui a fait donner à +cette école le nom d'institution pour l'éducation des orphelines. + +-- Payons-nous, ou bien nous élève-t-on gratuitement? + +-- Nous ou nos amis payons 15 livres sterling par an. + +-- Alors pourquoi nous appelle-t-on des enfants de charité? + +-- Parce que la somme de 15 livres sterling n'étant pas suffisante +pour faire face aux dépenses de notre entretien et de notre +éducation, ce qui manque est fourni par une souscription. + +-- Quels sont les souscripteurs? + +-- Des personnes charitables demeurant dans les environs, ou bien +même habitant Londres. + +-- Et quelle est cette Naomi Brockelhurst? + +-- C'est la dame qui a bâti la nouvelle partie de cette maison, +ainsi que l'indique l'inscription. Son fils a maintenant la +direction générale de l'école. + +-- Pourquoi? + +-- Parce qu'il est trésorier et chef de l'établissement. + +-- Alors la maison n'appartient pas à cette dame qui a une montre +d'or, et qui nous a fait donner du pain et du fromage? + +-- À Mlle Temple? oh non! Je souhaiterais bien qu'elle lui +appartînt, mais elle doit compte à M. Brockelhurst de tous ses +actes. C'est lui qui achète notre nourriture et nos vêtements. + +-- Demeure-t-il ici? + +-- Non; il habite au château qui est éloigné de Lowood d'une demi- +lieue. + +-- Est-il bon? + +-- C'est un pasteur, et on prétend qu'il fait beaucoup de bien. + +-- N'avez-vous pas dit que cette grande dame s'appelait +Mlle Temple? + +-- Oui. + +-- Et comment s'appellent les autres maîtresses? + +-- Celle que vous voyez là et dont le visage est rouge, c'est +Mlle Smith. Elle taille et surveille notre couture; car nous +faisons nous-mêmes nos robes, nos manteaux et tous nos vêtements. +La petite, qui a des cheveux noirs, c'est Mlle Scatcherd. Elle +donne les leçons d'histoire, de grammaire, et fait les répétitions +de la seconde classe. Enfin, celle qui est enveloppée dans un +châle et porte son mouchoir attaché à son côté, avec un ruban +jaune, c'est Mme Pierrot; elle vient de Lille, et enseigne le +français. + +-- Aimez-vous les maîtresses? + +-- Assez + +-- Aimez-vous la petite qui a des cheveux noirs, et madame... je +ne puis pas prononcer son nom comme vous. + +-- Mlle Scatcherd est vive, il faudra faire bien attention à ne +pas la blesser. Mme Pierrot est une assez bonne personne. + +-- Mais Mlle Temple est la meilleure, n'est-ce pas? + +-- Oh! Mlle Temple est très bonne; elle sait beaucoup; elle est +supérieure aux autres maîtresses, parce qu'elle est plus instruite +qu'elles toutes. + +-- Y a-t-il longtemps que vous demeurez à Lowood? + +-- Deux ans. + +-- Êtes-vous orpheline? + +-- Ma mère est morte. + +-- Êtes-vous heureuse ici? + +-- Vous me faites trop de questions; nous avons assez causé pour +aujourd'hui, et je désirerais lire un peu.» + +Mais, à ce moment, la cloche ayant sonné pour annoncer le dîner, +tout le monde rentra. + +Le parfum qui remplissait la salle à manger était à peine plus +appétissant que celui du déjeuner. Le repas fut servi dans deux +grands plats d'étain, d'où sortait une épaisse fumée, répandant +l'odeur de graisse rance. Le dîner se composait de pommes de terre +sans goût et de viande qui en avait trop, le tout cuit ensemble. +Chaque élève reçut use portion assez abondante; je mangeai ce que +je pus, tout en me demandant si je ferais tous les jours aussi +maigre chère. + +Après le dîner, nous passâmes dans la salle d'étude; les leçons +recommencèrent et se prolongèrent jusqu'à cinq heures. Il n'y eut +dans l'après-midi qu'un seul événement de quelque importance. La +jeune fille avec laquelle j'aurais causé sous la galerie fût +renvoyée d'une leçon d'histoire par Mlle Scatcherd, sans que je +pusse en savoir la cause. On lui ordonna d'aller se placer au +milieu de la salle d'étude. Cette punition me sembla bien +humiliante, surtout à son âge; elle semblait avoir de treize à +quatorze ans; je m'attendais à lui voir donner des signes de +souffrance et de honte; mais, à ma grande surprise, elle ne pleura +ni ne rougit; calme et grave, elle resta là, en butte à tous les +regards. «Comment peut-elle supporter ceci avec tant de +tranquillité et de fermeté? pensai-je; si j'étais à sa place, je +souhaiterais de voir la terre m'engloutir.» + +Mais elle semblait porter sa pensée au delà de son châtiment et de +sa triste position. Elle ne paraissait point préoccupée de ce qui +l'entourait. J'avais entendu parler de personnes qui rêvaient +éveillées; je me demandais s'il n'en était pas ainsi pour elle: +ses yeux étaient fixés sur la terre, mais ils ne la voyaient pas; +son regard semblait plonger dans son propre coeur. + +«Elle pense au passé, me dis-je, mais certes le présent n'est rien +pour elle.» + +Cette jeune fille était une énigme pour moi; je ne savais si elle +était bonne ou mauvaise. + +Lorsque cinq heures furent sonnées, on nous servit un nouveau +repas, consistant en une tasse de café et un morceau de pain noir; +je bus mon café et je dévorai mon pain; mais j'en aurais désiré +davantage, j'avais encore faim. Vint ensuite une demi-heure de +récréation, puis de nouveau l'étude; enfin, le verre d'eau, le +morceau de gâteau d'avoine, la prière, et tout le monde alla se +coucher. + +C'est ainsi que se passa mon premier jour à Lowood. + + + +CHAPITRE VI + +Le jour suivant commença de la même manière que le premier; on se +leva et on s'habilla à la lumière; mais ce matin-là nous fumes +dispensés de la cérémonie du lavage, car l'eau était gelée dans +les bassins. La veille au soir il y avait eu un changement de +température; un vent du nord-est, soufflant toute la nuit à +travers les crevasses de nos fenêtres, nous avait fait frissonner +dans nos lits et avait glacé l'eau. + +Avant que l'heure et demie destinée à la prière et à la lecture de +la Bible fût écoulée, je me sentis presque morte de froid. Le +déjeuner arriva enfin. Ma part me sembla bien petite, et j'en +aurais volontiers accepté le double. Ce jour-là, je fus enrôlée +dans la quatrième classe, et on me donna des devoirs à faire. +Jusque-là je n'avais été que spectatrice à Lowood; j'allais +devenir actrice. Comme j'étais peu habituée à apprendre par coeur, +les leçons me semblèrent d'abord longues et difficiles; le passage +continuel d'une étude à l'autre m'embrouillait: aussi ce fut une +vraie joie pour moi lorsque, vers trois heures de l'après-midi, +Mlle Smith me remit avec une bande de mousseline, longue de deux +mètres, un dé et des aiguilles. Elle m'envoya dans un coin de la +chambre, et m'ordonna d'ourler cette bande. Presque tout le monde +cousait à cette heure, excepté toutefois quelques élèves qui +lisaient tout haut, groupées autour de la chaise de +Mlle Scatcherd. La classe était silencieuse, de sorte qu'il était +facile d'entendre le sujet de la leçon, de remarquer la manière +dont chaque enfant s'en tirait, et d'écouter les reproches ou les +louanges adressées par la maîtresse. + +On lisait l'histoire d'Angleterre. Parmi les lectrices se trouvait +la jeune fille que j'avais rencontrée sous la galerie. Au +commencement de la leçon, elle était sur les premiers rangs; mais +pour quelque erreur de prononciation, ou pour ne s'être point +arrêtée quand elle le devait, elle fut renvoyée au fond de la +pièce. Mlle Scatcherd continua jusque dans cette place obscure à +la rendre l'objet de ses incessantes observations; elle se +tournait continuellement vers elle pour lui dire: + +«Burns (car dans ces pensions de charité on appelle les enfants +par leur nom de famille, comme cela se pratique dans les écoles de +garçons), Burns, vous tenez votre pied de côté; remettez-le droit +immédiatement... Burns, vous plissez votre menton de la manière la +plus déplaisante; cessez tout de suite... Burns, je vous ai dit de +tenir la tête droite; je ne veux pas vous voir devant moi dans une +telle attitude.» + +Lorsque le chapitre eut été lu deux fois, on ferma les livres et +l'interrogation commença. + +La leçon comprenait une partie du règne de Charles Ier; il y avait +plusieurs questions sur le tonnage, l'impôt et le droit payé par +les bateaux. La plupart des élèves étaient incapables de répondre; +mais toutes les difficultés étaient immédiatement résolues, dès +qu'elles arrivaient à Mlle Burns; elle semblait avoir retenu toute +la leçon, et elle avait une réponse prête pour chaque question. Je +m'attendais à voir Mlle Scatcherd louer son attention. Je +l'entendis, au contraire, s'écrier tout à coup: + +«Petite malpropre, vous n'avez pas nettoyé vos ongles ce matin.» + +L'enfant ne répondit rien; je m'étonnai de son silence. + +«Pourquoi, pensai-je, n'explique-t-elle pas qu'elle n'a pu laver +ni ses ongles ni sa figure, parce que l'eau était gelée?» + +Mais à ce moment mon attention fut détournée de ce sujet par +Mlle Smith, qui me pria de lui tenir un écheveau de fil. Pendant +qu'elle le dévidait, elle me parlait de temps en temps, me +demandant si j'avais déjà été en pension, si je savais marquer, +coudre, tricoter; jusqu'à ce qu'elle eût achevé, je ne pus donc +pas continuer à examiner la conduite de Mlle Scatcherd. Quand je +retournai à ma place, elle venait de donner un ordre dont je ne +saisis pas bien l'importance; mais je vis Burns quitter +immédiatement la salle, se diriger vers une petite chambre où l'on +serrait les livres, et revenir au bout d'une minute, portant dans +ses mains un paquet de verges liées ensemble. + +Elle présenta avec respect ce fatal instrument à Mlle Scatcherd; +puis alors elle détacha son sarrau tranquillement et sans en avoir +reçu l'ordre. La maîtresse la frappa rudement sur les épaules. Pas +une larme ne s'échappa des yeux de la jeune fille. J'avais cessé +de coudre, car à ce spectacle mes doigts s'étaient mis à trembler +et une colère impuissante s'était emparée de moi. Quant à Burns, +pas un trait de sa figure pensive ne s'altéra, son expression +resta la même. + +«Petite endurcie, s'écria Mlle Scatcherd, rien ne peut-il donc +vous corriger de votre désordre? Reportez ces verges!» + +Burns obéit. Je la regardai furtivement au moment où elle sortit +de la chambre: elle remettait son mouchoir dans sa poche, et une +larme brillait sur ses joues amaigries. + +La récréation du soir était l'heure la plus agréable de toute la +journée. Le pain et le café donnés à cinq heures, sans apaiser la +faim, ranimaient pourtant la vitalité. La longue contrainte +cessait; la salle d'étude était plus chaude que le matin. On +laissait le feu brûler activement pour suppléer à la chandelle, +qui n'arrivait qu'un peu plus tard. La pâle lueur du foyer, le +tumulte permis, le bruit confus de toutes les voix, tout enfin +éveillait en nous une douce sensation de liberté. + +Le soir de ce jour où j'avais vu Mlle Scatcherd battre son élève, +je me promenais, comme d'ordinaire, au milieu des tables et des +groupes joyeux, sans une seule compagne, et ne me trouvant +pourtant point isolée. Quand je passais devant les fenêtres, je +relevais de temps en temps les rideaux et je regardais au dehors. +La neige tombait épaisse; il s'en était déjà amoncelé contre le +mur. Approchant mon oreille de la fenêtre, je pus distinguer, +malgré le bruit intérieur, le triste mugissement du vent. Il est +probable que, si j'avais quitté une maison aimée, des parents bons +pour moi, à cette heure j'aurais vivement regretté la séparation. +Le vent aurait navré mon coeur; cet obscur chaos aurait troublé +mon âme: mais dans la situation où j'étais, je ne trouvais dans +toutes ces choses qu'une étrange excitation. Insouciante et +fiévreuse, je souhaitais que le vent mugît plus fort, que la +faible lueur qui m'environnait se changeât en obscurité, que le +bruit confus devint une immense clameur. + +Sautant par-dessus les bancs, rampant sous les tables, j'arrivai +jusqu'au foyer et je m'agenouillai devant le garde-feu. Ici je +trouvai Burns absorbée et silencieuse. Étrangère à ce qui se +passait dans la salle, elle reportait toute son attention sur un +livre qu'elle lisait à la clarté de la flamme. + +«Est-ce encore Rasselas? demandai-je en me plaçant derrière elle. + +-- Oui, me répondit-elle, je l'ai tout à l'heure fini.» + +Au bout de cinq minutes, elle ferma en effet le livre; j'en fus +bien aise. + +«Maintenant, pensai-je, elle voudra peut-être bien causer un peu +avec moi.» + +Je m'assis près d'elle sur le plancher. + +«Quel est votre autre nom que Burns? demandai-je. + +-- Hélène. + +-- Venez-vous de loin? + +-- Je viens d'un pays tout au nord, près de l'Écosse. + +-- Y retournerez-vous? + +-- Je l'espère, mais personne n'est sûr de l'avenir. + +-- Vous devez désirer de quitter Lowood? + +-- Non; pourquoi le désirerais-je? J'ai été envoyée à Lowood pour +mon instruction; à quoi me servirait de m'en aller avant de +l'avoir achevée? + +-- Mais Mlle Scatcherd est si cruelle pour vous! + +-- Cruelle, pas le moins du monde; elle est sévère; elle déteste +mes défauts. + +-- Si j'étais à votre place, je la détesterais bien elle-même; je +lui résisterais; si elle me frappait avec des verges, je les lui +arracherais des mains; je les lui briserais à la figure! + +-- Il est probable que non; mais si vous le faisiez, +M. Brockelhurst vous chasserait de l'école, et ce serait un grand +chagrin pour vos parents. Il vaut bien mieux supporter patiemment +une douleur dont vous souffrez seule que de commettre un acte +irréfléchi, dont les fâcheuses conséquences pèseraient sur toute +votre famille; et d'ailleurs, la Bible nous ordonne de rendre le +bien pour le mal. + +-- Mais il est dur d'être frappée, d'être envoyée au milieu d'une +pièce remplie de monde, surtout à votre âge; je suis beaucoup plus +jeune que vous, et je ne pourrais jamais le supporter. + +-- Et pourtant il serait de votre devoir de vous y résigner, si +vous ne pouviez pas l'éviter; ce serait mal et lâche à vous de +dire: «Je ne puis pas,» lorsque vous sauriez que cela est dans +votre destinée.» + +Je l'écoutais avec étonnement, je ne pouvais pas comprendre cette +doctrine de résignation, et je pouvais encore moins accepter cette +indulgence qu'elle montrait pour ceux qui la châtiaient. Je +sentais qu'Hélène Burns considérait toute chose à la lumière d'une +flamme invisible pour moi; je pensais qu'elle pouvait bien avoir +raison et moi tort; mais je ne me sentais pas disposée à +approfondir cette matière. + +«Vous dites que vous avez des défauts, Hélène; quels sont-ils? +Vous me semblez bonne. + +-- Alors apprenez de moi à ne pas juger d'après l'apparence. Comme +le dit Mlle Scatcherd, je suis très négligente; je mets rarement +les choses en ordre et je ne les y laisse jamais; j'oublie les +règles établies; je lis quand je devrais apprendre mes leçons; je +n'ai aucune méthode; je dis quelquefois, comme vous, que je ne +puis pas supporter d'être soumise à un règlement. Tout cela est +très irritant pour Mlle Scatcherd, qui est naturellement propre et +exacte. + +-- Et intraitable et cruelle,» ajoutai-je. + +Mais Hélène ne voulut pas approuver cette addition; elle demeura +silencieuse. + +«Mlle Temple est-elle aussi sévère que Mlle Scatcherd?» + +En entendant prononcer le nom de Mlle Temple, un doux sourire vint +éclairer sa figure sérieuse. + +«Mlle Temple, dit-elle, est remplie de bonté; il lui est +douloureux d'être sévère, même pour les plus mauvaises élèves; +elle voit mes fautes et m'en avertit doucement; si je fais quelque +chose digne de louange, elle me récompense libéralement: et une +preuve de ma nature défectueuse, c'est que ses reproches si doux, +si raisonnables, n'ont pas le pouvoir de me corriger de mes +fautes; ses louanges, qui ont tant de valeur pour moi, ne peuvent +m'exciter au soin et à la persévérance. + +-- C'est étonnant, m'écriai-je; il est si facile d'être soigneuse! + +-- Pour vous, je n'en doute pas. Le matin, pendant la classe, j'ai +remarqué que vous étiez attentive; votre pensée ne semblait jamais +errer pendant que Mlle Miller expliquait la leçon et vous +questionnait, tandis que la mienne s'égare continuellement. Alors +que je devrais écouter Mlle Scatcherd et recueillir assidûment +tout ce qu'elle dit, je n'entends souvent même plus le son de sa +voix. Je tombe dans une sorte de rêve. Je pense quelquefois que je +suis dans le Northumberland; je prends le bruit que j'entends +autour de moi pour le murmure d'un petit ruisseau qui coulait près +de notre maison. Quand vient mon tour, il faut que je sorte de mon +rêve; mais comme, pour mieux entendre le ruisseau de ma vision, je +n'ai point écouté ce qu'on disait, je n'ai pas de réponse prête. + +-- Et pourtant comme vous avez bien répondu ce matin! + +-- C'est un pur hasard; le sujet de la lecture m'intéressait. Au +lieu de rêver à mon pays, je m'étonnais de ce qu'un homme qui +aimait le bien pût agir aussi injustement, aussi follement que +Charles Ier. Je pensais qu'il était triste, avec cette intégrité +et cette conscience, de ne rien admettre en dehors de l'autorité. +S'il eût seulement été capable de voir en avant, de comprendre où +tendait l'esprit du siècle! Et pourtant je l'aime, je le respecte, +ce pauvre roi assassiné; ses ennemis furent plus coupables que +lui: ils versèrent un sang auquel ils n'avaient pas le droit de +toucher. Comment osèrent-ils le frapper?» + +Hélène parlait pour elle; elle avait oublié que je n'étais pas à +même de la comprendre, que je ne savais rien, ou du moins presque +rien à ce sujet; je la ramenai sur mon terrain. + +«Et quand Mlle Temple vous donne des leçons, votre pensée +continue-t-elle à errer? + +-- Non certainement; c'est rare du moins. Mlle Temple a presque +toujours à me dire quelque chose de plus nouveau que mes propres +réflexions; son langage me semble doux, et ce qu'elle m'apprend +est justement ce que je désirais savoir. + +-- Alors avec Mlle Temple vous êtes bonne? + +-- Oui, c'est-à-dire que je suis bonne passivement; je ne fais +point d'efforts; je vais où me guide mon penchant; il n'y a pas de +mérite dans une telle bonté. + +-- Un grand, au contraire; vous êtes bonne pour ceux qui sont bons +envers vous; c'est tout ce que j'ai jamais désiré. Si l'on +obéissait à ceux qui sont cruels et injustes, les méchants +auraient trop de facilité; rien ne les effrayerait plus, et ils ne +changeraient pas; au contraire, ils deviendraient de plus en plus +mauvais. Quand on nous frappe sans raison, nous devrions aussi +frapper rudement, si rudement que la personne qui a été injuste ne +fût jamais tentée de recommencer. + +«-Quand vous serez plus âgée, j'espère que vous changerez d'idées; +vous êtes encore une enfant, et vous ne savez pas. + +-- Mais je sens, Hélène, que je détesterai toujours ceux qui ne +m'aimeront pas, quoi que je fasse pour leur plaire, et que je +résisterai à ceux qui me puniront injustement; c'est tout aussi +naturel que de chérir ceux qui me montreront de l'affection, et +d'accepter un châtiment si je le reconnais mérité. + +-- Les païens et les tribus sauvages proclament cette doctrine; +mais les chrétiens et les nations civilisées la désavouent. + +-- Comment? Je ne comprends pas. + +-- Ce n'est pas la violence qui dompte la haine, ni la vengeance +qui guérit l'injure. + +-- Qu'est-ce donc alors? + +-- Lisez le Nouveau Testament; écoutez ce que dit le Christ, et +voyez ce qu'il fait: que sa parole devienne votre règle, et sa +conduite votre exemple. + +-- Et que dit-il? + +-- Il dit: «Aimez vos ennemis; bénissez ceux qui vous maudissent, +et faites du bien à ceux qui vous haïssent et vous traitent avec +mépris.» + +-- Alors il me faudrait aimer Mme Reed? je ne le puis pas. Il +faudrait bénir son fils John? c'est impossible!» + +À son tour, Hélène me demanda de m'expliquer: je commençai à ma +manière le récit de mes souffrances et de mes ressentiments. Quand +j'étais excitée, je devenais sauvage et amère; je parlais comme je +sentais, sans réserve, sans pitié. Hélène m'écouta patiemment +jusqu'à la fin; je m'attendais à quelque remarque, mais elle resta +muette. + +«Ho bien! m'écriai-je, Mme Reed n'est-elle pas une femme dure et +sans coeur? + +-- Sans doute; elle a manqué de bonté envers vous, parce qu'elle +n'aimait pas votre caractère, de même que Mlle Scatcherd n'aime +pas le mien. Mais comme vous vous rappelez exactement toutes ses +paroles, toutes ses actions! Quelle profonde impression son +injustice sembla avoir faite sur votre coeur! Aucun mauvais +traitement n'a laissé en moi une trace aussi profonde. Ne seriez- +vous pas plus heureuse si vous essayiez d'oublier sa sévérité, +ainsi que les émotions passionnées qu'elle a excitées en vous? La +vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à +inscrire les torts des autres; ne sommes-nous pas tous chargés de +fautes en ce monde? Le temps viendra, bientôt, je l'espère, où +nous nous dépouillerons de nos enveloppes corruptibles; alors +l'avilissement et le péché nous quitteront en même temps que notre +incommode prison de chair; alors il ne restera plus que +l'étincelle de l'esprit, le principe impalpable de la vie pure, +comme lorsqu'il sortit des mains du Créateur pour animer la +créature. Il retournera d'où il vient. Peut-être se communiquera- +t-il à quelque esprit plus grand que l'homme; peut-être +traversera-t-il des degrés de gloire; peut-être enfin le pâle +rayon de l'âme humaine se transformera-t-il en la brillante +lumière de l'âme des séraphins. Mais ce qui est certain, c'est que +ce principe ne peut pas dégénérer et ne peut être allié à l'esprit +du mal; non, je ne puis le croire, ma foi est tout autre. Personne +ne me l'a enseignée et j'en parle rarement, mais elle est ma joie +et je m'y attache; je ne fais pas de l'espérance le privilège de +quelques-uns; je l'étends sur tous; je considère l'éternité comme +un repos, comme une demeure lumineuse, non pas comme un abîme et +un lieu de terreur; avec cette foi, je ne puis confondre le +criminel et son crime; je pardonne sincèrement au premier, et +j'abhorre le second; le désir de la vengeance ne peut accabler mon +coeur; le vice ne me dégoûte pas assez pour m'éloigner du +coupable, et l'injustice ne me fait pas perdre tout courage; je +vis calme, les yeux tournés vers la fin de mon existence.» + +La tête d'Hélène s'affaissait de plus en plus, à mesure qu'elle +parlait; je vis par son regard qu'elle ne désirait plus causer +avec moi, mais plutôt s'entretenir avec ses propres pensées. + +Cependant on ne lui laissa pas beaucoup de temps pour la +méditation; une monitrice, arrivée presque au même moment où nous +finissions notre entretien, s'écria avec un fort accent du +Cumberland: + +«Hélène Burns, si vous ne mettez pas vos tiroirs en ordre et si +vous ne pliez pas votre ouvrage, je vais dire à Mlle Scatcherd de +venir tout examiner. + +Hélène soupira en se voyant contrainte de renoncer à sa rêverie, +elle se leva pourtant, et, sans rien répondre, elle obéit +immédiatement. + + + +CHAPITRE VII + +Les trois premiers mois passés à Lowood me semblèrent un siècle. +Ce fut pour moi une lutte fatigante contre toutes sortes de +difficultés. Il fallut s'accoutumer à un règlement nouveau, à des +tâches dont je n'avais pas l'habitude. La crainte de manquer à +quelqu'un de mes devoirs m'épuisait encore plus que les +souffrances matérielles, bien que celles-ci ne fussent pas peu de +chose. Pendant les mois de janvier, de février et de mars, les +neiges épaisses et les dégels avaient rendu les routes +impraticables: aussi ne nous obligeait-on pas à sortir, si ce +n'est pour aller à l'église; cependant on nous forçait à passer +chaque jour une heure en plein air. Nos vêtements étaient +insuffisants pour nous protéger contre un froid aussi rude; au +lieu de brodequins, nous n'avions que des souliers dans lesquels +la neige entrait facilement; nos mains, n'étant pas protégées par +des gants, se couvraient d'engelures, ainsi que nos pieds. Je me +rappelle encore combien ceux-ci me faisaient souffrir chaque soir, +lorsque la chaleur les gonflait, et chaque matin, lorsqu'il +fallait me rechausser; en outre, l'insuffisance de nourriture +était un vrai supplice. Douées de ces grands appétits des enfants +en croissance, nous avions à peine de quoi nous soutenir. Il en +résultait un abus dont les plus jeunes avaient seules à se +plaindre. Chaque fois qu'elles en trouvaient l'occasion, les +grandes, toujours affamées, menaçaient les petites pour obtenir +une partie de leur portion; bien des fois j'ai partagé entre deux +de ces quêteuses le précieux morceau de pain noir donné avec le +café; et, après avoir versé à une troisième la moitié de ma tasse, +j'avalais le reste en pleurant de faim tout bas. + +En hiver, les dimanches étaient de tristes jours. Nous avions deux +milles à faire pour arriver à l'église de Brocklebridge, où +officiait notre chef. Nous partions ayant froid; en arrivant, nous +avions plus froid encore; et avant la fin de l'office du matin nos +membres étaient paralysés. Trop loin pour retourner dîner, nous +recevions entre les deux services du pain et de la viande froide, +et des parts aussi insuffisantes que dans nos repas ordinaires. + +Après l'office du soir, nous nous en retournions par une route +escarpée. Le vent du nord soufflait si rudement sur le sommet des +montagnes qu'il nous gerçait la peau. + +Je me rappellerai toujours Mlle Temple. Elle marchait légèrement +et avec rapidité le long des rangs accablés, ramenant sur sa +poitrine son manteau qu'écartait un vent glacial; et, par ses +préceptes et son exemple, elle encourageait tout le monde à +demeurer ferme et à marcher en avant comme de vieux soldats. Quant +aux autres maîtresses, pauvres créatures, elles étaient trop +abattues elles-mêmes pour tenter d'égayer les élèves! + +Combien toutes nous désirions la lumière et la chaleur d'un feu +pétillant, lorsque nous arrivions à Lowood! Mais cette douceur +était refusée aux petites. Chacun des foyers était immédiatement +occupé par un double rang de grandes élèves; et les plus jeunes, +se pressant les unes contre les autres, cachaient sous leurs +tabliers leurs bras transis. + +Une petite jouissance nous était pourtant réservée: à cinq heures, +on nous distribuait une double ration de pain et un peu de beurre; +c'était le festin hebdomadaire auquel nous pensions d'un dimanche +à l'autre. J'essayais, en général, de me réserver la moitié de ce +délicieux repas; quant au reste, je me voyais invariablement +obligée de le partager. + +Le dimanche soir se passait à répéter par coeur le catéchisme, les +cinquième, sixième et septième chapitres de saint Matthieu, et à +écouter un long sermon que nous lisait Mlle Miller, dont les +bâillements impossibles à réprimer attestaient assez la fatigue. +Cette lecture était souvent interrompue par une douzaine de +petites filles qui, gagnées par le sommeil, se mettaient à jouer +le rôle d'Eutychus et tombaient, non pas d'un troisième grenier, +mais d'un quatrième banc. On les ramassait à demi mortes, et, pour +tout remède, on les forçait à se tenir debout au milieu de la +salle, jusqu'à la fin du sermon; quelquefois pourtant leurs jambes +fléchissaient, et toutes ensemble elles tombaient à terre; leurs +corps étaient alors soutenus par les grandes chaises des +monitrices. + +Je n'ai pas encore parlé des visites de M. Brockelhurst: il fut +absent une partie du premier mois; il avait peut-être prolongé son +séjour chez son ami l'archidiacre. Cette absence était un +soulagement pour moi; je n'ai pas besoin de dire que j'avais des +raisons pour craindre son arrivée. Il revint pourtant. + +J'habitais Lowood depuis trois semaines environ. Une après-midi, +comme j'étais assise, une ardoise sur mes genoux et très en peine +d'achever une longue addition, mes yeux se levèrent avec +distraction et se dirigèrent du côté de la fenêtre. + +Il me sembla voir passer une figure; je la reconnus presque +instinctivement, et lorsque, deux minutes après, toute l'école, +les professeurs y compris, se leva en masse, je n'eus pas besoin +de regarder pour savoir qui l'on venait de saluer ainsi: un long +pas retentit en effet dans la salle, et le grand fantôme noir qui +avait si désagréablement froncé le sourcil en m'examinant à +Gateshead apparut à côté de Mlle Temple; elle aussi s'était levée. +Je regardai de côté cette espèce de spectre; je ne m'étais pas +trompée, c'était M. Brockelhurst, avec son pardessus boutonné, et +l'air plus sombre, plus maigre et plus sévère que jamais. + +J'avais mes raisons pour craindre cette apparition; je ne me +rappelais que trop bien les dénonciations perfides de Mme Reed, la +promesse faite par M. Brockelhurst d'instruire Mlle Temple et les +autres maîtresses de ma nature corrompue. Depuis trois semaines je +craignais l'accomplissement de cette promesse; chaque jour je +regardais si cet homme n'arrivait pas, car ce qu'il allait dire de +ma conversation avec lui et de ma vie passée allait me flétrir par +avance; et il était là, à côté de Mlle Temple, il lui parlait bas. +J'étais convaincue qu'il révélait mes fautes, et j'examinais avec +une douloureuse anxiété les yeux de la directrice, m'attendant +sans cesse à voir leur noire orbite me lancer un regard d'aversion +et de mépris. Je prêtai l'oreille, j'étais assez près d'eux pour +entendre presque tout ce qu'ils disaient. Le sujet de leur +conversation me délivra momentanément de mes craintes. + +«Je suppose, mademoiselle Temple, disait M. Brockelhurst, que le +fil acheté à Lowood fera l'affaire. Il me paraît d'une bonne +grosseur pour les chemises de calicot. Je me suis aussi procuré +des aiguilles qui me semblent convenir très bien au fil. Vous +direz à Mlle Smith que j'ai oublié les aiguilles à repriser, mais +la semaine prochaine elle en recevra quelques paquets, et, sous +aucun prétexte, elle ne doit en donner plus d'une à chaque élève; +elles pourraient les perdre, et ce serait une occasion de +désordre. Et à propos, madame, je voudrais que les bas de laine +fussent mieux entretenus. Lorsque je vins ici la dernière fois, +j'examinai, en passant dans le jardin de la cuisine, les vêtements +qui séchaient sur les cordes, et je vis une très grande quantité +de bas noirs en très mauvais état; la grandeur des trous attestait +qu'ils n'avaient point été raccommodés à temps.» + +Il s'arrêta. + +«Vos ordres seront exécutés, monsieur, reprit Mlle Temple. + +-- Et puis, madame, continua-t-il, la blanchisseuse m'a dit que +quelques-unes des petites filles avaient eu deux collerettes dans +une semaine; c'est trop, la règle n'en permet qu'une. + +-- Je crois pouvoir expliquer ceci, monsieur. Agnès et Catherine +Johnstone avaient été invitées à prendre le thé avec quelques +amies à Lowton, et je leur ai permis, pour cette occasion, de +mettre des collerettes blanches. + +M. Brockelhurst secoua la tête. + +«Eh bien! pour une fois, cela passera; mais que de semblables +faits ne se renouvellent pas trop souvent. Il y a encore une chose +qui m'a surpris. En réglant avec la femme de charge, j'ai vu qu'un +goûter de pain et de fromage avait été deux fois servi à ces +enfants pendant la dernière quinzaine; d'où cela vient-il? J'ai +regardé sur le règlement, et je n'ai pas vu que le goûter y fût +indiqué. Qui a introduit cette innovation, et de quel droit? + +-- Je suis responsable de ceci, monsieur, reprit Mlle Temple; le +déjeuner était si mal préparé que les élèves n'ont pas pu le +manger, et je n'ai pas voulu leur permettre de rester à jeun +jusqu'à l'heure du dîner. + +-- Un instant, madame! Vous savez qu'en élevant ces jeunes filles, +mon but n'est pas de les habituer au luxe, mais de les rendre +patientes et dures à la souffrance, de leur apprendre à se refuser +tout à elles-mêmes. S'il leur arrive par hasard un petit accident, +tel qu'un repas gâté, on ne doit pas rendre cette leçon inutile en +remplaçant un bien-être perdu par un autre plus grand; pour choyer +le corps, vous oubliez le but de cette institution. De tels +événements devraient être une cause d'édification pour les élèves; +ce serait là le moment de leur prêcher la force d'âme dans les +privations de la vie; un petit discours serait bon dans de +semblables occasions; là, un maître sage trouverait moyen de +rappeler les souffrances des premiers chrétiens, les tourments des +martyrs, les exhortations de notre divin Maître lui-même, qui +ordonnait à ses disciples de prendre leur croix et de le suivre. +On pourrait leur répéter ces mots du Christ: «L'homme ne vit pas +seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de +Dieu». Puis aussi cette consolante sentence: «Heureux ceux qui +souffrent la faim et la soif pour l'amour de moi!» Ô madame! vous +mettez dans la bouche de ces enfants du pain et du fromage au lieu +d'une soupe brûlée; je vous le dis, en vérité, vous nourrissez +ainsi leur vile enveloppe, mais vous tuez leur âme immortelle.» + +M. Brockelhurst s'arrêta de nouveau, comme s'il eût été suffoqué +par ses pensées. Mlle Temple avait baissé les yeux lorsqu'il avait +commencé à parler, mais alors elle regardait droit devant elle, et +sa figure naturellement pâle comme le marbre en avait aussi pris +la froideur et la fixité; sa bouche était si bien fermée que +l'oiseau du sculpteur eût semblé seul capable de l'ouvrir; peu à +peu, son front avait contracté une expression de sévérité +immobile. + +M. Brockelhurst était debout devant le foyer. Les mains derrière +le dos, il surveillait majestueusement toute l'école. Tout à coup +il fit un mouvement comme si son regard eût rencontré quelque +objet choquant; il se retourna, et s'écria plus vivement qu'il ne +l'avait encore fait: + +«Mademoiselle Temple! mademoiselle Temple! quelle est cette enfant +avec des cheveux frisés, des cheveux rouges, madame, frisés tout +autour de la tête?» + +Il étendit sa canne vers l'objet de son horreur; sa main +tremblait. + +«C'est Julia Severn, répondit Mlle Temple très tranquillement. + +-- Julia Severn, madame; eh bien, pourquoi, au mépris de tous les +principes de cette maison, suit-elle aussi ouvertement les lois du +monde? Ici, dans un établissement évangélique, porter une telle +masse de boucles! + +-- Les cheveux de Julia frisent naturellement, répondit +Mlle Temple avec plus de calme encore. + +-- Naturellement, oui; mais nous ne nous conformons pas à la +nature; je veux que ces jeunes filles soient les enfants de la +grâce! Et pourquoi cette abondance? j'ai dit bien des fois que je +désirais voir les cheveux modestement aplatis. Mademoiselle +Temple, il faut que les cheveux de cette petite soient entièrement +coupés. J'enverrai le perruquier demain; mais j'en vois d'autres +qui ont une chevelure beaucoup trop longue et beaucoup trop +abondante. Dites à cette grande fille de se tourner vers moi, ou +plutôt dites à tout le premier banc de se lever et de regarder du +côté de la muraille.» + +Mlle Temple passa son manchon sur ses lèvres comme pour réprimer +un sourire involontaire; néanmoins elle donna l'ordre, et, quand +la première classe eut compris ce qu'on exigeait d'elle, elle +obéit. En me penchant sur mon banc, je pus apercevoir les regards +et les grimaces avec lesquels elles exécutaient leur manoeuvre. Je +regrettais que M. Brockelhurst ne pût pas les voir aussi. Il eût +peut-être compris alors que, quelques soins qu'il prît pour +l'extérieur, l'intérieur échappait toujours à son influence. + +Il examina pendant cinq minutes le revers de ces médailles +vivantes, puis il prononça la sentence. Elle retentit à mes +oreilles comme le glas d'un arrêt mortel. + +«Tous ces cheveux, dit-il, seront coupés» + +Mlle Temple voulut faire une observation. + +«Madame, dit-il, j'ai à servir un maître dont le royaume n'est pas +de ce monde; ma mission est de mortifier dans ces jeunes filles +les désirs de la chair, de leur apprendre à s'habiller modestement +et simplement, et non pas à tresser leurs cheveux et à se parer de +vêtements somptueux. Eh bien! chacune des enfants placées devant +nous a arrangé ses longs cheveux en nattes que la vanité elle-même +semble avoir tressées. Oui, je le répète, tout ceci doit être +coupé; pensez au temps que nous avons déjà perdu.» + +Ici M. Brockelhurst fut interrompu. Trois dames entrèrent dans la +chambre. Elles auraient dû arriver un peu plus tôt pour entendre +le sermon sur la parure, car elles étaient splendidement vêtues de +velours, de soie et de fourrure; deux d'entre elles, belles jeunes +filles de seize à dix-sept ans, portaient des chapeaux de castor +ornés de plumes d'autruche, ce qui, à cette époque, était la +grande mode. Une quantité de boucles légères et soigneusement +peignées sortaient de ces gracieuses coutures. La plus âgée de ces +dames était enveloppée dans un magnifique châle de velours bordé +d'hermine; elle portait un faux tour de boucles à la française. + +Ces dames, qui n'étaient autres que Mme et Mlles Brockelhurst, +furent reçues avec respect par Mlle Temple; on les conduisit au +bout de la chambre à des places d'honneur. + +Il paraît qu'elles étaient venues dans la voiture avec +M. Brockelhurst, et qu'elles avaient scrupuleusement examiné les +chambres de l'étage supérieur, pendant que M. Brockelhurst faisait +ses comptes avec la femme de charge, questionnait la blanchisseuse +et forçait la directrice à écouter ses sermons. + +Pour le moment, elles adressaient quelques observations et +quelques reproches à Mme Smith, qui était chargée de l'entretien +du linge et de l'inspection des dortoirs; mais je n'eus pas le +temps de les écouter, mon attention ayant été bientôt détournée +par autre chose. + +Jusque-là, tout en prêtant l'oreille à la conversation de +M. Brockelhurst et de Mlle Temple, je n'avais pas négligé les +précautions nécessaires à ma sûreté personnelle. Je pensais que +tout irait bien si je pouvais éviter d'être aperçue; dans ce but, +je m'étais bien enfoncée sur mon banc, et, faisant semblant d'être +très occupée de mon addition, je m'étais arrangée de manière à +cacher ma figure derrière mon ardoise; j'aurais sûrement échappé +aux regards, si elle n'eut glissé de mes mains et ne fût tombée à +terre avec grand bruit. Tous les yeux se dirigèrent de mon côté. + +Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces +contre ce qui allait arriver. + +L'orage ne se fit pas attendre. + +«Une enfant sans soin,» dit M. Brockelhurst; puis il ajouta +immédiatement: «Il me semble que c'est la nouvelle élève; il ne +faut pas que j'oublie ce que j'ai à dire sur son compte;» et il +s'écria, il me sembla du moins qu'il parlait très haut: «Faites +venir l'enfant qui a brisé son ardoise.» + +Seule, je n'aurais pu bouger, j'étais paralysée; mais deux grandes +filles qui étaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me +poussèrent vers le juge redouté. Mlle Temple m'aida doucement à +venir jusqu'à lui, et murmura à mon oreille: + +«Ne soyez pas effrayée, Jeanne[1]; j'ai vu que c'était un accident, +et vous ne serez pas punie.» + +Ces bonnes paroles me frappèrent au coeur comme un aiguillon. + +«Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite,» +pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et +M. Brockelhurst alluma mon sang: je n'étais pas une Hélène Burns. + +«Avancez cette chaise,» dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège +très élevé d'où venait de descendre une monitrice. + +On l'apporta. + +«Placez-y l'enfant,» continua-t-il. + +J'y fus placée, par qui? c'est ce que je ne puis dire. Je +m'aperçus seulement qu'on m'avait hissée à la hauteur du nez de +M. Brockelhurst. Des pelisses en soie pourpre, un nuage de plumes +argentées s'étendaient et se balançaient au-dessous de mes pieds. + +«Mesdames, dit M. Brockelhurst en se tournant vers sa famille, +mademoiselle Temple, maîtresses et élèves, vous voyez toutes cette +petite fille.» + +Sans doute elles me voyaient toutes; leurs regards étaient pour +moi comme des miroirs ardents sur ma figure brûlante. + +«Vous voyez qu'elle est jeune encore; son extérieur est celui de +l'enfance. Dieu lui a libéralement départi l'enveloppe qu'il +accorde à tous. Aucune difformité n'indique en elle un être à +part. Qui croirait que l'esprit du mal a déjà trouvé en elle un +serviteur et un agent? Et pourtant, chose triste à dire, c'est la +vérité.» + +Il s'arrêta; j'eus le temps de raffermir mes nerfs et de sentir ma +rougeur disparaître. L'épreuve ne pouvait plus être évitée; +j'étais décidée à la supporter avec courage. + +«Mes chères enfants, continua le ministre, c'est une bien +malheureuse et bien triste chose, et il est de mon devoir de vous +en avertir: cette petite fille, qui aurait dû être un des agneaux +de Dieu, est une réprouvée; loin de demeurer membre du troupeau +fidèle, ce n'est plus qu'une étrangère; soyez sur vos gardes, +défiez-vous de son exemple; s'il est nécessaire, évitez sa +compagnie, éloignez-la de vos jeux, ne l'introduisez pas dans vos +conversations. Et vous, maîtresses, ayez les yeux sur tous ses +mouvements, pesez ses paroles, examinez ses actes, châtiez son +corps afin de sauver son âme, si toutefois la chose est possible; +car cette enfant, ma langue hésite à le dire, cette enfant, née +dans un pays chrétien, est pire que les idolâtres qui adressent +leurs prières à Brama ou s'agenouillent devant Jagernau; cette +enfant est une menteuse!» + +Il s'arrêta encore une dizaine de minutes, pendant lesquelles, +étant en parfaite possession de moi-même, je pus voir sa femme et +ses filles tirer des mouchoirs de leurs poches et les porter à +leurs yeux. La plus âgée de ces dames inclinait sa tête à droite +et à gauche; quant aux plus jeunes, elles murmuraient sans cesse: +«Quelle honte!» + +M. Brockelhurst s'écria pour finir: + +«Toutes ces choses, je les ai apprises de sa bienfaitrice, de +cette pieuse et charitable dame qui l'a adoptée alors qu'elle +était une orpheline, qui l'a élevée avec ses propres filles; et +cette malheureuse enfant a payé sa bonté et sa générosité par une +ingratitude si grande, que l'excellente Mme Reed a été forcée de +séparer Jeanne de ses enfants, dans la crainte de voir son exemple +entacher leur pureté. Elle l'a envoyée ici pour la guérir, comme +les Juifs envoyaient leurs malades au lac de Bethséda. Directrice, +maîtresses, je vous le demande encore, ne laissez pas les eaux +croupir autour d'elle!» + +Après cette sublime conclusion, M. Brockelhurst attacha le dernier +bouton de son pardessus et dit quelque chose tout bas à sa +famille. Celle-ci se leva, salua Mlle Temple et quitta +cérémonieusement la salle d'étude. Arrivé à la porte, mon juge se +retourna et dit: + +«Laissez-la encore une demi-heure sur cette chaise, et que +personne ne lui parle pendant le reste du jour.» + +J'étais donc assise là-haut. Moi qui avais déclaré ne jamais +pouvoir supporter la honte d'être debout au milieu de la salle, je +me trouvais maintenant exposée à tous les regards sur ce piédestal +de honte. Aucun langage ne peut exprimer mes sensations; mais au +moment où elles gonflaient ma poitrine, une jeune fille passa à +mes côtés; elle leva les yeux sur moi. Quelle flamme étrange y +brillait! quelle impression extraordinaire me produisit leur +lumineux regard! Je me sentis plus forte; c'était un héros, un +martyr, qui, passant devant une victime ou une esclave, lui +communiquait sa force. Je me rendis maîtresse de la haine qui me +montait au coeur, je levai la tête et je me tins ferme sur ma +chaise. + +Hélène Burns fit à Mlle Smith une question sur son travail. Elle +fut grondée pour avoir demandé une chose aussi simple, et, en s'en +retournant à sa place, elle me sourit de nouveau. Quel sourire! Je +me le rappelle maintenant; c'était la marque d'une belle +intelligence et d'un vrai courage; il éclaira ses traits +accentués, sa figure amaigrie, ses yeux abattus, comme l'aurait +fait le regard d'un ange; et pourtant Hélène Burns portait au bras +un écriteau où on lisait ces mots: + +Enfant désordonnée + +Une heure auparavant, j'avais entendu Mlle Scatcherd la condamner +au pain et à l'eau pour avoir taché un exemple d'écriture en le +copiant. + + + +CHAPITRE VIII + +Avant que ma demi-heure de pénitence fût écoulée, j'entendis +sonner cinq heures. On cessa le travail, et tout le monde se +rendit au réfectoire pour prendre le café. Je me hasardai à +descendre; il faisait nuit close; je me glissai dans un coin et je +m'assis sur le parquet. Le charme qui m'avait soutenue jusqu'alors +était sur le point de se rompre. La réaction commença, et le +chagrin qui s'empara de moi était si accablant que je m'affaissai +sans force, la figure tournée vers la terre. Je me mis à pleurer. +Hélène Burns n'était pas là. Rien ne venait à mon secours. Laissée +seule, je m'abandonnai moi-même, et je versai des larmes +abondantes. En arrivant à Lowood, j'étais décidée à être si bonne, +à faire tant d'efforts, à me concilier tant d'amis, à obtenir le +respect et à mériter l'affection. J'avais déjà fait des progrès +visibles; le matin même on m'avait placée à la tête de ma classe; +Mlle Miller m'avait chaudement complimentée; Mlle Temple m'avait +accordé un sourire approbateur, et s'était engagée à m'enseigner +le dessin et à me faire apprendre le français, si mes progrès +continuaient pendant deux mois. J'étais aimée de mes compagnes; +celles de mon âge me traitaient en égale; les grandes ne me +tracassaient pas: et maintenant j'allais être jetée à terre de +nouveau, être foulée aux pieds sans savoir si je pourrais jamais +me relever. + +«Non, je ne le pourrai pas,» pensai-je en moi-même, et je me mis à +désirer sincèrement la mort. + +Comme je murmurais ce souhait au milieu de mes sanglots, quelqu'un +s'approcha, je tressaillis; Hélène Burns était près de moi, la +flamme du foyer me l'avait montrée traversant la longue chambre +déserte. Elle m'apportait mon pain et mon café. + +«Mangez quelque chose,» me dit-elle. + +Mais je repoussai ce qu'elle m'avait offert, sentant que, dans la +situation où je me trouvais, une goutte de café ou une miette de +pain me ferait mal. Hélène me regarda probablement avec surprise; +quels que fussent mes efforts, je ne pouvais pas faire cesser mon +agitation, je continuais à pleurer tout haut. Elle s'assit près de +moi, tenant ses genoux entre ses bras et y appuyant sa tête; mais +elle demeurait silencieuse comme une Indienne. Je fus la première +à parler. + +«Hélène, dis-je, pourquoi restez-vous avec une enfant que tout le +monde considère comme une menteuse? + +-- Tout le monde, Jane? À peine quatre-vingts personnes vous ont +entendu donner ce titre, et le monde en contient des centaines de +millions. + +-- Que m'importent ces millions? Les quatre-vingts que je connais +me méprisent. + +-- Jane, vous vous trompez; il est probable que pas une des élèves +ne vous méprise ni ne vous hait, et beaucoup vous plaignent, j'en +suis sûre. + +-- Comment peuvent-elles me plaindre, après ce qu'a dit +M. Brockelhurst? + +-- M. Brockelhurst n'est pas un Dieu; ce n'est pas un homme en qui +l'on ait confiance. Personne ne l'aime ici, car il n'a jamais rien +fait pour gagner notre affection. S'il vous eût accordé des +faveurs spéciales, vous auriez sans doute trouvé tout autour de +vous des ennemies, soit déclarées, soit secrètes. Mais, après tout +ce qui s'est passé, presque toutes voudraient vous témoigner de la +sympathie, si elles l'osaient. Maîtresses et élèves pourront vous +regarder froidement pendant un jour ou deux; mais des sentiments +amis sont cachés dans leurs coeurs et paraîtront bientôt, d'autant +qu'ils auront été comprimés pendant quelque temps. Et d'ailleurs, +Jane...» + +Elle s'arrêta. + +«Eh bien, Hélène?» dis-je en mettant mes mains dans les siennes. + +Elle prit doucement mes doigts pour les réchauffer et continua: +«Si le monde entier vous haïssait et vous croyait coupable, mais +que votre conscience vous approuvât, et qu'en interrogeant votre +coeur il vous parût pur de toute faute, Jeanne, vous ne seriez pas +sans amie. + +-- Je le sais, mais ce n'est point assez pour moi. Si les autres +ne m'aiment pas, je préfère mourir plutôt que de vivre ainsi; je +ne puis pas accepter d'être seule et détestée. Hélène, voyez, pour +obtenir une véritable affection de vous, de Mlle Temple et de tous +ceux que j'aime sincèrement, je consentirais à avoir le bras +brisé, à être roulée à terre par un taureau, ou à me tenir debout +derrière un cheval furieux qui m'enverrait son sabot dans la +poitrine. + +-- Silence, Jane! Vous placez trop haut l'amour des hommes; vous +êtes trop impressionnable, trop ardente. La main souveraine qui a +créé votre corps et y a envoyé le souffle de vie, a placé pour +vous des ressources en dehors de vous-même et des créatures +faibles comme vous. Au delà de cette terre il y a un royaume +invisible; au-dessus de ce monde, habité par les hommes, il y en a +un habité par les esprits, et ce monde rayonne autour de nous, il +est partout; et ces esprits veillent sur nous, car ils ont mission +de nous garder; et si nous mourons dans la souffrance et dans la +honte, si nous avons été accablés par le mépris, abattus par la +haine, les anges voient notre torture et nous reconnaissent +innocents, si toutefois nous le sommes; et je sais que vous êtes +innocente de ces fautes dont M. Brockelhurst vous a lâchement +accusée, d'après ce qui lui avait été dit par Mme Reed; car j'ai +reconnu une nature sincère dans vos yeux ardents et sur votre +front pur. Dieu, qui attend la séparation de notre chair et de +notre esprit, nous couronnera après la mort; il nous accordera une +pleine récompense. Pourquoi nous laisserions-nous abattre par le +malheur, puisque la vie est si courte, et que la mort est le +commencement certain de la gloire et du bonheur?» + +J'étais silencieuse, Hélène m'avait calmée; mais dans cette +tranquillité qu'elle m'avait communiquée, il y avait un mélange +d'inexprimable tristesse; j'éprouvais une impression douloureuse à +mesure qu'elle parlait, mais je ne pouvais dire d'où cela venait. +Quand elle eut fini de parler, sa respiration devint plus rapide, +et une petite toux sèche sortit de sa poitrine. J'oubliai alors +pour un moment mes chagrins, et je me laissai aller à une vague +inquiétude. Inclinant ma tête sur l'épaule d'Hélène, je passai mon +bras autour de sa taille; elle m'approcha d'elle, et nous restâmes +ainsi en silence. + +Une autre personne entra dans la salle; le vent, qui avait écarté +quelques nuages épais, avait laissé la lune à découvert, et ses +rayons, en frappant directement sur une fenêtre voisine, nous +éclairèrent en plein, ainsi que la personne qui s'avançait. +C'était Mlle Temple. + +«Je venais vous chercher, Jane, dit-elle; j'ai à vous parler dans +ma chambre, et, puisque Hélène est avec vous, elle peut venir +aussi.» + +Nous nous levâmes pour suivre la directrice; il nous fallut +traverser plusieurs passages et monter un escalier avant d'arriver +à son appartement. + +Il me parut gai; il était éclairé par un bon feu. Mlle Temple dit +à Hélène de s'asseoir dans un petit fauteuil d'un côté du foyer, +et en ayant pris un autre elle-même, elle m'engagea à me placer à +ses côtés. + +«Êtes-vous consolée? me demanda-t-elle, en me regardant en face; +avez-vous assez pleuré vos chagrins? + +-- Je crains de ne jamais pouvoir me consoler. + +-- Pourquoi? + +-- Parce que j'ai été accusée injustement; parce que tout le +monde, et vous-même, madame, vous me croyez bien coupable. + +-- Nous croirons ce que nous verrons, et nous formerons notre +opinion d'après vos actes, mon enfant. Continuez à être bonne, et +vous me contenterez. + +-- Est-ce bien vrai, mademoiselle Temple? + +-- Oui, me répondit-elle en passant son bras autour de moi Et +maintenant dites-moi quelle est cette dame que M. Brockelhurst +appelle votre bienfaitrice. + +-- C'est Mme Reed, la femme de mon oncle; mon oncle est mort et +m'a laissée à ses soins. + +-- Elle ne vous a donc pas librement adoptée? + +-- Non, Mme Reed en était fâchée; mais mon oncle, à ce que m'ont +souvent répété les domestiques, lui avait fait promettre en +mourant de me garder toujours près d'elle. + +-- Eh bien, Jane, vous savez, ou, si vous ne le savez pas, je vous +apprendrai que lorsqu'un criminel est accusé, on lui permet +toujours de prendre la parole pour sa défense. Vous avez été +chargée d'une faute qui n'est pas la vôtre; défendez-vous aussi +bien que vous le pourrez; dites tout ce que vous offrira votre +mémoire; mais n'ajoutez rien, n'exagérez rien.» + +Je résolus, au fond de mon coeur, d'être modérée et exacte: et, +après avoir réfléchi quelques minutes pour mettre de l'ordre dans +ce que j'avais à dire, je me mis à raconter toute l'histoire de ma +triste enfance. + +J'étais épuisée par l'émotion; aussi mes paroles furent-elles plus +douces qu'elles ne l'étaient d'ordinaire lorsque j'abordais ce +sujet douloureux. Me rappelant ce qu'Hélène m'avait dit sur +l'indulgence, je mis dans mon récit bien moins de fiel que je n'en +mettais d'habitude; raconté ainsi, il était plus vraisemblable, +et, à mesure que j'avançais, je sentais que Mlle Temple me croyait +entièrement. + +Dans le courant de mon récit, j'avais parlé de M. Loyd comme étant +venu me voir après mon accès, car je n'avais point oublié le +terrible épisode de la chambre rouge. J'avais même craint qu'en le +racontant, mon irritation ne me fît dépasser en quelque sorte les +justes limites. Rien ne pouvait, en effet, adoucir en moi le +souvenir de cette douloureuse agonie qui s'était alors emparée de +mon coeur, et je me rappelais toujours comment Mme Reed avait +dédaigné mes instantes supplications, et m'avait enfermée pour la +seconde fois dans cette sombre chambre, que je croyais hantée par +un esprit. + +J'avais achevé; Mlle Temple me regarda en silence pendant quelques +minutes; puis elle me dit: + +«Je connais M. Loyd, je lui écrirai; si sa réponse s'accorde avec +ce que vous avez dit, vous serez publiquement déchargée de toute +accusation; pour moi, Jane, dès à présent je vous considère comme +innocente.» + +Elle m'embrassa et me garda près d'elle. J'en fus heureuse, car je +prenais un plaisir d'enfant à contempler sa figure, ses vêtements, +ses bijoux, son front pur, ses cheveux brillants, ses yeux noirs +qui rayonnaient. Se tournant alors vers Hélène, elle lui dit: + +«Comment êtes-vous ce soir, Hélène? avez-vous beaucoup toussé +aujourd'hui? + +-- Pas tout à fait autant que de coutume, je crois, madame. + +-- Et comment vont vos douleurs de poitrine? + +-- Un peu mieux.» + +Mlle Temple se leva, prit la main d'Hélène, et tâta son pouls; +puis elle retourna à se place, et je l'entendis soupirer. + +Elle demeura pensive pendant quelques minutes; mais, sortant tout +à coup de sa réflexion, elle nous dit gaiement: + +«Vous êtes mes hôtes ce soir, et je veux vous traiter comme tels.» + +En disant ces mots, elle sonna. + +«Barbara, dit-elle à la servante qui entra, je n'ai pas encore eu +mon thé; apportez le plateau et donnez des tasses pour ces deux +jeunes filles.» + +Le plateau fut apporté. Combien mes yeux furent charmés par ces +tasses de porcelaine, et cette théière, placée sur une petite +table ronde près du feu! Combien me semblèrent délicieux le parfum +du thé et l'odeur des tartines, dont à mon grand désappointement, +car la faim commençait à se faire sentir, je n'aperçus qu'une très +petite quantité. Mlle Temple en fit aussi la remarque. + +«Barbara, dit-elle, ne pourriez-vous pas nous apporter un peu plus +de pain et de beurre? il n'y en pas assez pour trois.» + +La servante sortit et revint bientôt. + +«Mademoiselle, dit-elle. Mme Harden dit qu'elle a envoyé la +quantité ordinaire.» + +Mme Harden était la femme de charge; elle était taillée sur le +même modèle que M. Brockelhurst; elle semblait faite de la même +chair et des mêmes os. + +«Oh! très bien, répondit Mlle Temple; nous nous en passerons +alors.» + +Au moment où la servante s'en allait, elle ajouta en souriant: + +«Heureusement que, pour cette fois, j'ai de quoi suppléer à ce qui +manque.» + +Ella invita Hélène et moi à nous approcher de la table, et plaça +devant chacune de nous une tasse de thé et une délicieuse mais +petite tartine de beurre; puis elle se leva, ouvrit un tiroir et +en tira un paquet enveloppé de papier: un pain d'épice d'une +majestueuse grandeur s'offrit à nos regards. + +«J'aurais voulu vous en donner à chacune un morceau pour +l'emporter, dit-elle; mais, puisque nous n'avons pas assez de pain +et de beurre, il faudra bien le manger maintenant.» + +Et sa main généreuse nous en coupa de grosses tranches. + +Ce soir-là, il nous sembla que nous étions nourries de nectar et +d'ambroisie. Le sourire de satisfaction avec lequel Mlle Temple +nous regardait pendant que nous apaisions nos appétits voraces sur +le mets délicat qu'elle nous avait libéralement réparti, ne fut +pas la moindre de nos joies. + +Le thé achevé et le plateau enlevé, elle nous rappela près du feu; +chacune de nous fut placée à ses côtés, et une conversation +s'engagea entre elle et Hélène. Ce n'était pas un petit privilège +que d'être admise à l'entendre. + +Mlle Temple avait toujours quelque chose de serein dans son +apparence, de noble dans son maintien. On trouvait dans son +langage cette exactitude épurée qui prévient l'exagération ou la +passion. Ceux qui la regardaient ou l'écoutaient, éprouvaient non +seulement un vif plaisir, mais aussi un profond respect. + +Ce fut ce qui m'arriva. Quant à Hélène, elle me frappa +d'admiration. + +Le repas confortable, le foyer réjouissant, la présence et la +bonté de son institutrice aimée, ou plutôt quelque chose qui se +passa dans cette âme privilégiée, réveilla toutes les puissances +de son être; elles s'allumèrent et commencèrent par animer d'une +teinte brillante ses joues, qui jusque-là avaient toujours été +pâles et privées de sang; puis elles vinrent éclairer ses yeux, +leur donner un doux rayonnement, et ils acquirent tout à coup une +beauté plus originale que celle de Mlle Temple, une beauté qui +n'était produite ni par une riche couleur ni par de longs cils ou +des sourcils bien dessinés, mais par la force de la pensée et la +splendeur de l'âme. Cette âme était là sur ses lèvres, et les +paroles coulaient de je ne sais quelle source mystérieuse. + +Une jeune fille de quatorze ans a-t-elle un coeur assez grand, +assez vigoureux pour renfermer la source sans cesse agitée d'une +éloquence pure, pleine et fervente? tel fut le sujet de la +conversation d'Hélène pendant toute cette soirée, dont je ne +perdrai jamais le souvenir; son esprit semblait vouloir vivre +autant dans un court espace que les autres durant une longue +existence. + +Mlle Temple et Hélène parlèrent de choses qui m'étaient +étrangères, des peuples et des temps passés, des contrées +éloignées, des secrets de la nature découverts ou devinés. Elles +parlèrent de différents livres; combien elles en avaient lu! que +de connaissances elles possédaient! les noms des auteurs français +leur semblaient familiers. Mais mon étonnement fut au comble, +quand Mlle Temple demanda à Hélène si elle trouvait quelquefois un +moment pour repasser le latin que son père lui avait enseigné, et, +prenant un livre dans sa bibliothèque, elle lui dit de lire et de +traduire une page de Virgile. + +Hélène obéit, et mon admiration croissait à chaque ligne. Au +moment où elle finissait, la cloche annonça qu'il était temps de +se coucher. Nous ne pouvions donc plus rester. Mlle Temple nous +embrassa, et nous pressant sur son coeur, elle nous dit: + +«Dieu vous bénisse, mes enfants!» + +Elle retint Hélène pressée contre elle un peu plus longtemps que +moi. Elle la laissa partir plus difficilement; ce fut Hélène que +son oeil suivit; ce fut pour elle qu'elle soupira tristement une +seconde fois, et qu'elle essuya une larme. + +En atteignant le dortoir, nous entendîmes la voix de +Mlle Scatcherd; elle examinait les tiroirs, elle était justement à +celui d'Hélène Burns, et, en entrant, celle-ci fut vivement +réprimandée. On lui déclara que le lendemain on lui attacherait à +l'épaule une demi-douzaine d'objets dépliés. + +«Il est bien vrai que mes tiroirs étaient dans un désordre +honteux, me dit tout bas Hélène; j'avais l'intention de les +ranger, et je l'ai oublié.» + +Le lendemain, Mlle Scatcherd écrivit en gros caractères, sur un +morceau de carton, ce mot: + +Désordonnée + +puis elle l'attacha sur le front d'Hélène, sur ce front bon, +élevé, doux, intelligent. + +Jusqu'au soir, la jeune fille supporta son châtiment avec patience +et sans avoir un seul instant conçu de ressentiment; car elle le +considérait comme une punition méritée. + +Au moment où Mlle Scatcherd s'en alla, après la classe du soir, je +courus à Hélène. Je lui arrachai du front ce papier, et je le +jetai au feu. + +Cette rage, dont Hélène était incapable, avait dévoré mon âme +pendant tout le jour, et des larmes brûlantes avaient coulé le +long de mes joues. La vue de cette triste résignation m'avait mis +au coeur une souffrance intolérable. + +Une semaine environ après ce que je viens de raconter, +Mlle Temple, qui avait écrit à M. Loyd, recevait une réponse; il +paraît que son récit s'accordait avec le mien. Mlle Temple ayant +donc rassemblé toute l'école, déclara qu'elle avait pris des +informations sur les fautes dont Jane Eyre avait été accusée par +M. Brockelhurst, et qu'elle se trouvait heureuse de la déclarer +innocente; les maîtresses me donnèrent des poignées de main et +m'embrassèrent; un murmure de plaisir se fit entendre parmi mes +compagnes. + +Délivrée d'un poids aussi accablant, je pris dès lors la +résolution de me mettre à l'oeuvre, et de me frayer un chemin au +milieu de toutes les difficultés. + +Je travaillai courageusement, et mes succès furent proportionnés à +mes efforts: ma mémoire, qui n'était pas naturellement très bonne, +s'améliora par la pratique; l'exercice aiguisa mon esprit; au bout +de quelques semaines, je fus placée dans une classe supérieure, et +je n'étais pas à Lowood depuis deux mois, lorsqu'on me permit de +commencer le français et le dessin. Le même jour, j'appris les +deux premiers temps du verbe Être, et je dessinai ma première +ferme, dont, par parenthèse, les murs étaient encore plus inclinés +que ceux de la fameuse tour penchée à Pise. + +Ce soir-là, en allant me coucher, j'oubliai de me servir en +imagination le souper de pommes de terre toutes chaudes, de pain +blanc et de lait nouvellement tiré, comme j'avais l'habitude de le +faire pour apaiser mon estomac affamé. Je me contentai, pour tout +repas, de regarder mille gravures idéales qui se présentaient à +mes yeux dans l'obscurité. Je me figurais qu'elles étaient toutes +mon ouvrage. Je voyais des maisons, des arbres, des rochers et des +ruines pittoresques, des groupes de châteaux, de belles peintures +représentant des papillons qui voltigeaient sur des roses en +boutons, des oiseaux becquetant les cerises mûres, ou bien un nid +de petits rouges-gorges, recouvert par des branches de lierre. Je +pensais aussi au jour où je serais capable de traduire couramment +un certain petit livre français que Mme Pierrot m'avait montré. Je +m'endormis avant d'avoir résolu ce problème d'une manière +satisfaisante. + +Salomon a bien raison de dire: «Mieux vaut un dîner d'herbe et +l'amour, qu'un boeuf à l'écurie et la haine.» + +Je n'aurais pas changé Lowood et toutes ses privations pour +Gateshead et son luxe. + + + +CHAPITRE IX + +Les privations, ou plutôt les souffrances que nous avions endurées +jusque-là, diminuaient; le printemps allait revenir, il était +presque arrivé; les gelées avaient cessé; les neiges étaient +fondues; les vents froids soufflaient moins fort; mes pauvres +pieds, que l'air glacial de janvier avait meurtris et enflés au +point de gêner ma marche, commençaient à guérir sous l'influence +des brises d'avril. Les nuits et les matinées, renonçant à une +température digne du Canada, ne glaçaient plus le sang dans nos +veines. Les récréations passées dans le jardin devenaient +supportables; quelquefois même, lorsque le soleil brillait, elles +étaient douées et agréables. La verdure perçait sur ces massifs +sombres qui, s'égayant chaque jour, faisaient croire que +l'espérance les traversait la nuit et laissait chaque matin des +traces plus brillantes de son passage. Les fleurs commençaient à +se mélanger aux feuilles; on voyait boutonner les violiers +d'hiver, les crocus, les oreilles d'ours couleur de pourpre, et +les pensées aux yeux dorés. Les jeudis, comme nous avions demi- +congé, nous allions nous promener, et nous trouvions des fleurs +encore plus belles, écloses sous les haies vives. + +Je m'aperçus aussi, à mon grand contentement, que le hasard nous +avait réservé une jouissance qui n'était limitée que par +l'horizon. + +Au delà de ces hautes murailles surmontées de pointes de fer qui +gardaient notre demeure, s'étendait un plateau riche en verdure et +en ombrages, et qu'encadrait une chaîne de sommets élevés; au +milieu coulait un ruisseau où se disputaient les pierres noires et +les remous étincelants. Combien cet aspect m'avait paru différent +sous un ciel d'hiver, alors que tout était roidi par la gelée ou +enseveli sous la neige, alors que des brouillards aussi froids que +la mort et poussés par des vents d'est venaient errer au-dessus de +ces sommets empourprés, puis se glissaient le long des chênes +verts pour se réunir enfin aux brumes glacées qui se balançaient +au-dessus du ruisseau! + +Ce ruisseau lui-même était dans cette saison un torrent bourbeux +et sans frein; il séparait le bois en deux parties, et faisait +entendre un grondement furieux à travers l'atmosphère souvent +épaissie par une pluie violente ou par des tourbillons de grêle; +quant à la forêt, pendant l'hiver son contour n'offrait aux +regards qu'une rangée de squelettes. + +Le mois d'avril touchait à sa fin, et mai approchait brillant et +serein. Chaque jour c'était un ciel bleu, de doux rayons de +soleil, des brises légères qu'envoyaient l'occident et le nord. La +végétation poussait avec force; tout verdissait, tout était +couvert de fleurs. La nature rendait la vie et la majesté aux +chênes, aux hêtres, aux ormeaux; les arbres et les plantes +venaient envahir chaque recoin; les fossés étaient remplis de +mousses variées, et une pluie de primevères, égayait le sol; je +voyais leur pâle éclat répandre une douce lueur sur les lieux +ombragés. + +Je sentais pleinement toutes ces choses; j'en jouissais souvent et +librement, mais presque toujours seule. J'avais donc enfin une +raison pour désirer cette liberté toute nouvelle pour moi, et que +je devais obtenir par mes efforts. + +N'ai-je pas fait de Lowood une belle habitation, quand je l'ai +dépeinte entourée de bois et de montagnes et placée sur le bord +d'une rivière? Sans doute le site était beau; mais était-il sain? +C'est là une autre question. + +La vallée boisée où était situé Lowood était le berceau de ces +brouillards qui engendrent les épidémies; avec le printemps les +brumes revinrent, s'introduisirent dans l'asile des orphelines, et +leur haleine répandit le typhus dans les dortoirs et dans les +salles d'étude. Aussi avant le commencement de mai l'école fut- +elle transformée en hôpital. + +Une mauvaise nourriture et des refroidissements négligés avaient +disposé une partie des élèves à subir la contagion. Quarante-cinq +sur quatre-vingts furent frappées en même temps. On interrompit +les classes; la discipline cessa d'être observée. Celles des +élèves qui continuaient à se bien porter obtinrent une liberté +entière, parce que le médecin insistait sur la nécessité d'un +exercice fréquent, et que d'ailleurs personne n'avait le temps de +nous surveiller. Mlle Temple était entièrement absorbée par les +malades; elle passait ses jours à l'infirmerie et ne la quittait +que pour prendre quelques heures de repos; les maîtresses +employaient tout leur temps à emballer et à faire les préparatifs +de départ pour les élèves privilégiées qui avaient des parents ou +des amis disposés à leur faire quitter ce centre de contagion. +Plusieurs déjà atteintes n'étaient arrivées chez elles que pour +mourir; d'autres rendirent le dernier soupir à Lowood, et furent +enterrées rapidement et en silence, la nature de l'épidémie +rendant tout délai dangereux. + +La maladie semblait avoir établi sa demeure à Lowood, et la mort y +répétait ses visites assidues. Des chambres et des couloirs +sortaient des émanations semblables à celles d'un hôpital. On +s'efforçait en vain de combattre la contagion par des remèdes. + +Cependant le joyeux mois de mai brillait sans nuages au-dessus de +ces montagnes à l'aspect pittoresque et de ce beau pays tout +couvert de bois. Les jardins étaient resplendissants de fleurs, +les buissons de houx avaient atteint la hauteur des arbres, les +lis étaient éclos, et les roses venaient de s'épanouir; les +plates-bandes de nos petits massifs étaient égayées par le trèfle +rose et la marguerite double; matin et soir l'églantier +odoriférant répandait son parfum semblable à celui des épices et +de la pomme. + +Mais tous ces trésors s'étalaient en vain pour la plupart des +jeunes filles de Lowood; quelquefois seulement on venait cueillir +un petit bouquet d'herbes et de fleurs destinées à orner un +cercueil. + +Quant à moi et à toutes celles dont la santé s'était maintenue, +nous jouissions pleinement des beautés du lieu et de la saison. +Depuis le matin jusqu'au soir on nous laissait courir dans les +bois comme des bohémiennes; nous agissions à notre fantaisie, nous +allions où nous poussait le caprice; puis notre régime était +meilleur que jadis. M. Brockelhurst et sa famille n'approchaient +plus de Lowood, toute inspection avait cessé; effrayée de +l'épidémie, l'avare femme de charge était partie. Celle qui la +remplaçait avait été employée au Dispensaire de Lowton, et, ne +connaissant pas les habitudes de sa nouvelle place, elle +distribuait les aliments avec plus de libéralité. Il y avait +d'ailleurs moins de monde à nourrir; les malades mangeaient peu, +de sorte que nos plats se trouvaient plus copieux. + +Lorsqu'on n'avait pas le temps de préparer le dîner, ce qui +arrivait souvent, on nous donnait un gros morceau de pâté froid ou +une épaisse tartine de pain et de fromage; nous emportions alors +notre repas dans les bois, où nous choisissions l'endroit qui nous +plaisait le mieux, et nous dînions somptueusement sur l'herbe. + +Ma place favorite était une pierre large et unie qui dominait le +ruisseau; on ne pouvait y arriver qu'en traversant l'eau, trajet +que je faisais toujours nu-pieds. Cette pierre était juste assez +large pour qu'on pût commodément s'y asseoir à deux; je m'y +rendais avec une autre enfant. + +À cette époque, ma compagne favorite était Marianne Wilson, petite +personne fine et observatrice, dont la compagnie me plaisait, tant +à cause de son esprit et de son originalité, qu'à cause de ses +manières qui me mettaient à l'aise. Plus âgée que moi de quelques +années, elle connaissait mieux le monde, et pouvait me raconter +les choses que j'aimais à entendre. Près d'elle ma curiosité était +satisfaite; elle était indulgente pour tous mes défauts, et ne +cherchait jamais à mettre un frein à mes paroles. Elle avait un +penchant pour le récit, moi pour l'analyse; elle aimait à donner +des détails, moi à en demander; nous nous convenions donc très +bien, et nous tirions de nos conversations mutuelles sinon +beaucoup d'utilité, du moins beaucoup de plaisir. + +Mais, pendant ce temps, que devenait Hélène Burns? Pourquoi ne +pouvais-je pas passer avec elle ces douces journées de liberté? +L'avais-je oubliée? ou étais-je assez indigne d'elle pour m'être +fatiguée de sa noble intimité? Certes Marianne Wilson était +inférieure à ma première amie: elle pouvait me raconter des +histoires amusantes, contenter ma curiosité par des commérages +piquants que je désirais savoir; mais le propre d'Hélène était de +donner à ceux qui avaient le bonheur de causer avec elle +l'aspiration vers les choses élevées. + +Lecteurs, je savais et je sentais tout cela, et, quoique j'aie +bien des défauts et peu de qualités pour les racheter, je ne me +suis pourtant jamais fatiguée d'Hélène; je n'ai jamais cessé +d'avoir pour elle un attachement fort, tendre et respectueux, +autant que le pouvait mon coeur. + +Et comment en eût-il été autrement, quand Hélène en tout temps, +dans toutes circonstances, m'avait montré une amitié calme et +fidèle, que la mauvaise humeur n'avait jamais ternie, que +l'irritation n'avait jamais troublée? Mais Hélène était malade; +depuis quelques semaines on l'avait séparée de nous, et je ne +savais point dans quelle chambre elle avait été transportée. + +Elle n'habitait pas dans l'infirmerie avec les élèves malades de +l'épidémie; car elle n'était point attaquée du typhus, mais d'une +maladie de poitrine, et dans mon ignorance je regardais cette +maladie comme une souffrance douce et lente que le temps et les +soins devaient sûrement faire disparaître. + +Je fus confirmée dans cette idée en la voyant descendre deux ou +trois fois par des journées très chaudes. Elle était conduite au +jardin par Mlle Temple, mais on ne me permettait pas d'aller lui +parler; je ne pouvais la voir qu'à travers la fenêtre de la salle +d'étude, et encore très vaguement, car elle était enveloppée d'un +châle, et elle allait se placer à distance sous la galerie. + +Un soir, au commencement de juin, j'étais restée très tard dans +les bois avec Marianne; comme de coutume, après nous être séparées +des autres, nous nous étions mises à errer au loin, mais si loin, +cette fois, que nous nous étions perdues, et que nous avions été +obligées de demander notre chemin à un homme et à une femme qui +faisaient paître dans la forêt un troupeau de porcs à demi +sauvages. + +Lorsque nous arrivâmes, la lune était levée; un cheval que nous +reconnûmes pour être celui du médecin était attaché à la porte du +jardin; Marianne me fit observer qu'il devait y avoir quelqu'un de +très malade pour qu'on fût allé chercher M. Bates à une pareille +heure, et elle retourna à la maison. + +Moi, je restai encore quelques minutes pour planter dans mon +jardin une poignée de racines que je rapportais de la forêt et que +je craignais de voir se faner en les laissant hors de terre +jusqu'au lendemain. + +Ce travail achevé, je ne rentrai pas encore; la rosée donnait un +doux parfum aux fleurs, la soirée était sereine et chaude; +l'orient empourpré promettait un beau lendemain; à l'occident la +lune se levait majestueuse; je remarquais toutes ces choses, et +j'en jouissais comme un enfant peut en jouir. Mon esprit s'arrêta +sur une pensée qui jusqu'alors ne l'avait jamais préoccupé. + +«Combien il est pénible, me dis-je, d'être étendue maintenant sur +un lit de douleur, et de se trouver en danger de mort! Ce monde +est beau, et il est triste d'en être arraché pour aller... qui +sait où?» + +Alors mon intelligence fit son premier effort sérieux pour +comprendre ce qui lui avait été enseigné sur le ciel et sur +l'enfer, et pour la première fois elle recula effrayée; et pour la +première fois, regardant en avant et en arrière, elle se vit +entourée d'un abîme sans fond: elle ne sentait et ne comprenait +qu'une chose, le présent; le reste n'était qu'un nuage informe, un +gouffre vide, et elle tressaillait à l'idée de se trouver plongée +au milieu de ce chaos. + +J'étais abîmée dans ces réflexions, lorsque j'entendis ouvrir la +grande porte; M. Bates sortit avec la garde-malade. + +Lorsque celle-ci se fut assurée que le médecin était monté sur son +cheval et reparti, elle se prépara à fermer la porte, mais je +courus vers elle. + +«Comment va Hélène Burns? demandai-je. + +-- Très mal, répondit-elle. + +-- Est-ce elle que M. Bates est venu voir? + +-- Oui. + +-- Et que dit-il? + +-- Il dit qu'elle ne restera plus longtemps ici.» + +Si j'avais entendu cette même phrase la veille, j'aurais cru +qu'Hélène allait retourner dans le Northumberland, chez son père, +et je n'aurais pas supposé une mort prochaine; mais ce jour-là je +compris tout de suite. Je vis clairement qu'Hélène comptait ses +derniers jours, qu'elle allait quitter ce monde pour être +transportée dans la région des esprits, si toutefois cette région +existe. Mon premier sentiment fut l'effroi; ensuite mon coeur fut +serré par une violente douleur; enfin j'éprouvai le désir, le +besoin de la voir; je demandai dans quelle chambre elle était. + +«Elle est dans la chambre de Mlle Temple, me dit la garde. + +-- Puis-je monter lui parler? + +-- Oh non, enfant, cela n'est pas probable; et puis il est temps +de rentrer. Vous prendrez la fièvre si vous restez dehors quand la +rosée tombe.» + +La garde ferma, et je rentrai par une porte latérale qui +conduisait à la salle d'étude. Il était juste temps. Neuf heures +venaient de sonner, et Mlle Miller appelait les élèves pour se +coucher. + +Deux heures se passèrent; il devait être à peu près onze heures; +je n'avais pu m'endormir. Jugeant d'après le silence complet du +dortoir que toutes mes compagnes étaient plongées dans un profond +sommeil, je me levai, je passai ma robe et je sortis nu-pieds de +l'appartement. Je me mis à chercher la chambre de Mlle Temple; +elle était à l'autre bout de la maison; je connaissais le chemin, +et la lumière de la lune entrant par les fenêtres me le fit +trouver sans peine. + +Une odeur de camphre et de vinaigre brûlé m'avertit que je me +trouvais près de l'infirmerie; je passai rapidement, dans la +crainte d'être entendue par la garde qui veillait toute la nuit: +j'avais peur d'être aperçue et renvoyée dans mon lit, car il +fallait que je visse Hélène; j'étais décidée à la serrer dans mes +bras avant sa mort, à lui donner un dernier baiser, à échanger +avec elle une dernière parole. + +Après avoir descendu un escalier, traversé une portion de la +maison et réussi à ouvrir deux portes sans être entendue, +j'atteignis un autre escalier; je le montai. Juste en face de moi +se trouvait la chambre de Mlle Temple. + +On voyait briller la lumière par le trou de la serrure et sous la +porte; tout y était silencieux. En m'approchant je m'aperçus que +la porte était entr'ouverte, probablement pour permettre à l'air +du dehors d'entrer dans ce refuge de la maladie. + +Impatiente et peu disposée à l'hésitation, car une douloureuse +angoisse s'était emparée de mon âme et de mes sens, je poussai la +porte et je regardai dans la chambre; mes yeux cherchaient Hélène, +et craignaient de trouver la mort. + +Près de la couche de Mlle Temple et à moitié recouvert par ses +rideaux blancs se trouvait un petit lit; je vis la forme d'un +corps se dessiner sous les couvertures; mais la figure était +cachée par les rideaux. La garde à laquelle j'avais parlé dans le +jardin s'était endormie sur un fauteuil; une chandelle qu'on avait +oubliée de moucher brûlait sur la table. + +Mlle Temple n'y était pas; je sus plus tard qu'elle avait été +appelée près d'une jeune fille à l'agonie. + +Je fis quelques pas et je m'arrêtai devant le lit: ma main était +posée sur le rideau; mais je préférais parler avant de le tirer, +car j'avais peur de ne trouver qu'un cadavre. + +«Hélène, murmurai-je doucement, êtes-vous éveillée?» + +Elle se souleva, écarta le rideau, et je vis sa figure pâle, +amaigrie, mais parfaitement calme. Elle me parut si peu changée +que mes craintes cessèrent immédiatement. + +«Est-ce bien vous, Jane? me demanda-t-elle de sa douce voix. + +-- Oh! pensai-je, elle ne va pas mourir; ils se trompent: car, +s'il en était ainsi, sa parole et son regard ne seraient pas aussi +calmes.» + +Je m'avançai vers son petit lit, et l'embrassai. Son front, ses +joues, ses mains, tout son corps enfin était froid; mais elle +souriait comme jadis. + +«Pourquoi êtes-vous venue ici, Jane? il est onze heures passées; +je les ai entendues sonner il y a quelques instants. + +-- J'étais venue vous voir, Hélène; on m'avait dit que vous étiez +très malade, je n'ai pas pu m'endormir avant de vous avoir parlé. + +-- Vous venez alors pour me dire adieu; vous arrivez bien à temps. + +-- Allez-vous quelque part, Hélène? retournez-vous dans votre +demeure? + +-- Oui, dans ma dernière, dans mon éternelle demeure. + +-- Oh non, Hélène!» + +Je m'arrêtai émue. Pendant que je cherchais à dévorer mes larmes, +Hélène fut prise d'un accès de toux, et pourtant la garde ne +s'éveilla pas. L'accès fini, Hélène resta quelques minutes +épuisée; puis elle murmura: + +«Jane, vos petits pieds sont nus; venez coucher avec moi, et +cachez-vous sous ma couverture.» + +J'obéis; elle passa son bras autour de moi et m'attira tout près +d'elle. Après un long silence elle me dit, toujours très bas: + +«Je suis très heureuse, Jane. Quand on vous dira que je suis +morte, croyez-le et ne vous affligez pas; il n'y a là rien de +triste: nous devons tous mourir un jour, et la maladie qui +m'enlève à la terre n'est point douloureuse, elle est douce et +lente; mon esprit est en repos; personne ici-bas ne me regrettera +beaucoup. Je n'ai que mon père; il s'est remarié dernièrement, et +ma mort ne sera pas un grand vide pour lui. En mourant jeune, +j'échappe à de grandes souffrances; je n'ai pas les qualités et +les talents nécessaires pour me frayer aisément une route dans le +monde, et j'aurais failli sans cesse. + +-- Mais où allez-vous, Hélène? Pouvez-vous le voir? le savez-vous? + +-- J'ai la foi, et je crois que je vais vers Dieu. + +-- Où est Dieu? Qu'est-ce que Dieu? + +-- Mon créateur et le vôtre; il ne détruira jamais son oeuvre; +j'ai foi en son pouvoir et je me confie en sa bonté; je compte les +heures jusqu'au moment solennel qui me rendra à lui et qui le +révélera à moi. + +-- Alors, Hélène, vous êtes sûre que le ciel existe réellement, et +que nos âmes peuvent y arriver après la mort? + +-- Oui, Jane, je suis sûre qu'il y a une vie à venir; je crois que +Dieu est bon et que je puis en toute confiance m'abandonner à lui +pour ma part d'immortalité. Dieu est mon père, Dieu est mon ami; +je l'aime et je crois qu'il m'aime. + +-- Hélène, vous reverrai-je de nouveau après ma mort? + +-- Oui, vous viendrez vers cette même région de bonheur; vous +serez reçue par cette même famille toute-puissante et universelle, +n'en doutez pas, chère Jane!» + +Je me demandai quelle était cette région, si elle existait; mais +je ne fis pas part de mes doutes à Hélène. Je pressai mon bras +plus fortement contre elle; elle m'était plus chère que jamais; il +me semblait que je ne pouvais pas la laisser partir, et je cachai +ma figure contre son cou. Alors elle me dit de l'accent le plus +doux: + +«Je me sens mieux; mais ce dernier accès de toux m'a un peu +fatiguée et j'ai besoin de dormir. Ne m'abandonnez pas, Jane, +j'aime à vous sentir près de moi. + +-- Je resterai avec vous, chère Hélène, et personne ne pourra +m'arracher d'ici. + +-- Avez-vous chaud, ma chère? + +-- Oui. + +-- Bonsoir, Jane. + +-- Bonsoir, Hélène.» + +Elle m'embrassa, je l'embrassai, et toutes deux nous nous +endormîmes. + +Quand je me réveillai, il faisait jour. Je fus tirée de mon +sommeil par un mouvement inaccoutumé; je regardai autour de moi, +j'étais dans les bras de quelqu'un, la garde me portait; elle +traversa le passage pour me ramener au dortoir. Je ne fus pas +réprimandée pour avoir quitté mon lit, on était occupé de bien +autre chose; on me refusa les détails que je demandais, quelques +jours après j'appris que Mlle Temple, en rentrant dans la chambre, +m'avait trouvée couchée dans le petit lit, ma figure appuyée sur +l'épaule d'Hélène, mon bras passa autour de son cou. J'étais +endormie; Hélène Burns était morte. + +Son corps fut déposé dans le cimetière de Brocklebridge. Pendant +quinze ans, il ne fut recouvert que d'un monticule de gazon; mais +maintenant un marbre gris indique la place où elle repose. + +On y lit son nom et ce seul mot: + +RESURGAM, + + + +CHAPITRE X + +Jusqu'ici j'ai raconté avec détail les événements de mon existence +peu variée; pour les premiers jours de ma vie il m'a fallu presque +autant de chapitres que d'années; mais je n'ai pas l'intention de +faire une biographie exacte, et je ne me suis engagée à interroger +ma mémoire que sur les points où ses réponses peuvent être +intéressantes; je passerai donc huit années sous silence; quelques +lignes seulement seront nécessaires pour comprendre ce qui va +avoir lieu. + +Quand le typhus eut achevé sa tâche de destruction, il quitta +petit à petit Lowood; mais sa violence et le nombre des victimes +avaient attiré l'attention publique sur l'école; on fit des +recherches pour connaître l'origine du fléau; les détails qui +furent découverts excitèrent l'indignation au plus haut point. La +position malsaine de l'établissement, la quantité et la qualité de +la nourriture, l'eau saumâtre et fétide employée pour la +préparation des aliments, l'insuffisance des vêtements, tout enfin +fut dévoilé. Cette découverte, mortifiante pour M. Brockelhurst, +fut très utile pour l'institution. + +Plusieurs personnes riches et bienfaisantes réunirent une somme +qui permit de rebâtir Lowood d'une manière plus convenable et dans +une meilleure position; de nouveaux règlements remplacèrent les +anciens. La nourriture et les vêtements subirent plusieurs +améliorations: les fonds de l'école furent confiés à un comité. + +M. Brockelhurst ne pouvait être chassé à cause de sa richesse et +de la célébrité de sa famille; il resta donc trésorier, mais on +lui associa des hommes d'un esprit plus large et plus sympathique. +Il fut aidé dans sa charge d'examinateur par des personnes habiles +à faire marcher de front la raison et la sévérité, le confort et +l'économie, la bonté et la justice. L'école, ainsi améliorée, +devint une institution vraiment noble et utile. + +Après cette régénération, j'habitai encore huit années les murs de +Lowood; six à titre d'élève, et deux à titre de maîtresse. Dans +l'une et l'autre de ces positions, Je pus rendre justice à la +valeur et à l'importance de cet établissement. + +Pendant ces huit années ma vie fut uniforme; mais, comme elle +était laborieuse, elle ne me parut pas triste. J'étais à même +d'acquérir une excellente éducation. Je me sentais excitée au +travail, tant par mon amour pour certaines études et mon désir +d'exceller en tout, que par un besoin de plaire à mes maîtresses, +surtout à celles que j'aimais. Je ne perdis donc aucun des +avantages qui m'étaient offerts. J'arrivai à être l'élève la plus +forte de la première classe; alors je passai maîtresse. + +Je m'acquittai de ma tâche avec zèle pendant deux années; mais au +bout de ce temps mes idées prirent un autre cours. + +Au milieu de tous les changements dont je viens de parler, +Mlle Temple était demeurée directrice de l'école, et c'était à +elle que je devais la plupart de mes connaissances; j'avais +toujours mis ma joie dans sa présence et dans son affection. Elle +m'avait tenu lieu de mère, d'institutrice, et, dans les derniers +temps, de compagne. Mais alors elle se maria avec un ministre, +excellent homme et presque digne d'une telle femme. Elle partit +avec son mari pour un pays éloigné, en sorte qu'elle fut perdue +pour moi. + +Du jour où elle me quitta, je ne fus plus la même; avec elle +s'envolèrent les doux sentiments, les associations d'idées qui +m'avaient rendu Lowood si cher. J'avais emprunté quelque chose à +sa nature; j'avais beaucoup pris de ses habitudes. Mes pensées +étaient plus harmonieuses, des sensations mieux réglées avaient +pris place dans mon esprit; j'étais fidèle au devoir et à l'ordre; +je me sentais calme et je me croyais heureuse; aux yeux des autres +et même aux miens, je semblais disciplinée et soumise. + +Mais la destinée, en la personne du révérend M. Nasmyth, vint se +placer entre Mlle Temple et moi. + +Peu de temps après son union, je la vis monter en toilette de +voyage dans une chaise de poste. Je vis la voiture disparaître +derrière la colline, après l'avoir lentement gravie; puis je +rentrai dans ma chambre, où je passai seule la plus grande partie +du jour de congé accordé pour cette occasion. + +Je m'y promenai pendant presque tout le temps. Il me semblait que +je venais simplement de faire une perte douloureuse, et que je +devais chercher les moyens de la réparer. Mais quand mes +réflexions furent achevées, après l'écoulement de l'après-midi et +d'une partie de la soirée, je découvris autre chose. Je m'aperçus +qu'une transformation venait de s'opérer chez moi. Mon esprit +s'était dépouillé de tout ce qu'il avait emprunté à Mlle Temple, +ou plutôt elle avait emporté avec elle cette atmosphère qui +m'environnait alors qu'elle était près de moi. Maintenant que +j'étais abandonnée à moi-même, je commençais à ressentir de +nouveau l'aiguillon des mes émotions passées. Ce n'était pas le +soutien qui m'était arraché, mais plutôt la cause de mes efforts +qui m'était enlevée. Ce n'était pas la force nécessaire pour être +calme qui me faisait défaut, mais celle qui avait amené ce calme +n'était plus près de moi. Jusque-là, le monde, pour moi, avait été +renfermé dans les murs de Lowood. Mon expérience se bornait à la +connaissance de ses règles et de ses systèmes; mais maintenant je +venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des +champs d'espoir, de crainte, d'émotion et d'excitation, étaient +ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant +et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie. + +Je m'avançai vers ma fenêtre; je l'ouvris et je regardai devant +moi: ici étaient les deux ailes du bâtiment; là le jardin, puis +les limites de Lowood; enfin, l'horizon de montagnes. + +Je jetai un rapide coup d'oeil sur tous ces objets, et mes yeux +s'arrêtèrent enfin sur les pics bleuâtres les plus éloignés. +C'était ceux-là que j'avais le désir de franchir. Ce vaste plateau +qu'entouraient les bruyères et les rochers me semblait une prison, +une terre d'exil. Mon regard parcourait cette grande route qui +tournait au pied de la montagne et disparaissait dans une gorge +entre deux collines. J'aurais désiré la suivre des yeux plus loin +encore; je me mis à penser au temps où j'avais voyagé sur cette +même route, où j'avais descendu ces mêmes montagnes à la faible +lueur d'un crépuscule. Un siècle semblait s'être écoulé depuis le +jour où j'étais arrivée à Lowood, et pourtant depuis je ne l'avais +jamais quitté; j'y avais passé mes vacances. Mme Reed ne m'avait +jamais fait demander à Gateshead; ni elle ni aucun membre de sa +famille n'étaient jamais venus me visiter. Je n'avais jamais eu de +communications, soit par lettre, soit par messager, avec le monde +extérieur. Les règles, les devoirs, les habitudes, les voix, les +figures, les phrases, les coutumes, les préférences et les +antipathies de la pension, voilà tout ce que je savais de +l'existence, et je sentais maintenant que ce n'était point assez. +En une seule après-midi, cette routine de huit années était +devenue pesante pour moi; je désirais la liberté; je soupirais +vers elle et je lui adressai une prière. Mais il me sembla qu'une +brise fugitive emportait avec elle chacune de mes paroles. Je +renonçai donc à cette espérance, et je fis une plus humble +demande; j'implorai un changement de position; cette demande aussi +sembla se perdre dans l'espace. + +Alors, à moitié désespérée, je m'écriai: «Accordez-moi au moins +une autre servitude!» + +Ici la cloche du souper se fit entendre, et je descendis. Jusqu'au +moment où les élèves furent couchées, je ne pus reprendre le fil +de mes réflexions, et alors même une maîtresse avec laquelle +j'occupais une chambre commune me détourna, par un débordement de +paroles, de mes pensées et de mes aspirations. + +Je souhaitais que le sommeil vînt lui imposer silence; il me +semblait que, si seulement je pouvais réfléchir un peu à ce qui me +préoccupait pendant que j'étais accoudée à la fenêtre, je +trouverais une solution à ce problème. + +Mlle Gryee se décida enfin à ronfler; c'était une lourde femme du +pays de Galles, et jusque-là cette musique habituelle ne m'avait +semblé qu'une gêne. Ce jour-là, j'en saluai les premières notes +avec satisfaction; j'étais désormais à l'abri de toute +interruption, et mes pensées à demi effacées se ranimèrent +promptement. + +«Une autre servitude, disais-je tout bas. Ce mot doit avoir un +sens pour moi, parce qu'il ne résonne pas trop doucement à mon +oreille. Ce n'est pas comme les mots de liberté, de bonheur, sons +délicieux, mais pour moi vains, fugitifs et sans signification. +Vouloir les écouter, c'est perdre mon temps; mais la servitude +vaut la peine qu'on y pense. Tout le monde peut servir; je l'ai +fait huit années ici: tout ce que je demande, c'est de servir +ailleurs; ne puis-je arriver par ma seule volonté? Oh non! ce but +ne doit pas être difficile à atteindre; si j'avais seulement un +cerveau assez actif pour en trouver les moyens!» + +Je m'assis sur mon lit, espérant ainsi exciter ce pauvre cerveau. +La nuit était froide; je jetai un châle sur mes épaules et je me +remis à penser de toutes mes forces. + +«Qu'est-ce que je veux? me demandais-je. Un nouveau pays, une +nouvelle maison, des visages, des événements nouveaux. Je ne veux +que cela, parce qu'il serait inutile de rien vouloir de mieux. +Mais comment doit-on faire pour obtenir une nouvelle place? Avoir +recours à ses amis? Je n'en ai pas. Mais il y en a bien d'autres +qui n'ont pas d'amis, qui doivent se tirer d'affaire elles-mêmes +et être leur propre soutien: quelle est donc leur ressource?» + +Je ne pouvais le dire; personne ne répondait à ma question. Alors +j'ordonnai à mon imagination de trouver promptement une solution. + +Elle travailla de plus en plus rapidement; je sentais de violentes +pulsations dans mes tempes: mais pendant près d'une heure elle +s'épuisa dans le vide, et aucun résultat ne suivit ses efforts. + +Rendue fiévreuse par ce labeur inutile, je me levai et je me mis à +marcher dans ma chambre. J'écartai le rideau pour regarder +quelques étoiles; puis, saisie par le froid, je retournai à mon +lit. + +Pendant mon absence une bonne fée avait sans doute déposé sur mon +oreiller, la réponse tant cherchée; car, au moment où je me +recouchai, elle me vint à l'esprit naturellement et sans efforts. +Ceux qui veulent une place, pensai-je, n'ont qu'à en donner avis +au journal le Héraut du comté. + +Mais comment? C'est ce que j'ignorais. + +La réponse arriva d'elle-même. + +Vous n'avez qu'à écrire ce que vous désirez et à mettre la lettre +sous enveloppe ainsi que l'argent nécessaire à l'insertion +demandée; puis vous adresserez le tout au directeur du Héraut. Par +la première occasion qui s'offrira vous enverrez la lettre à la +poste de Lowton. Vous indiquerez dans votre billet que la réponse +doit être adressée à J. E., poste restante; vous pourrez retourner +la chercher huit jours après votre envoi, et s'il y a une réponse, +vous agirez selon ce qu'elle contiendra. + +Je me mis à passer et repasser ce projet dans ma tête; j'y pensai +jusqu'au moment où il devint clair et praticable dans mon esprit; +alors, satisfaite de ce que j'avais fait, je m'endormis. + +Je me levai à la pointe du jour, et avant l'heure où sonna la +cloche qui devait éveiller toute l'école, ma lettre était écrite, +fermée, et l'adresse mise. Voici comment elle était conçue: + +«Une jeune fille habituée à l'enseignement (j'avais été maîtresse +pendant deux années) désire se placer dans une famille où les +enfants seraient au-dessous de quatorze ans (je pensais qu'ayant à +peine dix-huit ans je ne pouvais pas prendre la direction d'élèves +plus près de mon âge). Elle peut enseigner les éléments ordinaires +d'une bonne éducation anglaise, montrer le français, le dessin et +la musique (à cette époque, lecteur, ce catalogue restreint était +regardé comme assez étendu.) Adresser à J. E., poste restante, +Lowton, comté de...» + +Cette missive resta enfermée dans mon tiroir pendant tout le jour. +Après le thé, je demandai à la nouvelle directrice la permission +d'aller à Lowton faire quelques emplettes, tant pour moi que pour +les autres maîtresses. Elle me fut promptement accordée, et je +partis. + +J'avais deux milles à parcourir par une soirée humide, mais les +jours étaient encore assez longs. J'allai dans une ou deux +boutiques, et, après avoir jeté ma lettre à la poste, je revins +par une pluie battante. Mes vêtements furent inondés, mais je +sentais mon coeur plus léger. + +La semaine suivante me sembla longue; elle eut pourtant une fin +comme toute chose terrestre; et, par un beau soir d'automne, je +suivais de nouveau la route qui conduit à la ville. + +Le chemin était pittoresque: il longeait les bords du ruisseau et +serpentait à travers les courbes de la vallée; mais, ce jour-là, +la verdure et l'eau m'intéressaient peu, et je songeais plutôt à +la lettre que j'allais trouver ou ne pas trouver, dans cette +petite ville vers laquelle je dirigeais mes pas. + +Le prétexte de ma course ce jour-là était de me commander une +paire de souliers; ce fut donc la première chose que je fis. Puis, +quittant la petite rue propre et tranquille du cordonnier, je me +dirigeai vers le bureau de poste. + +Il était tenu par une vieille dame qui portait des lunettes de +corne et des mitaines noires. + +«Y a-t-il des lettres pour J. E.?» demandai-je. + +Elle me regarda par-dessus ses lunettes, ouvrit son tiroir et y +chercha pendant longtemps, si longtemps que je commençais à perdre +tout espoir; enfin elle prit un papier qu'elle tint devant ses +yeux cinq minutes environ, puis elle me le présenta en fixant sur +moi un regard scrutateur et où perçait le doute: la lettre portait +pour adresse: J. E. + +«N'y en a-t-il qu'une? demandai-je. + +-- C'est tout,» me répondit-elle. + +Je la mis dans ma poche et je retournai à Lowood Je ne pouvais pas +l'ouvrir tout de suite: le règlement m'obligeait à être de retour +à huit heures, et il en était presque sept et demie. + +Différents devoirs m'attendaient à mon arrivée: il fallait rester +avec les enfants pendant l'heure de l'étude; c'était à moi de lire +les prières, d'assister au coucher des élèves; ensuite vint le +souper avec les maîtresses; enfin, lorsque nous nous retirâmes, +l'inévitable Mlle Gryee partagea encore ma chambre. + +Nous n'avions plus qu'un petit bout de chandelle, et je tremblais +à l'idée de le voir finir avant le bavardage de ma compagne. +Heureusement son souper produisit un effet soporifique; je n'avais +pas achevé de me déshabiller, que déjà elle ronflait. La chandelle +n'était pas encore entièrement consumée; je pris ma lettre, dont +le cachet portait l'initiale F.; je l'ouvris. + +Elle était courte et ainsi conçue: + +«Si J. E., qui s'est fait annoncer dans le Héraut de mardi, +possède les connaissances indiquées, si elle est en position de +donner des renseignements satisfaisants sur son caractère et sur +son instruction, une place lui est offerte; Il n'y a qu'une élève, +une petite fille au-dessous de dix ans. Les appointements sont de +30 livres, J. E. devra envoyer son nom, son adresse, et tous les +renseignements demandés, chez Mme Fairfax, à Thornfield, près +Millcote, comté de Millcote.» + +J'examinai longtemps la lettre: l'écriture, ancienne et tremblée, +trahissait la main d'une dame âgée. Je me réjouis de cette +circonstance. J'avais été prise d'une secrète terreur. Je +craignais, en agissant ainsi moi-même et d'après ma propre +inspiration, de tomber dans quelque piège, et, par-dessus tout, je +voulais que le résultat de mes efforts fût honorable. Je sentais +qu'une vieille dame serait une garantie pour mon entreprise. + +Je me la représentais vêtue d'une robe noire et d'un bonnet de +veuve, froide peut-être, mais non pas impertinente; enfin je la +taillais sur le modèle des vieilles nobles anglaises. Thornfield! +c'était sans doute le nom de la maison; je me la figurais jolie et +arrangée avec ordre. Millcote! Je me mis à repasser dans ma +mémoire la carte de l'Angleterre. Le comté de Millcote était de +soixante lieues plus près de Londres que le pays où je demeurais. +Je considérais cela comme un avantage; je désirais aller vers la +vie et le mouvement. Millcote était une grande ville +manufacturière sur les bords de l'A... Ce devait être sans doute +un lieu bruyant; eh bien! tant mieux! le changement serait +complet; non pas que mon imagination fût très captivée par les +longues cheminées et les nuages de fumée; «mais, me disais-je, +Thornfield sera sans doute à une bonne distance de la ville.» + +Ici la bobèche tomba et la mèche s'éteignit. Le jour suivant, de +nouvelles démarches étaient nécessaires. Je ne pouvais plus garder +mes projets pour moi seule; pour les accomplir, il fallait en +parler à d'autres. + +Ayant obtenu une audience de la directrice pendant la récréation +de l'après-midi, je lui appris que je cherchais une place où le +salaire serait double de ce que je gagnais à Lowood, car, à cette +époque, je ne recevais que 15 livres par an. Je la priai de parler +pour moi à M. Brockelhurst ou à quelque autre membre du Comité, et +de lui demander de vouloir bien répondre de moi si l'on venait à +lui pour de renseignements. + +Elle consentit obligeamment à se charger de cette affaire, et, le +jour suivant, elle parla à M. Brockelhurst. Celui-ci déclara qu'il +fallait écrire à Mme Reed, puisqu'elle était ma tutrice naturelle. +Une lettre fut donc envoyée à ma tante; elle répondit que je +pouvais agir comme bon me semblait, et que depuis longtemps elle +avait renoncé à se mêler de ce qui me regardait. Le billet passa +entre les mains de tous les membres du Comité, et, après un délai +qui me parut insupportable, j'obtins la permission formelle +d'améliorer ma condition si je le pouvais. Un certificat +constatant que je m'étais toujours bien conduite à Lowood, tant +comme maîtresse que comme élève, témoignant en faveur de mon +caractère et de mes capacités, et signé des inspecteurs, devait +m'être accordé prochainement. + +Ce certificat, je l'obtins en effet au bout d'une semaine. J'en +envoyai une copie à Mme Fairfax, et je reçus une réponse. Elle +était satisfaite des détails que je lui avais donnés, et elle +m'accordait un délai de quinze jours avant de prendre chez elle ma +place d'institutrice. Je m'occupai de faire mes préparatifs; la +quinzaine passa rapidement; je n'avais pas un grand trousseau, +bien qu'il fût proportionné à mes besoins, et le dernier jour me +suffit pour faire ma malle. + +C'était la même que j'avais apportée huit ans auparavant en +arrivant de Gateshead. + +La malle était ficelée, l'adresse mise; le voiturier devait venir +dans une demi-heure la chercher pour la porter à Lowton, où moi- +même je devais rendre le lendemain de bonne heure pour prendre la +voiture. J'avais brossé mon costume de drap noir qui devait me +servir pour le voyage; j'avais préparé mon chapeau, mes gants, mon +manchon; j'avais visité tous mes tiroirs pour m'assurer que je +n'oubliais rien. Ayant achevé mes préparatifs, je m'assis et +j'essayai de me reposer. + +Mais je ne le pus pas, bien que je fusse demeurée debout toute la +journée; j'étais trop excitée. Une des phases de ma vie finissait +le soir, une autre allait commencer le lendemain. Impossible de +dormir entre ces deux crises; et, fiévreuse, je me voyais obligée +du veiller pendant que s'accomplissait le changement. + +«Mademoiselle, me dit la servante en me rencontrant dans le +vestibule, où j'errais comme un esprit inquiet, il y a en bas une +personne qui désire vous parler. + +-- Le roulier sans doute,» pensai-je en moi-même; et je descendis +rapidement l'escalier sans en demander plus long. + +Pour arriver à la cuisine, je fus obligée de passer devant le +parloir, dont la porte était à demi ouverte; quelqu'un en sortit +et se précipita vers moi. + +«C'est elle! j'en suis sûre; je l'aurais reconnue partout,» +s'écria en me prenant la main la personne qui avait arrêté ma +marche. + +Je regardai, et je vis une femme habillée comme le serait une +bonne élégante; jeune encore et jolie, elle avait les yeux et les +cheveux noirs, le teint plein d'animation. + +«En bien! qui suis-je? me demanda-t-elle avec une voix et un +sourire que je reconnus à demi. Je pense que vous ne m'avez point +oubliée, mademoiselle Jane?» + +Une seconde après j'étais dans ses bras, la couvrant de baisers et +m'écriant: «Bessie! Bessie!» C'était tout ce que je pouvais dire +pendant qu'elle restait là, riante à travers ses larmes. Nous +rentrâmes toutes deux dans le parloir; près du feu était un petit +enfant vêtu d'une blouse et d'un pantalon à carreaux. + +«C'est mon petit garçon, me dit Bessie. + +-- Alors vous êtes mariée? + +-- Oui, il y a à peu près cinq ans, à Robert Leaven, le cocher; et +Bobby a une petite soeur que j'ai appelée Jane. + +-- Et vous n'êtes plus à Gateshead? + +-- Je suis à la loge maintenant; les vieux portiers l'ont quittée. + +-- Et comment va-t-on? dites-moi tout ce qui concerne la famille, +Bessie... D'abord, asseyez-vous; Bobby, venez vous mettre sur mes +genoux.» + +Mais Bobby préféra aller vers sa mère. + +«Vous n'êtes pas très grande, mademoiselle Jane, ni très forte, +continua Mme Leaven; ils n'ont pas pris bien soin de vous ici. +Mlle Éliza a la tête de plus que vous, et Mlle Georgiana est deux +fois plus forte. + +-- Georgiana doit être belle, Bessie? + +-- Oh! très belle. L'hiver dernier elle a été à Londres avec sa +mère, et tout le monde l'admirait. Un jeune lord est tombé +amoureux d'elle; mais comme les parents ne voulaient pas de ce +mariage, savez-vous ce qu'ils ont fait? Lui et Mlle Georgiana se +sont sauvés! Mais ils ont été retrouvés et arrêtés. C'est +Mlle Éliza qui les a découverts; je crois qu'elle était jalouse; +et maintenant les deux soeurs vivent comme chien et chat; elles se +disputent toujours. + +-- Et que devient John Reed? + +-- Il ne tourne pas aussi bien que sa mère le désirerait; il est +allé au collège, et il est sorti ce qu'ils appellent fruit sec. +Ses oncles voulaient le voir avocat et lui ont fait étudier les +lois: mais c'est un jeune homme dissipé, je ne pense pas qu'ils en +fassent grand-chose de bon. + +-- Quel extérieur a-t-il? + +-- Il est très grand; quelques personnes le trouvent beau garçon, +mais il a des lèvres si épaisses! + +-- Et Mme Reed? + +-- Madame a l'air assez bien; mais je crois que son esprit est +troublé. La conduite de M John ne lui plaît pas du tout; il +dépense tant d'argent! + +-- Est-ce elle qui vous a envoyée ici, Bessie! + +-- Non, en vérité; mais il y a longtemps que j'avais envie de vous +voir; et quand j'ai entendu dire que vous aviez écrit et que vous +alliez quitter le pays, je me suis décidée à partir pour vous +embrasser encore une fois avant que vous soyez tout à fait loin de +moi. + +-- Je crains, Bessie, dis-je en riant, que ma vue ne vous ait +désappointée.» + +En effet, le regard de Bessie, bien qu'il fût respectueux, +n'exprimait en rien l'admiration. + +«Non, mademoiselle Jane, vous êtes assez gentille; vous avez l'air +d'une dame, et c'est tout ce que j'ai jamais attendu de vous. Vous +n'étiez pas une beauté dans votre enfance.» + +Je souris à la franche réponse de Bessie; je la sentais juste, +mais je confesse qu'elle ne me fut pas tout à fait indifférente. À +dix-huit ans, presque tout le monde désire plaire, et quand on +nous apprend qu'il faut y renoncer, nous éprouvons tout autre +chose que de la reconnaissance. + +«Mais je crois que vous êtes savante, continua Bessie comme pour +me consoler; que savez-vous faire? pouvez-vous jouer du piano? + +-- Un peu.» + +Il y en avait un dans la chambre. Bessie l'ouvrit et me demanda de +lui jouer quelques notes. J'exécutai une valse ou deux; elle fut +charmée. + +«Les demoiselles Reed ne jouent pas si bien que vous, s'écria-t- +elle avec enthousiasme; j'ai toujours dit que vous les +surpasseriez en science. Et savez-vous dessiner? + +-- Voilà un de mes tableaux là, au-dessus de la cheminée.» + +C'était une aquarelle dont j'avais fait présent à la directrice +pour la remercier de son intercession en ma faveur auprès du +Comité; elle l'avait fait encadrer et recouvrir d'un verre. + +«C'est magnifique, mademoiselle Jane: c'est aussi beau que ce que +fait le maître de dessin des demoiselles Reed. Livrées à elles- +mêmes, elles ne pourraient approcher de cela; et avez-vous appris +le français? + +-- Oui, Bessie, je peux le lire et le parler. + +-- Savez-vous broder et faire de la tapisserie? + +-- Oui, Bessie. + +-- Alors vous êtes tout à fait une dame, mademoiselle Jane; je +savais bien que cela devait arriver. Vous ferez votre chemin en +dépit de vos parents. Ah! je voulais aussi vous demander quelque +chose: avez-vous jamais entendu parler de la famille de votre, +père? + +-- Jamais. + +-- Eh bien! vous savez que madame disait toujours qu'ils étaient +pauvres et misérables. Il est possible qu'ils soient pauvres, mais +je certifie qu'ils sont mieux élevés que les Reed. Il y a sept ans +environ, un M. Eyre est venu à Gateshead; il a demandé à vous +voir; madame a répondu que vous étiez dans une pension éloignée de +cinquante milles. Il a eu l'air très contrarié, car, disait-il, il +n'avait pas le temps de s'y rendre; il partait pour un pays très +éloigné, et le bateau devait quitter Londres dans un ou deux +jours. Il avait tout à fait l'air d'un gentleman; je crois qu'il +était frère de votre père. + +-- Et vers quel pays allait-il, Bessie? + +-- Il allait dans une île qui est à plus de trois cents lieues +d'ici et où l'on fait du vin, à ce que m'a dit le sommelier. + +-- Madère? demandai-je. + +-- Oui, c'est cela; c'est juste ce nom-là. + +-- Et alors, il partit? + +-- Oui, il n'est pas resté longtemps dans la maison; madame lui a +parlé très impérieusement, et derrière son dos, elle l'a traité de +vil commerçant. Mon mari pense que c'est un marchand de vins. + +-- Très probablement, répondis-je, ou un agent dans quelque +compagnie pour les vins.» + +Bessie et moi nous causâmes du passé pendant une demi-heure +encore. Puis elle fut obligée de me quitter. + +Le lendemain matin, je la vis quelques minutes à Lowton pendant +que j'attendais la voiture; nous nous séparâmes devant la maison +de M. Brockelhurst. + +Chacune de nous se dirigea de son côté; elle alla rejoindre la +diligence qui devait la mener à Gateshead, tandis que je montais +dans celle qui allait me conduire vers une nouvelle vie et des +devoirs nouveaux, dans les environs inconnus de Millcote. + + + +CHAPITRE XI + +Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans +une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs, +que vous avez devant les yeux une des chambres de l'auberge de +George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d'un +papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de +cheminée comme en possèdent toutes les auberges; enfin, en fait de +tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout +cela, vous devez le voir à la lueur d'une lampe suspendue au +plafond et d'un excellent feu, près duquel je me suis assise en +manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la +table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de +l'humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par +une glaciale journée d'octobre. J'avais quitté Lowton à quatre +heures du matin, et l'horloge de Millcote venait de sonner huit +heures. + +Lecteurs, quoique j'aie l'air fort bien installée, je n'ai pas +l'esprit très tranquille; je pensais que quelqu'un serait là pour +m'attendre à l'arrivée de la diligence, et, en descendant le +marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la +personne chargée de m'attendre. J'espérais entendre prononcer mon +nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à +Thornfield; mais je n'aperçus rien de semblable, et quand je +demandai au garçon si l'on n'était pas venu chercher Mlle Eyre, il +me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire +préparer une chambre et d'attendre, malgré mes craintes et mes +doutes. + +Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le +monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne, +incertaine d'atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des +raisons de retourner au lieu qu'elle a quitté, elle trouve +pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son +effroi, et pour quelque temps l'orgueil ranime son courage. Mais +bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi, +lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin +je me décidai à sonner. + +«Y a-t-il près d'ici un endroit appelé Thornfield? demandai-je au +garçon qui répondit à mon appel. + +-- Thornfield? Je ne sais pas, madame, mais je vais m'en +informer.» + +Il sortit, mais rentra bientôt après. + +«Êtes-vous mademoiselle Eyre? dit-il. + +-- Oui. + +-- Eh bien, il y a quelqu'un ici qui vous attend.» + +Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de +sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de +l'auberge, et à la lueur d'un réverbère je pus distinguer dans la +rue une voiture traînée par un cheval. + +«C'est là votre bagage? dit brusquement l'homme qui m'attendait, +en indiquant ma malle. + +-- Oui,» + +Il la plaça dans l'espèce de charrette qui devait nous conduire; +je montai ensuite, et, avant qu'il refermât la portière, je lui +demandai à quelle distance nous étions de Thornfield. + +«À six milles environ. + +-- Combien mettrons-nous de temps pour y arriver? + +-- À peu près une heure et demie.» + +Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche +fut lente, et j'eus le temps de réfléchir. J'étais heureuse d'être +enfin si près d'atteindre mon but, et, m'adossant dans la voiture, +confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise. + +«Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du +domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n'est pas une +personne aimant à briller; tant mieux. Une seule fois dans ma vie +j'ai vécu chez des gens riches, et j'y ai été malheureuse. Je +voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille. +Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je +m'entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que +je réussisse! En entrant à Lowood j'avais pris cette résolution, +et elle m'a porté bonheur; mais, chez Mme Reed, on a toujours +dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit +pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de +rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher +une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin?» + +J'ouvris la fenêtre et je regardai: Millcote était derrière nous. +À en juger d'après le nombre des lumières, ce devait être une +ville importante, plus importante que Lowton; il me sembla que +nous étions dans une espèce de commune; du reste, il y avait des +maisons semées çà et là dans tout le district Le pays me parut +bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais +moins pittoresque; plus animé, mais moins romantique. + +Le chemin était difficile et la nuit obscure; le cocher laissait +son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux +heures en route. + +Enfin il se tourna sur son siège et me dit: + +«Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant.» + +Je regardai de nouveau; nous passions devant une église; j'aperçus +ses petites tours courtes et larges, et j'entendis l'horloge +sonner un quart. Je vis aussi sur le versant d'une colline une +file de lumières indiquant un village ou un hameau. Dix minutes +après, le cocher descendit et ouvrit deux grandes portes qui se +refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nous montâmes +lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. On voyait +briller des lumières derrière les rideaux d'une fenêtre cintrée; +tout le reste était dans l'obscurité. La voiture s'arrêta devant +la porte du milieu, qui fut ouverte par la servante; je descendis +et j'entrai dans la maison. + +«Par ici, madame,» me dit la bonne; et elle me fit traverser une +pièce carrée, tout entourée de portes d'une grande élévation. Elle +m'introduisit ensuite dans une chambre qui, doublement illuminée +par le feu et par les bougies, m'éblouit un moment à cause de +l'obscurité où j'étais plongée depuis quelques heures. Lorsque je +fus à même de voir ce qui m'entourait, un agréable tableau se +présenta à mes yeux. + +J'étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table +ronde; sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était +assise la plus propre et la plus mignonne petite dame qu'on puisse +imaginer. Son costume consistait en un bonnet de veuve, une robe +de soie noire et un tablier de mousseline blanche: c'était bien +ainsi que je m'étais figuré Mme Fairfax; seulement je lui avais +donné un regard moins doux. Elle tricotait et avait un énorme chat +couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pour compléter le +beau idéal du confort domestique. Il est impossible de concevoir +une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice. +Il n'y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe +qui vous embarrasse. Au moment où j'entrai, la vieille dame se +leva et vint avec empressement au-devant de moi. + +«Comment vous portez-vous, ma chère? me dit-elle; j'ai peur que +vous ne vous soyez bien ennuyée pendant la route; John conduit si +lentement! Mais vous devez avoir froid? approchez-vous donc du +feu. + +-- Madame Fairfax, je suppose? dis-je. + +-- Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie.» + +Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua mon +chapeau; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras. + +«Oh! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle; mais vos +mains sont presque gelées par le froid, Leah, ajouta-t-elle, +faites un peu de vin chaud et préparez un ou deux sandwichs: voilà +les clefs de l'office.» + +Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna +à la servante. + +«Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez +apporté votre malle avec vous, n'est-ce pas, ma chère? + +-- Oui, madame. + +-- Je vais la faire porter dans votre chambre,» dit-elle. + +Et elle sortit. + +«Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m'attendais +bien peu à une telle réception, je croyais ne trouver que des gens +froids et roides; mais ne nous félicitons pas trop vite.» + +Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle +débarrassa elle-même la table de son tricot et de quelques livres +qui s'y trouvaient, et m'offrit de quoi me rafraîchir. J'étais +confuse en me voyant l'objet des soins les plus attentifs que +j'eusse jamais reçus, et ces soins m'étaient donnés par un +supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu'elle fît rien +d'extraordinaire, je pensai qu'il valait mieux recevoir +tranquillement ses politesses. + +«Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir? demandai-je, +lorsque j'eus pris ce qu'elle m'offrait. + +-- Que dites-vous, ma chère? je suis un peu sourde,» répondit la +bonne dame en approchant son oreille de ma bouche. + +Je répétai ma question plus distinctement. + +«Mlle Fairfax? Oh! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom +de votre future élève. + +-- En vérité? Elle n'est donc point votre fille? + +-- Non, je n'ai pas de famille.» + +J'allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens; +mais je me rappelai qu'il n'était pas poli de faire trop de +questions, et d'ailleurs, j'étais sûre de l'apprendre tôt ou tard. + +«Je suis si contente, me dit-elle en s'asseyant vis-à-vis de moi +et en prenant son chat sur ses genoux, je suis si contente que +vous soyez arrivée! Ce sera charmant d'avoir une compagne. +Certainement on est toujours bien ici; Thornfield est un vieux +château, un peu négligé depuis quelque temps, mais encore +respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste même dans +le plus beau quartier d'une ville, quand on est seule. Je dis +seule; Leah est sans doute une gentille petite fille; John et sa +femme sont très bien aussi, mais ce ne sont que des domestiques, +et on ne peut pas les traiter en égaux; il faut les tenir à une +certaine distance, dans la crainte de perdre son autorité. L'hiver +dernier, qui était un dur hiver, si vous vous le rappelez, quand +il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent; l'hiver +dernier, il n'est venu personne ici, excepté le boucher et le +facteur, depuis le mois de novembre jusqu'au mois de février. +J'étais devenue tout à fait triste à force de rester toujours +seule. Leah me lisait quelquefois, mais je crois que cela ne +l'amusait pas beaucoup; elle trouvait cette tâche trop +assujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil +et les longs jours apportent tant de changement; puis, au +commencement de l'automne, la petite Adèle Varens est venue avec +sa nourrice; un enfant met de la vie dans une maison, et +maintenant que vous êtes ici, je vais devenir tout à fait gaie.» + +Mon coeur se réchauffa en entendant parler ainsi l'excellente +dame, et je rapprochai ma chaise de la sienne; puis je lui +exprimai mon désir d'être pour elle une compagne aussi agréable +qu'elle l'avait espéré. + +«Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle: il est tout +à l'heure minuit; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être +fatiguée; si vous avez les pieds bien chauds, je vais vous montrer +votre chambre. J'ai fait préparer pour vous la chambre qui se +trouve à côté de la mienne; elle est petite, mais j'ai pensé que +vous vous y trouveriez mieux que dans les grandes pièces du +devant. Les meubles y sont certainement plus beaux, mais elles +sont si tristes et si isolées! moi-même je n'y couche jamais.» + +Je la remerciai de son choix, et, comme j'étais vraiment fatiguée +de mon voyage, je me montrai très empressée de me retirer. Elle +prit la bougie et m'emmena. Elle alla d'abord voir si la porte de +la salle était fermée, puis, en ayant retiré la clef, elle se +dirigea vers l'escalier. Les marches et la rampe étaient en chêne, +la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi que le corridor +qui conduisait aux chambres, avait plutôt l'air d'appartenir à une +église qu'à une maison. L'escalier et le corridor étaient froids +comme une cave, on s'y sentait seul et abandonné; de sorte qu'en +entrant dans ma chambre, je fus bien aise de la trouver petite et +meublée en style moderne. + +Lorsque Mme Fairfax m'eut souhaité un bonsoir amical, je fermai ma +porte et je regardai tout autour de moi. Bientôt l'impression +produite par cette grande salle vide, ce spacieux escalier et ce +long et froid corridor, fut effacée devant l'aspect plus vivant de +ma petite chambre. Je me rappelai qu'après une journée de fatigues +pour mon corps et d'anxiétés pour mon esprit, j'étais enfin en +sûreté. Le coeur gonflé de reconnaissance, je m'agenouillai devant +mon lit et je remerciai Dieu de ce qu'il m'avait donné, puis je +lui demandai de me rendre digne de la bonté qu'on me témoignait si +généreusement avant même que je l'eusse méritée. Enfin je le +suppliai de m'accorder son aide pour la tâche que j'allais avoir à +accomplir. Cette nuit-là, ma couche n'eut point d'épines et ma +chambre n'éveilla aucune frayeur en moi. Fatiguée et heureuse, je +m'endormis promptement et profondément. Quand je me réveillai, il +faisait grand jour. + +Combien ma chambre me sembla joyeuse, lorsque le soleil brillant à +travers les rideaux de perse bleue de ma fenêtre me montra un +tapis étendu sur le parquet et un mur recouvert d'un joli papier! +Je ne pus m'empêcher de comparer cette chambre à celle de Lowood +avec ses simples planches et ses murs noircis. Les choses +extérieures impressionnent vivement dans la jeunesse. Aussi me +figurai-je qu'une nouvelle vie allait commencer pour moi; une vie +qui, en même temps que ses tristesses, aurait au moins aussi ses +joies. Toutes mes facultés se ranimèrent, excitées par ce +changement de scène et ce champ nouveau ouvert à l'espérance: je +ne puis pas au juste dire ce que j'attendais; mais c'était quelque +chose d'heureux qui ne devait peut-être pas arriver tout de suite +ni dans un mois, mais dans un temps à venir que je ne pouvais +indiquer. + +Je me levai et je m'habillai avec soin; obligée d'être simple, car +je ne possédais rien de luxueux, j'étais portée par ma nature à +aimer une extrême propreté. Je n'avais pas l'habitude de dédaigner +l'apparence et de ne pas songer à l'impression que je ferais; au +contraire, j'avais toujours désiré paraître aussi bien que +possible, et plaire autant que me le permettait mon manque de +beauté. Quelquefois j'avais regretté de ne pas être plus jolie; +quelquefois j'avais souhaité des joues roses, un nez droit, une +petite bouche bien fraîche; j'avais souhaité d'être grande, bien +faite. Je sentais qu'il était triste d'être si petite, si pâle, +d'avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi ces +aspirations et ces regrets? Il serait difficile de le dire; je ne +pouvais pas moi-même m'en rendre bien compte et pourtant j'avais +une raison, une raison positive et naturelle. + +Cependant, lorsque j'eus bien lissé mes cheveux, pris un col +propre et mis ma robe noire, qui, quoique très simple, avait au +moins le mérite d'être bien faite, je pensai que j'étais digne de +paraître devant Mme Fairfax, et que ma nouvelle élève ne +s'éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoir ouvert la +fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de +toilette, je sortis de ma chambre. + +Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis +le glissant escalier de chêne. J'arrivai à la grande salle, où je +m'arrêtai quelques instants pour regarder les tableaux qui +ornaient les murs (l'un d'eux représentait un affreux vieillard en +cuirasse, et un autre, une dame avec des cheveux poudrés et un +collier de perles), la lampe de bronze suspendue au plafond, et +l'horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d'un +noir d'ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais +il faut dire que je n'étais pas accoutumée à la grandeur. La porte +vitrée était ouverte, j'en profitai pour sortir. C'était une belle +matinée d'automne; le soleil brillait sans nuage sur les bosquets +jaunis et sur les champs encore verts. J'avançai de quelques pas +vers la pelouse et je regardai la maison. Elle avait trois étages. +Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse; elle +ressemblait plutôt au manoir d'un gentleman qu'au château d'un +noble. Ses créneaux et sa façade grise lui donnaient quelque chose +de pittoresque. Non loin de là étaient nichées de nombreuses +familles de corneilles, qui, pour le moment, prenaient leurs ébats +dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse et des +champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par +une clôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de +vieux arbres noueux d'une taille gigantesque; de là venait +probablement le nom de la maison. Plus loin on voyait des +collines, moins élevées que celles qui entouraient Lowood, et +moins semblables surtout à des barrières destinées à vous séparer +du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assez solitaires +pour faire de Thornfield une espèce d'ermitage dont on n'aurait +pas soupçonné l'existence si près d'une ville telle que Millcote. +Sur le versant d'une des collines était étagé un petit hameau dont +les toits se mêlaient aux arbres. L'église du district était plus +près de Thornfield que le hameau; le haut de sa vieille tour +perçait entre la maison et les portes, au-dessus d'un monticule. + +Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais; j'écoutais le +croassement des corneilles, je regardais la large entrée de la +salle et je pensais combien cette maison était grande pour une +seule petite dame telle que Mme Fairfax, lorsque celle-ci apparut +à la porte. + +«Quoi! déjà dehors? dit-elle; Je vois que vous êtes matinale.» + +Je m'avançai vers elle; elle m'embrassa et me tendit la main. + +«Thornfield vous plaît-il?» me demanda-t-elle. + +Je lui répondis qu'il me plaisait infiniment. + +«Oui, dit-elle, c'est un joli endroit; mais il perdra beaucoup si +M. Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus +fréquentes visites. Les belles terres et les grandes maisons +exigent la présence du propriétaire. + +-- M. Rochester! m'écriai-je; qui est-ce? + +-- Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement; +ne saviez-vous pas qu'il s'appelait Rochester? + +-- Certes, non, je ne le savais pas; je n'avais jamais entendu +parler de lui.» + +Mais la bonne dame semblait croire que l'existence de M. Rochester +était universellement connue, et que tout le monde devait en avoir +conscience. + +«Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait. + +-- À moi! Dieu vous bénisse, mon enfant; quelle idée! à moi! je ne +suis que la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente +éloignée de M. Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était +un parent. Il était prêtre bénéficier de Hay, ce petit village que +vous voyez là sur le versant de la colline, et cette église était +la sienne. La mère de M. Rochester était une Fairfax, cousine au +second degré de mon mari; mais je n'ai jamais cherché à tirer +parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux; je me considère +comme une simple femme de charge; mon maître est toujours très +poli pour moi; je ne demande rien de plus. + +-- Et la petite fille, mon élève? + +-- Est la pupille de M. Rochester. Il m'a chargée de lui trouver +une gouvernante. Il a l'intention, je crois, de la faire élever +dans le comté de... La voilà qui vient avec sa bonne, car c'est le +nom qu'elle donne à sa nourrice.» + +Ainsi l'énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et +bonne n'était pas une grande dame, mais une personne dépendante +comme moi. Je ne l'en aimais pas moins; au contraire, j'étais plus +contente que jamais. L'égalité entre elle et moi était réelle, et +non pas seulement le résultat de sa condescendance. Tant mieux, ma +position ne devait s'en trouver que plus libre. + +Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite fille +accompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse. +Je regardai mon élève, qui d'abord ne sembla pas me remarquer: +c'était une enfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de +petits traits et des cheveux abondants tombant en boucles sur son +cou. + +«Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour +à la dame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous +quelque jour une femme bien savante.» + +Elle approcha. + +«C'est là ma gouvernante?» dit-elle en français à sa nourrice, qui +lui répondit: «Mais oui, certainement. + +-- Sont-elles étrangères? demandai-je, étonnée de les entendre +parler français. + +-- La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent; +elle ne l'avait jamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y +a six mois environ. Lorsqu'elle est arrivée, elle ne savait pas un +mot d'anglais; maintenant elle commence à le parler un peu; mais +je ne la comprends pas, parce qu'elle confond les deux langues. +Quant à vous, je suis persuadée que vous l'entendrez très bien.» + +Heureusement que j'avais eu une maîtresse française, et comme +j'avais toujours cherché à parler le plus possible avec +Mme Pierrot, et que pendant les sept dernières années j'avais +appris tous les jours un peu de français par coeur, en m'efforçant +d'imiter aussi bien que possible la prononciation de ma maîtresse, +j'étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pour +être sûre de me tirer d'affaire avec Mlle Adèle. Elle s'avança +vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu'on lui eut dit +que j'étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui +adressai quelques phrases dans sa langue. Elle répondit d'abord +brièvement; mais lorsque nous fûmes à table, et qu'elle eut fixé +pendant une dizaine de minutes ses yeux brun clair sur moi, elle +commença tout à coup son bavardage. + +«Ah! s'écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien +que M. Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et +Sophie aussi le pourra; elle va être bien contente, personne ne la +comprend ici; Mme Fairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice; +elle a traversé la mer avec moi sur un grand bateau où il y avait +une cheminée qui fumait, qui fumait! J'étais malade, et Sophie et +M. Rochester aussi. M. Rochester était étendu sur un sofa dans une +jolie pièce qu'on appelait le salon. Sophie et moi nous avions +deux petits lits dans une autre chambre; je suis presque tombée du +mien; il était comme un banc Ah! mademoiselle, comment vous +appelez-vous? + +-- Eyre, Jane Eyre. + +-- Aire! Bah! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau +s'arrêta le matin, avant que le soleil fût tout à fait levé, dans +une grande ville, une ville immense avec des maisons noires et +toutes couvertes de fumée; elle ne ressemblait pas du tout à la +jolie ville bien propre que je venais de quitter. M. Rochester me +prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait à terre; +puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une +grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et +qu'on appelle un hôtel; nous y sommes restés près d'une semaine. +Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une +grande place remplie d'arbres qu'on appelait le Parc. Il y avait +beaucoup d'autres enfants et un grand étang couvert d'oiseaux que +je nourrissais avec des miettes de pain. + +-- Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite?» demanda +Mme Fairfax. + +Je la comprenais parfaitement, car j'avais été habituée au +bavardage de Mme Pierrot. + +«Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez +quelques questions sur ses parents; je désirerais savoir si elle +se les rappelle. + +-- Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez +dans cette jolie ville dont vous m'avez parlé? + +-- J'ai longtemps demeuré avec maman; mais elle est partie pour la +Virginie. Maman m'apprenait à danser, à chanter et à répéter des +vers; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et +alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs +genoux et me faisait chanter. J'aimais cela. Voulez-vous +m'entendre chanter?» + +Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer +ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes +genoux; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta +ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un +passage d'opéra. Il s'agissait d'une femme abandonnée, qui, après +avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l'orgueil à son +aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus +brillants, de ses vêtements les plus riches; car elle a pris la +résolution d'aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son +amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu +attristée de son infidélité. + +Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant; mais je +supposai que l'originalité consistait justement à faire entendre +des accents d'amour et de jalousie sortis des lèvres d'un enfant. + +C'était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma +pensée. + +Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit: + +«Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers.» + +Choisissant une attitude, elle commença: «La ligue des rats, fable +de La Fontaine.» Elle déclama cette fable avec emphase, et en +faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix +et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants, +indiquaient qu'elle avait été enseignée avec soin. + +«Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable? demandai-je. + +-- Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit: «Qu'avez- +vous donc? lui dit un de ces rats, parlez!» elle me faisait lever +la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix. +Maintenant voulez-vous que je danse devant vous? + +-- Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la +Virginie, avec qui êtes-vous donc restée? + +-- Avec Mme Frédéric et son mari; elle a pris soin de moi, mais +elle ne m'est pas parente. Je crois qu'elle est pauvre, car, elle +n'a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n'y suis pas +restée longtemps. M. Rochester m'a demandé si je voulais venir +demeurer en Angleterre avec lui, et j'ai répondu que oui, parce +que j'avais connu M. Rochester avant Mme Frédéric, et qu'il avait +toujours été bon pour moi, m'avait donné de belles robes et de +beaux joujoux; mais il n'a pas tenu sa promesse, car, après +m'avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois +jamais.» + +Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la +bibliothèque, qui, d'après les ordres de M. Rochester, devait +servir de salle d'étude. La plupart des livres étaient sous clef; +une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait +des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et +quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et +des voyages. Il avait supposé que c'était là tout ce que pourrait +désirer une gouvernante pour son usage particulier; du reste, je +me trouvais amplement satisfaite pour le présent; et, en +comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à +Lowood, il me sembla que j'avais là une riche moisson d'amusement +et d'instruction. J'aperçus en outre un piano tout neuf et d'une +qualité supérieure, un chevalet et deux sphères. + +Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à +rendre attentive. Elle n'avait pas été habituée à des occupations +régulières, et je pensai qu'il serait irréfléchi de l'enfermer +trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et +lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu'il était +midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus +de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu'à l'heure du dîner. + +Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons, +Mme Fairfax m'appela. + +«Votre classe du matin est achevée, je suppose,» me dit-elle. + +La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai +en l'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce +magnifique, ornée d'un tapis turc. Les meubles et les rideaux +étaient rouges; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond +enrichi de sculptures dignes d'une aristocratique demeure; la +fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres. +Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle +marcassite rouge placés sur le buffet. + +«Quelle belle pièce! m'écriai-je en regardant autour de moi; je +n'en ai jamais vu de moitié si imposante. + +-- C'est la salle à manger; je viens d'ouvrir la fenêtre pour +faire entrer un peu d'air et de soleil; car tout devient si humide +dans les appartements rarement habités! le salon là-bas a l'odeur +d'une cave.» + +Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la +fenêtre, tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je +montai les deux marches qui se trouvaient devant l'arche, et je +regardai devant moi. J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux +novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c'était tout +simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un +boudoir; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, sur +lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de +fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de +feuilles de vigne d'un blanc de neige, qui formaient un riche +contraste avec les divans rouges; d'étincelants vases de Bohême, +d'un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée. +Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage +de neige et de feu. + +«Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax! +m'écriai-je; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce +froid glacial, on les croirait habitées. + +-- Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester +soient rares, elles sont toujours imprévues; quand il arrive, il +n'aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le +bruit d'une installation subite, de sorte que je tâche de tenir +toujours les chambres prêtes. + +-- M. Rochester est-il exigeant et tyrannique? + +-- Pas précisément; mais il a les goûts et les habitudes d'un +gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence. + +-- L'aimez-vous? est-il généralement aimé? + +-- Oh! oui; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le +pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps +immémorial. + +-- Mais vous personnellement, l'aimez-vous? Est-il aimé pour lui- +même? + +-- Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses +fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral; mais il +n'est jamais resté longtemps au milieu d'eux. + +-- N'a-t-il rien de remarquable? En un mot, quel est son +caractère? + +-- Oh! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble; il +est peut-être un peu étrange; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu, +je suis persuadée qu'il est fort savant; mais je n'ai jamais causé +longtemps avec lui. + +-- En quoi est-il étrange? + +-- Je ne sais pas; ce n'est pas facile à expliquer; rien de bien +frappant; mais on le sent dans ce qu'il dit; on ne peut jamais +être sûr s'il parle sérieusement ou en riant, s'il est content ou +non; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins; mais +n'importe, c'est un très bon maître.» + +Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître +et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu'on +puisse étudier un caractère, observer les points saillants des +personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à +cette classe; mes questions l'embarrassaient, mais ne lui +faisaient rien trouver. À ses yeux, M. Rochester était +M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus; elle ne +cherchait pas plus avant, et s'étonnait certainement de mon désir +de le connaître davantage. + +Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me +montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j'admirai +l'élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du +devant surtout me parurent grandes et belles; quelques-unes des +pièces du troisième, bien que sombres, et basses, étaient +intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles +des premiers étages n'avaient plus été de mode, on les avait +relégués en haut, et la lumière imparfaite d'une petite fenêtre +permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en +noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des +branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez +à l'arche des Hébreux; des chaises vénérables à dossiers sombres +et élevés, d'autres sièges plus vieux encore et où l'on retrouvait +cependant les traces à demi effacées d'une broderie faite par des +mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la +poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de +Thornfield l'aspect d'une demeure du passé, d'un reliquaire des +vieux souvenirs. Dans le jour, j'aimais le silence et l'obscurité +de ces retraites; mais je n'enviais pas pour le repos de la nuit +ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés +d'immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs +et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel +caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles +rayons de la lune! + +«Les domestiques dorment-ils dans ces chambres? demandai-je. + +-- Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière +de la maison; personne ne dort ici. S'il y avait des revenants à +Thornfield, il semble qu'ils choisiraient ces chambres pour les +hanter. + +-- Je le crois. Vous n'avez donc pas de revenants? + +-- Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant. + +-- Même dans vos traditions? + +-- Je ne crois pas; et pourtant on dit que les Rochester ont été +plutôt violents que tranquilles; c'est peut-être pour cela que +maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux. + +-- Oui; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je. +Mais où donc allez-vous, madame Fairfax? demandai-je. + +-- Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu'on a d'en +haut?» + +Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une +échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J'étais de +niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids. +Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à +examiner les terrains étendus devant moi. Alors j'aperçus la +pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison; le +champ aussi grand qu'un parc; le bois triste et épais séparé en +deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu'il était +plus vert que les arbres avec leur feuillage; l'église, les +portes, la route, les tranquilles collines; toute la nature +semblait se reposer sous le soleil d'un jour d'automne. À +l'horizon, un beau ciel d'azur marbré de taches blanches comme des +perles. Rien dans cette scène n'était merveilleux, mais tout vous +charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j'eus peine à +descendre l'échelle. Les mansardes me semblaient si sombres, +comparées à ce ciel bleu, à ces bosquets, à ces pâturages, à ces +vertes collines dont le château était le centre, à toute cette +scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que je venais de +contempler avec bonheur! + +Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de +tâter, je trouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et +je me mis à descendre le sombre petit escalier. J'errai quelque +temps dans le passage qui séparait les chambres de devant des +chambres de derrière du troisième étage. Il était étroit, bas et +obscur, n'ayant qu'une seule fenêtre pour l'éclairer. En voyant +ces deux rangées de petites portes noires et fermées, on eût dit +un corridor du château de quelque Barbe-Bleue. + +Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes +oreilles; c'était un rire étrange, clair, et n'indiquant nullement +la joie. Je m'arrêtai; le bruit cessa quelques instants, puis +recommença plus fort: car le premier éclat, bien que distinct, +avait été très faible; cette fois c'était un accès bruyant qui +semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires, +quoiqu'il ne partît certainement que d'une seule, dont j'aurais pu +montrer la porte sans me tromper. + +«Madame Fairfax, m'écriai-je, car à ce moment elle descendait +l'escalier, avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire? d'où peut- +il venir? + +-- C'est probablement une des servantes, répondit-elle; peut-être +Grace Poole. + +-- L'avez-vous entendue? demandai-je de nouveau. + +-- Oui; et je l'entends bien souvent; elle coud dans l'une de ces +chambres. Quelquefois Leah est avec elle; quand elles sont +ensemble, elles font souvent du bruit.» + +Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure. + +«Grace!» s'écria Mme Fairfax. + +Je ne m'attendais pas à voir apparaître quelqu'un, car ce rire +était tragique et surnaturel; jamais je n'en ai entendu de +semblable. Heureusement qu'il était midi, qu'aucune des +circonstances indispensables à l'apparition des revenants n'avait +accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l'heure ne pouvaient +exciter la crainte; sans cela une terreur superstitieuse se serait +emparée de moi. Cependant l'événement me prouva que j'étais folle +d'avoir été même étonnée. + +Je vis s'ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en +sortit. C'était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait +les épaules carrées, les cheveux rouges et la figure laide et +dure. + +«Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax; rappelez-vous les +ordres que vous avez reçus.» + +Grace salua silencieusement et rentra. + +«C'est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah, +continua la veuve. Elle n'est certes pas irréprochable, mais enfin +elle fait bien son ouvrage. À propos, qu'avez-vous fait de votre +jeune élève, ce matin?» + +La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et +bientôt nous atteignîmes les pièces gaies et lumineuses d'en bas. +Adèle vint au-devant de nous en nous criant: + +«Mesdames, vous êtes servies.» Puis elle ajouta: «J'ai bien faim, +moi!» + +Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de +Mme Fairfax. + + + +CHAPITRE XII + +La manière calme et douce dont j'avais été reçue à Thornfield +semblait m'annoncer une existence facile, et cette espérance fut +loin d'être déçue lorsque je connus mieux le château et ses +habitants: Mme Fairfax était en effet ce qu'elle m'avait paru tout +d'abord, une femme douce, complaisante, suffisamment instruite, et +d'une intelligence ordinaire. Mon élève était une enfant pleine de +vivacité. Comme on l'avait beaucoup gâtée, elle était quelquefois +capricieuse. Heureusement elle était entièrement confiée à mes +soins, et personne ne s'opposait à mes plans d'éducation, de sorte +qu'elle renonça bientôt à ses petits accès d'entêtement, et devint +docile. Elle n'avait aucune aptitude particulière, aucun trait de +caractère, aucun développement de sentiment ou de goût qui pût +l'élever d'un pouce au-dessus des autres enfants; mais elle +n'avait aucun défaut qui pût la rendre inférieure à la plupart +d'entre eux; elle faisait des progrès raisonnables et avait pour +moi une affection vive, sinon très profonde. Ses efforts pour me +plaire, sa simplicité, son gai babillage, m'inspirèrent un +attachement suffisant pour nous contenter l'une et l'autre. + +Ce langage sera sans doute trouvé bien froid par les personnes qui +affichent de solennelles doctrines sur la nature évangélique des +enfants et sur la dévotion idolâtre que devraient toujours leur +vouer ceux qui sont chargés de leur éducation. Mais je n'écris pas +pour flatter l'égoïsme des parents ou pour servir d'écho à +l'hypocrisie; je dis simplement la vérité. J'éprouvais une +consciencieuse sollicitude pour les progrès et la conduite +d'Adèle, pour sa personne une tranquille affection, de même que +j'aimais Mme Fairfax en raison de ses bontés, et que je trouvais +dans sa compagnie un plaisir proportionné à la nature de son +esprit et de son caractère. + +Me blâmera qui voudra, lorsque j'ajouterai que de temps en temps, +quand je me promenais seule, quand je regardais à travers les +grilles de la porte la route se déroulant devant moi, ou quand, +voyant Adèle jouer avec sa nourrice et Mme Fairfax occupée dans +l'office, je montais les trois étages et j'ouvrais le trappe pour +arriver à la terrasse, quand enfin mes yeux pouvaient suivre les +champs, les montagnes, la ligne sombre du ciel, je désirais +ardemment un pouvoir qui me fit connaître ce qu'il y avait +derrière ces limites, qui me fit apercevoir ce monde actif, ces +villes animées dont j'avais entendu parler, mais que je n'avais +jamais vues. Alors je souhaitais plus d'expérience, des rapports +plus fréquents avec les autres hommes et la possibilité d'étudier +un plus grand nombre de caractères que je ne pouvais le faire à +Thornfield. J'appréciais ce qu'il y avait de bon dans Mme Fairfax +et dans Adèle, mais je croyais à l'existence d'autres bontés +différentes et plus vives. Ce que je pressentais, j'aurais voulu +le connaître. + +Beaucoup me blâmeront sans doute; on m'appellera nature +mécontente; mais je ne pouvais faire autrement; il me fallait du +mouvement. Quelquefois j'étais agitée jusqu'à la souffrance; alors +mon seul soulagement était de me promener dans le corridor du +troisième, et, au milieu de ce silence et de cette solitude, les +yeux de mon esprit erraient sur toutes les brillantes visions qui +se présentaient devant eux: et certes elles étaient belles et +nombreuses. Ces pensées gonflaient mon coeur; mais le trouble qui +le soulevait lui donnait en même temps la vie. Cependant je +préférais encore écouter un conte qui ne finissait jamais, un +conte qu'avait créé mon imagination, et qu'elle me redisait sans +cesse en la remplissant de vie, de flamme et de sentiment; toutes +choses que j'avais tant désirées, mais que ne me donnait pas mon +existence actuelle. + +Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le +repos: il leur faut de l'action, et, s'il n'y en a pas autour +d'eux, ils en créeront; des millions sont condamnés à une vie plus +tranquille que la mienne, et des millions sont dans une +silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne se doute combien +de rébellions en dehors des rébellions politiques fermentent dans +la masse d'êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les +femmes généralement calmes: mais les femmes sentent comme les +hommes; elles ont besoin d'exercer leurs facultés, et, comme à +leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même +que les hommes, elles souffrent d'une contrainte trop sévère, +d'une immobilité trop absolue. C'est de l'aveuglement à leurs +frères plus heureux de déclarer qu'elles doivent se borner à faire +des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des +sacs. + +Quand j'étais ainsi seule, il m'arrivait souvent d'entendre le +rire de Grace Poole; toujours le même rire lent et bas qui la +première fois m'avait fait tressaillir. J'entendais aussi son +étrange murmure, plus étrange encore que son rire. Il y avait des +jours où elle était silencieuse, et d'autres où elle faisait +entendre des sons inexplicables. Quelquefois je la voyais sortir +de sa chambre tenant à la main une assiette ou un plateau, +descendre à la cuisine et revenir (oh! romanesque lecteur, +permettez-moi de vous dire la vérité entière), portant un pot de +porter. Son apparence aurait glacé la curiosité la plus excitée +par ses cris bizarres; elle avait les traits durs, et rien en elle +ne pouvait vous attirer. Je tâchai plusieurs fois d'entrer en +conversation avec elle; mais elle n'était pas causante. +Généralement une réponse monosyllabique coupait court à tout +entretien. + +Les autres domestiques, John et sa femme Leah, chargée de +l'entretien de la maison, et Sophie, la nourrice française, +étaient bien, sans pourtant avoir rien de remarquable. Je parlais +souvent français avec Sophie, et quelquefois je lui faisais, des +questions sur son pays natal; mais elle n'était propre ni à +raconter ni à décrire: d'après ses réponses vagues et confuses, on +eût dit qu'elle désirait plutôt vous voir cesser que continuer +l'interrogatoire. + +Octobre, novembre et décembre se passèrent ainsi. Une après-midi +de janvier, Mme Fairfax me demanda un jour de congé pour Adèle, +parce qu'elle était enrhumée; Adèle appuya cette demande avec une +ardeur qui me rappela combien les jours de congé m'étaient +précieux lorsque j'étais enfant. Je le lui accordai donc, pensant +que je ferais bien de ne pas me montrer exigeante sur ce point. +C'était une belle journée, calme, bien que très froide; j'étais +fatiguée d'être restée assise tranquillement dans la bibliothèque +pendant une toute longue matinée; Mme Fairfax venait d'écrire une +lettre; je mis mon chapeau et mon manteau, et je proposai de la +porter à la poste de Hay, distante de deux milles: ce devait être +une agréable promenade. Lorsque Adèle fut confortablement assise +sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax, je lui donnai +sa belle poupée de cire, que je gardais ordinairement enveloppée +dans un papier d'argent, et un livre d'histoire pour varier ses +plaisirs. + +«Revenez bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jeannette,» +me dit-elle. Je l'embrassai et je partis. + +Le sol était dur, l'air tranquille et ma route solitaire; j'allai +vite jusqu'à ce que je me fusse réchauffée, et alors je me mis à +marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma +jouissance. Trois heures avaient sonné à l'église au moment où je +passais près du clocher. Ce moment de la journée avait un grand +charme pour moi, parce que l'obscurité commençait déjà et que les +pâles rayons du soleil descendaient lentement à l'horizon. J'étais +à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses roses +sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui +même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de +l'aubépine; mais en hiver son véritable attrait consistait dans sa +complète solitude et dans son calme dépouillé. Si une brise venait +à s'élever, on ne l'entendait pas; car il n'y avait pas un houx, +pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve toujours +vert et fait siffler le vent; l'aubépine flétrie et les buissons +de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées +au milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'oeil ne +découvrait que des champs où le bétail ne venait plus brouter, et +si de temps en temps on apercevait un petit oiseau brun s'agitant +dans les haies, on croyait voir une dernière feuille morte qui +avait oublié de tomber. + +Le sentier allait en montant jusqu'à Hay. Arrivée au milieu, je +m'assis sur les degrés d'un petit escalier conduisant dans un +champ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains +dans mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu'il fût +très vif, ainsi que l'attestait la couche de glace recouvrant la +chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelé pour le +moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapide +dégel. De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais Thornfield; le +château gris et surmonté de créneaux était l'objet le plus +frappant de la vallée. À l'est, on voyait s'élever les bois de +Thornfield et les arbres où nichaient les corneilles; je regardai +ce spectacle jusqu'à ce que le soleil descendit dans les arbres et +disparût entouré de rayons rouges; alors je me tournai vers +l'ouest. + +La lune se levait sur le sommet d'une colline, pâle encore et +semblable à un nuage, mais devenant de moment en moment plus +brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les +arbres, envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J'en +étais encore éloignée d'un mille, et pourtant, au milieu de ce +silence complet, les bruits de la vie arrivaient jusqu'à moi; +j'entendais aussi des murmures de ruisseaux; dans quelle vallée, à +quelle profondeur? Je ne pouvais le dire; mais il y avait bien des +collines au delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient +y couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les +courants les plus proches et les plus éloignés. + +Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs +bien qu'éloignés; un piétinement, un son métallique effaça le doux +bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse solide +d'un rocher ou le rude tronc d'un gros chêne profondément enraciné +au premier plan empêche d'apercevoir au loin les collines azurées, +le lumineux horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs. + +Le bruit était causé par l'arrivée d'un cheval le long de la +chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore, mais +je l'entendais approcher. J'allais quitter ma place; mais, comme +le chemin était très étroit, je restai pour le laisser passer. +J'étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes +de créations brillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de +nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au milieu d'autres +ruines. Cependant, lorsqu'ils venaient à sortir de leurs +décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune +fille qu'ils n'en avaient eu chez l'enfant. + +Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l'obscurité, je me +rappelai une certaine histoire de Bessie, où figurait un esprit du +nord de l'Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait +sous la forme d'un cheval, d'un mulet ou d'un gros chien, hantait +les routes solitaires et s'avançait quelquefois vers les voyageurs +attardés. + +Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque, +outre le piétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie, et je +vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à +son pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les +arbres. C'était justement une des formes que prenait le Gytrash de +Bessie; j'avais bien, en effet, devant les yeux un animal +semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme. +Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me +regarder avec des yeux étranges, comme je m'y attendais presque. +Le cheval suivait; il était grand et portait un cavalier. Cet +homme venait de briser le charme, car jamais être humain n'avait +monté Gytrash; il était toujours seul, et, d'après mes idées, les +lutins pouvaient bien habiter le corps des animaux, mais ne +devaient jamais prendre la forme vulgaire d'un être humain. Ce +n'était donc pas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant +le chemin le plus court pour arriver à Millcote. Il passa, et je +continuai ma route; mais au bout de quelques pas je me retournai, +mon attention ayant été attirée par le bruit d'une chute, et par +cette exclamation: «Que diable faire maintenant?» Monture et +cavalier étaient tombés. Le cheval avait glissé sur la glace de la +chaussée. Le chien revint sur ses pas; en voyant son maître à +terre et en entendant le cheval souffler, il poussa un aboiement +dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété par l'écho +des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi. +C'était tout ce qu'il pouvait faire; il n'avait pas moyen +d'appeler d'autre aide. + +Je le suivis, et je trouvai le voyageur s'efforçant de se +débarrasser de son cheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que +je pensai qu'il ne devait pas s'être fait beaucoup de mal; +néanmoins, m'approchant de lui: + +«Êtes-vous blessé, monsieur?» demandai-je. + +Il me sembla l'entendre jurer; pourtant je n'en suis pas bien +certaine; toujours est-il qu'il grommela quelque chose, ce qui +l'empêcha de me répondre tout de suite. + +«Que puis-je faire pour vous? demandai-je de nouveau. + +-- Tenez-vous de côté,» me répondit-il en se plaçant d'abord sur +ses genoux, puis sur ses pieds. + +Alors commença une opération difficile, bruyante, accompagnée de +tels aboiements, que je fus obligée de m'écarter un peu; mais je +ne voulus pas partir sans avoir vu la fin de l'aventure. Elle se +termina heureusement. Le chien fut apaisé par un: «À bas, Pilote!» +Le voyageur voulut marcher pour voir si sa jambe et son pied +étaient en bon état; mais cet essai lui fit probablement mal, car, +après avoir tenté de se lever, il se rassit promptement sur une +des marches de l'escalier. + +Il paraît que ce jour-là j'étais d'humeur à être utile, ou du +moins complaisante, car je m'approchai de nouveau, et je dis: + +«Si vous êtes blessé, monsieur, je puis aller chercher quelqu'un à +Thornfield où a Hay. + +-- Merci, cela ira; je n'ai pas d'os brisé, c'est seulement une +foulure.» + +Il voulut de nouveau essayer de marcher; mais il poussa +involontairement un cri. + +Le jour n'était pas complètement fini, et la lune devenait +brillante. Je pus voir l'étranger. Il était enveloppé d'une +redingote à collet de fourrure et à boutons d'acier; je ne pus pas +remarquer les détails, mais je vis l'ensemble. Il était de taille +moyenne, et avait la poitrine très large, la figure sombre, les +traits durs, le front soucieux. Ses yeux et ses sourcils +contractés indiquaient une nature généralement emportée, et +mécontente pour le moment. Il n'était plus jeune, et n'avait +pourtant pas encore atteint l'âge mûr. Il pouvait avoir trente- +cinq ans; sa présence ne m'effraya nullement, et m'intimida à +peine. Si l'étranger avait été un beau jeune homme, un héros de +roman, je n'aurais pas osé le questionner encore malgré lui, et +lui offrir des services qu'il ne me demandait pas. Je n'avais +jamais parlé à un beau jeune homme; je ne sais si j'en avais vu. +Je rendais un hommage théorique à la beauté, à l'élégance, à la +galanterie et aux charmes fascinants; mais si jamais j'eusse +rencontré toutes ces qualités réunies chez un homme, un instinct +m'aurait avertie que je ne pouvais pas sympathiser avec lui, et +que lui ne pouvait pas sympathiser avec moi. Je me serais éloignée +de lui comme on s'éloigne du feu, des éclairs, enfin de tout ce +qui est antipathique quoique brillant. + +Si même cet étranger m'eût souri, s'il se fût montré aimable à mon +égard, s'il m'eût gaiement remerciée pour mes offres de service, +j'aurais continué mon chemin sans être le moins du monde tentée de +renouveler mes questions. Mais la rudesse du voyageur me mit à mon +aise, et, lorsqu'il me fit signe de partir, je restai, en lui +disant: + +«Mais, monsieur, je ne puis pas vous abandonner à cette heure, +dans ce sentier solitaire, avant de vous avoir vu en état de +remonter sur votre cheval.» + +Il me regarda, et reprit aussitôt: + +«Il me semble qu'à cette heure, vous-même devriez être chez vous, +si vous demeurez dans le voisinage. D'où venez-vous? + +-- De la vallée, et je n'ai nullement peur d'être tard dehors +quand il y a clair de lune. Je courrais avec plaisir jusqu'à Hay +si vous le souhaitiez; du reste, je vais y jeter une lettre à la +poste. + +-- Vous dites que vous venez de la vallée. Demeurez-vous dans +cette maison surmontée de créneaux? me demanda-t-il, en indiquant +Thornfield, que la lune éclairait de ses pâles rayons. Le château +ressortait en blanc sur la forêt, qui, par sa masse sombre, +formait un contraste avec le ciel de l'ouest. + +-- Oui, monsieur. + +-- À. qui appartient cette maison? + +-- À M. Rochester. + +-- Connaissez-vous M. Rochester? + +-- Non, je ne l'ai jamais vu. + +-- Il ne demeure donc pas là? + +-- Non. + +-- Pourriez-vous me dire où il est? + +-- Non, monsieur. + +-- Vous n'êtes certainement pas une des servantes du château: vous +êtes...» + +Il s'arrêta et jeta les yeux sur ma toilette, qui, comme toujours, +était très simple: un manteau de mérinos noir et un chapeau de +castor que n'aurait pas voulu porter la femme de chambre d'une +lady; il semblait embarrassé de savoir qui j'étais; je vins à son +secours. + +«Je suis la gouvernante. + +-- Ah! la gouvernante, répéta-t-il. Le diable m'emporte si je ne +l'avais pas oubliée, la gouvernante!» + +Et je fus de nouveau obligée de soutenir son examen. Au bout de +deux minutes, il se leva; mais, quand il essaya de marcher, sa +figure exprima la souffrance. + +«Je ne puis pas vous charger d'aller chercher du secours, me dit- +il; mais si vous voulez avoir la bonté de m'aider, vous le +pourrez. + +-- Je ne demande pas mieux, monsieur. + +-- Avez-vous un parapluie dont je puisse me servir en place de +bâton? + +-- Non. + +-- Alors, tâchez de prendre la bride du cheval et de me l'amener. +Vous n'avez pas peur, je pense.» + +Si j'avais été seule, j'aurais été effrayée de toucher à un +cheval; cependant, comme on me le commandait, j'étais toute +disposée à obéir. Je laissai mon manchon sur l'escalier, et je +m'avançai vers le cheval; mais c'était un fougueux animal, et il +ne voulut pas me laisser approcher de sa tête. Je fis effort sur +effort, mais en vain, j'avais même très peur en le voyant frapper +la terre de ses pieds de devant. Le voyageur, après nous avoir +regardés quelque temps, se mit enfin à rire. + +«Je vois, dit-il, que la montagne ne viendra pas à Mahomet; ainsi, +tout ce que vous pouvez faire, c'est d'aider Mahomet à aller à la +montagne. Venez ici, je vous prie.» + +Je m'approchai. + +«Excusez-moi, continua-t-il; la nécessité me force à me servir de +vous.» + +Il posa une lourde main sur mon épaule, et, s'appuyant fortement, +il arriva jusqu'à son cheval, dont il se rendit bientôt maître; +puis il sauta sur sa selle, en faisant une affreuse grimace, car +cet effort avait ravivé sa douleur. + +«Maintenant, dit-il en soulageant sa lèvre inférieure de la rude +morsure qu'il lui infligeait, maintenant donnez-moi ma cravache +qui est là sous la haie.» + +Je la cherchai et la trouvai. + +«Je vous remercie. À présent, portez vite votre lettre à Hay, et +revenez aussi promptement que possible.» + +Il donna un coup d'éperon au cheval, qui rua, puis partit au +galop; le chien le suivit, et tous trois disparurent, comme la +bruyère sauvage que le vent des forêts emporte en tourbillons. Je +repris mon manchon, et je continuai ma route. L'aventure était +terminée; ce n'était pas un roman, elle n'avait même rien de bien +intéressant; mais elle avait changé une des heures de ma vie +monotone: on avait eu besoin de moi, on m'avait demandé un secours +que j'avais accordé. + +J'étais contente, j'avais fait quelque chose; bien que cet acte +puisse paraître trivial et indifférent, j'avais pourtant agi, et +avant tout j'étais fatiguée d'une existence passive. Et puis une +nouvelle figure était comme un nouveau portrait dans ma galerie; +elle différait de toutes les autres, d'abord parce que c'était +celle d'un homme, ensuite parce qu'elle était sombre et forte. Je +l'avais devant les yeux lorsque j'entrai à Hay et que je jetai ma +lettre à la poste, et je la voyais encore en descendant la colline +qui devait me ramener à Thornfield. Arrivée devant l'escalier, je +m'arrêtai; je regardai tout autour de moi et j'écoutai, me +figurant que j'allais entendre le pas d'un cheval sur la chaussée, +et voir un cavalier enveloppé d'un manteau, suivi d'un chien de +Terre-Neuve semblable à un Gytrash: je ne vis qu'une haie et un +saule émondé par le haut, qui se tenait droit comme pour recevoir +les rayons de la lune; je n'entendis qu'un vent qui sifflait au +loin dans les arbres de Thornfield, et, jetant un regard vers +l'endroit d'où partait le murmure, j'aperçus une lumière à l'une +des fenêtres du château. Je me rappelai alors qu'il était tard, et +je hâtai le pas. + +Je n'aimais pas le moment où il fallait rentrer à Thornfield. +Franchir les portes du château, c'était reprendre mon immobilité; +traverser la salle silencieuse, monter le sombre escalier, entrer +dans ma petite chambre isolée, et passer une longue soirée d'hiver +avec la tranquille Mme Fairfax, avec elle seule, n'y avait-il pas +là de quoi détruire la faible excitation causée par ma promenade? +n'était-ce pas jeter sur mes facultés les chaînes invisibles d'une +existence trop monotone, d'une existence dont je ne pouvais même +pas apprécier les avantages? Il m'aurait fallu les orages d'une +vie incertaine et pleine de luttes, une expérience rude et amère, +pour me faire aimer le milieu paisible dans lequel je vivais. Je +désirais le combat, comme l'homme fatigué d'être resté trop +longtemps assis sur un siège commode, désire une longue promenade, +et mon besoin d'agir était tout aussi naturel que le sien. + +Je flânai devant la porte; je flânai devant la prairie; je me +promenai sur le pavé. Les contrevents de la porte vitrée étaient +fermés; je ne pouvais pas voir l'intérieur de la maison; mes yeux +et mon esprit semblaient, du reste, vouloir s'éloigner de cette +caverne grise aux sombres voûtes, pour se tourner vers le beau +ciel sans nuages qui planait au-dessus de ma tête. La lune montait +majestueusement à l'horizon; laissant bien loin derrière elle le +sommet des collines qu'elle avait d'abord éclairées, elle semblait +aspirer au sombre zénith, perdu dans les distances infinies. Les +tremblantes étoiles qui suivaient sa course agitaient mon coeur et +brûlaient mes veines; mais il ne faut pas beaucoup pour nous +ramener à la réalité; l'horloge sonna, cela suffit. Je détournai +mes regards de la lune et des étoiles, j'ouvris une porte de côté +et j'entrai. + +La grande salle n'était pas sombre, bien que la lampe de bronze ne +fût pas encore allumée; elle était éclairée, ainsi que les +premières marches de l'escalier, par une lueur provenant de la +salle à manger, dont la porte ouverte à deux battants laissait +voir une grille où brûlait un bon feu. La lumière du feu +permettait d'apercevoir des tentures rouges, des meubles bien +brillants, et un groupe réuni autour de la cheminée. À peine +l'avais-je entrevu, et à peine avais-je entendu un mélange de +voix, parmi lesquelles je distinguais celle d'Adèle, que la porte +se referma. + +Je me dirigeai promptement vers la chambre de Mme Fairfax. Il y +avait du feu, mais ni lumière ni dame Fairfax. À sa place, un gros +chien noir et blanc, tout semblable au Gytrash, était assis sur le +tapis, et regardait le feu avec gravité. Je fus tellement frappée +de cette ressemblance, que je m'avançai vers lui en disant: +«Pilote!» L'animal se leva et vint me flairer; je le caressai, il +remua sa grande queue; il avait l'air d'un chien abandonné, et je +me demandai d'où il pouvait venir; je sonnai, car j'avais besoin +de lumière, et je désirais savoir également quel était ce +visiteur. Leah entra. + +«Quel est ce chien? demandai-je. + +-- Il est venu avec le maître. + +-- Avec qui? + +-- Avec le maître, M. Rochester, qui vient d'arriver. + +-- En vérité, et Mme Fairfax est avec lui? + +-- Oui, ainsi que Mlle Adèle; et John est allé chercher un +médecin, car il est arrivé un accident à notre maître; son cheval +est tombé, et M. Rochester a eu le pied foulé. + +-- Est-ce que son cheval n'est pas tombé dans le sentier de Hay? + +-- Oui, il a glissé en descendant la colline. + +-- Ah! Apportez-moi une lumière, Leah.» + +Leah revint bientôt, suivie de Mme Fairfax, qui me répéta la +nouvelle, ajoutant que M. Carter, le médecin, était arrivé, et +qu'il était avec M. Rochester; puis elle alla donner des ordres +pour le thé, et moi, je montai dans ma chambre pour me +déshabiller. + + + +CHAPITRE XIII + +D'après les ordres du médecin, M. Rochester se coucha de bonne +heure et se leva tard le lendemain. Il ne descendit que pour ses +affaires; son agent et quelques-uns de ses fermiers étaient +arrivés et attendaient le moment de lui parler. + +Adèle et moi nous fûmes obligées de quitter la bibliothèque, parce +qu'elle devait servir pour les réceptions d'affaires. On fit du +feu dans une autre chambre; j'y portai nos livres et je +l'arrangeai en salle d'étude. À partir de ce jour, le château +changea d'aspect: il ne fut plus silencieux comme une église; +toutes les heures on entendait frapper à la porte, tirer la +sonnette ou traverser la salle. Des voix nouvelles résonnaient au- +dessous de nous; depuis que Thornfield avait un maître, il n'était +plus si étranger au monde extérieur. Quant à moi, j'en étais +contente. + +Ce jour-là, il fut difficile de donner des leçons à Adèle; elle ne +pouvait pas s'appliquer. Elle sortait continuellement de la +chambre pour regarder par-dessus la rampe si elle ne pouvait pas +apercevoir M. Rochester. Elle trouvait toujours des prétextes pour +descendre; elle désirait probablement entrer dans la bibliothèque, +où l'on n'avait nul besoin d'elle; lorsque je me fâchais et que je +la forçais à rester tranquille, elle se mettait à me parler de son +ami, M. Édouard Fairfax de Rochester, ainsi qu'elle l'appelait +(c'était la première fois que j'entendais tous ses prénoms); elle +se demandait quel cadeau il pouvait lui avoir apporté. Il parait +que, le soir précédent, M. Rochester lui avait annoncé une petite +boîte dont le contenu l'intéresserait beaucoup et qui devait +arriver de Millcote en même temps que les bagages. + +«Et cela doit signifier, dit-elle, qu'il y aura dedans un cadeau +pour moi, et peut-être pour vous aussi, mademoiselle. M. Rochester +m'a parlé de vous; il m'a demandé le nom de ma gouvernante et si +elle n'était pas une personne assez mince et un peu pâle. J'ai dit +que oui, car c'est vrai; n'est-ce pas, mademoiselle?» + +Moi et mon élève nous dînâmes comme toujours dans la chambre de +Mme Fairfax. Comme il neigeait, nous restâmes l'après-midi dans la +salle d'étude. À la nuit, je permis à Adèle de laisser ses livres +et son ouvrage et de descendre; car, d'après le silence qui +régnait en bas, et n'entendant plus sonner à la porte, je jugeai +que M. Rochester devait être libre. Restée seule, je me dirigeai +vers la fenêtre; mais il n'y avait rien à voir. Le crépuscule et +les flocons de neige obscurcissaient l'air et cachaient même les +arbustes de la pelouse. Je baissai le rideau et je retournai au +coin du feu. + +Je me mis à tracer sur les cendres rouges quelque chose de +semblable à un tableau que j'avais vu autrefois, et qui +représentait le château de Heidelberg, sur les bords du Rhin. +Mme Fairfax, arrivant tout à coup, interrompit ma mosaïque +enflammée, et empêcha mon esprit de se laisser aller aux +accablantes pensées qui commençaient déjà à s'emparer de lui dans +la solitude. + +«M. Rochester serait heureux, dit-elle, que vous et votre élève +voulussiez bien prendre le thé avec lui ce soir. Il a été si +occupé tout le jour, qu'il n'a pas encore pu demander à vous voir. + +-- À quelle heure prend-il le thé? demandai-je. + +-- Oh!... à six heures. Il avance l'heure de ses repas à la +campagne; mais vous feriez mieux de changer de robe maintenant; je +vais aller vous aider. Tenez, prenez cette lumière. + +-- Est-il nécessaire de changer de robe? + +-- Oui, cela vaut mieux; je m'habille toujours le soir quand +M. Rochester est là.» + +Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse; néanmoins je +regagnai ma chambre, et, aidée par Mme Fairfax, je changeai ma +robe de laine noire contre une robe de soie de la même couleur, ma +plus belle, et du reste la seule de rechange que j'eusse, excepté +une robe gris clair, que, dans mes idées de toilette prise à +Lowood, je regardais comme trop belle pour être portée, si ce +n'est dans les grandes occasions. + +«Il vous faut une broche,» me dit Mme Fairfax. + +Je n'avais pour tout ornement qu'une petite perle, dernier +souvenir de Mlle Temple. Je la mis et nous descendîmes. + +Avec le peu d'habitude que j'avais de voir des étrangers, c'était +une épreuve pour moi que d'être ainsi appelée en présence de +M. Rochester. Je laissai Mme Fairfax s'avancer la première, et je +marchai dans son ombre, lorsque nous traversâmes la salle à +manger. Après avoir passé devant l'arche, dont le rideau était +baissé pour le moment nous arrivâmes dans un élégant boudoir. + +Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la +cheminée. Pilote se chauffait, à demi étendu, à la flamme d'un feu +superbe; Adèle était agenouillée à côté de lui. Sur un lit de +repos, et le pied appuyé sur un coussin, paraissait M. Rochester; +il regardait Adèle et le chien; le feu lui arrivait en plein +visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcils de jais, +son front carré, rendu plus carré encore par la coupe horizontale +de ses cheveux. Je reconnus son nez plutôt caractérisé que beau; +ses narines ouvertes, qui me semblaient annoncer une nature +emportée; sa bouche et son menton étaient durs. Maintenant qu'il +n'était plus enveloppé d'un manteau, je pus voir que la carrure de +son corps s'harmonisait avec celle de son visage. C'était un beau +corps d'athlète, à la large poitrine, aux flancs étroits, mais +dépourvu de grandeur et de grâce. + +M. Rochester devait s'être aperçu de mon entrée et de celle de +Mme Fairfax; mais il paraît qu'il n'était pas d'humeur à la +remarquer, car notre approche ne lui fit même pas lever la tête. + +«Voilà Mlle Eyre,» dit tranquillement Mme Fairfax. + +Il s'inclina, mais sans cesser de regarder le chien et l'enfant. + +«Que Mlle Eyre s'asseye,» dit-il. Son salut roide et contraint, +son ton impatient, bien que cérémonieux, semblaient ajouter: «Que +diable cela me fait-il, que Mlle Eyre soit ici ou ailleurs? pour +le moment, je ne suis pas disposé à causer avec elle.» + +Je m'assis sans embarras. Une réception d'une exquise politesse +m'aurait sans doute rendue très confuse. Je n'aurais pas pu y +répondre avec la moindre élégance ou la moindre grâce, mais cette +brutalité fantasque ne m'imposait aucune obligation, au contraire, +en acceptant cette boutade, j'avais l'avantage. D'ailleurs, +l'excentricité du procédé était piquante, et je désirais en +connaître la suite. + +M. Rochester continua de ressembler à une statue, c'est-à-dire +qu'il ne parla ni ne bougea. Mme Fairfax pensa qu'il fallait au +moins que quelqu'un fût aimable; elle commença à parler avec +douceur comme toujours, mais comme toujours aussi avec vulgarité: +elle le plaignit de la masse d'affaires qu'il avait eues tout le +jour et de la douleur que devait lui avoir occasionnée sa foulure; +puis elle lui recommanda la patience et la persévérance tant que +le mal durerait. + +«Madame, je voudrais avoir du thé,» fut la seule réponse qu'elle +obtint. + +Elle se hâta de sonner, et, quand le plateau arriva, elle se mit à +arranger les tasses et les cuillers avec une attentive célérité. +Adèle et moi, nous nous approchâmes de la table, mais le maître ne +quitta pas son lit de repos. + +«Voulez-vous passer cette tasse à M. Rochester? me dit +Mme Fairfax. Adèle pourrait la renverser.» + +Je fis ce qu'elle me demandait. Lorsqu'il prit la tasse de mes +mains, Adèle, pensant le moment favorable pour faire une demande +en ma faveur, s'écria: + +«N'est-ce pas, monsieur, qu'il y a un cadeau pour Mlle Eyre dans +votre petit coffre? + +-- Qui parle de cadeau? dit-il d'un air refrogné; vous attendiez- +vous à un présent, mademoiselle Eyre? Aimez-vous les présents?» + +Et il examinait mon visage avec des yeux qui me parurent sombres, +irrités et perçants. + +«Je ne sais, monsieur, je ne puis guère en parler par expérience; +un cadeau passe généralement pour une chose agréable. + +-- Généralement; mais vous, qu'en pensez-vous? + +-- Je serais obligée d'y réfléchir quelque temps, monsieur, avant +de vous donner une réponse satisfaisante. Un présent a bien des +aspects, et il faut les considérer tous avant d'avoir une opinion. + +-- Mademoiselle Eyre, vous n'êtes pas aussi naïve qu'Adèle; dès +qu'elle me voit, elle demande un cadeau à grands cris; vous, vous +battez les buissons. + +-- C'est que j'ai moins confiance qu'Adèle dans mes droits; elle +peut invoquer le privilège d'une vieille connaissance et de +l'habitude, car elle m'a dit que de tout temps vous lui aviez +donné des jouets; quant à moi, je serais bien embarrassée de me +trouver un titre, puisque je suis étrangère et que je n'ai rien +fait qui mérite une marque de reconnaissance. + +-- Oh ne faites pas la modeste; j'ai examiné Adèle, et j'ai vu que +vous vous êtes donné beaucoup de peine avec elle; elle n'a pas de +grandes dispositions, et en peu de temps vous l'avez +singulièrement améliorée. + +-- Monsieur, vous m'avez donné mon cadeau, et je vous en remercie. +La récompense la plus enviée de l'instituteur, c'est de voir louer +les progrès de son élève. + +-- Oh! oh!» fit M. Rochester; et il but son thé en silence, «Venez +près du feu,» dit-il lorsque le plateau fut enlevé et que +Mme Fairfax se fut assise dans un coin avec son tricot. + +Adèle était occupée à me faire faire le tour de la chambre pour me +montrer les beaux livres et les ornements placés sur les consoles +et les chiffonnières; dès que nous entendîmes la voix de +M. Rochester, nous nous hâtâmes d'obéir. Adèle voulut s'asseoir +sur mes genoux, mais il lui ordonna de jouer avec Pilote. + +«Il y a trois mois que vous êtes ici? me demanda-t-il. + +-- Oui, monsieur. + +-- D'où veniez-vous? + +-- De Lowood, dans le comté de... + +-- Ah! une école de charité. Combien de temps y êtes-vous restée? + +-- Huit ans. + +-- Huit ans! alors vous avez la vie dure; je croyais que la moitié +de ce temps serait venu à bout de la plus forte constitution. Je +ne m'étonne plus que vous ayez l'air de venir de l'autre monde; je +me suis déjà demandé où vous aviez pu attraper cette espèce de +figure. Hier, lorsque vous êtes venue au-devant de moi dans le +sentier de Hay, j'ai pensé aux contes de fées, et j'ai été sur le +point de croire que vous aviez ensorcelé mon cheval; je n'en suis +pas encore bien sûr. Quels sont vos parents? + +-- Je n'en ai pas. + +-- Et vous n'en avez jamais eu, je suppose. Vous les rappelez- +vous? + +-- Non. + +-- Je le pensais, en effet. Et lorsque je vous ai trouvée assise +sur cet escalier, vous attendiez votre peuple. + +-- De qui parlez-vous, monsieur? + +-- Eh! mais des hommes verts. Il y avait un clair de lune qui +devait leur être propice; ai-je brisé un de vos cercles, pour que +vous ayez jeté sur mon passage ce maudit morceau de glace?» + +Je secouai la tête. + +«Il y a plus d'un siècle, dis-je, aussi sérieusement que lui, que +tous les hommes verts ont abandonné l'Angleterre. Ni dans le +sentier de Hay, ni dans les champs environnants, vous ne trouverez +des traces de leur passage. Désormais le soleil de l'été +n'éclairera pas plus leurs bacchanales que la lune de l'hiver.» + +Mme Fairfax avait laissé tomber son tricot, et semblait ne rien +comprendre à notre conversation. + +«Eh bien! dit M. Rochester, si vous n'avez ni père ni mère, vous +devez au moins avoir des oncles ou des tantes? + +-- Non, aucun que je connaisse. + +-- Quelle est votre demeure? + +-- Je n'en ai pas. + +-- Où demeurent vos frères et vos soeurs? + +-- Je n'ai ni frères ni soeurs. + +-- Qui vous a fait venir ici? + +-- J'ai fait mettre mon nom dans un journal, et Mme Fairfax m'a +écrit. + +-- Oui, dit la bonne dame qui savait maintenant sur quel terrain +elle était; et chaque jour je remercie la Providence du choix +qu'elle m'a fait faire. Mlle Eyre a été une compagne parfaite pour +moi, et une institutrice douce et attentive pour Adèle. + +-- Ne vous donnez pas la peine d'analyser son caractère, répondit +M. Rochester. Les éloges n'influent en rien sur mon opinion; je +jugerai par moi-même. Elle a commencé par faire tomber mon cheval. + +-- Monsieur! dit Mme Fairfax. + +-- C'est à elle que je dois cette foulure.» + +La veuve regarda avec étonnement et sans comprendre. + +«Mademoiselle Eyre, avez-vous jamais demeuré dans une ville? +reprit M. Rochester. + +-- Non, monsieur. + +-- Avez-vous vu beaucoup de monde? + +-- Rien que les élèves et les maîtres de Lowood et les habitants +de Thornfield. + +-- Avez-vous beaucoup lu? + +-- Je n'ai jamais eu qu'un très petit nombre de livres à ma +disposition, et encore ce n'étaient pas des ouvrages bien +remarquables. + +-- Vous avez mené la vie d'une nonne, et sans doute vous avez été +élevée dans des idées religieuses. Brockelhurst, qui, je crois, +dirige Lowood, est un ministre. + +-- Oui, monsieur. + +-- Et probablement que, vous autres jeunes filles, vous le +vénériez comme un couvent de religieuses vénère son directeur. + +-- Oh non! + +-- Vous êtes bien froide; comment! Une novice qui ne vénère pas un +prêtre! Voilà quelque chose de scandaleux. + +-- Je détestais M. Brockelhurst, et je n'étais pas la seule; c'est +un homme dur et intrigant. Il nous a fait couper les cheveux, et, +par économie, il nous achetait des aiguilles et du fil tels que +nous pouvions à peine coudre. + +-- C'était une très mauvaise économie, dit Mme Fairfax, qui de +nouveau put prendre part à la conversation. + +-- Et était-ce son plus grand crime? demanda M. Rochester. + +-- Avant l'établissement du Comité, et tant qu'il fut seul maître +dans l'école, il ne nous donnait même pas une nourriture +suffisante. Une fois chaque semaine il nous ennuyait par ses +longues lectures, et tous les soirs il exigeait que nous lussions +des livres qu'il avait faits sur la mort subite et le jugement. +Ces livres nous effrayaient tellement que nous n'osions plus aller +nous coucher. + +-- À quel âge êtes-vous entrée à Lowood? + +-- À dix ans. + +-- Et vous y êtes restée huit ans: alors vous avez dix-huit ans!» + +Je répondis affirmativement. + +«Vous voyez que l'arithmétique est utile; sans elle je n'aurais +jamais pu deviner votre âge; car ce n'est pas facile à trouver, +quand les traits et l'air sont si peu en rapport avec l'âge. +Qu'avez-vous appris à Lowood? jouez-vous du piano? + +-- Un peu. + +-- C'est juste, c'est la réponse convenue. Entrez dans la +bibliothèque!... s'il vous plaît, veux-je dire. Excusez mon ton de +commandement, je suis habitué à dire: «Faites cela,» et on le +fait. Je ne puis changer cette habitude pour une nouvelle venue. +Entrez donc dans la bibliothèque; prenez une lumière, laissez la +porte ouverte, asseyez-vous au piano, et jouez un air.» + +Je partis et je suivis ses indications. + +«Assez! me cria-t-il au bout de quelques minutes; je vois que vous +jouez un peu, comme une pensionnaire anglaise, peut-être un peu +mieux que quelques-unes, mais pas bien.» + +Je fermai le piano et je revins. M. Rochester continua: + +«Ce matin, Adèle m'a montré quelques esquisses qu'elle dit être de +vous; je ne sais si elles sont entièrement faites par vous: un +maître vous a probablement aidée? + +-- Non, en vérité! m'écriai-je. + +-- Oh! ceci pique votre orgueil; eh bien, allez chercher votre +portefeuille, si vous pouvez affirmer que tout ce qu'il contient +est de vous; mais n'assurez rien sans être certaine, car je m'y +connais. + +-- Alors, monsieur, je me tairai et vous jugerez vous-même.» + +J'apportai mon portefeuille. + +«Approchez la table,» dit-il. + +Je la roulai jusqu'à lui. Adèle et Mme Fairfax s'avancèrent pour +voir les dessins. + +«Ne vous pressez pas ainsi, dit M. Rochester; vous prendrez les +dessins à mesure que j'aurai fini de les regarder; mais ne placez +pas vos figures si près de la mienne.» + +Il examina les peintures et les esquisses; il en mit trois de +côté; après avoir regardé les autres, il les jeta loin de lui. + +«Emportez-les sur l'autre table, madame Fairfax, dit-il, et +regardez-les avec Adèle. Quant à vous, ajouta-t-il en me +regardant, asseyez-vous et répondez à mes questions. Je vois bien +que ces trois peintures ont été faites par là même main; cette +main est-elle la vôtre? + +-- Oui. + +-- Quand avez-vous trouvé le temps de les faire? car elles ont dû +demander beaucoup de temps et un peu de réflexion. + +-- Je les ai faites dans les deux dernières vacances que j'ai +passées à Lowood, quand je n'avais pas autre chose à faire. + +-- Où avez-vous trouvé les originaux de ces copies? + +-- Dans ma tête. + +-- Dans cette tête que je vois sur vos épaules? + +-- Oui, monsieur. + +-- A-t-elle encore d'autres sujets du même genre? + +-- J'espère que oui, et j'espère même qu'ils seraient meilleurs.» + +Il étendit les peintures devant lui et les regarda de nouveau. + +Pendant que M Rochester est ainsi occupé, lecteurs, j'ai le temps +de vous les décrire. D'abord, je dois vous avertir qu'elles n'ont +rien de merveilleux. Les sujets s'étaient présentés avec force à +mon esprit; ils étaient frappants, tels que je les avais conçus +avant d'essayer de les reproduire; mais ma main ne put pas obéir à +mon imagination, ou du moins ne reproduisit qu'une pâle copie de +ce que voyait mon esprit. + +C'étaient des aquarelles. La première représentait des nuages +livides sur une mer agitée. L'horizon et même les vagues du +premier plan étaient dans l'ombre; un rayon de lumière faisait +ressortir un mât à moitié submergé, et au-dessus duquel un noir +cormoran étendait ses ailes tachetées d'écume; il portait à son +bec un bracelet d'or orné de pierres précieuses, auxquelles je +m'étais efforcée de donner les teintes les plus nettes et les plus +brillantes. Au-dessous du mât et de l'oiseau de mer flottait un +cadavre qu'on n'apercevait que confusément à travers les vagues +vertes. Le seul membre qu'on pût voir distinctement était le bras +qui venait d'être dépouillé de son ornement. + +Le second tableau avait pour premier plan une montagne couverte de +gazon et de feuilles soulevées par la brise. Au delà et au-dessus +s'étendait le ciel bleu fonce d'un crépuscule. Une femme, dont on +ne voyait que le buste, apparaissait dans ce ciel; j'avais +combiné, pour la représenter, les teintes les plus sombres et les +plus douces. Son front était surmonté d'une étoile; le bas de sa +figure était voilé par des brouillards; ses yeux étaient sauvages +et sombres; ses cheveux flottaient autour d'elle comme des nuages +obscurs déchirés par l'électricité ou l'orage; sur son cou +brillait une pâle lueur semblable à un rayon de la lune. Cette +lueur se répandait aussi sur les nuages légers qui entouraient cet +emblème de l'Étoile du soir. + +Le dernier tableau, enfin, représentait le pic d'un glacier +s'élançant vers un ciel d'hiver. Les rayons du nord envoyaient à +l'horizon leurs légions de dards. Sur le premier plan, on +apercevait une tête colossale appuyée sur le glacier. Deux mains +délicates croisées au-dessous du front couvraient d'un voile noir +le bas de la figure. On ne voyait qu'un front pâle, des yeux +fixes, creux et désespérés. Au-dessus des tempes, au milieu d'un +turban déchiré et de draperies noires vaguement indiquées, +brillait un cercle de flammes blanches parsemées de pierres +précieuses d'une teinte plus vive que le reste du tableau. Cette +pâle auréole était l'emblème d'un diadème royal, et elle +couronnait un être qui n'avait pas de corps. + +«Étiez-vous heureuse, quand vous avez fait ces dessins? me demanda +M. Rochester. + +-- J'étais absorbée, monsieur; oui, j'étais heureuse; peindre est +une des jouissances les plus vives que j'aie connues! + +-- Ce n'est pas beaucoup dire. Vous avouez vous-même que vos +plaisirs n'étaient pas nombreux. Vous deviez être plongée dans une +sorte de rêve d'artiste, quand vous avez mélangé ces teintes +étranges. Y passiez-vous longtemps chaque jour? + +-- C'était pendant les vacances; je n'avais rien à faire; je m'y +mettais le matin et j'y restais jusqu'à la nuit; la longueur des +jours d'été favorisait mon inclination. + +-- Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardents travaux? + +-- Loin de là, je souffrais du contraste qu'il y avait entre mon +idéal et mon oeuvre; je me sentais complètement impuissante à +réaliser ce que j'avais imaginé. + +-- Pas tout à fait; vous avez fixé l'ombre de vos pensées, mais +pas plus, probablement. Vous n'aviez pas assez de science et +d'habileté technique pour les rendre complètement; cependant ces +esquisses sont remarquables pour une écolière. La pensée qu'elles +veulent représenter est fantastique; ces yeux de l'Étoile du soir, +vous avez dû les voir dans un de vos rêves. Comment avez-vous pu +les faire si clairs et pourtant si peu brillants? Que vouliez-vous +dire en les faisant si profonds et si solennels? Qui vous a appris +à peindre le vent? Voilà une tempête sur le ciel et sur cette +hauteur. Où avez-vous vu Latmos? car c'est Latmos. Retirez ces +dessins.» + +J'avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant +sa montre, il dit brusquement: + +«Il est neuf heures; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, de +laisser Adèle veiller si tard? Allez la coucher.» + +Adèle embrassa son tuteur avant de quitter la chambre; il accepta +ses caresses, mais ne sembla pas les goûter plus que ne l'aurait +fait Pilote, moins peut-être. + +«Maintenant, je vous souhaite le bonsoir à tous,» dit-il en +montrant la porte; ce qui signifiait qu'il était fatigué de notre +compagnie et qu'il désirait nous renvoyer. + +Mme Fairfax roula son tricot. Je pris mon portefeuille; nous lui +fîmes un salut auquel il répondit froidement, et nous nous +retirâmes. + +«Vous prétendiez que M. Rochester n'était pas très original, +madame Fairfax? lui dis-je lorsque, après avoir couché Adèle, je +la rejoignis dans sa chambre. + +-- Vous le trouvez donc bizarre? + +-- Je le trouve très mobile et très brusque. + +-- C'est vrai; il peut bien faire cet effet-là à un étranger mais +moi, je suis tellement habituée à ses manières, que je n'y pense +jamais: et puis, si son caractère est singulier, il faut se +montrer indulgent. + +-- Pourquoi? + +-- D'abord, parce que c'est sa nature, et que personne ne peut +changer sa nature; ensuite, parce qu'il est sans doute accablé de +douloureuses pensées, et que c'est là ce qui lui donne un +caractère inégal. + +-- Quelles pensées donc? + +-- Des luttes de famille. + +-- Il n'a pas de famille. + +-- Mais il en a eu; il a perdu son frère aîné, il y a quelques +années. + +-- Son frère aîné? + +-- Oui, il n'y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède +cette propriété. + +-- Neuf ans, c'est déjà passable; aimait-il donc son frère au +point d'être resté inconsolable tout ce temps? + +-- Oh non! je crois qu'il y a eu des disputes entre eux. +M. Rowland Rochester n'était pas très juste à l'égard de +M. Édouard, et même il a excité son père contre lui. Le vieillard +ne pouvait pas séparer en deux les biens de la famille, et il +désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pour l'honneur +du nom; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux +M. Rochester et M. Rowland s'entendirent, et, afin d'enrichir +M. Édouard, ils l'entraînèrent dans une position douloureuse. Je +ne sais pas au juste ce qu'ils firent; mais toujours est-il que +M. Édouard ne put pas supporter tout ce qu'il eut à souffrir. Il +n'est pas indulgent; aussi rompit-il avec sa famille, et depuis +longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu'il soit +resté quinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère +l'a laissé maître du château. Du reste, je ne m'étonne pas qu'il +évite ce lieu. + +-- Et pourquoi? + +-- Il le trouve triste peut-être.» + +La réponse était vague. J'aurais désiré quelque chose de plus +clair; mais Mme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des +détails plus circonstanciés sur l'origine et la nature des +épreuves de M. Rochester. Elle avouait que c'était un mystère pour +elle et qu'elle ne pouvait que faire des conjectures; il était +évident qu'elle ne désirait plus parler de cela: je le compris et +j'agis en conséquence. + + + +CHAPITRE XIV + +Les jours suivants, je ne vis que peu M. Rochester. Le matin, il +était occupé par ses affaires, et dans l'après-midi, des messieurs +de Millcote et du voisinage venaient le voir et restaient +quelquefois à dîner avec lui. Quand son pied alla assez bien pour +lui permettre l'exercice du cheval, il resta dehors une partie de +la journée, probablement pour rendre les visites qu'on lui avait +faites, et il ne revenait généralement que fort tard. + +Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle; quant à moi, je ne le +vis que lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle +ou dans le corridor. Quelquefois il passait devant moi avec +hauteur, daignant à peine me saluer légèrement et me jeter un +regard froid; d'autres fois, au contraire, il s'inclinait et me +souriait avec affabilité. Ce changement d'humeur ne m'offensait +nullement, parce que je voyais que je n'y étais pour rien; le flux +et le reflux provenaient de causes tout à fait indépendantes de ma +volonté. + +Un jour qu'il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher +mon portefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les +invités partirent tôt pour se rendre à une assemblée publique à +Millcote; comme le temps était humide, M. Rochester ne les +accompagna pas. Après leur départ, il sonna, et on vint m'avertir +que j'eusse à descendre avec Adèle. J'habillai Adèle, et, après +m'être assurée que j'étais bien moi-même dans mon costume de +quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était trop +simple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus +petite chose pût se déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait +si son petit coffre était enfin arrivé; car grâce à quelque +erreur, on ne l'avait point encore reçu. Elle ne s'était pas +trompée; en entrant dans la salle à manger, nous aperçûmes sur la +table un petit carton qu'elle sembla reconnaître instinctivement. + +«Ma boîte! ma boîte! s'écria-t-elle. + +-- Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie +fille de Paris, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde +et railleuse de M. Rochester, qui était assis dans un fauteuil au +coin du feu; mais surtout ne m'ennuyez pas avec les détails de +votre procédé anatomique. Que votre opération se fasse en silence. +Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu?» + +Adèle semblait ne point avoir besoin de l'avertissement; elle se +retira sur un sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes +qui entouraient la boîte. Après avoir soulevé le couvercle et +retiré un certain papier d'argent, elle s'écria: + +«Oh! ciel, que c'est beau! et elle demeura absorbée dans sa +contemplation. + +-- Mademoiselle Eyre est-elle ici? demanda le maître en se levant +à demi et en regardant de mon côté. Ah! bon; venez et asseyez-vous +ici, ajouta-t-il en approchant une chaise de la sienne; je n'aime +pas le babillage des enfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut +rien rappeler d'agréable à un vieux célibataire comme moi; ce +serait une chose intolérable pour moi que de passer toute une +soirée en tête-à-tête avec un marmot. N'éloignez pas votre chaise, +mademoiselle Eyre; asseyez-vous juste où je l'ai placée, comme +cela, s'il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses; moi je +les oublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles +dames dont l'intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je +fasse venir la mienne; elle est une Fairfax, ou du moins a épousé +un Fairfax; je ne dois pas la négliger. On dit que le sang est +plus épais que l'eau.» + +Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son +tricot. + +«Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un +service. J'ai défendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai +fait; je vois qu'elle en a bien envie: ayez la bonté de lui servir +d'interlocutrice; vous n'aurez jamais accompli un acte de +bienveillance plus réel.» + +En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu'elle +l'appela, et jeta sur elle la porcelaine, l'ivoire et tout ce que +contenait sa boîte, en manifestant son enthousiasme par des +phrases entrecoupées, car elle ne possédait l'anglais que très +imparfaitement. + +«Maintenant, dit M. Rochester, j'ai accompli mes devoirs de maître +de maison; j'ai mis mes invités à même de s'amuser réciproquement, +et je puis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez +un peu votre chaise; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas +vous voir sans me déranger, ce que je n'ai nullement l'intention +de faire.» + +Je fis ce qu'il me disait, bien que j'eusse infiniment préféré +rester un peu en arrière; mais M. Rochester avait une manière si +directe de donner un ordre, qu'il semblait impossible de ne pas +lui obéir promptement. + +Nous étions dans la salle à manger, comme je l'ai déjà dit le +lustre qu'on avait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce. +Le feu était rouge et brillant; les rideaux pourpres retombaient +avec ampleur devant la grande fenêtre et l'arche plus grande +encore; tout était tranquille; on n'entendait que le babillage +voilé d'Adèle, car elle n'osait pas parler haut, et la pluie +d'hiver qui battait les vitres. + +M. Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembla +différent de ce que je l'avais vu auparavant. Il n'avait pas l'air +tout à fait aussi sombre et aussi triste. J'aperçus un sourire sur +ses lèvres; le vin lui avait probablement procuré cette gaieté +relative, mais je ne puis pourtant pas l'affirmer; son caractère +de l'après-dînée était plus expansif que celui du matin. Cependant +il avait encore quelque chose d'effrayant lorsqu'il appuyait sa +tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que la +lumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit, +éclairait ses grands yeux noirs; car il avait de fort beaux yeux +noirs qui, changeant quelquefois tout à coup de caractère, +exprimaient, sinon la douceur, du moins un sentiment qui s'en +rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il contempla le +feu, et, lorsqu'il se retourna, il aperçut mon regard fixé sur +lui. + +«Vous m'examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il; me trouveriez-vous +beau?» + +Si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais fait une de ces +réponses conventionnelles, vagues et polies; mais les paroles +sortirent de mes lèvres presque à mon insu. + +«Non, monsieur, répondis-je. + +-- Savez-vous qu'il y a quelque chose d'étrange en vous? me dit- +il. Vous avez l'air d'une petite nonne, avec vos manières +tranquilles, graves et simples, vos yeux généralement baissés, +excepté lorsqu'ils sont fixés sur moi, comme maintenant, par +exemple; et quand on vous questionne ou quand on fait devant vous +une remarque qui vous force à parler, votre réponse est sinon +impertinente, du moins brusque. + +-- Pardon, monsieur, j'ai été trop franche; j'aurais dû vous dire +qu'il n'était pas facile d'improviser une réponse sur les +apparences, que les goûts diffèrent, que la beauté est de peu +d'importance, ou quelque chose de semblable. + +-- Non, vous n'auriez pas dû répondre cela. Comment! la beauté de +peu d'importance! Ainsi, sous prétexte d'adoucir le coup, vous +enfoncez la lame plus avant! Continuez; quel défaut me trouvez- +vous, je vous prie? Il me semble que mes membres et mes traits +sont faits comme ceux des autres hommes. + +-- Veuillez oublier, monsieur, ma réponse; je n'ai nullement eu +l'intention de vous blesser, c'est pure étourderie de ma part. + +-- Justement, c'est ce que je pense aussi; mais vous êtes +responsable de cette étourderie; critiquez-moi. Mon front vous +déplaît-il?» + +Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et +laissa voir un front large et intelligent, mais où rien +n'indiquait la bienveillance. + +«Eh bien! madame, suis-je un idiot? me demanda-t-il. + +-- Loin de là, monsieur; mais vous me trouverez peut-être trop +brusque lorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope. + +-- Encore une pointe, et cela parce que j'ai déclaré ne pas aimer +la société des enfants et des vieilles femmes... Ça, parlons plus +bas... Non, jeune fille, je ne suis généralement pas un +philanthrope; mais j'ai une conscience, ajouta-t-il en posant son +doigt sur la bosse qui, à ce qu'on prétend, indique cette faculté, +et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grande +largeur à la partie supérieure de la tête; même autrefois j'ai eu +une sorte de tendresse dans le coeur. À votre âge, je sentais, +j'avais pitié des faibles et de ceux qui souffrent; mais la +fortune m'a frappé de ses mains vigoureuses, et maintenant je puis +me flatter d'être aussi dur qu'une balle de caoutchouc, pénétrable +peut-être par deux ou trois endroits, mais n'ayant plus qu'un seul +point sensible. Croyez-vous qu'on puisse encore espérer pour moi? + +-- Espérer quoi, monsieur? + +-- Mais que le caoutchouc redeviendra chair. + +-- Décidément, il a bu trop de vin,» pensai-je, et je ne savais +quelle réponse faire à sa question. Comment pouvais-je dire s'il +était capable d'être transformé? + +«Vous avez l'air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez +pas plus jolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé +vous va bien: d'ailleurs cela me convient, c'est un moyen +d'éloigner de ma figure vos yeux scrutateurs et de les reporter +sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vais continuer à vous +embarrasser, jeune fille; je suis disposé à être communicatif +aujourd'hui.» + +En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de +la cheminé, je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa +poitrine, dont le développement n'était pas en proportion avec la +longueur de ses membres. Presque tout le monde l'aurait trouvé +laid; mais il avait dans son port tant d'orgueil involontaire, +tant d'aisance dans ses manières; il semblait s'inquiéter si peu +de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses +qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer +un charme extérieur, qu'en le regardant on partageait son +indifférence, et qu'on était presque tenté de partager aussi sa +confiance en lui-même. + +«Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c'est +pourquoi je vous ai envoyé chercher; le feu et le chandelier +n'étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il +ne parle pas; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n'était pas +encore là ce qu'il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à +vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais; +vous m'avez intrigué le premier soir où je vous ai vue; depuis, je +vous avais presque oubliée; d'autres idées vous avaient chassée de +mon souvenir; mais, aujourd'hui, je veux éloigner de moi ce qui me +déplaît et prendre ce qui m'amuse. Eh bien, cela m'amuse d'en +savoir plus long sur votre compte; ainsi donc, parlez.» + +Au lieu de parler, je souris; et mon sourire n'était ni aimable ni +soumis. + +«Parlez, répéta-t-il. + +-- Sur quoi, monsieur? + +-- Sur ce que vous voudrez; je vous laisse le choix du sujet, et +vous pourrez même le traiter comme il vous plaira.» + +En conséquence de ses ordres, je m'assis et ne dis rien. «Il +s'imagine que je vais parler pour le plaisir de parler; mais je +lui prouverai que ce n'est pas à moi qu'il devait s'adresser pour +cela.» pensai-je. + +«Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre?» + +Je persistai dans mon silence; il pencha sa tête vers moi et +plongea un regard rapide dans mes yeux. + +«Opiniâtre et ennuyée, dit-il; elle persiste; mais aussi j'ai fait +ma demande sous une forme absurde et presque impertinente. +Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon; sachez, une fois pour +toutes, que mon intention n'est pas de vous traiter en inférieure, +c'est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent +donner vingt ans de plus et une expérience d'un siècle. Celle-là +est légitime et j'y tiens, comme dirait Adèle, et c'est en vertu +de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d'avoir +la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées qui +souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se +rongent comme un clou rouillé.» + +Il avait daigné me donner une explication, presque faire des +excuses; je n'y fus pas insensible, et je voulus le lui prouver. + +«Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le +puis. Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse? +Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux. + +-- D'abord acceptez-vous que j'aie le droit d'être un peu le +maître? Acceptez-vous que j'aie le droit d'être quelquefois +brusque et exigeant à cause des raisons que je vous ai données: +d'abord parce que je suis assez âgé pour être votre père; ensuite +parce que j'ai l'expérience que donne la lutte; que j'ai vu de +près bien des hommes et bien des nations; qu'enfin, j'ai parcouru +la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restée +tranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison? + +-- Faites comme il vous plaira, monsieur. + +-- Ce n'est pas une réponse, ou du moins c'en est une très +irritante, parce qu'elle est évasive; répondez clairement. + +-- Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me +donner des ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et +que vous connaissez mieux le monde que moi; votre supériorité +dépend de l'usage que vous avez fait de votre temps et de votre +expérience. + +-- Voilà qui est promptement répondu. Mais je n'admets pas votre +principe; il me serait trop défavorable, car j'ai fait un usage +nul, pour ne pas dire mauvais, de ces deux avantages. Mettons de +côté toute supériorité; je vous demande simplement d'accepter de +temps en temps mes ordres sans vous blesser de mon ton de +commandement: dites, le voulez-vous?» + +Je souris. «M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même; il +semble oublier qu'il me paye trente livres sterling par an pour +recevoir ses ordres. + +-- Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas; +parlez. + +-- Je pensais tout à l'heure, monsieur, répondis-je, que bien peu +de maîtres s'inquiètent de savoir si les gens qu'ils payent sont +ou non contents de recevoir leurs ordres. + +-- Les gens qu'ils payent! est-ce que je vous paye? Ah! oui, je +l'avais oublié; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire, +voulez-vous me permettre d'être un peu le maître? + +-- Pour cette raison, non, monsieur; mais parce que vous avez +oublié que je dépendais de vous. Oui, je consens du fond du coeur +à ce que vous me demandez, parce que vous cherchez à savoir si le +serviteur est heureux dans sa servitude. + +-- Et vous consentez à me dispenser des formes conventionnelles, +sans prendre cette omission pour une impertinence? + +-- Je suis sûre, monsieur, de ne jamais confondre le manque de +forme avec l'impertinence: j'aime la première de ces choses; quant +à l'autre, aucune créature libre ne peut la supporter, même pour +de l'argent. + +-- Erreur! La plupart des créatures libres acceptent tout pour de +l'argent. Je vous conseille donc de ne pas proclamer des +généralités dont vous êtes incapable de juger l'exactitude. +Néanmoins, je vous sais gré de votre réponse, tant pour elle-même +que pour la manière dont vous l'avez faite: car vous avez parlé +avec sincérité, ce qui n'est pas commun; l'affectation, la +froideur, ou une manière stupide de comprendre votre pensée, voilà +ce qui, en général, répond à votre franchise. Sur cent sous- +maîtresses, pas une peut-être ne m'eût répondu comme vous. Mais ne +croyez pas que je veuille vous flatter. Si vous avez été faite +dans un moule différent des autres, vous n'en êtes nullement +cause; c'est l'oeuvre de la nature. Et, d'ailleurs, je ne puis pas +conclure encore; peut-être n'êtes-vous pas meilleure que les +autres; peut-être avez-vous des défauts intolérables pour balancer +vos quelques bonnes qualités. + +-- Peut-être en avez-vous vous-même,» pensai-je. Et à ce moment +mon regard rencontra le sien; il lut ma pensée, et y répondit +comme si je l'avais exprimée par des paroles. + +«Oui, oui, vous avez raison, dit-il; j'ai bon nombre de défauts +moi-même, je le sais, et je ne cherche pas à m'excuser. Je n'ai +pas le droit d'être trop sévère pour les autres; mes actes et la +nature de ma vie passée devraient arrêter le sourire sur mes +lèvres; je devrais ne pas critiquer trop sévèrement mon voisin, et +reporter mes regards sur mon propre coeur. J'entrai, ou plutôt, +car les pécheurs aiment à jeter le blâme sur la fortune ou les +circonstances, je fus précipité à l'âge de vingt ans dans une +route dangereuse, et depuis je n'ai jamais repris le droit chemin; +mais j'aurais pu être différent de ce que je suis; j'aurais pu +être aussi bon que vous, plus expérimenté, peut-être presque aussi +pur; j'envie la paix de votre esprit, la pureté de votre +conscience et votre passé sans tache. Enfant, un passé sans tache +doit être un trésor exquis, une source inépuisable de bonheur, +n'est-ce pas? + +-- Quel était votre passé à dix-huit ans, monsieur? + +-- Il était beau et limpide; aucune eau impure ne l'avait +transformé en mare fétide! J'étais votre égal à dix-huit ans; la +nature m'avait fait pour être bon, mademoiselle Eyre, et vous +voyez que je ne le suis pas; vos yeux me disent que vous ne le +voyez pas (car, à propos, prenez garde à l'expression de votre +regard; je suis rapide à l'interpréter). Croyez ce que je vais +vous dire: je ne suis pas méchant; n'allez pas voir en moi un de +ces princes du mal. Non; grâce aux circonstances plutôt qu'à ma +nature, je suis un pécheur vulgaire, plongé dans toutes les +misérables dissipations que recherchent les riches pour égayer +leur vie. Ne vous étonnez pas si je vous avoue toutes ces choses; +sachez que, dans le cours de notre vie à venir, vous vous +trouverez souvent choisie pour être la confidente involontaire de +bien des secrets. Beaucoup sentiront instinctivement comme moi que +vous n'êtes pas faite pour parler de vous, mais pour écouter les +autres parler d'eux; ils comprendront aussi que vous ne les +écoutez pas avec un mépris malveillant, mais avec une sympathie +naturelle qui console et encourage, bien qu'elle ne se manifeste +pas très vivement. + +-- Comment pouvez-vous savoir, comment avez-vous pu deviner tout +cela, monsieur? + +-- Je le sais, et c'est pourquoi je continue aussi librement que +si j'écrivais mes pensées sur mon journal. Vous me direz que +j'aurais dû dominer les circonstances, c'est vrai, mais, vous le +voyez, je ne l'ai pas pu; quand la fortune m'a frappé, j'aurais dû +demeurer froid, et je suis tombé dans le désespoir. Alors a +commencé mon abaissement; et maintenant, quand un imbécile vicieux +excite mon dégoût par ses honteuses débauches, je ne puis pas me +vanter d'être meilleur que lui. Je suis obligé de confesser que +lui et moi nous sommes sur le même niveau. Que ne suis-je resté +ferme! Dieu sait si je le désire. Craignez le remords, quand vous +serez tentée de succomber, mademoiselle Eyre; le remords est le +poison de la vie. + +-- On dit que le repentir en est le remède, monsieur. + +-- Non; le seul remède possible, c'est une conduite meilleure, et +je pourrais y arriver; j'ai encore assez de force si... Mais +pourquoi y penser, accablé et maudit comme je le suis? et +d'ailleurs, puisque le bonheur m'est refusé, j'ai droit de +chercher le plaisir dans la vie, et je le trouverai à n'importe +quel prix. + +-- Alors, monsieur, vous tomberez encore plus bas. + +-- C'est possible; et pourtant non, si je trouve un plaisir frais +et doux; et j'en trouverai un aussi frais et aussi doux que le +miel sauvage recueilli par l'abeille sur les marais. + +-- Prenez garde, monsieur, qu'il ne vous semble bien amer. + +-- Qu'en savez-vous? vous ne l'avez jamais goûté. Comme votre +regard est sérieux et solennel! et vous êtes aussi ignorante de +tout ceci que cette tête de porcelaine, dit-il en en prenant une +sur la cheminée. Vous n'avez pas le droit de me prêcher, néophyte +qui n'avez pas passé le seuil de la vie, et qui ne connaissez +aucun de ses mystères. + +-- Je ne fais que vous rappeler vos propres paroles, monsieur; +vous avez dit que la faute conduisait au remords, et que le +remords était le poison de la vie. + +-- Eh! qui parle de faute? je ne pense pas que l'idée que je viens +de concevoir soit une faute; c'est plutôt une inspiration qu'une +tentation; oh! elle était douce et calmante! la voilà qui revient +encore. Ce n'est pas l'esprit du mal qui me l'a inspirée, ou bien +alors il a revêtu la robe d'un ange; il me semble que je dois +admettre un tel hôte lorsqu'il me demande l'entrée de mon coeur. + +-- Défiez-vous de lui, monsieur, ce n'est pas un ange véritable. + +-- Encore une fois, qu'en savez-vous? Par quel instinct prétendez- +vous distinguer le séraphin déchu du messager de l'Éternel; le +guide, du séducteur? + +-- J'ai jugé d'après votre apparence, qui était troublée au moment +où vous avez dit que la même pensée vous revenait, et je suis +persuadée que, si vous agissez selon votre désir, vous deviendrez +plus malheureux encore. + +-- Pas du tout; cet ange m'a apporté le plus gracieux message du +monde. Du reste, vous n'êtes pas chargée de ma conscience, ainsi +donc ne vous troublez pas. Entre, joyeux voyageur!» + +Il semblait parler à une vision aperçue de lui seul; puis il +croisa ses bras sur sa poitrine comme pour embrasser l'être +invisible. + +«Maintenant, continua-t-il en s'adressant à moi, j'ai reçu le +pèlerin; je crois que c'est une divinité déguisée; il m'a déjà +fait du bien: mon coeur était tout charnel, le voilà devenu un +reliquaire. + +-- À dire vrai, monsieur, je ne vous comprends pas du tout; je ne +puis pas continuer cette conversation, elle n'est plus à ma +portée. Je ne sais qu'une chose: c'est que vous n'êtes pas aussi +bon que vous le désirez et que vous regrettez votre imperfection; +je n'ai compris qu'une chose: c'est que les souillures de votre +passé étaient une torture pour vous. Il me semble que, si vous le +vouliez, vous seriez bientôt digne d'être approuvé par vous-même +et que si, à partir de ce jour, vous preniez la résolution de +modifier vos actes et vos pensées, au bout de quelques années vous +auriez un passé pur et que vous pourriez contempler avec joie. + +-- Bien pensé et bien dit, mademoiselle Eyre, et dans ce moment je +pave l'enfer de bonnes intentions. + +-- Monsieur? + +-- Oui, je prends de bonnes résolutions que je crois aussi +durables que le bronze. Mes actes seront différents de ce qu'ils +ont été jusqu'ici. + +-- Et meilleurs? + +-- Oui, meilleurs. Vous semblez douter de moi, et pourtant moi, je +ne doute pas; je connais mon but et mes motifs; et, dès ce moment, +je fais une loi inaltérable comme celle des Mèdes et des Perses, +pour déclarer que l'un et les autres sont droits. + +-- Ils ne le sont pas, monsieur, puisque vous avez besoin pour eux +de lois nouvelles. + +-- Vous vous trompez, mademoiselle Eyre; des combinaisons et des +circonstances inouïes demandent des lois inouïes. + +-- C'est une maxime dangereuse, monsieur; car il est facile d'en +abuser. + +-- Vous avez raison, philosophe sentencieux; mais je jure sur tout +ce qui m'appartient que je n'en abuserai pas. + +-- Vous êtes homme et faillible. + +-- Oui, de même que vous; eh bien! après? + +-- Les hommes faillibles ne devraient pas s'arroger un pouvoir qui +ne peut être sûrement confié qu'aux êtres parfaits et divins. + +-- Quel pouvoir? + +-- Celui de dire de toute action, quelque étrange qu'elle soit: Ce +sera bien. + +-- Oui, repartit M. Rochester, vous l'avez dit, je déclare que ce +sera bien. + +-- Dieu fasse que ce soit bien!» répondis-je en me levant, car je +trouvais inutile de continuer une conversation si obscure pour +moi. + +Je comprenais d'ailleurs que je ne pouvais arriver à pénétrer le +caractère de mon interlocuteur, du moins pour le moment, et je +sentais enfin cette incertitude, ce vague sentiment de malaise +qu'entraîne toujours la conviction de son ignorance. + +«Où allez-vous? me demanda M. Rochester. + +-- Coucher Adèle, répondis-je; il est plus que temps. + +-- Vous avez peur de moi, parce que mes paroles ressemblent à +celles du Sphinx. + +-- Vous parlez en effet par énigmes; mais, bien que je sois +étonnée, je n'ai pas peur. + +-- Si, vous avez peur; votre amour-propre craint une méprise. + +-- Dans ce sens-là, oui, j'ai peur; je désire ne pas dire de +sottises. + +-- Si vous en disiez, ce serait d'une manière si tranquille et si +grave, que je ne m'en apercevrais pas. Est-ce que vous ne riez +jamais, mademoiselle Eyre? Ne vous donnez pas la peine de +répondre; je vois que vous riez rarement, mais que néanmoins vous +pouvez le faire, et même avec beaucoup de gaieté. Croyez-moi, la +nature ne vous a pas plus faite austère qu'elle ne m'a fait +vicieux; vous vous ressentez encore de la contrainte de Lowood, +vous composez votre visage, vous voilez votre voix, vous serrez +vos membres contre vous, et vous craignez devant un homme qui est +votre frère, votre père, votre maître, ou ce que vous voudrez +enfin, vous craignez que votre sourire ne soit trop joyeux, votre +parole trop libre, vos mouvements trop prompts. Mais bientôt, je +l'espère, vous apprendrez à être naturelle avec moi, parce qu'il +m'est impossible de ne pas l'être avec vous; alors vos mouvements +et vos regards seront plus vifs et plus variés. Quelquefois, vous +jetez autour de vous un coup d'oeil curieux comme celui de +l'oiseau qui regarde à travers les barreaux de sa cage; vous +ressemblez à un captif remuant, résolu, qui, s'il était libre, +volerait jusqu'aux nuages; mais vous êtes encore courbée sur votre +route. + +-- Monsieur, neuf heures ont sonné. + +-- N'importe, attendez une minute. Adèle n'est pas prête à aller +se coucher. Je viens d'examiner ce qui se passait ici; pendant que +je vous parlais, j'ai regardé Adèle de temps en temps (j'ai mes +raisons pour la croire curieuse à étudier, et ces raisons je vous +les dirai un jour). Il y a dix minutes environ, elle a tiré de sa +boite une petite robe de soie rose; aussitôt ses traits se sont +illuminés. La coquetterie coule dans son sang, remplit son cerveau +et nourrit la moelle de ses os. «Il faut que je l'essaye,» s'est- +elle écriée, et, à l'instant même, elle est sortie de la chambre +pour aller se faire habiller par Sophie; dans quelques minutes +elle rentrera. Je le sais, je vais voir une miniature de Céline +Varens dans le costume qu'elle portait sur le théâtre au +commencement de... Mais n'y pensons plus, et pourtant ce qu'il y a +de plus tendre en moi va recevoir un choc, je le pressens; restez +ici pour voir si j'ai raison.» + +Au bout de quelques minutes, on entendit les pas d'Adèle dans la +grande salle. Elle entra transformée comme me l'avait annoncé son +tuteur: une robe à satin rose très courte et très ornée dans le +bas avait remplacé sa robe brune; une couronne de boutons de roses +entourait son front; elle était chaussée de bas de soie et de +souliers de satin blanc. + +«Est-ce que ma robe va bien? s'écria-t-elle en bondissant, et mes +souliers, et mes bas? tenez, je crois que je vais danser.» + +Et, étalant sa robe, elle se mit à sauter dans la chambre. Arrivée +près de M. Rochester, elle fit une pirouette sur la pointe des +pieds, puis se mit à genoux devant lui. + +«Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté,» s'écria-t- +elle; puis, se relevant, elle ajouta: «C'est comme cela que maman +faisait, n'est-ce pas, monsieur? + +-- Ex-ac-te-ment! répondit-il, et c'est ainsi qu'elle a charmé mes +guinées et les a fait sortir de mes culottes britanniques. J'ai +été jeune, mademoiselle Eyre; certes mon visage a eu autant de +fraîcheur que le vôtre. Mon printemps n'est plus, mais il m'a +laissé cette petite fleur française. Il y a des jours où je +voudrais en être débarrassé; car je n'attache plus aucune valeur +au tronc qui l'a produite, parce que j'ai vu qu'une poussière d'or +pouvait seule lui servir d'engrais. Non, je n'aime pas cette +enfant, surtout quand elle est aussi prétentieuse que maintenant. +Je la garde peut-être conformément au principe des catholiques, +qui croient expier par une seule bonne oeuvre de nombreux péchés; +mais je vous expliquerai tout ceci plus tard. Bonsoir.» + + + +CHAPITRE XV + +M. Rochester me l'expliqua en effet. + +Une après-midi que je me promenais dans les champs avec Adèle, je +le rencontrai et il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres +qui était devant nous, tandis que mon élève jouerait avec Pilote +et ses volants. + +Il me raconta alors qu'Adèle était la fille d'une danseuse de +l'Opéra français, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce +qu'il appelait une grande passion. Céline avait feint d'y répondre +par un amour plus ardent encore. Il se croyait idolâtré, quelque +laid qu'il fût; il se figurait, me dit-il, qu'elle préférait sa +taille d'athlète à l'élégance de l'Apollon du Belvédère. + +«Et je fus si flatté, mademoiselle Eyre, de la préférence de la +sylphide française pour son gnome anglais, que je l'installai dans +un hôtel et lui donnai un établissement complet, domestiques, +voiture, cachemires, diamants, dentelles, etc. En un mot, j'étais +en train de me ruiner, dans le style adopté, comme le premier +venu. Je n'avais même pas l'originalité de chercher une route +nouvelle pour me conduire à la bonté et à la ruine; mais je +suivais la vieille ornière avec une stupide exactitude, et je ne +m'écartais pas d'un pouce du sentier battu. J'eus, comme je le +méritais, le sort de tous les dissipateurs; je vins un soir où +Céline ne m'attendait pas; elle était sortie. La nuit était +chaude; fatigué d'avoir couru dans tout Paris, je m'assis dans son +boudoir, heureux de respirer l'air consacré par sa présence. +J'exagère; je n'ai jamais cru qu'il y eût autour de sa personne +quelque vertu sanctifiante; non, elle n'avait laissé derrière elle +que l'odeur du musc et de l'ambre. Le parfum des fleurs, mêlé aux +émanations des essences, commençait à me monter à la tête, lorsque +j'eus l'idée d'ouvrir la fenêtre et de m'avancer sur le balcon. Il +faisait clair de lune, et le gaz était allumé; la nuit était calme +et sereine; quelques chaises se trouvaient sur le balcon, je +m'assis et je pris un cigare. Je vais en prendre un, si vous +voulez bien me le permettre.» + +Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l'alluma, le plaça +entre ses lèvres, jeta une bouffée d'encens havanais dans l'air +glacé, et reprit: + +«J'aimais aussi les bonbons à cette époque, mademoiselle Eyre; je +croquais des pastilles de chocolat et je fumais alternativement, +regardant défiler les équipages le long de cette rue à la mode, +voisine de l'Opéra, lorsque j'aperçus une élégante voiture fermée, +traînée par deux beaux chevaux anglais, et qu'éclairaient en plein +les brillantes lumières de la ville. Je reconnus la voiture que +j'avais donnée à Céline. Elle rentrait; mon coeur bondit +naturellement d'impatience sur la rampe de fer où je m'appuyais. +La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel; ma flamme (c'est le mot +propre pour une inamorata d'Opéra) s'alluma. Quoique Céline fût +enveloppée d'un manteau, embarras bien inutile pour une si chaude +soirée de juin, je reconnus immédiatement son petit pied, qui +sortit de dessous sa robe au moment où elle sauta de voiture; +penché sur le balcon, j'allais murmurer: «Mon ange,» mais d'une +voix que l'amour seul eût pu entendre, lorsqu'une autre personne +enveloppée également d'un manteau sortit après elle; mais cette +fois ce fut un talon éperonné qui frappa le pavé, et ce fut un +chapeau d'homme qui passa sous la porte cochère de l'hôtel. + +«Vous n'avez jamais senti la jalousie, n'est-ce-pas, mademoiselle +Eyre? Belle demande! puisque vous ne connaissez pas l'amour. Vous +avez à éprouver ces deux sentiments; votre âme dort, vous n'avez +pas encore reçu le choc qui doit la réveiller. Vous croyez que +toute l'existence coule sur un flot aussi paisible que celui où a +glissé jusqu'ici votre jeunesse; les yeux fermés, les oreilles +bouchées, vous vous laissez bercer au courant sans voir les +rochers qui montent sous l'eau et les brisants qui bouillonnent. +Mais, je vous le dis et vous pouvez me croire, un jour vous +arriverez aux écueils, un jour votre vie se brisera dans un +tourbillon tumultueux en une bruyante écume; alors vous volerez +sur les pics des rochers comme une poussière liquide, ou bien, +soulevée par une vague puissante, vous serez jetée dans un courant +plus calme. + +«J'aime cette journée, j'aime ce ciel d'acier, j'aime l'immobilité +et la dureté de ce paysage sous cette gelée; j'aime Thornfield, +son antiquité, son isolement, ses vieux arbres, ses buissons +épineux, sa façade grise et les lignes de ses fenêtres sombres qui +réfléchissent ce ciel métallique; et cependant j'en ai longtemps +abhorré la seule pensée, je l'ai évité comme une maison maudite et +que je déteste encore!...» + +Il serra les dents et se tut; il s'arrêta et frappa du pied le sol +durci; une pensée fatale semblait l'étreindre si fortement qu'il +ne pouvait faire un pas. + +Nous montions l'avenue lorsqu'il s'arrêta ainsi. Le château était +devant nous; il jeta sur les créneaux un regard comme je n'en ai +jamais vu de ma vie: la douleur, la honte, la colère, +l'impatience, le dégoût, la haine, semblèrent lutter un moment +dans sa large prunelle dilatée sous son sourcil d'ébène. Le combat +fut terrible; mais un autre sentiment s'éleva et triompha: c'était +quelque chose de dur, de cynique, de résolu et d'inflexible. Il +dompta son émotion, pétrifia son attitude et poursuivit: + +«Pendant que je gardais le silence, mademoiselle Eyre, je réglais +un compte avec ma destinée; elle était là, près de ce tronc de +hêtre, comme une des sorcières qui apparurent à Macbeth sur la +bruyère des Forres. «Vous aimez Thornfield,» me disait-elle, en +levant le doigt; et elle écrivait dans l'air un souvenir qui +courait s'imprimer en hiéroglyphes lugubres sur la façade du +château; «aimez-le si vous le pouvez! aimez-le si vous l'osez! -- +Oui, je l'aimerai, répondis-je, j'ose l'aimer!» + +Et il ajouta avec emportement: «Je tiendrai ma parole, je briserai +les obstacles qui m'empêchent d'être heureux et bon; oui, bon; je +voudrais être meilleur que je n'ai été jusqu'ici, que je ne suis. +De même que la baleine de Job brisa la lance et le dard, de même +ce que les autres regarderaient comme des barrières de fer tombera +sous ma main comme de la paille ou du bois pourri.» + +À ce moment, Adèle vint se jeter dans ses jambes avec son volant. + +«Éloigne-toi d'ici, enfant, s'écria-t-il durement, ou va jouer +avec Sophie!» + +Puis il continua à marcher en silence. Je hasardai de le rappeler +au sujet dont il s'était écarté. + +«Avez-vous quitté le balcon lorsque Mlle Varens entra?»lui +demandai-je. + +Je m'attendais presque à une rebuffade pour cette question +intempestive; mais, au contraire, sortant de sa rêverie, il tourna +les yeux vers moi, et son front sembla s'éclaircir. + +«Oh! j'avais oublié Céline, me dit-il. Eh bien, lorsque je vis ma +magicienne escortée d'un cavalier, le vieux serpent de la jalousie +se glissa en sifflant sous mon gilet et en un instant m'eut percé +le coeur. Il est étrange, s'écria-t-il en s'interrompant de +nouveau, il est étrange que je vous choisisse pour confidente de +tout ceci, jeune fille; il est plus étrange encore que vous +m'écoutiez tranquillement, comme si c'était la chose la plus +naturelle du monde qu'un homme tel que moi racontât l'histoire de +ses maîtresses à une jeune fille simple et inexpérimentée comme +vous; mais cette dernière singularité explique la première: avec +cet air grave, prudent et sage, vous avez bien la tournure d'une +confidente; d'ailleurs je sais avec quel esprit mon esprit est +entré en communion; c'est un esprit à part et sur lequel la +contagion du mal ne peut rien. Heureusement je ne veux pas lui +nuire, car, si je le voulais, je ne le pourrais pas; nos +conversations sont bonnes; je ne puis pas vous souiller, et vous +me purifiez.» + +Après cette digression, il continua: + +«Je restai sur le balcon. Ils viendront sans doute dans le +boudoir, pensai-je; préparons une embuscade. Passant ma main à +travers la fenêtre ouverte, je tirai le rideau; je laissai +seulement une petite ouverture pour faire mes observations, je +refermai aussi la persienne en ménageant une fente par laquelle +pouvaient m'arriver les paroles étouffées des amoureux, puis je me +rassis au moment où le couple entrait. Mon oeil était fixé sur +l'ouverture; la femme de chambre de Céline alluma une lampe et se +retira; je vis alors les amants. Ils déposèrent leurs manteaux; +Céline m'apparut brillante de satin et de bijoux, mes dons sans +doute; son compagnon portait l'uniforme d'officier, je le +reconnus: c'était le vicomte ***, jeune homme vicieux et sans +cervelle que j'avais quelquefois rencontré dans le monde; je +n'avais jamais songé à le haïr, tant il me semblait méprisable. En +le reconnaissant, ma jalousie cessa; mais aussi mon amour pour +Céline s'éteignit; une femme qui pouvait me trahir pour un tel +rival n'était pas digne de moi, elle ne méritait que le dédain, +moins que moi pourtant qui avais été sa dupe. + +«Ils commencèrent à causer; leur conversation me mit complètement +à mon aise: frivole, mercenaire, sans coeur et sans esprit, elle +semblait faite plutôt pour ennuyer que pour irriter. Ma carte +était sur la table; dès qu'ils la virent, ils se mirent à parler +de moi, mais ni l'un ni l'autre ne possédait assez d'énergie ou +d'esprit pour me travailler d'importance; ils m'outrageaient de +toutes leurs forces. Céline surtout brillait sur le chapitre de +mes défauts et de mes laideurs, elle qui avait témoigné une si +fervente admiration pour ce qu'elle appelait ma beauté mâle, en +quoi elle différait bien de vous, qui m'avez dit à bout portant, +dès notre première entrevue, que vous ne me trouviez pas beau; ce +contraste m'a frappé alors, et... + +À ce moment, Adèle accourut encore vers nous: «Monsieur, dit-elle, +John vient de dire que votre intendant est arrivé et vous demande. + +-- Ah! dans ce cas, il faut que j'abrége. J'ouvris la fenêtre et +je m'avançai vers eux. Je libérai Céline de ma protection, je la +priai de quitter l'hôtel et lui offris ma bourse pour faire face +aux exigences du moment, sans me soucier de ses cris, de ses +protestations, de ses convulsions, de ses prières. Je pris un +rendez-vous au bois de Boulogne avec le vicomte. + +«J'eus le plaisir de me battre avec lui le lendemain; je logeai +une balle dans l'un de ses pauvres bras étiolés et faibles comme +l'aile d'un poulet étique, et alors je crus en avoir fini avec +toute la clique; mais malheureusement, six mois avant, Céline +m'avait donné cette fillette qu'elle affirmait être ma fille: +c'est possible, bien que je ne retrouve chez elle aucune preuve de +ma laide paternité; Pilote me ressemble davantage. Quelques années +après notre rupture, sa mère l'abandonna et s'enfuit en Italie +avec un musicien ou un chanteur. Je n'admets pas que je doive rien +à Adèle, et je ne lui demande rien, car je ne suis pas son père; +mais, ayant appris son abandon, j'enlevai ce pauvre petit être aux +boues de Paris et je le transportai ici, pour l'élever sainement +sur le sol salubre de la campagne anglaise. Mme Fairfax a eu +recours à vous pour son éducation; mais maintenant que vous savez +qu'Adèle est la fille illégitime d'une danseuse de l'Opéra, vous +n'envisagerez peut-être plus de la même manière votre tâche et +votre élève; vous viendrez peut-être quelque jour à moi en me +disant que vous avez trouvé une place, et que vous me priez de +chercher une autre gouvernante. + +-- Non, monsieur; Adèle n'est pas responsable des fautes de sa +mère et des vôtres; puisqu'elle n'a pas de parents, que sa mère +l'a abandonnée, et que vous, monsieur, vous la reniez, eh bien! je +m'attacherai à elle plus que jamais. Comment pourrais-je préférer +l'héritier gâté d'une famille riche, qui détesterait sa +gouvernante, à la pauvre orpheline qui chercha une amie dans son +institutrice? + +-- Oh! si c'est là votre manière de voir... Mais il faut que je +rentre maintenant, et vous aussi, car voici la nuit.» + +Je restai encore quelques minutes avec Adèle et Pilote; je courus +un peu avec elle, et je jouai une partie de volant. Lorsque nous +fûmes rentrées et que je lui eus retiré son chapeau et son +manteau, je la pris sur mes genoux et je la laissai babiller une +heure environ; je lui permis même quelques petites libertés +qu'elle aimait tant à prendre pour se faire remarquer; car là se +trahissait en elle le caractère léger que lui avait légué sa mère, +et qui est si différent de l'esprit anglais. Cependant elle avait +ses qualités, et j'étais disposée à apprécier au plus haut point +tout ce qu'il y avait de bon en elle. Je cherchai dans ses traits +et son maintien une ressemblance avec M. Rochester, mais je ne pus +pas en trouver; rien en elle n'annonçait cette parenté: j'en étais +fâchée. Si seulement elle lui avait ressemblé un peu, il aurait eu +meilleure opinion d'elle. + +Ce ne fut qu'au moment de me coucher que je me mis à repasser dans +ma mémoire l'histoire de M. Rochester. Il n'y avait rien +d'extraordinaire dans le récit lui-même: la passion d'un riche +gentleman pour une danseuse française, la trahison de celle-ci, +étaient des faits qui devaient arriver chaque jour; mais il y +avait quelque chose d'étrange dans son émotion au moment où il +s'était dit heureux d'être revenu dans son vieux château. Je +réfléchis sur cet incident, mais j'y renonçai bientôt, le trouvant +inexplicable, et je me mis alors à songer aux manières de +M. Rochester. Le secret qu'il avait jugé à propos de me révéler +semblait un dépôt confié à ma discrétion; du moins je le regardais +comme tel et je l'acceptai. Depuis quelques semaines, sa conduite +envers moi était plus égale qu'autrefois, je ne paraissais plus le +gêner jamais. Il avait renoncé à ses accès de froid dédain. Quand +il me rencontrait, il me souriait et avait toujours un mot +agréable à me dire; quand il m'invitait à paraître devant lui, il +me recevait cordialement, ce qui me prouvait que j'avais vraiment +le pouvoir de l'amuser, et qu'il recherchait ces conversations du +soir autant pour son plaisir que pour le mien. + +Je parlais peu, mais j'avais plaisir à l'entendre; il était +communicatif; il aimait à montrer quelques scènes du monde à un +esprit qui ne connaissait rien de la vie, il ne me mettait pas +sous les yeux des actes mauvais et corrompus; mais il me parlait +de choses pleines d'intérêt pour moi, parce qu'elles avaient lieu +sur une échelle immense et qu'elles étaient racontées avec une +singulière originalité. J'étais heureuse lorsqu'il m'initiait à +tant d'idées neuves, qu'il faisait voir de nouvelles peintures à +mon imagination, et qu'il révélait à mon esprit des régions +inconnues; il ne me troublait plus jamais par de désagréables +allusions. + +Ses manières aisées me délivrèrent bientôt de toute espace de +contrainte; je fus attirée à lui par la franchise amicale avec +laquelle il me traita. Il y avait des moments où je le considérais +plutôt comme un ami que comme un maître; cependant quelquefois +encore il était impérieux, mais je voyais bien que c'était sans +intention. Ce nouvel intérêt ajouté à ma vie me rendit si +heureuse, si reconnaissante, que je cessai de désirer une famille; +ma destinée sembla s'élargir; les vides de mon existence se +remplirent; ma santé s'en ressentit, mes forces augmentèrent. + +Et M. Rochester était-il encore laid à mes yeux? Non. La +reconnaissance et de douces et agréables associations d'idées +faisaient que je n'aimais rien tant que de voir sa figure. Sa +présence dans une chambre était plus réjouissante pour moi que le +feu le plus brillant; cependant je n'avais pas oublié ses défauts; +je ne le pouvais pas, car ils apparaissaient sans cesse: il était +orgueilleux, sardonique, dur pour toute espèce d'infériorité. Dans +le fond de mon âme, je savais bien que sa grande bonté pour moi +était balancée par une injuste sévérité pour les autres; il était +capricieux, bizarre. Plus d'une fois, lorsqu'on m'envoya pour lui +faire la lecture, je le trouvai assis seul dans la bibliothèque, +la tête inclinée sur ses bras croisés, et, lorsqu'il levait les +yeux, j'apercevais sur ses traits une expression morose et presque +méchante; mais je crois que sa dureté, sa bizarrerie et ses fautes +passées (je dis passées, car il semblait y avoir renoncé), +provenaient de quelque grand malheur. Je crois que la nature lui +avait donné des tendances meilleures, des principes plus élevés, +des goûts plus purs que ceux qui furent développés chez lui par +les circonstances et que la destinée encouragea. Je crois qu'il y +avait de bons matériaux en lui, quoiqu'ils fussent souillés pour +le moment; je dois dire que j'étais affligée de son chagrin, et +que j'aurais beaucoup donné pour l'adoucir. + +J'avais éteint ma chandelle et je m'étais couchée; néanmoins, je +ne pouvais pas dormir, et je pensais toujours à l'expression de sa +figure au moment où il s'était arrêté dans l'avenue et où, disait- +il, sa destinée l'avait défié d'être heureux à Thornfield. + +«Et pourquoi ne le serait-il pas? me demandai-je. Qu'est-ce qui +l'éloigne de cette maison? La quittera-t-il encore bientôt, +Mme Fairfax m'a dit qu'il y restait rarement plus de quinze jours; +et voilà huit semaines qu'il demeure ici. S'il part, quel triste +changement! S'il s'absente pendant le printemps, l'été et +l'automne, le soleil et les beaux jours ne pourront apporter +aucune gaieté au château.» + +Je ne sais si je m'endormis ou non; mais tout à coup j'entendis +au-dessus de ma tête un murmure vague, étrange et lugubre qui me +fit tressaillir. J'aurais désiré une lumière, car la nuit était +obscure, et je me sentais oppressée; je me levai, je m'assis sur +mon lit et j'écoutai; le bruit avait cessé. + +J'essayai de me rendormir; mais mon coeur battait violemment: ma +tranquillité intérieure était brisée. L'horloge de la grande salle +sonna deux heures. À ce moment, il me sembla qu'une main glissait +sur ma porte comme pour tâter son chemin le long du sombre +corridor, «Qui est là?» demandai-je. Personne ne répondit; j'étais +glacée de peur. + +Je me dis que ce pouvait bien être Pilote qui, lorsque la cuisine +se trouvait ouverte, venait souvent se coucher à la porte de +M. Rochester. Moi-même je l'y avais quelquefois trouvé le matin en +me levant. Cette pensée me tranquillisa un peu; je me recouchai. +Le silence calme les nerfs, et, comme je n'entendis plus aucun +bruit dans la maison, je me sentis de nouveau besoin de sommeil; +mais il était écrit que je ne dormirais pas cette nuit. Au moment +où un rêve allait s'approcher de moi, il s'enfuit épouvanté par un +bruit assez effrayant en effet. + +Je veux parler d'un rire diabolique et profond qui semblait avoir +éclaté à la porte même de ma chambre. La tête de mon lit était +près de la porte, et je crus un instant que le démon qui venait de +manifester sa présence était couché sur mon traversin je me levai, +je regardai autour de moi; mais je ne pus rien voir. Le son +étrange retentit de nouveau, et je compris qu'il venait du +corridor. Mon premier mouvement fut d'aller fermer le verrou; mon +second, de crier: «Qui est là?» + +Quelque chose grogna; an bout d'un instant j'entendis des pas se +diriger du corridor vers l'escalier du troisième, dont la porte +fut bientôt ouverte et refermée; puis tout rentra dans le silence. + +«Est-ce Grace Poole? Est-elle possédée? me demandai-je. Impossible +de rester seule plus longtemps, il faut que j'aille trouver +Mme Fairfax.» + +Je mis une robe et un châle, je tirai le verrou et j'ouvris la +porte en tremblant. + +Il y avait une chandelle allumée dans le corridor. Je fus étonnée, +mais ma surprise augmenta bien davantage lorsque je m'aperçus que +l'air était lourd et rempli de fumée; je regardais autour de moi +pour comprendre d'où cela pouvait venir, quand je sentis une odeur +de brûlé. + +J'entendis craquer une porte; c'était celle de M. Rochester, et +c'était de là que sortait un nuage de fumée. Je ne pensais plus à +Mme Fairfax, ni à Grace Poole, ni au rire étrange. En un instant +je fus dans la chambre de M. Rochester; les rideaux étaient en +feu, et M. Rochester profondément endormi au milieu de la flamme +et de la fumée. + +«Réveillez-vous!» lui criai-je en le secouant. + +Il marmotta quelque chose et se retourna; la fumée l'avait à +moitié suffoqué, il n'y avait pas un moment à perdre; le feu +venait de se communiquer aux draps. Je courus à son pot à l'eau et +à son aiguière; heureusement que l'une était large, l'autre +profond, et que tous deux étaient pleins d'eau; j'inondai le lit +et celui qui l'occupait, puis j'allai dans ma chambre chercher +d'autre eau; enfin je parvins à éteindre le feu. + +Le sifflement des flammes mourantes, le bruit que fit mon pot à +l'eau en s'échappant de mes mains et en tombant à terre, et +surtout la fraîcheur de l'eau que j'avais si libéralement +répandue, finirent par réveiller M. Rochester; bien qu'il fît très +sombre, je m'en aperçus en l'entendant fulminer de terribles +anathèmes lorsqu'il se trouva couché dans une mare. + +«Y a-t-il une inondation? s'écria-t-il. + +-- Non, monsieur, répondis-je; mais il y a eu un incendie. Levez- +vous; vous êtes sauvé; maintenant je vais aller vous chercher une +lumière. + +-- Au nom de toutes les fées de la chrétienté, est-ce vous, Jane +Eyre? demanda-t-il; que m'avez-vous donc fait, petite sorcière? +qui est venu dans cette chambre avec vous? avez-vous juré de me +noyer? + +-- Je vais aller vous chercher une lumière, monsieur; mais, au nom +du ciel, levez-vous; quelqu'un en veut à votre vie, vous ne pouvez +pas trop vous hâter de découvrir qui. + +-- Me voilà levé; attendez une minute que je trouve des vêtements +secs, si toutefois il y en a encore. Ah! voilà ma robe de chambre; +maintenant courez chercher une lumière.» + +Je partis, et je rapportai la chandelle qui était restée dans le +corridor; il me la prit des mains et examina le lit noirci par la +flamme, ainsi que les draps et le tapis couvert d'eau. + +«Qui a fait cela?» demanda-t-il. + +Je lui racontai brièvement ce que je savais; je lui parlai du rire +étrange, des pas que j'avais entendus se diriger vers le +troisième, de la fumée et de l'odeur qui m'avaient conduite à sa +chambre, de l'état dans lequel je l'avais trouvé; enfin, je lui +dis que pour éteindre le feu j'avais jeté sur lui toute l'eau que +j'avais pu trouver. + +Il m'écouta sérieusement; sa figure exprimait plus de tristesse +que d'étonnement; il resta quelque temps sans parler. + +«Voulez-vous que j'avertisse Mme Fairfax? demandai-je. + +-- Mme Fairfax? Non, pourquoi diable l'appeler? Que ferait-elle? +Laissez-la dormir tranquille. + +-- Alors je vais aller éveiller Leah, John et sa femme. + +-- Non, restez ici; vous avez un châle. Si vous n'avez pas assez +chaud, enveloppez-vous dans mon manteau et asseyez-vous sur ce +fauteuil; maintenant mettez vos pieds sur ce tabouret, afin de ne +pas les mouiller; je vais prendre la chandelle et vous laisser +quelques instants. Restez ici jusqu'à mon retour; soyez aussi +tranquille qu'une souris; il faut que j'aille visiter le +troisième; mais surtout ne bougez pas et n'appelez personne.» + +Il partit, et je suivis quelque temps la lumière; il traversa le +corridor, ouvrit la porte de l'escalier aussi doucement que +possible, la referma, et tout rentra dans l'obscurité. J'écoutai, +mais je n'entendis rien Il y avait déjà longtemps qu'il était +parti; j'étais fatiguée et j'avais froid, malgré le manteau qui me +couvrait; je ne voyais pas la nécessité de rester, puisqu'il était +inutile d'aller réveiller personne. J'allais risquer d'encourir le +mécontentement de M. Rochester en désobéissant à ses ordres, +lorsque j'aperçus la lumière et que j'entendis ses pas le long du +corridor. «J'espère que c'est lui,» pensai-je. + +Il entra pâle et sombre. + +«J'ai tout découvert, dit-il, en posant sa lumière sur la table de +toilette; c'était bien ce que je pensais. + +-- Comment, monsieur?» + +Il ne répondit pas; mais, croisant les bras, il regarda quelque +temps à terre; enfin, au bout de plusieurs minutes, il me dit d'un +ton étrange: + +«Avez-vous vu quelque chose au moment où vous avez ouvert la porte +de votre chambre? + +-- Non, monsieur, rien que le chandelier. + +-- Mais vous avez entendu un rire singulier; ne l'aviez-vous pas +déjà entendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble? + +-- Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui +rit de cette manière; c'est une étrange créature. + +-- Oui, Grace Poole; vous avez deviné; elle est étrange, comme +vous le dites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer; en +attendant, je suis content que vous et moi soyons seuls à +connaître les détails de cette affaire. N'en parlez jamais; +j'expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit. +Retournez dans votre chambre; quant à moi, le divan de la +bibliothèque me suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre +heures; dans deux heures les domestiques seront levés. + +-- Alors, bonsoir, monsieur,» dis-je en me levant. + +Il sembla surpris, bien que lui-même m'eût dit de partir. + +«Quoi! s'écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière? + +-- Vous m'avez dit que je le pouvais, monsieur. + +-- Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot, +et de cette manière sèche et brève. Vous m'avez sauvé la vie; vous +m'avez arraché à une mort horrible, et vous me quittez comme si +nous étions étrangers l'un à l'autre; donnez-moi au moins une +poignée de main.» + +Il me tendit sa main; je lui donnai la mienne, qu'il prit d'abord +dans une de ses mains, puis dans toutes les deux. + +«Vous m'avez sauvé la vie, et je suis heureux d'avoir contracté +envers vous cette dette immense; je ne puis rien dire de plus. +J'aurais souffert d'avoir une telle obligation envers toute autre +créature vivante; mais envers vous, c'est différent. Ce que vous +avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane.» + +Il s'arrêta et me regarda; les paroles tremblaient sur ses lèvres, +et sa voix était émue. + +«Encore une fois, bonsoir, monsieur; mais il n'y a ici ni dette, +ni obligation, ni fardeau. + +-- Je savais, continua-t-il, qu'un jour ou l'autre vous me feriez +du bien; je l'ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai +regardée. Ce n'est pas sans cause que leur expression et leur +sourire...» Il s'arrêta, puis continua rapidement: «me firent du +bien jusqu'au plus profond de mon coeur. Le peuple parle de +sympathies naturelles et de bons génies; il y a du vrai dans les +fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir!» + +Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d'une +flamme singulière. + +«Je suis heureuse de m'être trouvée éveillée, dis-je en me +retirant. + +-- Comment! vous partez! + +-- J'ai froid, monsieur. + +-- C'est vrai, et vous êtes là dans l'eau; allez, Jane, allez!» + +Mais il tenait toujours ma main, et je ne pouvais partir. Je pris +un expédient. + +«Il me semble, monsieur, dis-je, que j'entends remuer Mme Fairfax. + +-- Alors, quittez-moi.» Il lâcha ma main et je partis. + +Je regagnai mon lit, mais sans songer à dormir. Le matin arriva au +moment où je me sentais emportée sur une mer houleuse dont les +vagues troublées se mélangeaient aux ondes joyeuses; il me +semblait voir au delà de ces eaux furieuses un rivage doux comme +les montagnes de Beulah. De temps en temps une brise +rafraîchissante éveillée par l'espoir me soutenait et me menait +triomphalement au but; mais je ne pouvais pas l'atteindre, même en +imagination. Un vent contraire m'écartait de la terre et me +repoussait au milieu des vagues. En vain mon bon sens voulait +résister à mon délire, ma sagesse à ma passion; trop fiévreuse +pour m'endormir, je me levai aussitôt que je vis poindre le jour. + + + +CHAPITRE XVI + +Le jour qui suivit cette terrible nuit, j'avais à la fois crainte +et désir de voir M. Rochester; j'avais besoin d'entendre sa voix, +et je craignais son regard. Au commencement de la matinée, +j'attendais de moment en moment son arrivée. Il n'entrait pas +souvent dans la salle d'étude, mais il y venait pourtant +quelquefois, et je pressentais qu'il y ferait une visite ce jour- +là. + +Mais la matinée se passa comme de coutume; rien ne vint +interrompre les tranquilles études d'Adèle. Après le déjeuner, +j'entendis du bruit du côté de la chambre de M. Rochester; on +distinguait les voix de Mme Fairfax, de Leah, de la cuisinière, et +l'accent brusque de John. «Quelle bénédiction, criait-on, que +notre maître n'ait pas été brûlé dans son lit! C'est toujours +dangereux de garder une chandelle allumée pendant la nuit Quel +bonheur qu'il ait pensé à son pot à l'eau! Pourquoi n'a-t-il +éveillé personne? Pourvu qu'il n'ait pas pris froid en dormant +dans la bibliothèque!» + +Après ces exclamations, on remit tout en état. Lorsque je +descendis pour dîner, la porte de la chambre était ouverte et je +vis que le dégât avait été réparé; le lit seul restait encore +dépouillé de ses rideaux; Leah était occupée à laver le bord des +fenêtres noirci par la fumée; je m'avançai pour lui parler, car je +désirais connaître l'explication donnée par M. Rochester; mais en +approchant j'aperçus une seconde personne: elle était assise près +du lit, et occupée à coudre des anneaux à des rideaux. Je reconnus +Grace Poole. + +Elle était là taciturne comme toujours, habillée d'une robe de +stoff brun, d'un tablier à cordons, d'un mouchoir blanc et d'un +bonnet. Elle semblait complètement absorbée par son ouvrage; ses +traits durs et communs n'étaient nullement empreints de cette +pâleur désespérée qu'on se serait attendu à trouver chez une femme +qui avait tenté un meurtre, et dont la victime avait été sauvée et +lui avait déclaré connaître le crime qu'elle croyait caché à tous; +j'étais étonnée, confondue. Elle leva les yeux pendant que je la +regardais: ni tressaillement, ni pâleur, rien, en un mot, ne vint +annoncer l'émotion, la conscience d'une faute ou la crainte d'être +trahie. Elle me dit: «Bonjour, mademoiselle,» d'un ton bref et +flegmatique comme toujours, et, prenant un autre anneau, elle +continua son travail. + +«Je vais la mettre à l'épreuve, pensai-je, car je ne puis +comprendre comment elle est aussi impénétrable... Bonjour, Grace, +dis-je. Est-il arrivé quelque chose ici? il me semble que je viens +d'entendre les domestiques parler tous à la fois. + +-- C'est simplement notre maître qui a voulu lire la nuit +dernière. Il s'est endormi avec sa bougie allumée, et le feu a +pris aux rideaux. Heureusement il s'est réveillé avant que les +draps et les couvertures fussent enflammés, et il a pu éteindre le +feu. + +-- C'est étrange, dis-je plus bas et en la regardant fixement. +Mais M. Rochester n'a-t-il éveillé personne? personne ne l'a-t-il +entendu remuer?» + +Elle leva les yeux sur moi, et cette fois leur expression ne fut +plus la même; elle m'examina attentivement, puis répondit: + +«Les domestiques dorment loin de là, mademoiselle, et ils n'ont +pas pu entendre. Votre chambre et celle de Mme Fairfax sont les +plus voisines; Mme Fairfax dit qu'elle n'a rien entendu; quand on +vieillit, on a le sommeil dur.» + +Elle s'arrêta, puis elle ajouta avec une indifférence feinte et un +ton tout particulier: + +«Mais vous, mademoiselle, vous êtes jeune, vous avez le sommeil +léger; peut-être avez-vous entendu du bruit? + +-- Oui, répondis-je en baissant la voix afin de ne pas être +entendue de Leah, qui lavait toujours les carreaux: j'ai d'abord +cru que c'était Pilote; mais Pilote ne rit pas, et je suis +certaine d'avoir entendu un rire fort bizarre.» + +Elle prit une nouvelle aiguillée de fil, la passa sur un morceau +de cire, enfila son aiguille d'une main assurée, et m'examina avec +un calme parfait. + +«Je ne crois pas, mademoiselle, dit-elle, que notre maître se soit +mis à rire dans un tel danger; vous l'aurez rêvé. + +-- Non!» repris-je vivement; car j'étais indignée par la froideur +de cette femme. + +Elle fixa de nouveau sur moi un regard scrutateur. «Avez-vous dit +à notre maître que vous aviez entendu rire? demanda-t-elle. + +-- Je n'ai pas encore eu occasion de lui parler ce matin. + +-- Vous n'avez pas songé à ouvrir votre porte et à regarder dans +le corridor?» + +Elle semblait me questionner pour m'arracher des détails malgré +moi. Je pensai que, du jour où elle viendrait à savoir que je +connaissais ou que je soupçonnais son crime, elle chercherait à se +venger; je crus prudent de me tenir sur mes gardes. + +«Au contraire, répondis-je, je poussai le verrou. + +-- Vous n'avez donc pas l'habitude de mettre le verrou avant de +vous coucher? + +-- Démon! pensai-je; elle veut connaître mes habitudes, afin de +tracer son plan.» + +L'indignation fut de nouveau plus forte que la prudence. Je +répondis avec aigreur: + +«Jusqu'ici j'ai souvent oublié cette précaution, parce que je la +croyais inutile. Je ne pensais pas qu'à Thornfield on pût craindre +aucun danger. Mais à l'avenir, ajoutai-je en appuyant sur chaque +mot, je veillerai à ma sûreté. + +-- Et vous avez raison, répondit-elle. Les environs sont aussi +tranquilles que possible, et je n'ai jamais entendu parler de +voleurs depuis que le château est bâti; et pourtant on sait qu'il +y a ici pour des sommes énormes de vaisselle d'argent; et pour une +aussi grande maison vous voyez qu'il y a bien peu de domestiques, +parce que notre maître y demeure rarement et qu'il n'est point +marié. Mais je crois qu'il vaut toujours mieux être prudent; une +porte est bien vite fermée, et il est bon d'avoir un verrou entre +soi et un crime possible. Beaucoup de gens pensent qu'il faut se +fier entièrement à la Providence; mais moi je crois que c'est à +nous de pourvoir à notre sûreté, et que la Providence bénit ceux +qui agissent avec sagesse.» + +Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec +la lenteur d'une quakeresse. + +J'étais muette d'étonnement devant ce qui me semblait une +merveilleuse domination sur elle-même et une incroyable +hypocrisie, lorsque la cuisinière entra. + +«Madame Poole, dit-elle en s'adressant à Grace, le repas des +domestiques sera bientôt prêt: voulez-vous descendre? + +-- Non; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau +de pouding sur un plateau et montez-le. + +-- Voulez-vous un peu de viande? + +-- Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout. + +-- Et le sagou? + +-- Je n'en ai pas besoin maintenant; je descendrai avant l'heure +du thé et je le ferai moi-même.» + +La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfax +m'attendait. Je sortis alors de la chambre. + +J'étais tellement intriguée par le caractère de Grace Poole, que +ce fut à peine si j'entendis le récit que me fit Mme Fairfax +pendant le déjeuner de l'événement de la nuit dernière; je tâchais +de comprendre ce que pouvait être Grace dans le château, et je me +demandais pourquoi M. Rochester ne l'avait pas fait emprisonner, +ou du moins chasser loin de lui. La nuit précédente, il m'avait +presque dit qu'elle était coupable de l'incendie: quelle cause +mystérieuse pouvait l'empêcher de le déclarer? Pourquoi m'avait-il +recommandé le secret? N'était-ce pas singulier? Un gentleman +hautain, téméraire et vindicatif, tombé au pouvoir de la dernière +de ses servantes! et lorsqu'elle attentait à sa vie, il n'osait +pas l'accuser publiquement et lui infliger un châtiment! Si Grace +avait été jeune et belle, j'aurais pu croire que M. Rochester +était poussé par des sentiments plus tendres que la prudence ou la +crainte. Mais cette supposition devenait impossible dès qu'on +regardait Grace. Et pourtant je me mis à réfléchir. Elle avait été +jeune, et sa jeunesse avait dû correspondre à celle de +M. Rochester; Mme Farfaix disait qu'elle demeurait depuis +longtemps dans le château; elle n'avait jamais dû être jolie, mais +peut-être avait-elle eu un caractère vigoureux et original. +M. Rochester était amateur des excentricités, et certainement +Grace était excentrique. Peut-être autrefois un caprice (dont une +nature aussi prompte que la sienne était bien capable) l'avait +livré entre les mains de cette femme; peut-être à cause de son +imprudence exerçait-elle maintenant sur ses actions une influence +secrète dont il ne pouvait pas se débarrasser et qu'il n'osait pas +dédaigner. Mais à ce moment la figure carrée, grosse, laide et +dure de Grace se présenta à mes yeux, et je me dis: «Non, ma +supposition est impossible! Et pourtant, ajoutait en moi une voix +secrète, toi non plus tu n'es pas belle, et pourtant tu plais +peut-être à M. Rochester; du moins tu l'as souvent cru; la +dernière nuit encore, rappelle-toi ses paroles, ses regards, sa +voix.» + +Je me rappelais tout; le langage, le regard, l'accent me revinrent +à la mémoire. Nous étions dans la salle d'étude; Adèle dessinait; +je me penchai vers elle pour diriger son crayon; elle leva tout à +coup les yeux sur moi. + +«Qu'avez-vous, mademoiselle? dit-elle; vos doigts tremblent comme +la feuille et vos joues sont rouges, mais rouges comme des +cerises. + +-- J'ai chaud, Adèle, parce que je viens de me baisser.» + +Elle continua à travailler et moi à méditer. + +Je me hâtai de chasser de mon esprit la pensée que j'avais conçue +sur Grace Poole; elle me dégoûtait. Je me comparai à elle et je +vis que nous étions différentes. Bessie m'avait dit que j'avais +tout à fait l'air d'une lady, et c'était vrai. J'étais mieux que +lorsque Bessie m'avait vue; j'étais plus grasse, plus fraîche, +plus animée, parce que mes espérances étaient plus grandes et mes +jouissances plus vives. + +«Voici la nuit qui vient, me dis-je en regardant du côté de la +fenêtre; je n'ai entendu ni les pas ni la voix de M. Rochester +aujourd'hui; mais certainement je le verrai ce soir.» + +Le matin je craignais cette entrevue, mais maintenant je la +désirais. Mon attente avait été vaine pendant si longtemps que +j'étais arrivée à l'impatience. + +Lorsqu'il fit nuit close et qu'Adèle m'eut quittée pour aller +jouer avec Sophie, mon désir était au comble; j'espérais toujours +entendre la sonnette retentir et voir Leah entrer pour me dire de +descendre. Plusieurs fois je crus entendre les pas de M. Rochester +et mes yeux se tournèrent vers la porte; je me figurais qu'elle +allait s'ouvrir pour livrer passage à M. Rochester; mais la porte +resta fermée. Il n'était pas encore bien tard; souvent il +m'envoyait chercher à sept ou huit heures, et l'aiguille n'était +pas encore sur six; serais-je donc désappointée justement ce jour- +là où j'avais tant de choses à lui dire? Je voulais parler de +Grace Poole, afin de voir ce qu'il me répondrait. Je voulais lui +demander s'il la croyait véritablement coupable de cet odieux +attentat, et pourquoi il désirait que le crime demeurât secret. Je +m'inquiétais assez peu de savoir si ma curiosité l'irriterait; je +savais le contrarier et l'adoucir tour à tour; c'était un vrai +plaisir pour moi, et un instinct sûr m'empêchait toujours d'aller +trop loin; je ne me hasardais jamais jusqu'à la provocation, mais +je poussais aussi loin que me le permettait mon adresse. +Conservant toujours les formes respectueuses qu'exigeait ma +position, je pouvais néanmoins opposer mes arguments aux siens +sans crainte ni réserve; cette manière d'agir nous plaisait à tous +deux. + +Un craquement se fit entendre dans l'escalier, et Leah parut +enfin, mais c'était seulement pour m'avertir que le thé était +servi dans la chambre de Mme Fairfax; je m'y rendis, contente de +descendre, car il me semblait que j'étais ainsi plus près de +M. Rochester. + +«Vous devez avoir besoin de prendre votre thé, me dit la bonne +dame au moment où j'entrai; vous avez si peu mangé à dîner! J'ai +peur, continua-t-elle, que vous ne soyez pas bien aujourd'hui: +vous avez l'air fiévreux. + +-- Oh si! je vais très bien, je ne me suis jamais mieux portée. + +-- Eh bien, alors, prouvez-le par un bon appétit; voulez-vous +remplir la théière pendant que j'achève ces mailles?» + +Lorsqu'elle eut fini sa tâche, elle se leva et ferma les volets, +qu'elle avait probablement laissés ouverts pour jouir le plus +longtemps possible du jour, quoique l'obscurité fût déjà presque +complète. + +«Bien qu'il n'y ait pas d'étoiles, il fait beau, dit-elle en +regardant à travers les carreaux; M. Rochester n'aura pas eu à se +plaindre de son voyage. + +-- M. Rochester est donc parti? Je n'en savais rien! + +-- Il est parti tout de suite après son déjeuner pour aller au +château de M. Eshton, à dix milles de l'autre côté de Millcote. Je +crois que lord Ingram, sir George Lynn, le colonel Dent et +plusieurs autres encore doivent s'y trouver réunis. + +-- L'attendez-vous aujourd'hui? + +-- Oh non! ni même demain; je pense qu'il y restera au moins une +semaine. Quand les nobles se réunissent, ils sont entourés de tant +de gaieté, d'élégance et de sujets de plaisir, qu'ils ne sont +nullement pressés de se séparer; on recherche surtout les +messieurs dans ces réunions, et M. Rochester est si charmant dans +le monde qu'il y est généralement fort aimé. Il est le favori des +dames, bien qu'il n'ait pas l'air fait pour leur plaire; mais je +crois que ses talents, sa fortune et son rang, font oublier son +extérieur. + +-- Et y a-t-il des dames au château? + +-- Oui, il y a Mme Eshton avec ses trois filles, des jeunes filles +vraiment charmantes, Mlles Blanche et Mary Ingram, qui, je crois, +sont bien belles. J'ai vu Mlle Blanche il y a six ou sept ans; +elle avait dix-huit ans, et était venue à un bal de Noël donné par +M. Rochester. Ah! ce jour-là, la salle à manger était richement +décorée et illuminée. Je crois qu'il y avait cinquante ladies et +gentlemen des premières familles; Mlle Ingram était la reine de la +fête. + +-- Vous dites que vous l'avez vue, madame Fairfax. Comment était- +elle? + +-- Oui, je l'ai vue; les portes de la salle à manger étaient +ouvertes, et, comme c'était le jour de Noël, les domestiques +avaient le droit de se réunir dans la grande salle pour entendre +chanter les dames. M. Rochester me fit entrer, je m'assis +tranquillement dans un coin et je regardai autour de moi; je n'ai +jamais vu un spectacle plus splendide! Les dames étaient en grande +toilette. La plupart d'entre elles, ou du moins les plus jeunes, +me semblèrent fort belles; mais Mlle Ingram était certainement la +reine de la fête. + +-- Et comment était-elle? + +-- Grande, une taille fine, des épaules tombantes, un cou long et +gracieux, un teint mat, des traits nobles, des yeux un peu +semblables à ceux de M. Rochester, grands, noirs et brillants +comme ses diamants. Ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec +art; par derrière, une couronne de nattes épaisses, et par devant, +les boucles les plus longues et les plus lisses que j'aie jamais +vues. Elle portait une robe blanche; une écharpe couleur d'ambre, +jetée sur une de ses épaules et sur sa poitrine, venait se +rattacher sur le côté et prolongeait ses longues franges jusqu'au +dessous du genou. Ses cheveux étaient ornés de fleurs également +couleur d'ambre, et qui contrastaient bien avec sa chevelure +d'ébène. + +-- Elle devait être bien admirée? + +-- Oh oui! et non seulement pour sa beauté, mais encore pour ses +talents, car elle chanta un duo avec M. Rochester. + +-- M. Rochester! Je ne savais pas qu'il chantât. + +-- Ah! il a une très belle voix de basse et beaucoup de goût pour +la musique. + +-- Et quelle espèce de voix a Mlle Ingram? + +-- Une voix très pleine et très puissante; elle chantait +admirablement, et c'était un plaisir de l'entendre. Ensuite elle +joua du piano; je ne m'y connais pas, mais j'ai entendu dire à +M. Rochester qu'elle exécutait d'une manière très remarquable. + +-- Et cette jeune fille, si belle et si accomplie, n'est pas +encore mariée? + +-- Il paraît que non; je crois que ni elle ni sa soeur n'ont +beaucoup de fortune; le fils aîné a hérité de la plus grande +partie des biens de son père. + +-- Mais je m'étonne qu'aucun noble ne soit tombé amoureux d'elle, +M. Rochester, par exemple; il est riche, n'est-ce pas? + +-- Oh! oui; mais vous voyez qu'il y a une énorme différence d'âge. +M. Rochester a près de quarante ans, et elle n'en a que vingt- +cinq. + +-- Qu'importe? il se fait tous les jours des mariages où l'on voit +une différence d'âge plus grande encore entre les deux époux. + +-- C'est vrai; je ne crois cependant pas que M. Rochester ait +jamais eu une semblable idée. Mais vous ne mangez rien, vous avez +à peine goûté à votre tartine depuis que vous avez commencé votre +thé. + +-- J'ai trop soif pour manger; voulez-vous, s'il vous plaît, me +donner une autre tasse de thé?» + +J'allais recommencer à parler de la probabilité d'un mariage entre +M. Rochester et la belle Blanche, lorsque Adèle entra, ce qui nous +força à changer le sujet de notre conversation. + +Dès que je fus seule, je me mis à repasser dans ma mémoire ce que +m'avait dit Mme Fairfax; je regardai dans mon coeur, j'examinai +mes pensées et mes sentiments, et d'une main ferme, je m'efforçai +de ramener dans le sentier du bon sens ceux que mon imagination +avait laissés s'égarer dans des routes impraticables. + +Appelé devant mon tribunal, le souvenir produisit les causes qui +avaient éveillé en moi des espérances, des désirs, des sensations +depuis la nuit dernière; il expliqua la raison de l'état général +de l'esprit depuis une quinzaine environ; mais le bon sens vint +tranquillement me présenter les choses telles qu'elles étaient et +me montrer que j'avais rejeté la vérité pour me nourrir de +l'idéal. Alors je prononçai mon jugement, et je déclarai: + +Que jamais plus grande folle que Jeanne Eyre n'avait marché sur la +terre, que jamais idiote plus fantasque ne s'était bercée de doux +mensonges et n'avait mieux avalé un poison comme si c'eût été du +nectar. + +«Toi, me dis-je, devenir la préférée de M. Rochester, avoir le +pouvoir de lui plaire, être de quelque importance pour lui? Va, ta +folie me fait mal! Tu as été joyeuse de quelques marques +d'attention, marques équivoques accordées par un noble, un homme +du monde, à une servante, à une enfant; pauvre dupe! Comment as-tu +osé ... Ton propre intérêt n'aurait-il pas dû te rendre plus sage? +Ce matin, tu as repassé dans ta mémoire la scène de la nuit +dernière; voile ta face et rougis de honte! Il a brièvement loué +tes yeux, n'est-ce pas? Poupée aveugle! ouvre tes paupières +troublées et regarde ta démence. Il est fâcheux pour une femme +d'être flattée par un supérieur qui ne peut pas avoir l'intention +de l'épouser. C'est folie chez une femme de laisser s'allumer en +elle un amour secret qui doit dévorer sa vie, s'il n'est ni connu +ni partagé, et qui, s'il est connu et partagé, doit la lancer dans +de misérables difficultés dont il lui sera impossible de sortir. + +«Jane Eyre, écoute donc ta sentence: demain tu prendras une glace +et tu feras fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut, +sans adoucir une seule ligne trop dure, sans effacer une seule +irrégularité déplaisante; tu écriras en dessous: «Portrait d'une +gouvernante laide, pauvre et sans famille.» + +«Ensuite tu prendras une feuille d'ivoire, tu en as une toute +prête dans ta boîte à dessiner, tu mélangeras sur ta palette les +couleurs les plus fraîches et les plus fines, tu dessineras la +plus charmante figure que pourra te retracer ton imagination; tu +la coloreras des teintes les plus douces, d'après ce que t'a dit +Mme Fairfax sur Blanche Ingram; n'oublie pas les boucles noires et +l'oeil oriental. Quoi, tu songes à prendre M. Rochester pour +modèle! non, pas de désespoir, pas de sentiment; je demande du bon +sens et de la résolution. Rappelle-toi les traits nobles et +harmonieux, le cou et la taille grecs; laisse voir un beau bras +rond et une main délicate; n'oublie ni l'anneau de diamant ni le +bracelet d'or; copie exactement les dentelles et le satin, +l'écharpe gracieuse et les roses d'or; puis au-dessous tu écriras: +«Blanche, jeune fille accomplie, appartenant à une famille d'un +haut rang.» + +«Et si jamais, à l'avenir, tu t'imaginais que M. Rochester pense à +toi, prends ces deux portraits, compare-les et dis-toi: «Il est +probable que M. Rochester pourrait gagner l'amour de cette jeune +fille noble, s'il voulait s'en donner la peine; est-il possible +qu'il songe sérieusement à cette pauvre et insignifiante +institutrice?» + +«Eh bien oui, me dis-je, je ferai ces deux portraits.» + +Et, après avoir pris cette résolution, je devins plus calme et je +m'endormis. + +Je tins ma parole; une heure ou deux me suffirent pour esquisser +mon portrait au crayon, et en moins de quinze jours j'eus achevé +une miniature d'une Blanche Ingram imaginaire: c'était une assez +jolie figure, et, lorsque je la comparais à la mienne, le +contraste était aussi frappant que je pouvais le désirer. Ce +travail me fit du bien: d'abord il occupa pendant quelque temps ma +tête et mes mains; puis il donna de la force et de la fixité à +l'impression que je désirais maintenir dans mon coeur. + +Je fus bientôt récompensée de cette discipline que j'avais imposée +à mes sentiments. Grâce à elle, je pus supporter avec calme les +événements qui vont suivre; et si je n'y avais pas été préparée, +je n'aurais probablement pas pu conserver une tranquillité même +apparente. + + + +CHAPITRE XVII + +Une semaine se passa sans qu'on reçût aucune nouvelle de +M. Rochester; au bout de dix jours il n'était pas encore revenu. +Mme Fairfax me dit qu'elle ne serait pas étonnée qu'en quittant le +château de M. Eshton il se rendit à Londres, puis que de là il +passât sur le continent, pour ne pas revenir à Thornfield de toute +l'année; bien souvent, disait-elle, il avait quitté le château +d'une manière aussi prompte et aussi inattendue. En l'entendant +parler ainsi, j'éprouvai un étrange frisson et je sentis mon coeur +défaillir. Je venais de subir un douloureux désappointement. + +Mais, ralliant mes esprits et rappelant mes principes, je +m'efforçai de remettre de l'ordre dans mes sensations. Bientôt je +me rendis maîtresse de mon erreur passagère, et je chassai l'idée +que les actes de M. Rochester pussent avoir tant d'intérêt pour +moi. Et pourtant je ne cherchais pas à m'humilier en me persuadant +que je lui étais trop inférieure; mais je me disais que je n'avais +rien à faire avec le maître de Thornfield, si ce n'est à recevoir +les gages qu'il me devait pour les leçons que je donnais à sa +protégée, à me montrer reconnaissante de la bonté et du respect +qu'il me témoignait; bonté et respect auxquels j'avais droit du +reste, si j'accomplissais mon devoir. Je m'efforçais de me +convaincre que M. Rochester ne pouvait admettre entre lui et moi +que ce seul lien; ainsi donc c'était folie à moi de vouloir en +faire l'objet de mes sentiments les plus doux, de mes extases, de +mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu'il n'était pas dans la +même position que moi. Avant tout, je ne devais pas chercher à +sortir de ma classe; je devais me respecter et ne pas nourrir avec +toute la force de mon coeur et de mon âme un amour qu'on ne me +demandait pas, et qu'on mépriserait même. + +Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en temps +d'excellentes raisons s'offraient à mon esprit pour m'engager à +quitter Thornfield. Involontairement je me mettais à penser aux +moyens de changer de place; je crus inutile de chasser ces +pensées. «Eh bien! me dis-je, laissons-les germer, et, si elles le +peuvent, qu'elles portent des fruits!» + +Il y avait à peu près quinze jours que M. Rochester était absent, +lorsque Mme Fairfax reçut une lettre. + +«C'est de M. Rochester, dit-elle en regardant le timbre; nous +allons savoir s'il doit ou non revenir parmi nous.» + +Pendant qu'elle brisait le cachet et qu'elle lisait le contenu, je +continuai à boire mon café (nous étions à déjeuner); il était très +chaud, et ce fut un moyen pour moi d'expliquer la rougeur qui +couvrit ma figure à la réception de la lettre; mais je ne me +donnai pas la peine de chercher la raison qui agitait ma main et +qui me fit renverser la moitié de mon café dans ma soucoupe. + +«Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici, +dit Mme Fairfax en continuant de tenir la lettre devant ses +lunettes; mais maintenant nous allons être passablement occupées, +pour quelque temps au moins.» + +Ici je me permis de demander une explication; après avoir rattaché +le cordon du tablier d'Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir +versé une autre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je +dis nonchalamment: + +«M. Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt? + +-- Au contraire, il sera ici dans trois jours, c'est-à-dire jeudi +prochain; et il ne vient pas seul: il amène avec lui toute une +société. Il dit de préparer les plus belles chambres du château; +la bibliothèque et le salon doivent être aussi mis en état. Il me +dit également d'envoyer chercher des gens pour aider à la cuisine, +soit à Millcote, soit dans tout autre endroit; les dames amèneront +leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets; la maison +sera pleine.» + +Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour +donner ses ordres. + +Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours +suivants. Toutes les chambres de Thornfield m'avaient semblé très +propres et très bien arrangées; mais il paraît que je m'étais +trompée. Trois servantes nouvelles arrivèrent pour aider les +autres; tout fut frotté et brossé; les peintures furent lavées, +les tapis battus, les miroirs et les lustres polis, les feux +allumés dans les chambres, les matelas de plume mis à l'air, les +draps séchés devant le foyer; jamais je n'ai rien vu de semblable. +Adèle courait au milieu de ce désordre; les préparatifs de +réception et la pensée de tous les gens qu'elle allait voir la +rendaient folle de joie. Elle voulut que Sophie vérifiât ses +toilettes, ainsi qu'elle appelait ses robes, afin de rafraîchir +celles qui étaient passées et d'arranger les autres; quant à elle, +elle ne faisait que bondir dans les chambres, sauter sur les lits, +se coucher sur les matelas, entasser les oreillers et les +traversins devant d'énormes feux. Elle était libérée de ses +leçons; Mme Fairfax m'avait demandé mes services, et je passais +toute ma journée dans l'office à l'aider tant bien que mal, elle +et la cuisinière. J'apprenais à faire du flan, des talmouses, de +la pâtisserie française, à préparer le gibier et à arranger les +desserts. + +On attendait toute la compagnie le jeudi à l'heure du dîner, +c'est-à-dire à six heures; je n'eus pas le temps d'entretenir mes +chimères, et je fus aussi active et aussi gaie que qui que ce fût, +excepté Adèle. Cependant quelquefois ma gaieté se refroidissait, +et, en dépit de moi-même, je me laissais de nouveau aller au doute +et aux sombres conjectures, et cela surtout lorsque je voyais la +porte de l'escalier du troisième, qui depuis quelque temps était +toujours restée fermée, s'ouvrir lentement et donner passage à +Grace Poole, qui glissait alors tranquillement le long du corridor +pour entrer dans les chambres à coucher et dire un mot à l'une des +servantes, peut-être sur la meilleure manière de polir une grille, +de nettoyer un marbre de cheminée ou d'enlever les taches d'une +tenture; elle descendait à la cuisine une fois par jour pour +dîner, fumait un instant près du foyer, et retournait dans sa +chambre, triste, sombre et solitaire, emportant avec elle un pot +de porter. Sur vingt-quatre heures elle n'en passait qu'une avec +les autres domestiques. Le reste du temps, elle restait seule dans +une chambre basse du second étage, où elle cousait et riait +probablement de son rire terrible. Elle était aussi seule qu'un +prisonnier dans son cachot. + +Mais ce qui m'étonna, c'est que personne dans la maison, excepté +moi, ne semblait s'inquiéter des habitudes de Grace. Personne ne +se demandait ce qu'elle faisait là; personne ne la plaignait de +son isolement. + +Un jour, je saisis un fragment de conversation entre Leah et une +femme de journée; elles s'entretenaient de Grace. Leah dit quelque +chose que je n'entendis pas, et la femme de journée répondit: + +«Elle a sans doute de bons gages? + +-- Oui, dit Leah. Je souhaiterais bien que les miens fussent aussi +forts; non pas que je me plaigne. On paye bien à Thornfield; mais +Mme Poole reçoit cinq fois autant que moi et elle met de côté; +tous les trimestres elle va porter de l'argent à la banque de +Millcote; je ne serais pas étonnée qu'elle eût assez pour mener +une vie indépendante. Mais je crois qu'elle est habituée à +Thornfield; et puis elle n'a pas encore quarante ans; elle est +forte et capable de faire bien des choses: il est trop tôt pour +cesser de travailler. + +-- C'est une bonne domestique? reprit la femme de journée. + +-- Oh! elle comprend mieux que personne ce qu'elle a à faire, +répondit Leah d'un ton significatif; tout le monde ne pourrait pas +chausser ses souliers, même pour de l'argent. + +-- Oh! pour cela non, ajouta la femme de journée. Je m'étonne que +le maître...» + +Elle allait continuer, mais Leah m'aperçut et fit un signe à sa +compagne. Alors celle-ci ajouta tout bas: + +«Est-ce qu'elle ne sait pas?» + +Leah secoua la tête et la conversation cessa; tout ce que je +venais d'apprendre, c'est qu'il y avait un mystère à Thornfield, +mystère que je ne devais pas connaître. + +Le jeudi arriva: les préparatifs avaient été achevés le soir +précédent; on avait tout mis en place: tapis, rideaux festonnés, +couvre-pieds blancs; les tables de jeu avaient été disposées, les +meubles frottés, les vases remplis de fleurs. Tout était frais et +brillant; la grande salle avait été nettoyée. La vieille horloge, +l'escalier, la rampe, resplendissaient comme du verre; dans la +salle à manger, les étagères étaient garnies de brillantes +porcelaines; des fleurs exotiques répandaient leur parfum dans le +salon et le boudoir. + +L'après-midi arriva; Mme Fairfax mit sa plus belle robe de satin +noir, ses gants et sa montre d'or: car c'était elle qui devait +recevoir la société, conduire les dames dans leur chambre, etc. +Adèle aussi voulut s'habiller, bien que je ne crusse pas qu'on la +demanderait ce jour-là pour la présenter aux dames. Néanmoins, ne +désirant pas la contrarier, je permis à Sophie de lui mettre une +robe de mousseline blanche; quant à moi, je ne changeai rien à ma +toilette: j'étais bien persuadée qu'on ne me ferait pas sortir de +la salle d'étude, vrai sanctuaire pour moi et agréable refuge dans +les temps de trouble. + +Nous avions eu une journée douce et sereine, une de ces journées +de fin de mars ou de commencement d'avril, qui semblent annoncer +l'été; je dessinais, et, comme la soirée même était chaude, +j'avais ouvert les fenêtres de la salle d'étude. + +«Il commence à être tard, dit Mme Fairfax en entrant bruyamment; +je suis bien aise d'avoir commandé le dîner pour une heure plus +tard que ne l'avait demandé M. Rochester, car il est déjà six +heures passées. J'ai envoyé John regarder s'il n'apercevrait rien +sur la route; des portes du parc on voit une partie du chemin de +Millcote.» + +Elle s'avança vers la fenêtre: + +«Le voilà qui vient,» dit-elle. Puis elle s'écria: «Eh bien, John, +quelles nouvelles? + +-- Ils viennent, madame; ils seront ici dans dix minutes!» +répondit John. + +Je la suivis, faisant attention à me mettre de côté, de manière à +être cachée par le rideau et à voir sans être vue. + +Les dix minutes de John me semblèrent très longues; mais enfin on +entendit le bruit des roues. Quatre cavaliers galopaient en avant; +derrière eux venaient deux voitures découvertes où j'aperçus des +voiles flottants et des plumes ondoyantes. Deux des cavaliers +étaient jeunes et beaux; dans le troisième je reconnus +M. Rochester, monté sur son cheval noir Mesrour et accompagné de +Pilote, qui bondissait devant lui; à côté de lui j'aperçus une +jeune femme; tous deux marchaient en avant de la troupe; son habit +de cheval, d'un rouge pourpre, touchait presque à terre; son long +voile soulevé par la brise effleurait les plis de sa robe, et à +travers on pouvait voir de riches boucles d'un noir d'ébène. + +«Mlle Ingram!» s'écria Mme Fairfax, et elle descendit rapidement. + +La cavalcade tourna bientôt l'angle de la maison, et je la perdis +de vue. Adèle demanda à descendre; mais je la pris sur mes genoux +et je lui fis comprendre que ni maintenant, ni jamais, elle ne +devrait aller voir les dames à moins que son tuteur ne la fit +demander, et que, si M. Rochester la voyait prendre une semblable +liberté, il serait certainement fort mécontent. Elle pleura un +peu; je pris aussitôt une figure grave, et elle finit par essuyer +ses yeux. + +On entendait un joyeux murmure dans la grande salle; les voix +graves des messieurs et les accents argentins des dames se +mêlaient harmonieusement. Mais, bien qu'il ne parlât pas haut, la +voix sonore du maître de Thornfield souhaitant la bienvenue à ses +aimables hôtes retentissait au-dessus de toutes les autres, puis +des pas légers montèrent l'escalier; on entendit dans le corridor +des rires doux et joyeux; les portes s'ouvrirent et se +refermèrent, et au bout de quelque temps tout rentra dans le +silence. + +«Elles changent de toilette, dit Adèle qui écoutait attentivement +et qui suivait chaque mouvement, et elle soupira. Chez maman, +reprit-elle, quand il y avait du monde, j'allais partout, au +salon, dans les chambres; souvent je regardais les femmes de +chambre coiffer et habiller les dames, et c'était si amusant! +Comme cela, au moins, on apprend. + +-- Avez-vous faim, Adèle? + +-- Mais oui, mademoiselle; voilà cinq ou six heures que nous +n'avons pas mangé. + +-- Eh bien, pendant que les dames sont dans leurs chambres, je +vais me hasarder à descendre, et je tâcherai d'avoir quelque +chose.» + +Sortant avec précaution de mon asile, je descendis l'escalier de +service qui conduisait directement à la cuisine. Tout y était en +émoi; la soupe et le poisson étaient arrivés à leur dernier degré +de cuisson, et le cuisinier se penchait sur les casseroles, qui +toutes menaçaient de prendre feu d'un moment à l'autre; dans la +salle des domestiques, deux cochers et trois valets se tenaient +autour du feu; les femmes de chambre étaient sans doute occupées +avec leurs maîtresses; les gens qu'on avait fait venir de Millcote +étaient également fort affairés. Je traversai ce chaos et +j'arrivai au garde-manger, où je pris un poulet froid, quelques +tartes, un pain, plusieurs assiettes, des fourchettes et des +couteaux: je me dirigeai alors promptement vers ma retraite. +J'avais déjà gagné le corridor et fermé la porte de l'escalier, +quand un murmure général m'apprit que les dames allaient sortir de +leurs chambres; je ne pouvais pas arriver à la salle d'étude sans +passer devant quelques-unes de leurs chambres, et je courais le +risque d'être surprise avec mes provisions; alors je restai +tranquillement à l'un des bouts du corridor, comptant sur +l'obscurité qui y était complète depuis le coucher du soleil. + +Les chambres furent bientôt privées de leurs belles habitantes; +toutes sortirent gaiement, et leurs vêtements brillaient dans +l'obscurité; elles restèrent un moment groupées à une des +extrémités du corridor pendant que moi je me tenais à l'autre; +elles parlèrent avec une douce vivacité; elles descendirent +l'escalier presque aussi silencieuses qu'un brouillard qui glisse +le long d'une colline: cette apparition m'avait frappée par son +élégance distinguée. + +Adèle avait entr'ouvert la porte de la salle d'étude et s'était +mise à regarder: + +«Oh! les belles dames! s'écria-t-elle en anglais; comme je serais +contente d'aller avec elles! Pensez-vous, me dit-elle, que +M. Rochester nous envoie chercher après dîner? + +-- Non, en vérité; M. Rochester a bien autre chose à faire; ne +pensez plus aux dames aujourd'hui; peut-être les verrez-vous +demain. En attendant, voilà votre dîner.» + +Comme elle avait très faim, elle fut un moment distraite par le +poulet et les tartes. J'avais été bien inspirée d'aller chercher +ces quelques provisions à l'office; car sans cela Adèle, moi et +Sophie, que j'invitai à partager notre repas, nous aurions couru +risque de ne pas dîner du tout. En bas, on était trop occupé pour +penser à nous. Il était neuf heures passées lorsqu'on retira le +dessert, et à dix heures on entendait encore les domestiques +emporter les plateaux et les tasses où l'on avait pris le café. Je +permis à Adèle de rester debout beaucoup plus tard +qu'ordinairement, parce qu'elle prétendit qu'elle ne pourrait +dormir tant qu'on ne cesserait pas d'ouvrir et de fermer les +portes en bas. «Et puis, ajoutait-elle, M. Rochester pourrait nous +envoyer chercher lorsque je serais déshabillée; et alors quel +dommage! + +Je lui racontai des histoires aussi longtemps qu'elle voulut; +ensuite, pour la distraire, je l'emmenai dans le corridor: la +lampe de la grande salle était allumée, et, en se penchant sur la +rampe, elle pouvait voir passer et repasser les domestiques. +Lorsque la soirée fut avancée, on entendit tout à coup des accords +retentir dans le salon; on y avait transporté le piano; nous nous +assîmes toutes deux sur les marches de l'escalier pour écouter. +Une voix se mêla bientôt aux puissantes vibrations de +l'instrument. C'était une femme qui chantait, et sa voix était +pleine de douceur. Le solo fut suivi d'un duo et d'un choeur; dans +les intervalles, le murmure d'une joyeuse conversation arrivait +jusqu'à nous. J'écoutai longtemps, étudiant toutes les voix et +cherchant à distinguer au milieu de ce bruit confus les accents de +M. Rochester, ce qui me fut facile; puis je m'efforçai de +comprendre ces sons que la distance rendait vagues. + +Onze heures sonnèrent; je regardai Adèle qui appuyait sa tête +contre mon épaule; ses yeux s'appesantissaient. Je la pris dans +mes bras et je la couchai. Lorsque les invités regagnèrent leurs +chambres, il était près d'une heure. + +Le jour suivant brilla aussi radieux. Il fut consacré à une +excursion dans le voisinage; on partit de bonne heure, quelques- +uns à cheval, d'autres en voiture. Je vis le départ et le retour. + +De toutes les dames, Mlle Ingram seule montait à cheval, et, comme +le jour précédent, M. Rochester galopait à ses côtés; tous deux +étaient séparés du reste de la compagnie. Je fis remarquer cette +circonstance à Mme Fairfax, qui était à la fenêtre avec moi. + +«Vous prétendiez l'autre jour, dis-je, qu'il n'y avait aucune +probabilité de les voir mariés; mais regardez vous-même si +M. Rochester ne la préfère pas à toutes les autres. + +-- Oui, il l'admire sans doute. + +-- Et elle l'admire aussi, ajoutai-je; voyez, elle se penche comme +pour lui parler confidentiellement; je voudrais voir sa figure, je +ne l'ai pas pu encore jusqu'ici. + +-- Vous la verrez ce soir, répondit Mme Fairfax. J'ai dit à +M. Rochester combien Adèle désirait voir les dames; il m'a +répondu: «Eh bien, qu'elle vienne dans le salon après dîner, et +demandez à Mlle Eyre de l'accompagner.» + +-- Oui, il a dit cela par pure politesse; mais je n'irai +certainement pas, répondis-je. + +-- Je lui ai dit que vous n'étiez pas habituée au monde, et qu'il +vous serait probablement pénible de paraître devant tous ces +étrangers; mais il m'a répondu de son ton bref: «Niaiseries! Si +elle fait des objections, dites-lui que je le désire vivement, et +si elle résiste encore, ajoutez que j'irai moi-même la chercher.» + +-- Je ne lui donnerai pas cette peine, répondis-je; j'irai puisque +je ne puis pas faire autrement; mais j'en suis fâchée. Serez-vous +là, madame Fairfax? + +-- Non. J'ai plaidé et j'ai gagné mon procès. Voici comment il +faut faire pour éviter une entrée cérémonieuse, ce qui est le plus +désagréable de tout. Vous irez dans le salon pendant qu'il est +vide, avant que les dames aient quitté la table; vous vous +assoirez tranquillement dans un petit coin; vous n'aurez pas +besoin de rester longtemps après l'arrivée des messieurs, à moins +que vous ne vous amusiez. Il suffit que M. Rochester vous ait vue; +après cela vous pourrez vous retirer, personne ne fera attention à +vous. + +-- Pensez-vous que tout ce monde restera longtemps au château? + +-- Une ou deux semaines, certainement pas davantage. Après le +départ des invités, sir John Lynn, qui vient d'être nommé membre +de Millcote, se rendra à la ville. Je pense que M. Rochester +l'accompagnera, car je suis étonnée qu'il ait fait un si long +séjour à Thornfield.» + +C'est avec crainte que je vis s'approcher le moment où je devais +entrer dans le salon avec mon élève. Adèle avait passé tout le +jour dans une perpétuelle extase, à partir du montent où on lui +avait appris qu'elle allait être présentée aux dames, et elle ne +se calma un peu que lorsque Sophie commença à l'habiller. + +Quand ses cheveux furent arrangés en longues boucles bien +brillantes, quand elle eut mis sa robe de satin rose, ses mitaines +de dentelle noire, et qu'elle eut attaché autour d'elle sa longue +ceinture, elle demeura grave comme un juge. Il n'y eut pas besoin +de lui recommander de ne rien déranger dans sa toilette, +lorsqu'elle fut habillée, elle s'assit soigneusement dans sa +petite chaise, faisant bien attention à relever sa robe de satin +de peur d'en salir le bas; elle promit de ne pas remuer jusqu'au +moment où je serais prête. Ce ne fut pas long; j'eus bientôt mis +ma robe de soie grise achetée à l'occasion du mariage de +Mlle Temple et que je n'avais jamais portée depuis; je lissai mes +cheveux; je mis mon épingle de perle et nous descendîmes. + +Heureusement il n'était pas nécessaire de passer par la salle à +manger pour entrer dans le salon, que nous trouvâmes vide; un beau +feu brûlait silencieusement sur le foyer de marbre, et les bougies +brillaient au milieu des fleurs exquises qui ornaient les tables. +L'arche qui donnait du salon dans la salle à manger était fermée +par un rideau rouge; quelque mince que fût cette séparation, les +invités parlaient si bas qu'on ne pouvait rien entendre de leur +conversation. + +Adèle semblait toujours sous l'influence d'une impression +solennelle. Elle s'assit sans dire un mot sur le petit tabouret +que je lui indiquai. Je me retirai près de la fenêtre, et prenant +un livre sur une des tables, je m'efforçai de lire. Adèle apporta +son tabouret à mes pieds; au bout de quelque temps elle me toucha +le genou. + +«Qu'est-ce, Adèle? demandai-je. + +-- Est-ce que je ne puis pas prendre une de ces belles fleurs, +mademoiselle? seulement pour compléter ma toilette. + +-- Vous pensez beaucoup trop à votre toilette, Adèle!» dis-je en +prenant une rose que j'attachai à sa ceinture. + +Elle soupira de satisfaction, comme si cette dernière joie eût mis +le comble à son bonheur. Je me retournai pour cacher un sourire +que je ne pus réprimer; il y avait quelque chose de comique et de +triste dans la dévotion innée et sérieuse de cette petite +Parisienne pour tout ce qui se rapportait à la toilette. + +Tout à coup j'entendis plusieurs personnes se lever dans la +chambre voisine. Le rideau de l'arche fut tiré et j'aperçus la +salle à manger, dont le lustre répandait une vive lumière sur le +service de cristal et d'argent qui couvrait une longue table Un +groupe de dames était sous l'arche; elles entrèrent, et le rideau +retomba derrière elles. + +Elles étaient huit; mais quand elles entrèrent elles me parurent +beaucoup plus nombreuses. Quelques-unes étaient grandes, plusieurs +d'entre elles habillées de blanc et toutes couvertes de vêtements +amples et ondoyants qui les rendaient plus imposantes, comme les +nuages qui entourent la lune l'agrandissent à nos yeux. Je me +levai et les saluai. Une ou deux me répondirent par un mouvement +de tête; les autres se contentèrent de me regarder. + +Elles se dispersèrent dans la chambre; la légèreté de leurs +mouvements les faisait ressembler à un troupeau d'oiseaux blancs; +quelques-unes s'étendirent à demi sur le sofa et les ottomanes, +d'autres se penchèrent sur les tables pour regarder les fleurs et +les livres; plusieurs, enfin, formèrent un groupe autour du feu et +se mirent à parler d'une voix basse, mais claire, qui semblait +leur être habituelle. J'appris plus tard comment elles se +nommaient, et je puis dès à présent les désigner par leurs noms. +Je vis d'abord Mme Eshton et ses deux filles. Elle avait dû être +jolie et était encore bien conservée. Amy, l'aînée de ses filles, +était petite; sa figure et ses manières étaient piquantes, bien +que naïves et enfantines; sa robe de mousseline blanche et sa +ceinture bleue s'harmonisaient bien avec sa personne. Sa soeur +Louisa, plus grande et plus élégante, était fort jolie. Elle avait +une de ces figures que les Français appellent minois chiffonné. Du +reste, les deux soeurs étaient belles comme des lis. + +Lady Lynn était une femme de quarante ans, grande et forte, à la +taille droite, au regard hautain. Elle était richement drapée dans +une robe de satin changeant; une plume bleu azur et un bandeau de +pierres précieuses faisaient ressortir le brillant de ses cheveux +noirs. + +Mme Dent était moins splendide, mais elle était plus femme. Elle +avait la taille mince, la figure douce et pâle, et les cheveux +blonds. Je préférais sa robe de satin noir, son écharpe en +dentelle et ses quelques ornements de perles au splendide éclat de +la noble lady. + +Mais trois personnes surtout se faisaient remarquer, en partie à +cause de leur haute taille. C'étaient la douairière lady Ingram, +et ses deux filles Blanche et Marie; toutes trois étaient +prodigieusement grandes. La douairière avait de quarante à +cinquante ans; sa taille était encore belle et ses cheveux encore +noirs, du moins aux lumières. Ses dents me semblèrent avoir +conservé toute leur blancheur. Eu égard à son âge, elle devait +passer aux yeux de presque tout le monde pour très belle, et elle +l'était en effet; mais il y avait dans toute sa tenue et dans +toute son expression une insupportable fierté. Elle avait des +traits romains et un double menton qui se fondait dans son énorme +cou. Ses traits me parurent gonflés, assombris et même sillonnés +par l'orgueil, orgueil qui lui faisait tenir la tête tellement +droite qu'on eût facilement cru la position surnaturelle; ses yeux +étaient sauvages et durs: ils me rappelaient ceux de Mme Reed. +Elle mâchait chacune de ses paroles. Sa voix était profonde, +pompeuse, dogmatique, insupportable en un mot. Grâce à une robe en +velours cramoisi et à un châle des Indes, qu'elle portait en +turban, elle croyait avoir la dignité d'une impératrice. + +Blanche et Marie étaient de sa taille, droites et grandes comme +des peupliers; Marie était trop mince, mais Blanche était faite +comme une Diane. Je la regardai avec un intérêt tout particulier: +d'abord je désirais savoir si son extérieur s'accordait avec ce +que m'en avait dit Mme Fairfax; ensuite si elle ressemblait à la +miniature que j'en avais faite; enfin, il faut bien le dire, s'il +y avait en elle de quoi plaire à M. Rochester. + +Elle était bien telle que me l'avait dépeinte Mme Fairfax et telle +que je l'avais reproduite; je reconnaissais cette taille noble, +ces épaules tombantes, ces yeux et ces boucles noires dont m'avait +parlé Mme Fairfax; mais sa figure était semblable à celle de sa +mère: c'était lady Ingram, plus jeune et moins sillonnée; toujours +le même front bas, les mêmes traits hautains, le même orgueil, +moins sombre pourtant; elle riait continuellement; son rire était +satirique, de même que l'expression habituelle de sa lèvre arquée. + +On dit que le génie apprécie sa valeur; je ne sais si Mlle Ingram +avait du génie, mais bien certainement elle appréciait sa valeur. +Aussi commença-t-elle à parler botanique avec la douce Mme Dent, +qui, à ce qu'il paraît, n'avait pas étudié cette science, bien +qu'elle aimât beaucoup les fleurs, surtout les fleurs sauvages, +disait-elle; Mlle Ingram l'avait étudiée, et elle débita tout son +vocabulaire avec emphase. + +Je m'aperçus qu'elle se riait de l'ignorance de Mme Dent: sa +raillerie pouvait être habile; en tout cas, elle n'indiquait pas +une bonne nature. Elle joua du piano; son exécution était +brillante; elle chanta, sa voix était belle; elle parla français +avec sa mère, et je pus m'apercevoir qu'elle s'exprimait +facilement et que sa prononciation était bonne. + +Marie avait une figure plus ouverte que Blanche, des traits plus +doux et un teint plus clair. Mlle Ingram avait un vrai teint +d'Espagnole, mais Marie n'était pas assez animée. Sa figure +manquait d'expression, ses yeux de lumière. Elle ne parlait pas, +et, après avoir choisi une place, elle y resta immobile comme une +statue. Les deux soeurs étaient vêtues de blanc. + +Mlle Ingram me semblait-elle propre à plaire à M. Rochester? Je ne +sais. Je ne connaissais pas son goût. S'il aimait les beautés +majestueuses, Blanche était l'idéal; elle devait être généralement +admirée, et j'avais déjà eu une preuve presque certaine qu'elle +plaisait à M. Rochester; pour effacer mon dernier doute, il ne me +restait qu'à les voir ensemble. + +Vous ne supposez pas, lecteur, qu'Adèle était restée tout ce temps +immobile à mes pieds; au moment où les dames entrèrent, elle se +leva, s'avança vers elles, les salua cérémonieusement et leur dit +avec gravité: + +«Bonjour, mesdames.» + +Mlle Ingram la regarda d'un air moqueur et s'écria: + +«Oh! quelle petite poupée! + +-- Je crois, dit lady Lynn, que c'est la pupille de M. Rochester, +la petite fille française dont il nous a parlée.» + +Mme Dent la prit doucement par la main et l'embrassa. Amy et +Louisa Eshton s'écrièrent ensemble: + +«Oh! l'amour d'enfant!» + +Elles l'emmenèrent sur le sofa, et elle se mit à parler soit en +français, soit en mauvais anglais, accaparant non seulement les +deux jeunes filles, mais encore Mme Eshton et lady Lynn; elle fut +gâtée autant qu'elle pouvait le désirer. + +Enfin, on apporta le café et on appela les messieurs. J'étais +assise dans l'ombre, si toutefois il y avait un seul coin obscur +dans un salon si bien éclairé; le rideau de la fenêtre me cachait +à moitié. Le reste de la société arriva. L'apparition des +messieurs me parut imposante comme celle des dames. Ils étaient +tous habillés de noir; la plupart grands, et quelques-uns jeunes. +Henry et Frédéric Lynn étaient ce qu'on appelle de brillants +jeunes gens. Le colonel Dent me parut un beau militaire. +M. Eshton, magistrat du district, avait des manières de +gentilhomme; ses cheveux parfaitement blancs, ses sourcils et ses +moustaches noires, lui donnaient l'air d'un père noble. De même +que ses soeurs, lord Ingram était très grand, et comme elles il +était beau; mais il partageait l'apathie de Marie. Il semblait +avoir plus de longueur dans les membres que de vivacité dans le +sang et de vigueur dans le cerveau. + +Où était M. Rochester? + +Il arriva enfin. Je ne regardais pas du côté de la porte, et +pourtant je le vis entrer. Je m'efforçai de concentrer toute mon +attention sur les mailles de la bourse à laquelle je travaillais; +j'aurais voulu ne penser qu'à l'ouvrage que j'avais dans les +mains, aux perles d'argent et aux fils de soie posés sur mes +genoux: et pourtant je ne pus m'empêcher de regarder sa figure et +de me rappeler le jour où je l'avais vu pour la dernière fois, le +moment où, après lui avoir rendu ce qu'il appelait un immense +service, il prit mes mains et me regarda avec des yeux qui +révélaient un coeur plein et prêt à déborder. Et j'avais été pour +quelque chose dans cette émotion; j'avais été bien près de lui à +cette époque! Qui est-ce qui avait pu changer ainsi nos positions +relatives? car désormais nous étions étrangers l'un pour l'autre, +si étrangers que je ne comptais même pas l'entendre m'adresser +quelques mots; et je ne fus pas étonnée lorsque, sans m'avoir même +regardée, il alla s'asseoir de l'autre côté de la chambre pour +causer avec l'une des dames. + +Lorsque je le vis absorbé par la conversation et que je fus +convaincue que je pouvais examiner sans être observée moi-même, je +ne tentai plus de me contenir; je détournai mes yeux de mon +ouvrage et je les fixai sur M. Rochester; je trouvais dans cette +contemplation un plaisir à la fois vif et poignant; aiguillon de +l'or le plus pur, mais aiguillon de souffrance; ma joie +ressemblait à l'ardente jouissance de l'homme qui, mourant de +soif, se traîne vers une fontaine qu'il sait empoisonnée, et en +boit l'eau néanmoins comme un divin breuvage. + +Il est vrai que ce que certains trouvent laid peut sembler beau à +d'autres. La figure olivâtre et décolorée de M. Rochester, son +front carré et massif, ses sourcils de jais, ses yeux profonds, +ses traits fermes, sa bouche dure, en un mot, l'expression +énergique et décidée de sa figure, ne rentraient en rien dans les +règles de la beauté; mais pour moi son visage était plus que beau, +Il m'intéressait et me dominait. M. Rochester s'était emparé de +mes sentiments et les avait liés aux siens. Je n'avais pas voulu +l'aimer; j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour +repousser de mon âme ces premières atteintes de l'amour, et, dès +que je le revoyais, toutes ces impressions se réveillaient en moi +avec une force nouvelle. Il me contraignait à l'aimer sans même +faire attention à moi. + +Je le comparais à ses hôtes. Qu'étaient la grâce galante des +MM. Lynn, l'élégance langoureuse de lord Ingram, et même la +distinction militaire du colonel Dent, devant son regard plein +d'une force native et d'une puissance naturelle? Leur extérieur, +leur expression, n'éveillaient aucune sympathie en moi; et +pourtant tout le monde les déclarait beaux et attrayants, tandis +qu'on trouvait les traits de M. Rochester durs et son regard +triste. Je les entendis rire. La bougie avait autant d'âme dans sa +lumière qu'eux dans leur sourire. Je vis aussi M. Rochester +sourire; ses traits s'adoucirent; ses yeux devinrent aimables, +brillants et chercheurs. Il parlait dans ce moment à Louise et à +Amy Eshton: je m'étonnai de les voir rester calmes devant ce +regard qui m'avait semblé si pénétrant; je croyais que leurs yeux +allaient se baisser, leurs joues se colorer, et je fus heureuse de +ce qu'elles n'étaient nullement émues, «Il n'est pas pour elles ce +qu'il est pour moi, pensai-je. Il n'est pas de leur nature et je +crois qu'il est de la mienne; j'en suis même sûre: je sens comme +lui; je comprends le langage de ses mouvements et de sa tenue; +quoique le rang et la fortune nous séparent, j'ai quelque chose +dans ma tête, dans mon coeur, dans mon sang et dans mes nerfs, qui +forme entre nous une union spirituelle. Si, il y a quelques jours, +j'ai dit que je n'avais rien à faire avec lui, si ce n'est à +recevoir mon salaire; si je me suis défendue de penser à lui +autrement que comme à un maître qui me paye, j'ai proféré un +blasphème contre la nature. Tout ce qu'il y a en moi de bon, de +fort, de sincère, va vers lui. Je sais qu'il faut cacher mes +sentiments, étouffer toute espérance, me rappeler qu'il ne peut +pas faire grande attention à moi; car, lorsque je prétends que je +suis de la même nature que lui, je ne veux pas dire que j'ai sa +force et son attrait, mais simplement que j'ai certains goûts et +certaines sensations en commun avec lui. Il faut donc me répéter +sans cesse que nous sommes séparés pour toujours, et que néanmoins +je dois l'aimer tant que je vivrai.» + +On passa le café. Depuis l'arrivée des messieurs, les dames sont +devenues vives comme des alouettes. La conversation commence, +joyeuse et animée. Le colonel Dent et M. Eshton parlent politique; +leurs femmes écoutent. Les deux orgueilleuses douairières lady +Lynn et lady Ingram causent ensemble. Sir George, gentilhomme de +campagne, gras et frais, se tient debout devant le sofa, sa tasse +de café à la main, et place de temps en temps son mot. M. Frédéric +Lynn est assis à côté de Marie Ingram et lui montre les gravures +d'un beau livre; elle regarde et sourit de temps en temps, mais +parle peu. Le grand et flegmatique lord Ingram se penche sur le +dos de la chaise de la vivante petite Amy Eshton; elle lui jette +par moments un coup d'oeil, et gazouille comme un roitelet, car +elle préfère lord Ingram à M. Rochester. Henry prend possession +d'une ottomane aux pieds de Louise; Adèle est assise à côté de +lui; il tâche de parler français avec elle, et Louise rit de ses +fautes. Avec qui ira Blanche Ingram? Elle est seule devant une +table, gracieusement penchée sur un album; elle semble attendre +qu'on vienne la chercher; mais, comme l'attente la fatigue, elle +se décide à choisir elle-même son interlocuteur. + +M. Rochester, après avoir quitté les demoiselles Eshton, se place +devant le feu aussi solitairement que Blanche l'est devant la +table; mais Mlle Ingram va s'asseoir de l'autre côté de la +cheminée, vis-à-vis de lui. + +«Monsieur Rochester, dit-elle, je croyais que vous n'aimiez pas +les enfants? + +-- Et vous aviez raison. + +-- Alors qui est-ce qui vous a décidé à vous charger de cette +petite poupée-là? reprit-elle en montrant Adèle; où avez-vous été +la chercher? + +-- Je n'ai pas été la chercher; on me l'a laissée sur les bras. + +-- Vous auriez dû l'envoyer en pension. + +-- Je ne le pouvais pas; les pensions sont si chères! + +-- Mais il me semble que vous avez une gouvernante; j'ai tout à +l'heure vu quelqu'un avec votre pupille; serait-elle partie? Oh +non, elle est là derrière le rideau. Vous la payez sans doute. Je +crois que c'est aussi cher que de la mettre en pension, et même +plus, car vous avez à les entretenir toutes les deux.» + +Je craignais, ou, pour mieux dire, j'espérais que cette allusion à +ma présence forcerait M. Rochester à regarder de mon côté, et +involontairement je m'enfonçai encore davantage dans l'ombre; mais +il ne tourna pas les yeux. + +«Je n'y ai pas pensé, dit-il avec indifférence et regardant droit +devant lui. + +-- Non, vous ne pensez jamais à ce qui est d'économie ou de bon +sens. Si vous entendiez maman parler des gouvernantes, Mary et moi +nous en avons eu au moins une douzaine, la moitié détestables, les +autres ridicules, toutes insupportables; n'est-ce pas, maman? + +-- Avez-vous parlé, ma chérie?» + +La jeune fille réitéra sa question. + +«Ma bien-aimée, ne me parlez pas des gouvernantes; ce mot me fait +mal. J'ai souffert le martyre avec leur inhabileté et leurs +expressions. Je remercie le ciel de ne plus avoir affaire à +elles.» + +Mme Dent se pencha alors vers lady Ingram, et lui dit quelque +chose tout bas. Je suppose, d'après la réponse, que Mme Dent lui +faisait remarquer la présence d'un des membres de cette race sur +laquelle elle venait de lancer un anathème. + +«Tant pis, reprit la noble dame, j'espère que cela lui profitera!» +Puis elle ajouta plus bas, mais assez haut pourtant pour que les +sons arrivassent jusqu'à moi: «Je l'ai déjà examinée; je suis bon +juge des physionomies, et dans la sienne je lis tous les défauts +qui caractérisent sa classe. + +-- Et quels sont-ils? madame, demanda tout haut M. Rochester. + +-- Je vous les dirai dans un tête-à-tête, reprit-elle en secouant +trois fois son turban d'une manière significative. + +-- Mais ma curiosité sera passée alors, et c'est maintenant +qu'elle voudrait être satisfaite. + +-- Demandez-le donc à Blanche. Elle est plus près de vous que moi. + +-- Oh! ne me chargez pas de cette tâche, maman. Je n'ai du reste +qu'un mot à dire sur toute cette espèce, c'est qu'elle ne peut que +nuire. Non pas que les institutrices m'aient jamais fait beaucoup +souffrir: Théodore et moi, nous n'avons épargné aucune taquinerie +à nos gouvernantes; Marie était trop endormie pour prendre une +part active à nos complots. C'est surtout à Mme Joubert que nous +avons joué de bons tours. Mlle Wilson était une pauvre créature +triste et malade; elle ne valait même pas la peine qu'on se serait +donnée pour la vaincre. Mme Grey était dure et insensible; rien +n'avait effet sur elle; mais Mme Joubert! je vois encore sa colère +lorsque nous la poussions à bout; quand, après avoir renversé +notre thé, émietté nos tartines, jeté nos livres au plafond, nous +nous mettions à faire un charivari général avec les pupitres, les +règles, le cendrier et le feu. Théodore, vous rappelez-vous ces +jours de gaieté? + +-- Oui certainement, répondit lentement lord Ingram; et la pauvre +vieille avait l'habitude de nous appeler méchants enfants; alors +nous lui faisions des sermons où nous lui prouvions que c'était de +la présomption à elle, ignorante comme elle l'était, de vouloir +instruire des jeunes gens aussi habiles que nous. + +-- Oui, et vous savez, Théodore, je vous aidais aussi à persécuter +votre précepteur, ce M. Vinning, à la figure couleur de petit- +lait; nous l'avions surnommé le ministre malade de la pépie. Lui +et Mlle Wilson prirent la liberté de tomber amoureux l'un de +l'autre, ou du moins Théodore et moi nous le supposâmes; nous +avions surpris de tendres regards, des soupirs que nous avions +interprétés comme des marques certaines de cette belle passion; et +je vous assure que bientôt le public fut au courant de notre +découverte. Ce fut un moyen de se débarrasser de ce boulet que +nous traînions à nos pieds; dès que maman sut ce qui se passait, +elle déclara que c'était immoral; n'est-ce pas, maman? + +-- Oui, ma chérie, et ce n'était pas à tort. Il y a mille raisons +qui font que, dans une maison bien dirigée, on ne doit jamais +laisser naître d'affection entre une gouvernante et un précepteur. +D'abord... + +-- Oh! ma gracieuse mère, épargnez-nous cette énumération; au +reste, nous la connaissons tous: mauvais exemple pour l'innocence +des enfants; négligence continuelle dans les devoirs de la +gouvernante et du précepteur; alliance et confiance mutuelles; +confidences qui en résultent; insolence inévitable à l'égard des +maîtres; révolte et insurrection générale. Ai-je raison, baronne +Ingram de Ingram-Park? + +-- Oui, mon beau lis, vous avez raison comme toujours. + +-- Alors, il est inutile d'en parler plus longtemps; changeons de +conversation.» + +Amy Eshton n'entendit pas cette phrase ou ne voulut pas y faire +attention, car elle s'écria de sa voix douce et enfantine: + +«Louisa et moi, nous avions aussi l'habitude de tourmenter notre +gouvernante; mais elle était si bonne qu'elle supportait tout; +rien ne l'irritait; jamais elle ne se fâchait, n'est-ce pas, +Louisa? + +-- Oh! non! nous avions beau renverser son pupitre, sa boîte à +ouvrage, mettre ses tiroirs en désordre, elle ne nous en voulait +jamais; elle était si bonne qu'elle nous donnait tout ce que nous +lui demandions. + +-- Est-ce que par hasard, dit Mlle Ingram en mordant sa lèvre +ironique, nous allons être obligés d'entendre le résumé de toutes +les vertus des gouvernantes? Pour éviter cet ennui, je demande de +nouveau qu'on change de conversation. Monsieur Rochester, +approuvez-vous ma pétition? + +-- Oui, madame, je vous approuve en ceci, comme en tous points. + +-- Alors, c'est à moi de la faire exécuter. Signor Eduardo, êtes- +vous en voix aujourd'hui? + +-- Oui, si vous me le commandez, donna Bianca. + +-- Alors, signor, mon altesse vous ordonne de préparer vos +poumons, car on va vous les demander pour mon royal service. + +-- Qui ne voudrait être le Rizzio d'une semblable Marie? + +-- Je me soucie bien de Rizzio, s'écria-t-elle en secouant ses +boucles abondantes et en se dirigeant vers le piano; à mon avis, +le ménétrier David était un imbécile; je préfère le noir Bothwell; +je trouve qu'un homme doit avoir en lui quelque chose de +satanique, et, malgré tout ce que raconte l'histoire sur James +Hepburn, il me semble que ce bandit devait être un de ces héros +fiers et sauvages que j'aurais aimé à prendre pour époux. + +-- Messieurs, vous l'entendez; eh bien, quel est celui d'entre +vous qui ressemble le plus à Bothwell? + +-- C'est sur vous que doit tomber notre choix, répondit le colonel +Dent. + +-- Sur mon honneur, je vous en remercie.» reprit M. Rochester. + +Mlle Ingram s'était assise devant le piano avec une grâce +orgueilleuse. Après avoir royalement étendu sa robe blanche, elle +exécuta un prélude brillant, sans cesser néanmoins de parler. Ce +soir-là, elle était enivrée; ses paroles et son attitude +semblaient vouloir exciter non seulement l'admiration, mais aussi +l'étonnement de ses auditeurs: elle désirait les frapper par son +éclat. Quant à moi, elle me sembla très hardie. + +«Oh! reprit-elle en continuant à promener ses doigts sur +l'instrument sonore, je suis fatiguée des jeunes gens de nos +jours, pauvres misérables créatures, qui craindraient de dépasser +la grille du parc de leur père, et même d'y aller sans la +permission de leur mère ou de leur gouverneur; qui ne songent qu'à +leur belle figure, à leurs mains blanches et à leurs petits pieds: +comme si les hommes avaient rien à faire avec la beauté! comme si +le charme extérieur n'était pas l'héritage légitime et le +privilège exclusif de la femme! Je vous accorde qu'une femme laide +est une tache dans la création, où tout est beau; mais, quant aux +hommes, ils ne doivent chercher que la force et le courage; leur +occupation, c'est la chasse et le combat; le reste ne vaut pas +qu'on y pense. Voilà quelle serait ma devise, si j'étais homme! + +«Quand je me marierai, continua-t-elle après une pause que +personne n'interrompit, je ne veux pas trouver un rival dans mon +mari; je ne veux voir aucun prétendant près de mon trône. +J'exigerai de lui un hommage complet; je ne veux pas que son +admiration soit partagée entre moi et la figure qu'il verra dans +sa glace. Maintenant, chantez, monsieur Rochester, et je vais vous +accompagner. + +-- Je ne demande qu'à vous obéir, répondit-il. + +-- Tenez, voilà un chant de corsaire; sachez que j'aime les +corsaires; ainsi donc, je vous prie de chanter con spirito. + +-- Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre. + +-- Eh bien, alors, prenez garde; car si la manière dont vous allez +chanter ne me plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai +moi-même comment cette romance doit être comprise. + +-- C'est offrir une prime à l'incapacité, et désormais je vais +faire mes efforts pour me tromper. + +-- Gardez-vous-en bien; si vous vous trompez volontairement, la +punition sera proportionnée à la faute. + +-- Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile +d'infliger un châtiment plus grand que ne pourrait le supporter un +homme. + +-- Oh! expliquez-vous! s'écria la jeune fille. + +-- Pardon, madame; toute explication serait inutile; votre +instinct a dû vous apprendre qu'un regard sévère lancé par vos +yeux est une peine capitale. + +-- Chantez, dit-elle en recommençant l'accompagnement. + +-- Voilà le moment de m'échapper,» pensai-je; mais les notes qui +frappèrent mes oreilles me forcèrent à rester. + +Mme Fairfax m'avait annoncé que M. Rochester avait une belle voix; +elle était puissante en effet et révélait la force de son âme; +elle était pénétrante et éveillait en vous d'étranges sensations. +J'écoutai jusqu'à la dernière vibration de ces notes pleines et +sonores; j'attendis que le mouvement causé par les compliments +d'usage se fût un peu calmé: alors je quittai mon coin, et je +sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout près de +moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle: je +m'aperçus, en le traversant, que mon soulier était dénoué; je +m'agenouillai sur le paillasson de l'escalier pour le rattacher; +j'entendis tout à coup la porte de la salle à manger s'ouvrir et +des pas d'homme se diriger de mon côté; je me relevai +précipitamment, et je me trouvai face à face avec M. Rochester. + +«Comment vous portez-vous? me demanda-t-il. + +-- Très bien, monsieur. + +-- Pourquoi n'êtes-vous pas venue me parler dans le salon?» + +Je pensai que j'aurais bien pu lui retourner sa question; mais +n'osant pas prendre cette liberté, je lui répondis: + +«Vous aviez l'air occupé, et je n'aurais pas osé vous déranger, +monsieur. + +-- Et qu'avez-vous fait pendant mon absence? + +-- Rien de particulier; j'ai continué à donner des leçons à Adèle. + +-- Et vous êtes devenue beaucoup plus pâle que vous n'étiez. Je +l'ai remarqué tout de suite; dites-moi ce que vous avez. + +-- Je n'ai rien, monsieur. + +-- Avez-vous attrapé froid la nuit où vous m'avez à moitié noyé? + +-- Pas le moins du monde. + +-- Retournez au salon, vous êtes partie trop tôt. + +-- Je suis fatiguée, monsieur.» + +Il me regarda un instant. + +«Et un peu triste, ajouta-t-il; qu'avez-vous? dites-le-moi, je +vous en prie. + +-- Rien, rien, monsieur; je ne suis pas triste. + +-- Je suis bien sûr du contraire; vous êtes si triste que le +moindre mot amènerait des larmes dans vos yeux; tenez, en voilà +une qui brille et se balance sur vos cils. Si j'avais le temps et +si je ne craignais pas de voir apparaître quelque servante +curieuse, je saurais ce que signifie tout cela; allons, pour ce +soir je vous excuse; mais sachez qu'aussi longtemps que mes hôtes +seront ici, je vous demande de venir tous les soirs dans le salon; +je le désire vivement; faites-le, je vous en prie. Maintenant +partez, et envoyez Sophie chercher Adèle. Bonsoir, ma...» + +Il s'arrêta, mordit ses lèvres et me quitta brusquement. + + + +CHAPITRE XVIII + +Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l'activité +régnait désormais dans le château; quelle différence entre cette +quinzaine et les trois mois de tranquillité, de monotonie et de +solitude que j'avais passés dans ces murs! On avait chassé les +sombres pensées et oublié les tristes souvenirs; partout et +toujours il y avait de la vie et du mouvement; on ne pouvait pas +traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans une +des chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une +piquante femme de chambre ou un mirliflore de valet. + +La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château, +étaient également animées; et le salon ne restait silencieux et +vide que lorsqu'un ciel bleu et un beau soleil de printemps +invitaient les hôtes du château à faire une petite promenade sur +les terres de M. Rochester. Tout à coup le beau temps cessa et fut +remplacé par des pluies continuelles; mais rien ne put détruire la +gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible de +chercher des distractions au dehors, les plaisirs qu'offrait le +château devinrent plus animés et plus variés. + +Lorsque les hôtes de M. Rochester déclarèrent qu'il fallait +chercher des amusements nouveaux, je me demandai ce qu'ils +pourraient inventer. On avait parlé de charades; mais, dans mon +ignorance, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. On +appela les domestiques pour retirer les tables de la salle à +manger; les lumières furent disposées différemment, et les chaises +placées en cercle vis-à-vis de l'arche. Pendant que M. Rochester +et ses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et +descendaient les escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On +demanda Mme Fairfax pour savoir ce qu'il y avait dans le château +en fait de châles, de robes, de draperies de toute espèce; les +jupes de brocart, les robes de satin, les coiffures de dentelle +renfermées dans les armoires du troisième furent descendues par +les femmes de chambre; on choisit ceux des vêtements qui pouvaient +servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon. + +M. Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir +celles qui feraient partie de sa charade. + +«Mlle Ingram est certainement pour moi,» dit-il, après avoir nommé +les deux demoiselles Eshton et Mme Dent. + +Il se tourna vers moi; je me trouvais près de lui au moment où il +rattachait le bracelet de Mme Dent. «Voulez-vous jouer?» me +demanda-t-il. Je secouai la tête; je craignais qu'il n'insistât, +mais il n'en fit rien, et me permit de retourner tranquillement à +ma place ordinaire. + +Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de +la même charade que lui; le reste de la compagnie, présidé par le +colonel Dent, s'assit sur les chaises devant l'arche. M. Eshton +m'ayant remarquée, demanda tout bas si l'on ne pourrait pas me +faire une place; mais lady Ingram répondit aussitôt: + +«Non, elle a l'air trop stupide pour comprendre ce jeu.» + +Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut +tiré. Sous l'arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d'un +long vêtement blanc; un livre était ouvert sur une table placée +devant lui; Amy Eshton, assise à ses côtés, était enveloppée dans +le manteau de M. Rochester, et tenait un livre à la main. +Quelqu'un d'invisible fit retentir joyeusement la cloche; Adèle, +qui avait demanda à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et +répandit autour d'elle le contenu d'une corbeille de fleurs +qu'elle portait dans ses bras; alors apparut la belle Mlle Ingram, +vêtue de blanc, enveloppée d'un long voile et le front orné d'une +couronne de roses. M. Rochester marchait à côté d'elle, et tous +deux s'approchèrent de la table; ils s'agenouillèrent; Mme Dent et +Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrent derrière +eux. Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de +reconnaître la pantomime d'un mariage. Lorsque tout fut fini, le +colonel Dent, après avoir un instant consulté ses voisins, +s'écria: + +«Bride (mariée)!» + +M. Rochester s'inclina, et le rideau tomba. Un temps assez long +s'écoula avant qu'on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de +nouveau, je m'aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus +de soin que précédemment. Le salon, comme je l'ai déjà dit, était +de deux marches plus élevé que la salle à manger; on avait placé +sur la plus haute de ces marches un grand bassin de marbre que je +reconnus pour l'avoir vu dans la serre, où il était ordinairement +entouré de plantes rares et rempli de poissons rouges; vu sa +taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup de peine à le +transporter. M. Rochester, enveloppé dans des châles et portant un +turban sur la tête, était assis à côté du bassin; ses yeux noirs +et son teint basané s'harmonisaient bien avec son costume; on eût +dit un émir de l'Orient; puis je vis s'avancer Mlle Ingram; elle +aussi portait un costume oriental: une écharpe rouge était nouée +autour de sa taille; un mouchoir brodé retombait sur ses tempes; +ses bras bien modelés semblaient supporter un vase gracieusement +posé sur sa tête; son attitude, son teint, ses traits, toute sa +personne enfin, rappelaient quelque belle princesse israélite du +temps des patriarches; et c'était bien là en effet ce qu'elle +voulait représenter. + +Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu'elle +portait, et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque +l'homme couché se leva et s'approcha d'elle; il sembla lui faire +une demande. Aussitôt elle souleva sa cruche pour lui donner à +boire; alors l'étranger prit une cassette cachée sous ses +vêtements, l'ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et +des boucles d'oreilles magnifiques. Celle-ci manifesta son +étonnement et son admiration; l'étranger s'agenouilla près d'elle +et mit la cassette à ses pieds; mais les regards et les gestes de +la belle israélite exprimèrent l'incrédulité et le ravissement; +cependant l'inconnu, s'avançant vers elle, attacha les bracelets à +ses bras et les boucles à ses oreilles: C'étaient Eliézer et +Rebecca; les chameaux seuls manquaient au tableau. + +M. Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau; mais il +paraît qu'ils ne purent pas s'entendre sur le mot, car le colonel +demanda à voir le dernier tableau avant de se décider. On baissa +de nouveau le rideau. + +Lorsqu'il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu'une partie +du salon; le reste était caché par des tentures sombres et +grossières; le bassin de marbre avait été enlevé, et à la place on +apercevait une table et une chaise de cuisine; ces objets étaient +éclairés par une faible lueur provenant d'une lanterne; toutes les +bougies avaient été éteintes. + +Au milieu de cette triste scène était assis un homme; ses mains +jointes retombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à +terre; je reconnus M. Rochester, malgré sa figure grimée, ses +vêtements en désordre (une des manches de son habit pendait, +séparée de son bras, comme si elle eût été déchirée dans une +lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes et hérissés; +il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaient +enchaînées. + +«Bridewelll! s'écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi +le signal que la charade était finie. + +Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils +rentrèrent dans la salle à manger; M. Rochester conduisait +Mlle Ingram; elle le complimentait sur la manière dont il avait +joué. + +«Savez-vous, dit-elle, que c'est dans votre dernier rôle que je +vous préfère? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous +auriez fait un galant bandit. + +-- Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage? demanda-t-il +en se tournant vers elle. + +-- Oui, malheureusement, car il vous allait bien. + +-- Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins? + +-- Oui, c'est ce que je préférerais après un bandit italien; et ce +dernier ne pourrait être surpassé que par un pirate d'Orient. + +-- Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme; +nous avons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces +témoins.» + +Elle rougit et se mit à rire. + +«Maintenant, colonel Dent, dit M. Rochester, c'est à votre tour.» + +Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses +compagnons s'assirent sur les siéges vides; Mlle Ingram se mit à +sa droite, et chacun choisit sa place. Je ne fis pas attention aux +acteurs; désormais le lever du rideau n'avait plus aucun intérêt +pour moi; les spectateurs absorbaient toute mon attention, mes +yeux, fixés de temps en temps sur l'arène, étaient toujours +attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me +rappelle plus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière +dont les acteurs s'acquittèrent de leurs rôles; mais j'entends +encore la conversation qui suivait chaque tableau; je vois +M. Rochester se tourner du côté de Mlle Ingram; je la vois +incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noires toucher +son épaule et se balancer près de ses joues; j'entends encore +leurs murmures; je me rappelle les regards qu'ils échangeaient, et +je me souviens même de l'impression que produisit sur moi ce +spectacle. + +J'ai dit que j'aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas +faire taire ce sentiment, uniquement parce que M. Rochester ne +prenait plus garde à moi, parce qu'il pouvait passer des heures +près de moi sans tourner une seule fois les yeux de mon côté, +parce que je voyais toute son attention reportée sur une grande +dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robe m'effleurer en +passant, qui, lorsque son oeil noir et impérieux s'arrêtait par +hasard de mon côté, détournait bien vite son regard d'un objet si +indigne de sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l'aimer +parce que je sentais qu'il épouserait bientôt cette jeune fille, +parce que je lisais chaque jour dans la tenue de Mlle Ingram son +orgueilleuse sécurité, parce qu'enfin, à chaque heure, je +découvrais chez M. Rochester une sorte de courtoisie qui, bien +qu'elle se fit rechercher plutôt qu'elle ne recherchait elle-même, +était captivante dans son insouciance et irrésistible même dans +son orgueil. + +Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir +l'amour; mais elles pouvaient créer le désespoir et engendrer la +jalousie, si toutefois ce sentiment était possible entre une femme +dans ma position et une jeune fille dans la position de +Mlle Ingram. Non, je n'étais pas jalouse, ou du moins c'était très +rare; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance: Mlle Ingram était +au-dessous de ma jalousie; elle était trop inférieure pour +l'exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité; je veux dire +ce que je dis: elle était brillante, mais non pas remarquable; +elle était belle, possédait certains talents, mais son esprit +était pauvre et son coeur sec. Aucune fleur sauvage ne s'était +épanouie sur ce sol; aucun fruit naturel n'y avait mûri; elle +n'était ni bonne ni originale; elle répétait de belles phrases +apprises dans des livres, mais elle n'avait jamais une opinion +personnelle. Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la +sympathie ni la pitié; il n'y avait en elle ni tendresse ni +franchise; sa nature se manifestait quelquefois par la manière +dont elle laissait percer son antipathie contre la petite Adèle. +Lorsque l'enfant s'approchait d'elle, elle la repoussait en lui +donnant quelque nom injurieux; d'autres fois, elle lui ordonnait +de sortir de la chambre, et la traitait toujours avec aigreur et +dureté. Je n'étais pas seule à étudier ses manifestations de son +caractère: M. Rochester, l'époux futur, exerçait une incessante +surveillance; cette conscience claire et parfaite des défauts de +sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard, +étaient pour moi une torture sans cesse renaissante. + +Je voyais qu'il allait l'épouser pour des raisons de famille, ou +peut-être pour des raisons politiques, parce que son rang et ses +relations lui convenaient. Je sentais qu'il ne lui avait pas donné +son amour, et qu'elle n'était pas propre à gagner jamais ce +précieux trésor; là était ma plus vive souffrance; c'était là ce +qui nourrissait constamment ma fièvre: elle ne pouvait pas lui +plaire. + +Si elle eût gagné la victoire, si M. Rochester eût été sincèrement +épris d'elle, j'aurais voilé mon visage; je me serais tournée du +côté de la muraille et je serais morte pour eux, au figuré +s'entend. Si Mlle Ingram avait été une femme bonne et noble, douée +de force, de ferveur et d'amour, j'aurais eu à un moment une lutte +douloureuse contre la jalousie et le désespoir, et alors brisée un +instant, mais victorieuse enfin, je l'aurais admirée; j'aurais +reconnu sa perfection et j'aurais été calme pour le reste de ma +vie; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût +été profonde. Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner +M. Rochester, la voir échouer toujours et ne pas même s'en douter, +puisqu'elle croyait au contraire que chaque coup portait; +m'apercevoir qu'elle s'enorgueillissait de son succès, alors que +cet orgueil la faisait tomber plus bas encore aux yeux de celui +qu'elle voulait séduire; être témoin de toutes ces choses, +incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà +ce que je ne pouvais supporter. + +Chaque fois qu'elle manquait son but, je voyais si bien par quel +moyen elle aurait pu réussir! Chacune de ces flèches lancées +contre M. Rochester et qui retombaient impuissantes à ses pieds, +je savais que, dirigées par une main plus sûre, elles auraient pu +percer jusqu'au plus profond de ce coeur orgueilleux; elles +auraient pu amener l'amour dans ces sombres yeux, et adoucir cette +figure sardonique; et, même sans aucune arme. Mlle Ingram eût pu +remporter une silencieuse victoire. + +«Pourquoi n'a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle +qui peut l'approcher sans cesse? Non, elle ne l'aime pas d'une +véritable affection; sans cela elle n'aurait pas besoin de ces +continuels sourires, de ces incessants coups d'oeil, de ces +manières étudiées, de ces grâces multipliées: il me semble qu'il +lui suffirait de s'asseoir tranquillement près de lui, de parler +peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus +directement à son coeur. J'ai vu sur les traits de M. Rochester +une expression bien plus douce que celle qu'excitent chez lui les +avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait +naturellement et n'était pas provoquée par des manoeuvres +calculées: il suffisait d'accepter ses questions, d'y répondre +sans prétention, de lui parler sans grimace: alors il devenait +plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre +chaleur; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu'ils seront +mariés? Je ne crois pas qu'elle le puisse; et pourtant ce ne +serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse +avec lui.» + +Rien de ce que j'ai dit jusqu'ici ne peut faire supposer que je +blâmais M. Rochester de se marier par intérêt et pour des +convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention; je +ne croyais pas qu'il pût être influencé par de tels motifs dans le +choix d'une femme: mais plus je considérais l'éducation, la +position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les +blâmer d'agir d'après des idées qui devaient leur avoir été +inspirées dès leur enfance; dans leur classe, tous avaient les +mêmes principes, et je comprenais qu'ils ne pussent pas voir les +choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu'à sa place +je n'aurais voulu prendre pour femme qu'une jeune fille aimée. +«Mais les avantages d'une telle union, pensais-je, sont si +évidents que tout le monde les verrait comme moi, s'il n'y avait +pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre.» + +Là, comme toujours, j'étais indulgente pour M. Rochester; +j'oubliais ses défauts que j'avais jadis étudiés avec tant de +soin. Autrefois, je m'étais efforcée de voir tous les côtés de son +caractère, d'examiner ce qu'il y avait en lui de bon et de +mauvais, afin que mon jugement fût équitable; mais je n'apercevais +plus que le bon. + +Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m'avait +repoussée, la dureté qui m'avait révoltée, m'impressionnaient tout +différemment: j'y trouvais une sorte d'âcreté savoureuse, un sel +piquant qui semblait préférable à la fadeur; cette expression +sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu'un observateur +attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses yeux, mais +qui disparaissait avant qu'on eût pu en mesurer l'étrange +profondeur; cette vague expression qui me faisait trembler comme +si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout à +coup frémi sous mes pas; cette expression que je contemplais +quelquefois tranquille et le coeur gonflé, mais sans jamais sentir +mes nerfs se paralyser, au lieu de désirer la fuir, j'aspirais à +la deviner. Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me +disais qu'un jour elle pourrait regarder dans l'abîme, en explorer +les secrets, en analyser la nature. + +Pendant que je ne pensais qu'à mon maître et à sa future épouse, +que je ne voyais qu'eux, que je n'entendais que leurs discours, +que je ne faisais attention qu'à leurs mouvements, les autres +invités de M. Rochester étaient également occupés de leur intérêt +et de leur plaisir. Lady Lynn et lady Ingram continuaient leurs +solennelles conférences, baissaient leurs deux turbans l'un vers +l'autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise, mystère ou +horreur, selon le sujet de leur commérage; la douce Mme Dent +causait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de +temps en temps, ou m'adressaient une parole aimable. Sir George +Lynn, le colonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique, +la justice ou les affaires du comté; lord Ingram babillait avec +Amy Eshton; Louisa jouait ou chantait avec un des messieurs Lynn, +et Mary Ingram écoutait avec indolence les galants propos de +l'autre. Quelquefois tous, comme par un consentement mutuel, +suspendaient leur conversation pour observer les principaux +acteurs: car après tout, M. Rochester et Mlle Ingram, puisqu'elle +était intimement liée à lui, étaient la vie et l'âme de toute la +société; si M. Rochester s'absentait une heure seulement, +l'engourdissement s'emparait aussitôt de ses hôtes; et lorsqu'il +rentrait, un nouvel élan était donné à la conversation, qui +reprenait sa vivacité. + +Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où +il fut appelé à Millcote pour ses affaires; il ne devait revenir +que tard. + +Le temps était humide; on s'était proposé d'aller voir un camp de +Bohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay; +mais la pluie força d'abandonner ce projet; plusieurs messieurs +partirent visiter les étables, les plus jeunes allèrent jouer au +billard avec quelques dames. Lady Ingram et Lady Lynn se mirent +tranquillement aux cartes; Blanche Ingram, après avoir fatigué par +son silence dédaigneux Mme Dent et Mme Eshton, qui voulaient +l'associer à leur conversation, se mit à fredonner une romance +sentimentale en s'accompagnant du piano; puis elle alla chercher +un roman, se jeta d'un air indifférent sur le sofa, et se prépara +à charmer par une amusante fiction les heures de l'absence. Toute +la maison était silencieuse; de temps en temps seulement on +entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard. + +La nuit approchait; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que +l'heure de s'habiller était venue, quand la petite Adèle, +agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s'écria: + +«Voilà M. Rochester qui revient.» + +Je me retournai; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda +vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements +et un bruit de roues dans l'allée du château; on vit avancer une +chaise de poste. + +«Pourquoi revient-il en voiture? dit Mlle Ingram; il est parti sur +son cheval Mesrour, et Pilote l'accompagnait; qu'a-t-il pu faire +du chien?» + +En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples +vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter +brusquement en arrière: dans son empressement, elle ne m'avait pas +remarquée; mais lorsqu'elle me vit, elle releva dédaigneusement sa +lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de +poste s'arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en +habit de voyage. Au lieu de M. Rochester, j'aperçus un étranger, +grand et aux manières élégantes. + +«Mon Dieu, que c'est irritant! s'écria Mlle Ingram; et vous, +insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s'adressant à Adèle, +qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux +renseignements?» + +Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j'étais cause de +cette méprise. + +On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut +introduit; il salua lady Ingram, parce qu'elle lui parut la dame +la plus âgée de la société. + +«Il paraît que j'ai mal choisi mon moment, madame, dit-il; mon ami +M. Rochester est absent; mais je viens d'un long voyage, et je +compte assez sur notre ancienne amitié pour m'installer ici +jusqu'à son retour.» + +Ses manières étaient polies; son accent avait quelque chose de +tout particulier; il ne me semblait ni étranger ni Anglais; il +pouvait avoir le même âge que M. Rochester, de trente à quarante +ans. Si son teint n'avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait +été beau, surtout au premier coup d'oeil; en regardant de plus +près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplaisait; ou +plutôt il lui manquait ce qu'il faut pour plaire; ses traits +étaient réguliers, mais mous; ses yeux grands et bien fendus, mais +inanimés. Telle fut du moins l'impression qu'il me produisit. + +La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu'après le dîner que +je revis l'étranger; ses manières n'étaient plus gênées, mais sa +figure me plut moins encore qu'avant; ses traits étaient à la fois +immobiles et désordonnés; ses yeux erraient sur tous les objets, +sans même en avoir conscience; son regard était étrange. Bien que +sa figure fût assez belle et assez aimable, elle me repoussait; ce +visage ovale manquait de puissance; cette petite bouche vermeille, +de fermeté; il n'y avait rien de pensif dans ce front bas; ces +yeux bruns et troubles n'exprimaient jamais le commandement. + +Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il +était éclairé en plein par les candélabres de la cheminée; il +s'était placé dans le fauteuil le plus près du feu, et s'avançait +de plus en plus vers la flamme, comme s'il avait froid. Je le +comparai à M. Rochester; il me semble qu'entre un jars bien lisse +et un faucon sauvage, entre une douce brebis et son gardien, le +dogue à la peau rude et à l'oeil aiguisé, la différence ne doit +pas être beaucoup plus grande. + +Il avait parlé de M. Rochester comme d'un ancien ami; curieuse +amitié! Preuve évidente de la vérité de l'ancien dicton: les +extrêmes se touchent. + +Deux ou trois messieurs l'entouraient, et j'entendais de temps en +temps des fragments de leur conversation; d'abord je ne pus pas +bien comprendre. Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises +près de moi, m'empêchaient de tout entendre; elles aussi parlaient +de l'étranger; toutes les deux le trouvaient très beau; Louisa +prétendait que c'était une charmante créature et qu'elle +l'adorait; Marie faisait remarquer son nez délicat et sa petite +bouche, qui lui semblaient d'une beauté idéale. + +«Comme son front est doux! s'écria Louisa; son visage n'a aucune +de ces irrégularités que je déteste tant; quelle tranquillité dans +son oeil et dans son sourire!» + +À mon grand contentement, M. Henry Lynn les appela à l'autre bout +de la chambre pour leur parler de l'excursion projetée à la +commune de Hay. + +Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé +près du feu; j'appris que le nouveau venu s'appelait M. Mason, +qu'il venait de débarquer en Angleterre, et qu'il arrivait d'un +pays chaud; je m'expliquai alors la couleur de sa figure, son +empressement à s'approcher du feu, et je compris pourquoi il +portait un manteau même à la maison. Les mots Jamaïque, Kingston, +villes espagnoles, m'indiquèrent qu'il avait résidé aux Indes +Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j'appris que +c'était là qu'il avait vu M. Rochester pour la première fois, et +il dit que son ami n'aimait pas les brûlantes chaleurs, les +ouragans et les saisons pluvieuses de ces pays. Je savais par +Mme Fairfax que M. Rochester avait voyagé, mais je croyais qu'il +s'était borné à visiter l'Europe. Jusque-là, pas un mot n'avait pu +me faire supposer qu'il eût erré sur des rives éloignées. + +Je réfléchissais, lorsqu'un incident tout à fait inattendu vint +rompre ma rêverie. M. Mason, qui grelottait chaque fois qu'on +ouvrait une porte, demanda d'autre charbon pour mettre dans le +feu, qui avait cessé de flamber, bien qu'un amas de cendres rouges +répandit encore une grande chaleur. Le domestique, après avoir +apporté le charbon, s'arrêta près de Mme Eshton, et lui dit +quelque chose à voix basse; je n'entendis que ces mots: «Une +vieille femme très ennuyeuse. + +«Dites-lui qu'on la mettra en prison si elle ne veut pas partir, +répondit le magistrat. + +-- Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas, +Eshton; nous pouvons nous en servir; consultons d'abord les +dames.» Et il continua à haute voix: «Mesdames, vous vouliez aller +visiter le camp des Bohémiens à la commune de Hay; Sam vient de +nous dire qu'une de ces vieilles sorcières est dans la salle des +domestiques et demande à être présentée à la société pour dire la +bonne aventure; désirez-vous la voir? + +-- Certainement, colonel, s'écria lady Ingram, vous n'encouragerez +pas une si grossière imposture; renvoyez cette femme d'une façon +ou d'une autre. + +-- Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autres +domestiques non plus; dans ce moment-ci Mme Fairfax l'engage à se +retirer, mais elle s'est assise au coin de la cheminée, et dit que +rien ne l'en fera sortir jusqu'au moment où on l'aura présentée +ici. + +-- Et que veut-elle? demanda Mme Eshton. + +-- Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu'elle y +réussirait. + +-- Comment est-elle? demandèrent les demoiselles Eshton. + +-- Oh! horriblement laide, mesdemoiselles; presque aussi noire que +la suie. + +-- C'est une vraie sorcière alors, s'écria Frédéric Lynn; qu'on la +fasse entrer! + +-- Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre +ce plaisir. + +-- Mes chers enfants, y pensez-vous? s'écria lady Lynn. + +-- Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram. + +-- En vérité, ma mère? et pourtant il le faudra, s'écria la voix +impérieuse de Blanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où +jusque-là elle était demeurée silencieuse à examiner de la +musique; je suis curieuse d'entendre ma bonne aventure. Sam, +faites entrer cette femme. + +-- Ma Blanche chérie! songez... + +-- Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu'on +m'obéisse. Allons, dépêchez-vous, Sam. + +-- Oui, oui, oui, s'écrièrent tous les jeunes gens et toutes les +jeunes filles; faites-la entrer, cela nous amusera.» + +Le domestique hésita encore un instant. + +«Elle a l'air d'une femme si grossière! dit-il. + +-- Allez,» s'écria Mlle Ingram; et Sam partit. + +Aussitôt l'animation se répandit dans le salon; un feu roulant de +railleries et de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam +rentra. + +«Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il; elle prétend que ce +n'est pas sa mission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce +sont ses expressions). Il faut, dit-elle, que je la mène dans une +chambre où ceux qui voudront la consulter viendront l'un après +l'autre. + +-- Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus +exigeante; soyez raisonnable, mon bel ange. + +-- Menez-la dans la bibliothèque, s'écria impérieusement le bel +ange. Ce n'est pas ma mission non plus de l'entendre devant un vil +troupeau. Je veux l'avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la +bibliothèque? + +-- Oui, madame; mais elle a l'air si intraitable! + +-- Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi.» + +Sam sortit, et le mystère, l'animation, l'attente, s'emparèrent de +nouveau des esprits. + +«Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et +désire savoir quelle est la première personne qu'elle va voir. + +-- Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d'oeil sur +cette sorcière avant de laisser les dames s'entretenir avec elle, +s'écria le colonel Dent; dites-lui, Sam, que c'est un monsieur qui +va venir.» + +Sam sortit et rentra bientôt. + +«Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs; ils n'ont que +faire de se déranger.» Puis il ajouta en réprimant avec peine un +sourire: «Elle ne veut s'entretenir qu'avec les femmes jeunes et +pas mariées. + +-- Par Dieu, elle a du goût,» s'écria Henri Lynn. + +Mlle Ingram se leva avec solennité. + +«J'irai la première, dit-elle d'un ton tragique. + +-- Oh! ma chérie, réfléchissez!» s'écria sa mère. + +Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la +porte que le colonel Dent tenait ouverte, et nous l'entendîmes +entrer dans la bibliothèque. + +Il s'ensuivit un silence relatif; lady Ingram pensa que c'était le +cas de joindre les mains, et elle le fit en conséquence; Marie +déclara que, quant à elle, elle n'oserait jamais s'aventurer; Amy +et Louisa riaient tout bas et semblaient un peu effrayées. + +Le temps parut long; un quart d'heure s'écoula sans qu'on entendît +ouvrir la porte de la bibliothèque; enfin, Mlle Ingram revint par +la salle à manger. + +Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie? Tous les +yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces +regards par un coup d'oeil froid; elle n'était ni gaie ni agitée; +elle s'avança majestueusement vers sa place, et s'assit en +silence. + +«Eh bien! Blanche? dit lord Ingram. + +-- Que vous a-t-elle dit, ma soeur? demanda Marie. + +-- Que pensez-vous d'elle? Est-elle une vraie diseuse de bonne +aventure? s'écrièrent les demoiselles Eshton. + +-- Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m'accablez pas ainsi de +questions! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont +facilement excitées: par l'importance que vous attachez tous, ma +mère même, à tout ceci, on croirait que nous avons dans la maison +quelque savant génie, ami du diable. J'ai simplement vu une +Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie; +elle m'a dit ce que disent toujours ces gens-là; mais ma fantaisie +est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de la jeter en +prison demain, comme il l'en a menacée.» + +Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette +manière coupa court à toute conversation. Je l'examinai une demi- +heure environ; pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page +de son livre; son visage s'obscurcissait, devenait de plus en plus +mécontent, et indiquait un évident désappointement. Certainement +elle n'avait pas été charmée de ce qu'on lui avait dit; son +silence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré son +indifférence affectée, qu'elle attachait une grande importance aux +révélations qui venaient de lui être faites. + +Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu'elles +n'oseraient point aller seules, et pourtant elles désiraient voir +la sorcière; une négociation fut ouverte par le moyen de +l'ambassadeur Sam. Il y eut tant d'allées et venues que le +malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant, après +avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit +enfin aux trois jeunes filles de venir ensemble. + +Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram: +on entendait de temps en temps des ricanements et des petits cris; +au bout de vingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte, +traversèrent la grande salle en courant et arrivèrent tout +agitées. + +«Ce n'est pas grand-chose de bon, s'écrièrent-elles toutes +ensemble; elle nous a dit tant de choses! elle sait tout ce qui +nous concerne!» + +En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges +que les jeunes gens s'étaient empressés de leur apporter. + +On leur demanda de s'expliquer plus clairement; elles déclarèrent +que la sorcière leur avait répété ce qu'elles avaient fait et dit +lorsqu'elles étaient enfants, qu'elle leur avait parlé des livres +et des ornements qui se trouvaient dans leurs boudoirs, des +souvenirs que leur avaient donnés leurs amis; elles affirmèrent +aussi que la sorcière connaissait même leurs pensées, et qu'elle +avait murmuré à l'oreille de chacune la chose qu'elle désirait le +plus et le nom de la personne qu'elle aimait le mieux au monde. + +Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur +les deux derniers points: mais les jeunes filles ne purent que +rougir, balbutier et sourire; les mères présentèrent des éventails +à leurs filles, et répétèrent encore qu'on avait eu tort de ne pas +suivre leurs conseils; les vieux messieurs riaient, et les jeunes +gens offraient leurs services aux jeunes filles agitées. + +Au milieu de ce tumulte et pendant que j'étais absorbée par la +scène qui se passait devant moi, quelqu'un me toucha le coude; je +me retournai et je vis Sam. + +«La sorcière dit qu'il y a dans la chambre une jeune fille à +laquelle elle n'a pas encore parlé, et elle a juré de ne pas +partir avant de l'avoir vue. J'ai pensé que ce devait être vous, +car il n'y a personne autre; que dois-je lui dire? + +-- Oh! j'irai!» répondis-je. + +J'étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui +venait d'être si vivement excitée. Je sortis de la chambre sans +que personne me vît, car tout le monde était occupé des trois +tremblantes jeunes filles. + +«Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans +la salle, dans le cas où elle vous ferait peur; vous n'auriez qu'à +m'appeler et je viendrais tout de suite. + +-- Non, Sam, retournez à la cuisine; je n'ai pas peur le moins du +monde.» + +C'était vrai, je n'avais pas peur; mais tout cela m'intéressait et +excitait ma curiosité. + + + +CHAPITRE XIX + +La bibliothèque était tranquille; la sibylle, assise sur un +fauteuil au coin de la cheminée, portait un manteau rouge, un +chapeau noir, ou plutôt une coiffure à larges bords attachée au- +dessous du menton à l'aide d'un mouchoir de toile; sur la table se +trouvait une chandelle éteinte; la Bohémienne était penchée vers +le foyer et lisait à la lueur des flammes un petit livre semblable +à un livre de prières; en lisant elle marmottait tout haut, comme +le font souvent les vieilles femmes. Elle n'interrompit pas sa +lecture en me voyant entrer: il paraît qu'elle désirait finir un +paragraphe. + +Je m'avançai vers le feu, et je réchauffai mes mains qui s'étaient +refroidies dans le salon, car je n'osais pas m'approcher de la +cheminée. Je n'avais jamais été plus calme; du reste, rien dans +l'extérieur de la Bohémienne n'était propre à troubler. Elle ferma +son livre et me regarda lentement; le bord de son chapeau cachait +en partie son visage; cependant, lorsqu'elle leva la tête, je pus +remarquer que sa figure était singulière: elle était d'un brun +foncé; on voyait passer sous le mouchoir blanc qui retenait son +chapeau quelques boucles de cheveux qui venaient effleurer ses +joues ou plutôt sa bouche. Elle fixa sur moi son regard direct et +hardi. + +«Eh bien! vous voulez savoir votre bonne aventure? dit-elle, d'une +voix aussi décidée que son regard, aussi dure que ses traits. + +-- Je n'y tiens pas beaucoup, ma mère; vous pouvez me la dire si +cela vous plaît, mais je dois vous avérer que je ne crois pas à +votre science. + +-- Voilà une impudence qui ne m'étonne pas de vous; je m'y +attendais; vos pas me l'avaient annoncé, lorsque vous avez franchi +le seuil de la porte. + +-- Vous avez l'oreille fine? + +-- Oui, et l'oeil prompt et le cerveau actif. + +-- Ce sont trois choses bien nécessaires dans votre état. + +-- Surtout lorsque j'ai affaire à des gens comme vous; pourquoi ne +tremblez-vous pas? + +-- Je n'ai pas froid. + +-- Pourquoi ne pâlissez-vous pas? + +-- Je ne suis pas malade. + +-- Pourquoi n'interrogez-vous pas mon art? + +-- Je ne suis pas niaise.» + +La vieille femme cacha un sourire, puis prenant une pipe courte et +noire, elle l'alluma et se mit à fumer; après avoir aspiré +quelques bouffées de ce parfum calmant, elle redressa son corps +courbé, retira la pipe de ses lèvres, et regardant le feu, elle +dit d'un ton délibéré: + +«Vous avez froid, vous êtes malade et niaise. + +-- Prouvez-le, dis-je. + +-- Je vais le faire, et en peu de mots: vous avez froid, parce que +vous êtes seule; aucun contact n'a encore fait jaillir la flamme +du feu qui brûle en vous: vous êtes malade, parce que vous ne +connaissez pas le meilleur, le plus noble et le plus doux des +sentiments que le ciel ait accordés aux hommes: vous êtes niaise, +parce que vous auriez beau souffrir, vous n'inviteriez pas ce +sentiment à s'approcher de vous; vous ne feriez même pas un effort +pour aller le trouver là où il vous attend.» + +Elle plaça de nouveau sa pipe noire entre ses lèvres, et +recommença à fumer avec force. + +«Vous pourriez dire cela à presque tous ceux qui vivent solitaires +et dépendants dans une grande maison. + +-- Oui, je pourrais le dire; mais serait-ce vrai pour presque +tous? + +-- Pour presque tous ceux qui sont dans ma position. + +-- Oui, dans votre position; mais trouvez-moi une seule personne +placée exactement dans votre position. + +-- Il serait facile d'en trouver mille. + +-- Je vous dis que vous auriez peine à en trouver une. Si vous +saviez quelle est votre situation! bien près du bonheur, au moment +de l'atteindre; les éléments en sont prêts; il ne faut qu'un seul +mouvement pour les réunir: le hasard les a éloignés les uns des +autres; qu'ils soient rapprochés, et le résultat sera beau. + +-- Je ne comprends pas les énigmes; Je n'ai jamais su les deviner. + +-- Vous voulez que je parle plus clairement? Montrez-moi la paume +de votre main. + +-- Je suppose qu'il faut la croiser avec de l'argent? + +-- Certainement.» + +Je lui donnai un schelling; elle le mit dans un vieux bas qu'elle +retira de sa poche, et après l'avoir attaché, elle me dit d'ouvrir +la main. J'obéis; elle l'approcha de sa figure et la regarda sans +la toucher. + +«Elle est trop fine, dit-elle, je ne puis rien faire d'une +semblable main; elle n'a presque pas de lignes, et puis, que peut- +on voir dans une paume? ce n'est pas là que la destinée est +écrite. + +-- Je vous crois, répondis-je. + +-- Non, continua-t-elle, c'est sur la figure, sur le front, dans +les yeux, dans les lignes de la bouche; agenouillez-vous et +regardez-moi. + +-- Ah! vous approchez de la vérité, répondis-je en obéissant; je +serai bientôt forcée de vous croire.» + +Je m'agenouillai à un demi-mètre d'elle; elle remua le feu, et le +charbon jeta une vive clarté. Mais elle s'assit de manière à être +encore plus dans l'ombre; moi seule j'étais éclairée. + +«Je voudrais savoir avec quel sentiment vous êtes venue vers moi, +me dit-elle après m'avoir examinée un instant; je voudrais savoir +quelles pensées occupent votre esprit pendant les longues heures +que vous passez dans ce salon, près de ces gens élégants qui +s'agitent devant vous comme les ombres d'une lanterne magique: car +entre vous et eux il n'y a pas plus de communication et de +sympathie qu'entre des hommes et des ombres. + +-- Je suis souvent fatiguée, quelquefois ennuyée, rarement triste. + +-- Alors quelque espérance secrète vous soutient et murmure à +votre oreille de belles promesses pour l'avenir. + +-- Non; tout ce que j'espère, c'est de gagner assez d'argent pour +pouvoir un jour établir une école dans une petite maison que je +louerai. + +-- Ces idées ne sont propres qu'à distraire votre imagination +pendant que vous êtes assise dans le coin de la fenêtre; vous +voyez que je connais vos habitudes. + +-- Vous les aurez apprises par les domestiques. + +-- Ah! vous croyez montrer de la pénétration; eh bien! à parler +franchement, je connais ici quelqu'un, Mme Poole.» + +Je tressaillis en entendant ce nom. + +«Ah! ah! pensai-je, il y a bien vraiment quelle chose d'infernal +dans tout ceci. + +-- N'ayez pas peur, continua l'étrange Bohémienne, Mme Poole est +une femme sûre, discrète et tranquille; on peut avoir confiance en +elle. Mais pendant que vous êtes assise au coin de votre fenêtre, +ne pensez-vous qu'à votre future école! Parmi tous ceux qui +occupent les chaises ou les divans du salon, n'y en a-t-il aucun +qui ait pour vous un intérêt actuel? n'étudiez-vous aucune figure? +N'y en a-t-il pas une dont vous suivez les mouvements, au moins +avec curiosité? + +-- J'aime à observer toutes les figures et toutes les personnes. + +-- Mais n'en remarquez-vous pas une plus particulièrement, ou même +deux? + +-- Oh! si, et bien souvent; lorsque les regards ou les gestes de +deux personnes semblent raconter une histoire, j'aime à les +regarder. + +-- Quel est le genre d'histoire que vous préférez! + +-- Oh! je n'ai pas beaucoup de choix; elles roulent presque toutes +sur le même thème: l'amour, et promettent le même dénoûment: le +mariage. + +-- Et aimez-vous ce thème monotone? + +-- Peu m'importe; cela m'est assez indifférent. + +-- Cela vous est indifférent? Quand une femme jeune, belle, pleine +de vie et de santé, charmante de beauté, douée de tous les +avantages du rang et de la fortune, sourit à un homme, vous... + +-- Eh bien! + +-- Vous pensez peut-être... + +-- Je ne connais aucun des messieurs ici; c'est à peine si j'ai +échangé une parole avec l'un d'eux, et quant à ce que j'en pense, +c'est facile à dire: quelques-uns me semblent dignes, respectables +et d'un âge mur; d'autres jeunes, brillants, beaux et pleins de +vie; mais certainement tous sont bien libres de recevoir les +sourires de qui leur plaît, sans que pour cela je désire un seul +instant être à la place des jeunes filles courtisées. + +-- Vous ne connaissez pas les messieurs qui demeurent au château? +Vous n'avez pas échangé un seul mot avec eux, dites-vous? Oserez- +vous me soutenir que vous n'avez jamais parlé au maître de la +maison? + +-- Il n'est pas ici. + +-- Remarque profonde, ingénieux jeu de mots! il est parti pour +Millcote ce matin, et sera de retour ce soir ou demain; est-ce que +cette circonstance vous empêcherait de le connaître? + +-- Non, mais je ne vois pas le rapport qu'il y a entre +M. Rochester et ce dont vous me parliez tout à l'heure. + +-- Je vous parlais des dames qui souriaient aux messieurs, et +dernièrement tant de sourires ont été versés dans les yeux de +M. Rochester, que ceux-ci débordent comme des coupes trop pleines. +Ne l'avez-vous pas remarqué? + +-- M. Rochester a le droit de jouir de la société de ses hôtes. + +-- Je ne vous questionne pas sur ses droits; mais n'avez-vous pas +remarqué que, de tous ces petits drames qui se jouaient sous vos +yeux, celui de M. Rochester était le plus animé? + +-- L'avidité du spectateur excite la flamme de l'acteur.» + +En disant ces mots, c'était plutôt à moi que je parlais qu'à la +Bohémienne; mais la voix étrange, les manières, les discours de +cette femme, m'avaient jetée dans une sorte de rêve; elle me +lançait des sentences inattendues l'une après l'autre, jusqu'à ce +qu'elle m'eût complètement déroutée. Je me demandais quel était +cet esprit invisible qui, pendant des semaines, était resté près +de mon coeur pour en étudier le travail et en écouter les +pulsations. + +«L'avidité du spectateur? répéta-t-elle; oui, M. Rochester est +resté des heures prêtant l'oreille aux lèvres fascinantes qui +semblaient si heureuses de ce qu'elles avaient à communiquer, et +M. Rochester paraissait satisfait de cet hommage, et reconnaissant +de la distraction qu'on lui accordait. Ah! vous avez remarqué +cela? + +-- Reconnaissant! je ne me rappelle pas avoir jamais vu sa figure +exprimer la gratitude. + +-- Vous l'avez donc analysée? qu'exprimait-elle alors?» + +Je ne répondis pas. + +«Vous y avez vu l'amour, n'est-ce pas? et, regardant dans +l'avenir, vous avez vu M. Rochester marié et sa femme heureuse? + +-- Non pas précisément; votre science vous fait quelquefois +défaut. + +-- Alors, que diable avez-vous vu? + +-- N'importe; je venais vous interroger et non pas me confesser; +c'est une chose connue que M. Rochester va se marier. + +-- Oui, avec la belle Mlle Ingram. + +-- Enfin! + +-- Les apparences, en effet, semblent toutes annoncer ce mariage, +et ce sera un couple parfaitement heureux, bien que, avec une +audace qui mériterait un châtiment, vous sembliez en douter; il +aimera cette femme noble, belle, spirituelle, accomplie en un mot. +Quant à elle, il est probable qu'elle aime M. Rochester, ou du +moins son argent; je sais qu'elle considère les domaines de +M. Rochester comme dignes d'envie, quoique, Dieu me le pardonne, +je lui ai dit tout à l'heure sur ce sujet quelque chose qui l'a +rendue singulièrement grave; les coins de sa bouche se sont +abaissés d'un demi pouce. Je conseillerai à son triste adorateur +de faire attention; car si un autre vient se présenter avec une +fortune plus brillante et moins embrouillée, c'en est fait de lui. + +-- Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de +M. Rochester, mais pour connaître ma destinée, et vous ne m'en +avez encore rien dit. + +-- Votre destinée est douteuse; quand j'examine votre figure, un +trait en contredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous +une riche moisson de bonheur; je le sais, je le savais avant de +venir ici: car je l'ai moi-même vue faire votre part et la mettre +de côté. Il dépend de vous d'étendre la main et de la prendre; et +j'étudie votre visage pour savoir si vous le ferez. Agenouillez- +vous encore sur le tapis. + +-- Ne me gardez pas trop longtemps ainsi; le feu me brûle.» + +Je m'agenouillai. Elle ne s'avança pas vers moi, mais elle se +contenta de me regarder, en s'appuyant le dos sur sa chaise; puis +elle se mit à murmurer: + +«Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la +rosée; ils sont doux et pleins de sentiment: mon jargon les fait +sourire; ainsi donc ils sont susceptibles: les impressions se +suivent rapidement dans leur transparent orbite; quand ils cessent +de sourire, ils deviennent tristes: une lassitude, dont ils n'ont +même pas conscience, appesantit leurs paupières; cela indique la +mélancolie résultant de l'isolement: ils se détournent de moi, ils +ne veulent pas être examinés plus longtemps; ils semblent nier, +par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur +sensibilité et leur tristesse; mais cet orgueil et cette réserve +me confirment dans mon opinion. Les yeux sont favorables. + +«Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire; elle est +disposée à raconter tout ce qu'a conçu le cerveau, mais elle reste +silencieuse sur ce qu'a éprouvé le coeur; elle est mobile et +flexible, et n'a jamais été destinée à l'éternel silence de la +solitude; c'est une bouche faite pour parler beaucoup, sourire +souvent, et avoir pour interlocuteur un être aimé. Elle aussi est +propice. + +«Dans le front seulement, je vois un ennemi de l'heureuse destinée +que j'ai prédite. Ce front a l'air de dire: «Je peux vivre seule, +si ma dignité et les circonstances l'exigent; je n'ai pas besoin +de vendre mon âme pour acheter le bonheur; j'ai un trésor +intérieur, né avec moi, qui saura me faire vivre si les autres +joies me sont refusées, ou s'il faut les acheter à un prix que je +ne puis donner; ma raison est ferme et tient les rênes; elle ne +laissera pas mes sentiments se précipiter dans le vide; la passion +pourra crier avec fureur, en vraie païenne qu'elle est; les désirs +pourront inventer une infinité de choses vaines, mais le jugement +aura toujours le dernier mot, et sera chargé de voter toute +décision. L'ouragan, les tremblements de terre et le feu pourront +passer près de moi; mais j'écouterai toujours la douce voix qui +interprète les volontés de la conscience.» + +Le front a raison, continua la Bohémienne, et sa déclaration sera +respectée; oui, j'ai fait mon plan et je le crois bon: car, en le +formant, j'ai écouté le cri de la conscience et les conseils de la +raison. Je sais combien vite la jeunesse se fanerait et la fleur +périrait, si dans la coupe de joie se trouvait mélangée une seule +goutte de honte ou de remords! + +«Je ne veux ni sacrifice, ni ruine, ni tristesse; je désire élever +et non détruire; mériter la reconnaissance, et non pas faire +couler le sang et les larmes. Ma moisson sera douée, et se fera au +milieu de la joie et des sourires! Mais je m'égare dans un +ravissant délire. Oh! je voudrais prolonger cet instant +indéfiniment, mais je n'ose pas; jusqu'ici, je me suis entièrement +dominé; j'ai agi comme j'avais dessein d'agir; mais, si je +continuais, l'épreuve pourrait être au-dessus de mes forces. +Debout, mademoiselle Eyre, et laissez-moi; la comédie est jouée!» + +Étais-je endormie ou éveillée? Avais-je rêvé, et mon rêve +continuait-il encore? La voix de la vieille femme était changée; +son accent, ses gestes, m'étaient aussi familiers que ma propre +figure; je connaissais son langage aussi bien que le mien; je me +levai, mais je ne partis pas. Je la regardais; j'attisai le feu +pour la mieux voir, mais elle ramena son chapeau et son mouchoir +plus près de son visage et me fit signe de m'éloigner; la flamme +éclairait la main qu'elle étendait; mes soupçons étaient éveillés; +j'examinai cette main: ce n'était pas le membre flétri d'une +vieille femme, mais une main potelée, souple, et des doigts ronds +et doux; un large anneau brillait au petit doigt. Je m'avançai +pour la regarder, et j'aperçus une pierre que j'avais vue cent +fois déjà; je contemplai de nouveau la figure, qui ne se détourna +plus de moi; au contraire, le chapeau avait été jeté en arrière, +ainsi que le mouchoir, et la tête était dirigée de mon côté. + +«Eh bien, Jane, me reconnaissez-vous? demanda la voix familière. + +-- Retirez ce manteau rouge, monsieur, et alors... + +-- Il y a un noeud, aidez-moi. + +-- Cassez le cordon, monsieur. + +-- Eh bien donc! loin de moi, vêtements d'emprunt! et M. Rochester +s'avança, débarrassé de son déguisement. + +-- Mais, monsieur, quelle étrange idée avez-vous eue là? + +-- J'ai bien joué mon rôle; qu'en pensez-vous? + +-- Il est probable que vous vous en êtes fort bien acquitté avec +les dames. + +-- Et pas avec vous? + +-- Avec moi, vous n'avez pas joué le rôle d'une Bohémienne. + +-- Quel rôle ai-je donc joué? suis-je resté moi-même? + +-- Non, vous avez joué un rôle étrange; vous avez cherché à me +dérouter; voua avez dit des choses qui n'ont pas de sens, pour +m'en faire dire également; c'est tout au plus bien de votre part, +monsieur. + +-- Me pardonnez-vous? Jane. + +-- Je ne puis pas vous le dire avant d'y avoir pensé; si, après +mûre réflexion, je vois que vous ne m'avez pas fait tomber dans de +trop grandes absurdités, j'essayerai d'oublier: mais ce n'était +pas bien à vous de faire cela. + +-- Oh! vous avez été très sage, très prudente et très sensible.» + +Je réfléchis à tout ce qui s'était passé et je me rassurai; car +j'avais été sur mes gardes depuis le commencement de l'entretien: +je soupçonnais quelque chose; je savais que les Bohémiennes et les +diseuses de bonne aventure ne s'exprimaient pas comme cette +prétendue vieille femme; j'avais remarqué sa voix feinte, son soin +à cacher ses traits; j'avais aussitôt pensé à Grace Poole, cette +énigme vivante, ce mystère des mystères; mais je n'avais pas un +instant songé à M. Rochester. + +«Eh bien! me dit-il, à quoi rêvez-vous? Que signifie ce grave +sourire? + +-- Je m'étonne de ce qui s'est passé, et je me félicite de la +conduite que j'ai tenue, monsieur; mais il me semble que vous +m'avez permis de me retirer. + +-- Non, restez un moment, et dites-moi ce qu'on fait dans le +salon. + +-- Je pense qu'on parle de la Bohémienne. + +-- Asseyez-vous et racontez-moi ce qu'on en disait. + +-- Je ferais mieux de ne pas rester longtemps, monsieur, il est +près de onze heures; savez-vous qu'un étranger est arrivé ici ce +matin? + +-- Un étranger! qui cela peut-il être? je n'attendais personne. +Est-il parti? + +-- Non; il dit qu'il vous connaît depuis longtemps et qu'il peut +prendre la liberté de s'installer au château jusqu'à votre retour. + +-- Diable! a-t-il donné son nom? + +-- Il s'appelle Mason, monsieur; il vient des Indes Occidentales, +de la Jamaïque, je crois.» + +M. Rochester était debout près de moi; il m'avait pris la main, +comme pour me conduire à une chaise: lorsque j'eus fini de parler, +il me serra convulsivement le poignet; ses lèvres cessèrent de +sourire; on eût dit qu'il avait été subitement pris d'un spasme. + +«Mason, les Indes Occidentales! dit-il du ton d'un automate qui ne +saurait prononcer qu'une seule phrase; Mason, les Indes +Occidentales!» répéta-t-il trois fois. Il murmura ces mêmes mots, +devenant de moment en moment plus pâle; il semblait savoir à peine +ce qu'il faisait. + +«Êtes-vous malade, monsieur? demandai-je. + +-- Jane! Jane! j'ai reçu un coup, j'ai reçu un coup! et il +chancela. + +-- Oh! appuyez-vous sur moi, monsieur. + +-- Jane, une fois déjà vous m'avez offert votre épaule; donnez-la- +moi aujourd'hui encore. + +-- Oui, monsieur, et mon bras aussi.» + +Il s'assit et me fit asseoir à côté de lui; il prit ma main dans +les siennes et la caressa en me regardant; son regard était triste +et troublé. + +«Ma petite amie, dit-il, je voudrais être seul avec vous dans une +île bien tranquille, où il n'y aurait plus ni trouble, ni danger, +ni souvenirs hideux. + +-- Puis-je vous aider, monsieur? je donnerais ma vie pour vous +servir. + +-- Jane, si j'ai besoin de vous, ce sera vers vous que j'irai. Je +vous le promets. + +-- Merci, monsieur; dites-moi ce qu'il y a à faire, et j'essayerai +du moins. + +-- Eh bien, Jane, allez me chercher un verre de vin dans la salle +à manger. On doit être à souper; vous me direz si Mason est avec +les autres et ce qu'il fait. + +J'y allai et je trouvai tout le monde réuni dans la salle à manger +pour le souper, ainsi que me l'avait annoncé M. Rochester. Mais +personne ne s'était mis à table; le souper avait été arrangé sur +le buffet, les invités avaient pris ce qu'ils voulaient et +s'étaient réunis en groupe, portant leurs assiettes et leurs +verres dans leurs mains. Tout le monde riait; la conversation +était générale et animée. M. Mason, assis près du feu, causait +avec le colonel et Mme Dent; il semblait aussi gai que les autres. +Je remplis un verre de vin; Mlle Ingram me regarda d'un air +sévère; elle pensait probablement que j'étais bien audacieuse de +prendre cette liberté; je retournai ensuite dans la bibliothèque. + +L'extrême pâleur de M. Rochester avait disparu; il avait l'air +triste, mais ferme; il prit le verre de mes mains et s'écria: + +«À votre santé, esprit bienfaisant!» + +Après avoir bu le vin, il me rendit le verre et me dit: + +«Eh bien, Jane, que font-ils? + +-- Ils rient et ils causent, monsieur. + +-- Ils n'ont pas l'air grave et mystérieux, comme s'ils avaient +entendu quelque chose d'étrange? + +-- Pas le moins du monde; ils sont au contraire pleins de gaieté. + +-- Et Mason? + +-- Rit comme les autres. + +-- Et si, au moment où j'entrerai dans le salon, tous se +précipitaient vers moi pour m'insulter, que feriez-vous, Jane? + +-- Je les renverrais de la chambre, si je pouvais, monsieur.» + +Il sourit à demi. + +«Mais, continua-t-il, si, quand je m'avancerai vers mes convives +pour les saluer, ils me regardent froidement, se mettent à parler +bas et d'un ton railleur; si enfin ils me quittent tous l'un après +l'autre, les suivrez-vous, Jane? + +-- Je ne pense pas, monsieur; je trouverai plus de plaisir à +rester avec vous. + +-- Pour me consoler? + +-- Oui, monsieur; pour vous consoler autant qu'il serait en mon +pouvoir. + +-- Et s'ils lançaient sur vous l'anathème, pour m'être restée +fidèle? + +-- Il est probable que je ne comprendrais rien à leur anathème, et +en tout cas je n'y ferais point attention. + +-- Alors vous pourriez braver l'opinion pour moi? + +-- Oui, pour vous, ainsi que pour tous ceux de mes amis qui, comme +vous, sont dignes de mon attachement. + +-- Eh bien, retournez dans le salon; allez tranquillement vers +M. Mason et dites-lui tout bas que M. Rochester est arrivé et +désire le voir; puis vous le conduirez ici et vous nous laisserez +seuls. + +-- Oui, monsieur.» + +Je fis ce qu'il m'avait demandé; tout le monde me regarda en me +voyant passer ainsi au milieu du salon; je m'acquittai de mon +message envers M. Mason, et, après l'avoir conduit à M. Rochester, +je remontai dans ma chambre. + +Il était tard et il y avait déjà quelque temps que j'étais couchée +lorsque j'entendis les habitants du château rentrer dans leurs +chambres; je distinguai la voix de M. Rochester qui disait: + +«Par ici, Mason; voilà votre chambre.» + +Il parlait gaiement, ce qui me rassura tout à fait, et je +m'endormis bientôt. + + + +CHAPITRE XX + +J'avais oublié de fermer mon rideau et de baisser ma jalousie; la +nuit était belle, la lune pleine et brillante, et, lorsque ses +rayons vinrent frapper sur ma fenêtre, leur éclat, que rien ne +voilait, me réveilla. J'ouvris les yeux et je regardai cette belle +lune d'un blanc d'argent et claire comme le cristal: c'était +magnifique, mais trop solennel; je me levai à demi et j'étendis le +bras pour fermer le rideau. + +Mais, grand Dieu! quel cri j'entendis tout à coup! + +Un son aigu, sauvage, perçant, qui retentit d'un bout à l'autre de +Thornfield, venait de briser le silence et le repos de la nuit. + +Mon pouls s'arrêta; mon coeur cessa de battre; mon bras étendu se +paralysa. Mais le cri ne fut pas renouvelé; du reste, aucune +créature humaine n'aurait pu répéter deux fois de suite un +semblable cri; non, le plus grand condor des Andes n'aurait pas +pu, deux fois de suite, envoyer un pareil hurlement vers le ciel: +il fallait bien se reposer, avant de renouveler un tel effort. + +Le cri était parti du troisième; il sortait de la chambre placée +au-dessus de la mienne. Je prêtai l'oreille, et j'entendis une +lutte, une lutte qui devait être terrible, à en juger d'après le +bruit; une voix à demi étouffée cria trois fois de suite: + +«Au secours! au secours! Personne ne viendra-t-il?» continuait la +voix; et pendant que le bruit des pas et de la lutte continuait à +se faire entendre, je distinguai ces mots: «Rochester, Rochester, +venez, pour l'amour de Dieu!» + +Une porte s'ouvrit; quelqu'un se précipita dans le corridor; +j'entendis les pas d'une nouvelle personne dans la chambre où se +passait la lutte; quelque chose tomba à terre, et tout rentra dans +le silence. + +Je m'étais habillée, bien que mes membres tremblassent d'effroi. +Je sortis de ma chambre; tout le monde s'était levé, on entendait +dans les chambres des exclamations et des murmures de terreur; les +portes s'ouvrirent l'une après l'autre, et le corridor fut bientôt +plein; les dames et les messieurs avaient quitté leurs lits. + +«Eh! qu'y a-t-il? disait-on. Qui est-ce qui est blessé? Qu'est-il +arrivé? Allez chercher une lumière. Est-ce le fou, ou sont-ce des +voleurs? Où faut-il courir? + +Sans le clair de lune on aurait été dans une complète obscurité; +tous couraient çà et là et se pressaient l'un contre l'autre, +quelques-uns sanglotaient, d'autres tremblaient; la confusion +était générale. + +«Où diable est Rochester? s'écria le colonel Dent; je ne puis pas +le trouver dans son lit. + +-- Me voici, répondit une voix; rassurez-vous tous, je viens.» + +La porte du corridor s'ouvrit et M. Rochester s'avança avec une +chandelle; il descendait de l'étage supérieur; quelqu'un courut à +lui et lui saisit le bras: c'était Mlle Ingram. + +«Quel est le terrible événement qui vient de se passer? dit-elle; +parlez et ne nous cachez rien. + +-- Ne me jetez pas par terre et ne m'étranglez pas! répondit-il; +car les demoiselles Eshton se pressaient contre lui, et les deux +douairières, avec leurs amples vêtements blancs, s'avançaient à +pleines voiles. Il n'y a rien! s'écria-t-il; c'est bien du bruit +pour peu de chose; mesdames, retirez-vous, ou vous allez me rendre +terrible.» + +Et, en effet, son regard était terrible; ses yeux noirs +étincelaient; faisant un effort pour se calmer, il ajouta: + +«Une des domestiques a eu le cauchemar, voilà tout; elle est +irritable et nerveuse; elle a pris son rêve pour une apparition ou +quelque chose de semblable, et a eu peur. Mais, maintenant, +retournez dans vos chambres; je ne puis pas aller voir ce qu'elle +devient, avant que tout soit rentré dans l'ordre et le silence. +Messieurs, ayez la bonté de donner l'exemple aux dames; +mademoiselle Ingram, je suis persuadé que vous triompherez +facilement de vos craintes; Amy et Louisa, retournez dans vos nids +comme deux petites tourterelles; mesdames, dit-il, en s'adressant +aux douairières, si vous restez plus longtemps dans ce froid +corridor, vous attraperez un terrible rhume.» + +Et ainsi, tantôt flattant et tantôt ordonnant, il s'efforça de +renvoyer chacun dans sa chambre. Je n'attendis pas son ordre pour +me retirer; j'étais sortie sans que personne me remarquât, je +rentrai de même. + +Mais je ne me recouchai pas; au contraire, j'achevai de +m'habiller. Le bruit et les paroles qui avaient suivi le cri +n'avaient probablement été entendus que par moi; car ils venaient +de la chambre au-dessus de la mienne, et je savais bien que ce +n'était pas le cauchemar d'une servante qui avait jeté l'effroi +dans toute la maison: je savais que l'explication donnée par +M. Rochester n'avait pour but que de tranquilliser ses hôtes. Je +m'habillai pour être prête en tout cas; je restai longtemps assise +devant la fenêtre, regardant les champs silencieux, argentés par +la lune, et attendant je ne sais trop quoi. Il me semblait que +quelque chose devait suivre ce cri étrange et cette lutte. + +Pourtant le calme revint; tous les murmures s'éteignirent +graduellement, et, au bout d'une heure, Thornfield était redevenu +silencieux comme un désert; la nuit et le sommeil avaient repris +leur empire. + +La lune était au moment de disparaître; ne désirant pas rester +plus longtemps assise au froid et dans l'obscurité, je quittai la +fenêtre, et, marchant aussi doucement que possible sur le tapis, +je me dirigeai vers mon lit pour m'y coucher tout habillée; au +moment où j'allais retirer mes souliers, une main frappa +légèrement à ma porte. + +«A-t-on besoin de moi? demandai-je. + +-- Êtes-vous levée? me répondit la voix que je m'attendais bien à +entendre, celle de M. Rochester. + +-- Oui, monsieur. + +-- Et habillée? + +-- Oui. + +-- Alors, venez vite.» + +J'obéis. M. Rochester était dans le corridor, tenant une lumière à +la main. + +«J'ai besoin de vous, dit-il, venez par ici; prenez votre temps et +ne faites pas de bruit.» + +Mes pantoufles étaient fines, et sur le tapis on n'entendait pas +plus mes pas que ceux d'une chatte. M. Rochester traversa le +corridor du second, monta l'escalier, et s'arrêta sur le palier du +troisième étage, si lugubre à mes yeux; je l'avais suivi et je me +tenais à côté de lui. + +«Avez-vous une éponge dans votre chambre? me demanda-t-il très +bas. + +-- Oui, monsieur. + +-- Avez-vous des sels volatiles? + +-- Oui. + +-- Retournez chercher ces deux choses.» + +Je retournai dans ma chambre; je pris l'éponge et les sels, et je +remontai l'escalier; il m'attendait et tenait une clef à la main. +S'approchant de l'une des petites portes, il y plaça la clef; +puis, s'arrêtant, il s'adressa de nouveau à moi, et me dit: + +«Pourrez-vous supporter la vue du sang? + +-- Je le pense, répondis-je; mais je n'en ai pas encore fait +l'épreuve.» + +Lorsque je lui répondis, je sentis en moi un tressaillement, mais +ni froid ni faiblesse. + +«Donnez-moi votre main, dit-il; car je ne peux pas courir la +chance de vous voir vous évanouir.» + +Je mis mes doigts dans les siens. + +«Ils sont chauds et fermes.» dit-il; puis, tournant la clef, il +ouvrit la porte. + +Je me rappelai avoir vu la chambre où me fit entrer M. Rochester, +lorsque Mme Fairfax m'avait montré la maison. Elle était tendue de +tapisserie; mais cette tapisserie était alors relevée dans un +endroit et mettait à découvert une porte qui, autrefois, était +cachée; la porte était ouverte et menait dans une chambre +éclairée, d'où j'entendis sortir des sons ressemblant à des cris +de chiens qui se disputent. M. Rochester, après avoir posé la +chandelle à côté de moi, me dit d'attendre une minute, et il entra +dans la chambre; son entrée fut saluée par un rire bruyant qui se +termina par l'étrange «ah! ah!» de Grace Poole. Elle était donc +là, et M. Rochester faisait quelque arrangement avec elle; +j'entendis aussi une voix faible qui parlait à mon maître. Il +sortit et ferma la porte derrière lui. + +«C'est ici. Jane,» me dit-il. + +Et il me fit passer de l'autre côté d'un grand lit dont les +rideaux fermés cachaient une partie de la chambre; un homme était +étendu sur un fauteuil placé près du lit. Il paraissait tranquille +et avait la tête appuyée; ses yeux étaient fermés. M Rochester +approcha la chandelle, et, dans cette figure pâle et inanimée, je +reconnus M. Mason; je vis également que le linge qui recouvrait un +de ses bras et un de ses côtés était souillé de sang. + +«Prenez la chandelle!» me dit M. Rochester, et je le fis; il alla +chercher un vase plein d'eau, et me pria de le tenir; j'obéis. + +Il prit alors l'éponge, la trempa dans l'eau, et inonda ce visage +semblable à celui d'un cadavre. Il me demanda mes sels et les fit +respirer à M. Mason, qui, au bout de peu de temps, ouvrant les +yeux, fit entendre une espèce de grognement; M. Rochester écarta +la chemise du blessé, dont le bras et l'épaule étaient enveloppés +de bandages, et il étancha le sang qui continuait à couler. + +«Y a-t-il un danger immédiat? murmura M. Mason. + +-- Bah! une simple égratignure! ne soyez pas si abattu, montrez +que vous êtes un homme. Je vais aller chercher moi-même un +chirurgien, et j'espère que vous pourrez partir demain matin. +Jane! continua-t-il. + +-- Monsieur? + +-- Je suis forcé de vous laisser ici une heure ou deux; vous +étancherez le sang comme vous me l'avez vu faire, quand il +recommencera à couler; s'il s'évanouit, vous porterez à ses lèvres +ce verre d'eau que vous voyez là, et vous lui ferez respirer vos +sels; vous ne lui parlerez sous aucun prétexte, et vous, Richard, +si vous prononcez une parole, vous risquez votre vie; si vous +ouvrez les lèvres, si vous remuez un peu, je ne réponds plus de +rien.» + +Le pauvre homme fit de nouveau entendre sa plainte; il n'osait pas +remuer. La crainte de la mort, ou peut-être de quelque autre +chose, semblait le paralyser. M. Rochester plaça l'éponge entre +mes mains, et je me mis à étancher le sang comme lui; il me +regarda faire une minute et me dit: + +«Rappelez-vous bien: ne dites pas un mot!» + +Puis il quitta la chambre. + +J'éprouvai une étrange sensation lorsque la clef cria dans la +serrure et que je n'entendis plus le bruit de ses pas. + +J'étais donc au troisième, enfermée dans une chambre mystérieuse, +pendant la nuit, et ayant devant les yeux le spectacle d'un homme +pâle et ensanglanté; et l'assassin était séparé de moi par une +simple porte; voilà ce qu'il y avait de plus terrible: le reste, +je pouvais le supporter; mais je tremblais à la pensée de voir +Grace Poole se précipiter sur moi. + +Et pourtant il fallait rester à mon poste, regarder ce fantôme, +ces lèvres bleuâtres auxquelles il était défendu de s'ouvrir; ces +yeux tantôt fermés, tantôt errant autour de la chambre, tantôt se +fixant sur moi, mais toujours sombres et vitreux; il fallait sans +cesse plonger et replonger ma main dans cette eau mêlée de sang et +laver une blessure qui coulait toujours. Il fallait voir la +chandelle, que personne ne pouvait moucher, répandre sur mon +travail sa lueur lugubre. Les ombres s'obscurcissaient sur la +vieille tapisserie, sur les rideaux du lit, et flottaient +étrangement au-dessus des portes de la grande armoire que j'avais +en face de moi; cette armoire était divisée en douze panneaux, +dans chacun desquels se trouvait une tête d'apôtre enfermée comme +dans une châsse; au-dessus de ces douze têtes on apercevait un +crucifix d'ébène et un Christ mourant. + +Selon les mouvements de la flamme vacillante, c'était tantôt saint +Luc à la longue barbe qui penchait son front, tantôt saint Jean +dont les cheveux paraissaient flotter, soulevés par le vent; +quelquefois la figure infernale de Judas semblait s'animer pour +prendre la forme de Satan lui-même. + +Et, au milieu de ces lugubres tableaux, j'écoutais toujours si je +n'entendrais pas remuer cette femme enfermée dans la chambre +voisine; mais on eût dit que, depuis la visite de M. Rochester, un +charme l'avait rendue immobile; pendant toute la nuit, je +n'entendis que trois sons à de longs intervalles: un bruit de pas, +un grognement semblable à celui d'un chien hargneux, et un profond +gémissement. + +Mais j'étais accablée par mes propres pensées: quel était ce +criminel enfermé dans cette maison, et que le maître du château ne +pouvait ni chasser ni soumettre? quel était ce mystère qui se +manifestait tantôt par le feu, tantôt par le sang, aux heures les +plus terribles de la nuit? Quelle était cette créature qui, sous +la forme d'une femme, prenait la voix d'un démon railleur, ou +faisait entendre le cri d'un oiseau de proie à la recherche d'un +cadavre? + +Et cet homme sur lequel j'étais penchée, ce tranquille étranger, +comment se trouvait-il enveloppé dans ce tissu d'horreurs? +Pourquoi la furie s'était-elle précipitée sur lui? Pourquoi, à +cette heure où il aurait dû être couché, était-il venu dans cette +partie de la maison? J'avais entendu M. Rochester lui assigner une +chambre en bas; pourquoi était-il monté? Qui l'avait amené ici et +pourquoi supportait-il avec tant de calme une violence ou une +trahison? Pourquoi acceptait-il si facilement le silence que lui +imposait M. Rochester, et pourquoi M. Rochester le lui imposait- +il? Son hôte venait d'être outragé; quelque temps auparavant on +avait comploté contre sa propre vie, et il voulait que ces deux +attaques restassent dans le secret. Je venais de voir M. Mason se +soumettre à M. Rochester; grâce à sa volonté impétueuse, mon +maître avait su s'emparer du créole inerte; les quelques mots +qu'ils avaient échangés me l'avaient prouvé: il était évident que +dans leurs relations précédentes les dispositions passives de l'un +avaient subi l'influence de l'active énergie de l'autre D'où +venait donc le trouble de M. Rochester, lorsqu'il apprit l'arrivée +de M. Mason? Pourquoi le seul nom de cet homme sans volonté, qu'un +seul mot faisait plier comme un enfant, pourquoi ce nom avait-il +produit sur M. Rochester l'effet d'un coup de tonnerre sur un +chêne? + +Je ne pouvais point oublier son regard et sa pâleur lorsqu'il +murmura: «Jane, j'ai reçu un coup!» Je ne pouvais pas oublier le +tremblement de son bras, lorsqu'il l'appuya sur mon épaule, et ce +n'était pas peu de chose qui pouvait affaisser ainsi l'âme résolue +et le corps vigoureux de M. Rochester. + +«Quand reviendra-t-il donc?» me demandai-je; car la nuit avançait, +et mon malade continuait à perdre du sang, à se plaindre et à +s'affaiblir; aucun secours n'arrivait, et le jour tardait à venir. +Bien des fois j'avais porté le verre aux lèvres pâles de Mason et +je lui avais fait respirer les sels; mes efforts semblaient vains: +la souffrance physique, la souffrance morale, la perte du sang, ou +plutôt ces trois choses réunies, amoindrissaient ses forces +d'instant en instant; ses gémissements, son regard à la fois +faible et égaré, me faisaient craindre de le voir expirer, et je +ne devais même pas lui parler. Enfin, la chandelle mourut; au +moment où elle s'éteignit, j'aperçus sur la fenêtre les lignes +d'une lumière grisâtre: c'était le matin qui approchait. Au même +instant, j'entendis Pilote aboyer dans la cour. Je me sentis +renaître, et mon espérance ne fut pas trompée; cinq minutes après, +le bruit d'une clef dans la serrure m'avertit que j'allais être +relevée de garde; du reste, je n'aurais pas pu continuer plus de +deux heures; bien des semaines semblent courtes auprès de cette +seule nuit. + +M. Rochester entra avec le chirurgien. + +«Maintenant, Carter, dépêchez-vous, dit M. Rochester au médecin; +vous n'avez qu'une demi-heure pour panser la blessure, mettre les +bandages et descendre le malade. + +-- Mais est-il en état de partir? + +-- Sans doute, ce n'est rien de sérieux; il est nerveux, il faudra +exciter son courage. Venez et mettez-vous à l'oeuvre.» + +M. Rochester tira le rideau et releva la jalousie, afin de laisser +entrer le plus de jour possible; je fus étonnée et charmée de voir +que l'aurore était si avancée. Des rayons roses commençaient à +éclairer l'orient; M. Rochester s'approcha de M. Mason, qui était +déjà entre les mains du chirurgien. + +«Comment vous trouvez-vous maintenant, mon ami? demanda-t-il. + +-- Je crois qu'elle m'a tué, répondit-il faiblement. + +-- Pas le moins du monde; allons, du courage! c'est à peine si +vous vous en ressentirez dans quinze jours; vous avez perdu un peu +de sang et voilà tout. Carter, affirmez-lui qu'il n'y a aucun +danger. + +-- Oh! je puis le faire en toute sûreté de conscience, dit Carter, +qui venait de détacher les bandages; seulement, si j'avais été ici +un peu plus tôt, il n'aurait pas perdu tant de sang. Mais qu'est- +ce que ceci? La chair de l'épaule est déchirée, et non pas +seulement coupée; cette blessure n'a pas été faite avec un +couteau: il y a eu des dents là. + +-- Oui, elle m'a mordu, murmura-t-il; elle me déchirait comme une +tigresse, lorsque Rochester lui a arraché le couteau des mains. + +-- Vous n'auriez pas dû céder, dit M. Rochester, vous auriez dû +lutter avec elle tout de suite. + +-- Mais que faire dans de semblables circonstances? répondit +Mason. Oh! c'était horrible, ajouta-t-il en frémissant, et je ne +m'y attendais pas; elle avait l'air si calme au commencement! + +-- Je vous avais averti, lui répondit son ami; je vous avais dit +de vous tenir sur vos gardes lorsque vous approcheriez d'elle; +d'ailleurs vous auriez bien pu attendre jusqu'au lendemain, et +alors j'aurais été avec vous: c'était folie que de tenter une +entrevue la nuit et seul. + +-- J'espérais faire du bien. + +-- Vous espériez, vous espériez! cela m'impatiente de vous +entendre parler ainsi. Du reste, vous avez assez souffert et vous +souffrirez encore assez pour avoir négligé de suivre mon conseil; +aussi je ne dirai plus rien. Carter, dépêchez-vous, le soleil sera +bientôt levé, et il faut qu'il parte. + +-- Tout de suite, monsieur. J'ai fini avec l'épaule; mais il faut +que je regarde la blessure du bras; là aussi je vois la trace de +ses dents. + +-- Elle a sucé le sang, répondit Mason; elle prétendait qu'elle +voulait retirer tout le sang de mon coeur.» + +Je vis M. Rochester frissonner; une forte expression de dégoût, +d'horreur et de haine, contracta son visage, mais il se contenta +de dire: + +«Taisez-vous, Richard; oubliez ce qu'elle a fait et n'en parlez +jamais. + +-- Je voudrais pouvoir oublier, répondit-il. + +-- Vous oublierez quand vous aurez quitté ce pays, quand vous +serez de retour aux Indes Occidentales; vous supposerez qu'elle +est morte, ou plutôt vous ferez mieux de ne pas penser du tout à +elle. + +-- Impossible d'oublier cette nuit! + +-- Non, ce n'est point impossible. Ayez un peu d'énergie; il y a +deux heures vous vous croyiez mort, et maintenant vous êtes vivant +et vous parlez. Carter a fini avec vous, ou du moins à peu près, +et dans un instant vous allez être habillé. Jane, me dit-il en se +tournant vers moi pour la première fois depuis son arrivée, prenez +cette clef, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du haut de ma +commode, prenez-y une chemise propre et une cravate; apportez-les +et dépêchez-vous.» + +Je partis; je cherchai le meuble qu'il m'avait indiqué; j'y +trouvai ce qu'il me demandait et je l'apportai. + +«Maintenant, allez de l'autre côté du lit pendant que je vais +l'habiller, me dit M. Rochester; mais ne quittez pas la chambre +nous pourrons avoir encore besoin de vous.» + +J'obéis. + +«Avez-vous entendu du bruit lorsque vous êtes descendue, Jane? +demanda M. Rochester. + +-- Non, monsieur; tout était tranquille. + +-- Il faudra bientôt partir, Dick; cela vaudra mieux, tant pour +votre sûreté que pour celle de cette pauvre créature qui est +enfermée là. J'ai lutté longtemps pour que rien ne fût connu, et +je ne voudrais pas voir tous mes efforts rendus vains. Carter, +aidez-le à mettre son gilet. Où avez-vous laissé votre manteau +doublé de fourrure? je sais que vous ne pouvez pas faire un mille +sans l'avoir dans notre froid climat. Il est dans votre chambre. +Jane, descendez dans la chambre de M. Mason, celle qui est à côté +de la mienne, et apportez le manteau que vous y trouverez.» + +Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme +manteau garni de fourrure. + +«Maintenant j'ai encore une commission à vous faire faire, me dit +mon infatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des +souliers de velours! un messager moins léger ne me servirait à +rien; en bien donc, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du +milieu de ma toilette, et vous y trouverez une petite fiole et un +verre que vous m'apporterez.» + +Je partis et je rapportai ce qu'on m'avait demandé. + +«C'est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre +malade une potion dont je prends toute la responsabilité sur moi. +J'ai eu ce cordial à Rome, d'un charlatan italien que vous auriez +roué de coups, Carter; c'est une chose qu'il ne faut pas employer +légèrement, mais qui est bonne dans des occasions comme celle-ci. +Jane, un peu d'eau.» + +Je remplis la moitié du petit verre. + +«Cela suffit; maintenant mouillez le bord de la fiole.» + +Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le +verre qu'il présenta à Mason. + +«Buvez, Richard, dit-il; cela vous donnera du courage pour une +heure au moins. + +-- Mais cela me fera mal; c'est une liqueur irritante. + +-- Buvez, buvez.» + +M. Mason obéit, parce qu'il était impossible de résister. Il était +habillé; il me parut bien pâle encore; mais il n'était plus +souillé de sang. M. Rochester le fit asseoir quelques minutes +lorsqu'il eut avalé le cordial, puis il le prit par le bras. + +«Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir +debout; essayez.» + +Le malade se leva. + +«Carter, soutenez-le sous l'autre bras. Voyons, Richard, soyez +courageux; tâchez de marcher. Voilà qui va bien. + +-- Je me sens mieux, dit Mason. + +-- J'en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous; ouvrez +la porte de côté; dites au postillon que vous trouverez dans la +cour ou bien dehors, car je lui ai recommandé de ne pas faire +rouler sa voiture sur le pavé, dites-lui de se tenir prêt, que +nous arrivons; si quelqu'un est déjà debout, revenez au bas de +l'escalier et toussez un peu.» + +Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever; +néanmoins la cuisine était encore sombre et silencieuse; la porte +de côté était fermée; je l'ouvris aussi doucement que possible, et +j'entrai dans la cour que je trouvai également tranquille: mais +les portes étaient toutes grandes ouvertes, et dehors je vis une +chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Je +m'approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir; +puis je regardai et j'écoutai attentivement. L'aurore répandait +son calme partout; les rideaux des fenêtres étaient encore fermés +dans les chambres des domestiques; les petits oiseaux commençaient +à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, et +dont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs +de la cour; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans +les écuries; tout le reste était tranquille. Je vis alors +apparaître les trois messieurs. Mason, soutenu par M. Rochester et +le médecin, semblait marcher assez facilement; ils l'aidèrent à +monter dans la voiture, et Carter y entra également. + +«Prenez soin de lui, dit M. Rochester au chirurgien; gardez-le +chez vous jusqu'à ce qu'il soit tout à fait bien; j'irai dans un +ou deux jours savoir de ses nouvelles. Comment vous trouvez-vous +maintenant, Richard? + +-- L'air frais me ranime, Fairfax. + +-- Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter; il n'y a pas de +vent. Adieu, Dick. + +-- Fairfax! + +-- Que voulez-vous? + +-- Prenez bien soin d'elle; traitez-la aussi tendrement que +possible; faites...» + +Il s'arrêta et fondit en larmes. + +«Jusqu'ici j'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai, +répondit-il; puis il ferma la portière et la voiture partit. Et +pourtant, plût à Dieu que tout ceci fût finit» ajouta +M. Rochester, en fermant les portes de la cour. + +Puis il se dirigea lentement et d'un air distrait vers une porte +donnant dans le verger; supposant qu'il n'avait plus besoin de +moi, j'allais rentrer, lorsque je l'entendis m'appeler: il avait +ouvert la porte et m'attendait. + +«Venez respirer l'air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce +château est une vraie prison; ne le trouvez-vous pas? + +-- Il me semble très beau, monsieur. + +-- Le voile de l'inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous +voyez tout à travers un miroir enchanté; vous ne remarquez pas que +les dorures sont misérables, les draperies de soie semblables à +des toiles d'araignée, les marbres mesquins, les boiseries faites +avec des copeaux de rebut et de grossières écorces d'arbres. Ici, +dit-il en montrant l'enclos où nous venions d'entrer, ici, tout +est frais, doux et pur. + +Il marchait dans une avenue bordée de buis; d'un côté, se voyaient +des poiriers, des pommiers et des cerisiers; de l'autre, des +oeillets de poète, des primeroses, des pensées des aurones, des +aubépines et des herbes odoriférantes; elles étaient aussi belles +qu'avaient pu les rendre le soleil et les ondées d'avril suivis +d'un beau matin de printemps; le soleil perçait à l'orient, +faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses +rayons dans l'allée solitaire où nous nous promenions. + +«Jane, voulez-vous une fleur?» me demanda M. Rochester. + +Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et +me l'offrit. + +«Merci, monsieur, répondis-je. + +-- Aimez-vous le lever du soleil, Jane? ce ciel couvert de nuages +légers qui disparaîtront avec le jour? aimez-vous cet air embaumé? + +-- Oh! oui, monsieur, j'aime tout cela. + +-- Vous avez passé une nuit étrange, Jane. + +-- Très étrange, monsieur. + +-- Cela vous a rendue pâle; avez-vous eu peur quand je vous ai +laissée seule avec Mason? + +-- Oui, j'avais peur de voir sortir quelqu'un de la chambre du +fond. + +-- Mais j'avais fermé la porte, et j'avais la clef dans ma poche; +j'aurais été un berger bien négligent, si j'avais laissé ma +brebis, ma brebis favorite, à la portée du loup; vous étiez en +sûreté. + +-- Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur? + +-- Oh! oui; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez +tout cela. + +-- Mais il me semble que votre vie n'est pas en sûreté tant +qu'elle demeure ici. + +-- Ne craignez rien, j'y veillerai moi-même. + +-- Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé +maintenant, monsieur? + +-- Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en +Angleterre, ni même lorsqu'il sera parti; vivre, pour moi, c'est +me tenir debout sur le cratère d'un volcan qui d'un jour à l'autre +peut faire éruption. + +-- Mais M. Mason semble facile à mener: vous avez tout pouvoir sur +lui; jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement. + +-- Oh non! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement; +mais, sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me +priver sinon de la vie, du moins du bonheur. + +-- Recommandez-lui d'être attentif, monsieur, dites-lui ce que +vous craignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger.» + +Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique; il prit ma main, puis +la rejeta vivement loin de lui. + +«Si c'était possible, reprit-il, il n'y aurait aucun danger; +depuis que je connais Mason, je n'ai eu qu'à lui dire: «Faites +cela,» et il l'a fait. Mais dans ce cas je ne puis lui donner +aucun ordre; je ne peux pas lui dire: «Gardez-vous de me faire du +mal, Richard!» car il ne doit pas savoir qu'il est possible de me +faire du mal. Vous avez l'air intriguée; eh bien, je vais vous +intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n'est-ce +pas? + +-- Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce +qui est bien. + +-- Précisément, et je m'en suis aperçu; j'ai remarqué une +expression de joie dans votre visage, dans vos yeux et dans votre +tenue, lorsque vous pouviez m'aider, me faire plaisir, travailler +pour moi et avec moi: mais, comme vous venez de le dire, vous ne +voulez faire que ce qui est bien. Si, au contraire, je vous +ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait plus compter sur +vos pieds agiles et vos mains adroites; je ne verrais plus vos +yeux briller et votre teint s'animer; vous vous tourneriez vers +moi, calme et pâle, et vous me diriez: «Non, monsieur, cela est +impossible, je ne puis pas le faire, parce que cela est mal;» et +vous resteriez aussi ferme que les étoiles fixes. Vous aussi vous +avez le pouvoir de me faire du mal; mais je ne vous montrerai pas +l'endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciez aussitôt, +malgré votre coeur fidèle et aimant. + +-- Si vous n'avez pas plus à craindre de M. Mason que de moi, +monsieur, vous êtes en sûreté. + +-- Dieu le veuille! Jane, voici une grotte; venez vous asseoir.» + +La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre; il +s'y trouvait un banc rustique. M. Rochester s'y assit, laissant +néanmoins assez de place pour moi; mais je me tins debout devant +lui. + +«Asseyez-vous, me dit-il; le banc est assez long pour nous deux. +Je pense que vous n'hésitez pas à prendre place à mes côtés; cela +serait-il mal?» + +Je répondis en m'asseyant, car je voyais que j'aurais tort de +refuser plus longtemps. + +«Ma petite amie, continua M. Rochester, voyez, le soleil boit la +rosée, les fleurs du jardin s'éveillent et s'épanouissent, les +oiseaux vont chercher la nourriture de leurs, petits, et les +abeilles laborieuses font leur première récolte: et moi, je vais +vous poser une question, en vous priant de vous figurer que le cas +dont je vais vous parler est le votre. D'abord, dites-moi si vous +vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voir +commettre une faute en vous retenant, et si vous-même n'avez pas +peur de mal agir en restant avec moi. + +-- Non, monsieur, je suis contente. + +-- Eh bien! Jane, appelez votre imagination à votre aide: supposez +qu'au lieu d'être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes +un jeune homme gâté depuis son enfance; supposez que vous êtes +dans un pays éloigné, et que là vous tombez dans une faute +capitale, peu importe laquelle et par quels motifs, mais une faute +dont les conséquences doivent peser sur vous pendant toute votre +vie et attrister toute votre existence. Faites attention que je +n'ai pas dit un crime: je ne parle pas de sang répandu ou de ces +choses qui amènent le coupable devant un tribunal; j'ai dit une +faute dont les conséquences vous deviennent plus tard +insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à +des mesures qu'on n'emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni +coupables ni illégales; et pourtant vous continuez à être +malheureux, parce que l'espérance vous a abandonné au commencement +de la vie; à midi, votre soleil est obscurci par une éclipse qui +doit durer jusqu'à son coucher; votre mémoire ne peut se nourrir +que de souvenirs tristes et amers; vous errez çà et là, cherchant +le repos dans l'exil, le bonheur dans le plaisir: je veux parler +des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissent +l'intelligence et souillent le sentiment. Le coeur fatigué, l'âme +flétrie, vous revenez dans votre patrie après des années d'exil +volontaire; vous y rencontrez quelqu'un, comment et où, peu +importe; vous trouvez chez cette personne les belles et brillantes +qualités que vous avez vainement cherchées pendant vingt ans, +nature saine et fraîche que rien n'a encore flétrie; près d'elle +vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des jours meilleurs, +vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs; +vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de +vos jours vous rendre digne de votre titre d'homme. Pour atteindre +ce but, avez-vous le droit de surmonter l'obstacle de l'habitude, +obstacle conventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la +conscience sanctifier?» + +M. Rochester s'arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je +dire? Oh! si quelque bon génie était venu me dicter une réponse +juste et satisfaisante! Vain désir! le vent soufflait dans le +lierre autour de moi, mais aucune divinité n'emprunta son souffle +pour me parler; les oiseaux chantaient dans les arbres, mais leurs +chants ne me disaient rien. + +M. Rochester posa de nouveau sa question: + +«Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos, +de braver l'opinion du monde, pour s'attacher à tout jamais cet +être bon, doux et gracieux, et d'assurer ainsi la paix de son +esprit et la régénération de son âme? + +-- Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération +du coupable ne peuvent dépendre d'un de ses semblables; les hommes +et les femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les +chrétiens de bonté. Si quelqu'un que vous connaissez a souffert et +a failli, que ce ne soit pas parmi ses égaux, mais au delà, qu'il +aille chercher la force et la consolation. + +-- Mais l'instrument, l'instrument! Dieu lui-même qui a fait +l'oeuvre a prescrit l'instrument. Je vous dirai sans plus de +détours que j'ai été un homme mondain et dissipé; je crois avoir +trouvé l'instrument de ma régénération dans...» + +Il s'arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à +murmurer; je m'attendais presque à entendre tous ces bruits +s'arrêter pour écouter la révélation: mais ils eussent été obligés +d'attendre longtemps. Le silence de M. Rochester se prolongeait; +je levai les yeux sur lui, il me regardait avidement. + +«Ma petite amie,» me dit-il d'un ton tout différent, et sa figure +changea également: de douce et grave, elle devint dure et +sardonique; «vous avez remarqué mon tendre penchant pour +Mlle Ingram; pensez-vous que, si je l'épousais, elle pourrait me +régénérer?» + +Il se leva, se dirigea vers l'autre bout de l'allée et revint en +chantonnant. + +«Jane, Jane, dit-il en s'arrêtant devant moi, votre veille vous a +rendue pâle; ne m'en voulez-vous pas de troubler ainsi votre +repos? + +-- Vous en vouloir? oh! non, monsieur. + +-- Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos +doigts sont froids! ils étaient plus chauds que cela la nuit +dernière, lorsque je les ai touchés à la porte de la chambre +mystérieuse. Jane, quand veillerez-vous encore avec moi? + +-- Quand je pourrai vous être utile, monsieur. + +-- Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que +je ne pourrai pas dormir; voulez-vous me promettre de rester avec +moi et de me tenir compagnie? à vous, je pourrai parler de celle +que j'aime, car maintenant vous l'avez vue et vous la connaissez. + +-- Oui, monsieur. + +-- Il n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n'est-ce pas, +Jane? + +-- C'est vrai, monsieur. + +-- Elle est belle, forte, brune et souple; les femmes de Carthage +devaient avoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et +Lynn dans les écuries; tenez, rentrez par cette porte.» + +J'allai d'un côté et lui de l'autre; je l'entendis parler gaiement +dans la cour. + +«Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous; il est parti +avant le lever du soleil; j'étais debout à quatre heures pour lui +dire adieu.» + + +CHAPITRE XXI + +Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses +étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l'humanité n'a pas +encore trouvé la clef; je n'ai jamais ri des pressentiments, parce +que j'en ai eu d'étranges; il y a des sympathies qui produisent +des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui +existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se +continuent, malgré la distance, à cause de l'origine qui est +commune; et les signes pourraient bien n'être que la sympathie +entre l'homme et la nature. + +Un jour, à l'âge de six ans, j'entendis Bessie raconter à Abbot +qu'elle avait rêvé d'un petit enfant, et que c'était un signe de +malheur pour soi ou pour ses parents; cette croyance populaire se +serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance +qui l'y fixa à jamais: le jour suivant, Bessie fut demandée au lit +de mort de sa petite soeur. + +Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce, +que, pendant une semaine entière, j'avais toutes les nuits rêvé +d'un enfant: tantôt je l'endormais dans mes bras, tantôt je le +berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les +marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau +courante. Une nuit l'enfant pleurait; la nuit suivante, au +contraire, il riait; quelquefois il se tenait attaché à mes +vêtements, d'autres fois il courait loin de moi: mais, sous +n'importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant +sept nuits successives. + +Je n'aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour +continuel de la même image; je devenais nerveuse au moment où je +voyais approcher l'heure de me coucher, l'heure de la vision. +J'étais encore dans la compagnie de ce fantôme d'enfant la nuit où +j'entendis le terrible cri, et l'après-midi du lendemain on vint +m'avertir que quelqu'un m'attendait dans la chambre de +Mme Fairfax; je m'y rendis et j'y trouvai un homme qui me parut un +domestique de bonne maison; il était en grand deuil, et le drapeau +qu'il tenait à la main était entouré d'un crêpe. + +«Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, +dit-il en se levant; je m'appelle Leaven; j'étais cocher chez +Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours +au château. + +-- Oh! Robert, comment vous portez-vous? je ne vous ai pas oublié +du tout; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à +cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie? car +vous avez épousé Bessie. + +-- Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous +remercie; il y a à peu près deux mois, elle m'a encore donné un +enfant, nous en avons trois maintenant; la mère et les enfants +prospèrent. + +-- Et comment va-t-on au château, Robert? + +-- Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures +nouvelles, mademoiselle; cela ne va pas bien, et la famille vient +d'éprouver un grand malheur. + +-- J'espère que personne n'est mort?» dis-je en jetant un coup +d'oeil sur ses vêtements. + +Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit: «Il y a +eu hier huit jours, M. John est mort dans son appartement de +Londres. + +-- M. John? + +-- Oui. + +-- Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup? + +-- Dame, mademoiselle Eyre, ce n'est pas un petit malheur: sa vie +a été désordonnée; les trois dernières années, il s'est conduit +d'une manière singulière, et sa mort a été choquante. + +-- Bessie m'a dit qu'il ne se conduisait pas bien. + +-- Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et +gaspillé sa fortune avec ce qu'il y avait de plus mauvais en +hommes et en femmes; il a fait des dettes, il a été mis en prison. +Deux fois sa mère est venue à son aide; mais, aussitôt qu'il était +libre, il retournait à ses anciennes habitudes, Sa tête n'était +pas forte; les bandits avec lesquels il a vécu l'ont complètement +dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a +demandé qu'on lui remit la fortune de toute la famille entre les +mains; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite +par les extravagances de son fils; celui-ci partit donc, et +bientôt on apprit qu'il était mort; comment, Dieu le sait! On +prétend qu'il s'est tué.» + +Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible. +Robert continua: + +«Madame elle-même a été bien malade; elle n'a pas eu la force de +supporter cela: la perte de sa fortune et la crainte de la +pauvreté l'avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de +M. John fut le dernier coup; elle est restée trois jours sans +parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait +vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma +femme; mais ce n'est qu'hier matin que Bessie l'a entendue +balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots: +«Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler.» +Bessie n'est pas sûre qu'elle ait sa raison et qu'elle désire +sérieusement vous voir; mais elle a raconté ce qui s'était passé à +Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer +chercher. Les jeunes filles ont d'abord refusé; mais, comme leur +mère devenait de plus en plus agitée, et qu'elle continuait à +dire: «Jane, Jane», elles ont enfin consenti. J'ai quitté +Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je +voudrais vous emmener demain matin de bonne heure. + +-- Oui, Robert, je serai prête; il me semble que je dois y aller. + +-- Je le crois aussi, mademoiselle; Bessie m'a dit qu'elle était +sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu'avant de partir +il vous faut demander la permission. + +-- Oui, et je vais le faire tout de suite.» + +Après l'avoir mené à la salle des domestiques et l'avoir +recommandé à John et à sa femme, j'allai à la recherche de +M. Rochester. + +Il n'était ni dans les chambres d'en bas, ni dans la cour, ni dans +l'écurie, ni dans les champs; je demandai à Mme Fairfax si elle ne +l'avait pas vu, elle me répondit qu'il jouait au billard avec +Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où +j'entendis le bruit des billes et le son des voix. M. Rochester, +Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs +étaient occupés à jouer; il me fallut un peu de courage pour les +déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande; aussi, +m'approchai-je de mon maître, qui était à côté du Mlle Ingram. +Elle se retourna et me regarda dédaigneusement; ses yeux +semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et +lorsque je murmurai tout bas: «Monsieur Rochester!» elle fit un +mouvement comme pour m'ordonner de me retirer. Je me la rappelle à +ce moment; elle était pleine de grâce et frappante de beauté: elle +portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel; une écharpe de +gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux; le jeu +l'avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à +l'expression de ses grandes lignes: + +«Cette personne a-t-elle besoin de vous?» demanda Mlle Ingram à +M. Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était +cette personne. + +Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque; il jeta à terre +la queue qu'il tenait et sortit de la chambre avec moi. + +«Eh bien, Jane? dit-il en s'appuyant le dos contre la porte de la +chambre d'étude qu'il venait de fermer. + +«Je vous demanderai, monsieur, d'avoir la bonté de m'accorder une +ou deux semaines de congé. + +-- Pour quoi faire? Pour aller où? + +-- Pour aller voir une dame malade qui m'a envoyé chercher. + +-- Quelle dame malade? Où demeure-t-elle? + +-- À Gateshead, dans le comté de... + +-- Mais c'est à cent milles d'ici; quelle peut être cette dame qui +envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance? + +-- Elle s'appelle Mme Reed, monsieur. + +-- Reed, de Gateshead? Il y avait un M, Reed, de Gateshead; il +était magistrat. + +-- C'est sa veuve, monsieur. + +-- Et qu'avez-vous à faire avec elle? comment la connaissez-vous? + +-- M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère. + +-- Vous ne m'avez jamais dit cela auparavant; vous avez toujours +prétendu, au contraire, que vous n'aviez pas de parents. + +-- Je n'en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me +reconnaître; M. Reed est mort, et sa femme m'a chassée loin +d'elle. + +-- Pourquoi? + +-- Parce qu'étant pauvre, je lui étais à charge, et qu'elle me +détestait. + +-- Mais M. Reed a laissé des enfants; vous devez avoir des +cousins. Sir George Lynn me parlait hier d'un Reed de Gateshead, +qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram +me parlait également d'une Georgiana Reed qui, il y un hiver ou +deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté. + +-- John Reed est mort, monsieur; il s'est ruiné et a à moitié +ruiné sa famille; on croit qu'il s'est tué; cette nouvelle a +tellement affligé sa mère, qu'elle a eu une attaque d'apoplexie. + +-- Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane? Vous ne prétendez +pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera +peut-être morte avant votre arrivée; d'ailleurs, vous dites +qu'elle vous a chassée. + +-- Oui, monsieur; mais il y a bien longtemps, et sa position était +différente alors; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas +à son désir. + +-- Combien de temps resterez-vous? + +-- Aussi peu de temps que possible, monsieur. + +-- Promettez-moi de ne rester qu'une semaine. + +-- Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai +peut-être pas tenir ma parole. + +-- Mais en tout cas vous reviendrez? rien ne pourra vous faire +rester toujours avec votre tante? + +-- Oh! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien. + +-- Et qui est-ce qui vous accompagne? vous n'allez pas faire ce +long voyage seule? + +-- Non, monsieur, elle a envoyé son cocher. + +-- Est-ce un homme de confiance? + +-- Oui, monsieur; il est dans la famille depuis dix ans.» + +M. Rochester réfléchit. + +«Quand désirez-vous partir? demanda-t-il. + +-- Demain matin de bonne heure. + +-- Mais il vous faut de l'argent, vous ne pouvez pas partir sans +rien, et je pense que vous n'avez pas grand-chose; je ne vous ai +pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il +en souriant, combien avez-vous d'argent en tout?» + +Je tirai ma bourse; elle n'était pas bien lourde. + +«Cinq schillings, monsieur» répondis-je. + +Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut +content de la voir aussi peu garnie; il tira son portefeuille. + +«Prenez.» dit-il, en m'offrant un billet. Il était de cinquante +livres, et il ne m'en devait que quinze. + +Je lui dis que je n'avais pas de monnaie. + +«Je n'ai pas besoin de monnaie; prenez ce sont vos gages» + +Je refusai d'accepter plus qu'il ne m'était dû. Il voulut d'abord +m'y forcer; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il +me dit: + +«Vous avez raison: il vaut mieux que je ne vous donne pas tout +maintenant. Si vous aviez cinquante livres; vous pourriez bien +rester six mois; mais en voilà dix. Est-ce assez? + +-- Oui, monsieur, mais vous m'en devez encore cinq. + +-- Alors, revenez les chercher; je suis votre banquier pour +quarante livres. + +-- Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d'une autre +chose importante, puisque je le puis maintenant. + +-- Et quelle est cette chose? je suis curieux de l'apprendre. + +-- Vous m'avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous +marier. + +-- Oui. Eh bien! après? + +-- Dans ce cas, monsieur, il faudra qu'Adèle aille en pension; je +suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité. + +-- Pour l'éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait +marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez +raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout +droit... au diable! + +-- J'espère que non, monsieur; mais il faudra que je cherche une +autre place. + +-- Oui! s'écria-t-il d'une voix sifflante et en contorsionnant. +les traits de son visage d'une manière à la fois fantastique et +comique. Il me regarda quelques minutes. «Et vous demanderez à la +vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je +suppose? + +-- Non, monsieur; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne +sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai +annoncer dans un journal. + +-- Oui, oui; vous monterez au haut d'une pyramide; vous vous ferez +annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en +agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné +qu'un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane, +j'en ai besoin. + +-- Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne +pourrais pas un instant me passer de cet argent. + +-- Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter! Eh bien, +rendez-moi cinq livres seulement, Jane. + +-- Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous. + +-- Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la +regarde. + +-- Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous. + +-- Jane? + +-- Monsieur. + +-- Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander? + +-- Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je +pourrai tenir. + +-- Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous +en rapporter à moi pour votre position; je vous en trouverai une +avec le temps. + +-- Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me +promettez qu'Adèle et moi nous serons hors de la maison et en +sûreté avant que votre femme y entre. + +-- Très bien, très bien, je vous le promets; vous partez demain, +n'est-ce-pas? + +-- Oui, monsieur, demain matin. + +-- Viendrez-vous au salon ce soir après dîner? + +-- Non, monsieur; j'ai des préparatifs de voyage à faire. + +-- Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps. + +-- Je le pense, monsieur. + +-- Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation? Jane, +apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien. + +-- On se dit adieu, ou bien autre chose si l'on préfère. + +-- Eh bien! dites-le. + +-- Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant. + +-- Et moi, que dois-je dire? + +-- La même chose si vous voulez, monsieur. + +-- Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout? + +-- Oui. + +-- Cela me semble bien sec et bien peu amical; je préférerais +autre chose, rien qu'une petite addition au rite ordinaire; par +exemple, si l'on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne +me suffirait pas; ainsi donc, je me contenterai de dire: Adieu, +Jane! + +-- C'est assez, monsieur; beaucoup de bonne volonté peut être +renfermée dans un mot dit avec coeur. + +-- C'est vrai; mais ce mot adieu est si froid!» + +«Combien de temps va t'il rester ainsi le dos appuyé contre la +porte?» me demandai-je; car le moment de commencer mes paquets +était venu. + +La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer +une syllabe; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et +le lendemain je partis avant qu'il fût levé. + +J'arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier +du mois de mai. + +Je m'arrêtai d'abord devant la loge: elle me parut très propre et +très gentille; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux +blancs; le parquet bien ciré; la grille, la pelle et les pincettes +reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée; Bessie, assise +devant le foyer, nourrissait son dernier-né; Robert et sa soeur +jouaient tranquillement dans un coin. + +«Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez! s'écria +Mme Leaven en me voyant entrer. + +-- Oui, Bessie, répondis-je après l'avoir embrassée. J'espère que +je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed? elle vit +encore, n'est-ce pas? + +-- Oui, elle vit, et même elle a plus qu'hier le sentiment de ce +qui se passe autour d'elle; le médecin dit qu'elle pourra traîner +une semaine ou deux; mais il ne pense pas qu'elle guérisse. + +-- A-t-elle parlé de moi dernièrement! + +-- Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver; +mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix +minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de +léthargie pendant toute l'après-midi et ne se réveille que vers +six ou sept heures: voulez-vous vous reposer ici une heure, +mademoiselle? et alors je monterai avec vous.» + +Robert entra à ce moment; Bessie posa son enfant endormi dans un +berceau, afin d'aller souhaiter la bienvenue à son mari; ensuite +elle me pria de retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé, +car, disait-elle, j'étais pâle et j'avais l'air fatiguée. Je fus +heureuse d'accepter son hospitalité, et quand elle me débarrassa +de mes vêtements de voyage, je restai aussi tranquille que +lorsqu'elle me déshabillait dans mon enfance. + +Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s'agiter autour +de moi, apporter son plus beau plateau et ses plus belles +porcelaines, couper des tartines, griller des gâteaux pour le thé, +et de temps en temps donner une petite tape à Robert ou à sa +soeur, comme elle le faisait autrefois pour moi; Bessie avait +conservé son caractère vif, de même que son pas léger et son joli +regard. + +Quand le thé fut pris, je voulus m'approcher de la table; mais +elle m'ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je +connaissais bien; elle voulut me servir au coin du feu; elle plaça +devant moi un petit guéridon avec une tasse et une assiette de +pain rôti: c'est ainsi qu'elle m'installait autrefois sur une +chaise et m'apportait quelques friandises dérobées pour moi. Je +souris et je lui obéis comme jadis. + +Elle me demanda si j'étais heureuse à Thornfield et quel genre de +caractère avait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n'avais +qu'un maître, elle me demanda s'il était beau et si je l'aimais; +je lui répondis qu'il était plutôt laid, mais que c'était un vrai +gentleman, qu'il me traitait avec bonté et que j'étais satisfaite; +puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d'arriver au +château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt: c'était +justement le genre qui lui plaisait. + +Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je +sortis avec elle de la loge pour me rendre au château; il y avait +neuf ans, elle m'avait également accompagnée pour descendre cette +allée que maintenant je remontais. + +Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j'avais +quitté cette maison ennemie, le coeur aigri et désespéré, me +sentant réprouvée et proscrite, pour me rendre dans la froide +retraite de Lowood, si éloignée et si inconnue; ce même toit +ennemi reparaissait à mes yeux; mon avenir était encore douteux et +mon coeur encore souffrant; j'étais toujours une voyageuse sur la +terre: mais j'avais plus de confiance dans mes forces et moins +peur de l'oppression; mes anciennes blessures étaient complètement +guéries et mon ressentiment éteint. + +«Vous irez d'abord dans la salle à manger, me dit Bessie en +marchant devant moi; les jeunes dames doivent y être.» + +Une minute après, j'étais entrée. Depuis le jour où j'avais été +introduite pour la première fois devant M. Brockelhurst, rien +n'avait été changé dans cette salle à manger: j'aperçus encore +devant le foyer le tapis sur lequel je m'étais tenue; jetant un +regard vers la bibliothèque, je crus distinguer les deux volumes +de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, et au- +dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes; les objets +inanimés n'étaient pas changés, mais il eût été difficile de +reconnaître les êtres vivants. + +Je vis devant moi deux jeunes dames: l'une, presque aussi grande +que Mlle Ingram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait +quelque chose d'ascétique qu'augmentait encore l'extrême +simplicité de son étroite robe de laine noire, de son col empesé, +de ses cheveux lissés sur les tempes; enfin elle portait pour tout +ornement un chapelet d'ébène, au bout duquel pendait un crucifix. +Je compris que c'était Éliza, quoique ce visage allongé et +décoloré ressemblât bien peu à celui que j'avais connu. + +L'autre était bien certainement Georgiana; mais non pas la petite +fée de onze ans que je me rappelais svelte et mince: c'était une +jeune fille très grasse et dans tout l'éclat de sa beauté; jolie +poupée de cire aux traits beaux et réguliers, aux yeux bleus et +languissants, aux boucles blondes. Sa robe était noire comme celle +de sa soeur, mais elle en différait singulièrement par la forme; +elle était ample et élégante: autant l'une affichait le +puritanisme, autant l'autre annonçait le caprice. + +Dans chacune des soeurs il y avait un des traits de la mère, mais +un seul: l'aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed; la +plus jeune, nature riche et éblouissante, avait le contour des +joues et du menton de sa mère. Chez Georgiana, ces contours +étaient plus doux que chez Mme Reed; néanmoins ils donnaient une +expression de dureté à toute sa personne, qui, à part cela, était +si souple et si voluptueuse. + +Lorsque j'entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me +saluer; elles m'appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d'Éliza fut court +et sec; elle ne me sourit même pas; elle se rassit, et, fixant les +yeux sur le feu, sembla m'oublier. Georgiana, après m'avoir +demandé comment je me portais, me fit quelques questions sur mon +voyage, sur le temps, et d'autres lieux communs semblables; sa +voix était traînante; elle me jetait de temps en temps un regard +de côté pour m'examiner des pieds à la tête, passant des plis de +mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement. +Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer +qu'elles vous trouvent dépourvue de charme; le dédain du regard, +la froideur des manières, la nonchalance de la voix, expriment +assez leurs sentiments, sans qu'il leur soit nécessaire de se +compromettre par une positive impertinence. + +Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait +plus la même impression qu'autrefois; lorsque je me trouvai entre +mes deux cousines, je fus étonnée de voir combien je supportais +facilement la complète indifférence de l'une et l'attention demi- +railleuse de l'autre; Éliza ne pouvait me mortifier ni Georgiana +me déconcerter. Le fait est que j'avais à penser à autre chose; +les sensations qu'elles pouvaient éveiller en moi n'étaient rien +auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque temps, avaient +remué mon âme; j'avais éprouvé des douleurs et des joies bien +vives auprès de celles qu'auraient excitées les demoiselles Reed. +Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs. + +«Comment va Mme Reed? demandai-je bientôt en regardant +tranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête, +comme si j'avais pris une liberté à laquelle elle ne s'attendait +pas. + +-- Mme Reed? ah! vous voulez parler de maman; elle va mal; je ne +pense pas que vous puissiez la voir aujourd'hui. + +-- Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que +je suis arrivée.» + +Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus. + +«Je sais qu'elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne +voudrais pas la faire attendre plus qu'il n'est absolument +nécessaire. + +-- Maman n'aime pas à être dérangée le soir,» répondit Éliza. + +Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau +et mes gants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis +aux deux jeunes filles que j'allais chercher Bessie qui devait +être dans la cuisine, et la prier de s'informer si Mme Reed +pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvé Bessie, je lui dis +ce que je désirais; ensuite je me mis à prendre des mesures pour +mon installation. Jusque-là l'arrogance m'avait toujours rendue +craintive; un an auparavant, si j'avais été reçue de cette façon, +j'aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain +même: mais maintenant je voyais bien que c'eût été agir follement; +j'avais fait un voyage de cent milles pour voir ma tante, et je +devais rester avec elle jusqu'à son rétablissement ou sa mort. +Quant à l'orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y +penser et conserver mon indépendance. Je m'adressai à la femme de +charge; je lui demandai de me préparer une chambre, et je lui dis +que je resterais probablement une semaine ou deux; je me rendis +dans ma chambre, après y avoir fait porter ma malle, et je +rencontrai Bessie sur le palier. + +«Madame est réveillée, me dit-elle; je l'ai informée de votre +arrivée; suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra.» + +Je n'avais pas besoin qu'on me montrât le chemin de cette chambre +où jadis j'avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée, +soit pour être réprimandée; je passai devant Bessie et j'ouvris +doucement la porte. Comme la nuit approchait, on avait placé sur +la table une lumière voilée par un abat-jour; je vis le grand lit +à quatre colonnes, les rideaux couleur d'ambre, comme autrefois, +la table de toilette, le fauteuil, le marchepied sur lequel on +m'avait tant de fois forcée à m'agenouiller pour demander pardon +de fautes que je n'avais pas commises. Je jetai les yeux sur un +certain coin, comptant presque y voir se dessiner le mince contour +d'une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblait guetter +le moment où elle pourrait s'agiter comme un petit lutin et +frapper mes mains tremblantes ou mon cou contracté; je tirai les +rideaux du lit, et je me penchai sur les oreillers entassés. + +Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher +dans le lit l'image qui m'était familière. Heureusement que le +temps tarit les désirs de vengeance et assoupit la colère et la +haine; lorsque j'avais quitté cette femme, mon coeur était plein +d'aversion et d'amertume, et maintenant que je revenais vers elle, +je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandes souffrances, +le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avec +elle et de presser amicalement ses mains. + +Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable; je +revis ces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués, +impérieux et despotiques. Que de fois, en me regardant, ils +avaient exprimé la menace et la haine! et, en la contemplant, je +me rappelai les terreurs et les tristesses de mon enfance; +pourtant, me baissant vers elle, je l'embrassai; elle me regarda +«Est-ce Jane Eyre? demanda-t-elle. + +-- Oui, ma tante; comment êtes-vous, chère tante?» + +Autrefois j'avais juré de ne jamais l'appeler ma tante; mais je +pensais maintenant qu'il n'y avait rien de mal à enfreindre ce +serment. J'avais pris sa main qui pendait hors du lit, et si à ce +moment elle eût affectueusement pressé la mienne, j'en aurais été +heureuse; mais les natures froides ne sont pas si facilement +adoucies, ni les antipathies naturelles si vite détruites: +Mme Reed retira sa main, et, éloignant son visage de moi, elle dit +que la nuit était bien chaude. Elle me regarda froidement: à ce +regard, je compris aussitôt que son opinion sur moi et ses +sentiments à mon égard n'étaient pas changés et ne changeraient +jamais. Je vis dans ses yeux de pierre, inaccessibles à la +tendresse et aux larmes, qu'elle était décidée à me considérer +toujours comme ce qu'il y avait de plus mauvais; elle n'aurait +éprouvé aucun généreux plaisir à me croire bonne; elle en eût même +été profondément mortifiée. + +Je sentis d'abord de la tristesse, puis de la colère; enfin, je +résolus de la dominer en dépit de sa nature et de sa volonté. Les +larmes m'étaient venues aux yeux, comme dans mon enfance; je +m'efforçai de les retenir; j'approchai une chaise du lit; je +m'assis et je me penchai vers le traversin. + +«Vous m'avez envoyé chercher, dis-je; je suis venue, et j'ai +l'intention de rester ici jusqu'à ce que vous soyez mieux. + +-- Oh! sans doute. Vous avez vu mes filles, n'est-ce pas? + +-- Oui. + +-- Eh bien, dites-leur que je désire vous voir rester jusqu'à ce +que je vous aie dit quelque chose qui me pèse; aujourd'hui il est +trop tard; d'ailleurs, je ne me rappelle plus bien ce que +c'est...» + +Elle était très agitée; elle voulut ramener les couvertures sur +elle; mais elle ne le put pas, parce que mon bras était appuyé sur +un des coins du couvre-pieds; aussitôt elle se fâcha: + +«Levez-vous! dit-elle; vous m'ennuyez à tenir ainsi les +couvertures. Êtes-vous Jane Eyre? J'ai eu avec cette enfant plus +d'ennuis qu'on ne pourrait le croire. Quel fardeau! Que de +troubles elle m'a causés chaque jour avec son caractère +incompréhensible, ses colères subites, son continuel examen de +tous vos mouvements! Un jour elle m'a parlé comme une folle ou +plutôt comme un démon; jamais enfant n'a parlé ni regardé comme +elle; j'ai été bien heureuse lorsqu'elle a quitté la maison. +Qu'ont-ils fait d'elle à Lowood? La fièvre y a éclaté; beaucoup +d'élèves sont mortes, mais pas elle, et pourtant j'ai dit qu'elle +était morte; je le souhaitais tant! + +-- Étrange désir, madame Reed! Pourquoi la haïssiez-vous? + +-- J'ai toujours détesté sa mère; elle était la soeur unique de +mon mari qui l'aimait tendrement; il se mit en opposition avec sa +famille quand celle-ci voulut renier la mère de Jane à cause de +son mariage, et lorsqu'il apprit sa mort, il pleura amèrement. Il +envoya chercher l'enfant, bien que je lui conseillasse de la +mettre plutôt en nourrice et de payer pour son entretien; dès le +premier jour où j'aperçus cette petite créature chétive et +pleureuse, je la détestai; elle se plaignait toute la nuit dans +son berceau; au lieu de crier franchement comme les autres +enfants, on ne l'entendait jamais que sangloter et gémir. M. Reed +avait pitié d'elle; il la soignait et la berçait comme ses propres +enfants, et même jamais il ne s'était autant occupé d'eux dans +leur première enfance; il essaya de rendre mes enfants affectueux +envers la petite mendiante; les pauvres petits ne purent pas la +supporter. M. Reed se fâchait contre eux lorsqu'ils montraient +leur peu de sympathie pour Jane; dans sa dernière maladie, il +voulut avoir l'enfant constamment près de lui, et, une heure avant +sa mort, il me fit jurer de la garder avec moi. J'aurais autant +aimé être chargée de la fille d'un ouvrier des manufactures. Mais +M. Reed était faible, très faible; John ne ressemble pas à son +père, et j'en suis heureuse; il me ressemble, et à mes frères +aussi; c'est un vrai Gibson. Oh! je voudrais qu'il cessât de me +tourmenter avec ses demandes d'argent; je n'ai plus rien à lui +donner; nous devenons pauvres. Il faudra renvoyer la moitié des +domestiques et fermer une partie de la maison ou la quitter; je ne +m'y déciderai jamais; cependant, comment faire? Les deux tiers de +mon revenu sont employés à payer des intérêts d'hypothèques; John +joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon! il est entouré +d'escrocs; il est abattu, son regard est effrayant; quand je le +vois ainsi, j'ai honte pour lui.» + +Mme Reed s'exaltait de plus en plus. + +«Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie, +qui se tenait de l'autre côté du lit. + +-- Je le crois, mademoiselle; il lui arriva souvent de parler +ainsi quand la nuit approche; le matin elle est plus calme.» + +Je me levai. + +«Attendez, s'écria Mme Reed; je voulais encore vous dire autre +chose; il me menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui- +même; quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec +une large blessure au cou ou la figure noire ou enflée; je suis +dans un singulier état; je me sens bien troublée. Que faire? +Comment me procurer de l'argent?» + +Bessie s'efforça de lui faire prendre un calmant; elle y parvint +difficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba +dans une sorte d'assoupissement; je la quittai. + +Plus de dix jours s'écoulèrent sans que j'eusse de nouvelles +conversations avec elle; elle était toujours, soit dans le délire, +soit dans un sommeil léthargique, et le médecin défendait tout ce +qui pouvait lui produire une impression douloureuse. Pendant ce +temps, j'essayai de vivre en aussi bonne intelligence que possible +avec Éliza et Georgiana. Dans le commencement, elles furent très +froides; Éliza passait la moitié de la journée à lire, à écrire et +à coudre, et c'est à peine si elle adressait une seule parole à +moi ou à sa soeur. Georgiana murmurait des phrases sans +signification à son serin pendant des heures entières, et ne +faisait pas attention à moi; mais j'étais résolue à m'occuper et à +m'amuser; j'y parvins facilement, car j'avais apporté de quoi +peindre. + +Munie de mes crayons et de mon papier, j'allais m'asseoir seule +près de la fenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui +passaient sans cesse dans mon imagination: un bras de mer entre +deux rochers, le lever de la lune éclairant un bateau, des roseaux +et des glaïeuls d'où sort la tête d'une naïade couronnée de lotus, +ou, enfin, un elfe assis dans le nid d'un moineau sous une +aubépine en fleurs. + +Un jour je me mis à dessiner une figure, quelle figure? peu +m'importait; je pris un crayon noir très doux et je commençai mon +travail, j'eus bientôt tracé sur le papier un front large et +proéminent, une figure carrée par le bas; je me hâtai d'y placer +les traits; ce front demandait des sourcils bien dessinés, puis +mon crayon indiqua naturellement les contours d'un nez droit et +aux larges narines, d'une bouche flexible et qui n'avait rien de +bas, d'un menton formé et séparé au milieu par une ligne fortement +indiquée; il manquait encore des moustaches noires et quelques +touffes de cheveux flottant sur les tempes et sur le front. +Maintenant aux yeux! Je les avais gardés pour la fin, parce que +c'étaient eux qui demandaient le plus de soin. Je les fis beaux et +bien fendus, les paupières longues et sombres, les prunelles +grandes et lumineuses. «C'est bien, me dis-je en regardant +l'ensemble, mais ce n'est pas encore tout à fait cela; il faut +plus de force et plus de flamme dans le regard.» Je rendis les +ombres plus noires encore, afin que la lumière brillât avec plus +de vivacité; un ou deux coups de crayon achevèrent mon oeuvre. +J'avais sous les yeux le visage d'un ami: peu m'importait si ces +jeunes filles me tournaient le dos; je regardais le portrait, et +je souriais devant cette frappante ressemblance. J'étais absorbée +et heureuse. + +«Est-ce le portrait de quelqu'un que vous connaissez?» demanda +Éliza, qui s'était approchée de moi sans que je m'en fusse +aperçue. + +Je répondis que c'était une tête de fantaisie, et je me hâtai de +la placer avec mes autres dessins. Sans doute je mentais, car +c'était le portrait frappant de M. Rochester; mais que lui +importait, à elle ou à tout autre? En ce moment, Georgiana +s'avança également pour regarder; mes autres dessins lui plurent +beaucoup; mais, quant à la tête, elle la déclara laide. Toutes +deux semblaient étonnées de ce que je savais en dessin. Je leur +offris de faire leurs portraits, et chacune posa à son tour pour +une esquisse au crayon. Georgiana m'apporta son album, où je +promis de mettre une petite aquarelle. Je la vis reprendre +aussitôt sa bonne humeur; elle me proposa une promenade dans les +champs. Nous étions sorties depuis deux heures à peine que déjà +nous étions plongées dans une conversation confidentielle; elle +m'avait fait l'honneur de me parler du brillant hiver passé à +Londres deux ans auparavant, de l'admiration excitée par elle, des +soins dont elle était l'objet; elle me laissa même entrevoir la +grande conquête qu'elle avait faite. Dans l'après-midi et la +soirée j'en appris encore davantage: elle me rapporta quelques +douces conversations, quelques scènes sentimentales; enfin elle +improvisa pour moi en ce jour tout un roman de la vie élégante. +Ses communications se renouvelaient et roulaient toujours sur le +même thème: elle, ses amours et ses chagrins; pas une seule fois +elle ne parla de la maladie de sa mère, de la mort de son frère ou +du triste avenir de la famille; elle semblait tout absorbée par le +souvenir de son joyeux passé et par ses aspirations vers de +nouveaux plaisirs: c'est tout au plus si elle passait cinq minutes +chaque jour dans la chambre de sa mère malade. + +Éliza continuait à peu parler; évidemment elle n'avait pas le +temps de causer; je n'ai jamais vu personne aussi occupé qu'elle +semblait l'être, et pourtant il était difficile de dire ce qu'elle +faisait, ou du moins de voir les résultats de son activité. Elle +se levait toujours très tôt, et je ne sais à quoi elle employait +son temps avant le déjeuner; mais après, elle le divisait en +portions régulières, et chaque heure différente amenait un travail +différent. Trois fois par jour elle étudiait un petit volume: en +l'examinant, je reconnus que c'était un livre de prières +catholiques. Un jour, je lui demandai quel attrait elle pouvait +trouver dans ce livre; elle me répondit ces seuls mots: «La +rubrique.» Elle passait trois heures par jour à broder avec un fil +d'or un morceau de drap rouge presque de la grandeur d'un tapis; +en réponse à mes questions sur ce sujet, elle m'apprit que cet +ouvrage était destiné à recouvrir l'autel d'une église +nouvellement bâtie près de Gateshead. Elle consacrait deux heures +à son journal, deux autres à travailler seule dans le jardin de la +cuisine, et une à régler ses comptes. Elle paraissait n'avoir +besoin ni de conversation ni de société; je crois qu'elle était +heureuse à sa manière; la routine lui suffisait, et elle était +vivement contrariée lorsqu'un accident quelconque la forçait à +rompre son invariable régularité. + +Un soir, plus communicative qu'à l'ordinaire, elle me dit avoir +été profondément affligée par la conduite de John et la ruine qui +menaçait sa famille; mais elle ajouta que maintenant sa résolution +était prise, qu'elle avait mis sa fortune à l'abri; après la mort +de sa mère (et elle remarquait en passant que la malade ne pouvait +pas recouvrer la santé, ni même traîner longtemps), après la mort +de sa mère donc, elle devait mettre à exécution un projet dès +longtemps chéri: elle devait chercher un refuge où rien ne +troublerait la ponctualité de ses habitudes, une retraite qui +servirait de barrière entre elle et le monde frivole. Je lui +demandai si Georgiana l'accompagnerait. + +Certainement non. Georgiana et elle n'avaient jamais eu et +n'avaient encore rien de commun; pour aucune raison, elle n'aurait +voulu supporter l'ennui de sa compagnie; Georgiana devait suivre +sa route et Éliza la sienne. + +Le temps que Georgiana ne passait pas à m'ouvrir son coeur, elle +restait étendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait +dans la maison et à désirer que sa tante Gibson lui envoyât une +invitation pour aller à la ville. «Il vaudrait bien mieux pour +moi, disait-elle, passer un ou deux mois hors d'ici jusqu'à ce que +tout fût fini.» Je ne lui demandai pas ce qu'elle voulait dire par +ces mots; mais je pense qu'elle faisait allusion à la mort +prochaine de sa mère et au service funèbre. Éliza ne s'inquiétait +généralement pas plus des plaintes et de l'indolence de sa soeur +que si elle n'eût pas existé. Un jour cependant, après avoir +achevé ses comptes et pris sa broderie elle interpella sa soeur de +la manière suivante: + +«Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde +que vous n'a eu permission d'embarrasser la terre; vous n'aviez +aucune raison pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie. +Au lieu de vivre pour vous, en vous et avec vous, comme devrait le +faire toute créature raisonnable, vous ne cherchez qu'à appuyer +votre faiblesse sur la force de quelque autre; si personne ne veut +se charger d'une créature lourde, impuissante et inutile, vous +criez que vous êtes maltraitée, négligée et misérable; l'existence +pour vous doit être sans cesse variée et remplie de plaisirs, sans +cela vous trouvez que le monde est une prison; il faut que vous +soyez admirée, courtisée, flattée; vous avez besoin de musique, de +danse et de monde, ou bien vous devenez languissante! N'êtes-vous +pas capable d'adopter un système qui rendrait impuissants les +efforts de la volonté des autres? Prenez une journée, divisez-la +en plusieurs parties, appropriez un travail quelconque à chacune +de ces parties, n'ayez pas un quart d'heure, dix minutes, cinq +minutes même qui ne soient employées; que chaque chose soit faite +à son tour, avec méthode et régularité, et vous arriverez à la fin +de la journée sans vous en apercevoir; vous ne serez redevable à +personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n'aurez +demandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie; +en un mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être +indépendant! Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous +recevrez jamais de moi, et alors, quoi qu'il arrive, vous n'aurez +pas plus besoin de moi que d'aucun autre. Si vous le négligez, eh +bien! vous continuerez à vous plaindre, à traîner partout votre +indolence et à subir les résultats de votre stupidité, quelque +tristes et insupportables qu'ils puissent être. Je vais vous +parler franchement; ce que j'ai à vous dire, je ne le répéterai +plus, mais j'agirai en conséquence: après la mort de ma mère, je +ne m'inquiète plus de vous; du jour où son cercueil aura été +transporté dans les caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi +séparées que si nous ne nous étions jamais connues. N'allez pas +croire que, parce que le hasard nous a fait naître des mêmes +parents, je vous laisserai m'enchaîner, même par le lien le plus +faible! Voici ce que je vous dis: si toute l'humanité venait à +disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restions +seules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et +je m'en irais vers la terre nouvelle.» + +Éliza cessa de parler. + +«Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade, +répondit Georgiana; tout le monde sait que vous êtes la créature +la plus égoïste et la plus dépourvue de coeur qui existe. Vous me +haïssez, j'en ai eu une preuve dans le tour que vous m'avez joué à +propos de lord Edwin Vire; vous ne pouviez pas vous habituer à +l'idée que je serais au-dessus de vous, que j'aurais un titre, que +je serais reçue dans des salons où vous n'oseriez pas seulement +vous montrer: aussi vous avez agi en espion et en traître, et vous +avez détruit mes projets pour jamais.» + +Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure +environ; Éliza demeura froide, impassible et assidue. + +Il y a des gens qui font peu de cas d'une tendresse véritable et +généreuse. J'avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce +sentiment n'existait pas: l'une avait une intolérable amertume, +l'autre manquait de saveur. La tendresse sans la raison constitue +un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la +tendresse rend l'âme aigre et rude. + +Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s'était +endormie sur le sofa en lisant un roman; Éliza était allée +entendre un service à la nouvelle église, car elle était sévère +pour ce qui concernait la religion; aucun temps ne pouvait +empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu'elle regardait comme +ses devoirs religieux; par la pluie ou le soleil, elle se rendait +trois fois à l'église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les +fois qu'il y avait des prières. + +J'eus alors l'idée d'aller voir l'état de la pauvre femme, qui +était à peine soignée: les domestiques s'inquiétaient peu d'elle; +la garde, n'étant pas surveillée, s'échappait de la chambre dès +qu'elle le pouvait; Bessie était fidèle, mais elle avait à +s'occuper de sa famille, et ne montait au château que de temps en +temps. Au moment où j'entrai dans la chambre, je n'y vis personne; +la garde n'y était pas. La malade était couchée tranquillement et +semblait toujours plongée dans sa léthargie; sa figure livide +était enfoncée dans ses oreillers; le feu s'éteignait, je le +ranimai, j'arrangeai les draps, je regardai un instant celle qui +ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai vers la fenêtre. + +La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait +impétueusement; je pensai en moi-même: «Sur ce lit est couché +quelqu'un qui bientôt ne sera plus au milieu de la guerre des +éléments; cet esprit qui maintenant lutte contre la matière, où +ira-t-il, lorsqu'il sera enfin délivré?» + +En sondant ce grand mystère, le souvenir d'Hélène Burns me revint; +je me rappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur +l'égalité des âmes une fois délivrées du corps; ma pensée écoutait +cette voix dont je me souvenais si bien; je voyais encore cette +figure pâle, mourante et divine, ce regard sublime, lorsque, +couchée sur son lit de mort, elle aspirait à retourner dans le +sein de son père céleste. Tout à coup une voix faible, partie du +lit, murmura: + +«Qui est là?» + +Je savais que Mme Reed n'avait pas parlé depuis plusieurs jours. +Allait-elle revenir à la santé? Je m'approchai d'elle. + +«C'est moi, ma tante, dis-je. + +-- Qui, moi? répondit-elle; qui êtes-vous?» Puis elle fixa sur moi +un regard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. «Je ne +vous connais pas; où est Bessie? + +-- Elle est à la loge, ma tante. + +-- Ma tante, répéta-t-elle; qui m'appelle tante? Vous n'êtes pas +une Gibson, et pourtant je vous connais; cette figure, ces yeux, +ce front me sont familiers; vous ressemblez... mais vous +ressemblez à Jane Eyre!» + +Je ne répondis rien; j'avais peur de lui faire mal en lui disant +qui j'étais. + +«Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur; je me trompe; +je désirais voir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où +il n'en existe pas; d'ailleurs, en huit années, elle doit avoir +changé.» + +Je l'assurai doucement que j'étais bien celle qu'elle avait cru +reconnaître et qu'elle désirait voir; m'apercevant qu'elle me +comprenait et qu'elle avait entière connaissance, je lui expliquai +comment le mari de Bessie était venu me chercher à Thornfield. + +«Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu +de temps. Il y a quelques instants, j'ai voulu me tourner, et je +n'ai pas pu remuer un seul membre; il vaut mieux que je délivre +mon esprit avant de mourir; dans l'état où je suis on trouve lourd +ce qui semble léger lorsqu'on se porte bien... La garde est-elle +ici? ou bien êtes-vous seule dans la chambre?» + +Je l'assurai que j'étais seule. + +«Eh bien! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette +maintenant: la première, en n'accomplissant pas la promesse que +j'avais faite à mon mari de vous élever comme mes enfants; +l'autre...» Elle s'arrêta. «Après tout, cela n'a peut-être pas +beaucoup d'importance, murmura-t-elle, et puis je peux guérir; il +est si pénible de m'humilier ainsi devant elle!» + +Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas; sa +figure s'altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut- +être quelque trouble précurseur de l'agonie. + +«Allons, il le faut bien, dit-elle, l'éternité est devant moi; je +ferai mieux de le lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et +apportez la lettre que vous y verrez.» + +Je lui obéis. + +«Lisez-la maintenant.» dit-elle. + +Elle était courte et ainsi conçue: + +«Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer l'adresse de ma +nièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon +intention est d'écrire brièvement et mon désir de la faire venir à +Madère. La Providence a béni mes efforts, j'ai pu amasser quelque +chose; je n'ai ni femme ni enfant; je veux l'adopter pendant ma +vie et lui laisser à ma mort tout ce que je possède. + +«Je suis, madame, etc. + +«John Eyre. Madère.» + +La lettre était datée de trois ans auparavant. + +«Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de cela? demandai-je. + +-- Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la +main à votre élévation et à votre prospérité; je ne pouvais pas +oublier votre conduite à mon égard, Jane, la fureur avec laquelle +vous vous êtes une fois tournée contre moi, le ton avec lequel +vous m'aviez déclaré que vous me détestiez plus que personne au +monde, votre regard qui n'avait rien d'un enfant, votre voix +lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade, +et que je vous ai traitée avec cruauté; je ne pouvais pas oublier +mes propres sensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous +aviez jeté sur moi le venin de votre esprit; j'étais aussi +effrayée alors que si un animal poussé ou frappé par moi se fût +mis à me regarder avec les yeux d'un homme, et m'eut maudite avec +une voix humaine. Apportez-moi de l'eau, oh! dépêchez-vous! + +-- Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu'elle me +demandait, ne pensez plus à toutes ces choses, effacez-les de +votre souvenir; pardonnez-moi mon langage passionné; j'étais une +enfant alors, huit, neuf années se sont écoulées depuis ce jour.» + +Elle ne fit pas attention à ce que je disais; mais lorsqu'elle eut +bu et repris haleine, elle continua ainsi: + +«Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai; je +ne pouvais pas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et +vivant dans l'aisance. Je lui écrivis, je lui dis que j'étais +désolée que ses projets ne pussent pas s'accomplir, mais que Jane +Eyre était morte du typhus à Lowood! Maintenant faites ce que vous +voudrez, écrivez pour contredire mon assertion, exposez mon +mensonge, dites tout ce qu'il vous plaira. Je crois que vous êtes +née pour être mon tourment; ma dernière heure est empoisonnée par +le souvenir d'une faute que sans vous je n'aurais jamais été +tentée de commettre. + +-- Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec +tendresse et indulgence! + +-- Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu'il +m'a été impossible de comprendre jusqu'à ce jour. Comment, pendant +neuf ans, avez-vous pu être patiente, et accepter tous les +traitements, et pourquoi, la dixième année, avez-vous laissé +éclater votre violence? voilà ce que je n'ai jamais compris. + +-- Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je; je suis +peut-être violente, mais non pas vindicative; bien des fois, dans +mon enfance, j'aurais été heureuse de vous aimer, si vous l'aviez +voulu, et maintenant je désire vivement me réconcilier avec vous. +Embrassez-moi, ma tante.» + +J'approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas: +elle me dit que je l'oppressais en me penchant sur son lit, et me +redemanda de l'eau; lorsque je la recouchai, car je l'avais +soulevée avec mon bras pendant qu'elle buvait, je pris dans mes +mains ses mains froides; mais ses faibles doigts essayèrent de +m'échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens. + +«Eh bien! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous +avez mon plein et libre pardon; demandez celui de Dieu et soyez en +paix.» + +Pauvre femme malade! il était trop tard désormais pour changer son +âme: vivante, elle m'avait haïe; mourante, elle devait me haïr +encore. + +La garde entra, suivie de Bessie; je restai encore une demi-heure, +espérant découvrir chez Mme Reed quelque marque d'affection; mais +elle n'en donna aucune, elle était retombée dans son +engourdissement; elle ne recouvra pas ses esprits, elle mourut la +nuit même, à minuit; je n'étais pas là pour lui fermer les yeux, +et ses filles non plus. Le lendemain, on vint nous avertir que +tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir. +Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout +haut, et dit qu'elle n'osait pas venir avec nous. Sarah Reed, +jadis robuste, active, rigide et calme, était étendue sur son lit +de mort; ses yeux de bronze étaient recouverts par leurs froides +paupières; son front et ses traits vigoureux portaient encore +l'empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pour moi un +objet étrange et solennel; j'y jetai un regard sombre et triste; +il n'inspirait aucun doux sentiment d'espérance, de pitié ou de +résignation. Je sentis une poignante angoisse, à cause de ses +douleurs, non pas de ma perte, et une sombre terreur devant la +mort contemplée sous cette forme effrayante. + +Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence +de quelques minutes: + +«Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps; les chagrins +l'ont tuée.» + +La bouche d'Éliza fut un instant contractée par un spasme léger; +puis elle quitta la chambre, et je la suivis. Personne n'avait +versé une larme. + + + +CHAPITRE XXII + +M. Rochester ne m'avait accordé qu'une semaine, et pourtant je ne +quittai Gateshead qu'au bout d'un mois. Je voulais partir +immédiatement après les funérailles; mais Georgiana me pria de +rester jusqu'à son départ pour Londres: car elle venait enfin +d'être invitée par son oncle, M. Gibson, qui était venu assister à +l'enterrement de Mme Reed et régler les affaires de famille. +Georgiana disait qu'elle craignait de rester seule avec sa soeur, +car elle ne pouvait trouver près d'elle ni sympathie pour ses +tristesses ni soutien pour ses terreurs; elle ne voudrait même pas +l'aider dans ses préparatifs. Je fus donc obligée de supporter +aussi bien que possible les plaintes et les lamentations de cet +esprit faible, et je fis de mon mieux pour coudre et emballer ses +toilettes. Il est vrai que, pendant que je travaillais, elle se +reposait, et je pensais en moi-même: «Si nous étions destinées à +vivre ensemble, ma cousine, nous commencerions les choses +différemment; je ne m'accommoderais pas de tout supporter ainsi; +je vous laisserais votre part de travail, et si vous ne la faisiez +pas, eh bien, personne n'y toucherait; je vous demanderais aussi +de garder pour vous quelques-unes de ces plaintes à moitié +sincères; mais comme nos rapports doivent être très courts et ont +commencé sous de tristes auspices, je consens à être facile et +patiente.» + +Enfin Georgiana partit; ce fut alors Éliza qui me pria de rester +encore une semaine; ses plans, disait-elle, demandaient tout son +temps et toute son attention; elle devait se rendre dans un pays +inconnu. Elle s'enfermait dans sa chambre, et y restait toute la +journée à remplir des malles, à vider des tiroirs et à brûler des +papiers; elle n'avait de communication avec personne; elle me +demanda de surveiller la maison, de recevoir les visites et de +répondre aux lettres de condoléance. + +Un matin, elle me dit que j'étais libre, et elle ajouta: + +«Je vous remercie de vos services et de votre conduite discrète; +il y a une grande différence entre vivre avec quelqu'un comme vous +ou avec Georgiana; vous accomplissez votre tâche dans la vie et +vous n'êtes à charge à personne. Demain, continua-t-elle, je pars +pour le continent; j'irai m'installer dans une maison religieuse, +près de Lille; un couvent, comme vous diriez. Là, je serai +tranquille; pendant quelque temps, j'étudierai le dogme catholique +et j'examinerai soigneusement ce système religieux; si, comme je +le crois, il est combiné pour que toute chose soit faite décemment +et en ordre, j'accepterai les lois de Rome et je prendrai +probablement le voile.» + +Je n'exprimai aucune surprise, lorsqu'elle m'apprit sa résolution, +et je n'essayai nullement de la dissuader. «Voilà qui vous +convient parfaitement, pensai-je au contraire; Dieu veuille que +cela vous fasse du bien!» + +Quand nous nous séparâmes, elle me dit: + +«Adieu, cousine Jane; je vous souhaite du bonheur; vous avez +passablement de bon sens. + +-- Vous n'en manquez pas non plus, Éliza, lui répondis-je, mais je +pense qu'avant une année votre bon sens sera enfermé dans les murs +d'un couvent français... Du reste, ces choses ne me regardent pas, +et, si cela vous convient, peu m'importe. + +-- Vous avez raison,» reprit-elle; et chacune de nous prit une +route différente. + +Comme je n'aurai plus occasion de parler ni d'elle ni de sa soeur, +j'avertirai tout de suite le lecteur que Georgiana épousa un vieux +noble très riche et qu'Éliza prit le voile; elle est maintenant au +prieuré du couvent où eut lieu son noviciat, et qu'elle dota de sa +fortune. + +Je ne connaissais pas encore les sensations qu'on éprouve en +retournant chez soi après une absence. Je savais ce que j'avais +éprouvé dans mon enfance quand je rentrais à Gateshead après une +longue promenade, pour y être grondée, à cause de ma mine froide +et triste; plus tard, lorsque je revenais de l'église, à Lowood, +je désirais un repas nourrissant et un bon feu, et je ne pouvais +avoir ni l'un ni l'autre; les retours n'avaient rien de très +agréable; je n'étais pas attirée vers ma demeure par un de ces +aimants dont la force attractive augmente à mesure que l'objet +approche; je ne savais pas encore l'effet que devait me produire +le retour à Thornfield. + +Mon voyage me sembla très ennuyeux: il fallait faire cinquante +milles le premier jour, autant le second, et passer une nuit à +l'hôtel. Pendant les douze premières heures, je pensai aux +derniers moments de Mme Reed; je voyais sa figure pâle et +décomposée; j'entendais sa voix altérée; je me rappelais le jour +des funérailles, le cercueil, le corbillard, la longue file des +fermiers et des serviteurs, le petit nombre de parents, les +caveaux lugubres, l'église silencieuse, le service solennel. Puis, +je songeai à Éliza et à Georgiana; je voyais l'une s'étalant dans +un bal, l'autre enfermée dans la cellule d'un couvent, et je +méditais en moi-même les particularités de leurs personnes et de +leurs caractères. Le soir, j'arrivai à la ville de... Mes pensées +s'évanouirent, et, pendant la nuit, mon imagination se reporta sur +tout autre chose; étendue sur mon lit de voyage, j'oubliai le +passé pour songer à l'avenir. + +Je retournais à Thornfield, mais pour combien de temps? j'étais +persuadée que mon séjour n'y serait pas long. J'avais reçu une +lettre de Mme Fairfax. Elle m'apprenait que les invités de +M. Rochester venaient de quitter le château; M. Rochester était à +Londres depuis trois semaines, mais il devait revenir dans une +quinzaine de jours; Mme Fairfax me disait qu'il était allé faire +des préparatifs pour son mariage, et qu'il avait parlé d'acheter +une voiture neuve. Elle ajoutait que ce mariage avec Mlle Ingram +lui paraissait toujours bien étrange; mais que, d'après ce qu'elle +entendait dire et ce qu'elle voyait elle-même, elle ne pouvait +plus douter que la cérémonie ne dût être prochaine. + +«Ce serait bien de l'incrédulité que de ne pas croire encore, me +disais-je tout bas; non, je suis persuadée maintenant.» + +Et alors je me demandais où j'irais; je rêvai à Mlle Ingram toute +la nuit; dans un de mes rêves, je la vis me fermer les portes de +Thornfield et me montrer la grande route; M. Rochester la +regardait les bras croisés, et promenait sur nous deux son sourire +sardonique. + +Je n'avais pas écrit à Mme Fairfax le jour de mon arrivée, parce +que je ne désirais pas qu'on envoyât une voiture pour moi à +Millcote; j'avais l'intention de faire tranquillement ce petit +trajet, et, après avoir laissé ma malle aux soins de l'hôtelier, +je quittai l'auberge de George à six heures du soir, et je pris le +chemin qui conduisait à Thornfield. La route se faisait en partie +au milieu des champs et était peu fréquentée. + +C'était par une soirée d'été douce et belle, mais non pas +brillante et splendide. Les faucheurs travaillaient encore, et le +ciel, bien que chargé de quelques nuages, promettait un beau +temps; le bleu du ciel était doux et pur dans les endroits où il +se laissait voir; les nuages étaient légers et hauts; l'occident, +d'une teinte chaude, n'était traversé par aucune lueur humide; on +eût dit un foyer allumé, un autel embrasé derrière ces vapeurs +marbrées, et, à travers les fentes, on apercevait des rayons d'un +rouge doré. + +Je me sentais heureuse de voir le chemin s'abréger devant moi, si +heureuse que je m'arrêtai pour me demander ce que signifiait cette +joie, et pour me répéter que je ne retournais pas chez moi, ni +dans un endroit où je dusse toujours rester, ni dans un lieu où je +serais attendue par d'affectueux amis. «Mme Fairfax, me disais-je, +me souhaitera tranquillement la bienvenue, la petite Adèle battra +des mains et sautera de joie en me voyant; mais je pense à un +autre qui ne pense pas à moi.» Cependant rien n'est plus entêté +que la jeunesse, plus aveugle que l'inexpérience, et toutes deux +affirmaient qu'avoir le privilège de regarder M. Rochester, quand +même il ne ferait pas attention à moi, c'était déjà un bonheur +assez grand; puis elles ajoutaient: «Dépêchez-vous, dépêchez-vous; +tâchez d'être avec lui pendant que vous le pouvez; encore quelques +jours, ou tout au plus quelques semaines, et vous serez séparée de +lui pour jamais!» Alors j'étouffais une nouvelle agonie, une +pensée que je ne pouvais ni avouer ni entretenir en moi. + +On faisait aussi les foins dans les prairies de Thornfield, ou +plutôt les paysans retournaient chez eux, le râteau sur l'épaule, +au moment où j'arrivais; il ne me restait plus qu'un ou deux +champs et la route à traverser avant d'atteindre les portes du +château; les buissons étaient pleins de roses, mais je n'avais pas +le temps d'en cueillir, je désirais être arrivée. Je passai devant +un grand églantier qui avançait ses branches fleuries jusqu'au +milieu du sentier; j'aperçus la barrière étroite et les marches de +pierre. M. Rochester était assis là, un livre et un crayon à la +main; il écrivait. + +Ce n'était pas un fantôme, et pourtant je me sentis faiblir un +instant; pendant une minute, je ne fus pas maîtresse de moi. +Qu'est-ce que cela signifiait? Je ne pensais pas trembler ainsi en +le voyant, et je ne croyais pas que sa présence me ferait perdre +la faculté de remuer ou de parler. «Dès que je pourrai marcher, me +dis-je, je retournerai sur mes pas, je ne veux pas devenir +complètement idiote; je connais un autre chemin qui me conduira au +château...» + +Mais quand même j'en aurais connu vingt, cela ne m'aurait servi à +rien, car il m'avait vue. + +«Holà! s'écria-t-il en déposant son livre et son crayon; vous +voilà donc! Venez ici, s'il vous plaît.» + +Je pense que je m'avançai vers lui, quoique je ne puisse pas dire +de quelle manière; j'avais à peine conscience de ce que je +faisais, et tout ce que je désirais c'était paraître calme, et +surtout dominer les muscles de ma figure, qui, rebelles à ma +volonté, s'efforçaient d'exprimer ce que j'avais résolu de cacher. +Mais heureusement j'avais un voile, je le baissai, «Maintenant +même, me dis-je, j'aurai peut-être encore de la peine à faire +bonne contenance.» + +«Eh! c'est là Jane Eyre, reprit M. Rochester; vous êtes venue à +pied de Millcote? que voilà encore un tour digne de vous! Pourquoi +ne pas avoir envoyé chercher une voiture au château, et vous être +fait traîner sur la route, comme tout le monde, plutôt que d'errer +seule à la nuit tombante près de votre demeure, comme une ombre ou +un songe? Que diable avez-vous fait pendant le mois dernier? + +-- J'ai été avec ma tante qui est morte, monsieur. + +-- Cette réponse est bien de vous; bons anges, venez à mon +secours! Elle arrive de l'autre monde, de la demeure de ceux qui +sont morts, et ne craint pas de me le dire, lorsqu'elle me +rencontre seul dans l'obscurité. Si j'osais, je vous toucherais +pour m'assurer que vous êtes un corps et non pas une ombre, petite +elfe! mais autant essayer à prendre un feu follet dans un marais. +Petite paresseuse, ajouta-t-il après s'être arrêté un instant, +vous avez été loin de moi pendant tout un mois, et sans doute vous +m'avez oublié.» + +Je savais que j'aurais du plaisir à voir mon maître, mais que ce +plaisir serait mélangé de tristesse à la pensée que bientôt il +cesserait d'être mon maître, et que je n'étais rien pour lui; +cependant il y avait chez M Rochester, du moins je le pensais, une +telle puissance pour communiquer le bonheur, que même goûter aux +miettes qu'il éparpillait aux oiseaux étrangers comme moi, c'était +prendre part à un splendide festin. Ses dernières paroles avaient +été un baume: elles semblaient signifier qu'il ne lui était pas +indifférent de se voir oublié par moi; puis il avait appelé +Thornfield ma demeure. Hélas! je l'aurais bien désiré! + +Il ne semblait pas disposé à quitter l'escalier, et j'osais à +peine le prier de me faire place. Au bout de quelque temps, je lui +demandai enfin s'il n'avait pas été à Londres. + +«Oui, me répondit-il; vous l'avez deviné, je suppose. + +-- Mme Fairfax me l'a écrit. + +-- Et vous a-t-elle dit pourquoi? + +-- Oh! oui, monsieur, tout le monde le savait. + +-- Eh bien! Jane, il faudra que je vous montre la voiture, et vous +me direz si elle convient bien à la femme de M. Rochester, et si, +étendue sur ces coussins rouges, elle n'aura pas l'air de la reine +Boadicea. Voyez-vous, Jane, je voudrais que mon extérieur +s'accordât un peu mieux avec le sien; dites-moi, petite fée, ne +pourriez-vous pas me donner quelque fiole merveilleuse qui me +rendit beau? + +-- Cela dépasse le pouvoir de la magie, monsieur.» Et j'ajoutai en +moi-même: «Un oeil aimant est le plus grand charme; ce charme-là +vous l'avez, et l'expression dure de votre visage a plus de +pouvoir que la beauté même.» + +Souvent M. Rochester avait lu mes pensées avec une justesse que je +ne pouvais comprendre; pour le moment, il sembla ne point écouter +ma réponse brève; il me sourit d'un de ces sourires que lui seul +possédait et dont il n'usait que dans de rares occasions; il le +trouvait sans doute trop beau pour en abuser; c'était la flamme +brillante du sentiment, et, en me regardant, il jeta sur moi cet +éclatant rayon. + +«Passez, Jane, me dit-il en me faisant place sur l'escalier; +retournez au château, et arrêtez votre petit pied errant et +fatigué sur le seuil d'un ami.» + +Ce que j'avais de mieux à faire, c'était de lui obéir en silence, +car je n'avais plus de raison pour causer avec lui. Je montai les +marches sans dire un mot et résolue à le quitter avec calme; mais +quelque chose me retenait, une force irrésistible me contraignît à +me retourner; je m'écriai, ou plutôt un sentiment que je ne +pouvais maîtriser s'écria, en dépit de ma ferme volonté: + +«Merci, monsieur Rochester, merci de votre grande bonté; je suis +bien heureuse d'être revenue près de vous, et où vous êtes, là est +ma demeure, ma seule demeure!» + +Alors je me mis à marcher si vite que, s'il eût voulu me +rattraper, il aurait eu de la peine. La petite Adèle devint +presque folle de joie quand elle me revit; Mme Fairfax me reçut +avec sa bonté ordinaire, Leah me sourit, et Sophie elle-même me +dit bonsoir d'un air joyeux; tout cela me parut très agréable. Il +n'y a pas de bonheur plus grand que d'être aimé par ses +semblables, et de sentir que votre présence est une joie pour eux. + +Ce soir-là, je fermai résolument les yeux pour ne pas voir +l'avenir; je me bouchai les oreilles pour ne pas entendre la voix +qui m'annonçait une prochaine séparation et des tristesses +prochaines. Le thé achevé, Mme Fairfax prit son tricot, je m'assis +sur une petite chaise près d'elle, et Adèle, agenouillée sur le +tapis, se pressa contre moi; un sentiment de mutuelle affection +semblait nous avoir entourées d'un cercle de paix; alors, dans le +silence de mon âme, je priai Dieu de ne pas nous séparer trop tôt. +Nous étions ainsi groupées, lorsque M. Rochester entra sans s'être +fait annoncer; il sembla satisfait en nous voyant si unies. + +«Madame Fairfax, dit-il, doit être bien contente d'avoir retrouvé +sa fille d'adoption, et je vois qu'Adèle est toute prête à croquer +sa petite maman anglaise.» + +En l'entendant ainsi parler, j'espérai presque que, même après son +mariage, il pourrait peut-être nous laisser toutes ensemble, nous +placer dans quelque abri protégé par lui et que sa présence +viendrait de temps en temps réjouir. + +Thornfield resta quinze jours dans un calme complet. On ne parlait +plus du mariage de M. Rochester, et aucun préparatif ne se +faisait. Presque tous les jours, je demandais à Mme Fairfax si +elle avait entendu dire quelque chose de définitif; sa réponse +était toujours négative. Une fois, elle me dit avoir demandé à +M. Rochester quand il amènerait sa femme au château: il ne lui +avait répondu que par une plaisanterie et un regard étrange, et +elle ne savait qu'en conclure. + +Il y avait encore une chose qui m'étonnait beaucoup: c'est que +personne de la famille Ingram ne venait au château, et que +M. Rochester ne se rendait jamais à Ingram-Park. Il est vrai que +Blanche ne demeurait pas dans le même pays que M. Rochester, et +que pour y arriver il fallait traverser vingt milles. Mais +qu'étaient vingt milles pour un amoureux passionné? pour un +cavalier aussi habile et aussi infatigable que M. Rochester, ce +n'était qu'une promenade. Je commençai à me bercer de l'espérance +que le mariage était brisé, que la rumeur publique s'était +trompée, que l'un des partis ou tous deux avaient changé +d'opinion. Ordinairement j'étudiais la figure de mon maître pour +savoir s'il était irrité ou triste; mais jamais je ne l'avais vue +aussi dégagée de nuages et de mauvais sentiments qu'alors. Si, +dans les instants que mon élève et moi passions avec lui, il me +voyait manquer de courage et tomber dans l'abattement, il +s'efforçait d'être gai; jamais il ne m'avait fait venir si souvent +en sa présence, jamais il n'avait été aussi bon pour moi: hélas! +jamais je ne l'avais tant aimé. + + + +CHAPITRE XXIII + +Un splendide été brillait sur l'Angleterre; un ciel pur et un +soleil radieux égayent rarement la Grande-Bretagne, même pendant +un seul jour, et pourtant depuis longtemps déjà nous jouissions de +cette faveur: on eût dit que les belles journées d'Italie venaient +de quitter le Midi, comme de brillants oiseaux de passage, pour +s'arrêter quelque temps sur les rochers d'Albion. On avait rentré +les foins; les champs verts qui entouraient Thornfield venaient +d'être fauchés; la route poudreuse était durcie par la chaleur; +les arbres se montraient dans tout leur éclat: les teintes foncées +des haies et des bois touffus contrastaient bien avec la nuance +tendre des prairies nouvellement fauchées. + +Un soir, Adèle, fatiguée d'avoir ramassé des baies la moitié de la +journée, s'était couchée avec le soleil; quand je la vis endormie, +je la quittai pour me rendre dans le jardin. + +C'était alors l'heure la plus agréable de la journée; la grande +chaleur avait cessé et une fraîche rosée tombait dans les plaines +altérées et sur les montagnes desséchées; pendant le jour, le +soleil avait brillé sans nuage; à ce moment, tout le ciel était +empourpré. Les rayons du soleil couchant s'étaient concentrés sur +un seul pic et brillaient avec l'éclat d'une fournaise ardente ou +d'une pierre précieuse; ces lueurs se reflétaient sur la moitié du +ciel, mais devenaient de plus en plus douces à mesure qu'elles +s'éloignaient de leur centre de lumière. L'orient avait aussi son +charme avec son beau ciel d'un bleu foncé, et son étoile solitaire +qui venait de se lever pour lui servir de modeste joyau; la lune, +encore cachée à l'horizon, devait bientôt l'éclairer de ses doux +rayons. + +Je me promenai quelques instants sur le pavé; mais tout à coup une +odeur légère et bien connue, celle d'un cigare, arriva jusqu'à +moi: je regardai, et je m'aperçus que la fenêtre de la +bibliothèque était entr'ouverte. Je savais que de là on pouvait +suivre tous mes mouvements; aussi je me dirigeai vers le verger. +C'était un lieu abrité et semblable à un Eden, plein d'arbres et +de fleurs; un mur très élevé le séparait de la cour, et une avenue +de hêtres de la pelouse; à un des bouts, une barrière détruite le +séparait seule des champs déserts; une allée tortueuse, bordée de +lauriers et terminée par un gigantesque marronnier d'Inde entouré +d'un banc, conduisait à la barrière. Émue par la douce rosée, par +le silence et l'obscurité croissante, il me sembla que j'aimerais +à passer ma vie en cet endroit. Je me promenai au milieu des +fleurs et des arbres fruitiers dans le haut du verger, qui pour le +moment était plus éclairé que le reste par les rayons de la lune +naissante; je fus arrêtée tout à coup, non pas que j'eusse aperçu +ou entendu quelque chose mais je venais de sentir encore une fois +la même odeur. + +L'aubépine, les aurones, le jasmin, les oeillets et les roses +avaient cessé de répandre leur parfum: cette odeur n'était +produite ni par les arbres ni par les fleurs; je savais bien +qu'elle venait du cigare de M. Rochester; je regardai autour de +moi en écoutant. Je vis des arbres chargés de fruits mûrs, +j'entendis le rossignol chanter dans le bois, mais je n'aperçus +aucune forme humaine et je ne distinguai aucun bruit de pas; +cependant, comme l'odeur augmentait, je résolus de me retirer. Au +moment où je mettais la main sur la porte, M. Rochester entra; je +reculai dans la niche tapissée de lierre: «Il ne restera pas +longtemps, pensai-je; il retournera bientôt au château, et ainsi +du moins il ne m'aura pas vue.» + +Mais je m'étais trompée; le soir lui parut aussi agréable et le +vieux jardin aussi attrayant qu'à moi. Il se promenait, tantôt +soulevant les branches des groseilliers à maquereau pour en +contempler les fruits aussi gros que des prunes, tantôt cueillant +une cerise mûre, tantôt se penchant sur des fleurs, soit pour en +respirer le parfum, soit pour examiner les gouttes de rosée +renfermées dans leurs pétales. Un gros scarabée passa en +bourdonnant près de moi et alla se poser sur une plante aux pieds +de M. Rochester; il le vit et s'inclina pour le regarder. + +«Maintenant, pensai-je, il me tourne le dos et il est occupé, +peut-être pourrai-je sortir sans être remarquée.» + +Je marchai sur le gazon, afin que ma présence ne fût pas révélée +par le craquement du sable; M. Rochester se tenait à un ou deux +mètres de l'endroit devant lequel j'étais obligée de passer; il +semblait absorbé dans la contemplation de l'insecte. «Je pourrai +très bien me retirer sans être vue.»me dis-je. Au moment où je +passai près de son ombre, projetée sur le jardin par la lune qui +n'était pas encore complètement levée, il me dit tranquillement et +sans se retourner: + +«Jane, venez un peu ici voir cet insecte.» + +Je n'avais fait aucun bruit; il n'avait pas d'yeux derrière le +dos, son ombre m'avait donc sentie; je tressaillis d'abord, puis +je m'approchai. + +«Regardez ces ailes, me dit-il; cet animal me rappelle les +insectes de l'Inde. Il est rare de voir en Angleterre un rôdeur de +nuit aussi grand et aussi gai; ah! le voilà envolé.» + +L'insecte partit. J'allais l'imiter, mais M. Rochester me suivit, +et, au moment où j'atteignis la porte, il me dit: + +«Revenez; par une nuit si belle, il serait honteux de rester +enfermée, et personne ne peut désirer dormir au moment où le +soleil couchant fait place à la lune qui se lève.» + +Bien que souvent ma langue soit prompte à répondre, il y a des cas +où je ne puis trouver une phrase pour m'excuser, et cela arrive +presque toujours dans des circonstances où un simple mot et un +prétexte plausible seraient bien nécessaires pour me tirer d'un +embarras pénible. Je ne désirais pas me promener à cette heure +avec M. Rochester dans le verger obscur, mais je ne pouvais +trouver aucune raison pour le quitter. Je le suivis lentement, +tout en cherchant un moyen de délivrance; mais il était lui-même +si calme et si grave que j'eus honte de mon trouble: la pensée que +ce que je faisais là n'était pas bien ne préoccupait que moi; la +conscience de M. Rochester semblait parfaitement calme. + +«Jane, me dit-il, lorsque, après être entrés dans l'allée bordée +de lauriers, nous nous dirigeâmes du côté de la barrière et du +marronnier d'Inde, Thornfield est une résidence agréable en été, +n'est-ce pas? + +-- Oui, monsieur. + +-- Vous devez aimer cette maison, vous qui remarquez les beautés +de la nature et qui vous attachez aux choses? + +-- En effet, je me suis attachée à Thornfield. + +-- Et, bien que je ne puisse comprendre comment, je me suis aperçu +que vous aviez une certaine affection pour cette petite folle +d'Adèle, et même pour la simple Mme Fairfax. + +-- Oui, monsieur, je les aime toutes deux, d'une manière +différente, il est vrai. + +-- Et vous seriez fâchée de les quitter? + +-- Oui. + +-- C'est malheureux! dit-il; puis il soupira et s'arrêta. Il en +est toujours ainsi dans la vie, continua-t-il; à peine êtes-vous +installé dans un lieu agréable qu'une voix vous ordonne de vous +lever et de partir, car l'heure du repos est expirée. + +-- Dois-je partir, monsieur?'demandai-je; dois-je quitter +Thornfield? + +-- Je crois que oui, Jane; j'en suis fâché, mais je crois qu'il le +faudra.» + +C'était un rude coup; mais je ne me laissai pas abattre. + +«Eh bien, monsieur, je serai prête quand viendra l'ordre de +marcher. + +-- Il est venu maintenant; je suis forcé de le donner ce soir. + +-- Alors, vous allez vous marier, monsieur? + +-- Précisément, exactement; avec votre pénétration ordinaire, vous +avez deviné juste. + +-- Et sera-ce bientôt, monsieur? + +-- Oh! oui, ma... c'est-à-dire mademoiselle Eyre; vous vous +rappelez bien, Jane, la première fois où, grâce soit à moi, soit à +la rumeur publique, vous avez compris que j'avais l'intention, +moi, vieux célibataire, d'accepter des liens sacrés, d'entrer dans +le saint état de mariage, en un mot, de presser Mlle Ingram sur +mon coeur (mes deux bras y suffiront à peine; mais, après tout, +d'une si belle créature on ne saurait trop prendre); eh bien, +comme je le disais... Mais écoutez-moi donc, Jane; ne tournez pas +la tête; ne cherchez pas d'autres scarabées: celui que vous avez +vu était quelque enfant qui venait de déserter sa demeure. Je +voulais seulement vous rappeler que vous avez été la première à me +dire, avec cette discrétion que je respecte en vous, cette +prévoyance, cette prudence et cette humilité qui conviennent à +votre position, que, dans le cas où j'épouserais Mlle Ingram, vous +et la petite Adèle feriez mieux de vous retirer. Je ne parle pas +du blâme implicite jeté sur ma bien-aimée par cet avis, et même je +tâcherai de l'oublier lorsque vous serez loin d'ici, Jane; je ne +me souviendrai que de la sagesse d'un conseil que j'ai voulu +suivre: il faut qu'Adèle aille en pension, et vous, mademoiselle +Eyre, il faut changer de place. + +-- Oui, monsieur, je vais faire insérer ma demande tout de suite +dans les journaux. En attendant, je suppose...» + +J'avais l'intention d'ajouter: «Je suppose que je puis rester ici +jusqu'à ce que j'aie trouvé un nouvel abri.» Mais je m'arrêtai, +sentant qu'il serait imprudent d'entreprendre une longue phrase, +car je n'étais plus maîtresse de ma voix. + +«Dans un mois environ j'espère être marié, continua M. Rochester; +dans l'intervalle je m'occuperai de vous chercher de l'occupation +et un asile. + +-- Je vous remercie, monsieur; je suis fâchée de vous donner... + +-- Oh! pas de remercîments; lorsqu'on a rempli ses devoirs aussi +bien que vous, on a le droit de demander à celui au service duquel +on a été, de faire pour vous tout ce qui est en son pouvoir. J'ai +déjà entendu parler à ma future belle-mère d'une place qui, je le +crois, vous conviendrait: il s'agit d'entreprendre l'éducation des +cinq filles de Mme Dionysius O'Gall, de Betternut-Lodge, en +Irlande; je crois que vous aimerez l'Irlande; on dit que les +habitants y sont pleins de coeur. + +-- C'est bien loin, monsieur. + +-- Qu'importe? une jeune fille aussi raisonnable que vous ne doit +pas regarder à faire un long voyage. + +-- Ce n'est pas le voyage qui m'inquiète; mais la mer et une +barrière entre... + +-- Entre quoi, Jane? + +-- Entre l'Irlande, et l'Angleterre, et Thornfield, et... + +-- Eh bien! + +-- Et vous, monsieur!» + +Je prononçai cette dernière phrase presque involontairement, et +involontairement aussi mes larmes se mirent à couler; néanmoins, +je ne pleurais pas assez haut pour être entendue; je réprimai mes +sanglots. La pensée de Mme O'Gall me glaçait le coeur, mais moins +encore que la pensée des vagues destinées à murmurer éternellement +entre moi et le maître auprès duquel je me promenais; cependant, +ce qui était plus douloureux encore pour mon âme, c'était l'idée +que la richesse, le rang et l'habitude étaient venus se placer +entre moi et celui que j'aimais. + +«C'est bien loin, repris-je de nouveau. + +-- Certainement; et lorsque vous serez en Irlande, je ne vous +reverrai plus, Jane, c'est bien certain: car je n'irai jamais en +Irlande; je n'aime pas beaucoup ce pays. Nous avons été amis, +Jane, n'est-ce pas? + +-- Oui, monsieur. + +-- Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils +aiment à passer l'un près de l'autre le peu de temps qui leur +reste; venez, nous allons parler de ce voyage et de cette +séparation, pendant que les étoiles commencent leur course +brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d'Inde entouré +d'un banc; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que +nous ne soyons plus destinés à nous placer ainsi l'un à côté de +l'autre.» + +Il me fit asseoir, et il s'approcha de moi. + +«Il y a bien loin d'ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir +ma petite amie entreprendre un voyage si fatigant; mais si je ne +puis rien trouver de mieux, que faire?... Jane, m'êtes-vous +attachée?» + +Je ne pus pas hasarder une réponse, mon coeur était trop plein. + +«C'est que, dit-il, j'éprouve quelquefois pour vous un étrange +sentiment, surtout lorsque vous êtes près de moi, comme +maintenant: il me semble que j'ai dans le coeur une corde +invisible, fortement attachée à une corde toute semblable et +placée dans votre coeur; si un bras de mer et soixante lieues de +terre doivent nous séparer, j'ai peur que cette corde sympathique +ne se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à +vous, vous m'oublieriez. + +-- Jamais, monsieur! vous savez...» Il me fut impossible de +continuer. + +«Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois? écoutez!» + +En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus +réprimer mes sentiments; je fus obligée de céder, et j'éprouvai +dans tout mon être une souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne +fut que pour exprimer un désir impétueux de n'être jamais née ou +de n'être jamais venue à Thornfield. + +«Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter?» me demanda +M. Rochester. + +La souffrance et l'amour avaient excité chez moi une violente +émotion, qui s'efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer, +de régner et de parler. + +«Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m'écriai-je; j'aime +Thornfield; je l'aime, parce que, pendant quelque temps, j'y ai +vécu d'une vie délicieuse; je n'ai pas été foulée aux pieds et +humiliée; je n'ai pas été ensevelie avec des esprits inférieurs; +on ne m'a pas éloignée de ce qui est beau, fort et élevé; j'ai +vécu face à face avec ce que je révère et ce qui me réjouit; j'ai +causé avec un esprit original, vigoureux et étendu; je vous ai +connu, monsieur Rochester; et je suis frappée de terreur et +d'angoisse en pensant qu'il faut m'éloigner de vous pour toujours; +je vois la nécessité du départ, et c'est comme si je me voyais +forcée de mourir. + +-- Où voyez-vous la nécessité de partir? demanda-t-il tout à coup. + +-- Où? ne me l'avez-vous pas vous-même montrée, monsieur? + +-- Et sous quelle forme? + +-- Sous la forme de Mlle Ingram, une jeune fille belle et noble, +votre fiancée. + +-- Ma fiancée! Quelle fiancée? Je n'ai pas de fiancée. + +-- Mais vous en aurez une. + +-- Oui, j'en aurai une, dit-il en serrant les dents. + +-- Alors, il faut que je parte; vous l'avez dit vous-même. + +-- Non, il faut que vous restiez; je le jure, et je garderai mon +serment! + +-- Je vous dis qu'il me faut partir, répondis-je, excitée par +quelque chose qui ressemblait à la passion. Croyez-vous que je +puisse rester en n'étant rien pour vous? croyez-vous que je sois +une automate, une machine qui ne sent rien? croyez-vous que je +souffrirais de me voir mon morceau de pain arraché de mes lèvres +et ma goutte d'eau vive jetée de ma coupe? croyez-vous que, parce +que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n'aie ni âme ni +coeur? Et si Dieu m'avait faite belle et riche, j'aurais rendu la +séparation aussi rude pour vous qu'elle l'est aujourd'hui pour +moi! Ce n'est plus la convention, la coutume, ni même la chair +mortelle qui vous parle; c'est mon esprit qui s'adresse à votre +esprit, comme si tous deux, après avoir passé par la tombe, nous +étions aux pieds de Dieu dans notre véritable égalité! + +-- Oui, dans notre véritable égalité ,» répéta M. Rochester; puis +il ajouta, en me serrant dans ses bras et en pressant ses lèvres +contre les miennes: «Et, puisque nous sommes égaux, c'est ainsi +que nous serons aux pieds de Dieu. + +-- Oui, monsieur, répondis-je. Et pourtant non; non, car vous êtes +marié, ou du moins sur le point de l'être, et à une femme qui vous +est inférieure, pour laquelle vous n'avez pas de sympathie, que +vous n'aimez pas réellement, car je vous ai entendu rire d'elle! +Moi, je mépriserais une pareille union ainsi, je suis meilleure +que vous. Laissez-moi partir. + +-- Où, Jane pour l'Irlande? + +-- Oui, pour l'Irlande; je me suis rendue maîtresse de moi, +maintenant je puis aller n'importe où. + +-- Jane, restez tranquille; ne vous débattez pas comme un oiseau +sauvage pris au piège et qui arracherait ses plumes dans son +désespoir. + +-- Je ne suis pas un oiseau, et aucun filet ne m'enveloppe; je +suis libre; j'ai une volonté indépendante, et je m'en sers pour +vous quitter.» + +Un nouvel effort me dégagea de ses bras, et je me tins debout +devant lui. + +«Vous-même allez prendre une décision sur votre avenir, me dit-il; +je vous offre ma main, mon coeur et la moitié de ce que je +possède. + +-- Vous jouez une comédie dont je ne puis que rire. + +-- Je vous demande de passer votre vie près de moi, d'être une +partie de moi et ma meilleure compagne sur la terre. + +-- Vous avez déjà fait votre choix et vous devez vous y tenir. + +-- Jane, calmez-vous; vous êtes trop exaltée. Moi aussi, je vais +rester quelques instants tranquille.» + +Le vent siffla dans l'allée et vint trembler entre les branches du +marronnier, puis il alla se perdre au loin. La voix du rossignol +était le seul bruit qu'on entendît à cette heure; en l'écoutant, +je me remis à pleurer. + +M. Rochester était tranquillement assis et me regardait avec une +sérieuse douceur; il demeura muet quelque temps; enfin il me dit: + +«Venez à côté de moi, Jane; tâchons de nous expliquer et de nous +comprendre. + +-- Je ne reviendrai jamais près de vous; j'ai pu m'échapper et je +ne reviendrai pas. + +-- Mais, Jane, je vous le demande comme à ma femme; c'est vous +seule que je veux épouser.» + +Je demeurai silencieuse; je croyais qu'il se moquait de moi. + +«Venez, Jane, venez ici. + +-- Votre fiancée est entre nous.» + +Il se leva et m'atteignit. + +«Ma fiancée est ici, dit-il en me pressant de nouveau contre lui; +ma fiancée est ici, parce qu'ici est mon égale et ma semblable. +Jane, voulez-vous m'épouser?» + +Je ne lui répondis pas et je m'efforçai de nouveau de lui +échapper, car je n'avais pas foi en lui. + +«Vous doutez de moi. Jane? + +-- Entièrement. + +-- Vous n'avez pas foi en moi? + +-- Pas le moins du monde. + +-- Suis-je un menteur à vos yeux? demanda-t-il avec passion; +petite incrédule, vous allez être convaincue. Ai-je de l'amour +pour Mlle Ingram? non, et vous le savez. A-t-elle de l'amour pour +moi? non; j'en ai la preuve. J'ai répandu le bruit que ma fortune +n'était pas le tiers de ce qu'on la supposait, et je me suis +arrangé de manière à ce que ce bruit arrivât jusqu'à elle; +ensuite, je me suis présenté à son château pour voir le résultat +de mes efforts: elle et sa mère m'ont reçu très froidement; je ne +veux pas, je ne puis pas épouser Mlle Ingram. Vous, créature +étrange, qui n'êtes presque pas de la terre, je vous aime comme ma +chair; vous, pauvre, petite, obscure et laide, je vous supplie de +m'accepter comme mari. + +-- Moi! m'écriai-je; car, en voyant son sérieux et en entendant +son impertinence, je commençais à croire à sa sincérité; moi qui +n'ai point d'amis dans le monde, excepté vous, si toutefois vous +êtes mon ami, moi qui ne possède rien que ce que vous m'avez +donné? + +-- Vous, Jane; il faut que vous soyez tout entière à moi; le +voulez-vous? répondez vite. + +-- Monsieur Rochester, tournez-vous du côté de la lune et laissez- +moi regarder votre visage. + +-- Pourquoi? + +-- Parce que je veux y lire votre pensée; tournez-vous! + +-- Vous ne pourrez pas lire sur mon visage plus que sur une page +souillée et déchirée; lisez; mais dépêchez-vous, car je souffre.» + +Sa figure était gonflée et agitée; ses traits étaient contractés +et ses yeux animés d'un brillant regard. + +«Oh! Jane, s'écria-t-il, vous me torturez avec votre regard +scrutateur, bien qu'il soit généreux et droit; vous me torturez! + +-- Et pourquoi, si ce que vous dites est vrai, si votre offre est +véritable? vous savez bien que je ne puis éprouver pour vous que +des sentiments de reconnaissance et de dévouement; qu'y a-t-il de +douloureux là dedans? + +-- De la reconnaissance! s'écria-t-il; et il ajouta d'un ton +irrité: «Jane, acceptez-moi vite; appelez-moi par mon nom; dites +«Édouard, je veux bien vous épouser. + +-- Parlez-vous sérieusement? m'aimez-vous véritablement et +désirez-vous sincèrement que je sois votre femme? + +-- Oui, et si un serment est nécessaire pour vous satisfaire, eh +bien, je le jure! + +-- Alors, monsieur, je vous épouserai. + +-- Appelez-moi Édouard, ma petite femme. + +-- Cher Édouard! + +-- Venez à moi; venez tout entière à moi,» dit-il; puis il ajouta +tout bas, me parlant à l'oreille, pendant que sa joue touchait la +mienne: «Faites mon bonheur, et je ferai le vôtre. Dieu me +pardonne, ajouta-t-il au bout de peu de temps, et que les hommes +ne viennent pas se mêler de tout ceci; je l'ai et je la garderai. + +-- Les hommes n'auront pas besoin de s'en mêler, monsieur je n'ai +pas de parents qui puissent s'opposer à vos projets. + +-- Et c'est ce qu'il y a de mieux.» dit-il. + +Si je l'avais moins aimé, j'aurais remarqué dans son regard et +dans sa voix une sauvage exaltation. Mais, assise près de lui, +sortie de ce douloureux rêve de la séparation, appelée à une +heureuse union, je ne pouvais penser qu'au bonheur qui venait de +m'être si libéralement donné; bien des fois il me demanda: «Êtes- +vous heureuse, Jane?» et bien des fois je lui répondis: «Oui;» +puis il murmurait tout bas: + +«Oui, nous nous aimerons. Je l'ai trouvée sans ami, sans joie et +le coeur glacé; je la garderai près de moi pour la caresser et la +consoler; n'y a-t-il pas de l'amour dans mon coeur et de la +constance dans mes résolutions? Et cela seul pourra racheter tout +le reste devant le tribunal de Dieu. Je sais que mon Créateur +m'approuve; peu m'importent les jugements du monde; quant à +l'opinion des hommes, je la défie!» + +La nuit venait de tomber; la lune n'était pas encore levée, et +nous étions tous deux dans l'obscurité; quelque près que je fusse +de mon maître, j'avais peine à voir son visage; le vent murmurait +dans l'allée des lauriers, sifflait entre les branches du +marronnier et envoyait son souffle jusqu'à nous. + +«Il faut rentrer, me dit M. Rochester, le temps va changer; je +serais resté avec toi jusqu'au matin, Jane. + +-- Moi aussi,» pensai-je; et je l'aurais peut-être dit, si un +éclair ne fût venu déchirer la portion du ciel que je regardais; +l'éclair fut suivi d'un craquement et d'un violent coup de +tonnerre qui me sembla avoir éclaté tout près de nous. Je ne +songeais qu'à cacher mes yeux éblouis contre l'épaule de +M. Rochester; la pluie tombait à flots; nous traversâmes +rapidement l'allée, les champs, et nous entrâmes dans la maison; +mais, lorsque nous atteignîmes le perron, l'eau ruisselait sur nos +vêtements. M. Rochester me retirait mon châle et secouait l'eau +qui coulait de mes cheveux dénoués, lorsque Mme Fairfax sortit de +sa chambre; ni moi ni M. Rochester ne l'aperçûmes au premier +moment; la lampe était allumée; l'horloge marquait minuit. + +«Dépêchez-vous de changer de vêtements, me dit-il, et maintenant +bonsoir; bonsoir ma bien-aimée!» + +Il m'embrassa à plusieurs reprises. Lorsqu'en le quittant je +regardai autour de moi, je vis la veuve pâle, grave et étonnée; je +me contentai de sourire et de gagner l'escalier. «Tout +s'expliquera bientôt,» pensai-je. Cependant, lorsque je fus +arrivée à ma chambre, je fus attristée de la pensée qu'un seul +moment même elle avait pu se méprendre sur ce qu'elle avait vu; +mais, au bout de peu de temps, la joie effaça tout autre +sentiment; malgré le vent qui soufflait avec violence, le tonnerre +qui retentissait avec force tout près de moi, les éclairs qui +scintillaient vifs et rapprochés, la pluie qui, pendant deux +heures, tomba avec la violence d'une cataracte, je n'éprouvai +aucun effroi, et peu de cette crainte respectueuse qu'éveillait +ordinairement chez moi la vue d'un orage. Trois fois M. Rochester +vint frapper à ma porte pour voir si j'étais tranquille; c'était +assez pour me rendre forte et calme contre tout. + +Le lendemain matin, avant que je fusse levée, la petite Adèle +accourut dans ma chambre pour me dire que le grand marronnier au +bout du verger avait été frappé par le tonnerre et à moitié +détruit. + + + +CHAPITRE XXIV + +Tout en m'habillant, je repassai dans ma mémoire les événements de +la veille, et je me demandai si ce n'était point un rêve; je n'en +fus bien convaincue que lorsque, ayant revu M. Rochester, je +l'entendis me répéter ses promesses et me reparler de son amour. + +En me peignant, je me regardai dans la glace, et je m'aperçus que +je n'étais plus laide; mon visage était plein de vie et +d'espérance, mes yeux semblaient avoir contemplé une fontaine de +joie et emprunté l'éclat à ses ondes transparentes. Souvent je +m'étais efforcée de ne pas regarder mon maître, craignant que ma +figure ne lui déplût: aujourd'hui je pouvais lever mon regard +jusqu'à lui sans avoir peur de refroidir son amour par +l'expression de mon visage. Je mis une robe d'été, légère et d'une +couleur claire; il me sembla que jamais vêtement ne m'avait mieux +parée, parce que jamais aucun n'avait été porté avec tant de joie. + +Quand je descendis dans la grande salle, je ne fus pas surprise de +voir qu'une belle matinée de juin avait succédé à l'orage de la +veille, et de sentir, à travers la porte ouverte, le souffle d'une +brise fraîche et parfumée; la nature devait avoir quelque chose de +joyeux; j'étais si heureuse! Une pauvre femme et un petit enfant +pâle et en haillons s'arrêtèrent devant la porte; je courus vers +eux pour leur donner tout l'argent que j'avais dans ma bourse, +trois ou quatre schellings; bons ou mauvais, je voulais les voir +heureux. Aussi les corneilles faisaient entendre leurs cris et les +oiseaux chantaient; mais rien n'était aussi joyeux ni aussi +musical que mon coeur! + +Mme Fairfax apparut à la fenêtre avec un visage triste, et me dit +gravement: + +«Mademoiselle Eyre, voulez-vous venir déjeuner?» + +Pendant le repas, elle fut calme et froide; mais je ne pouvais pas +la détromper. Il fallait attendre que mon maître voulût bien +expliquer tout ceci. Je mangeai ce que je pus, puis je me hâtai de +remonter dans ma chambre; je rencontrai Adèle qui sortait de la +salle d'étude. + +«Où allez-vous? lui demandai-je, c'est l'heure du travail. + +-- M. Rochester m'a dit d'aller dans la chambre des enfants. + +-- Où est-il? + +-- Là,» me répondit-elle, en indiquant la pièce qu'elle venait de +quitter. + +J'entrai et je l'y trouvai en effet. + +«Venez me dire bonjour,» me cria-t-il. + +J'avançai joyeusement. Cette fois ce n'était pas un simple mot ou +une poignée de main qui m'attendait, mais un baiser; je le trouvai +tout naturel, et il me sembla doux d'être ainsi aimée et caressée +par lui. + +«Jane, vous êtes fraîche, souriante et jolie, dit-il, oui, +vraiment jolie. Est-ce là la pâle petite fée que je connaissais? +Quelle joyeuse figure, quelles joues fraîches et quelles lèvres +roses! comme ces cheveux et ces yeux sont d'un brun brillant!» + +J'avais des yeux verts, mais il faut excuser cette méprise: il +paraît qu'ils avaient changé de couleur pour lui. + +«Oui, monsieur, c'est Jane Eyre. + +-- Qui sera bientôt Jane Rochester, ajouta-t-il; dans quatre +semaines, Jane, pas un jour de plus, entendez-vous?» + +Je ne pouvais pas bien comprendre encore, j'étais tout étourdie; +en entendant parler M. Rochester, je n'éprouvai pas une joie +intime, je ressentis comme un choc violent; je fus étonnée, +presque effrayée. + +«Vous avez rougi, et maintenant vous êtes bien pâle, Jane, +pourquoi? + +-- Parce que vous m'avez appelée Jane Rochester, et cela me semble +étrange. + +-- Oui, la jeune Mme Rochester, la fiancée de Fairfax Rochester. + +-- Cela ne se pourra pas, monsieur; le nom de Jane Rochester sonne +étrangement; les hommes ne jouissent jamais d'un bonheur complet +sur la terre; je ne suis pas destinée à avoir un sort plus heureux +que les autres jeunes filles dans ma position; me figurer un tel +bonheur, c'est croire à un conte de fée. + +-- Eh bien, celui-là, j'en ferai une réalité; je commencerai dès +demain. Ce matin, j'ai écrit à mon banquier de Londres, pour qu'il +m'envoyât certains bijoux qu'il a en sa possession; ils ont +toujours appartenu aux dames de Thornfield; dans un jour ou deux, +j'espère pouvoir les remettre entre vos mains: car je veux vous +entourer des mêmes soins et des mêmes attentions que si vous étiez +la fille d'un lord. + +-- Oh! monsieur, ne pensez pas aux bijoux, je n'aime pas à en +entendre parler; des bijoux pour Jane Eyre! Cela aussi me semble +étrange et peu naturel; je préférerais n'en point avoir. + +-- Je veux mettre moi-même la chaîne de diamants autour de votre +cou et placer le cercle d'or sur votre front: car sur ce front du +moins la nature a posé son cachet de noblesse. Je veux attacher +des bracelets sur ces poignets délicats, et charger d'anneaux ces +doigts de fée. + +-- Non, non, monsieur, pensez à autre chose; ne me parlez pas de +cela, et surtout de cette manière; ne vous adressez pas à moi +comme si j'étais belle; je suis une institutrice laide et +semblable à une quakeresse. + +-- Vous êtes belle à mes yeux; vous avez la beauté que j'aime, +vous êtes délicate et aérienne. + +-- Vous voulez dire chétive et nulle. Vous rêvez, monsieur ou vous +raillez; pour l'amour de Dieu, ne soyez pas ironique. + +-- Je forcerai le monde à vous déclarer belle.» ajouta-t-il. + +Mon embarras croissait à l'entendre parler ainsi; il me semblait +qu'il voulait soit se tromper, soit essayer de me tromper moi- +même. + +«Je vêtirai ma Jane de satin et de dentelle, continua-t-il, je +mettrai des roses dans ses cheveux, et je couvrirai sa tête bien- +aimée d'un voile sans prix. + +-- Et alors vous ne me reconnaîtrez pas, monsieur; je ne serai +plus votre Jane Eyre, mais un singe déguisé en arlequin, un geai +recouvert de plumes d'emprunt. Je ne serais pas plus étonnée de +vous voir habillé en acteur que moi revêtue d'une robe de cour; et +pourtant je ne vous trouve pas beau, bien que je vous aime +tendrement, trop tendrement pour vous flatter; ainsi donc ne me +flattez pas non plus.» + +Il continua à parler sur le même ton, malgré ma prière. + +«Aujourd'hui même, reprit-il, je vous mènerai dans la voiture à +Millcote pour que vous y choisissiez, quelques vêtements. Je vous +ai dit que nous serions mariés dans quatre semaines; le mariage +aura lieu tranquillement dans la chapelle du château; ensuite nous +partirons pour la ville. Après un court séjour j'emmènerai mon +trésor dans des régions plus rapprochées du soleil que +l'Angleterre, dans les vignes françaises, et les plaines d'Italie; +elle verra tout ce qui est fameux dans l'histoire ancienne et dans +les temps modernes; elle goûtera à l'existence des villes; elle +apprendra sa valeur par une juste comparaison avec les autres +femmes. + +-- Je voyagerai, monsieur, et avec vous? + +-- Vous passerez quelque temps à Paris, à Rome, à Naples, à +Florence, à Venise, à Vienne; tous les pays que j'ai parcourus +seront traversés par vous; partout où mon éperon a frappé, vous +poserez votre pied de sylphide. Il y a dix ans, j'ai parcouru +l'Europe à moitié fou de dégoût, de haine, de rage, et un peu +semblable à ceux qui m'accompagnaient; cette fois, guéri et +purifié, je la visiterai avec l'ange qui est mon soutien.» + +Je souris en l'entendant parler ainsi. + +«Je ne suis pas un ange, dis-je, et je n'en serai pas un tant que +je vivrai; je ne serai que moi-même. Il ne faut pas vous attendre +à trouver rien de céleste en moi; vous seriez aussi trompé que moi +si je voulais trouver quelque chose de divin en vous. + +-- Que vous attendez-vous à trouver chez moi? + +-- Pendant quelque temps peut-être, vous serez comme maintenant, +mais cela durera peu; ensuite vous deviendrez froid, capricieux, +sombre, et j'aurai beaucoup de peine à vous plaire; puis, quand +vous serez habitué à moi, vous m'aimerez de nouveau, je ne dis pas +d'amour, mais d'affection. Je pense que votre amour s'éteindra au +bout de six mois ou même de moins; j'ai vu dans les livres écrits +par les hommes que c'était le temps le plus long accordé à +l'ardeur d'un mari; mais je pense après tout que, comme amie et +comme compagne, je ne serai jamais tout à fait déplaisante aux +yeux de mon cher maître. + +-- Ne plus vous aimer, puis vous aimer encore! moi je sais que je +vous aimerai toujours, et je vous forcerai à confesser que ce +n'est pas seulement de l'affection, mais de l'amour, et un amour +véritable, fervent et sûr. + +-- Vous êtes capricieux. + +-- Pour les femmes qui ne me plaisent que par leur visage je suis +pire que le diable, quand je découvre qu'elles n'ont ni âme ni +coeur, quand je les vois basses, triviales, peut-être imbéciles, +dures et méchantes; mais pour un oeil pur, une langue éloquente, +une âme de feu, un caractère qui peut se plier sans se briser, à +la fois souple et fort, maniable et résistant, je suis toujours +fidèle et aimant. + +-- Avez-vous jamais rencontré une telle nature, monsieur? avez- +vous jamais aimé une telle femme? + +-- Je l'aime maintenant. + +-- Quant à moi, je n'atteindrai jamais à cet idéal, même sur un +seul point. + +-- Je n'ai point rencontré de femmes qui vous ressemblassent, +Jane; vous me plaisez et vous me dominez; vous semblez vous +soumettre, et j'aime votre manière de plier. Quand je retourne +sous mes doigts un écheveau de soie, je sens dans mes bras un +tressaillement qui continue jusque dans mon coeur; eh bien, de +même je me sens gagné par vous, et votre influence est plus douce +que je ne puis le dire; cette défaite me donne plus de joie que +n'importe quel triomphe! Pourquoi souriez-vous, Jane? que signifie +cet air inexplicable? + +-- Je pensais, monsieur (excusez-moi, mon idée était +involontaire), je pensais à Hercule et à Samson, près de celles +qui les avaient charmés. + +-- Et vous, petite fée, vous étiez... + +-- Silence, monsieur! Il n'y a pas plus de sagesse dans vos +paroles que de raison dans les actes de ceux dont je vous parlais +tout à l'heure; mais il est probable que, s'ils avaient été +mariés, la sévérité du mari aurait expié la douceur de l'amant, et +c'est ce que je crains en vous; je voudrais savoir ce que vous me +répondrez dans un an, si je vous demande une faveur qu'il ne vous +plaira pas de m'accorder. + +-- Demandez-moi quelque chose maintenant, Jane, la moindre chose; +je désire être prié. + +-- Je le veux bien, monsieur; ma pétition est toute prête. + +-- Parlez; mais si vous me regardez, et si vous me regardez de +cette manière, je me verrai forcé de vous promettre d'avance, ce +qui serait une folie à moi. + +-- Pas du tout, monsieur; voici simplement ce que je voulais vous +demander: n'envoyez pas chercher vos bijoux, et ne me mettez pas +une couronne de roses; autant vaudrait entourer d'une dentelle +d'or ce grossier mouchoir de poche que vous tenez à la main. + +-- C'est-à-dire qu'autant vaudrait dorer l'or le plus pur, je le +sais; aussi serez-vous satisfaite, pour le moment du moins; je +vais écrire à mon banquier. Mais vous ne m'avez encore rien +demandé; priez-moi de vous donner quelque chose. + +-- Eh bien, monsieur, ayez la bonté de satisfaire ma curiosité sur +un point.» + +Il se troubla. + +«Comment, comment? dit-il vivement; la curiosité est dangereuse; +heureusement je n'ai pas juré de vous répondre. + +-- Il n'y a aucun danger à me répondre, monsieur. + +-- Parlez donc, Jane; mais plutôt que cette simple question, à +laquelle est peut-être lié un secret, je préférerais que vous +m'eussiez demandé la moitié de ce que je possède. + +-- Eh bien, roi Assuérus, que ferais-je de la moitié de vos +richesses? me prenez-vous pour un usurier juif, désirant +s'approprier des terres? J'aimerais bien mieux avoir votre +confiance; vous me donnerez bien votre confiance, n'est-ce pas, +puisque vous me donnez votre amour? + +-- Vous êtes la bienvenue, Jane, à connaître tous ceux de mes +secrets qui sont dignes de vous; mais pour l'amour de Dieu, ne +demandez pas un fardeau inutile; ne tendez pas vos lèvres vers une +coupe empoisonnée, et ne me soumettez pas à un examen trop dur. + +-- Pourquoi pas, monsieur? vous venez de me dire que vous aimiez à +être vaincu, et qu'il vous était doux de vous sentir persuadé. Ne +pensez-vous pas que je ferais bien de vous arracher une +confession, de prier, de supplier, de pleurer même, si c'est +nécessaire, rien que pour essayer mon pouvoir? + +-- Je vous défie dans un tel essai; cherchez à deviner, et le jeu +cessera aussitôt. + +-- Alors, monsieur, vous renoncez facilement. Mais, comme votre +regard est sombre! vos paupières sont devenues aussi épaisses que +mon doigt, et votre front ressemble à celui d'un Jupiter tonnant. +C'est là l'air que vous aurez lorsque vous serez marié, monsieur, +je suppose? + +-- Et vous, reprit M. Rochester si c'est là l'air que vous aurez +lorsque vous serez mariée, il faudra bien vite rompre: car en ma +qualité de chrétien, je ne puis pas vivre avec un lutin. Mais que +vouliez-vous me demander, petite créature? dépêchez-vous. + +-- Voyez, vous n'êtes même plus poli. Du reste, j'aime mieux la +rudesse que la flatterie; j'aime mieux être une petite créature +qu'un ange. Voici ce que j'avais à vous demander: pourquoi avez- +vous pris tant de peine à me persuader que vous vouliez épouser +Mlle Ingram? + +-- Est-ce tout? Dieu soit loué!» Son front se dérida; il me +regarda en souriant, lissa mes cheveux et sembla heureux comme +s'il venait d'éviter un danger. «Je puis vous faire ma confession, +Jane, dit-il, bien que je risque un peu de vous indigner, et je +sais tout ce qu'il y a de flamme en vous lorsque vous êtes +irritée; vous étiez pleine d'ardeur, hier soir, quand vous vous +révoltiez contre la destinée et que vous vous déclariez mon égale: +car c'est vous, Jane, qui l'avez dit! + +-- Sans doute; mais répondez, monsieur, je vous prie, à la +question que je vous ai faite sur Mlle Ingram. + +-- Eh bien! j'ai fait la cour à Mlle Ingram pour vous rendre aussi +follement amoureuse de moi que je l'étais de vous; je savais que +le meilleur moyen d'arriver à mon but était d'exciter votre +jalousie. + +-- Très bien; comme cela vous rapetisse! vous n'êtes pas plus +grand que le bout de mon petit doigt. C'était une honte et un +scandale d'agir ainsi; les sentiments de Mlle Ingram n'étaient +donc rien à vos yeux? + +-- Tous ses sentiments se réduisent à un seul: l'orgueil; il est +bon qu'elle soit humiliée. Étiez-vous jalouse, Jane? + +-- Peu importe, monsieur; il n'est point intéressant pour vous de +le savoir. Répondez-moi encore une fois franchement: croyez-vous +que Mlle Ingram ne souffrira pas de votre galanterie déloyale? Ne +se sentira-t-elle pas bien abandonnée? + +-- C'est impossible, puisque je vous ai dit, au contraire, que +c'était elle qui m'avait abandonné; la pensée que je n'étais pas +riche a refroidi ou plutôt a éteint sa flamme en un moment. + +-- Vous formez de curieux projets, monsieur Rochester; je crains +que vos principes ne soient quelquefois bizarres. + +-- Jamais personne ne leur a donné une bonne direction, Jane et +ils ont bien pu s'égarer souvent. + +-- Eh bien! sérieusement, dites-moi si je puis accepter le grand +bonheur que vous me proposez, sans crainte de voir une autre +souffrir les douleurs amères que j'endurais il y a quelque temps. + +-- Oui, vous le pouvez, ma chère et bonne enfant; personne au +monde n'a pour moi un amour pur comme le vôtre; la croyance à +votre affection, Jane, est un baume bien doux pour mon âme.» + +Je pressai mes lèvres contre la main qu'il avait laissée sur mon +épaule. Je l'aimais beaucoup, plus que je ne voulais me l'avouer, +plus que ne peuvent l'exprimer des mots. + +«Demandez-moi encore quelque chose, me dit-il; c'est mon bonheur +d'être prié et de céder. + +-- J'avais une autre pétition toute prête. Communiquez vos +intentions à Mme Fairfax, monsieur, dis-je; elle m'a vue hier soir +dans la grande salle avec vous, et elle a été étonnée; donnez-lui +quelques explications avant que je la revoie: cela me fait de la +peine d'être mal jugée par une femme aussi excellente. + +-- Montez dans votre chambre, et mettez votre chapeau, me +répondit-il; je voudrais vous emmener ce matin à Millcote. Pendant +que vous vous habillerez, je vais éclairer l'intelligence de la +vieille dame. Vous croit-elle perdue, parce que vous m'avez donné +votre amour? + +-- Elle pense que j'ai oublié ma place, et vous la vôtre, +monsieur. + +-- Votre place est dans mon coeur; et malheur à ceux qui +voudraient vous insulter, maintenant ou plus tard! Allez-vous +habiller.» + +Ce fut bientôt fait, et lorsque j'entendis M. Rochester quitter la +chambre de Mme Fairfax, je me hâtai de descendre. La vieille dame +était à lire sa Bible comme tous les matins; elle avait posé ses +lunettes sur le livre; pour le moment, elle semblait avoir oublié +l'occupation suspendue par l'entrée de M. Rochester; ses yeux, +fixés sur la muraille, indiquaient la surprise d'un esprit +tranquille qui vient d'apprendre une nouvelle extraordinaire. En +me voyant, elle se leva, fit un effort pour sourire, et murmura +quelques mots de félicitation; mais le sourire expira sur ses +lèvres et la phrase fut laissée inachevée; elle mit ses lunettes, +ferma sa Bible, et éloigna sa chaise de la table. + +«Je suis si étonnée, mademoiselle Eyre, dit-elle, que je ne sais +ce que je dois vous dire. Certainement je n'ai pas rêvé... +Quelquefois, lorsque je suis assise seule, je m'endors et je me +figure des choses qui ne sont jamais arrivées; bien souvent j'ai +cru voir mon mari, qui est mort il y a quinze ans, s'asseoir à +côté de moi, et je l'ai même entendu m'appeler Alice, comme il +avait coutume de le faire. Pouvez-vous me dire si M. Rochester +vous a vraiment demandé de l'épouser? Ne vous moquez pas de moi; +mais il me semble bien qu'il est entré ici, il y a cinq minutes, +pour me dire que dans un mois vous seriez sa femme. + +-- Il m'a dit la même chose, répondis-je. + +-- Vraiment! Et croyez-vous ce qu'il vous a dit? Avez-vous +accepté? + +-- Oui.» + +Elle me regarda avec étonnement. + +«Je ne l'aurais jamais cru. C'est un homme orgueilleux, tous les +Rochester l'étaient; son père aimait l'argent, et lui-même a +toujours passé pour économe. Il a l'intention de vous épouser? + +-- Il me l'a dit.» + +Elle me regarda, et je lus dans ses yeux qu'elle ne trouvait en +moi aucun charme assez puissant pour résoudre l'énigme. + +«Je ne comprends pas cela, continua-t-elle; mais sans doute c'est +vrai, puisque vous le dites. Comment tout cela s'expliquera-t-il? +je ne le sais pas. On conseille souvent l'égalité de fortune et de +position; puis il y a vingt ans de différence entre vous, il +pourrait presque être votre père. + +-- Non, en vérité, madame Fairfax, m'écriai-je; il n'a pas l'air +de mon père le moins du monde, et ceux qui nous verront ensemble +ne pourront pas le supposer un instant; M. Rochester semble aussi +jeune et est aussi jeune que certains hommes de vingt-cinq ans. + +-- Et c'est vraiment par amour qu'il veut vous épouser?» me +demanda-t-elle. + +Je fus si blessée par sa froideur et son scepticisme, que mes yeux +se remplirent de larmes. + +«Je suis fâchée de vous faire de la peine, continua la veuve; mais +vous êtes si jeune et vous connaissez si peu les hommes! je +voudrais vous mettre sur vos gardes. Il y a un vieux dicton qui +dit que tout ce qui brille n'est pas or, et je crains qu'il n'y +ait là-dessous quelque chose que ni vous ni moi ne pouvons +deviner. + +-- Comment! suis-je donc un monstre? m'écriai-je. Est-il +impossible que M. Rochester ait une affection sincère pour moi? + +-- Non, vous êtes très bien et vous avez même gagné depuis quelque +temps; je crois que M. Rochester vous aime; j'ai toujours remarqué +que vous étiez sa favorite; souvent j'ai souffert pour vous de +cette préférence si marquée, et j'aurais désiré pouvoir vous +mettre sur vos gardes: mais j'hésitais à placer sous vos yeux même +la possibilité du mal. Je savais qu'une semblable pensée vous +choquerait, vous offenserait peut-être; je vous savais +profondément modeste et sensible; je pensais qu'on pouvait vous +livrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j'ai souffert +la nuit dernière, lorsqu'après vous avoir cherchée dans toute la +maison, je n'ai pas pu vous trouver, ni M. Rochester non plus, et +quand je vous ai vus revenir ensemble à minuit... + +-- Eh bien! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec +impatience. Il suffit que tout se soit bien passé. + +-- Et j'espère que tout ira bien jusqu'à la fin, dit-elle. Mais, +croyez-moi, vous ne pouvez pas prendre trop de précautions; gardez +M. Rochester à distance; défiez-vous de vous-même autant que de +lui; des hommes dans sa position n'ont pas l'habitude d'épouser +leurs institutrices.» + +L'impatience me gagnait; heureusement Adèle entra en courant: + +«Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s'écria-t-elle; +M. Rochester ne le veut pas, et pourtant il y a bien de la place +dans la voiture neuve; demandez-lui de me laisser aller, +mademoiselle. + +-- Certainement, Adèle.» + +Et je me hâtai de sortir, heureuse d'échapper à une si rude +conseillère. La voiture était prête, on l'amenait devant la +maison; mon maître s'avançait vers elle, et Pilote l'accompagnait. + +«Adèle peut venir avec nous, n'est-ce pas, monsieur? demandai-je. + +-- Je lui ai dit que non; je ne veux pas avoir de marmot; je +désire être seul avec vous. + +-- Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie; cela +vaudra mieux. + +-- Non, ce serait une entrave.» + +Son regard et sa voix étaient absolus: les avertissements et les +doutes de Mme Fairfax m'avaient glacée; je n'avais plus aucune +certitude dans mes espérances; je ne cherchais plus à exercer mon +pouvoir sur M. Rochester. J'allais obéir machinalement et sans +dire un mot de plus; mais, en m'aidant à monter dans la voiture, +il me regarda. + +«Qu'y a-t-il donc? me demanda-t-il; toute la joie est disparue de +votre visage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne? et cela +vous contrariera-t-il si je la laisse ici? + +-- Je préférerais qu'elle vînt, monsieur. + +-- Eh bien! allez chercher votre chapeau, et revenez aussi vite +que l'éclair.» cria-t-il à Adèle. + +Elle lui obéit avec promptitude. + +«Après tout, qu'importe une petite contrainte d'une matinée? dit- +il; bientôt je vous demanderai vos conversations, vos pensées, et +votre société pour toujours.» + +Lorsque Adèle fut dans la voiture, elle se mit à m'embrasser pour +m'exprimer sa reconnaissance, mais elle fut immédiatement reléguée +dans un coin à côté de M. Rochester. Elle jeta un coup d'oeil de +mon côté; un voisin si sombre la gênait; elle n'osait lui faire +part d'aucune de ses observations, ni lui rien demander. + +«Laissez-la venir près de moi, m'écriai-je; elle vous gênera peut- +être, monsieur; il y a bien assez de place de ce côté.» + +Il me la passa, comme il eût fait d'un petit chien. + +«Je l'enverrai prochainement en pension.» me dit-il en souriant. + +Adèle l'entendit et lui demanda si elle irait en pension sans +mademoiselle. + +«Oui, répondit-il, tout à fait sans elle, car je l'emmènerai avec +moi dans la lune; là, je chercherai une caverne dans une vallée +entourée de montagnes volcaniques, et elle y demeurera avec moi, +avec moi seul. + +-- Elle n'aura rien à manger; vous la ferez mourir de faim, fit +observer Adèle. + +-- J'irai ramasser de bonnes choses pour son déjeuner et son +dîner; dans la lune, les plaines et les collines en sont remplies, +Adèle. + +-- Elle aura froid; comment fera-t-elle du feu? + +-- Dans la lune, le feu sort des montagnes; quand elle aura froid, +je la porterai sur le sommet d'un volcan et je l'assoirai sur le +bord du cratère. + +-- Oh! qu'elle y sera mal et peu confortablement! Ses vêtements +s'useront; comment lui en donnerez-vous de nouveaux?» + +M. Rochester fit semblant d'être embarrassé. + +«Hem! dit-il, que feriez-vous, Adèle? Creusez-vous la tête pour +trouver un expédient. Que pensez-vous d'un nuage bleu ou rose pour +une robe, et ne ferait-on pas une bien jolie écharpe avec un +morceau d'arc-en-ciel? + +-- Elle est bien mieux ici, déclara Adèle après avoir réfléchi; +d'ailleurs, elle se fatiguerait de vivre toute seule avec vous +dans la lune. À la place de mademoiselle, je ne consentirais +jamais à aller avec vous. + +-- Elle y a consenti; elle me l'a promis. + +-- Mais vous ne pourrez pas l'emmener là-haut, il n'y a pas de +chemin pour aller dans la lune; il n'y a que l'air, et ni elle ni +vous ne savez voler. + +-- Adèle, regardez ce champ.» + +Nous avions dépassé les postes de Thornfield et nous roulions +légèrement sur la belle route de Millcote; la poussière avait été +abattue par l'orage; les baies vives et les grands arbres, +rafraîchis par la pluie, verdissaient de chaque côté. + +«Il y a à peu près quinze jours, Adèle, dit M. Rochester, je me +promenais dans ce champ, le soir du jour où vous m'aviez aidé à +faire du foin dans les prairies du verger. Comme j'étais fatigué +d'avoir ramassé de l'herbe, je m'assis sur les marches que vous +voyez là; je pris un crayon et un petit cahier, puis je me mis à +écrire un malheur qui m'était arrivé il y a longtemps, et à +désirer des jours meilleurs. J'écrivais rapidement, malgré +l'obscurité croissante, quand je vis quelque chose s'avancer dans +le sentier et s'arrêter à deux mètres de moi. Je levai les yeux, +et j'aperçus une petite créature, portant sur la tête un voile +fait avec les fils de la vierge. Je lui fis signe d'approcher; +elle fut bientôt tout près de moi; je ne lui parlai pas, et elle +ne me parla pas, mais elle lut dans mes yeux, et moi dans les +siens. Voici le résultat de notre entretien muet. + +«C'était une fée venue du pays des Elfes, et son voyage avait pour +but de me rendre heureux; je devais quitter le monde et me retirer +avec elle dans un lieu solitaire, comme la lune, par exemple, et +avec sa tête elle m'indiquait le croissant argenté qui se levait +au-dessus des montagnes; elle m'apprit que là-haut il y avait des +cavernes d'albâtre et des vallées d'argent où nous pourrions +demeurer. Je lui dis que j'aimerais bien à y aller, mais je lui +fis remarquer que je n'avais pas d'ailes pour voler. «Oh! répondit +la fée, peu importe; voilà un talisman qui lèvera toutes les +difficultés.» Et elle me montra un bel anneau d'or. «Mettez-le, me +dit-elle, sur le quatrième doigt de votre main gauche, et je serai +à vous et vous serez à moi; nous quitterons la terre ensemble, et +nous ferons notre ciel là-haut.» Et elle indiqua de nouveau la +lune. Adèle, l'anneau est dans ma poche, déguisé en une pièce +d'or; mais bientôt je lui rendrai sa véritable forme. + +-- Mais qu'est-ce que mademoiselle a à faire avec cette histoire? +Peu m'importe la fée; vous m'avez dit que vous vouliez emmener +mademoiselle dans la lune. + +-- Mademoiselle est une fée, ajouta-t-il mystérieusement. + +Je dis alors à Adèle de ne point s'inquiéter de ces plaisanteries. +Elle, de son côté, fit provision d'esprit et déclara avec son +scepticisme français que M. Rochester était un vrai menteur, +qu'elle ne faisait aucune attention à ses contes de fées; que, du +reste, il n'y avait pas de fées, et que, quand même il y en +aurait, elles ne lui apparaîtraient certainement pas pour lui +donner un anneau et lui offrir d'aller vivre dans la lune. + +L'heure qu'on passa à Millcote fut un peu ennuyeuse pour moi. +M. Rochester me força à aller dans un magasin de soieries, et +voulut me faire choisir une demi-douzaine de robes; je n'en avais +nullement envie, et lui demandai de remettre tout cela à plus +tard: mais non, il fallut bien obéir. Tout ce que purent faire mes +supplications fut de réduire à deux robes seulement les six que +voulait me donner M. Rochester; mais il jura que ces deux-là +seraient choisies par lui. Je vis avec anxiété ses yeux se +promener sur les étoffes claires; enfin il se décida pour une soie +d'une riche couleur d'améthyste et pour un satin rose. Je +recommençai à lui parler tout bas et je lui dis qu'autant vaudrait +m'acheter une robe d'or et un chapeau d'argent; que certainement +je ne porterais jamais les étoffes qu'il avait choisies. Après +bien des difficultés, car il était inflexible comme la pierre, il +se décida à prendre une robe de satin noir et une autre de soie +gris perle: «Cela ira pour maintenant.» dit-il; mais il ajouta +qu'un jour à venir, il voulait me voir briller comme un parterre. + +Je me sentis soulagée quand nous fûmes sortis du magasin de +soieries et de la boutique du bijoutier. Plus M. Rochester me +donnait, plus mes joues devenaient brûlantes et plus j'étais +saisie d'ennui et de dégoût. Lorsque, fiévreuse et fatiguée, je +m'assis de nouveau dans la voiture, je me rappelai que les +derniers événements tristes et joyeux m'avaient complètement fait +oublier la lettre de mon oncle John Eyre à Mme Reed, ainsi que son +intention de m'adopter et de me léguer ses biens. «Ce serait un +soulagement pour moi d'avoir quelque chose qui m'appartînt, me +disais-je; je ne puis pas supporter d'être habillée comme une +poupée par M. Rochester, ou, seconde Danaé, de voir tomber tous +les jours autour de moi une pluie d'or. Dès que je serai rentrée, +j'écrirai à Madère, à mon oncle John, et je lui dirai avec qui je +vais me marier; si je savais qu'un jour je pourrais augmenter la +fortune de M. Rochester, je supporterais plus facilement les +dépenses qu'il fait maintenant pour moi.» Un peu soulagée par ce +projet, que je mis à exécution le jour même, je me hasardai encore +une fois à rencontrer le regard de mon maître qui me cherchait +toujours, bien que je détournasse sans cesse les yeux de son +visage; il sourit, et il me sembla que ce sourire était celui +qu'un sultan accorderait dans un jour d'amour et de bonheur à une +esclave enrichie par son or et ses bijoux. Je repoussai sa main +qui cherchait toujours la mienne, et je la retirai toute rouge de +ses étreintes passionnées. + +«Vous n'avez pas besoin de me regarder ainsi, dis-je, et si vous +continuez, je ne porterai plus jusqu'au dernier moment que ma +vieille robe de Lowood, et je me marierai avec cette robe de +guingan lilas; vous pourrez vous faire un habit de noce avec la +soie gris perle et une collection de gilets avec le satin noir.» + +Il me caressa et frotta ses mains. + +«Oh! quel bonheur de la voir et de l'entendre! s'écria-t-il; comme +elle est originale et piquante! je ne changerais pas cette petite +Anglaise contre tout le sérail du Grand Turc, contre les yeux de +gazelles et les tailles de houris.» + +Cette allusion orientale me déplut. + +«Je ne veux pas du tout remplacer un sérail pour vous, dis-je; si +ces choses-là vous plaisent, monsieur, allez sans retard dans les +bazars de Stamboul et dépensez en esclaves un peu de cet argent +que vous ne savez comment employer ici. + +-- Et que ferez-vous, Jane, pendant que j'achèterai toutes ces +livres de chair et toute cette collection d'yeux noirs? + +-- Je me préparerai à partir comme missionnaire pour prêcher la +liberté aux esclaves, ceux de votre harem y compris; je m'y +introduirai et j'exciterai la révolte; et vous, pacha, en un +instant vous serez enchaîné, et je ne briserai vos liens que +lorsque vous aurez signé la charte la plus libérale qui ait jamais +été imposée à un despote. + +-- Je consentirai bien à être à votre merci, Jane. + +-- Oh! je serais sans miséricorde, monsieur Rochester, surtout si +vos yeux avaient la même expression que maintenant; en voyant +votre regard, je serais certaine que vous ne signez la charte que +parce que vous y êtes forcé, et que votre premier acte serait de +la violer. + +-- Eh bien, Jane, que voudriez-vous donc? Je crains qu'outre le +mariage à l'autel, vous ne me forciez à accepter toutes les +cérémonies d'un mariage du monde. Je vois que vous ferez vos +conditions: quelles seront-elles? + +-- Je ne vous demande qu'un esprit facile, monsieur, et qui sache +se dégager des obligations du monde. Vous rappelez-vous ce que +vous m'avez dit de Céline Varens, des diamants et des cachemires +que vous lui avez donnés? Je ne veux pas être une autre Céline +Varens; je continuerai à être la gouvernante d'Adèle; je gagnerai +ainsi ma nourriture, mon logement et trente livres par an; je +subviendrai moi-même aux dépenses de ma toilette, et vous ne me +donnerez rien, si ce n'est... + +-- Si ce n'est quoi? + +-- Votre affection; et si je vous donne la mienne en retour, nous +serons quittes. + +-- Eh bien, dit-il, vous n'avez pas votre égale en froide +impudence et en orgueil sauvage! Mais voilà que nous approchons de +Thornfield. Vous plaira-t-il de dîner avec moi? me demanda-t-il, +lorsque nous franchîmes les portes du parc. + +-- Non, monsieur, je vous remercie. + +-- Et pourrai-je connaître la raison de votre refus? + +-- Je n'ai jamais dîné avec vous, monsieur, et je ne vois aucune +raison pour le faire jusqu'à... + +-- Jusqu'à quand? vous aimez les moitiés de phrase. + +-- Jusqu'à ce que je ne puisse pas faire autrement. + +-- Croyez-vous que je mange en ogre ou en goule, que vous craignez +de m'avoir comme compagnon de vos repas? + +-- Je n'ai jamais pensé cela, monsieur; mais je désire continuer +mes anciennes habitudes pendant un mois encore. + +-- Vous voulez renoncer d'un seul coup à votre esclavage. + +-- Je vous demande pardon, monsieur; je continuerai comme +autrefois. Je resterai loin de vous tout le jour, comme je l'ai +fait jusqu'ici; vous pourrez m'envoyer chercher le soir quand vous +désirerez me voir, et alors je viendrai, mais à aucun autre +moment. + +-- Je voudrais fumer, Jane, ou avoir une pincée de tabac pour +m'aider à supporter tout cela, pour me donner une contenance, +comme dirait Adèle; malheureusement je n'ai ni ma boîte à cigares +ni ma tabatière. Écoutez; c'est maintenant votre tour, petit +tyran, mais ce sera bientôt le mien, et quand je me serai emparé +de vous, je vous attacherai (au figuré) à une chaîne comme celle- +ci, dit-il en montrant la chaîne de sa montre; oui, chère enfant, +je vous porterai bien près de mon coeur, de peur de perdre mon +plus précieux bijou.» + +Il dit cela en m'aidant à descendre de la voiture, et, pendant +qu'il prenait Adèle, j'entrai dans la maison et je me hâtai de +monter l'escalier. + +Il me fit venir près de lui tous les soirs. Je lui avais préparé +une occupation, car j'étais décidée à ne pas passer ce long tête- +à-tête en conversation; je me rappelais sa belle voix et je savais +qu'il aimait à chanter comme presque tous les bons chanteurs. Je +ne chantais pas bien, et, ainsi qu'il l'avait lui-même déclaré, je +n'étais pas bonne musicienne; mais je me plaisais beaucoup à +entendre une musique bien exécutée. À peine le crépuscule, cette +heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployé sa +bannière d'étoiles, que j'ouvris le piano et que je le priai pour +l'amour de Dieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu'il était +capricieux et qu'il préférerait chanter une autre fois; mais je +lui répondis que le moment ne pouvait être plus favorable. Il me +demanda si sa voix me plaisait. + +«Beaucoup,» répondis-je. + +Je n'aimais pas à flatter sa vanité; mais cette fois je désirais +l'exciter pour arriver plus vite à mon but. + +«Alors, Jane, il faut jouer l'accompagnement. + +-- Très bien, monsieur; je vais essayer. + +J'essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et +appelée petite maladroite; il me poussa de côté sans cérémonie: +c'était justement ce que je désirais. Il prit ma place et +s'accompagna lui-même; car il jouait aussi bien qu'il chantait. Il +me relégua dans l'embrasure de la fenêtre, et, pendant que je +regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles +suivantes, sur un air suave et doux: + + +«L'amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un coeur +répandait par de rapides tressaillements la vie dans chacune de +mes veines. + +«Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma +tristesse: tout ce qui pouvait retarder ses pas glaçait le sang +dans mes veines. + +«Je m'étais dit qu'être aimé comme j'aimais serait pour moi un +bonheur infini, et je fis d'ardents efforts pour y arriver. + +«Mais l'espace qui nous séparait était aussi large, aussi +dangereux à franchir et aussi difficile à frayer que les vagues +écumeuses de l'Océan vert. + +«Il n'était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands +dans les bois et les lieux solitaires; car le pouvoir et la +justice, le malheur et la haine étaient entre nous. + +«Je bravai le danger; je méprisai les obstacles; je défiai les +mauvais présages; je passai impétueusement au-dessus de tout ce +qui me fatiguait, m'avertissait et me menaçait. + +«Et mon arc-en-ciel s'étendit rapide comme la lumière, il +s'étendit comme dans un rêve; cet enfant de la pluie et du soleil +s'éleva glorieusement devant mon regard. + +«Mais ce signe solennel de la joie brille doucement sur des nuages +d'une triste teinte; cependant peu m'importe pour le moment de +savoir si des malheurs pesants et douloureux sont proches. + +«Je n'y pense pas dans ce doux instant, et pourtant tout ce que +j'ai renversé peut arriver sur des ailes fortes et agiles pour +demander vengeance. + +«La haine orgueilleuse peut me frapper et me faire tomber; la +justice, m'opposer d'invincibles obstacles; le pouvoir oppresseur +peut, d'un regard irrité, me jurer une inimitié éternelle. + +«Mais avec une noble fidélité, celle que j'aime a placé sa petite +main dans les miennes, et a juré que les liens sacrés du mariage +nous uniraient tous deux. + +«Mon amour m'a promis de vivre et de mourir avec moi; son serment +a été scellé par un baiser; j'ai donc enfin le bonheur infini que +j'avais rêvé: je suis aimé comme j'aime.» + + +Il se leva et s'avança vers moi; sa figure était brûlante, ses +yeux de faucon brillaient; chacun de ses traits annonçait la +tendresse et la passion. Je fus embarrassée un moment, puis je me +remis; je ne voulais pas de scènes sentimentales ni d'audacieuses +déclarations: j'en étais menacée; il fallait préparer une arme +défensive. Lorsqu'il s'approcha de moi, je lui demandai avec +aigreur qui il comptait épouser. + +«C'est une étrange question dans la bouche de ma Jane chérie.» me +dit-il. + +Je déclarai que je la trouvais très naturelle et même très +nécessaire. Il avait dit que sa femme mourrait avec lui: qu'est-ce +que cela signifiait? je n'avais nullement l'intention de mourir +avec lui, il pouvait bien y compter. + +Il me répondit que tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il +demandait, c'était de me voir vivre près de lui, que la mort +n'était pas faite pour moi. + +«Si, en vérité, repris-je: j'ai tout aussi bien le droit de mourir +que vous, lorsque mon temps sera venu; mais j'attendrai le moment +et je ne le devancerai pas.» + +Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et +sceller mon pardon d'un baiser. + +Je le priai de m'excuser; car je n'avais nulle envie de +l'embrasser. + +Alors il s'écria que j'étais une petite créature bien dure; et il +ajouta que toute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant +de semblables strophes à sa louange. + +Je lui déclarai que j'étais naturellement dure et inflexible, +qu'il aurait de nombreuses occasions de le voir, et que, du reste, +j'étais décidée à lui montrer bien des côtés bizarres de ma +nature, pendant les quatre semaines qui allaient venir, afin qu'il +sût à quoi il s'engageait, alors qu'il était encore temps de se +rétracter. + +Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement. + +Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je +me flattais de parler raisonnablement. + +Il s'agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements +d'impatience. «Très bien, pensai-je; vous pouvez vous remuer et +vous mettre en colère, si cela vous plaît; mais je suis persuadée +que c'est là la meilleure conduite à tenir avec vous. Je vous aime +plus que je ne puis le dire; mais je ne veux pas tomber dans une +exagération de sentiment; je veux, par l'aigreur de mes réponses, +vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moi une +distance qui sera favorable à tous deux.» + +Peu à peu il arriva à une grande irritation; lorsqu'il se fut +retiré dans un coin obscur, tout au bout de la chambre, je me +levai, et je dis de ma voix ordinaire et avec mon respect +accoutumé: + +«Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur!» Puis je gagnai la +porte de côté et je sortis. + +Je continuai le même système pendant les quatre semaines +d'épreuve, et j'eus un succès complet. Il était souvent rude et de +mauvaise humeur; néanmoins je voyais bien qu'il se maintenait dans +d'excellentes dispositions: la soumission d'un agneau, la +sensibilité d'une tourterelle auraient mieux nourri son +despotisme; mais cette conduite plaisait à son jugement, +satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec ses +goûts. + +Devant les étrangers, j'étais comme autrefois calme et +respectueuse: une conduite différente eût été déplacée; c'était +seulement dans les conversations du soir que je l'irritais et +l'affligeais ainsi. Il continuait à m'envoyer chercher au moment +où l'horloge sonnait sept heures; mais, quand j'apparaissais, il +n'avait plus sur les lèvres ces doux mots: «Mon amour,» et «Ma +chérie;» les meilleures expressions qu'il eût à mon service, +étaient: «Poupée provoquante, fée malicieuse, esprit mobile;» les +grimaces avaient pris la place des caresses. Au lieu de me donner +une poignée de main, il me pinçait le bras; au lieu de m'embrasser +le cou, il me tirait l'oreille: j'en étais contente; je préférais +ces rudes faveurs à des avances trop tendres. Je voyais que +Mme Fairfax m'approuvait; son inquiétude sur mon compte +disparaissait; j'étais sûre que ma conduite était bonne. +M. Rochester déclarait qu'il en était fatigué, mais que, du reste, +il se vengerait prochainement. Je riais tout bas de ses menaces: +«Je puis vous forcer à être raisonnable maintenant, pensais-je, et +je le pourrai bien aussi plus tard; si un moyen perd sa vertu, +nous en chercherons un autre.» + +Cependant ma tâche n'était pas facile; bien souvent j'aurais +préféré lui plaire que de l'irriter. Il était devenu pour moi plus +que tout au monde, plus que les espérances divines elles-mêmes; il +était venu se placer entre moi et toute pensée religieuse, comme +une éclipse entre l'homme et le soleil. La créature ne me ramenait +pas au créateur, car de l'homme j'avais fait un Dieu. + + + +CHAPITRE XXV + +Le mois accordé par M. Rochester était écoulé; on pouvait compter +les heures qui restaient: il n'y avait plus moyen de reculer le +jour du mariage, tout était prêt. Moi, du moins, je n'avais plus +rien à faire; mes malles étaient fermées, ficelées et rangées le +long du mur de ma petite chambre; le lendemain elles devaient +rouler sur la route de Londres avec moi, ou plutôt avec une Jane +Rochester que je ne connaissais pas. Il n'y avait plus qu'à clouer +les adresses sur les malles. + +M. Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de +carton: «Mme Rochester, hôtel de... à Londres»; mais je n'avais +pas pu me décider à les placer sur les caisses. Mme Rochester! +elle n'existait pas et elle ne naîtrait pas d'ici au lendemain +matin. Je voulais la voir avant de déclarer que toutes ces choses +lui appartenaient. C'était bien assez que, dans le petit cabinet +toilette, des vêtements qu'on disait être à elle eussent remplacé +ma robe de Lowood et mon chapeau de paille; car certainement cette +robe gris perle, ce voile léger suspendus au portemanteau, +n'étaient point à moi. Je fermai la porte pour ne pas apercevoir +ces vêtements, qui, grâce à leur couleur claire, formaient comme +une lueur fantastique dans l'obscurité de ma chambre. «Restez +seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges! Je suis +fiévreuse! j'entends le vent siffler, et je vais descendre pour me +rafraîchir à son souffle.» + +Je n'étais pas agitée seulement par l'activité des préparatifs et +par la pensée de la vie nouvelle qui demain allait commencer pour +moi. Ces deux choses concouraient sans doute à me donner cette +agitation, qui me poussa à errer dans les champs à une heure aussi +avancée; mais il y avait une troisième cause plus forte que les +autres. + +Mon coeur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse; il +m'était arrivé une chose que je ne pouvais comprendre; seule, j'en +avais connaissance. L'événement avait eu lieu la nuit précédente. +Ce jour-là, M. Rochester s'était absenté de la maison et n'était +point encore revenu; des affaires l'avaient appelé dans une de ses +terres, éloignée d'une trentaine de milles, et il fallait qu'il +s'en occupât lui-même avant de quitter l'Angleterre. J'attendais +son retour pour soulager mon esprit et chercher avec lui la +solution de cette énigme qui m'inquiétait. Lecteurs, attendez avec +moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai +mon secret. + +Je me dirigeai du côté du verger, afin d'y trouver un abri contre +le vent qui, pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans +pourtant amener une goutte de pluie. Au lieu de cesser, il +semblait augmenter ses mugissements; les arbres pliaient tous du +même côté, sans jamais se tordre en différents sens; ils +relevaient leurs branches à peine une fois dans une heure, tant +était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers +le nord. Les nuages couraient rapides et épais d'un pôle à +l'autre; et, dans cette journée de juillet, on n'avait pas vu un +coin de ciel bleu. + +J'éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à +étourdir mon esprit troublé, au sein de ce torrent d'air qui +mugissait dans l'espace. Après avoir descendu l'allée de lauriers, +je regardai le marronnier frappé par la foudre. Il était noir et +flétri; le tronc fendu bâillait comme un fantôme; les deux côtés +de l'arbre n'étaient pas complètement séparés l'un de l'autre, la +base vigoureuse et les fortes racines les unissaient encore; mais +la vie était détruite, la sève ne pouvait plus couler. De chaque +côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et le +prochain orage ne devait pas laisser l'arbre debout; mais, pour le +moment, ces deux morceaux semblaient encore former un tout: +c'était une ruine, mais une ruine entière. + +«Vous faites bien de vous tenir serrés l'un contre l'autre, dis- +je, comme si le fantôme eût pu m'entendre; vous êtes brisés et +déchirés, et pourtant il doit y avoir encore un peu de vie en +vous, à cause de l'union de vos fidèles racines. Vos feuilles ne +reverdiront plus; les oiseaux ne viendront plus sur vos branches +pour chanter et faire leurs nids; le temps de l'amour et du +plaisir est passé; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir, +car chacun de vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au +jour de sa ruine.» + +À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait; son +disque était d'un rouge sang et à moitié voilé par les nuages; +elle sembla me jeter un regard sauvage et terrible, puis se cacha +rapidement derrière les nuages. Le vent cessa un instant de mugir +dans Thornfield; mais, dans les bois et les ruisseaux lointains, +on entendit des gémissements mélancoliques: c'était si triste que +je m'éloignai en courant. + +J'errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le +gazon était couvert; je m'amusai à séparer celles qui étaient +mûres, et je les portai dans l'office, puis je remontai dans la +bibliothèque pour m'assurer si le feu était allumé: car, bien +qu'on fût en été, je savais que, par cette triste soirée, +M. Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était +allumé depuis quelque temps, et brûlait activement; je plaçai le +fauteuil de M. Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la +table à côté; je baissai les rideaux, et je fis apporter des +bougies toutes prêtes à être allumées. Lorsque j'eus achevé ces +préparatifs, j'étais plus agitée que jamais; je ne pouvais ni +rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans la +chambre et l'horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en +même temps. + +«Comme il est tard! me dis-je; je m'en vais aller devant les +portes du parc; la lune brille par moments; on voit assez loin sur +la route; peut-être arrive-t-il maintenant; en allant à sa +rencontre, j'éviterai quelques moments d'attente.» + +Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte; +mais, aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était +tranquille et solitaire; excepté lorsqu'un nuage venait obscurcir +la lune, le chemin n'offrait aux regards qu'une ligne longue, pâle +et sans animation. + +Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement et +d'impatience; honteuse, je l'essuyai rapidement. J'errai encore +quelque temps: la lune avait entièrement disparu derrière des +nuages épais; la nuit devenait de plus en plus sombre, et la pluie +augmentait. + +«Je voudrais le voir venir! je voudrais le voir venir! m'écriai- +je, saisie d'un accès de mélancolie. J'espérais qu'il arriverait +avant le thé; voilà la nuit. Qu'est-ce qui peut le retarder? Lui +est-il arrivé quelque accident?» + +L'événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon +esprit; j'y vis l'annonce d'un malheur. J'avais peur que mes +espérances ne fussent trop belles pour se réaliser; j'avais été si +heureuse ces derniers temps, que je craignais que mon bonheur ne +fût arrivé au faite et ne dût commencer son déclin. + +«Eh bien! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison; je ne +pourrai pas rester assise au coin du feu, pendant que je le sais +dehors par ce mauvais temps. J'aime mieux avoir les membres +fatigués que le coeur triste; je m'en vais aller à sa rencontre.» + +Je sortis; j'allai vite, mais pas loin. Je n'avais pas fait un +quart de mille que j'entendis le pas d'un cheval; un cavalier +arriva au grand galop; un chien courait à ses côtés. Plus de +tristes pressentiments; c'était lui! il arrivait monté sur Mesrour +et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s'était dégagée des +nuages et brillait dans le ciel; il prit son chapeau et le remua +au-dessus de sa tête; je courus à sa rencontre. + +«Ah! s'écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers +moi, vous ne pouvez pas vous passer de moi, c'est évident; mettez +le pied sur mon éperon, donnez-moi vos deux mains et montez.» + +J'obéis, la joie me rendit agile; je sautai devant lui; je reçus +un baiser, et je supportai mon triomphe le mieux possible. Dans +son exaltation, il s'écria: + +«Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à +une heure semblable? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle? + +-- Non; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne +pouvais pas vous attendre tranquillement à la maison, surtout par +cette pluie et ce vent. + +-- Du vent et de la pluie, en vérité? Vous êtes mouillée comme une +nymphe des eaux; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me +semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont +brûlantes. Je vous le demande encore, n'y a-t-il rien? + +-- Non, monsieur, rien maintenant; je ne suis plus ni effrayée ni +malheureuse. + +-- Alors vous l'avez été? + +-- Un peu; je vous raconterais cela plus tard, monsieur; mais je +suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude. + +-- Je rirai de bon coeur, lorsque la matinée de demain sera +passée; jusque-là je n'ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de +ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à +prendre qu'une anguille, aussi épineuse qu'un buisson de roses; +partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë; et +maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau +plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour +chercher votre berger, n'est-ce pas, Jane? + +-- J'avais besoin de vous; mais ne vous félicitez pas trop tôt. +Nous voici arrivés à Thornfield; laissez-moi descendre.» + +Il me déposa à terre; John vint prendre le cheval, et M. Rochester +me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de +vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment +où j'allais monter l'escalier, il m'arrêta et me fit promettre de +ne pas être lente: je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq +minutes je le rejoignis; il était à souper. + +«Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S'il plaît à Dieu, +après ce repas vous n'en prendrez plus qu'un à Thornfield, d'ici à +longtemps du moins.» + +Je m'assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas +manger. + +«C'est à cause de votre voyage de demain, Jane; la pensée que vous +allez voir Londres vous ôte l'appétit. + +-- Ce projet n'est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne +puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce +soir; tout dans la vie me semble manquer de réalité. + +-- Excepté moi; je suis bien chair et os, touchez-moi. + +-- Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme; vous êtes un +véritable rêve.» + +Il étendit sa main en riant. + +«Cela est-il un rêve?» dit-il en la posant sur mes yeux. + +Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et +vigoureux. + +«Oui, lorsque je la touche, c'est un rêve, dis-je en l'éloignant +de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper? + +-- Oui, Jane.» + +Je sonnai et je fis retirer le plateau. Lorsque nous fûmes seuls +de nouveau, j'attisai le feu et je m'assis sur une chaise basse +aux pieds de mon maître. + +«Il est près de minuit, dis-je. + +-- Oui; mais rappelez-vous, Jane, que vous m'avez promis de +veiller avec moi la nuit qui précéderait mon mariage. + +-- Oui, et je tiendrai ma promesse, au moins pour une heure ou +deux; je n'ai point envie d'aller me coucher. + +-- Tous vos préparatifs sont-ils finis? + +-- Tous, monsieur. + +-- Les miens aussi; j'ai tout arrangé. Nous quitterons Thornfield +demain matin, une demi-heure après notre retour de l'église. + +-- Très bien, monsieur. + +-- En prononçant ce mot-là, vous avez souri étrangement, Jane; +comme vos joues se sont colorées et comme vos yeux brillent! Êtes- +vous bien portante? + +-- Je le crois. + +-- Vous le croyez! Mais qu'y a-t-il donc? dites-moi ce que vous +éprouvez. + +-- Je ne le puis pas, monsieur, aucune parole ne peut exprimer ce +que j'éprouve. Je voudrais que cette heure durât toujours; qui +sait ce qu'amènera la prochaine? + +-- C'est de la mélancolie, Jane; vous avez été trop excitée ou +trop fatiguée. + +-- Monsieur, vous sentez-vous calme et heureux? + +-- Calme, non, mais heureux jusqu'au fond du coeur.» + +Je regardai et je cherchai à lire la joie sur son visage; je +remarquai sur sa figure une expression ardente. + +«Confiez-vous à moi, Jane, me dit-il; soulagez votre esprit du +poids qui l'opprime en le partageant avec moi; que craignez-vous? +Avez-vous peur de ne pas trouver en moi un bon mari? + +-- Aucune pensée n'est plus éloignée de mon esprit. + +-- Craignez-vous le monde nouveau dans lequel vous allez entrer, +la vie qui va commencer pour vous? + +-- Non. + +-- Jane, vous m'intriguez; votre regard et votre voix annoncent +une douloureuse audace qui m'étonne et m'attriste; j'ai besoin +d'une explication. + +-- Alors, monsieur, écoutez-moi. La nuit dernière vous n'étiez pas +à la maison. + +-- Non, je le sais; et il y a quelques instants vous avez parlé +d'une chose qui avait eu lieu en mon absence. Sans doute ce n'est +rien d'important, mais enfin cela vous a troublée; racontez-le +moi. Peut-être Mme Fairfax vous a-t-elle dit quelque chose, ou +peut-être avez-vous entendu une conversation des domestiques; et +votre dignité trop délicate aura été blessée. + +-- Non, monsieur.» + +Minuit sonnait; j'attendis que le timbre eût cessé son bruit +argentin et l'horloge ses sonores vibrations, puis je continuai: + +«Hier, toute la journée, j'ai été très occupée et très heureuse au +milieu de cette incessante activité; car je n'ai aucune crainte en +entrant dans cette vie nouvelle, comme vous semblez le croire: +c'est au contraire une grande joie pour moi d'avoir l'espérance de +vivre avec vous, parce que je vous aime. Non, monsieur, ne me +faites aucune caresse maintenant, laissez-moi parler sans +m'interrompre. Hier j'avais foi en la Providence et je croyais que +tout travaillait à notre bonheur; la journée avait été belle, si +vous vous le rappelez, l'air était si doux que je ne pouvais rien +craindre pour vous. Le soir je me promenai quelques instants +devant la maison en pensant à vous; je vous voyais en imagination +tout près de moi, et votre présence me manquait à peine. Je +pensais à l'existence qui allait commencer pour moi, je pensais à +la vôtre aussi, plus vaste et plus agitée que la mienne, de même +que la mer profonde qui reçoit dans son sein tous les petits +ruisseaux est aussi plus vaste et plus agitée que l'eau basse d'un +détroit resserré entre les terres. Je me demandais pourquoi les +philosophes appelaient ce monde un triste désert; pour moi, il me +semblait rempli de fleurs. Lorsque le soleil se coucha, l'air +devint froid et le ciel se couvrit de nuages; je rentrai. Sophie +m'appela pour regarder ma robe de mariée qu'on venait d'apporter, +et au fond de la boîte je trouvai votre présent, le voile, que +dans votre extravagance princière vous aviez fait venir de +Londres; je suppose que, comme j'avais refusé les bijoux, vous +aviez voulu me forcer à accepter quelque chose d'aussi précieux. +Je souris en le dépliant, et je me demandai comment je vous +taquinerais sur votre goût aristocratique et vos efforts à +déguiser votre fiancée plébéienne sous les vêtements de la fille +d'un pair; je cherchais comment je m'y prendrais pour venir vous +montrer le voile de blonde brodée que j'avais moi-même préparé +pour recouvrir ma tête. Je vous aurais demandé si ce n'était pas +suffisant pour une femme qui ne pouvait apporter à son mari ni +fortune, ni beauté, ni relations; je voyais d'avance votre regard, +j'entendais votre impétueuse réponse républicaine; je vous +entendais déclarer avec dédain que vous ne désiriez pas augmenter +vos richesses ou obtenir un rang plus élevé en épousant soit une +bourse, soit un nom. + +-- Comme vous lisez bien en moi, petite sorcière! s'écria +M. Rochester. Mais qu'avez-vous trouvé dans le voile, sinon des +broderies? Recouvrait-il une épée ou du poison, que votre regard +devient si lugubre? + +-- Non, non, monsieur, la délicatesse et la richesse du tissu ne +recouvraient rien, sinon l'orgueil des Rochester; mais je suis +habituée à ce démon, et il ne m'effraye plus. Cependant, à mesure +que l'obscurité approchait, le vent augmentait; hier soir il ne +soufflait pas avec violence comme aujourd'hui, mais il faisait +entendre un gémissement triste et bien plus lugubre: j'aurais +voulu que vous fussiez à la maison. J'entrai ici, la vue de cette +chaise vide et de ce foyer sans flamme me glaça. Quelque temps +après, j'allai me coucher, mais je ne pus pas dormir: j'étais +agitée par une anxiété que je ne pouvais comprendre; le vent qui +s'élevait toujours semblait chercher à voiler quelque son +douloureux. D'abord je ne pus pas me rendre compte si ces sons +venaient de la maison ou du dehors; ils se renouvelaient sans +cesse, aussi douloureux et aussi vagues; enfin je pensai que ce +devait être quelque chien hurlant dans le lointain. Je fus +heureuse lorsque le bruit cessa; mais cette nuit sombre et triste +me poursuivit dans mes rêves; tout en dormant, je continuais à +désirer votre présence, et j'éprouvais vaguement le sentiment +pénible qu'une barrière nous séparait. Pendant le commencement de +mon sommeil, je croyais suivre les sinuosités d'un chemin inconnu; +une obscurité complète m'environnait; la pluie mouillait mes +vêtements. Je portais un tout petit enfant, trop jeune et trop +faible pour marcher; il frissonnait dans mes bras glacés et +pleurait amèrement. Je croyais, monsieur, que vous étiez sur la +route beaucoup en avant, et je m'efforçais de vous rejoindre; je +faisais efforts sur efforts pour prononcer votre nom et vous prier +de vous arrêter: mais mes jambes étaient enchaînées, mes paroles +expiraient sur mes lèvres, et, pendant ce temps, je sentais que +vous vous éloigniez de plus en plus. + +-- Et ces rêves pèsent encore sur votre esprit, Jane, maintenant +que je suis près de vous, nerveuse enfant! Oubliez des malheurs +fictifs, pour ne penser qu'au bonheur véritable. Vous dites que +vous m'aimez, Jane, je ne l'oublierai pas, et vous ne pouvez plus +le nier; ces mots-là n'ont pas expiré sur vos lèvres, je les ai +bien entendus; ils étaient clairs et doux, peut-être trop +solennels, mais doux comme une musique Vous m'avez dit: «Il est +beau pour moi d'avoir l'espérance de vivre avec vous, Édouard, +parce que je vous aime.» M'aimez-vous, Jane? répétez-le encore. + +-- Oh! oui, monsieur, je vous aime de tout mon coeur. + +-- Eh bien, dit-il, après quelques minutes de silence, c'est +étrange, ce que vous venez de dire m'a fait mal. Je pense que +c'est parce que vous l'avez dit avec une énergie si profonde et si +religieuse, parce que dans le regard que vous avez fixé sur moi il +y avait une foi, une fidélité et un dévouement si sublimes, que +j'ai cru voir un esprit près de moi et que j'en ai été ébloui. +Jane, regardez-moi comme vous savez si bien regarder; lancez-moi +un de vos sourires malins et provoquants; dites-moi que vous me +détestez, taquinez-moi, faites tout ce que vous voudrez, mais ne +m'agitez pas; j'aime mieux être irrité qu'attristé. + +-- Je vous taquinerai tant que vous voudrez quand j'aurai achevé +mon récit; mais écoutez-moi jusqu'au bout. + +-- Je croyais, Jane, que vous m'aviez tout dit, et que votre +tristesse avait été causée par un rêve.» + +Je secouai la tête. + +«Quoi! s'écria-t-il, y a-t-il encore quelque chose? mais je ne +veux pas croire que ce soit rien d'important; je vous avertis +d'avance de mon incrédulité. Continuez.» + +Son air inquiet, l'impatience craintive que je remarquais dans ses +manières, me surprirent; néanmoins, je poursuivis. + +«Je fis un autre rêve, monsieur; Thornfield n'était plus qu'une +ruine déserte, et servait de retraite aux chauves-souris et aux +hiboux; de toute la belle façade, il ne restait qu'un mur très +élevé, mais mince et qui semblait fragile; par un clair de lune, +je me promenais sur l'herbe qui avait poussé à la place du château +détruit; je heurtais tantôt le marbre d'une cheminée, tantôt un +fragment de corniche. Enveloppée dans un châle, je portais +toujours le petit enfant inconnu; je ne pouvais le déposer nulle +part, malgré la fatigue que je ressentais dans les bras; bien que +son poids empêchât ma marche, il fallait le garder. J'entendais +sur la route le galop d'un cheval; j'étais persuadée que c'était +vous, et que vous vous en alliez dans une contrée lointaine pour +bien des années. Je montai sur le mur avec une rapidité fiévreuse +et imprudente, désirant vous apercevoir une dernière fois: les +pierres roulèrent sous mes pieds; les branches de lierre +auxquelles je m'étais accrochée se brisèrent; l'enfant effrayé me +prit par le cou et faillit m'étrangler. Enfin, j'arrivai au haut +du mur; je vous aperçus comme une tache sur une ligne blanche; à +chaque instant vous paraissiez plus petit le vent soufflait si +fort que je ne pouvais pas me tenir. Je m'assis sur le mur et +j'apaisai l'enfant sur mon sein. Je vous vis tourner un angle de +la route, je me penchai pour vous voir encore; le mur éboula un +peu; je fus effrayée, l'enfant glissa de mes genoux, je perdis +l'équilibre, je tombai et je m'éveillai. + +-- Maintenant, Jane, est-ce tout? + +-- C'est toute la préface, monsieur; l'histoire va venir. Lorsque +je m'éveillai, un rayon passa devant mes yeux. «Oh! voilà le jour +qui commence,» pensai-je; mais je m'étais trompée: c'était la +lumière d'une chandelle. Je supposai que Sophie était entrée; il y +avait une bougie sur la table de toilette, et la porte du petit +cabinet où, avant de me coucher, j'avais suspendu ma robe de +mariée et mon voile, était ouverte. J'entendis du bruit; je +demandai aussitôt: «Sophie, que faites-vous là?» Personne ne +répondit; mais quelqu'un sortit du cabinet, prit la chandelle et +examina les vêtements suspendus au portemanteau. «Sophie, Sophie» +m'écriai-je de nouveau, et tout demeura silencieux. Je m'étais +levée sur mon lit, et je me penchais en avant; je fus d'abord +étonnée, puis tout à fait égarée. Mon sang se glaça dans mes +veines. Monsieur Rochester, ce n'était ni Sophie, ni Leah, ni +Mme Fairfax; ce n'était même pas, j'en suis bien sûre, cette +étrange femme que vous avez ici, Grace Poole. + +-- Il fallait bien que ce fût l'une d'elles, interrompit mon +maître. + +-- Non, monsieur, je vous assure que non; jamais je n'avais vu +dans l'enceinte de Thornfield celle qui était devant moi. La +taille, les contours, tout était nouveau pour moi. + +-- Faites-moi son portrait, Jane. + +-- Elle m'a paru grande et forte; ses cheveux noirs et épais +pendaient sur son dos. Je ne sais quel vêtement elle portait: il +était blanc et droit; mais je ne puis vous dire si c'était une +robe, un drap, ou un linceul. + +-- Avez-vous vu sa figure? + +-- Pas dans le premier moment; mais bientôt elle décrocha mon +voile, le souleva, le regarda longtemps et, le jetant sur sa tête, +se tourna vers une glace; alors je vis parfaitement son visage et +ses traits dans le miroir. + +-- Et comment étaient-ils? + +-- Ils me parurent effrayants; oh! monsieur, jamais je n'ai vu une +figure semblable: son visage était sauvage et flétri; je voudrais +pouvoir oublier ces yeux injectés qui roulaient dans leur orbite +et ces traits noirs et gonflés. + +-- Les fantômes sont généralement pâles, Jane. + +-- Celui-là, monsieur, était d'une couleur pourpre; il avait les +lèvres noires et enflées, le front sillonné, les sourcils foncés +et placés beaucoup au-dessus de ses yeux rouge sang. Voulez-vous +que je vous dise qui ce fantôme m'a rappelé? + +-- Oui, Jane. + +-- Eh bien! il m'a rappelé le spectre allemand qu'on nomme +vampire. + +-- Eh bien! que fit-il? + +-- Monsieur, il retira mon voile de dessus sa tête, le déchira en +deux, le jeta à terre et le foula aux pieds. + +-- Après? + +-- Il souleva le rideau de la fenêtre et regarda dehors; peut-être +vit-il le jour poindre, car il prit la chandelle et se dirigea +vers la porte; mais le fantôme s'arrêta devant mon lit, ses yeux +flamboyants se fixèrent sur moi. Il approcha sa lumière tout près +de ma figure et l'éteignit sous mes yeux; je sentis que son +terrible visage était tout près du mien, et je perdis +connaissance; pour la seconde fois de ma vie seulement, je +m'évanouis de peur. + +-- Qui était avec vous, lorsque vous recouvrâtes vos sens? + +-- Personne, monsieur, il faisait grand jour. Je me levai; je me +baignai la tête dans l'eau; je bus; je me sentais faible, mais +nullement malade, et je résolus de ne raconter mon aventure qu'à +vous seul. Maintenant, monsieur, dites-moi quelle était cette +femme. + +-- Une création de votre cerveau exalté, c'est certain; il faut +que je prenne grand soin de vous, mon trésor: des nerfs comme les +vôtres demandent des ménagements. + +-- Monsieur, soyez sûr que mes nerfs n'ont rien à faire là dedans; +la vision est réelle, tout ce que je vous ai raconté a eu lieu. + +-- Et vos rêves précédents étaient-ils réels aussi? Le château de +Thornfield est-il en ruine? Suis-je séparé de vous par +d'insurmontables obstacles? Est-ce que je vous quitte sans une +larme, sans un baiser, sans une parole? + +-- Pas encore. + +-- Suis-je sur le point de le faire? Le jour qui doit nous lier à +jamais est déjà commencé, et, quand nous serons unis, je vous +assure que vous n'aurez plus de ces terreurs d'esprit. + +-- Des terreurs d'esprit, monsieur! Je voudrais pouvoir croire +qu'il en est ainsi; je le souhaite plus que jamais, puisque vous- +même ne pouvez pas m'expliquer ce mystère. + +-- Et puisque je ne le puis pas, Jane, c'est que la vision n'a pas +été réelle. + +-- Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit +la même chose, et que, pour raffermir mon courage, j'ai regardé +tous les objets qui me sont familiers et dont l'aspect était si +joyeux à la lumière du jour, j'aperçus la preuve évidente de ce +qui s'était passé: mon voile était jeté à terre et déchiré en deux +morceaux.» + +Je sentis M. Rochester tressaillir; il m'entoura rapidement de ses +bras. + +«Dieu soit loué, s'écria-t-il, que le voile seul ait été touché, +puisqu'un être malfaisant est venu près de vous la nuit dernière! +Oh! quand je pense à ce qui aurait pu arriver!...» + +Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je +pouvais à peine respirer. Après quelques minutes de silence, il +continua gaiement: + +«Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci: cette vision +est moitié rêve, moitié réalité; je ne doute pas qu'une femme ne +soit entrée dans votre chambre, et cette femme était, devait être +Grace Poole; vous-même l'appeliez autrefois une créature étrange, +et, d'après tout ce que vous savez, vous avez raison de la nommer +ainsi. Que m'a-t-elle fait? qu'a-t-elle fait à Mason? Plongée dans +un demi-sommeil, vous l'avez vue entrer et vous avez remarqué ce +qu'elle faisait: mais, fiévreuse et presque dans le délire, vous +l'avez vue telle qu'elle n'est pas. La figure enflée, les cheveux +dénoués, la taille d'une prodigieuse grandeur, tout cela n'est +qu'une invention de votre imagination, une suite de vos +cauchemars: le voile déchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne +d'elle. Vous allez me demander pourquoi je garde cette femme dans +ma maison. Lorsqu'il y aura un an et un jour que nous serons +mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant. Eh bien! Jane, +êtes-vous satisfaite? Acceptez-vous mon explication?» + +Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je +n'étais pas satisfaite; mais, pour plaire à M. Rochester, je +m'efforçai de le paraître: certainement j'étais soulagée. Je lui +répondis par un joyeux sourire, et comme une heure était sonnée +depuis longtemps, je me préparai à le quitter. + +«Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre des +enfants? me demanda-t-il en allumant sa bougie. + +-- Oui, monsieur, répondis-je. + +-- Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d'Adèle; +couchez avec elle cette nuit, Jane. Il n'y aurait rien d'étonnant +à ce que l'événement que vous m'avez raconté eût excité vos nerfs. +Je préfère que vous ne couchiez pas seule; promettez-moi d'aller +dans la chambre d'Adèle. + +-- J'en serai même très contente, monsieur. + +-- Fermez bien votre porte en dedans. Quand vous monterez, dites à +Sophie de vous éveiller de bonne heure; car il faut que vous soyez +habillée et que vous ayez déjeuné avant huit heures. Et +maintenant, plus de sombres pensées; chassez les tristes +souvenirs, Jane. Entendez-vous comme le vent est tombé? ce n'est +plus qu'un petit murmure; la pluie a cessé de battre contre les +fenêtres. Regardez, dit-il en soulevant le rideau, voilà une belle +nuit.» + +Il disait vrai: la moitié du ciel était entièrement pure; le vent +d'ouest soufflait, et les nuages fuyaient vers l'est en longues +colonnes argentées; la lune brillait paisiblement. + +«Eh bien! me dit M. Rochester en interrogeant mes yeux, comment se +porte ma petite Jane, maintenant? + +-- La nuit est sereine, monsieur, et je le suis également. + +-- Et cette nuit vous ne rêverez pas séparation et chagrin, mais +vos songes vous montreront un amour heureux et une union bénie.» + +La prédiction ne fut qu'à moitié accomplie: je ne fis pas de rêves +douloureux, mais je n'eus pas non plus de songes joyeux; car je ne +dormis pas du tout. La petite Adèle dans mes bras, je contemplai +le sommeil de l'enfance, si tranquille, si innocent, si peu +troublé par les passions, et j'attendis ainsi le jour; tout ce que +j'avais de vie s'agitait en moi. Aussitôt que le soleil se leva, +je sortis de mon lit. Je me rappelle qu'Adèle se serra contre moi +au moment où je la quittai; je l'embrassai et je dégageai mon cou +de sa petite main; je me mis à pleurer, émue par une étrange +émotion, et je quittai Adèle, de crainte de troubler par mes +sanglots son repos doux et profond. Elle semblait être l'emblème +de ma vie passée, et celui au-devant duquel j'allais bientôt me +rendre, le type redouté, mais adoré, de ma vie future et inconnue. + + + +CHAPITRE XXVI + +À sept heures, Sophie entra dans ma chambre pour m'habiller; ma +toilette dura longtemps, si longtemps, que M. Rochester, +impatienté de mon retard, envoya demander pourquoi je ne +descendais pas. Sophie était occupée à attacher mon voile (le +simple voile de blonde) à mes cheveux; je m'échappai de ses mains +aussitôt que je le pus. + +«Arrêtez, me cria-t-elle en français; regardez-vous dans la glace; +vous n'y avez pas encore jeté un seul coup d'oeil.» + +Je revins vers la glace et j'aperçus une femme voilée qui me +ressemblait si peu, que je crus presque voir une étrangère. + +«Jane!» cria une voix, et je me hâtai de descendre. + +Je fus reçue au bas de l'escalier par M. Rochester. + +«Petite flâneuse, me dit-il, mon cerveau est tout en feu +d'impatience, et vous me faites attendre si longtemps!» + +Il me fit entrer dans la salle à manger et m'examina +attentivement; il me déclara belle comme un lis, et prétendit que +je n'étais pas seulement l'orgueil de sa vie, mais aussi celle que +désiraient ses yeux; puis il me dit qu'il ne m'accordait que dix +minutes pour manger. Il sonna. Un domestique, nouvellement entré +dans la maison comme valet de pied, répondit à l'appel. + +«John prépare-t-il la voiture? demanda M. Rochester. + +-- Oui, monsieur. + +-- Les bagages sont-ils descendus? + +-- On s'en occupe, monsieur. + +-- Allez à la chapelle, et voyez si M. Wood (c'était le nom du +ministre) et son clerc sont arrivés; vous reviendrez me le dire.» + +L'église était juste au delà des portes. Le domestique fut bientôt +de retour. + +«M. Wood, dit-il, est arrivé; il s'habille. + +-- Et la voiture? + +-- Les chevaux sont attelés. + +-- Nous n'en aurons pas besoin pour aller à l'église; mais il faut +qu'elle soit prête à notre retour, les bagages arrangés et le +cocher sur son siège. + +-- Oui, monsieur. + +-- Jane, êtes-vous prête? + +Je me levai. Il n'y avait ni garçon ni fille d'honneur, ni parents +pour nous servir d'escorte, personne enfin que M. Rochester et +moi. Mme Fairfax était dans la grande salle lorsque nous y +passâmes; je lui aurais volontiers parlé, mais ma main était tenue +par une main d'airain, et je fus entraînée avec une telle rapidité +que j'avais peine à suivre mon maître: mais il suffisait de +regarder sa figure pour comprendre qu'il ne tolérerait pas une +seconde de retard. Je me demandais si jamais fiancé, à un tel +moment, avait eu, comme M. Rochester, un visage dont l'expression +indiquait la ferme volonté d'accomplir un projet à tout prix, ou +si jamais fiancé avait eu des yeux aussi brillants et aussi pleins +d'ardeur sous un front d'acier. + +Je ne sais pas si la journée était radieuse ou non; en descendant +vers l'église, je ne regardai ni le ciel ni la terre; mon coeur +était avec mes yeux, et tous deux n'étaient occupés que de +M. Rochester. J'aurais voulu voir la chose invisible sur laquelle +il paraissait attacher un regard ardent, pendant que nous +avancions; j'aurais voulu connaître la pensée qui semblait vouloir +s'emparer de lui avec force, et contre laquelle il avait l'air de +lutter. + +Il s'arrêta devant la porte du cimetière et s'aperçut que j'étais +hors d'haleine. + +«Je suis cruel dans mon amour, me dit-il; reposez-vous un instant; +appuyez-vous sur moi, Jane.» + +Je me rappelle encore la maison de Dieu, vieille et grise, et +s'élevant avec calme devant nous; une corneille volait autour du +clocher et se détachait sur un rude ciel du matin. Je me rappelle +aussi les tombes recouvertes de verdure, et je n'ai point oublié +deux étrangers qui se promenaient dans le cimetière et qui +lisaient les inscriptions gravées sur les tombeaux. Je les +remarquai, parce que, lorsqu'ils nous aperçurent, ils passèrent +derrière l'église; je pensai qu'ils allaient entrer par la porte +de côté et assister à la cérémonie. M. Rochester ne les remarqua +pas. Il était trop occupé à me regarder, car le sang avait un +moment quitté mon visage; je sentais mon front humide et mes +lèvres froides. Au bout de peu de temps, je fus remise, et alors +il s'avança doucement avec moi vers la porte de l'église. + +Nous entrâmes dans l'humble temple. Le prêtre était habillé et +nous attendait devant l'autel; le clerc se tenait à côté de lui. +Tout était tranquille. Deux ombres seulement s'agitaient dans un +coin éloigné. Je ne m'étais pas trompée: ils étaient entrés avant +nous et s'étaient placés tout près du caveau des Rochester; ils +nous tournaient le dos et pouvaient apercevoir à travers la +barrière le marbre d'une tombe terni par le temps, où un ange +agenouillé gardait les restes de Damer de Rochester, tué dans les +marais de Marston, à l'époque de la guerre civile, et de sa femme +Elisabeth. + +Nous prîmes nos places devant la barrière de communion. Ayant +entendu un pas léger derrière moi, je regardai par-dessus mon +épaule: un monsieur, l'un des étrangers, s'avançait vers nous. Le +service commença; on lut l'explication du mariage qui allait avoir +lieu; le ministre s'avança, et, s'inclinant légèrement devant +M. Rochester, continua: + +«Je vous demande et vous adjure tous deux (comme vous le ferez le +jour redoutable du jugement, où tous les secrets du coeur seront +découverts), si vous connaissez aucun empêchement à être unis +légitimement par le mariage, de le confesser ici; car soyez +certains que tous ceux qui ne sont pas unis dans les conditions +exigées de Dieu ne sont pas unis par lui, et leur mariage n'est +pas légitime.» + +Il s'arrêta, selon la coutume; ce silence n'est peut-être pas +interrompu une fois par siècle. Le prêtre, qui n'avait pas levé +les yeux de dessus son livre et n'avait retenu son souffle que +pour un instant, allait continuer; sa main était déjà étendue vers +M. Rochester, et ses lèvres s'entr'ouvraient pour demander: +«Déclarez-vous prendre cette jeune fille pour femme légitime?» +quand une voix claire et distincte s'écria: + +«Le mariage ne peut pas avoir lieu, il y a un empêchement.» + +Le ministre regarda celui qui venait de parler, et se tut, ainsi +que le clerc. + +M. Rochester tressaillit légèrement, comme si un tremblement de +terre eût agité le sol sous ses pieds; mais bientôt il dit, en se +raffermissant et sans tourner les yeux: + +«Monsieur le ministre, continuez la cérémonie.» + +Ces mots, prononcés d'une voix profonde, mais basse, furent suivis +d'un grand silence. M. Wood reprit: + +«Je ne puis pas continuer avant d'avoir examiné ce qui vient +d'être dit. Il faut que la vérité ou le mensonge me soit +clairement démontré. + +-- La cérémonie ne peut être poursuivie, ajouta la voix derrière +nous, car je suis à même de prouver ce que j'avance; il y a un +obstacle insurmontable.» + +M. Rochester entendit, mais ne sembla pas remarquer ces paroles; +il se tenait debout, immobile et froid; il ne fit qu'un seul +mouvement, et ce fut pour s'emparer de ma main. Oh! combien son +étreinte me parut forte et ardente! Son front ferme, pâle et +massif, était semblable au marbre des carrières; ses yeux +brillaient incisifs et farouches. + +M. Wood semblait embarrassé. + +«Et quel est cet empêchement? continua-t-il: on pourra peut-être +vaincre l'obstacle; expliquez-vous. + +-- Ce sera difficile; j'ai dit qu'il était insurmontable, et je ne +parle pas au hasard.» + +Celui qui avait parlé s'avança et s'appuya sur la barrière; il +continua, en articulant d'une voix ferme, calme, distincte, mais +basse: + +«L'empêchement consiste simplement en un premier mariage; +M. Rochester a une femme qui vit encore.» + +Ces mots, prononcés à voix basse, ébranlèrent mes nerfs comme ne +l'aurait pas fait un coup de tonnerre; ces douloureuses paroles +agirent plus puissamment sur mon sang que le feu ou la glace; mais +j'étais maîtresse de moi, et je ne craignis pas de m'évanouir. Je +regardai M. Rochester et je le forçai à me regarder; sa figure +était aussi décolorée qu'un rocher, ses yeux seuls brillaient +comme l'éclair; il ne nia rien, il sembla défier tout. Il serrait +son bras autour de ma taille, et me tenait près de lui, mais sans +parler, sans sourire, sans paraître même reconnaître en moi une +créature humaine. + +«Qui êtes-vous? demanda-t-il à l'inconnu. + +-- Je m'appelle Briggs, et je suis un procureur de la rue... à +Londres, répondit-il. + +-- Et vous m'accusez d'avoir une femme? + +-- Oui, monsieur; je suis venu vous rappeler l'existence de votre +femme, que la loi reconnaît, si vous ne la reconnaissez pas. + +-- Parlez-moi d'elle, s'il vous plaît; dites-moi son nom, celui de +ses parents, et le lieu où elle demeure. + +-- Certainement.» + +M. Briggs tira tranquillement un papier de sa poche et lut d'un +ton officiel ce qui suit: + +«J'affirme et je puis prouver que le vingt novembre (puis venait +une date qui remontait à quinze ans), Édouard Fairfax Rochester, +du château de Thornfield, dans le comté de..., et du manoir de +Ferndear, dans le comté de..., en Angleterre, a épousé ma soeur +Berthe Antoinette Mason, fille de Jonas Mason, commerçant et +d'Antoinette, sa femme, créole, à l'église de..., ville espagnole, +Jamaïque; l'acte de mariage sera trouvé dans les registres de +l'église. J'en ai une copie en ma possession. + +«Signé Richard Mason. + +«Si ce papier est authentique, il peut prouver que j'ai été marié; +mais il ne prouve pas que la femme qui y est mentionnée vit +encore. + +-- Elle vivait il y a trois mois, répandit l'homme de loi. + +-- Comment le savez-vous? + +-- J'ai un témoin, monsieur, et vous-même aurez peine à le +contredire. + +-- Amenez-le, ou allez au diable! + +-- Je vais d'abord l'amener, il est ici. Monsieur Mason, ayez la +bonté d'avancer.» + +En entendant prononcer ce nom, M. Rochester serra les dents, un +tremblement convulsif s'empara de lui; comme j'étais tout près de +lui, je sentis ses mouvements de rage ou de désespoir. Le second +étranger, qui jusque-là était resté caché dans le fond, s'avança; +une figure pâle vint se placer au-dessus de l'épaule du procureur; +oui, c'était bien M. Mason lui-même. M. Rochester se retourna et +le regarda. J'ai dit plusieurs fois déjà que ses yeux étaient +noirs; pour le moment, ils lançaient une lumière fauve et comme +sanglante; son visage s'anima, on eût dit que le feu qui brûlait +dans son coeur s'était répandu jusque sur ses joues et sur son +front décolorés. Il leva son bras vigoureux; peut-être allait-il +frapper Mason, le jeter sur les dalles de l'église, et d'un seul +coup retirer la vie à ce faible corps; mais Mason, effrayé de ce +geste, se recula et cria faiblement: «Grand Dieu!» Alors le mépris +s'empara de M. Rochester; sa haine vint se fondre en un froid +dédain; il se contenta de demander: + +«Qu'avez-vous à dire?» + +Une réponse inintelligible sortit des lèvres pâles de Mason. + +«Le diable s'en mêle si vous ne pouvez pas répondre distinctement! +Je vous demande de nouveau: Qu'avez-vous à dire? + +-- Monsieur, monsieur, interrompit le ministre, n'oubliez pas que +vous êtes dans un lieu saint. + +Puis, s'adressant à Mason, il lui demanda doucement: + +«Pouvez-vous nous dire, monsieur, si la femme de M. Rochester vit +encore? + +-- Courage! continua l'homme de loi, parlez haut. + +-- Elle vit et demeure au château de Thornfield, dit Mason d'une +voix, un peu plus claire; je l'y ai vue au mois d'avril dernier, +je suis son frère. + +-- Au château de Thornfield? s'écria le ministre; c'est +impossible; il y a longtemps que je demeure dans le voisinage, +monsieur, et je n'ai jamais entendu parler d'aucune dame Rochester +au château de Thornfield.» + +Un sourire amer effleura les lèvres de M. Rochester, et il +murmura: + +«Non, j'ai pris soin que personne n'entendit parler d'elle, sous +son nom du moins.» Il s'arrêta pendant une dizaine de minutes, +sembla se consulter, prit enfin son parti et dit: «En voilà assez; +la vérité va paraître au jour comme le boulet qui sort du canon. +Wood, fermez votre livre et retirez vos vêtements de prêtre; John +Green (c'était le nom du clerc), quittez l'église, le mariage +n'aura pas lieu aujourd'hui.» + +Le clerc obéit. + +M. Rochester continua rapidement: «Le mot bigamie sonne mal à vos +oreilles, et pourtant je voulais être bigame; mais le destin ne +m'a pas été favorable, ou plutôt la Providence s'est opposée à mes +projets. Dans ce moment-ci, je ne vaux guère mieux que le démon, +et, comme me le dirait sans doute mon pasteur, je mérite les plus +sévères jugements de Dieu, je mérite d'être livré à l'immortel ver +rongeur, d'être jeté dans les flammes qui ne s'éteignent jamais. +Messieurs, je ne puis plus exécuter mon plan; cet homme de loi et +son client ont dit la vérité: j'ai été marié, et ma femme vit +encore. Wood, vous dites que vous n'avez jamais entendu parler de +Mme Rochester au château; mais sans doute vous avez souvent prêté +l'oreille à ce qu'on racontait sur cette folle mystérieuse gardée +avec soin; plusieurs vous auront dit que c'était une soeur +bâtarde, d'autres que c'était une ancienne maîtresse. Je vous +déclare, maintenant, que c'est ma femme, celle que j'ai épousée il +y a quinze ans; elle s'appelle Berthe Mason, et est soeur de cet +homme résolu que vous voyez là, pâle et tremblant, et qui vous +montre ce que peut supporter un coeur fort. Réjouissez-vous, Dick, +ne me craignez jamais à l'avenir; je ne vous frapperai pas plus +que je ne frapperais une femme. Berthe Mason est folle; elle est +issue d'une famille dans laquelle presque tous sont fous ou idiots +depuis trois générations; sa mère était ivrogne et folle, je le +découvris après mon mariage, car on avait gardé le silence sur les +secrets de famille; Berthe, en fille obéissante, copia sa mère en +tout. Oh! j'avais une compagne charmante, pure, sage et modeste; +vous pouvez facilement supposer que j'étais heureux; j'ai eu sous +les yeux de beaux spectacles! Oh! certes, je suis bien tombé. Si +vous saviez tout... Mais je ne vous dois pas de plus amples +explications. Briggs, Wood, Mason, je vous invite tous à venir à +la maison et à visiter la malade de Mme Poole, ma femme; vous +verrez quelle créature j'ai épousée, et vous jugerez si je n'ai +pas le droit de briser cette union et de chercher à m'associer un +être humain. Cette jeune fille, ajouta-t-il en me regardant, ne +connaissait pas plus que vous l'épouvantable secret; elle croyait +que tout était beau et légitime; elle n'a jamais pensé qu'elle +allait être liée par une union feinte à un misérable déjà uni à +une compagne folle et abrutie. Venez tous, suivez-moi!» + +Il quitta l'église en me tenant toujours fortement; les trois +messieurs suivaient; nous trouvâmes la voiture devant la grande +porte du château. + +«Ramenez-la à l'écurie, John, dit froidement M. Rochester; nous +n'en aurons pas besoin aujourd'hui.» + +Lorsque nous entrâmes, Mme Fairfax, Adèle, Sophie, Leah, +s'avancèrent au-devant de nous pour nous saluer. + +«Arrière, vous tous! s'écria le maître, nous n'avons pas besoin de +vos félicitations; elles arrivent quinze ans trop tard.» + +Il passa, me tenant toujours par la main et faisant signe aux +messieurs de le suivre. Nous montâmes le premier escalier, nous +traversâmes le corridor, enfin nous arrivâmes au troisième. Une +petite porte basse fut ouverte par M. Rochester, et nous entrâmes +dans la chambre garnie de tapisserie, où je reconnus le grand lit +et l'armoire que j'avais déjà vus une fois. + +«Vous connaissez cette chambre, Mason, dit notre guide; c'est ici +qu'elle vous a frappé et mordu.» + +Il souleva les tentures de la seconde porte, et l'ouvrit +également. Nous aperçûmes une chambre sans fenêtre; devant la +cheminée se trouvait un garde-feu fort élevé, une lampe suspendue +au plafond éclairait seule la chambre; Grace Poole, penchée sur le +feu, semblait faire cuire quelque chose. Une forme s'agitait dans +le coin le plus obscur de la pièce; au premier abord, on ne +pouvait pas dire si c'était une créature humaine ou un animal; +elle paraissait marcher à quatre pattes et elle faisait entendre +un rugissement de bête sauvage; mais elle portait des vêtements, +et une masse de cheveux noirs et gris retombaient sur sa tête +comme une épaisse crinière. + +«Bonjour, madame Poole, dit M. Rochester; comment allez-vous +aujourd'hui et comment se porte votre malade? + +-- Nous allons assez bien, monsieur, je vous remercie, dit Grace +en soulevant soigneusement sa casserole qui bouillait; on est un +peu exaltée, mais pas furieuse.» + +Un cri effrayant sembla contredire ce rapport favorable; la hyène +se leva et parut toute droite sur ses pieds. + +«Oh! monsieur, elle vous voit; vous feriez mieux de vous en aller, +s'écria Grace. + +-- Quelques instants seulement, Grace; il faut que vous nous +permettiez de rester quelques instants. + +-- Eh bien alors, monsieur, prenez garde! pour l'amour de Dieu, +prenez garde!» + +La folle hurla; elle écarta les cheveux de son visage et regarda +les visiteurs. + +Je reconnus cette figure rouge et ces traits enflés. + +«Retirez-vous, dit M. Rochester en me repoussant de côté; elle n'a +pas de couteau aujourd'hui, je suppose, et je suis sur mes gardes. + +-- On ne sait jamais ce qu'elle a, monsieur; elle est si rusée, et +il n'est pas possible à un homme de mesurer sa force. + +-- Nous ferions mieux de la quitter, murmura Mason.» + +-- Allez au diable! lui répondit son beau-frère. + +-- Gare!» cria Grace. + +Les trois messieurs se retirèrent ensemble; M. Rochester me jeta +derrière lui; la folle sauta sur lui, le prit à la gorge et voulut +lui mordre les joues. Ils luttèrent; c'était une forte femme, +presque aussi grande que son mari et plus grosse; elle déploya une +force virile; plus d'une fois elle fut au moment de l'étrangler. +Il serait bien vite venu à bout d'elle par un coup vigoureux; mais +il ne voulait pas frapper, il voulait seulement lutter. Enfin il +s'empara des bras de la folle, il les lui attacha derrière le dos +avec une corde que lui donna Grace; avec une autre corde, il la +lia à une chaise. Cette opération s'accomplit au milieu des cris +les plus sauvages et des convulsions les plus horribles; alors +M. Rochester se tourna vers les spectateurs, il les regarda avec +un sourire amer et triste. + +«Voilà ma femme! dit-il; voilà les seuls embrassements que je +doive jamais connaître, voilà les caresses qui doivent adoucir mes +heures de repos; et voilà ce que je désirais avoir (il posa sa +main sur mon épaule), cette jeune fille qui a su rester grave et +calme devant la porte de l'enfer et les gambades du démon; je +l'aimais à cause de ce contraste si grand entre elle et celle que +je déteste. Wood et Briggs, regardez la différence; comparez ces +yeux limpides avec les boules rouges que vous voyez rouler là-bas; +comparez cette figure à ce masque, cette taille à ce corps +grossier, et maintenant jugez-moi, ministre de l'Évangile et homme +de la loi: seulement, rappelez-vous que vous serez jugés comme +vous aurez jugé. À présent, hors d'ici, il faut que j'enferme ma +proie.» + +Tout le monde se retira, M. Rochester resta un moment derrière +nous pour donner quelques ordres à Grace Poole; lorsque nous +descendîmes l'escalier, l'homme de loi s'adressa à moi. + +«Quant à vous, madame, me dit-il, vous êtes innocente, et votre +oncle sera bien heureux de l'apprendre, si toutefois il vit encore +quand M. Mason retournera à Madère. + +-- Mon oncle! Que savez-vous de lui? le connaissez-vous? + +-- M. Mason le connaît; M. Eyre a été le correspondant de sa +maison pendant quelques années. Quand votre oncle reçut la lettre +où vous lui faisiez part de votre union avec M. Rochester, +M. Mason se trouvait à Madère, où il s'était arrêté pour le +rétablissement de sa santé, avant de retourner à la Jamaïque. +M. Eyre lui communiqua votre lettre, parce qu'il savait que +M. Mason connaissait un gentleman du nom de Rochester; M. Mason, +étonné et épouvanté, comme vous pouvez le supposer, révéla la +vérité. Votre oncle, je suis fâché de vous le dire, est maintenant +couché sur un lit de douleur; vu la nature de sa maladie (il est +attaqué d'une consomption) et l'état dans lequel il se trouve, il +est probable qu'il ne se relèvera jamais. Il n'a donc pas pu aller +lui-même en Angleterre pour vous arracher au sort qui vous +menaçait; mais il a supplié M. Mason de ne pas perdre de temps et +de faire tous ses efforts pour empêcher ce mariage. Il l'a adressé +à moi; j'y ai mis le plus d'empressement possible, et, Dieu merci, +je ne suis pas arrivé trop tard; vous aussi, vous devez remercier +le Seigneur. Si je n'étais pas bien certain que votre oncle sera +mort avant que vous ayez le temps d'arriver à Madère, je vous +conseillerais de partir avec M. Mason; mais, dans l'état actuel +des choses, je pense que vous ferez mieux de demeurer en +Angleterre, jusqu'à ce que vous entendiez parler de M. Eyre. Avez- +vous encore quelque chose qui vous force à rester? demanda le +procureur à M. Mason. + +-- Non, non, partons!» répondit celui-ci avec anxiété; et ils +s'éloignèrent sans prendre congé de M. Rochester. Le ministre +resta pour adresser quelques paroles de conseil ou de reproche à +son orgueilleux paroissien; son devoir accompli, il partit +également. + +Je m'étais retirée dans ma chambre et j'étais debout devant ma +porte entr'ouverte, lorsque je l'entendis s'éloigner. La maison +s'était vidée; je m'enfermai dans ma chambre, je tirai le verrou +pour que personne ne pût entrer, et je me mis non pas à pleurer et +à me désoler, j'étais encore trop calme pour cela, mais à retirer +machinalement mes vêtements de mariée et à les remplacer par la +robe de stoff que je croyais avoir portée la veille pour la +dernière fois; alors je m'assis. J'étais faible et je cachai ma +tête dans mes deux bras croisés sur la table; je me mis à penser; +jusque-là je n'avais qu'entendu, vu et suivi celui qui m'avait +conduite ou plutôt traînée; j'avais vu les événements succéder aux +événements, les révélations aux révélations; maintenant l'heure de +la méditation était venue. + +La matinée avait été assez tranquille, à l'exception de la scène +avec la folle. À l'église tout s'était passé avec calme; il n'y +avait eu ni explosions de passions, ni vives altercations, ni +disputes, ni défis, ni larmes, ni sanglots; on avait seulement +prononcé quelques mots: un homme était venu déclarer avec sang- +froid qu'il existait un empêchement au mariage; M. Rochester avait +fait plusieurs questions dures et brèves; les réponses avaient été +claires et évidentes; mon maître s'était décidé à avouer la vérité +tout entière, et nous avait montré la preuve vivante de son crime; +les étrangers s'étaient éloignés, et tout était fini. + +J'étais là, dans ma chambre, comme ordinairement; je n'avais été +ni blessée ni frappée; et pourtant où était la Jane d'autrefois? +où était sa vie? où étaient ses espérances? + +Jane Eyre, si ardente dans son espoir; Jane Eyre, qui avait été +presque femme, n'était plus qu'une jeune fille triste et seule: sa +vie était décolorée et ses rêves détruits! Il était survenu une +gelée de Noël aux plus beaux jours de l'été, une tempête de +décembre au milieu de juin; la glace avait saisi les pommes mûres +et détruit les roses en fleur; le givre avait recouvert les foins +et les blés. Hier, dans les sentiers, on respirait le parfum des +fleurs, et aujourd'hui des monceaux de neige que n'a foulée aucun +pied les ont rendus impraticables; les bois qui, il y a douze +heures, se balançaient odoriférants et touffus, ainsi que des +bosquets épanouis aux tropiques, s'étendent maintenant dévastés, +sauvages et blancs comme les forêts de la Norvège. Mes espérances +étaient mortes, frappées par un destin amer, de même qu'en une +nuit périrent tous les premiers-nés d'Égypte. Je pensais à mes +rêves si beaux hier encore, et qui aujourd'hui n'étaient plus que +des cadavres froids et livides, que rien ne pouvait ressusciter. +Je pensais à mon amour, ce sentiment qui appartenait à mon maître, +que lui seul avait créé; il tremblait dans mon coeur comme un +enfant malade dans un froid berceau; la souffrance et l'angoisse +s'étaient emparées de lui, et il ne pouvait pas aller chercher les +bras de M. Rochester; il ne pouvait pas se réchauffer sur la +poitrine du maître de Thornfield. Oh! maintenant je ne pourrais +plus jamais me tourner vers lui; je n'avais plus foi en lui; ma +confiance était détruite. M. Rochester n'était plus à mes yeux ce +qu'il avait été; car il n'était pas tel que je l'avais cru. Je ne +voulais pas le déclarer vicieux, je ne voulais pas dire qu'il +m'avait trompée; cependant il n'était plus pour moi cet homme +d'une irréprochable sincérité que j'avais connu jadis. Il fallait +le quitter, je le voyais bien; mais quand? comment? et pour aller +où? Je ne le savais pas encore; et pourtant j'étais certaine que +lui-même me chasserait de Thornfield; il me semblait qu'il ne +pouvait pas m'aimer d'une véritable affection; il n'avait eu +qu'une passion passagère, et il n'avait plus besoin de moi, +puisqu'il ne pouvait pas la satisfaire: je craignais même de le +rencontrer, car je croyais qu'il devait me détester. Oh! combien +j'avais été aveugle et faible dans ma conduite! + +Ma vue se voila; je crus que l'obscurité se répandait autour de +moi; mes pensées devenaient confuses. Il me sembla qu'impuissante +et abandonnée, je m'étais couchée sur le lit desséché d'une +rivière; j'entendais le bruit de l'eau qui se précipitait des +montagnes lointaines; je sentais le torrent avancer; je n'avais +pas la volonté de me lever ni la force de me sauver; j'étais +étendue, faible et désirant la mort. Une seule idée s'agitait +encore en moi: la pensée de Dieu. Elle me fit concevoir une +prière; les mots suivants erraient dans mon esprit obscurci, mais +je n'avais pas la force de les prononcer: «Mon Dieu! ne vous +éloignez pas de moi, car le danger est proche et personne ne peut +venir à mon secours.» + +En effet, le danger était proche, et comme je n'avais rien demandé +au ciel pour l'éloigner, comme je n'avais ni plié les genoux, ni +joint les mains, ni remué les lèvres, il arriva. Le torrent monta +sur moi en vagues lourdes et pleines. On eût dit que ma vie +abandonnée, mon amour perdu, mes espérances brisées, ma foi +détruite, toutes mes douleurs enfin, s'étaient réunis dans ce flot +puissant. Je ne puis pas décrire cette heure amère; mon âme était +inondée, j'enfonçais de plus en plus dans une eau bourbeuse; je ne +pouvais pas me tenir debout, le flot m'envahissait. + + + +CHAPITRE XXVII + +Dans le courant de l'après-midi, je relevai la tête, et, regardant +autour de moi, je vis sur la muraille le reflet du soleil +couchant. Je me demandai: «Que dois-je faire?» + +Une voix intérieure me répondit: «Il faut quitter Thornfield.» + +La réponse fut si prompte, si terrible, que je me bouchai les +oreilles; je dis que je ne pouvais pas supporter ces paroles... +«Ne pas être la femme d'Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà le +comble de mes maux; m'éveiller des plus doux songes pour ne +trouver autour de moi que le vide et la tristesse, voilà ce qu'il +m'est encore possible de supporter: mais le quitter immédiatement +et pour toujours, non, je ne le puis pas.» + +Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me +prédit que je le ferais. Je luttai contre ma propre résolution; +J'aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances +que je prévoyais; ma conscience devenait tyrannique, tenait ma +passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu'elle avait à +peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un +bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie. + +«Eh bien! alors, m'écriai-je, que je sois mise en pièces, mais que +quelqu'un vienne à mon secours! + +-- Non, ce sera toi-même qui te déchireras, et personne ne viendra +à ton aide; tu arracheras toi-même ton oeil droit; tu arracheras +toi-même ta main droite; ton coeur sera la victime, et toi le +sacrificateur.» + +Je me levai, frappée d'effroi devant cette solitude hantée par un +juge si inexorable, devant ce silence où se faisait entendre une +voix si terrible; mais je m'aperçus que j'étais tout étourdie. Je +me sentais sur le point de m'évanouir d'inanition et de faiblesse; +je n'avais ni mangé ni bu de toute la journée; je n'avais même pas +déjeuné le matin. Je réfléchis avec une douloureuse angoisse que, +depuis le moment où je m'étais enfermée dans ma chambre, personne +n'était venu me demander comment je me portais ou m'inviter à +descendre; Mme Fairfax ne m'avait pas cherchée; la petite Adèle +elle-même n'avait pas frappé à ma porte. «Les amis vous oublient +toujours dans la mauvaise fortune,» murmurai-je en tirant le +verrou et en sortant de ma chambre. J'allai me frapper contre un +obstacle; ma tête était encore étourdie, ma vue troublée et mes +membres faibles; je fus quelque temps avant de me remettre; je ne +tombai pas à terre; un bras me reçut; je regardai, et je vis +M. Rochester assis sur une chaise devant la porte de ma chambre. + +«Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir! me dit-il; j'ai +écouté et j'ai attendu bien longtemps; mais je n'ai pas entendu un +seul mouvement, pas même un sanglot. Si ce silence de mort avait +duré encore cinq minutes, j'aurais enfoncé la porte comme un +voleur de nuit. Ainsi, vous m'évitez; vous vous enfermez et vous +pleurez seule: j'aurais préféré vous voir venir à moi dans un +accès de violence; vous êtes passionnée; je m'attendais à une +scène; je m'étais préparé à voir vos larmes, mais j'avais besoin +qu'elles fussent versées dans mon sein. Un sol insensible les a +reçues, ou vous les avez bien vite essuyées. Non, je me trompe; +vous n'avez pas pleuré du tout; vos joues sont pâles, vos yeux +fatigués, mais je ne vois aucune trace de larmes. Alors votre +coeur a répandu des larmes de sang.» + +«Eh bien! Jane, pas un mot de reproche? Rien d'amer, rien de +poignant? Rien qui attriste le coeur ou excite la passion? Vous +restez tranquillement assise où je vous ai placée, et vous me +regardez de vos yeux fatigués et calmes... Jane, je n'ai point eu +l'intention de vous blesser ainsi; si l'homme possédant une seule +petite brebis qui lui est chère comme sa fille, qui mange son +pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit par +mégarde à la boucherie et la tue, il ne se repentira pas plus +devant la blessure sanglante que moi devant ce que j'ai fait. Me +pardonnerez-vous jamais?» + +Je lui pardonnai à l'instant même. Ses yeux exprimaient un remords +si profond, sa voix une pitié si sincère, ses manières une énergie +si mâle, il y avait encore tant d'amour en moi et en lui, que je +lui pardonnai tout, non pas de vive voix, mais au fond de mon +coeur. + +«Vous me trouvez bien misérable, Jane?» reprit-il en me regardant +attentivement. + +Il s'étonnait, sans doute, de mon silence et de ma douceur, +résultant plutôt de ma faiblesse que de ma volonté. + +«Oui, monsieur, répondis-je. + +-- Alors dites-le moi sans craindre d'être trop amère, reprit-il; +ne m'épargnez pas. + +-- Je ne puis pas; je suis fatiguée et malade; je voudrais un peu +d'eau.» + +Il frémit et poussa un profond soupir; puis, me prenant dans ses +bras, il me descendit. Je ne me rendis pas compte d'abord dans +quelle pièce il m'avait portée; tout était obscur devant mes yeux; +bientôt je sentis la chaleur vivifiante du feu: car, bien qu'on +fût en été, j'étais froide comme la glace. M. Rochester approcha +du vin de mes lèvres; j'y goûtai et je me sentis ranimée; puis je +mangeai quelque chose qu'il m'offrit, et bientôt je redevins moi- +même. J'étais dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil de mon +maître; M. Rochester se tenait tout près de moi. «Si je pouvais +mourir maintenant sans avoir des souffrances trop aiguës à +supporter, pensai-je, j'en serais bien heureuse; alors je ne +serais pas obligée de faire le douloureux effort qui brisera mon +coeur lorsqu'il faudra me séparer de M. Rochester. Il paraît qu'il +faut le quitter, et pourtant je n'en sens pas le besoin, je ne le +puis pas. + +-- Comment êtes-vous maintenant, Jane? me demanda M. Rochester. + +-- Beaucoup mieux, monsieur; je serai bientôt tout à fait remise. + +-- Goûtez encore au vin, Jane.» + +J'obéis; puis il posa le verre sur la table, se plaça devant moi +et me regarda attentivement; tout à coup il se retourna et jeta un +cri plein d'une émotion passionnée. Il marcha rapidement dans la +chambre et revint; il s'arrêta près de moi comme pour m'embrasser; +mais je me rappelai que ses caresses étaient interdites: je +détournai mon visage et je repoussai le sien. + +«Comment! qu'est-ce que cela? s'écria-t-il rapidement; oh! je +comprends; vous ne voulez pas embrasser le mari de Berthe Mason; +vous trouvez que mes bras ne sont plus vides et que je ne dispose +plus de mes baisers. + +-- En tout cas, monsieur, il n'y a pas de place pour moi près de +vous, et je n'ai aucun droit à vos embrassements. + +-- Pourquoi, Jane? Je veux vous épargner la peine de parler, et je +vais répondre pour vous: «Parce que j'ai déjà une «femme, me +direz-vous.» Ai-je deviné juste? + +-- Oui. + +-- Si vous pensez ainsi, il faut que vous ayez de moi une étrange +opinion; il faut que vous me considériez comme un indigne +libertin, comme un vil scélérat qui a cherché à exciter votre +amour désintéressé pour vous conduire dans un piège hardiment +préparé, pour vous dépouiller de votre dignité et de votre +honneur. Qu'avez-vous à répondre à cela? Je vois que vous ne +pouvez rien dire: d'abord, vous êtes encore faible et vous avez +déjà assez de peine à respirer; puis, vous ne pouvez pas vous +habituer à l'idée de m'accuser et de m'avilir; enfin, les portes +sont ouvertes à vos larmes, et si vous parliez trop, elles +couleraient abondamment, et vous ne voulez pas vous irriter ni +faire de scène. Vous vous demandez comment vous allez agir, mais +vous trouvez inutile de parler; je vous connais, et je suis sur +mes gardes. + +-- Monsieur, dis-je, je ne désire pas vous faire de mal.» + +Ma voix tremblante m'avertit qu'il fallait interrompre ici ma +phrase. + +«Vous cherchez à me détruire, non pas dans le sens que vous donnez +à ce mot, mais dans celui que je lui donne. Vous venez presque de +me dire que j'étais un homme marié, et, comme tel, vous +m'éviterez, vous vous éloignerez de moi; tout à l'heure vous avez +refusé de m'embrasser. Vous avez résolu de devenir une étrangère +pour moi, de vivre sous ce toit simplement comme l'institutrice +d'Adèle; si jamais je vous adresse une parole affectueuse, si +jamais un doux sentiment vous porte vers moi, vous vous direz: +«Cet homme a été au moment de faire de moi sa maîtresse; il faut +que je sois de la glace et du roc pour lui;» et en effet vous +serez de la glace et du roc.» + +Après avoir éclairci et raffermi ma voix, je répondis: + +«Tout est changé pour moi, monsieur, et moi aussi il faut que je +change. Je n'en doute pas: il n'y a qu'un moyen d'éviter la lutte +contre les sentiments, le combat contre les souvenirs; il faut +qu'Adèle ait une autre gouvernante, monsieur. + +-- Oh! Adèle ira en pension, c'est décidé depuis longtemps. Je ne +veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous +rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan, +ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme +d'une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul +démon, plus redoutable à lui seul que toutes les légions +sataniques. Jane, vous ne resterez pas là, je ne le veux pas; j'ai +eu tort de vous amener à Thornfield, car je savais comment il +était hanté. Avant même de vous voir, j'avais ordonné de vous +cacher tout ce qu'on racontait sur ce lieu maudit, parce que je +craignais qu'aucune gouvernante ne voulût rester avec Adèle, si +elle avait su par qui le château était habité, et mes plans ne me +permettaient pas d'emmener ailleurs ma folle, bien que je possède +une vieille maison, le manoir de Ferndear, plus retirée et plus +cachée que celle-ci, et où j'aurais pu l'enfermer en sûreté; mais +je craignais l'humidité de ce château, placé au milieu des bois, +et ma conscience scrupuleuse s'est refusée à cet arrangement. Il +est probable que les froides murailles m'auraient bientôt +débarrassé d'elle; mais à chacun son vice, et moi je n'ai pas +celui d'assassiner, indirectement même, ceux que je hais le plus. + +«Cependant, vous cacher la présence de la folle, c'était comme +recouvrir un enfant d'un manteau et le placer près d'un arbre +élevé; le voisinage de ce démon est empoisonné et le fut toujours. +Mais je fermerai le château de Thornfield; je mettrai des pointes +aiguës au-dessus de la grande porte, des barres de fer devant les +fenêtres du rez-de-chaussée. Je donnerai à Mme Poole deux cents +livres sterling par an pour qu'elle demeure ici avec ma femme, +ainsi que vous appelez cette terrible furie; Grace fait beaucoup +pour de l'argent. Je ferai venir aussi son fils, le gardien de +Grimsby-Retreat, pour lui tenir compagnie et l'aider lorsque ma +femme sera excitée par ses esprits familiers à brûler les gens +dans leur lit, à les frapper, à leur arracher la chair du dessus +les os, et ainsi de suite. + +-- Monsieur, interrompis-je, vous êtes inexorable pour cette +malheureuse femme; vous parlez d'elle avec une antipathie +vindicative et une haine furieuse: c'est cruel à vous; elle n'est +pas responsable de sa folie. + +-- Ma chère petite Jane (laissez-moi vous appeler ainsi, car vous +êtes ma bien-aimée), vous ne savez pas de qui vous parlez, et +voilà que vous me jugez encore mal. Ce n'est pas parce qu'elle est +folle que je la hais; si vous étiez folle, croyez-vous que je vous +haïrais? + +-- Je le crois, en vérité, monsieur. + +-- Alors, vous vous trompez; vous ne me connaissez pas, et vous +ignorez de quel amour je suis capable; chaque partie de votre +chair m'est aussi précieuse que la mienne; dans la souffrance et +la maladie, je l'aimerais encore; votre esprit est mon trésor, et +même brisé, il serait toujours mon trésor. Si vous étiez folle, +vous trouveriez pour vous retenir mes bras, au lieu d'une camisole +de forces; quand même vos étreintes seraient furieuses, elles +auraient encore du charme pour moi; si vous vous jetiez sur moi, +comme cette femme l'a fait hier, tout en cherchant à vous dominer, +je vous recevrais dans un embrassement plein de tendresse. Lorsque +vous seriez calme, vous n'auriez pas d'autre garde que moi; je +saurais vous veiller avec une infatigable tendresse, bien que vous +ne pussiez me récompenser par aucun sourire; je ne me lasserais +pas de regarder vos yeux, quand même ils ne me reconnaîtraient +plus. Mais pourquoi songer à cela? Je parlais de quitter +Thornfleld; vous le savez, tout est prêt pour le départ; demain +vous partirez. Je ne vous demande que de passer encore une nuit +sous ce toit, Jane, et alors, adieu pour toujours à ses misères et +à ses terreurs; j'ai un endroit qui sera un sanctuaire sûr contre +les douloureux souvenirs, les indiscrets malencontreux, et même le +mensonge et la calomnie. + +-- Prenez Adèle avec vous, monsieur, interrompis-je; elle vous +tiendra compagnie. + +-- Que voulez-vous dire, Jane? Ne vous ai-je pas déclaré qu'Adèle +irait en pension? et qu'ai-je besoin d'un enfant pour me tenir +compagnie, d'un enfant qui n'est pas le mien, mais bien le bâtard +d'une danseuse française? Pourquoi m'importuner d'elle? pourquoi, +je vous le demande, voulez-vous me donner Adèle pour compagne? + +-- Vous parlez d'une retraite, monsieur; la retraite et la +solitude sont trop tristes pour vous. + +-- La solitude, la solitude! répéta-t-il avec irritation. Je vois +qu'il faut en venir au fait; je ne puis pas deviner l'expression +problématique de votre visage. Vous partagerez ma solitude; +comprenez-vous? + +Je secouai la tête; il me fallut un certain courage pour risquer +même cette négation muette, lorsque je voyais M. Rochester si +excité. Il se promenait rapidement dans la chambre, et, en +m'entendant, il s'arrêta, comme s'il eût tout à coup pris racine, +il me regarda longtemps, et durement. Je détournai mes yeux de son +visage; je les fixai sur le feu, et je m'efforçai de feindre le +calme. + +«Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de +tranquillité que je n'avais lieu d'en attendre d'après son regard, +l'écheveau de soie s'est assez bien dévidé jusqu'ici; mais je +savais bien qu'il arriverait un noeud et que la soie se +brouillerait; le voilà venu; maintenant il faudra passer par +toutes sortes de vexations, d'impatiences et d'ennuis. Par le +ciel! j'ai besoin d'exercer un peu ma force de Samson, et ma main +brisera l'obstacle aussi facilement qu'un fil délié.» + +Il recommença à se promener; mais bientôt il s'arrêta de nouveau +devant moi. + +«Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison?» Puis, approchant +ses lèvres de mon oreille, il ajouta: «Parce que, si vous ne le +voulez pas, j'emploierai la violence.» + +Sa voix était dure, son regard celui d'un homme qui se prépare à +une tentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une +licence effrénée. Je vis bien qu'il suffisait d'un moment, d'un +nouvel accès de rage pour que je ne fusse plus maîtresse de lui; +je n'avais pour le dominer que l'instant présent; un mouvement de +répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé de mon sort et du +sien; mais je n'étais pas effrayée le moins du monde; je sentais +une force intérieure; je comprenais que j'aurais de l'influence +sur lui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse, +mais elle avait son charme; j'éprouvais une sensation semblable à +celle qui doit remplir le coeur de l'Indien au moment où il lance +son canot sur le rapide d'un fleuve. Je m'emparai des mains +crispées de M. Rochester; je desserrai ses doigts, et je lui dis +doucement: + +«Asseyez-vous; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, et +j'écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit +raisonnable ou non.» + +Il s'assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais +contre les larmes, j'avais fait de grands efforts pour les +retenir, parce que je savais que M. Rochester n'aimerait pas à me +voir pleurer; mais je pensais que maintenant je pouvais les +laisser couler aussi longtemps et aussi librement que je le +désirais; si cela l'ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc +un libre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du +coeur. + +Bientôt il me supplia ardemment de me calmer; je lui répondis que +je ne le pouvais pas, tant que je le voyais irrité. + +«Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il; seulement je vous +aime trop, et tout à l'heure votre petite figure avait une +expression si froide et si résolue, que je n'ai pas pu la +supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vos yeux.» + +Sa voix radoucie me prouva qu'il était calmé, et moi, à mon tour, +je redevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête +sur mon épaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m'attirer à +lui; je m'y refusai également. + +«Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que +tous mes nerfs tressaillirent, vous ne m'aimez donc pas? Vous +n'étiez tentée que par ma position; tout ce que vous désiriez, +c'était d'être appelée ma femme; et maintenant que vous me croyez +incapable de devenir votre mari, vous me fuyez comme si j'étais un +reptile immonde ou un monstre malfaisant.» + +Ces mots me firent mal; mais que dire, que faire? J'aurais +probablement dû ne rien dire et ne rien faire; mais j'étais +tellement repentante de l'avoir ainsi attristé, que je ne pus pas +m'empêcher de désirer répandre quelques gouttes de baume sur la +blessure que je venais de faire. + +«Je vous aime, m'écriai-je, et plus que jamais; mais je ne dois ni +montrer ni nourrir ce sentiment, et je l'exprime ici pour la +dernière fois. + +-- La dernière fois, Jane? Comment! croyez-vous que vous pourrez +vivre avec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à +m'aimer, rester sans cesse froide à mon égard? + +-- Non, monsieur; je suis sûre que je ne le pourrai pas; aussi, je +ne vois qu'une chose possible; mais vous allez vous irriter si je +vous dis ce que c'est. + +-- Oh! dites toujours; si je me mets en colère, vous avez la +ressource des larmes. + +-- Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte. + +-- Pour combien de temps? Jane, pour quelques minutes? afin de +lisser vos cheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre +visage qui est fiévreux? + +-- Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de +vous pour toujours, que je commence une existence nouvelle au +milieu de visages étrangers et de scènes inconnues. + +-- Certainement, et je vous l'ai déjà dit. Je passe sous silence +votre folle idée de vous séparer de moi; non, vous allez, au +contraire, devenir une partie de moi-même. Quant à la nouvelle +existence dont vous parlez, vous avez raison; oui, vous serez ma +femme, je ne suis pas marié; vous serez Mme Rochester, de fait et +de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai; je vous emmènerai +dans une de mes propriétés, au sud de la France; une villa aux +blanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée; là, +votre vie sera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que +je vous trompe jamais et que je fasse de vous ma maîtresse. +Pourquoi secouez-vous la tête, Jane? Soyez raisonnable, vous allez +encore me rendre fou.» + +Sa voix et ses mains tremblèrent; ses larges narines se +dilatèrent, ses yeux devinrent ardents, et pourtant j'osai parler. + +«Monsieur, dis-je, votre femme existe; vous-même l'avez déclaré ce +matin; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais +votre maîtresse; le nier serait un sophisme, un mensonge. + +-- Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux; je ne suis +ni patient, ni froid, ni à l'abri de la passion; par pitié pour +moi et pour vous, mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les +battements et prenez garde.» + +Il dégagea son poignet et me le tendit; ses joues et ses lèvres, +que le sang avait abandonnées, devinrent livides. J'étais dans une +grande agitation; je trouvais cruel de le torturer ainsi par une +résistance qui lui était insupportable. Céder était impossible. Je +fis ce que font instinctivement toutes les créatures humaines +lorsqu'elles se trouvent dans un grand danger; je demandai du +secours à un être plus grand que l'homme, et les mots: «Mon Dieu, +aidez-moi!» s'échappèrent involontairement de mes lèvres. + +«Je suis un fou, s'écria tout à coup M. Rochester, de lui dire +ainsi que je ne suis pas marié, sans lui expliquer pourquoi; +j'oublie qu'elle ne connaît rien du caractère de cette femme et +des circonstances qui ont décidé notre union infernale; oh! je +suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu'elle saura tout ce +que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je +sois certain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi; +je veux vous exposer ma situation en quelques mots; pouvez-vous +m'écouter? + +-- Oui, monsieur; pendant des heures, si vous voulez. + +-- Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamais +entendu dire que je n'étais pas l'aîné de ma famille, que j'avais +un frère plus âgé que moi? + +-- Oui, monsieur; Mme Fairfax me l'a dit. + +-- Avez-vous entendu dire que mon frère était avare? + +-- Oui, monsieur. + +-- Eh bien! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens; il +ne pouvait pas se faire à l'idée de diviser ses propriétés et de +m'en donner une portion. Il avait décidé qu'elles appartiendraient +en entier à mon frère; et cependant il ne pouvait pas supporter la +pensée que son fils serait pauvre; il voulut m'enrichir par un +mariage, et il se mit à me chercher une compagne. M. Mason, +planteur et commerçant dans les Indes, était une de ses anciennes +connaissances. Mon père savait que la fortune de M. Mason était +véritablement grande; il prit des informations et apprit que son +ancien ami avait un fils et une fille, et qu'il donnerait à cette +dernière une dot de trente mille livres sterling; c'était +suffisant. Lorsque je sortis du collège, on m'envoya à la Jamaïque +épouser cette fiancée qu'on avait retenue pour moi. Mon père ne me +parla pas de la fortune; mais il me dit que Mlle Mason était +l'orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté: c'était +vrai. Elle était belle comme Blanche Ingram; grande, brune et +majestueuse. Elle et sa famille me désiraient à cause de ma +naissance; on me montra ma fiancée au bal et splendidement vêtue; +je la vis rarement seule, et j'eus très peu de conversations +intimes. Elle me flattait et déployait pour moi ses charmes et ses +talents. Tous les hommes semblaient l'admirer et m'envier; je fus +ébloui; mes sens furent excités; comme j'étais ignorant et +inexpérimenté, je crus que je l'aimais. Les stupides rivalités de +la société, les fiévreux désirs et l'aveuglement des jeunes gens, +entraînent un homme dans les plus grandes folies; les parents de +Berthe m'encourageaient; ses poursuivants piquaient mon amour- +propre; elle-même m'attirait, et ainsi le mariage fut conclu avant +que j'eusse encore eu le temps de me reconnaître. Oui je ne peux +plus me respecter quand je pense à cet acte; un mépris qui me +torture s'empare de moi. Je ne l'ai jamais ni aimée, ni estimée, +ni connue, je n'étais pas sûr qu'elle eût une seule vertu; je +n'avais remarqué ni modestie, ni bienveillance, ni candeur, ni +délicatesse dans son esprit et ses manières: et je l'ai épousée, +tant j'étais imbécile, aveugle, vil et grossier; j'aurais été +moins coupable si... mais rappelons-nous à qui nous parlons. + +«Je n'avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte. +La lune de miel passée, j'appris mon erreur; elle n'était que +folle et enfermée dans une maison de santé. Il y avait aussi un +jeune frère, un idiot. L'aîné, que vous avez vu (et que je ne puis +pas haïr, bien que je déteste toute sa famille, parce que cet +esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour sa +malheureuse soeur, qu'il y avait en lui quelque peu d'affection, +et parce qu'autrefois il a eu pour moi un attachement de chien), +aura probablement, un jour à venir, le même sort que les autres; +mon père et mon frère savaient tout cela; mais ils ne pensèrent +qu'aux trente mille livres, et se joignirent au complot tramé +contre moi. + +«C'étaient d'odieuses découvertes: j'étais mécontent de voir qu'on +m'avait traîtreusement caché ce secret; mais, sans la part que ma +femme y avait prise, je n'aurais jamais songé à lui faire un +reproche du malheur de sa famille, même lorsque je m'aperçus que +sa nature était différente de la mienne et que ses goûts ne +pouvaient me convenir. Son esprit était commun, bas, étroit, et +incapable de comprendre rien de noble et d'élevé. Quand je vis que +je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seule soirée, +ni même une seule heure, que toute conversation était impossible, +parce que, quel que fût le sujet que je choisissais, je recevais +immédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide; +lorsque je m'aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison +tranquille et bien installée, parce qu'aucun domestique ne pouvait +supporter ses accès de violence, son mauvais caractère, ses ordres +absurdes, tyranniques et contradictoires; eh bien, même alors, je +me contins; j'évitai les reproches; j'essayai de dévorer en secret +mon dépit, et mon dégoût; je réprimai ma profonde antipathie. + +«Jane, je ne veux pas vous troubler par d'horribles détails, +quelques mots suffiront pour ce que j'ai à dire. J'ai vécu quatre +ans avec cette femme que vous avez vue là-haut, et je vous assure +qu'elle m'a bien éprouvé. Ses instincts se développaient avec une +rapidité effrayante, ses vices grandissaient à chaque instant; ils +étaient si forts, que la cruauté seule pouvait les dominer, et je +ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence de pygmée, quelles +gigantesques tendances au mal, et combien ces tendances me furent +funestes! Berthe Mason, digne fille d'une mère infâme, me traîna à +travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent +un homme lié à une femme sans tempérance ni chasteté. + +«Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait +quatre ans que nous étions mariés; j'étais riche, et pourtant +j'étais bien misérable. La nature la plus impure et la plus +dépravée que j'aie jamais connue était unie à moi; la loi et la +société la déclaraient une portion de moi-même, et je ne pouvais +me débarrasser d'elle par aucun moyen légal: car les médecins +découvrirent alors que ma femme était folle; ses excès avaient +développé prématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit +vous déplaît, vous avez l'air souffrante; voulez-vous que je +remette la fin à un autre jour? + +-- Non, monsieur, finissez-le; je vous plains, je vous plains +sincèrement. + +-- Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et +si insultante, qu'on fait bien de prier ceux qui vous l'offrent de +la garder pour eux; mais c'est la pitié qui sort des coeurs durs +et personnels. C'est un sentiment à double face, à la fois +souffrance égoïste d'entendre raconter les douleurs des autres, et +mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées; mais telle n'est +pas votre pitié à vous, Jane, ce n'est pas là le sentiment que je +lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève +votre coeur et fait trembler votre main dans la mienne: votre +pitié, ma bien-aimée, est la mère souffrante de l'amour, ses +angoisses sont les douleurs naturelles de la divine passion; je +l'accepte, Jane. Que la fille s'avance librement; mes bras sont +ouverts pour la recevoir. + +-- Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous +vous aperçûtes que votre femme était folle? + +-- Jane, je fus bien près du désespoir; entre moi et l'abîme il +n'y avait plus qu'un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du +monde, j'étais honteusement déshonoré; mais je résolus d'être pur +à mes yeux. Jusqu'au dernier moment je m'éloignai d'elle pour ne +pas sentir la souillure de ses crimes; je repoussai toute union +avec cet esprit vicieux, et pourtant la société continuait à unir +nos noms et nos personnes; je la voyais et je l'entendais tous les +jours; un peu de son haleine était mêlé à l'air que je respirais. + +«Et, d'ailleurs, je me rappelais que j'avais été son mari; alors, +comme maintenant, ce souvenir était odieux pour moi; je savais +que, tant qu'elle vivrait, je ne pourrais pas épouser une autre +femme meilleure qu'elle. Bien qu'elle fût plus âgée que moi de +cinq ans (sa famille et mon père m'avaient trompé, même sur son +âge), il était probable qu'elle vivrait autant que moi, car son +corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à +l'âge de vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées. + +«Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason; depuis +que les médecins l'avaient déclarée folle, elle était enfermée. +C'était par une de ces brûlantes nuits des Indes qui souvent +précèdent un ouragan; ne pouvant m'endormir, je me levai et +j'ouvris la fenêtre; l'air était transformé en un torrent de +soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part, les moustiques +entraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre. +J'entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au +bruit qu'aurait occasionné un tremblement de terre; de sombres +nuages envahissaient le ciel; la lune brillait au-dessus des +vagues, large et rouge comme la gueule d'un canon; elle jetait une +dernière flamme sur ce sol tremblant à l'approche d'un orage. +Physiquement, j'étais ému par cette lourde atmosphère et cette +scène terrible; les cris de la folle continuaient à retentir à mes +oreilles; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec un +accent de haine digne d'un démon; jamais créature humaine n'a eu +un vocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé +d'elle par deux chambres, j'entendais chaque mot; dans l'Inde, +toutes les maisons ont des murs très minces, de sorte que ses +hurlements, comparables à ceux du loup, arrivaient jusqu'à moi. + +«Cette vie, m'écriai-je enfin, est semblable à l'enfer; dans +l'abîme sans fond réservé aux damnés, on doit respirer le même air +et entendre les mêmes bruits. J'ai le droit de jeter loin de moi +ce fardeau si je le puis; j'échapperai aux souffrances de cette +vie mortelle en délivrant mon âme de la chaîne pesante qui +l'étouffe. Oh! éternité douloureuse, inventée par les fanatiques, +je ne te crains pas; rien ne peut être plus horrible que les +souffrances qui m'accablent; brisons cette existence et retournons +vers Dieu dans notre patrie!» + +«En disant ces mots, je m'agenouillai pour ouvrir une boîte qui +contenait une paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer; mais +ce désir ne dura qu'un instant, car je n'étais pas fou, et cette +crise de désespoir infini, qui excita en moi le désir et le projet +de la destruction, ne dura qu'un instant. + +«Un vent frais venu d'Europe souffla sur l'Océan et entra par la +fenêtre ouverte; l'orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre +et les éclairs, le ciel redevint pur. Alors je pris une +résolution, tout en me promenant dans mon jardin humide, sous les +orangers, les grenadiers et les ananas mouillés par l'orage; et, +pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour de moi, +je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane; car c'était une véritable +sagesse qui m'avait montré le chemin que je devais suivre. + +«Le doux vent d'Europe continuait à murmurer dans les feuilles +rafraîchies, et l'Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur +liberté. Mon coeur, longtemps brisé et flétri, se ranima en +entendant les accords de l'Oman; il me sembla qu'un sang vivifiant +coulait en moi; mon être tout entier demandait une vie nouvelle; +mon âme aspirait à une goutte d'eau pure. Je sentis l'espérance +renaître, je compris que la régénération était possible; d'un des +berceaux fleuris de mon jardin, j'aperçus la mer plus bleue que le +ciel; l'ancien monde était au delà. + +«Va, me disait l'espérance, retourne en Europe! Là, on ne sait pas +que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur +fardeau; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l'enfermer à +Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires; puis tu +iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te +plairont. Cette femme qui t'a si longtemps fait souffrir, qui a +souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle +n'est pas ta femme et tu n'es pas son mari. Veille à ce qu'on +prenne soin d'elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait +tout ce qu'exigent Dieu et l'humanité. Garde le silence sur ce +qu'elle est, tu ne dois le dire à personne; place-la dans un lieu +sûr et commode; cache bien sa honte, et quitte-la.» + +«J'agis ainsi; mon père et mon frère n'avaient pas parlé de mon +mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre +où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté; +d'après tout ce que j'avais su de la famille de Berthe Mason, je +voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et +mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que +mon père m'avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût +rougi de la reconnaître pour sa belle-fille; loin de désirer de +publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher. + +«Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi +d'avoir un monstre semblable dans un vaisseau; ce fut un grand +soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du +troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le +repaire d'une véritable bête sauvage. J'eus de la peine à lui +trouver une garde: il fallait une personne en qui l'on pût avoir +pleine confiance; sans cela les extravagances de la folle +révéleraient inévitablement mon secret; puis elle avait des jours +et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me +tromper. Enfin j'ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et +Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s'est jetée sur lui, +sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon +secret; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose, mais elle +n'a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a été +discrète; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a +fait défaut, à cause d'un vice dont rien ne peut la corriger et +qui résulte probablement de son rude métier. La folle est à la +fois malfaisante et rusée; elle n'a jamais manqué de profiter des +fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir du couteau avec +lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clef de +sa chambre: la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit; +la seconde, elle est venue vous visiter. Je remercie Dieu d'avoir +veillé sur vous et d'avoir permis que la rage de Berthe s'assouvit +sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguement le +souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu +arriver; mon sang se glace dans mes veines quand je songe que +cette créature, qui s'est jetée sur moi ce matin, aurait pu se +cramponner au cou de ma bien-aimée. + +-- Et qu'avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant +s'interrompre, qu'avez-vous fait, après avoir installé votre femme +ici? Où êtes-vous allé? + +-- Ce que j'ai fait, Jane? je me suis transformé en un feu follet. +Où je suis allé? j'ai entrepris des voyages semblables à ceux du +Juif Errant. Je visitai tout le continent; mon désir et mon but +étaient de trouver une femme bonne, intelligente, digne d'être +aimée, et qui fût opposée à celle que je laissais à Thornfield. + +-- Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur. + +-- J'étais décidé à le faire; j'étais convaincu que je le pouvais +et que je le devais. Mon intention n'était pas de tromper comme je +l'ai fait; je voulais raconter mon passé et faire mes propositions +ouvertement. Il me semblait évident que tout le monde me +considérerait comme libre d'aimer et d'être aimé, et je n'ai pas +douté un seul instant que je trouverais une femme capable de me +comprendre et de m'accepter, malgré la malédiction qui pesait sur +moi. + +-- Eh bien, monsieur? + +-- Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire; +vous ouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en +temps, vous vous agitez brusquement; on dirait que les réponses +n'arrivent pas assez promptement pour vous et que vous voudriez +lire dans le coeur même. Mais, avant que je continue, apprenez-moi +ce que vous voulez dire par votre: «Eh bien, monsieur?» Vous +répétez souvent cette petite phrase, et, je ne sais trop pourquoi, +elle m'entraîne dans des discours sans fin. + +-- Je veux dire: Qu'y a-t-il après? Qu'avez-vous fait? qu'est-ce +qui résulte de cela? + +-- Précisément; et que désirez-vous savoir maintenant? + +-- Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui +avez demandé de vous épouser, et ce qu'elle a répondu. + +-- Je puis vous dire si j'ai trouvé une personne qui me plût et si +je lui ai demandé de m'épouser; mais ce qu'elle m'a répondu est +encore à inscrire dans le livre de la destinée. Pendant dix +longues années, j'errai partout, demeurant tantôt dans une +capitale, tantôt dans une autre, quelquefois à Saint-Pétersbourg, +le plus souvent à Paris; de temps en temps à Rome, Naples ou +Florence. La Providence m'avait donné beaucoup d'argent et le +passeport d'un vieux nom, je pouvais choisir ma société; aucun +cercle ne m'était fermé; je cherchai ma femme idéale parmi les +ladies anglaises, les comtesses françaises, les signoras +italiennes et les grafinnen allemandes: je ne pus pas la trouver. +Il y a des moments où j'ai cru voir une forme et entendre une voix +qui devaient réaliser mon rêve, mais j'étais bientôt déçu. Ne +supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou +de l'esprit; je demandais quelqu'un qui me plût, qui fût le +contraire de la créole: je cherchai en vain. Je ne trouvai pas +dans le monde une seule fille que j'eusse voulue pour femme, car +je connaissais les dangers et les souffrances d'un mauvais +mariage. Le désappointement me rendit nonchalant; j'essayai de la +dissipation, jamais de la débauche, je la détestais et je la +déteste: c'était là le vice de ma Messaline indienne. Le dégoût +que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mes +plaisirs. Je m'éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y +ressembler, parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et +de ses vices. + +«Pourtant je ne pouvais pas vivre seul; j'eus des maîtresses. La +première fut Céline Varans, encore une de ces fautes qui font +qu'un homme se méprise quand il se les rappelle; vous savez déjà +quelle était cette femme, et comment notre liaison se termina. +Deux autres lui succédèrent: une Italienne, nommée Giacinta, et +une Allemande, appelée Clara. Toutes deux passaient pour très +belles; mais que m'importa leur beauté, lorsque j'y fus habitué? +Giacinta était violente et immorale; au bout de trois mois je fus +fatigué d'elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide +et sans intelligence; elle n'était pas le moins du monde de mon +goût: je fus bien aise de lui donner une somme suffisante pour lui +assurer un état honnête et ainsi me débarrasser convenablement +d'elle. Mais, Jane, je lis dans ce moment-ci, sur votre visage, +que vous n'avez pas bonne opinion de moi; vous voyez en moi un +misérable, dépourvu de principes et de sentiments, n'est-ce pas? + +-- En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains +jours, je trouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une +maîtresse, tantôt avec une autre, et vous en parlez comme d'une +chose toute simple. + +-- Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je +n'aimais pas cette existence vagabonde; jamais je ne désirerai y +revenir. Louer une maîtresse est ce qu'il y a de pire après +acheter un esclave; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par +la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre +intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter le +souvenir des moments que j'ai passés avec Céline, Giacinta et +Clara.» + +Je sentis la vérité des paroles de M. Rochester, et j'en conclus +que si jamais je m'étais oubliée, si jamais j'avais négligé les +principes appris dans mon enfance, si, poussée par la tentation, +sous un prétexte quelconque et même avec toutes les excuses +possibles, je m'étais décidée à succéder à ces malheureuses +femmes, un jour ma mémoire exciterait chez M. Rochester le même +sentiment que le souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de ma +conviction, il suffisait de l'avoir; je l'enfermai dans mon coeur, +afin qu'elle pût me servir au jour de l'épreuve. + +«Jane, pourquoi ne dites-vous pas: Eh bien, monsieur? car je n'ai +pas fini. Vous paraissez grave, je vois bien que vous me +désapprouvez encore; mais revenons à notre sujet. Au mois de +janvier dernier, débarrassé de toutes mes maîtresses, l'esprit +aigri et endurci par une vie errante, inutile et solitaire, +désillusionné, mal disposé à l'égard des hommes et surtout des +femmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles, +intelligentes et aimantes, n'existaient que dans les rêves), je +revins en Angleterre, où m'appelaient des affaires. + +«Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d'hiver, +Thornfield, château détesté. Je ne m'attendais à y trouver ni +calme ni bonheur; tout à coup j'aperçus une petite ombre +tranquillement assise sur des marches dans le sentier de Hay; je +passai devant elle avec autant d'indifférence que devant l'arbre +qui lui faisait face: je n'avais aucun pressentiment de ce qu'elle +serait pour moi; rien en moi ne m'avait averti que l'arbitre de +mon existence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite, +attendait là sous un humble déguisement; je ne m'en doutai même +pas lorsque, après l'accident arrivé à Mesrour, l'ombre vint vers +moi et m'offrit gravement ses services. C'était une petite +créature élancée et enfantine; on eût dit une linotte qui, +voletant à mes pieds, m'eût proposé de me porter sur ses ailes +délicates. Je fus maussade, mais elle ne voulut pas s'éloigner; +elle resta près de moi avec une étrange persévérance, me regarda +et me parla avec une sorte d'autorité; je devais être aidé par sa +main, et je le fus en effet. + +«Lorsque j'eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle +sembla se répandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de +savoir que cette petite elfe reviendrait, qu'elle appartenait à ma +maison; sans cela je n'aurais pas pu, sans regret, la voir +s'échapper et disparaître derrière les buissons. Ce soir-là, je +vous écoutai revenir, Jane; vous ne vous doutiez probablement pas +que je pensais à vous et que j'étudiais vos actions. Le jour +suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vous +amusiez Adèle. Je me rappelle que c'était un jour où la neige +tombait, et que vous ne pouviez pas sortir; j'étais dans ma +chambre, dont j'avais laissé la porte entr'ouverte: je pouvais +voir et entendre. Adèle s'emparait de toute votre attention, mais +je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs; cependant vous +étiez patiente avec elle, ma petite Jane; pendant longtemps vous +lui avez parlé et vous l'avez amusée. Quand elle vous eut enfin +quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous +êtes mise à vous promener lentement le long du corridor; de temps +en temps, en passant devant une fenêtre, vous regardiez la neige +épaisse qui tombait, vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous +repreniez doucement votre marche et votre rêve. Je pense que vos +visions n'étaient pas sombres; la douce lumière de vos yeux +annonçait que vos pensées n'étaient ni tristes ni amères; votre +regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse, lorsque +celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l'espérance +jusqu'au ciel idéal. La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée, +vous avez souri de vous-même d'une singulière manière; il y avait +beaucoup de bon sens et de finesse dans votre sourire, Jane; il +semblait dire: «Mes visions sont belles, mais il ne faut pas +oublier que ce ne sont que des visions; mon cerveau a inventé un +ciel rose, un Eden vert et fleuri, mais je sais bien qu'il faut me +frayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête.» +Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de +vous donner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à +régler, je crois, ou quelque autre occupation de ce genre; j'étais +fâché de vous perdre de vue. + +«J'attendis le soir avec impatience, qu'alors au moins je pouvais +vous appeler près de moi; je soupçonnais en vous un caractère tout +à fait neuf pour moi, je désirais le sonder plus profondément et +le connaître mieux. Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la +fois timide et indépendant; vous étiez simplement habillée, dans +le même genre qu'aujourd'hui. Je vous fis parler; au bout du peu +de temps, je vous trouvai remplie de contrastes étranges: vos +vêtements, vos manières, se ressentaient d'une discipline sévère; +votre aspect était différent et annonçait une nature raffinée, +mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur de +donner une opinion défavorable d'elle en faisant quelque solécisme +ou en disant une sottise. Mais, lorsqu'on s'adressait directement +à vous, vous leviez sur votre interlocuteur un oeil perçant, hardi +et plein d'ardeur. Il y avait dans votre regard de la puissance et +de la pénétration. Quand je vous faisais quelque question +positive, vous trouviez toujours une réponse facile et prompte. +Bientôt vous fûtes habituée à moi; je crois, Jane, que vous +sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et +maussade, car je fus étonné de voir avec quelle rapidité un +certain bien-être charmant s'empara de vous. Quelque maussade que +je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte, ni ennui, ni +déplaisir de ma morosité; vous vous contentiez de m'examiner, et +de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple +et si sage que je ne puis la décrire. Ce que j'apercevais me +rendait heureux et excitait ma curiosité; j'aimais ce que je +voyais, et je désirais voir davantage. Pourtant, je vous tins +longtemps à distance et je ne cherchai que rarement votre +compagnie. J'étais intelligent dans mon épicurisme, et je désirais +prolonger le plaisir des découvertes; puis je craignais, en +maniant trop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de +voir disparaître le doux charme de sa fraîcheur; je ne savais pas +alors que ce n'était point une floraison passagère et qu'elle +devait toujours garder son brillant éclat, comme si elle eût été +taillée dans un diamant indestructible. Je désirais aussi savoir +si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez; mais vous +ne l'avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d'étude aussi +tranquille que votre pupitre et votre chevalet; si par hasard je +vous rencontrais, vous passiez devant moi, me faisant simplement +un léger salut comme marque de respect. Pendant tout ce temps-là, +votre expression ordinaire était pensive; vous n'étiez pas triste, +car vous ne souffriez pas, mais votre coeur n'était pas léger, +parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l'avenir bien +peu d'espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou si +même vous pensiez à moi; je vous examinai pour le savoir. Quand +nous causions ensemble, il y avait quelque chose d'heureux dans +votre regard et de satisfait dans vos manières; je vis que vous +aviez un coeur sociable; le silence de la chambre d'étude et la +monotonie de votre vie vous avaient rendue triste. Je me laissai +aller au plaisir d'être bon à votre égard; la bonté éveilla +bientôt votre émotion, votre figure devint douée et votre voix +caressante. J'aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres +et avec votre accent heureux et reconnaissant; j'étais content +lorsque, par une circonstance quelconque, nous nous rencontrions. +Il y avait dans vos manières une curieuse incertitude lorsque vous +me regardiez: vos yeux exprimaient un peu de doute et un trouble +léger; vous ne saviez pas où me porterait mon caprice, et vous +vous demandiez si j'allais jouer le rôle d'un maître sévère ou +d'un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me +poser en maître; quand je vous tendais cordialement la main, votre +jeune visage exprimait tant de lumière et de bonheur, que j'avais +bien de la peine à ne pas vous presser contre mon coeur. + +-- Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur,» interrompis-je en +essuyant furtivement une larme. + +Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu'il me restait à +faire, et prochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces +révélations de ce qu'éprouvait M. Rochester rendaient ma tâche +plus difficile. + +«Vous avez raison, Jane, reprit-il; pourquoi s'arrêter sur le +passé, quand le présent est plus sûr et l'avenir plus beau?» + +Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion. + +«Vous comprenez bien la situation, n'est-ce pas? continua-t-il. +Après une jeunesse et une virilité passées soit dans une +inexprimable souffrance, soit dans une douloureuse solitude, j'ai +enfin trouvé ce que je puis aimer sincèrement; je vous ai trouvée. +Vous sympathisez avec moi, vous êtes la meilleure partie de moi- +même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fort attachement; je +vous crois bonne, généreuse et aimante; j'ai conçu dans mon coeur +une passion fervente et solennelle; elle me conduit à vous, vous +attire à moi, enlace votre existence à la mienne: flamme pure et +puissante, elle fait un seul être de nous deux. + +«C'est parce que je sentais et que je savais cela que j'ai résolu +de vous épouser: me dire que j'ai déjà une femme, c'est une +raillerie inutile; vous savez maintenant que je n'ai qu'un affreux +démon. J'ai eu tort de chercher à vous tromper; mais je craignais +votre entêtement et les préjugés qu'on vous avait donnés dans +votre enfance. Je voulais vous bien posséder avant de me hasarder +à une confidence: c'était lâche à moi; j'aurais dû tant d'abord en +appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le fais +maintenant; vous raconter ma vie d'agonie, vous dire que j'avais +faim et soif d'une existence plus noble et plus élevée, vous +montrer non pas ma résolution (ce mot est trop faible), mais mon +penchant irrésistible à aimer bien et fidèlement, puisque j'étais +aimé fidèlement et bien. Alors je vous aurais demandé d'accepter +ma promesse de fidélité et de me donner la vôtre; Jane, faites-le +maintenant.» + +Il y eut un moment de silence. + +«Pourquoi vous taisez-vous, Jane?» me demanda-t-il. + +Je subissais une rude épreuve; une main de fer pesait sur moi. +Moment terrible, plein de luttes, d'horreur et de souffrance! +Aucun être humain ne pouvait désirer d'être aimé plus que je ne +l'étais; celui qui m'aimait ainsi, je l'adorais, et il fallait +renoncer à cette idole; mon douloureux devoir était enfermé tout +entier dans ce seul mot: se séparer! + +«Jane, reprit M. Rochester, vous comprenez ce que je vous demande; +dites-moi seulement: Je serai à vous!» + +-- Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous.» + +Il y eut encore un long silence. + +«Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide +comme la pierre, car sous cette voix tranquille je sentais les +palpitations du lion; Jane, avez-vous l'intention de me laisser +prendre une route et de choisir l'autre? + +-- Oui, monsieur. + +-- Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m'embrassant, le +voulez-vous encore? + +-- Oui, monsieur. + +-- Et maintenant? continua-t-il en baisant doucement mon front et +mes joues. + +-- Oui, monsieur! m'écriai-je en me dégageant rapidement de son +étreinte. + +-- Oh! Jane, c'est cruel! c'est mal! Ce ne serait pas mal de +m'aimer. + +-- Ce serait mal, monsieur, de vous obéir.» + +Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage; il +se leva, mais se retint encore. J'appuyai ma main sur le dossier +d'une chaise, pour me soutenir; j'avais peur, mais ma résolution +était prise. + +«Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma +triste vie; tout le bonheur s'en ira avec vous. Que me restera-t- +il? Je n'ai qu'une folle pour femme; autant vaudrait me présenter +un des cadavres du cimetière. Que faire, Jane? où aller pour +trouver une compagne? où chercher l'espérance? + +-- Faites comme moi; ayez confiance en Dieu et en vous: croyez au +ciel, et espérez que nous nous y retrouverons. + +-- Ainsi vous ne voulez pas céder? + +-- Non. + +-- Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit?» + +Sa voix s'éleva. + +«Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir +tranquille. + +-- Vous m'arrachez l'amour et l'innocence»; à la place de l'amour, +vous m'offrez la débauche; et, pour toute occultation, vous me +proposez le vice. + +-- Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée +que je ne m'y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et +lutter, vous aussi bien que moi; résignez-vous; vous m'oublierez +avant que je vous aie oublié. + +-- Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à ma +loyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous +me dites en face que je changerai bientôt; votre conduite prouve +combien vous jugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il +mieux de jeter dans le désespoir un de ses semblables que de +violer une loi humaine, lorsque personne ne doit en souffrir? car +vous n'avez ni parents ni amis que vous craigniez d'offenser en +demeurant avec moi.» + +C'était vrai; et, pendant qu'il parlait, ma raison et ma +conscience se tournaient traîtreusement contre moi; elles criaient +presque aussi haut que mon coeur, et tous ensemble me disaient: +Oh! cède, cède! pense à sa souffrance, pense au danger où tu le +laisses; regarde dans quel abattement il tombe lorsqu'il se voit +abandonné. Souviens-toi que sa nature est impétueuse; songe aux +suites du désespoir; console-le, sauve-le, aime-le! dis-lui que tu +l'aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s'inquiète de toi +dans le monde? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que +tu feras?» + +Et, malgré tout, je continuais à me dire: «Je me dois à moi-même; +plus je suis isolée, moins j'ai d'amis et de soutiens, plus je +dois me respecter. Je garderai les lois données par Dieu et +sanctionnées par l'homme; je serai fidèle aux principes que j'ai +acceptés lorsque j'étais raisonnable et non pas folle comme +maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas été donnés +pour les jours sans épreuves; ils ont été faits pour des moments, +comme celui-ci, alors que le coeur et l'âme se révoltent contre +leur sévérité. Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés; si je +pouvais les briser à ma volonté, de quel prix seraient-ils? Ils +ont une grande valeur, je l'ai toujours cru; et si je ne puis plus +le croire maintenant, c'est parce que je suis insensée, que du feu +coule dans mes veines, et que mon coeur bat trop pour que je +puisse en compter les palpitations. À cette heure je dois m'en +tenir aux opinions préconçues, et c'est sur ce terrain solide que +je poserai mes doux pieds!» + +Je le fis en effet; M. Rochester me regarda, et devina aussitôt +mon intention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans +s'inquiéter des suites de sa colère, il y céda un instant. Il +traversa la chambre, me prit le bras et me saisit par la taille; +Il semblait me dévorer de son regard passionné; physiquement, je +me sentais exposée à l'ardeur d'une fournaise enflammée, moi aussi +impuissante que le chaume; mais je possédais encore mon âme, et +j'éprouvais un sentiment de grande sécurité. Heureusement, l'âme a +un interprète, interprète qui souvent n'a pas conscience de ce +qu'il fait, mais qui est toujours fidèle: je veux parler des yeux. +Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de M. Rochester, et +je poussai un soupir involontaire; son étreinte était douloureuse, +et mes forces presque épuisées. + +«Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n'ai vu une +créature aussi frêle et aussi indomptable. Elle est entre mes +mains comme un fragile roseau, continua-t-il en me secouant de +toute la force de son poignet; je pourrais la plier avec un de mes +doigts: et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je la +domptais, si je la jetais à terre? Regardez ces yeux, regardez +cette enfant résolue, sauvage et indépendante, qui semble me +défier avec plus que le courage, avec la certitude du triomphe! +Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas +m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison, +mon outrage ne fera que donner la liberté au captif. Je pourrais +conquérir la maison; mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le +ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure +d'argile! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que +je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le +vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous +abriter près de mon coeur; mais, saisie malgré vous, semblable à +un pur esprit, vous échapperiez à mes embrassements; vous +disparaîtriez avant que j'aie pu respirer votre parfum. Oui venez, +Jane, venez!» + +En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il +était plus difficile de résister à ce regard qu'à son étreinte +passionnée; mais je ne voulais pas succomber: j'avais défié sa +colère, il fallait maintenant supporter sa douleur. Je me dirigeai +vers la porte. + +«Vous partez, Jane? me dit-il. + +-- Oui, monsieur. + +-- Vous allez me quitter? + +-- Oui. + +-- Vous ne reviendrez pas? vous ne voulez pas être mon soutien, +mon sauveur? Mon amour profond, ma grande douleur, mes +supplications, tout cela n'est rien pour vous?» + +Quelle inexprimable douleur dans sa voix! combien il me fut dur de +répéter avec fermeté: + +«Je pars. + +-- Jane! reprit-il. + +-- Monsieur Rochester? + +-- Eh bien, partez, j'y consens; mais rappelez-vous que vous me +laissez ici dans l'angoisse. Montez dans votre chambre; rappelez- +vous tout ce que je vous ai dit, Jane; jetez un regard sur mes +souffrances, et pensez à moi.» + +Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa. + +«Oh! Jane! s'écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh! +Jane, mon espérance, mon amour, ma vie!» + +Et alors j'entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot. + +J'avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi +résolue que lorsque je m'étais retirée. Je m'agenouillai près de +lui; je soulevai son visage et le dirigeai de mon côté, +j'embrassai sa joue et je lissai ses cheveux avec ma main. + +-- Dieu vous bénisse, mon cher maître! m'écriai-je; Dieu vous +garde de la souffrance et du mal! puisse-t-il vous diriger, vous +consoler, et vous récompenser de vos bontés passées pour moi! + +-- L'amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense, +répondit-il; si je ne l'obtiens pas, mon coeur est à jamais brisé; +mais Jane me donnera son amour; elle me le donne noblement, +généreusement.» + +Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent; il se leva et +étendit les bras: mais j'échappai à son étreinte et je quittai +subitement la chambre. + +«Adieu!» cria mon coeur, lorsque je m'éloignai. -- «Adieu, pour +toujours!» ajouta le désespoir. + +..................... + +Cette nuit-là, je ne pensais pas dormir; cependant, à peine fus-je +étendue, qu'un lourd sommeil s'appesantit sur moi. Je fus +transportée en songe aux scènes de mon enfance; je rêvai que +j'étais dans la chambre rouge de Gateshead, que la nuit était +sombre et mon esprit en proie à une étrange terreur; il me sembla +que la petite lumière qui, il y avait bien des années, m'avait +fait évanouir de peur, après avoir glissé le long de la muraille, +venait trembloter au milieu du sombre plafond. Je levai la tête +pour regarder; le plafond se changea en des nuages noirs et +élevés, la petite lumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui +entourent la lune. J'attendis le lever de la lune avec une +singulière impatience, comme si ma destinée eût été écrite sur son +disque rouge; elle se précipita hors des nuages comme elle ne l'a +jamais fait. J'aperçus d'abord une main qui sortait des noirs plis +du ciel et qui écartait les nuées; puis je vis, au lieu de la +lune, une ombre blanche se dessinant sur un fond d'azur, et +inclinant son noble front vers la terre. L'ombre ne pouvait se +lasser de me regarder; enfin elle parla à mon esprit; malgré la +distance immense, les sons m'arrivaient clairs et distincts, et +j'entendis l'ombre murmurer à mon coeur: + +«Ma fille, fuis la tentation. + +-- Oui, ma mère,» répondis-je. + +Je me fis la même réponse lorsque je m'éveillai. Il faisait encore +sombre; mais en juillet les nuits sont courtes, l'aurore commence +à poindre presque aussitôt après minuit. «Il ne peut pas être trop +tôt pour entreprendre la tâche que j'ai à accomplir,» pensai-je. +Je me levai; j'étais habillée, car, pour me coucher, je n'avais +retiré que mes souliers; je pris dans mes tiroirs un peu de linge, +un bracelet et un anneau. En cherchant ces objets, mes doigts +rencontrèrent les perles d'un collier que M. Rochester m'avait +forcée d'accepter quelques jours auparavant; je le laissai: il ne +m'appartenait pas; il appartenait à la fiancée imaginaire qui +s'était envolée. Je fis un paquet des autres choses, je mis dans +ma poche ma bourse, qui contenait vingt schellings (c'était tout +ce que je possédais), j'attachai mon châle et mon chapeau; je pris +mon paquet et mes souliers, que je ne voulais pas mettre encore, +puis je sortis de ma chambre. + +«Adieu, ma bonne madame Fairfax, murmurai-je en glissant près de +sa porte. Adieu, ma chère petite Adèle,» dis-je en jetant un +regard vers la chambre de l'enfant; je ne pouvais pas entrer pour +l'embrasser, car il fallait tromper la surveillance d'une oreille +bien fine qui veillait peut-être. + +J'aurais voulu passer devant la chambre de M. Rochester sans +m'arrêter; mais, lorsque je me trouvai devant sa porte, je sentis +que les battements de mon coeur venaient de s'arrêter, et je fus +obligée d'attendre un instant; là non plus on ne dormait pas. +M. Rochester marchait avec agitation d'un bout de la pièce à +l'autre, et il soupirait sans cesse. Si je le voulais, il y avait +dans cette chambre tout un paradis pour moi, du moins un paradis +d'un moment; je n'avais qu'à entrer et à dire: «Monsieur +Rochester, je vous aimerai; je demeurerai avec vous jusqu'à la +mort;» et alors mes lèvres se seraient rafraîchies à une source de +délices. J'y pensai un instant. + +«Ce maître plein de bonté, et qui ne peut pas dormir, attend le +jour avec impatience, me dis-je; demain matin il m'enverra +demander, et je serai partie; il me fera chercher, et en vain; il +se sentira abandonné, il verra que je repousse son amour, il +souffrira et tombera peut-être dans le désespoir.» + +Je pensai à tout cela, ma main se dirigea vers le loquet; mais je +la retirai vivement et je m'enfuis. + +Je descendis tristement l'escalier; je savais ce que j'avais à +faire et je le faisais machinalement. Je cherchai dans la cuisine +la clef de la porte de côté, un peu d'huile et une plume afin de +graisser la clef et la serrure; je pris du pain et de l'eau, car +j'allais peut-être avoir une longue course à faire, et je ne +voulais pas voir mes forces, déjà si épuisées, me manquer tout à +coup; je fis tout cela dans le plus grand silence. J'ouvris la +porte, je passai et je la refermai doucement. Le matin commençait +à poindre dans la cour; les grandes portes étaient fermées à clef; +heureusement, le guichet de l'une d'elles n'était fermé qu'au +loquet: j'en profitai pour sortir, puis je la poussai derrière +moi: J'étais maintenant hors de Thornfield. + +À une distance d'un mille, au delà des champs, s'étendait une +route qui allait dans la direction contraire à Millcote; je +n'avais jamais parcouru cette route, mais souvent je l'avais +remarquée et je m'étais demandé où elle conduisait: ce fut de ce +côté-là que je dirigeai mes pas. Je ne devais plus me permettre +aucune réflexion; je ne devais plus jeter de regards ni en arrière +ni en avant. Je ne devais plus enfin accorder une seule pensée, +soit au présent, soit à l'avenir: le premier était à la fois si +doux et si profondément triste, que d'y songer seulement me +retirerait tout courage et toute énergie; le dernier était confus +et terrible comme le monde après le déluge. + +Je longeai les champs, les haies et les sentiers jusqu'au lever du +soleil; je crois que c'était par une belle matinée d'été. Mes +souliers, que j'avais mis en quittant la maison, furent bientôt +mouillés par la rosée; mais je ne regardais ni le soleil levant, +ni les cieux qui souriaient, ni la nature qui s'éveillait. Celui +qui traverse une belle scène pour arriver à l'échafaud ne pense +pas aux fleurs qui s'épanouissent sur la route, mais bien plutôt +au billot, à la hache, à la séparation de ses os et de ses veines, +et au grand déchirement qui devra tout terminer; et moi je pensais +à ma triste fuite, à mes courses errantes. Je ne pouvais +m'empêcher de songer avec agonie à ce que j'avais laissé, à celui +qui épiait dans sa chambre le lever du soleil, espérant me voir +bientôt arriver pour lui dire que je voulais bien lui appartenir +et rester près de lui. J'aspirais à être à lui, j'étais avide de +retour; il n'était point trop tard, je pouvais encore lui épargner +une angoisse bien douloureuse; j'étais sûre que ma fuite n'était +pas découverte; je pouvais revenir, être sa consolation et son +orgueil, l'arracher à la souffrance, peut-être empêcher sa perte. +Oh! combien j'étais aiguillonnée par la crainte de le voir +s'abandonner lui-même! ce qui m'était bien plus douloureux que +s'il m'eût abandonnée. C'était comme un dard recourbé dans mon +sein: si je voulais l'arracher, il me déchirait; si je l'enfonçais +plus avant, il me torturait. Les oiseaux commencèrent à chanter +dans les buissons et les taillis; ils étaient fidèles à leurs +compagnons, eux emblèmes de l'amour. Et moi, qu'étais-je? Au +milieu des souffrances de mon coeur, de mes efforts désespérés +pour accomplir mon devoir, je me détestais. Je n'avais pas la +consolation de me sentir approuvée par moi-même; je n'éprouvais +aucune, joie d'avoir su me respecter; j'avais injurié, blessé, +abandonné mon maître. J'étais haïssable à mes yeux. Pourtant je ne +pouvais pas revenir vers lui. Dieu me conduisait sans doute, car +la douleur avait foulé aux pieds ma volonté et étouffé ma +conscience; je pleurais amèrement en continuant ma route +solitaire; je marchais rapidement comme quelqu'un dans le délire. +Tout à coup je fus prise d'une faiblesse qui, commençant dans +l'intérieur du corps, s'étendit aux membres; je tombai à terre. Je +restai quelque temps ainsi, pressant ma figure contre le gazon +humide. Je craignais, ou plutôt j'espérais mourir là; mais bientôt +je pus me remuer; je rampai d'abord sur mes genoux et sur mes +mains, enfin je me relevai, aussi résolue que jamais à gagner la +route. + +Quand je l'eus atteinte, je fus obligée de m'asseoir sous un +buisson pour me reposer; j'entendis un bruit de roues et je vis +une voiture arriver. Je me levai et fis un signe de la main; elle +s'arrêta. Je demandai au conducteur où il allait; il me nomma un +endroit éloigné, et où j'étais sûre que M. Rochester n'avait +aucune connaissance. Je lui demandai quel prix il prenait pour y +conduire; il me répondit trente schillings. Je lui dis que je n'en +avais que vingt; il reprit qu'il tâcherait de s'en contenter. +Comme la voiture était vide, il me permit d'entrer dans +l'intérieur; la portière fut fermée et nous nous mîmes en route. + +Vous tous qui lirez ce livre, puissiez-vous ne jamais éprouver ce +que j'ai éprouvé! Puissent vos yeux ne jamais verser un torrent de +larmes aussi amères et aussi déchirantes que les miennes! Puissent +vos prières ne jamais s'élever aussi douloureuses et aussi +désespérées vers le ciel! Puissiez-vous ne jamais craindre de +devenir l'instrument du mal entre les mains de celui que vous +aimez plus que tout! + + + +CHAPITRE XXVIII + +Deux jours sont passés. C'est un soir d'été; le cocher m'a +descendue dans un endroit appelé Whitcross; il ne pouvait pas me +conduire plus loin pour la somme que je lui avais donnée, et je ne +possédais plus un schelling dans le monde; je suis seule, la +voiture est déjà éloignée d'un mille. À ce moment, je m'aperçois +que j'ai oublié mon petit paquet dans la poche de la voiture où je +l'avais placé pour plus de sûreté; il faut maintenant qu'il y +reste, et moi je n'ai plus aucune ressource. + +Whitcross n'est pas une ville ni même un hameau; c'est un pilier +de pierre placé à la réunion de quatre routes; il est peint en +blanc, probablement pour qu'on puisse le voir de loin dans +l'obscurité. Au sommet de ce pilier on aperçoit quatre bras qui +indiquent à quelle distance on est des différentes villes; d'après +les indications, la ville la plus proche était distante de dix +milles, et la plus éloignée, de vingt. Les noms bien connus de ces +villes m'apprirent dans quel pays j'étais: c'était un des comtés +du centre, couvert de marécages et entouré de montagnes; à droite +et à gauche on apercevait de grands marais; une série de montagnes +s'étendaient bien loin au delà de la vallée que j'avais à mes +pieds. La population ne devait pas être nombreuse. Je n'apercevais +personne sur les routes qui se déroulaient aux quatre points +cardinaux, larges, blanches et solitaires; elles avaient toutes +été tracées au milieu même des marais, et la bruyère poussait +épaisse et sauvage jusque sur le bord. Cependant le hasard pouvait +amener un voyageur par là, et je désirais ne point être vue; des +étrangers se demanderaient naturellement ce que je faisais là, et +pourquoi j'étais devant ce poteau, errant sans but et comme si je +m'étais égarée. On me questionnerait peut-être, et je ne pourrais +faire que des réponses peu vraisemblables, qui exciteraient le +soupçon. + +Aucun lien ne m'attachait alors à la société; aucun charme, aucune +espérance ne m'attiraient vers les hommes; pas un de ceux qui me +verraient ne se sentirait pris de sympathie pour moi. Je n'avais +pour tout parent que la nature, notre mère à tous; aussi ce fut +sur son sein que j'allai chercher le repos. + +J'entrai dans la bruyère, je me dirigeai vers un creux que j'avais +aperçu sur le bord du marais; j'enfonçais dans les épaisses +bruyères jusqu'aux genoux. Enfin, dans un coin reculé, je trouvai +un rocher de granit recouvert de mousse; je m'assis dans +l'enfoncement; ma tête était protégée par les larges pierres du +rocher; au-dessus il n'y avait que le ciel. + +Même dans cette retraite, il me fallut quelque temps avant d'être +délivrée de toute inquiétude: j'avais une crainte vague que +quelque chat sauvage ne s'élançât sur moi ou qu'un chasseur ne +vint à me découvrir. Si le vent mugissait un peu fort, je +regardais autour de moi et j'avais peur d'apercevoir tout à coup +un taureau sauvage; si un pluvier sifflait, je le prenais pour un +homme; mais voyant que mes appréhensions n'étaient pas fondées, et +calmée d'ailleurs par le profond silence du soir, je pris +confiance. Jusque-là je n'avais pas encore pensé; je n'avais +qu'écouté, regardé et craint: mais maintenant je pouvais réfléchir +de nouveau. + +Que devais-je faire? Où devais-je aller? Oh! questions +intolérables pour moi, qui ne pouvais rien faire ni aller nulle +part. Il fallait que mes membres fatigués et tremblants +parcourussent un long chemin avant d'atteindre à une habitation +humaine; il me fallait implorer la froide charité pour obtenir un +abri et forcer la sympathie mécontente des indifférents. Il me +fallait subir un refus presque certain, sans que mon histoire fût +même écoutée, sans que mes besoins fussent satisfaits. + +Je touchai la bruyère; elle était humide, bien que réchauffée par +un soleil d'été. Je regardai le ciel; il était pur; une étoile se +levait juste au-dessus de l'endroit où j'étais couchée; la rosée +tombait doucement; on n'entendait même pas le murmure de la brise; +la nature semblait douce et bonne pour moi. Je me dis qu'elle +m'aimait, moi, pauvre délaissée; et ne pouvant espérer des hommes +que les insultes et la méfiance, je me cramponnai à elle avec une +tendresse filiale. «Cette nuit-là, du moins, me dis-je serai son +hôte comme je suis son enfant; ma mère me logera sans me demander +le prix de son bienfait.» Il me restait encore un morceau de pain +que j'avais acheté avec mon dernier argent, dans une ville où nous +passions à la nuit tombante; je vis ça et là des mûres noires et +brillantes comme des perles de jais; j'en cueillis une poignée que +je mangeai avec mon pain. Ma faim fut sinon satisfaite, du moins +apaisée par ce repas d'ermite; je dis ma prière du soir et je +choisis un lieu pour m'étendre. + +À côté du rocher, la bruyère était très épaisse; lorsque je fus +étendue, mes pieds étaient tout à fait couverts, et elle s'élevait +à droite et à gauche, assez haut pour ne laisser qu'un étroit +passage à l'air de la nuit. Je pliai mon châle double et je +l'étendis sur moi en place de couverture; une petite éminence +recouverte de mousse me servit d'oreiller; ainsi installée je +n'eus pas le moindre froid, du moins au commencement de la nuit. + +Mon repos aurait été doux sans la tristesse qui m'accablait; mais +mon coeur s'affaissait sous sa blessure déchirante; je le sentais +saigner intérieurement: toutes ses fibres étaient brisées. Je +tremblais pour M. Rochester, et une amère pitié s'était emparée de +moi, mes incessantes aspirations criaient vers lui. Mutilée comme +un oiseau dont les ailes sont brisées, je continuais à faire de +vains efforts pour voler vers mon maître. + +Torturée par ces pensées, je me levai et je m'agenouillai; la nuit +était venue avec ses brillantes étoiles; c'était une nuit +tranquille et sûre, trop sereine pour que la peur pût s'emparer de +moi. Nous savons que Dieu est partout, mais certainement nous +sentons encore mieux sa présence quand ses oeuvres s'étendent +devant nous sur une plus grande échelle. Lorsque, dans un ciel +sans nuages, nous voyons chaque monde continuer sa course +silencieuse, nous comprenons plus que jamais sa grandeur infinie, +sa toute-puissance et sa présence en tous lieux. Je m'étais +agenouillée afin de prier pour M. Rochester: levant vers le ciel +mes yeux obscurcis de larmes, j'aperçus la voie lactée; en +songeant à ces mondes innombrables qui s'agitent dans le firmament +et ne nous laissent apercevoir qu'une douce traînée de lumière, je +sentis la puissance et la force de Dieu. J'étais sûre qu'il +pourrait sauver ce qu'il avait créé; j'étais convaincue qu'il ne +laisserait périr ni le monde ni les âmes que la terre garde comme +un précieux trésor; ma prière fut donc une action de grâces. «La +source de la vie est aussi le sauveur des esprits,» pensai-je. Je +me dis que M. Rochester était en sûreté; il appartenait à Dieu, et +Dieu le garderait. Je me blottis de nouveau sur le sein de la +montagne, et au bout de quelque temps le sommeil me fit oublier ma +douleur. + +Mais le jour suivant, le besoin m'apparut pâle et nu; depuis +longtemps les petits oiseaux avaient quitté leurs nids; depuis +longtemps les abeilles, profitant des belles heures du matin, +recueillaient le suc des fleurs avant que la rosée fut séchée. +Lorsque les longues ombres de l'aurore eurent disparu, lorsque le +soleil brilla dans le ciel et sur la terre, je me levai et je +regardai autour de moi. + +Combien la journée était calme, belle et chaude! les marais +s'étendaient devant moi comme un désert doré; partout le soleil +brillait: j'aurais voulu pouvoir vivre là. Je vis un lézard courir +le long du rocher, et une abeille occupée à sucer les baies: à ce +moment, j'aurais voulu devenir abeille ou lézard, afin de trouver +dans ces forêts une nourriture suffisante et un abri constant; +mais j'étais un être humain, et il me fallait la vie des hommes; +je ne pouvais pas rester dans un lieu où elle n'était pas +possible. Je me levai; je regardai le lit que je venais de +quitter; je n'avais aucune espérance dans l'avenir, et je me mis à +regretter que pendant mon sommeil mon créateur n'eût pas emporté +mon âme vers lui, afin que mon corps fatigué, délivré par la mort +de toute lutte nouvelle contre la destinée, n'eût plus qu'à +reposer en paix sur ce sol désert. Mais ma vie m'appartenait +encore avec toutes ses souffrances, ses besoins, ses +responsabilités. Il fallait supporter le fardeau, satisfaire les +besoins, endurer les souffrances, accepter la responsabilité. Je +me mis donc en marche. + +Lorsque j'eus regagné Whitcross, je suivis une route à l'abri du +soleil, qui alors était dans toute son ardeur; mon choix ne fut +déterminé que par cette seule circonstance. Je marchai longtemps; +enfin, je pensais que j'avais assez fait et que je pouvais, sans +remords de conscience, céder à la fatigue qui m'accablait, cesser +un moment cette marche forcée, m'asseoir sur une pierre voisine et +me laisser aller à l'apathie qui s'était emparée de mon coeur et +de mes membres, lorsque j'entendis tout à coup le son d'une +cloche: ce devait être la cloche d'une église. + +Je me dirigeai du côté du son, et au milieu de ces montagnes +romanesques, dont je ne remarquais plus l'aspect depuis quelque +temps, j'aperçus un village et un clocher. À ma droite, la vallée +était remplie de pâturages, de bois et de champs de grains; un +ruisseau tortueux coulait au milieu du feuillage aux teintes +variées, des champs mûrs, de sombres forêts et des prairies +éclairées par le soleil. Je fus tirée de ma rêverie par un bruit +de roues, et je vis une charrette très chargée qui montait +péniblement le long de la colline; un peu plus loin, j'aperçus +deux vaches et leur gardien. J'étais près du travail et de la vie: +il fallait lutter encore, m'efforcer de vivre et me plier à la +fatigue comme tant d'autres. + +J'arrivai dans le village vers deux heures. Au bout de la seule +rue du hameau, j'aperçus des pains à travers la fenêtre d'une +petite boutique; j'en aurais voulu un. «Ce léger soutien me rendra +un peu d'énergie, me dis-je; sans cela il me sera bien difficile +de continuer.» Le désir de retrouver la force me revint dès que je +me vis au milieu de mes semblables; je sentais que je serais bien +humiliée s'il me fallait m'évanouir de faim dans la rue d'un +hameau. N'avais-je rien sur moi que je pusse offrir en échange de +ce pain? Je cherchai. J'avais un petit fichu de soie autour de mon +cou; j'avais mes gants. Je ne savais pas comment on devait s'y +prendre quand on était réduit à la dernière extrémité; je ne +savais pas si l'une de ces deux choses serait acceptée; il était +probable que non; en tous cas, il fallait essayer. + +J'entrai dans la boutique; elle était tenue par une femme. Voyant +une personne qui lui semblait habillée comme une dame, elle +s'avança vers moi avec politesse et me demanda ce qu'il y avait +pour mon service. Je fus prise de honte; ma langue se refusa à +prononcer la phrase que j'avais préparée; je n'osai pas lui offrir +les gants à demi usés ni le fichu chiffonné; d'ailleurs je sentais +que ce serait absurde. Je la priai seulement de me laisser +m'asseoir un instant, parce que j'étais fatiguée. Trompée dans son +attente, elle m'accorda froidement ce que je lui demandais; elle +m'indiqua un siège, j'y tombai aussitôt. J'avais envie de pleurer; +mais, comprenant combien le moment était peu favorable pour me +laisser aller à mon émotion, je me contins. Je lui demandai +bientôt s'il y avait dans le village des tailleuses ou des +couturières en linge. + +«Oui, me répondit-elle, trois ou quatre; bien assez pour ce qu'il +y a d'ouvrage.» + +Je réfléchis. J'étais arrivée au moment terrible; je me trouvais +face à face avec la nécessité; j'étais dans la position de toute +personne sans ressource, sans amis, sans argent. Il fallait faire +quelque chose; mais quoi? Il fallait m'adresser quelque part; mais +où? + +Je demandai à la boulangère si elle connaissait, dans le +voisinage, quelqu'un qui eût besoin d'une domestique. + +Elle me répondit qu'elle n'en savait rien. + +«Quelle est la principale occupation dans ce pays? repris-je, que +fait-on en général? + +-- Quelques-uns sont fermiers; beaucoup travaillent à la fonderie +et à la manufacture d'aiguilles de M. Oliver, me répondit-elle. + +-- M. Oliver emploie-t-il des femmes? + +-- Mais non; c'est un travail fait pour les hommes. + +-- Et que font les femmes? + +-- Je ne sais pas; les unes font une chose et les autres une +autre; il faut bien que les pauvres gens se tirent d'affaire comme +ils peuvent.» + +Elle semblait fatiguée de mes questions, et, en effet, quel droit +avais-je de l'importuner ainsi? Un ou deux voisins arrivèrent; on +avait évidemment besoin de ma chaise: je pris congé et je me +retirai. + +Je continuai à longer la rue, regardant toutes les maisons à +droite et à gauche; mais je ne pus trouver aucune raison ni même +aucun prétexte pour entrer dans l'une d'elles. Pendant une heure +j'errai autour du village, m'éloignant quelquefois un peu, puis +revenant sur mes pas. Très fatiguée et souffrant beaucoup du +manque de nourriture, j'entrai dans un petit sentier et je m'assis +sous une haie; mais je me remis bientôt en route, espérant trouver +quelque ressource ou du moins obtenir quelque renseignement. Au +bout du sentier, j'aperçus une jolie petite maison devant laquelle +était un petit jardin bien soigné et tout brillant de fleurs; je +m'arrêtai. Pourquoi m'approcher de la porte blanche et toucher au +bouton luisant? pourquoi les habitants de cette demeure auraient- +ils désiré m'être utiles? Néanmoins je m'approchai et je frappai. +Une jeune femme au regard doux et proprement habillée vint +m'ouvrir la porte; je demandai d'une voix basse et tremblante, car +mon coeur était sans espoir et mon corps épuisé, si l'on avait +besoin d'une servante. + +«Non, me répondit-elle, nous ne prenons pas de domestique. + +-- Pouvez-vous me dire, continuai-je, où je trouverais un travail +quelconque? Je suis étrangère et ne connais personne ici; je +voudrais travailler à n'importe quoi.» + +Mais ce n'était pas l'affaire de cette jeune femme de penser à moi +ou de me chercher une place; d'ailleurs, que de doutes devaient +éveiller à ses yeux ma position et mon histoire! Elle secoua la +tête et me dit qu'elle était fâchée de ne pouvoir me donner aucun +renseignement, et la porte blanche se referma doucement et +poliment, mais elle se referma en me laissant dehors; si elle +l'eût laissée ouverte un peu plus de temps, je crois que je lui +aurais mendié un morceau de pain, car j'étais tombée bien bas. + +Je ne pouvais pas me décider à retourner au village, où d'ailleurs +je n'entrevoyais aucune chance de secours. Je me sentais plutôt +disposée à me diriger vers un bois peu distant, et dont l'épais +ombrage semblait inviter au repos; mais j'étais si malade, si +faible, si tourmentée par la faim, que l'instinct me fit errer +autour des demeures humaines, parce que là il y avait plus de +chance de trouver de la nourriture; la solitude ne serait plus ce +qu'elle était autrefois pour moi, et le repos ne me soulagerait +pas, car la faim me poursuivait et me rongeait comme un vautour. + +Je m'approchai des maisons; je les quittai; je revins, puis je +m'éloignai de nouveau, repoussée sans cesse par la pensée que je +n'y trouverais rien, que je n'avais pas le droit de réclamer de la +sympathie pour mes souffrances. Le jour s'avançait pendant que +j'errais ainsi comme un chien affamé et perdu. En traversant un +champ, j'aperçus le clocher de l'église devant moi; je marchai +dans cette direction. Près du cimetière, au milieu d'un jardin, je +vis une petite maison bien bâtie, que je pensai être le +presbytère. Je me rappelai que les étrangers qui arrivent dans un +lieu où ils ne connaissent personne et qui cherchent un emploi +s'adressent quelquefois au ministre; c'est la tâche des ministres +d'aider, du moins de leurs avis, ceux qui veulent s'aider eux- +mêmes. Il me semblait que j'avais quelque droit d'aller là +chercher un conseil. Reprenant courage et rassemblant le peu de +forces qui me restaient, j'atteignis la maison; je frappai à la +porte de la cuisine; une vieille femme vint m'ouvrir. Je lui +demandai si c'était bien là le presbytère. + +«Oui, me répondit-elle. + +-- Le ministre y est-il? + +-- Non. + +-- Reviendra-t-il bientôt? + +-- Non, il n'est pas dans le pays. + +-- Est-il allé loin? + +-- Pas très loin, à peu près à trois milles; il a été appelé par +la mort subite de son père. Il est à Marsh-End, et ne reviendra +probablement que dans une quinzaine de jours. + +-- Y a-t-il des dames dans la maison?» + +Elle me répondit qu'elle était seule et qu'elle était femme de +charge. Je ne pouvais pas lui demander du secours à elle; je ne +pouvais pas encore mendier: je partis donc. + +Je repris mon fichu de soie et je me remis à penser au pain de la +petite boutique. Oh! si j'avais seulement eu une croûte, une +bouchée de pain pour apaiser mes angoisses! Instinctivement je +retournai vers le village; je revis la boutique et j'entrai. Bien +que la femme ne fût pas seule, je me hasardai à lui demander si +elle voulait me donner un petit pain en échange du fichu de soie. + +Elle me regarda d'un air de soupçon et me répondit qu'elle n'avait +jamais fait de marché semblable. + +Presque désespérée, je lui demandai la moitié du petit pain; elle +me refusa; de nouveau en me disant qu'elle ne pouvait pas savoir +d'où me venait ce fichu. + +Je lui demandai si elle voulait prendre mes gants. + +Elle me répondit qu'elle ne pourrait rien en faire. + +Mais il n'est point agréable de traîner sur ces détails. Il y a +des gens qui trouvent de la joie à songer à leurs douleurs +passées: quant à moi, il m'est douloureux de penser à ces jours +d'épreuve; je n'aime point à me rappeler ces moments d'abattement +moral et de souffrance physique. Je ne blâmais aucun de ceux qui +me repoussaient; je sentais que c'était là ce à quoi je devais +m'attendre et que je ne pouvais pas l'empêcher. Un mendiant +ordinaire est souvent soupçonné; un mendiant bien vêtu l'est +toujours. Il est vrai que je demandais du travail; mais qui était +chargé de m'en procurer? Ce n'étaient certainement pas les +personnes qui me voyaient pour la première fois et ne savaient pas +à qui elles avaient affaire. Quant à la femme qui ne voulait pas +prendre mon fichu en échange de son pain, elle avait raison, si +l'offre lui semblait étrange ou l'échange peu profitable. Mais +arrêtons-nous maintenant; je suis fatiguée de parler de cela. + +Un peu avant la nuit, je passai près d'une ferme. Le fermier était +assis sur le seuil de la porte et mangeait du pain et du fromage +pour son souper; je m'arrêtai et je lui dis: + +«Voulez-vous me donner un morceau de pain? j'ai bien faim.» + +Il me regarda avec surprise; mais, sans rien répondre, il coupa +une grosse tartine et me la donna. Il ne m'avait pas prise pour +une mendiante, mais pour une dame très originale que son pain noir +aurait tentée; dès que j'eus perdu sa maison de vue, je m'assis et +je me mis à manger. + +N'espérant trouver aucun abri dans les maisons, j'allai chercher +un refuge dans le bois dont j'ai déjà parlé; mais ma nuit fut +mauvaise et mon repos sans cesse interrompu. La terre était +humide, et l'air froid; plusieurs fois je fus dérangée par des +bruits de pas et obligée de changer de place; je ne me sentais ni +tranquille ni en sûreté. Il plut vers le matin, et tout le jour +suivant fut humide. Ne me demandez pas, lecteurs, de vous donner +un compte rendu exact de cette journée; comme la veille, je +demandai de l'ouvrage et je fus repoussée; comme la veille, j'eus +faim. Je ne mangeai qu'une seule fois dans tout le jour; passant +devant la porte d'une ferme, je vis une petite fille qui allait +jeter un reste de soupe dans l'auge à cochon; je la priai de me le +donner. Elle me regarda d'un air étonné. + +«Maman, cria-t-elle, voilà une femme qui me demande la soupe. + +-- Eh bien! donne-la lui, si c'est une mendiante, répondit une +voix dans la maison; le cochon n'en a pas besoin.» + +L'enfant versa dans mes mains la soupe qui, en refroidissant, +était devenue presque ferme; je la dévorai avidement. + +Voyant la nuit venir, je m'arrêtai dans un sentier solitaire, où +je me promenais depuis plus d'une heure. + +«Mes forces m'abandonnent, me dis-je; je sens bien que je ne +pourrai pas aller beaucoup plus loin: vais-je encore passer cette +nuit comme une vagabonde? faudra-t-il, maintenant que la pluie +commence à tomber, poser ma tête sur le sol froid et humide? Je +crains de ne pas pouvoir faire autrement; car qui voudra me +recevoir? Mais ce sera horrible avec cette faim, ce froid, cette +faiblesse, cette tristesse et ce complet désespoir! Il est +probable que je mourrai avant demain matin. Et pourquoi ne puis-je +pas accepter la pensée de la mort? Pourquoi chercher à conserver +une vie sans saveur? Parce que je sais que M. Rochester vit +encore, ou du moins je le crois; puis, la nature se révolte à +l'idée de mourir de faim et de froid. Oh! Providence, soutiens-moi +encore un peu, aide moi, dirige moi!» + +Mes yeux voilés errèrent sur le paysage obscurci et brumeux: je +vis que je m'étais éloignée du village. Il était tout à fait hors +de vue; les champs qui l'entouraient avaient même disparu; par des +chemins de traverse j'étais revenue du côté des rochers de granit; +et, entre moi et les montagnes, il n'y avait plus que quelques +champs presque aussi sauvages et aussi incultes que les bruyères. + +«Eh bien! me dis-je, j'aime mieux mourir ici que dans une rue ou +sur une route fréquentée, et, s'il y a des corbeaux dans ce pays, +j'aime mieux que les corbeaux et les corneilles rongent ma chair +sur mes os que de voir mon corps emprisonné dans un atelier ou +jeté dans une fosse commune.» + +Je me dirigeai du côté de la montagne et je l'atteignis. Il ne +s'agissait plus que de trouver un enfoncement où je me sentirais, +sinon en sûreté, du moins cachée; mais je n'aperçus qu'une surface +unie, sans variations de terrain, verte dans les endroits où +croissaient la mousse et le jonc, noire dans les lieux où le sol +ne portait que des bruyères. La nuit venait et je ne pouvais déjà +plus distinguer ces teintes différentes que grâce aux taches +sombres ou lumineuses qu'elles formaient. Il m'eut été impossible +de remarquer la différence des couleurs depuis la chute du jour. + +Mes yeux continuaient à errer sur les montagnes et sur les rochers +dont l'extrémité disparaissait au milieu de ce triste paysage, +quand tout à coup, sur le sommet d'une montagne éloignée, +j'aperçus une lumière. Je pensai d'abord que ce devait être un feu +follet qui allait bientôt s'éteindre; mais la lumière continuait à +briller sans reculer ni avancer. «C'est un feu de joie qu'on +allume,» pensai-je, m'attendant à le voir bientôt s'agrandir; mais +ne le voyant ni grandir ni diminuer, j'en conclus que ce devait +être la lumière d'une maison. «Mais elle est trop éloignée, me +dis-je, pour l'atteindre; et quand même elle serait tout près, à +quoi cela me servirait-il? Je n'irais pas frapper à une porte pour +me la voir fermer à la figure.» + +Je me couchai dans le lieu où je me trouvais, et je cachai mon +visage contre terre. Je restai tranquille un instant; le vent de +nuit soufflait sur la montagne et sur moi, et allait mourir au +loin en mugissant; la pluie tombait épaisse et me mouillait +jusqu'aux os. Si mes membres s'étaient engourdis, si de cet état +j'avais passé au doux froid de la mort, la gelée aurait pu tomber +sur moi, je ne l'aurais pas sentie; mais ma chair, vivante encore, +tressaillait sous cette atmosphère humide. Au bout de peu de temps +je me levai. + +La lumière était encore là; on la voyait mal à travers la pluie, +mais on la voyait toujours. Je m'efforçai de marcher de nouveau; +je traînai lentement mes membres épuisés dans cette direction. +J'arrivai au delà de la montagne en traversant un marécage qui +aurait été impraticable en hiver, et qui même alors, au milieu des +plus grandes chaleurs, était mou et vacillant. Je tombai deux +fois, mais je me relevai et je pris courage; cette lumière était +tout mon espoir, il fallait l'atteindre. + +Après avoir dépassé la montagne, j'aperçus une ligne blanche au +milieu des rochers de granit, je m'approchai. C'était une route +conduisant dans la direction de la lumière, qui brillait alors sur +une petite colline entourée d'arbres; ceux-ci me parurent être des +sapins, autant que l'obscurité me permit de distinguer leur forme +et leur feuillage. Au moment où j'allais l'atteindre, mon étoile +conductrice disparut; quelque obstacle se trouvait entre elle et +moi. J'étendis la main pour sentir ce que c'était: je distinguai +les pierres d'un petit mur; au-dessus il y avait quelque chose +comme une palissade, et en dedans une haie haute et épineuse. Je +continuai à marcher en tâtant; tout à coup un objet blanchâtre +frappa mes yeux; c'était une porte avec un loquet: au moment où je +la touchai, elle glissa sur ses gonds; de chaque côté se trouvait +un buisson noir. Ce devait être un houx ou un if. + +Je franchis le seuil et j'aperçus la silhouette d'une maison +noire, basse et longue; mais je ne vis plus la lumière, tout était +sombre. Les habitants de la maison s'étaient-ils retirés pour le +repos du soir? je le craignais. En cherchant la porte, je +rencontrai un angle; je tournai, et alors le doux rayon m'apparut +de nouveau à travers les vitres en losanges d'une petite fenêtre +grillée. Celle-ci était placée à un demi-pied au-dessus du sol, et +rendue plus petite encore par un lierre ou une autre plante +grimpante, dont les feuilles touffues recouvraient toute cette +partie de la maison. L'ouverture était si étroite qu'on avait +regardé comme inutile d'avoir des volets ou des rideaux. Je +m'arrêtai. Écartant un peu le feuillage, je pus voir tout ce qui +se passait à l'intérieur. J'aperçus une pièce propre et sablée, un +dressoir de noyer sur lequel étaient rangées des assiettes d'étain +qui reflétaient l'éclat d'un brillant feu de tourbe, une horloge, +une grande table blanche et quelques chaises. La lumière qui +m'avait guidée brillait sur la table, et, à sa lueur, une vieille +femme, au visage un peu rude, mais d'une propreté scrupuleuse, +comme tout ce qui l'entourait, tricotait un bas. + +Je remarquai tous ces détails à la hâte, car ils n'avaient rien +d'extraordinaire. Près du foyer, j'aperçus un groupe plus +intéressant, assis dans une douce union au sein de la chaleur qui +l'entretient. Deux gracieuses jeunes femmes, de véritables ladies, +étaient assises, l'une sur une chaise, l'autre sur un siège plus +bas; toutes deux étaient en grand deuil, et leurs sombres +vêtements faisaient ressortir la blancheur de leur cou et de leur +visage. Un vieux chien couchant reposait sa lourde tête sur les +genoux d'une des jeunes filles; l'autre berçait sur son sein un +chat noir. + +Il me sembla étrange de voir de telles jeunes filles dans une +aussi humble cuisine: je me demandai qui elles étaient. Elles ne +pouvaient pas être les enfants de la femme qui travaillait devant +la table, car celle-ci avait l'air d'une paysanne, et les jeunes +filles, au contraire, me parurent délicates et distinguées. Jamais +je n'avais vu de figures semblables aux leurs et pourtant, lorsque +je les regardais, leurs traits me semblaient familiers. Je ne peux +pas dire qu'elles fussent jolies: elles étaient trop pâles et trop +sérieuses pour que ce mot pût leur convenir. Lorsqu'elles étaient +penchées sur leur livre, leur expression pensive allait presque +jusqu'à la sévérité. Sur un guéridon placé entre elles deux, +j'aperçus une chandelle et deux grands volumes qu'elles +consultaient souvent; elles les comparaient au petit livre +qu'elles tenaient à la main, comme quelqu'un qui s'aide d'un +dictionnaire pour une traduction. La scène était aussi silencieuse +que si tous les personnages eussent été des ombres, et cette +pièce, éclairée par le feu, ressemblait à un tableau. Le silence +était si grand que j'entendais les cendres tomber sous la grille +et l'horloge tinter dans son petit coin obscur; il me sembla même +que je distinguais le bruit des aiguilles à tricoter de la vieille +femme. Aussi, lorsqu'une voix rompit enfin cet étrange silence, +les paroles arrivèrent clairement jusqu'à moi. + +«Écoutez, Diana, s'écria tout à coup une des studieuses écolières; +Franz et le vieux Daniel sont ensemble pendant la nuit, et Franz +raconte un rêve qui l'a effrayé. Écoutez!» + +Et, d'une voix basse, elle se mit à lire quelque chose de tout à +fait inintelligible pour moi; c'était une langue étrangère, mais +ni le français ni le latin. Je ne savais pas si c'était du grec ou +de l'allemand. + +«C'est fort, dit-elle, lorsqu'elle eut fini; j'aime cela.» + +L'autre jeune fille, qui avait levé la tête pour écouter sa soeur, +répéta, en regardant le feu, la ligne qu'on venait de lui lire. +Plus tard, j'appris la langue et j'eus le livre entre les mains; +aussi vais-je citer la ligne tout de suite, quoiqu'elle n'eut +aucune signification pour moi le jour où je l'entendis pour la +première fois. La voici: «Da trat herfor einer anzusehen wie die +sternen nacht.» (L'un d'eux s'avança pour voir les étoiles pendant +la nuit...) + +«Bon, bon! s'écria l'une des soeurs; et je vis briller son oeil +noir et profond. Voyez ici, maintenant; vous avez sous les yeux un +archange dur et puissant; voici ce qu'il dit. Ces lignes valent +cent pages de style ampoulé: «Ich wage die gedanken in der schale +meines zornes und die werke mit dem gevichte meines grimms.» (Je +pèse les pensées dans la balance de ma colère et les oeuvres avec +les poids de mon courroux.) J'aime aussi cela.» + +Toutes deux se turent de nouveau. + +«Y a-t-il un pays où l'on parle ainsi? demanda la vieille femme en +levant les yeux de dessus son tricot. + +-- Oui, Anna; il y a un pays beaucoup plus grand que l'Angleterre +où l'on ne parle pas autrement. + +-- Ce qui est sûr, c'est que je ne sais pas comment ils se +comprennent; et si l'une de vous y allait, je parie qu'elle +devinerait tout ce qu'ils disent. + +-- Il est probable, en effet, que nous comprendrions quelque +chose, mais pas tout: car nous ne sommes pas aussi savantes que +vous le croyez, Anna; nous ne parlons pas l'allemand, et nous ne +la comprenons qu'à l'aide d'un dictionnaire. + +-- Et quel bien cela vous fera-t-il quand vous le comprendrez tout +à fait? + +-- Nous avons l'intention de l'enseigner plus tard, ou du moins +les éléments, et alors nous gagnerons plus d'argent que +maintenant. + +-- C'est probable. Mais à présent, cessez d'étudier, en voilà +assez pour ce soir. + +-- Je le crois en effet, car je suis fatiguée; et vous, Marie? + +-- Horriblement. Après tout, c'est un rude travail que d'étudier +une langue sans autre maître qu'un dictionnaire. + +-- Oh! oui; surtout une langue aussi difficile que l'allemand. +Mais quand Saint-John arrivera-t-il donc? + +-- Il ne tardera certainement pas beaucoup maintenant. Il est +juste dix heures, dit-elle en retirant une petite montre d'or de +sa ceinture; il pleut très fort. Anna, voulez-vous avoir la bonté +d'aller voir si le feu du parloir ne s'éteint pas?» + +La femme se leva, ouvrit une porte à travers laquelle j'aperçus +vaguement un passage, et je l'entendis remuer le feu dans une +chambre. Elle revint bientôt. + +«Ah! enfants, s'écria-t-elle, cela me fait mal d'aller dans cette +chambre; elle est si triste maintenant, avec ce grand fauteuil +vide, repoussé dans un coin!» + +Elle essuya ses yeux avec son tablier, et l'expression des jeunes +filles, de grave qu'elle était, devint triste. + +«Mais il est maintenant dans une place meilleure, continua Anna, +nous ne devrions pas désirer qu'il fût ici; et puis on ne peut pas +avoir une mort plus tranquille que ne l'a été la sienne. + +-- Vous dites qu'il n'a pas une seule fois parlé de nous? demanda +une des jeunes filles. + +-- Il n'en a pas eu le temps; il est parti en une minute, votre +pauvre père. Il avait été un peu souffrant le jour précédent, mais +ce n'était presque rien; et lorsque M. John lui demanda s'il +voulait qu'on envoyât chercher l'une de vous, il se mit à rire. Le +jour suivant, il y a de cela une quinzaine, il avait encore la +tête un peu lourde; il alla se coucher, mais il ne s'est pas +réveillé; il était presque tout à fait mal lorsque votre frère +entra dans la chambre. Oh! enfants, c'était le dernier de la +vieille race; car vous et M. John, vous êtes d'une espèce toute +différente; vous avez beaucoup de rapport avec votre mère; elle +était presque aussi savante que vous. Comme figure, elle +ressemblait à Marie; Diana rappelle plutôt son père.» + +Je trouvais que les deux soeurs se ressemblaient tellement, que je +ne pouvais pas comprendre la différence faite entre elles deux par +la servante, car je vis alors que c'était une servante. Toutes +deux étaient blondes et sveltes; toutes deux avaient des figures +intelligentes et distinguées. Il est vrai que les cheveux de l'une +étaient un peu plus foncés que ceux de l'autre, et qu'elles ne se +coiffaient pas toutes deux de la même manière: les cheveux blonds +cendrés de Marie étaient séparés sur le milieu de la tête et +retombaient en boucles bien lissées sur les tempes; les boucles +plus brunes de Diana recouvraient tout son cou. L'horloge sonna +dix heures. + +«Je suis sûre que vous voudriez votre souper, observa Anna; et +M. John aussi le désirera lorsqu'il reviendra.» + +Et elle se mit à préparer le repas. Les deux jeunes filles se +levèrent et semblèrent vouloir se diriger vers le parloir. Jusque- +là j'avais été si occupée à les regarder, leur tenue et leur +conversation avaient si vivement excité mon intérêt, que j'avais +presque oublié ma triste position; mais maintenant, je me la +rappelais, et, par le contraste, elle me parut encore plus +douloureuse et plus désespérée; et combien il me semblait +difficile d'attendrir sur mon sort les habitants de cette maison, +de leur persuader même que mes besoins et mes souffrances +n'étaient pas un mensonge, d'obtenir d'elles un abri! Lorsque je +m'avançai vers la porte, et que je frappai en tremblant, je +compris que cette dernière idée était une véritable chimère. Anna +vint m'ouvrir. + +«Que voulez-vous? me demanda-t-elle avec étonnement, en +m'examinant à la lueur de sa chandelle. + +-- Puis-je parler à vos maîtresses? demandai-je. + +-- Vous feriez mieux de me dire ce que vous leur voulez. D'où +venez-vous? + +-- Je suis étrangère. + +-- Que venez-vous faire ici à cette heure? + +-- Je voudrais un abri pour cette nuit dans un hangar, ou +ailleurs, et un morceau de pain pour apaiser ma faim.» + +Ce que je craignais arriva: la figure d'Anna exprima la défiance. + +«Je vous donnerai un morceau de pain, dit-elle après une pause; +mais il n'est pas probable que nous puissions loger une vagabonde. + +-- Laissez-moi parler à vos maîtresses. + +-- Non. Que pourraient-elles faire pour vous? Vous ne devriez pas +errer par les chemins à cette heure; ce n'est pas bien. + +-- Mais où irai-je, si vous me chassez? Que ferai-je? + +-- Oh! je suis bien sûre que vous savez où aller et quoi faire. +Tout ce que je vous conseille, c'est de ne rien faire de mal. +Voilà deux sous; maintenant, partez. + +-- De l'argent ne pourra pas me nourrir, et je n'ai pas la force +d'aller plus loin. Ne me fermez pas la porte, je vous en supplie, +pour l'amour de Dieu! + +-- Il le faut, la pluie entre dans la maison. + +-- Dites seulement aux jeunes dames, que je voudrais leur parler; +laissez-moi les voir. + +-- Non certainement; vous n'êtes pas ce que vous devriez être, ou +vous ne feriez pas un tel bruit. Partez. + +-- Mais je mourrai, si vous me chassez! + +-- Je suis bien sûre que non. Je crains que quelque mauvaise +pensée ne vous pousse à errer à cette heure autour des maisons. Si +vous êtes suivie par des voleurs ou des gens de cette espèce, vous +n'avez qu'à leur dire que nous ne sommes pas seules à la maison; +que nous avons un homme, des chiens et des fusils.» + +Et alors la servante, honnête mais inflexible, ferma la porte, et +la verrouilla en dedans. + +C'était le comble de mes maux. Une douleur infime brisa mon coeur; +un sanglot de profond désespoir le souleva. J'étais épuisée; je ne +pouvais plus faire un pas; je tombai en gémissant sur les marches +mouillées. Je joignis mes mains, et je me mis à pleurer amèrement. +Oh! le spectre de la mort! Oh! mon heure dernière qui approche au +milieu de tant d'horreurs! Hélas! quelle solitude! quel +bannissement loin de mes semblables! Ce n'était pas seulement +l'espérance qui s'était envolée, mais aussi le courage qui m'avait +abandonnée, pour un moment du moins; mais bientôt je m'efforçai de +redevenir ferme. + +«Je ne puis que mourir, me dis-je; mais je crois en Dieu, et +j'essayerai d'attendre en silence l'accomplissement de sa +volonté.» + +Ces mots, je ne les avais pas seulement pensés, mais je les avais +murmurés à demi-voix; refoulant ma souffrance au fond de mon +coeur, je la forçai à y rester tranquille et silencieuse. + +«Tous les hommes doivent mourir, dit une voix tout près de moi; +mais tous ne sont pas condamnés à une mort prématurée et +douloureuse comme serait la vôtre, s'il vous fallait périr de +besoin devant cette porte. + +-- Qui est-ce qui a parlé?» demandai-je épouvantée par cette voix +inattendue, et incapable d'espérer aucun secours. + +J'aperçus quelque chose près de moi, mais quoi? L'obscurité de la +nuit et la faiblesse de mes yeux m'empêchaient de rien distinguer. +Le nouveau venu frappa un coup long et vigoureux à la porte. + +«Est-ce vous, monsieur John? cria Anna. + +-- Oui, oui, ouvrez vite. + +-- Comme vous devez être mouillé et avoir froid par une semblable +nuit! Entrez, vos soeurs sont inquiètes de vous. Je crois qu'il y +a des gens suspects dans les environs; il y avait tout à l'heure +ici une mendiante, et elle est encore couchée là; voyez. Allons, +levez-vous donc, vous dis-je, et partez. + +-- Silence, Anna! il faut que je parle à cette femme; vous avez +fait votre devoir en la chassant, laissez-moi accomplir le mien en +la faisant entrer. J'étais tout près. J'ai entendu votre +conversation avec elle; je crois que c'est un cas tout particulier +et qui demande au moins à être examiné. Jeune femme, levez-vous et +marchez devant moi.» + +J'obéis avec peine. Je fus bientôt devant le foyer de la cuisine +brillante et propre que j'avais déjà vue. J'étais faible, +tremblante, et j'avais conscience de mon aspect effrayant et +désordonné; j'étais inondée. Les deux jeunes filles, M. Saint- +John, leur frère, et la vieille servante avaient les yeux fixés +sur moi. + +J'entendis quelqu'un demander: + +«Saint-John, qui est-ce? + +-- Je ne puis pas vous le dire; je l'ai trouvée à la porte, +répondit-on. + +-- Elle est pâle, dit Anna. + +-- Aussi pâle que la mort ou que l'argile, répondit quelqu'un; +faites-la asseoir ou elle tombera.» + +En effet, j'avais le vertige; je me sentais défaillir; mais une +chaise me reçut. J'avais encore conscience de ce qui se passait +autour de moi; seulement je ne pouvais pas parler. + +«Peut-être qu'un peu d'eau lui ferait du bien; Anna, allez en +chercher. Voyez, son corps est réduit à rien; comme elle est pâle +et maigre! + +-- Un vrai spectre! + +-- Est-elle malade, ou a-t-elle seulement faim! + +-- Elle a faim, je crois. Anna, est-ce du lait que je vois là? +Donnez-le-moi avec un morceau de pain.» + +Diana (je la reconnaissais à cause de ses longues boucles que je +vis flotter entre moi et le feu au moment où elle se pencha de mon +côté), Diana rompit un peu de pain, le trempa dans le lait et +l'approcha de mes lèvres; sa figure était près de la mienne; ses +traits exprimaient de la pitié et sa respiration haletante +annonçait de la sympathie. Lorsqu'elle me dit: «Essayez de +manger», je sentis dans ces simples paroles une émotion qui fut +pour moi comme un baume salutaire. + +«Oui, essayez,» répéta doucement Marie. + +Et, après m'avoir retiré mon chapeau, elle me souleva la tête. Je +mangeai ce qu'elles m'offraient, faiblement d'abord, puis avec +ardeur. + +«Pas trop à la fois; contenez-la, dit le frère. Elle en a assez.» + +Et il retira le lait et le pain. + +«Encore un peu, Saint-John; regardez comme ses yeux expriment +l'avidité. + +-- Pas à présent, ma soeur; voyez si elle peut parler maintenant; +demandez-lui son nom.» + +Je sentis que je pouvais parler et je répondis: + +«Je m'appelle Jane Elliot.» + +Craignant, comme toujours, d'être découverte, j'avais résolu de +prendre ce nom. + +«Et où demeurez-vous? où sont vos amis?» + +Je restai silencieuse. + +«Pouvons-nous envoyer chercher quelqu'un que vous connaissiez?» + +Je secouai la tête. + +«Quels détails avez-vous à donner sur votre position?» + +Maintenant que j'avais franchi le seuil de cette maison, que je me +trouvais face à face avec ses habitants, je ne me sentais plus +repoussée, errante et désavouée par le monde entier; aussi osai-je +me dépouiller de mon apparence de mendiante et reprendre à la fois +mon caractère et les manières qui m'étaient naturelles. Je +commençais à me reconnaître, et lorsque M. Saint-John me demanda +des détails, que j'étais trop faible pour lui donner, je répondis, +après une courte pause: + +«Monsieur, je ne puis pas vous donner de détails ce soir. + +-- Mais alors, reprit-il, qu'espérez-vous donc que je ferai pour +vous? + +-- Rien.» répondis-je. + +Mes forces ne me permettaient de faire que de courtes réponses. + +Diana prit la parole. + +«Voulez-vous dire, demanda-t-elle, que nous vous ayons donné tout +ce dont vous avez besoin et que nous puissions vous renvoyer par +cette nuit pluvieuse?» + +Je la regardai; son expression était remarquable et indiquait à la +fois la force et la bonté. Je pris courage; répondant par un +sourire à son regard plein de compassion, je lui dis: + +«Je me confierai à vous; quand même je serais un chien errant et +sans maître, je sais que vous ne me chasseriez pas loin de votre +foyer cette nuit; et, les choses étant ce qu'elles sont, je n'ai +aucune crainte. Faites de moi ce que vous voudrez; mais excusez- +moi si je ne vous parle pas longuement aujourd'hui; mon haleine +est courte, et chaque fois que je parle je sens un spasme. + +Tous les trois me regardèrent et demeurèrent silencieux. + +«Anna, dit enfin M. Saint-John, laissez-la assise ici et ne lui +faites aucune question pour le moment. Dans une dizaine de minutes +donnez-lui le reste du lait et du pain. Marie et Diana, suivez-moi +dans le parloir, et nous causerons de tout ceci.» + +Ils se retirèrent; bientôt une des dames rentra, je ne puis pas +dire laquelle; pendant que j'étais assise devant la flamme +vivifiante du foyer, un engourdissement agréable s'était emparé de +moi. La jeune fille donna tout bas quelques ordres à Anna, et, peu +de temps après, je m'efforçai, avec l'aide de la servante, de +monter l'escalier. On me retira mes vêtements mouillés, et bientôt +un lit chaud et sec reçut mes membres engourdis. Je remerciai Dieu +et, au milieu d'un inexprimable épuisement, j'éprouvai une joyeuse +gratitude. + +Je m'endormis bien vite. + + +CHAPITRE XXIX + +Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les +trois nuits qui suivirent mon arrivée dans cette maison; je +pensais peu; je ne faisais rien. Je sais que j'étais dans une +petite chambre et dans un lit étroit. Il me semblait que j'étais +attachée à ce lit, car j'y restais aussi immobile qu'une pierre, +et m'en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point +attention au temps; je ne m'apercevais pas de l'arrivée du soir ou +du matin. Je voyais quand quelqu'un entrait dans la chambre ou la +quittait; je pouvais même dire qui c'était; je comprenais ce qui +se disait, lorsque celui qui parlait était près de moi; mais je ne +pouvais pas répondre: il m'était aussi impossible d'ouvrir mes +lèvres que de remuer mes membres. Anna était celle qui me visitait +le plus souvent; je n'aimais pas à la voir, parce que je sentais +qu'elle m'aurait voulue loin de là, qu'elle ne comprenait pas ma +position et qu'elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie +entraient dans la chambre une ou deux fois par jour, et je les +entendais murmurer à côté de moi des phrases semblables à celles- +ci: + +--C'est bien heureux que nous l'ayons fait entrer. + +-- Oh oui! car on l'aurait certainement trouvée morte le +lendemain, si elle fût restée dehors toute la nuit. Je me demande +ce qui a pu lui arriver. + +-- Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre +voyageuse pâle et amaigrie! + +-- À en juger d'après sa manière de parler, ce n'est pas une +personne sans éducation; son accent est très pur, et les vêtements +qu'on lui a retirés, bien que souillés et mouillés, étaient beaux +et presque neufs. + +-- Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me +plaît pourtant; quand elle est animée et en bonne santé, je parie +que sa physionomie doit être agréable.» + +Pas une seule fois je ne les entendis regretter l'hospitalité +qu'ils m'avaient accordée; pas une seule fois je ne les vis +témoigner, à mon égard, de défiance ou d'aversion. Je me sentais +bien. + +M. Saint-John ne vint me voir qu'une seule fois; il me regarda, et +dit que mon état léthargique était la réaction inévitable qui +devait suivre toute fatigue excessive. Il déclara inutile +d'envoyer chercher un médecin; il était sûr, disait-il, que, +livrée à elle-même, la nature n'en agirait que mieux. Il ajouta +que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu'il +fallait un profond sommeil à tout le système; que je n'avais pas +de maladie et que ma convalescence, une fois commencée, serait +rapide. Il dit toutes ces choses en peu de mots et à voix basse. +Après une pause, il ajouta, du ton d'un homme peu accoutumé à +l'expansion: + +«Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n'indique ni +la vulgarité ni la dégradation. + +-- Loin de là, répondit Diana; à dire vrai, Saint-John, je +m'attache à cette pauvre petite créature; je voudrais pouvoir la +garder toujours. + +-- Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John; +vous verrez qu'elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant +eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment +d'irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle +n'est pas trop entêtée; mais je vois sur son visage des lignes qui +indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du +succès. Il me regarda quelques minutes, puis ajouta: «Sa figure +exprime la sensibilité, mais elle n'est pas jolie. + +-- Elle est si malade, Saint-John! + +-- Malade ou non, elle ne peut être jolie; la grâce et l'harmonie +manquent dans ses traits.» + +Le troisième jour, je fus mieux; le quatrième, je pus parler, +remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m'apporta un peu +de gruau et une rôtie sans beurre; je pense que ce devait être +vers l'heure du dîner. Je mangeai avec plaisir; cette nourriture +me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse +qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j'avais mangé. Quand +Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du +moins à ce que j'étais auparavant. Au bout de quelque temps, je +fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l'action. Je +désirais me lever; mais quels vêtements mettre? je n'avais que mes +habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j'étais tombée +dans la mare et je m'étais couchée à terre. J'eus honte de +paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs; mais cette +humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit, +j'aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire +était pendue au mur; toutes les traces de boue avaient été +enlevées; les plis formés par la pluie avaient disparu; en un mot, +elle était propre et en état d'être portée. Mes bas et mes +souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y +avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne +pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m'obligèrent +à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à +m'habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car +j'avais beaucoup maigri; mais je m'enveloppai dans un châle pour +cacher l'état où j'étais. Enfin, j'étais propre; je n'avais plus +sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que +je détestais tant et qui m'avilissaient à mes propres yeux. Je +descendis l'escalier de pierre en m'aidant de la balustrade; +j'arrivai à un passage bas si étroit qui me conduisit bientôt à la +cuisine. + +En y entrant, je sentis l'odeur du pain nouvellement cuit, et la +chaleur d'un feu généreux arriva jusqu'à moi. On sait combien il +est difficile d'arracher les préjugés d'un coeur qui n'a pas subi +la bonne influence de l'éducation, car ils y sont aussi fortement +enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna +avait-elle été d'abord froide et roide à mon égard; dernièrement +elle s'était un peu radoucie, et lorsqu'elle me vit propre et bien +habillée, elle alla même jusqu'à sourire. + +«Comment! vous vous êtes levée! dit-elle; alors vous êtes mieux; +vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, +si vous le désirez.» + +Elle m'indiqua le siège; je le pris. Elle continua son ouvrage, me +regardant de temps en temps du coin de l'oeil; puis se tournant de +mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit +tout à coup: + +«Avez-vous jamais mendié avant de venir ici?» + +Un instant je fus indignée; mais, me rappelant que la colère +serait hors de propos, et qu'en effet elle avait dû me prendre +pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une +certaine fermeté: + +«Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une +mendiante; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos +jeunes maîtresses.» + +Après une pause, elle reprit: + +«Je ne comprends pas cela; et pourtant vous n'avez pas de maison +ni de magot, je parie. + +-- On peut n'avoir ni maison ni argent (car je suppose que c'est +là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante +dans le sens où vous l'entendez. + +-- Êtes-vous savante? me demanda-t-elle au bout de quelque temps. + +-- Oui. + +-- Mais vous n'avez jamais été en pension? + +-- Si, pendant huit ans.» + +Ella ouvrit ses yeux tout grands. + +«Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire! reprit-elle. + +-- Jusqu'ici je me suis suffi à moi-même, et j'espère que je me +suffirai plus tard encore. Qu'allez-vous faire de ces groseilles? +demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits. + +-- Des tartes. + +-- Donnez-les-moi, je vais les éplucher. + +-- Je ne vous demande pas de m'aider. + +-- Mais il faut que je fasse quelque chose; donnez-les-moi. + +-- Vous n'avez pas été habituée aux gros ouvrages; je le vois à +vos mains, dit-elle; vous avez peut-être été couturière? + +-- Non, vous vous trompez; mais peu importe ce que j'ai été: ne +vous en tourmentez pas plus; mais dites-moi le nom de la maison où +vous demeurez? + +-- Il y en a qui l'appellent Marsh-End, d'autres Moor-House. + +-- Et le maître de la maison s'appelle M. Saint-John. + +-- Il ne demeure pas ici; il n'y est que depuis peu de temps; sa +maison est dans sa paroisse, à Morton. + +-- Le village qui est à quelques milles d'ici? + +-- Oui. + +-- Et qu'est-il? + +-- Il est pasteur.» + +Je me rappelai la réponse que m'avait faite la vieille femme de +charge du presbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur. + +«Alors, repris-je, c'était ici la maison de son père? + +-- Oui, le vieux M. Rivers demeurait ici; et son père, son grand- +père et son arrière-grand-père y avaient demeuré avant lui. + +-- Alors, le monsieur que j'ai vu s'appelle M. Saint-John Rivers? + +-- Oui, Saint-John est comme son nom de baptême. + +-- Et ses soeurs s'appellent Diana et Marie Rivers? + +-- Oui. + +-- Leur père est mort? + +-- Il y a trois semaines. Il est mort subitement. + +-- Ils n'ont pas de mère? + +-- Elle est morte il y a plusieurs années. + +-- Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille? + +-- Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois. + +-- Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle. +Je le déclarerai hautement, bien que vous ayez eu l'impolitesse de +m'appeler une mendiante.» + +Elle me regarda de nouveau avec surprise. + +«Je crois, dit-elle, que je me suis tout à fait trompée sur votre +compte; mais il y a tant de fripons dans le pays qu'il ne faut pas +m'en vouloir. + +-- Et bien que vous ayez voulu me chasser, continuai-je un peu +sévèrement, à un moment où l'on n'aurait pas mis un chien à la +porte. + +-- Oui, c'était dur. Mais que faire? Je pensais plus aux enfants +qu'à moi; elles n'ont que moi pour prendre soin d'elles et je suis +quelquefois obligée d'être un peu vive.» + +Je gardai le silence pendant quelques minutes. + +«Il ne faut pas me juger trop sévèrement, reprit-elle de nouveau. + +-- Je vous juge sévèrement, repris-je, et je vais vous dire +pourquoi. Ce n'est pas tant parce que vous m'avez refusé un abri, +et que vous m'avez traitée de menteuse, que parce que vous venez +de me reprocher de n'avoir ni maison ni argent. On a vu les gens +les plus vertueux du monde réduits à un dénûment aussi grand que +le mien; et si vous étiez chrétienne, vous ne regarderiez pas la +pauvreté comme un crime. + +-- C'est vrai, répondit-elle; M. Saint-John me le dit aussi. Je +vois que je m'étais trompée, mais maintenant j'ai une tout autre +opinion de vous, car vous avez l'air d'une jeune fille propre et +convenable. + +-- Cela suffit, je vous pardonne à présent; donnez-moi une poignée +de main.» + +Elle mit sa main rude et enfarinée dans la mienne; un sourire +bienveillant illumina son visage, et, à partir de ce moment, nous +fûmes amies. + +Anna aimait évidemment à parler. Pendant que j'épluchais les +fruits et qu'elle-même faisait la pâte de la tourte, elle se mit à +me donner une infinité de détails sur son ancien maître, sa +maîtresse et les enfants; c'est ainsi qu'elle appelait les jeunes +gens. + +«Le vieux M. Rivers, me dit-elle, était un homme simple, et +pourtant aucune famille ne remonte plus haut que la sienne; Marsh- +End a toujours appartenu aux Rivers (et elle affirmait qu'il y +avait au moins deux cents ans que la maison était bâtie). Elle +doit paraître bien humble et bien triste, continua la servante, +comparée au grand château de M. Olivier, dans la vallée de Morton. +Mais je me rappelle le père de M. Olivier, ouvrier et travaillant +dans la fabrique d'aiguilles, tandis que la famille de M. Rivers +est de vieille noblesse. Elle remonte jusqu'au temps des Henri, +comme on peut bien le voir dans les registres de l'église; et +pourtant, mon maître était comme les autres, rien ne le +distinguait des paysans: il était chaussé de gros souliers, +s'occupait de ses fermes, et ainsi de suite. Quant à ma maîtresse, +c'était différent: elle aimait à lire et à étudier, et ses enfants +ont suivi son exemple. Il n'y a jamais eu, et il n'y a encore +personne comme eux dans ce pays. Tous trois ont aimé l'étude +presque du moment où ils ont su parler, et ils ont toujours été +d'une pâte à part. Quand M. John fut grand, on l'envoya au collège +pour en faire un ministre. Les jeunes filles, aussitôt qu'elles +eurent quitté la pension, cherchèrent à se placer comme +gouvernantes, car on leur avait dit que leur père avait perdu +beaucoup d'argent par suite d'une banqueroute, qu'il n'était pas +assez riche pour leur donner de la fortune, qu'il leur faudrait se +tirer d'affaire elles-mêmes. Pendant longtemps elles ne sont +restées que très peu à la maison. Ces temps-ci, elles sont venues +y passer quelques semaines à cause de la mort de leur père. Elles +aiment beaucoup Marsh-End, Morton, les rochers de granit et les +montagnes environnantes. Bien qu'elles aient habité Londres, et +plusieurs autres grandes villes, elles disent toujours qu'il n'y a +rien de tel que le pays où l'on est né. Et puis, elles sont si +bien ensemble! elles ne se disputent jamais; c'est la famille la +plus unie que je connaisse.» + +Ayant achevé d'éplucher mes groseilles, je demandai où étaient les +deux jeunes filles et leur frère. + +«Ils ont été faire une promenade à Morton, me répondit-elle, mais +ils seront de retour dans une demi-heure pour prendre le thé.». + +Ils revinrent, en effet, à l'heure indiquée par Anna; ils +entrèrent par la cuisine. Lorsque M. Saint-John me vit, il me +salua simplement, et continua son chemin. Les deux jeunes filles +s'arrêtèrent: Marie m'exprima, en quelques mots pleins de bonté et +de calme, le plaisir qu'elle avait à me voir en état de descendre; +Diana me prit la main et pencha sa tête vers moi. + +«Avant de vous lever, vous auriez dû me demander permission, me +dit-elle; vous êtes encore bien pâle et bien faible. Pauvre +enfant! pauvre jeune fille!» + +La voix de Diana me rappela le roucoulement de la tourterelle; son +regard me charmait, et j'aimais à le rencontrer. Tout son visage +était rempli d'attrait pour moi. La figure de Marie était aussi +intelligente, ses traits aussi jolis; mais son expression était +plus réservée; ses manières, quoique douces, étaient moins +familières. Il y avait une certaine autorité dans le regard et +dans la parole de Diana; évidemment, elle avait une volonté. Il +était dans ma nature de me soumettre avec plaisir à une autorité +semblable à la sienne; lorsque ma conscience et ma dignité me le +permettaient, j'aimais à plier sous une volonté active. + +«Et que faites-vous ici? Continua-t-elle; ce n'est pas votre +place. Marie et moi nous nous tenons quelquefois dans la cuisine, +parce que chez nous nous aimons à être libres jusqu'à la licence; +mais vous, vous êtes notre hôte. Entrez dans le salon. + +-- Je suis très bien ici. + +-- Pas du tout; Anna fait du bruit autour de vous, et vous couvre +de farine. + +-- Et puis le feu est trop chaud pour vous, ajouta Marie. + +-- Certainement, reprit Diana; venez, il faut obéir.» + +Et, me tenant toujours la main, elle me fit lever et me conduisit +dans une chambre intérieure. + +«Asseyez-vous là, me dit-elle, en me plaçant sur le sofa, pendant +que nous nous déshabillerons et que nous préparerons le thé; car +c'est encore un de nos privilèges dans notre petite maison des +montagnes, nous préparons nous-mêmes nos repas quand nous y sommes +disposées, et qu'Anna est occupée à pétrir, à cuire, à laver ou à +repasser.» + +Elle ferma la porte et me laissa seule avec M. Saint-John, qui +était assis en face de moi, un livre ou un journal à la main. +J'examinai d'abord le salon, ensuite celui qui l'occupait. + +Le salon était une petite pièce simplement meublée, mais propre et +confortable. Les chaises, de forme antique, étaient brillantes à +force d'avoir été frottées, et la table de noyer eût pu servir de +miroir. Quelques vieux portraits d'hommes et de femmes décoraient +le papier fané du mur; un buffet vitré renfermait des livres et un +ancien service de porcelaine. Il n'y avait aucun ornement inutile +dans la chambre; pas un meuble moderne, excepté pourtant deux +boites à ouvrage et un pupitre en bois de rose, placés sur une +table de côté. Tout enfin, y compris le tapis et les rideaux, +était à la fois vieux et bien conservé. + +M. Saint-John, aussi immobile que les tableaux suspendus au mur, +les yeux fixés sur son livre et les lèvres complètement fermées, +était facile à examiner, et même l'examen n'aurait pas été plus +aisé si, au lieu d'être un homme, il eût été une statue. Il +pouvait avoir de vingt-huit à trente ans; il était grand et +élancé; son visage attirait le regard. Il avait une figure +grecque, des lignes très pures, un nez droit et classique, une +bouche et un menton athéniens. Il est rare qu'une tête anglaise +s'approche autant des modèles antiques. Il avait bien pu être un +peu choqué de l'irrégularité de mes traits, les siens étaient si +harmonieux! Ses grands yeux bleus étaient voilés par des cils +noirs; quelques mèches de cheveux blonds tombaient négligemment +sur son front élevé et pâle comme l'ivoire. + +Quels traits charmants! direz-vous. Et pourtant, en regardant +M. Saint-John, il ne me vint pas une seule fois à l'idée qu'il dût +avoir une nature charmante, souple, sensitive, ni même douce. Bien +qu'il fût immobile en ce moment, il y avait dans sa bouche, son +nez et son front, quelque chose qui semblait indiquer +l'inquiétude, la dureté ou la passion. Il ne me dit pas un mot, ne +me regarda pas une seule fois, jusqu'à ce que ses soeurs fussent +de retour. Diana, qui allait et venait pour préparer le thé, +m'apporta un petit gâteau cuit dans le four. + +«Mangez cela maintenant, me dit-elle; vous devez avoir faim; Anna +m'a dit que depuis le déjeuner vous n'aviez mangé qu'un peu de +gruau.» + +J'acceptai, car mon appétit était aiguisé. M. Rivers ferma alors +son livre, s'approcha de la table, et, au moment où il s'assit, +fixa sur moi ses yeux bleus, semblables à ceux d'un tableau. Son +regard était si direct, si scrutateur, et indiquait tant de +résolution, qu'il fut bien évident pour moi que, si M. Rivers ne +m'avait pas encore examinée, c'était avec intention et non pas par +timidité. + +«Vous avez très faim? me dit-il. + +-- Oui, monsieur,» répondis-je. + +Il était dans ma nature de répondre brièvement à une question +brève, et simplement à une question directe. + +«Il est heureux, reprit-il, que la fièvre vous ait forcée à vous +abstenir ces trois derniers jours: il y aurait eu du danger à +céder dès le commencement à votre appétit vorace. Maintenant vous +pouvez manger, mais il faut pourtant de la modération.» + +Ma réponse fut à la fois impolie et maladroite. + +«J'espère, monsieur, dis-je, que je ne me nourrirai pas longtemps +à vos dépens. + +-- Non, répondit-il froidement; quand vous nous aurez indiqué la +demeure de vos amis, nous leur écrirons et vous leur serez rendue. + +-- Je vous dirai franchement qu'il n'est pas en mon pouvoir de le +faire, car je n'ai ni demeure ni amis.» + +Tous trois me regardèrent, mais sans défiance; leurs regards +n'exprimaient pas le soupçon, mais plutôt la curiosité. Je parle +surtout des deux jeunes filles: car, bien que les yeux de Saint- +John fussent limpides dans le sens propre du mot, au figuré il +était presque impossible d'en mesurer la profondeur; c'étaient +plutôt des instruments destinés à sonder les pensées des autres +que des agents propres à révéler les siennes. Sa réserve et sa +perspicacité étaient plutôt faites pour embarrasser que pour +encourager. + +«Voulez-vous dire, reprit-il, que vous n'avez aucun parent? + +-- Oui, monsieur; aucun lien ne m'attache à un être vivant. Je +n'ai le droit de réclamer d'abri sous aucun toit d'Angleterre. + +-- C'est une position bien singulière à votre âge.» + +Je vis son regard se diriger vers mes mains, qui étaient croisées +sur la table. Je me demandais ce qu'il cherchait; je le compris +bientôt par la question qu'il me fit. + +«Vous n'avez jamais été mariée?» me demanda-t-il. + +Diana se mit à rire. + +«Comment, Saint-John! s'écria-t-elle; elle a tout au plus dix-sept +ou dix-huit ans. + +-- J'ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée.» + +Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage +avait réveillé chez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous +virent mon embarras et mon émotion; mais le frère, plus sombre et +plus froid, continua à me regarder jusqu'à ce que le trouble m'eût +amené des larmes dans les yeux. + +«Où avez-vous demeuré en dernier lieu? demanda-t-il de nouveau. + +-- Vous êtes trop curieux, Saint-John,» murmura Marie à voix +basse. + +Mais, appuyé sur la table, M. Rivers demandait une réponse par son +regard ferme et perçant. + +«Le nom du lieu où j'ai demeuré et de la personne avec laquelle +j'ai vécu est mon secret, répondis-je. + +-- Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne +répondre ni à Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets, +remarqua Diana. + +-- Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire, +je ne puis pas venir à votre aide, dit-il; et vous avez besoin de +secours, n'est-ce pas? + +-- J'en ai besoin et j'en cherche; je désire que quelque véritable +philanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour +faire face aux premières nécessités de la vie. + +-- Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire +vous aider autant qu'il est en mon pouvoir pour atteindre un but +aussi honnête. Mais dites-moi d'abord ce que vous avez été +accoutumée à faire, puis ce que vous pouvez faire.» + +J'avais avalé mon thé; ce breuvage m'avait restaurée comme du vin +aurait restitué un géant; il avait donné du ton à mes nerfs sans +force, et je pus m'adresser avec fermeté à ce juge jeune et +pénétrant. + +«Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le +regardant comme il me regardait, c'est-à-dire ouvertement et sans +timidité, vous et vos soeurs m'avez rendu un grand service, le +plus grand qu'un homme puisse rendre à son semblable: vous m'avez +arrachée à la mort par votre noble hospitalité; ce bienfait vous +donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certain droit à +ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avez +recueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de +mon esprit, ma propre sécurité morale et physique, et surtout +celle des autres. Je suis orpheline, fille d'un ministre; mes +parents sont morts avant que j'aie pu les connaître. Je me trouvai +dans une position dépendante. Je fus élevée à une école de +charité; je vous dirai même le nom de l'établissement où j'ai +passé six années comme élève et deux comme maîtresse: c'était à +Lowood, Institution des Orphelins, comté de... Vous aurez entendu +parler de cela, monsieur Rivers; le révérend Robert Brockelhurst +était trésorier. + +-- J'ai entendu parler de M. Brockelhurst, et j'ai vu l'école. + +-- J'ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir +institutrice dans une maison. J'avais une bonne place et j'étais +heureuse; cette place, j'ai été obligée de la quitter quatre jours +avant le moment où je suis arrivée ici; je ne puis pas, je ne dois +pas dire la raison de mon départ: ce serait inutile, dangereux, et +paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer; je suis aussi pure +qu'aucun de vous; je suis malheureuse et je le serai pendant +quelque temps, car la cause qui m'a fait fuir cette maison où +j'avais trouvé un paradis est à la fois étrange et vile. Lorsque +je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, la +promptitude et le secret: aussi, pour atteindre mon but, ai-je +laissé derrière moi tout ce que je possédais, excepté un petit +paquet; mais, dans ma hâte et mon trouble, je l'ai oublié dans la +voiture qui m'a amenée à Whitcross. Je suis donc arrivée ici sans +rien; j'ai dormi deux nuits en plein air; j'ai marché deux jours +sans franchir le seuil d'une porte; pendant ce temps, je n'ai +mangé que deux fois; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et +le désespoir, j'allais voir commencer mon agonie: mais vous, +monsieur Rivers, vous n'avez pas voulu me laisser mourir de faim +devant votre porte, et vous m'avez recueillie sous votre toit. Je +sais tout ce que vos soeurs ont fait pour moi depuis; car, pendant +ma torpeur apparente, je voyais ce qui se passait autour de moi, +et j'ai vu que je devais à leur compassion naturelle, spontanée et +généreuse, autant qu'à votre charité évangélique. + +-- Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en +me voyant m'arrêter; elle n'est pas en état d'être excitée; venez +vous asseoir sur le sofa, mademoiselle Elliot.» + +Je tressaillis involontairement; j'avais oublié mon nouveau nom. +M. Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l'eut bientôt +remarqué. + +«Vous dites que votre nom est Jane Elliot? me demanda-t-il. + +-- Je l'ai dit, et c'est en effet le nom par lequel je désire être +appelée pour le moment; mais ce n'est pas mon véritable nom, et, +quand je l'entends, il sonne étrangement à mes oreilles. + +-- Vous ne voulez pas dire votre véritable nom? + +-- Non; je crains par-dessus tout qu'on ne découvre qui je suis, +et j'évite tout ce qui pourrait trahir mon secret. + +-- Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère, +laissez-la tranquille un moment!» + +Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec +son ton imperturbable et sa pénétration ordinaire: + +«Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité; vous +voudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion +de mes soeurs, et surtout de ma charité (car j'ai bien remarqué la +distinction que vous faisiez entre nous: je ne vous en blâme pas, +elle est juste); vous désirez être indépendante. + +-- Oui, je vous l'ai déjà dit; montrez-moi ce que je dois faire ou +comment je dois me procurer de l'ouvrage: c'est tout ce que je +vous demande. Envoyez-moi, s'il le faut, dans la plus humble +ferme; mais, jusque-là, permettez-moi de rester ici; car j'aurais +bien peur s'il fallait recommencer à lutter contre les souffrances +d'une vie vagabonde. + +-- Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main +blanche sur ma tête. + +-- Oh! oui» répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui +était naturelle. + +-- Vous le voyez, me dit Saint-John; mes soeurs ont du plaisir à +vous garder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner +un oiseau à demi gelé, qu'un vent d'hiver aurait poussé vers leur +demeure. Quant à moi, je me sens plutôt disposé à vous mettre en +état de vous suffire à vous-même. Je ferai mes efforts pour +atteindre ce but; mais ma sphère est étroite: je ne suis qu'un +pauvre pasteur de campagne; mon secours sera des plus humbles, et +si vous dédaignez les petites choses, cherchez un protecteur plus +puissant que moi. + +-- Elle vous a déjà dit qu'elle voulait bien faire tout ce qui +était honnête et en son pouvoir, répondit Diana; et vous savez, +Saint-John, qu'elle ne peut pas choisir son protecteur; elle est +bien forcée de vous accepter, malgré votre esprit pointilleux. + +-- Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d'enfants même, +si je ne puis rien trouver de mieux, répondis-je. + +-- C'est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je +vous promets de vous aider dans mon temps et à ma manière.» + +Il reprit alors le livre qu'il lisait avant le thé; je me retirai +bientôt, car j'étais restée debout, et j'avais parlé autant que +mes forces me le permettaient. + + + +CHAPITRE XXX + +Plus je connus les habitants de Moor-House, plus je les aimai. Au +bout de peu de temps, je fus assez bien pour rester levée toute la +journée et me promener quelquefois; je pouvais prendre part aux +occupations de Diana et de Marie, causer avec elles autant +qu'elles le désiraient, et les aider quand elles me le +permettaient. Il y avait pour moi dans ce genre de relations une +grande jouissance que je goûtais pour la première fois, jouissance +provenant d'une parfaite similitude dans les goûts, les sentiments +et les principes. + +J'aimais à lire les mêmes choses qu'elles; ce dont elles +jouissaient m'enchantait; j'admirais ce qu'elles approuvaient. +Elles aimaient leur maison isolée, et moi aussi je trouvais un +charme puissant et continuel dans cette petite demeure si triste +et si vieille, dans ce toit bas, ces fenêtres grillées, ces murs +couverts de mousse, cette avenue de vieux sapins, courbés par la +violence du vent des montagnes, ce jardin assombri par les houx et +les ifs, et où ne voulaient croître que les fleurs les plus rudes. +Elles aimaient les rochers de granit qui entouraient leur demeure, +la vallée à laquelle conduisait un petit sentier pierreux partant +de la porte de leur jardin. Elles aimaient aussi ce petit sentier +tracé d'abord entre des fougères, et, plus loin, au milieu des +pâturages les plus arides qui aient jamais bordé un champ de +bruyères; ces pâturages servaient à nourrir un troupeau de brebis +grises, suivies de leurs petits agneaux dont la tête retenait +toujours quelques brins de mousse. Cette scène excitait chez elles +un grand enthousiasme et une profonde admiration. Je comprenais ce +sentiment, je l'éprouvais avec la même force et la même sincérité +qu'elles. Je voyais tout ce qu'il y avait de fascinant dans ces +lieux; je sentais toute la sainteté de cet isolement. Mes yeux se +plaisaient à contempler les collines et les vallées, les teintes +sauvages communiquées au sommet et à la base des montagnes par la +mousse, la bruyère, le gazon fleuri, la paille brillante et les +crevasses des rochers de granit; ces choses étaient pour moi ce +qu'elles étaient pour Diana et Marie: la source d'une jouissance +douce et pure. Le vent impétueux et la brise légère, le ciel +sombre et les jours radieux, le lever et le coucher du soleil, le +clair de lune et les nuits nuageuses, avaient pour moi le même +attrait que pour elles, et moi aussi je sentais l'influence de ce +charme qui les dominait. + +À l'intérieur, l'union était aussi grande; toutes deux étaient +plus accomplies et plus instruites que moi, mais je suivis leurs +traces avec ardeur; je dévorai les livres qu'elles me prêtèrent, +et c'était une grande jouissance pour moi de discuter avec elles, +le soir, ce que j'avais lu pendant le jour; nos pensées et nos +opinions se rencontraient: en un mot, l'accord était parfait. + +Si l'une de nous trois dominait les autres, c'était certainement +Diana; physiquement, elle m'était de beaucoup supérieure; elle +était belle et avait une nature forte. Il y avait en elle une +affluence de vie et une sécurité dans sa conduite qui excitaient +toujours mon étonnement et que je ne pouvais comprendre. Je +pouvais parler un instant au commencement de la soirée; mais une +fois le premier élan de vivacité épuisé, je me voyais forcée de +m'asseoir aux pieds de Diana, de reposer ma tête sur ses genoux et +de l'écouter, elle ou sa soeur; et alors elles sondaient ensemble +ce que j'avais à peine osé toucher. + +Diana m'offrit de m'enseigner l'allemand. J'aimais à apprendre +d'elle; je vis que la tâche de maîtresse lui plaisait, celle +d'élève ne me convenait pas moins: il en résulta une grande +affection mutuelle. Elles découvrirent que je savais dessiner; +aussitôt leurs crayons et leurs boîtes à couleurs furent à mon +service; ma science, qui, sur ce point, était plus grande que la +leur, les surprit et les charma. Marie s'asseyait à côté de moi et +me regardait pendant des heures; ensuite elle prit des leçons: +c'était une élève docile, intelligente et assidue. Ainsi occupées +et nous amusant mutuellement, les jours passaient comme des +heures, et les semaines comme des jours. + +L'intimité qui s'était si rapidement établie entre moi et Mlles +Rivers ne s'était pas étendue jusqu'à M. Saint-John: une des +causes de la distance qui nous séparait encore, c'est qu'il était +rarement à la maison; une grande partie de son temps semblait +consacrée à visiter les pauvres et les malades disséminés au loin +dans sa paroisse. + +Aucun temps ne l'arrêtait dans ses excursions. Après avoir +consacré quelques heures de la matinée à l'étude, il prenait son +chapeau et partait par la pluie ou le soleil, suivi de Carlo, +vieux chien couchant qui avait appartenu à son père, et allait +accomplir sa mission d'amour ou de devoir, car je ne sais pas au +juste comment il la considérait. Quand le temps était très +mauvais, ses soeurs cherchaient à le retenir; il répondait alors +avec un sourire tout particulier, plutôt solennel que joyeux: + +«Si un rayon de soleil ou une goutte de pluie me détourne d'une +tâche aussi facile, comment serai-je propre à entreprendre +l'oeuvre que j'ai conçue?» + +Diana et Marie répondaient, en général, par un soupir, et pendant +quelques minutes restaient plongées dans une triste méditation. + +Mais, outre ces absences fréquentes, il y avait encore une autre +barrière entre nous: il me semblait être d'une nature réservée, +impénétrable et renfermant tout en elle-même. Zélé dans +l'accomplissement de ses devoirs, irréprochable dans sa vie, il ne +paraissait pourtant pas jouir de cette sérénité d'esprit et de +cette satisfaction intérieure qui devraient être la récompense de +tout chrétien sincère et de tout philanthrope pratiquant le bien. +Souvent, le soir, lorsqu'il était assis à la fenêtre, son pupitre +et ses papiers devant lui, il cessait de lire ou d'écrire, posait +son menton sur ses mains et se laissait aller à je ne sais quelles +pensées; mais il était facile de voir, à la flamme et à la +dilatation fréquente de ses yeux, que ces pensées le troublaient. + +Je crois aussi que la nature n'avait pas pour lui les mêmes +trésors de délices que pour ses soeurs; une fois, une seule fois, +il parla en ma présence du charme rude des montagnes, et de son +affection innée pour le sombre toit et les murs mousseux qu'il +appelait sa maison; mais dans son ton et dans ses paroles il y +avait plus de tristesse que de plaisir. Jamais il ne vantait les +rochers de granit, à cause du doux silence qui les environnait; +jamais il ne s'étendait sur les délices de paix qu'on pouvait y +goûter. + +Il était si peu communicatif que je fus quelque temps avant de +pouvoir juger de son intelligence. Je commençai à comprendre ce +qu'elle devait être dans un sermon que je l'entendis faire à sa +propre paroisse de Morton: il n'est pas en mon pouvoir de raconter +ce sermon; je ne puis même pas rendre l'effet qu'il me produisit. +Il fut commencé avec calme, et, malgré la facilité et l'éloquence +de l'orateur, il fut achevé avec calme. Un zèle vivement senti, +mais sévèrement réprimé, se remarquait dans les accents du prêtre +et excitait sa parole nerveuse, dont il comprimait et surveillait +sans cesse la force. Le coeur était percé comme par un dard; +l'esprit était étonné de la puissance du prédicateur; mais ni l'un +ni l'autre n'était adouci. Il y avait dans toutes les paroles du +prêtre une étrange amertume; jamais de douceur consolante; sans +cesse de sombres allusions aux doctrines calvinistes, aux +élections, aux prédestinations, aux réprobations, et, chaque fois +qu'il parlait de ces choses, on croyait entendre une sentence +prononcée par le destin. Quand il eut fini, au lieu de me sentir +mieux, plus calme, plus éclairée, j'éprouvai une inexprimable +tristesse; car il me semblait (je ne sais s'il en fut de même pour +tous) que cette éloquence sortait d'une source empoisonnée par +d'amères désillusions, et où s'agitaient des désirs non satisfaits +et des aspirations pleines de trouble. J'étais sûre que Saint-John +Rivers, malgré sa vie pure, son zèle consciencieux, n'avait pas +encore trouvé cette paix de Dieu qui passe tout entendement; il ne +l'avait pas plus trouvée que moi avec mes regrets cachés pour mon +idole brisée et mon temple perdu, regrets dont j'ai évité de +parler dernièrement, mais qui me tyrannisaient avec force. + +Pendant ce temps, un mois s'était écoulé. Diana et Marie devaient +bientôt quitter Moor-House pour retourner dans des contrées +éloignées et recommencer la vie qui les attendait comme +gouvernantes dans une grande ville à la mode du midi de +l'Angleterre; chacune d'elles était placée dans une famille dont +les membres, riches et orgueilleux, les regardaient comme +d'humbles dépendantes, s'inquiétant assez peu de leurs qualités +intimes, et n'appréciant que leurs talents acquis, comme ils +appréciaient l'habileté de leur cuisinière ou le bon goût de leur +femme de chambre. M. Saint-John ne m'avait pas encore parlé de la +place qu'il m'avait promis d'obtenir pour moi; pourtant, il +devenait important que j'eusse une occupation quelconque. Un matin +que j'étais restée seule avec lui quelques minutes dans le +parloir, je me hasardai à m'approcher de la fenêtre qui, grâce à +sa table et à sa chaise, était devenue une sorte de cabinet +d'étude; je me préparai à lui parler, bien que je fusse très +embarrassée sur la manière de lui adresser ma question, car il est +toujours difficile de briser la réserve glaciale de ces sortes de +natures; mais il me tira d'embarras en commençant lui même la +conversation. En me voyant approcher, il leva les yeux: + +«Vous avez une demande à me faire? me dit-il. + +-- Oui, monsieur, je voudrais savoir si vous avez entendu parler +d'une place, pour moi. + +-- J'ai pensé à quelque chose pour vous, il y a trois semaines +environ; mais comme vous sembliez à la fois utile et heureuse ici, +comme mes soeurs s'étaient évidemment attachées à vous, que votre +présence leur procurait un plaisir inaccoutumé, je trouvai inutile +de briser votre bonheur mutuel jusqu'à ce que leur départ de +Marsh-End rendît le vôtre nécessaire. + +-- Elles partent dans trois jours, dis-je. + +-- Oui, et quand elles s'en iront je retournerai au presbytère de +Morton; Anna m'accompagnera et on fermera cette vieille maison.» + +J'attendis un instant, pensant qu'il allait continuer à me parler +sur le sujet qu'il avait déjà entamé; mais ses pensées semblaient +avoir pris un autre cours; je vis par son regard qu'il ne pensait +plus à moi. Je fus obligée de lui rappeler le but de notre +conversation, car il s'agissait d'une chose indispensable pour +moi, et j'attendais avec un intérêt anxieux. + +«Quelle occupation aviez-vous en vue, monsieur Rivers? demandai- +je; j'espère que ce retard n'aura pas rendu plus difficile de +l'obtenir. + +-- Oh! non, car il suffit que je veuille vous la procurer et que +vous vouliez l'accepter.» + +Il s'arrêta de nouveau et sembla peu disposé à continuer; je +commençais à m'impatienter. Quelques mouvements inquiets, un +regard avide et questionneur fixé sur son visage lui firent +comprendre ce que j'éprouvais aussi clairement que l'auraient fait +des paroles, et même mon trouble en fut moins grand. + +«Oh! allez, me dit-il, n'ayez pas si grande hâte de savoir ce dont +il s'agit. Laissez-moi vous dire franchement que je n'ai rien +trouvé d'agréable ou d'avantageux pour vous. Mais avant que je +m'explique, rappelez-vous, je vous prie, ce que je vous ai déjà +dit clairement. Si je vous aide, ce sera comme l'aveugle aide le +boiteux. Je suis pauvre; car lorsque j'aurai payé toutes les +dettes de mon père, il ne me restera plus que cette ferme en +ruine, cette allée de sapins et ce petit morceau de terre +pierreuse avec ses ifs et son houx. Je suis obscur. Rivers est un +vieux nom; mais des trois seuls descendants de la race, deux +mangent le pain des serviteurs chez les autres, et le troisième se +considère comme étranger dans son pays natal, non seulement pour +la vie, mais pour la mort aussi, et il accepte son sort comme un +honneur, et il aspire au jour où l'on posera sur son épaule la +croix qui le séparera de tous les liens charnels, au jour où le +chef de cette église militante, dont il est le plus humble membre, +lui dira: «Debout, et suis-moi!» + +Saint-John avait dit ces mots comme il prononçait ses sermons, +d'une voix calme et profonde. Sa joue ne s'était pas animée, mais +dans son regard brillait une vive lumière. Il continua: + +«Et étant moi-même pauvre et obscur, je ne puis vous procurer que +le travail du pauvre et de l'obscur. Peut-être même le trouverez- +vous dégradant: car, je le vois maintenant, vos habitudes ont été +ce que le monde appelle raffinées; vos goûts tendent à l'idéal, ou +du moins vous avez toujours vécu parmi des gens bien élevés. Quant +à moi, je considère qu'un travail n'est jamais dégradant lorsqu'il +peut améliorer les hommes. Je crois que plus le sol où le chrétien +doit labourer est aride, moins son travail lui rapporte de fruit, +plus l'honneur est grand. Sa destinée est celle de pionnier, et +les premiers pionniers de l'Évangile furent les apôtres, et leur +chef, Jésus, le Sauveur lui-même. + +-- Eh bien! dis-je en le voyant s'arrêter de nouveau, continuez.» + +Il me regarda avant de continuer; il semblait lire sur mon visage +aussi facilement que si chacun de mes traits eût été l'un des mots +d'une phrase. Je compris ce qu'il en avait conclu, d'après ce qui +suit: + +«Vous accepterez la place que je vais vous offrir, dit-il, je le +crois; vous y resterez quelque temps, mais pas toujours, de même +que moi je ne pourrai pas toujours me contenter des devoirs +étroits, obscurs et tranquilles, d'un ministre de campagne: car +votre nature est aussi ennemie du repos que la mienne, mais nos +activités ne sont pas du même genre. + +-- Expliquez-vous, demandai-je avec insistance, en le voyant +s'arrêter de nouveau. + +-- Oui, vous allez voir combien l'offre est misérable, ordinaire +et petite. Je ne resterai pas longtemps à Morton, maintenant que +mon père est mort et que je suis maître de mes actions. Je +quitterai ce lieu probablement dans le courant de l'année; mais +tant que j'y resterai, je ferai tous mes efforts pour l'améliorer. +Quand je suis venu ici, il y a deux ans, Morton n'avait pas +d'école; les enfants des pauvres ne pouvaient avoir aucune +espérance de progrès. J'en ai établi une pour les garçons; je +voudrais en ouvrir une seconde pour les filles. J'ai loué un +bâtiment à cette intention, avec une petite ferme composée de deux +chambres pour la maîtresse; celle-ci sera payée trente livres +sterling par an. La maison est déjà meublée simplement, mais +suffisamment, par Mlle Oliver, propriétaire de la fonderie et de +la manufacture d'aiguilles de la vallée. La même jeune fille +payera pour l'éducation et l'habillement d'une orpheline de la +manufacture, à condition que celle-ci aidera dans le service de la +maison et de l'école la maîtresse, dont une grande partie du temps +sera pris par l'enseignement. Voulez-vous être cette maîtresse?» + +Il me fit cette question rapidement, et semblait s'attendre à me +voir rejeter son offre avec indignation ou du moins avec dédain. +Bien qu'il devinât quelquefois mes pensées et mes sentiments, il +ne les connaissait pas tous; il ne pouvait pas savoir de quel oeil +je verrais cette place. Elle était humble, à la vérité, mais elle +était cachée, et, avant tout, il me fallait un asile sûr. C'était +une position fatigante, mais qui était indépendante, comparée à +celle d'une institutrice dans une famille riche, et mon coeur se +serrait à la pensée d'une servitude chez des étrangers. La place +qu'on m'offrait n'était ni vile, ni indigne, ni dégradante. Je fus +bientôt décidée. + +«Je vous remercie de votre offre, monsieur Rivers, dis-je, et je +l'accepte de tout mon coeur. + +-- Mais vous me comprenez bien, reprit-il: c'est une école de +village; vos écolières seront des petites filles pauvres, des +enfants de paysans, tout au plus des filles de fermiers; vous +n'aurez à leur apprendre qu'à tricoter, à coudre, à lire et à +compter. Que ferez-vous de vos talents? Que ferez-vous de ce qu'il +y a de plus développé en vous, les sentiments, les goûts? + +-- Je les renfermerai en moi jusqu'à ce qu'ils me soient +nécessaires; ils se garderont bien. + +-- Alors vous savez à quoi vous vous engagez? + +-- Oui. + +Il sourit; son sourire n'était ni triste ni amer, mais plutôt +heureux et profondément satisfait. + +«Et quand voudrez-vous entrer en fonctions? + +-- J'irai voir la maison demain, et, si vous le permettez, +j'ouvrirai l'école la semaine prochaine. + +-- Très bien, je ne demande pas mieux.» + +Il se leva et se promena dans la chambre; puis, s'arrêtant, il me +regarda et secoua la tête. + +«Que désapprouvez-vous, monsieur? demandai-je. + +-- Vous ne resterez pas longtemps à Morton; non, non! + +-- Pourquoi? Quelle raison avez-vous de le penser? + +-- Je le lis dans vos yeux; ils annoncent une nature qui ne pourra +pas accepter longtemps la même vie monotone. + +-- Je ne suis pas ambitieuse.» + +Il tressaillit. + +«Ambitieuse, répéta-t-il, non. Qui vous a fait penser à +l'ambition? Qui est ambitieux? Je sais que je le suis; mais +comment l'avez-vous deviné? + +-- Je parlais de moi. + +-- Eh bien! si vous n'êtes pas ambitieuse, vous êtes...» + +Il s'arrêta. + +«Quoi? + +-- J'allais dire passionnée; mais peut-être que, ne comprenant pas +bien ce mot, vous ne l'aimerez pas. Je veux dire que les +affections et les sympathies humaines ont un grand pouvoir sur +tous. Je suis sûr que bientôt vous ne voudrez plus passer vos jours +dans la solitude et vous dévouer à un travail monotone, sans avoir +jamais aucun stimulant. De même que moi, ajouta-t-il avec emphase, +je ne voudrais pas m'ensevelir dans ces marais, m'enterrer dans +ces montagnes; ma nature, qui m'a été donnée par Dieu, s'y oppose. +Ici mes facultés, qui me viennent du ciel, sont paralysées et +rendues inutiles. Vous voyez comme je suis en contradiction avec +moi-même. Je prêche le contentement dans les positions les plus +humbles; je proclame belle la vocation de ceux qui, dans le +service de Dieu, coupent le bois ou puisent l'eau. Moi, ministre +de l'Évangile, mon esprit inquiet me mène presque à la folie; eh +bien! il faudra trouver un moyen de réconcilier les principes et +les tendances.» + +Il quitta la chambre. En une heure, je venais d'en apprendre plus +sur lui que dans tout le mois précédent, et pourtant j'étais +toujours intriguée. + +Marie et Diana devenaient plus tristes et plus silencieuses à +mesure qu'approchait le jour où elles devaient quitter leur maison +et leur frère. Toutes deux s'efforçaient de paraître comme +toujours; mais la tristesse contre laquelle elles avaient à lutter +est une de celles qu'on ne peut pas vaincre ou cacher entièrement. +Diana disait que ce serait un départ bien différent des +précédents; elles allaient se séparer de Saint-John pour des +années, peut-être pour la vie. + +«Il sacrifiera tout au projet qu'il a conçu depuis longtemps, +disait-elle, même les affections et les sentiments naturels les +plus puissants. Saint-John a l'air calme, Jane, mais il est +consumé par une fièvre ardente. Vous le croyez doux, et dans +certaines choses il est inexorable comme la mort; et ce qu'il y a +de plus dur, c'est que ma conscience ne me permet pas de le +détourner de cette sévère résolution. Je ne puis pas l'en blâmer, +c'est beau, noble et chrétien; mais cela me brise le coeur!» Les +larmes coulèrent de ses yeux. + +Marie pencha sa tête sur son ouvrage. + +«Nous n'avons plus de père, et bientôt nous n'aurons plus ni +maison ni frère, murmura-t-elle.» + +À ce moment il arriva un petit accident qui semblait fait exprès +pour prouver la vérité de ce dicton qu'un malheur n'arrive jamais +seul, et pour ajouter à leur tristesse la contrariété que +causerait une branche placée entre la coupe et les lèvres. Saint- +John passait devant la fenêtre en lisant une lettre; il entra. + +«Notre oncle John est mort.» dit-il. + +Les deux soeurs semblèrent frappées, mais ni étonnées ni +attristées; elles paraissaient regarder cette nouvelle plutôt +comme importante que comme affligeante. + +«Mort? répéta Diana. + +-- Oui.» + +Elle fixa un oeil inquisiteur sur son frère. + +«Eh bien! murmura-t-elle à voix basse. + +-- Eh bien! Diana, reprit-il en conservant la même immobilité de +marbre, eh bien! rien. Lisez.» + +Il lui jeta une lettre qu'elle tendit à Marie après l'avoir +parcourue. Marie la lut et la rendit à son frère; tous les trois +se regardèrent et sourirent d'un sourire triste et pensif. + +«Amen! dit Diana; nous pourrons encore vivre néanmoins. + +-- En tout cas, notre situation n'est pas pire qu'avant, remarqua +Marie. + +-- Seulement, dit M. Rivers, la peinture de ce qui aurait pu être +contraste bien vivement avec ce qui est.» + +Il plia la lettre, la mit dans son pupitre et sortit. + +Pendant quelques minutes personne ne parla; enfin, Diana se tourna +vers moi. + +«Jane, dit-elle, vous devez vous étonner de nos mystères et nous +trouver bien durs en nous voyant si peu attristés par la mort d'un +parent aussi proche qu'un oncle; mais nous ne le connaissions pas, +nous ne l'avions jamais vu. C'était le frère de ma mère; mon père +et lui s'étaient fâchés il y a longtemps. C'est d'après son avis +que mon père a lancé presque tout ce qu'il possédait dans la +spéculation qui l'a ruiné. Il en était résulté des reproches +mutuels; tous deux s'étaient séparés irrités l'un contre l'autre +et ne s'étaient jamais réconciliés. Plus tard, mon oncle fit des +affaires heureuses. Il paraît qu'il a réalisé une fortune de vingt +mille livres sterling; il ne s'est jamais marié et n'avait de +parents que nous et une autre personne qui lui était alliée au +même degré. Mon père avait toujours espéré que mon oncle +réparerait sa faute en nous laissant ce qu'il possédait. Cette +lettre nous informe qu'il a tout légué à son autre parente, à +l'exception de trente guinées, qui doivent être partagées entre +Saint-John, Diana et Marie Rivers, pour l'achat de trois anneaux +de deuil. Il avait certainement le droit d'agir à sa volonté, et +cependant cette nouvelle nous a donné une tristesse momentanée. +Marie et moi nous nous serions estimées riches avec mille livres +sterling chacune, et Saint-John aurait aimé à posséder une +semblable somme, à cause de tout le bien qu'il eût alors pu faire. + +Une fois cette explication donnée, on laissa le sujet de côté, et +ni M. Rivers ni ses soeurs n'y firent d'allusions. Le lendemain, +je quittai Marsh-End pour aller à Morton. Le jour d'après, Diana +et Marie se rendirent dans la ville éloignée où elles étaient +placées. La semaine suivante, M. Rivers et Anna retournèrent au +presbytère, et la vieille ferme fut abandonnée. + + + +CHAPITRE XXXI + +Enfin, j'avais trouvé une demeure, et cette demeure était une +ferme; elle se composait d'une petite chambre dont les murs +étaient blanchis à la chaux et le sol recouvert de sable; +l'ameublement se composait de quatre chaises en bois peint, d'une +table, d'une horloge, d'un buffet où étaient rangés deux ou trois +assiettes, quelques plats et un thé en faïence. Au-dessus se +trouvait une autre pièce de la même grandeur que la cuisine, et où +se voyaient un lit de sapin et une commode bien petite, et +cependant trop grande encore pour ma chétive garde-robe, quoique +la bonté de mes généreuses amies eût grossi mon modeste trousseau +des choses les plus nécessaires. + +Nous sommes au soir; j'ai renvoyé la petite orpheline qui me tient +lieu de servante, après l'avoir régalée d'une orange. Je suis +assise toute seule sur le foyer. Ce matin, j'ai ouvert l'école du +village; j'ai eu vingt élèves: trois d'entre elles savent lire, +aucune ne sait ni écrire, ni compter; plusieurs tricotent et +quelques-unes cousent un peu. Elles ont l'accent le plus dur de +tout le comté. Jusqu'ici, nous avons eu de la peine à nous +comprendre mutuellement. Quelques-unes ont de mauvaises manières, +sont rudes et intraitables autant qu'ignorantes; d'autres, au +contraire, sont dociles, ont le désir d'apprendre et annoncent des +dispositions qui me plaisent. Je ne dois pas oublier que ces +petites paysannes, grossièrement vêtues, sont de chair et de sang +aussi bien que les descendants des familles les plus nobles, et +que les armes de la perfection, de la pureté, de l'intelligence, +des bons sentiments, existent dans leurs coeurs comme dans le +coeur des autres. Mon devoir est de développer ces germes; +certainement je trouverai un peu de bonheur dans cette tâche. Je +n'espérais pas beaucoup de jouissance dans l'existence qui allait +commencer pour moi, et pourtant je me disais qu'en y accoutumant +mon esprit, en exerçant mes forces comme je le devais, cette vie +deviendrait acceptable. + +Avais-je été bien gaie, bien joyeuse, bien calme pendant la +matinée et l'après-midi passées dans cette école humble et nue? +Pour ne pas me tromper moi-même, je suis obligée de répondre non. +Je me sentais désespérée; folle que j'étais, je me trouvais +humiliée; je me demandais si, en acceptant cette position, je ne +m'étais pas abaissée dans la balance de l'existence sociale, au +lieu de m'élever. J'étais lâchement dégoûtée par l'ignorance, la +pauvreté et la rudesse de tout ce que je voyais et de tout ce qui +m'entourait. Mais je ne dois pas non plus me haïr et me mépriser +trop pour avoir éprouvé ce sentiment. Je sais que j'ai eu tort: +c'est déjà un grand pas de fait; je ferai des efforts pour me +vaincre moi-même; j'espère y parvenir en partie demain. Dans +quelques semaines, j'aurai peut-être atteint complètement mon but, +et, dans quelques mois, il est possible que le bonheur de voir mes +élèves progresser vers le bien change mes dégoûts en joie. + +«Du reste, me dis-je, serait-il donc mieux d'avoir succombé à la +tentation, écouté la passion, de m'être laissé prendre dans un +filet de soie, au lieu de lutter douloureusement, de m'être +étendue sur les fleurs qui recouvraient le piège pour me réveiller +dans un pays du Sud, au milieu du luxe et des plaisirs d'une +villa; de vivre maintenant en France, maîtresse de M. Rochester, +enivrée de son amour, car il m'aurait bien aimée pendant quelque +temps? Oh! oui, il m'aimait! Personne ne m'aimera plus jamais +comme lui; je ne connaîtrai plus jamais les doux hommages tendus à +la beauté, à la jeunesse et à la grâce; car jamais aux yeux de +personne je ne semblerai posséder ces charmes. Il m'aimait, et il +était orgueilleux de moi; et jamais aucun autre homme ne pourra +l'être. Mais que dis-je? Pourquoi laisser mon esprit s'égarer +ainsi? Pourquoi m'abandonner à ces sentiments.?» Je me demandai +s'il valait mieux être esclave dans un paradis impur, emportée un +instant dans un tourbillon de plaisirs trompeurs, et étouffée +l'instant d'après par les larmes amères du repentir et de la +honte, ou être la maîtresse libre et honorée d'une école de +village, sur une fraîche montagne, au milieu de la sainte +Angleterre. + +Oui, je sentais maintenant que j'avais eu raison de me rattacher +aux principes et aux lois, et de mépriser les conseils malsains +d'une exaltation momentanée. Dieu m'avait dirigée dans mon choix, +et je remerciai sa providence conductrice. + +Après être arrivée à cette conclusion, je me levai, je me dirigeai +vers la porte et je regardai le coucher du soleil et les champs +étendus devant ma ferme, qui, ainsi que l'école, était éloignée du +village d'un demi-mille. Les oiseaux faisaient entendre leurs +derniers accords. + +L'air était doux et la rosée embaumée. + +Pendant que je regardais ce paysage, je me croyais presque +heureuse; aussi, au bout de peu de temps, je fus tout étonnée de +m'apercevoir que je pleurais. Et pourquoi? À cause du sort qui +m'avait arrachée à mon maître; parce qu'il ne devait plus jamais +me voir et que je craignais un trop grand désespoir et un +emportement funeste par suite de mon départ; parce que je +craignais qu'il ne s'écartât trop du droit chemin pour y revenir +jamais. À cette pensée, je détournai mon visage du beau ciel que +je contemplais et de la vallée solitaire de Morton. Je dis +solitaire; car, dans la partie que je pouvais apercevoir, il n'y +avait aucune maison, si ce n'est l'église et le presbytère, qui +étaient à moitié masqués par les arbres, et tout au loin, le toit +de Vale-Hall, où demeuraient M. Oliver et sa fille. Je cachai mes +yeux dans mes mains et j'appuyai ma tête contre la pierre de ma +porte; mais bientôt un léger bruit près de la grille qui séparait +mon petit jardin des prairies me fit lever la tête. Un chien, que +je reconnus pour le vieux Carlo de M. Rivers, poussait la grille +avec son museau, et j'aperçus bientôt Saint-John lui-même, appuyé +sur la porte, les deux bras croisés. Son front était ridé, et il +fixait sur moi son regard sérieux et presque mécontent. Je le +priai d'entrer. + +«Non. je ne puis pas rester, me dit-il. Je venais seulement vous +apporter un petit paquet que mes soeurs ont laissé pour vous. Je +crois qu'il contient une boîte à couleurs, des crayons et du +papier.» + +Je m'approchai pour le prendre; ce présent m'était doux. Il me +sembla qu'au moment où j'avançai, Saint-John examina mon visage +avec austérité; probablement que les traces de mes larmes y +étaient encore visibles. + +«Avez-vous trouvé votre tâche plus rude que vous ne pensiez? me +demanda-t-il. + +-- Oh! non, au contraire. Je crois qu'avec le temps mes écolières +et moi nous nous entendrons très bien. + +-- Mais peut-être avez-vous été désappointée par l'installation de +votre ferme et par son ameublement; il est vrai que tout y est +simple, mais...» + +Je l'interrompis. + +«Ma ferme, dis-je, est propre et à l'abri de la tempête; mes +meubles sont suffisants et commodes; tout ce que je vois me rend +reconnaissante et non pas triste. Je ne suis pas assez sotte ni +assez sensualiste pour regretter un tapis, un sofa ou un plat +d'argent. D'ailleurs, il y a cinq semaines, je n'avais rien; +j'étais une mendiante, une vagabonde repoussée de tous; maintenant +je connais quelqu'un, j'ai une maison et une occupation; je +m'étonne de la bonté de Dieu, de la générosité de mes amis, du +bonheur de ma position, et je ne me plains pas. + +-- Mais vous vous sentez seule et oppressée; cette petite maison +est bien sombre et bien vide. + +-- Jusqu'ici, j'ai à peine eu le temps de jouir de ma +tranquillité, encore moins d'être fatiguée par mon isolement. + +-- Très bien; j'espère que vous éprouvez véritablement la +satisfaction que vous témoignez; en tous cas, votre bon sens vous +apprendra qu'il est trop tôt pour vous abandonner aux mêmes +craintes que la femme de Loth. Je ne sais pas ce que vous avez +laissé derrière vous, mais je vous conseille de résister fermement +à la tentation et de ne pas regarder en arrière; poursuivez votre +tâche avec courage, pendant quelques mois du moins. + +-- C'est ce que j'ai l'intention de faire,» répondis-je. + +Saint-John continua. + +«Il est dur d'agir contre son inclination et de lutter contre les +penchants naturels; mais c'est possible, je le sais par +expérience. Dieu nous a donné, dans de certaines mesures, le +pouvoir de faire notre propre destinée; et quand notre vertu +demande un soutien qu'elle ne peut pas obtenir, quand notre +volonté aspire à une route que nous ne pouvons pas suivre, nous +n'avons pas besoin de mourir de faim ni de nous laisser aller à +notre désespoir; nous n'avons qu'à chercher pour notre esprit une +autre nourriture, aussi forte que le fruit défendu auquel il +voulait goûter, et peut-être plus pure; mous n'avons qu'à creuser +pour notre pied aventureux une route qui, si elle est plus rude, +n'est ni moins directe ni moins large que le chemin fermé par la +fortune. + +«Il y a un an, moi aussi j'étais bien malheureux, parce que je +croyais m'être trompé en entrant dans les ordres; l'uniforme du +prêtre et ses devoirs me pesaient; j'aurais voulu une vie plus +active, les travaux excitants d'une carrière littéraire, la +destinée de l'artiste, de l'écrivain ou de l'orateur; tout, +excepté le métier de prêtre. Oui, sous mes vêtements de ministre +bat un coeur de guerrier ou d'homme d'État; je suis amoureux de la +gloire, du renom, du pouvoir; je trouvais mon existence si +malheureuse que je voulais en changer ou mourir. Après quelque +temps d'obscurité et de lutte, la lumière brilla, et avec elle +vint le soulagement; ma carrière rampante prit tout à coup +l'aspect d'une tâche sans bornes. Tout à coup une voix venue du +ciel m'ordonna de rassembler mes forces, d'étendre mes ailes et de +voler au delà des champs qu'embrassait mon regard. Dieu avait une +mission à me donner, et, pour la bien accomplir, il fallait de +l'adresse et de la force, du courage et de l'éloquence, toutes les +qualités de l'homme d'État, du soldat et de l'orateur, car tout +cela est nécessaire à un bon missionnaire. + +«Je résolus donc de me faire missionnaire; à partir de ce moment, +mon esprit changea: toutes mes facultés furent délivrées de leurs +chaînes, et les liens ne laissèrent après eux que l'inflammation +qui suit toute blessure; le temps seul pourra la guérir. Mon père +s'opposa à cette résolution; mais depuis sa mort, il n'y a plus +aucun obstacle légitime; lorsque mes affaires seront arrangées, +que j'aurai trouvé un successeur, que j'aurai subi encore quelques +luttes contre des sentiments violemment brisés et contre la +faiblesse humaine, luttes dans lesquelles je suis sûr d'être +victorieux, parce que je l'ai juré, alors je quitterai l'Europe +pour aller en Orient.» + +Il dit ces mots de sa voix étrange, calme et cependant emphatique; +lorsqu'il eut achevé, il regarda non pas moi, mais le soleil +couchant, sur lequel mes yeux étaient également fixés; lui et moi, +nous tournions le dos au sentier qui conduisait des champs à la +porte du jardin; nous n'avions entendu aucun bruit de pas sur le +gazon du chemin; le murmure de l'eau dans la vallée était le seul +bruit qu'on pût distinguer à cette heure: aussi nous +tressaillîmes, lorsqu'une voix gaie et douce comme une clochette +d'argent s'écria: + +«Bonsoir, monsieur Rivers; bonsoir, vieux Carlo! Votre chien +connaît ses amis plus vite que vous, monsieur. Il a dressé les +oreilles et remué la queue quand je n'étais qu'au bout des champs, +et vous, vous me tournez le dos maintenant encore.» + +C'était vrai. Bien que M. Rivers eût tressailli dès les premières +notes de ces accents harmonieux, comme si un coup de tonnerre eût +déchiré un nuage au-dessus de sa tête, la nouvelle arrivée avait +fini de parler sans qu'il eût songé à changer d'attitude; il était +toujours debout, le bras appuyé sur la porte et le visage dirigé +vers l'occident. Enfin il se tourna lentement; il me sembla qu'une +vision venait d'apparaître à ses côtés. À trois pieds de lui était +une forme vêtue de blanc: c'était une création jeune et gracieuse, +aux contours arrondis, mais fins, et quand, après s'être penchée +pour caresser Carlo, elle releva la tête et jeta en arrière un +long voile, j'aperçus une figure d'une beauté parfaite. Une beauté +parfaite, voilà une expression bien forte; mais je ne la rétracte +pas, car elle était justifiée par les traits les plus doux qu'ait +jamais enfantés le climat d'Albion, par les couleurs les plus +pures qu'aient jamais créées ses vents humides et son ciel +vaporeux; cette beauté n'avait aucun défaut, et aucun charme ne +lui manquait. La jeune fille avait des traits réguliers et +délicats, de grands yeux foncés et voilés comme dans les plus +belles peintures; ses longues paupières, terminées par des cils +épais, encadraient son bel oeil et lui donnaient une douce +fascination; ses sourcils, bien dessinés, augmentaient la sérénité +de son visage; son front blanc et uni respirait le calme et +faisait ressortir l'éclat de ses couleurs. Ses joues étaient +fraîches, ovales et pures; ses lèvres délicates et pleines de +santé, ses dents belles et brillantes, son menton petit et bien +arrondi, ses cheveux tressés en nattes épaisses, tout enfin +semblait combiné pour réaliser une beauté idéale. J'étais +émerveillée en regardant cette belle créature, je l'admirais de +tout mon coeur; la nature n'avait pas voulu la former comme les +autres; et, oubliant son rôle de marâtre, elle avait doué son +enfant chéri avec la libéralité d'une mère. + +Et que pensait M. Saint-John de cet ange terrestre? Je me fis +naturellement cette question lorsque je le vis se tourner vers +elle et la regarder, et je cherchai la réponse dans sa contenance; +mais ses yeux s'étaient déjà détournés de la péri, et il regardait +une humble touffe de marguerites qui croissait près de la porte. + +«Une belle soirée! mais il est un peu tard pour être seule dehors, +dit-il en écrasant sous ses pieds la tête neigeuse des marguerites +fermées. + +-- Oh! dit-elle, je suis arrivée de S*** (et elle nomma une grande +ville éloignée de vingt milles environ) cette après-midi. Mon père +m'a dit que vous aviez ouvert votre école, et que la nouvelle +maîtresse était arrivée. Alors, après le thé, je me suis habillée +et je suis descendue dans la vallée pour la voir, la voilà? +demanda-t-elle en m'indiquant. + +-- Oui, répondit Saint-John. + +-- Pensez-vous vous habituer à Morton? me demanda-t-elle d'un ton +simple, naïf et direct, qui, bien qu'enfantin, me plaisait. + +-- J'espère que oui, répondis-je; j'ai plusieurs raisons pour le +croire. + +-- Avez-vous trouvé vos écolières aussi attentives que vous +l'espériez? + +-- Oui. + +-- Votre maison vous plaît-elle? + +-- Beaucoup. + +-- L'ai-je gentiment meublée? + +-- Très gentiment. + +-- Ai-je fait un bon choix en prenant Alice Wood pour vous aider? + +-- Oui, certainement; elle est adroite et apprend bien.» + +Je pensais que cette jeune fille devait être Mlle Oliver, +l'héritière favorisée également par la fortune et par la nature. +Je me demandais quelle heureuse combinaison de planètes avait +présidé à sa naissance. + +«Je viendrai de temps en temps vous aider, ajouta-t-elle; ce sera +une distraction pour moi de vous visiter quelquefois; j'aime les +distractions. Monsieur Rivers, si vous saviez comme j'ai été gaie +pendant mon séjour à S***. Hier, j'ai dansé jusqu'à deux heures du +matin. Le régiment de... est stationné à S*** depuis les émeutes; +les officiers sont les hommes les plus agréables du monde; comme +ils font honte à nos aiguiseurs de couteaux et à nos marchands de +ciseaux!» + +Il me sembla voir M. Rivers avancer sa lèvre inférieure et relever +sa lèvre supérieure. Il est certain que sa bouche se comprima et +que le bas de son visage prit une expression plus sombre et plus +triste que jamais, lorsque la joyeuse jeune fille lui parla du +bal. Il cessa de regarder les marguerites et leva sur elle un +regard sévère, scrutateur et significatif. Elle y répondit par un +second sourire qui allait bien à sa jeunesse, à sa fraîcheur et à +ses yeux brillants. + +La jeune fille, voyant Saint-John redevenu muet et froid, se remit +à caresser Carlo. + +«Ce pauvre Carlo m'aime, dit-elle; il ne s'éloigne pas de ses +amis, lui; il n'est pas sombre, près d'eux, et s'il pouvait +parler, il ne garderait pas le silence.» + +Pendant qu'elle caressait la tête du chien, en se penchant avec +une grâce naturelle devant le maître jeune et austère de l'animal, +je vis la figure de M. Rivers s'enflammer, je vis ses yeux sévères +s'adoucir tout à coup, et briller comme dominés par une force +irrésistible. Ainsi animé, il était presque aussi beau qu'elle; sa +poitrine se souleva une fois; son grand coeur, fatigué d'une +contrainte despotique, sembla vouloir s'épandre en dépit de toute +volonté, et fit un vigoureux effort pour obtenir sa liberté: mais +Saint-John le dompta, comme un cavalier résolu dompte un cheval +fougueux; il ne répondit ni par une parole ni par un mouvement à +la gentille avance faite par la jeune fille. + +«Mon père se plaint de ce que vous ne venez plus jamais nous voir, +dit Mlle Oliver en levant les yeux; vous êtes comme étranger à +Vale-Hall. Le soir, mon père est seul; il ne se porte pas très +bien; voulez-vous venir avec moi pour le voir? + +-- L'heure n'est pas favorable pour déranger M. Oliver, répondit +Saint-John. + +-- Pas favorable mais si, au contraire; c'est l'heure où papa a le +plus besoin de compagnie; les travaux sont terminés et il n'a plus +rien qui l'occupe. Venez, monsieur Rivers; pourquoi êtes-vous si +sauvage et si triste?» Et, voyant que Saint-John persistait dans +son silence, elle reprit: «Oh! j'avais oublié, dit-elle en +secouant sa belle tête bouclée et en paraissant fâchée contre +elle; je suis si folle et si légère! Excusez-moi. J'avais tout à +fait oublié que vous avez une bien bonne raison pour ne pas +désirer répondre à mon bavardage; Diana et Marie vous ont quitté +aujourd'hui, Moor-House est fermé et vous êtes seul. Je vous +assure que je vous plains; venez voir papa. + +-- Pas ce soir, mademoiselle Rosamonde, pas ce soir.» + +M. Saint-John partait comme un automate; lui seul savait combien +ce refus lui coûtait d'efforts. + +«Eh bien, puisque vous êtes si entêté, je vais vous quitter; car +je n'ose pas rester plus longtemps; la rosée commence à tomber. +Bonsoir.» + +Elle lui tendit la main; il la toucha à peine. + +«Bonsoir,» répéta-t-il d'une voix basse et sourde comme un écho. + +Elle partit, mais revint au bout d'un instant. + +«Êtes-vous bien portant?»demanda-t-elle. + +Elle pouvait bien faire cette question; car la figure de Saint- +John était aussi blanche que la robe de la jeune fille. + +«Très bien,» répondit-il, et, après s'être incliné, il s'éloigna. + +Elle prit un chemin, lui un autre; deux fois elle se retourna pour +le regarder, et, légère comme une fée, continua sa route à travers +les champs. Quant à lui, il marchait avec fermeté et ne se +retourna pas. + +Ce spectacle de la souffrance et du sacrifice d'un autre éloigna +mes pensées de mes douleurs personnelles. Diana Rivers avait +déclaré que son frère était inexorable comme la mort; elle n'avait +pas exagéré. + + + +CHAPITRE XXXII + +Je continuai à m'occuper de mon école avec autant d'activité et de +zèle que possible. Dans le commencement, ce fut une tâche rude; +malgré tous mes efforts, il me fallut quelque temps avant de +pouvoir comprendre la nature de mes écolières. En les voyant si +incultes et si engourdies, je croyais qu'il n'y avait plus rien à +espérer, pas plus chez les unes que chez les autres; mais bientôt +je vis que je m'étais trompée: il y avait des différences entre +elles, comme entre les enfants bien élevés, et, quand nous nous +connûmes réciproquement, la différence se développa avec rapidité. +Lorsque l'étonnement que leur causaient mon langage et mes +manières eut cessé, je m'aperçus que quelques-unes étaient +lourdes, endormies, grossières et agressives. Beaucoup, au +contraire, se montraient obligeantes et aimables, et je découvris +parmi elles d'assez nombreux exemples de politesse naturelle, de +dignité et d'excellentes dispositions, qui me remplirent de bonne +volonté et d'admiration. Bientôt elles prirent plaisir à bien +faire leurs devoirs, à se tenir propres, à apprendre régulièrement +leurs leçons, à acquérir des manières calmes et convenables. La +rapidité de leurs progrès fut en quelque sorte surprenante, et +j'en ressentis un orgueil légitime et heureux; d'ailleurs je +m'étais déjà attachée aux meilleures de mes élèves, et elles aussi +m'aimaient. Parmi mes écolières, j'avais quelques filles de ferme, +qui étaient déjà presque des jeunes filles. Elles savaient lire, +écrire et coudre. Je leur apprenais les éléments de la grammaire, +de la géographie, de l'histoire, et les travaux de couture les +plus délicats; je trouvai parmi elles des natures estimables, +désireuses d'apprendre, et toutes disposées à s'améliorer. +Souvent, le soir, j'allais passer quelques heures agréables chez +elles; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient +d'attentions. C'était une joie pour moi d'accepter leur simple +hospitalité et de la payer par une considération et un respect +scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait +peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur +faisait du bien, parce qu'étant ainsi élevés à leurs propres yeux, +ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu'on leur +témoignait. + +Je me sentais aimée dans le pays. Toutes les fois que je sortais, +c'étaient de cordiales salutations et des sourires affectueux. +Être généralement respecté, même par des ouvriers, c'est vivre +calme et heureux sous un rayon de soleil, qui développe et fait +éclore la sérénité de vos sentiments intérieurs. À cette époque de +ma vie, mon coeur fut plus souvent gonflé par la reconnaissance +qu'abattu par la tristesse; et pourtant, au milieu de cette +existence calme et utile, après avoir passé ma journée dans un +travail honorable au milieu de mon école, et ma soirée à dessiner +ou à lire, des songes étranges me poursuivaient pendant la nuit, +des songes variés, agités, orageux. Au milieu de scènes bizarres, +d'aventures extraordinaires et romanesques, je rencontrais +toujours M. Rochester au moment le plus terrible de la crise. +Alors il me semblait être dans ses bras, entendre sa voix, +rencontrer son regard, toucher ses mains et ses joues; je croyais +l'aimer et être aimée de lui; l'espérance de passer mes jours près +de lui se ranimait avec toute sa force d'autrefois. Puis, je +m'éveillais, je me rappelais où j'étais et dans quelle position; +tremblante et agitée, je m'asseyais sur mon lit sans rideaux; la +nuit tranquille et sombre était témoin des convulsions de mon +désespoir et entendait les sanglots de ma passion. Le lendemain +matin, à neuf heures, j'ouvrais l'école, et, tranquille, remise, +je me préparais aux devoirs de la journée. + +Rosamonde Oliver tint sa promesse de visiter l'école. Elle venait +généralement en faisant sa promenade du matin; elle arrivait +jusqu'à la porte sur son poney, et suivie d'un domestique en +livrée. On ne peut rien imaginer de plus charmant que cette jeune +amazone, avec son habit pourpre, sa toque de velours noir, +gracieusement posée sur ses longues boucles qui venaient caresser +ses joues et flotter sur ses épaules; c'est ainsi qu'elle entrait +dans l'école rustique et passait au milieu des petites +villageoises étonnées. Elle venait ordinairement à l'heure où +M. Rivers faisait le catéchisme; je crois que le regard de la +jeune visiteuse perçait profondément le coeur du pasteur. Une +sorte d'instinct semblait l'avertir lorsqu'elle entrait, même +quand il ne la voyait pas, même quand il regardait dans une +direction tout opposée à la porte. Dès qu'elle apparaissait, ses +joues se coloraient, ses traits de marbre changeaient presque +insensiblement, malgré leurs efforts pour rester immobiles; leur +calme même exprimait une ardeur contenue plus fortement que +n'auraient pu le faire des muscles agités ou un regard passionné. + +Certainement elle connaissait son pouvoir, et M. Rivers ne le lui +cachait pas, parce qu'il ne le pouvait pas. En dépit de son +stoïcisme chrétien, quand elle s'adressait à lui, il lui envoyait +un sourire gai, encourageant et même tendre; sa main tremblait et +ses yeux brûlaient; si ses lèvres restaient muettes, il semblait +dire par son regard triste et résolu: «Je vous aime et je sais que +vous avez une préférence pour moi; si je me tais, ce n'est pas +parce que je doute du succès; si je vous offrais mon coeur, je +crois que vous l'accepteriez. Mais ce coeur a déjà été déposé sur +un autel sacré; les flammes du sacrifice l'entourent, et bientôt +ce ne sera plus qu'une victime consumée.» + +Alors elle boudait comme un enfant désappointé; un nuage pensif +venait adoucir sa vivacité radieuse; elle retirait promptement sa +main de celle de M. Rivers, et s'éloignait de lui avec une +rapidité héroïque, qui ressemblait un peu à celle d'un martyr. +Saint-John aurait sans doute donné le monde entier pour la suivre, +la rappeler, la retenir quand elle s'enfuyait ainsi, mais il ne +voulait pas perdre une seule chance d'obtenir le ciel, ni +abandonner pour son amour l'espérance d'un paradis vrai et +éternel; et d'ailleurs une seule passion ne pouvait pas suffire à +sa nature de pirate, de poète et de prêtre. Il ne pouvait, il ne +voulait pas renoncer au rude combat du missionnaire pour les +salons et la paix de Vale-Hall. J'appris tout ceci dans une +conversation où, en dépit de sa réserve, j'eus l'audace de lui +arracher cette confidence. + +Souvent déjà Mlle Oliver m'avait fait l'honneur de venir me +visiter dans ma ferme. Bientôt je la connus tout entière, car il +n'y avait en elle ni déguisement ni mystère; elle était coquette, +mais bonne; exigeante, mais pas égoïste; on l'avait toujours +traitée avec beaucoup trop d'indulgence, et pourtant on n'avait +pas réussi à la gâter entièrement. Elle était vive, mais avait un +bon naturel; pouvait-elle ne pas être vaine? chaque regard qu'elle +dirigeait du côté de sa glace lui montrait un ensemble si +charmant! mais elle n'était pas affectée. Elle n'avait aucun +orgueil de ses richesses; elle était généreuse, naïve, +suffisamment intelligente, gaie, vive, mais légère; elle était +charmante enfin, même aux yeux d'une froide observatrice comme +moi; mais elle n'était pas profondément intéressante, et ne vous +laissait pas une vive impression. Elle était bien loin de +ressembler aux soeurs de Saint-John, par exemple. Cependant je +l'aimais presque autant qu'Adèle, si ce n'est pourtant qu'on +accorde à l'enfant surveillé et instruit par soi une affection +plus intime qu'à la jeune fille étrangère douée des mêmes charmes. + +Elle s'était prise pour moi d'un aimable caprice; elle prétendait +que je ressemblais à M. Rivers: «Seulement, disait-elle, vous +n'êtes pas si jolie, bien que vous soyez une gentille et mignonne +petite créature; mais lui, c'est un ange. Cependant vous êtes +bonne, savante, calme et ferme comme lui; faire de vous une +maîtresse d'école dans un village, c'est un lusus naturae; je suis +sûre que, si l'on connaissait votre histoire, on en ferait un +délicieux roman.» + +Un soir qu'avec son activité enfantine et sa curiosité +irréfléchie, mais nullement offensante, elle fouillait dans le +buffet et dans la table de ma petite cuisine, elle aperçut d'abord +deux livres français, un volume de Schiller, une grammaire +allemande et un dictionnaire, puis ensuite tout ce qui m'était +nécessaire pour dessiner, quelques esquisses, entre autres, un +petit portrait au crayon d'une de mes élèves qui avait une +véritable tête d'ange, quelques vues d'après nature, prises dans +la vallée de Morton et dans les environs; elle fut d'abord +étonnée, puis ravie. + +«Est-ce vous qui avez fait ces dessins? me demanda-t-elle, savez- +vous le français et l'allemand? Quel amour vous faites! quelle +petite merveille! Vous dessinez mieux que mon maître de la +première pension de S***. Voulez-vous esquisser mon portrait, pour +que je le montre à papa? + +-- Certainement!» répondis-je. + +Je sentais un plaisir d'artiste à l'idée de copier un modèle si +parfait et si éblouissant. Elle avait une robe de soie bleu foncé; +son cou et ses bras étaient nus; elle n'avait pour tout ornement +que ses beaux cheveux châtains, qui flottaient sur son cou avec +toute la grâce des boucles naturelles. Je pris une feuille de beau +carton, et je dessinai soigneusement les contours de son charmant +visage. Je me promis de colorier ce dessin; mais, comme il était +déjà tard, je lui demandai de revenir poser un autre jour. + +Elle parla de moi à son père avec tant d'éloges, que celui-ci +l'accompagna le soir suivant. C'était un homme grand, aux traits +massifs, d'âge mûr, et dont les cheveux grisonnaient. Sa fille, +debout à ses côtés, avait l'air d'une brillante fleur près d'une +tourelle moussue. Il paraissait taciturne, peut-être orgueilleux; +mais il fut très bon pour moi. L'esquisse du portrait de Rosamonde +lui plut beaucoup; il me demanda d'en faire une peinture aussi +perfectionnée que possible; il me pria aussi de venir le lendemain +passer la soirée à Vale-Hall. + +J'y allai. Je vis une maison grande, belle, et qui prouvait la +richesse de son propriétaire. Rosamonde fut joyeuse et animée tout +le temps que je restai là; son père fut très affable; et +lorsqu'après le thé il se mit à causer avec moi, il m'exprima très +chaleureusement son approbation pour ce que j'avais fait dans +l'école de Morton. + +«Mais, ajouta-t-il, d'après tout ce que je vois et tout ce que +j'entends, j'ai peur que vous ne soyez trop supérieure pour une +semblable place et que vous ne la quittiez bientôt pour une qui +vous plaira mieux. + +-- Oh! oui, certainement, papa, s'écria Rosamonde, elle est bien +assez instruite pour être gouvernante dans une grande famille. + +-- J'aime bien mieux être ici que dans une grande famille,» +pensai-je. + +M. Oliver me parla de M. Rivers et de toute sa famille avec +beaucoup de respect; il dit que c'était un vieux nom, que ses +ancêtres avaient été riches, que jadis tout Morton leur avait +appartenu, et que maintenant même le dernier descendant de cette +famille pouvait, s'il le voulait, s'allier aux plus grandes +maisons. Il trouvait triste qu'un jeune homme si beau et si rempli +de talents eût formé le projet de partir comme missionnaire; +c'était perdre une vie bien précieuse. Ainsi, il était évident que +M. Oliver ne voyait aucun obstacle à une union entre Saint-John et +Rosamonde. Il regardait la naissance du jeune ministre, sa +profession sacrée, son ancien nom, comme des compensations bien +suffisantes au manque de fortune. + +On était au 5 de novembre, jour de congé; ma petite servante était +partie après m'avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente +de deux sous que je lui avais donnés pour récompenser son zèle. +Tout était propre et brillait autour de moi; le sol bien sablé, la +grille bien luisante et les chaises frottées avec soin. Je m'étais +habillée proprement, et j'étais libre de passer mon après-midi +comme bon me semblerait. + +Pendant une heure, je m'occupai à traduire quelques pages +d'allemand; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me +mis à un travail plus agréable et plus facile. J'entrepris +d'achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque +finie; il n'y avait plus qu'à peindre le fond, à nuancer les +draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement +plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à +l'ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées. +J'étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu'un frappa +rapidement à ma porte, qui s'ouvrit aussitôt. Saint-John entra. + +«Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il; +pas à penser, j'espère. Mais je vois que non; voilà qui est bien; +pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous +voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez +parfaitement soutenue jusqu'ici. Je vous ai apporté un livre pour +vous distraire ce soir.» Et il posa sur la table un poème +nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public +de ces temps-là était si souvent favorisé. + +C'était l'âge d'or de la littérature moderne. Hélas! les lecteurs +de nos jours sont moins heureux. Mais, courage! je ne veux ni +accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n'est pas morte ni le +génie perdu. La richesse n'a pas le pouvoir de les enchaîner ou de +les tuer; un jour tous deux prouveront qu'ils existent, qu'ils +sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel, +ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort +et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie +détruite, le génie banni! Non, médiocrité, non, que l'envie ne +vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils +règnent et rachètent; et, sans leur influence divine qui s'étend +partout, vous seriez dans l'enfer de votre propre pauvreté. + +Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car +c'était un volume de Marmion), Saint-John s'arrêta pour examiner +mon dessin; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je +levai les yeux sur lui, il évita mon regard; je connaissais ses +pensées et je pouvais lire clairement dans son coeur. J'étais +alors plus calme et plus froide que lui; j'avais un avantage +momentané; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je +le pouvais. + +«Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même, +pensai-je, il s'impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous +ses sentiments et toutes ses angoisses; il ne confesse rien; il ne +s'épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de +parler un peu de cette belle Rosamonde qu'il ne pense pas devoir +épouser; je vais tâcher de le faire causer.» + +Je lui dis d'abord de prendre une chaise; mais il me répondit, +comme toujours, qu'il n'avait pas le temps de rester. «Très bien, +me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez; mais vous ne +partirez pas maintenant, j'y suis bien résolue. La solitude vous +est au moins aussi funeste qu'à moi; je vais essayer d'obtenir +votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une +ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du +baume de la sympathie... Ce portrait est-il ressemblant? demandai- +je tout à coup. + +-- Ressemblant à qui? Je ne l'ai pas regardé attentivement. + +-- Pardon, monsieur Rivers, vous l'avez regardé.» + +Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange; il me regarda +avec étonnement. «Oh! ce n'est encore rien, pensai-je; je ne me +laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part; je +suis décidée à pousser très loin.» + +Je continuai: + +«Vous l'avez regardé de près et attentivement; mais je ne m'oppose +pas à ce que vous le regardiez encore.» + +Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main. + +«C'est une peinture bien exécutée, dit-il; les couleurs sont +douces et claires, le dessin correct et gracieux. + +-- Oui, oui, je le sais; mais que dites-vous de la ressemblance? à +qui ce portrait ressemble-t-il?» + +Dominant son hésitation, il répondit: «À Mlle Oliver, je pense. + +-- Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser +d'avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi +fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me +promettiez de l'accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un +travail que vous regarderiez comme indigne de vous.» + +Il continuait à regarder le portrait; plus il le contemplait, plus +il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux. + +«C'est ressemblant, murmura-t-il; les yeux sont bien; la couleur, +la lumière, l'expression, tout est parfait; ce portrait sourit. + +-- Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous +blesserait-il? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap +ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce +souvenir? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées +tristes et énervantes?» + +Il leva furtivement les yeux, me regarda d'un air irrésolu et +troublé, puis contempla de nouveau le portrait. + +«Il est certain que j'aimerais à l'avoir, dit-il; mais serait-ce +sage? C'est une autre question.» + +Depuis que j'étais persuadée que Rosamonde avait une préférence +pour lui et que M. Oliver ne s'opposerait pas au mariage, comme +j'étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j'avais +résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s'accomplît. +Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle +fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu'en allant +flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques. +Dans la persuasion où j'étais, je répondis: + +«Autant que je puis en juger, je trouve qu'il serait plus sage à +vous de prendre l'original que le portrait.» + +Pendant ce temps, il s'était assis; il avait posé le portrait +devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains, +le regardait tendrement. Je vis qu'il n'était ni fâché ni choqué +de mon audace; je vis même qu'en lui parlant ainsi franchement +d'un sujet qu'il regardait comme inabordable, en s'adressant +librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un +soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin +que les gens expansifs d'entendre parler ouvertement de leurs +sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après +tout; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son +âme solitaire, c'est souvent lui rendre le plus grand des +services. + +«Elle vous aime, j'en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa +chaise; et son père vous respecte. Puis c'est une charmante +enfant; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de +raison pour tous deux. Vous devriez l'épouser. + +-- M'aime-t-elle? demanda-t-il. + +-- Certainement, plus qu'aucun autre; elle parle toujours de vous; +nul sujet ne la réjouit tant, et c'est à cela qu'elle revient le +plus souvent. + +-- J'aime à vous entendre, dit-il; parlez encore un quart +d'heure.» + +Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps. + +«Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous +préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si +vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre coeur? + +-- Ne vous imaginez pas cela; croyez plutôt que je cède et que mon +coeur s'amollit. L'amour humain s'élève en moi comme une fraîche +fontaine qu'on vient d'ouvrir, et inonde de ses flots si doux le +champ que j'avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs, +que j'avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de +renoncement à moi-même; et maintenant il est englouti sous une +onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison +enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale- +Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver; elle me parle avec +sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si +bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle +est à moi, je suis à elle; cette vie présente, ce monde d'un jour +me suffit. Taisez-vous; ne dites rien; mon coeur est rempli +d'extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que +j'ai marqué!» + +La montre continuait à marcher; il respirait vite et bas; je +restais muette. Le quart d'heure s'écoula au milieu de ce silence. +M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se +tint debout devant le foyer. + +«Maintenant, dit-il, j'ai voulu accorder ce court instant au +délire et à l'illusion; j'ai reposé mes tempes sur le sein de la +tentation; j'ai volontairement placé mon cou sous son joug de +fleurs; j'ai goûté à sa coupe. L'oreiller est brûlant; un serpent +est caché dans la guirlande; le vin est amer; ses promesses sont +vides et ses offres fausses; je le vois et je le sais.» + +Je le regardai avec étonnement. + +«Il est étrange, poursuivit-il, qu'au moment où j'aime si +ardemment Rosamonde Oliver, où je l'aime avec toute la violence +d'une première passion dont l'objet est parfaitement beau, +gracieux et fascinant, j'éprouve aussi une certitude complète +qu'elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu'elle n'est pas +la compagne qui me convient, et qu'après un an de mariage je m'en +apercevrais bien, et qu'à douze mois d'enivrement succéderait une +vie de regret, je le sais.» + +Je ne pus m'empêcher de m'écrier: + +«C'est étrange, en effet!» + +Il continua: + +«Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé +par ses défauts; ils sont de telle nature qu'elle ne pourrait +sympathiser en rien avec moi; elle ne comprendrait pas mes +aspirations; elle ne pourrait pas m'aider dans mes entreprises. +Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre! Rosamonde devenir la +femme d'un missionnaire; non, c'est impossible! + +-- Mais vous n'avez pas besoin d'être un missionnaire; vous pouvez +renoncer à ce projet. + +-- Y renoncer? Ne savez-vous donc pas que c'est ma vocation, ma +grande oeuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma +demeure céleste, mon espérance d'être compté parmi ceux qui ont +étouffé toute ambition pour le désir glorieux d'améliorer leurs +frères, de remplacer la guerre par la paix, l'esclavage par la +liberté, la superstition par la religion, la crainte de l'enfer +par l'espérance du ciel? Renoncer à ce projet qui m'est plus cher +que le sang de mes veines! C'est de ce côté-là que je dois diriger +mes regards, c'est dans ce but que je dois vivre.» + +Après une longue pause, je repris: + +«Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse? + +-- Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans +moins d'un mois mon image sera effacée de son coeur; elle +m'oubliera et se mariera probablement à quelqu'un qui la rendra +plus heureuse que je n'aurais pu le faire. + +-- Vous parlez froidement; mais cette lutte vous fait souffrir; +vous changez. + +-- Non; si je change un peu, c'est l'inquiétude que me causent mes +projets dont l'exécution est encore mal assurée; ce matin même +j'ai appris que mon successeur, dont j'attends depuis si longtemps +l'arrivée, ne sera pas prêt à me remplacer avant trois mois, peut- +être six. + +-- Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans +l'école.» + +Sa figure prit de nouveau une expression de surprise; il ne +pensait pas qu'une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à +moi, je me sentais sur mon terrain; je ne pouvais pas entrer en +communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit +d'hommes, soit de femmes, avant d'avoir dépassé les limites d'une +réserve conventionnelle, avant d'avoir franchi le seuil de leurs +confidences et pris ma place près du foyer de leurs coeurs. + +«Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit +est brave autant que votre oeil est pénétrant; mais laissez-moi +vous assurer que vous interprétez mal mes émotions; vous les +croyez plus fortes et plus puissantes qu'elles ne le sont; vous +m'accordez plus de sympathie que je n'ai le droit d'en réclamer. +Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant +Mlle Oliver, je ne me plains pas; je méprise ma faiblesse; je sais +qu'elle est vile: c'est une fièvre de la chair; mais, je vous le +dis en vérité, ce n'est pas une convulsion de l'âme; non mon âme +est aussi ferme que le rocher fixé sous les profondeurs de la mer +agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis, c'est-à-dire pour un +homme froid et dur.» + +Je souris d'un air incrédule. + +«Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il; +maintenant elle est toute à votre service; si l'on pouvait me +dépouiller de ce vêtement de chair dont le chrétien recouvre les +difformités humaines, vous verriez que je suis simplement un homme +dur, froid et ambitieux. De tous les sentiments, l'affection +naturelle a seule conservé un pouvoir constant sur moi; la raison +est mon guide, et non pas le sentiment; mon ambition est +illimitée, mon désir de m'élever plus haut, de faire plus que les +autres, est insatiable. J'honore la patience, la persévérance, +l'industrie et le talent, parce que ce sont des moyens pour +l'homme d'accomplir de grandes choses et de s'élever. Je vous +examine avec intérêt, parce que je vois en vous une femme active, +sage et énergique, et non pas parce que je vous plains +profondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous +souffrez encore. + +-- Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu'un philosophe païen? + +-- Non; il y a une différence entre moi et les déistes; je crois, +et je crois à l'Évangile. Vous vous êtes trompée de nom; je ne +suis pas un philosophe païen, mais un philosophe chrétien de la +secte de Jésus; comme son disciple, j'accepte ses doctrines +généreuses, pures et miséricordieuses; je suis décidé à les +prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu'elle a su +faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d'affection +naturelle que j'avais en moi, elle a su développer l'arbre +puissant de la philanthropie; je possédais les racines sauvages et +incultes de la droiture humaine, elle m'a fait comprendre la +justice de Dieu; j'étais ambitieux d'acquérir du pouvoir et du +renom pour moi-même, elle m'a inspiré la noble ambition de prêcher +le royaume de mon maître, de remporter des victoires sous +l'étendard de la croix. Voilà ce qu'a fait la religion, voilà +comment elle a su purifier ce qu'elle a trouvé en moi, tailler et +dresser ma nature; mais elle n'a pas pu la détruire, rien ne la +détruira jusqu'au jour où ce corps mortel passera dans +l'éternité...» + +Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur +la table à côté de ma palette; il regarda encore une fois le +portrait. + +«Elle est belle, murmura-t-il; c'est bien en vérité la rose au +monde. + +-- Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait? + +-- À quoi bon? non.» + +Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle +j'avais l'habitude de m'appuyer le bras quand je peignais, afin de +ne pas tacher mon carton. Je ne sais ce qu'il aperçut tout à coup +sur cette feuille; mais quelque chose attira ses yeux; il la prit +brusquement, contempla le bord, me jeta un regard singulier et +incompréhensible, un regard qui semblait vouloir m'examiner moi et +ma toilette, car il le promena sur toute ma personne avec la +rapidité de l'éclair; ses lèvres s'ouvriront comme s'il allait +parler, mais il s'arrêta. + +«Qu'y a-t-il? demandai-je. + +-- Rien.» me répondit-il; et remettant le papier à sa place, je le +vis déchirer rapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce +papier disparut dans son gant; puis il me salua rapidement, me dit +adieu et disparut. + +À mon tour j'examinai le papier, mais je n'y vis rien, sinon +quelques traits que j'avais faits pour essayer mon crayon. Je +pensai à cet événement pendant une minute ou deux; mais ne pouvant +pas découvrir ce mystère, et persuadée d'ailleurs qu'il ne devait +pas avoir une grande importance, je n'y pensai bientôt plus. + + + +CHAPITRE XXXIII + +Quand M. Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la +tempête continua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu +amena des tourbillons de neige froids et épais; vers le soir, la +vallée était presque impraticable. J'avais fermé mes persiennes et +mis une natte devant la porte pour empêcher la neige d'entrer par- +dessous. J'avais arrangé mon feu, et, après être restée une heure +assise sur le foyer pour écouter la tempête, j'allumai une +chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe +suivante: + +«Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes +de châteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et +profonde, et les Cheviots solitaires. Les tours massives, le +donjon qui les garde et les murailles qui les entourent, brillent +d'une lueur jaunâtre.» + +L'harmonie des vers me fit bientôt oublier l'orage. J'entendis du +bruit; je pensai que c'était le vent qui frappait contre la porte. +Mais non; c'était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il +était venu à travers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante. +Il se tenait debout devant moi; le manteau qui le recouvrait était +aussi blanc qu'un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne +m'attendais pas à avoir un hôte ce soir-là. + +-- Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle? demandai-je, est-il arrivé +quelque chose? + +-- Non. Comme vous vous inquiétez facilement!» me répondit-il en +suspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa +froidement la natte que son entrée avait dérangée. Il secoua la +neige de ses souliers. «Je vais salir votre chambre, dit-il; mais +il faut m'excuser pour une fois.» Alors il s'approcha du feu. «Je +vous assure que j'ai eu bien de la peine à arriver ici, dit-il en +réchauffant ses mains à la flamme du foyer. Un moment j'ai enfoncé +jusqu'à la ceinture; heureusement la neige est encore molle.» + +Je ne pus pas m'empêcher de dire: «Mais pourquoi êtes-vous venu? + +-- C'est une question peu hospitalière à faire à un visiteur; +mais, puisque vous me le demandez, je vous répondrai que c'est +simplement pour causer avec vous. J'étais fatigué de mes livres +muets et de ma chambre vide. D'ailleurs, depuis hier, je suis dans +l'état d'une personne à qui l'on a dit la moitié d'une histoire et +qui est impatiente d'en connaître la fin.» + +Il s'assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et +je commençai à craindre pour sa tête; en tout cas, s'il était fou, +sa folie était bien froide et bien recueillie. Je n'avais jamais +vu ses beaux traits aussi semblables à du marbre, qu'au moment où, +jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige, il laissa la +lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues si +pâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du +souci et du chagrin. J'attendais, espérant qu'il allait dire +quelque chose que je pourrais au moins comprendre. Mais sa main +était posée sur son menton, ses doigts sur ses lèvres; il pensait. +Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa +figure. Une pitié involontaire s'empara de moi et je m'écriai: + +«Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous; il est +mauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur +votre santé. + +-- Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c'est +nécessaire; je me porte très bien. Que me manque-t-il donc? + +Il dit ces mots avec indifférence et d'un air absorbé, ce qui me +prouva qu'à ses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je +me tus. + +Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre +supérieure, et son oeil se promenait sur la grille ardente. +Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si +la porte qu'il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de +froid. + +«Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement. + +-- Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais +vous laisser à vos réflexions et reprendre mon livre.» + +Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il +se redressa; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira +simplement de sa poche un portefeuille en maroquin, y prit une +lettre qu'il lut en silence, la replia, la remit à sa place, et +tomba dans une profonde méditation. Je ne pouvais pas lire en +ayant sous les yeux un visage aussi impossible à sonder; dans mon +impatience je ne pouvais pas me taire; peut-être allait-il me mal +recevoir, mais tant pis, il me fallait parler. + +«Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana? +demandai-je. + +-- Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit +jours. + +-- Il n'y a rien de changé pour vous? Vous ne quitterez pas +l'Angleterre avant l'époque que vous m'avez indiquée? + +-- Je le crains; ce serait un trop grand bonheur pour que je +puisse y compter.» + +Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à +parler de mon école et de mes élèves. + +«La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à +l'école ce matin, et la semaine prochaine j'aurai quatre élèves +nouvelles de Foundry-Close; sans la neige, elles seraient venues +aujourd'hui. + +-- En vérité? + +-- M. Oliver paye la pension de deux d'entre elles. + +-- Ah! + +-- Il régalera toute l'école à Noël. + +-- Je le sais. + +-- Est-ce vous qui le lui avez conseillé? + +-- Non. + +-- Qui est-ce donc? + +-- Sa fille, je crois. + +-- C'est bien d'elle; elle est si bonne! + +-- Oui.» + +Une nouvelle pause. L'horloge sonna huit heures; ce bruit le tira +de sa méditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna +de mon côté. + +«Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu +du feu.» + +J'étais de plus en plus étonnée. + +«Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience +de connaître la suite d'une histoire; j'ai réfléchi depuis qu'il +valait mieux que je fusse le narrateur et vous l'auditeur. Avant +de commencer, il est bon de vous avertir que l'histoire vous +semblera un peu ancienne; mais de vieux détails reprennent +quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvres nouvelles. +Du reste, usée ou non, elle est courte. + +«Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom +maintenant) tomba amoureux d'une jeune fille riche; la jeune fille +aussi l'aimait, et elle l'épousa, malgré les conseils de ses amis, +qui la renièrent aussitôt après son mariage; au bout de deux ans, +ce couple téméraire avait cessé d'exister, et tous deux étaient +tranquillement couchés sous une même pierre. J'ai vu leur tombeau +dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église +d'une immense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils +laissèrent une fille qui, dès sa naissance, fut reçue par une +charité froide comme les amas de neige dans lesquels j'ai enfoncé +ce soir. L'enfant abandonnée fut portée dans la demeure d'un riche +parent de sa mère; elle fut élevée par une tante appelée +(maintenant j'arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead. Vous +tressaillez; avez-vous entendu du bruit? C'est probablement un rat +qui gratte le mur de l'école; avant que je la fisse réparer, +c'était une grange, et les granges sont généralement hantées par +les rats. Mais continuons notre récit. Mme Reed garda l'orpheline +pendant dix années; je ne sais si elle fut heureuse ou non: +personne ne me l'a dit. Au bout de ce temps, l'enfant fut envoyée +dans un endroit que vous connaissez, à l'école de Lowood, où vous- +même avez demeuré. Il parait que sa conduite fut honorable; +d'élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé du +rapport qu'il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta +Lowood pour se faire gouvernante; voyez, ici encore vos deux +destinées sont semblables; elle entreprit l'éducation de la +pupille d'un certain M. Rochester. + +-- Monsieur Rivers! m'écriai-je. + +-- Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant; +j'ai presque fini, écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne sais rien sur +M. Rochester, si ce n'est qu'il offrit un mariage honorable à +cette jeune fille, et que, devant l'autel, on découvrit qu'il +avait une femme vivante, mais folle; je ne connais ni ses desseins +ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement qui +rendit nécessaire de rechercher la gouvernante; on apprit qu'elle +était partie; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller +où; elle avait quitté le château de Thornfield pendant la nuit. +Toutes les recherches sont restées infructueuses; on a parcouru +tout le pays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il +est indispensable qu'on la trouve; on a écrit dans tous les +journaux; moi-même j'ai reçu une lettre d'un M. Briggs, procureur, +où l'on me communiquait les détails que je viens de vous +rapporter; n'est-ce pas une histoire étrange? + +-- Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je; +vous le pourrez certainement. Qu'avez-vous appris sur +M. Rochester? Où est-il? que fait-il? Se porte-t-il bien? + +-- Je ne sais rien sur M. Rochester; la lettre n'en parle que pour +mentionner son dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le +nom de la gouvernante et l'événement qui rend sa présence +indispensable. + +-- Personne n'est donc allé au château de Thornfield? personne n'a +donc vu M. Rochester? + +-- Je ne pense pas. + +-- Lui a-t-on écrit? + +-- Certainement. + +-- Et qu'a-t-il répondu? Qui a sa lettre? + +-- M. Briggs me dit que la réponse à sa demande n'a pas été faite +par M. Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax.» + +Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient +fondées: il avait probablement quitté l'Angleterre et, dans son +désespoir, était retourné vers un de ses anciens repaires du +continent; et quels adoucissements avait-il cherchés à ses +cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire ses fortes +passions? Je n'osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvre +maître! lui qui avait presque été mon mari! lui que j'avais si +souvent appelé mon cher Édouard! + +«Cet homme devait être mauvais, observa M. Rivers. + +-- Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi! m'écriai-je +avec chaleur. + +-- Très bien, me dit-il tranquillement; du reste je suis occupé +d'autre chose que de lui, j'ai mon histoire à finir. Puisque vous +ne voulez pas me demander le nom de la gouvernante, je vais vous +le dire moi-même; attendez, je l'ai ici: il vaut toujours mieux +avoir les choses importantes soigneusement écrites sur le papier.» + +Il prit de nouveau son portefeuille, l'ouvrit, et y chercha +quelque chose; de l'un des compartiments il tira un vieux morceau +de papier qui semblait avoir été déchiré brusquement. Je reconnus +la forme et les traits de pinceau de différentes couleurs du +morceau enlevé au papier qui recouvrait le portrait de +Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et je +lus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots: +Jane Eyre. J'avais probablement écrit cela dans un moment d'oubli. + +«Briggs, continua-t-il, me parlait d'une Jane Eyre, et c'était +également ce nom qui se trouvait dans les journaux; je connaissais +une Jane Elliot; je confesse que j'avais des soupçons, mais je ne +fus certain qu'hier dans l'après-midi. Avouez-vous votre nom et +renoncez-vous au pseudonyme? + +-- Oui, oui; mais où est M. Briggs? Il en sait peut-être plus long +que vous sur M. Rochester. + +-- Briggs est à Londres; je doute qu'il sache rien sur +M. Rochester; ce n'est pas M. Rochester qui l'intéresse. Vous +oubliez le point essentiel pour vous occuper de détails +insignifiants; vous ne me demandez pas pourquoi M. Briggs vous +cherche, et pourquoi il a besoin de vous. + +-- Eh bien! pourquoi? + +-- Simplement pour vous dire que votre oncle, M. Eyre, de Madère, +est mort; qu'il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant +vous êtes riche; simplement pour cela, rien de plus. + +-- Moi, riche? + +-- Oui, vous, une riche héritière.» + +Il y eut un moment de silence. + +«Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela +n'offrira aucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de +suite en possession. Votre fortune est placée dans les fonds +anglais. Briggs a le testament et tous les papiers nécessaires.» + +C'était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de +l'indigence pour devenir riche subitement, c'est même très beau; +mais ce n'est pas une chose que l'on comprenne tout d'un coup et +dont on puisse se réjouir entièrement dans le moment même. Il y a +des joies bien plus enivrantes. Une fortune est un bonheur solide, +tout terrestre, mais il n'a rien d'idéal; tout ce qui s'y rattache +est calme, et la joie qu'on ressent ne peut pas se manifester avec +enthousiasme; on ne saute pas, on ne chante pas. En apprenant +qu'on est riche, on commence par songer aux responsabilités, par +penser aux affaires: dans le fond, on est satisfait, mais il y a +de graves soucis; on se contient, on reçoit la nouvelle de son +bonheur avec un visage sérieux. + +D'ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec +les mots mort et funérailles. Mon oncle était mort: c'était mon +seul parent. Depuis que je savais qu'il existait, j'avais nourri +l'espérance de le voir un jour; maintenant je ne le pourrai plus. +Puis cet argent ne venait qu'à moi seule, et non pas à moi et à +une famille qui s'en serait réjouie; à moi toute seule. +Certainement c'était un bonheur: je serai si heureuse d'être +indépendante! Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée +gonflait mon coeur. + +«Enfin, vous levez la tête, me dit M. Rivers; je croyais que +Méduse vous avait lancé un de ses regards et que vous étiez +changée en statue de pierre. Probablement vous allez me demander +maintenant à combien monte votre fortune. + +-- Eh bien, oui; à combien monte-t-elle? + +-- Oh! cela ne vaut même pas la peine d'en parler; on dit vingt +mille livres sterling, je crois; mais qu'est-ce que cela? + +-- Vingt mille livres sterling!» + +Mon étonnement fut grand; j'avais compté sur quatre ou cinq mille; +cette nouvelle me coupa la respiration pour un instant. M. Saint- +John, que je n'avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors +à rire. + +«Eh bien! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais +vous apprendre que votre crime est découvert, vous auriez l'air +moins épouvantée. + +-- C'est une forte somme; ne pensez-vous pas qu'il y a erreur? + +-- Pas le moins du monde. + +-- Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n'y a-t-il que +2000? + +-- C'est écrit en lettres et non pas en chiffres: vingt mille.» + +Je me faisais l'effet d'un individu dont les facultés +gastronomiques qui sont très grandes, et tout à coup se trouve +assis seul levant une table préparée pour cent. M. Rivers se leva +et mit son manteau. + +«Si la nuit n'était pas si mauvaise, dit-il, j'enverrais Anna vous +tenir compagnie; vous avez l'air si malheureuse qu'il n'est pas +très prudent de vous laisser seule; mais la pauvre Anna ne +pourrait pas se tirer de la neige aussi bien que moi; ses jambes +ne sont pas aussi longues; ainsi donc je me vois obligé de vous +laisser à votre tristesse. Bonsoir.» + +Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint. + +«Arrêtez une minute! m'écriai-je. + +-- Eh bien? + +-- Je voudrais savoir pourquoi M. Briggs vous a écrit pour +apprendre des détails sur moi; comment il vous connaît, et ce qui +a pu lui faire penser que, dans un pays écarté comme celui-ci, +vous pourriez l'aider à me découvrir... + +-- Oh! me dit-il, c'est que je suis ministre, et les ministres +sont souvent consultés dans les cas embarrassants.» + +Il tourna de nouveau le loquet. + +«Non, cela ne me satisfait pas! m'écriai-je. + +En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que +ma curiosité, au lieu d'être satisfaite, n'en fut que piquée +davantage. + +«Il y a quelque chose d'étrange là dedans, ajoutai-je, et je veux +tout savoir. + +-- Une autre fois. + +-- Non, ce soir, ce soir même!» + +Et comme il s'éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle +et lui. Il semblait embarrassé. + +«Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m'avoir +tout dit. + +-- Je préférerais que ce fût une autre fois. + +-- Non, il le faut! + +-- J'aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par +Marie.» + +Ces objections ne faisaient qu'accroître mon ardeur; je voulais +être satisfaite, et tout de suite; je le lui dis. + +«Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et +difficile à persuader. + +-- Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se +débarrasser. + +-- Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner. + +-- Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a +fait sortir toute la neige de votre manteau; l'eau en a profité +pour couler sur le sol, qui maintenant ressemble à une rue +inondée... Monsieur Rivers, si vous voulez que je vous pardonne +jamais le crime d'avoir souillé le sable de ma cuisine, dites-moi +ce que je désire savoir... + +-- Eh bien! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais +à cause de votre persévérance, de même que la pierre cède sous le +poids de la goutte d'eau qui tombe sans cesse; d'ailleurs il +faudra toujours que vous le sachiez: autant maintenant que plus +tard. Vous vous appelez Jane Eyre? + +-- Certainement! nous l'avons déjà dit. + +-- Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous? +J'ai été baptisé John Eyre Rivers. + +-- Non, en vérité, je ne le savais pas; je me rappelle avoir vu la +lettre E dans les initiales gravées sur les livres que vous m'avez +prêtés; je ne me suis jamais demandé quel pouvait être votre nom; +mais alors certainement...» + +Je m'arrêtai; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer +la pensée qui m'était venue; mais bientôt elle se changea pour moi +en une grande probabilité; toutes les circonstances s'accordaient +si bien! la chaîne, qui jusque-là n'avait été qu'une série +d'anneaux séparés et sans forme, commençait à s'étendre droite +devant moi; chaque anneau était parfait et l'union complète. Avant +que Saint-John eût parlé, un instinct m'avait avertie de tout. +Mais comme je ne dois pas m'attendre à trouver le même instinct +chez le lecteur, je répéterai l'explication donnée par M. Rivers. + +«Ma mère s'appelait Eyre, me dit-il; elle avait deux frères: l'un, +ministre, avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead; l'autre. John +Eyre, était commerçant à Madère. M. Briggs, procureur de M. Eyre, +nous écrivit, au mois d'août dernier, pour nous apprendre la mort +de notre oncle et pour nous dire qu'il avait laissé sa fortune à +la fille de son frère le ministre, nous rejetant à cause d'une +querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu'il n'avait +jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit +de nouveau pour nous apprendre qu'on ne pouvait pas retrouver +l'héritière, et pour nous demander si nous savions quelque chose +sur elle; un nom écrit par hasard sur un morceau de papier me l'a +fait découvrir. Vous savez le reste...» + +Il voulut de nouveau partir; mais je m'appuyai le dos contre la +porte. + +«Laissez-moi parler, dis-je; donnez-moi le temps de respirer.» + +Je m'arrêtai; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la +main, et paraissait assez calme. Je continuai: + +«Votre mère était la soeur de mon père? + +-- Oui. + +-- Par conséquent elle était ma tante?» + +Il fit un signe affirmatif. + +«Mon oncle John était votre oncle? Vous, Diana et Marie, vous êtes +les enfants de sa soeur, et moi je suis la fille de son frère? + +-- Sans doute. + +-- Alors vous êtes mes cousins; la moitié de notre sang coule de +la même source? + +-- Oui, nous sommes cousins.» + +Je le regardai; il me sembla que j'avais trouvé un frère, un frère +dont je pouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer; deux +soeurs dont les qualités étaient telles, qu'elles m'avaient +inspiré une profonde amitié et une grande admiration, même lorsque +je ne voyais en elles que des étrangères. Ces deux jeunes filles, +que j'avais contemplées avec un mélange amer d'intérêt et de +désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j'avais +regardé à travers l'étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes +filles étaient mes parentes; cet homme jeune et grand, qui m'avait +ramassée mourante sur le seuil de sa maison, m'était allié par le +sang: bienheureuse découverte pour une pauvre abandonnée! C'était +là une véritable richesse, une richesse du coeur! une mine +d'affections pures et naturelles! C'était un bonheur vif, immense +et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui que j'avais éprouvé en +apprenant que j'étais riche; car, quoique cette nouvelle eût été +la bienvenue, je n'en avais ressenti qu'une joie modérée. Dans +l'exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains; mon +pouls bondissait, mes veines battaient avec force. + +«Oh! je suis heureuse! je suis heureuse!» m'écriai-je. + +Saint-John sourit. + +«N'avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points +essentiels pour vous occuper de niaiseries? reprit-il. Vous êtes +restée sérieuse quand je vous ai appris que vous étiez riche; et +maintenant, voyez votre exaltation pour une chose sans importance. + +-- Que voulez-vous dire? Peut-être est-ce de peu d'importance pour +vous. Vous avez des soeurs, vous n'avez pas besoin d'une cousine; +mais moi, je n'avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne +voulez pas que je vous compte, viennent de naître pour moi. Oui, +je le répète, je suis heureuse!» + +Je me promenai rapidement dans ma chambre; puis je m'arrêtai, +suffoquée par les pensées qui s'élevaient en moi, trop rapides +pour que je pusse les recevoir, les comprendre et les mettre en +ordre. Je songeais à tout ce qui pourrait avoir lieu et aurait +lieu avant longtemps; je regardais les murailles blanches, et je +crus voir un ciel couvert d'étoiles, dont chacune me conduisait +vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pour +ceux qui m'avaient sauvé la vie, et que jusque-là j'avais aimés +d'un amour inutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur +rendre la liberté; ils étaient éloignés les uns des autres, et je +pouvais les réunir; l'indépendance et la richesse qui +m'appartenaient pouvaient leur appartenir aussi. N'étions-nous pas +quatre? Vingt mille livres, partagées en quatre, donnaient cinq +mille livres à chacun; c'était bien assez. Justice serait faite et +notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m'accablait plus, ce +n'était plus un legs de pièces d'or, mais un héritage de vie, +d'espérances et de joies. + +Je ne sais quel air j'avais pendant que je songeais à toutes ces +choses; mais je m'aperçus bientôt que M. Rivers avait placé une +chaise derrière moi, et s'efforçait doucement de me faire asseoir. +Il me conseillait d'être calme; je lui déclarai que mon esprit +n'était nullement troublé; je repoussai sa main, et je me mis de +nouveau à me promener dans la chambre. + +«Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les +prierez de venir tout de suite ici. Diana m'a dit qu'elle et sa +soeur se trouveraient riches avec mille livres sterling chacune; +aussi je pense qu'avec cinq mille elles seront tout à fait +satisfaites. + +-- Dites-moi où je pourrai trouver un verre d'eau, me répondit +Saint-John; en vérité, vous devriez faire un effort pour vous +calmer. + +-- C'est inutile. Répondez-moi: quel effet produira sur vous cette +fortune? Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver +et vous déciderez-vous à vivre comme tous les hommes? + +-- Vous vous égarez; votre tête se trouble. Je vous ai appris +cette nouvelle trop brusquement; votre exaltation dépasse vos +forces. + +«Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience; je suis calme; +c'est vous qui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne +pas me comprendre. + +-- Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vous +comprendrais mieux. + +-- M'expliquer! mais il n'y a pas d'explication à donner. Il est +bien facile de comprendre qu'en partageant vingt mille livres +sterling entre le neveu et les trois nièces de notre oncle, il +revient cinq mille livres à chacun; tout ce que je vous demande, +c'est d'écrire à vos soeurs pour leur apprendre l'héritage +qu'elles viennent de faire. + +-- C'est-à-dire que vous venez de faire. + +-- Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis +pas changer ma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement +égoïste, aveuglément injuste et lâchement ingrate. D'ailleurs je +veux avoir une demeure et des parents: j'aime Moor-House et j'y +resterai; j'aime Diana et Marie, et je m'attacherai à elles pour +toute la vie. Je serai heureuse d'avoir cinq mille livres; mais +vingt mille ne feraient que me tourmenter; et puis, si cet argent +m'appartient aux yeux de la loi, il ne m'appartient pas aux yeux +de la justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à +fait inutile; je ne veux ni discussion ni opposition; entendons- +nous entre nous et décidons cela tout de suite. + +-- Vous agissez d'après votre premier mouvement; il faut que vous +y réfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu'on puisse +regarder vos paroles comme valables. + +-- Oh! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien. +Vous reconnaissez la justice de ce que je dis? + +-- J'y vois en effet une certaine justice; mais elle est contraire +aux coutumes. La fortune entière vous appartient; mon oncle l'a +gagnée par son propre travail, il était libre de la laisser à qui +il voulait; il vous l'a donnée. Après tout, la justice vous permet +de la garder, et vous pouvez sans remords de conscience la +considérer comme votre propriété. + +-- Pour moi, répondis-je, c'est autant une affaire de sentiment +que de conscience; je puis bien une fois me laisser aller à mes +sentiments: j'en ai si rarement l'occasion! Quand même pendant une +année vous ne cesseriez de discuter et de me tourmenter, je ne +pourrais pas renoncer au plaisir infini que j'ai rêvé, au plaisir +d'acquitter en partie une dette immense et de m'attacher des amis +pour toute ma vie. + +-- Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous +ne savez pas ce que c'est de posséder de la fortune et d'en jouir; +vous ne savez pas l'importance que vous donneront vingt mille +livres sterling, la place que vous pourrez occuper dans la +société, l'avenir qui sera ouvert devant vous; vous ne le savez +pas. + +-- Et vous, m'écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec +quelle ardeur j'aspire vers un amour fraternel. Je n'ai jamais eu +de demeure; je n'ai jamais eu ni frères ni soeurs; je veux en +avoir maintenant. Vous ne vous refusez pas à me reconnaître et à +m'admettre parmi vous, n'est-ce pas? + +-- Jane, je serai votre frère, et mes soeurs seront vos soeurs, +sans que nous vous demandions ce sacrifice de vos justes droits. + +-- Mon frère éloigné de mille lieues, mes soeurs asservies chez +des étrangers, et moi riche, gorgée d'or, sans l'avoir jamais ni +gagné ni mérité! Est-ce là une égalité fraternelle, une union +ultime, un profond attachement? + +-- Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur +domestique peuvent être satisfaites par d'autres moyens que ceux +dont vous parlez; vous pouvez vous marier. + +-- Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais. + +-- C'est trop dire; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve +de l'exaltation où vous êtes. + +-- Non, ce n'est pas trop dire; je sais ce que j'éprouve, et +combien tout mon être repousse la simple pensée du mariage. +Personne ne m'épouserait par amour, et je ne veux pas qu'en me +prenant on cherche simplement à faire une bonne spéculation. Je ne +veux pas d'un étranger qui serait différent de moi, et avec lequel +je ne pourrais pas sympathiser. J'ai besoin de mes parents, c'est +à dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vous serez +mon frère; quand vous avez prononcé ces mots, j'ai été heureuse. +Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité. + +-- Je crois que je le puis; je sais que j'ai toujours aimé mes +soeurs; mon affection pour elles est basée sur le respect que j'ai +pour leur valeur et sur mon admiration pour leur capacité. Vous +aussi vous avez une intelligence et des principes. Vous ressemblez +à mes soeurs par vos habitudes et vos goûts; votre présence m'est +toujours agréable, j'ai déjà trouvé dans votre conversation un +soulagement salutaire; je sens que je pourrai facilement vous +faire une place dans mon coeur et vous considérer comme ma plus +jeune soeur. + +-- Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous +feriez mieux de partir; car si vous restiez plus longtemps, vous +pourriez bien m'irriter encore par vos scrupules injurieux. + +-- Et l'école, mademoiselle Eyre? il faudra la fermer à présent, +je pense? + +-- Non, je resterai à mon poste jusqu'à ce que vous ayez trouvé +une autre maîtresse.» + +Il sourit d'un air approbateur, me donna une poignée de main et +prit congé de moi. + +Je n'ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j'eus à +soutenir et les arguments que je dus employer pour que le partage +du legs eût lieu comme je le désirais. Ma tâche était rude; mais +comme j'étais bien résolue, et que mon cousin et mes cousines +virent enfin que j'étais irrévocablement décidée à partager +également, comme au fond de leurs coeurs ils sentaient toute la +justice de mon intention, et savaient bien qu'à ma place ils +auraient fait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à +s'en rapporter à des arbitres. Les juges furent M. Oliver et un +homme de loi capable; tous deux se mirent de mon côté, et je fus +victorieuse. Les affaires furent réglées. Saint-John, Marie, Diana +et moi, nous entrâmes en possession de notre fortune. + + + +CHAPITRE XXXIV + +Quand tout fut achevé, on approchait de Noël; c'était le moment +des vacances; je fermai l'école de Morton, après avoir pris mes +mesures pour que la séparation ne fût pas stérile, du moins, de +mon côté. La bonne fortune ouvre la main aussi bien que le coeur; +donner un peu quand on a beaucoup reçu, c'est simplement ouvrir un +passage à l'ébullition inaccoutumée des sensations. Depuis +longtemps je m'étais aperçue avec joie que beaucoup de mes +écolières m'aimaient, et, quand nous nous séparâmes, je le vis +plus clairement encore; elles me manifestèrent leur affection avec +force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyant que +j'avais vraiment une place dans ces coeurs d'enfants; je leur +promis que chaque semaine j'irais les visiter et leur donner une +heure de leçon. + +M. Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l'école, compté +les élèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait +défiler devant moi et avoir fermé la porte, j'étais debout, la +clef à la main, occupée à faire des adieux particuliers à une +demi-douzaine de mes meilleures élèves. Il aurait été impossible +de trouver chez aucun fermier anglais des jeunes filles plus +décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées; et +c'est beaucoup dire: car, après tout, les paysans anglais sont les +mieux élevés, les plus polis et les plus dignes de toute l'Europe. +J'ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes; les +meilleures m'ont paru ignorantes, grossières et stupides, +comparées à mes enfants de Morton. + +«Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute +une saison de travail? me demanda M. Rivers quand les enfants +furent partis; n'êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez +fait un bien véritable à vos frères? + +-- Sans doute. + +-- Et vous n'avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas +qu'une vie dévouée à la régénération des hommes serait bien +employée? + +-- Oui, répondis-je; mais quant à moi, je ne pourrais pas +continuer toujours cette existence: j'ai besoin de jouir de mes +propres facultés aussi bien que de cultiver celles des autres, et +il faut que j'en jouisse maintenant. Ne rappelez ni mon corps ni +mon esprit vers l'école; j'en suis sortie, et je suis disposée à +profiter pleinement des vacances.» + +Le visage de Saint-John devint sérieux. + +«Eh bien! dit-il; quelle ardeur soudaine! que voulez-vous donc +faire? + +-- Je veux être aussi active que possible; d'abord je vous prierai +de donner la liberté à Anna et de chercher quelque autre personne +pour vous servir. + +-- Avez-vous besoin d'elle? + +-- Oui; je voudrais qu'elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et +Marie arriveront dans une semaine, et je veux qu'elles trouvent +tout en ordre. + +-- Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire +quelque excursion; j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Anna ira avec +vous. + +-- Alors dites-lui de se tenir prête pour demain; voilà la clef de +l'école, je vous remettrai bientôt celle de ma ferme.» + +Il la prit. + +«Vous avez l'air bien joyeuse, me dit-il; je ne comprends pas +complètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche +va remplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions, +quelles ambitions avez-vous? Enfin, quel est le but de votre vie? + +-- Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la +force de ce mot?) de nettoyer Moor-House du haut en bas; ma +seconde est de frotter tout avec de la cire, de l'huile et un +nombre infini de torchons, jusqu'à ce que chaque objet redevienne +bien brillant; ma troisième, d'arranger les chaises et les tables, +les lits et les tapis, avec une précision mathématique; ensuite, +je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour faire de bon feu +dans toutes les chambres; enfin, les deux jours qui précéderont +l'arrivée de vos soeurs seront employés par Anna et moi à battre +des oeufs, à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir +des gâteaux de Noël, à hacher des rissoles et à célébrer tous les +rites culinaires qu'on ne peut expliquer qu'imparfaitement à ceux +qui, comme vous, ne sont pas parmi les initiés. En un mot, mon +intention est de tenir toute chose prête et en parfait état pour +l'arrivée de Marie et de Diana; mon ambition est de leur montrer +le beau idéal d'une réception affectueuse. + +Saint-John sourit légèrement; cependant il paraissait mécontent. + +«Tout cela est très bien pour le moment, dit-il; mais +sérieusement, j'espère que quand le premier flot de vivacité sera +passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes +domestiques et les joies de la famille. + +-- C'est ce qu'il y a de meilleur dans le monde, m'écriai-je. + +-- Non, Jane, non. Ce monde n'est pas un lieu de jouissance, ne +cherchez pas à en faire un paradis; ce n'est pas un lieu de repos: +ne devenez pas indolente. + +-- Au contraire, je veux être active. + +-- Jane, je vous pardonne pour le moment; je vous accorde deux +mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du +bonheur d'avoir trouvé des parents; mais alors j'espère que vous +regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections +fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure +la civilisation; j'espère qu'alors vous serez de nouveau troublée +par la force de votre énergie.» + +Je le regardai avec surprise. + +«Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi; je suis +disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l'agitation. +Dans quel but? + +-- Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que +Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement +un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec +anxiété. Je vous en avertis, j'essayerai de dominer cette fièvre +ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous +attachez pas avec tant de force à des liens charnels; gardez votre +fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne; ne +les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me +comprenez-vous, Jane? + +-- Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j'ai de bonnes +raisons pour être heureuse, et je veux l'être. Adieu!» + +En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous +donnâmes beaucoup de peine; elle était charmée de voir qu'au +milieu de tout l'embarras d'un arrangement, je savais être gaie, +brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après +un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir +l'ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous- +mêmes avions causé. J'avais été passer une journée à S *** pour +acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m'avaient assigné une +somme pour cela et m'avaient donné carte blanche pour toutes les +modifications que je désirerais faire. J'en fis peu dans la +chambre à coucher et dans la pièce où on se tenait ordinairement, +parce que je savais que Diana et Marie trouveraient plus de +plaisir à revoir les tables, les chaises et les lits de leur +vieille maison, qu'à regarder un ameublement neuf, quelque élégant +qu'il fût; cependant quelques changements étaient nécessaires pour +donner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais. +J'achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée, +quelques ornements antiques en porcelaine ou en bronze, +soigneusement choisis, des miroirs et des nécessaires de toilette: +tout cela, sans être très beau, était très frais. Il restait +encore le parloir et une chambre de réserve; j'y mis des meubles +de vieil acajou, recouverts en velours rouge; des toiles furent +tendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand +tout fut fini, il me sembla qu'à l'intérieur Moor-House était un +véritable modèle de confort modeste, tandis qu'à l'extérieur, +surtout à cette époque de l'année, on eût dit un grand bâtiment +vaste, froid et désert. + +Le jour tant désiré vint enfin; elles devaient arriver le soir, et +longtemps d'avance les feux furent allumés en haut et en bas, la +cuisine se faisait. Anna et moi nous étions habillées; tout était +prêt. + +Saint-John arriva le premier. Je l'avais prié de ne pas venir tant +que tout ne serait pas en ordre; du reste, la seule idée du +travail mesquin et trivial qui se faisait à Moor-House l'aurait +éloigné. Il me trouva dans la cuisine, surveillant des gâteaux que +j'avais fait cuire pour le thé. S'approchant du foyer, il me +demanda si j'étais enfin fatiguée de mon métier de servante; je +lui répondis en l'invitant à m'accompagner pour visiter le +résultat de mes travaux. Après quelques difficultés, je le décidai +à faire le tour de la maison. Il se contenta de jeter un coup +d'oeil sur les chambres que je lui montrais et n'y entra même pas; +puis il me dit que j'avais dû avoir beaucoup de peine et de +fatigue pour effectuer un si grand changement en si peu de temps, +mais pas une seule fois il n'exprima de satisfaction de voir sa +maison bien arrangée. + +Ce silence me glaça; je pensai que mes changements avaient peut- +être détruit quelque vieil arrangement auquel il tenait; je le lui +demandai, et probablement d'un ton un peu découragé: + +«Pas le moins du monde, me répondit-il; au contraire, j'ai +remarqué que vous avez scrupuleusement respecté l'ancienne +organisation; mais je crains que vous ne vous soyez occupée de ces +choses plus qu'il ne l'aurait fallu. Par exemple, combien de temps +avez-vous consacré à cette chambre?» + +Puis il me demanda où se trouvait un livre qu'il me nomma. + +Je le lui montrai dans la bibliothèque; il le prit, et, se +retirant dans sa retraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit +à lire. + +Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à +sentir qu'il avait dit vrai en se déclarant dur et froid. La +douceur et la tendresse n'avaient pas d'attrait pour lui; il ne +sentait pas le charme des joies paisibles. Il vivait uniquement +pour aspirer aux choses grandes et belles, il est vrai; mais il ne +voulait jamais se reposer, et il n'approuvait pas le repos chez +ceux qui l'entouraient. + +En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa +belle figure absorbée par l'étude, je compris qu'il ne pourrait +pas faire un bon mari, qu'être sa femme serait une grande épreuve. +Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui, +je pensai que ce n'était qu'un amour des sens; je compris qu'il +méprisât l'influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui, +qu'il souhaitât l'étouffer et le détruire; enfin je vis qu'il +avait raison en pensant que ce mariage ne pourrait assurer un +bonheur constant ni à l'un ni à l'autre. C'est dans des hommes +semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens, +ses législateurs, ses hommes d'État, ses conquérants; rempart +vigoureux et où peuvent s'appuyer les plus grands intérêts, mais +pilier froid, triste et gênant, près du foyer domestique. + +«Ce salon n'est pas sa place, me dis-je; les montagnes de +l'Himalaya, les forêts de la Cafrerie ou les côtes humides et +empestées de la Guinée, lui conviendraient mieux. Il fait bien de +fuir le calme de la vie de famille; ce n'est pas là ce qu'il lui +faut; ses facultés s'endorment et ne peuvent pas se développer +pour briller avec éclat. C'est dans une vie de lutte et de danger, +où le courage, l'énergie et la force d'âme sont nécessaires, qu'il +parlera et agira, qu'il sera le chef et le supérieur, tandis que +devant ce foyer un joyeux enfant l'emporterait sur lui; je le vois +maintenant, il a raison de vouloir être missionnaire. + +-- Les voilà qui arrivent.» s'écria Anna en ouvrant la porte du +salon. + +Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je +sortis; il faisait nuit; mais j'entendis un bruit de roue. Anna +eut bientôt allumé sa lanterne. La voiture s'était arrêtée devant +la grille; le cocher ouvrit la portière, et deux formes bien +connues sortirent l'une après l'autre. Avant une minute, ma figure +était entrée sous leurs chapeaux, et avait caressé d'abord les +joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana; elles +riaient et m'embrassaient; puis ce fut au tour d'Anna; enfin Carlo +qui était presque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me +demandèrent si tout allait bien, et, quand je leur eus répondu +affirmativement, elles se hâtèrent d'entrer. + +Elles étaient engourdies par les cahots de la voiture et glacées +par l'air froid de la nuit, mais elles s'épanouiront devant la +lumière du feu. Pendant que le cocher et Anna apportaient les +paquets, elles demandaient où était Saint-John. À ce moment celui- +ci sortait du salon. Toutes deux lui jetèrent les bras autour du +cou. Quant à lui, il leur donna à chacune un baiser calme, murmura +à voix basse quelques mots pour leur souhaiter la bienvenue, resta +quelque temps à écouter ce qu'on lui disait; puis, prétextant que +ses soeurs allaient bientôt le rejoindre au salon, il retourna +dans sa retraite. + +Je leur avais préparé des lumières pour monter dans leurs +chambres; mais Diana voulut d'abord donner quelques ordres +hospitaliers à l'égard du cocher; après cela toutes deux me +suivirent. Elles furent enchantées des changements que j'avais +faits; elles ne cessaient d'admirer les nouvelles tentures, les +tapis tout frais, les vases de belle porcelaine; elles +m'exprimèrent leur reconnaissance chaleureusement. J'eus le +plaisir de sentir que tout ce que j'avais fait répondait +parfaitement à leurs désirs et ajoutait un grand charme à leur +joyeux retour. + +Cette soirée fut bien douce. Mes heureuses cousines furent si +éloquentes et eurent tant de choses à raconter, que je ne +m'aperçus pas beaucoup du silence de Saint-John. Celui-ci était +sincèrement content de voir ses soeurs; mais il ne pouvait pas +prendre part à leur enthousiasme et à leurs flots de joie: le +retour de Diana et de Marie lui faisait plaisir; mais le tumulte +joyeux et la réception brillante l'irritaient; je vis qu'il +désirait être au lendemain, espérant plus de calme. Vers le milieu +de la soirée, à peu près une heure après le thé, on entendit un +coup à la porte; Anna entra nous dire qu'un pauvre garçon venait +chercher M. Rivers pour sa mère mourante. «Où demeure-t-il, Anna? +demanda Saint-John. + +-- Tout au haut de Whitcross-Brow; c'est presque à quatre milles +d'ici, et tout le long du chemin il y a des marécages et de la +mousse. + +-- Dites-lui que je vais y aller. + +-- Vous feriez mieux de ne pas y aller, monsieur; il n'y a pas de +route plus mauvaise la nuit; à travers les marais, le chemin n'est +pas tracé du tout. Et puis la nuit est si froide? Vous n'avez +jamais vu un vent plus vif. Vous feriez mieux, monsieur, de lui +dire que vous irez demain matin.» + +Mais Saint-John était déjà dans le corridor, occupé à mettre son +manteau; il partit sans une objection, sans un murmure, Il était +neuf heures; il ne revint qu'à minuit, fatigué et affamé, mais +avec une figure plus heureuse que quand il était parti: il avait +accompli un devoir, fait un effort; il se sentait assez fort pour +agir et se vaincre; il était plus satisfait de lui-même. + +Je crois bien que pendant toute la semaine suivante sa patience +fut souvent à l'épreuve. C'était la semaine de Noël; elle fut +employée à aucun travail régulier et se passa dans une joyeuse +dissipation domestique. L'air des marais, la liberté dont on jouit +chez soi, et l'heureux événement qui venait d'arriver, tout enfin +agissait sur Diana et Marie comme un élixir enivrant; elles +étaient gaies du matin au soir, elles parlaient toute la journée, +et ce qu'elles disaient était spirituel, original, et avait tant +de charme pour moi, que rien ne me faisait plus de plaisir que de +les écouter et de prendre part à leur conversation. Saint-John ne +cherchait pas à réprimer notre vivacité; mais il nous évitait; il +était rarement à la maison; sa paroisse était grande et les +habitants éloignés les uns des autres; toute la journée il +visitait les pauvres et les malades. + +Un matin à déjeuner, Diana, après être demeurée pensive pendant +quelque temps, lui demanda s'il n'avait pas renoncé à ses projets. + +«Non, répondit-il, et rien ne m'y fera renoncer.» + +Il nous apprit alors que son départ était définitivement fixé pour +l'année suivante. + +«Et Rosamonde Oliver?» dit Marie. + +Ces mots semblaient lui être échappés involontairement; car, à +peine les eut-elle prononcés, qu'elle fit un geste comme si elle +eût voulu les rétracter. + +Saint-John tenait un livre à la main: il avait l'habitude peu +aimable de lire à table; il le ferma et nous regarda. + +«Rosamonde Oliver, dit-il, va se marier à M. Granby, un des plus +estimables habitants de S***. C'est le petit-fils et l'héritier de +sir Frédéric Granby; M. Oliver m'a appris cette nouvelle hier.» + +Ses soeurs se regardèrent; puis leurs yeux se fixèrent sur moi; +alors, toutes les trois, nous nous mîmes à contempler Saint-John: +il était aussi serein et aussi froid que le cristal. + +«Ce mariage a été arrangé bien vite, dit Diana; ils ne peuvent pas +se connaître depuis longtemps. + +-- Depuis deux mois seulement; ils se sont rencontrés en octobre +au bal de S***. Mais quand il n'y a aucun obstacle à une union, +quand elle est désirable sous tous les rapports, les retards sont +inutiles; ils se marieront lorsque le château de ***, que sir +Frédéric leur donne, sera en état de les recevoir.» + +Dès que je me trouvai seule avec Saint-John, je fus tentée de lui +demander s'il ne souffrait pas de cette union; mais il semblait +avoir si peu besoin de sympathie, qu'au lieu de me hasarder à le +consoler, je fus un peu honteuse en me rappelant ce que je lui +avais déjà dit. D'ailleurs j'avais perdu l'habitude de lui parler; +il avait repris sa réserve, et je sentais que tout épanchement se +glaçait en moi. Il n'avait pas tenu sa promesse: il ne me traitait +pas comme ses soeurs; il mettait toujours entre elles et moi une +différence qui empêchait la cordialité. En un mot, maintenant que +j'étais sa parente et que je vivais sous le même toit que lui, la +distance entre nous me semblait bien plus grande que lorsque +j'étais simplement la maîtresse d'école d'un village; en me +rappelant tout ce qu'il m'avait dit un jour, j'avais peine à +comprendre sa froideur actuelle. + +Les choses étant dans cet état, je ne fus pas peu étonnée de le +voir relever tout à coup la tête, qu'il tenait penchée sur son +pupitre, pour me dire: + +«Vous le voyez, Jane, j'ai combattu et j'ai remporté la victoire.» + +Je tressaillis en l'entendant s'adresser ainsi à moi, et je ne +répondis pas tout de suite. Enfin, après un moment d'hésitation, +je lui dis: + +«Mais êtes-vous sûr que vous n'êtes pas parmi ces conquérants +auxquels leur triomphe a coûté trop cher? une autre victoire +semblable ne vous abattrait-elle pas entièrement? + +-- Je ne le pense pas; mais quand même, qu'importe? Je n'aurai +plus jamais à combattre pour cette même cause; la victoire est +définitive. Maintenant ma route est facile à suivre: j'en remercie +Dieu.» + +En disant ces mots, il se remit à son travail et retomba dans le +silence. + +Bientôt notre bonheur, à Diana, à Marie et à moi, devint plus +calme; nous reprîmes nos habitudes ordinaires et nous +recommençâmes des études régulières. Alors Saint-John s'éloigna +moins de la maison. Quelquefois il restait des heures entières +dans la même chambre que nous. Pendant que Marie dessinait, que +Diana continuait sa lecture de l'Encyclopédie, qu'elle avait +entreprise à mon grand émerveillement, et que moi j'étudiais +l'allemand, Saint-John poursuivait silencieusement l'étude d'une +langue orientale, étude qu'il croyait nécessaire à +l'accomplissement de son projet. + +Ainsi occupé, il restait dans son coin, tranquille et absorbé; +mais ses yeux bleus quittaient souvent la grammaire étrangère qui +était devant eux, et errant tout autour de la chambre, se fixaient +de temps en temps sur ses compagnons d'étude avec une curieuse +intensité d'observation. Si on le remarquait, il détournait +immédiatement son regard, et pourtant ses yeux scrutateurs +revenaient sans cesse se diriger vers notre table. Je me demandais +toujours ce que cela signifiait. Je m'étonnais également de la +satisfaction qu'il témoignait régulièrement dans une circonstance +qui me semblait de peu d'importance, c'est-à-dire lorsque, chaque +semaine, je me rendais à mon école de Morton. Et ce qui m'étonnait +encore plus, c'est que, lorsqu'il faisait de la neige, de la pluie +ou du vent, si ses soeurs m'engageaient à ne point aller à Morton, +lui, au contraire, méprisant leur sollicitude, m'encourageait à +accomplir ce devoir en dépit des éléments. + +«Jane n'est pas aussi faible que vous le prétendez, disait-il; +elle peut supporter le vent de la montagne, la pluie ou la neige +aussi bien que nous; sa constitution saine et élastique luttera +mieux contre les variations du climat que d'autres plus fortes.» + +Quand je revenais fatiguée et trempée par la pluie, je n'osais pas +me plaindre, parce que je voyais que mes plaintes le +contrariaient; la fermeté lui plaisait toujours, le contraire +l'ennuyait. + +Un jour pourtant j'obtins la permission de demeurer à la maison, +parce que j'étais vraiment enrhumée; ses soeurs allèrent à Morton +à ma place. Je restai à lire Schiller; quant à lui, il déchiffrait +des caractères orientaux. Ayant achevé ma traduction, je voulus me +mettre à un thème; pendant que je changeais mes cahiers, je +regardai de son côté, et je m'aperçus que je subissais l'examen de +son oeil bleu et perçant. Je ne sais pas depuis combien de temps +il me scrutait ainsi. Son regard était froid et inquisiteur. Je +sentis la superstition s'emparer de moi, comme si j'avais eu à mes +côtés quelque divinité fantastique. + +«Jane, me dit-il, que faites-vous? + +-- J'apprends l'allemand. + +-- Je voudrais que vous quittassiez l'allemand pour étudier +l'hindoustani. + +-- Parlez-vous sérieusement? + +-- Si sérieusement que je le veux, et je vais vous dire pourquoi.» + +Alors il m'expliqua que lui-même étudiait l'hindoustani; qu'à +mesure qu'il avançait, il oubliait le commencement; que ce serait +d'un grand secours pour lui d'avoir une élève avec laquelle il +pourrait repasser sans cesse les premiers éléments et, par ce +moyen, les bien fixer dans son esprit. Il ajouta qu'il avait +longtemps hésité entre moi et ses soeurs, et qu'enfin il m'avait +choisie, parce qu'il avait vu que c'était moi qui étais capable de +rester le plus longtemps appliquée. Il me demanda de lui rendre ce +service, en ajoutant que du reste le sacrifice ne serait pas long, +puisqu'il comptait partir avant trois mois. + +Il n'était pas facile de refuser une chose à Saint-John; on +sentait que chez lui toutes les impressions, soit tristes, soit +heureuses, restaient profondément gravées et duraient toujours. Je +consentis. Quand mes cousines revinrent, Diana trouva son frère +qui s'était emparé de son élève; elle se mit à rire, et toutes +deux déclarèrent que Saint-John n'aurait jamais pu les décider à +une semblable chose. Il répondit tranquillement: + +«Je le savais.» + +Je trouvai en lui un maître patient, indulgent, mais exigeant; il +me donnait beaucoup à faire, et, quand j'avais rempli son attente, +il me témoignait son approbation à sa manière. Petit à petit, il +acquit sur moi une certaine influence qui me retira toute liberté +d'esprit. Ses louanges et ses observations étaient plus +entravantes pour moi que son indifférence; quand il était là, je +ne pouvais ni parler ni rire librement; un instinct importun +m'avertissait sans cesse que la vivacité lui déplaisait +profondément, chez moi du moins. Je sentais bien qu'il n'aimait +que les occupations sérieuses, et, malgré mes efforts, je ne +pouvais pas me livrer à des travaux d'un autre genre en sa +présence. J'étais dominée par un charme puissant. Quand il me +disait: «Allez,» j'allais; «Venez,» je venais; «Faites cela,» je +le faisais; mais je n'aimais pas ma servitude, et j'aurais préféré +son indifférence d'autrefois. + +Un soir, à l'heure de se coucher, ses soeurs l'entouraient pour +lui dire adieu; selon son habitude, il les embrassa toutes deux et +me donna une poignée de main. Diana était, ce soir-là, d'une +humeur joyeuse (elle n'était jamais douloureusement opprimée comme +moi par la volonté de son frère; car la sienne était aussi forte +dans un sens opposé); aussi elle s'écria: + +«Saint-John, vous dites que Jane est votre troisième soeur, et +vous ne la traitez pas comme nous; vous devriez l'embrasser +aussi.» + +En disant ces mots, elle me poussa vers lui. Je trouvai Diana un +peu hardie, et je me sentais confuse. Cependant Saint-John pencha +sa tête, et sa belle figure grecque se trouva à la hauteur de la +mienne; ses yeux perçants interrogeaient les miens. Il m'embrassa. +Il n'y a pas de baiser de marbre ou de glace, sans cela j'aurais +rangé dans une de ces clauses le froid embrasement de mon cousin +le ministre; mais peut-être y a-t-il des baisers destinés à +éprouver ceux qu'on embrasse: le sien était de ce nombre. Après +m'avoir donné ce baiser, il me regarda, comme pour apprendre +l'effet qu'il avait produit sur moi; mais c'était difficile à +voir: je ne rougis pas; je pâlis peut-être un peu, parce qu'il me +sembla que son baiser était un sceau posé sur mes chaînes. Depuis +ce jour, il n'oublia jamais de m'embrasser; mon calme et ma +gravité, dans cette circonstance, semblaient avoir un certain +charme pour lui. + +Quant à moi, je désirais chaque jour davantage lui plaire; mais +chaque jour je sentais que, pour y arriver, il fallait renoncer de +plus en plus à ma nature, enchaîner mes facultés, donner une pente +nouvelle à mes goûts, me forcer à poursuive un but vers lequel je +n'étais pas naturellement attirée. Il me poussait vers des +hauteurs que je ne pouvais pas atteindre; il voulait me voir +soumise à l'étendard qu'il déployait: mais c'était aussi +impossible que de mouler mes traits irréguliers sur sa figure pure +et classique, que de donner à mes yeux verts et changeants la +teinte azurée et le brillant éclat des siens. + +Ce n'était pas lui seul qui empêchait l'épanchement de ma joie. +Depuis quelque temps il m'était facile de paraître triste; une +grande souffrance me rongeait le coeur et tarissait toute source +de bonheur. Cette douleur était l'attente. + +Vous croyez peut-être que j'avais oublié M. Rochester dans tous +ces changements de lieux et de fortune. Oh! non, pas un instant. +Sa pensée me poursuivait toujours; ce n'était pas une de ces +vapeurs légères que peut dissiper un rayon de soleil, un de ces +souvenirs tracés sur le sable, qu'efface le premier orage: c'était +un nom profondément gravé et qui devait durer aussi longtemps que +le marbre sur lequel il était inscrit. J'étais sans cesse +poursuivie par le désir de connaître sa destinée; chaque soir, +quand j'étais à Morton, je m'enfermais dans ma petite ferme pour y +songer, et maintenant, à Moor-House, chaque nuit j'allais me +réfugier dans ma chambre pour rêver à lui. + +Dans le cours de ma correspondance avec M. Briggs, à l'occasion du +testament, je lui avais demandé s'il connaissait la résidence +actuelle de M. Rochester et l'état de sa santé. Mais, ainsi que le +pensait Saint-John, il ne savait rien. Alors j'écrivis à +Mme Fairfax, pour lui demander des détails; j'étais sûre d'obtenir +des renseignements par ce moyen; j'étais convaincue que la réponse +serait prompte. Je fus étonnée de voir quinze jours se passer sans +qu'elle arrivât; mais lorsque, après deux mois d'attente, la poste +ne m'eut encore rien apporté, je sentis une douloureuse anxiété +s'emparer de moi. + +J'écrivis de nouveau; je pensais que ma première lettre avait +peut-être été perdue. Ce nouvel essai ranima mes espérances; cet +espoir dura quelques semaines, comme le précédent, puis, comme +lui, fut détruit; je ne reçus pas une ligne, pas un mot. Après +avoir vainement attendu six mois, mon espérance s'éteignait tout à +fait, et je devins vraiment triste. + +Le printemps était beau, mais je n'en jouissais pas. L'été +approchait. Diana essayait de m'égayer; elle me dit que j'avais +l'air malade et voulut m'accompagner aux bains de mer. Saint-John +s'y opposa: il déclara que je n'avais pas besoin de distraction, +mais plutôt de travail; que ma vie n'avait pas de but et qu'il +m'en fallait un; et, probablement pour suppléer à ce qui me +manquait, il prolongea encore mes leçons d'hindoustani et devint +de plus en plus exigeant. Je ne cherchai pas à lui résister, je ne +le pouvais pas. + +Un jour, je commençai mes études plus triste encore qu'à +l'ordinaire. Voici ce qui avait occasionné ce surcroît de +souffrance. Dans la matinée, Anna m'avait dit qu'il y avait une +lettre pour moi, et, lorsque je descendis pour la prendre, presque +certaine de trouver les nouvelles que je désirais tant, je vis +tout simplement une lettre d'affaires de M. Briggs. Cet amer +désappointement m'arracha quelques larmes, et, au moment où je me +mis à étudier les caractères embrouillés et le style fleuri des +écrivains indiens, mes yeux se remplirent de nouveau. + +Saint-John m'appela pour me faire lire; mais la voix me manqua, +les paroles furent étouffées par les sanglots. Lui et moi étions +seuls dans le parloir; Diana étudiait son piano dans le salon, et +Marie jardinait. C'était un beau jour de mai, la brise était +fraîche et le soleil brillant; Saint-John ne sembla nullement +étonné de mon émotion. Il ne m'en demanda pas la cause et se +contenta de me dire: + +«Jane, nous attendrons quelques minutes, jusqu'à ce que vous soyez +plus calme.» + +Et, pendant que je m'efforçais de réprimer rapidement ma douleur, +il demeura tranquille et patient, appuyé sur son pupitre me +regardant comme un médecin qui examine avec les yeux de la science +une crise attendue et facile à comprendre pour lui. Après avoir +étouffé mes sanglots, essuyé mes larmes et murmuré tout bas +quelque chose sur ma santé, j'achevai de prendre ma leçon. Saint- +John serrai ses livres et les miens, ferma son pupitre et me dit: +«Maintenant Jane, vous allez venir promener avec moi. + +-- Je vais appeler Diane. et Marie. + +-- Non, aujourd'hui je ne veux qu'une seule compagne, et cette +compagne sera vous. Habillez-vous; sortez par la porte de la +cuisine; prenez la route qui conduit dans le haut de Marsh-Glen; +je vous rejoindrai dans un instant.» + +Je ne voyais aucun expédient: toutes les fois que j'ai eu affaire +à des caractères durs, positifs et contraires au mien, je n'ai +jamais su rester entre l'obéissance absolue ou la révolte +complète; jusqu'au moment d'éclater je suis demeurée entièrement +soumise, mais alors je me suis insurgée avec toute la véhémence +d'un volcan. Dans les circonstances présentes j'étais peu disposée +à la révolte; j'obéis donc aux ordres de Saint-John, et, au bout +de dix minutes, nous nous promenions ensemble sur la route de la +vallée. + +Le vent soufflait de l'ouest; il nous arrivait chargé du doux +parfum de la bruyère et du jonc. Le ciel était d'un bleu +irréprochable; le torrent qui descendait le long du ravin avait +été grossi par les pluies et se précipitait abondant et clair, +reflétant les rayons dorés du soleil et les teintes azurées du +firmament. Lorsque nous avançâmes, nous quittâmes les sentiers +pour marcher sur un gazon doux et fin, d'un vert émeraude, parsemé +de délicates fleurs blanches et de petites étoiles d'un jaune +d'or. Nous étions entourés de montagnes, car la vallée était +placée au centre de la chaîne. + +«Asseyons-nous ici,» dit Saint-John au moment où nous atteignions +les premiers rochers qui gardent l'entrée d'une gorge où le +torrent se précipite en cascade. + +Un peu au delà, la montagne n'avait plus ni fleurs ni gazon, la +mousse lui servait de tapis, le roc de pierre précieuse. Le pays, +d'abord inculte, devenait sauvage; la fraîcheur se changeait en +froid. Ce lieu semblait destiné à servir de dernier refuge. + +Je m'assis; Saint-John se tint près de moi; il regarda la gorge et +le gouffre; ses yeux suivirent le torrent, puis se dirigèrent vers +le ciel sans nuage qui le colorait. Il retira son chapeau et +laissa la brise soulever ses cheveux et caresser son front. Il +semblait être entré en communion avec le génie de ce précipice et +ses yeux paraissaient dire adieu à quelque chose. + +«Oui, je te reverrai, dit-il tout haut, je te reverrai dans mes +rêves quand je dormirai sur les bords du Gange, et plus tard +encore, quand un autre sommeil s'appesantira sur moi, près des +bords d'un fleuve plus sombre.» + +Étrange manifestation d'un étrange amour! Passion austère d'un +patriote pour son pays! Il s'assit. Pendant une demi-heure nous +demeurâmes silencieux tous les deux; au bout de ce temps, il me +dit: + +«Jane, je pars dans six semaines; j'ai arrêté ma place sur un +bateau qui mettra à la voile le 20 du mois de juin. + +-- Dieu vous protégera, répondis-je, car c'est pour lui que vous +travaillez. + +-- Oui, reprit-il, c'est là ma gloire et ma joie. Je suis le +serviteur d'un maître infaillible. Je ne marche pas sous une +direction humaine; je ne serai pas soumis aux lois défectueuses, à +l'examen incertain de mes faibles frères: mon roi, mon légiste, +mon chef, est la perfection même. Il me semble étrange que tous +ceux qui m'entourent ne brûlent pas de se ranger sous la même +bannière, de prendre part à la même oeuvre. + +-- Tous n'ont pas votre énergie, et ce serait folie aux faibles +que de désirer marcher avec les forts. + +-- Je ne parle pas des faibles, je n'y pense même pas; je parle de +ceux qui sont dignes de cette tâche et capables de l'accomplir. + +-- Ceux-là sont peu nombreux et difficiles à trouver. + +-- Vous dites vrai; mais, quand on les a trouvés, on doit les +exciter, les exhorter à faire un effort, leur montrer les dons +qu'ils ont reçus et leur dire pourquoi, leur parler au nom du +ciel, leur offrir, de la part de Dieu, une place parmi les élus. + +-- S'ils sont nés pour cette oeuvre, leur coeur le leur dira +bien.» + +Il me semblait qu'un charme terrible s'opérait autour de moi, et +je craignais d'entendre prononcer le mot fatal qui achèverait +l'enchantement. + +«Et que vous dit votre coeur? demanda Saint-John. + +-- Mon coeur est muet, mon coeur est muet, répondis-je en +tremblant. + +-- Alors, je parlerai pour lui, reprit la même voix profonde et +infatigable. Jane, venez avec moi aux Indes, venez comme ma femme, +comme la compagne de mes travaux.» + +Il me sembla que la vallée et le ciel s'affaissaient; les +montagnes s'élevaient. C'était comme si je venais d'entendre un +ordre du ciel, comme si un messager invisible, semblable à celui +de la Macédoine, m'eût crié: «Venez, aidez-nous.» Mais je n'étais +pas un apôtre; je ne pouvais pas voir le héraut, je ne pouvais pas +recevoir son ordre. + +«Oh! Saint-John, m'écriai-je, ayez pitié de moi!» + +J'implorais quelqu'un qui ne connaissait ni pitié ni remords, +quand il s'agissait d'accomplir ce qu'il regardait comme son +devoir. Il continua: + +«Dieu et la nature vous ont créée pour être la femme d'un +missionnaire; vous avez reçu les dons de l'esprit et non pas les +charmes du corps; vous êtes faite pour le travail et non pas pour +l'amour. Il faut que vous soyez la femme d'un missionnaire, et +vous le serez; vous serez à moi; je vous réclame, non pas pour mon +plaisir, mais pour le service de mon maître. + +-- Je n'en suis pas digne; ce n'est pas là ma vocation.» répondis- +je. + +Il avait compté sur ces premières objections et il n'en fut point +irrité. Il était appuyé contre la montagne, avait les bras croisés +sur la poitrine et paraissait parfaitement calme. Je vis qu'il +était préparé à une longue et douloureuse opposition, et qu'il +s'était armé de patience pour continuer jusqu'au bout, mais qu'il +était décidé à sortir victorieux de la lutte. + +«Jane, reprit-il, l'humilité est la base de toutes les vertus +chrétiennes. Vous avez raison de dire que vous n'êtes pas digne de +cette oeuvre; mais qui en est digne? Et ceux qui ont été +véritablement appelés par Dieu se sont-ils jamais crus dignes de +cette vocation? Moi, par exemple, je ne suis que poussière et +cendre, et, avec saint Paul, je reconnais en moi le plus grand des +pécheurs; mais je ne veux pas être entravé par ce sentiment de mon +indignité. Je connais mon chef; il est aussi juste que puissant, +et, puisqu'il a choisi un faible instrument pour accomplir une +grande oeuvre, il suppléera à mon insuffisance par les richesses +infinies de sa providence. Pensez comme moi, Jane, et, comme moi, +ayez confiance. Je vous donne le rocher des siècles pour appui; ne +doutez pas qu'il pourra supporter le poids de votre faiblesse +humaine. + +-- Je ne comprends pas la vie des missionnaires, repris-je, je +n'ai jamais étudié leurs travaux. + +-- Eh bien, moi, quelque humble que je sois, je puis vous donner +le secours dont vous avez besoin. Je puis vous tracer votre tâche +heure par heure, être toujours près de vous, vous aider à chaque +instant. Je ferai tout cela dans le commencement; mais je sais que +vous pouvez, et bientôt vous serez aussi forte et aussi capable +que moi, et vous n'aurez plus besoin de mon secours. + +-- Mais où trouverai-je la force nécessaire pour accomplir cette +tâche? je ne la sens pas en moi. Je ne suis ni émue ni excitée +pendant que vous me parlez; aucune flamme ne s'allume en moi, +aucune voix ne me conseille et ne m'encourage; je ne me sens point +animée par une vie nouvelle. Je voudrais pouvoir vous montrer +qu'en ce moment mon esprit est un cachot que n'éclaire aucun +rayon; dans ce cachot est enchaînée une âme craintive, qui a peur +d'être entraînée par vous à tenter ce qu'elle ne pourra pas +accomplir. + +-- J'ai une réponse à vous faire; écoutez-moi. Depuis que je vous +connais, je vous ai toujours examinée. Pendant dix mois, vous avez +été le sujet de mes études; je vous ai soumise à d'étranges +épreuves: qu'ai-je vu, qu'ai-je conclu? Quand vous étiez maîtresse +d'école dans un village, vous avez su accomplir avec exactitude et +droiture une tâche qui ne convenait ni à vos habitudes ni à vos +goûts; j'ai vu que vous l'accomplissiez avec tact et capacité: +vous avez su vous vaincre. En voyant le calme avec lequel vous +avez reçu la nouvelle de votre fortune subite, j'ai reconnu que +vous n'étiez pas avide de richesse, que l'argent n'avait aucune +puissance sur vous. Quand, avec un élan résolu, vous avez partagé +votre fortune en quatre parts, n'en gardant qu'une pour vous et +abandonnant les trois autres pour satisfaire une justice douteuse, +j'ai vu que votre âme aimait le sacrifice. Quand, pour contenter +mon désir, vous avez abandonné une étude qui vous intéressait et +que vous en avez entrepris une qui m'intéressait, quand j'ai vu +l'assiduité infatigable avec laquelle vous avez persévéré, votre +énergie inébranlable contre les difficultés, j'ai compris que vous +aviez toutes les qualités que je cherchais. Jane, vous êtes +docile, active, désintéressée, fidèle, constante et courageuse, +très douce et très héroïque: cessez de vous défier de vous-même; +moi, j'ai en vous une confiance illimitée; votre secours me sera +d'un prix inappréciable; vous me servirez de directrice des écoles +de l'Inde, et vous serez ma compagne et mon aide parmi les femmes +indiennes.» + +Je me sentais comme pressée dans un vêtement de fer; la persuasion +avançait vers moi à pas lents, mais assurés. J'avais beau fermer +les yeux, les derniers mots prononcés par Saint-John venaient +d'éclaircir pour moi le sentier qui m'avait d'abord paru +impraticable; l'oeuvre qui m'avait semblé si vague et si confuse +devenait moins impossible à mesure qu'il parlait, et prenait une +forme positive sous sa main créatrice. Il attendait ma réponse; je +lui demandai un quart d'heure pour réfléchir. + +«Très volontiers,» me répondit-il. + +Et se levant, il s'éloigna un peu, se jeta sur une touffe de +bruyère et attendit en silence. + +«Je puis faire ce qu'il me demande, me dis-je, je suis bien forcée +de le voir et de le reconnaître. Je le puis, si toutefois ma vie +est épargnée; mais je sens bien que mon existence ne pourra pas +être longue sous ce soleil de l'Inde. Eh bien! après? peu lui +importe à lui; quand l'heure de mourir sera venue, il me rendra +avec un visage serein au Dieu qui m'aura donnée à lui. Je vois +tout cela bien clairement. En quittant l'Angleterre, +j'abandonnerai un pays aimé, mais vide pour moi. M. Rochester n'y +demeure pas; et quand même il y serait, qu'est-ce que cela pour +moi? Je dois vivre sans lui; rien n'est plus absurde et plus +faible que d'attendre chaque jour un changement impossible qui +nous réunisse; comme Saint-John me l'a dit un jour, je dois +chercher un autre intérêt dans la vie pour remplacer celui que +j'ai perdu. La tâche qu'il me propose n'est-elle pas la plus +glorieuse que Dieu puisse assigner et l'homme accepter? Ces nobles +labeurs, ces sublimes résultats, ne sont-ils pas bien faits pour +remplir le vide des affections détruites, des espérances perdues? +Je crois qu'il faut dire oui; et cependant je frémis. Hélas! si je +suis Saint-John, je renonce à la moitié de moi-même; si je pars +pour l'Inde, je vais au-devant d'une mort prématurée; et +l'intervalle où je quitterai l'Angleterre pour l'Inde et celui où +je quitterai l'Inde pour la tombe, comment sera-t-il rempli par +moi? Cela aussi, je le vois bien clairement; je lutterai pour +satisfaire Saint-John jusqu'à ce que chacun de mes nerfs en +souffre, et je le satisferai; j'accomplirai tout ce qu'il a pu +concevoir. Si je vais avec lui, si je fais le sacrifice qu'il me +demande, je le ferai entièrement. Je déposerai tout sur l'autel, +mon coeur, ma vie, la victime entière enfin. Il ne m'aimera +jamais, mais il m'approuvera. Je lui montrerai une énergie qu'il +n'a pas encore vue, des ressources qu'il ne soupçonne pas. Oui, je +peux travailler à une tâche aussi rude que lui, et sans me +plaindre davantage. + +«Oui, il m'est possible de consentir à ce qu'il me demande; il n'y +a qu'une chose que je ne peux pas accepter, qui m'épouvante trop: +il m'a priée d'être sa femme, et il n'a pas plus le coeur d'un +mari pour moi que ce rocher gigantesque et sauvage, au bas duquel +bouillonne le torrent. Il tient à moi, comme un soldat à une bonne +arme, et voilà tout. Si je ne suis pas mariée à lui, je ne m'en +affligerai pas; mais puis-je accepter cela? puis-je le voir +exécuter froidement son plan, supporter la cérémonie du mariage, +recevoir de lui l'anneau d'alliance, souffrir toutes les formes de +l'amour (car, je n'en doute pas, il les observera +scrupuleusement), et savoir que son esprit est loin de moi? +Pourrai-je endurer la pensée que chaque jouissance qu'il +m'accordera sera un sacrifice fait à ses principes? Non, un tel +martyre serait horrible; je ne veux pas avoir à le supporter; je +vais lui dire que je l'accompagnerai comme sa soeur, et non pas +comme sa femme.» + +Je regardai de son côté: il était toujours là tranquillement +étendu, son visage tourné vers moi; ses yeux perçants +m'examinaient attentivement; il se leva promptement et s'approcha +de moi. + +«Je suis prête à aller aux Indes, dis-je, si je suis libre. + +-- Votre réponse demande une explication; elle n'est pas claire. + +-- Jusqu'ici, repris-je, vous avez été mon frère d'adoption, moi +votre soeur d'adoption; continuons à vivre ainsi, car nous ferons +mieux de ne pas nous marier.» + +Il secoua la tête. + +«Une fraternité d'adoption ne suffit pas dans ce cas. Si vous +étiez ma véritable soeur, ce serait différent; je vous emmènerais +et je ne chercherais pas de femme. Mais les choses étant ce +qu'elles sont, il faut que notre union soit consacrée par le +mariage, sans cela elle est impossible; des obstacles matériels +s'y opposent. Ne les voyez-vous pas, Jane? Réfléchissez un +instant, et votre bon sens vous guidera.» + +Je réfléchis quelque temps; mais j'en revenais toujours là: c'est +que nous ne nous aimions pas comme doivent s'aimer un mari et une +femme, et j'en concluais que nous ne devions pas nous marier. + +«Saint-John, dis-je, je vous regarde comme un frère; vous, vous me +regardez comme une soeur: continuons à vivre ainsi. + +-- Nous ne le pouvons pas, nous ne le pouvons pas, me répondit-il +d'un ton bref et résolu; c'est impossible. Vous avez dit que vous +iriez avec moi aux Indes; rappelez-vous que vous l'avez dit. + +-- À une condition. + +-- Oui, oui. Mais le point important c'est de quitter +l'Angleterre, de m'aider dans mes travaux futurs, et vous +l'acceptez. Vous avez déjà presque mis la main à l'oeuvre; vous +êtes trop constante pour la retirer. Vous ne devez vous inquiéter +que d'une chose: de connaître le meilleur moyen pour accomplir +l'oeuvre que vous entreprenez. Simplifiez vos intérêts, vos +sentiments, vos pensées, vos désirs et vos aspirations si +compliqués. Réunissez toutes ces considérations en un seul but: +celui de bien remplir la mission que vous a assignée votre +puissant maître; et pour cela il faut que vous ayez un aide; non +pas un frère, c'est un lien trop faible, mais un époux. Moi non +plus je n'ai pas besoin d'une soeur, car elle pourrait m'être +enlevée un jour. Il me faut une femme; c'est la seule compagne que +je puisse sûrement influencer pendant la vie et conserver jusqu'à +la mort.» + +Ses paroles me faisaient frémir; mes membres, et jusqu'à la moelle +de mes os, subissaient sa domination. + +«Eh bien, Saint-John, cherchez une autre que moi, dis-je, une +autre qui vous conviendra mieux. + +-- Qui conviendra mieux à mon projet, à ma vocation, voulez-vous +dire? Je vous le répète encore, ce n'est pas au corps +insignifiant, à l'être lui-même, aux sens égoïstes de l'homme +enfin que je désire m'unir, c'est au missionnaire. + +-- Eh bien! je donnerai mon énergie au missionnaire, c'est tout ce +dont il a besoin. Mais je ne me donnerai pas moi-même; ce ne +serait qu'ajouter le bois et la peau à l'amande. Il n'en a pas +besoin, je les garde. + +-- Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. Pensez-vous que +Dieu sera satisfait de cette demi-oblation? qu'il acceptera ce +sacrifice mutilé? C'est la cause de Dieu que je plaide; c'est sous +son étendard que je vous enrôle; et en son nom je ne puis pas +accepter une fidélité partagée: il faut qu'elle soit entière. + +-- Oh! dis-je, je donnerai mon coeur à Dieu; mais vous, vous n'en +avez pas besoin.» + +Je crois qu'il y avait un peu de sarcasme réprimé dans le ton avec +lequel je prononçai ces mots, et dans le sentiment qui les +accompagnait. Jusque-là j'avais craint Saint-John silencieusement, +parce que je ne l'avais pas compris. Il m'avait tenue en respect, +parce que je doutais. Jusque-là je ne savais pas ce qu'il y avait +en lui du saint et ce qu'il y avait de l'homme mortel. Mais bien +des choses venaient de m'être révélées par cette conversation; je +commençais à pouvoir analyser sa nature. Je voyais ses faiblesses, +je les comprenais. Cette belle forme assise à mes côtés sur un +banc de bruyère, c'était un homme faible comme moi. Le voile qui +couvrait sa dureté et son despotisme venait de tomber; je vis son +imperfection, et je pris courage. J'étais auprès d'un égal avec +lequel je pouvais discuter, et auquel je pouvais résister si bon +me semblait. + +Il était demeuré silencieux après m'avoir entendue parler; je me +hasardai à le regarder: ses yeux penchés sur moi exprimaient à la +fois une grande surprise et un profond examen. + +Il semblait se demander si je le raillais et ce que signifiait ma +conduite. + +«N'oublions pas, me dit-il au bout de peu de temps, qu'il s'agit +d'une chose sainte, d'une chose dont nous ne pouvons pas parler +légalement sans commettre une faute. J'espère, Jane, que vous +étiez sérieuse quand vous avez dit que vous donneriez votre coeur +à Dieu. C'est tout ce que je vous demande; détachez votre coeur +des hommes pour le donner à votre Créateur, et alors la venue du +royaume de Dieu sur la terre sera le but de vos efforts les plus +sérieux, l'objet de vos délices. Vous serez prête à faire tout ce +qui sera nécessaire pour cela. Vous verrez combien vos efforts et +les miens deviendraient plus vigoureux, si nous étions unis, de +corps et d'esprit par le mariage; c'est là la seule union qui +puisse donner la persévérance et la continuité aux desseins et aux +destinées des hommes, et alors, passant sur tous les caprices +insignifiants, les difficultés triviales, les délicatesses de +sentiment, oubliant les scrupules sur le degré, l'espèce, la force +ou la tendresse des inclinations personnelles, vous vous hâterez +d'accepter cette union. + +-- Croyez-vous? dis-je brièvement. + +Et alors je regardai ses traits beaux dans leur harmonie, mais +étrangement terribles dans leur tranquille sévérité; son front, où +on lisait le commandement, mais qui manquait d'ouverture; ses yeux +brillants, profonds, scrutateurs, mais jamais doux; sa taille +grande et imposante. J'essayai de me figurer que j'étais sa femme; +mais en voyant ce tableau, cette union me semblait de plus en plus +impossible. Je pouvais être son vicaire, son camarade. À ce titre +je pourrais traverser l'Océan avec lui, travailler sous le soleil +de l'Orient, dans les déserts de l'Asie; admirer et exciter son +courage, sa piété et sa force; accepter tranquillement sa +domination; sourire avec calme devant son invincible ambition; +séparer le chrétien de l'homme; admirer profondément l'un et +pardonner librement à l'autre. Il est certain qu'attachée à lui +par ce seul lien, je souffrirais souvent, mon corps aurait à +supporter un joug bien pesant; mais mon coeur et mon esprit +seraient libres; il me resterait toujours une âme indépendante; +et, dans mes moments d'isolement, je pourrais m'entretenir avec +mes sentiments naturels, que rien n'aurait enchaînés. Mon esprit +recèlerait des recoins qui ne seraient qu'à moi, et que Saint-John +n'aurait jamais le droit de sonder; des sentiments qui s'y +développeraient, frais et abrités, sans que son austérité pût les +flétrir, ni ses pas de guerrier les anéantir. Mais je ne pouvais +pas accepter le rôle de femme; je ne pouvais pas être sans cesse +retenue, domptée; je ne pouvais pas étouffer le feu de ma nature, +le forcer à brûler intérieurement, ne jamais jeter un cri, et +laisser la flamme captive consumer ma vie. + +«Saint-John! m'écriai-je après avoir pensé à toutes ces choses. + +-- Eh bien? me répondit-il froidement. + +-- Je vous le répète, je consens à partir avec vous comme votre +compagnon, non pas comme votre femme. Je ne puis pas vous épouser +et devenir une portion de vous. + +-- Il faut que vous deveniez une portion de moi, répondit-il +fermement; sans cela le reste est impossible. Comment moi, qui +n'ai pas encore trente ans, pourrais-je emmener aux Indes une +jeune fille de dix-neuf ans, si elle n'est pas ma femme? Si nous +ne sommes pas unis par le mariage, comment pourrons-nous vivre +toujours ensemble, quelquefois dans la solitude, quelquefois au +milieu des tribus sauvages? + +-- C'est très possible, répondis-je brièvement; c'est aussi facile +que si j'étais votre véritable soeur, ou un homme, un prêtre comme +vous. + +-- On sait que vous n'êtes pas ma soeur, et je ne puis pas vous +faire passer pour telle; le tenter serait attirer sur tous deux +des soupçons injurieux. Du reste, quoique vous ayez le cerveau +vigoureux de l'homme, vous avez aussi le coeur de la femme, et ce +serait impossible. + +-- Ce serait possible, affirmai-je avec quelque dédain, +parfaitement possible. J'ai un coeur de femme, c'est vrai, mais +non pas par rapport à vous. Je n'ai pour vous que la constance du +camarade, la franchise, la fidélité et l'affection d'un compagnon +de lutte, le respect et la soumission d'un néophyte; rien de plus, +n'ayez pas peur. + +-- C'est ce dont j'ai besoin, dit-il, comme se parlant à lui-même; +c'est bien là ce dont j'ai besoin. Il y a des obstacles, il faudra +les franchir... Jane, dit-il tout haut, vous ne vous repentirez +pas de m'avoir épousé, soyez-en certaine. Il faut nous marier; je +vous le répète, c'est le seul moyen, et notre mariage sera +sûrement suivi d'assez d'amour pour rendre cette union juste, même +à vos yeux.» + +Je ne pus pas m'empêcher de m'écrier en me levant et en m'appuyant +contre le rocher: + +«Je méprise ce faux sentiment que vous m'offrez; oui, Saint-John, +et quand vous me l'offrez, je vous méprise vous-même.» + +Il me regarda fixement en comprimant sa lèvre bien dessinée; il +serait difficile de dire s'il fut surpris ou irrité, car il sut se +dominer entièrement. + +«Je ne m'attendais pas à entendre ces mots sortir de votre bouche, +me dit-il; je crois n'avoir rien fait ni rien dit qui méritât le +mépris.» + +Je fus touchée par sa douceur et gagnée par son maintien noble et +calme. + +«Pardonnez-moi, Saint-John, m'écriai-je; mais c'est votre faute si +j'ai été excitée à parler ainsi: vous avez entrepris un sujet sur +lequel nous différons d'opinion et que nous ne devrions jamais +discuter. Le seul nom de l'amour est une pomme de discorde entre +nous; que serait donc l'amour même? Que ferions-nous? +qu'éprouverions-nous? Mon cher cousin, abandonnez votre projet de +mariage, oubliez-le. + +-- Non, dit-il; c'est un projet longtemps chéri, le seul qui +puisse me faire atteindre mon grand but; mais je ne veux plus vous +prier maintenant. Demain je pars pour Cambridge. J'ai là plusieurs +amis auxquels je voudrais dire adieu. Je serai absent une +quinzaine de jours. Pendant ce temps, vous songerez à mon offre, +et n'oubliez pas que, si vous la rejetez, ce n'est pas moi, mais +Dieu, que vous refusez. Il se sert de moi pour vous ouvrir une +noble carrière; si vous voulez être ma femme, vous pourrez y +entrer; sinon vous condamnez votre vie à être une existence de +bien-être égoïste et complète obscurité. Prenez garde d'être +comptée au nombre de ceux qui ont refusé la foi et qui sont pires +que les infidèles.» + +Il s'arrêta et, se retournant une fois encore, il regarda les +rivières et les montagnes. Mais il refoula ses sentiments au fond +de son coeur, parce que je n'étais pas digne de les lui entendre +exprimer. Quand nous retournâmes à la maison, son silence me fit +comprendre tout ce qu'il éprouvait pour moi. Je lus sur son visage +le désappointement d'une nature austère et despotique qui avait +été en butte à la résistance là où elle comptait sur la +soumission; la désapprobation d'un juge froid et inflexible qui +avait trouvé chez un autre des sentiments et des manières de voir +qu'il ne pouvait point admettre. En un mot, l'homme aurait voulu +me forcer à l'obéissance, et ce n'était que le chrétien sincère +qui supportait ma perversité avec tant de patience et laissait un +temps si long à ma réflexion et à mon repentir. + +Ce soir-là, après avoir embrassé ses soeurs, il jugea convenable +de ne pas même me donner une poignée de main, et il quitta la +chambre en silence. Comme, sans avoir d'amour, j'avais beaucoup +d'affection pour lui, je fus attristée par cet oubli volontaire, +si attristée que mes yeux se remplirent de larmes. + +«Je vois, me dit Diana, que pendant votre promenade vous et Saint- +John vous vous êtes disputés; mais suivez-le: il vous attend et se +promène dans le corridor; il se réconciliera facilement.» + +Dans ces choses-là, j'ai peu d'orgueil; j'aime mieux être heureuse +que digne. Je courus après lui; il était au bas de l'escalier. + +«Bonsoir, Saint-John, dis-je. + +-- Bonsoir, Jane, me répondit-il tranquillement. + +-- Donnez-moi une poignée de main,» ajoutai-je. + +Quelle pression légère et froide il fit sentir à mes doigts! Ce +qui était arrivé dans la journée lui avait profondément déplu. La +cordialité ne pouvait pas l'échauffer, ni les larmes l'émouvoir. +Ainsi, avec lui, il n'y aurait jamais d'heureuse réconciliation, +de joyeux sourires, de généreuses paroles; cependant le chrétien +était patient et doux. + +Quand je lui demandai s'il m'avait pardonné, il me répondit qu'il +n'avait pas l'habitude de se souvenir des injures, qu'il n'avait +rien à pardonner puisqu'il n'avait pas été offensé. + +Après m'avoir fait cette réponse, il me quitta; j'aurais préféré +qu'il m'eût jetée à terre. + + + +CHAPITRE XXXV + +Il ne partit pas pour Cambridge le jour suivant, ainsi qu'il +l'avait dit; il resta une semaine entière, et, pendant ce temps, +il me fit sentir quelle dure punition pouvait infliger un homme +bon mais sévère, consciencieux mais implacable quand on l'avait +offensé. Sans un seul acte d'hostilité ouverte, sans un seul mot +de reproche, il s'efforça de me montrer qu'il me blâmait. + +Non pas que Saint-John nourrit dans son esprit une haine +antichrétienne; non pas qu'il eût voulu nuire à un seul cheveu de +ma tête, s'il l'avait pu; par nature et par principe, il +dédaignait une basse vengeance. Il m'avait pardonné de lui avoir +dit que je le méprisais et que je méprisais son amour, mais il +n'avait point oublié, et je savais qu'il n'oublierait jamais. Je +voyais par la manière dont il me regardait que ces paroles étaient +toujours écrites dans l'air entre lui et moi; toutes les fois que +je lui parlais, elles résonnaient à son oreille, et je le voyais +par ses réponses. + +Il n'évitait pas de causer avec moi; chaque matin, au contraire, +il m'appelait près de lui. Je crois que l'homme corrompu prenait +un plaisir que ne partageait pas le pur chrétien à montrer avec +quelle habileté il pouvait, tout en parlant et en agissant comme +ordinairement, retirer à chaque phrase et à chaque acte ce charme +et cet intérêt qui jadis donnaient un attrait austère à son +langage et à ses manières. Pour moi, il n'était plus un homme de +chair, mais un homme de marbre. Ses yeux ressemblaient à une +pierre bleue, brillante et froide; sa langue, à un instrument, +rien de plus. + +Tout cela était pour moi une torture douloureuse et raffinée; elle +entretenait en moi une indignation brûlante et secrète, une +douleur intérieure qui m'accablait et m'ôtait la force. Je sentais +que, si je devenais sa femme, cet homme bon et pur comme la source +souterraine m'aurait bientôt tuée sans retirer une seule goutte de +sang à mes veines et sans souiller sa conscience sans tache; je +sentais surtout cela lorsque je cherchais à me rapprocher de lui; +je le trouvais sans pitié. Il ne souffrait pas de notre +éloignement, il ne désirait pas la réconciliation, et, quoique +bien des fois mes larmes abondantes eussent mouillé la page sur +laquelle nous étions penchés tous deux, elles ne +l'impressionnaient pas plus que si son coeur eût été de pierre ou +de métal. Quelquefois aussi, il était plus affectueux que jadis à +l'égard de ses soeurs; on eût dit qu'il craignait que sa simple +froideur ne fût pas assez forte pour me convaincre qu'il m'avait +bannie, et qu'il voulait encore y ajouter la force du contraste; +et je suis persuadée qu'il le faisait non par méchanceté, mais par +principe. + +Le soir qui précéda son départ pour Cambridge, je le vis se +promener seul dans le jardin; en le regardant, je me rappelai que +cet homme, quelque éloigné de moi qu'il fût maintenant, m'avait +autrefois sauvé la vie, que nous étions parents, et je voulus +faire un dernier effort pour regagner son affection. Je sortis et +je m'approchai de lui au moment où il était appuyé sur la petite +grille du jardin. J'en vins tout de suite au sujet qui +m'intéressait. + +«Saint-John, dis-je, je suis malheureuse parce que vous êtes +encore fâché contre moi; soyons amis. + +-- J'espère que nous sommes amis, dit-il tranquillement, en +continuant à regarder le lever de la lune qu'il contemplait déjà +lorsque je m'étais approchée. + +-- Non, Saint-John, repris-je; nous ne sommes pas amis comme +autrefois, vous le savez. + +-- Le croyez-vous? alors c'est un tort. Quant à moi, je ne vous +souhaite aucun mal et je vous veux du bien. + +-- Je vous crois, Saint-John, parce que je vous sais incapable de +souhaiter du mal à qui que ce soit; mais, comme je suis votre +parente, je désire une autre affection que cette philanthropie +générale que vous étendez même jusqu'aux étrangers. + +-- Certainement, dit-il, votre désir est raisonnable, et je suis +loin de vous regarder comme une étrangère.» + +Ces mots, dits d'un ton tranquille et froid, étaient mortifiants +et irritants. Si j'avais écouté ma colère et mon orgueil, je +l'aurais immédiatement quitté; mais il y avait en moi quelque +chose de plus fort que ces sentiments. Je vénérais les talents et +les principes de mon cousin; j'appréciais son affection, et la +perdre était une douloureuse épreuve pour moi; je ne voulais pas +renoncer si vite à la reconquérir. + +«Faut-il nous séparer ainsi, Saint-John, et, quand vous partirez +pour l'Inde, me quitterez-vous sans m'avoir dit une seule parole +douce?» + +Il cessa de contempler la lune et me regarda en face. + +«Quand j'irai aux Indes, Jane, je vous quitterai? Comment? ne +venez-vous pas avec moi? + +-- Vous m'avez dit que je ne le pouvais pas, à moins de vous +épouser. + +-- Et vous ne le voulez pas, vous persistez dans votre +résolution?» + +On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par +la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute +d'une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de +se briser. + +«Non, Saint-John, dis-je pourtant, je ne vous épouserai pas; je +persiste dans ma résolution.» + +L'avalanche se remua et avança un peu, mais elle ne tomba pas +encore. + +«Je vous demanderai de nouveau pourquoi ce refus, poursuivit +Saint-John. + +-- Autrefois, dis-je, c'était parce que vous ne m'aimiez pas; +maintenant, c'est parce que vous me détestez presque. Si je vous +épousais, vous me tueriez, et vous me tuez déjà.» + +Ses joues et ses lèvres se décolorèrent entièrement. + +«Je vous tuerais, je vous tue déjà! Vos paroles sont de celles +qu'on ne devrait pas prononcer. Elles sont violentes, indignes +d'une femme et fausses. Elles trahissent le malheureux état de +votre esprit; elles mériteraient des reproches sévères; elles +semblent inexcusables: mais c'est le devoir d'un chrétien de +pardonner à son frère jusqu'à soixante-dix-sept fois.» + +Le mal n'était que commencé; je venais de l'achever. Je désirais +effacer de son esprit la trace de ma première offense, et je +venais de l'imprimer d'une manière plus profonde et plus funeste +dans ce coeur qui se souvenait de tout. + +«Maintenant, dis-je, vous allez me haïr tout à fait; il est +inutile de tenter une réconciliation; je vois que j'ai fait de +vous mon éternel ennemi.» + +Ces mots furent d'autant plus funestes qu'ils touchaient juste. Sa +lèvre pâle se contracta un moment; je vis quelle colère inflexible +je venais d'exciter en lui, et j'en eus le coeur serré. + +«Vous interprétez mal mes paroles, m'écriai-je en saisissant sa +main. Je vous assure que je n'ai eu l'intention ni de vous +affliger ni de vous blesser.» + +Il sourit amèrement et retira vivement sa main de la mienne. + +«Maintenant, dit-il après une pause, il est probable que vous +allez rétracter votre parole et que vous refuserez d'aller aux +Indes? + +-- Pardon, répondis-je, je veux bien y aller comme votre +compagnon.» + +Il y eut un long silence; je ne sais quelle lutte se passa en lui +entre la nature et la grâce; mais ses yeux brillaient d'un éclat +singulier, et des ombres étranges passaient sur sa figure. Il dit +enfin: + +«Je vous ai déjà prouvé qu'il était impossible à une femme de +votre âge de suivre un homme du mien, sans que tous deux soient +unis par le mariage. Je vous l'ai prouvé d'une telle manière, que +je ne pensais pas vous entendre jamais faire de nouveau allusion à +ce projet, et je regrette de vous voir parler ainsi.» + +Je l'interrompis; tout ce qui ressemblait à un reproche me donnait +courage. + +«Saint-John, dis-je, soyez raisonnable; car dans ce moment-ci vous +déraisonnez. Vous prétendez être choqué par ce que je vous ai dit; +mais vous ne l'êtes pas réellement: car, avec votre esprit +supérieur, vous ne pouvez pas vous méprendre sur mon intention. Je +le répète, je serai votre vicaire, si vous le désirez, jamais +votre femme.» + +Il devint de nouveau mortellement pâle; mais il réprima encore sa +colère et me répondit emphatiquement, mais avec calme: + +«Je ne puis pas accepter qu'une femme qui n'est pas à moi m'aider +dans ma mission. Il paraît que vous ne pouvez pas vous accorder +avec moi; mais si vous êtes sincère dans votre offre, pendant que +je serai à la ville, je parlerai à un missionnaire marié, dont la +femme a besoin de quelqu'un pour l'aider. Votre fortune +personnelle vous rendra inutiles les secours de la société, et +ainsi vous n'aurez pas la honte de manquer à votre parole et de +déserter l'armée dans laquelle vous vous étiez engagée à vous +enrôler. + +Je n'avais jamais fait aucune promesse formelle; je n'avais jamais +pris aucun engagement; aussi ce langage me parut-il trop dur et +trop despotique. Je répondis: + +«Il n'y a ici ni honte, ni promesse brisée, ni désertion; je ne +suis nullement forcée d'aller aux Indes, surtout avec des +étrangers. Avec vous j'aurais beaucoup tenté, parce que je vous +admire, que j'ai confiance en vous et que je vous aime comme une +soeur; mais je suis convaincue que n'importe avec qui j'aille dans +ce pays, je ne pourrai pas y vivre longtemps. + +-- Ah! vous avez peur pour vous, dit-il en relevant sa lèvre. + +-- C'est vrai. Dieu ne m'a pas donné la vie pour que je la perde; +je commence à croire que ce que vous me demandez équivaut à un +suicide; d'ailleurs, avant de quitter l'Angleterre pour toujours, +je veux m'assurer que je ne serai pas plus utile en y restant +qu'en partant. + +-- Que voulez-vous dire? + +-- Il n'est pas nécessaire que je m'explique; mais il y a une +chose sur laquelle j'ai depuis longtemps des doutes douloureux, et +je ne puis aller nulle part avant d'avoir éclairci ces doutes. + +-- Je sais vers quel objet se tournent vos yeux et à quoi +s'attache votre coeur. La chose qui vous préoccupe est illégale et +impie; il y a longtemps que vous auriez dû réprimer ce sentiment, +et maintenant vous devriez rougir d'y faire allusion. Vous pensez +à M. Rochester.» + +C'était vrai, et je le confessai par mon silence. + +«Eh bien! continua Saint-John, allez-vous donc vous mettre à la +recherche de M. Rochester? + +-- Il faut que je sache ce qu'il est devenu. + +-- Alors, reprit-il, il ne me reste qu'à me souvenir de vous dans +mes prières et à supplier Dieu du fond de mon coeur qu'il ne fasse +pas de vous une réprouvée. J'avais cru reconnaître en vous une +élue; mais Dieu ne voit pas comme les hommes: que sa volonté soit +faite.» + +Il ouvrit la porte, sortit et descendit dans la vallée. Je ne le +vis bientôt plus. + +En rentrant dans le salon, je trouvai Diana debout devant la +fenêtre; elle semblait pensive. Diana, qui était bien plus grande +que moi, posa sa main sur mon épaule et examina mon visage. + +«Jane, me dit-elle, vous êtes toujours pâle et agitée maintenant; +je suis sûre que vous avez quelque chose. Dites-moi ce qui se +passe entre vous et Saint-John; je viens de vous regarder par la +fenêtre pendant une demi-heure environ. Pardonnez-moi ce rôle +d'espion, mais depuis longtemps déjà je ne sais ce que je me suis +imaginé; Saint-John est si extraordinaire!» Elle s'arrêta; je ne +dis rien; elle reprit bientôt: «Je suis sûre que mon frère a +quelque intention par rapport à vous; pendant longtemps il vous a +témoigné un intérêt dont il n'avait jamais favorisé personne. Dans +quel but? Je voudrais qu'il vous aimât. Vous aime-t-il, Jane? +Dites-le-moi.» + +Elle posa sa main froide sur ma tête brûlante. + +«Non, Diana, répondis-je, pas le moins du monde. + +-- Alors pourquoi vous suit-il toujours des yeux? Pourquoi reste- +t-il si souvent seul avec vous? Pourquoi vous garde-t-il sans +cesse près de lui? Marie et moi nous pensions qu'il désirait vous +épouser. + +-- Il le désire, en effet; il m'a demandé d'être sa femme.» + +Diana frappa des mains. + +«C'est justement ce que nous pensions et ce que nous espérions! +s'écria-t-elle. Vous l'épouserez, Jane, n'est-ce pas? et il +restera en Angleterre. + +-- Bien loin de là, Diana; son seul désir, en m'épousant, est +d'avoir une compagne qui puisse l'aider à accomplir sa mission +dans l'Inde. + +-- Comment! il désire que vous alliez aux Indes? + +-- Oui. + +-- Quelle folie! s'écria-t-elle; je suis bien sûre que vous ne +pourriez pas y vivre trois mois. Vous n'irez pas; vous n'avez pas +consenti, n'est-ce pas, Jane? + +-- J'ai refusé de l'épouser. + +-- Et, par conséquent, vous lui avez déplu, ajouta-t-elle. + +-- Profondément; je crains qu'il ne me pardonne jamais, et +pourtant je lui ai offert de l'accompagner à titre de soeur. + +-- C'était de la folie à vous, Jane. Pensez quelle tâche vous +acceptiez; quels incessants labeurs dans un pays où la fatigue tue +les plus forts, et vous êtes faible! Vous connaissez Saint-John; +il vous demanderait l'impossible: avec lui, il ne faudrait même +pas se reposer pendant les heures les plus chaudes; et j'ai +remarqué que malheureusement vous vous efforciez de faire tout ce +qu'il vous demandait. Je suis étonnée que vous ayez eu le courage +de refuser sa main. Vous ne l'aimez donc pas, Jane? + +-- Non, pas comme mari. + +-- Cependant il est beau. + +-- Et moi, Diana, je suis si laide; nous ne pouvions pas nous +convenir. + +-- Laide! vous? pas le moins du monde. Vous êtes bien trop jolie +et bien trop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta!» + +Et de nouveau elle me supplia vivement de renoncer à mon projet +d'accompagner son frère. + +«Il faut bien que j'y renonce, répondis-je; car tout à l'heure, +lorsque je lui ai répété que j'étais prête à lui servir d'aide, il +a été choqué de mon manque de modestie. Il semblait considérer +comme très étrange ma proposition de l'accompagner sans être +mariée à lui, comme si je n'avais pas toujours été habituée à voir +en lui un frère. + +-- Jane, pourquoi dites-vous qu'il ne vous aime pas? + +-- Je voudrais que vous pussiez l'entendre vous-même sur ce sujet. +Il m'a répété bien des fois que ce n'était pas pour lui qu'il se +mariait, mais pour l'accomplissement de sa tâche; que j'étais +faite pour le travail, non pour l'amour. C'est probablement vrai; +mais, dans mon opinion, puisque je ne suis pas faite pour l'amour, +il s'ensuit que je ne suis pas faite pour le mariage. Diana, ne +serait-il pas cruel d'être enchaînée pour toute la vie à un homme +qui ne verrait en vous qu'un instrument utile? + +-- Oh oui! ce ne serait ni naturel ni supportable. Qu'il n'en soit +plus question. + +-- Et puis, continuai-je, quoique je n'aie pour lui qu'une +affection de soeur, si j'étais forcée de devenir sa femme, peut- +être ses talents me feraient-ils concevoir pour lui un amour +étrange, inévitable et torturant; car il y a quelquefois une +grandeur héroïque dans son regard, ses manières, sa conversation. +Oh! alors je serais bien malheureuse! Il ne désire pas mon amour, +et, si je le lui témoignais, il me ferait sentir que cet amour est +un sentiment superflu qu'il ne m'a jamais demandé et qui ne me +convient pas; je sais qu'il en serait ainsi. + +-- Et pourtant Saint-John est bon, reprit Diana. + +-- Oui, il est bon et grand; mais en poursuivant ses desseins +magnifiques, il oublie avec trop de dédain les besoins et les +sentiments de ceux qui aspirent moins haut que lui: aussi ceux-là +feront mieux de ne pas suivre la même route que lui, de peur que, +dans sa course rapide, il ne les foule aux pieds. Le voilà qui +vient; je vais vous quitter, Diana.» + +Le voyant ouvrir la porte du jardin, je montai rapidement dans ma +chambre. + +Mais je fus forcée de me trouver avec lui à l'heure du souper. +Pendant le repas, il fut aussi calme qu'à l'ordinaire. Je croyais +qu'il me parlerait à peine, et j'étais persuadée qu'il avait +renoncé à ses projets de mariage; je vis bientôt que je m'étais +trompée dans mes deux suppositions. Il me parla comme +ordinairement, ou du moins comme il me parlait depuis quelque +temps, c'est-à-dire avec une politesse scrupuleuse. Sans doute il +avait invoqué l'aide de l'Esprit saint pour dompter sa colère, et +il croyait m'avoir pardonné encore une fois. + +Quand l'heure de la lecture du soir fut venue, il choisit le vingt +et unième chapitre de l'Apocalypse. De tout temps, j'avais aimé à +lui entendre prononcer les paroles de la Bible; mais jamais sa +belle voix ne me paraissait si douce et si sonore, ni ses manières +si imposantes dans leur noble simplicité, que lorsqu'il nous +lisait les prophéties de Dieu. Ce soir-là, sa voix prit un timbre +encore plus solennel et ses manières une intention plus +pénétrante. Il était assis au milieu de nous; la lune de mai +brillait à travers les fenêtres dépouillées de leurs rideaux, et +rendait presque inutile la lumière posée sur la table. Saint-John +était penché sur sa vieille Bible, et lisait les pages où saint +Jean raconte qu'il a vu un nouveau ciel et une nouvelle terre, +«que Dieu viendra habiter parmi les hommes, qu'il essuiera toute +larme de leurs yeux, qu'il n'y aura plus ni mort, ni deuil, ni +cri, ni travail, car ce qui était auparavant sera passé.» + +Au moment où il lut le verset suivant, je fus douloureusement +frappée; car je sentis, par une légère altération dans sa voix, +que ses yeux s'étaient tournés de mon côté. Voici ce qu'il +contenait: + +«Celui qui vaincra héritera toutes choses; je serai son Dieu et il +sera mon fils.» Puis Saint-John continua d'une voix lente et +claire «Les timides, les incrédules, etc., leur part sera dans +l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort.» + +Plus tard, je sus laquelle de ces deux destinées Saint-John +craignait pour moi. + +Il lut ces derniers mots avec un accent de triomphe mêlé d'une +ardente inspiration. Il croyait voir déjà son nom écrit dans le +livre de vie, et il aspirait vers l'heure qui lui ouvrirait cette +cité «où les rois de la terre apportent ce qu'ils ont de plus +magnifique et de plus précieux, et qui n'a besoin ni de soleil ni +de lune pour l'éclairer; car la gloire de Dieu l'éclaire, et +l'agneau est son flambeau.» + +Il déploya toute son énergie dans la prière qui suivit la lecture +de la Bible; son zèle s'éveilla. Il méditait profondément, +s'entretenait avec Dieu et semblait se préparer à une victoire. Il +demanda la force pour les coeurs faibles, la lumière pour ceux qui +s'écartent du troupeau, le retour même à la onzième heure du jour +pour ceux que les tentations du monde ou de la chair ont entraînés +loin du droit chemin; il supplia l'Éternel d'arracher un tison à +la fournaise ardente. Il y a toujours quelque chose d'imposant +dans une semblable véhémence. Je fus d'abord étonnée de sa prière; +mais, lorsque je le vis continuer et s'animer, je fus touchée et +enfin saisie de respect. Il sentait si bien ce qu'il y avait de +grand et de bon dans son dessein, que ceux qui l'entendaient ne +pouvaient pas sentir autrement que lui. + +La prière achevée, nous prîmes congé de lui. Il devait partir le +lendemain de très bonne heure. Après l'avoir embrassé, Diana et +Marie quittèrent la chambre: il me sembla qu'il le leur avait +demandé tout bas. Je lui tendis la main et je lui souhaitai un bon +voyage. + +«Merci, Jane, me dit-il; je reviendrai dans une quinzaine de +jours; je vous laisse encore ce temps-là pour réfléchir. Si +j'écoutais l'orgueil humain, je ne vous parlerais plus de mariage; +mais je n'écoute que mon devoir, et je n'ai en vue que la gloire +de Dieu. Mon maître a été patient, je le serai aussi. Je ne veux +pas vous laisser à votre perdition comme un vase de colère; +repentez-vous pendant qu'il en est encore temps. Rappelez-vous +qu'il nous est commandé de travailler tant que le jour dure; car +la nuit approche, où aucun homme ne pourra plus travailler. +Souvenez-vous du sort de ceux qui veulent avoir toutes leurs joies +sur la terre. Dieu vous donne la force de choisir cette richesse +que personne ne pourra vous enlever!» + +Il posa sa main sur ma tête en prononçant ces derniers mots. Il +avait parlé avec véhémence et douceur. Son regard n'était +certainement pas celui d'un amant qui contemple sa maîtresse, mais +celui d'un pasteur qui rappelle sa brebis errante, ou plutôt celui +d'un ange gardien surveillant l'âme qui lui a été confiée. Tous +les hommes de talent, que ce soient des hommes de sentiment ou +non, des prêtres zélés ou des despotes, pourvu toutefois qu'ils +soient sincères, ont leurs moments sublimes lorsqu'ils règnent et +soumettent. Je sentis pour Saint-John une vénération si forte que +je me trouvai tout à coup arrivée au point que j'évitais depuis si +longtemps. Je fus tentée de cesser toute lutte, de me laisser +entraîner par le torrent de sa volonté, de m'engloutir dans le +gouffre de son existence et d'y sacrifier ma vie. Il me dominait +presque autant que m'avait autrefois dominée M. Rochester, pour +une cause différente; dans les deux cas, j'étais folle. Céder +autrefois eût été manquer aux grands principes; céder maintenant +eût été une erreur de jugement. Je vois tout cela clairement, à +présent que la crise douloureuse est passée. Alors je n'avais pas +conscience de ma folie. + +Je me sentais impuissante sous le contact de ce prêtre; j'oubliai +mes refus. Mes craintes se dissipèrent; mes efforts furent +paralysés. Cette union que j'avais jadis repoussée devenait +possible à mes yeux: tout changeait subitement. La religion +m'appelait, les anges me faisaient signe de venir, Dieu +commandait; la vie se déroulait rapidement devant moi; les portes +de la mort s'ouvraient, et au delà me laissaient voir l'éternité. +Il me semblait que, pour y être heureuse, je pourrais tout +sacrifier en ce monde; cette sombre chambre me paraissait pleine +de visions. + +«Pourriez-vous vous décider maintenant? me demanda le +missionnaire. + +Son accent était doux, et il m'attira amicalement vers lui. Oh! +combien cette douceur était plus puissante que la force! Je +pouvais résister à la colère de Saint-John; sa bonté me faisait +plier comme un roseau: et pourtant, j'eus toujours conscience que, +si je cédais, je m'en repentirais un jour. Une heure de prière +solennelle n'avait pas pu changer sa nature; elle n'avait pu que +l'élever. + +«Je pourrais me décider si j'étais certaine, répondis-je; je +pourrais jurer de devenir votre femme si j'étais convaincue que +telle est la volonté de Dieu; et plus tard advienne que pourra! + +-- Mes prières sont exaucées!» s'écria Saint-John. + +Il pressa plus fortement sa main sur ma tête, comme s'il se fût +emparé de moi; il m'entoura de ses bras presque comme s'il m'eût +aimée: je dis presque; je pouvais apprécier la différence, car je +savais ce que c'est que d'être aimé; mais comme lui j'avais mis +l'amour hors de question, et je ne pensais qu'au devoir. Des +nuages flottaient encore devant mes yeux, et je luttais pour les +écarter. Je désirais sincèrement et avec ardeur faire ce qui était +bien, et je ne demandais au ciel que de me montrer le sentier à +suivre. Jamais je n'avais été si excitée. Le lecteur jugera si ce +qui se passa alors fut le résultat de mon exaltation. + +La maison était tranquille; car je crois que, sauf Saint-John et +moi, tout le monde reposait. La seule lumière qui nous éclairât +s'éteignait; la lune brillait dans la chambre. Mon coeur battait +rapidement; j'entendais ses pulsations. Tout à coup, ses +battements furent arrêtés par une sensation inexprimable, qui +bientôt se communiqua à ma tête et à mes membres. Cette sensation +ne ressemblait pas à un choc électrique; mais elle était aussi +aiguë, aussi étrange, aussi émouvante. On eût dit que, jusque-là, +ma plus grande activité n'avait été qu'une torpeur d'où l'on me +commandait de sortir. Mes sens s'éveillaient haletants; mes yeux +et mes oreilles attendaient; ma chair frémissait sur mes os. + +«Qu'avez-vous entendu? qu'avez-vous vu?» me demanda Saint-John. + +Je n'avais rien vu; mais j'avais entendu une voix me crier: + +«Jane! Jane! Jane!» et rien de plus. + +Oh Dieu! qui pouvait-ce être? J'aspirai l'air avec force. + +J'aurais pu dire: «Où est-ce?» car cette voix ne sortait ni de la +chambre, ni de la maison, ni du jardin, ni de l'air, ni des abîmes +de la terre, ni du ciel. Je l'avais entendue; mais où, et comment? +il m'eût été impossible de le dire. C'était la voix d'un être +humain, une voix bien connue et bien aimée, celle Édouard +Rochester. Elle était triste, douloureuse, sauvage, aérienne, et +semblait prier. + +«Je viens, m'écriai-je; attendez-moi. Oh! je vais venir.» + +Je courus ouvrir la porte, et je regardai dans le corridor: il +était sombre. Je courus dans le jardin: il était vide. + +«Où êtes-vous?» m'écriai-je. + +Les montagnes derrière Marsh-Glen répétèrent faiblement: «Où êtes- +vous?» J'écoutai. Le vent soupirait doucement dans les sapins; +tout autour de moi je ne vis que la solitude des marais et la +solitude de la nuit. + +«Va-t'en, superstition! m'écriai-je en voyant un spectre noir se +dessiner près des ifs déjà si obscurs. Ce n'est pas là une de tes +déceptions; ce n'est pas là un effet de ta puissance; c'est +l'oeuvre de la nature. Elle s'est éveillée et a fait tous ses +efforts.» + +Je m'éloignai violemment de Saint-John, qui m'avait suivie et +voulait me retenir. Mon tour était venu; ma puissance était en +jeu, et je me sentais pleine de force. Je lui demandai de ne me +faire ni questions ni remarques. Je le priai de me quitter: il me +fallait être seule, je le voulais. Il céda aussitôt. Quand on a +une énergie assez forte pour bien commander, il est facile de se +faire obéir. Je montai dans ma chambre; je m'enfermai; je tombai à +genoux, et je priai à ma manière: manière bien différente de celle +de Saint-John, mais efficace aussi. Il me semblait que j'étais +tout près d'un puissant esprit, et, pleine de gratitude, mon âme +se précipitait à ses pieds. Je me relevai après cette action de +grâces, je pris une résolution, et je me couchai éclairée et +décidée. J'attendis le jour avec impatience. + + + +CHAPITRE XXXVI + +Le jour arriva enfin. Je me levai à l'aurore. Pendant une heure ou +deux je m'occupai à ranger mes tiroirs, ma garde-robe et tout ce +que contenait ma chambre, afin de les laisser dans l'état +qu'exigeait une courte absence. Pendant ce temps, j'entendis +Saint-John quitter sa chambre. Il s'arrêta devant la mienne. Je +craignais qu'il ne frappât; mais non: il se contenta de glisser +une feuille de papier sous ma porte. Je la pris et je lus ces +mots: + +«Vous m'avez quitté trop subitement hier au soir. Si seulement +vous étiez restée un peu plus de temps, vous auriez posé votre +main sur la croix du chrétien, sur la couronne des anges. Je +reviendrai dans quinze jours, et alors je m'attends à vous trouver +tout à fait décidée. Pendant ce temps, priez et veillez, afin de +n'être pas tentée; je crois que l'esprit a bonne volonté, mais la +chair est faible. Je prierai pour vous à toute heure. + +«Tout à vous, Saint-John.» + +«Mon esprit, me dis-je, veut faire ce qui est bien, et j'espère +que ma chair est assez forte pour accomplir la volonté du ciel, +lorsque cette volonté me sera clairement démontrée. En tous cas, +elle sera assez forte pour chercher, sortir des nuages et du +doute, et trouver la lumière et la certitude.» + +Bien qu'on fût au 1er du mois de juin, la matinée était froide et +sombre, la pluie fouettait les vitres. J'entendis Saint-John +ouvrir la porte de devant, et, regardant à travers la fenêtre, je +le vis traverser le jardin; il prit un chemin au-dessus des marais +brumeux, et qui allait dans la direction de Whitcross. C'était là +qu'il devait rencontrer la voiture. + +«Dans quelques heures je suivrai la même route que vous, pensai- +je; moi aussi j'irai chercher une voiture à Whitcross; moi aussi +j'ai en Angleterre quelqu'un dont je voudrais savoir des nouvelles +avant de partir pour toujours.» + +Il me restait encore deux heures avant le déjeuner; je me mis à me +promener doucement dans ma chambre, et à songer à l'événement qui +m'avait fait prendre cette résolution subite. + +Je me rappelais la sensation que j'avais éprouvée, car elle me +revenait toujours aussi étrange. Je me rappelais la voix que +j'avais entendue. De nouveau je me demandai d'où elle pouvait +venir, mais aussi vainement qu'auparavant; il me semblait que ce +n'était pas du monde extérieur. Je me disais que c'était peut-être +une simple impression nerveuse, une illusion, et pourtant je ne +pouvais pas le croire; cela ressemblait plutôt à une inspiration. +Ce choc était venu comme le tremblement de terre qui remua les +fondements de la prison de saint Paul et de Silas; il avait ouvert +la porte de mon âme, l'avait délivrée de ses chaînes, sortie de +son sommeil, et elle s'était éveillée tremblante, attentive et +étonnée. Alors trois fois un cri résonna à mes oreilles +épouvantées, dans mon coeur haletant et dans mon esprit inquiet et +ce cri n'avait rien de surprenant ni de terrible, mais il semblait +bien plutôt joyeux de cet effort qu'il avait pu faire sans le +secours du corps. + +«Dans peu de jours, me dis-je en achevant ma rêverie, je saurai +quelque chose sur celui dont la voix m'a appelée la nuit dernière. +Les lettres ont été inutiles; je tenterai des recherches +personnelles.» + +Au déjeuner, j'annonçai à Marie et à Diana que j'allais partir +pour un voyage et que je serais absente au moins quatre jours. + +«Vous allez partir seule? me dirent-elles. + +-- Oui, répondis-je; je pars pour savoir des nouvelles d'un ami +dont je suis inquiète depuis quelque temps.» + +Elles auraient pu m'objecter qu'elles étaient mes seules amies, +car je le leur avais souvent dit, et je suis même persuadée +qu'elles y pensèrent dans le moment; mais avec leur délicatesse +naturelle, elles s'abstinrent de toute observation. Diana seule me +demanda si j'étais sûre d'être assez bien portante pour voyager; +elle me dit que j'étais très pâle. Je répondis que l'inquiétude +seule me faisait souffrir, et que j'espérais en être bientôt +délivrée. + +Il me fut facile de faire mes préparatifs, car je ne fus troublée +ni par les questions ni par les soupçons. Lorsque je leur eus dit +que je ne pouvais pas m'expliquer, elles acceptèrent gracieusement +mon silence, et moi je ne fus pas tentée de le rompre; elles me +laissèrent agir librement, comme moi-même je l'aurais fait à leur +égard dans de semblables circonstances. + +Je quittai Moor-House vers trois heures, et, un peu après quatre +heures, j'étais devant le poteau de Whitcross, attendant la +voiture qui devait me mener à Thornfield. Je l'entendis de loin, +grâce au silence de ces montagnes solitaires et de ces routes +désertes. Il y avait un an, j'étais descendue de cette même +voiture, dans ce même endroit, désolée, sans espoir et sans but Je +fis signe et la voiture s'arrêta; j'entrai, sans être forcée cette +fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une +place. J'étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je +ressemblais à un pigeon voyageur qui retourne chez lui. + +Le voyage était de trente-six heures; j'étais partie de Whitcross +un mardi dans l'après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher +s'arrêta pour donner à boire aux chevaux, dans une auberge située +au milieu d'un pays dont les buissons verts, les grands champs et +les montagnes basses et pastorales me frappèrent comme les traits +d'un visage connu. Combien ces aspects me semblèrent gracieux! +combien cette verdure me parut avoir de douces teintes, quand je +songeai aux sombres marais de Morton! Oui, je connaissais ce +paysage et je savais que j'approchais de mon but. + +«À quelle distance est le château de Thornfield? demandai-je au +garçon d'écurie. + +-- À deux milles à travers champs, madame. + +-- Voilà mon voyage fini,» pensai-je. + +Je descendis de voiture; je chargeai le garçon de garder ma malle +jusqu'à ce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai +un pourboire au cocher, et je partis. Le soleil brillait sur +l'enseigne de l'auberge, et je lus ces mots en lettres d'or: Aux +Armes des Rochester. Mon coeur se soulevait; j'étais déjà sur les +terres de mon maître; je me mis à penser, et je me dis tout à +coup: «M. Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quand +même il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec +lui? sa femme folle. Tu ne peux rien faire ici; tu n'oseras pas +lui parler, ni même rechercher sa présence; tu te donnes une peine +inutile, tu ferais mieux de ne pas aller plus loin. Demande des +détails aux gens de l'auberge; ils te diront tout ce que tu +désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demander à cet +homme si M. Rochester est chez lui.» + +Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas +l'accepter; je craignais une réponse désespérante. Prolonger le +doute, c'était prolonger l'espoir. Je pouvais encore voir le +château sous un bel aspect; devant moi étaient la barrière et les +champs que j'avais franchis le matin où j'avais quitté Thornfield, +sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furie vengeresse +qui me châtiait sans cesse. Avant d'être encore décidée, je me +trouvai déjà au milieu des champs. Comme je marchais vite! je +courais même quelquefois. Comme je regardais en avant pour +apercevoir les bois bien connus! comme je saluais les arbres, les +prairies et les collines que j'avais parcourues! + +Enfin, j'aperçus les sombres bois où nichaient les corneilles; un +croassement vint rompre la tranquillité du matin. Une joie étrange +me remplissait, j'avançais rapidement. Je traversai encore un +champ, je longeai encore un sentier; on apercevait les murs de la +cour et les dépendances de derrière: la maison était encore cachée +par le bois des corneilles. + +«Je veux la voir d'abord en face, me dis-je; au moins j'apercevrai +ses créneaux hardis qui frappent le regard, et je distinguerai la +fenêtre de mon maître; peut-être y sera-t-il. Il se lève tôt, +peut-être qu'il se promène maintenant dans le verger ou sur le +devant de la maison. Si seulement je pouvais le voir, rien qu'un +moment! Je ne serais certainement pas assez folle pour courir vers +lui; et pourtant je ne puis pas l'affirmer, je n'en suis pas sûre. +Et alors qu'arriverait-il? Dieu veille sur lui! Si je goûtais +encore une fois au bonheur que son regard sait me donner, qui en +souffrirait? Mais je suis dans le délire; peut-être, en ce moment, +contemple-t-il un lever de soleil sur les Pyrénées ou sur les mers +agitées du Sud.» + +J'avais longé le petit mur au verger et je venais de tourner +l'angle. Entre deux piliers de pierre surmontés de boules +également en pierre, se trouvait une porte qui conduisait aux +prairies. Placée derrière l'un de ces piliers, je pouvais +contempler toute la façade de la maison; j'avançai ma tête avec +précaution pour voir si aucun des volets des chambres à coucher +n'était ouvert: créneaux, fenêtres, façade, je devais tout +apercevoir de là. + +Les corneilles qui volaient au-dessus de ma tête m'examinaient +peut-être pendant ce temps. Je ne sais ce qu'elles pensaient; +elles durent me trouver d'abord très attentive et très timide; +puis, petit à petit, très hardie et très inquiète. Je jetai +d'abord un coup d'oeil, puis un long regard; ensuite je sortis de +ma retraite et j'avançai dans la prairie. Je m'arrêtai tout à coup +devant la façade, et je la regardai d'un air à la fois hardi et +abattu; elles purent se demander ce que signifiait cette timidité +affectée du commencement et ces yeux stupides et sans regard de la +fin. + +Lecteurs, écoutez une comparaison: + +Un amant trouve sa maîtresse endormie sur un banc de mousse, il +voudrait contempler son beau visage sans l'éveiller. Il marche +doucement sur le gazon pour ne pas faire de bruit; il s'arrête, +croyant qu'elle a remué; il recule; pour rien au monde il ne +voudrait être vu. Tout est tranquille; il avance de nouveau; il se +penche sur elle; un voile léger recouvre ses traits; il le soulève +et se baisse vers elle; son oeil va apercevoir une beauté +florissante, adorable dans son sommeil. Comme son premier regard +est ardent, comme il la contemple! Mais tout à coup il tressaille; +il presse violemment entre ses bras ce corps que tout à l'heure il +n'osait pas toucher avec ses doigts. Il crie un nom, dépose son +fardeau à terre et le regarde avec égarement; et il continue à la +presser, à l'appeler, à la regarder, car il ne craint plus de +l'éveiller par aucun cri ni par aucun mouvement! Il croyait +trouver celle qu'il aimait doucement endormie, et il a trouvé un +cadavre. + +Et moi, je dirigeais mes regards joyeux vers une belle maison, et +je n'aperçus qu'une ruine noircie par la fumée. + +Il n'y avait pas besoin de me cacher derrière un poteau, de +regarder les volets des chambres, dans la crainte de réveiller +ceux qui y dormaient; il n'y avait pas besoin d'écouter les portes +s'ouvrir ou de croire entendre des pas sur le pavé ou le long de +la promenade. La pelouse, les champs, étaient foulés aux pieds et +dévastés; le portail était dépouillé de ses portes; la façade +était telle que je l'avais vue dans un de mes rêves: un mur haut +et fragile, percé de fenêtres sans châssis, ni toit, ni créneaux, +ni cheminées; tout avait été détruit. + +Alentour régnaient le silence de la mort et la solitude du désert. +Je ne m'étonnai plus que mes lettres fussent restées sans réponse; +autant les envoyer dans le caveau d'une église. En regardant les +pierres noircies, il était facile de comprendre que le château +avait été détruit par le feu; mais qui l'avait allumé? Comment ce +malheur était-il arrivé? La perte du marbre, du plâtre et du bois, +avait-elle été le seul malheur? Ou bien des existences avaient- +elles été détruites comme la maison? Lesquelles? Effrayante +question, à laquelle personne ne pouvait me répondre. Il ne +m'était même pas possible d'avoir recours à des signes ou à des +preuves muettes. + +En me promenant autour des murs en ruine et en parcourant le +château dévasté, je reconnus que l'incendie devait être déjà un +peu ancien. La neige s'était frayé un chemin sous cette arche +vide, et les pluies d'hiver étaient entrées dans ces trous qui +jadis servaient de fenêtres; le printemps avait jeté ses semences +dans ces amas de décombres; le gazon recouvrait les pierres et les +solives; mais, pendant ce temps, où était le malheureux +propriétaire de ces ruines? Dans quel pays demeurait-il? qui +veillait sur lui? mes yeux se dirigèrent involontairement du côté +de la tour de la vieille église et je me dis: «Est-il allé +chercher un abri dans l'étroite maison de marbre des Rochester?» + +Il me fallait des renseignements, et je ne pouvais les obtenir +qu'à l'auberge; j'y retournai promptement. L'hôte m'apporta lui- +même mon déjeuner dans le parloir. Je le priai de fermer la porte +et de s'asseoir, parce que j'avais quelques questions à lui faire; +mais je ne savais par où commencer, tant je craignais sa réponse! +et pourtant le spectacle que je venais d'avoir sous les yeux +m'avait un peu préparée à un récit douloureux. L'hôte était un +homme d'âge mûr et d'apparence respectable. + +«Vous connaissez sans doute le château de Thornfield? hasardai-je +enfin. + +-- Oui, madame, j'y ai demeuré autrefois. + +-- Vous! Pas de mon temps, pensai-je; car votre visage m'est +étranger. + +-- J'ai été le sommelier du défunt M. Rochester,» ajouta-t-il. + +Défunt! Il me sembla que je venais de recevoir en pleine poitrine +le coup que je cherchais à éviter. + +«Défunt! murmurai-je; est-il donc mort? + +-- Je parle du père de M. Édouard, le maître actuel,» dit-il. + +Je respirai de nouveau et mon sang coula librement; ces mots +m'avertissaient que M. Édouard, mon M. Rochester à moi (Dieu +veille sur lui!) était vivant. Le maître actuel! mots doux à +entendre! il me semblait que maintenant je pouvais tout apprendre, +avec un calme relatif du moins; puisqu'il n'était pas dans le +tombeau, je croyais pouvoir apprendre avec tranquillité qu'il se +fût réfugié même aux antipodes. + +«M. Rochester est-il au château de Thornfield?» demandai-je. + +Je savais bien quelle réponse je recevrais, mais je désirais +éloigner le plus possible toute question positive sur le lieu de +sa résidence. + +«Oh! non, madame, me répondit-il; personne n'y demeure. Vous +n'êtes pas du pays; sans cela vous sauriez ce qui est arrivé +l'automne dernier. Le château n'est plus qu'une ruine; il a été +brûlé vers l'époque des moissons. C'est un horrible malheur; des +valeurs énormes ont été détruites; c'est à peine si l'on a pu +sauver quelques meubles. Le feu s'est déclaré dans la nuit, et, +avant que la nouvelle fut connue à Millcote, le château était déjà +un amas de flammes; c'était un affreux spectacle; j'en ai été +témoin. + +-- Au milieu de la nuit, murmurai-je; oui, c'était là l'heure +fatale à Thornfield... Connaît-on la cause de l'incendie? +demandai-je. + +-- On l'a devinée, madame, ou plutôt je devrais dire qu'on en +était sûr. Vous ne savez peut-être pas, continua-t-il en +approchant sa chaise de la table et en parlant plus bas, qu'il y +avait une folle enfermée dans la maison. + +-- J'en ai entendu parler. + +-- Eh bien! madame, elle était bien gardée; pendant plusieurs +années, personne n'était sûr qu'elle existait, car on ne la voyait +jamais; la rumeur publique disait seulement que quelqu'un était +caché au château; mais il était difficile de savoir qui. On disait +que M. Édouard avait amené cette femme avec lui, et quelques-uns +prétendaient que c'était une ancienne maîtresse; mais une chose +étrange arriva l'année dernière.» + +Je craignis de l'entendre raconter ma propre histoire, et je +m'efforçai de le ramener au fait. + +«Et cette folle? dis-je. + +-- Cette folle, madame, se trouva être femme de M. Rochester; +cette découverte se fit de la plus étrange manière. Il y avait au +château une jeune institutrice dont M. Rochester... + +-- Mais l'histoire de l'incendie, interrompis-je. + +-- J'y arrive, madame; dont M. Rochester tomba amoureux. Les +domestiques disent qu'ils n'ont jamais vu personne aussi +éperdument amoureux que lui; il la suivait partout; les +domestiques l'épiaient, car vous savez, madame, que c'est leur +habitude. M. Rochester l'admirait au delà de tout ce qu'on peut +s'imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait très jolie. +Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je +ne l'ai jamais vue, mais j'ai entendu Léah, la bonne, parler +d'elle; Léah l'aimait assez. M. Rochester avait quarante ans et +l'institutrice n'en avait pas vingt; vous savez que quand les +hommes de cet âge tombent amoureux de jeunes filles, ils sont +comme ensorcelés. Eh bien! M. Rochester voulait l'épouser. + +-- Vous me raconterez cela plus tard, dis-je; j'ai des raisons +pour désirer connaître le récit de l'incendie. A-t-on soupçonné la +folle d'y avoir pris part? + +-- Vous l'avez dit, madame; il est certain que c'est elle et aucun +autre qui a mis le feu. Il y avait une personne chargée de la +garder; elle s'appelait Mme Poole. C'était une femme capable pour +ce qu'elle avait à faire, et vraiment digne de confiance: elle +n'avait qu'un défaut, défaut commun chez ces gens-là: elle gardait +toujours près d'elle une bouteille de genièvre, et de temps en +temps elle buvait une goutte de trop. C'était pardonnable; elle +avait une vie si rude! mais c'était dangereux: car, lorsqu'après +avoir bu, Mme Poole s'endormait profondément, la folle, qui était +aussi maligne qu'une sorcière, prenait les clefs dans sa poche, +sortait de la chambre et allait rôder dans la maison pour y faire +tout le mal qui lui venait en tête. On dit qu'une fois elle a +tenté de brûler M. Rochester dans son lit; mais je ne connais pas +bien cette histoire. La nuit de l'incendie, elle a d'abord mis le +feu aux rideaux de la chambre qui touche à la sienne; puis elle +est descendue et est arrivée dans la chambre où avait demeuré +l'institutrice (on eût dit qu'elle savait quelque chose de tout ce +qui s'était passé et qu'elle avait de la rancune contre elle); +elle mit le feu au lit: mais heureusement personne n'y était +couché. L'institutrice s'était enfuie deux mois auparavant, et, +bien que M. Rochester l'ait fait chercher comme si elle eût été +tout ce qu'il avait de plus précieux au monde, il n'en entendit +jamais parler. Sa souffrance le jeta dans une sorte d'égarement; +il n'était pas fou, mais néanmoins, il était devenu dangereux. Il +voulait être seul; il renvoya Mme Fairfax, la femme de charge, +chez ses amis, qui demeuraient loin de là; mais il eut des égards, +car il lui fit une rente viagère; «Elle le méritait bien, c'était +une très bonne femme. Mlle Adèle, sa pupille, fut mise en pension; +il rompit avec toutes ses connaissances et s'enferma au château +comme un ermite. + +-- Comment! est-ce qu'il ne quitta pas l'Angleterre? + +-- Quitter l'Angleterre, lui? oh non! Il n'aurait seulement pas +franchi le seuil de sa maison, excepté la nuit, où il se promenait +comme un fantôme dans les champs et le verger. On aurait dit qu'il +avait perdu la raison; et je crois qu'il l'a perdue en effet, car +avant cela c'était l'homme le plus vif, le plus hardi et le plus +fin qu'on ait jamais vu. Ce n'était pas un homme adonné au vin, +aux cartes et aux chevaux, comme beaucoup; d'ailleurs il n'était +pas très beau, mais il était courageux et avait une volonté ferme. +Je l'ai connu tout enfant et, quant à moi, j'ai souhaité bien des +fois que Mlle Eyre se fût noyée avant d'arriver à Thornfield. + +-- Alors M. Rochester était au château quand le feu éclata? + +-- Oui certainement, et il est monté dans les mansardes pendant +que tout était en feu; il a réveillé les domestiques et les a lui- +même aidés à descendre, puis il est retourné pour sauver la folle. +Alors on vint l'avertir qu'elle était sur le toit, qu'elle agitait +ses bras au-dessus des créneaux et qu'elle jetait de tels cris +qu'on eût pu l'entendre à un mille de distance. Je l'ai vue et +entendue: c'était une forte femme avec de longs cheveux noirs qui +flottaient dans la direction opposée aux flammes. J'ai vu, ainsi +que plusieurs autres, j'ai vu M. Rochester monter sur le toit à la +lumière des étoiles. Je l'ai entendu appeler: «Berthe! Puis il +s'approcha d'elle; aussitôt la folle jeta un cri, sauta et tomba +morte sur le pavé. + +-- Morte! + +-- Oui, aussi inanimée que les pierres qui reçurent sa chair et +son sang. + +-- Grand Dieu! + +-- Vous avez raison, madame, c'était effrayant.» + +Il frissonna. + +«Et après? dis-je. + +-- Eh bien après, la maison fut brûlée jusqu'aux fondements; il ne +resta debout que quelques pans de muraille. + +-- Y eut-il d'autres personnes de tuées? + +-- Non, et pourtant cela aurait mieux valu peut-être. + +-- Que voulez-vous dire? + +-- Pauvre M. Édouard! s'écria-t-il. Je ne croyais pas voir jamais +cela. Quelques-uns disent que c'est une juste punition pour avoir +caché son premier mariage et avoir voulu prendre une autre femme +pendant que la sienne vivait encore; mais, quant à moi, je le +plains. + +-- Vous dites qu'il est vivant! m'écriai-je. + +-- Oui, oui; mais beaucoup pensent qu'il vaudrait mieux qu'il fût +mort. + +-- Pourquoi? comment?» + +Et mon sang se glaça de nouveau. + +«Où est-il? demandai-je; est-il en Angleterre? + +-- Oui, il est en Angleterre; il ne peut pas en sortir maintenant, +il y est pour toujours.» + +Combien mon agonie était douloureuse! et cet homme semblait +vouloir la prolonger. + +«Il est aveugle comme les pierres, dit-il enfin, pauvre +M. Édouard!» + +Je craignais pis; je craignais qu'il ne fût fou. Je rassemblai mes +forces pour demander ce qui avait causé ce malheur. + +«Son courage et sa bonté, madame. Il n'a pas voulu quitter la +maison avant que tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester +se fut jetée du toit, il descendit le grand escalier de pierre; +mais, à ce moment, il y eut un éboulement. Il fut retiré de +dessous les ruines vivant, mais grièvement blessé; une poutre +était tombée de manière à le protéger en partie; mais un de ses +yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellement +abîmée, que M. Carter, le chirurgien, a été obligé de la couper +immédiatement; son autre oeil a été brûlé, de sorte qu'il a +complètement perdu la vue, et qu'il est maintenant sans secours, +aveugle et estropié. + +-- Où est-il? où demeure-t-il maintenant? + +-- Au manoir de Ferndean, une propriété qu'il possède à trente +milles d'ici à peu près; c'est un endroit tout à fait désert. + +-- Qui est avec lui? + +-- Le vieux John et sa femme; il n'a voulu personne autre; on dit +qu'il est tout à fait bas. + +-- Avez-vous une voiture quelconque ici? + +-- Nous avons un cabriolet, madame, un très joli cabriolet. + +-- Faites-le préparer tout de suite, et dites à votre garçon que, +s'il peut me mener à Ferndean avant la nuit, je le payerai, lui et +vous, le double de ce qu'on donne ordinairement.» + + + +CHAPITRE XXXVII + +Le manoir de Ferndean était une vieille construction de taille +moyenne, sans prétentions architecturales, et située au milieu des +bois. J'en avais déjà entendu parler. M. Rochester le nommait +souvent, et il y allait quelquefois. Son père avait acheté cette +propriété à cause de ses belles chasses; il l'aurait louée s'il +avait pu trouver des fermiers; mais personne n'en voulait, parce +qu'elle était dans un lieu malsain. Ferndean n'était donc ni +habité ni meublé, à l'exception de deux ou trois chambres qu'on +avait préparées pour l'époque des chasses, époque à laquelle le +propriétaire venait toujours passer quelque temps au château. + +J'arrivai un peu avant la nuit: le ciel était triste, le vent +froid, et j'étais mouillée par une pluie continuelle et +pénétrante; je fis le dernier mille à pied, après avoir renvoyé le +cabriolet et payé au cocher la double rétribution que je lui avais +promise. On n'apercevait pas le château, bien qu'on en fût déjà +tout près, tant le bois qui l'entourait était sombre et épais; des +portes de fer, placées entre des piliers de granit, indiquaient +l'entrée. Après les avoir franchies, je me trouvai dans une demi- +obscurité provenant de deux rangées d'arbres. Entre des troncs +noueux et blancs, et sous des arches de branches, se trouvait un +chemin couvert de gazon et qui longeait la forêt. Je le suivis, +espérant atteindre bientôt le château; mais il continuait toujours +et semblait s'enfoncer de plus en plus. On ne voyait ni champs ni +habitations. + +Je pensai que je m'étais trompée de direction et que je m'étais +perdue. L'obscurité du soir et l'obscurité des bois +m'environnaient. Je regardai tout autour de moi pour chercher une +autre route; il n'y en avait pas: les troncs énormes et les +feuillages épais de l'été s'entrelaçaient étroitement; nulle part +il n'y avait d'ouverture. + +J'avançai; enfin le chemin s'éclaircit; les arbres devinrent moins +touffus. Bientôt j'aperçus une barrière, puis une maison; +l'obscurité rendait difficile de la distinguer des arbres, tant +ses murs, à moitié détruits, étaient humides et verdâtres. Après +avoir franchi une porte fermée simplement par un verrou, je me +trouvai au milieu de champs clos et tout entourés d'arbres; il n'y +avait ni fleurs ni plates-bandes, mais simplement une grande allée +sablée qui bordait une pelouse et conduisait au centre de la +forêt. La maison, vue de face, offrait deux pignons pointus; les +fenêtres étaient étroites et grillées. La porte de devant était +également étroite, et on y arrivait par une marche. C'était bien, +comme me l'avait dit mon hôte, un lieu désolé, aussi tranquille +qu'une église pendant la semaine. La pluie tombant sur les +feuilles de la forêt était le seul bruit qu'on entendit. + +«Peut-il y avoir de la vie ici?» me demandai-je. + +Oui, il y avait une sorte de vie, car j'entendis un mouvement, +l'étroite porte s'ouvrit, et une ombre fut sur le point de sortir +de la grange. + +La porte s'était ouverte lentement, quelqu'un s'avança à la lueur +du crépuscule et s'arrêta sur la marche: c'était un homme; il +avait la tête nue. Il étendit la main, comme pour sentir s'il +pleuvait. Malgré l'obscurité, je le reconnus: c'était mon maître, +Édouard Rochester. + +Je m'arrêtai, je retins mon haleine, et je me mis à l'examiner +sans être vue, hélas! sans pouvoir l'être. Soudaine rencontre où +l'enivrement était bien comprimé par l'amère souffrance! Je n'eus +pas de peine à retenir ma voix et à ne point avancer rapidement. + +Ses contours étaient toujours aussi vigoureux que jadis, un port +aussi droit, ses cheveux aussi noirs; ses traits n'étaient ni +altérés ni abattus; une année de douleur n'avait pas pu épuiser sa +force athlétique ou flétrir sa vigoureuse jeunesse; mais quel +changement dans son expression! Son visage désespéré et inquiet me +fit penser à ces bêtes sauvages ou à ces oiseaux de proie qui, +blessés et enchaînés, sont dangereux à approcher dans leurs +souffrances. L'aigle emprisonné, qu'une main cruelle priva de ses +yeux entourés d'or, devait ressembler à ce Samson aveugle. Croyez- +vous que je craignais sa férocité? Si vous le pensez, vous me +connaissez peu. Je berçais ma douleur de la douce espérance que je +pourrais bientôt déposer un baiser sur ce rude front et sur ces +paupières fermées; mais le moment n'était pas venu, je ne voulais +pas encore m'approcher de lui. + +Il descendit la marche, et avança lentement et en hésitant du côté +de la pelouse. Qu'était devenue sa démarche hardie? Il s'arrêta, +comme s'il n'eût pas su de quel côté tourner. Il étendit la main, +ouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, faisant un grand +effort, dirigea ses yeux vers le ciel et les arbres: je vis bien +que tout pour lui était obscurité. Il leva sa main droite, car il +tenait toujours caché dans sa poitrine le bras qui avait été +mutilé; il semblait vouloir, par le toucher, comprendre ce qui +l'entourait; mais il ne trouva que le vide: les arbres étaient +éloignés de quelques mètres. Il renonça à ses efforts, croisa ses +bras, et resta tranquille et muet sous la pluie qui tombait avec +violence sur sa tête nue. À ce moment, John s'approcha de lui. + +«Voulez-vous prendre mon bras, monsieur? dit-il. Voilà une forte +ondée qui commence: ne feriez-vous pas mieux de rentrer? + +-- Laissez-moi,» répondit-il. + +John se retira sans m'avoir remarquée. M. Rochester essaya de se +promener, mais en vain: tout était trop incertain pour lui. Il se +dirigea vers la maison, et, après être entré, referma la porte. + +Alors je m'approchai et je frappai. La femme de John m'ouvrit. + +«Bonjour, Marie, dis-je; comment vous portez-vous?» + +Elle tressaillit comme si elle eût vu un fantôme; je la +tranquillisai, lorsqu'elle me demanda rapidement: «Est-ce bien +vous, mademoiselle, qui venez à cette heure dans ce lieu +solitaire?» Je lui répondis en lui prenant la main; puis je la +suivis dans la cuisine, où John était assis près d'un bon feu. Je +leur expliquai en peu de mots que j'avais appris tout ce qui était +arrivé à Thornfield, et que je venais voir M. Rochester. Je priai +John de descendre à l'octroi, où j'avais quitté mon cabriolet, et +d'y prendre ma malle que j'y avais laissée. Lorsque j'eus retiré +mon châle et mon chapeau, je demandai à Marie si je ne pourrais +pas coucher une nuit au manoir. Voyant que c'était possible, bien +que difficile, je lui dis que je resterais. À ce moment, une +sonnette se fit entendre dans le salon. + +«Quand vous entrerez au salon, dites à votre maître que quelqu'un +désire lui parler; mais ne me nommez pas, dis-je à Marie. + +-- Je ne pense pas qu'il veuille vous recevoir, dit-elle; il ferme +sa porte à tout le monde.» + +Quand elle revint, je lui demandai ce qu'avait répondu +M. Rochester. + +«Il désire savoir quel est votre nom, et ce que vous voulez, +répondit-elle; puis elle remplit un verre d'eau et le posa sur un +plateau avec deux lumières. + +-- Est-ce pour cela qu'il a sonné? demandai-je. + +-- Oui; bien qu'il soit aveugle, il veut toujours avoir des +lumières le soir. + +-- Donnez-moi le plateau, je le porterai moi-même.» + +Je le lui pris des mains; elle m'indiqua la porte du salon. Le +plateau tremblait dans mes bras, une partie de l'eau tomba du +verre; mon coeur battait avec force. Marie m'ouvrit la porte et la +referma. + +Le salon était triste; un feu négligé brûlait dans la grille, et +l'aveugle, qui occupait cette chambre, se penchait vers le foyer +en appuyant sa tête contre la cheminée antique. Son vieux chien +Pilote était couché en face de lui. L'animal s'était éloigné du +chemin de l'aveugle, comme s'il eût craint d'être involontairement +foulé aux pieds. Au moment où j'entrai, Pilote dressa les +oreilles, se leva en aboyant et bondit autour de moi. Il me fit +presque jeter le plateau. Je le posai sur la table, puis je +m'approchai du chien, je le caressai et je lui dis doucement: «À +bas, Pilote!» M. Rochester se détourna machinalement pour savoir +ce qui avait occasionné ce bruit; mais, ne pouvant rien voir, il +se retourna en soupirant. + +«Donnez-moi l'eau, Marie,» dit-il. + +Je m'approchai avec le verre à moitié plein; Pilote me suivait, +toujours aussi excité. + +«Qu'y a-t-il donc? demanda M. Rochester. + +-- À bas, Pilote!» dis-je de nouveau. + +M. Rochester s'arrêta au moment où il allait porter le verre à ses +lèvres, et sembla écouter. Cependant il but et posa son verre sur +la table. + +«C'est bien vous, Marie, dit-il, n'est-ce pas? + +-- Marie est dans la cuisine.» répondis-je. + +Il avança rapidement la main; mais, ne me voyant pas, il ne put +pas me toucher. + +«Qui est-ce? qui est-ce?» demanda-t-il en s'efforçant de voir. +Effort vain et douloureux! «Répondez-moi, parlez-moi encore! +s'écria-t-il d'un ton haut et impérieux. + +-- Voulez-vous encore un peu d'eau, monsieur? dis-je; car j'en ai +répandu la moitié. + +-- Qui est-ce? qui est-ce qui parle? + +-- Pilote m'a reconnue, répondis-je. John et Marie savent que je +suis ici. Je suis arrivée ce soir. + +-- Grand Dieu! quel prestige, quelle douce folie s'empare de moi? + +-- Il n'y a ni prestige ni folie. Votre esprit, monsieur, est trop +fort pour se laisser aller au prestige, votre santé trop +vigoureuse pour craindre la folie. + +-- Où est celle qui parle? Mais non, ce n'est qu'une voix! Oh! je +ne puis pas la voir! mais il faut que je la sente, ou mon coeur +cessera de battre, et ma tête se brisera. Qui que vous soyez, +laissez-moi vous toucher, ou je mourrai!» + +Il se mit à tâtonner. J'arrêtai sa main errante et je +l'emprisonnai dans les deux miennes. + +«Ce sont bien ses doigts! s'écria-t-il; ses petits doigts +délicats! Alors elle est ici tout entière.» + +Sa main vigoureuse s'échappa des miennes; il saisit mon bras, mon +épaule, mon cou, ma taille; bientôt je me sentis enlacée par lui. + +«Est-ce Jane? est-ce bien elle? Voilà ses formes, sa taille. + +-- Et c'est sa voix, ajoutai-je. C'est elle tout entière, c'est +toujours son même coeur pour vous. Dieu vous bénisse, monsieur! je +suis heureuse d'être près de vous. + +-- Jane Eyre! Jane Eyre! fut tout ce qu'il put dire. + +-- Oui, mon cher maître, répondis-je; je suis Jane Eyre. Je vous +ai retrouvé et je reviens vers vous. + +-- Est-ce bien vous en chair et en os? Êtes-vous bien ma Jane +vivante? + +-- Vous me touchez, monsieur, et vous me tenez assez ferme. Je ne +suis pas froide comme un cadavre, et je ne m'échappe pas comme un +esprit. + +-- Ma bien-aimée vivante! Ce sont certainement ses membres, ses +traits; mais je ne puis pas être si heureux après toutes mes +souffrances. C'est un rêve. Souvent la nuit j'ai rêvé que je la +tenais pressée contre mon coeur, comme maintenant, et je +l'embrassais, et je sentais qu'elle m'aimait et qu'elle ne me +quitterait pas. + +-- Non, monsieur, je ne vous quitterai plus jamais. + +-- C'était ce que me disait mon rêve; mais je m'éveillais +toujours, et je me voyais cruellement trompé. Je me retrouvais +seul et abandonné; ma vie continuait à être sombre, isolée et sans +espoir. L'eau était interdite à mon âme altérée, le pain à mon +coeur affamé. Douce vision que je presse dans mes bras, toi aussi +tu t'envoleras; comme tes soeurs tu disparaîtras. Mais embrassez- +moi avant de partir, Jane, embrassez-moi encore une fois. + +-- Oh! oui, monsieur.» + +Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints +maintenant. Je soulevai ses cheveux et je baisai son front. Il +sembla se réveiller tout à coup et se convaincre qu'il n'était pas +le jouet d'un songe. + +«C'est vous, Jane, n'est-ce pas? dit-il; et vous êtes revenue vers +moi? + +-- Oui monsieur. + +-- Alors vous n'êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou +dans quelque torrent? Vous n'êtes pas méprisée chez des étrangers? + +-- Non, monsieur; je suis indépendante maintenant. + +-- Indépendante! que voulez-vous dire, Jane? + +-- Mon oncle de Madère est mort et m'a laissé cinq mille livres +sterling. + +-- Ah! s'écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n'aurais jamais rêvé +cela. Et puis, c'est bien sa voix si animée, si piquante et +pourtant si douce; elle réjouit mon âme flétrie et y ramène la +vie. Comment, Jane, vous êtes indépendante, vous êtes riche? + +-- Oui, monsieur; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer +avec vous, je pourrai faire bâtir une maison tout près de la +vôtre. Le soir, quand vous aurez besoin de compagnie; vous +viendrez vous asseoir dans mon salon. + +-- Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute +des amis qui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas +dévouer votre vie à un pauvre aveugle? + +-- Je vous ai dit, monsieur, que j'étais aussi indépendante que +riche. Je suis ma maîtresse. + +-- Et voulez-vous rester avec moi? + +-- Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas; je serai +votre voisine, votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous +ai trouvé seul, je serai votre compagne; je lirai pour vous; je me +promènerai avec vous; je m'assiérai près de vous; je vous +servirai; je serai vos mains et vos yeux. Cessez de paraître +triste, mon cher maître; tant que je vivrai, vous ne serez pas +seul.» + +Il ne répondit pas; il semblait sérieux et absorbé; il soupira; il +entr'ouvrit ses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je +me sentis embarrassée; j'avais peut-être mis trop d'empressement +dans mes offres; peut-être j'avais trop brusquement sauté par- +dessus les convenances; et lui, comme Saint-John, avait été choqué +de mon étourderie. C'est qu'en faisant ma proposition, j'avais la +pensée qu'il désirait et voulait faire de moi sa femme. Bien qu'il +ne l'eût pas dit, j'étais persuadée qu'il me réclamerait comme sa +propriété; mais, voyant qu'il ne disait rien sur ce sujet et que +sa contenance devenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je +m'étais peut-être trompée et que j'avais agi trop légèrement. +Alors j'essayai de me retirer doucement de ses bras; mais il me +pressa avec force contre lui. + +«Non, non, Jane, s'écria-t-il; ne partez pas. Je vous ai touchée, +entendue; j'ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi, +toute la douceur d'être consolé par vous; je ne puis pas renoncer +à ces joies. J'ai peu de chose à moi; il faut du moins que je vous +possède. Le monde pourra rire; il pourra m'appeler absurde et +égoïste, n'importe mon âme a besoin de vous: elle veut être +satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps qui +l'enchaîne. + +-- Eh bien, monsieur, je resterai avec vous; je vous l'ai promis. + +-- Oui; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez +une chose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à +être toujours près de moi, à me servir comme une complaisante +petite garde-malade; car vous avez un coeur affectueux, un esprit +généreux, et vous êtes prête à faire de grands sacrifices pour +ceux que vous plaignez. Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne +devrais avoir pour vous que des sentiments paternels; est-ce là +votre pensée, dites-moi? + +-- Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai +d'être votre garde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux. + +-- Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane; +vous êtes jeune et vous vous marierez un jour. + +-- Je ne désire pas me marier. + +-- Il faut le désirer, Jane. Si j'étais comme jadis, je +m'efforcerais de vous le faire désirer, mais un malheureux +aveugle!... + +Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement; moi, au +contraire, je devins plus gaie et je repris courage; ces dernières +paroles me montraient où était l'obstacle, et comme ce n'était pas +un obstacle à mes yeux, je me sentis de nouveau à l'aise; je +repris la conversation avec plus de vivacité. + +«Il est temps que quelqu'un vous humanise, dis-je en séparant ses +cheveux longs et épais; car je vois que vous avez été changé en +lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux +air de Nabuchodonosor; vos cheveux me rappellent les plumes de +l'aigle; mais je n'ai pas encore remarqué si vous avez laissé +pousser vos ongles comme des griffes d'oiseau. + +-- Au bout de ce bras, il n'y a ni main ni ongles, dit-il en +tirant de sa poitrine ce membre mutilé et en me le montrant; +spectacle horrible! n'est-ce pas, Jane? + +-- Oui, il est douloureux de le voir; il est douloureux à voir vos +yeux éteints et la cicatrice de votre front; et ce qu'il y a de +pis, c'est qu'on court le danger de vous aimer trop à cause de +tout cela et de vous mettre au-dessus de ce que vous valez. + +-- Je croyais, Jane, qu'envoyant mon bras et les cicatrices de mon +visage, vous seriez révoltée. + +-- Comment, vous pensiez cela! Ne me le dites pas du moins; car +alors j'aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant +laissez-moi vous quitter un instant pour faire un bon feu et +nettoyer le foyer. Pouvez-vous distinguer un feu brillant? + +-- Oui; de l'oeil droit j'aperçois une lueur. + +-- Et vous voyez aussi les bougies! + +-- Chacune d'elles est pour moi un nuage lumineux. + +-- Pouvez-vous m'entrevoir? + +-- Non, ma bien-aimée; mais je suis infiniment reconnaissant de +vous entendre et de vous sentir. + +-- Quand soupez-vous? + +-- Je ne soupe jamais. + +-- Mais vous souperez ce soir. J'ai faim et vous aussi, j'en suis +sûre; seulement vous n'y pensez pas.» + +J'appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et +plus ordonné. Je préparai un repas confortable. J'étais excitée, +et ce fut avec aisance et plaisir que je lui parlai pendant le +souper et longtemps après encore. Là, du moins, il n'y avait pas +de dure contrainte; on n'était pas obligé de faire taire toute +vivacité; je me sentais parfaitement à mon aise, parce que je +savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait le +consoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et +la lumière à tout mon être! Je vivais en lui et lui en moi. Bien +qu'il fût aveugle, le sourire animait son visage, la joie brillait +sur son front, et ses traits prenaient une expression plus chaude +et plus douce. + +Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où +j'avais été, ce que j'avais fait et comment je l'avais trouvé; +mais je ne lui répondis qu'à moitié: il était trop tard pour +entrer dans ces détails. D'ailleurs j'aurais voulu ne toucher +aucune corde trop vibrante, n'ouvrir aucune nouvelle source +d'émotion dans son coeur. Mon seul désir pour le moment était de +l'égayer; j'avais réussi en partie; mais néanmoins sa gaieté ne +venait que par instants. Si la conversation se ralentissait un +peu, il devenait inquiet, me touchait et me disait: + +«Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine; vous en +êtes sûre, n'est-ce pas? + +-- Je le crois, sans doute, monsieur. + +-- Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et +sombre, vous vous êtes tout à coup trouvée près de mon foyer +solitaire? J'ai étendu la main pour prendre un verre d'eau, et +c'est vous qui me l'avez donné; j'ai fait une question, pensant +que la femme de John allait me répondre, et c'est votre voix qui a +retenti à mes oreilles. + +-- Parce que c'était moi qui avais apporté le plateau, et non pas +Marie. + +-- Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées. +Personne ne peut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir, +j'ai menée pendant de longs mois. Je ne faisais rien, je +n'espérais rien. Je confondais le jour et la nuit. Je ne sentais +que le froid quand je laissais le feu s'éteindre, la faim quand +j'oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois +même un véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie; oui, je +désirais bien plus ardemment la sentir près de moi que de +recouvrer ma vue perdue. Comment se peut-il que Jane soit avec moi +et me dise qu'elle m'aime? Ne partira-t-elle pas aussi subitement +qu'elle est venue? J'ai peur de ne plus la retrouver demain.» + +Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de +son esprit troublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans +l'état où il se trouvait. Je passai mes doigts sur ses sourcils; +je lui fis remarquer qu'ils étaient brûlés, et je lui dis que je +me chargeais de les lui faire repousser aussi épais et aussi noirs +qu'auparavant. + +«Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu'il arrivera +un moment fatal où vous me quitterez encore? Vous disparaîtrez +comme une ombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne +pourrai plus vous retrouver. + +-- Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur? demandai-je. + +-- Pourquoi, Jane? + +-- Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve +effrayant quand je vous examine de près. Vous dites que je suis +une fée; mais vous, vous ressemblez encore plus à un lutin. + +-- Suis-je bien laid, Jane? + +-- Oui, monsieur, vous l'avez toujours été. + +-- Hein?... Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas +corrigée de votre malice. + +-- Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous; ils +se nourrissaient d'idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété. +Leurs pensées étaient bien plus raffinées et bien plus élevées que +les vôtres. + +-- Avec qui diable avez-vous été? + +-- Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et +alors au moins vous cesserez de douter de mon existence. + +-- Avec qui avez-vous demeuré, Jane? + +-- Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur; il faudra que vous +attendiez jusqu'à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour +moi une garantie que je serai appelée à votre table pour la finir. +Ah! il faut me souvenir que je ne dois point apparaître à votre +foyer simplement avec un verre d'eau; il faudra apporter au moins +un oeuf, sans parler du jambon frit. + +-- Petite railleuse! Enfant des fées et des gnomes, j'éprouve près +de vous ce que je n'ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous +avait eue en place de David, l'esprit malin aurait été exorcisé +sans l'aide de la harpe. + +-- Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous +quitter; car j'ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée. +Bonsoir. + +-- Encore un mot, Jane. N'y avait-il que des dames dans la maison +où vous avez demeuré?» + +Je m'enfuis en riant, et je riais encore en montant l'escalier. + +«Une bonne idée, pensai-je; j'ai là un moyen pour le tirer de sa +tristesse, pendant quelque temps du moins.» + +Le lendemain de très bonne heure je l'entendis se remuer et se +promener d'une chambre dans l'autre. Aussitôt que Marie descendit, +il lui dit: «Mlle Eyre est-elle ici?» Puis il ajouta: «Quelle +chambre lui avez-vous donnée? N'est-elle point humide? Mlle Eyre +est-elle levée? Allez lui demander si elle a besoin de quelque +chose, et quand elle descendra.» + +Je descendis lorsque je pensai qu'il était l'heure de déjeuner. +J'entrai très doucement dans la chambre où se trouvait. +M. Rochester, et je pus le regarder avant qu'il me sût là. Je fus +attristée en voyant cet esprit vigoureux subjugué par un corps +infirme. Il était assis sur sa chaise; bien qu'il fût tranquille, +il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentués +étaient empreints de cette douleur qui leur était devenue +habituelle. On eût dit une lampe éteinte qui attend qu'on la +rallume. Mais, hélas! ce n'était plus lui qui pouvait rallumer la +flamme de son expression; il avait besoin d'un autre pour cela. Je +voulais être gaie et joyeuse; mais l'impuissance de cet homme +jadis si fort me toucha jusqu'au fond du coeur. Cependant je +m'approchai de lui avec autant de vivacité que possible. + +«Voilà une belle journée, monsieur, dis-je; la pluie a cessé et a +été remplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir +vous promener.» + +J'avais réveillé la flamme de son visage; ses traits rayonnèrent. + +«Ah! vous voilà, ma joyeuse alouette, s'écria-t-il. Venez à moi; +vous n'êtes pas partie; vous n'avez pas disparu. Il y a une heure, +j'ai entendu une de vos soeurs chanter dans les bois. Mais pour +moi, son chant n'avait pas d'harmonie, de même que le soleil +levant n'a pas de rayon pour moi; mon oreille est insensible à +toutes les mélodies de la terre, et n'aime que la voix de ma Jane. +Heureusement qu'elle se fait souvent entendre. Sa présence est le +seul rayon qui puisse me réchauffer.» + +Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de son +impuissance: on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit +forcé de demander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais +je ne voulais pas pleurer. Je m'essuyai rapidement les yeux, et je +me mis à préparer le déjeuner. + +La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je +conduisis M. Rochester hors du bois triste et humide, dans des +champs gais à voir. Je lui décrivis le feuillage d'un beau vert +brillant, les fleurs et les haies rafraîchies, le ciel bleu et +éblouissant. Je cherchai une place dans un joli endroit bien +ombragé; il se mit sur un tronc d'arbre, et je ne refusai pas de +m'asseoir sur ses genoux. Pourquoi l'aurais-je refusé, puisque +tous deux nous étions plus heureux près l'un de l'autre que +séparés? Pilote se coucha à côté de nous. Tout était tranquille. +M'entourant de ses bras, il rompit subitement le silence. + +«Déserteur cruel! s'écria-t-il. Oh! Jane, vous ne pouvez pas vous +figurer ce que j'ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous +aviez fui Thornfield, et que je ne pouvais vous trouver nulle +part; et lorsque après avoir examiné votre chambre, je vis que +vous n'aviez pris ni argent ni objets qui pussent vous en tenir +lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vous avais +donné, et votre malle était encore là, telle que vous l'aviez +préparée pour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais- +je, maintenant qu'elle est pauvre et abandonnée? Qu'avez-vous +fait, Jane? dites-moi.» + +Je commençai alors le récit de tout ce qui s'était passé pendant +cette année, adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois +jours où j'avais erré mourante de faim: c'eût été lui imposer une +souffrance inutile. Le peu que je racontai lui fit une peine plus +grande que je n'aurais voulu. + +Il me dit que je n'aurais pas dû le quitter ainsi, sans m'assurer +quelques ressources pour mon voyage. J'aurais dû lui faire part de +mon intention, me confier à lui; il ne m'aurait jamais forcée à +être sa maîtresse. Quelque violent qu'il parût dans son désespoir, +il m'aimait trop bien et trop tendrement pour agir en tyran. Il +m'aurait donné la moitié de sa fortune sans me demander un baiser +en retour, plutôt que de me voir lancée sans amis dans le monde. +Il était persuadé, ajoutait-il, que j'avais souffert plus que je +ne voulais le dire. + +«Eh bien! répondis-je, quelles qu'aient été mes souffrances, elles +n'ont pas duré longtemps.» + +Alors je me mis à lui raconter comment j'avais été reçue à Moor- +House, et comment j'avais obtenu une place de maîtresse d'école; +puis je lui parlai de mon héritage, et de la manière dont j'avais +découvert mes parents. Le nom de Saint-John revint fréquemment +dans mon récit. Aussi, quand j'eus achevé, ce nom devint +immédiatement le sujet de la conversation de M. Rochester. + +«Alors ce Saint-John est votre cousin? me dit-il. + +-- Oui. + +-- Vous en avez parlé souvent; l'aimiez-vous? + +-- Il était très bon, monsieur; je ne pouvais pas ne pas l'aimer. + +-- Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable +et se conduisant bien? Que voulez-vous dire? expliquez-vous. + +-- Saint-John n'a que vingt-neuf ans, monsieur. + +-- Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un +homme petit, froid et laid? Est-ce un de ces hommes dont la bonté +consiste plutôt à ne pas avoir de vices qu'à posséder des vertus? + +-- Il est d'une infatigable activité; le but de sa vie est +d'accomplir des actes grands et nobles. + +-- Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on +ne peut s'empêcher de hausser les épaules en l'entendant parler. + +-- Il parle peu, monsieur, mais ce qu'il dit en vaut toujours la +peine. Sa tête est très forte; son esprit inflexible, mais +vigoureux. + +-- Alors c'est un homme remarquable? + +-- Oui, vraiment remarquable. + +-- Instruit? + +-- Saint-John est accompli et profondément instruit. + +-- Ne m'avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas? +Il est probablement sermonneur et suffisant? + +-- Je n'ai jamais parlé de ses manières; mais si elles ne me +plaisent pas, c'est que j'ai très mauvais goût: car elles sont +polies, calmes et douces. + +-- J'ai oublié ce que vous m'avez dit de son extérieur. C'est +probablement quelque rude ministre à moitié étranglé dans sa +cravate blanche et perché sur les épaisses semelles de ses +souliers; n'est-ce pas? + +-- Saint-John s'habille bien; il est grand et beau; ses yeux sont +bleus et son profil grec. + +-- Le diable l'emporte!» dit-il à part. Puis, s'adressant à moi, +il ajouta: «L'aimiez-vous, Jane? + +-- Oui, monsieur Rochester, je l'aimais; mais vous me l'avez déjà +demandé.» + +Je vis bien ce qu'éprouvait M. Rochester; la jalousie s'était +emparée de lui et le mordait cruellement; mais la morsure était +salutaire: elle l'arrachait à sa douloureuse mélancolie. Aussi, je +ne voulus pas éloigner immédiatement le serpent. + +«Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes +genoux, mademoiselle Eyre?» me dit M. Rochester. + +Je ne m'attendais pas à cette observation. + +«Pourquoi pas, monsieur Rochester? répondis-je. + +-- Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez +probablement le contraste bien grand. Vous m'avez dépeint un +gracieux Apollon. Il est présent à votre imagination, grand, beau, +avec ses yeux bleus et son profil grec. Votre regard repose sur un +Vulcain, un véritable forgeron, brun, aux larges épaules, aveugle +et estropié pardessus le marché. + +-- Je n'y avais jamais pensé, monsieur; mais il est certain que +vous ressemblez à un Vulcain. + +-- Eh bien! vous pouvez, me quitter; mais avant de partir (et il +me retint par une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le +plaisir de répondre à une ou deux questions.» + +Il s'arrêta. + +«Quelles questions, monsieur?» + +Et alors commença un rude examen. + +«Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de +maîtresse d'école avant de voir une cousine en vous? + +-- Oui. + +-- Vous le voyiez souvent? Il visitait l'école de temps en temps? + +-- Tous les jours. + +-- Et il approuvait vos plans? car vous êtes savante et habile, +Jane. + +-- Oui, il les approuvait. + +-- Il découvrit en vous bien des choses qu'il n'avait pas espéré y +trouver; vous avez des talents peu ordinaires. + +-- Je ne puis pas vous répondre là-dessus. + +-- Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l'école; y +venait-il jamais vous voir? + +-- De temps en temps. + +-- Le soir? + +-- Une ou deux fois.» + +M. Rochester s'arrêta un instant. + +«Combien de temps êtes-vous restée avec lui et ses soeurs, lorsque +vous eûtes découvert votre parenté? + +-- Cinq mois. + +-- Rivers passait-il beaucoup de temps auprès de vous et de ses +soeurs? + +-- Oui. Le parloir nous servait de salle d'étude à tous; il +s'asseyait près de la fenêtre, et nous près de la table. + +-- Étudiait-il beaucoup? + +-- Oui, beaucoup. + +-- Et quoi? + +-- L'hindoustani. + +-- Et que faisiez-vous pendant ce temps? + +-- Au commencement, j'apprenais l'allemand. + +-- Était-ce lui qui vous l'enseignait? + +-- Non, il ne comprenait pas cette langue. + +-- Ne vous enseignait-il rien? + +-- Un peu d'hindoustani. + +-- Rivers vous enseignait l'hindoustani? + +-- Oui, monsieur. + +-- Et à ses soeurs aussi? + +-- Non. + +-- Seulement à vous? + +-- Seulement à moi. + +-- Le lui aviez-vous demandé? + +-- Non. + +-- C'était lui qui le désirait? + +-- Oui.» + +M. Rochester s'arrêta de nouveau. + +«Pourquoi le désirait-il? À quoi pouvait vous servir +l'hindoustani? + +-- Il voulait m'emmener avec lui aux Indes. + +-- Ah! je devine, maintenant; il voulait vous épouser. + +-- Il m'a demandé, en effet, de devenir sa femme. + +-- Ce n'est pas vrai; c'est un conte impudent que vous inventez +pour me contrarier. + +-- Je vous demande pardon, c'est la vérité; il me l'a demandé plus +d'une fois, et vous-même vous n'auriez jamais pu y mettre plus de +persévérance que lui. + +-- Mademoiselle Eyre, je vous ai dit que vous pouviez me quitter. +Combien de fois faudra-t-il répéter la même chose? Pourquoi cet +entêtement à rester perchée sur mes genoux, quand je vous dis de +vous en aller? + +-- Parce que j'y suis bien. + +-- Non, Jane, vous n'êtes pas bien ici, car votre coeur n'est pas +avec moi. Il est près de votre cousin Saint-John. Oh! jusqu'à ce +moment je croyais que ma petite Jane était toute à moi. Même +lorsqu'elle m'abandonna, je croyais qu'elle m'aimait encore. +C'était ma seule joie au milieu de mes grandes douleurs. Quoique +nous ayons été longtemps loin l'un de l'autre, quoique j'aie versé +d'abondantes larmes sur notre séparation, en pleurant ma Jane, je +n'ai jamais eu la pensée qu'elle pût en aimer un autre. Mais il +est inutile de s'affliger. Jane, laissez-moi; épousez Rivers. + +-- Alors, monsieur, repoussez-moi loin de vous, car je ne vous +quitterai pas librement. + +-- Jane, j'aime toujours votre voix; elle ranime mon espoir, car +elle semble annoncer la fidélité. Quand je l'entends, elle me +reporte au passé, et j'oublie que vous avez formé des liens +nouveaux; mais je ne suis pas un fou. Partez, Jane. + +-- Pour aller où, monsieur? + +-- Pour aller retrouver le mari que vous avez choisi. + +-- Quel est-il? + +-- Vous le savez bien, Saint-John Rivers. + +-- Il n'est pas mon mari et il ne le sera jamais. Je ne l'aime pas +et il ne m'aime pas. Il aime (comme il peut aimer, et ce n'est pas +ainsi que vous) une belle jeune fille, appelée Rosamonde; il veut +m'épouser parce qu'il pense trouver en moi une bonne femme de +missionnaire, ce qu'il n'aurait pas trouvé en elle. Il est grand +et bon, mais sévère et froid comme de la glace à mon égard. Il ne +vous ressemble pas, monsieur. Je ne suis pas heureuse près de lui; +il n'a pour moi ni indulgence ni tendresse; il ne voit en moi rien +d'attrayant, pas même la jeunesse; il me considère seulement comme +utile. Eh bien! monsieur, dois-je vous quitter pour aller avec +lui?» + +Je frissonnai involontairement, et par un instinct secret je me +rapprochai de mon maître aveugle, mais aimé. Il sourit. + +«Comment, Jane! est-ce vrai? me dit-il; les choses en sont-elles +réellement là entre vous et Rivers? + +-- Oui, monsieur. Oh! vous n'avez pas besoin d'être jaloux. Je +voulais vous irriter un peu pour vous rendre moins triste. Je +pensais que la colère vaudrait mieux que la douleur. Vous désirez +mon amour; eh bien! si vous pouviez voir combien je vous aime, +vous seriez fier et heureux. Tout mon coeur vous appartient, +monsieur, et il continuerait à vous appartenir, quand même le +destin devrait nous éloigner pour toujours.» + +Il m'embrassa de nouveau et semblait accablé par de tristes +pensées. + +«Oh! ma vue éteinte, mes forces perdues!» murmura-t-il d'un accent +douloureux. + +Je le caressai pour le sortir de sa rêverie. Je savais à quoi il +pensait; j'aurais voulu parler pour lui, mais je n'osais pas. Il +se détourna un instant; je vis une larme glisser sous ses +paupières closes et le long de ses joues mâles. Mon coeur se +gonfla. + +«Je ne vaux pas mieux que le vieux marronnier frappé par l'orage +dans le verger de Thornfield, dit-il au bout de peu de temps. +Cette ruine aurait-elle le droit de demander à un chèvrefeuille en +boutons de la recouvrir de ses fraîches fleurs? + +-- Vous n'êtes pas une ruine, monsieur; vous n'êtes pas un arbre +frappé par l'orage: vous êtes jeune et vigoureux. Des plantes +pousseront autour de vos racines, sans même que vous le demandiez, +car elles se réjouiront de votre riche ombrage; elles s'appuieront +sur vous et vous enlaceront, parce que votre force leur sera un +soutien sûr.» + +Il sourit de nouveau: je venais de le consoler un peu. + +«Parlez-vous des amis, Jane? me demanda-t-il. + +-- Oui,» répondis-je en hésitant. + +Je pensais à quelque chose de plus, mais je ne savais quel autre +mot employer. Il vint à mon secours. + +«Mais, Jane, me dit-il, j'ai besoin d'une femme. + +-- Vous, monsieur? + +-- Oui, Est-ce donc nouveau pour vous? + +-- Vous n'en aviez pas encore parlé. + +-- Et cette nouvelle n'est pas la bienvenue, n'est-ce pas? + +-- Cela dépend des circonstances, monsieur; cela dépend de votre +choix. + +-- Vous le ferez pour moi, Jane; j'accepterai votre choix. + +-- Eh bien monsieur, choisissez celle qui vous aime le plus. + +-- Je choisirai du moins celle que j'aime le plus. Jane, voulez- +vous m'épouser? + +-- Oui, monsieur. + +-- Un homme estropié, de vingt ans plus vieux que vous, et qu'il +faudra soigner? + +-- Oui, monsieur. + +-- Est-ce bien vrai, Jane? + +-- Très vrai, monsieur. + +-- Oh! ma bien-aimée, Dieu vous bénisse et vous récompense! + +-- Monsieur Rochester, si jamais j'ai fait une bonne action dans +ma vie, si jamais j'ai eu une bonne pensée, si jamais j'ai +prononcé une prière sincère et pure, si jamais j'ai eu un désir +noble, je suis récompensée maintenant. Devenir votre femme, c'est +pour moi être aussi heureuse que possible sur la terre. + +-- Parce que vous aimez à vous sacrifier. + +-- À me sacrifier? Qu'est-ce que je sacrifie? la faim pour la +nourriture, l'attente pour la joie. Avoir le droit d'entourer de +mes bras celui que j'estime, de presser mes lèvres sur celui que +j'aime, de me reposer sur celui en qui j'ai confiance, est-ce lui +faire un sacrifice? S'il en est ainsi, certainement j'aime à me +sacrifier. + +-- Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse +ce qui me manque. + +-- Tout cela n'est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus +encore maintenant que je puis vous être utile qu'aux jours de +votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger. + +-- Jusqu'ici je n'ai voulu être ni secouru ni conduit; maintenant +je n'en souffrirai plus. Je n'aimais pas à mettre ma main dans +celle d'une servante, mais il me sera doux de la sentir pressée +par les petits doigts de Jane. Je préférais l'entière solitude à +la constante surveillance des domestiques; mais le doux ministère +de Jane sera une joie perpétuelle. Jane me plaît; est-ce que je +lui plais? + +-- Oh! oui, monsieur, entièrement. + +-- Eh bien alors, rien au monde ne nous force à attendre; il +faudra nous marier immédiatement.» + +Son regard et sa parole étaient ardents; il retrouvait son +ancienne impétuosité. + +«Il faut que nous devenions une seule chair, et sans tarder. Une +fois la permission obtenue, nous nous marierons. + +-- Monsieur Rochester, je viens de m'apercevoir que le soleil se +couchait. Pilote est déjà parti dîner; laissez-moi regarder +l'heure à votre montre. + +-- Attachez-la à votre ceinture, Jane, et gardez-la. Je n'en ai +plus besoin. + +-- Il est près de quatre heures, monsieur; n'avez-vous pas faim? + +-- Dans trois jours, Jane, il faudra nous marier. Peu importent +les bijoux et les beaux vêtements; tout cela ne vaut pas une +chiquenaude. + +-- Le soleil a séché toutes les gouttes de pluie, monsieur. La +bise ne souffle plus, et il fait bien chaud. + +-- Savez-vous, Jane, que votre petit collier de perles est dans ce +moment-ci attaché sous ma cravate, autour de mon cou bronzé? +Depuis le jour où je perdis mon seul trésor, je le porte comme un +souvenir. + +-- Nous retournerons à travers le bois, repris-je, nous y serons +plus à l'ombre.» + +Mais il ne m'écoutait pas et poursuivait toujours sa pensée. + +«Jane, continua-t-il, vous me prenez pour un chien de païen, et +pourtant mon coeur est gonflé de reconnaissance envers le Dieu +bienfaisant. Lui voit plus clairement que les hommes, il juge plus +sagement qu'eux. Grâce à lui, je ne vous ai pas fait de mal. Je +voulais flétrir une fleur innocente et souiller sa pureté; le +Tout-Puissant me l'a arrachée des mains; je l'ai presque maudit +dans ma révolte orgueilleuse. Au lieu de plier le front sous sa +volonté, je l'ai défié. La justice divine a poursuivi son cours; +les malheurs m'ont accablé; j'ai passé bien près de la mort. Les +châtiments du Tout-Puissant sont grands; il m'envoya une épreuve +qui me rendit humble pour toujours. Vous savez que j'étais +orgueilleux de ma force; mais que suis-je maintenant qu'il faut me +laisser guider par un autre, comme un enfant dans sa faiblesse? Il +y a peu de temps, Jane, que j'ai reconnu la main de Dieu dans mon +destin. Alors je commençai à sentir du remords et du repentir, à +désirer de me réconcilier avec mon Créateur; je me mis à prier +quelquefois; mes prières étaient courtes, mais sincères. + +«Il y a quelque temps, quatre jours, du reste, car c'était lundi +soir, je me trouvais dans une singulière disposition: l'égarement +avait fait place à la douleur, l'obstination à la tristesse; +depuis longtemps je me disais que, puisque je ne pouvais pas vous +trouver, vous deviez être morte. Ce soir-là, entre onze heures et +minuit, avant de me laisser aller à mon triste sommeil, je +suppliai Dieu de me retirer de ce monde et de m'admettre dans +cette éternité où j'avais encore espoir de rejoindre Jane. + +«J'étais dans ma chambre, assis près de la fenêtre ouverte: +j'aimais à sentir l'air embaumé de la nuit, bien que je ne pusse +voir aucune étoile, et que la présence de la lune ne se révélât +pour moi que par une vague lueur. J'aspirais vers toi, Jane; +j'aspirais par mon corps et par mon âme. Je demandais à Dieu, avec +un coeur humilié et angoissé, si je n'avais pas été assez +longtemps désolé, affligé et tourmenté, et si je ne pourrais pas +une fois encore goûter au bonheur et à la paix. J'avouais que tout +ce que j'endurais était bien mérité, mais je disais aussi que +j'aurais peine à supporter plus longtemps cette torture. Malgré +moi, mes lèvres exprimèrent les désirs de mon coeur, et je +m'écriai: «Jane! Jane! Jane!» + +-- Avez-vous prononcé ces paroles tout haut? + +-- Oui, Jane; et si quelqu'un m'avait entendu, il m'aurait cru +fou, car je les prononçai avec une énergie égarée. + +-- Vous dites que c'était lundi dernier, vers minuit? + +-- Oui; mais peu importe le jour. Écoutez, voilà le plus étrange: +vous allez me croire superstitieux. Il est certain que j'ai +toujours eu un peu de superstition dans le sang. N'importe, ce que +je vais vous dire est vrai; du moins il est vrai que j'ai cru +entendre ce que je vais vous raconter. Au moment où je m'écriai: +«Jane! Jane! Jane!» une voix, je ne puis dire d'où elle venait, +mais je sais bien à qui elle appartenait, me répondit: «Je viens; +attendez-moi.» Et, un moment après, j'entendis murmurer dans +l'air: «Où êtes-vous?» + +«Je vais vous dire, si je le puis, l'effet que me produisirent ces +mots; mais c'est difficile à exprimer. Vous voyez que Ferndean est +enseveli dans un bois épais où viennent s'éteindre tous les bruits +sans qu'aucun résonne jamais. «Où êtes-vous?» semblait avoir été +prononcé sur une montagne, car ces mots furent répétés par un +écho. À ce moment, une brise plus fraîche vint effleurer mon +front. J'aurais pu croire que Jane et moi nous venions de nous +rencontrer dans quelque lieu sauvage; et je crois vraiment que +nous avons dû nous rencontrer en esprit. Sans doute, Jane, qu'à +cette heure vous étiez, plongée dans un sommeil dont vous n'aviez +pas conscience; peut-être votre âme quittait son enveloppe +terrestre pour venir consoler la mienne car c'était votre voix; je +suis bien certain que c'était elle.» + +C'était aussi le lundi, vers minuit, que moi j'avais reçu un +avertissement mystérieux; c'était bien là ce que j'avais répondu, +J'écoutai le récit de M. Rochester, mais sans lui parler de ce qui +m'était arrivé. Cette coïncidence me sembla trop inexplicable et +trop solennelle pour la communiquer ou la discuter. Si j'en avais +parlé à M. Rochester, je l'aurais profondément impressionné, et +son esprit, déjà si assombri par ses souffrances passées, n'avait +pas besoin d'être encore obscurci par un récit surnaturel. Je +gardai donc ces choses ensevelies dans mon coeur et je les +méditai. + +«Vous ne vous étonnerez plus, continua mon maître, qu'hier soir, +lorsque je vous ai vue apparaître si subitement, j'aie eu peine à +croire que vous n'étiez pas une vision, une voix qui s'éteindrait +comme quelques jours auparavant le murmure de la nuit et l'écho de +la montagne; maintenant, je vois que vous n'êtes pas une vision, +et je remercie Dieu du fond de mon coeur.» + +Après m'avoir fait retirer de ses genoux, il se leva, découvrit +respectueusement son front, inclina vers la terre ses yeux sans +regard et demeura dans une muette adoration. Je n'entendis que les +derniers mots de sa prière: + +«Je remercie mon Créateur, dit-il, de s'être souvenu de sa +miséricorde à l'heure du châtiment, et je supplie humblement mon +Sauveur de me donner les forces nécessaires pour mener à l'avenir +une vie plus pure que par le passé.» + +Il étendit la main pour me demander de le conduire; je pris cette +main chérie et je la tins un moment pressée contre mes lèvres; +puis je la passai autour de mon épaule: étant beaucoup plus petite +que lui, je pouvais lui servir d'appui et de guide. Nous entrâmes +dans le bois et nous retournâmes à la maison. + + + +CHAPITRE XXXVIII + +CONCLUSION. + + +J'ai enfin épousé M. Rochester. Notre mariage se fit sans bruit; +lui, moi, le ministre et le clerc, étions seuls présents. Quand +nous revînmes de l'église, j'entrai dans la cuisine, où Marie +préparait le dîner, tandis que John nettoyait les couteaux. + +«Marie, dis-je, j'ai été mariée ce matin à M. Rochester.» + +La femme de charge et son mari appartenaient à cette classe de +gens discrets et réservés auxquels on peut toujours communiquer +une nouvelle importante sans crainte d'avoir les oreilles percées +par des exclamations aiguës, ni d'avoir à supporter un torrent de +surprises. Marie leva les yeux et me regarda. Pendant quelques +minutes elle tint suspendue en l'air la cuiller dont elle se +servait pour arroser deux poulets qui cuisaient devant le feu, et +John cessa de polir ses couteaux. Enfin Marie, se penchant vers +son rôti, me dit simplement: + +«En vérité, mademoiselle? Eh bien, tant mieux, certainement.» Au +bout de quelque temps elle ajouta: «Je vous ai bien vue sortir +avec mon maître; mais je ne savais pas que vous alliez à l'église +pour vous marier.» + +Et elle continua d'arroser son rôti. + +Quand je me tournai vers John, je vis qu'il ouvrait la bouche si +grande qu'elle menaçait d'aller rejoindre ses oreilles. + +«J'avais bien averti Marie que cela arriverait, dit-il. Je savais +que M. Édouard (John était un vieux serviteur et avait connu son +maître alors qu'il était encore cadet de famille; c'est pourquoi +il l'appelait souvent par son nom de baptême), je savais que +M. Édouard le ferait, et j'étais persuadé qu'il n'attendrait pas +longtemps; je suis sûr qu'il a bien fait.» + +En disant ces mots, John tira poliment ses cheveux de devant. + +«Merci, John, répondis-je. Tenez, M. Rochester m'a dit de vous +donner ceci, à vous et à Marie.» Et je lui remis un billet de cinq +livres. + +Sans plus attendre je quittai la cuisine. Quelque temps après, en +repassant devant la porte, j'entendis les mots suivants: «Elle lui +conviendra mieux qu'une grande dame.» Puis: «Il y en a de plus +jolies, mais elle est bonne et n'a pas de défauts. Du reste, il +est facile de voir qu'elle lui semble bien belle.» + +J'écrivis immédiatement à Moor-House, pour annoncer ce que j'avais +fait. Je donnai toutes les explications nécessaires dans ma +lettre. Diana et Marie m'approuvèrent entièrement. Diana m'annonça +qu'elle viendrait me voir après la lune de miel. + +«Elle ferait mieux de ne pas attendre jusque-là, Jane, me dit +M. Rochester, lorsque je lui lus la lettre; car la lune de miel +brillera sur toute notre vie, et ses rayons ne s'éteindront que +sur votre tombe ou sur la mienne.» + +Je ne sais pas comment Saint-John vécut cette nouvelle; il ne +répondit jamais à la lettre que je lui écrivis à cette occasion. +Six mois après il m'écrivit, mais sans nommer M. Rochester et sans +faire allusion à mon mariage. Sa lettre était calme et même +amicale, bien que très sérieuse. Depuis ce temps notre +correspondance, sans être très fréquente, fut régulière. Il espère +que je suis heureuse, me dit-il, et que le Seigneur ne pourra pas +me compter au nombre de ceux qui vivent sans Dieu dans le monde et +ne s'inquiètent que des choses de la terre. + +Sans doute vous n'avez pas complètement oublié la petite Adèle; +quant à moi, je me souviens toujours d'elle. J'obtins bientôt de +M. Rochester la permission d'aller la voir à sa pension. Je fus +émue par la joie qu'elle témoigna en me revoyant. Elle me parut +pâle et maigre, et elle me dit qu'elle n'était point heureuse. Je +trouvai le règlement de la maison trop dur et les études trop +sévères pour un enfant de son âge. Je l'emmenai avec moi. Je +voulais redevenir son institutrice; mais je vis bientôt que +c'était impossible: un autre demandait mon temps et mes soins; mon +mari en avait absolument besoin. Je cherchai une pension plus +douce, et assez voisine pour que je pusse aller la voir souvent et +la ramener quelquefois à la maison. Je pris soin qu'elle ne +manquât jamais de ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Elle +s'habitua bientôt à sa nouvelle demeure, redevint heureuse et fit +de rapides progrès dans ses études. En grandissant, l'éducation +anglaise corrigea en grande partie les défauts de sa nature trop +française. Quand elle quitta sa pension, je trouvai en elle une +compagne agréable et complaisante; elle était docile, d'un bon +naturel, et avait d'excellents principes. Par ses soins +reconnaissants pour moi et les miens, elle m'a bien récompensée +des petites bontés que j'ai jamais pu avoir pour elle. + +Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de +femme et sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent +mentionnés ici, et alors j'aurai fini. + +Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que +c'est que de vivre entièrement avec et pour l'être que j'aime le +plus au monde. Je me trouve bien heureuse, plus heureuse que ne +peuvent l'exprimer des mots, parce que je suis la vie de mon mari +autant qu'il est la mienne; jamais aucune femme n'a été plus liée +à son mari que moi; jamais aucune n'a été plus la chair de sa +chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plus fatigués de la +présence l'un de l'autre que nous ne sommes las des battements de +nos coeurs; nous sommes toujours ensemble, et c'est pour nous le +moyen d'être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu'en +société. Nous causons tout le jour, et c'est comme si nous +méditions d'une manière plus claire et plus animée. Il a toute ma +confiance et j'ai toute la sienne. Nos caractères se conviennent; +il en résulte un accord parfait. + +M. Rochester resta aveugle pendant les deux premières années de +notre mariage: c'est peut-être là ce qui nous a tant rapprochés, +ce qui a rendu notre union si intime; car j'étais sa vue comme je +suis encore sa main droite. J'étais littéralement, ainsi qu'il me +le disait souvent, la prunelle de ses yeux; c'était par moi qu'il +lisait la nature et les livres. Je n'étais jamais fatiguée de +regarder pour lui et de dépeindre les champs, les rivières, les +villes, les arbres, les nuages et les rayons de soleil des +paysages qui nous environnaient, et de remplacer par mes paroles +ce que lui refusaient ses yeux. Je n'étais jamais fatiguée de lire +pour lui, de le conduire où il désirait aller, de faire ce qu'il +désirait faire; et j'éprouvais une joie infinie à lui rendre ces +tristes services parce qu'il me les demandait sans éprouver ni +honte douloureuse ni poignante humiliation. Il m'aimait si +sincèrement qu'il n'hésitait pas à avoir recours à moi. Je +l'aimais si tendrement qu'en le servant je satisfaisais mon désir +le plus doux. + +Il y avait deux ans que nous étions mariés; un matin que +j'écrivais une lettre sous sa dictée; il s'approcha, se pencha +vers moi et me dit: + +«Jane, avez-vous quelque chose de brillant autour de votre cou?» + +J'avais une chaîne d'or; je lui répondis que oui. + +«Et avez-vous une robe d'un bleu pâle?» + +J'en avais une. Il m'apprit alors que depuis quelque temps il lui +avait semblé voir s'éclaircir les ténèbres qui recouvraient l'un +de ses yeux, et que maintenant il en était sûr. + +Nous nous rendîmes à Londres. Il consulta un oculiste éminent et +recouvra enfin la vue d'un de ses yeux. Il ne voit pas très bien: +il ne peut ni lire ni écrire longtemps; mais il peut se conduire. +La terre n'est plus un chaos pour lui; et quand son premier-né fut +placé entre ses bras, il put voir que son fils avait hérité de ses +yeux, de ses yeux d'autrefois, si grands, si brillants et si +noirs. À cette occasion, il reconnut de nouveau, le coeur rempli +d'émotion, que Dieu avait été miséricordieux jusque dans le +châtiment. + +Mon Édouard et moi nous sommes heureux, et d'autant plus que ceux +que nous aimons le sont aussi. Diana et Marie Rivers sont toutes +deux mariées; chaque année elles viennent nous voir ou nous allons +les voir. Le mari de Diana est un capitaine de marine; c'est un +galant officier et un excellent homme. Marie a épousé un ministre, +ami de collège de son frère et digne de cette union par ses vertus +et ses talents. Le capitaine Fritzjames et M. Warthon aiment +sincèrement leurs femmes et en sont aimés. + +Quant à Saint-John, il quitta l'Angleterre pour aller aux Indes. +Il entreprit la tâche qu'il s'était imposée et il la poursuit +encore: jamais pionnier plus infatigable et plus résolu ne se +lança au milieu des rochers et des périls; il demeure ferme, +fidèle et dévoué. Il travaille pour ses frères avec énergie, zèle +et foi; il leur trace le chemin douloureux du perfectionnement. +Comme un géant, il abat les préjugés religieux et sociaux qui +encombrent la route du Seigneur. Il est peut-être austère, +exigeant, ambitieux même; mais son austérité est celle du +guerrier. Âme noble, pèlerin généreux qui se tient en garde contre +les tentations des impies, son exigence est celle de l'apôtre qui +ne parle qu'au nom du Christ quand il dit: «Que celui qui veut +être à moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive.» Son +ambition est l'aspiration d'une âme qui veut une place dans les +premiers rangs de ceux qui se sont rachetés de leurs fautes, qui +se tiennent purs de toute souillure devant le trône de Dieu, +partagent la dernière victoire avec l'Agneau sans tache, et sont +appelés les élus et les fidèles. + +Saint-John ne s'est pas marié; il ne se mariera jamais. Jusqu'ici +il a pu accomplir sa tâche à lui seul, et elle approche de sa fin. +Son glorieux soleil est près du déclin. La dernière lettre que +j'ai reçue de lui m'a arraché des larmes humaines, mais a rempli +mon coeur d'une joie divine: il pressentait sa récompense et +apercevait déjà sa couronne incorruptible. Je sais que la +prochaine fois ce sera une main étrangère qui m'écrira pour +m'apprendre que le bon et fidèle serviteur a enfin été appelé dans +la joie du seigneur. Et pourquoi pleurer? + +La dernière heure de Saint-John ne sera pas obscurcie par la +crainte de la mort. Aucun nuage ne s'appesantira sur son esprit; +son coeur sera intrépide, son espérance sûre, sa foi ferme; ses +propres paroles en sont un témoignage. + +«Mon maître, dit-il, m'a averti; chaque jour il m'annonce plus +clairement ma délivrance. J'avance rapidement, et à chaque heure +qui s'écoule, je réponds avec plus d'ardeur; «Amen; venez, +Seigneur Jésus!» + +FIN + + + + [1] À quatre reprises, dans le présent volume, la +traductrice emploie le prénom francisé Jeanne au lieu de +Jane. [Note du correcteur] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Jane Eyre, by Charlotte Brontë + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JANE EYRE *** + +***** This file should be named 16235-8.txt or 16235-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/2/3/16235/ + +Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also +available at http://www.ebooksgratuits.com + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/16235-8.zip b/16235-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..7cfb9b2 --- /dev/null +++ b/16235-8.zip diff --git a/16235-r.zip b/16235-r.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8358c45 --- /dev/null +++ b/16235-r.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..50f4eb4 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #16235 (https://www.gutenberg.org/ebooks/16235) |
