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+The Project Gutenberg EBook of Jane Eyre, by Charlotte Brontë
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Jane Eyre
+ ou Les mémoires d'une institutrice
+
+Author: Charlotte Brontë
+
+Translator: Mme Lesbazeilles Souvestre
+
+Release Date: July 7, 2005 [EBook #16235]
+[Date last updated: February 22, 2006]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JANE EYRE ***
+
+
+
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also
+available at http://www.ebooksgratuits.com
+
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+
+Charlotte Brontë
+
+
+JANE EYRE
+
+ou
+
+Les mémoires d'une institutrice
+
+
+Traduction Mme Lesbazeilles Souvestre
+Première publication en 1847
+
+
+
+Table des matières
+
+Avertissement
+CHAPITRE PREMIER
+CHAPITRE II
+CHAPITRE III
+CHAPITRE IV
+CHAPITRE V
+CHAPITRE VI
+CHAPITRE VII
+CHAPITRE VIII
+CHAPITRE IX
+CHAPITRE X
+CHAPITRE XI
+CHAPITRE XII
+CHAPITRE XIII
+CHAPITRE XIV
+CHAPITRE XV
+CHAPITRE XVI
+CHAPITRE XVII
+CHAPITRE XVIII
+CHAPITRE XIX
+CHAPITRE XX
+CHAPITRE XXI
+CHAPITRE XXII
+CHAPITRE XXIII
+CHAPITRE XXIV
+CHAPITRE XXV
+CHAPITRE XXVI
+CHAPITRE XXVII
+CHAPITRE XXVIII
+CHAPITRE XXIX
+CHAPITRE XXX
+CHAPITRE XXXI
+CHAPITRE XXXII
+CHAPITRE XXXIII
+CHAPITRE XXXIV
+CHAPITRE XXXV
+CHAPITRE XXXVI
+CHAPITRE XXXVII
+CHAPITRE XXXVIII CONCLUSION.
+
+
+
+Avertissement
+
+On sait le retentissement qu'a eu en Angleterre le premier ouvrage
+de Currer Bell: il nous a paru si digne de son renom, que nous
+avons eu le désir d'en faciliter la lecture au public français.
+Faire partager aux autres l'admiration que nous avons nous-même
+ressentie, tel est le motif de notre essai de traduction.
+
+Bien que ce livre soit un roman, il n'y faut pas chercher une
+rapide succession d'événements extraordinaires, de combinaisons
+artificiellement dramatiques. C'est dans la peinture de la vie
+réelle, dans l'étude profonde des caractères, dans l'essor simple
+et franc des sentiments vrais, que la fiction a puisé ses plus
+grandes beautés.
+
+L'auteur cède la parole à son héroïne, qui nous raconte les faits
+de son enfance et de sa jeunesse, surtout les émotions qu'elle en
+éprouve. C'est l'histoire intime d'une intelligence avide, d'un
+coeur ardent, d'une âme puissante en un mot, placée dans des
+conditions étroites et subalternes, exposée aux luttes de la vie,
+et conquérant enfin sa place à force de constance et de courage.
+
+Ce qui nous paraît surtout éminent dans cet ouvrage, plus éminent
+encore que le grand talent dont il fait preuve, c'est l'énergie
+morale dont ses pages sont empreintes. Certes, la passion n'y fait
+pas défaut; elle y abonde au contraire; mais au-dessus plane
+toujours le respect de la dignité humaine, le culte des principes
+éternels. L'instinct quelquefois s'exalte et s'emporte mais la
+volonté est bientôt là qui le domine et le dompte. La difficulté
+de la lutte ne nous est pas voilée; mais la possibilité, l'honneur
+de la victoire, éclate toujours. C'est ainsi que ce livre, en nous
+montrant la vie telle qu'elle est, telle qu'elle doit être,
+robuste, militante glorieuse en fin de compte, nous élève et nous
+fortifie.
+
+La vigueur des caractères, des tableaux, des pensées même, a fait
+d'abord attribuer Jane Eyre à l'inspiration d'un homme, tandis que
+la finesse de l'analyse, la vivacité des sensations, semblaient
+trahir un esprit plus subtil, un coeur plus impressionnable. De
+longs débats se sont engagés à ce sujet entre les curiosités
+excitées. Aujourd'hui que le pseudonyme de Currer Bell a été
+soulevé, que l'on sait que cette plume si virile est tenue par la
+main d'une jeune fille, l'étonnement vient se mêler à
+l'admiration.
+
+Quant à la traduction, nous l'avons faite avec bonne foi, avec
+simplicité. Souvent le tour d'une phrase pourrait être plus
+conforme au génie de notre langue, des équivalents auraient
+avantageusement remplacé certaines expressions un peu étranges
+pour notre oreille; mais nous y aurions perdu, d'un autre côté,
+une saveur originale, un parfum étranger, qui nous a semblé devoir
+être conservé. Nous voudrions que l'auteur, qui a eu confiance
+dans notre tentative, n'eût pas lieu de le regretter.
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+Il était impossible de se promener ce jour-là. Le matin, nous
+avions erré pendant une heure dans le bosquet dépouillé de
+feuilles; mais, depuis le dîner (quand il n'y avait personne,
+Mme Reed dînait de bonne heure), le vent glacé d'hiver avait amené
+avec lui des nuages si sombres et une pluie si pénétrante, qu'on
+ne pouvait songer à aucune excursion.
+
+J'en étais contente. Je n'ai jamais aimé les longues promenades,
+surtout par le froid, et c'était une chose douloureuse pour moi
+que de revenir à la nuit, les pieds et les mains gelés, le coeur
+attristé par les réprimandes de Bessie, la bonne d'enfants, et
+l'esprit humilié par la conscience de mon infériorité physique
+vis-à-vis d'Éliza, de John et de Georgiana Reed.
+
+Éliza, John et Georgiana étaient groupés dans le salon auprès de
+leur mère; celle-ci, étendue sur un sofa au coin du feu, et
+entourée de ses préférés, qui pour le moment ne se disputaient ni
+ne pleuraient, semblait parfaitement heureuse. Elle m'avait
+défendu de me joindre à leur groupe, en me disant qu'elle
+regrettait la nécessité où elle se trouvait de me tenir ainsi
+éloignée, mais que, jusqu'au moment où Bessie témoignerait de mes
+efforts pour me donner un caractère plus sociable et plus
+enfantin, des manières plus attrayantes, quelque chose de plus
+radieux, de plus ouvert et de plus naturel, elle ne pourrait pas
+m'accorder les mêmes privilèges qu'aux petits enfants joyeux et
+satisfaits.
+
+«Qu'est-ce que Bessie a encore rapporté sur moi? demandai-je.
+
+-- Jane, je n'aime pas qu'on me questionne! D'ailleurs, il est mal
+à une enfant de traiter ainsi ses supérieurs. Asseyez-vous quelque
+part et restez en repos jusqu'au moment où vous pourrez parler
+raisonnablement.»
+
+Une petite salle à manger ouvrait sur le salon; je m'y glissai. Il
+s'y trouvait une bibliothèque; j'eus bientôt pris possession d'un
+livre, faisant attention à le choisir orné de gravures. Je me
+plaçai dans l'embrasure de la fenêtre, ramenant mes pieds sous moi
+à la manière des Turcs, et, ayant tiré le rideau de damas rouge,
+je me trouvai enfermée dans une double retraite. Les larges plis
+de la draperie écarlate me cachaient tout ce qui se trouvait à ma
+droite; à ma gauche, un panneau en vitres me protégeait, mais ne
+me séparait pas d'un triste jour de novembre. De temps à autre, en
+retournant les feuillets de mon livre, j'étudiais l'aspect de
+cette soirée d'hiver. Au loin, on voyait une pâle ligne de
+brouillards et de nuages, plus près un feuillage mouillé, des
+bosquets battus par l'orage, et enfin une pluie incessante que
+repoussaient en mugissant de longues et lamentables bouffées de
+vent.
+
+Je revenais alors à mon livre. C'était l'histoire des oiseaux de
+l'Angleterre par Berwick. En général, je m'inquiétais assez peu du
+texte; pourtant il y avait là quelques pages servant
+d'introduction, que je ne pouvais passer malgré mon jeune âge.
+Elles traitaient de ces repaires des oiseaux de mer, de ces
+promontoires, de ces rochers solitaires habités par eux seuls, de
+ces côtes de Norvège parsemées d'îles depuis leur extrémité sud
+jusqu'au cap le plus au nord, «où l'Océan septentrional bouillonne
+en vastes tourbillons autour de l'île aride et mélancolique de
+Thull, et où la mer Atlantique se précipite au milieu des Hébrides
+orageuses.»
+
+Je ne pouvais pas non plus passer sans la remarquer la description
+de ces pâles rivages de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-
+Zemble, de l'Islande, de la verte Finlande! J'étais saisie à la
+pensée de cette solitude de la zone arctique, de ces immenses
+régions abandonnées, de ces réservoirs de glace, où des champs de
+neiges accumulées pendant des hivers de bien des siècles entassent
+montagnes sur montagnes pour entourer le pôle, et y concentrent
+toutes les rigueurs du froid le plus intense.
+
+Je m'étais formé une idée à moi de ces royaumes blêmes comme la
+mort, idée vague, ainsi que le sont toutes les choses à moitié
+comprises qui flottent confusément dans la tête des enfants; mais
+ce que je me figurais m'impressionnait étrangement. Dans cette
+introduction, le texte, s'accordant avec les gravures, donnait un
+sens au rocher isolé au milieu d'une mer houleuse, au navire brisé
+et jeté sur une côte déserte, aux pâles et froids rayons de la
+lune qui, brillant à travers une ligne de nuées, venaient
+éclaircir un naufrage.
+
+Chaque gravure me disait une histoire, mystérieuse souvent pour
+mon intelligence inculte et pour mes sensations imparfaites, mais
+toujours profondément intéressante; intéressante comme celles que
+nous racontait Bessie, les soirs d'hiver, lorsqu'elle était de
+bonne humeur et quand, après avoir apporté sa table à repasser
+dans la chambre des enfants, elle nous permettait de nous asseoir
+toutes auprès d'elle. Alors, en tuyautant les jabots de dentelle
+et les bonnets de nuit de Mme Reed, elle satisfaisait notre
+ardente curiosité par des épisodes romanesques et des aventures
+tirées de vieux contes de fées et de ballades plus vieilles
+encore, ou, ainsi que je le découvris plus tard, de Paméla et de
+Henri, comte de Moreland.
+
+Ayant ainsi Berwick sur mes genoux, j'étais heureuse, du moins
+heureuse à ma manière; je ne craignais qu'une interruption, et
+elle ne tarda pas à arriver. La porte de la salle à manger fut
+vivement ouverte.
+
+«Hé! madame la boudeuse,» cria la voix de John Reed...
+
+Puis il s'arrêta, car il lui sembla que la chambre était vide.
+
+«Par le diable, où est-elle? Lizzy, Georgy, continua-t-il en
+s'adressant à ses soeurs, dites à maman que la mauvaise bête est
+allée courir sous la pluie!»
+
+J'ai bien fait de tirer le rideau, pensai-je tout bas; et je
+souhaitai vivement qu'on ne découvrît pas ma retraite. John ne
+l'aurait jamais trouvée de lui-même; il n'avait pas le regard
+assez prompt; mais Éliza ayant passé la tête par la porte s'écria:
+
+«Elle est certainement dans l'embrasure de la fenêtre!»
+
+Je sortis immédiatement, car je tremblais à l'idée d'être retirée
+de ma cachette par John.
+
+«Que voulez-vous? demandai-je avec une respectueuse timidité.
+
+-- Dites: «Que voulez-vous, monsieur Reed?» me répondit-on. Je
+veux que vous veniez ici!» Et, se plaçant dans un fauteuil, il me
+fit signe d'approcher et de me tenir debout devant lui!
+
+John était un écolier de quatorze ans, et je n'en avais alors que
+dix. Il était grand et vigoureux pour son âge; sa peau était noire
+et malsaine, ses traits épais, son visage large, ses membres
+lourds, ses extrémités très développées. Il avait l'habitude de
+manger avec une telle voracité, que son teint était devenu
+bilieux, ses yeux troubles, ses joues pendantes. Il aurait dû être
+alors en pension; mais sa mère l'avait repris un mois ou deux, à
+cause de sa santé. M. Miles, le maître de pension, affirmait
+pourtant que celle-ci serait parfaite si l'on envoyait un peu
+moins de gâteaux et de plats sucrés; mais la mère s'était récriée
+contre une aussi dure exigence, et elle préféra se faire à l'idée
+plus agréable que la maladie de John venait d'un excès de travail
+ou de la tristesse de se voir loin des siens.
+
+John n'avait beaucoup d'affection ni pour sa mère ni pour ses
+soeurs. Quant à moi, je lui étais antipathique: il me punissait et
+me maltraitait, non pas deux ou trois fois par semaine, non pas
+une ou deux fois par jour, mais continuellement. Chacun de mes
+nerfs le craignait, et chaque partie de ma chair ou de mes os
+tressaillait quand il approchait. Il y avait des moments où je
+devenais sauvage par la terreur qu'il m'inspirait; car, lorsqu'il
+me menaçait ou me châtiait, je ne pouvais en appeler à personne.
+Les serviteurs auraient craint d'offenser leur jeune maître en
+prenant ma défense, et Mme Reed était aveugle et sourde sur ce
+sujet! Jamais elle ne le voyait me frapper, jamais elle ne
+l'entendait m'insulter, bien qu'il fît l'un et l'autre en sa
+présence.
+
+J'avais l'habitude d'obéir à John. En entendant son ordre, je
+m'approchai donc de sa chaise. Il passa trois minutes environ à me
+tirer la langue; je savais qu'il allait me frapper, et, en
+attendant le coup, je regardais vaguement sa figure repoussante.
+
+Je ne sais s'il lut ma pensée sur mon visage, mais tout à coup il
+se leva sans parler et me frappa rudement. Je chancelai, et, en
+reprenant mon équilibre, je m'éloignai d'un pas ou deux.
+
+«C'est pour l'impudence avec laquelle vous avez répondu à maman,
+me dit-il, et pour vous être cachée derrière le rideau, et pour le
+regard que vous m'avez jeté il y a quelques instants.»
+
+Accoutumée aux injures de John, je n'avais jamais eu l'idée de lui
+répondre, et j'en appelais à toute ma fermeté pour me préparer à
+recevoir courageusement le coup qui devait suivre l'insulte.
+
+«Que faisiez-vous derrière le rideau? me demanda-t-il.
+
+-- Je lisais.
+
+-- Montrez le livre.»
+
+Je retournai vers la fenêtre et j'allai le chercher en silence.
+
+«Vous n'avez nul besoin de prendre nos livres; maman dit que vous
+dépendez de nous; vous n'avez pas d'argent, votre père ne vous en
+a pas laissé; vous devriez mendier, et non pas vivre ici avec les
+enfants riches, manger les mêmes aliments qu'eux, porter les mêmes
+vêtements, aux dépens de notre mère! Maintenant je vais vous
+apprendre à piller ainsi ma bibliothèque: car ces livres
+m'appartiennent, toute la maison est à moi ou le sera dans
+quelques années; allez dans l'embrasure de la porte, loin de la
+glace et de la fenêtre.»
+
+Je le fis sans comprendre d'abord quelle était son intention; mais
+quand je le vis soulever le livre, le tenir en équilibre et faire
+un mouvement pour le lancer, je me reculai instinctivement en
+jetant un cri. Je ne le fis pourtant point assez promptement. Le
+volume vola dans l'air, je me sentis atteinte à la tête et
+blessée. La coupure saigna; je souffrais beaucoup; ma terreur
+avait cessé pour faire place à d'autres sentiments.
+
+«Vous êtes un méchant, un misérable, m'écriai-je; un assassin, un
+empereur romain.»
+
+Je venais justement de lire l'histoire de Rome par Goldsmith, et
+je m'étais fait une opinion sur Néron, Caligula et leurs
+successeurs.
+
+«Comment, comment! s'écria-t-il, est-ce bien à moi qu'elle a dit
+cela? vous l'avez entendue, Éliza, Georgiana. Je vais le rapporter
+à maman, mais avant tout...»
+
+En disant ces mots, il se précipita sur moi; il me saisit par les
+cheveux et les épaules. Je sentais de petites gouttes de sang
+descendre le long de ma tête et tomber dans mon cou, ma crainte
+s'était changée en rage; je ne puis dire au juste ce que je fis de
+mes mains, mais j'entendis John m'insulter et crier. Du secours
+arriva bientôt. Éliza et sa soeur étaient allées chercher leur
+mère, elle entra pendant la scène; sa bonne, Mlle Abbot et Bessie
+l'accompagnaient. On nous sépara et j'entendis quelqu'un prononcer
+ces mots:
+
+«Mon Dieu! quelle fureur! frapper M. John!
+
+-- Emmenez-la, dit Mme Reed aux personnes qui la suivaient.
+Emmenez-la dans la chambre rouge et qu'on l'y enferme.»
+
+Quatre mains se posèrent immédiatement sur moi, et je fus
+emportée.
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+Je résistai tout le long du chemin, chose nouvelle et qui augmenta
+singulièrement la mauvaise opinion qu'avaient de moi Bessie et
+Abbot. Il est vrai que je n'étais plus moi-même, ou plutôt, comme
+les Français le diraient, j'étais hors de moi; je savais que, pour
+un moment de révolte, d'étranges punitions allaient m'être
+infligées, et, comme tous les esclaves rebelles, j'étais résolue,
+dans mon désespoir, à pousser ces choses jusqu'au bout.
+
+«Mademoiselle Abbot, tenez son bras, dit Bessie; elle est comme un
+chat enragé.
+
+-- Quelle honte! quelle honte! continua la femme de chambre, oui,
+elle est semblable à un chat enragé! Quelle scandaleuse conduite,
+mademoiselle Eyre! Battre un jeune noble, le fils de votre
+bienfaitrice, votre maître!
+
+-- Mon maître! Comment est-il mon maître? Suis-je donc une
+servante?
+
+-- Vous êtes moins qu'une servante, car vous ne gagnez pas de quoi
+vous entretenir. Asseyez-vous là et réfléchissez à votre faute.»
+
+Elles m'avaient emmenée dans la chambre indiquée par Mme Reed et
+m'avaient jetée sur une chaise.
+
+Mon premier mouvement fut de me lever d'un bond: quatre mains
+m'arrêtèrent.
+
+«Si vous ne demeurez pas tranquille, il faudra vous attacher, dit
+Bessie. Mademoiselle Abbot, prêtez-moi votre jarretière; car elle
+aurait bientôt brisé la mienne.»
+
+Mlle Abbot se tourna pour débarrasser sa vigoureuse jambe de son
+lien. Ces préparatifs et la honte qui s'y rattachait calmèrent un
+peu mon agitation.
+
+«Ne la retirez pas, m'écriai-je, je ne bougerai plus.»
+
+Et pour prouver ce que j'avançais, je cramponnai mes mains à mon
+siège.
+
+«Et surtout ne remuez pas,» dit Bessie.
+
+Quand elle fut certaine que j'étais vraiment décidée à obéir, elle
+me lâcha. Alors elle et Mlle Abbot croisèrent leurs bras et me
+regardèrent d'un air sombre, comme si elles eussent douté de ma
+raison.
+
+«Elle n'en avait jamais fait autant, dit Bessie en se tournant
+vers la prude.
+
+-- Mais tout cela était en elle, répondit Mlle Abbot; j'ai souvent
+dit mon opinion à madame, et madame est convenue avec moi que
+j'avais raison; c'est une enfant dissimulée; je n'ai jamais vu de
+petite fille aussi dépourvue de franchise.»
+
+Bessie ne répondit pas; mais bientôt s'adressant à moi, elle me
+dit:
+
+«Ne savez-vous pas, mademoiselle, que vous devez beaucoup à
+Mme Reed? elle vous garde chez elle, et, si elle vous chassait,
+vous seriez obligée de vous en aller dans une maison de pauvres.»
+
+Je n'avais rien à répondre à ces mots; ils n'étaient pas nouveaux
+pour moi, les souvenirs les plus anciens de ma vie se rattachaient
+à des paroles semblables. Ces reproches sur l'état de dépendance
+où je me trouvais étaient devenus des sons vagues pour mes
+oreilles; sons douloureux et accablants, mais à moitié
+inintelligibles. Mlle Abbot ajouta:
+
+«Vous n'allez pas vous croire semblable à M. et à Mlles Reed parce
+que madame a la bonté de vous faire élever avec eux. Ils seront
+riches et vous ne le serez pas; vous devez donc vous faire humble
+et essayer de leur être agréable.
+
+-- Ce que nous vous disons est pour votre bien, ajouta Bessie
+d'une voix moins dure. Vous devriez tâcher d'être utile et
+aimable, on vous garderait ici; mais si vous devenez brutale et
+colère, madame vous renverra, soyez-en sûre.
+
+-- Et puis, continua Mlle Abbot, Dieu la punira. Il pourra la
+frapper de mort au milieu de ses fautes, et alors où ira-t-elle?
+Venez, Bessie, laissons-la. Pour rien au monde je ne voudrais
+avoir un coeur semblable au sien. Dites vos prières, mademoiselle
+Eyre, lorsque vous serez seule: car, si vous ne vous repentez pas,
+Dieu pourra bien permettre à quelque méchant esprit de descendre
+par la cheminée pour vous enlever.»
+
+Elles partirent en fermant la porte derrière elles.
+
+La chambre rouge était une chambre de réserve où l'on couchait
+rarement. Je ne l'avais jamais vue habitée, excepté lorsqu'un
+grand nombre de visiteurs, en arrivant au château, obligeait à
+faire occuper toutes les pièces; et pourtant c'était une des plus
+grandes et des plus belles chambres de la maison. Au milieu se
+trouvait un lit aux quatre coins duquel s'élevaient des piliers
+d'acajou massif d'où pendaient des rideaux d'un damas rouge foncé;
+deux grandes fenêtres aux jalousies toujours fermées étaient à
+moitié cachées par des festons et des draperies semblables à
+celles du lit; le tapis était rouge, la table placée au pied du
+lit recouverte d'une draperie cramoisie; les murs tendus en
+couleur chamois et mouchetés de taches rases; l'armoire, la
+toilette, les chaises étaient en vieil acajou bien poli. Au milieu
+de ce sombre ameublement s'élevait sur le lit et se détachait en
+blanc une pile de matelas et d'oreillers, le tout recouvert d'une
+courte-pointe de Marseille. À la tête du lit, on voyait un grand
+fauteuil également blanc, et au-dessous se trouvait un petit
+tabouret.
+
+Cette chambre était froide, on y faisait rarement du feu; éloignée
+de la cuisine et de la salle des domestiques, elle restait
+toujours silencieuse, et, comme on y entrait peu, elle avait
+quelque chose de solennel. La bonne y venait seule le samedi pour
+enlever la poussière amassée pendant toute une semaine sur les
+glaces et les meubles. Mme Reed elle-même la visitait à
+intervalles éloignés pour examiner certains tiroirs secrets de
+l'armoire, où étaient renfermés des papiers, sa cassette à bijoux
+et le portrait de son mari défunt.
+
+Ces derniers mots renferment en eux le secret de la chambre rouge,
+le secret de cet enchantement qui la rendait si déserte malgré sa
+beauté.
+
+M. Reed y était mort il y avait neuf ans; c'était là qu'il avait
+rendu le dernier soupir; c'était de là que son cercueil avait été
+enlevé, et, depuis ce jour, une espèce de culte imposant avait
+maintenu cette chambre déserte.
+
+Le siège sur lequel Bessie et Mlle Abbot m'avaient déposée était
+une petite ottomane placée près de la cheminée. Devant moi se
+trouvait le lit, à ma droite, la grande armoire sombre; à ma
+gauche, deux fenêtres closes et séparées par une glace qui
+réfléchissait la sombre majesté de la chambre et du lit; je ne
+savais pas si la porte avait été fermée, et, dès que j'osai
+remuer, je me levai pour m'en assurer. Hélas! jamais criminel
+n'avait été mieux emprisonné. En m'en retournant, je fus obligée
+de passer devant la glace; mon regard fasciné y plongea
+involontairement. Tout y était plus froid, plus sombre que dans la
+réalité; et l'étrange petite créature qui me regardait avec sa
+figure pâle, ses bras se détachant dans l'ombre, ses yeux
+brillants, et s'agitant avec crainte dans cette chambre
+silencieuse, me fit soudain l'effet d'un esprit; elle m'apparut
+comme un de ces chétifs fantômes, moitié fées, moitié lutins, dont
+Bessie parlait dans les contes racontés le soir auprès du feu, et
+qu'elle nous représentait sortant des vallées abandonnées où
+croissent les bruyères, pour s'offrir aux regards des voyageurs
+attardés.
+
+Je retournai à ma place; la superstition commençait à s'emparer de
+moi, mais le moment de sa victoire complète n'était pas encore
+venu; mon sang échauffait encore mes veines; la rage de l'esclave
+révolté me travaillait encore avec force. J'avais à ralentir la
+course rapide de mes souvenirs vers le passé, avant de pouvoir me
+laisser abattre par l'effroi du présent.
+
+Les violentes tyrannies de John Reed, l'orgueilleuse indifférence
+de ses soeurs, l'aversion de leur mère, la partialité des
+domestiques, obscurcissaient mon esprit, comme l'eussent fait
+autant d'impuretés jetées dans une source troublée. Pourquoi
+devais-je toujours souffrir? Pourquoi étais-je toujours traitée
+avec mépris, accusée, condamnée par avance? Pourquoi ne pouvais-je
+jamais plaire? Pourquoi était-il inutile d'essayer à gagner les
+bonnes grâces de personne?
+
+Éliza, bien qu'entêtée et égoïste, était respectée; Georgiana,
+gâtée, envieuse, insolente, querelleuse, était traitée avec
+indulgence par tout le monde; sa beauté, ses joues roses, ses
+boucles d'or, semblaient ravir tous ceux qui la regardaient et
+racheter ses fautes. John n'était jamais contrarié, encore moins
+puni, quoiqu'il tordît le cou des pigeons, tuât les jeunes paons,
+dépouillât de leurs fruits les vignes des serres chaudes et brisât
+les boutons des plantes rares. Il reprochait quelquefois à sa mère
+d'avoir le teint noir comme il l'avait lui-même, déchirait ou
+tachait ses vêtements de soie, et pourtant elle le nommait son
+cher Benjamin. Quant à moi, je n'osais pas commettre une seule
+faute, je m'efforçais d'accomplir mes devoirs, et du matin au soir
+on me déclarait méchante et intraitable.
+
+Cependant je continuais à souffrir, et ma tête saignait encore du
+coup que j'avais reçu. Personne n'avait fait un reproche à John
+pour m'avoir frappée; et, parce que je m'étais retournée contre
+lui, afin d'éviter quelque autre violence, tous m'avaient blâmée.
+
+«Injustice! injustice!» criait ma raison excitée par le douloureux
+aiguillon d'une énergie précoce, mais passagère. Ce qu'il y avait
+en moi de résolution, exalté par tout ce qui se passait, me
+faisait rêver aux plus étranges moyens pour échapper à une aussi
+insupportable oppression; je songeais à fuir, par exemple, ou, si
+je ne pouvais m'échapper, à refuser toute espèce d'aliments et à
+me laisser mourir de faim.
+
+Quel abattement dans mon âme pendant cette terrible après-midi,
+quel désordre dans mon esprit, quelle exaltation dans mon coeur,
+quelle obscurité, quelle ignorance dans cette lutte mentale! Je ne
+pouvais répondre à cette incessante question de mon être
+intérieur: Pourquoi étais-je destinée à souffrir ainsi?
+Maintenant, après bien des années écoulées, toutes ces raisons
+m'apparaissent clairement.
+
+Au château de Gateshead, j'étais une cause de discorde; là, je ne
+ressemblais à personne: rien en moi ne pouvait s'harmoniser avec
+Mme Reed, ses enfants ou ceux de ses inférieurs qu'elle préférait.
+S'ils ne m'aimaient pas, il est vrai de dire que je ne les aimais
+guère davantage. Ils n'étaient pas forcés de montrer de
+l'affection à un être qui ne pouvait sympathiser avec aucun
+d'entre eux, à un être extraordinaire qui différait d'eux par le
+tempérament, les capacités et les inclinations, à un être inutile,
+incapable de servir leurs intérêts ou d'ajouter à leurs plaisirs,
+à un être nuisible cherchant à entretenir en lui des germes
+d'indignation contre leurs traitements, de mépris pour leurs
+opinions. Je sens que si j'avais été une enfant brillante, sans
+soin, exigeante, belle, folâtre, Mme Reed m'eût supportée plus
+volontiers, bien que je me fusse également trouvée sous sa
+dépendance et privée d'amis. Ses enfants m'eussent témoigné un peu
+plus de cette cordialité qui existe ordinairement entre compagnons
+de jeu, et les domestiques eussent été moins disposés à faire de
+moi leur bouc émissaire.
+
+La lumière du jour commençait à se retirer de la chambre rouge; il
+était quatre heures passées; les nuages qui couvraient le ciel
+devaient amener bientôt l'obscurité tant redoutée; j'entendais la
+pluie battre continuellement contre les vitres de l'escalier; peu
+à peu je devins froide comme la pierre et je perdis tout courage.
+L'habitude que j'avais contractée d'humilité, de doute de moi-
+même, d'abaissement, vint, comme une froide ondée, tomber sur les
+cendres encore chaudes de ma colère mourante. Tous disaient que
+j'avais de mauvais instincts, c'était peut-être vrai. Ne venais-je
+pas de concevoir le coupable désir de mourir volontairement?
+c'était là certainement un crime. Et étais-je en état de mourir,
+ou bien le caveau funéraire de la chapelle du château était-il une
+demeure attrayante? On m'avait dit que M. Reed y était enseveli.
+Conduite ainsi au souvenir du mort, je me mis à réfléchir avec une
+terreur croissante, je ne pouvais me souvenir de lui; mais je
+savais qu'il était mon oncle, le frère de ma mère; qu'il m'avait
+prise chez lui, alors que j'étais une pauvre enfant orpheline, et
+qu'à ses derniers moments il avait exigé de Mme Reed la promesse
+que je serais élevée comme ses propres enfants. Mme Reed croyait
+sans doute avoir tenu sa parole, et, je puis le dire maintenant,
+elle avait fait tout ce que lui permettait sa nature. Comment
+pouvait-elle me voir avec satisfaction, moi qui après la mort de
+son mari ne lui étais plus rien, empiéter sur la part de ses
+enfants? Il était pénible pour elle de s'être engagée par un
+serment forcé à servir de mère à une enfant qu'elle ne pouvait pas
+aimer, et de la voir ainsi s'introduire dans sa propre famille.
+
+Une singulière idée s'empara de moi: je ne doutais pas, je n'avais
+jamais douté que, si M. Reed eût vécu, il ne m'eût traitée avec
+bonté; et maintenant, pendant que je regardais le lit recouvert de
+blanc, les murailles que l'ombre de la nuit gagnait peu à peu, et
+que je dirigeais de temps en temps mon regard fasciné vers la
+glace qui n'envoyait plus que de sombres reflets, je commençai à
+me rappeler ce que j'avais entendu dire sur les morts qui,
+troublés dans leurs tombes par la violation de leurs dernières
+volontés, reviennent sur la terre pour punir le parjure et venger
+l'opprimé. Je pensais que l'esprit de M. Reed, fatigué par les
+souffrances de l'enfant de sa soeur, quitterait peut-être sa
+demeure, qu'elle fût sous les voûtes de l'église ou dans le monde
+inconnu des morts, et apparaîtrait devant moi dans cette chambre.
+J'essuyai mes larmes et j'étouffai mes sanglots, craignant que les
+signes d'une douleur trop violente n'éveillassent quelque voix
+surnaturelle et consolatrice, ou ne fissent sortir de l'obscurité
+quelque figure entourée d'une auréole, et qui se pencherait vers
+moi avec une étrange pitié; car je sentais bien que ces choses si
+consolantes en théorie seraient terribles si elles venaient à se
+réaliser. Je fis tous mes efforts pour éloigner cette pensée, pour
+demeurer ferme; écartant mes cheveux, je levai la tête, et
+j'essayai de regarder hardiment tout autour de moi. À ce moment,
+une lumière glissa le long de la muraille; je me demandai si ce
+n'était pas un rayon de la lune pénétrant à travers les jalousies.
+Non, la lune était immobile, et cette lumière vacillait. Pendant
+que je la regardais, elle glissa sur le plafond et vint se poser
+au-dessus de ma tête. Je suppose que ce devait être le reflet
+d'une lanterne portée par quelqu'un qui traversait la pelouse;
+mais alors mon esprit était préparé à la crainte; mes nerfs
+étaient ébranlés par une récente agitation, et je pris ce timide
+rayon pour le héraut d'une vision venant d'un autre monde; mon
+coeur battait avec violence, ma tête était brûlante; un son qui
+ressemblait à un bruissement d'ailes arriva jusqu'à mes oreilles;
+j'étais oppressée, suffoquée; je ne pus pas me contenir plus
+longtemps, je me précipitai vers la porte, et je secouai la
+serrure avec des efforts désespérés. J'entendis des pas se diriger
+de ce côté; la clef tourna; Bessie et Mlle Abbot entrèrent.
+
+«Mademoiselle Eyre, êtes-vous malade? demanda Bessie.
+
+-- Quel bruit épouvantable! J'en ai été toute saisie, s'écria
+Mlle Abbot.
+
+-- Emmenez-moi, laissez-moi aller dans la chambre des enfants,
+répondis-je en criant.
+
+-- Pourquoi? Êtes-vous malade? avez-vous vu quelque chose? demanda
+de nouveau Bessie.
+
+-- Oh! j'ai vu une lumière et j'ai cru qu'un fantôme allait
+venir.»
+
+Je m'étais emparée de la main de Bessie, et elle ne me la retira
+pas.
+
+«Elle a crié sans nécessité, déclara Mlle Abbot avec une sorte de
+dégoût; et quels cris! On aurait pu l'excuser si elle avait
+beaucoup souffert, mais elle voulait seulement nous faire venir.
+Je connais sa méchanceté et sa malice.
+
+-- Que signifie tout ceci?» demanda une voix impérieuse; et
+Mme Reed arriva par le corridor.
+
+Son bonnet était soulevé par le vent, et sa marche précipitée
+agitait violemment sa robe.
+
+«Bessie et Abbot, j'avais donné ordre de laisser Jane dans la
+chambre jusqu'au moment où je viendrais la chercher moi-même.
+
+-- Madame, Mlle Jane criait si fort! hasarda Bessie.
+
+-- Laissez-la, répondit-on. Allons, enfant, lâchez la main de
+Bessie; soyez certaine que vous ne réussirez pas par de tels
+moyens. Je déteste l'hypocrisie, particulièrement chez les
+enfants, et il est de mon devoir de vous prouver que vous
+n'obtiendrez pas de votre ruse ce que vous en attendiez; vous
+resterez ici une heure de plus, et ce n'est qu'à condition d'une
+soumission et d'une tranquillité parfaites que vous recouvrerez
+votre liberté.
+
+-- Oh! ma tante, ayez pitié de moi, pardonnez-moi; je ne puis plus
+souffrir tout ceci; punissez-moi d'une autre manière; je vais
+mourir ici...
+
+-- Taisez-vous, votre violence me fait horreur!»
+
+Et sans doute elle le pensait; à ses yeux j'étais une comédienne
+précoce; elle me regardait sincèrement comme un être chez lequel
+se trouvaient mélangés des passions emportées, un esprit bas et
+une hypocrisie dangereuse.
+
+Bessie et Abbot s'étaient retirées.
+
+Mme Reed, impatientée de mes terreurs et de mes sanglots, me
+repoussa brusquement dans la chambre, et me renferma sans me dire
+un seul mot. Je l'entendis partir. Je suppose que j'eus alors une
+sorte d'évanouissement, car je n'ai pas conscience de ce qui
+suivit.
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+Dès que la sensation se réveilla en moi, il me sembla que je
+sortais d'un effrayant cauchemar, et que je voyais devant mes yeux
+une lueur rougeâtre rayée de barres noires et épaisses. J'entendis
+des voix qui parlaient bas et que couvrait le murmure du vent ou
+de l'eau. L'agitation, l'incertitude, et par-dessus tout un
+sentiment de terreur, avaient jeté la confusion dans mes facultés.
+Au bout de peu de temps, je sentis quelqu'un s'approcher de moi,
+me soulever et me placer dans une position commode. Personne ne
+m'avait jamais traitée avec autant de sollicitude; ma tête était
+appuyée contre un oreiller ou posée sur un bras. Je me trouvais à
+mon aise.
+
+Cinq minutes après, le nuage était dissipé. Je m'aperçus que
+j'étais cachée dans mon lit et que la lueur rougeâtre venait du
+feu. La nuit était tombée, une chandelle brûlait sur la table;
+Bessie, debout au pied du lit, tenait dans sa main un vase plein
+d'eau, et un monsieur, assis sur une chaise près de mon oreiller,
+se penchait vers moi.
+
+J'éprouvai un inexprimable soulagement, une douce conviction que
+j'étais protégée, lorsque je m'aperçus qu'il y avait un inconnu
+dans la chambre, un étranger qui n'habitait pas le château de
+Gateshead et qui n'appartenait pas à la famille de Mme Reed.
+Détournant mon regard de Bessie (quoique sa présence fût pour moi
+bien moins gênante que ne l'aurait été par exemple celle de
+Mlle Abbot), j'examinai la figure de l'étranger; je le reconnus:
+c'était M. Loyd, le pharmacien. Mme Reed l'appelait quelquefois
+quand les domestiques se trouvaient indisposés; pour elle et pour
+ses enfants, elle avait recours à un médecin.
+
+«Qui suis-je?» me demanda M. Loyd.
+
+Je prononçai son nom en lui tendant la main. Il la prit et me dit
+avec un sourire:
+
+«Tout ira bien dans peu de temps.»
+
+Puis il m'étendit soigneusement, recommandant à Bessie de veiller
+à ce que je ne fusse pas dérangée pendant la nuit. Après avoir
+donné quelques indications et déclaré qu'il reviendrait le jour
+suivant, il partit, à mon grand regret. Je me sentais si protégée,
+si soignée, pendant qu'il se tenait assis sur cette chaise au
+chevet de mon lit! Quand il eut fermé la porte derrière lui, la
+chambre s'obscurcit pour moi, et mon coeur s'affaissa de nouveau.
+Une inexprimable tristesse pesait sur lui.
+
+«Vous sentez-vous besoin de sommeil, mademoiselle? demanda Bessie
+presque doucement.
+
+-- Pas beaucoup, hasardai-je, car je craignais de m'attirer une
+parole dure; cependant j'essayerai de dormir.
+
+-- Désirez-vous boire, ou croyez-vous pouvoir manger un peu?
+
+-- Non, Bessie, je vous remercie.
+
+-- Alors je vais aller me coucher, car il est minuit passé; mais
+vous pourrez m'appeler si vous avez besoin de quelque chose
+pendant la nuit.»
+
+Quelle merveilleuse politesse! Aussi je m'enhardis jusqu'à faire
+une question.
+
+«Bessie, demandai-je, qu'ai-je donc? suis-je malade?
+
+-- Je suppose qu'à force de pleurer vous vous serez évanouie dans
+la chambre rouge.»
+
+Bessie passa dans la pièce voisine, qui était destinée aux
+domestiques, et je l'entendis dire:
+
+-- Sarah, venez dormir avec moi dans la chambre des enfants, je ne
+voudrais pour rien au monde rester seule la nuit avec cette pauvre
+petite; si elle allait mourir! L'accès qu'elle a eu est si
+étrange! Elle aura probablement vu quelque chose. Madame est aussi
+par trop dure.»
+
+Sarah revint avec Bessie. Elles se mirent toutes les deux au lit.
+Je les entendis parler bas une demi-heure avant de s'endormir. Je
+saisis quelques mots de leur conversation, et j'en pus deviner le
+sujet.
+
+«Une forme tout habillée de blanc passa devant elle et disparut...
+Un grand chien noir était derrière lui... Trois violents coups à
+la porte de la chambre... une lumière dans le cimetière, juste au-
+dessus de son tombeau...»
+
+À la fin toutes les deux s'endormirent. Le feu et la chandelle
+continuaient à brûler. Je passai la nuit dans une veille
+craintive; mes oreilles, mes yeux, mon esprit, étaient tendus par
+la frayeur, une de ces frayeurs que les enfants seuls peuvent
+éprouver.
+
+Aucune maladie longue ou sérieuse ne suivit cet épisode de la
+chambre rouge. Cependant mes nerfs en reçurent une secousse dont
+je me ressens encore aujourd'hui. Oui, madame Reed, grâce à vous
+j'ai supporté les douloureuses angoisses de plus d'une souffrance
+mentale; mais je dois vous pardonner, car vous ne saviez pas ce
+que vous faisiez: vous croyiez seulement déraciner mes mauvais
+penchants, alors que vous brisiez les cordes de mon coeur.
+
+Le jour suivant, vers midi, j'étais levée, habillée, et, après
+m'être enveloppée dans un châle, je m'étais assise près du foyer.
+Je me sentais faible et brisée; mais ma plus grande souffrance
+provenait d'un inexprimable abattement qui m'arrachait des pleurs
+secrets; à peine avais-je essuyé une larme de mes yeux qu'une
+autre la suivait, et pourtant j'aurais du être heureuse, car
+personne de la famille Reed n'était là. Tous les enfants étaient
+sortis dans la voiture avec leur mère; Abbot elle-même cousait
+dans une autre chambre, et Bessie, qui allait et venait pour
+mettre des tiroirs en ordre, m'adressait de temps à autre une
+parole d'une douceur inaccoutumée. J'aurais dû me croire en
+paradis, habituée comme je l'étais à une vie d'incessants
+reproches, d'efforts méconnus; mais mes nerfs avaient été
+tellement ébranlés que le calme n'avait plus pouvoir de les
+apaiser, et que le plaisir n'excitait plus en eux aucune sensation
+agréable.
+
+Bessie descendit dans la cuisine, et m'apporta une petite tarte
+sur une assiette de porcelaine de Chine, où l'on voyait des
+oiseaux de paradis posés sur une guirlande de boutons de roses.
+Cette assiette avait longtemps excité chez moi une admiration
+enthousiaste; j'avais souvent demandé qu'on me permît de la tenir
+dans mes mains et de l'examiner de plus près; mais jusque-là
+j'avais été jugée indigne d'une telle faveur; et maintenant cette
+précieuse porcelaine était placée sur mes genoux, et on
+m'engageait amicalement à manger la délicate pâtisserie qu'elle
+contenait, faveur inutile, venant trop tard, comme presque toutes
+les faveurs longtemps désirées et souvent refusées! Je ne pus pas
+manger la tarte; le plumage des oiseaux et les teintes des fleurs
+me semblèrent flétris.
+
+Je mis de côté l'assiette et le gâteau. Bessie me demanda si je
+voulais un livre; ce mot vint me frapper comme un rapide
+aiguillon, Je lui demandai de m'apporter le Voyage de Gulliver. Ce
+volume, je l'avais lu et relu toujours avec un nouveau plaisir. Je
+prenais ces récits pour des faits véritables, et j'y trouvais un
+intérêt plus profond que dans les contes de fées; car, après avoir
+vainement cherché les elfes parmi les feuilles, les clochettes,
+les mousses, les lierres qui recouvraient les vieux murs, mon
+esprit s'était enfin résigné à la triste pensée qu'elles avaient
+abandonné la terre d'Angleterre, pour se réfugier dans quelque
+pays où les bois étaient plus incultes, plus épais, et où les
+hommes avaient plus besoin d'elles; tandis que le Lilliput et le
+Brobdignag étant placés par moi dans quelque coin de la terre, je
+ne doutais pas qu'un jour viendrait où, pouvant faire un long
+voyage, je verrais de mes propres yeux les petits champs, les
+petites maisons, les petite arbres de ce petit peuple; les vaches,
+les brebis, les oiseaux de l'un des royaumes, ou les hautes
+forêts, les énormes chiens, les monstrueux chats, les hommes
+immenses de l'autre empire.
+
+Cependant, quand ce volume chéri fut placé dans mes mains, quand
+je me mis à le feuilleter page par page, cherchant dans ses
+merveilleuses gravures le charme que j'y avais toujours trouvé,
+tout m'apparut sombre et nu: les géants n'étaient plus que de
+grands spectres décharnés; les pygmées, des lutins redoutables et
+malfaisants; Gulliver, un voyageur désespéré, errant dans des
+régions terribles et dangereuses. Je fermai le livre que je n'osai
+plus continuer, et je le plaçai sur la table, à côté de cette
+tarte que je n'avais pas goûtée.
+
+Bessie avait fini de nettoyer et d'arranger la chambre, et après
+s'être lavé les mains, elle ouvrit un tiroir rempli de brillantes
+étoffes de soie, et commença un chapeau neuf pour la poupée de
+Georgiana. Elle chantait en cousant:
+
+«Il y a bien longtemps, alors que notre vie était semblable à
+celle des bohémiens.»
+
+Jadis, j'avais souvent entendu ce chant; il me rendait toujours
+joyeuse, car Bessie avait une douce voix, du moins elle me
+semblait telle; mais en ce moment, bien que sa voix fût toujours
+aussi douce, je trouvais à ses accents une indéfinissable
+tristesse. Quelquefois, préoccupée par son travail, elle chantait
+le refrain très bas, et ces mots: «Il y a bien longtemps»
+arrivaient toujours comme la plus triste cadence d'un hymne
+funèbre. Elle passa à une autre ballade; celle-ci était vraiment
+mélancolique.
+
+
+«Mes pieds sont meurtris; mes membres sont las. Le chemin est
+long; la montagne est sauvage; bientôt le triste crépuscule que la
+lune n'éclairera pas de ses rayons répandra son obscurité sur le
+sentier du pauvre orphelin.
+
+«Pourquoi m'ont-ils envoyé si seul et si loin, là où s'étendent
+les marécages, là où sont amoncelés les sombres rochers? Le coeur
+de l'homme est dur et les bons anges veillent seuls sur les pas du
+pauvre orphelin.
+
+«Cependant la brise du soir souffle doucement; le ciel est sans
+nuages, et les brillantes étoiles répandent leurs purs rayons.
+Dieu, dans sa bonté, accorde protection, soutien et espoir au
+pauvre orphelin.
+
+«Quand même je tomberais en passant sur le pont en ruines, quand
+même je devrais errer, trompé par de fausses lumières, mon père,
+qui est au Ciel, murmurerait à mon oreille des promesses et des
+bénédictions, et presserait sur son coeur le pauvre orphelin.
+
+«Cette pensée doit me donner courage, bien que je n'aie ni abri ni
+parents. Le ciel est ma demeure, et là le repos ne me manquera
+pas. Dieu est l'ami du pauvre orphelin.»
+
+
+«Venez, mademoiselle Jane, ne pleurez pas,» s'écria Bessie
+lorsqu'elle eut fini. Autant valait dire au feu: «Ne brûle pas;»
+mais comment aurait-elle pu deviner les souffrances auxquelles
+j'étais en proie?
+
+M. Loyd revint dans la matinée.
+
+«Eh quoi! déjà debout? dit-il en entrant. Eh bien, Bessie, comment
+est-elle?»
+
+Bessie répondit que j'allais très bien.
+
+«Alors elle devrait être plus joyeuse... Venez ici, mademoiselle
+Jane; vous vous appelez Jane, n'est-ce pas?
+
+-- Oui, monsieur, Jane Eyre.
+
+-- Eh bien! vous avez pleuré, mademoiselle Jane Eyre; pourriez-
+vous me dire pourquoi? Avez-vous quelque tristesse?
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Elle pleure sans doute parce qu'elle n'a pas pu aller avec
+madame dans la voiture, s'écria Bessie.
+
+-- Oh non! elle est trop âgée pour un tel enfantillage.»
+
+Blessée dans mon amour-propre par une telle accusation, je
+répondis promptement:
+
+«Jamais je n'ai pleuré pour si peu de chose; je déteste de sortir
+dans la voiture; je pleure parce que je suis malheureuse.
+
+-- Oh! fi, mademoiselle,» s'écria Bessie.
+
+Le bon pharmacien sembla un peu embarrassé. J'étais devant lui. Il
+fixa sur moi des yeux scrutateurs. Ils étaient gris, petits, et
+manquaient d'éclat; maintenant, cependant, je crois que je les
+trouverais perçants; il était laid, mais sa figure exprimait la
+bonté. Après m'avoir regardée à loisir, il me dit:
+
+«Qu'est-ce qui vous a rendue malade hier?
+
+-- Elle est tombée, dit Bessie, prenant de nouveau la parole.
+
+-- Encore comme un petit enfant. Ne sait-elle donc pas marcher à
+son âge? Elle doit avoir huit ou neuf ans!
+
+-- On m'a frappée, et voilà ce qui m'a fait tomber, m'écriai-je
+vivement, par un nouvel élan d'orgueil blessé; mais ce n'est pas
+là ce qui m'a rendue malade,» ajoutai-je pendant M. Loyd prenait
+une prise de tabac.
+
+Au moment où il remettait sa tabatière dans la poche de son habit,
+une cloche se fit entendre pour annoncer le repas des domestiques.
+
+«C'est pour vous, Bessie, dit le pharmacien en se tournant vers la
+bonne. Vous pouvez descendre, je vais lire quelque chose à
+Mlle Jane jusqu'au moment où vous reviendrez.»
+
+Bessie eût préféré rester; mais elle fut obligée de sortir, parce
+qu'elle savait que l'exactitude était un devoir qu'on ne pouvait
+enfreindre au château de Gateshead.
+
+«Si ce n'est pas la chute qui vous a rendue malade, qu'est-ce
+donc? continua M. Loyd, quand Bessie fut partie.
+
+-- On m'a enfermée seule dans la chambre rouge, et quand vient la
+nuit, elle est hantée par un revenant.»
+
+Je vis M. Loyd sourire et froncer le sourcil.
+
+«Un revenant? dit-il; eh bien, après tout, vous n'êtes qu'une
+enfant, puisque vous avez peur des ombres.
+
+-- Oui, continuai-je; je suis effrayée de l'ombre de M. Reed. Ni
+Bessie ni personne n'entre le soir dans cette chambre quand on
+peut faire autrement, et c'était cruel de m'enfermer seule, sans
+lumière; si cruel, que je ne crois pas pouvoir l'oublier jamais.
+
+-- Quelle folie! et c'est là ce qui vous a rendue si malheureuse?
+Avez-vous peur maintenant, au milieu du jour?
+
+-- Non, mais la nuit reviendra avant peu, et d'ailleurs je suis
+malheureuse pour d'autres raisons.
+
+-- Quelles autres raisons? Dites-m'en quelques-unes.»
+
+Combien j'aurais désiré pouvoir répondre entièrement à cette
+question! mais combien c'était difficile pour moi! Les enfants
+sentent, mais n'analysent pas leurs sensations, et, s'ils
+parviennent à faire cette analyse dans leur pensée, ils ne peuvent
+pas la traduire par des paroles. Craignant cependant de perdre
+cette première et peut-être unique occasion d'adoucir ma tristesse
+en l'épanchant, je fis, après un instant de trouble, cette réponse
+courte, mais vraie.
+
+«D'abord, je n'ai ni père, ni mère, ni frère, ni soeur.
+
+-- Mais vous avez une tante et des cousins qui sont bons pour
+vous.»
+
+Je m'arrêtai encore un instant; puis je répondis simplement:
+
+«C'est John Reed qui m'a frappée, et c'est ma tante qui m'a
+enfermée dans la chambre rouge.»
+
+M. Loyd prit sa tabatière une seconde fois.
+
+«Ne trouvez-vous pas le château de Gateshead bien beau? me
+demanda-t-il; n'êtes-vous pas bien reconnaissante de pouvoir
+demeurer dans une telle habitation?
+
+-- Ce n'est pas ma maison, monsieur, et Mlle Abbot dit que j'ai
+moins de droits ici qu'une servante.
+
+-- Bah! vous n'êtes pas assez simple pour avoir envie de quitter
+une si belle demeure?
+
+-- Si je pouvais aller ailleurs, je serais bien heureuse de la
+quitter; mais je ne le puis pas tant que je serai une enfant.
+
+-- Peut-être, qui sait? Avez-vous d'autres parents que Mme Reed?
+
+-- Je ne pense pas, monsieur.
+
+-- Aucun, du côté de votre père?
+
+-- Je ne sais pas; je l'ai demandé une fois à ma tante Reed; elle
+m'a dit que je pouvais avoir quelques pauvres parents du nom
+d'Eyre, mais qu'elle n'en savait rien.
+
+-- Si vous en aviez, aimeriez-vous à aller avec eux?»
+
+Je réfléchis. La pauvreté semble douloureuse aux hommes, encore
+plus aux enfants. Ils ne se font pas idée de ce qu'est une
+pauvreté industrieuse, active et honorable; le mot ne leur
+rappelle que des vêtements en lambeaux, le manque de nourriture,
+le foyer sans flammes, les rudes manières et les vices dégradants.
+
+«Non, répondis-je, je ne voudrais pas appartenir à des pauvres.
+
+-- Pas même s'ils étaient bons pour vous?»
+
+Je secouai la tête; je ne pouvais pas comprendre comment des
+pauvres auraient été bons; et puis apprendre à parler comme eux,
+adopter leurs manières, ne point recevoir d'éducation, grandir
+comme ces malheureuses femmes que je voyais quelquefois nourrir
+leurs enfants ou laver leurs vêtements à la porte des fermes du
+village, non, je n'étais pas assez héroïque pour accepter
+l'abjection en échange de la liberté.
+
+«Mais vos parents sont-ils donc si pauvres? Sont-ce des ouvriers?
+
+-- Je ne puis le dire; ma tante prétend que, si j'en ai, ils
+doivent appartenir à la race des mendiants, et je ne voudrais pas
+aller mendier.
+
+-- Aimeriez-vous à aller en pension?»
+
+Je réfléchis de nouveau. Je savais à peine ce qu'était une
+pension. Bessie m'en avait parlé comme d'une maison où les jeunes
+filles étaient assises sur des bancs de bois, devant une grande
+table, et où l'on exigeait d'elles de la douceur et de
+l'exactitude. John Reed détestait sa pension et raillait ses
+maîtres; mais les goûts de John ne pouvaient servir de règle aux
+miens. Si les détails que m'avait donnés Bessie, détails qui lui
+avaient été fournis par les jeunes filles d'une maison où elle
+avait servi avant de venir à Gateshead, étaient un peu effrayants,
+d'un autre côté, je trouvais bien de l'attrait dans les talents
+acquis par ces mêmes jeunes filles. Bessie me vantait les beaux
+paysages, les jolies fleurs exécutés par elles; puis elles
+savaient chanter des romances, jouer des pièces, traduire des
+livres français. En écoutant Bessie, mon esprit avait été frappé,
+et je sentais l'émulation s'éveiller en moi. D'ailleurs, la
+pension amènerait un complet changement de vie, remplirait une
+longue journée, m'éloignerait des habitants du château, serait
+enfin le commencement d'une nouvelle existence.
+
+«Que j'aimerais à aller en pension! répondis-je sans plus
+d'hésitation.
+
+-- Eh bien, eh bien! qui sait ce qui peut arriver? me dit M. Loyd
+en se levant. Il faudrait à cette enfant un changement d'air et
+d'entourage, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même, les nerfs
+ne sont pas en bon état.»
+
+Bessie rentra. Au même moment on entendit la voiture de Mme Reed
+qui roulait dans la cour.
+
+«Est-ce votre maîtresse, Bessie? demanda M. Loyd. Je voudrais bien
+lui parler avant de partir.»
+
+Bessie l'invita à passer dans la salle à manger, et elle marcha
+devant lui pour lui montrer le chemin.
+
+Dans l'entretien qui eut lieu entre lui et Mme Reed, je suppose,
+d'après ce qui se passa plus tard, que le pharmacien l'engagea à
+m'envoyer en pension. Cet avis fut sans doute adopté tout de
+suite; car le soir même Abbot et Bessie vinrent dans la chambre
+des enfants, et, me croyant endormie, se mirent à causer sur ce
+sujet.
+
+«Madame, disait Abbot, est bien contente de se trouver débarrassée
+de cette ennuyeuse enfant, qui semble toujours vouloir surveiller
+tout le monde ou méditer quelque complot.»
+
+Je crois qu'Abbot me considérait comme un Guy Faukes enfant.
+
+Alors, pour la première fois, j'appris par la conversation d'Abbot
+et de Bessie que mon père avait été un pauvre ministre, ma mère
+l'avait épousé malgré ses amis, qui considéraient ce mariage comme
+au-dessous d'elle. Mon grand-père Reed, irrité de cette
+désobéissance, avait privé ma mère de sa dot.
+
+Après un an de mariage, mon père fut attaqué du typhus. La
+contagion l'avait atteint pendant qu'il visitait les pauvres d'une
+grande ville manufacturière, où l'épidémie faisait de rapides
+progrès. Ma mère tomba malade en le soignant, et tous deux
+moururent à un mois d'intervalle.
+
+Bessie, après avoir entendu ce récit, soupira et dit:
+
+«Pauvre demoiselle Jane, elle est bien à plaindre!
+
+-- Oui, répondit Abbot; si c'était un bel enfant, on pourrait
+avoir pitié de son abandon; mais qui ferait attention à un
+semblable petit crapaud?
+
+-- C'est vrai, dit Bessie en hésitant; il est certain qu'une
+beauté comme Mlle Georgiana vous toucherait plus, si elle était
+dans la même position.
+
+-- Oui, s'écria l'ardente Mlle Abbot, je suis pour Mlle Georgiana,
+petite chérie avec ses yeux bleus, ses longues boucles et ses
+couleurs si fines, qu'on les dirait peintes. Bessie, j'ai envie de
+prendre un peu de lapin pour le souper.
+
+-- Moi aussi, avec quelques oignons grillés; venez descendons.»
+
+Et elles partirent.
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+Depuis ma conversation avec M. Loyd et la conférence que je viens
+de rapporter entre Bessie et Mlle Abbot, j'espérais un prochain
+changement dans ma position; aussi combien étais-je impatiente
+d'une prompte guérison! Je désirais et j'attendais en silence;
+mais tout demeurait dans le même état. Les jours et les semaines
+s'écoulaient; j'avais recouvré ma santé habituelle; cependant, il
+n'était plus question du sujet qui m'intéressait tant. Mme Reed
+arrêtait quelquefois sur moi son regard sévère; mais elle
+m'adressait rarement la parole.
+
+Depuis ma maladie, la ligne de séparation qui s'était faite entre
+ses enfants et moi devenait encore plus profonde. Je dormais à
+part dans un petit cabinet; je prenais mes repas seule; je passais
+tout mon temps dans la chambre des enfants, tandis que mes cousins
+se tenaient constamment dans le salon. Ma tante ne parlait jamais
+de m'envoyer en pension, et pourtant je sentais instinctivement
+qu'elle ne me souffrirait plus longtemps sous le même toit
+qu'elle; car alors, plus que jamais, chaque fois que son regard
+tombait sur moi, il exprimait une aversion profondément enracinée.
+
+Éliza et Georgiana, obéissant évidemment aux ordres qui leur
+avaient été donnés, me parlaient aussi peu que possible. John me
+faisait des grimaces toutes les fois qu'il me rencontrait. Un
+jour, il essaya de me battre; mais je me retournai contre lui,
+poussée par ce même sentiment de colère profonde et de révolte
+désespérée qui une fois déjà s'était emparé de moi. Il crut
+prudent de renoncer à ses projets. Il s'éloigna de moi en me
+menaçant, et en criant que je lui avais cassé le nez. J'avais en
+effet frappé cette partie proéminente de son visage, avec toute la
+force de mon poing; quand je le vis dompté, soit par le coup, soit
+par mon regard, je me sentis toute disposée à profiter de mes
+avantages; mais il avait déjà rejoint sa mère, et je l'entendis
+raconter, d'un ton pleureur, que cette méchante Jane s'était
+précipitée sur lui comme une chatte furieuse. Sa mère
+l'interrompit brusquement.
+
+«Ne me parlez plus de cette enfant, John, lui dit-elle; je vous ai
+défendu de l'approcher; elle ne mérite pas qu'on prenne garde à
+ses actes; je ne désire voir ni vous ni vos soeurs jouer avec
+elle.»
+
+J'étais appuyée sur la rampe de l'escalier, tout près de là. Je
+m'écriai subitement et sans penser à ce que je disais:
+
+«C'est-à-dire qu'ils ne sont pas dignes de jouer avec moi.»
+
+Mme Reed était une vigoureuse femme. En entendant cette étrange et
+audacieuse déclaration, elle monta rapidement l'escalier; plus
+prompte qu'un vent impétueux, elle m'entraîna dans la chambre des
+enfants et me poussa près de mon lit, en me défendant de quitter
+cette place et de prononcer une seule parole pendant le reste du
+jour.
+
+«Que dirait mon oncle Reed, s'il était là?» demandai-je presque
+involontairement.
+
+Je dis presque involontairement; car ces paroles, ma langue les
+prononçait sans que pour ainsi dire mon esprit y eût consenti. Il
+y avait en moi une puissance qui parlait avant que je pusse m'y
+opposer.
+
+«Comment! s'écria Mme Reed, respirant à peine. Ses yeux gris,
+ordinairement froids et immobiles, se troublèrent et prirent une
+expression de terreur; elle lâcha mon bras, semblant douter si
+j'étais une enfant ou un esprit.
+
+J'avais commencé, je ne pouvais plus m'arrêter.
+
+«Mon onde Reed est dans le ciel, continuai-je; il voit ce que vous
+faites et ce que vous pensez, et mon père et ma mère aussi; ils
+savent que vous m'enfermez tout le jour, et que vous souhaitez ma
+mort.»
+
+Mme Reed se fut bientôt remise; elle me secoua violemment, et,
+après m'avoir donné un soufflet, elle partit sans ajouter un seul
+mot.
+
+Bessie y suppléa par un sermon d'une heure; elle me prouva
+clairement que j'étais l'enfant la plus méchante et la plus
+abandonnée qui eût habité sous un toit. J'étais tentée de le
+croire, car je ne sentais que de mauvaises inspirations s'élever
+dans mon coeur.
+
+Novembre, décembre et la moitié de janvier se passèrent. Noël et
+le nouvel an s'étaient célébrés à Gateshead avec la pompe
+ordinaire: des présents avaient été échangés, des dîners, des
+soirées donnés et reçus. J'étais naturellement exclue de ces
+plaisirs; toute ma part de joie était d'assister chaque jour à la
+toilette d'Éliza et de Georgiana, de les voir descendre dans le
+salon avec leurs robes de mousseline légère, leurs ceintures
+roses, leurs cheveux soigneusement bouclés. Puis j'épiais le
+passage du sommelier et du cocher; j'écoutais le son du piano et
+de la harpe, le bruit des verres et des porcelaines, au moment où
+l'on apportait les rafraîchissements dans le salon. Quelquefois
+même, lorsque la porte s'ouvrait, le murmure interrompu de la
+conversation arrivait jusqu'à moi.
+
+Quand j'étais fatiguée de cette occupation, je quittais l'escalier
+pour rentrer dans la chambre solitaire des enfants; quoique cette
+pièce fût un peu triste, je n'y étais pas malheureuse; je ne
+désirais pas descendre, car personne n'aurait fait attention à ma
+présence. Si Bessie s'était montrée bonne pour moi, j'aurais mieux
+aimé passer toutes mes soirées près d'elle que de rester des
+heures entières sous le regard sévère de Mme Reed, dans une pièce
+remplie de femmes élégantes.
+
+Mais Bessie, aussitôt que ses jeunes maîtresses étaient habillées,
+avait l'habitude de se rendre dans les régions bruyantes de la
+cuisine ou de l'office, et elle emportait ordinairement la lumière
+avec elle; alors, jusqu'au moment où le feu s'éteignait, je
+m'asseyais près du foyer avec ma poupée sur mes genoux, jetant de
+temps en temps un long regard tout autour de moi, pour m'assurer
+qu'aucun fantôme n'avait pénétré dans cette chambre demi-obscure.
+Lorsque les cendres rouges commençaient à pâlir, je me
+déshabillais promptement, tirant de mon mieux sur les noeuds et
+sur les cordons, et j'allais chercher dans mon petit lit un abri
+contre le froid et l'obscurité. J'emportais ma poupée avec moi. On
+a toujours besoin d'aimer quelque chose, et ne trouvant aucun
+objet digne de mon affection, je m'efforçais de mettre ma joie à
+chérir cette image flétrie et aussi déguenillée qu'un épouvantail.
+
+C'est à peine si je puis me rappeler maintenant avec quelle
+absurde sincérité j'aimais ce morceau de bois qui me paraissait
+vivant et capable de sentir; je ne pouvais pas m'endormir sans
+avoir enveloppé ma poupée dans mon peignoir, et quand elle était
+bien chaudement, je me trouvais plus heureuse, parce que je la
+croyais heureuse elle-même.
+
+Les heures me semblaient bien longues jusqu'au départ des
+convives. J'écoutais toujours si je n'entendrais point dans
+l'escalier les pas de Bessie; elle venait quelquefois chercher son
+dé et ses ciseaux, ou m'apporter pour mon souper une talmouse ou
+quelque autre gâteau. Elle s'asseyait près de mon lit pendant que
+je mangeais, et, quand j'avais fini, elle ramenait mes couvertures
+sur moi, et me disait, en m'embrassant deux fois: «Bonne nuit,
+mademoiselle Jane.» Alors Bessie me semblait l'être le meilleur,
+le plus beau, le plus doux de la terre; je souhaitais du fond de
+mon coeur la voir toujours aussi bonne et aussi aimable. Je
+désirais qu'elle ne me grondât plus, qu'elle cessât de m'imposer
+des tâches impossibles.
+
+Bessie devait être une fille capable. Elle faisait adroitement
+tout ce qu'elle entreprenait, et je crois qu'elle racontait d'une
+manière remarquable, car les histoires dont elle amusait mon
+enfance m'ont laissé une impression profonde. Elle était jolie, si
+mes souvenirs sont exacts; c'était une jeune femme élancée, aux
+cheveux noirs, aux yeux foncés. Je me rappelle ses traits
+délicats, son teint blanc et transparent; mais son caractère était
+vif et capricieux. Cependant, bien qu'elle fût indifférente aux
+grands principes de justice, je la préférais à tous les autres
+habitants de Gateshead.
+
+On était au 15 du mois de janvier, l'horloge avait sonné neuf
+heures. Bessie était descendue déjeuner, mes cousines n'avaient
+pas encore été appelées par leur mère. Éliza mettait son chapeau
+et sa robe la plus chaude pour aller visiter son poulailler.
+C'était son occupation favorite; mais ce qui lui plaisait plus
+encore, c'était de vendre ses oeufs à la femme de charge et
+d'amasser l'argent qu'elle en recevait. Elle avait des
+dispositions pour le commerce et une tendance singulière à
+thésauriser; car, non contente de trafiquer de ses oeufs et de ses
+poulets, elle cherchait à tirer le plus d'argent possible de ses
+fleurs, de ses graines et de ses boutures. Le jardinier avait
+ordre d'acheter à la jeune fille tous les produits de son jardin
+qu'elle désirait vendre, et Éliza aurait vendu les cheveux de sa
+tête si elle avait pu en tirer bénéfice. Quant à son argent, elle
+l'avait d'abord caché dans des coins, après l'avoir enveloppé dans
+de vieux morceaux de papier; mais quelques-unes de ces cachettes
+ayant été découvertes par la servante, Éliza craignit de perdre un
+jour tout son trésor, et elle consentit à le confier à sa mère en
+exigeant un intérêt de 50 ou 60 pour 100. Cet énorme intérêt, elle
+le touchait à chaque trimestre, et, pleine d'une anxieuse
+sollicitude, elle conservait dans un petit livre le compte de son
+argent.
+
+Georgiana était assise devant une glace sur une chaise haute. Elle
+entremêlait ses cheveux de fleurs artificielles et de plumes
+fanées qu'elle avait trouvées dans une mansarde. Cependant je
+faisais mon lit, ayant reçu de Bessie l'ordre exprès de le finir
+avant son retour; car Bessie m'employait souvent comme une
+servante subalterne, pour nettoyer la chambre et épousseter les
+meubles. Après avoir étendu la courte-pointe et plié mes vêtements
+de nuit, j'allai à la fenêtre; quelques livres d'images et
+quelques jeux y avaient été oubliés. Je voulus les ranger, mais
+Georgiana m'ordonna durement de laisser ses affaires en repos. Me
+trouvant inoccupée, j'approchai mes lèvres des fleurs de glace qui
+obscurcissaient les carreaux, et bientôt je pus voir au dehors. Le
+sol avait été pétrifié par une rude gelée.
+
+De la fenêtre on apercevait la loge du portier et l'allée par
+laquelle entraient les voitures; mon haleine avait, comme je l'ai
+dit, fait une place à mon regard sur le feuillage argenté qui
+revêtait les vitres, quand je vis les portes s'ouvrir. Une voiture
+entra. Je la regardai avec distraction se diriger vers la maison.
+Beaucoup de voitures venaient à Gateshead, mais les visiteurs
+qu'elles contenaient n'étaient jamais intéressants pour moi.
+
+La calèche s'arrêta devant la porte; la sonnette fut tirée, et on
+introduisit le nouveau venu. Comme ces détails m'étaient
+indifférents, je reportai toute mon attention sur un petit rouge-
+gorge affamé, qui était venu chanter dans les branches dépouillées
+d'un cerisier placé devant le mur, au-dessous de la fenêtre. Il me
+restait encore du pain de mon déjeuner, j'en émiettai un morceau
+et je secouai l'espagnolette, voulant répandre les miettes sur le
+bord de la fenêtre, lorsque Bessie monta précipitamment l'escalier
+et arriva dans la chambre en criant:
+
+«Mademoiselle Jane, retirez votre tablier. Que faites-vous là?
+avez-vous lavé votre figure et vos mains ce matin?»
+
+Avant de répondre, je tirai une fois encore l'espagnolette, car je
+tenais à donner moi-même le pain au petit oiseau. Le châssis céda,
+je jetai une partie des miettes par terre et l'autre sur les
+branches de l'arbre; puis, refermant la fenêtre, je répondis
+tranquillement:
+
+«Non, Bessie, je finis d'épousseter.
+
+-- Quelle petite fille désagréable et sans soin! Que faisiez-vous
+là? Vous êtes toute rouge comme une coupable. Pourquoi avez-vous
+ouvert la croisée?»
+
+Je n'eus pas l'embarras de répondre, car Bessie semblait trop
+occupée pour écouter mes explications; elle m'emmena vers la table
+de toilette, prit du savon et de l'eau, et m'en frotta sans pitié
+la figure et les mains. Heureusement pour moi elle y mit peu de
+temps; ensuite elle lissa mes cheveux, me retira mon tablier, et
+me poussant sur l'escalier, m'ordonna de descendre bien vite dans
+la salle à manger, où j'étais attendue.
+
+J'allais demander qui m'attendait et si ma tante se trouvait en
+bas; mais Bessie avait déjà disparu en fermant la porte de la
+chambre derrière elle.
+
+Je descendis lentement. Depuis plus de trois mois je n'avais pas
+été appelée par Mme Reed. Renfermée pendant si longtemps dans la
+chambre du premier, le rez-de-chaussée était devenu pour moi une
+région imposante et dans laquelle il m'était pénible d'entrer.
+J'arrivai dans l'antichambre devant la porte de la salle à manger;
+là je m'arrêtai intimidée et tremblante; redoutant sans cesse des
+punitions injustes, j'étais devenue en peu de temps défiante et
+craintive. Je n'osais pas avancer; pendant une dizaine de minutes
+je demeurai dans une hésitation agitée. Tout à coup la sonnette
+retentit violemment: force me fut d'entrer.
+
+«Qui donc peut m'attendre? me demandais-je intérieurement, pendant
+qu'avec mes deux mains je tournais le dur loquet qui résista
+quelques secondes à mes efforts. Qui vais-je trouver avec ma
+tante?»
+
+Le loquet céda, la porte s'ouvrit; je m'avançai en saluant bien
+bas, et je regardai autour de moi. Quelque chose de sombre et de
+long, une sorte de colonne obscure, arrêta mes yeux. Je reconnus
+enfin une triste figure habillée de noir qui se tenait debout
+devant moi. La partie supérieure de ce personnage étrange
+ressemblait à un masque taillé, qu'on aurait planté sur une longue
+flèche en guise de tête.
+
+Mme Reed occupait sa place ordinaire, près du feu. Elle me fit
+signe d'approcher; j'obéis, et regardant l'étranger immobile, elle
+me présenta à lui en disant:
+
+«Voici la petite fille dont je vous ai parlé.»
+
+Il tourna lentement la tête de mon côté, et, après m'avoir
+examinée d'un regard inquisiteur qui perçait à travers des cils
+noirs et épais, il demanda d'un ton solennel et d'une voix très
+basse quel âge j'avais.
+
+«Dix ans, répondit ma tante.
+
+-- Tant que cela?» reprit-il d'un air de doute.
+
+Et il prolongea son examen quelques minutes encore; puis,
+s'adressant à moi, il me dit:
+
+«Quel est votre nom, enfant?
+
+-- Jane Eyre, monsieur.»
+
+En prononçant ces paroles, je le regardais: il me sembla grand,
+mais je me souviens qu'alors j'étais très petite; ces traits me
+parurent grossièrement accentués, et je leur trouvais, ainsi qu'à
+toutes les autres lignes de sa personne, une expression dure et
+hypocrite.
+
+«Eh bien! Jane Eyre, êtes-vous une bonne petite fille?»
+
+Impossible de répondre affirmativement. Ceux qui m'entouraient
+pensaient le contraire; je demeurai silencieuse. Mme Reed parla
+pour moi, et secouant la tête d'une manière expressive, elle
+reprit rapidement:
+
+«Moins nous parlerons sur ce sujet, mieux peut-être cela vaudra,
+monsieur Brockelhurst.
+
+-- En vérité, j'en suis fâché; il faut que je m'entretienne
+quelques instants avec elle.»
+
+Et, renonçant à sa position perpendiculaire, il s'installa dans un
+fauteuil vis-à-vis Mme Reed.
+
+«Venez ici,» me dit-il.
+
+Il frappa légèrement du pied le tapis et m'ordonna de me placer
+devant lui. Sa figure me produisit un effet étrange, quand, me
+trouvant sur la même ligne que lui, je pus voir son grand nez et
+sa bouche garnie de dents énormes.
+
+«Il n'y a rien de si triste que la vue d'un méchant enfant,
+reprit-il, surtout d'une méchante petite fille. Savez-vous où vont
+les réprouvés après leur mort?»
+
+Ma réponse fut rapide et orthodoxe.
+
+«En enfer, m'écriai-je.
+
+-- Et qu'est-ce que l'enfer? pouvez-vous me le dire?
+
+-- C'est un gouffre de flammes.
+
+-- Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler
+pendant l'éternité?
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée?»
+
+Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m'attaquer
+sur ce que je répondis.
+
+«Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir.
+
+-- Et que ferez-vous pour cela? des enfants plus jeunes que vous
+périssent journellement. Il y a encore bien peu de temps, j'ai
+enterré un petit enfant de cinq ans; mais il était bon, et son âme
+est allée au ciel; on ne pourrait en dire autant de vous, si vous
+étiez appelée dans un autre monde.»
+
+Ne pouvant pas faire cesser ses doutes, je fixai mes yeux sur ses
+deux grands pieds, et je soupirai en souhaitant la fin de cet
+interrogatoire.
+
+«J'espère que ce soupir vient du coeur, reprit M. Brockelhurst, et
+que vous vous repentez d'avoir toujours été un sujet de tristesse
+pour votre excellente bienfaitrice.»
+
+Bienfaitrice! bienfaitrice! ils appellent tous Mme Reed ma
+bienfaitrice; s'il en est ainsi, une bienfaitrice est quelque
+chose de bien désagréable.
+
+«Dites-vous vos prières matin et soir? continua mon interrogateur.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Lisez-vous la Bible?
+
+-- Quelquefois.
+
+-- Le faites-vous avec plaisir? aimez-vous cette lecture?
+
+-- J'aime les Révélations, le Livre de Daniel, la Genèse, Samuel,
+quelques passages de l'Exode, des Rois, des Chroniques, et j'aime
+aussi Job et Jonas.
+
+-- Et les Psaumes, j'espère que vous les aimez?
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Oh! quelle honte! J'ai un petit garçon plus jeune que vous, qui
+sait déjà six psaumes par coeur; et quand on lui demande ce qu'il
+préfère, manger un pain d'épice ou apprendre un verset, il vous
+répond: J'aime mieux apprendre un verset, parce que «les anges
+chantent les psaumes, et que je veux être un petit ange sur la
+terre;» et alors on lui donne deux pains d'épice, en récompense de
+sa piété d'enfant.
+
+-- Les Psaumes ne sont point intéressants, observai-je.
+
+-- C'est une preuve que vous avez un mauvais coeur. Il faut
+demander à Dieu de le changer, de vous en accorder un autre plus
+pur, de vous retirer ce coeur de pierre pour vous donner un coeur
+de chair.»
+
+J'essayais de comprendre par quelle opération pourrait s'accomplir
+ce changement, lorsque Mme Reed m'ordonna de m'asseoir, et prenant
+elle-même le fil de la conversation:
+
+«Je crois, monsieur Brockelhurst, dit-elle, vous avoir mentionné
+dans ma lettre, il y a trois semaines environ, que cette petite
+fille n'a pas le caractère et les dispositions que j'eusse voulu
+voir en elle. Si donc vous l'admettez dans l'école de Lowood, je
+demanderai que les chefs et les maîtresses aient l'oeil sur elle;
+je les prierai surtout de se tenir en garde contre son plus grand
+défaut, je veux parler de sa tendance au mensonge. Je dis toutes
+ces choses devant vous, Jane, ajouta-t-elle, afin que vous
+n'essayiez pas de tromper M. Brockelhurst.»
+
+J'étais tout naturellement portée à craindre et à détester
+Mme Reed, elle qui semblait sans cesse destinée à me blesser
+cruellement. Je n'étais jamais heureuse en sa présence; quels que
+fussent mes soins pour lui obéir et lui plaire, mes efforts
+étaient toujours repoussés, et je ne recevais en échange que des
+reproches semblables à celui que je viens de rapporter. Cette
+accusation qui m'était infligée devant un étranger me fut
+profondément douloureuse. Je voyais vaguement qu'elle venait de
+briser toutes mes espérances dans cette nouvelle vie où je devais
+entrer; je sentais confusément, et sans m'en rendre compte,
+qu'elle semait l'aversion et la malveillance sur le chemin que
+j'allais parcourir.
+
+Je me voyais transformée aux yeux de M. Brockelhurst en petite
+fille dissimulée; et que pouvais-je faire pour effacer cette
+injustice?
+
+«Rien, rien,» pensai-je en moi-même. Je m'efforçai de réprimer un
+sanglot et j'essuyai rapidement quelques larmes, preuves trop
+évidentes de mon angoisse.
+
+«Le mensonge est un triste défaut chez un enfant, dit
+M. Brockelhurst, et celui qui aura trompé pendant sa vie trouvera
+la punition de ses fautes dans un gouffre de flammes et de soufre;
+mais elle sera surveillée; je parlerai d'elle à Mlle Temple et aux
+institutrices.
+
+-- Je voudrais, continua Mme Reed, que son éducation fût en
+rapport avec sa position, qu'on la rendît utile et humble. Quant
+aux vacances, je vous demanderai la permission de les lui laisser
+passer à Lowood.
+
+-- Vos projets sont pleins de sagesse, madame, reprit
+M. Brockelhurst; l'humilité est une vertu chrétienne, et elle est
+nécessaire surtout aux élèves de Lowood. Je demande sans cesse
+qu'on apporte un soin tout particulier à la leur inspirer. J'ai
+longtemps cherché les meilleurs moyens de mortifier en elles le
+sentiment mondain de l'orgueil, et l'autre jour j'ai eu une preuve
+de mon succès. Ma seconde fille est allée avec sa mère visiter
+l'école, et à son retour elle s'est écriée: «Ô mon père! combien
+tous ces enfants de Lowood semblent tranquilles et simples, avec
+leurs cheveux relevés derrière l'oreille, leurs longs tabliers,
+leurs petites poches cousues à l'extérieur de leurs robes! Elles
+sont vêtues presque comme les enfants des pauvres; et, ajouta-t-
+elle, elles regardaient ma robe et celle de maman comme si elles
+n'eussent jamais vu de soie.»
+
+-- Voilà une discipline que j'approuve entièrement, continua
+Mme Reed; j'aurais cherché dans toute l'Angleterre que je n'eusse
+rien trouvé de mieux pour le caractère de Jane. Mais, mon cher
+monsieur Brockelhurst, je demande de l'uniformité sur tous points.
+
+-- Certes, madame, c'est un des premiers devoirs chrétiens, et à
+Lowood nous l'avons observée dans tout: une nourriture et des
+vêtements simples, un bien-être que nous avons eu soin de ne pas
+exagérer, des habitudes dures et laborieuses: telle est la règle
+de cette maison.
+
+-- Très bien, monsieur: alors je puis compter que cette enfant
+sera reçue à Lowood, qu'elle y sera élevée comme il convient à sa
+position, et en vue de ses devoirs à venir.
+
+-- Vous le pouvez, madame; elle sera placée dans cet asile de
+plantes choisies, et j'espère que l'inestimable privilège de son
+admission la rendra reconnaissante.
+
+-- Je l'enverrai aussitôt que possible, monsieur Brockelhurst; car
+j'ai bien hâte, je vous assure, d'être débarrassée d'une
+responsabilité qui devient aussi lourde.
+
+-- Sans doute, sans doute. Madame, ajouta-t-il, je me vois obligé
+de vous faire mes adieux. Je ne retournerai à mon château que dans
+une semaine ou deux; car mon bon ami, l'archidiacre, ne veut pas
+me permettre de le quitter avant ce temps-là; mais je ferai dire à
+Mlle Temple qu'elle a une nouvelle élève à attendre, et ainsi la
+réception de Mlle Jane n'éprouvera aucune difficulté. Adieu,
+madame.
+
+-- Adieu, monsieur; rappelez-moi au souvenir de Mme et de
+Mlle Brockelhurst.
+
+-- Je n'y manquerai pas, madame. Petite, dit-il en se tournant
+vers moi, voici un livre intitulé le Guide de l'Enfance; vous
+lirez les prières qui s'y trouvent; mais lisez surtout cette
+partie; vous y verrez racontée la mort soudaine et terrible de
+Martha G..., méchante petite fille qui, comme vous, avait pris
+l'habitude du mensonge.»
+
+En disant ces mots, M. Brockelhurst me mit dans la main une
+brochure soigneusement recouverte d'un papier, et, après avoir
+fait demander sa voiture, il nous quitta.
+
+Je restai seule avec Mme Reed. Quelques minutes se passèrent en
+silence. Elle cousait et je l'examinais.
+
+Mme Reed pouvait avoir trente-six ou trente-sept ans: c'était une
+femme d'une constitution robuste, aux épaules carrées, aux membres
+vigoureux; elle n'était point lourde, bien que petite et forte; sa
+figure paraissait large, à cause du développement excessif de son
+menton. Elle avait le front bas, la bouche et le nez assez
+réguliers; ses yeux, sans bonté, brillaient sous des cils pâles;
+sa peau était noire et ses cheveux blonds. D'un tempérament fort
+et sain, elle ignorait la maladie; c'était une ménagère soigneuse
+et habile, qui surveillait aussi bien ses fermes que sa maison;
+ses enfants seuls se riaient quelquefois de son autorité; elle
+s'habillait avec goût, et sa tenue faisait toujours ressortir sa
+toilette.
+
+Assise sur une chaise basse, non loin de son fauteuil, j'avais pu
+l'examiner et étudier tous les traits de son visage. Je tenais
+dans ma main ce livre qui racontait la mort subite d'une menteuse;
+mon attention s'y reporta, et ce fut comme un avertissement pour
+moi.
+
+Ce qui venait de se passer, ce que Mme Reed avait dit à
+M. Brockelhurst, toute leur conversation enfin était encore
+récente et douloureuse dans mon esprit; chaque mot m'avait frappée
+comme un dard, et j'étais là, agitée par un vif ressentiment.
+
+Mme Reed leva les yeux de son ouvrage, les fixa sur moi, et ses
+doigts s'arrêtèrent.
+
+«Sortez d'ici, retournez dans votre chambre,» me dit-elle.
+
+Mon regard, ou je ne sais quelle autre chose, l'avait sans doute
+blessée; car, bien qu'elle se contînt, son accent était très
+irrité. Je me levai et je me dirigeai vers la porte; mais je
+revins sur mes pas, j'allai du côté de la fenêtre, puis au milieu
+de la chambre; enfin je m'approchai d'elle.
+
+Il fallait parler; j'avais été impitoyablement foulée aux pieds,
+je sentais le besoin de me venger; mais comment? Quelles étaient
+mes forces pour lutter contre une telle adversaire? Je fis appel à
+tout ce qu'il y avait d'énergie en moi, et je la concentrai dans
+ces seuls mots:
+
+«Je ne suis pas dissimulée; si je l'étais, j'aurais dit que je
+vous aimais; mais je déclare que je ne vous aime pas; je vous
+déteste plus que personne au monde, excepté toutefois John Reed.
+Cette histoire d'une menteuse, vous pouvez la donner à votre fille
+Georgiana, car c'est elle qui vous trompe, et non pas moi.»
+
+Les doigts de Mme Reed étaient demeurés immobiles, ses yeux de
+glace continuaient à me fixer froidement.
+
+«Qu'avez-vous encore à me dire?» me demanda-t-elle d'un ton qu'on
+aurait plutôt employé avec une femme qu'avec une enfant.
+
+Ce regard, cette voix, réveillèrent toutes mes antipathies. Émue,
+aiguillonnée par une invincible irritation, je continuai:
+
+«Je suis heureuse que vous ne soyez pas une de mes parentes, je ne
+vous appellerai plus jamais ma tante; je ne viendrai jamais vous
+voir lorsque je serai grande, et quand quelqu'un me demandera si
+je vous aime et comment vous me traitiez, je lui dirai que votre
+souvenir seul me fait mal, et que vous avez été cruelle pour moi.
+
+-- Comment oseriez-vous affirmer de semblables choses, Jane?
+
+-- Comment je l'oserai, madame Reed? Je l'oserai, parce que c'est
+la vérité. Vous croyez que je ne sens pas et que je puis vivre
+sans que personne m'aime, sans qu'on soit bon pour moi; mais non,
+et vous n'avez pas eu pitié de moi; je me rappellerai toujours
+avec quelle dureté vous m'avez repoussée dans la chambre rouge,
+quel regard vous m'avez jeté, alors que j'étais à l'agonie. Et
+pourtant, oppressée par la souffrance, je vous avais crié: «Ma
+tante ayez pitié de moi!» Et cette punition, vous me l'aviez
+infligée parce que j'avais été frappée, jetée à terre par votre
+misérable fils. Je dirai l'exacte vérité à tous ceux qui me
+questionneront. On croit que vous êtes bonne; mais votre coeur est
+dur et vous êtes dissimulée.»
+
+Quand j'eus cessé de parler, le plus étrange sentiment de triomphe
+que j'aie jamais éprouvé s'était emparé de mon âme. Je crus qu'une
+chaîne invisible s'était brisée et que je venais de conquérir une
+liberté inespérée.
+
+Je pouvais le croire en effet, car Mme Reed semblait effrayée; son
+ouvrage avait glissé de ses genoux, elle levait les mains,
+paraissait agitée, et à sa figure contractée on eût dit qu'elle
+allait pleurer.
+
+«Jane, me dit-elle, vous vous trompez. Qu'avez-vous? pourquoi
+tremblez-vous si fort Voulez-vous boire un peu d'eau?
+
+-- Non, madame Reed.
+
+-- Souhaitez-vous quelque autre chose, Jane? Je vous assure que je
+désire être votre amie.
+
+-- Non; vous prétendiez tout à l'heure, devant M. Brockelhurst,
+que j'avais un mauvais caractère et que j'étais une menteuse; mais
+tout le monde saura votre conduite à Lowood.
+
+-- Jane, ce sont là des choses que vous ne comprenez pas; il faut
+bien corriger les enfants de leurs défauts.
+
+-- Le mensonge n'est pas mon défaut, m'écriai-je d'une voix
+sauvage.
+
+-- Avouez, Jane, que vous êtes en colère, et maintenant retournez
+dans votre chambre, ma chère enfant, et couchez-vous un peu.
+
+-- Je ne suis pas votre chère enfant, et ne puis pas me coucher.
+Envoyez-moi en pension aussitôt que vous le pourrez, madame Reed,
+car je déteste cette maison.
+
+-- Oh! oui, je t'y enverrai aussitôt que possible,» murmura
+Mme Reed en ramassant son ouvrage; puis elle quitta vivement la
+chambre.
+
+On m'avait laissée seule, maîtresse du terrain; c'était ma plus
+rude bataille, ma première victoire: je restai un moment à la
+place où s'était assis M. Brockelhurst, jouissant de ma solitude
+conquise. D'abord je me souris à moi-même, et je sentis mon être
+se dilater; mais ce farouche plaisir cessa aussi vite que les
+battements accélérés de mon pouls: un enfant ne peut pas discuter
+avec ses supérieurs ainsi que je l'avais fait, il ne peut pas
+donner un libre cours à ses sentiments de rage, sans éprouver
+ensuite les douleurs du remords et la glace du repentir. Quand
+j'avais accusé et menacé Mme Reed, mon esprit flamboyait comme un
+tas de bruyères embrasées; mais de même que celles-ci, après avoir
+été enflammées, ne laissent plus que cendres, mon âme se trouva
+anéantie, lorsque, après une demi-heure de silence et de
+réflexion, je reconnus la folie de ma conduite, et la tristesse
+d'une position où j'étais haïe autant que je haïssais.
+
+J'avais goûté la vengeance pour la première fois; comme les vins
+épicés, elle me sembla agréable, chaude et vivifiante; mais
+l'arrière-goût métallique et brûlant me laissa la sensation d'un
+empoisonnement. Alors je serais allée de bon coeur demander pardon
+à Mme Reed; mais je savais par l'expérience et par l'instinct que
+je l'aurais ainsi rendue plus ennemie et que j'aurais excité les
+violents entraînements de ma nature.
+
+Le moins que je pusse montrer, c'était l'emportement dans mes
+paroles; le moins que je pusse sentir, c'était une sombre
+indignation. Je pris un volume de contes arabes, en m'efforçant de
+lire; mais je ne compris rien: ma pensée flottante ne pouvait se
+fixer sur moi-même, ni sur ces pages que j'avais trouvées jadis si
+séduisantes. J'ouvris la porte vitrée de la salle à manger: le
+bosquet était silencieux; une gelée que n'avait brisée ni le
+soleil ni le vent, couvrait la terre. Je me servis de ma robe pour
+envelopper ma tête et mes bras, et j'allai me promener dans une
+partie du parc tout à fait séparée du reste.
+
+Mais je ne trouvai plus aucun plaisir sous ces arbres silencieux,
+parmi ces pommes de pins, dernières dépouilles de l'automne dont
+le sol était couvert, au milieu de ces feuilles mortes amoncelées
+par le vent et roidies par les glaces; je m'appuyai contra la
+grille, et je regardai un champ vide où les troupeaux ne
+paissaient plus, et où l'herbe avait été tondue par l'hiver et
+revêtue de blanc. C'était un jour bien sombre, un ciel bien
+obscur, tout chargé de neige. Par intervalles, des flocons de
+glace tombaient sans se fondre sur le sentier durci et dans le
+clos couvert de givre. J'étais triste et malheureuse, et je
+murmurais tout bas: «Que faire, que faire?»
+
+J'entendis tout à coup une voix claire me crier:
+
+«Mademoiselle Jane, où êtes-vous? venez déjeuner.»
+
+C'était Bessie, je le savais, et je ne répondis rien; mais bientôt
+le bruit léger de ses pas arriva jusqu'à moi. Elle traversait le
+sentier et se dirigeait de mon côté.
+
+«Méchante petite fille, me dit-elle, pourquoi ne venez-vous pas
+quand on vous appelle?»
+
+La présence de Bessie me sembla encore plus douce que les pensées
+dont j'étais accablée, bien que, selon son habitude, elle fût un
+peu de mauvaise humeur. Le fait est qu'après ma lutte avec
+Mme Reed et ma victoire sur elle, la colère passagère d'une
+servante me touchait peu, et j'étais prête à venir me réchauffer à
+la lumière de son jeune coeur.
+
+Je jetai donc mes deux bras autour de son cou, en lui disant:
+
+«Venez, Bessie, ne grondez plus.»
+
+Je ne m'étais jamais montrée si ouverte, si peu craintive; cette
+manière d'être plut à Bessie.
+
+«Vous êtes une étrange enfant, mademoiselle Jane, me dit-elle en
+me regardant; une petite créature vagabonde, aimant la solitude.
+Vous allez en pension, n'est-ce pas?»
+
+Je fis un signe affirmatif.
+
+«Et n'êtes-vous pas triste de quitter la pauvre Bessie?
+
+-- Que suis-je pour Bessie? elle me gronde toujours.
+
+-- C'est qu'aussi vous vous montrez bizarre, timide, effarouchée.
+Si vous étiez un peu plus hardie...
+
+-- Oui, pour recevoir encore plus de coups.
+
+-- Sottise! Mais du reste il est certain que vous n'êtes pas bien
+traitée; ma mère, lorsqu'elle vint me voir la semaine dernière, me
+dit que pour rien au monde elle ne voudrait voir un de ses enfants
+à votre place. Mais venez, j'ai une bonne nouvelle pour vous.
+
+-- Je ne le pense pas, Bessie.
+
+-- Enfant, que voulez-vous dire? Pourquoi fixer sur moi un regard
+si triste? Eh bien! vous saurez que monsieur, madame et
+mesdemoiselles sont allés prendre le thé chez une de leurs
+connaissances; quant à vous, vous le prendrez avec moi; je
+demanderai à la cuisinière de vous faire un petit gâteau, et
+ensuite vous m'aiderez à visiter vos tiroirs, parce qu'il faudra
+bientôt que je fasse votre malle. Madame veut que vous quittiez
+Gateshead dans un jour ou deux; vous choisirez ceux de vos
+vêtements que vous voulez emporter.
+
+-- Bessie, dis-je, promettez-moi de ne plus me gronder jusqu'à mon
+départ.
+
+-- Eh bien, oui; mais soyez une bonne fille et n'ayez pas peur de
+moi. Ne reculez pas quand je parle un peu haut, car c'est là ce
+qui m'irrite le plus.
+
+-- Je ne crois pas avoir jamais peur de vous maintenant, Bessie,
+parce que je suis habituée à vos manières; mais j'aurai bientôt de
+nouvelles personnes à craindre.
+
+-- Si vous les craignez, elles vous détesteront.
+
+-- Comme vous, Bessie?
+
+-- Je ne vous déteste pas, mademoiselle; je crois vous aimer
+encore plus que les autres.
+
+-- Vous ne me le montrez pas.
+
+-- Intraitable petite fille, voilà une nouvelle façon de parler;
+qui donc vous a rendue si hardie?
+
+-- Bientôt je serai loin de vous, Bessie, et d'ailleurs...»
+
+J'allais parler de ce qui s'était passé entre moi et Mme Reed;
+mais à la réflexion, je pensai qu'il valait mieux garder le
+silence sur ce sujet.
+
+«Et alors vous êtes contente de me quitter?
+
+-- Non, Bessie, non, en vérité; et même dans ce moment je commence
+à en être un peu triste.
+
+-- Dans ce moment, et un peu! comme vous dites cela froidement, ma
+petite demoiselle! Je suis sûre que, si je vous demandais de
+m'embrasser, vous me refuseriez.
+
+-- Oh non, je veux vous embrasser, et ce sera un plaisir pour moi;
+baissez un peu votre tête.»
+
+Bessie s'inclina, et nous nous embrassâmes; puis, étant tout à
+fait remise, je la suivis à la maison.
+
+L'après-midi se passa dans la paix et l'harmonie. Le soir, Bessie
+me conta ses histoires les plus attrayantes et me chanta ses
+chants les plus doux. Même pour moi, la vie avait ses rayons de
+soleil.»
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+On était au matin du 19 janvier; cinq heures venaient de sonner au
+moment où Bessie entra avec une chandelle dans mon petit cabinet.
+J'étais debout et presque entièrement habillée. Levée depuis une
+demi-heure, je m'étais lavé la figure, et j'avais mis mes
+vêtements à la pâle lumière de la lune, dont les rayons perçaient
+l'étroite fenêtre de mon réduit. Je devais quitter Gateshead ce
+jour même et prendre, à six heures, la voiture qui passait devant
+la loge du portier.
+
+Bessie seule était levée; après avoir allumé le feu, elle commença
+à faire chauffer mon déjeuner. Les enfants mangent rarement
+lorsqu'ils sont excités par la pensée d'un voyage.
+
+Quant à moi, je ne pus rien prendre. Ce fut en vain que Bessie me
+pria d'avaler une ou deux cuillerées de la soupe au lait qu'elle
+avait préparée. Elle chercha alors quelques biscuits et les fourra
+dans mon sac; puis, après m'avoir attaché mon manteau et mon
+chapeau, elle s'enveloppa dans un châle, et nous quittâmes
+ensemble la chambre des enfants. Quand je fus arrivée devant la
+chambre à coucher de Mme Reed, Bessie me demanda si je voulais
+dire adieu à sa maîtresse.
+
+«Non, Bessie, répondis-je; hier soir, lorsque vous étiez descendue
+pour le souper, elle s'est approchée de mon lit, et m'a déclaré
+que le lendemain matin je n'aurais besoin de déranger ni elle ni
+mes cousines; elle m'a aussi dit de ne point oublier qu'elle avait
+toujours été ma meilleure amie; elle m'a priée de parler d'elle,
+et de lui être reconnaissante pour ce qu'elle avait fait en ma
+faveur.
+
+-- Et qu'avez-vous répondu, mademoiselle?
+
+-- Rien; j'ai caché ma figure sous mes couvertures, et je me suis
+tournée du côté de la muraille.
+
+-- C'était mal, mademoiselle Jane.
+
+-- Non, Bessie, c'était parfaitement juste. Votre maîtresse n'a
+jamais été mon amie. Bien loin de là, elle m'a toujours traitée en
+ennemie.
+
+-- Oh! mademoiselle Jane, ne dites pas cela.
+
+-- Adieu au château de Gateshead,» m'écriai-je en passant sous la
+grande porte.
+
+La lune avait disparu, et la nuit était obscure. Bessie portait
+une lanterne, dont la lumière venait éclairer les marches humides
+du perron, ainsi que les allées sablées qu'un récent dégel avait
+détrempées Cette matinée d'hiver était glaciale, mes dents
+claquaient. La loge du portier était éclairée; en y arrivant, nous
+y trouvâmes la femme qui allumait son feu. Le soir précédent, ma
+malle avait été descendue, ficelée et déposée à la porte. Il était
+six heures moins quelques minutes, et lorsque l'horloge eut sonné,
+un bruit de roues annonça l'arrivée de la voiture; je me dirigeai
+vers la porte, et je vis la lumière de la lanterne avancer
+rapidement à travers des espaces ténébreux.
+
+«Part-elle seule? demanda la femme du portier.
+
+-- Oui.
+
+-- À quelle distance va-t-elle?
+
+-- À cinquante milles.
+
+-- C'est bien loin; je suis étonnée que Mme Reed ose la livrer à
+elle-même pendant une route aussi longue.»
+
+Une voiture traînée par deux chevaux et dont l'impériale était
+couverte de voyageurs venait d'arriver et de s'arrêter devant la
+porte. Le postillon et le conducteur demandèrent que tout se fît
+rapidement; ma malle fut hissée; on m'arracha des bras de Bessie,
+tandis que j'étais suspendue à son cou.
+
+«Ayez bien soin de l'enfant, cria-t-elle au conducteur, lorsque
+celui-ci me plaça dans l'intérieur.
+
+-- Oui,» répondit-il. La portière fut fermée, et j'entendis une
+voix qui criait: «Enlevez!» Alors la voiture continua sa route.
+
+C'est ainsi que je fus séparée de Bessie et du château de
+Gateshead; c'est ainsi que je fus emmenée vers des régions
+inconnues et que je croyais éloignées et mystérieuses.
+
+Je ne me rappelle que peu de chose de mon voyage: le jour me parut
+d'une excessive longueur; il me semblait que nous franchissions
+des centaines de lieues. On traversa plusieurs villes, et dans
+l'une d'elles la voiture s'arrêta. Les chevaux furent changés et
+les voyageurs descendirent pour dîner. On me mena dans une auberge
+où le conducteur voulut me faire manger quelque chose; mais comme
+je n'avais pas faim, il me laissa dans une salle immense aux deux
+bouts de laquelle se trouvait une cheminée; un lustre était
+suspendu au milieu, et on apercevait une grande quantité
+d'instruments de musique dans une galerie placée au haut de la
+pièce.
+
+Je me promenai longtemps dans cette salle, accablée d'étranges
+pensées. Je craignais que quelqu'un ne vînt m'enlever; car je
+croyais aux ravisseurs, leurs exploits ayant souvent figuré dans
+les chroniques de Bessie. Enfin mon protecteur revint et me
+replaça dans la voiture; après être monté sur le siège, il souffla
+dans sa corne, et nous nous mîmes à rouler sur la route pierreuse
+qui conduit à Lowood.
+
+Le soir arrivait humide et chargé de brouillards; quand le jour
+eut cessé pour faire place au crépuscule, je compris que nous
+étions bien loin de Gateshead. Nous ne traversions plus de villes,
+le paysage était changé. De hautes montagnes grisâtres fermaient
+l'horizon; l'obscurité augmentait à mesure que nous descendions
+dans la vallée; tout autour de nous nous n'avions que des bois
+épais. Depuis longtemps la nuit avait entièrement voilé le
+paysage, et j'entendais encore dans les feuilles le murmure du
+vent.
+
+Bercée par ces sons harmonieux, je m'endormis enfin. Je
+sommeillais depuis longtemps, lorsque la voiture s'arrêtant tout à
+coup, je m'éveillai. Devant moi se tenait une étrangère que je
+pris pour une domestique, car à la lueur de la lanterne je pus
+voir sa figure et ses vêtements.
+
+«Y a-t-il ici une petite fille du nom de Jane Eyre? demanda-t-
+elle.
+
+-- Oui.» répondis-je.
+
+Aussitôt on me fit descendre. Ma malle fut remise à la servante,
+et la diligence repartit. Le bruit et les secousses de la voiture
+avaient engourdi mes membres et m'avaient étourdie. Je rassemblai
+toutes mes facultés pour regarder autour de moi. Le vent, la pluie
+et l'obscurité remplissaient l'espace. Je pus néanmoins distinguer
+un mur dans lequel était pratiquée une porte, ouverte pour le
+moment; mon nouveau guide me la fit traverser, puis, après l'avoir
+soigneusement fermée derrière elle, elle tira le verrou.
+
+J'avais alors devant moi une maison, ou, pour mieux dire, une
+série de maisons qui occupaient un terrain assez considérable;
+leurs façades étaient percées d'un grand nombre de fenêtres, dont
+quelques-unes seulement étaient éclairées. On me fit passer par un
+sentier large, sablonneux et humide, et au bout duquel se trouvait
+encore une porte. De là, nous entrâmes dans un corridor qui
+conduisait à une chambre à feu. La servante m'y laissa seule.
+
+Je demeurai debout devant le foyer, m'efforçant de réchauffer mes
+doigts glacés; puis je promenai mon regard autour de moi: il n'y
+avait pas de lumière, mais la flamme incertaine du foyer me
+montrait par intervalles un mur recouvert d'une tenture, des
+tapis, des rideaux et des meubles d'un acajou brillant.
+
+J'étais dans un salon, non pas aussi élégant que celui de
+Gateshead, mais qui pourtant me parut très confortable. Je
+m'efforçais de comprendre le sujet d'une des peintures suspendues
+au mur, lorsque quelqu'un entra avec une lumière; derrière, se
+tenait une seconde personne.
+
+La première était une femme d'une taille élevée. Ses cheveux et
+ses yeux étaient noirs; son front, élevé et pâle. Bien qu'à moitié
+cachée dans un châle, son port me sembla noble et sa contenance
+grave.
+
+«Cette enfant est bien jeune pour être envoyée seule,» dit-elle,
+en posant la bougie sur la table.
+
+Elle m'examina attentivement pendant une minute ou deux, puis elle
+ajouta:
+
+«Il faudra la coucher tout de suite; elle a l'air fatiguée. Êtes-
+vous lasse, mon enfant? me dit-elle en mettant sa main sur mon
+épaule.
+
+-- Un peu, madame.
+
+-- Et vous avez faim, sans doute? Avant de l'envoyer au lit,
+faites-lui donner à manger, mademoiselle Miller. Est-ce la
+première fois que vous quittez vos parents pour venir en pension,
+mon enfant?»
+
+Je lui répondis que je n'avais point de parents; elle me demanda
+depuis quand ils étaient morts, quels étaient mon âge et mon nom,
+si je savais lire, écrire et coudre; ensuite elle me caressa
+doucement la joue, en me disant: «J'espère que vous serez une
+bonne enfant;» puis elle me remit entre les mains de Mlle Miller.
+
+La jeune dame que je venais de quitter pouvait avoir vingt-neuf
+ans; celle qui m'accompagnait paraissait de quelques années plus
+jeune, la première m'avait frappée par son aspect, sa voix et son
+regard. Mlle Miller se faisait moins remarquer; elle avait un
+teint couperosé et une figure fatiguée; sa démarche et ses
+mouvements précipités annonçaient une personne qui doit faire face
+à beaucoup de devoirs; elle avait l'air d'une sous-maîtresse, et
+j'appris qu'en effet c'était son rôle à Lowood. Elle me conduisit
+de pièce en pièce, de corridor en corridor, à travers une maison
+grande et irrégulièrement bâtie. Un silence absolu, qui
+m'effrayait un peu, régnait dans cette partie que nous venions de
+traverser. Un murmure de voix lui succéda bientôt. Nous entrâmes
+dans une salle immense. À chaque bout se dressaient deux tables
+éclairées chacune par deux chandelles. Autour étaient assises sur
+des bancs des jeunes filles dont l'âge variait depuis dix jusqu'à
+vingt ans. Elles me semblèrent innombrables, quoiqu'en réalité
+elles ne fussent pas plus de quatre-vingts. Elles portaient toutes
+le même costume: des robes en étoffe brune et d'une forme étrange;
+et par-dessus la robe de longs tabliers de toile. C'était l'heure
+de l'étude; elles repassaient leurs leçons du lendemain, et de là
+provenait le murmure que j'avais entendu. Mlle Miller me fit signe
+de m'asseoir sur un banc près de la porte; puis, se dirigeant vers
+le bout de cette longue chambre, elle s'écria:
+
+«Monitrices, réunissez les livres de leçons et retirez-les.»
+
+Quatre grandes filles se levèrent des différentes tables, prirent
+les livres et les mirent de côté.
+
+Mlle Miller s'écria de nouveau:
+
+«Monitrices, allez chercher le souper.»
+
+Les quatre jeunes filles sortirent et revinrent au bout de
+quelques instants, portant chacune un plateau sur lequel un
+gâteau, que je ne reconnus pas d'abord, avait été placé et coupé
+par morceaux Au milieu, je vis un gobelet et un vase plein d'eau.
+Les parts furent distribuées aux élèves, et celles qui avaient
+soif prirent un peu d'eau dans le gobelet qui servait à toutes.
+Quand arriva mon tour, je bus, car j'étais très altérée, mais je
+ne pus rien manger; l'excitation et la fatigue du voyage m'avaient
+retiré l'appétit. Lorsque le plateau passa devant moi, je pus voir
+que le souper se composait d'un gâteau d'avoine coupé en tranches.
+
+Le repas achevé, Mlle Miller lut la prière, et les jeunes filles
+montèrent l'escalier deux par deux. Épuisée par la fatigue, je fis
+peu d'attention au dortoir; cependant il me parut très long, comme
+la salle d'étude.
+
+Cette nuit-là, je devais coucher avec Mlle Miller; elle m'aida à
+me déshabiller. Une fois étendue, je jetai un regard sur ces
+interminables rangées de lits, dont chacun fut bientôt occupé par
+deux élèves. Au bout de dix minutes, l'unique lumière qui nous
+éclairait fut éteinte, et je m'endormis au milieu d'une obscurité
+et d'un silence complets.
+
+La nuit se passa rapidement; j'étais trop fatiguée même pour
+rêver; je ne m'éveillai qu'une fois, et j'entendis le vent mugir
+en tourbillons furieux et la pluie tomber par torrents. Alors
+seulement je m'aperçus que Mlle Miller avait pris place à mes
+côtés. Quand mes yeux se rouvrirent, on sonnait une cloche; toutes
+les jeunes filles étaient debout et s'habillaient. Le jour n'avait
+pas encore commencé à poindre, et une ou deux lumières brillaient
+dans la chambre. Je me levai à contre-coeur, car le froid était
+vif, et tout en grelottant je m'habillai de mon mieux. Aussitôt
+qu'un des bassins fut libre, je me lavai; mais il fallut attendre
+longtemps, car chacun d'eux servait à six élèves. Une fois la
+toilette finie, la cloche retentit de nouveau. Toutes les élèves
+se placèrent en rang, deux par deux, descendirent l'escalier et
+entrèrent dans une salle d'étude à peine éclairée.
+
+Les prières furent lues par Mlle Miller, qui, après les avoir
+achevées, s'écria:
+
+«Formez les classes!»
+
+Il en résulta quelques minutes de bruit. Mlle Miller ne cessait de
+répéter: «Ordre et silence.» Quand tout fut redevenu calme, je
+m'aperçus que les élèves s'étaient séparées en quatre groupes.
+Chacun de ces groupes se tenait debout devant une chaise placée
+près d'une table. Toutes les élèves avaient un volume à la main,
+et un grand livre, que je pris pour une Bible, était placé devant
+le siège vacant. Il y eut une pause de quelques secondes, pendant
+lesquelles j'entendis le vague murmure qu'occasionne toujours la
+réunion d'un grand nombre de personnes. Mlle Miller alla de classe
+en classe pour étouffer ce bruit sourd, qui se prolongeait
+indéfiniment.
+
+Le son d'une cloche lointaine venait de frapper nos oreilles,
+lorsque trois dames entrèrent dans la chambre. Chacune d'elles
+s'assit devant une des tables. Mlle Miller se plaça à la quatrième
+chaise, celle qui était le plus près de la porte, et autour de
+laquelle on n'apercevait que de très jeunes enfants. On m'ordonna
+de prendre place dans la petite classe, et on me relégua tout au
+bout du banc.
+
+Le travail commença; on récita les leçons du jour, ainsi que
+quelques textes de l'Écriture sainte. Vint ensuite une longue
+lecture dans la Bible; cette lecture dura environ une heure.
+Lorsque tous ces exercices furent terminés, il faisait grand jour.
+La cloche infatigable sonna pour la quatrième fois. Les élèves se
+séparèrent de nouveau et se dirigèrent vers le réfectoire. J'étais
+bien aise de pouvoir manger un peu. J'avais pris si peu de chose
+la veille, que j'étais à demi évanouie d'inanition.
+
+Le réfectoire était une grande salle basse et sombre. Sur deux
+longues tables fumaient des bassins qui n'étaient pas propres
+malheureusement à exciter l'appétit. Il y eut un mouvement général
+de mécontentement lorsque l'odeur de ce plat, destiné à leur
+déjeuner, arriva jusqu'aux jeunes filles. La grande classe, qui
+marchait en avant, murmura ces mots:
+
+«C'est répugnant, le potage est encore brûlé.
+
+-- Silence!» cria une voix; ce n'était pas Mlle Miller qui avait
+parlé, mais la maîtresse d'une classe supérieure, petite femme
+bien vêtue, mais dont l'ensemble avait quelque chose de maussade.
+
+Elle se plaça au bout de la première table, tandis qu'une autre
+dame, dont l'extérieur était plus aimable, présidait à la seconde;
+Mlle Miller surveillait la table à laquelle j'étais assise; enfin
+une femme d'un certain âge, et qui avait l'air d'une étrangère,
+vint se placer à une quatrième table, vis-à-vis de Mlle Miller.
+J'appris plus tard que c'était la maîtresse de français. On récita
+une longue prière et on chanta un cantique; une bonne apporta du
+thé pour les maîtresses, et les préparatifs achevés, le repas
+commença.
+
+J'avalai quelques cuillerées de mon bouillon, sans penser au goût
+qu'il pouvait avoir; mais quand ma faim fut un peu apaisée, je
+m'aperçus que je mangeais une soupe détestable. Chacune remuait
+lentement sa cuiller, goûtait sa soupe, essayait de l'avaler, puis
+renonçait à des efforts reconnus inutiles. Le déjeuner finit sans
+que personne eût mangé; on rendit grâce de ce qu'on n'avait pas
+reçu, et l'on chanta un second cantique.
+
+De la salle à manger on passa dans la salle d'étude; je sortis
+parmi les dernières, et je vis une maîtresse goûter au bouillon;
+elle regarda les autres; toutes semblaient mécontentes; l'une
+d'elles murmura tout bas:
+
+«L'abominable cuisine! c'est honteux!»
+
+On ne se remit au travail qu'au bout d'un quart d'heure. Pendant
+ce temps il était permis de parler haut et librement; toutes
+profitaient du privilège. La conversation roula sur le déjeuner,
+et chacune des élèves déclara qu'il n'était pas mangeable. Pauvres
+créatures! c'était leur seule consolation. Il n'y avait d'autre
+maîtresse dans la chambre que Mlle Miller. De grandes jeunes
+filles l'entouraient et parlaient d'un air sérieux et triste.
+J'entendis prononcer le nom de Mme Brockelhurst. Mlle Miller
+secoua la tête, comme si elle désapprouvait ce qui était dit, mais
+elle ne parut pas faire de grands efforts pour calmer l'irritation
+générale; elle la partageait sans doute.
+
+L'horloge sonna neuf heures. Mlle Miller se plaça au centre de la
+chambre, et s'écria:
+
+«Silence! à vos places!»
+
+L'ordre se rétablit; au bout de dix minutes la confusion avait
+cessé, et toutes ces voix bruyantes étaient rentrées dans le
+silence. Les maîtresses avaient repris leur poste; l'école entière
+semblait dans l'attente.
+
+Les quatre-vingts enfants étaient rangés immobiles sur des bancs
+tout autour de la chambre. Réunion curieuse à voir: toutes avaient
+les cheveux lissés sur le front et passés derrière l'oreille; pas
+une boucle n'encadrait leurs visages; leurs robes étaient brunes
+et montantes; le seul ornement qui leur fût permis était une
+collerette. Sur le devant de leurs robes, on avait cousu une poche
+qui leur servait de sac à ouvrage, et ressemblait un peu aux
+bourses des Highlanders; elles portaient des bas de laine, de gros
+souliers de paysannes, dont les cordons étaient retenus par une
+simple boucle de cuivre. Une vingtaine d'entre elles étaient des
+jeunes filles arrivées à tout leur développement, ou plutôt même
+de jeunes femmes; ce costume leur allait mal et leur donnait un
+aspect bizarre, quelle que fût d'ailleurs leur beauté. Je les
+regardais et j'examinais aussi de temps en temps les maîtresses.
+Aucune d'elles ne me plaisait précisément: la grande avait l'air
+dur, la petite semblait irritable, la Française était brusque et
+grotesque. Quant à Mlle Miller, pauvre créature, elle était d'un
+rouge pourpre, et paraissait accablée de préoccupations; pendant
+que mes yeux allaient de l'une à l'autre, toute l'école se leva
+simultanément et comme par une même impulsion.
+
+De quoi s'agissait-il? je n'avais entendu donner aucun ordre;
+quelqu'un pourtant m'avait poussé le bras; mais, avant que j'eusse
+eu le temps de comprendre, la classe s'était rassise.
+
+Tous les yeux s'étant tournés vers un même point, les miens
+suivirent cette direction, et j'aperçus dans la salle la personne
+qui m'avait reçue la veille. Elle était au fond de la longue
+pièce, près du feu; car il y avait un foyer à chaque bout de la
+chambre. Elle examina gravement et en silence la double rangée de
+jeunes filles. Mlle Miller s'approcha d'elle, lui fit une
+question, et après avoir reçu la réponse demandée, elle retourna à
+sa place et dit à haute voix:
+
+«Monitrice de la première classe, apportez les sphères.»
+
+Pendant que l'ordre était exécuté, l'inconnue se promena lentement
+dans la chambre; je ne sais si j'ai en moi un instinct de
+vénération, mais je me rappelle encore le respect admirateur avec
+lequel mes yeux suivaient ses pas. Vue en plein jour, elle
+m'apparut belle, grande et bien faite; dans ses yeux bruns
+brillait une vive bienveillance; ses sourcils longs et bien
+dessinés relevaient la blancheur de son front. Ses cheveux, d'une
+teinte foncée, s'étageaient en petites boucles sur chacune de ses
+tempes. On ne portait alors ni bandeaux ni longues frisures. Sa
+robe était d'après la mode de cette époque, couleur de pourpre et
+garnie d'un ornement espagnol en velours noir, et à sa ceinture
+brillait une montre d'or, bijou plus rare alors qu'aujourd'hui.
+Que le lecteur se représente, pour compléter ce portrait, des
+traits fins, un teint pâle, mais clair, un port noble, et il aura,
+aussi complètement que peuvent l'exprimer des mots, l'image de
+Mlle Temple, de Marie Temple, ainsi que je l'appris plus tard, en
+voyant son nom écrit sur un livre de prières qu'elle m'avait
+confié pour le porter à l'église.
+
+La directrice de Lowood, car c'était elle, s'assit devant la table
+où avaient été placées les sphères; elle réunit la première classe
+autour d'elle, et commença une leçon de géographie; les classes
+inférieures furent appelées par les autres maîtresses, et pendant
+une heure on continua les répétitions de grammaire et d'histoire
+puis vinrent l'écriture et l'arithmétique.
+
+Le cours de musique fut fait par Mlle Temple à quelques-unes des
+plus âgées. L'horloge avertissait lorsque l'heure fixée pour
+chaque leçon s'était écoulée. Au moment où elle sonna midi, la
+directrice se leva.
+
+«J'ai un mot à adresser aux élèves de Lowood,» dit-elle.
+
+Le murmure qui suivait chaque leçon avait déjà commencé à se faire
+entendre; mais à la voix de Mlle Temple, il cessa immédiatement.
+Elle continua:
+
+«Vous avez eu ce matin un déjeuner que vous n'avez pu manger; vous
+devez avoir faim, j'ai donné ordre de vous servir une collation de
+pain et de fromage.»
+
+Les maîtresses se regardèrent avec surprise.
+
+«Je prends sur moi la responsabilité de cet acte,» ajouta-t-elle,
+comme pour expliquer sa conduite; puis elle quitta la salle
+d'étude.
+
+Le pain et le fromage furent apportés et distribués, au grand
+contentement de toute l'école; on donna ensuite ordre de se rendre
+au jardin. Chacune mit un grossier chapeau de paille, retenu par
+des brides de calicot teint, et s'enveloppa d'un manteau de drap
+gris; je fus habillée comme les autres, et en suivant le flot
+j'arrivai en plein air.
+
+Le jardin était un vaste terrain, entouré de murs assez hauts pour
+éloigner tout regard indiscret; d'un des côtés se trouvait une
+galerie couverte. Le milieu, entouré de larges allées, était
+partagé en petits massifs. Toutes les élèves recevaient en entrant
+un de ces petits massifs pour le cultiver, de sorte que chaque
+carré avait son propriétaire. En été, lorsque la terre était
+couverte de fleurs, ces petits jardins devaient être charmants à
+voir; mais à la fin de janvier, tout était gelé, pâle et triste,
+je frissonnai et je regardai autour de moi.
+
+Le jour n'était pas propice aux exercices du dehors; non pas qu'il
+fût précisément pluvieux, mais il était assombri par un brouillard
+épais, qui commençait à se résoudre en une pluie fine. Les orages
+de la veille avaient maintenu la terre humide. Les plus fortes des
+jeunes filles couraient de côté et d'autre et se livraient à des
+exercices violents; quelques-unes, pâles et maigres, allaient
+chercher un abri et de la chaleur sous la galerie; on entendait
+souvent une toux creuse sortir de leurs poitrines.
+
+Je n'avais encore parlé à personne, et personne ne semblait faire
+attention à moi; j'étais seule, mais l'isolement ne me pesait pas;
+j'y étais habituée. Je m'appuyai contre une des colonnes de la
+galerie, ramenant sur ma poitrine mon manteau de drap; je tâchai
+d'oublier le froid qui m'assaillait au dehors et la faim qui me
+rongeait au dedans. Tout mon temps fut employé à examiner et à
+penser; mais mes réflexions étaient trop vagues et trop
+entrecoupées pour pouvoir être rapportées. Je savais à peine où
+j'étais; Gateshead et ma vie passée flottaient derrière moi à une
+distance qui me semblait incommensurable. Le présent était confus
+et étrange, et je ne pouvais former aucune conjecture sur
+l'avenir.
+
+Je me mis à regarder le jardin, qui rappelait singulièrement celui
+d'un cloître; puis mes yeux se reportèrent sur la maison, dont une
+partie était grise et vieille, tandis que l'autre paraissait
+entièrement neuve.
+
+La nouvelle partie, qui contenait la salle d'étude et les
+dortoirs, était éclairée par des fenêtres rondes et grillées, ce
+qui lui donnait l'aspect d'une église. Une large pierre, placée
+au-dessus de l'entrée, portait cette inscription:
+
+Institution de Lowood: cette partie a été bâtie par Naomi
+Brockelhurst, du château de Brockelhurst, en ce comté.
+
+Que votre lumière brille devant les hommes, afin qu'ils puissent
+voir vos bonnes oeuvres et glorifier votre Père qui est dans le
+ciel. (Saint Matth., v. 16.)
+
+Après avoir lu et relu ces mots, je compris qu'ils demandaient une
+explication, et que seule je ne pourrais pas en saisir entièrement
+le sens. Je réfléchissais à ce que voulait dire institution, et je
+m'efforçais de trouver le rapport qu'il pouvait y avoir entre la
+première partie de l'inscription et le verset de la Bible, lorsque
+le son d'une toux creuse me fit tourner la tête.
+
+J'aperçus une jeune fille assise près de moi sur un banc de
+pierre; elle tenait un livre qui semblait l'absorber tout entière;
+d'où j'étais, je pus lire le titre: c'était Rasselas; ce nom me
+frappa par son étrangeté, et d'avance je supposai que le volume
+devait être intéressant. En retournant une page, la jeune fille
+leva les yeux, j'en profitai pour lui parler.
+
+«Votre livre est-il amusant?» demandai-je.
+
+J'avais déjà formé le projet de le lui emprunter un jour à venir.
+
+«Je l'aime, me répondit-elle après une courte pause qui lui permit
+de m'examiner.
+
+-- De quoi y parle-t-on?» continuai-je.
+
+Je ne pouvais comprendre comment j'avais la hardiesse de lier
+ainsi conversation avec une étrangère; cette avance était
+contraire à ma nature et à mes habitudes. L'occupation dans
+laquelle je l'avais trouvée plongée avait sans doute touché dans
+mon coeur quelque corde sympathique; moi aussi, j'aimais lire des
+choses frivoles et enfantines, il est vrai; car je n'étais pas à
+même de comprendre les livres solides et sérieux.
+
+«Vous pouvez le regarder,» me dit l'inconnue en m'offrant le
+livre.
+
+Je fus convaincue par un rapide examen que le contenu était moins
+intéressant que le titre. Rasselas me sembla un livre ennuyeux, à
+moi qui n'aimais que les enfantillages. Je n'y vis ni fées ni
+génies; je le rendis donc à sa propriétaire. Elle le reçut
+tranquillement et sans me rien dire; elle allait même recommencer
+son attentive lecture, lorsque je l'interrompis de nouveau.
+
+«Pouvez-vous me dire, demandai-je, ce que signifie l'inscription
+gravée sur cette pierre? Qu'est-ce que l'institution de Lowood?
+
+-- C'est la maison où vous êtes venue demeurer.
+
+-- Pourquoi l'appelle-t-on institution? Est-elle différente des
+autres écoles?
+
+-- C'est en partie une école de charité; vous et moi et toutes les
+autres élèves sommes des enfants de charité; vous devez être
+orpheline? Votre père et votre mère ne sont-ils pas morts?
+
+-- Tous deux sont morts à une époque dont je ne puis me souvenir.
+
+-- Eh bien, toutes les enfants que vous verrez ici ont perdu au
+moins un de leurs parents, et voilà la raison qui a fait donner à
+cette école le nom d'institution pour l'éducation des orphelines.
+
+-- Payons-nous, ou bien nous élève-t-on gratuitement?
+
+-- Nous ou nos amis payons 15 livres sterling par an.
+
+-- Alors pourquoi nous appelle-t-on des enfants de charité?
+
+-- Parce que la somme de 15 livres sterling n'étant pas suffisante
+pour faire face aux dépenses de notre entretien et de notre
+éducation, ce qui manque est fourni par une souscription.
+
+-- Quels sont les souscripteurs?
+
+-- Des personnes charitables demeurant dans les environs, ou bien
+même habitant Londres.
+
+-- Et quelle est cette Naomi Brockelhurst?
+
+-- C'est la dame qui a bâti la nouvelle partie de cette maison,
+ainsi que l'indique l'inscription. Son fils a maintenant la
+direction générale de l'école.
+
+-- Pourquoi?
+
+-- Parce qu'il est trésorier et chef de l'établissement.
+
+-- Alors la maison n'appartient pas à cette dame qui a une montre
+d'or, et qui nous a fait donner du pain et du fromage?
+
+-- À Mlle Temple? oh non! Je souhaiterais bien qu'elle lui
+appartînt, mais elle doit compte à M. Brockelhurst de tous ses
+actes. C'est lui qui achète notre nourriture et nos vêtements.
+
+-- Demeure-t-il ici?
+
+-- Non; il habite au château qui est éloigné de Lowood d'une demi-
+lieue.
+
+-- Est-il bon?
+
+-- C'est un pasteur, et on prétend qu'il fait beaucoup de bien.
+
+-- N'avez-vous pas dit que cette grande dame s'appelait
+Mlle Temple?
+
+-- Oui.
+
+-- Et comment s'appellent les autres maîtresses?
+
+-- Celle que vous voyez là et dont le visage est rouge, c'est
+Mlle Smith. Elle taille et surveille notre couture; car nous
+faisons nous-mêmes nos robes, nos manteaux et tous nos vêtements.
+La petite, qui a des cheveux noirs, c'est Mlle Scatcherd. Elle
+donne les leçons d'histoire, de grammaire, et fait les répétitions
+de la seconde classe. Enfin, celle qui est enveloppée dans un
+châle et porte son mouchoir attaché à son côté, avec un ruban
+jaune, c'est Mme Pierrot; elle vient de Lille, et enseigne le
+français.
+
+-- Aimez-vous les maîtresses?
+
+-- Assez
+
+-- Aimez-vous la petite qui a des cheveux noirs, et madame... je
+ne puis pas prononcer son nom comme vous.
+
+-- Mlle Scatcherd est vive, il faudra faire bien attention à ne
+pas la blesser. Mme Pierrot est une assez bonne personne.
+
+-- Mais Mlle Temple est la meilleure, n'est-ce pas?
+
+-- Oh! Mlle Temple est très bonne; elle sait beaucoup; elle est
+supérieure aux autres maîtresses, parce qu'elle est plus instruite
+qu'elles toutes.
+
+-- Y a-t-il longtemps que vous demeurez à Lowood?
+
+-- Deux ans.
+
+-- Êtes-vous orpheline?
+
+-- Ma mère est morte.
+
+-- Êtes-vous heureuse ici?
+
+-- Vous me faites trop de questions; nous avons assez causé pour
+aujourd'hui, et je désirerais lire un peu.»
+
+Mais, à ce moment, la cloche ayant sonné pour annoncer le dîner,
+tout le monde rentra.
+
+Le parfum qui remplissait la salle à manger était à peine plus
+appétissant que celui du déjeuner. Le repas fut servi dans deux
+grands plats d'étain, d'où sortait une épaisse fumée, répandant
+l'odeur de graisse rance. Le dîner se composait de pommes de terre
+sans goût et de viande qui en avait trop, le tout cuit ensemble.
+Chaque élève reçut use portion assez abondante; je mangeai ce que
+je pus, tout en me demandant si je ferais tous les jours aussi
+maigre chère.
+
+Après le dîner, nous passâmes dans la salle d'étude; les leçons
+recommencèrent et se prolongèrent jusqu'à cinq heures. Il n'y eut
+dans l'après-midi qu'un seul événement de quelque importance. La
+jeune fille avec laquelle j'aurais causé sous la galerie fût
+renvoyée d'une leçon d'histoire par Mlle Scatcherd, sans que je
+pusse en savoir la cause. On lui ordonna d'aller se placer au
+milieu de la salle d'étude. Cette punition me sembla bien
+humiliante, surtout à son âge; elle semblait avoir de treize à
+quatorze ans; je m'attendais à lui voir donner des signes de
+souffrance et de honte; mais, à ma grande surprise, elle ne pleura
+ni ne rougit; calme et grave, elle resta là, en butte à tous les
+regards. «Comment peut-elle supporter ceci avec tant de
+tranquillité et de fermeté? pensai-je; si j'étais à sa place, je
+souhaiterais de voir la terre m'engloutir.»
+
+Mais elle semblait porter sa pensée au delà de son châtiment et de
+sa triste position. Elle ne paraissait point préoccupée de ce qui
+l'entourait. J'avais entendu parler de personnes qui rêvaient
+éveillées; je me demandais s'il n'en était pas ainsi pour elle:
+ses yeux étaient fixés sur la terre, mais ils ne la voyaient pas;
+son regard semblait plonger dans son propre coeur.
+
+«Elle pense au passé, me dis-je, mais certes le présent n'est rien
+pour elle.»
+
+Cette jeune fille était une énigme pour moi; je ne savais si elle
+était bonne ou mauvaise.
+
+Lorsque cinq heures furent sonnées, on nous servit un nouveau
+repas, consistant en une tasse de café et un morceau de pain noir;
+je bus mon café et je dévorai mon pain; mais j'en aurais désiré
+davantage, j'avais encore faim. Vint ensuite une demi-heure de
+récréation, puis de nouveau l'étude; enfin, le verre d'eau, le
+morceau de gâteau d'avoine, la prière, et tout le monde alla se
+coucher.
+
+C'est ainsi que se passa mon premier jour à Lowood.
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+Le jour suivant commença de la même manière que le premier; on se
+leva et on s'habilla à la lumière; mais ce matin-là nous fumes
+dispensés de la cérémonie du lavage, car l'eau était gelée dans
+les bassins. La veille au soir il y avait eu un changement de
+température; un vent du nord-est, soufflant toute la nuit à
+travers les crevasses de nos fenêtres, nous avait fait frissonner
+dans nos lits et avait glacé l'eau.
+
+Avant que l'heure et demie destinée à la prière et à la lecture de
+la Bible fût écoulée, je me sentis presque morte de froid. Le
+déjeuner arriva enfin. Ma part me sembla bien petite, et j'en
+aurais volontiers accepté le double. Ce jour-là, je fus enrôlée
+dans la quatrième classe, et on me donna des devoirs à faire.
+Jusque-là je n'avais été que spectatrice à Lowood; j'allais
+devenir actrice. Comme j'étais peu habituée à apprendre par coeur,
+les leçons me semblèrent d'abord longues et difficiles; le passage
+continuel d'une étude à l'autre m'embrouillait: aussi ce fut une
+vraie joie pour moi lorsque, vers trois heures de l'après-midi,
+Mlle Smith me remit avec une bande de mousseline, longue de deux
+mètres, un dé et des aiguilles. Elle m'envoya dans un coin de la
+chambre, et m'ordonna d'ourler cette bande. Presque tout le monde
+cousait à cette heure, excepté toutefois quelques élèves qui
+lisaient tout haut, groupées autour de la chaise de
+Mlle Scatcherd. La classe était silencieuse, de sorte qu'il était
+facile d'entendre le sujet de la leçon, de remarquer la manière
+dont chaque enfant s'en tirait, et d'écouter les reproches ou les
+louanges adressées par la maîtresse.
+
+On lisait l'histoire d'Angleterre. Parmi les lectrices se trouvait
+la jeune fille que j'avais rencontrée sous la galerie. Au
+commencement de la leçon, elle était sur les premiers rangs; mais
+pour quelque erreur de prononciation, ou pour ne s'être point
+arrêtée quand elle le devait, elle fut renvoyée au fond de la
+pièce. Mlle Scatcherd continua jusque dans cette place obscure à
+la rendre l'objet de ses incessantes observations; elle se
+tournait continuellement vers elle pour lui dire:
+
+«Burns (car dans ces pensions de charité on appelle les enfants
+par leur nom de famille, comme cela se pratique dans les écoles de
+garçons), Burns, vous tenez votre pied de côté; remettez-le droit
+immédiatement... Burns, vous plissez votre menton de la manière la
+plus déplaisante; cessez tout de suite... Burns, je vous ai dit de
+tenir la tête droite; je ne veux pas vous voir devant moi dans une
+telle attitude.»
+
+Lorsque le chapitre eut été lu deux fois, on ferma les livres et
+l'interrogation commença.
+
+La leçon comprenait une partie du règne de Charles Ier; il y avait
+plusieurs questions sur le tonnage, l'impôt et le droit payé par
+les bateaux. La plupart des élèves étaient incapables de répondre;
+mais toutes les difficultés étaient immédiatement résolues, dès
+qu'elles arrivaient à Mlle Burns; elle semblait avoir retenu toute
+la leçon, et elle avait une réponse prête pour chaque question. Je
+m'attendais à voir Mlle Scatcherd louer son attention. Je
+l'entendis, au contraire, s'écrier tout à coup:
+
+«Petite malpropre, vous n'avez pas nettoyé vos ongles ce matin.»
+
+L'enfant ne répondit rien; je m'étonnai de son silence.
+
+«Pourquoi, pensai-je, n'explique-t-elle pas qu'elle n'a pu laver
+ni ses ongles ni sa figure, parce que l'eau était gelée?»
+
+Mais à ce moment mon attention fut détournée de ce sujet par
+Mlle Smith, qui me pria de lui tenir un écheveau de fil. Pendant
+qu'elle le dévidait, elle me parlait de temps en temps, me
+demandant si j'avais déjà été en pension, si je savais marquer,
+coudre, tricoter; jusqu'à ce qu'elle eût achevé, je ne pus donc
+pas continuer à examiner la conduite de Mlle Scatcherd. Quand je
+retournai à ma place, elle venait de donner un ordre dont je ne
+saisis pas bien l'importance; mais je vis Burns quitter
+immédiatement la salle, se diriger vers une petite chambre où l'on
+serrait les livres, et revenir au bout d'une minute, portant dans
+ses mains un paquet de verges liées ensemble.
+
+Elle présenta avec respect ce fatal instrument à Mlle Scatcherd;
+puis alors elle détacha son sarrau tranquillement et sans en avoir
+reçu l'ordre. La maîtresse la frappa rudement sur les épaules. Pas
+une larme ne s'échappa des yeux de la jeune fille. J'avais cessé
+de coudre, car à ce spectacle mes doigts s'étaient mis à trembler
+et une colère impuissante s'était emparée de moi. Quant à Burns,
+pas un trait de sa figure pensive ne s'altéra, son expression
+resta la même.
+
+«Petite endurcie, s'écria Mlle Scatcherd, rien ne peut-il donc
+vous corriger de votre désordre? Reportez ces verges!»
+
+Burns obéit. Je la regardai furtivement au moment où elle sortit
+de la chambre: elle remettait son mouchoir dans sa poche, et une
+larme brillait sur ses joues amaigries.
+
+La récréation du soir était l'heure la plus agréable de toute la
+journée. Le pain et le café donnés à cinq heures, sans apaiser la
+faim, ranimaient pourtant la vitalité. La longue contrainte
+cessait; la salle d'étude était plus chaude que le matin. On
+laissait le feu brûler activement pour suppléer à la chandelle,
+qui n'arrivait qu'un peu plus tard. La pâle lueur du foyer, le
+tumulte permis, le bruit confus de toutes les voix, tout enfin
+éveillait en nous une douce sensation de liberté.
+
+Le soir de ce jour où j'avais vu Mlle Scatcherd battre son élève,
+je me promenais, comme d'ordinaire, au milieu des tables et des
+groupes joyeux, sans une seule compagne, et ne me trouvant
+pourtant point isolée. Quand je passais devant les fenêtres, je
+relevais de temps en temps les rideaux et je regardais au dehors.
+La neige tombait épaisse; il s'en était déjà amoncelé contre le
+mur. Approchant mon oreille de la fenêtre, je pus distinguer,
+malgré le bruit intérieur, le triste mugissement du vent. Il est
+probable que, si j'avais quitté une maison aimée, des parents bons
+pour moi, à cette heure j'aurais vivement regretté la séparation.
+Le vent aurait navré mon coeur; cet obscur chaos aurait troublé
+mon âme: mais dans la situation où j'étais, je ne trouvais dans
+toutes ces choses qu'une étrange excitation. Insouciante et
+fiévreuse, je souhaitais que le vent mugît plus fort, que la
+faible lueur qui m'environnait se changeât en obscurité, que le
+bruit confus devint une immense clameur.
+
+Sautant par-dessus les bancs, rampant sous les tables, j'arrivai
+jusqu'au foyer et je m'agenouillai devant le garde-feu. Ici je
+trouvai Burns absorbée et silencieuse. Étrangère à ce qui se
+passait dans la salle, elle reportait toute son attention sur un
+livre qu'elle lisait à la clarté de la flamme.
+
+«Est-ce encore Rasselas? demandai-je en me plaçant derrière elle.
+
+-- Oui, me répondit-elle, je l'ai tout à l'heure fini.»
+
+Au bout de cinq minutes, elle ferma en effet le livre; j'en fus
+bien aise.
+
+«Maintenant, pensai-je, elle voudra peut-être bien causer un peu
+avec moi.»
+
+Je m'assis près d'elle sur le plancher.
+
+«Quel est votre autre nom que Burns? demandai-je.
+
+-- Hélène.
+
+-- Venez-vous de loin?
+
+-- Je viens d'un pays tout au nord, près de l'Écosse.
+
+-- Y retournerez-vous?
+
+-- Je l'espère, mais personne n'est sûr de l'avenir.
+
+-- Vous devez désirer de quitter Lowood?
+
+-- Non; pourquoi le désirerais-je? J'ai été envoyée à Lowood pour
+mon instruction; à quoi me servirait de m'en aller avant de
+l'avoir achevée?
+
+-- Mais Mlle Scatcherd est si cruelle pour vous!
+
+-- Cruelle, pas le moins du monde; elle est sévère; elle déteste
+mes défauts.
+
+-- Si j'étais à votre place, je la détesterais bien elle-même; je
+lui résisterais; si elle me frappait avec des verges, je les lui
+arracherais des mains; je les lui briserais à la figure!
+
+-- Il est probable que non; mais si vous le faisiez,
+M. Brockelhurst vous chasserait de l'école, et ce serait un grand
+chagrin pour vos parents. Il vaut bien mieux supporter patiemment
+une douleur dont vous souffrez seule que de commettre un acte
+irréfléchi, dont les fâcheuses conséquences pèseraient sur toute
+votre famille; et d'ailleurs, la Bible nous ordonne de rendre le
+bien pour le mal.
+
+-- Mais il est dur d'être frappée, d'être envoyée au milieu d'une
+pièce remplie de monde, surtout à votre âge; je suis beaucoup plus
+jeune que vous, et je ne pourrais jamais le supporter.
+
+-- Et pourtant il serait de votre devoir de vous y résigner, si
+vous ne pouviez pas l'éviter; ce serait mal et lâche à vous de
+dire: «Je ne puis pas,» lorsque vous sauriez que cela est dans
+votre destinée.»
+
+Je l'écoutais avec étonnement, je ne pouvais pas comprendre cette
+doctrine de résignation, et je pouvais encore moins accepter cette
+indulgence qu'elle montrait pour ceux qui la châtiaient. Je
+sentais qu'Hélène Burns considérait toute chose à la lumière d'une
+flamme invisible pour moi; je pensais qu'elle pouvait bien avoir
+raison et moi tort; mais je ne me sentais pas disposée à
+approfondir cette matière.
+
+«Vous dites que vous avez des défauts, Hélène; quels sont-ils?
+Vous me semblez bonne.
+
+-- Alors apprenez de moi à ne pas juger d'après l'apparence. Comme
+le dit Mlle Scatcherd, je suis très négligente; je mets rarement
+les choses en ordre et je ne les y laisse jamais; j'oublie les
+règles établies; je lis quand je devrais apprendre mes leçons; je
+n'ai aucune méthode; je dis quelquefois, comme vous, que je ne
+puis pas supporter d'être soumise à un règlement. Tout cela est
+très irritant pour Mlle Scatcherd, qui est naturellement propre et
+exacte.
+
+-- Et intraitable et cruelle,» ajoutai-je.
+
+Mais Hélène ne voulut pas approuver cette addition; elle demeura
+silencieuse.
+
+«Mlle Temple est-elle aussi sévère que Mlle Scatcherd?»
+
+En entendant prononcer le nom de Mlle Temple, un doux sourire vint
+éclairer sa figure sérieuse.
+
+«Mlle Temple, dit-elle, est remplie de bonté; il lui est
+douloureux d'être sévère, même pour les plus mauvaises élèves;
+elle voit mes fautes et m'en avertit doucement; si je fais quelque
+chose digne de louange, elle me récompense libéralement: et une
+preuve de ma nature défectueuse, c'est que ses reproches si doux,
+si raisonnables, n'ont pas le pouvoir de me corriger de mes
+fautes; ses louanges, qui ont tant de valeur pour moi, ne peuvent
+m'exciter au soin et à la persévérance.
+
+-- C'est étonnant, m'écriai-je; il est si facile d'être soigneuse!
+
+-- Pour vous, je n'en doute pas. Le matin, pendant la classe, j'ai
+remarqué que vous étiez attentive; votre pensée ne semblait jamais
+errer pendant que Mlle Miller expliquait la leçon et vous
+questionnait, tandis que la mienne s'égare continuellement. Alors
+que je devrais écouter Mlle Scatcherd et recueillir assidûment
+tout ce qu'elle dit, je n'entends souvent même plus le son de sa
+voix. Je tombe dans une sorte de rêve. Je pense quelquefois que je
+suis dans le Northumberland; je prends le bruit que j'entends
+autour de moi pour le murmure d'un petit ruisseau qui coulait près
+de notre maison. Quand vient mon tour, il faut que je sorte de mon
+rêve; mais comme, pour mieux entendre le ruisseau de ma vision, je
+n'ai point écouté ce qu'on disait, je n'ai pas de réponse prête.
+
+-- Et pourtant comme vous avez bien répondu ce matin!
+
+-- C'est un pur hasard; le sujet de la lecture m'intéressait. Au
+lieu de rêver à mon pays, je m'étonnais de ce qu'un homme qui
+aimait le bien pût agir aussi injustement, aussi follement que
+Charles Ier. Je pensais qu'il était triste, avec cette intégrité
+et cette conscience, de ne rien admettre en dehors de l'autorité.
+S'il eût seulement été capable de voir en avant, de comprendre où
+tendait l'esprit du siècle! Et pourtant je l'aime, je le respecte,
+ce pauvre roi assassiné; ses ennemis furent plus coupables que
+lui: ils versèrent un sang auquel ils n'avaient pas le droit de
+toucher. Comment osèrent-ils le frapper?»
+
+Hélène parlait pour elle; elle avait oublié que je n'étais pas à
+même de la comprendre, que je ne savais rien, ou du moins presque
+rien à ce sujet; je la ramenai sur mon terrain.
+
+«Et quand Mlle Temple vous donne des leçons, votre pensée
+continue-t-elle à errer?
+
+-- Non certainement; c'est rare du moins. Mlle Temple a presque
+toujours à me dire quelque chose de plus nouveau que mes propres
+réflexions; son langage me semble doux, et ce qu'elle m'apprend
+est justement ce que je désirais savoir.
+
+-- Alors avec Mlle Temple vous êtes bonne?
+
+-- Oui, c'est-à-dire que je suis bonne passivement; je ne fais
+point d'efforts; je vais où me guide mon penchant; il n'y a pas de
+mérite dans une telle bonté.
+
+-- Un grand, au contraire; vous êtes bonne pour ceux qui sont bons
+envers vous; c'est tout ce que j'ai jamais désiré. Si l'on
+obéissait à ceux qui sont cruels et injustes, les méchants
+auraient trop de facilité; rien ne les effrayerait plus, et ils ne
+changeraient pas; au contraire, ils deviendraient de plus en plus
+mauvais. Quand on nous frappe sans raison, nous devrions aussi
+frapper rudement, si rudement que la personne qui a été injuste ne
+fût jamais tentée de recommencer.
+
+«-Quand vous serez plus âgée, j'espère que vous changerez d'idées;
+vous êtes encore une enfant, et vous ne savez pas.
+
+-- Mais je sens, Hélène, que je détesterai toujours ceux qui ne
+m'aimeront pas, quoi que je fasse pour leur plaire, et que je
+résisterai à ceux qui me puniront injustement; c'est tout aussi
+naturel que de chérir ceux qui me montreront de l'affection, et
+d'accepter un châtiment si je le reconnais mérité.
+
+-- Les païens et les tribus sauvages proclament cette doctrine;
+mais les chrétiens et les nations civilisées la désavouent.
+
+-- Comment? Je ne comprends pas.
+
+-- Ce n'est pas la violence qui dompte la haine, ni la vengeance
+qui guérit l'injure.
+
+-- Qu'est-ce donc alors?
+
+-- Lisez le Nouveau Testament; écoutez ce que dit le Christ, et
+voyez ce qu'il fait: que sa parole devienne votre règle, et sa
+conduite votre exemple.
+
+-- Et que dit-il?
+
+-- Il dit: «Aimez vos ennemis; bénissez ceux qui vous maudissent,
+et faites du bien à ceux qui vous haïssent et vous traitent avec
+mépris.»
+
+-- Alors il me faudrait aimer Mme Reed? je ne le puis pas. Il
+faudrait bénir son fils John? c'est impossible!»
+
+À son tour, Hélène me demanda de m'expliquer: je commençai à ma
+manière le récit de mes souffrances et de mes ressentiments. Quand
+j'étais excitée, je devenais sauvage et amère; je parlais comme je
+sentais, sans réserve, sans pitié. Hélène m'écouta patiemment
+jusqu'à la fin; je m'attendais à quelque remarque, mais elle resta
+muette.
+
+«Ho bien! m'écriai-je, Mme Reed n'est-elle pas une femme dure et
+sans coeur?
+
+-- Sans doute; elle a manqué de bonté envers vous, parce qu'elle
+n'aimait pas votre caractère, de même que Mlle Scatcherd n'aime
+pas le mien. Mais comme vous vous rappelez exactement toutes ses
+paroles, toutes ses actions! Quelle profonde impression son
+injustice sembla avoir faite sur votre coeur! Aucun mauvais
+traitement n'a laissé en moi une trace aussi profonde. Ne seriez-
+vous pas plus heureuse si vous essayiez d'oublier sa sévérité,
+ainsi que les émotions passionnées qu'elle a excitées en vous? La
+vie me semble trop courte pour la passer à nourrir la haine ou à
+inscrire les torts des autres; ne sommes-nous pas tous chargés de
+fautes en ce monde? Le temps viendra, bientôt, je l'espère, où
+nous nous dépouillerons de nos enveloppes corruptibles; alors
+l'avilissement et le péché nous quitteront en même temps que notre
+incommode prison de chair; alors il ne restera plus que
+l'étincelle de l'esprit, le principe impalpable de la vie pure,
+comme lorsqu'il sortit des mains du Créateur pour animer la
+créature. Il retournera d'où il vient. Peut-être se communiquera-
+t-il à quelque esprit plus grand que l'homme; peut-être
+traversera-t-il des degrés de gloire; peut-être enfin le pâle
+rayon de l'âme humaine se transformera-t-il en la brillante
+lumière de l'âme des séraphins. Mais ce qui est certain, c'est que
+ce principe ne peut pas dégénérer et ne peut être allié à l'esprit
+du mal; non, je ne puis le croire, ma foi est tout autre. Personne
+ne me l'a enseignée et j'en parle rarement, mais elle est ma joie
+et je m'y attache; je ne fais pas de l'espérance le privilège de
+quelques-uns; je l'étends sur tous; je considère l'éternité comme
+un repos, comme une demeure lumineuse, non pas comme un abîme et
+un lieu de terreur; avec cette foi, je ne puis confondre le
+criminel et son crime; je pardonne sincèrement au premier, et
+j'abhorre le second; le désir de la vengeance ne peut accabler mon
+coeur; le vice ne me dégoûte pas assez pour m'éloigner du
+coupable, et l'injustice ne me fait pas perdre tout courage; je
+vis calme, les yeux tournés vers la fin de mon existence.»
+
+La tête d'Hélène s'affaissait de plus en plus, à mesure qu'elle
+parlait; je vis par son regard qu'elle ne désirait plus causer
+avec moi, mais plutôt s'entretenir avec ses propres pensées.
+
+Cependant on ne lui laissa pas beaucoup de temps pour la
+méditation; une monitrice, arrivée presque au même moment où nous
+finissions notre entretien, s'écria avec un fort accent du
+Cumberland:
+
+«Hélène Burns, si vous ne mettez pas vos tiroirs en ordre et si
+vous ne pliez pas votre ouvrage, je vais dire à Mlle Scatcherd de
+venir tout examiner.
+
+Hélène soupira en se voyant contrainte de renoncer à sa rêverie,
+elle se leva pourtant, et, sans rien répondre, elle obéit
+immédiatement.
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+Les trois premiers mois passés à Lowood me semblèrent un siècle.
+Ce fut pour moi une lutte fatigante contre toutes sortes de
+difficultés. Il fallut s'accoutumer à un règlement nouveau, à des
+tâches dont je n'avais pas l'habitude. La crainte de manquer à
+quelqu'un de mes devoirs m'épuisait encore plus que les
+souffrances matérielles, bien que celles-ci ne fussent pas peu de
+chose. Pendant les mois de janvier, de février et de mars, les
+neiges épaisses et les dégels avaient rendu les routes
+impraticables: aussi ne nous obligeait-on pas à sortir, si ce
+n'est pour aller à l'église; cependant on nous forçait à passer
+chaque jour une heure en plein air. Nos vêtements étaient
+insuffisants pour nous protéger contre un froid aussi rude; au
+lieu de brodequins, nous n'avions que des souliers dans lesquels
+la neige entrait facilement; nos mains, n'étant pas protégées par
+des gants, se couvraient d'engelures, ainsi que nos pieds. Je me
+rappelle encore combien ceux-ci me faisaient souffrir chaque soir,
+lorsque la chaleur les gonflait, et chaque matin, lorsqu'il
+fallait me rechausser; en outre, l'insuffisance de nourriture
+était un vrai supplice. Douées de ces grands appétits des enfants
+en croissance, nous avions à peine de quoi nous soutenir. Il en
+résultait un abus dont les plus jeunes avaient seules à se
+plaindre. Chaque fois qu'elles en trouvaient l'occasion, les
+grandes, toujours affamées, menaçaient les petites pour obtenir
+une partie de leur portion; bien des fois j'ai partagé entre deux
+de ces quêteuses le précieux morceau de pain noir donné avec le
+café; et, après avoir versé à une troisième la moitié de ma tasse,
+j'avalais le reste en pleurant de faim tout bas.
+
+En hiver, les dimanches étaient de tristes jours. Nous avions deux
+milles à faire pour arriver à l'église de Brocklebridge, où
+officiait notre chef. Nous partions ayant froid; en arrivant, nous
+avions plus froid encore; et avant la fin de l'office du matin nos
+membres étaient paralysés. Trop loin pour retourner dîner, nous
+recevions entre les deux services du pain et de la viande froide,
+et des parts aussi insuffisantes que dans nos repas ordinaires.
+
+Après l'office du soir, nous nous en retournions par une route
+escarpée. Le vent du nord soufflait si rudement sur le sommet des
+montagnes qu'il nous gerçait la peau.
+
+Je me rappellerai toujours Mlle Temple. Elle marchait légèrement
+et avec rapidité le long des rangs accablés, ramenant sur sa
+poitrine son manteau qu'écartait un vent glacial; et, par ses
+préceptes et son exemple, elle encourageait tout le monde à
+demeurer ferme et à marcher en avant comme de vieux soldats. Quant
+aux autres maîtresses, pauvres créatures, elles étaient trop
+abattues elles-mêmes pour tenter d'égayer les élèves!
+
+Combien toutes nous désirions la lumière et la chaleur d'un feu
+pétillant, lorsque nous arrivions à Lowood! Mais cette douceur
+était refusée aux petites. Chacun des foyers était immédiatement
+occupé par un double rang de grandes élèves; et les plus jeunes,
+se pressant les unes contre les autres, cachaient sous leurs
+tabliers leurs bras transis.
+
+Une petite jouissance nous était pourtant réservée: à cinq heures,
+on nous distribuait une double ration de pain et un peu de beurre;
+c'était le festin hebdomadaire auquel nous pensions d'un dimanche
+à l'autre. J'essayais, en général, de me réserver la moitié de ce
+délicieux repas; quant au reste, je me voyais invariablement
+obligée de le partager.
+
+Le dimanche soir se passait à répéter par coeur le catéchisme, les
+cinquième, sixième et septième chapitres de saint Matthieu, et à
+écouter un long sermon que nous lisait Mlle Miller, dont les
+bâillements impossibles à réprimer attestaient assez la fatigue.
+Cette lecture était souvent interrompue par une douzaine de
+petites filles qui, gagnées par le sommeil, se mettaient à jouer
+le rôle d'Eutychus et tombaient, non pas d'un troisième grenier,
+mais d'un quatrième banc. On les ramassait à demi mortes, et, pour
+tout remède, on les forçait à se tenir debout au milieu de la
+salle, jusqu'à la fin du sermon; quelquefois pourtant leurs jambes
+fléchissaient, et toutes ensemble elles tombaient à terre; leurs
+corps étaient alors soutenus par les grandes chaises des
+monitrices.
+
+Je n'ai pas encore parlé des visites de M. Brockelhurst: il fut
+absent une partie du premier mois; il avait peut-être prolongé son
+séjour chez son ami l'archidiacre. Cette absence était un
+soulagement pour moi; je n'ai pas besoin de dire que j'avais des
+raisons pour craindre son arrivée. Il revint pourtant.
+
+J'habitais Lowood depuis trois semaines environ. Une après-midi,
+comme j'étais assise, une ardoise sur mes genoux et très en peine
+d'achever une longue addition, mes yeux se levèrent avec
+distraction et se dirigèrent du côté de la fenêtre.
+
+Il me sembla voir passer une figure; je la reconnus presque
+instinctivement, et lorsque, deux minutes après, toute l'école,
+les professeurs y compris, se leva en masse, je n'eus pas besoin
+de regarder pour savoir qui l'on venait de saluer ainsi: un long
+pas retentit en effet dans la salle, et le grand fantôme noir qui
+avait si désagréablement froncé le sourcil en m'examinant à
+Gateshead apparut à côté de Mlle Temple; elle aussi s'était levée.
+Je regardai de côté cette espèce de spectre; je ne m'étais pas
+trompée, c'était M. Brockelhurst, avec son pardessus boutonné, et
+l'air plus sombre, plus maigre et plus sévère que jamais.
+
+J'avais mes raisons pour craindre cette apparition; je ne me
+rappelais que trop bien les dénonciations perfides de Mme Reed, la
+promesse faite par M. Brockelhurst d'instruire Mlle Temple et les
+autres maîtresses de ma nature corrompue. Depuis trois semaines je
+craignais l'accomplissement de cette promesse; chaque jour je
+regardais si cet homme n'arrivait pas, car ce qu'il allait dire de
+ma conversation avec lui et de ma vie passée allait me flétrir par
+avance; et il était là, à côté de Mlle Temple, il lui parlait bas.
+J'étais convaincue qu'il révélait mes fautes, et j'examinais avec
+une douloureuse anxiété les yeux de la directrice, m'attendant
+sans cesse à voir leur noire orbite me lancer un regard d'aversion
+et de mépris. Je prêtai l'oreille, j'étais assez près d'eux pour
+entendre presque tout ce qu'ils disaient. Le sujet de leur
+conversation me délivra momentanément de mes craintes.
+
+«Je suppose, mademoiselle Temple, disait M. Brockelhurst, que le
+fil acheté à Lowood fera l'affaire. Il me paraît d'une bonne
+grosseur pour les chemises de calicot. Je me suis aussi procuré
+des aiguilles qui me semblent convenir très bien au fil. Vous
+direz à Mlle Smith que j'ai oublié les aiguilles à repriser, mais
+la semaine prochaine elle en recevra quelques paquets, et, sous
+aucun prétexte, elle ne doit en donner plus d'une à chaque élève;
+elles pourraient les perdre, et ce serait une occasion de
+désordre. Et à propos, madame, je voudrais que les bas de laine
+fussent mieux entretenus. Lorsque je vins ici la dernière fois,
+j'examinai, en passant dans le jardin de la cuisine, les vêtements
+qui séchaient sur les cordes, et je vis une très grande quantité
+de bas noirs en très mauvais état; la grandeur des trous attestait
+qu'ils n'avaient point été raccommodés à temps.»
+
+Il s'arrêta.
+
+«Vos ordres seront exécutés, monsieur, reprit Mlle Temple.
+
+-- Et puis, madame, continua-t-il, la blanchisseuse m'a dit que
+quelques-unes des petites filles avaient eu deux collerettes dans
+une semaine; c'est trop, la règle n'en permet qu'une.
+
+-- Je crois pouvoir expliquer ceci, monsieur. Agnès et Catherine
+Johnstone avaient été invitées à prendre le thé avec quelques
+amies à Lowton, et je leur ai permis, pour cette occasion, de
+mettre des collerettes blanches.
+
+M. Brockelhurst secoua la tête.
+
+«Eh bien! pour une fois, cela passera; mais que de semblables
+faits ne se renouvellent pas trop souvent. Il y a encore une chose
+qui m'a surpris. En réglant avec la femme de charge, j'ai vu qu'un
+goûter de pain et de fromage avait été deux fois servi à ces
+enfants pendant la dernière quinzaine; d'où cela vient-il? J'ai
+regardé sur le règlement, et je n'ai pas vu que le goûter y fût
+indiqué. Qui a introduit cette innovation, et de quel droit?
+
+-- Je suis responsable de ceci, monsieur, reprit Mlle Temple; le
+déjeuner était si mal préparé que les élèves n'ont pas pu le
+manger, et je n'ai pas voulu leur permettre de rester à jeun
+jusqu'à l'heure du dîner.
+
+-- Un instant, madame! Vous savez qu'en élevant ces jeunes filles,
+mon but n'est pas de les habituer au luxe, mais de les rendre
+patientes et dures à la souffrance, de leur apprendre à se refuser
+tout à elles-mêmes. S'il leur arrive par hasard un petit accident,
+tel qu'un repas gâté, on ne doit pas rendre cette leçon inutile en
+remplaçant un bien-être perdu par un autre plus grand; pour choyer
+le corps, vous oubliez le but de cette institution. De tels
+événements devraient être une cause d'édification pour les élèves;
+ce serait là le moment de leur prêcher la force d'âme dans les
+privations de la vie; un petit discours serait bon dans de
+semblables occasions; là, un maître sage trouverait moyen de
+rappeler les souffrances des premiers chrétiens, les tourments des
+martyrs, les exhortations de notre divin Maître lui-même, qui
+ordonnait à ses disciples de prendre leur croix et de le suivre.
+On pourrait leur répéter ces mots du Christ: «L'homme ne vit pas
+seulement de pain, mais de toute parole sortant de la bouche de
+Dieu». Puis aussi cette consolante sentence: «Heureux ceux qui
+souffrent la faim et la soif pour l'amour de moi!» Ô madame! vous
+mettez dans la bouche de ces enfants du pain et du fromage au lieu
+d'une soupe brûlée; je vous le dis, en vérité, vous nourrissez
+ainsi leur vile enveloppe, mais vous tuez leur âme immortelle.»
+
+M. Brockelhurst s'arrêta de nouveau, comme s'il eût été suffoqué
+par ses pensées. Mlle Temple avait baissé les yeux lorsqu'il avait
+commencé à parler, mais alors elle regardait droit devant elle, et
+sa figure naturellement pâle comme le marbre en avait aussi pris
+la froideur et la fixité; sa bouche était si bien fermée que
+l'oiseau du sculpteur eût semblé seul capable de l'ouvrir; peu à
+peu, son front avait contracté une expression de sévérité
+immobile.
+
+M. Brockelhurst était debout devant le foyer. Les mains derrière
+le dos, il surveillait majestueusement toute l'école. Tout à coup
+il fit un mouvement comme si son regard eût rencontré quelque
+objet choquant; il se retourna, et s'écria plus vivement qu'il ne
+l'avait encore fait:
+
+«Mademoiselle Temple! mademoiselle Temple! quelle est cette enfant
+avec des cheveux frisés, des cheveux rouges, madame, frisés tout
+autour de la tête?»
+
+Il étendit sa canne vers l'objet de son horreur; sa main
+tremblait.
+
+«C'est Julia Severn, répondit Mlle Temple très tranquillement.
+
+-- Julia Severn, madame; eh bien, pourquoi, au mépris de tous les
+principes de cette maison, suit-elle aussi ouvertement les lois du
+monde? Ici, dans un établissement évangélique, porter une telle
+masse de boucles!
+
+-- Les cheveux de Julia frisent naturellement, répondit
+Mlle Temple avec plus de calme encore.
+
+-- Naturellement, oui; mais nous ne nous conformons pas à la
+nature; je veux que ces jeunes filles soient les enfants de la
+grâce! Et pourquoi cette abondance? j'ai dit bien des fois que je
+désirais voir les cheveux modestement aplatis. Mademoiselle
+Temple, il faut que les cheveux de cette petite soient entièrement
+coupés. J'enverrai le perruquier demain; mais j'en vois d'autres
+qui ont une chevelure beaucoup trop longue et beaucoup trop
+abondante. Dites à cette grande fille de se tourner vers moi, ou
+plutôt dites à tout le premier banc de se lever et de regarder du
+côté de la muraille.»
+
+Mlle Temple passa son manchon sur ses lèvres comme pour réprimer
+un sourire involontaire; néanmoins elle donna l'ordre, et, quand
+la première classe eut compris ce qu'on exigeait d'elle, elle
+obéit. En me penchant sur mon banc, je pus apercevoir les regards
+et les grimaces avec lesquels elles exécutaient leur manoeuvre. Je
+regrettais que M. Brockelhurst ne pût pas les voir aussi. Il eût
+peut-être compris alors que, quelques soins qu'il prît pour
+l'extérieur, l'intérieur échappait toujours à son influence.
+
+Il examina pendant cinq minutes le revers de ces médailles
+vivantes, puis il prononça la sentence. Elle retentit à mes
+oreilles comme le glas d'un arrêt mortel.
+
+«Tous ces cheveux, dit-il, seront coupés»
+
+Mlle Temple voulut faire une observation.
+
+«Madame, dit-il, j'ai à servir un maître dont le royaume n'est pas
+de ce monde; ma mission est de mortifier dans ces jeunes filles
+les désirs de la chair, de leur apprendre à s'habiller modestement
+et simplement, et non pas à tresser leurs cheveux et à se parer de
+vêtements somptueux. Eh bien! chacune des enfants placées devant
+nous a arrangé ses longs cheveux en nattes que la vanité elle-même
+semble avoir tressées. Oui, je le répète, tout ceci doit être
+coupé; pensez au temps que nous avons déjà perdu.»
+
+Ici M. Brockelhurst fut interrompu. Trois dames entrèrent dans la
+chambre. Elles auraient dû arriver un peu plus tôt pour entendre
+le sermon sur la parure, car elles étaient splendidement vêtues de
+velours, de soie et de fourrure; deux d'entre elles, belles jeunes
+filles de seize à dix-sept ans, portaient des chapeaux de castor
+ornés de plumes d'autruche, ce qui, à cette époque, était la
+grande mode. Une quantité de boucles légères et soigneusement
+peignées sortaient de ces gracieuses coutures. La plus âgée de ces
+dames était enveloppée dans un magnifique châle de velours bordé
+d'hermine; elle portait un faux tour de boucles à la française.
+
+Ces dames, qui n'étaient autres que Mme et Mlles Brockelhurst,
+furent reçues avec respect par Mlle Temple; on les conduisit au
+bout de la chambre à des places d'honneur.
+
+Il paraît qu'elles étaient venues dans la voiture avec
+M. Brockelhurst, et qu'elles avaient scrupuleusement examiné les
+chambres de l'étage supérieur, pendant que M. Brockelhurst faisait
+ses comptes avec la femme de charge, questionnait la blanchisseuse
+et forçait la directrice à écouter ses sermons.
+
+Pour le moment, elles adressaient quelques observations et
+quelques reproches à Mme Smith, qui était chargée de l'entretien
+du linge et de l'inspection des dortoirs; mais je n'eus pas le
+temps de les écouter, mon attention ayant été bientôt détournée
+par autre chose.
+
+Jusque-là, tout en prêtant l'oreille à la conversation de
+M. Brockelhurst et de Mlle Temple, je n'avais pas négligé les
+précautions nécessaires à ma sûreté personnelle. Je pensais que
+tout irait bien si je pouvais éviter d'être aperçue; dans ce but,
+je m'étais bien enfoncée sur mon banc, et, faisant semblant d'être
+très occupée de mon addition, je m'étais arrangée de manière à
+cacher ma figure derrière mon ardoise; j'aurais sûrement échappé
+aux regards, si elle n'eut glissé de mes mains et ne fût tombée à
+terre avec grand bruit. Tous les yeux se dirigèrent de mon côté.
+
+Je compris que tout était perdu, et je rassemblai mes forces
+contre ce qui allait arriver.
+
+L'orage ne se fit pas attendre.
+
+«Une enfant sans soin,» dit M. Brockelhurst; puis il ajouta
+immédiatement: «Il me semble que c'est la nouvelle élève; il ne
+faut pas que j'oublie ce que j'ai à dire sur son compte;» et il
+s'écria, il me sembla du moins qu'il parlait très haut: «Faites
+venir l'enfant qui a brisé son ardoise.»
+
+Seule, je n'aurais pu bouger, j'étais paralysée; mais deux grandes
+filles qui étaient à côté de moi me forcèrent à me lever, et me
+poussèrent vers le juge redouté. Mlle Temple m'aida doucement à
+venir jusqu'à lui, et murmura à mon oreille:
+
+«Ne soyez pas effrayée, Jeanne[1]; j'ai vu que c'était un accident,
+et vous ne serez pas punie.»
+
+Ces bonnes paroles me frappèrent au coeur comme un aiguillon.
+
+«Dans une minute elle me méprisera et verra en moi une hypocrite,»
+pensai-je. Et alors un sentiment de rage contre Mme Reed et
+M. Brockelhurst alluma mon sang: je n'étais pas une Hélène Burns.
+
+«Avancez cette chaise,» dit M. Brockelhurst, en indiquant un siège
+très élevé d'où venait de descendre une monitrice.
+
+On l'apporta.
+
+«Placez-y l'enfant,» continua-t-il.
+
+J'y fus placée, par qui? c'est ce que je ne puis dire. Je
+m'aperçus seulement qu'on m'avait hissée à la hauteur du nez de
+M. Brockelhurst. Des pelisses en soie pourpre, un nuage de plumes
+argentées s'étendaient et se balançaient au-dessous de mes pieds.
+
+«Mesdames, dit M. Brockelhurst en se tournant vers sa famille,
+mademoiselle Temple, maîtresses et élèves, vous voyez toutes cette
+petite fille.»
+
+Sans doute elles me voyaient toutes; leurs regards étaient pour
+moi comme des miroirs ardents sur ma figure brûlante.
+
+«Vous voyez qu'elle est jeune encore; son extérieur est celui de
+l'enfance. Dieu lui a libéralement départi l'enveloppe qu'il
+accorde à tous. Aucune difformité n'indique en elle un être à
+part. Qui croirait que l'esprit du mal a déjà trouvé en elle un
+serviteur et un agent? Et pourtant, chose triste à dire, c'est la
+vérité.»
+
+Il s'arrêta; j'eus le temps de raffermir mes nerfs et de sentir ma
+rougeur disparaître. L'épreuve ne pouvait plus être évitée;
+j'étais décidée à la supporter avec courage.
+
+«Mes chères enfants, continua le ministre, c'est une bien
+malheureuse et bien triste chose, et il est de mon devoir de vous
+en avertir: cette petite fille, qui aurait dû être un des agneaux
+de Dieu, est une réprouvée; loin de demeurer membre du troupeau
+fidèle, ce n'est plus qu'une étrangère; soyez sur vos gardes,
+défiez-vous de son exemple; s'il est nécessaire, évitez sa
+compagnie, éloignez-la de vos jeux, ne l'introduisez pas dans vos
+conversations. Et vous, maîtresses, ayez les yeux sur tous ses
+mouvements, pesez ses paroles, examinez ses actes, châtiez son
+corps afin de sauver son âme, si toutefois la chose est possible;
+car cette enfant, ma langue hésite à le dire, cette enfant, née
+dans un pays chrétien, est pire que les idolâtres qui adressent
+leurs prières à Brama ou s'agenouillent devant Jagernau; cette
+enfant est une menteuse!»
+
+Il s'arrêta encore une dizaine de minutes, pendant lesquelles,
+étant en parfaite possession de moi-même, je pus voir sa femme et
+ses filles tirer des mouchoirs de leurs poches et les porter à
+leurs yeux. La plus âgée de ces dames inclinait sa tête à droite
+et à gauche; quant aux plus jeunes, elles murmuraient sans cesse:
+«Quelle honte!»
+
+M. Brockelhurst s'écria pour finir:
+
+«Toutes ces choses, je les ai apprises de sa bienfaitrice, de
+cette pieuse et charitable dame qui l'a adoptée alors qu'elle
+était une orpheline, qui l'a élevée avec ses propres filles; et
+cette malheureuse enfant a payé sa bonté et sa générosité par une
+ingratitude si grande, que l'excellente Mme Reed a été forcée de
+séparer Jeanne de ses enfants, dans la crainte de voir son exemple
+entacher leur pureté. Elle l'a envoyée ici pour la guérir, comme
+les Juifs envoyaient leurs malades au lac de Bethséda. Directrice,
+maîtresses, je vous le demande encore, ne laissez pas les eaux
+croupir autour d'elle!»
+
+Après cette sublime conclusion, M. Brockelhurst attacha le dernier
+bouton de son pardessus et dit quelque chose tout bas à sa
+famille. Celle-ci se leva, salua Mlle Temple et quitta
+cérémonieusement la salle d'étude. Arrivé à la porte, mon juge se
+retourna et dit:
+
+«Laissez-la encore une demi-heure sur cette chaise, et que
+personne ne lui parle pendant le reste du jour.»
+
+J'étais donc assise là-haut. Moi qui avais déclaré ne jamais
+pouvoir supporter la honte d'être debout au milieu de la salle, je
+me trouvais maintenant exposée à tous les regards sur ce piédestal
+de honte. Aucun langage ne peut exprimer mes sensations; mais au
+moment où elles gonflaient ma poitrine, une jeune fille passa à
+mes côtés; elle leva les yeux sur moi. Quelle flamme étrange y
+brillait! quelle impression extraordinaire me produisit leur
+lumineux regard! Je me sentis plus forte; c'était un héros, un
+martyr, qui, passant devant une victime ou une esclave, lui
+communiquait sa force. Je me rendis maîtresse de la haine qui me
+montait au coeur, je levai la tête et je me tins ferme sur ma
+chaise.
+
+Hélène Burns fit à Mlle Smith une question sur son travail. Elle
+fut grondée pour avoir demandé une chose aussi simple, et, en s'en
+retournant à sa place, elle me sourit de nouveau. Quel sourire! Je
+me le rappelle maintenant; c'était la marque d'une belle
+intelligence et d'un vrai courage; il éclaira ses traits
+accentués, sa figure amaigrie, ses yeux abattus, comme l'aurait
+fait le regard d'un ange; et pourtant Hélène Burns portait au bras
+un écriteau où on lisait ces mots:
+
+Enfant désordonnée
+
+Une heure auparavant, j'avais entendu Mlle Scatcherd la condamner
+au pain et à l'eau pour avoir taché un exemple d'écriture en le
+copiant.
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+Avant que ma demi-heure de pénitence fût écoulée, j'entendis
+sonner cinq heures. On cessa le travail, et tout le monde se
+rendit au réfectoire pour prendre le café. Je me hasardai à
+descendre; il faisait nuit close; je me glissai dans un coin et je
+m'assis sur le parquet. Le charme qui m'avait soutenue jusqu'alors
+était sur le point de se rompre. La réaction commença, et le
+chagrin qui s'empara de moi était si accablant que je m'affaissai
+sans force, la figure tournée vers la terre. Je me mis à pleurer.
+Hélène Burns n'était pas là. Rien ne venait à mon secours. Laissée
+seule, je m'abandonnai moi-même, et je versai des larmes
+abondantes. En arrivant à Lowood, j'étais décidée à être si bonne,
+à faire tant d'efforts, à me concilier tant d'amis, à obtenir le
+respect et à mériter l'affection. J'avais déjà fait des progrès
+visibles; le matin même on m'avait placée à la tête de ma classe;
+Mlle Miller m'avait chaudement complimentée; Mlle Temple m'avait
+accordé un sourire approbateur, et s'était engagée à m'enseigner
+le dessin et à me faire apprendre le français, si mes progrès
+continuaient pendant deux mois. J'étais aimée de mes compagnes;
+celles de mon âge me traitaient en égale; les grandes ne me
+tracassaient pas: et maintenant j'allais être jetée à terre de
+nouveau, être foulée aux pieds sans savoir si je pourrais jamais
+me relever.
+
+«Non, je ne le pourrai pas,» pensai-je en moi-même, et je me mis à
+désirer sincèrement la mort.
+
+Comme je murmurais ce souhait au milieu de mes sanglots, quelqu'un
+s'approcha, je tressaillis; Hélène Burns était près de moi, la
+flamme du foyer me l'avait montrée traversant la longue chambre
+déserte. Elle m'apportait mon pain et mon café.
+
+«Mangez quelque chose,» me dit-elle.
+
+Mais je repoussai ce qu'elle m'avait offert, sentant que, dans la
+situation où je me trouvais, une goutte de café ou une miette de
+pain me ferait mal. Hélène me regarda probablement avec surprise;
+quels que fussent mes efforts, je ne pouvais pas faire cesser mon
+agitation, je continuais à pleurer tout haut. Elle s'assit près de
+moi, tenant ses genoux entre ses bras et y appuyant sa tête; mais
+elle demeurait silencieuse comme une Indienne. Je fus la première
+à parler.
+
+«Hélène, dis-je, pourquoi restez-vous avec une enfant que tout le
+monde considère comme une menteuse?
+
+-- Tout le monde, Jane? À peine quatre-vingts personnes vous ont
+entendu donner ce titre, et le monde en contient des centaines de
+millions.
+
+-- Que m'importent ces millions? Les quatre-vingts que je connais
+me méprisent.
+
+-- Jane, vous vous trompez; il est probable que pas une des élèves
+ne vous méprise ni ne vous hait, et beaucoup vous plaignent, j'en
+suis sûre.
+
+-- Comment peuvent-elles me plaindre, après ce qu'a dit
+M. Brockelhurst?
+
+-- M. Brockelhurst n'est pas un Dieu; ce n'est pas un homme en qui
+l'on ait confiance. Personne ne l'aime ici, car il n'a jamais rien
+fait pour gagner notre affection. S'il vous eût accordé des
+faveurs spéciales, vous auriez sans doute trouvé tout autour de
+vous des ennemies, soit déclarées, soit secrètes. Mais, après tout
+ce qui s'est passé, presque toutes voudraient vous témoigner de la
+sympathie, si elles l'osaient. Maîtresses et élèves pourront vous
+regarder froidement pendant un jour ou deux; mais des sentiments
+amis sont cachés dans leurs coeurs et paraîtront bientôt, d'autant
+qu'ils auront été comprimés pendant quelque temps. Et d'ailleurs,
+Jane...»
+
+Elle s'arrêta.
+
+«Eh bien, Hélène?» dis-je en mettant mes mains dans les siennes.
+
+Elle prit doucement mes doigts pour les réchauffer et continua:
+«Si le monde entier vous haïssait et vous croyait coupable, mais
+que votre conscience vous approuvât, et qu'en interrogeant votre
+coeur il vous parût pur de toute faute, Jeanne, vous ne seriez pas
+sans amie.
+
+-- Je le sais, mais ce n'est point assez pour moi. Si les autres
+ne m'aiment pas, je préfère mourir plutôt que de vivre ainsi; je
+ne puis pas accepter d'être seule et détestée. Hélène, voyez, pour
+obtenir une véritable affection de vous, de Mlle Temple et de tous
+ceux que j'aime sincèrement, je consentirais à avoir le bras
+brisé, à être roulée à terre par un taureau, ou à me tenir debout
+derrière un cheval furieux qui m'enverrait son sabot dans la
+poitrine.
+
+-- Silence, Jane! Vous placez trop haut l'amour des hommes; vous
+êtes trop impressionnable, trop ardente. La main souveraine qui a
+créé votre corps et y a envoyé le souffle de vie, a placé pour
+vous des ressources en dehors de vous-même et des créatures
+faibles comme vous. Au delà de cette terre il y a un royaume
+invisible; au-dessus de ce monde, habité par les hommes, il y en a
+un habité par les esprits, et ce monde rayonne autour de nous, il
+est partout; et ces esprits veillent sur nous, car ils ont mission
+de nous garder; et si nous mourons dans la souffrance et dans la
+honte, si nous avons été accablés par le mépris, abattus par la
+haine, les anges voient notre torture et nous reconnaissent
+innocents, si toutefois nous le sommes; et je sais que vous êtes
+innocente de ces fautes dont M. Brockelhurst vous a lâchement
+accusée, d'après ce qui lui avait été dit par Mme Reed; car j'ai
+reconnu une nature sincère dans vos yeux ardents et sur votre
+front pur. Dieu, qui attend la séparation de notre chair et de
+notre esprit, nous couronnera après la mort; il nous accordera une
+pleine récompense. Pourquoi nous laisserions-nous abattre par le
+malheur, puisque la vie est si courte, et que la mort est le
+commencement certain de la gloire et du bonheur?»
+
+J'étais silencieuse, Hélène m'avait calmée; mais dans cette
+tranquillité qu'elle m'avait communiquée, il y avait un mélange
+d'inexprimable tristesse; j'éprouvais une impression douloureuse à
+mesure qu'elle parlait, mais je ne pouvais dire d'où cela venait.
+Quand elle eut fini de parler, sa respiration devint plus rapide,
+et une petite toux sèche sortit de sa poitrine. J'oubliai alors
+pour un moment mes chagrins, et je me laissai aller à une vague
+inquiétude. Inclinant ma tête sur l'épaule d'Hélène, je passai mon
+bras autour de sa taille; elle m'approcha d'elle, et nous restâmes
+ainsi en silence.
+
+Une autre personne entra dans la salle; le vent, qui avait écarté
+quelques nuages épais, avait laissé la lune à découvert, et ses
+rayons, en frappant directement sur une fenêtre voisine, nous
+éclairèrent en plein, ainsi que la personne qui s'avançait.
+C'était Mlle Temple.
+
+«Je venais vous chercher, Jane, dit-elle; j'ai à vous parler dans
+ma chambre, et, puisque Hélène est avec vous, elle peut venir
+aussi.»
+
+Nous nous levâmes pour suivre la directrice; il nous fallut
+traverser plusieurs passages et monter un escalier avant d'arriver
+à son appartement.
+
+Il me parut gai; il était éclairé par un bon feu. Mlle Temple dit
+à Hélène de s'asseoir dans un petit fauteuil d'un côté du foyer,
+et en ayant pris un autre elle-même, elle m'engagea à me placer à
+ses côtés.
+
+«Êtes-vous consolée? me demanda-t-elle, en me regardant en face;
+avez-vous assez pleuré vos chagrins?
+
+-- Je crains de ne jamais pouvoir me consoler.
+
+-- Pourquoi?
+
+-- Parce que j'ai été accusée injustement; parce que tout le
+monde, et vous-même, madame, vous me croyez bien coupable.
+
+-- Nous croirons ce que nous verrons, et nous formerons notre
+opinion d'après vos actes, mon enfant. Continuez à être bonne, et
+vous me contenterez.
+
+-- Est-ce bien vrai, mademoiselle Temple?
+
+-- Oui, me répondit-elle en passant son bras autour de moi Et
+maintenant dites-moi quelle est cette dame que M. Brockelhurst
+appelle votre bienfaitrice.
+
+-- C'est Mme Reed, la femme de mon oncle; mon oncle est mort et
+m'a laissée à ses soins.
+
+-- Elle ne vous a donc pas librement adoptée?
+
+-- Non, Mme Reed en était fâchée; mais mon oncle, à ce que m'ont
+souvent répété les domestiques, lui avait fait promettre en
+mourant de me garder toujours près d'elle.
+
+-- Eh bien, Jane, vous savez, ou, si vous ne le savez pas, je vous
+apprendrai que lorsqu'un criminel est accusé, on lui permet
+toujours de prendre la parole pour sa défense. Vous avez été
+chargée d'une faute qui n'est pas la vôtre; défendez-vous aussi
+bien que vous le pourrez; dites tout ce que vous offrira votre
+mémoire; mais n'ajoutez rien, n'exagérez rien.»
+
+Je résolus, au fond de mon coeur, d'être modérée et exacte: et,
+après avoir réfléchi quelques minutes pour mettre de l'ordre dans
+ce que j'avais à dire, je me mis à raconter toute l'histoire de ma
+triste enfance.
+
+J'étais épuisée par l'émotion; aussi mes paroles furent-elles plus
+douces qu'elles ne l'étaient d'ordinaire lorsque j'abordais ce
+sujet douloureux. Me rappelant ce qu'Hélène m'avait dit sur
+l'indulgence, je mis dans mon récit bien moins de fiel que je n'en
+mettais d'habitude; raconté ainsi, il était plus vraisemblable,
+et, à mesure que j'avançais, je sentais que Mlle Temple me croyait
+entièrement.
+
+Dans le courant de mon récit, j'avais parlé de M. Loyd comme étant
+venu me voir après mon accès, car je n'avais point oublié le
+terrible épisode de la chambre rouge. J'avais même craint qu'en le
+racontant, mon irritation ne me fît dépasser en quelque sorte les
+justes limites. Rien ne pouvait, en effet, adoucir en moi le
+souvenir de cette douloureuse agonie qui s'était alors emparée de
+mon coeur, et je me rappelais toujours comment Mme Reed avait
+dédaigné mes instantes supplications, et m'avait enfermée pour la
+seconde fois dans cette sombre chambre, que je croyais hantée par
+un esprit.
+
+J'avais achevé; Mlle Temple me regarda en silence pendant quelques
+minutes; puis elle me dit:
+
+«Je connais M. Loyd, je lui écrirai; si sa réponse s'accorde avec
+ce que vous avez dit, vous serez publiquement déchargée de toute
+accusation; pour moi, Jane, dès à présent je vous considère comme
+innocente.»
+
+Elle m'embrassa et me garda près d'elle. J'en fus heureuse, car je
+prenais un plaisir d'enfant à contempler sa figure, ses vêtements,
+ses bijoux, son front pur, ses cheveux brillants, ses yeux noirs
+qui rayonnaient. Se tournant alors vers Hélène, elle lui dit:
+
+«Comment êtes-vous ce soir, Hélène? avez-vous beaucoup toussé
+aujourd'hui?
+
+-- Pas tout à fait autant que de coutume, je crois, madame.
+
+-- Et comment vont vos douleurs de poitrine?
+
+-- Un peu mieux.»
+
+Mlle Temple se leva, prit la main d'Hélène, et tâta son pouls;
+puis elle retourna à se place, et je l'entendis soupirer.
+
+Elle demeura pensive pendant quelques minutes; mais, sortant tout
+à coup de sa réflexion, elle nous dit gaiement:
+
+«Vous êtes mes hôtes ce soir, et je veux vous traiter comme tels.»
+
+En disant ces mots, elle sonna.
+
+«Barbara, dit-elle à la servante qui entra, je n'ai pas encore eu
+mon thé; apportez le plateau et donnez des tasses pour ces deux
+jeunes filles.»
+
+Le plateau fut apporté. Combien mes yeux furent charmés par ces
+tasses de porcelaine, et cette théière, placée sur une petite
+table ronde près du feu! Combien me semblèrent délicieux le parfum
+du thé et l'odeur des tartines, dont à mon grand désappointement,
+car la faim commençait à se faire sentir, je n'aperçus qu'une très
+petite quantité. Mlle Temple en fit aussi la remarque.
+
+«Barbara, dit-elle, ne pourriez-vous pas nous apporter un peu plus
+de pain et de beurre? il n'y en pas assez pour trois.»
+
+La servante sortit et revint bientôt.
+
+«Mademoiselle, dit-elle. Mme Harden dit qu'elle a envoyé la
+quantité ordinaire.»
+
+Mme Harden était la femme de charge; elle était taillée sur le
+même modèle que M. Brockelhurst; elle semblait faite de la même
+chair et des mêmes os.
+
+«Oh! très bien, répondit Mlle Temple; nous nous en passerons
+alors.»
+
+Au moment où la servante s'en allait, elle ajouta en souriant:
+
+«Heureusement que, pour cette fois, j'ai de quoi suppléer à ce qui
+manque.»
+
+Ella invita Hélène et moi à nous approcher de la table, et plaça
+devant chacune de nous une tasse de thé et une délicieuse mais
+petite tartine de beurre; puis elle se leva, ouvrit un tiroir et
+en tira un paquet enveloppé de papier: un pain d'épice d'une
+majestueuse grandeur s'offrit à nos regards.
+
+«J'aurais voulu vous en donner à chacune un morceau pour
+l'emporter, dit-elle; mais, puisque nous n'avons pas assez de pain
+et de beurre, il faudra bien le manger maintenant.»
+
+Et sa main généreuse nous en coupa de grosses tranches.
+
+Ce soir-là, il nous sembla que nous étions nourries de nectar et
+d'ambroisie. Le sourire de satisfaction avec lequel Mlle Temple
+nous regardait pendant que nous apaisions nos appétits voraces sur
+le mets délicat qu'elle nous avait libéralement réparti, ne fut
+pas la moindre de nos joies.
+
+Le thé achevé et le plateau enlevé, elle nous rappela près du feu;
+chacune de nous fut placée à ses côtés, et une conversation
+s'engagea entre elle et Hélène. Ce n'était pas un petit privilège
+que d'être admise à l'entendre.
+
+Mlle Temple avait toujours quelque chose de serein dans son
+apparence, de noble dans son maintien. On trouvait dans son
+langage cette exactitude épurée qui prévient l'exagération ou la
+passion. Ceux qui la regardaient ou l'écoutaient, éprouvaient non
+seulement un vif plaisir, mais aussi un profond respect.
+
+Ce fut ce qui m'arriva. Quant à Hélène, elle me frappa
+d'admiration.
+
+Le repas confortable, le foyer réjouissant, la présence et la
+bonté de son institutrice aimée, ou plutôt quelque chose qui se
+passa dans cette âme privilégiée, réveilla toutes les puissances
+de son être; elles s'allumèrent et commencèrent par animer d'une
+teinte brillante ses joues, qui jusque-là avaient toujours été
+pâles et privées de sang; puis elles vinrent éclairer ses yeux,
+leur donner un doux rayonnement, et ils acquirent tout à coup une
+beauté plus originale que celle de Mlle Temple, une beauté qui
+n'était produite ni par une riche couleur ni par de longs cils ou
+des sourcils bien dessinés, mais par la force de la pensée et la
+splendeur de l'âme. Cette âme était là sur ses lèvres, et les
+paroles coulaient de je ne sais quelle source mystérieuse.
+
+Une jeune fille de quatorze ans a-t-elle un coeur assez grand,
+assez vigoureux pour renfermer la source sans cesse agitée d'une
+éloquence pure, pleine et fervente? tel fut le sujet de la
+conversation d'Hélène pendant toute cette soirée, dont je ne
+perdrai jamais le souvenir; son esprit semblait vouloir vivre
+autant dans un court espace que les autres durant une longue
+existence.
+
+Mlle Temple et Hélène parlèrent de choses qui m'étaient
+étrangères, des peuples et des temps passés, des contrées
+éloignées, des secrets de la nature découverts ou devinés. Elles
+parlèrent de différents livres; combien elles en avaient lu! que
+de connaissances elles possédaient! les noms des auteurs français
+leur semblaient familiers. Mais mon étonnement fut au comble,
+quand Mlle Temple demanda à Hélène si elle trouvait quelquefois un
+moment pour repasser le latin que son père lui avait enseigné, et,
+prenant un livre dans sa bibliothèque, elle lui dit de lire et de
+traduire une page de Virgile.
+
+Hélène obéit, et mon admiration croissait à chaque ligne. Au
+moment où elle finissait, la cloche annonça qu'il était temps de
+se coucher. Nous ne pouvions donc plus rester. Mlle Temple nous
+embrassa, et nous pressant sur son coeur, elle nous dit:
+
+«Dieu vous bénisse, mes enfants!»
+
+Elle retint Hélène pressée contre elle un peu plus longtemps que
+moi. Elle la laissa partir plus difficilement; ce fut Hélène que
+son oeil suivit; ce fut pour elle qu'elle soupira tristement une
+seconde fois, et qu'elle essuya une larme.
+
+En atteignant le dortoir, nous entendîmes la voix de
+Mlle Scatcherd; elle examinait les tiroirs, elle était justement à
+celui d'Hélène Burns, et, en entrant, celle-ci fut vivement
+réprimandée. On lui déclara que le lendemain on lui attacherait à
+l'épaule une demi-douzaine d'objets dépliés.
+
+«Il est bien vrai que mes tiroirs étaient dans un désordre
+honteux, me dit tout bas Hélène; j'avais l'intention de les
+ranger, et je l'ai oublié.»
+
+Le lendemain, Mlle Scatcherd écrivit en gros caractères, sur un
+morceau de carton, ce mot:
+
+Désordonnée
+
+puis elle l'attacha sur le front d'Hélène, sur ce front bon,
+élevé, doux, intelligent.
+
+Jusqu'au soir, la jeune fille supporta son châtiment avec patience
+et sans avoir un seul instant conçu de ressentiment; car elle le
+considérait comme une punition méritée.
+
+Au moment où Mlle Scatcherd s'en alla, après la classe du soir, je
+courus à Hélène. Je lui arrachai du front ce papier, et je le
+jetai au feu.
+
+Cette rage, dont Hélène était incapable, avait dévoré mon âme
+pendant tout le jour, et des larmes brûlantes avaient coulé le
+long de mes joues. La vue de cette triste résignation m'avait mis
+au coeur une souffrance intolérable.
+
+Une semaine environ après ce que je viens de raconter,
+Mlle Temple, qui avait écrit à M. Loyd, recevait une réponse; il
+paraît que son récit s'accordait avec le mien. Mlle Temple ayant
+donc rassemblé toute l'école, déclara qu'elle avait pris des
+informations sur les fautes dont Jane Eyre avait été accusée par
+M. Brockelhurst, et qu'elle se trouvait heureuse de la déclarer
+innocente; les maîtresses me donnèrent des poignées de main et
+m'embrassèrent; un murmure de plaisir se fit entendre parmi mes
+compagnes.
+
+Délivrée d'un poids aussi accablant, je pris dès lors la
+résolution de me mettre à l'oeuvre, et de me frayer un chemin au
+milieu de toutes les difficultés.
+
+Je travaillai courageusement, et mes succès furent proportionnés à
+mes efforts: ma mémoire, qui n'était pas naturellement très bonne,
+s'améliora par la pratique; l'exercice aiguisa mon esprit; au bout
+de quelques semaines, je fus placée dans une classe supérieure, et
+je n'étais pas à Lowood depuis deux mois, lorsqu'on me permit de
+commencer le français et le dessin. Le même jour, j'appris les
+deux premiers temps du verbe Être, et je dessinai ma première
+ferme, dont, par parenthèse, les murs étaient encore plus inclinés
+que ceux de la fameuse tour penchée à Pise.
+
+Ce soir-là, en allant me coucher, j'oubliai de me servir en
+imagination le souper de pommes de terre toutes chaudes, de pain
+blanc et de lait nouvellement tiré, comme j'avais l'habitude de le
+faire pour apaiser mon estomac affamé. Je me contentai, pour tout
+repas, de regarder mille gravures idéales qui se présentaient à
+mes yeux dans l'obscurité. Je me figurais qu'elles étaient toutes
+mon ouvrage. Je voyais des maisons, des arbres, des rochers et des
+ruines pittoresques, des groupes de châteaux, de belles peintures
+représentant des papillons qui voltigeaient sur des roses en
+boutons, des oiseaux becquetant les cerises mûres, ou bien un nid
+de petits rouges-gorges, recouvert par des branches de lierre. Je
+pensais aussi au jour où je serais capable de traduire couramment
+un certain petit livre français que Mme Pierrot m'avait montré. Je
+m'endormis avant d'avoir résolu ce problème d'une manière
+satisfaisante.
+
+Salomon a bien raison de dire: «Mieux vaut un dîner d'herbe et
+l'amour, qu'un boeuf à l'écurie et la haine.»
+
+Je n'aurais pas changé Lowood et toutes ses privations pour
+Gateshead et son luxe.
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+Les privations, ou plutôt les souffrances que nous avions endurées
+jusque-là, diminuaient; le printemps allait revenir, il était
+presque arrivé; les gelées avaient cessé; les neiges étaient
+fondues; les vents froids soufflaient moins fort; mes pauvres
+pieds, que l'air glacial de janvier avait meurtris et enflés au
+point de gêner ma marche, commençaient à guérir sous l'influence
+des brises d'avril. Les nuits et les matinées, renonçant à une
+température digne du Canada, ne glaçaient plus le sang dans nos
+veines. Les récréations passées dans le jardin devenaient
+supportables; quelquefois même, lorsque le soleil brillait, elles
+étaient douées et agréables. La verdure perçait sur ces massifs
+sombres qui, s'égayant chaque jour, faisaient croire que
+l'espérance les traversait la nuit et laissait chaque matin des
+traces plus brillantes de son passage. Les fleurs commençaient à
+se mélanger aux feuilles; on voyait boutonner les violiers
+d'hiver, les crocus, les oreilles d'ours couleur de pourpre, et
+les pensées aux yeux dorés. Les jeudis, comme nous avions demi-
+congé, nous allions nous promener, et nous trouvions des fleurs
+encore plus belles, écloses sous les haies vives.
+
+Je m'aperçus aussi, à mon grand contentement, que le hasard nous
+avait réservé une jouissance qui n'était limitée que par
+l'horizon.
+
+Au delà de ces hautes murailles surmontées de pointes de fer qui
+gardaient notre demeure, s'étendait un plateau riche en verdure et
+en ombrages, et qu'encadrait une chaîne de sommets élevés; au
+milieu coulait un ruisseau où se disputaient les pierres noires et
+les remous étincelants. Combien cet aspect m'avait paru différent
+sous un ciel d'hiver, alors que tout était roidi par la gelée ou
+enseveli sous la neige, alors que des brouillards aussi froids que
+la mort et poussés par des vents d'est venaient errer au-dessus de
+ces sommets empourprés, puis se glissaient le long des chênes
+verts pour se réunir enfin aux brumes glacées qui se balançaient
+au-dessus du ruisseau!
+
+Ce ruisseau lui-même était dans cette saison un torrent bourbeux
+et sans frein; il séparait le bois en deux parties, et faisait
+entendre un grondement furieux à travers l'atmosphère souvent
+épaissie par une pluie violente ou par des tourbillons de grêle;
+quant à la forêt, pendant l'hiver son contour n'offrait aux
+regards qu'une rangée de squelettes.
+
+Le mois d'avril touchait à sa fin, et mai approchait brillant et
+serein. Chaque jour c'était un ciel bleu, de doux rayons de
+soleil, des brises légères qu'envoyaient l'occident et le nord. La
+végétation poussait avec force; tout verdissait, tout était
+couvert de fleurs. La nature rendait la vie et la majesté aux
+chênes, aux hêtres, aux ormeaux; les arbres et les plantes
+venaient envahir chaque recoin; les fossés étaient remplis de
+mousses variées, et une pluie de primevères, égayait le sol; je
+voyais leur pâle éclat répandre une douce lueur sur les lieux
+ombragés.
+
+Je sentais pleinement toutes ces choses; j'en jouissais souvent et
+librement, mais presque toujours seule. J'avais donc enfin une
+raison pour désirer cette liberté toute nouvelle pour moi, et que
+je devais obtenir par mes efforts.
+
+N'ai-je pas fait de Lowood une belle habitation, quand je l'ai
+dépeinte entourée de bois et de montagnes et placée sur le bord
+d'une rivière? Sans doute le site était beau; mais était-il sain?
+C'est là une autre question.
+
+La vallée boisée où était situé Lowood était le berceau de ces
+brouillards qui engendrent les épidémies; avec le printemps les
+brumes revinrent, s'introduisirent dans l'asile des orphelines, et
+leur haleine répandit le typhus dans les dortoirs et dans les
+salles d'étude. Aussi avant le commencement de mai l'école fut-
+elle transformée en hôpital.
+
+Une mauvaise nourriture et des refroidissements négligés avaient
+disposé une partie des élèves à subir la contagion. Quarante-cinq
+sur quatre-vingts furent frappées en même temps. On interrompit
+les classes; la discipline cessa d'être observée. Celles des
+élèves qui continuaient à se bien porter obtinrent une liberté
+entière, parce que le médecin insistait sur la nécessité d'un
+exercice fréquent, et que d'ailleurs personne n'avait le temps de
+nous surveiller. Mlle Temple était entièrement absorbée par les
+malades; elle passait ses jours à l'infirmerie et ne la quittait
+que pour prendre quelques heures de repos; les maîtresses
+employaient tout leur temps à emballer et à faire les préparatifs
+de départ pour les élèves privilégiées qui avaient des parents ou
+des amis disposés à leur faire quitter ce centre de contagion.
+Plusieurs déjà atteintes n'étaient arrivées chez elles que pour
+mourir; d'autres rendirent le dernier soupir à Lowood, et furent
+enterrées rapidement et en silence, la nature de l'épidémie
+rendant tout délai dangereux.
+
+La maladie semblait avoir établi sa demeure à Lowood, et la mort y
+répétait ses visites assidues. Des chambres et des couloirs
+sortaient des émanations semblables à celles d'un hôpital. On
+s'efforçait en vain de combattre la contagion par des remèdes.
+
+Cependant le joyeux mois de mai brillait sans nuages au-dessus de
+ces montagnes à l'aspect pittoresque et de ce beau pays tout
+couvert de bois. Les jardins étaient resplendissants de fleurs,
+les buissons de houx avaient atteint la hauteur des arbres, les
+lis étaient éclos, et les roses venaient de s'épanouir; les
+plates-bandes de nos petits massifs étaient égayées par le trèfle
+rose et la marguerite double; matin et soir l'églantier
+odoriférant répandait son parfum semblable à celui des épices et
+de la pomme.
+
+Mais tous ces trésors s'étalaient en vain pour la plupart des
+jeunes filles de Lowood; quelquefois seulement on venait cueillir
+un petit bouquet d'herbes et de fleurs destinées à orner un
+cercueil.
+
+Quant à moi et à toutes celles dont la santé s'était maintenue,
+nous jouissions pleinement des beautés du lieu et de la saison.
+Depuis le matin jusqu'au soir on nous laissait courir dans les
+bois comme des bohémiennes; nous agissions à notre fantaisie, nous
+allions où nous poussait le caprice; puis notre régime était
+meilleur que jadis. M. Brockelhurst et sa famille n'approchaient
+plus de Lowood, toute inspection avait cessé; effrayée de
+l'épidémie, l'avare femme de charge était partie. Celle qui la
+remplaçait avait été employée au Dispensaire de Lowton, et, ne
+connaissant pas les habitudes de sa nouvelle place, elle
+distribuait les aliments avec plus de libéralité. Il y avait
+d'ailleurs moins de monde à nourrir; les malades mangeaient peu,
+de sorte que nos plats se trouvaient plus copieux.
+
+Lorsqu'on n'avait pas le temps de préparer le dîner, ce qui
+arrivait souvent, on nous donnait un gros morceau de pâté froid ou
+une épaisse tartine de pain et de fromage; nous emportions alors
+notre repas dans les bois, où nous choisissions l'endroit qui nous
+plaisait le mieux, et nous dînions somptueusement sur l'herbe.
+
+Ma place favorite était une pierre large et unie qui dominait le
+ruisseau; on ne pouvait y arriver qu'en traversant l'eau, trajet
+que je faisais toujours nu-pieds. Cette pierre était juste assez
+large pour qu'on pût commodément s'y asseoir à deux; je m'y
+rendais avec une autre enfant.
+
+À cette époque, ma compagne favorite était Marianne Wilson, petite
+personne fine et observatrice, dont la compagnie me plaisait, tant
+à cause de son esprit et de son originalité, qu'à cause de ses
+manières qui me mettaient à l'aise. Plus âgée que moi de quelques
+années, elle connaissait mieux le monde, et pouvait me raconter
+les choses que j'aimais à entendre. Près d'elle ma curiosité était
+satisfaite; elle était indulgente pour tous mes défauts, et ne
+cherchait jamais à mettre un frein à mes paroles. Elle avait un
+penchant pour le récit, moi pour l'analyse; elle aimait à donner
+des détails, moi à en demander; nous nous convenions donc très
+bien, et nous tirions de nos conversations mutuelles sinon
+beaucoup d'utilité, du moins beaucoup de plaisir.
+
+Mais, pendant ce temps, que devenait Hélène Burns? Pourquoi ne
+pouvais-je pas passer avec elle ces douces journées de liberté?
+L'avais-je oubliée? ou étais-je assez indigne d'elle pour m'être
+fatiguée de sa noble intimité? Certes Marianne Wilson était
+inférieure à ma première amie: elle pouvait me raconter des
+histoires amusantes, contenter ma curiosité par des commérages
+piquants que je désirais savoir; mais le propre d'Hélène était de
+donner à ceux qui avaient le bonheur de causer avec elle
+l'aspiration vers les choses élevées.
+
+Lecteurs, je savais et je sentais tout cela, et, quoique j'aie
+bien des défauts et peu de qualités pour les racheter, je ne me
+suis pourtant jamais fatiguée d'Hélène; je n'ai jamais cessé
+d'avoir pour elle un attachement fort, tendre et respectueux,
+autant que le pouvait mon coeur.
+
+Et comment en eût-il été autrement, quand Hélène en tout temps,
+dans toutes circonstances, m'avait montré une amitié calme et
+fidèle, que la mauvaise humeur n'avait jamais ternie, que
+l'irritation n'avait jamais troublée? Mais Hélène était malade;
+depuis quelques semaines on l'avait séparée de nous, et je ne
+savais point dans quelle chambre elle avait été transportée.
+
+Elle n'habitait pas dans l'infirmerie avec les élèves malades de
+l'épidémie; car elle n'était point attaquée du typhus, mais d'une
+maladie de poitrine, et dans mon ignorance je regardais cette
+maladie comme une souffrance douce et lente que le temps et les
+soins devaient sûrement faire disparaître.
+
+Je fus confirmée dans cette idée en la voyant descendre deux ou
+trois fois par des journées très chaudes. Elle était conduite au
+jardin par Mlle Temple, mais on ne me permettait pas d'aller lui
+parler; je ne pouvais la voir qu'à travers la fenêtre de la salle
+d'étude, et encore très vaguement, car elle était enveloppée d'un
+châle, et elle allait se placer à distance sous la galerie.
+
+Un soir, au commencement de juin, j'étais restée très tard dans
+les bois avec Marianne; comme de coutume, après nous être séparées
+des autres, nous nous étions mises à errer au loin, mais si loin,
+cette fois, que nous nous étions perdues, et que nous avions été
+obligées de demander notre chemin à un homme et à une femme qui
+faisaient paître dans la forêt un troupeau de porcs à demi
+sauvages.
+
+Lorsque nous arrivâmes, la lune était levée; un cheval que nous
+reconnûmes pour être celui du médecin était attaché à la porte du
+jardin; Marianne me fit observer qu'il devait y avoir quelqu'un de
+très malade pour qu'on fût allé chercher M. Bates à une pareille
+heure, et elle retourna à la maison.
+
+Moi, je restai encore quelques minutes pour planter dans mon
+jardin une poignée de racines que je rapportais de la forêt et que
+je craignais de voir se faner en les laissant hors de terre
+jusqu'au lendemain.
+
+Ce travail achevé, je ne rentrai pas encore; la rosée donnait un
+doux parfum aux fleurs, la soirée était sereine et chaude;
+l'orient empourpré promettait un beau lendemain; à l'occident la
+lune se levait majestueuse; je remarquais toutes ces choses, et
+j'en jouissais comme un enfant peut en jouir. Mon esprit s'arrêta
+sur une pensée qui jusqu'alors ne l'avait jamais préoccupé.
+
+«Combien il est pénible, me dis-je, d'être étendue maintenant sur
+un lit de douleur, et de se trouver en danger de mort! Ce monde
+est beau, et il est triste d'en être arraché pour aller... qui
+sait où?»
+
+Alors mon intelligence fit son premier effort sérieux pour
+comprendre ce qui lui avait été enseigné sur le ciel et sur
+l'enfer, et pour la première fois elle recula effrayée; et pour la
+première fois, regardant en avant et en arrière, elle se vit
+entourée d'un abîme sans fond: elle ne sentait et ne comprenait
+qu'une chose, le présent; le reste n'était qu'un nuage informe, un
+gouffre vide, et elle tressaillait à l'idée de se trouver plongée
+au milieu de ce chaos.
+
+J'étais abîmée dans ces réflexions, lorsque j'entendis ouvrir la
+grande porte; M. Bates sortit avec la garde-malade.
+
+Lorsque celle-ci se fut assurée que le médecin était monté sur son
+cheval et reparti, elle se prépara à fermer la porte, mais je
+courus vers elle.
+
+«Comment va Hélène Burns? demandai-je.
+
+-- Très mal, répondit-elle.
+
+-- Est-ce elle que M. Bates est venu voir?
+
+-- Oui.
+
+-- Et que dit-il?
+
+-- Il dit qu'elle ne restera plus longtemps ici.»
+
+Si j'avais entendu cette même phrase la veille, j'aurais cru
+qu'Hélène allait retourner dans le Northumberland, chez son père,
+et je n'aurais pas supposé une mort prochaine; mais ce jour-là je
+compris tout de suite. Je vis clairement qu'Hélène comptait ses
+derniers jours, qu'elle allait quitter ce monde pour être
+transportée dans la région des esprits, si toutefois cette région
+existe. Mon premier sentiment fut l'effroi; ensuite mon coeur fut
+serré par une violente douleur; enfin j'éprouvai le désir, le
+besoin de la voir; je demandai dans quelle chambre elle était.
+
+«Elle est dans la chambre de Mlle Temple, me dit la garde.
+
+-- Puis-je monter lui parler?
+
+-- Oh non, enfant, cela n'est pas probable; et puis il est temps
+de rentrer. Vous prendrez la fièvre si vous restez dehors quand la
+rosée tombe.»
+
+La garde ferma, et je rentrai par une porte latérale qui
+conduisait à la salle d'étude. Il était juste temps. Neuf heures
+venaient de sonner, et Mlle Miller appelait les élèves pour se
+coucher.
+
+Deux heures se passèrent; il devait être à peu près onze heures;
+je n'avais pu m'endormir. Jugeant d'après le silence complet du
+dortoir que toutes mes compagnes étaient plongées dans un profond
+sommeil, je me levai, je passai ma robe et je sortis nu-pieds de
+l'appartement. Je me mis à chercher la chambre de Mlle Temple;
+elle était à l'autre bout de la maison; je connaissais le chemin,
+et la lumière de la lune entrant par les fenêtres me le fit
+trouver sans peine.
+
+Une odeur de camphre et de vinaigre brûlé m'avertit que je me
+trouvais près de l'infirmerie; je passai rapidement, dans la
+crainte d'être entendue par la garde qui veillait toute la nuit:
+j'avais peur d'être aperçue et renvoyée dans mon lit, car il
+fallait que je visse Hélène; j'étais décidée à la serrer dans mes
+bras avant sa mort, à lui donner un dernier baiser, à échanger
+avec elle une dernière parole.
+
+Après avoir descendu un escalier, traversé une portion de la
+maison et réussi à ouvrir deux portes sans être entendue,
+j'atteignis un autre escalier; je le montai. Juste en face de moi
+se trouvait la chambre de Mlle Temple.
+
+On voyait briller la lumière par le trou de la serrure et sous la
+porte; tout y était silencieux. En m'approchant je m'aperçus que
+la porte était entr'ouverte, probablement pour permettre à l'air
+du dehors d'entrer dans ce refuge de la maladie.
+
+Impatiente et peu disposée à l'hésitation, car une douloureuse
+angoisse s'était emparée de mon âme et de mes sens, je poussai la
+porte et je regardai dans la chambre; mes yeux cherchaient Hélène,
+et craignaient de trouver la mort.
+
+Près de la couche de Mlle Temple et à moitié recouvert par ses
+rideaux blancs se trouvait un petit lit; je vis la forme d'un
+corps se dessiner sous les couvertures; mais la figure était
+cachée par les rideaux. La garde à laquelle j'avais parlé dans le
+jardin s'était endormie sur un fauteuil; une chandelle qu'on avait
+oubliée de moucher brûlait sur la table.
+
+Mlle Temple n'y était pas; je sus plus tard qu'elle avait été
+appelée près d'une jeune fille à l'agonie.
+
+Je fis quelques pas et je m'arrêtai devant le lit: ma main était
+posée sur le rideau; mais je préférais parler avant de le tirer,
+car j'avais peur de ne trouver qu'un cadavre.
+
+«Hélène, murmurai-je doucement, êtes-vous éveillée?»
+
+Elle se souleva, écarta le rideau, et je vis sa figure pâle,
+amaigrie, mais parfaitement calme. Elle me parut si peu changée
+que mes craintes cessèrent immédiatement.
+
+«Est-ce bien vous, Jane? me demanda-t-elle de sa douce voix.
+
+-- Oh! pensai-je, elle ne va pas mourir; ils se trompent: car,
+s'il en était ainsi, sa parole et son regard ne seraient pas aussi
+calmes.»
+
+Je m'avançai vers son petit lit, et l'embrassai. Son front, ses
+joues, ses mains, tout son corps enfin était froid; mais elle
+souriait comme jadis.
+
+«Pourquoi êtes-vous venue ici, Jane? il est onze heures passées;
+je les ai entendues sonner il y a quelques instants.
+
+-- J'étais venue vous voir, Hélène; on m'avait dit que vous étiez
+très malade, je n'ai pas pu m'endormir avant de vous avoir parlé.
+
+-- Vous venez alors pour me dire adieu; vous arrivez bien à temps.
+
+-- Allez-vous quelque part, Hélène? retournez-vous dans votre
+demeure?
+
+-- Oui, dans ma dernière, dans mon éternelle demeure.
+
+-- Oh non, Hélène!»
+
+Je m'arrêtai émue. Pendant que je cherchais à dévorer mes larmes,
+Hélène fut prise d'un accès de toux, et pourtant la garde ne
+s'éveilla pas. L'accès fini, Hélène resta quelques minutes
+épuisée; puis elle murmura:
+
+«Jane, vos petits pieds sont nus; venez coucher avec moi, et
+cachez-vous sous ma couverture.»
+
+J'obéis; elle passa son bras autour de moi et m'attira tout près
+d'elle. Après un long silence elle me dit, toujours très bas:
+
+«Je suis très heureuse, Jane. Quand on vous dira que je suis
+morte, croyez-le et ne vous affligez pas; il n'y a là rien de
+triste: nous devons tous mourir un jour, et la maladie qui
+m'enlève à la terre n'est point douloureuse, elle est douce et
+lente; mon esprit est en repos; personne ici-bas ne me regrettera
+beaucoup. Je n'ai que mon père; il s'est remarié dernièrement, et
+ma mort ne sera pas un grand vide pour lui. En mourant jeune,
+j'échappe à de grandes souffrances; je n'ai pas les qualités et
+les talents nécessaires pour me frayer aisément une route dans le
+monde, et j'aurais failli sans cesse.
+
+-- Mais où allez-vous, Hélène? Pouvez-vous le voir? le savez-vous?
+
+-- J'ai la foi, et je crois que je vais vers Dieu.
+
+-- Où est Dieu? Qu'est-ce que Dieu?
+
+-- Mon créateur et le vôtre; il ne détruira jamais son oeuvre;
+j'ai foi en son pouvoir et je me confie en sa bonté; je compte les
+heures jusqu'au moment solennel qui me rendra à lui et qui le
+révélera à moi.
+
+-- Alors, Hélène, vous êtes sûre que le ciel existe réellement, et
+que nos âmes peuvent y arriver après la mort?
+
+-- Oui, Jane, je suis sûre qu'il y a une vie à venir; je crois que
+Dieu est bon et que je puis en toute confiance m'abandonner à lui
+pour ma part d'immortalité. Dieu est mon père, Dieu est mon ami;
+je l'aime et je crois qu'il m'aime.
+
+-- Hélène, vous reverrai-je de nouveau après ma mort?
+
+-- Oui, vous viendrez vers cette même région de bonheur; vous
+serez reçue par cette même famille toute-puissante et universelle,
+n'en doutez pas, chère Jane!»
+
+Je me demandai quelle était cette région, si elle existait; mais
+je ne fis pas part de mes doutes à Hélène. Je pressai mon bras
+plus fortement contre elle; elle m'était plus chère que jamais; il
+me semblait que je ne pouvais pas la laisser partir, et je cachai
+ma figure contre son cou. Alors elle me dit de l'accent le plus
+doux:
+
+«Je me sens mieux; mais ce dernier accès de toux m'a un peu
+fatiguée et j'ai besoin de dormir. Ne m'abandonnez pas, Jane,
+j'aime à vous sentir près de moi.
+
+-- Je resterai avec vous, chère Hélène, et personne ne pourra
+m'arracher d'ici.
+
+-- Avez-vous chaud, ma chère?
+
+-- Oui.
+
+-- Bonsoir, Jane.
+
+-- Bonsoir, Hélène.»
+
+Elle m'embrassa, je l'embrassai, et toutes deux nous nous
+endormîmes.
+
+Quand je me réveillai, il faisait jour. Je fus tirée de mon
+sommeil par un mouvement inaccoutumé; je regardai autour de moi,
+j'étais dans les bras de quelqu'un, la garde me portait; elle
+traversa le passage pour me ramener au dortoir. Je ne fus pas
+réprimandée pour avoir quitté mon lit, on était occupé de bien
+autre chose; on me refusa les détails que je demandais, quelques
+jours après j'appris que Mlle Temple, en rentrant dans la chambre,
+m'avait trouvée couchée dans le petit lit, ma figure appuyée sur
+l'épaule d'Hélène, mon bras passa autour de son cou. J'étais
+endormie; Hélène Burns était morte.
+
+Son corps fut déposé dans le cimetière de Brocklebridge. Pendant
+quinze ans, il ne fut recouvert que d'un monticule de gazon; mais
+maintenant un marbre gris indique la place où elle repose.
+
+On y lit son nom et ce seul mot:
+
+RESURGAM,
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+Jusqu'ici j'ai raconté avec détail les événements de mon existence
+peu variée; pour les premiers jours de ma vie il m'a fallu presque
+autant de chapitres que d'années; mais je n'ai pas l'intention de
+faire une biographie exacte, et je ne me suis engagée à interroger
+ma mémoire que sur les points où ses réponses peuvent être
+intéressantes; je passerai donc huit années sous silence; quelques
+lignes seulement seront nécessaires pour comprendre ce qui va
+avoir lieu.
+
+Quand le typhus eut achevé sa tâche de destruction, il quitta
+petit à petit Lowood; mais sa violence et le nombre des victimes
+avaient attiré l'attention publique sur l'école; on fit des
+recherches pour connaître l'origine du fléau; les détails qui
+furent découverts excitèrent l'indignation au plus haut point. La
+position malsaine de l'établissement, la quantité et la qualité de
+la nourriture, l'eau saumâtre et fétide employée pour la
+préparation des aliments, l'insuffisance des vêtements, tout enfin
+fut dévoilé. Cette découverte, mortifiante pour M. Brockelhurst,
+fut très utile pour l'institution.
+
+Plusieurs personnes riches et bienfaisantes réunirent une somme
+qui permit de rebâtir Lowood d'une manière plus convenable et dans
+une meilleure position; de nouveaux règlements remplacèrent les
+anciens. La nourriture et les vêtements subirent plusieurs
+améliorations: les fonds de l'école furent confiés à un comité.
+
+M. Brockelhurst ne pouvait être chassé à cause de sa richesse et
+de la célébrité de sa famille; il resta donc trésorier, mais on
+lui associa des hommes d'un esprit plus large et plus sympathique.
+Il fut aidé dans sa charge d'examinateur par des personnes habiles
+à faire marcher de front la raison et la sévérité, le confort et
+l'économie, la bonté et la justice. L'école, ainsi améliorée,
+devint une institution vraiment noble et utile.
+
+Après cette régénération, j'habitai encore huit années les murs de
+Lowood; six à titre d'élève, et deux à titre de maîtresse. Dans
+l'une et l'autre de ces positions, Je pus rendre justice à la
+valeur et à l'importance de cet établissement.
+
+Pendant ces huit années ma vie fut uniforme; mais, comme elle
+était laborieuse, elle ne me parut pas triste. J'étais à même
+d'acquérir une excellente éducation. Je me sentais excitée au
+travail, tant par mon amour pour certaines études et mon désir
+d'exceller en tout, que par un besoin de plaire à mes maîtresses,
+surtout à celles que j'aimais. Je ne perdis donc aucun des
+avantages qui m'étaient offerts. J'arrivai à être l'élève la plus
+forte de la première classe; alors je passai maîtresse.
+
+Je m'acquittai de ma tâche avec zèle pendant deux années; mais au
+bout de ce temps mes idées prirent un autre cours.
+
+Au milieu de tous les changements dont je viens de parler,
+Mlle Temple était demeurée directrice de l'école, et c'était à
+elle que je devais la plupart de mes connaissances; j'avais
+toujours mis ma joie dans sa présence et dans son affection. Elle
+m'avait tenu lieu de mère, d'institutrice, et, dans les derniers
+temps, de compagne. Mais alors elle se maria avec un ministre,
+excellent homme et presque digne d'une telle femme. Elle partit
+avec son mari pour un pays éloigné, en sorte qu'elle fut perdue
+pour moi.
+
+Du jour où elle me quitta, je ne fus plus la même; avec elle
+s'envolèrent les doux sentiments, les associations d'idées qui
+m'avaient rendu Lowood si cher. J'avais emprunté quelque chose à
+sa nature; j'avais beaucoup pris de ses habitudes. Mes pensées
+étaient plus harmonieuses, des sensations mieux réglées avaient
+pris place dans mon esprit; j'étais fidèle au devoir et à l'ordre;
+je me sentais calme et je me croyais heureuse; aux yeux des autres
+et même aux miens, je semblais disciplinée et soumise.
+
+Mais la destinée, en la personne du révérend M. Nasmyth, vint se
+placer entre Mlle Temple et moi.
+
+Peu de temps après son union, je la vis monter en toilette de
+voyage dans une chaise de poste. Je vis la voiture disparaître
+derrière la colline, après l'avoir lentement gravie; puis je
+rentrai dans ma chambre, où je passai seule la plus grande partie
+du jour de congé accordé pour cette occasion.
+
+Je m'y promenai pendant presque tout le temps. Il me semblait que
+je venais simplement de faire une perte douloureuse, et que je
+devais chercher les moyens de la réparer. Mais quand mes
+réflexions furent achevées, après l'écoulement de l'après-midi et
+d'une partie de la soirée, je découvris autre chose. Je m'aperçus
+qu'une transformation venait de s'opérer chez moi. Mon esprit
+s'était dépouillé de tout ce qu'il avait emprunté à Mlle Temple,
+ou plutôt elle avait emporté avec elle cette atmosphère qui
+m'environnait alors qu'elle était près de moi. Maintenant que
+j'étais abandonnée à moi-même, je commençais à ressentir de
+nouveau l'aiguillon des mes émotions passées. Ce n'était pas le
+soutien qui m'était arraché, mais plutôt la cause de mes efforts
+qui m'était enlevée. Ce n'était pas la force nécessaire pour être
+calme qui me faisait défaut, mais celle qui avait amené ce calme
+n'était plus près de moi. Jusque-là, le monde, pour moi, avait été
+renfermé dans les murs de Lowood. Mon expérience se bornait à la
+connaissance de ses règles et de ses systèmes; mais maintenant je
+venais de me rappeler que la terre était grande et que bien des
+champs d'espoir, de crainte, d'émotion et d'excitation, étaient
+ouverts à ceux qui avaient assez de courage pour marcher en avant
+et chercher au milieu des périls la connaissance de la vie.
+
+Je m'avançai vers ma fenêtre; je l'ouvris et je regardai devant
+moi: ici étaient les deux ailes du bâtiment; là le jardin, puis
+les limites de Lowood; enfin, l'horizon de montagnes.
+
+Je jetai un rapide coup d'oeil sur tous ces objets, et mes yeux
+s'arrêtèrent enfin sur les pics bleuâtres les plus éloignés.
+C'était ceux-là que j'avais le désir de franchir. Ce vaste plateau
+qu'entouraient les bruyères et les rochers me semblait une prison,
+une terre d'exil. Mon regard parcourait cette grande route qui
+tournait au pied de la montagne et disparaissait dans une gorge
+entre deux collines. J'aurais désiré la suivre des yeux plus loin
+encore; je me mis à penser au temps où j'avais voyagé sur cette
+même route, où j'avais descendu ces mêmes montagnes à la faible
+lueur d'un crépuscule. Un siècle semblait s'être écoulé depuis le
+jour où j'étais arrivée à Lowood, et pourtant depuis je ne l'avais
+jamais quitté; j'y avais passé mes vacances. Mme Reed ne m'avait
+jamais fait demander à Gateshead; ni elle ni aucun membre de sa
+famille n'étaient jamais venus me visiter. Je n'avais jamais eu de
+communications, soit par lettre, soit par messager, avec le monde
+extérieur. Les règles, les devoirs, les habitudes, les voix, les
+figures, les phrases, les coutumes, les préférences et les
+antipathies de la pension, voilà tout ce que je savais de
+l'existence, et je sentais maintenant que ce n'était point assez.
+En une seule après-midi, cette routine de huit années était
+devenue pesante pour moi; je désirais la liberté; je soupirais
+vers elle et je lui adressai une prière. Mais il me sembla qu'une
+brise fugitive emportait avec elle chacune de mes paroles. Je
+renonçai donc à cette espérance, et je fis une plus humble
+demande; j'implorai un changement de position; cette demande aussi
+sembla se perdre dans l'espace.
+
+Alors, à moitié désespérée, je m'écriai: «Accordez-moi au moins
+une autre servitude!»
+
+Ici la cloche du souper se fit entendre, et je descendis. Jusqu'au
+moment où les élèves furent couchées, je ne pus reprendre le fil
+de mes réflexions, et alors même une maîtresse avec laquelle
+j'occupais une chambre commune me détourna, par un débordement de
+paroles, de mes pensées et de mes aspirations.
+
+Je souhaitais que le sommeil vînt lui imposer silence; il me
+semblait que, si seulement je pouvais réfléchir un peu à ce qui me
+préoccupait pendant que j'étais accoudée à la fenêtre, je
+trouverais une solution à ce problème.
+
+Mlle Gryee se décida enfin à ronfler; c'était une lourde femme du
+pays de Galles, et jusque-là cette musique habituelle ne m'avait
+semblé qu'une gêne. Ce jour-là, j'en saluai les premières notes
+avec satisfaction; j'étais désormais à l'abri de toute
+interruption, et mes pensées à demi effacées se ranimèrent
+promptement.
+
+«Une autre servitude, disais-je tout bas. Ce mot doit avoir un
+sens pour moi, parce qu'il ne résonne pas trop doucement à mon
+oreille. Ce n'est pas comme les mots de liberté, de bonheur, sons
+délicieux, mais pour moi vains, fugitifs et sans signification.
+Vouloir les écouter, c'est perdre mon temps; mais la servitude
+vaut la peine qu'on y pense. Tout le monde peut servir; je l'ai
+fait huit années ici: tout ce que je demande, c'est de servir
+ailleurs; ne puis-je arriver par ma seule volonté? Oh non! ce but
+ne doit pas être difficile à atteindre; si j'avais seulement un
+cerveau assez actif pour en trouver les moyens!»
+
+Je m'assis sur mon lit, espérant ainsi exciter ce pauvre cerveau.
+La nuit était froide; je jetai un châle sur mes épaules et je me
+remis à penser de toutes mes forces.
+
+«Qu'est-ce que je veux? me demandais-je. Un nouveau pays, une
+nouvelle maison, des visages, des événements nouveaux. Je ne veux
+que cela, parce qu'il serait inutile de rien vouloir de mieux.
+Mais comment doit-on faire pour obtenir une nouvelle place? Avoir
+recours à ses amis? Je n'en ai pas. Mais il y en a bien d'autres
+qui n'ont pas d'amis, qui doivent se tirer d'affaire elles-mêmes
+et être leur propre soutien: quelle est donc leur ressource?»
+
+Je ne pouvais le dire; personne ne répondait à ma question. Alors
+j'ordonnai à mon imagination de trouver promptement une solution.
+
+Elle travailla de plus en plus rapidement; je sentais de violentes
+pulsations dans mes tempes: mais pendant près d'une heure elle
+s'épuisa dans le vide, et aucun résultat ne suivit ses efforts.
+
+Rendue fiévreuse par ce labeur inutile, je me levai et je me mis à
+marcher dans ma chambre. J'écartai le rideau pour regarder
+quelques étoiles; puis, saisie par le froid, je retournai à mon
+lit.
+
+Pendant mon absence une bonne fée avait sans doute déposé sur mon
+oreiller, la réponse tant cherchée; car, au moment où je me
+recouchai, elle me vint à l'esprit naturellement et sans efforts.
+Ceux qui veulent une place, pensai-je, n'ont qu'à en donner avis
+au journal le Héraut du comté.
+
+Mais comment? C'est ce que j'ignorais.
+
+La réponse arriva d'elle-même.
+
+Vous n'avez qu'à écrire ce que vous désirez et à mettre la lettre
+sous enveloppe ainsi que l'argent nécessaire à l'insertion
+demandée; puis vous adresserez le tout au directeur du Héraut. Par
+la première occasion qui s'offrira vous enverrez la lettre à la
+poste de Lowton. Vous indiquerez dans votre billet que la réponse
+doit être adressée à J. E., poste restante; vous pourrez retourner
+la chercher huit jours après votre envoi, et s'il y a une réponse,
+vous agirez selon ce qu'elle contiendra.
+
+Je me mis à passer et repasser ce projet dans ma tête; j'y pensai
+jusqu'au moment où il devint clair et praticable dans mon esprit;
+alors, satisfaite de ce que j'avais fait, je m'endormis.
+
+Je me levai à la pointe du jour, et avant l'heure où sonna la
+cloche qui devait éveiller toute l'école, ma lettre était écrite,
+fermée, et l'adresse mise. Voici comment elle était conçue:
+
+«Une jeune fille habituée à l'enseignement (j'avais été maîtresse
+pendant deux années) désire se placer dans une famille où les
+enfants seraient au-dessous de quatorze ans (je pensais qu'ayant à
+peine dix-huit ans je ne pouvais pas prendre la direction d'élèves
+plus près de mon âge). Elle peut enseigner les éléments ordinaires
+d'une bonne éducation anglaise, montrer le français, le dessin et
+la musique (à cette époque, lecteur, ce catalogue restreint était
+regardé comme assez étendu.) Adresser à J. E., poste restante,
+Lowton, comté de...»
+
+Cette missive resta enfermée dans mon tiroir pendant tout le jour.
+Après le thé, je demandai à la nouvelle directrice la permission
+d'aller à Lowton faire quelques emplettes, tant pour moi que pour
+les autres maîtresses. Elle me fut promptement accordée, et je
+partis.
+
+J'avais deux milles à parcourir par une soirée humide, mais les
+jours étaient encore assez longs. J'allai dans une ou deux
+boutiques, et, après avoir jeté ma lettre à la poste, je revins
+par une pluie battante. Mes vêtements furent inondés, mais je
+sentais mon coeur plus léger.
+
+La semaine suivante me sembla longue; elle eut pourtant une fin
+comme toute chose terrestre; et, par un beau soir d'automne, je
+suivais de nouveau la route qui conduit à la ville.
+
+Le chemin était pittoresque: il longeait les bords du ruisseau et
+serpentait à travers les courbes de la vallée; mais, ce jour-là,
+la verdure et l'eau m'intéressaient peu, et je songeais plutôt à
+la lettre que j'allais trouver ou ne pas trouver, dans cette
+petite ville vers laquelle je dirigeais mes pas.
+
+Le prétexte de ma course ce jour-là était de me commander une
+paire de souliers; ce fut donc la première chose que je fis. Puis,
+quittant la petite rue propre et tranquille du cordonnier, je me
+dirigeai vers le bureau de poste.
+
+Il était tenu par une vieille dame qui portait des lunettes de
+corne et des mitaines noires.
+
+«Y a-t-il des lettres pour J. E.?» demandai-je.
+
+Elle me regarda par-dessus ses lunettes, ouvrit son tiroir et y
+chercha pendant longtemps, si longtemps que je commençais à perdre
+tout espoir; enfin elle prit un papier qu'elle tint devant ses
+yeux cinq minutes environ, puis elle me le présenta en fixant sur
+moi un regard scrutateur et où perçait le doute: la lettre portait
+pour adresse: J. E.
+
+«N'y en a-t-il qu'une? demandai-je.
+
+-- C'est tout,» me répondit-elle.
+
+Je la mis dans ma poche et je retournai à Lowood Je ne pouvais pas
+l'ouvrir tout de suite: le règlement m'obligeait à être de retour
+à huit heures, et il en était presque sept et demie.
+
+Différents devoirs m'attendaient à mon arrivée: il fallait rester
+avec les enfants pendant l'heure de l'étude; c'était à moi de lire
+les prières, d'assister au coucher des élèves; ensuite vint le
+souper avec les maîtresses; enfin, lorsque nous nous retirâmes,
+l'inévitable Mlle Gryee partagea encore ma chambre.
+
+Nous n'avions plus qu'un petit bout de chandelle, et je tremblais
+à l'idée de le voir finir avant le bavardage de ma compagne.
+Heureusement son souper produisit un effet soporifique; je n'avais
+pas achevé de me déshabiller, que déjà elle ronflait. La chandelle
+n'était pas encore entièrement consumée; je pris ma lettre, dont
+le cachet portait l'initiale F.; je l'ouvris.
+
+Elle était courte et ainsi conçue:
+
+«Si J. E., qui s'est fait annoncer dans le Héraut de mardi,
+possède les connaissances indiquées, si elle est en position de
+donner des renseignements satisfaisants sur son caractère et sur
+son instruction, une place lui est offerte; Il n'y a qu'une élève,
+une petite fille au-dessous de dix ans. Les appointements sont de
+30 livres, J. E. devra envoyer son nom, son adresse, et tous les
+renseignements demandés, chez Mme Fairfax, à Thornfield, près
+Millcote, comté de Millcote.»
+
+J'examinai longtemps la lettre: l'écriture, ancienne et tremblée,
+trahissait la main d'une dame âgée. Je me réjouis de cette
+circonstance. J'avais été prise d'une secrète terreur. Je
+craignais, en agissant ainsi moi-même et d'après ma propre
+inspiration, de tomber dans quelque piège, et, par-dessus tout, je
+voulais que le résultat de mes efforts fût honorable. Je sentais
+qu'une vieille dame serait une garantie pour mon entreprise.
+
+Je me la représentais vêtue d'une robe noire et d'un bonnet de
+veuve, froide peut-être, mais non pas impertinente; enfin je la
+taillais sur le modèle des vieilles nobles anglaises. Thornfield!
+c'était sans doute le nom de la maison; je me la figurais jolie et
+arrangée avec ordre. Millcote! Je me mis à repasser dans ma
+mémoire la carte de l'Angleterre. Le comté de Millcote était de
+soixante lieues plus près de Londres que le pays où je demeurais.
+Je considérais cela comme un avantage; je désirais aller vers la
+vie et le mouvement. Millcote était une grande ville
+manufacturière sur les bords de l'A... Ce devait être sans doute
+un lieu bruyant; eh bien! tant mieux! le changement serait
+complet; non pas que mon imagination fût très captivée par les
+longues cheminées et les nuages de fumée; «mais, me disais-je,
+Thornfield sera sans doute à une bonne distance de la ville.»
+
+Ici la bobèche tomba et la mèche s'éteignit. Le jour suivant, de
+nouvelles démarches étaient nécessaires. Je ne pouvais plus garder
+mes projets pour moi seule; pour les accomplir, il fallait en
+parler à d'autres.
+
+Ayant obtenu une audience de la directrice pendant la récréation
+de l'après-midi, je lui appris que je cherchais une place où le
+salaire serait double de ce que je gagnais à Lowood, car, à cette
+époque, je ne recevais que 15 livres par an. Je la priai de parler
+pour moi à M. Brockelhurst ou à quelque autre membre du Comité, et
+de lui demander de vouloir bien répondre de moi si l'on venait à
+lui pour de renseignements.
+
+Elle consentit obligeamment à se charger de cette affaire, et, le
+jour suivant, elle parla à M. Brockelhurst. Celui-ci déclara qu'il
+fallait écrire à Mme Reed, puisqu'elle était ma tutrice naturelle.
+Une lettre fut donc envoyée à ma tante; elle répondit que je
+pouvais agir comme bon me semblait, et que depuis longtemps elle
+avait renoncé à se mêler de ce qui me regardait. Le billet passa
+entre les mains de tous les membres du Comité, et, après un délai
+qui me parut insupportable, j'obtins la permission formelle
+d'améliorer ma condition si je le pouvais. Un certificat
+constatant que je m'étais toujours bien conduite à Lowood, tant
+comme maîtresse que comme élève, témoignant en faveur de mon
+caractère et de mes capacités, et signé des inspecteurs, devait
+m'être accordé prochainement.
+
+Ce certificat, je l'obtins en effet au bout d'une semaine. J'en
+envoyai une copie à Mme Fairfax, et je reçus une réponse. Elle
+était satisfaite des détails que je lui avais donnés, et elle
+m'accordait un délai de quinze jours avant de prendre chez elle ma
+place d'institutrice. Je m'occupai de faire mes préparatifs; la
+quinzaine passa rapidement; je n'avais pas un grand trousseau,
+bien qu'il fût proportionné à mes besoins, et le dernier jour me
+suffit pour faire ma malle.
+
+C'était la même que j'avais apportée huit ans auparavant en
+arrivant de Gateshead.
+
+La malle était ficelée, l'adresse mise; le voiturier devait venir
+dans une demi-heure la chercher pour la porter à Lowton, où moi-
+même je devais rendre le lendemain de bonne heure pour prendre la
+voiture. J'avais brossé mon costume de drap noir qui devait me
+servir pour le voyage; j'avais préparé mon chapeau, mes gants, mon
+manchon; j'avais visité tous mes tiroirs pour m'assurer que je
+n'oubliais rien. Ayant achevé mes préparatifs, je m'assis et
+j'essayai de me reposer.
+
+Mais je ne le pus pas, bien que je fusse demeurée debout toute la
+journée; j'étais trop excitée. Une des phases de ma vie finissait
+le soir, une autre allait commencer le lendemain. Impossible de
+dormir entre ces deux crises; et, fiévreuse, je me voyais obligée
+du veiller pendant que s'accomplissait le changement.
+
+«Mademoiselle, me dit la servante en me rencontrant dans le
+vestibule, où j'errais comme un esprit inquiet, il y a en bas une
+personne qui désire vous parler.
+
+-- Le roulier sans doute,» pensai-je en moi-même; et je descendis
+rapidement l'escalier sans en demander plus long.
+
+Pour arriver à la cuisine, je fus obligée de passer devant le
+parloir, dont la porte était à demi ouverte; quelqu'un en sortit
+et se précipita vers moi.
+
+«C'est elle! j'en suis sûre; je l'aurais reconnue partout,»
+s'écria en me prenant la main la personne qui avait arrêté ma
+marche.
+
+Je regardai, et je vis une femme habillée comme le serait une
+bonne élégante; jeune encore et jolie, elle avait les yeux et les
+cheveux noirs, le teint plein d'animation.
+
+«En bien! qui suis-je? me demanda-t-elle avec une voix et un
+sourire que je reconnus à demi. Je pense que vous ne m'avez point
+oubliée, mademoiselle Jane?»
+
+Une seconde après j'étais dans ses bras, la couvrant de baisers et
+m'écriant: «Bessie! Bessie!» C'était tout ce que je pouvais dire
+pendant qu'elle restait là, riante à travers ses larmes. Nous
+rentrâmes toutes deux dans le parloir; près du feu était un petit
+enfant vêtu d'une blouse et d'un pantalon à carreaux.
+
+«C'est mon petit garçon, me dit Bessie.
+
+-- Alors vous êtes mariée?
+
+-- Oui, il y a à peu près cinq ans, à Robert Leaven, le cocher; et
+Bobby a une petite soeur que j'ai appelée Jane.
+
+-- Et vous n'êtes plus à Gateshead?
+
+-- Je suis à la loge maintenant; les vieux portiers l'ont quittée.
+
+-- Et comment va-t-on? dites-moi tout ce qui concerne la famille,
+Bessie... D'abord, asseyez-vous; Bobby, venez vous mettre sur mes
+genoux.»
+
+Mais Bobby préféra aller vers sa mère.
+
+«Vous n'êtes pas très grande, mademoiselle Jane, ni très forte,
+continua Mme Leaven; ils n'ont pas pris bien soin de vous ici.
+Mlle Éliza a la tête de plus que vous, et Mlle Georgiana est deux
+fois plus forte.
+
+-- Georgiana doit être belle, Bessie?
+
+-- Oh! très belle. L'hiver dernier elle a été à Londres avec sa
+mère, et tout le monde l'admirait. Un jeune lord est tombé
+amoureux d'elle; mais comme les parents ne voulaient pas de ce
+mariage, savez-vous ce qu'ils ont fait? Lui et Mlle Georgiana se
+sont sauvés! Mais ils ont été retrouvés et arrêtés. C'est
+Mlle Éliza qui les a découverts; je crois qu'elle était jalouse;
+et maintenant les deux soeurs vivent comme chien et chat; elles se
+disputent toujours.
+
+-- Et que devient John Reed?
+
+-- Il ne tourne pas aussi bien que sa mère le désirerait; il est
+allé au collège, et il est sorti ce qu'ils appellent fruit sec.
+Ses oncles voulaient le voir avocat et lui ont fait étudier les
+lois: mais c'est un jeune homme dissipé, je ne pense pas qu'ils en
+fassent grand-chose de bon.
+
+-- Quel extérieur a-t-il?
+
+-- Il est très grand; quelques personnes le trouvent beau garçon,
+mais il a des lèvres si épaisses!
+
+-- Et Mme Reed?
+
+-- Madame a l'air assez bien; mais je crois que son esprit est
+troublé. La conduite de M John ne lui plaît pas du tout; il
+dépense tant d'argent!
+
+-- Est-ce elle qui vous a envoyée ici, Bessie!
+
+-- Non, en vérité; mais il y a longtemps que j'avais envie de vous
+voir; et quand j'ai entendu dire que vous aviez écrit et que vous
+alliez quitter le pays, je me suis décidée à partir pour vous
+embrasser encore une fois avant que vous soyez tout à fait loin de
+moi.
+
+-- Je crains, Bessie, dis-je en riant, que ma vue ne vous ait
+désappointée.»
+
+En effet, le regard de Bessie, bien qu'il fût respectueux,
+n'exprimait en rien l'admiration.
+
+«Non, mademoiselle Jane, vous êtes assez gentille; vous avez l'air
+d'une dame, et c'est tout ce que j'ai jamais attendu de vous. Vous
+n'étiez pas une beauté dans votre enfance.»
+
+Je souris à la franche réponse de Bessie; je la sentais juste,
+mais je confesse qu'elle ne me fut pas tout à fait indifférente. À
+dix-huit ans, presque tout le monde désire plaire, et quand on
+nous apprend qu'il faut y renoncer, nous éprouvons tout autre
+chose que de la reconnaissance.
+
+«Mais je crois que vous êtes savante, continua Bessie comme pour
+me consoler; que savez-vous faire? pouvez-vous jouer du piano?
+
+-- Un peu.»
+
+Il y en avait un dans la chambre. Bessie l'ouvrit et me demanda de
+lui jouer quelques notes. J'exécutai une valse ou deux; elle fut
+charmée.
+
+«Les demoiselles Reed ne jouent pas si bien que vous, s'écria-t-
+elle avec enthousiasme; j'ai toujours dit que vous les
+surpasseriez en science. Et savez-vous dessiner?
+
+-- Voilà un de mes tableaux là, au-dessus de la cheminée.»
+
+C'était une aquarelle dont j'avais fait présent à la directrice
+pour la remercier de son intercession en ma faveur auprès du
+Comité; elle l'avait fait encadrer et recouvrir d'un verre.
+
+«C'est magnifique, mademoiselle Jane: c'est aussi beau que ce que
+fait le maître de dessin des demoiselles Reed. Livrées à elles-
+mêmes, elles ne pourraient approcher de cela; et avez-vous appris
+le français?
+
+-- Oui, Bessie, je peux le lire et le parler.
+
+-- Savez-vous broder et faire de la tapisserie?
+
+-- Oui, Bessie.
+
+-- Alors vous êtes tout à fait une dame, mademoiselle Jane; je
+savais bien que cela devait arriver. Vous ferez votre chemin en
+dépit de vos parents. Ah! je voulais aussi vous demander quelque
+chose: avez-vous jamais entendu parler de la famille de votre,
+père?
+
+-- Jamais.
+
+-- Eh bien! vous savez que madame disait toujours qu'ils étaient
+pauvres et misérables. Il est possible qu'ils soient pauvres, mais
+je certifie qu'ils sont mieux élevés que les Reed. Il y a sept ans
+environ, un M. Eyre est venu à Gateshead; il a demandé à vous
+voir; madame a répondu que vous étiez dans une pension éloignée de
+cinquante milles. Il a eu l'air très contrarié, car, disait-il, il
+n'avait pas le temps de s'y rendre; il partait pour un pays très
+éloigné, et le bateau devait quitter Londres dans un ou deux
+jours. Il avait tout à fait l'air d'un gentleman; je crois qu'il
+était frère de votre père.
+
+-- Et vers quel pays allait-il, Bessie?
+
+-- Il allait dans une île qui est à plus de trois cents lieues
+d'ici et où l'on fait du vin, à ce que m'a dit le sommelier.
+
+-- Madère? demandai-je.
+
+-- Oui, c'est cela; c'est juste ce nom-là.
+
+-- Et alors, il partit?
+
+-- Oui, il n'est pas resté longtemps dans la maison; madame lui a
+parlé très impérieusement, et derrière son dos, elle l'a traité de
+vil commerçant. Mon mari pense que c'est un marchand de vins.
+
+-- Très probablement, répondis-je, ou un agent dans quelque
+compagnie pour les vins.»
+
+Bessie et moi nous causâmes du passé pendant une demi-heure
+encore. Puis elle fut obligée de me quitter.
+
+Le lendemain matin, je la vis quelques minutes à Lowton pendant
+que j'attendais la voiture; nous nous séparâmes devant la maison
+de M. Brockelhurst.
+
+Chacune de nous se dirigea de son côté; elle alla rejoindre la
+diligence qui devait la mener à Gateshead, tandis que je montais
+dans celle qui allait me conduire vers une nouvelle vie et des
+devoirs nouveaux, dans les environs inconnus de Millcote.
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+Un nouveau chapitre dans un roman est comme un nouvel acte dans
+une pièce. Au moment où le rideau se lève, figurez-vous, lecteurs,
+que vous avez devant les yeux une des chambres de l'auberge de
+George, à Millcote. Représentez-vous des murs recouverts d'un
+papier à personnages, un tapis, des meubles et des ornements de
+cheminée comme en possèdent toutes les auberges; enfin, en fait de
+tableaux, George III, le prince de Galles et la mort de Wolf. Tout
+cela, vous devez le voir à la lueur d'une lampe suspendue au
+plafond et d'un excellent feu, près duquel je me suis assise en
+manteau et en chapeau. Mon manchon et mon parapluie sont sur la
+table à côté de moi, et je tâche de me délivrer du froid et de
+l'humidité dont je me sens saisie après seize heures de voyage par
+une glaciale journée d'octobre. J'avais quitté Lowton à quatre
+heures du matin, et l'horloge de Millcote venait de sonner huit
+heures.
+
+Lecteurs, quoique j'aie l'air fort bien installée, je n'ai pas
+l'esprit très tranquille; je pensais que quelqu'un serait là pour
+m'attendre à l'arrivée de la diligence, et, en descendant le
+marchepied de la voiture, je me mis à chercher des yeux la
+personne chargée de m'attendre. J'espérais entendre prononcer mon
+nom et voir quelque véhicule chargé de me transporter à
+Thornfield; mais je n'aperçus rien de semblable, et quand je
+demandai au garçon si l'on n'était pas venu chercher Mlle Eyre, il
+me répondit que non. Ma seule ressource fut donc de me faire
+préparer une chambre et d'attendre, malgré mes craintes et mes
+doutes.
+
+Une jeune fille inexpérimentée, qui se trouve ainsi seule dans le
+monde, éprouve une sensation étrange. Ne connaissant personne,
+incertaine d'atteindre le but de son voyage, empêchée par bien des
+raisons de retourner au lieu qu'elle a quitté, elle trouve
+pourtant dans le charme du romanesque un adoucissement à son
+effroi, et pour quelque temps l'orgueil ranime son courage. Mais
+bientôt la crainte vint tout détruire et domina le reste chez moi,
+lorsque, après une demi-heure, je ne vis arriver personne. Enfin
+je me décidai à sonner.
+
+«Y a-t-il près d'ici un endroit appelé Thornfield? demandai-je au
+garçon qui répondit à mon appel.
+
+-- Thornfield? Je ne sais pas, madame, mais je vais m'en
+informer.»
+
+Il sortit, mais rentra bientôt après.
+
+«Êtes-vous mademoiselle Eyre? dit-il.
+
+-- Oui.
+
+-- Eh bien, il y a quelqu'un ici qui vous attend.»
+
+Je me levai, pris mon manchon et mon parapluie, et me hâtai de
+sortir de la chambre. Je vis un homme devant la porte de
+l'auberge, et à la lueur d'un réverbère je pus distinguer dans la
+rue une voiture traînée par un cheval.
+
+«C'est là votre bagage? dit brusquement l'homme qui m'attendait,
+en indiquant ma malle.
+
+-- Oui,»
+
+Il la plaça dans l'espèce de charrette qui devait nous conduire;
+je montai ensuite, et, avant qu'il refermât la portière, je lui
+demandai à quelle distance nous étions de Thornfield.
+
+«À six milles environ.
+
+-- Combien mettrons-nous de temps pour y arriver?
+
+-- À peu près une heure et demie.»
+
+Il ferma la portière, monta sur son siège et partit. Notre marche
+fut lente, et j'eus le temps de réfléchir. J'étais heureuse d'être
+enfin si près d'atteindre mon but, et, m'adossant dans la voiture,
+confortable bien que fort peu élégante, je pus méditer à mon aise.
+
+«Il est probable, me dis-je, à en juger par la simplicité du
+domestique et de la voiture, que Mme Fairfax n'est pas une
+personne aimant à briller; tant mieux. Une seule fois dans ma vie
+j'ai vécu chez des gens riches, et j'y ai été malheureuse. Je
+voudrais savoir si elle demeure seule avec cette petite fille.
+Dans ce cas, et si elle est le moins du monde aimable, je
+m'entendrai fort bien avec elle. Je ferai de mon mieux. Pourvu que
+je réussisse! En entrant à Lowood j'avais pris cette résolution,
+et elle m'a porté bonheur; mais, chez Mme Reed, on a toujours
+dédaigné mes efforts. Je demande à Dieu que Mme Fairfax ne soit
+pas une seconde Mme Reed. En tout cas, je ne suis pas forcée de
+rester avec elle. Si les choses vont trop mal, je pourrai chercher
+une autre place. Mais où en sommes-nous de notre chemin?»
+
+J'ouvris la fenêtre et je regardai: Millcote était derrière nous.
+À en juger d'après le nombre des lumières, ce devait être une
+ville importante, plus importante que Lowton; il me sembla que
+nous étions dans une espèce de commune; du reste, il y avait des
+maisons semées çà et là dans tout le district Le pays me parut
+bien différent de celui de Lowood. Il était plus populeux, mais
+moins pittoresque; plus animé, mais moins romantique.
+
+Le chemin était difficile et la nuit obscure; le cocher laissait
+son cheval aller au pas, de sorte que nous restâmes bien deux
+heures en route.
+
+Enfin il se tourna sur son siège et me dit:
+
+«Nous ne sommes plus bien loin de Thornfield, maintenant.»
+
+Je regardai de nouveau; nous passions devant une église; j'aperçus
+ses petites tours courtes et larges, et j'entendis l'horloge
+sonner un quart. Je vis aussi sur le versant d'une colline une
+file de lumières indiquant un village ou un hameau. Dix minutes
+après, le cocher descendit et ouvrit deux grandes portes qui se
+refermèrent dès que nous les eûmes franchies. Nous montâmes
+lentement une côte, et nous arrivâmes devant la maison. On voyait
+briller des lumières derrière les rideaux d'une fenêtre cintrée;
+tout le reste était dans l'obscurité. La voiture s'arrêta devant
+la porte du milieu, qui fut ouverte par la servante; je descendis
+et j'entrai dans la maison.
+
+«Par ici, madame,» me dit la bonne; et elle me fit traverser une
+pièce carrée, tout entourée de portes d'une grande élévation. Elle
+m'introduisit ensuite dans une chambre qui, doublement illuminée
+par le feu et par les bougies, m'éblouit un moment à cause de
+l'obscurité où j'étais plongée depuis quelques heures. Lorsque je
+fus à même de voir ce qui m'entourait, un agréable tableau se
+présenta à mes yeux.
+
+J'étais dans une petite chambre. Près du feu se trouvait une table
+ronde; sur un fauteuil à dos élevé et de forme antique était
+assise la plus propre et la plus mignonne petite dame qu'on puisse
+imaginer. Son costume consistait en un bonnet de veuve, une robe
+de soie noire et un tablier de mousseline blanche: c'était bien
+ainsi que je m'étais figuré Mme Fairfax; seulement je lui avais
+donné un regard moins doux. Elle tricotait et avait un énorme chat
+couché à ses pieds. En un mot, rien ne manquait pour compléter le
+beau idéal du confort domestique. Il est impossible de concevoir
+une introduction plus rassurante pour une nouvelle institutrice.
+Il n'y avait ni cette grandeur qui vous accable, ni cette pompe
+qui vous embarrasse. Au moment où j'entrai, la vieille dame se
+leva et vint avec empressement au-devant de moi.
+
+«Comment vous portez-vous, ma chère? me dit-elle; j'ai peur que
+vous ne vous soyez bien ennuyée pendant la route; John conduit si
+lentement! Mais vous devez avoir froid? approchez-vous donc du
+feu.
+
+-- Madame Fairfax, je suppose? dis-je.
+
+-- Oui, en effet. Asseyez-vous, je vous prie.»
+
+Elle me conduisit à sa place, me retira mon châle et me dénoua mon
+chapeau; je la priai de ne pas se donner tout cet embarras.
+
+«Oh! cela ne me donne aucun embarras, me répondit-elle; mais vos
+mains sont presque gelées par le froid, Leah, ajouta-t-elle,
+faites un peu de vin chaud et préparez un ou deux sandwichs: voilà
+les clefs de l'office.»
+
+Elle retira de sa poche un vrai trousseau de ménagère et le donna
+à la servante.
+
+«Approchez-vous plus près du feu, continua-t-elle. Vous avez
+apporté votre malle avec vous, n'est-ce pas, ma chère?
+
+-- Oui, madame.
+
+-- Je vais la faire porter dans votre chambre,» dit-elle.
+
+Et elle sortit.
+
+«Elle me traite comme une visiteuse, pensai-je. Je m'attendais
+bien peu à une telle réception, je croyais ne trouver que des gens
+froids et roides; mais ne nous félicitons pas trop vite.»
+
+Elle revint bientôt. Lorsque Leah apporta le plateau, elle
+débarrassa elle-même la table de son tricot et de quelques livres
+qui s'y trouvaient, et m'offrit de quoi me rafraîchir. J'étais
+confuse en me voyant l'objet des soins les plus attentifs que
+j'eusse jamais reçus, et ces soins m'étaient donnés par un
+supérieur. Mais comme elle ne semblait pas croire qu'elle fît rien
+d'extraordinaire, je pensai qu'il valait mieux recevoir
+tranquillement ses politesses.
+
+«Aurai-je le plaisir de voir Mlle Fairfax ce soir? demandai-je,
+lorsque j'eus pris ce qu'elle m'offrait.
+
+-- Que dites-vous, ma chère? je suis un peu sourde,» répondit la
+bonne dame en approchant son oreille de ma bouche.
+
+Je répétai ma question plus distinctement.
+
+«Mlle Fairfax? Oh! vous voulez dire Mlle Varens. Varens est le nom
+de votre future élève.
+
+-- En vérité? Elle n'est donc point votre fille?
+
+-- Non, je n'ai pas de famille.»
+
+J'allais lui demander comment elle se trouvait liée à Mlle Varens;
+mais je me rappelai qu'il n'était pas poli de faire trop de
+questions, et d'ailleurs, j'étais sûre de l'apprendre tôt ou tard.
+
+«Je suis si contente, me dit-elle en s'asseyant vis-à-vis de moi
+et en prenant son chat sur ses genoux, je suis si contente que
+vous soyez arrivée! Ce sera charmant d'avoir une compagne.
+Certainement on est toujours bien ici; Thornfield est un vieux
+château, un peu négligé depuis quelque temps, mais encore
+respectable. Cependant, en hiver, on se sentirait triste même dans
+le plus beau quartier d'une ville, quand on est seule. Je dis
+seule; Leah est sans doute une gentille petite fille; John et sa
+femme sont très bien aussi, mais ce ne sont que des domestiques,
+et on ne peut pas les traiter en égaux; il faut les tenir à une
+certaine distance, dans la crainte de perdre son autorité. L'hiver
+dernier, qui était un dur hiver, si vous vous le rappelez, quand
+il ne neigeait pas, il faisait de la pluie ou du vent; l'hiver
+dernier, il n'est venu personne ici, excepté le boucher et le
+facteur, depuis le mois de novembre jusqu'au mois de février.
+J'étais devenue tout à fait triste à force de rester toujours
+seule. Leah me lisait quelquefois, mais je crois que cela ne
+l'amusait pas beaucoup; elle trouvait cette tâche trop
+assujettissante. Au printemps et en été tout alla mieux, le soleil
+et les longs jours apportent tant de changement; puis, au
+commencement de l'automne, la petite Adèle Varens est venue avec
+sa nourrice; un enfant met de la vie dans une maison, et
+maintenant que vous êtes ici, je vais devenir tout à fait gaie.»
+
+Mon coeur se réchauffa en entendant parler ainsi l'excellente
+dame, et je rapprochai ma chaise de la sienne; puis je lui
+exprimai mon désir d'être pour elle une compagne aussi agréable
+qu'elle l'avait espéré.
+
+«Mais je ne veux pas vous retenir trop tard, dit-elle: il est tout
+à l'heure minuit; vous avez voyagé tout le jour et vous devez être
+fatiguée; si vous avez les pieds bien chauds, je vais vous montrer
+votre chambre. J'ai fait préparer pour vous la chambre qui se
+trouve à côté de la mienne; elle est petite, mais j'ai pensé que
+vous vous y trouveriez mieux que dans les grandes pièces du
+devant. Les meubles y sont certainement plus beaux, mais elles
+sont si tristes et si isolées! moi-même je n'y couche jamais.»
+
+Je la remerciai de son choix, et, comme j'étais vraiment fatiguée
+de mon voyage, je me montrai très empressée de me retirer. Elle
+prit la bougie et m'emmena. Elle alla d'abord voir si la porte de
+la salle était fermée, puis, en ayant retiré la clef, elle se
+dirigea vers l'escalier. Les marches et la rampe étaient en chêne,
+la fenêtre haute et grillée. Cette fenêtre, ainsi que le corridor
+qui conduisait aux chambres, avait plutôt l'air d'appartenir à une
+église qu'à une maison. L'escalier et le corridor étaient froids
+comme une cave, on s'y sentait seul et abandonné; de sorte qu'en
+entrant dans ma chambre, je fus bien aise de la trouver petite et
+meublée en style moderne.
+
+Lorsque Mme Fairfax m'eut souhaité un bonsoir amical, je fermai ma
+porte et je regardai tout autour de moi. Bientôt l'impression
+produite par cette grande salle vide, ce spacieux escalier et ce
+long et froid corridor, fut effacée devant l'aspect plus vivant de
+ma petite chambre. Je me rappelai qu'après une journée de fatigues
+pour mon corps et d'anxiétés pour mon esprit, j'étais enfin en
+sûreté. Le coeur gonflé de reconnaissance, je m'agenouillai devant
+mon lit et je remerciai Dieu de ce qu'il m'avait donné, puis je
+lui demandai de me rendre digne de la bonté qu'on me témoignait si
+généreusement avant même que je l'eusse méritée. Enfin je le
+suppliai de m'accorder son aide pour la tâche que j'allais avoir à
+accomplir. Cette nuit-là, ma couche n'eut point d'épines et ma
+chambre n'éveilla aucune frayeur en moi. Fatiguée et heureuse, je
+m'endormis promptement et profondément. Quand je me réveillai, il
+faisait grand jour.
+
+Combien ma chambre me sembla joyeuse, lorsque le soleil brillant à
+travers les rideaux de perse bleue de ma fenêtre me montra un
+tapis étendu sur le parquet et un mur recouvert d'un joli papier!
+Je ne pus m'empêcher de comparer cette chambre à celle de Lowood
+avec ses simples planches et ses murs noircis. Les choses
+extérieures impressionnent vivement dans la jeunesse. Aussi me
+figurai-je qu'une nouvelle vie allait commencer pour moi; une vie
+qui, en même temps que ses tristesses, aurait au moins aussi ses
+joies. Toutes mes facultés se ranimèrent, excitées par ce
+changement de scène et ce champ nouveau ouvert à l'espérance: je
+ne puis pas au juste dire ce que j'attendais; mais c'était quelque
+chose d'heureux qui ne devait peut-être pas arriver tout de suite
+ni dans un mois, mais dans un temps à venir que je ne pouvais
+indiquer.
+
+Je me levai et je m'habillai avec soin; obligée d'être simple, car
+je ne possédais rien de luxueux, j'étais portée par ma nature à
+aimer une extrême propreté. Je n'avais pas l'habitude de dédaigner
+l'apparence et de ne pas songer à l'impression que je ferais; au
+contraire, j'avais toujours désiré paraître aussi bien que
+possible, et plaire autant que me le permettait mon manque de
+beauté. Quelquefois j'avais regretté de ne pas être plus jolie;
+quelquefois j'avais souhaité des joues roses, un nez droit, une
+petite bouche bien fraîche; j'avais souhaité d'être grande, bien
+faite. Je sentais qu'il était triste d'être si petite, si pâle,
+d'avoir des traits si irréguliers et si accentués. Pourquoi ces
+aspirations et ces regrets? Il serait difficile de le dire; je ne
+pouvais pas moi-même m'en rendre bien compte et pourtant j'avais
+une raison, une raison positive et naturelle.
+
+Cependant, lorsque j'eus bien lissé mes cheveux, pris un col
+propre et mis ma robe noire, qui, quoique très simple, avait au
+moins le mérite d'être bien faite, je pensai que j'étais digne de
+paraître devant Mme Fairfax, et que ma nouvelle élève ne
+s'éloignerait pas de moi avec antipathie. Après avoir ouvert la
+fenêtre et examiné si tout était en ordre sur la table de
+toilette, je sortis de ma chambre.
+
+Je traversai le long corridor recouvert de nattes, et je descendis
+le glissant escalier de chêne. J'arrivai à la grande salle, où je
+m'arrêtai quelques instants pour regarder les tableaux qui
+ornaient les murs (l'un d'eux représentait un affreux vieillard en
+cuirasse, et un autre, une dame avec des cheveux poudrés et un
+collier de perles), la lampe de bronze suspendue au plafond, et
+l'horloge, dont la boîte curieusement sculptée était devenue d'un
+noir d'ébène par le frottage. Tout cela me semblait imposant, mais
+il faut dire que je n'étais pas accoutumée à la grandeur. La porte
+vitrée était ouverte, j'en profitai pour sortir. C'était une belle
+matinée d'automne; le soleil brillait sans nuage sur les bosquets
+jaunis et sur les champs encore verts. J'avançai de quelques pas
+vers la pelouse et je regardai la maison. Elle avait trois étages.
+Sans être très vaste, elle était pourtant assez spacieuse; elle
+ressemblait plutôt au manoir d'un gentleman qu'au château d'un
+noble. Ses créneaux et sa façade grise lui donnaient quelque chose
+de pittoresque. Non loin de là étaient nichées de nombreuses
+familles de corneilles, qui, pour le moment, prenaient leurs ébats
+dans les airs. Elles volèrent au-dessus de la pelouse et des
+champs pour arriver à une grande prairie qui en était séparée par
+une clôture en ruine, près de laquelle on apercevait une rangée de
+vieux arbres noueux d'une taille gigantesque; de là venait
+probablement le nom de la maison. Plus loin on voyait des
+collines, moins élevées que celles qui entouraient Lowood, et
+moins semblables surtout à des barrières destinées à vous séparer
+du monde vivant, assez tranquilles pourtant et assez solitaires
+pour faire de Thornfield une espèce d'ermitage dont on n'aurait
+pas soupçonné l'existence si près d'une ville telle que Millcote.
+Sur le versant d'une des collines était étagé un petit hameau dont
+les toits se mêlaient aux arbres. L'église du district était plus
+près de Thornfield que le hameau; le haut de sa vieille tour
+perçait entre la maison et les portes, au-dessus d'un monticule.
+
+Je jouissais de cet aspect calme, de cet air frais; j'écoutais le
+croassement des corneilles, je regardais la large entrée de la
+salle et je pensais combien cette maison était grande pour une
+seule petite dame telle que Mme Fairfax, lorsque celle-ci apparut
+à la porte.
+
+«Quoi! déjà dehors? dit-elle; Je vois que vous êtes matinale.»
+
+Je m'avançai vers elle; elle m'embrassa et me tendit la main.
+
+«Thornfield vous plaît-il?» me demanda-t-elle.
+
+Je lui répondis qu'il me plaisait infiniment.
+
+«Oui, dit-elle, c'est un joli endroit; mais il perdra beaucoup si
+M. Rochester ne se décide pas à y demeurer ou à y faire de plus
+fréquentes visites. Les belles terres et les grandes maisons
+exigent la présence du propriétaire.
+
+-- M. Rochester! m'écriai-je; qui est-ce?
+
+-- Le propriétaire de Thornfield, me répondit-elle tranquillement;
+ne saviez-vous pas qu'il s'appelait Rochester?
+
+-- Certes, non, je ne le savais pas; je n'avais jamais entendu
+parler de lui.»
+
+Mais la bonne dame semblait croire que l'existence de M. Rochester
+était universellement connue, et que tout le monde devait en avoir
+conscience.
+
+«Je pensais, continuai-je, que Thornfield vous appartenait.
+
+-- À moi! Dieu vous bénisse, mon enfant; quelle idée! à moi! je ne
+suis que la femme de charge. Il est vrai que je suis une parente
+éloignée de M. Rochester par sa mère, ou du moins mon mari était
+un parent. Il était prêtre bénéficier de Hay, ce petit village que
+vous voyez là sur le versant de la colline, et cette église était
+la sienne. La mère de M. Rochester était une Fairfax, cousine au
+second degré de mon mari; mais je n'ai jamais cherché à tirer
+parti de cette parenté, elle est nulle à mes yeux; je me considère
+comme une simple femme de charge; mon maître est toujours très
+poli pour moi; je ne demande rien de plus.
+
+-- Et la petite fille, mon élève?
+
+-- Est la pupille de M. Rochester. Il m'a chargée de lui trouver
+une gouvernante. Il a l'intention, je crois, de la faire élever
+dans le comté de... La voilà qui vient avec sa bonne, car c'est le
+nom qu'elle donne à sa nourrice.»
+
+Ainsi l'énigme était expliquée. Cette petite veuve affable et
+bonne n'était pas une grande dame, mais une personne dépendante
+comme moi. Je ne l'en aimais pas moins; au contraire, j'étais plus
+contente que jamais. L'égalité entre elle et moi était réelle, et
+non pas seulement le résultat de sa condescendance. Tant mieux, ma
+position ne devait s'en trouver que plus libre.
+
+Pendant que je réfléchissais sur ma découverte, une petite fille
+accompagnée de sa bonne arriva en courant le long de la pelouse.
+Je regardai mon élève, qui d'abord ne sembla pas me remarquer:
+c'était une enfant de sept ou huit ans, délicate, pâle, avec de
+petits traits et des cheveux abondants tombant en boucles sur son
+cou.
+
+«Bonjour, mademoiselle Adèle, dit Mme Fairfax. Venez dire bonjour
+à la dame qui doit être votre maîtresse, et qui fera de vous
+quelque jour une femme bien savante.»
+
+Elle approcha.
+
+«C'est là ma gouvernante?» dit-elle en français à sa nourrice, qui
+lui répondit: «Mais oui, certainement.
+
+-- Sont-elles étrangères? demandai-je, étonnée de les entendre
+parler français.
+
+-- La nourrice est étrangère et Adèle est née sur le continent;
+elle ne l'avait jamais quitté, je crois, avant de venir ici, il y
+a six mois environ. Lorsqu'elle est arrivée, elle ne savait pas un
+mot d'anglais; maintenant elle commence à le parler un peu; mais
+je ne la comprends pas, parce qu'elle confond les deux langues.
+Quant à vous, je suis persuadée que vous l'entendrez très bien.»
+
+Heureusement que j'avais eu une maîtresse française, et comme
+j'avais toujours cherché à parler le plus possible avec
+Mme Pierrot, et que pendant les sept dernières années j'avais
+appris tous les jours un peu de français par coeur, en m'efforçant
+d'imiter aussi bien que possible la prononciation de ma maîtresse,
+j'étais arrivée à parler assez vite et assez correctement pour
+être sûre de me tirer d'affaire avec Mlle Adèle. Elle s'avança
+vers moi, et me donna une poignée de main lorsqu'on lui eut dit
+que j'étais sa gouvernante. En la conduisant déjeuner, je lui
+adressai quelques phrases dans sa langue. Elle répondit d'abord
+brièvement; mais lorsque nous fûmes à table, et qu'elle eut fixé
+pendant une dizaine de minutes ses yeux brun clair sur moi, elle
+commença tout à coup son bavardage.
+
+«Ah! s'écria-t-elle en français, vous parlez ma langue aussi bien
+que M. Rochester. Je puis causer avec vous comme avec lui, et
+Sophie aussi le pourra; elle va être bien contente, personne ne la
+comprend ici; Mme Fairfax est Anglaise. Sophie est ma nourrice;
+elle a traversé la mer avec moi sur un grand bateau où il y avait
+une cheminée qui fumait, qui fumait! J'étais malade, et Sophie et
+M. Rochester aussi. M. Rochester était étendu sur un sofa dans une
+jolie pièce qu'on appelait le salon. Sophie et moi nous avions
+deux petits lits dans une autre chambre; je suis presque tombée du
+mien; il était comme un banc Ah! mademoiselle, comment vous
+appelez-vous?
+
+-- Eyre, Jane Eyre.
+
+-- Aire! Bah! Je ne puis pas le dire. Eh bien, notre bateau
+s'arrêta le matin, avant que le soleil fût tout à fait levé, dans
+une grande ville, une ville immense avec des maisons noires et
+toutes couvertes de fumée; elle ne ressemblait pas du tout à la
+jolie ville bien propre que je venais de quitter. M. Rochester me
+prit dans ses bras et traversa une planche qui conduisait à terre;
+puis nous sommes montés dans une voiture qui nous a conduits à une
+grande et belle maison, plus grande et plus belle que celle-ci, et
+qu'on appelle un hôtel; nous y sommes restés près d'une semaine.
+Sophie et moi nous allions nous promener tous les jours sur une
+grande place remplie d'arbres qu'on appelait le Parc. Il y avait
+beaucoup d'autres enfants et un grand étang couvert d'oiseaux que
+je nourrissais avec des miettes de pain.
+
+-- Pouvez-vous la comprendre quand elle parle si vite?» demanda
+Mme Fairfax.
+
+Je la comprenais parfaitement, car j'avais été habituée au
+bavardage de Mme Pierrot.
+
+«Je voudrais bien, continua la bonne dame, que vous lui fissiez
+quelques questions sur ses parents; je désirerais savoir si elle
+se les rappelle.
+
+-- Adèle, demandai-je, avec qui viviez-vous lorsque vous étiez
+dans cette jolie ville dont vous m'avez parlé?
+
+-- J'ai longtemps demeuré avec maman; mais elle est partie pour la
+Virginie. Maman m'apprenait à danser, à chanter et à répéter des
+vers; de beaux messieurs et de belles dames venaient la voir, et
+alors je dansais devant eux, ou bien maman me mettait sur leurs
+genoux et me faisait chanter. J'aimais cela. Voulez-vous
+m'entendre chanter?»
+
+Comme elle avait fini de déjeuner, je lui permis de nous montrer
+ses talents. Elle descendit de sa chaise et vint se placer sur mes
+genoux; puis elle étendit ses petites mains devant elle, rejeta
+ses boucles en arrière, leva les yeux au plafond et commença un
+passage d'opéra. Il s'agissait d'une femme abandonnée, qui, après
+avoir pleuré la perfidie de son amant, appelle l'orgueil à son
+aide. Elle dit à ses femmes de la couvrir de ses bijoux les plus
+brillants, de ses vêtements les plus riches; car elle a pris la
+résolution d'aller cette nuit à un bal où elle doit rencontrer son
+amant, afin de lui prouver par sa gaieté combien elle est peu
+attristée de son infidélité.
+
+Le sujet semblait étrangement choisi pour un enfant; mais je
+supposai que l'originalité consistait justement à faire entendre
+des accents d'amour et de jalousie sortis des lèvres d'un enfant.
+
+C'était toujours de bien mauvais goût, du moins ce fut là ma
+pensée.
+
+Après avoir fini, elle descendit de mes genoux, et me dit:
+
+«Maintenant, mademoiselle, je vais vous répéter quelques vers.»
+
+Choisissant une attitude, elle commença: «La ligue des rats, fable
+de La Fontaine.» Elle déclama cette fable avec emphase, et en
+faisant bien attention à la ponctuation. La flexibilité de sa voix
+et ses gestes bien appropriés, chose fort rare chez les enfants,
+indiquaient qu'elle avait été enseignée avec soin.
+
+«Est-ce votre mère qui vous a appris cette fable? demandai-je.
+
+-- Oui, et elle la disait toujours ainsi. À cet endroit: «Qu'avez-
+vous donc? lui dit un de ces rats, parlez!» elle me faisait lever
+la main, afin de me rappeler que je devais élever la voix.
+Maintenant voulez-vous que je danse devant vous?
+
+-- Non, cela suffit. Mais lorsque votre mère est partie pour la
+Virginie, avec qui êtes-vous donc restée?
+
+-- Avec Mme Frédéric et son mari; elle a pris soin de moi, mais
+elle ne m'est pas parente. Je crois qu'elle est pauvre, car, elle
+n'a pas une jolie maison comme maman. Du reste, je n'y suis pas
+restée longtemps. M. Rochester m'a demandé si je voulais venir
+demeurer en Angleterre avec lui, et j'ai répondu que oui, parce
+que j'avais connu M. Rochester avant Mme Frédéric, et qu'il avait
+toujours été bon pour moi, m'avait donné de belles robes et de
+beaux joujoux; mais il n'a pas tenu sa promesse, car, après
+m'avoir amenée en Angleterre, il est reparti et je ne le vois
+jamais.»
+
+Le déjeuner achevé, Adèle et moi nous nous retirâmes dans la
+bibliothèque, qui, d'après les ordres de M. Rochester, devait
+servir de salle d'étude. La plupart des livres étaient sous clef;
+une seule bibliothèque avait été laissée ouverte. Elle contenait
+des ouvrages élémentaires de toutes sortes, des romances et
+quelques volumes de littérature, des poésies, des biographies et
+des voyages. Il avait supposé que c'était là tout ce que pourrait
+désirer une gouvernante pour son usage particulier; du reste, je
+me trouvais amplement satisfaite pour le présent; et, en
+comparaison des quelques livres que je glanais de temps en temps à
+Lowood, il me sembla que j'avais là une riche moisson d'amusement
+et d'instruction. J'aperçus en outre un piano tout neuf et d'une
+qualité supérieure, un chevalet et deux sphères.
+
+Je trouvai dans Adèle une élève assez docile, mais difficile à
+rendre attentive. Elle n'avait pas été habituée à des occupations
+régulières, et je pensai qu'il serait irréfléchi de l'enfermer
+trop dès le commencement. Aussi, après lui avoir beaucoup parlé et
+lui avoir donné quelques lignes à apprendre, voyant qu'il était
+midi, je lui permis de retourner avec sa nourrice, et je résolus
+de dessiner pour elle quelques esquisses jusqu'à l'heure du dîner.
+
+Comme je montais chercher mon portefeuille et mes crayons,
+Mme Fairfax m'appela.
+
+«Votre classe du matin est achevée, je suppose,» me dit-elle.
+
+La voix venait d'une chambre dont la porte était ouverte. J'entrai
+en l'entendant s'adresser à moi. J'aperçus alors une pièce
+magnifique, ornée d'un tapis turc. Les meubles et les rideaux
+étaient rouges; les murs recouverts en bois de noyer, le plafond
+enrichi de sculptures dignes d'une aristocratique demeure; la
+fenêtre était vaste, mais la poussière en avait noirci les vitres.
+Mme Fairfax était occupée à nettoyer quelques vases en belle
+marcassite rouge placés sur le buffet.
+
+«Quelle belle pièce! m'écriai-je en regardant autour de moi; je
+n'en ai jamais vu de moitié si imposante.
+
+-- C'est la salle à manger; je viens d'ouvrir la fenêtre pour
+faire entrer un peu d'air et de soleil; car tout devient si humide
+dans les appartements rarement habités! le salon là-bas a l'odeur
+d'une cave.»
+
+Elle me montra du doigt une grande arche correspondant à la
+fenêtre, tendue d'un rideau semblable, relevé pour le moment. Je
+montai les deux marches qui se trouvaient devant l'arche, et je
+regardai devant moi. J'aperçus une chambre qui, pour mes yeux
+novices, avait quelque chose de féerique, et pourtant c'était tout
+simplement un très joli salon, à côté duquel se trouvait un
+boudoir; l'un et l'autre étaient recouverts de tapis blancs, sur
+lesquels on semblait avoir semé de brillantes guirlandes de
+fleurs. Les plafonds étaient ornés de grappes de raisin et de
+feuilles de vigne d'un blanc de neige, qui formaient un riche
+contraste avec les divans rouges; d'étincelants vases de Bohême,
+d'un rouge vermeil, relevaient le marbre pâle de la cheminée.
+Entre les fenêtres, de grandes glaces reflétaient cet assemblage
+de neige et de feu.
+
+«Comme vous tenez toutes ces chambres en ordre, madame Fairfax!
+m'écriai-je; pas de housse, et pourtant pas de poussière. Sans ce
+froid glacial, on les croirait habitées.
+
+-- Dame, mademoiselle Eyre, quoique les visites de M. Rochester
+soient rares, elles sont toujours imprévues; quand il arrive, il
+n'aime pas à trouver tous les meubles couverts et à entendre le
+bruit d'une installation subite, de sorte que je tâche de tenir
+toujours les chambres prêtes.
+
+-- M. Rochester est-il exigeant et tyrannique?
+
+-- Pas précisément; mais il a les goûts et les habitudes d'un
+gentleman, et il veut que tout soit arrangé en conséquence.
+
+-- L'aimez-vous? est-il généralement aimé?
+
+-- Oh! oui; sa famille a toujours été respectée. Presque tout le
+pays que vous voyez a appartenu aux Rochester depuis un temps
+immémorial.
+
+-- Mais vous personnellement, l'aimez-vous? Est-il aimé pour lui-
+même?
+
+-- Je n'ai aucune raison pour ne pas l'aimer, et je crois que ses
+fermiers le considèrent comme un maître juste et libéral; mais il
+n'est jamais resté longtemps au milieu d'eux.
+
+-- N'a-t-il rien de remarquable? En un mot, quel est son
+caractère?
+
+-- Oh! son caractère est irréprochable, à ce qu'il me semble; il
+est peut-être un peu étrange; il a beaucoup voyagé et beaucoup vu,
+je suis persuadée qu'il est fort savant; mais je n'ai jamais causé
+longtemps avec lui.
+
+-- En quoi est-il étrange?
+
+-- Je ne sais pas; ce n'est pas facile à expliquer; rien de bien
+frappant; mais on le sent dans ce qu'il dit; on ne peut jamais
+être sûr s'il parle sérieusement ou en riant, s'il est content ou
+non; enfin, on ne le comprend pas bien, moi du moins; mais
+n'importe, c'est un très bon maître.»
+
+Voilà tout ce que je tirai de Mme Fairfax au sujet de son maître
+et du mien. Il y a des gens qui semblent ne pas se douter qu'on
+puisse étudier un caractère, observer les points saillants des
+personnes ou des choses. La bonne dame appartenait évidemment à
+cette classe; mes questions l'embarrassaient, mais ne lui
+faisaient rien trouver. À ses yeux, M. Rochester était
+M. Rochester, un gentleman, un propriétaire, rien de plus; elle ne
+cherchait pas plus avant, et s'étonnait certainement de mon désir
+de le connaître davantage.
+
+Lorsque nous quittâmes la salle à manger, elle me proposa de me
+montrer le reste de la maison. Je la suivis, et j'admirai
+l'élégance et le soin qui régnaient partout. Les chambres du
+devant surtout me parurent grandes et belles; quelques-unes des
+pièces du troisième, bien que sombres, et basses, étaient
+intéressantes par leur aspect antique. À mesure que les meubles
+des premiers étages n'avaient plus été de mode, on les avait
+relégués en haut, et la lumière imparfaite d'une petite fenêtre
+permettait de voir des lits séculaires, des coffres en chêne ou en
+noyer qui, grâce à leurs étranges sculptures représentant des
+branches de palmier ou des têtes de chérubins, ressemblaient assez
+à l'arche des Hébreux; des chaises vénérables à dossiers sombres
+et élevés, d'autres sièges plus vieux encore et où l'on retrouvait
+cependant les traces à demi effacées d'une broderie faite par des
+mains qui, depuis deux générations, étaient retournées dans la
+poussière du cercueil. Tout cela donnait au troisième étage de
+Thornfield l'aspect d'une demeure du passé, d'un reliquaire des
+vieux souvenirs. Dans le jour, j'aimais le silence et l'obscurité
+de ces retraites; mais je n'enviais pas pour le repos de la nuit
+ses grands lits fermés par des portes de chêne ou enveloppés
+d'immenses rideaux, dont les broderies représentaient des fleurs
+et des oiseaux étranges ou des hommes plus étranges encore. Quel
+caractère fantastique eussent donné à toutes ces choses les pâles
+rayons de la lune!
+
+«Les domestiques dorment-ils dans ces chambres? demandai-je.
+
+-- Non, ils occupent de plus petits appartements sur le derrière
+de la maison; personne ne dort ici. S'il y avait des revenants à
+Thornfield, il semble qu'ils choisiraient ces chambres pour les
+hanter.
+
+-- Je le crois. Vous n'avez donc pas de revenants?
+
+-- Non, pas que je sache, répondit Mme Fairfax en souriant.
+
+-- Même dans vos traditions?
+
+-- Je ne crois pas; et pourtant on dit que les Rochester ont été
+plutôt violents que tranquilles; c'est peut-être pour cela que
+maintenant ils restent en paix dans leurs tombeaux.
+
+-- Oui; après la fièvre de la vie, ils dorment bien, murmurai-je.
+Mais où donc allez-vous, madame Fairfax? demandai-je.
+
+-- Sur la terrasse. Voulez-vous venir jouir de la vue qu'on a d'en
+haut?»
+
+Un escalier très étroit conduisait aux mansardes, et de là une
+échelle, terminée par une trappe, menait sur les toits. J'étais de
+niveau avec les corneilles, et je pus voir dans leurs nids.
+Appuyée sur les créneaux, je me mis à regarder au loin et à
+examiner les terrains étendus devant moi. Alors j'aperçus la
+pelouse verte et unie entourant la base sombre de la maison; le
+champ aussi grand qu'un parc; le bois triste et épais séparé en
+deux par un sentier tellement recouvert de mousse, qu'il était
+plus vert que les arbres avec leur feuillage; l'église, les
+portes, la route, les tranquilles collines; toute la nature
+semblait se reposer sous le soleil d'un jour d'automne. À
+l'horizon, un beau ciel d'azur marbré de taches blanches comme des
+perles. Rien dans cette scène n'était merveilleux, mais tout vous
+charmait. Lorsque la trappe fut de nouveau franchie, j'eus peine à
+descendre l'échelle. Les mansardes me semblaient si sombres,
+comparées à ce ciel bleu, à ces bosquets, à ces pâturages, à ces
+vertes collines dont le château était le centre, à toute cette
+scène enfin éclairée par les rayons du soleil et que je venais de
+contempler avec bonheur!
+
+Mme Fairfax resta en arrière pour fermer la trappe. À force de
+tâter, je trouvai la porte qui conduisait hors des mansardes, et
+je me mis à descendre le sombre petit escalier. J'errai quelque
+temps dans le passage qui séparait les chambres de devant des
+chambres de derrière du troisième étage. Il était étroit, bas et
+obscur, n'ayant qu'une seule fenêtre pour l'éclairer. En voyant
+ces deux rangées de petites portes noires et fermées, on eût dit
+un corridor du château de quelque Barbe-Bleue.
+
+Au moment où je passais, un éclat de rire vint frapper mes
+oreilles; c'était un rire étrange, clair, et n'indiquant nullement
+la joie. Je m'arrêtai; le bruit cessa quelques instants, puis
+recommença plus fort: car le premier éclat, bien que distinct,
+avait été très faible; cette fois c'était un accès bruyant qui
+semblait trouver un écho dans chacune des chambres solitaires,
+quoiqu'il ne partît certainement que d'une seule, dont j'aurais pu
+montrer la porte sans me tromper.
+
+«Madame Fairfax, m'écriai-je, car à ce moment elle descendait
+l'escalier, avez-vous entendu ce bruyant éclat de rire? d'où peut-
+il venir?
+
+-- C'est probablement une des servantes, répondit-elle; peut-être
+Grace Poole.
+
+-- L'avez-vous entendue? demandai-je de nouveau.
+
+-- Oui; et je l'entends bien souvent; elle coud dans l'une de ces
+chambres. Quelquefois Leah est avec elle; quand elles sont
+ensemble, elles font souvent du bruit.»
+
+Le rire fut répété et se termina par un étrange murmure.
+
+«Grace!» s'écria Mme Fairfax.
+
+Je ne m'attendais pas à voir apparaître quelqu'un, car ce rire
+était tragique et surnaturel; jamais je n'en ai entendu de
+semblable. Heureusement qu'il était midi, qu'aucune des
+circonstances indispensables à l'apparition des revenants n'avait
+accompagné ce bruit, et que si le lieu ni l'heure ne pouvaient
+exciter la crainte; sans cela une terreur superstitieuse se serait
+emparée de moi. Cependant l'événement me prouva que j'étais folle
+d'avoir été même étonnée.
+
+Je vis s'ouvrir la porte la plus proche de moi, et une servante en
+sortit. C'était une femme de trente ou quarante ans. Elle avait
+les épaules carrées, les cheveux rouges et la figure laide et
+dure.
+
+«Voilà trop de bruit, Grace, dit Mme Fairfax; rappelez-vous les
+ordres que vous avez reçus.»
+
+Grace salua silencieusement et rentra.
+
+«C'est une personne que nous avons pour coudre et aider Leah,
+continua la veuve. Elle n'est certes pas irréprochable, mais enfin
+elle fait bien son ouvrage. À propos, qu'avez-vous fait de votre
+jeune élève, ce matin?»
+
+La conversation ainsi tournée sur Adèle, nous continuâmes, et
+bientôt nous atteignîmes les pièces gaies et lumineuses d'en bas.
+Adèle vint au-devant de nous en nous criant:
+
+«Mesdames, vous êtes servies.» Puis elle ajouta: «J'ai bien faim,
+moi!»
+
+Le dîner était prêt et nous attendait dans la chambre de
+Mme Fairfax.
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+La manière calme et douce dont j'avais été reçue à Thornfield
+semblait m'annoncer une existence facile, et cette espérance fut
+loin d'être déçue lorsque je connus mieux le château et ses
+habitants: Mme Fairfax était en effet ce qu'elle m'avait paru tout
+d'abord, une femme douce, complaisante, suffisamment instruite, et
+d'une intelligence ordinaire. Mon élève était une enfant pleine de
+vivacité. Comme on l'avait beaucoup gâtée, elle était quelquefois
+capricieuse. Heureusement elle était entièrement confiée à mes
+soins, et personne ne s'opposait à mes plans d'éducation, de sorte
+qu'elle renonça bientôt à ses petits accès d'entêtement, et devint
+docile. Elle n'avait aucune aptitude particulière, aucun trait de
+caractère, aucun développement de sentiment ou de goût qui pût
+l'élever d'un pouce au-dessus des autres enfants; mais elle
+n'avait aucun défaut qui pût la rendre inférieure à la plupart
+d'entre eux; elle faisait des progrès raisonnables et avait pour
+moi une affection vive, sinon très profonde. Ses efforts pour me
+plaire, sa simplicité, son gai babillage, m'inspirèrent un
+attachement suffisant pour nous contenter l'une et l'autre.
+
+Ce langage sera sans doute trouvé bien froid par les personnes qui
+affichent de solennelles doctrines sur la nature évangélique des
+enfants et sur la dévotion idolâtre que devraient toujours leur
+vouer ceux qui sont chargés de leur éducation. Mais je n'écris pas
+pour flatter l'égoïsme des parents ou pour servir d'écho à
+l'hypocrisie; je dis simplement la vérité. J'éprouvais une
+consciencieuse sollicitude pour les progrès et la conduite
+d'Adèle, pour sa personne une tranquille affection, de même que
+j'aimais Mme Fairfax en raison de ses bontés, et que je trouvais
+dans sa compagnie un plaisir proportionné à la nature de son
+esprit et de son caractère.
+
+Me blâmera qui voudra, lorsque j'ajouterai que de temps en temps,
+quand je me promenais seule, quand je regardais à travers les
+grilles de la porte la route se déroulant devant moi, ou quand,
+voyant Adèle jouer avec sa nourrice et Mme Fairfax occupée dans
+l'office, je montais les trois étages et j'ouvrais le trappe pour
+arriver à la terrasse, quand enfin mes yeux pouvaient suivre les
+champs, les montagnes, la ligne sombre du ciel, je désirais
+ardemment un pouvoir qui me fit connaître ce qu'il y avait
+derrière ces limites, qui me fit apercevoir ce monde actif, ces
+villes animées dont j'avais entendu parler, mais que je n'avais
+jamais vues. Alors je souhaitais plus d'expérience, des rapports
+plus fréquents avec les autres hommes et la possibilité d'étudier
+un plus grand nombre de caractères que je ne pouvais le faire à
+Thornfield. J'appréciais ce qu'il y avait de bon dans Mme Fairfax
+et dans Adèle, mais je croyais à l'existence d'autres bontés
+différentes et plus vives. Ce que je pressentais, j'aurais voulu
+le connaître.
+
+Beaucoup me blâmeront sans doute; on m'appellera nature
+mécontente; mais je ne pouvais faire autrement; il me fallait du
+mouvement. Quelquefois j'étais agitée jusqu'à la souffrance; alors
+mon seul soulagement était de me promener dans le corridor du
+troisième, et, au milieu de ce silence et de cette solitude, les
+yeux de mon esprit erraient sur toutes les brillantes visions qui
+se présentaient devant eux: et certes elles étaient belles et
+nombreuses. Ces pensées gonflaient mon coeur; mais le trouble qui
+le soulevait lui donnait en même temps la vie. Cependant je
+préférais encore écouter un conte qui ne finissait jamais, un
+conte qu'avait créé mon imagination, et qu'elle me redisait sans
+cesse en la remplissant de vie, de flamme et de sentiment; toutes
+choses que j'avais tant désirées, mais que ne me donnait pas mon
+existence actuelle.
+
+Il est vain de dire que les hommes doivent être heureux dans le
+repos: il leur faut de l'action, et, s'il n'y en a pas autour
+d'eux, ils en créeront; des millions sont condamnés à une vie plus
+tranquille que la mienne, et des millions sont dans une
+silencieuse révolte contre leur sort. Personne ne se doute combien
+de rébellions en dehors des rébellions politiques fermentent dans
+la masse d'êtres vivants qui peuple la terre. On suppose les
+femmes généralement calmes: mais les femmes sentent comme les
+hommes; elles ont besoin d'exercer leurs facultés, et, comme à
+leurs frères, il leur faut un champ pour leurs efforts. De même
+que les hommes, elles souffrent d'une contrainte trop sévère,
+d'une immobilité trop absolue. C'est de l'aveuglement à leurs
+frères plus heureux de déclarer qu'elles doivent se borner à faire
+des poudings, à tricoter des bas, à jouer du piano et à broder des
+sacs.
+
+Quand j'étais ainsi seule, il m'arrivait souvent d'entendre le
+rire de Grace Poole; toujours le même rire lent et bas qui la
+première fois m'avait fait tressaillir. J'entendais aussi son
+étrange murmure, plus étrange encore que son rire. Il y avait des
+jours où elle était silencieuse, et d'autres où elle faisait
+entendre des sons inexplicables. Quelquefois je la voyais sortir
+de sa chambre tenant à la main une assiette ou un plateau,
+descendre à la cuisine et revenir (oh! romanesque lecteur,
+permettez-moi de vous dire la vérité entière), portant un pot de
+porter. Son apparence aurait glacé la curiosité la plus excitée
+par ses cris bizarres; elle avait les traits durs, et rien en elle
+ne pouvait vous attirer. Je tâchai plusieurs fois d'entrer en
+conversation avec elle; mais elle n'était pas causante.
+Généralement une réponse monosyllabique coupait court à tout
+entretien.
+
+Les autres domestiques, John et sa femme Leah, chargée de
+l'entretien de la maison, et Sophie, la nourrice française,
+étaient bien, sans pourtant avoir rien de remarquable. Je parlais
+souvent français avec Sophie, et quelquefois je lui faisais, des
+questions sur son pays natal; mais elle n'était propre ni à
+raconter ni à décrire: d'après ses réponses vagues et confuses, on
+eût dit qu'elle désirait plutôt vous voir cesser que continuer
+l'interrogatoire.
+
+Octobre, novembre et décembre se passèrent ainsi. Une après-midi
+de janvier, Mme Fairfax me demanda un jour de congé pour Adèle,
+parce qu'elle était enrhumée; Adèle appuya cette demande avec une
+ardeur qui me rappela combien les jours de congé m'étaient
+précieux lorsque j'étais enfant. Je le lui accordai donc, pensant
+que je ferais bien de ne pas me montrer exigeante sur ce point.
+C'était une belle journée, calme, bien que très froide; j'étais
+fatiguée d'être restée assise tranquillement dans la bibliothèque
+pendant une toute longue matinée; Mme Fairfax venait d'écrire une
+lettre; je mis mon chapeau et mon manteau, et je proposai de la
+porter à la poste de Hay, distante de deux milles: ce devait être
+une agréable promenade. Lorsque Adèle fut confortablement assise
+sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax, je lui donnai
+sa belle poupée de cire, que je gardais ordinairement enveloppée
+dans un papier d'argent, et un livre d'histoire pour varier ses
+plaisirs.
+
+«Revenez bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jeannette,»
+me dit-elle. Je l'embrassai et je partis.
+
+Le sol était dur, l'air tranquille et ma route solitaire; j'allai
+vite jusqu'à ce que je me fusse réchauffée, et alors je me mis à
+marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma
+jouissance. Trois heures avaient sonné à l'église au moment où je
+passais près du clocher. Ce moment de la journée avait un grand
+charme pour moi, parce que l'obscurité commençait déjà et que les
+pâles rayons du soleil descendaient lentement à l'horizon. J'étais
+à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses roses
+sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui
+même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de
+l'aubépine; mais en hiver son véritable attrait consistait dans sa
+complète solitude et dans son calme dépouillé. Si une brise venait
+à s'élever, on ne l'entendait pas; car il n'y avait pas un houx,
+pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve toujours
+vert et fait siffler le vent; l'aubépine flétrie et les buissons
+de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées
+au milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'oeil ne
+découvrait que des champs où le bétail ne venait plus brouter, et
+si de temps en temps on apercevait un petit oiseau brun s'agitant
+dans les haies, on croyait voir une dernière feuille morte qui
+avait oublié de tomber.
+
+Le sentier allait en montant jusqu'à Hay. Arrivée au milieu, je
+m'assis sur les degrés d'un petit escalier conduisant dans un
+champ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains
+dans mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu'il fût
+très vif, ainsi que l'attestait la couche de glace recouvrant la
+chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelé pour le
+moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapide
+dégel. De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais Thornfield; le
+château gris et surmonté de créneaux était l'objet le plus
+frappant de la vallée. À l'est, on voyait s'élever les bois de
+Thornfield et les arbres où nichaient les corneilles; je regardai
+ce spectacle jusqu'à ce que le soleil descendit dans les arbres et
+disparût entouré de rayons rouges; alors je me tournai vers
+l'ouest.
+
+La lune se levait sur le sommet d'une colline, pâle encore et
+semblable à un nuage, mais devenant de moment en moment plus
+brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les
+arbres, envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J'en
+étais encore éloignée d'un mille, et pourtant, au milieu de ce
+silence complet, les bruits de la vie arrivaient jusqu'à moi;
+j'entendais aussi des murmures de ruisseaux; dans quelle vallée, à
+quelle profondeur? Je ne pouvais le dire; mais il y avait bien des
+collines au delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient
+y couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les
+courants les plus proches et les plus éloignés.
+
+Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs
+bien qu'éloignés; un piétinement, un son métallique effaça le doux
+bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse solide
+d'un rocher ou le rude tronc d'un gros chêne profondément enraciné
+au premier plan empêche d'apercevoir au loin les collines azurées,
+le lumineux horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs.
+
+Le bruit était causé par l'arrivée d'un cheval le long de la
+chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore, mais
+je l'entendais approcher. J'allais quitter ma place; mais, comme
+le chemin était très étroit, je restai pour le laisser passer.
+J'étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes
+de créations brillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de
+nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au milieu d'autres
+ruines. Cependant, lorsqu'ils venaient à sortir de leurs
+décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune
+fille qu'ils n'en avaient eu chez l'enfant.
+
+Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l'obscurité, je me
+rappelai une certaine histoire de Bessie, où figurait un esprit du
+nord de l'Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait
+sous la forme d'un cheval, d'un mulet ou d'un gros chien, hantait
+les routes solitaires et s'avançait quelquefois vers les voyageurs
+attardés.
+
+Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque,
+outre le piétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie, et je
+vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à
+son pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les
+arbres. C'était justement une des formes que prenait le Gytrash de
+Bessie; j'avais bien, en effet, devant les yeux un animal
+semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme.
+Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me
+regarder avec des yeux étranges, comme je m'y attendais presque.
+Le cheval suivait; il était grand et portait un cavalier. Cet
+homme venait de briser le charme, car jamais être humain n'avait
+monté Gytrash; il était toujours seul, et, d'après mes idées, les
+lutins pouvaient bien habiter le corps des animaux, mais ne
+devaient jamais prendre la forme vulgaire d'un être humain. Ce
+n'était donc pas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant
+le chemin le plus court pour arriver à Millcote. Il passa, et je
+continuai ma route; mais au bout de quelques pas je me retournai,
+mon attention ayant été attirée par le bruit d'une chute, et par
+cette exclamation: «Que diable faire maintenant?» Monture et
+cavalier étaient tombés. Le cheval avait glissé sur la glace de la
+chaussée. Le chien revint sur ses pas; en voyant son maître à
+terre et en entendant le cheval souffler, il poussa un aboiement
+dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété par l'écho
+des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi.
+C'était tout ce qu'il pouvait faire; il n'avait pas moyen
+d'appeler d'autre aide.
+
+Je le suivis, et je trouvai le voyageur s'efforçant de se
+débarrasser de son cheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que
+je pensai qu'il ne devait pas s'être fait beaucoup de mal;
+néanmoins, m'approchant de lui:
+
+«Êtes-vous blessé, monsieur?» demandai-je.
+
+Il me sembla l'entendre jurer; pourtant je n'en suis pas bien
+certaine; toujours est-il qu'il grommela quelque chose, ce qui
+l'empêcha de me répondre tout de suite.
+
+«Que puis-je faire pour vous? demandai-je de nouveau.
+
+-- Tenez-vous de côté,» me répondit-il en se plaçant d'abord sur
+ses genoux, puis sur ses pieds.
+
+Alors commença une opération difficile, bruyante, accompagnée de
+tels aboiements, que je fus obligée de m'écarter un peu; mais je
+ne voulus pas partir sans avoir vu la fin de l'aventure. Elle se
+termina heureusement. Le chien fut apaisé par un: «À bas, Pilote!»
+Le voyageur voulut marcher pour voir si sa jambe et son pied
+étaient en bon état; mais cet essai lui fit probablement mal, car,
+après avoir tenté de se lever, il se rassit promptement sur une
+des marches de l'escalier.
+
+Il paraît que ce jour-là j'étais d'humeur à être utile, ou du
+moins complaisante, car je m'approchai de nouveau, et je dis:
+
+«Si vous êtes blessé, monsieur, je puis aller chercher quelqu'un à
+Thornfield où a Hay.
+
+-- Merci, cela ira; je n'ai pas d'os brisé, c'est seulement une
+foulure.»
+
+Il voulut de nouveau essayer de marcher; mais il poussa
+involontairement un cri.
+
+Le jour n'était pas complètement fini, et la lune devenait
+brillante. Je pus voir l'étranger. Il était enveloppé d'une
+redingote à collet de fourrure et à boutons d'acier; je ne pus pas
+remarquer les détails, mais je vis l'ensemble. Il était de taille
+moyenne, et avait la poitrine très large, la figure sombre, les
+traits durs, le front soucieux. Ses yeux et ses sourcils
+contractés indiquaient une nature généralement emportée, et
+mécontente pour le moment. Il n'était plus jeune, et n'avait
+pourtant pas encore atteint l'âge mûr. Il pouvait avoir trente-
+cinq ans; sa présence ne m'effraya nullement, et m'intimida à
+peine. Si l'étranger avait été un beau jeune homme, un héros de
+roman, je n'aurais pas osé le questionner encore malgré lui, et
+lui offrir des services qu'il ne me demandait pas. Je n'avais
+jamais parlé à un beau jeune homme; je ne sais si j'en avais vu.
+Je rendais un hommage théorique à la beauté, à l'élégance, à la
+galanterie et aux charmes fascinants; mais si jamais j'eusse
+rencontré toutes ces qualités réunies chez un homme, un instinct
+m'aurait avertie que je ne pouvais pas sympathiser avec lui, et
+que lui ne pouvait pas sympathiser avec moi. Je me serais éloignée
+de lui comme on s'éloigne du feu, des éclairs, enfin de tout ce
+qui est antipathique quoique brillant.
+
+Si même cet étranger m'eût souri, s'il se fût montré aimable à mon
+égard, s'il m'eût gaiement remerciée pour mes offres de service,
+j'aurais continué mon chemin sans être le moins du monde tentée de
+renouveler mes questions. Mais la rudesse du voyageur me mit à mon
+aise, et, lorsqu'il me fit signe de partir, je restai, en lui
+disant:
+
+«Mais, monsieur, je ne puis pas vous abandonner à cette heure,
+dans ce sentier solitaire, avant de vous avoir vu en état de
+remonter sur votre cheval.»
+
+Il me regarda, et reprit aussitôt:
+
+«Il me semble qu'à cette heure, vous-même devriez être chez vous,
+si vous demeurez dans le voisinage. D'où venez-vous?
+
+-- De la vallée, et je n'ai nullement peur d'être tard dehors
+quand il y a clair de lune. Je courrais avec plaisir jusqu'à Hay
+si vous le souhaitiez; du reste, je vais y jeter une lettre à la
+poste.
+
+-- Vous dites que vous venez de la vallée. Demeurez-vous dans
+cette maison surmontée de créneaux? me demanda-t-il, en indiquant
+Thornfield, que la lune éclairait de ses pâles rayons. Le château
+ressortait en blanc sur la forêt, qui, par sa masse sombre,
+formait un contraste avec le ciel de l'ouest.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- À. qui appartient cette maison?
+
+-- À M. Rochester.
+
+-- Connaissez-vous M. Rochester?
+
+-- Non, je ne l'ai jamais vu.
+
+-- Il ne demeure donc pas là?
+
+-- Non.
+
+-- Pourriez-vous me dire où il est?
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Vous n'êtes certainement pas une des servantes du château: vous
+êtes...»
+
+Il s'arrêta et jeta les yeux sur ma toilette, qui, comme toujours,
+était très simple: un manteau de mérinos noir et un chapeau de
+castor que n'aurait pas voulu porter la femme de chambre d'une
+lady; il semblait embarrassé de savoir qui j'étais; je vins à son
+secours.
+
+«Je suis la gouvernante.
+
+-- Ah! la gouvernante, répéta-t-il. Le diable m'emporte si je ne
+l'avais pas oubliée, la gouvernante!»
+
+Et je fus de nouveau obligée de soutenir son examen. Au bout de
+deux minutes, il se leva; mais, quand il essaya de marcher, sa
+figure exprima la souffrance.
+
+«Je ne puis pas vous charger d'aller chercher du secours, me dit-
+il; mais si vous voulez avoir la bonté de m'aider, vous le
+pourrez.
+
+-- Je ne demande pas mieux, monsieur.
+
+-- Avez-vous un parapluie dont je puisse me servir en place de
+bâton?
+
+-- Non.
+
+-- Alors, tâchez de prendre la bride du cheval et de me l'amener.
+Vous n'avez pas peur, je pense.»
+
+Si j'avais été seule, j'aurais été effrayée de toucher à un
+cheval; cependant, comme on me le commandait, j'étais toute
+disposée à obéir. Je laissai mon manchon sur l'escalier, et je
+m'avançai vers le cheval; mais c'était un fougueux animal, et il
+ne voulut pas me laisser approcher de sa tête. Je fis effort sur
+effort, mais en vain, j'avais même très peur en le voyant frapper
+la terre de ses pieds de devant. Le voyageur, après nous avoir
+regardés quelque temps, se mit enfin à rire.
+
+«Je vois, dit-il, que la montagne ne viendra pas à Mahomet; ainsi,
+tout ce que vous pouvez faire, c'est d'aider Mahomet à aller à la
+montagne. Venez ici, je vous prie.»
+
+Je m'approchai.
+
+«Excusez-moi, continua-t-il; la nécessité me force à me servir de
+vous.»
+
+Il posa une lourde main sur mon épaule, et, s'appuyant fortement,
+il arriva jusqu'à son cheval, dont il se rendit bientôt maître;
+puis il sauta sur sa selle, en faisant une affreuse grimace, car
+cet effort avait ravivé sa douleur.
+
+«Maintenant, dit-il en soulageant sa lèvre inférieure de la rude
+morsure qu'il lui infligeait, maintenant donnez-moi ma cravache
+qui est là sous la haie.»
+
+Je la cherchai et la trouvai.
+
+«Je vous remercie. À présent, portez vite votre lettre à Hay, et
+revenez aussi promptement que possible.»
+
+Il donna un coup d'éperon au cheval, qui rua, puis partit au
+galop; le chien le suivit, et tous trois disparurent, comme la
+bruyère sauvage que le vent des forêts emporte en tourbillons. Je
+repris mon manchon, et je continuai ma route. L'aventure était
+terminée; ce n'était pas un roman, elle n'avait même rien de bien
+intéressant; mais elle avait changé une des heures de ma vie
+monotone: on avait eu besoin de moi, on m'avait demandé un secours
+que j'avais accordé.
+
+J'étais contente, j'avais fait quelque chose; bien que cet acte
+puisse paraître trivial et indifférent, j'avais pourtant agi, et
+avant tout j'étais fatiguée d'une existence passive. Et puis une
+nouvelle figure était comme un nouveau portrait dans ma galerie;
+elle différait de toutes les autres, d'abord parce que c'était
+celle d'un homme, ensuite parce qu'elle était sombre et forte. Je
+l'avais devant les yeux lorsque j'entrai à Hay et que je jetai ma
+lettre à la poste, et je la voyais encore en descendant la colline
+qui devait me ramener à Thornfield. Arrivée devant l'escalier, je
+m'arrêtai; je regardai tout autour de moi et j'écoutai, me
+figurant que j'allais entendre le pas d'un cheval sur la chaussée,
+et voir un cavalier enveloppé d'un manteau, suivi d'un chien de
+Terre-Neuve semblable à un Gytrash: je ne vis qu'une haie et un
+saule émondé par le haut, qui se tenait droit comme pour recevoir
+les rayons de la lune; je n'entendis qu'un vent qui sifflait au
+loin dans les arbres de Thornfield, et, jetant un regard vers
+l'endroit d'où partait le murmure, j'aperçus une lumière à l'une
+des fenêtres du château. Je me rappelai alors qu'il était tard, et
+je hâtai le pas.
+
+Je n'aimais pas le moment où il fallait rentrer à Thornfield.
+Franchir les portes du château, c'était reprendre mon immobilité;
+traverser la salle silencieuse, monter le sombre escalier, entrer
+dans ma petite chambre isolée, et passer une longue soirée d'hiver
+avec la tranquille Mme Fairfax, avec elle seule, n'y avait-il pas
+là de quoi détruire la faible excitation causée par ma promenade?
+n'était-ce pas jeter sur mes facultés les chaînes invisibles d'une
+existence trop monotone, d'une existence dont je ne pouvais même
+pas apprécier les avantages? Il m'aurait fallu les orages d'une
+vie incertaine et pleine de luttes, une expérience rude et amère,
+pour me faire aimer le milieu paisible dans lequel je vivais. Je
+désirais le combat, comme l'homme fatigué d'être resté trop
+longtemps assis sur un siège commode, désire une longue promenade,
+et mon besoin d'agir était tout aussi naturel que le sien.
+
+Je flânai devant la porte; je flânai devant la prairie; je me
+promenai sur le pavé. Les contrevents de la porte vitrée étaient
+fermés; je ne pouvais pas voir l'intérieur de la maison; mes yeux
+et mon esprit semblaient, du reste, vouloir s'éloigner de cette
+caverne grise aux sombres voûtes, pour se tourner vers le beau
+ciel sans nuages qui planait au-dessus de ma tête. La lune montait
+majestueusement à l'horizon; laissant bien loin derrière elle le
+sommet des collines qu'elle avait d'abord éclairées, elle semblait
+aspirer au sombre zénith, perdu dans les distances infinies. Les
+tremblantes étoiles qui suivaient sa course agitaient mon coeur et
+brûlaient mes veines; mais il ne faut pas beaucoup pour nous
+ramener à la réalité; l'horloge sonna, cela suffit. Je détournai
+mes regards de la lune et des étoiles, j'ouvris une porte de côté
+et j'entrai.
+
+La grande salle n'était pas sombre, bien que la lampe de bronze ne
+fût pas encore allumée; elle était éclairée, ainsi que les
+premières marches de l'escalier, par une lueur provenant de la
+salle à manger, dont la porte ouverte à deux battants laissait
+voir une grille où brûlait un bon feu. La lumière du feu
+permettait d'apercevoir des tentures rouges, des meubles bien
+brillants, et un groupe réuni autour de la cheminée. À peine
+l'avais-je entrevu, et à peine avais-je entendu un mélange de
+voix, parmi lesquelles je distinguais celle d'Adèle, que la porte
+se referma.
+
+Je me dirigeai promptement vers la chambre de Mme Fairfax. Il y
+avait du feu, mais ni lumière ni dame Fairfax. À sa place, un gros
+chien noir et blanc, tout semblable au Gytrash, était assis sur le
+tapis, et regardait le feu avec gravité. Je fus tellement frappée
+de cette ressemblance, que je m'avançai vers lui en disant:
+«Pilote!» L'animal se leva et vint me flairer; je le caressai, il
+remua sa grande queue; il avait l'air d'un chien abandonné, et je
+me demandai d'où il pouvait venir; je sonnai, car j'avais besoin
+de lumière, et je désirais savoir également quel était ce
+visiteur. Leah entra.
+
+«Quel est ce chien? demandai-je.
+
+-- Il est venu avec le maître.
+
+-- Avec qui?
+
+-- Avec le maître, M. Rochester, qui vient d'arriver.
+
+-- En vérité, et Mme Fairfax est avec lui?
+
+-- Oui, ainsi que Mlle Adèle; et John est allé chercher un
+médecin, car il est arrivé un accident à notre maître; son cheval
+est tombé, et M. Rochester a eu le pied foulé.
+
+-- Est-ce que son cheval n'est pas tombé dans le sentier de Hay?
+
+-- Oui, il a glissé en descendant la colline.
+
+-- Ah! Apportez-moi une lumière, Leah.»
+
+Leah revint bientôt, suivie de Mme Fairfax, qui me répéta la
+nouvelle, ajoutant que M. Carter, le médecin, était arrivé, et
+qu'il était avec M. Rochester; puis elle alla donner des ordres
+pour le thé, et moi, je montai dans ma chambre pour me
+déshabiller.
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+D'après les ordres du médecin, M. Rochester se coucha de bonne
+heure et se leva tard le lendemain. Il ne descendit que pour ses
+affaires; son agent et quelques-uns de ses fermiers étaient
+arrivés et attendaient le moment de lui parler.
+
+Adèle et moi nous fûmes obligées de quitter la bibliothèque, parce
+qu'elle devait servir pour les réceptions d'affaires. On fit du
+feu dans une autre chambre; j'y portai nos livres et je
+l'arrangeai en salle d'étude. À partir de ce jour, le château
+changea d'aspect: il ne fut plus silencieux comme une église;
+toutes les heures on entendait frapper à la porte, tirer la
+sonnette ou traverser la salle. Des voix nouvelles résonnaient au-
+dessous de nous; depuis que Thornfield avait un maître, il n'était
+plus si étranger au monde extérieur. Quant à moi, j'en étais
+contente.
+
+Ce jour-là, il fut difficile de donner des leçons à Adèle; elle ne
+pouvait pas s'appliquer. Elle sortait continuellement de la
+chambre pour regarder par-dessus la rampe si elle ne pouvait pas
+apercevoir M. Rochester. Elle trouvait toujours des prétextes pour
+descendre; elle désirait probablement entrer dans la bibliothèque,
+où l'on n'avait nul besoin d'elle; lorsque je me fâchais et que je
+la forçais à rester tranquille, elle se mettait à me parler de son
+ami, M. Édouard Fairfax de Rochester, ainsi qu'elle l'appelait
+(c'était la première fois que j'entendais tous ses prénoms); elle
+se demandait quel cadeau il pouvait lui avoir apporté. Il parait
+que, le soir précédent, M. Rochester lui avait annoncé une petite
+boîte dont le contenu l'intéresserait beaucoup et qui devait
+arriver de Millcote en même temps que les bagages.
+
+«Et cela doit signifier, dit-elle, qu'il y aura dedans un cadeau
+pour moi, et peut-être pour vous aussi, mademoiselle. M. Rochester
+m'a parlé de vous; il m'a demandé le nom de ma gouvernante et si
+elle n'était pas une personne assez mince et un peu pâle. J'ai dit
+que oui, car c'est vrai; n'est-ce pas, mademoiselle?»
+
+Moi et mon élève nous dînâmes comme toujours dans la chambre de
+Mme Fairfax. Comme il neigeait, nous restâmes l'après-midi dans la
+salle d'étude. À la nuit, je permis à Adèle de laisser ses livres
+et son ouvrage et de descendre; car, d'après le silence qui
+régnait en bas, et n'entendant plus sonner à la porte, je jugeai
+que M. Rochester devait être libre. Restée seule, je me dirigeai
+vers la fenêtre; mais il n'y avait rien à voir. Le crépuscule et
+les flocons de neige obscurcissaient l'air et cachaient même les
+arbustes de la pelouse. Je baissai le rideau et je retournai au
+coin du feu.
+
+Je me mis à tracer sur les cendres rouges quelque chose de
+semblable à un tableau que j'avais vu autrefois, et qui
+représentait le château de Heidelberg, sur les bords du Rhin.
+Mme Fairfax, arrivant tout à coup, interrompit ma mosaïque
+enflammée, et empêcha mon esprit de se laisser aller aux
+accablantes pensées qui commençaient déjà à s'emparer de lui dans
+la solitude.
+
+«M. Rochester serait heureux, dit-elle, que vous et votre élève
+voulussiez bien prendre le thé avec lui ce soir. Il a été si
+occupé tout le jour, qu'il n'a pas encore pu demander à vous voir.
+
+-- À quelle heure prend-il le thé? demandai-je.
+
+-- Oh!... à six heures. Il avance l'heure de ses repas à la
+campagne; mais vous feriez mieux de changer de robe maintenant; je
+vais aller vous aider. Tenez, prenez cette lumière.
+
+-- Est-il nécessaire de changer de robe?
+
+-- Oui, cela vaut mieux; je m'habille toujours le soir quand
+M. Rochester est là.»
+
+Cette formalité me semblait quelque peu cérémonieuse; néanmoins je
+regagnai ma chambre, et, aidée par Mme Fairfax, je changeai ma
+robe de laine noire contre une robe de soie de la même couleur, ma
+plus belle, et du reste la seule de rechange que j'eusse, excepté
+une robe gris clair, que, dans mes idées de toilette prise à
+Lowood, je regardais comme trop belle pour être portée, si ce
+n'est dans les grandes occasions.
+
+«Il vous faut une broche,» me dit Mme Fairfax.
+
+Je n'avais pour tout ornement qu'une petite perle, dernier
+souvenir de Mlle Temple. Je la mis et nous descendîmes.
+
+Avec le peu d'habitude que j'avais de voir des étrangers, c'était
+une épreuve pour moi que d'être ainsi appelée en présence de
+M. Rochester. Je laissai Mme Fairfax s'avancer la première, et je
+marchai dans son ombre, lorsque nous traversâmes la salle à
+manger. Après avoir passé devant l'arche, dont le rideau était
+baissé pour le moment nous arrivâmes dans un élégant boudoir.
+
+Deux bougies étaient allumées sur la table et deux sur la
+cheminée. Pilote se chauffait, à demi étendu, à la flamme d'un feu
+superbe; Adèle était agenouillée à côté de lui. Sur un lit de
+repos, et le pied appuyé sur un coussin, paraissait M. Rochester;
+il regardait Adèle et le chien; le feu lui arrivait en plein
+visage. Je reconnus mon voyageur avec ses grands sourcils de jais,
+son front carré, rendu plus carré encore par la coupe horizontale
+de ses cheveux. Je reconnus son nez plutôt caractérisé que beau;
+ses narines ouvertes, qui me semblaient annoncer une nature
+emportée; sa bouche et son menton étaient durs. Maintenant qu'il
+n'était plus enveloppé d'un manteau, je pus voir que la carrure de
+son corps s'harmonisait avec celle de son visage. C'était un beau
+corps d'athlète, à la large poitrine, aux flancs étroits, mais
+dépourvu de grandeur et de grâce.
+
+M. Rochester devait s'être aperçu de mon entrée et de celle de
+Mme Fairfax; mais il paraît qu'il n'était pas d'humeur à la
+remarquer, car notre approche ne lui fit même pas lever la tête.
+
+«Voilà Mlle Eyre,» dit tranquillement Mme Fairfax.
+
+Il s'inclina, mais sans cesser de regarder le chien et l'enfant.
+
+«Que Mlle Eyre s'asseye,» dit-il. Son salut roide et contraint,
+son ton impatient, bien que cérémonieux, semblaient ajouter: «Que
+diable cela me fait-il, que Mlle Eyre soit ici ou ailleurs? pour
+le moment, je ne suis pas disposé à causer avec elle.»
+
+Je m'assis sans embarras. Une réception d'une exquise politesse
+m'aurait sans doute rendue très confuse. Je n'aurais pas pu y
+répondre avec la moindre élégance ou la moindre grâce, mais cette
+brutalité fantasque ne m'imposait aucune obligation, au contraire,
+en acceptant cette boutade, j'avais l'avantage. D'ailleurs,
+l'excentricité du procédé était piquante, et je désirais en
+connaître la suite.
+
+M. Rochester continua de ressembler à une statue, c'est-à-dire
+qu'il ne parla ni ne bougea. Mme Fairfax pensa qu'il fallait au
+moins que quelqu'un fût aimable; elle commença à parler avec
+douceur comme toujours, mais comme toujours aussi avec vulgarité:
+elle le plaignit de la masse d'affaires qu'il avait eues tout le
+jour et de la douleur que devait lui avoir occasionnée sa foulure;
+puis elle lui recommanda la patience et la persévérance tant que
+le mal durerait.
+
+«Madame, je voudrais avoir du thé,» fut la seule réponse qu'elle
+obtint.
+
+Elle se hâta de sonner, et, quand le plateau arriva, elle se mit à
+arranger les tasses et les cuillers avec une attentive célérité.
+Adèle et moi, nous nous approchâmes de la table, mais le maître ne
+quitta pas son lit de repos.
+
+«Voulez-vous passer cette tasse à M. Rochester? me dit
+Mme Fairfax. Adèle pourrait la renverser.»
+
+Je fis ce qu'elle me demandait. Lorsqu'il prit la tasse de mes
+mains, Adèle, pensant le moment favorable pour faire une demande
+en ma faveur, s'écria:
+
+«N'est-ce pas, monsieur, qu'il y a un cadeau pour Mlle Eyre dans
+votre petit coffre?
+
+-- Qui parle de cadeau? dit-il d'un air refrogné; vous attendiez-
+vous à un présent, mademoiselle Eyre? Aimez-vous les présents?»
+
+Et il examinait mon visage avec des yeux qui me parurent sombres,
+irrités et perçants.
+
+«Je ne sais, monsieur, je ne puis guère en parler par expérience;
+un cadeau passe généralement pour une chose agréable.
+
+-- Généralement; mais vous, qu'en pensez-vous?
+
+-- Je serais obligée d'y réfléchir quelque temps, monsieur, avant
+de vous donner une réponse satisfaisante. Un présent a bien des
+aspects, et il faut les considérer tous avant d'avoir une opinion.
+
+-- Mademoiselle Eyre, vous n'êtes pas aussi naïve qu'Adèle; dès
+qu'elle me voit, elle demande un cadeau à grands cris; vous, vous
+battez les buissons.
+
+-- C'est que j'ai moins confiance qu'Adèle dans mes droits; elle
+peut invoquer le privilège d'une vieille connaissance et de
+l'habitude, car elle m'a dit que de tout temps vous lui aviez
+donné des jouets; quant à moi, je serais bien embarrassée de me
+trouver un titre, puisque je suis étrangère et que je n'ai rien
+fait qui mérite une marque de reconnaissance.
+
+-- Oh ne faites pas la modeste; j'ai examiné Adèle, et j'ai vu que
+vous vous êtes donné beaucoup de peine avec elle; elle n'a pas de
+grandes dispositions, et en peu de temps vous l'avez
+singulièrement améliorée.
+
+-- Monsieur, vous m'avez donné mon cadeau, et je vous en remercie.
+La récompense la plus enviée de l'instituteur, c'est de voir louer
+les progrès de son élève.
+
+-- Oh! oh!» fit M. Rochester; et il but son thé en silence, «Venez
+près du feu,» dit-il lorsque le plateau fut enlevé et que
+Mme Fairfax se fut assise dans un coin avec son tricot.
+
+Adèle était occupée à me faire faire le tour de la chambre pour me
+montrer les beaux livres et les ornements placés sur les consoles
+et les chiffonnières; dès que nous entendîmes la voix de
+M. Rochester, nous nous hâtâmes d'obéir. Adèle voulut s'asseoir
+sur mes genoux, mais il lui ordonna de jouer avec Pilote.
+
+«Il y a trois mois que vous êtes ici? me demanda-t-il.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- D'où veniez-vous?
+
+-- De Lowood, dans le comté de...
+
+-- Ah! une école de charité. Combien de temps y êtes-vous restée?
+
+-- Huit ans.
+
+-- Huit ans! alors vous avez la vie dure; je croyais que la moitié
+de ce temps serait venu à bout de la plus forte constitution. Je
+ne m'étonne plus que vous ayez l'air de venir de l'autre monde; je
+me suis déjà demandé où vous aviez pu attraper cette espèce de
+figure. Hier, lorsque vous êtes venue au-devant de moi dans le
+sentier de Hay, j'ai pensé aux contes de fées, et j'ai été sur le
+point de croire que vous aviez ensorcelé mon cheval; je n'en suis
+pas encore bien sûr. Quels sont vos parents?
+
+-- Je n'en ai pas.
+
+-- Et vous n'en avez jamais eu, je suppose. Vous les rappelez-
+vous?
+
+-- Non.
+
+-- Je le pensais, en effet. Et lorsque je vous ai trouvée assise
+sur cet escalier, vous attendiez votre peuple.
+
+-- De qui parlez-vous, monsieur?
+
+-- Eh! mais des hommes verts. Il y avait un clair de lune qui
+devait leur être propice; ai-je brisé un de vos cercles, pour que
+vous ayez jeté sur mon passage ce maudit morceau de glace?»
+
+Je secouai la tête.
+
+«Il y a plus d'un siècle, dis-je, aussi sérieusement que lui, que
+tous les hommes verts ont abandonné l'Angleterre. Ni dans le
+sentier de Hay, ni dans les champs environnants, vous ne trouverez
+des traces de leur passage. Désormais le soleil de l'été
+n'éclairera pas plus leurs bacchanales que la lune de l'hiver.»
+
+Mme Fairfax avait laissé tomber son tricot, et semblait ne rien
+comprendre à notre conversation.
+
+«Eh bien! dit M. Rochester, si vous n'avez ni père ni mère, vous
+devez au moins avoir des oncles ou des tantes?
+
+-- Non, aucun que je connaisse.
+
+-- Quelle est votre demeure?
+
+-- Je n'en ai pas.
+
+-- Où demeurent vos frères et vos soeurs?
+
+-- Je n'ai ni frères ni soeurs.
+
+-- Qui vous a fait venir ici?
+
+-- J'ai fait mettre mon nom dans un journal, et Mme Fairfax m'a
+écrit.
+
+-- Oui, dit la bonne dame qui savait maintenant sur quel terrain
+elle était; et chaque jour je remercie la Providence du choix
+qu'elle m'a fait faire. Mlle Eyre a été une compagne parfaite pour
+moi, et une institutrice douce et attentive pour Adèle.
+
+-- Ne vous donnez pas la peine d'analyser son caractère, répondit
+M. Rochester. Les éloges n'influent en rien sur mon opinion; je
+jugerai par moi-même. Elle a commencé par faire tomber mon cheval.
+
+-- Monsieur! dit Mme Fairfax.
+
+-- C'est à elle que je dois cette foulure.»
+
+La veuve regarda avec étonnement et sans comprendre.
+
+«Mademoiselle Eyre, avez-vous jamais demeuré dans une ville?
+reprit M. Rochester.
+
+-- Non, monsieur.
+
+-- Avez-vous vu beaucoup de monde?
+
+-- Rien que les élèves et les maîtres de Lowood et les habitants
+de Thornfield.
+
+-- Avez-vous beaucoup lu?
+
+-- Je n'ai jamais eu qu'un très petit nombre de livres à ma
+disposition, et encore ce n'étaient pas des ouvrages bien
+remarquables.
+
+-- Vous avez mené la vie d'une nonne, et sans doute vous avez été
+élevée dans des idées religieuses. Brockelhurst, qui, je crois,
+dirige Lowood, est un ministre.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Et probablement que, vous autres jeunes filles, vous le
+vénériez comme un couvent de religieuses vénère son directeur.
+
+-- Oh non!
+
+-- Vous êtes bien froide; comment! Une novice qui ne vénère pas un
+prêtre! Voilà quelque chose de scandaleux.
+
+-- Je détestais M. Brockelhurst, et je n'étais pas la seule; c'est
+un homme dur et intrigant. Il nous a fait couper les cheveux, et,
+par économie, il nous achetait des aiguilles et du fil tels que
+nous pouvions à peine coudre.
+
+-- C'était une très mauvaise économie, dit Mme Fairfax, qui de
+nouveau put prendre part à la conversation.
+
+-- Et était-ce son plus grand crime? demanda M. Rochester.
+
+-- Avant l'établissement du Comité, et tant qu'il fut seul maître
+dans l'école, il ne nous donnait même pas une nourriture
+suffisante. Une fois chaque semaine il nous ennuyait par ses
+longues lectures, et tous les soirs il exigeait que nous lussions
+des livres qu'il avait faits sur la mort subite et le jugement.
+Ces livres nous effrayaient tellement que nous n'osions plus aller
+nous coucher.
+
+-- À quel âge êtes-vous entrée à Lowood?
+
+-- À dix ans.
+
+-- Et vous y êtes restée huit ans: alors vous avez dix-huit ans!»
+
+Je répondis affirmativement.
+
+«Vous voyez que l'arithmétique est utile; sans elle je n'aurais
+jamais pu deviner votre âge; car ce n'est pas facile à trouver,
+quand les traits et l'air sont si peu en rapport avec l'âge.
+Qu'avez-vous appris à Lowood? jouez-vous du piano?
+
+-- Un peu.
+
+-- C'est juste, c'est la réponse convenue. Entrez dans la
+bibliothèque!... s'il vous plaît, veux-je dire. Excusez mon ton de
+commandement, je suis habitué à dire: «Faites cela,» et on le
+fait. Je ne puis changer cette habitude pour une nouvelle venue.
+Entrez donc dans la bibliothèque; prenez une lumière, laissez la
+porte ouverte, asseyez-vous au piano, et jouez un air.»
+
+Je partis et je suivis ses indications.
+
+«Assez! me cria-t-il au bout de quelques minutes; je vois que vous
+jouez un peu, comme une pensionnaire anglaise, peut-être un peu
+mieux que quelques-unes, mais pas bien.»
+
+Je fermai le piano et je revins. M. Rochester continua:
+
+«Ce matin, Adèle m'a montré quelques esquisses qu'elle dit être de
+vous; je ne sais si elles sont entièrement faites par vous: un
+maître vous a probablement aidée?
+
+-- Non, en vérité! m'écriai-je.
+
+-- Oh! ceci pique votre orgueil; eh bien, allez chercher votre
+portefeuille, si vous pouvez affirmer que tout ce qu'il contient
+est de vous; mais n'assurez rien sans être certaine, car je m'y
+connais.
+
+-- Alors, monsieur, je me tairai et vous jugerez vous-même.»
+
+J'apportai mon portefeuille.
+
+«Approchez la table,» dit-il.
+
+Je la roulai jusqu'à lui. Adèle et Mme Fairfax s'avancèrent pour
+voir les dessins.
+
+«Ne vous pressez pas ainsi, dit M. Rochester; vous prendrez les
+dessins à mesure que j'aurai fini de les regarder; mais ne placez
+pas vos figures si près de la mienne.»
+
+Il examina les peintures et les esquisses; il en mit trois de
+côté; après avoir regardé les autres, il les jeta loin de lui.
+
+«Emportez-les sur l'autre table, madame Fairfax, dit-il, et
+regardez-les avec Adèle. Quant à vous, ajouta-t-il en me
+regardant, asseyez-vous et répondez à mes questions. Je vois bien
+que ces trois peintures ont été faites par là même main; cette
+main est-elle la vôtre?
+
+-- Oui.
+
+-- Quand avez-vous trouvé le temps de les faire? car elles ont dû
+demander beaucoup de temps et un peu de réflexion.
+
+-- Je les ai faites dans les deux dernières vacances que j'ai
+passées à Lowood, quand je n'avais pas autre chose à faire.
+
+-- Où avez-vous trouvé les originaux de ces copies?
+
+-- Dans ma tête.
+
+-- Dans cette tête que je vois sur vos épaules?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- A-t-elle encore d'autres sujets du même genre?
+
+-- J'espère que oui, et j'espère même qu'ils seraient meilleurs.»
+
+Il étendit les peintures devant lui et les regarda de nouveau.
+
+Pendant que M Rochester est ainsi occupé, lecteurs, j'ai le temps
+de vous les décrire. D'abord, je dois vous avertir qu'elles n'ont
+rien de merveilleux. Les sujets s'étaient présentés avec force à
+mon esprit; ils étaient frappants, tels que je les avais conçus
+avant d'essayer de les reproduire; mais ma main ne put pas obéir à
+mon imagination, ou du moins ne reproduisit qu'une pâle copie de
+ce que voyait mon esprit.
+
+C'étaient des aquarelles. La première représentait des nuages
+livides sur une mer agitée. L'horizon et même les vagues du
+premier plan étaient dans l'ombre; un rayon de lumière faisait
+ressortir un mât à moitié submergé, et au-dessus duquel un noir
+cormoran étendait ses ailes tachetées d'écume; il portait à son
+bec un bracelet d'or orné de pierres précieuses, auxquelles je
+m'étais efforcée de donner les teintes les plus nettes et les plus
+brillantes. Au-dessous du mât et de l'oiseau de mer flottait un
+cadavre qu'on n'apercevait que confusément à travers les vagues
+vertes. Le seul membre qu'on pût voir distinctement était le bras
+qui venait d'être dépouillé de son ornement.
+
+Le second tableau avait pour premier plan une montagne couverte de
+gazon et de feuilles soulevées par la brise. Au delà et au-dessus
+s'étendait le ciel bleu fonce d'un crépuscule. Une femme, dont on
+ne voyait que le buste, apparaissait dans ce ciel; j'avais
+combiné, pour la représenter, les teintes les plus sombres et les
+plus douces. Son front était surmonté d'une étoile; le bas de sa
+figure était voilé par des brouillards; ses yeux étaient sauvages
+et sombres; ses cheveux flottaient autour d'elle comme des nuages
+obscurs déchirés par l'électricité ou l'orage; sur son cou
+brillait une pâle lueur semblable à un rayon de la lune. Cette
+lueur se répandait aussi sur les nuages légers qui entouraient cet
+emblème de l'Étoile du soir.
+
+Le dernier tableau, enfin, représentait le pic d'un glacier
+s'élançant vers un ciel d'hiver. Les rayons du nord envoyaient à
+l'horizon leurs légions de dards. Sur le premier plan, on
+apercevait une tête colossale appuyée sur le glacier. Deux mains
+délicates croisées au-dessous du front couvraient d'un voile noir
+le bas de la figure. On ne voyait qu'un front pâle, des yeux
+fixes, creux et désespérés. Au-dessus des tempes, au milieu d'un
+turban déchiré et de draperies noires vaguement indiquées,
+brillait un cercle de flammes blanches parsemées de pierres
+précieuses d'une teinte plus vive que le reste du tableau. Cette
+pâle auréole était l'emblème d'un diadème royal, et elle
+couronnait un être qui n'avait pas de corps.
+
+«Étiez-vous heureuse, quand vous avez fait ces dessins? me demanda
+M. Rochester.
+
+-- J'étais absorbée, monsieur; oui, j'étais heureuse; peindre est
+une des jouissances les plus vives que j'aie connues!
+
+-- Ce n'est pas beaucoup dire. Vous avouez vous-même que vos
+plaisirs n'étaient pas nombreux. Vous deviez être plongée dans une
+sorte de rêve d'artiste, quand vous avez mélangé ces teintes
+étranges. Y passiez-vous longtemps chaque jour?
+
+-- C'était pendant les vacances; je n'avais rien à faire; je m'y
+mettais le matin et j'y restais jusqu'à la nuit; la longueur des
+jours d'été favorisait mon inclination.
+
+-- Et étiez-vous satisfaite du résultat de vos ardents travaux?
+
+-- Loin de là, je souffrais du contraste qu'il y avait entre mon
+idéal et mon oeuvre; je me sentais complètement impuissante à
+réaliser ce que j'avais imaginé.
+
+-- Pas tout à fait; vous avez fixé l'ombre de vos pensées, mais
+pas plus, probablement. Vous n'aviez pas assez de science et
+d'habileté technique pour les rendre complètement; cependant ces
+esquisses sont remarquables pour une écolière. La pensée qu'elles
+veulent représenter est fantastique; ces yeux de l'Étoile du soir,
+vous avez dû les voir dans un de vos rêves. Comment avez-vous pu
+les faire si clairs et pourtant si peu brillants? Que vouliez-vous
+dire en les faisant si profonds et si solennels? Qui vous a appris
+à peindre le vent? Voilà une tempête sur le ciel et sur cette
+hauteur. Où avez-vous vu Latmos? car c'est Latmos. Retirez ces
+dessins.»
+
+J'avais à peine noué les cordons du portefeuille, que, regardant
+sa montre, il dit brusquement:
+
+«Il est neuf heures; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, de
+laisser Adèle veiller si tard? Allez la coucher.»
+
+Adèle embrassa son tuteur avant de quitter la chambre; il accepta
+ses caresses, mais ne sembla pas les goûter plus que ne l'aurait
+fait Pilote, moins peut-être.
+
+«Maintenant, je vous souhaite le bonsoir à tous,» dit-il en
+montrant la porte; ce qui signifiait qu'il était fatigué de notre
+compagnie et qu'il désirait nous renvoyer.
+
+Mme Fairfax roula son tricot. Je pris mon portefeuille; nous lui
+fîmes un salut auquel il répondit froidement, et nous nous
+retirâmes.
+
+«Vous prétendiez que M. Rochester n'était pas très original,
+madame Fairfax? lui dis-je lorsque, après avoir couché Adèle, je
+la rejoignis dans sa chambre.
+
+-- Vous le trouvez donc bizarre?
+
+-- Je le trouve très mobile et très brusque.
+
+-- C'est vrai; il peut bien faire cet effet-là à un étranger mais
+moi, je suis tellement habituée à ses manières, que je n'y pense
+jamais: et puis, si son caractère est singulier, il faut se
+montrer indulgent.
+
+-- Pourquoi?
+
+-- D'abord, parce que c'est sa nature, et que personne ne peut
+changer sa nature; ensuite, parce qu'il est sans doute accablé de
+douloureuses pensées, et que c'est là ce qui lui donne un
+caractère inégal.
+
+-- Quelles pensées donc?
+
+-- Des luttes de famille.
+
+-- Il n'a pas de famille.
+
+-- Mais il en a eu; il a perdu son frère aîné, il y a quelques
+années.
+
+-- Son frère aîné?
+
+-- Oui, il n'y a que neuf ans à peu près que M. Rochester possède
+cette propriété.
+
+-- Neuf ans, c'est déjà passable; aimait-il donc son frère au
+point d'être resté inconsolable tout ce temps?
+
+-- Oh non! je crois qu'il y a eu des disputes entre eux.
+M. Rowland Rochester n'était pas très juste à l'égard de
+M. Édouard, et même il a excité son père contre lui. Le vieillard
+ne pouvait pas séparer en deux les biens de la famille, et il
+désirait pourtant que M. Édouard fût riche aussi, pour l'honneur
+du nom; il en résulta des démarches très fâcheuses. Le vieux
+M. Rochester et M. Rowland s'entendirent, et, afin d'enrichir
+M. Édouard, ils l'entraînèrent dans une position douloureuse. Je
+ne sais pas au juste ce qu'ils firent; mais toujours est-il que
+M. Édouard ne put pas supporter tout ce qu'il eut à souffrir. Il
+n'est pas indulgent; aussi rompit-il avec sa famille, et depuis
+longtemps il mène une vie errante. Je ne crois pas qu'il soit
+resté quinze jours de suite ici depuis que la mort de son frère
+l'a laissé maître du château. Du reste, je ne m'étonne pas qu'il
+évite ce lieu.
+
+-- Et pourquoi?
+
+-- Il le trouve triste peut-être.»
+
+La réponse était vague. J'aurais désiré quelque chose de plus
+clair; mais Mme Fairfax ne pouvait ou ne voulait pas donner des
+détails plus circonstanciés sur l'origine et la nature des
+épreuves de M. Rochester. Elle avouait que c'était un mystère pour
+elle et qu'elle ne pouvait que faire des conjectures; il était
+évident qu'elle ne désirait plus parler de cela: je le compris et
+j'agis en conséquence.
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+Les jours suivants, je ne vis que peu M. Rochester. Le matin, il
+était occupé par ses affaires, et dans l'après-midi, des messieurs
+de Millcote et du voisinage venaient le voir et restaient
+quelquefois à dîner avec lui. Quand son pied alla assez bien pour
+lui permettre l'exercice du cheval, il resta dehors une partie de
+la journée, probablement pour rendre les visites qu'on lui avait
+faites, et il ne revenait généralement que fort tard.
+
+Pendant ce temps, il demanda rarement Adèle; quant à moi, je ne le
+vis que lorsque je le rencontrais par hasard dans la grande salle
+ou dans le corridor. Quelquefois il passait devant moi avec
+hauteur, daignant à peine me saluer légèrement et me jeter un
+regard froid; d'autres fois, au contraire, il s'inclinait et me
+souriait avec affabilité. Ce changement d'humeur ne m'offensait
+nullement, parce que je voyais que je n'y étais pour rien; le flux
+et le reflux provenaient de causes tout à fait indépendantes de ma
+volonté.
+
+Un jour qu'il avait eu du monde à dîner, il avait envoyé chercher
+mon portefeuille, sans doute pour en montrer le contenu. Les
+invités partirent tôt pour se rendre à une assemblée publique à
+Millcote; comme le temps était humide, M. Rochester ne les
+accompagna pas. Après leur départ, il sonna, et on vint m'avertir
+que j'eusse à descendre avec Adèle. J'habillai Adèle, et, après
+m'être assurée que j'étais bien moi-même dans mon costume de
+quakeresse, où rien ne pouvait être retouché, car tout était trop
+simple et trop plat, y compris ma coiffure, pour que la plus
+petite chose pût se déranger, nous descendîmes. Adèle se demandait
+si son petit coffre était enfin arrivé; car grâce à quelque
+erreur, on ne l'avait point encore reçu. Elle ne s'était pas
+trompée; en entrant dans la salle à manger, nous aperçûmes sur la
+table un petit carton qu'elle sembla reconnaître instinctivement.
+
+«Ma boîte! ma boîte! s'écria-t-elle.
+
+-- Oui, voilà enfin votre boîte. Emportez-la dans un coin, vraie
+fille de Paris, et amusez-vous à la déballer, dit la voix profonde
+et railleuse de M. Rochester, qui était assis dans un fauteuil au
+coin du feu; mais surtout ne m'ennuyez pas avec les détails de
+votre procédé anatomique. Que votre opération se fasse en silence.
+Tiens-toi tranquille, enfant, comprends-tu?»
+
+Adèle semblait ne point avoir besoin de l'avertissement; elle se
+retira sur un sofa avec son trésor, et se mit à défaire les cordes
+qui entouraient la boîte. Après avoir soulevé le couvercle et
+retiré un certain papier d'argent, elle s'écria:
+
+«Oh! ciel, que c'est beau! et elle demeura absorbée dans sa
+contemplation.
+
+-- Mademoiselle Eyre est-elle ici? demanda le maître en se levant
+à demi et en regardant de mon côté. Ah! bon; venez et asseyez-vous
+ici, ajouta-t-il en approchant une chaise de la sienne; je n'aime
+pas le babillage des enfants. Le murmure de leurs lèvres ne peut
+rien rappeler d'agréable à un vieux célibataire comme moi; ce
+serait une chose intolérable pour moi que de passer toute une
+soirée en tête-à-tête avec un marmot. N'éloignez pas votre chaise,
+mademoiselle Eyre; asseyez-vous juste où je l'ai placée, comme
+cela, s'il vous plaît. Je ne veux point de ces politesses; moi je
+les oublie sans cesse, je ne les aime pas plus que les vieilles
+dames dont l'intelligence est trop bornée. Pourtant il faut que je
+fasse venir la mienne; elle est une Fairfax, ou du moins a épousé
+un Fairfax; je ne dois pas la négliger. On dit que le sang est
+plus épais que l'eau.»
+
+Il sonna et demanda Mme Fairfax, qui arriva bientôt avec son
+tricot.
+
+«Bonsoir, madame, dit-il. Je vous demanderai de me rendre un
+service. J'ai défendu à Adèle de me parler du cadeau que je lui ai
+fait; je vois qu'elle en a bien envie: ayez la bonté de lui servir
+d'interlocutrice; vous n'aurez jamais accompli un acte de
+bienveillance plus réel.»
+
+En effet, à peine Adèle eut-elle aperçu Mme Fairfax, qu'elle
+l'appela, et jeta sur elle la porcelaine, l'ivoire et tout ce que
+contenait sa boîte, en manifestant son enthousiasme par des
+phrases entrecoupées, car elle ne possédait l'anglais que très
+imparfaitement.
+
+«Maintenant, dit M. Rochester, j'ai accompli mes devoirs de maître
+de maison; j'ai mis mes invités à même de s'amuser réciproquement,
+et je puis songer à mon propre plaisir. Mademoiselle Eyre, avancez
+un peu votre chaise; vous êtes trop en arrière, je ne puis pas
+vous voir sans me déranger, ce que je n'ai nullement l'intention
+de faire.»
+
+Je fis ce qu'il me disait, bien que j'eusse infiniment préféré
+rester un peu en arrière; mais M. Rochester avait une manière si
+directe de donner un ordre, qu'il semblait impossible de ne pas
+lui obéir promptement.
+
+Nous étions dans la salle à manger, comme je l'ai déjà dit le
+lustre qu'on avait allumé pour le dîner éclairait toute la pièce.
+Le feu était rouge et brillant; les rideaux pourpres retombaient
+avec ampleur devant la grande fenêtre et l'arche plus grande
+encore; tout était tranquille; on n'entendait que le babillage
+voilé d'Adèle, car elle n'osait pas parler haut, et la pluie
+d'hiver qui battait les vitres.
+
+M. Rochester, ainsi étendu dans son fauteuil de damas, me sembla
+différent de ce que je l'avais vu auparavant. Il n'avait pas l'air
+tout à fait aussi sombre et aussi triste. J'aperçus un sourire sur
+ses lèvres; le vin lui avait probablement procuré cette gaieté
+relative, mais je ne puis pourtant pas l'affirmer; son caractère
+de l'après-dînée était plus expansif que celui du matin. Cependant
+il avait encore quelque chose d'effrayant lorsqu'il appuyait sa
+tête massive contre le dossier rembourré du fauteuil, et que la
+lumière du feu, arrivant en plein sur ses traits de granit,
+éclairait ses grands yeux noirs; car il avait de fort beaux yeux
+noirs qui, changeant quelquefois tout à coup de caractère,
+exprimaient, sinon la douceur, du moins un sentiment qui s'en
+rapprochait beaucoup. Pendant deux minutes environ il contempla le
+feu, et, lorsqu'il se retourna, il aperçut mon regard fixé sur
+lui.
+
+«Vous m'examinez, mademoiselle Eyre, me dit-il; me trouveriez-vous
+beau?»
+
+Si j'avais eu le temps de réfléchir, j'aurais fait une de ces
+réponses conventionnelles, vagues et polies; mais les paroles
+sortirent de mes lèvres presque à mon insu.
+
+«Non, monsieur, répondis-je.
+
+-- Savez-vous qu'il y a quelque chose d'étrange en vous? me dit-
+il. Vous avez l'air d'une petite nonne, avec vos manières
+tranquilles, graves et simples, vos yeux généralement baissés,
+excepté lorsqu'ils sont fixés sur moi, comme maintenant, par
+exemple; et quand on vous questionne ou quand on fait devant vous
+une remarque qui vous force à parler, votre réponse est sinon
+impertinente, du moins brusque.
+
+-- Pardon, monsieur, j'ai été trop franche; j'aurais dû vous dire
+qu'il n'était pas facile d'improviser une réponse sur les
+apparences, que les goûts diffèrent, que la beauté est de peu
+d'importance, ou quelque chose de semblable.
+
+-- Non, vous n'auriez pas dû répondre cela. Comment! la beauté de
+peu d'importance! Ainsi, sous prétexte d'adoucir le coup, vous
+enfoncez la lame plus avant! Continuez; quel défaut me trouvez-
+vous, je vous prie? Il me semble que mes membres et mes traits
+sont faits comme ceux des autres hommes.
+
+-- Veuillez oublier, monsieur, ma réponse; je n'ai nullement eu
+l'intention de vous blesser, c'est pure étourderie de ma part.
+
+-- Justement, c'est ce que je pense aussi; mais vous êtes
+responsable de cette étourderie; critiquez-moi. Mon front vous
+déplaît-il?»
+
+Il souleva ses cheveux noirs qui descendaient sur ses yeux, et
+laissa voir un front large et intelligent, mais où rien
+n'indiquait la bienveillance.
+
+«Eh bien! madame, suis-je un idiot? me demanda-t-il.
+
+-- Loin de là, monsieur; mais vous me trouverez peut-être trop
+brusque lorsque je vous demanderai si vous êtes un philanthrope.
+
+-- Encore une pointe, et cela parce que j'ai déclaré ne pas aimer
+la société des enfants et des vieilles femmes... Ça, parlons plus
+bas... Non, jeune fille, je ne suis généralement pas un
+philanthrope; mais j'ai une conscience, ajouta-t-il en posant son
+doigt sur la bosse qui, à ce qu'on prétend, indique cette faculté,
+et qui chez lui était assez volumineuse, et donnait une grande
+largeur à la partie supérieure de la tête; même autrefois j'ai eu
+une sorte de tendresse dans le coeur. À votre âge, je sentais,
+j'avais pitié des faibles et de ceux qui souffrent; mais la
+fortune m'a frappé de ses mains vigoureuses, et maintenant je puis
+me flatter d'être aussi dur qu'une balle de caoutchouc, pénétrable
+peut-être par deux ou trois endroits, mais n'ayant plus qu'un seul
+point sensible. Croyez-vous qu'on puisse encore espérer pour moi?
+
+-- Espérer quoi, monsieur?
+
+-- Mais que le caoutchouc redeviendra chair.
+
+-- Décidément, il a bu trop de vin,» pensai-je, et je ne savais
+quelle réponse faire à sa question. Comment pouvais-je dire s'il
+était capable d'être transformé?
+
+«Vous avez l'air embarrassé, me dit-il, et, quoique vous ne soyez
+pas plus jolie que je ne suis beau, cependant un air embarrassé
+vous va bien: d'ailleurs cela me convient, c'est un moyen
+d'éloigner de ma figure vos yeux scrutateurs et de les reporter
+sur les fleurs du tapis. Ainsi donc je vais continuer à vous
+embarrasser, jeune fille; je suis disposé à être communicatif
+aujourd'hui.»
+
+En disant ces mots, il se leva et appuya son bras sur le marbre de
+la cheminé, je pus voir distinctement son corps, sa figure et sa
+poitrine, dont le développement n'était pas en proportion avec la
+longueur de ses membres. Presque tout le monde l'aurait trouvé
+laid; mais il avait dans son port tant d'orgueil involontaire,
+tant d'aisance dans ses manières; il semblait s'inquiéter si peu
+de son manque de beauté et être si intimement persuadé que ses
+qualités personnelles étaient bien assez puissantes pour remplacer
+un charme extérieur, qu'en le regardant on partageait son
+indifférence, et qu'on était presque tenté de partager aussi sa
+confiance en lui-même.
+
+«Je suis disposé à être communicatif, répéta-t-il, et c'est
+pourquoi je vous ai envoyé chercher; le feu et le chandelier
+n'étaient pas des compagnons suffisants, Pilote non plus, car il
+ne parle pas; Adèle me convenait un peu mieux, mais ce n'était pas
+encore là ce qu'il me fallait, pas plus que Mme Fairfax. Quant à
+vous, je suis persuadé que vous êtes justement ce que je voulais;
+vous m'avez intrigué le premier soir où je vous ai vue; depuis, je
+vous avais presque oubliée; d'autres idées vous avaient chassée de
+mon souvenir; mais, aujourd'hui, je veux éloigner de moi ce qui me
+déplaît et prendre ce qui m'amuse. Eh bien, cela m'amuse d'en
+savoir plus long sur votre compte; ainsi donc, parlez.»
+
+Au lieu de parler, je souris; et mon sourire n'était ni aimable ni
+soumis.
+
+«Parlez, répéta-t-il.
+
+-- Sur quoi, monsieur?
+
+-- Sur ce que vous voudrez; je vous laisse le choix du sujet, et
+vous pourrez même le traiter comme il vous plaira.»
+
+En conséquence de ses ordres, je m'assis et ne dis rien. «Il
+s'imagine que je vais parler pour le plaisir de parler; mais je
+lui prouverai que ce n'est pas à moi qu'il devait s'adresser pour
+cela.» pensai-je.
+
+«Êtes-vous muette, mademoiselle Eyre?»
+
+Je persistai dans mon silence; il pencha sa tête vers moi et
+plongea un regard rapide dans mes yeux.
+
+«Opiniâtre et ennuyée, dit-il; elle persiste; mais aussi j'ai fait
+ma demande sous une forme absurde et presque impertinente.
+Mademoiselle Eyre, je vous demande pardon; sachez, une fois pour
+toutes, que mon intention n'est pas de vous traiter en inférieure,
+c'est-à-dire, reprit-il, je ne veux que la supériorité que doivent
+donner vingt ans de plus et une expérience d'un siècle. Celle-là
+est légitime et j'y tiens, comme dirait Adèle, et c'est en vertu
+de cette supériorité, de celle-là seule, que je vous prie d'avoir
+la bonté de me parler un peu et de distraire mes pensées qui
+souffrent de se reporter toujours sur un même point où elles se
+rongent comme un clou rouillé.»
+
+Il avait daigné me donner une explication, presque faire des
+excuses; je n'y fus pas insensible, et je voulus le lui prouver.
+
+«Je ne demande pas mieux que de vous amuser, monsieur, si je le
+puis. Mais comment voulez-vous que je sache ce qui vous intéresse?
+Interrogez-moi, et je vous répondrai de mon mieux.
+
+-- D'abord acceptez-vous que j'aie le droit d'être un peu le
+maître? Acceptez-vous que j'aie le droit d'être quelquefois
+brusque et exigeant à cause des raisons que je vous ai données:
+d'abord parce que je suis assez âgé pour être votre père; ensuite
+parce que j'ai l'expérience que donne la lutte; que j'ai vu de
+près bien des hommes et bien des nations; qu'enfin, j'ai parcouru
+la moitié du globe, pendant que vous êtes toujours restée
+tranquillement chez les mêmes individus et dans la même maison?
+
+-- Faites comme il vous plaira, monsieur.
+
+-- Ce n'est pas une réponse, ou du moins c'en est une très
+irritante, parce qu'elle est évasive; répondez clairement.
+
+-- Eh bien, monsieur, je ne pense pas que vous ayez le droit de me
+donner des ordres, simplement parce que vous êtes plus vieux et
+que vous connaissez mieux le monde que moi; votre supériorité
+dépend de l'usage que vous avez fait de votre temps et de votre
+expérience.
+
+-- Voilà qui est promptement répondu. Mais je n'admets pas votre
+principe; il me serait trop défavorable, car j'ai fait un usage
+nul, pour ne pas dire mauvais, de ces deux avantages. Mettons de
+côté toute supériorité; je vous demande simplement d'accepter de
+temps en temps mes ordres sans vous blesser de mon ton de
+commandement: dites, le voulez-vous?»
+
+Je souris. «M. Rochester est étrange, pensai-je en moi-même; il
+semble oublier qu'il me paye trente livres sterling par an pour
+recevoir ses ordres.
+
+-- Voilà un sourire qui me plaît, dit-il, mais cela ne suffit pas;
+parlez.
+
+-- Je pensais tout à l'heure, monsieur, répondis-je, que bien peu
+de maîtres s'inquiètent de savoir si les gens qu'ils payent sont
+ou non contents de recevoir leurs ordres.
+
+-- Les gens qu'ils payent! est-ce que je vous paye? Ah! oui, je
+l'avais oublié; eh bien, alors, pour cette raison mercenaire,
+voulez-vous me permettre d'être un peu le maître?
+
+-- Pour cette raison, non, monsieur; mais parce que vous avez
+oublié que je dépendais de vous. Oui, je consens du fond du coeur
+à ce que vous me demandez, parce que vous cherchez à savoir si le
+serviteur est heureux dans sa servitude.
+
+-- Et vous consentez à me dispenser des formes conventionnelles,
+sans prendre cette omission pour une impertinence?
+
+-- Je suis sûre, monsieur, de ne jamais confondre le manque de
+forme avec l'impertinence: j'aime la première de ces choses; quant
+à l'autre, aucune créature libre ne peut la supporter, même pour
+de l'argent.
+
+-- Erreur! La plupart des créatures libres acceptent tout pour de
+l'argent. Je vous conseille donc de ne pas proclamer des
+généralités dont vous êtes incapable de juger l'exactitude.
+Néanmoins, je vous sais gré de votre réponse, tant pour elle-même
+que pour la manière dont vous l'avez faite: car vous avez parlé
+avec sincérité, ce qui n'est pas commun; l'affectation, la
+froideur, ou une manière stupide de comprendre votre pensée, voilà
+ce qui, en général, répond à votre franchise. Sur cent sous-
+maîtresses, pas une peut-être ne m'eût répondu comme vous. Mais ne
+croyez pas que je veuille vous flatter. Si vous avez été faite
+dans un moule différent des autres, vous n'en êtes nullement
+cause; c'est l'oeuvre de la nature. Et, d'ailleurs, je ne puis pas
+conclure encore; peut-être n'êtes-vous pas meilleure que les
+autres; peut-être avez-vous des défauts intolérables pour balancer
+vos quelques bonnes qualités.
+
+-- Peut-être en avez-vous vous-même,» pensai-je. Et à ce moment
+mon regard rencontra le sien; il lut ma pensée, et y répondit
+comme si je l'avais exprimée par des paroles.
+
+«Oui, oui, vous avez raison, dit-il; j'ai bon nombre de défauts
+moi-même, je le sais, et je ne cherche pas à m'excuser. Je n'ai
+pas le droit d'être trop sévère pour les autres; mes actes et la
+nature de ma vie passée devraient arrêter le sourire sur mes
+lèvres; je devrais ne pas critiquer trop sévèrement mon voisin, et
+reporter mes regards sur mon propre coeur. J'entrai, ou plutôt,
+car les pécheurs aiment à jeter le blâme sur la fortune ou les
+circonstances, je fus précipité à l'âge de vingt ans dans une
+route dangereuse, et depuis je n'ai jamais repris le droit chemin;
+mais j'aurais pu être différent de ce que je suis; j'aurais pu
+être aussi bon que vous, plus expérimenté, peut-être presque aussi
+pur; j'envie la paix de votre esprit, la pureté de votre
+conscience et votre passé sans tache. Enfant, un passé sans tache
+doit être un trésor exquis, une source inépuisable de bonheur,
+n'est-ce pas?
+
+-- Quel était votre passé à dix-huit ans, monsieur?
+
+-- Il était beau et limpide; aucune eau impure ne l'avait
+transformé en mare fétide! J'étais votre égal à dix-huit ans; la
+nature m'avait fait pour être bon, mademoiselle Eyre, et vous
+voyez que je ne le suis pas; vos yeux me disent que vous ne le
+voyez pas (car, à propos, prenez garde à l'expression de votre
+regard; je suis rapide à l'interpréter). Croyez ce que je vais
+vous dire: je ne suis pas méchant; n'allez pas voir en moi un de
+ces princes du mal. Non; grâce aux circonstances plutôt qu'à ma
+nature, je suis un pécheur vulgaire, plongé dans toutes les
+misérables dissipations que recherchent les riches pour égayer
+leur vie. Ne vous étonnez pas si je vous avoue toutes ces choses;
+sachez que, dans le cours de notre vie à venir, vous vous
+trouverez souvent choisie pour être la confidente involontaire de
+bien des secrets. Beaucoup sentiront instinctivement comme moi que
+vous n'êtes pas faite pour parler de vous, mais pour écouter les
+autres parler d'eux; ils comprendront aussi que vous ne les
+écoutez pas avec un mépris malveillant, mais avec une sympathie
+naturelle qui console et encourage, bien qu'elle ne se manifeste
+pas très vivement.
+
+-- Comment pouvez-vous savoir, comment avez-vous pu deviner tout
+cela, monsieur?
+
+-- Je le sais, et c'est pourquoi je continue aussi librement que
+si j'écrivais mes pensées sur mon journal. Vous me direz que
+j'aurais dû dominer les circonstances, c'est vrai, mais, vous le
+voyez, je ne l'ai pas pu; quand la fortune m'a frappé, j'aurais dû
+demeurer froid, et je suis tombé dans le désespoir. Alors a
+commencé mon abaissement; et maintenant, quand un imbécile vicieux
+excite mon dégoût par ses honteuses débauches, je ne puis pas me
+vanter d'être meilleur que lui. Je suis obligé de confesser que
+lui et moi nous sommes sur le même niveau. Que ne suis-je resté
+ferme! Dieu sait si je le désire. Craignez le remords, quand vous
+serez tentée de succomber, mademoiselle Eyre; le remords est le
+poison de la vie.
+
+-- On dit que le repentir en est le remède, monsieur.
+
+-- Non; le seul remède possible, c'est une conduite meilleure, et
+je pourrais y arriver; j'ai encore assez de force si... Mais
+pourquoi y penser, accablé et maudit comme je le suis? et
+d'ailleurs, puisque le bonheur m'est refusé, j'ai droit de
+chercher le plaisir dans la vie, et je le trouverai à n'importe
+quel prix.
+
+-- Alors, monsieur, vous tomberez encore plus bas.
+
+-- C'est possible; et pourtant non, si je trouve un plaisir frais
+et doux; et j'en trouverai un aussi frais et aussi doux que le
+miel sauvage recueilli par l'abeille sur les marais.
+
+-- Prenez garde, monsieur, qu'il ne vous semble bien amer.
+
+-- Qu'en savez-vous? vous ne l'avez jamais goûté. Comme votre
+regard est sérieux et solennel! et vous êtes aussi ignorante de
+tout ceci que cette tête de porcelaine, dit-il en en prenant une
+sur la cheminée. Vous n'avez pas le droit de me prêcher, néophyte
+qui n'avez pas passé le seuil de la vie, et qui ne connaissez
+aucun de ses mystères.
+
+-- Je ne fais que vous rappeler vos propres paroles, monsieur;
+vous avez dit que la faute conduisait au remords, et que le
+remords était le poison de la vie.
+
+-- Eh! qui parle de faute? je ne pense pas que l'idée que je viens
+de concevoir soit une faute; c'est plutôt une inspiration qu'une
+tentation; oh! elle était douce et calmante! la voilà qui revient
+encore. Ce n'est pas l'esprit du mal qui me l'a inspirée, ou bien
+alors il a revêtu la robe d'un ange; il me semble que je dois
+admettre un tel hôte lorsqu'il me demande l'entrée de mon coeur.
+
+-- Défiez-vous de lui, monsieur, ce n'est pas un ange véritable.
+
+-- Encore une fois, qu'en savez-vous? Par quel instinct prétendez-
+vous distinguer le séraphin déchu du messager de l'Éternel; le
+guide, du séducteur?
+
+-- J'ai jugé d'après votre apparence, qui était troublée au moment
+où vous avez dit que la même pensée vous revenait, et je suis
+persuadée que, si vous agissez selon votre désir, vous deviendrez
+plus malheureux encore.
+
+-- Pas du tout; cet ange m'a apporté le plus gracieux message du
+monde. Du reste, vous n'êtes pas chargée de ma conscience, ainsi
+donc ne vous troublez pas. Entre, joyeux voyageur!»
+
+Il semblait parler à une vision aperçue de lui seul; puis il
+croisa ses bras sur sa poitrine comme pour embrasser l'être
+invisible.
+
+«Maintenant, continua-t-il en s'adressant à moi, j'ai reçu le
+pèlerin; je crois que c'est une divinité déguisée; il m'a déjà
+fait du bien: mon coeur était tout charnel, le voilà devenu un
+reliquaire.
+
+-- À dire vrai, monsieur, je ne vous comprends pas du tout; je ne
+puis pas continuer cette conversation, elle n'est plus à ma
+portée. Je ne sais qu'une chose: c'est que vous n'êtes pas aussi
+bon que vous le désirez et que vous regrettez votre imperfection;
+je n'ai compris qu'une chose: c'est que les souillures de votre
+passé étaient une torture pour vous. Il me semble que, si vous le
+vouliez, vous seriez bientôt digne d'être approuvé par vous-même
+et que si, à partir de ce jour, vous preniez la résolution de
+modifier vos actes et vos pensées, au bout de quelques années vous
+auriez un passé pur et que vous pourriez contempler avec joie.
+
+-- Bien pensé et bien dit, mademoiselle Eyre, et dans ce moment je
+pave l'enfer de bonnes intentions.
+
+-- Monsieur?
+
+-- Oui, je prends de bonnes résolutions que je crois aussi
+durables que le bronze. Mes actes seront différents de ce qu'ils
+ont été jusqu'ici.
+
+-- Et meilleurs?
+
+-- Oui, meilleurs. Vous semblez douter de moi, et pourtant moi, je
+ne doute pas; je connais mon but et mes motifs; et, dès ce moment,
+je fais une loi inaltérable comme celle des Mèdes et des Perses,
+pour déclarer que l'un et les autres sont droits.
+
+-- Ils ne le sont pas, monsieur, puisque vous avez besoin pour eux
+de lois nouvelles.
+
+-- Vous vous trompez, mademoiselle Eyre; des combinaisons et des
+circonstances inouïes demandent des lois inouïes.
+
+-- C'est une maxime dangereuse, monsieur; car il est facile d'en
+abuser.
+
+-- Vous avez raison, philosophe sentencieux; mais je jure sur tout
+ce qui m'appartient que je n'en abuserai pas.
+
+-- Vous êtes homme et faillible.
+
+-- Oui, de même que vous; eh bien! après?
+
+-- Les hommes faillibles ne devraient pas s'arroger un pouvoir qui
+ne peut être sûrement confié qu'aux êtres parfaits et divins.
+
+-- Quel pouvoir?
+
+-- Celui de dire de toute action, quelque étrange qu'elle soit: Ce
+sera bien.
+
+-- Oui, repartit M. Rochester, vous l'avez dit, je déclare que ce
+sera bien.
+
+-- Dieu fasse que ce soit bien!» répondis-je en me levant, car je
+trouvais inutile de continuer une conversation si obscure pour
+moi.
+
+Je comprenais d'ailleurs que je ne pouvais arriver à pénétrer le
+caractère de mon interlocuteur, du moins pour le moment, et je
+sentais enfin cette incertitude, ce vague sentiment de malaise
+qu'entraîne toujours la conviction de son ignorance.
+
+«Où allez-vous? me demanda M. Rochester.
+
+-- Coucher Adèle, répondis-je; il est plus que temps.
+
+-- Vous avez peur de moi, parce que mes paroles ressemblent à
+celles du Sphinx.
+
+-- Vous parlez en effet par énigmes; mais, bien que je sois
+étonnée, je n'ai pas peur.
+
+-- Si, vous avez peur; votre amour-propre craint une méprise.
+
+-- Dans ce sens-là, oui, j'ai peur; je désire ne pas dire de
+sottises.
+
+-- Si vous en disiez, ce serait d'une manière si tranquille et si
+grave, que je ne m'en apercevrais pas. Est-ce que vous ne riez
+jamais, mademoiselle Eyre? Ne vous donnez pas la peine de
+répondre; je vois que vous riez rarement, mais que néanmoins vous
+pouvez le faire, et même avec beaucoup de gaieté. Croyez-moi, la
+nature ne vous a pas plus faite austère qu'elle ne m'a fait
+vicieux; vous vous ressentez encore de la contrainte de Lowood,
+vous composez votre visage, vous voilez votre voix, vous serrez
+vos membres contre vous, et vous craignez devant un homme qui est
+votre frère, votre père, votre maître, ou ce que vous voudrez
+enfin, vous craignez que votre sourire ne soit trop joyeux, votre
+parole trop libre, vos mouvements trop prompts. Mais bientôt, je
+l'espère, vous apprendrez à être naturelle avec moi, parce qu'il
+m'est impossible de ne pas l'être avec vous; alors vos mouvements
+et vos regards seront plus vifs et plus variés. Quelquefois, vous
+jetez autour de vous un coup d'oeil curieux comme celui de
+l'oiseau qui regarde à travers les barreaux de sa cage; vous
+ressemblez à un captif remuant, résolu, qui, s'il était libre,
+volerait jusqu'aux nuages; mais vous êtes encore courbée sur votre
+route.
+
+-- Monsieur, neuf heures ont sonné.
+
+-- N'importe, attendez une minute. Adèle n'est pas prête à aller
+se coucher. Je viens d'examiner ce qui se passait ici; pendant que
+je vous parlais, j'ai regardé Adèle de temps en temps (j'ai mes
+raisons pour la croire curieuse à étudier, et ces raisons je vous
+les dirai un jour). Il y a dix minutes environ, elle a tiré de sa
+boite une petite robe de soie rose; aussitôt ses traits se sont
+illuminés. La coquetterie coule dans son sang, remplit son cerveau
+et nourrit la moelle de ses os. «Il faut que je l'essaye,» s'est-
+elle écriée, et, à l'instant même, elle est sortie de la chambre
+pour aller se faire habiller par Sophie; dans quelques minutes
+elle rentrera. Je le sais, je vais voir une miniature de Céline
+Varens dans le costume qu'elle portait sur le théâtre au
+commencement de... Mais n'y pensons plus, et pourtant ce qu'il y a
+de plus tendre en moi va recevoir un choc, je le pressens; restez
+ici pour voir si j'ai raison.»
+
+Au bout de quelques minutes, on entendit les pas d'Adèle dans la
+grande salle. Elle entra transformée comme me l'avait annoncé son
+tuteur: une robe à satin rose très courte et très ornée dans le
+bas avait remplacé sa robe brune; une couronne de boutons de roses
+entourait son front; elle était chaussée de bas de soie et de
+souliers de satin blanc.
+
+«Est-ce que ma robe va bien? s'écria-t-elle en bondissant, et mes
+souliers, et mes bas? tenez, je crois que je vais danser.»
+
+Et, étalant sa robe, elle se mit à sauter dans la chambre. Arrivée
+près de M. Rochester, elle fit une pirouette sur la pointe des
+pieds, puis se mit à genoux devant lui.
+
+«Monsieur, je vous remercie mille fois de votre bonté,» s'écria-t-
+elle; puis, se relevant, elle ajouta: «C'est comme cela que maman
+faisait, n'est-ce pas, monsieur?
+
+-- Ex-ac-te-ment! répondit-il, et c'est ainsi qu'elle a charmé mes
+guinées et les a fait sortir de mes culottes britanniques. J'ai
+été jeune, mademoiselle Eyre; certes mon visage a eu autant de
+fraîcheur que le vôtre. Mon printemps n'est plus, mais il m'a
+laissé cette petite fleur française. Il y a des jours où je
+voudrais en être débarrassé; car je n'attache plus aucune valeur
+au tronc qui l'a produite, parce que j'ai vu qu'une poussière d'or
+pouvait seule lui servir d'engrais. Non, je n'aime pas cette
+enfant, surtout quand elle est aussi prétentieuse que maintenant.
+Je la garde peut-être conformément au principe des catholiques,
+qui croient expier par une seule bonne oeuvre de nombreux péchés;
+mais je vous expliquerai tout ceci plus tard. Bonsoir.»
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+M. Rochester me l'expliqua en effet.
+
+Une après-midi que je me promenais dans les champs avec Adèle, je
+le rencontrai et il me pria de le suivre dans une avenue de hêtres
+qui était devant nous, tandis que mon élève jouerait avec Pilote
+et ses volants.
+
+Il me raconta alors qu'Adèle était la fille d'une danseuse de
+l'Opéra français, Céline Varens, pour laquelle il avait eu ce
+qu'il appelait une grande passion. Céline avait feint d'y répondre
+par un amour plus ardent encore. Il se croyait idolâtré, quelque
+laid qu'il fût; il se figurait, me dit-il, qu'elle préférait sa
+taille d'athlète à l'élégance de l'Apollon du Belvédère.
+
+«Et je fus si flatté, mademoiselle Eyre, de la préférence de la
+sylphide française pour son gnome anglais, que je l'installai dans
+un hôtel et lui donnai un établissement complet, domestiques,
+voiture, cachemires, diamants, dentelles, etc. En un mot, j'étais
+en train de me ruiner, dans le style adopté, comme le premier
+venu. Je n'avais même pas l'originalité de chercher une route
+nouvelle pour me conduire à la bonté et à la ruine; mais je
+suivais la vieille ornière avec une stupide exactitude, et je ne
+m'écartais pas d'un pouce du sentier battu. J'eus, comme je le
+méritais, le sort de tous les dissipateurs; je vins un soir où
+Céline ne m'attendait pas; elle était sortie. La nuit était
+chaude; fatigué d'avoir couru dans tout Paris, je m'assis dans son
+boudoir, heureux de respirer l'air consacré par sa présence.
+J'exagère; je n'ai jamais cru qu'il y eût autour de sa personne
+quelque vertu sanctifiante; non, elle n'avait laissé derrière elle
+que l'odeur du musc et de l'ambre. Le parfum des fleurs, mêlé aux
+émanations des essences, commençait à me monter à la tête, lorsque
+j'eus l'idée d'ouvrir la fenêtre et de m'avancer sur le balcon. Il
+faisait clair de lune, et le gaz était allumé; la nuit était calme
+et sereine; quelques chaises se trouvaient sur le balcon, je
+m'assis et je pris un cigare. Je vais en prendre un, si vous
+voulez bien me le permettre.»
+
+Il fit une pause, tira un cigare de sa poche, l'alluma, le plaça
+entre ses lèvres, jeta une bouffée d'encens havanais dans l'air
+glacé, et reprit:
+
+«J'aimais aussi les bonbons à cette époque, mademoiselle Eyre; je
+croquais des pastilles de chocolat et je fumais alternativement,
+regardant défiler les équipages le long de cette rue à la mode,
+voisine de l'Opéra, lorsque j'aperçus une élégante voiture fermée,
+traînée par deux beaux chevaux anglais, et qu'éclairaient en plein
+les brillantes lumières de la ville. Je reconnus la voiture que
+j'avais donnée à Céline. Elle rentrait; mon coeur bondit
+naturellement d'impatience sur la rampe de fer où je m'appuyais.
+La voiture s'arrêta à la porte de l'hôtel; ma flamme (c'est le mot
+propre pour une inamorata d'Opéra) s'alluma. Quoique Céline fût
+enveloppée d'un manteau, embarras bien inutile pour une si chaude
+soirée de juin, je reconnus immédiatement son petit pied, qui
+sortit de dessous sa robe au moment où elle sauta de voiture;
+penché sur le balcon, j'allais murmurer: «Mon ange,» mais d'une
+voix que l'amour seul eût pu entendre, lorsqu'une autre personne
+enveloppée également d'un manteau sortit après elle; mais cette
+fois ce fut un talon éperonné qui frappa le pavé, et ce fut un
+chapeau d'homme qui passa sous la porte cochère de l'hôtel.
+
+«Vous n'avez jamais senti la jalousie, n'est-ce-pas, mademoiselle
+Eyre? Belle demande! puisque vous ne connaissez pas l'amour. Vous
+avez à éprouver ces deux sentiments; votre âme dort, vous n'avez
+pas encore reçu le choc qui doit la réveiller. Vous croyez que
+toute l'existence coule sur un flot aussi paisible que celui où a
+glissé jusqu'ici votre jeunesse; les yeux fermés, les oreilles
+bouchées, vous vous laissez bercer au courant sans voir les
+rochers qui montent sous l'eau et les brisants qui bouillonnent.
+Mais, je vous le dis et vous pouvez me croire, un jour vous
+arriverez aux écueils, un jour votre vie se brisera dans un
+tourbillon tumultueux en une bruyante écume; alors vous volerez
+sur les pics des rochers comme une poussière liquide, ou bien,
+soulevée par une vague puissante, vous serez jetée dans un courant
+plus calme.
+
+«J'aime cette journée, j'aime ce ciel d'acier, j'aime l'immobilité
+et la dureté de ce paysage sous cette gelée; j'aime Thornfield,
+son antiquité, son isolement, ses vieux arbres, ses buissons
+épineux, sa façade grise et les lignes de ses fenêtres sombres qui
+réfléchissent ce ciel métallique; et cependant j'en ai longtemps
+abhorré la seule pensée, je l'ai évité comme une maison maudite et
+que je déteste encore!...»
+
+Il serra les dents et se tut; il s'arrêta et frappa du pied le sol
+durci; une pensée fatale semblait l'étreindre si fortement qu'il
+ne pouvait faire un pas.
+
+Nous montions l'avenue lorsqu'il s'arrêta ainsi. Le château était
+devant nous; il jeta sur les créneaux un regard comme je n'en ai
+jamais vu de ma vie: la douleur, la honte, la colère,
+l'impatience, le dégoût, la haine, semblèrent lutter un moment
+dans sa large prunelle dilatée sous son sourcil d'ébène. Le combat
+fut terrible; mais un autre sentiment s'éleva et triompha: c'était
+quelque chose de dur, de cynique, de résolu et d'inflexible. Il
+dompta son émotion, pétrifia son attitude et poursuivit:
+
+«Pendant que je gardais le silence, mademoiselle Eyre, je réglais
+un compte avec ma destinée; elle était là, près de ce tronc de
+hêtre, comme une des sorcières qui apparurent à Macbeth sur la
+bruyère des Forres. «Vous aimez Thornfield,» me disait-elle, en
+levant le doigt; et elle écrivait dans l'air un souvenir qui
+courait s'imprimer en hiéroglyphes lugubres sur la façade du
+château; «aimez-le si vous le pouvez! aimez-le si vous l'osez! --
+Oui, je l'aimerai, répondis-je, j'ose l'aimer!»
+
+Et il ajouta avec emportement: «Je tiendrai ma parole, je briserai
+les obstacles qui m'empêchent d'être heureux et bon; oui, bon; je
+voudrais être meilleur que je n'ai été jusqu'ici, que je ne suis.
+De même que la baleine de Job brisa la lance et le dard, de même
+ce que les autres regarderaient comme des barrières de fer tombera
+sous ma main comme de la paille ou du bois pourri.»
+
+À ce moment, Adèle vint se jeter dans ses jambes avec son volant.
+
+«Éloigne-toi d'ici, enfant, s'écria-t-il durement, ou va jouer
+avec Sophie!»
+
+Puis il continua à marcher en silence. Je hasardai de le rappeler
+au sujet dont il s'était écarté.
+
+«Avez-vous quitté le balcon lorsque Mlle Varens entra?»lui
+demandai-je.
+
+Je m'attendais presque à une rebuffade pour cette question
+intempestive; mais, au contraire, sortant de sa rêverie, il tourna
+les yeux vers moi, et son front sembla s'éclaircir.
+
+«Oh! j'avais oublié Céline, me dit-il. Eh bien, lorsque je vis ma
+magicienne escortée d'un cavalier, le vieux serpent de la jalousie
+se glissa en sifflant sous mon gilet et en un instant m'eut percé
+le coeur. Il est étrange, s'écria-t-il en s'interrompant de
+nouveau, il est étrange que je vous choisisse pour confidente de
+tout ceci, jeune fille; il est plus étrange encore que vous
+m'écoutiez tranquillement, comme si c'était la chose la plus
+naturelle du monde qu'un homme tel que moi racontât l'histoire de
+ses maîtresses à une jeune fille simple et inexpérimentée comme
+vous; mais cette dernière singularité explique la première: avec
+cet air grave, prudent et sage, vous avez bien la tournure d'une
+confidente; d'ailleurs je sais avec quel esprit mon esprit est
+entré en communion; c'est un esprit à part et sur lequel la
+contagion du mal ne peut rien. Heureusement je ne veux pas lui
+nuire, car, si je le voulais, je ne le pourrais pas; nos
+conversations sont bonnes; je ne puis pas vous souiller, et vous
+me purifiez.»
+
+Après cette digression, il continua:
+
+«Je restai sur le balcon. Ils viendront sans doute dans le
+boudoir, pensai-je; préparons une embuscade. Passant ma main à
+travers la fenêtre ouverte, je tirai le rideau; je laissai
+seulement une petite ouverture pour faire mes observations, je
+refermai aussi la persienne en ménageant une fente par laquelle
+pouvaient m'arriver les paroles étouffées des amoureux, puis je me
+rassis au moment où le couple entrait. Mon oeil était fixé sur
+l'ouverture; la femme de chambre de Céline alluma une lampe et se
+retira; je vis alors les amants. Ils déposèrent leurs manteaux;
+Céline m'apparut brillante de satin et de bijoux, mes dons sans
+doute; son compagnon portait l'uniforme d'officier, je le
+reconnus: c'était le vicomte ***, jeune homme vicieux et sans
+cervelle que j'avais quelquefois rencontré dans le monde; je
+n'avais jamais songé à le haïr, tant il me semblait méprisable. En
+le reconnaissant, ma jalousie cessa; mais aussi mon amour pour
+Céline s'éteignit; une femme qui pouvait me trahir pour un tel
+rival n'était pas digne de moi, elle ne méritait que le dédain,
+moins que moi pourtant qui avais été sa dupe.
+
+«Ils commencèrent à causer; leur conversation me mit complètement
+à mon aise: frivole, mercenaire, sans coeur et sans esprit, elle
+semblait faite plutôt pour ennuyer que pour irriter. Ma carte
+était sur la table; dès qu'ils la virent, ils se mirent à parler
+de moi, mais ni l'un ni l'autre ne possédait assez d'énergie ou
+d'esprit pour me travailler d'importance; ils m'outrageaient de
+toutes leurs forces. Céline surtout brillait sur le chapitre de
+mes défauts et de mes laideurs, elle qui avait témoigné une si
+fervente admiration pour ce qu'elle appelait ma beauté mâle, en
+quoi elle différait bien de vous, qui m'avez dit à bout portant,
+dès notre première entrevue, que vous ne me trouviez pas beau; ce
+contraste m'a frappé alors, et...
+
+À ce moment, Adèle accourut encore vers nous: «Monsieur, dit-elle,
+John vient de dire que votre intendant est arrivé et vous demande.
+
+-- Ah! dans ce cas, il faut que j'abrége. J'ouvris la fenêtre et
+je m'avançai vers eux. Je libérai Céline de ma protection, je la
+priai de quitter l'hôtel et lui offris ma bourse pour faire face
+aux exigences du moment, sans me soucier de ses cris, de ses
+protestations, de ses convulsions, de ses prières. Je pris un
+rendez-vous au bois de Boulogne avec le vicomte.
+
+«J'eus le plaisir de me battre avec lui le lendemain; je logeai
+une balle dans l'un de ses pauvres bras étiolés et faibles comme
+l'aile d'un poulet étique, et alors je crus en avoir fini avec
+toute la clique; mais malheureusement, six mois avant, Céline
+m'avait donné cette fillette qu'elle affirmait être ma fille:
+c'est possible, bien que je ne retrouve chez elle aucune preuve de
+ma laide paternité; Pilote me ressemble davantage. Quelques années
+après notre rupture, sa mère l'abandonna et s'enfuit en Italie
+avec un musicien ou un chanteur. Je n'admets pas que je doive rien
+à Adèle, et je ne lui demande rien, car je ne suis pas son père;
+mais, ayant appris son abandon, j'enlevai ce pauvre petit être aux
+boues de Paris et je le transportai ici, pour l'élever sainement
+sur le sol salubre de la campagne anglaise. Mme Fairfax a eu
+recours à vous pour son éducation; mais maintenant que vous savez
+qu'Adèle est la fille illégitime d'une danseuse de l'Opéra, vous
+n'envisagerez peut-être plus de la même manière votre tâche et
+votre élève; vous viendrez peut-être quelque jour à moi en me
+disant que vous avez trouvé une place, et que vous me priez de
+chercher une autre gouvernante.
+
+-- Non, monsieur; Adèle n'est pas responsable des fautes de sa
+mère et des vôtres; puisqu'elle n'a pas de parents, que sa mère
+l'a abandonnée, et que vous, monsieur, vous la reniez, eh bien! je
+m'attacherai à elle plus que jamais. Comment pourrais-je préférer
+l'héritier gâté d'une famille riche, qui détesterait sa
+gouvernante, à la pauvre orpheline qui chercha une amie dans son
+institutrice?
+
+-- Oh! si c'est là votre manière de voir... Mais il faut que je
+rentre maintenant, et vous aussi, car voici la nuit.»
+
+Je restai encore quelques minutes avec Adèle et Pilote; je courus
+un peu avec elle, et je jouai une partie de volant. Lorsque nous
+fûmes rentrées et que je lui eus retiré son chapeau et son
+manteau, je la pris sur mes genoux et je la laissai babiller une
+heure environ; je lui permis même quelques petites libertés
+qu'elle aimait tant à prendre pour se faire remarquer; car là se
+trahissait en elle le caractère léger que lui avait légué sa mère,
+et qui est si différent de l'esprit anglais. Cependant elle avait
+ses qualités, et j'étais disposée à apprécier au plus haut point
+tout ce qu'il y avait de bon en elle. Je cherchai dans ses traits
+et son maintien une ressemblance avec M. Rochester, mais je ne pus
+pas en trouver; rien en elle n'annonçait cette parenté: j'en étais
+fâchée. Si seulement elle lui avait ressemblé un peu, il aurait eu
+meilleure opinion d'elle.
+
+Ce ne fut qu'au moment de me coucher que je me mis à repasser dans
+ma mémoire l'histoire de M. Rochester. Il n'y avait rien
+d'extraordinaire dans le récit lui-même: la passion d'un riche
+gentleman pour une danseuse française, la trahison de celle-ci,
+étaient des faits qui devaient arriver chaque jour; mais il y
+avait quelque chose d'étrange dans son émotion au moment où il
+s'était dit heureux d'être revenu dans son vieux château. Je
+réfléchis sur cet incident, mais j'y renonçai bientôt, le trouvant
+inexplicable, et je me mis alors à songer aux manières de
+M. Rochester. Le secret qu'il avait jugé à propos de me révéler
+semblait un dépôt confié à ma discrétion; du moins je le regardais
+comme tel et je l'acceptai. Depuis quelques semaines, sa conduite
+envers moi était plus égale qu'autrefois, je ne paraissais plus le
+gêner jamais. Il avait renoncé à ses accès de froid dédain. Quand
+il me rencontrait, il me souriait et avait toujours un mot
+agréable à me dire; quand il m'invitait à paraître devant lui, il
+me recevait cordialement, ce qui me prouvait que j'avais vraiment
+le pouvoir de l'amuser, et qu'il recherchait ces conversations du
+soir autant pour son plaisir que pour le mien.
+
+Je parlais peu, mais j'avais plaisir à l'entendre; il était
+communicatif; il aimait à montrer quelques scènes du monde à un
+esprit qui ne connaissait rien de la vie, il ne me mettait pas
+sous les yeux des actes mauvais et corrompus; mais il me parlait
+de choses pleines d'intérêt pour moi, parce qu'elles avaient lieu
+sur une échelle immense et qu'elles étaient racontées avec une
+singulière originalité. J'étais heureuse lorsqu'il m'initiait à
+tant d'idées neuves, qu'il faisait voir de nouvelles peintures à
+mon imagination, et qu'il révélait à mon esprit des régions
+inconnues; il ne me troublait plus jamais par de désagréables
+allusions.
+
+Ses manières aisées me délivrèrent bientôt de toute espace de
+contrainte; je fus attirée à lui par la franchise amicale avec
+laquelle il me traita. Il y avait des moments où je le considérais
+plutôt comme un ami que comme un maître; cependant quelquefois
+encore il était impérieux, mais je voyais bien que c'était sans
+intention. Ce nouvel intérêt ajouté à ma vie me rendit si
+heureuse, si reconnaissante, que je cessai de désirer une famille;
+ma destinée sembla s'élargir; les vides de mon existence se
+remplirent; ma santé s'en ressentit, mes forces augmentèrent.
+
+Et M. Rochester était-il encore laid à mes yeux? Non. La
+reconnaissance et de douces et agréables associations d'idées
+faisaient que je n'aimais rien tant que de voir sa figure. Sa
+présence dans une chambre était plus réjouissante pour moi que le
+feu le plus brillant; cependant je n'avais pas oublié ses défauts;
+je ne le pouvais pas, car ils apparaissaient sans cesse: il était
+orgueilleux, sardonique, dur pour toute espèce d'infériorité. Dans
+le fond de mon âme, je savais bien que sa grande bonté pour moi
+était balancée par une injuste sévérité pour les autres; il était
+capricieux, bizarre. Plus d'une fois, lorsqu'on m'envoya pour lui
+faire la lecture, je le trouvai assis seul dans la bibliothèque,
+la tête inclinée sur ses bras croisés, et, lorsqu'il levait les
+yeux, j'apercevais sur ses traits une expression morose et presque
+méchante; mais je crois que sa dureté, sa bizarrerie et ses fautes
+passées (je dis passées, car il semblait y avoir renoncé),
+provenaient de quelque grand malheur. Je crois que la nature lui
+avait donné des tendances meilleures, des principes plus élevés,
+des goûts plus purs que ceux qui furent développés chez lui par
+les circonstances et que la destinée encouragea. Je crois qu'il y
+avait de bons matériaux en lui, quoiqu'ils fussent souillés pour
+le moment; je dois dire que j'étais affligée de son chagrin, et
+que j'aurais beaucoup donné pour l'adoucir.
+
+J'avais éteint ma chandelle et je m'étais couchée; néanmoins, je
+ne pouvais pas dormir, et je pensais toujours à l'expression de sa
+figure au moment où il s'était arrêté dans l'avenue et où, disait-
+il, sa destinée l'avait défié d'être heureux à Thornfield.
+
+«Et pourquoi ne le serait-il pas? me demandai-je. Qu'est-ce qui
+l'éloigne de cette maison? La quittera-t-il encore bientôt,
+Mme Fairfax m'a dit qu'il y restait rarement plus de quinze jours;
+et voilà huit semaines qu'il demeure ici. S'il part, quel triste
+changement! S'il s'absente pendant le printemps, l'été et
+l'automne, le soleil et les beaux jours ne pourront apporter
+aucune gaieté au château.»
+
+Je ne sais si je m'endormis ou non; mais tout à coup j'entendis
+au-dessus de ma tête un murmure vague, étrange et lugubre qui me
+fit tressaillir. J'aurais désiré une lumière, car la nuit était
+obscure, et je me sentais oppressée; je me levai, je m'assis sur
+mon lit et j'écoutai; le bruit avait cessé.
+
+J'essayai de me rendormir; mais mon coeur battait violemment: ma
+tranquillité intérieure était brisée. L'horloge de la grande salle
+sonna deux heures. À ce moment, il me sembla qu'une main glissait
+sur ma porte comme pour tâter son chemin le long du sombre
+corridor, «Qui est là?» demandai-je. Personne ne répondit; j'étais
+glacée de peur.
+
+Je me dis que ce pouvait bien être Pilote qui, lorsque la cuisine
+se trouvait ouverte, venait souvent se coucher à la porte de
+M. Rochester. Moi-même je l'y avais quelquefois trouvé le matin en
+me levant. Cette pensée me tranquillisa un peu; je me recouchai.
+Le silence calme les nerfs, et, comme je n'entendis plus aucun
+bruit dans la maison, je me sentis de nouveau besoin de sommeil;
+mais il était écrit que je ne dormirais pas cette nuit. Au moment
+où un rêve allait s'approcher de moi, il s'enfuit épouvanté par un
+bruit assez effrayant en effet.
+
+Je veux parler d'un rire diabolique et profond qui semblait avoir
+éclaté à la porte même de ma chambre. La tête de mon lit était
+près de la porte, et je crus un instant que le démon qui venait de
+manifester sa présence était couché sur mon traversin je me levai,
+je regardai autour de moi; mais je ne pus rien voir. Le son
+étrange retentit de nouveau, et je compris qu'il venait du
+corridor. Mon premier mouvement fut d'aller fermer le verrou; mon
+second, de crier: «Qui est là?»
+
+Quelque chose grogna; an bout d'un instant j'entendis des pas se
+diriger du corridor vers l'escalier du troisième, dont la porte
+fut bientôt ouverte et refermée; puis tout rentra dans le silence.
+
+«Est-ce Grace Poole? Est-elle possédée? me demandai-je. Impossible
+de rester seule plus longtemps, il faut que j'aille trouver
+Mme Fairfax.»
+
+Je mis une robe et un châle, je tirai le verrou et j'ouvris la
+porte en tremblant.
+
+Il y avait une chandelle allumée dans le corridor. Je fus étonnée,
+mais ma surprise augmenta bien davantage lorsque je m'aperçus que
+l'air était lourd et rempli de fumée; je regardais autour de moi
+pour comprendre d'où cela pouvait venir, quand je sentis une odeur
+de brûlé.
+
+J'entendis craquer une porte; c'était celle de M. Rochester, et
+c'était de là que sortait un nuage de fumée. Je ne pensais plus à
+Mme Fairfax, ni à Grace Poole, ni au rire étrange. En un instant
+je fus dans la chambre de M. Rochester; les rideaux étaient en
+feu, et M. Rochester profondément endormi au milieu de la flamme
+et de la fumée.
+
+«Réveillez-vous!» lui criai-je en le secouant.
+
+Il marmotta quelque chose et se retourna; la fumée l'avait à
+moitié suffoqué, il n'y avait pas un moment à perdre; le feu
+venait de se communiquer aux draps. Je courus à son pot à l'eau et
+à son aiguière; heureusement que l'une était large, l'autre
+profond, et que tous deux étaient pleins d'eau; j'inondai le lit
+et celui qui l'occupait, puis j'allai dans ma chambre chercher
+d'autre eau; enfin je parvins à éteindre le feu.
+
+Le sifflement des flammes mourantes, le bruit que fit mon pot à
+l'eau en s'échappant de mes mains et en tombant à terre, et
+surtout la fraîcheur de l'eau que j'avais si libéralement
+répandue, finirent par réveiller M. Rochester; bien qu'il fît très
+sombre, je m'en aperçus en l'entendant fulminer de terribles
+anathèmes lorsqu'il se trouva couché dans une mare.
+
+«Y a-t-il une inondation? s'écria-t-il.
+
+-- Non, monsieur, répondis-je; mais il y a eu un incendie. Levez-
+vous; vous êtes sauvé; maintenant je vais aller vous chercher une
+lumière.
+
+-- Au nom de toutes les fées de la chrétienté, est-ce vous, Jane
+Eyre? demanda-t-il; que m'avez-vous donc fait, petite sorcière?
+qui est venu dans cette chambre avec vous? avez-vous juré de me
+noyer?
+
+-- Je vais aller vous chercher une lumière, monsieur; mais, au nom
+du ciel, levez-vous; quelqu'un en veut à votre vie, vous ne pouvez
+pas trop vous hâter de découvrir qui.
+
+-- Me voilà levé; attendez une minute que je trouve des vêtements
+secs, si toutefois il y en a encore. Ah! voilà ma robe de chambre;
+maintenant courez chercher une lumière.»
+
+Je partis, et je rapportai la chandelle qui était restée dans le
+corridor; il me la prit des mains et examina le lit noirci par la
+flamme, ainsi que les draps et le tapis couvert d'eau.
+
+«Qui a fait cela?» demanda-t-il.
+
+Je lui racontai brièvement ce que je savais; je lui parlai du rire
+étrange, des pas que j'avais entendus se diriger vers le
+troisième, de la fumée et de l'odeur qui m'avaient conduite à sa
+chambre, de l'état dans lequel je l'avais trouvé; enfin, je lui
+dis que pour éteindre le feu j'avais jeté sur lui toute l'eau que
+j'avais pu trouver.
+
+Il m'écouta sérieusement; sa figure exprimait plus de tristesse
+que d'étonnement; il resta quelque temps sans parler.
+
+«Voulez-vous que j'avertisse Mme Fairfax? demandai-je.
+
+-- Mme Fairfax? Non, pourquoi diable l'appeler? Que ferait-elle?
+Laissez-la dormir tranquille.
+
+-- Alors je vais aller éveiller Leah, John et sa femme.
+
+-- Non, restez ici; vous avez un châle. Si vous n'avez pas assez
+chaud, enveloppez-vous dans mon manteau et asseyez-vous sur ce
+fauteuil; maintenant mettez vos pieds sur ce tabouret, afin de ne
+pas les mouiller; je vais prendre la chandelle et vous laisser
+quelques instants. Restez ici jusqu'à mon retour; soyez aussi
+tranquille qu'une souris; il faut que j'aille visiter le
+troisième; mais surtout ne bougez pas et n'appelez personne.»
+
+Il partit, et je suivis quelque temps la lumière; il traversa le
+corridor, ouvrit la porte de l'escalier aussi doucement que
+possible, la referma, et tout rentra dans l'obscurité. J'écoutai,
+mais je n'entendis rien Il y avait déjà longtemps qu'il était
+parti; j'étais fatiguée et j'avais froid, malgré le manteau qui me
+couvrait; je ne voyais pas la nécessité de rester, puisqu'il était
+inutile d'aller réveiller personne. J'allais risquer d'encourir le
+mécontentement de M. Rochester en désobéissant à ses ordres,
+lorsque j'aperçus la lumière et que j'entendis ses pas le long du
+corridor. «J'espère que c'est lui,» pensai-je.
+
+Il entra pâle et sombre.
+
+«J'ai tout découvert, dit-il, en posant sa lumière sur la table de
+toilette; c'était bien ce que je pensais.
+
+-- Comment, monsieur?»
+
+Il ne répondit pas; mais, croisant les bras, il regarda quelque
+temps à terre; enfin, au bout de plusieurs minutes, il me dit d'un
+ton étrange:
+
+«Avez-vous vu quelque chose au moment où vous avez ouvert la porte
+de votre chambre?
+
+-- Non, monsieur, rien que le chandelier.
+
+-- Mais vous avez entendu un rire singulier; ne l'aviez-vous pas
+déjà entendu, ou du moins quelque chose qui y ressemble?
+
+-- Oui, monsieur, il y a ici une femme appelée Grace Poole, qui
+rit de cette manière; c'est une étrange créature.
+
+-- Oui, Grace Poole; vous avez deviné; elle est étrange, comme
+vous le dites. Je réfléchirai sur ce qui vient de se passer; en
+attendant, je suis content que vous et moi soyons seuls à
+connaître les détails de cette affaire. N'en parlez jamais;
+j'expliquerai tout ceci, ajouta-t-il en indiquant le lit.
+Retournez dans votre chambre; quant à moi, le divan de la
+bibliothèque me suffira pour le reste de la nuit. Il est quatre
+heures; dans deux heures les domestiques seront levés.
+
+-- Alors, bonsoir, monsieur,» dis-je en me levant.
+
+Il sembla surpris, bien que lui-même m'eût dit de partir.
+
+«Quoi! s'écria-t-il, vous me quittez déjà, et de cette manière?
+
+-- Vous m'avez dit que je le pouvais, monsieur.
+
+-- Mais pas ainsi, sans prendre congé, sans me dire un seul mot,
+et de cette manière sèche et brève. Vous m'avez sauvé la vie; vous
+m'avez arraché à une mort horrible, et vous me quittez comme si
+nous étions étrangers l'un à l'autre; donnez-moi au moins une
+poignée de main.»
+
+Il me tendit sa main; je lui donnai la mienne, qu'il prit d'abord
+dans une de ses mains, puis dans toutes les deux.
+
+«Vous m'avez sauvé la vie, et je suis heureux d'avoir contracté
+envers vous cette dette immense; je ne puis rien dire de plus.
+J'aurais souffert d'avoir une telle obligation envers toute autre
+créature vivante; mais envers vous, c'est différent. Ce que vous
+avez fait pour moi ne me pèse pas, Jane.»
+
+Il s'arrêta et me regarda; les paroles tremblaient sur ses lèvres,
+et sa voix était émue.
+
+«Encore une fois, bonsoir, monsieur; mais il n'y a ici ni dette,
+ni obligation, ni fardeau.
+
+-- Je savais, continua-t-il, qu'un jour ou l'autre vous me feriez
+du bien; je l'ai vu dans vos yeux la première fois que je vous ai
+regardée. Ce n'est pas sans cause que leur expression et leur
+sourire...» Il s'arrêta, puis continua rapidement: «me firent du
+bien jusqu'au plus profond de mon coeur. Le peuple parle de
+sympathies naturelles et de bons génies; il y a du vrai dans les
+fables les plus bizarres. Ma protectrice chérie, bonsoir!»
+
+Sa voix avait une étrange énergie, et ses yeux brillaient d'une
+flamme singulière.
+
+«Je suis heureuse de m'être trouvée éveillée, dis-je en me
+retirant.
+
+-- Comment! vous partez!
+
+-- J'ai froid, monsieur.
+
+-- C'est vrai, et vous êtes là dans l'eau; allez, Jane, allez!»
+
+Mais il tenait toujours ma main, et je ne pouvais partir. Je pris
+un expédient.
+
+«Il me semble, monsieur, dis-je, que j'entends remuer Mme Fairfax.
+
+-- Alors, quittez-moi.» Il lâcha ma main et je partis.
+
+Je regagnai mon lit, mais sans songer à dormir. Le matin arriva au
+moment où je me sentais emportée sur une mer houleuse dont les
+vagues troublées se mélangeaient aux ondes joyeuses; il me
+semblait voir au delà de ces eaux furieuses un rivage doux comme
+les montagnes de Beulah. De temps en temps une brise
+rafraîchissante éveillée par l'espoir me soutenait et me menait
+triomphalement au but; mais je ne pouvais pas l'atteindre, même en
+imagination. Un vent contraire m'écartait de la terre et me
+repoussait au milieu des vagues. En vain mon bon sens voulait
+résister à mon délire, ma sagesse à ma passion; trop fiévreuse
+pour m'endormir, je me levai aussitôt que je vis poindre le jour.
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+Le jour qui suivit cette terrible nuit, j'avais à la fois crainte
+et désir de voir M. Rochester; j'avais besoin d'entendre sa voix,
+et je craignais son regard. Au commencement de la matinée,
+j'attendais de moment en moment son arrivée. Il n'entrait pas
+souvent dans la salle d'étude, mais il y venait pourtant
+quelquefois, et je pressentais qu'il y ferait une visite ce jour-
+là.
+
+Mais la matinée se passa comme de coutume; rien ne vint
+interrompre les tranquilles études d'Adèle. Après le déjeuner,
+j'entendis du bruit du côté de la chambre de M. Rochester; on
+distinguait les voix de Mme Fairfax, de Leah, de la cuisinière, et
+l'accent brusque de John. «Quelle bénédiction, criait-on, que
+notre maître n'ait pas été brûlé dans son lit! C'est toujours
+dangereux de garder une chandelle allumée pendant la nuit Quel
+bonheur qu'il ait pensé à son pot à l'eau! Pourquoi n'a-t-il
+éveillé personne? Pourvu qu'il n'ait pas pris froid en dormant
+dans la bibliothèque!»
+
+Après ces exclamations, on remit tout en état. Lorsque je
+descendis pour dîner, la porte de la chambre était ouverte et je
+vis que le dégât avait été réparé; le lit seul restait encore
+dépouillé de ses rideaux; Leah était occupée à laver le bord des
+fenêtres noirci par la fumée; je m'avançai pour lui parler, car je
+désirais connaître l'explication donnée par M. Rochester; mais en
+approchant j'aperçus une seconde personne: elle était assise près
+du lit, et occupée à coudre des anneaux à des rideaux. Je reconnus
+Grace Poole.
+
+Elle était là taciturne comme toujours, habillée d'une robe de
+stoff brun, d'un tablier à cordons, d'un mouchoir blanc et d'un
+bonnet. Elle semblait complètement absorbée par son ouvrage; ses
+traits durs et communs n'étaient nullement empreints de cette
+pâleur désespérée qu'on se serait attendu à trouver chez une femme
+qui avait tenté un meurtre, et dont la victime avait été sauvée et
+lui avait déclaré connaître le crime qu'elle croyait caché à tous;
+j'étais étonnée, confondue. Elle leva les yeux pendant que je la
+regardais: ni tressaillement, ni pâleur, rien, en un mot, ne vint
+annoncer l'émotion, la conscience d'une faute ou la crainte d'être
+trahie. Elle me dit: «Bonjour, mademoiselle,» d'un ton bref et
+flegmatique comme toujours, et, prenant un autre anneau, elle
+continua son travail.
+
+«Je vais la mettre à l'épreuve, pensai-je, car je ne puis
+comprendre comment elle est aussi impénétrable... Bonjour, Grace,
+dis-je. Est-il arrivé quelque chose ici? il me semble que je viens
+d'entendre les domestiques parler tous à la fois.
+
+-- C'est simplement notre maître qui a voulu lire la nuit
+dernière. Il s'est endormi avec sa bougie allumée, et le feu a
+pris aux rideaux. Heureusement il s'est réveillé avant que les
+draps et les couvertures fussent enflammés, et il a pu éteindre le
+feu.
+
+-- C'est étrange, dis-je plus bas et en la regardant fixement.
+Mais M. Rochester n'a-t-il éveillé personne? personne ne l'a-t-il
+entendu remuer?»
+
+Elle leva les yeux sur moi, et cette fois leur expression ne fut
+plus la même; elle m'examina attentivement, puis répondit:
+
+«Les domestiques dorment loin de là, mademoiselle, et ils n'ont
+pas pu entendre. Votre chambre et celle de Mme Fairfax sont les
+plus voisines; Mme Fairfax dit qu'elle n'a rien entendu; quand on
+vieillit, on a le sommeil dur.»
+
+Elle s'arrêta, puis elle ajouta avec une indifférence feinte et un
+ton tout particulier:
+
+«Mais vous, mademoiselle, vous êtes jeune, vous avez le sommeil
+léger; peut-être avez-vous entendu du bruit?
+
+-- Oui, répondis-je en baissant la voix afin de ne pas être
+entendue de Leah, qui lavait toujours les carreaux: j'ai d'abord
+cru que c'était Pilote; mais Pilote ne rit pas, et je suis
+certaine d'avoir entendu un rire fort bizarre.»
+
+Elle prit une nouvelle aiguillée de fil, la passa sur un morceau
+de cire, enfila son aiguille d'une main assurée, et m'examina avec
+un calme parfait.
+
+«Je ne crois pas, mademoiselle, dit-elle, que notre maître se soit
+mis à rire dans un tel danger; vous l'aurez rêvé.
+
+-- Non!» repris-je vivement; car j'étais indignée par la froideur
+de cette femme.
+
+Elle fixa de nouveau sur moi un regard scrutateur. «Avez-vous dit
+à notre maître que vous aviez entendu rire? demanda-t-elle.
+
+-- Je n'ai pas encore eu occasion de lui parler ce matin.
+
+-- Vous n'avez pas songé à ouvrir votre porte et à regarder dans
+le corridor?»
+
+Elle semblait me questionner pour m'arracher des détails malgré
+moi. Je pensai que, du jour où elle viendrait à savoir que je
+connaissais ou que je soupçonnais son crime, elle chercherait à se
+venger; je crus prudent de me tenir sur mes gardes.
+
+«Au contraire, répondis-je, je poussai le verrou.
+
+-- Vous n'avez donc pas l'habitude de mettre le verrou avant de
+vous coucher?
+
+-- Démon! pensai-je; elle veut connaître mes habitudes, afin de
+tracer son plan.»
+
+L'indignation fut de nouveau plus forte que la prudence. Je
+répondis avec aigreur:
+
+«Jusqu'ici j'ai souvent oublié cette précaution, parce que je la
+croyais inutile. Je ne pensais pas qu'à Thornfield on pût craindre
+aucun danger. Mais à l'avenir, ajoutai-je en appuyant sur chaque
+mot, je veillerai à ma sûreté.
+
+-- Et vous avez raison, répondit-elle. Les environs sont aussi
+tranquilles que possible, et je n'ai jamais entendu parler de
+voleurs depuis que le château est bâti; et pourtant on sait qu'il
+y a ici pour des sommes énormes de vaisselle d'argent; et pour une
+aussi grande maison vous voyez qu'il y a bien peu de domestiques,
+parce que notre maître y demeure rarement et qu'il n'est point
+marié. Mais je crois qu'il vaut toujours mieux être prudent; une
+porte est bien vite fermée, et il est bon d'avoir un verrou entre
+soi et un crime possible. Beaucoup de gens pensent qu'il faut se
+fier entièrement à la Providence; mais moi je crois que c'est à
+nous de pourvoir à notre sûreté, et que la Providence bénit ceux
+qui agissent avec sagesse.»
+
+Ici elle termina cette harangue longue pour elle et prononcée avec
+la lenteur d'une quakeresse.
+
+J'étais muette d'étonnement devant ce qui me semblait une
+merveilleuse domination sur elle-même et une incroyable
+hypocrisie, lorsque la cuisinière entra.
+
+«Madame Poole, dit-elle en s'adressant à Grace, le repas des
+domestiques sera bientôt prêt: voulez-vous descendre?
+
+-- Non; mettez-moi seulement une chopine de porter et un morceau
+de pouding sur un plateau et montez-le.
+
+-- Voulez-vous un peu de viande?
+
+-- Oui, un morceau, et un peu de fromage, voilà tout.
+
+-- Et le sagou?
+
+-- Je n'en ai pas besoin maintenant; je descendrai avant l'heure
+du thé et je le ferai moi-même.»
+
+La cuisinière se tourna vers moi en me disant que Mme Fairfax
+m'attendait. Je sortis alors de la chambre.
+
+J'étais tellement intriguée par le caractère de Grace Poole, que
+ce fut à peine si j'entendis le récit que me fit Mme Fairfax
+pendant le déjeuner de l'événement de la nuit dernière; je tâchais
+de comprendre ce que pouvait être Grace dans le château, et je me
+demandais pourquoi M. Rochester ne l'avait pas fait emprisonner,
+ou du moins chasser loin de lui. La nuit précédente, il m'avait
+presque dit qu'elle était coupable de l'incendie: quelle cause
+mystérieuse pouvait l'empêcher de le déclarer? Pourquoi m'avait-il
+recommandé le secret? N'était-ce pas singulier? Un gentleman
+hautain, téméraire et vindicatif, tombé au pouvoir de la dernière
+de ses servantes! et lorsqu'elle attentait à sa vie, il n'osait
+pas l'accuser publiquement et lui infliger un châtiment! Si Grace
+avait été jeune et belle, j'aurais pu croire que M. Rochester
+était poussé par des sentiments plus tendres que la prudence ou la
+crainte. Mais cette supposition devenait impossible dès qu'on
+regardait Grace. Et pourtant je me mis à réfléchir. Elle avait été
+jeune, et sa jeunesse avait dû correspondre à celle de
+M. Rochester; Mme Farfaix disait qu'elle demeurait depuis
+longtemps dans le château; elle n'avait jamais dû être jolie, mais
+peut-être avait-elle eu un caractère vigoureux et original.
+M. Rochester était amateur des excentricités, et certainement
+Grace était excentrique. Peut-être autrefois un caprice (dont une
+nature aussi prompte que la sienne était bien capable) l'avait
+livré entre les mains de cette femme; peut-être à cause de son
+imprudence exerçait-elle maintenant sur ses actions une influence
+secrète dont il ne pouvait pas se débarrasser et qu'il n'osait pas
+dédaigner. Mais à ce moment la figure carrée, grosse, laide et
+dure de Grace se présenta à mes yeux, et je me dis: «Non, ma
+supposition est impossible! Et pourtant, ajoutait en moi une voix
+secrète, toi non plus tu n'es pas belle, et pourtant tu plais
+peut-être à M. Rochester; du moins tu l'as souvent cru; la
+dernière nuit encore, rappelle-toi ses paroles, ses regards, sa
+voix.»
+
+Je me rappelais tout; le langage, le regard, l'accent me revinrent
+à la mémoire. Nous étions dans la salle d'étude; Adèle dessinait;
+je me penchai vers elle pour diriger son crayon; elle leva tout à
+coup les yeux sur moi.
+
+«Qu'avez-vous, mademoiselle? dit-elle; vos doigts tremblent comme
+la feuille et vos joues sont rouges, mais rouges comme des
+cerises.
+
+-- J'ai chaud, Adèle, parce que je viens de me baisser.»
+
+Elle continua à travailler et moi à méditer.
+
+Je me hâtai de chasser de mon esprit la pensée que j'avais conçue
+sur Grace Poole; elle me dégoûtait. Je me comparai à elle et je
+vis que nous étions différentes. Bessie m'avait dit que j'avais
+tout à fait l'air d'une lady, et c'était vrai. J'étais mieux que
+lorsque Bessie m'avait vue; j'étais plus grasse, plus fraîche,
+plus animée, parce que mes espérances étaient plus grandes et mes
+jouissances plus vives.
+
+«Voici la nuit qui vient, me dis-je en regardant du côté de la
+fenêtre; je n'ai entendu ni les pas ni la voix de M. Rochester
+aujourd'hui; mais certainement je le verrai ce soir.»
+
+Le matin je craignais cette entrevue, mais maintenant je la
+désirais. Mon attente avait été vaine pendant si longtemps que
+j'étais arrivée à l'impatience.
+
+Lorsqu'il fit nuit close et qu'Adèle m'eut quittée pour aller
+jouer avec Sophie, mon désir était au comble; j'espérais toujours
+entendre la sonnette retentir et voir Leah entrer pour me dire de
+descendre. Plusieurs fois je crus entendre les pas de M. Rochester
+et mes yeux se tournèrent vers la porte; je me figurais qu'elle
+allait s'ouvrir pour livrer passage à M. Rochester; mais la porte
+resta fermée. Il n'était pas encore bien tard; souvent il
+m'envoyait chercher à sept ou huit heures, et l'aiguille n'était
+pas encore sur six; serais-je donc désappointée justement ce jour-
+là où j'avais tant de choses à lui dire? Je voulais parler de
+Grace Poole, afin de voir ce qu'il me répondrait. Je voulais lui
+demander s'il la croyait véritablement coupable de cet odieux
+attentat, et pourquoi il désirait que le crime demeurât secret. Je
+m'inquiétais assez peu de savoir si ma curiosité l'irriterait; je
+savais le contrarier et l'adoucir tour à tour; c'était un vrai
+plaisir pour moi, et un instinct sûr m'empêchait toujours d'aller
+trop loin; je ne me hasardais jamais jusqu'à la provocation, mais
+je poussais aussi loin que me le permettait mon adresse.
+Conservant toujours les formes respectueuses qu'exigeait ma
+position, je pouvais néanmoins opposer mes arguments aux siens
+sans crainte ni réserve; cette manière d'agir nous plaisait à tous
+deux.
+
+Un craquement se fit entendre dans l'escalier, et Leah parut
+enfin, mais c'était seulement pour m'avertir que le thé était
+servi dans la chambre de Mme Fairfax; je m'y rendis, contente de
+descendre, car il me semblait que j'étais ainsi plus près de
+M. Rochester.
+
+«Vous devez avoir besoin de prendre votre thé, me dit la bonne
+dame au moment où j'entrai; vous avez si peu mangé à dîner! J'ai
+peur, continua-t-elle, que vous ne soyez pas bien aujourd'hui:
+vous avez l'air fiévreux.
+
+-- Oh si! je vais très bien, je ne me suis jamais mieux portée.
+
+-- Eh bien, alors, prouvez-le par un bon appétit; voulez-vous
+remplir la théière pendant que j'achève ces mailles?»
+
+Lorsqu'elle eut fini sa tâche, elle se leva et ferma les volets,
+qu'elle avait probablement laissés ouverts pour jouir le plus
+longtemps possible du jour, quoique l'obscurité fût déjà presque
+complète.
+
+«Bien qu'il n'y ait pas d'étoiles, il fait beau, dit-elle en
+regardant à travers les carreaux; M. Rochester n'aura pas eu à se
+plaindre de son voyage.
+
+-- M. Rochester est donc parti? Je n'en savais rien!
+
+-- Il est parti tout de suite après son déjeuner pour aller au
+château de M. Eshton, à dix milles de l'autre côté de Millcote. Je
+crois que lord Ingram, sir George Lynn, le colonel Dent et
+plusieurs autres encore doivent s'y trouver réunis.
+
+-- L'attendez-vous aujourd'hui?
+
+-- Oh non! ni même demain; je pense qu'il y restera au moins une
+semaine. Quand les nobles se réunissent, ils sont entourés de tant
+de gaieté, d'élégance et de sujets de plaisir, qu'ils ne sont
+nullement pressés de se séparer; on recherche surtout les
+messieurs dans ces réunions, et M. Rochester est si charmant dans
+le monde qu'il y est généralement fort aimé. Il est le favori des
+dames, bien qu'il n'ait pas l'air fait pour leur plaire; mais je
+crois que ses talents, sa fortune et son rang, font oublier son
+extérieur.
+
+-- Et y a-t-il des dames au château?
+
+-- Oui, il y a Mme Eshton avec ses trois filles, des jeunes filles
+vraiment charmantes, Mlles Blanche et Mary Ingram, qui, je crois,
+sont bien belles. J'ai vu Mlle Blanche il y a six ou sept ans;
+elle avait dix-huit ans, et était venue à un bal de Noël donné par
+M. Rochester. Ah! ce jour-là, la salle à manger était richement
+décorée et illuminée. Je crois qu'il y avait cinquante ladies et
+gentlemen des premières familles; Mlle Ingram était la reine de la
+fête.
+
+-- Vous dites que vous l'avez vue, madame Fairfax. Comment était-
+elle?
+
+-- Oui, je l'ai vue; les portes de la salle à manger étaient
+ouvertes, et, comme c'était le jour de Noël, les domestiques
+avaient le droit de se réunir dans la grande salle pour entendre
+chanter les dames. M. Rochester me fit entrer, je m'assis
+tranquillement dans un coin et je regardai autour de moi; je n'ai
+jamais vu un spectacle plus splendide! Les dames étaient en grande
+toilette. La plupart d'entre elles, ou du moins les plus jeunes,
+me semblèrent fort belles; mais Mlle Ingram était certainement la
+reine de la fête.
+
+-- Et comment était-elle?
+
+-- Grande, une taille fine, des épaules tombantes, un cou long et
+gracieux, un teint mat, des traits nobles, des yeux un peu
+semblables à ceux de M. Rochester, grands, noirs et brillants
+comme ses diamants. Ses beaux cheveux noirs étaient arrangés avec
+art; par derrière, une couronne de nattes épaisses, et par devant,
+les boucles les plus longues et les plus lisses que j'aie jamais
+vues. Elle portait une robe blanche; une écharpe couleur d'ambre,
+jetée sur une de ses épaules et sur sa poitrine, venait se
+rattacher sur le côté et prolongeait ses longues franges jusqu'au
+dessous du genou. Ses cheveux étaient ornés de fleurs également
+couleur d'ambre, et qui contrastaient bien avec sa chevelure
+d'ébène.
+
+-- Elle devait être bien admirée?
+
+-- Oh oui! et non seulement pour sa beauté, mais encore pour ses
+talents, car elle chanta un duo avec M. Rochester.
+
+-- M. Rochester! Je ne savais pas qu'il chantât.
+
+-- Ah! il a une très belle voix de basse et beaucoup de goût pour
+la musique.
+
+-- Et quelle espèce de voix a Mlle Ingram?
+
+-- Une voix très pleine et très puissante; elle chantait
+admirablement, et c'était un plaisir de l'entendre. Ensuite elle
+joua du piano; je ne m'y connais pas, mais j'ai entendu dire à
+M. Rochester qu'elle exécutait d'une manière très remarquable.
+
+-- Et cette jeune fille, si belle et si accomplie, n'est pas
+encore mariée?
+
+-- Il paraît que non; je crois que ni elle ni sa soeur n'ont
+beaucoup de fortune; le fils aîné a hérité de la plus grande
+partie des biens de son père.
+
+-- Mais je m'étonne qu'aucun noble ne soit tombé amoureux d'elle,
+M. Rochester, par exemple; il est riche, n'est-ce pas?
+
+-- Oh! oui; mais vous voyez qu'il y a une énorme différence d'âge.
+M. Rochester a près de quarante ans, et elle n'en a que vingt-
+cinq.
+
+-- Qu'importe? il se fait tous les jours des mariages où l'on voit
+une différence d'âge plus grande encore entre les deux époux.
+
+-- C'est vrai; je ne crois cependant pas que M. Rochester ait
+jamais eu une semblable idée. Mais vous ne mangez rien, vous avez
+à peine goûté à votre tartine depuis que vous avez commencé votre
+thé.
+
+-- J'ai trop soif pour manger; voulez-vous, s'il vous plaît, me
+donner une autre tasse de thé?»
+
+J'allais recommencer à parler de la probabilité d'un mariage entre
+M. Rochester et la belle Blanche, lorsque Adèle entra, ce qui nous
+força à changer le sujet de notre conversation.
+
+Dès que je fus seule, je me mis à repasser dans ma mémoire ce que
+m'avait dit Mme Fairfax; je regardai dans mon coeur, j'examinai
+mes pensées et mes sentiments, et d'une main ferme, je m'efforçai
+de ramener dans le sentier du bon sens ceux que mon imagination
+avait laissés s'égarer dans des routes impraticables.
+
+Appelé devant mon tribunal, le souvenir produisit les causes qui
+avaient éveillé en moi des espérances, des désirs, des sensations
+depuis la nuit dernière; il expliqua la raison de l'état général
+de l'esprit depuis une quinzaine environ; mais le bon sens vint
+tranquillement me présenter les choses telles qu'elles étaient et
+me montrer que j'avais rejeté la vérité pour me nourrir de
+l'idéal. Alors je prononçai mon jugement, et je déclarai:
+
+Que jamais plus grande folle que Jeanne Eyre n'avait marché sur la
+terre, que jamais idiote plus fantasque ne s'était bercée de doux
+mensonges et n'avait mieux avalé un poison comme si c'eût été du
+nectar.
+
+«Toi, me dis-je, devenir la préférée de M. Rochester, avoir le
+pouvoir de lui plaire, être de quelque importance pour lui? Va, ta
+folie me fait mal! Tu as été joyeuse de quelques marques
+d'attention, marques équivoques accordées par un noble, un homme
+du monde, à une servante, à une enfant; pauvre dupe! Comment as-tu
+osé ... Ton propre intérêt n'aurait-il pas dû te rendre plus sage?
+Ce matin, tu as repassé dans ta mémoire la scène de la nuit
+dernière; voile ta face et rougis de honte! Il a brièvement loué
+tes yeux, n'est-ce pas? Poupée aveugle! ouvre tes paupières
+troublées et regarde ta démence. Il est fâcheux pour une femme
+d'être flattée par un supérieur qui ne peut pas avoir l'intention
+de l'épouser. C'est folie chez une femme de laisser s'allumer en
+elle un amour secret qui doit dévorer sa vie, s'il n'est ni connu
+ni partagé, et qui, s'il est connu et partagé, doit la lancer dans
+de misérables difficultés dont il lui sera impossible de sortir.
+
+«Jane Eyre, écoute donc ta sentence: demain tu prendras une glace
+et tu feras fidèlement ton portrait, sans omettre un seul défaut,
+sans adoucir une seule ligne trop dure, sans effacer une seule
+irrégularité déplaisante; tu écriras en dessous: «Portrait d'une
+gouvernante laide, pauvre et sans famille.»
+
+«Ensuite tu prendras une feuille d'ivoire, tu en as une toute
+prête dans ta boîte à dessiner, tu mélangeras sur ta palette les
+couleurs les plus fraîches et les plus fines, tu dessineras la
+plus charmante figure que pourra te retracer ton imagination; tu
+la coloreras des teintes les plus douces, d'après ce que t'a dit
+Mme Fairfax sur Blanche Ingram; n'oublie pas les boucles noires et
+l'oeil oriental. Quoi, tu songes à prendre M. Rochester pour
+modèle! non, pas de désespoir, pas de sentiment; je demande du bon
+sens et de la résolution. Rappelle-toi les traits nobles et
+harmonieux, le cou et la taille grecs; laisse voir un beau bras
+rond et une main délicate; n'oublie ni l'anneau de diamant ni le
+bracelet d'or; copie exactement les dentelles et le satin,
+l'écharpe gracieuse et les roses d'or; puis au-dessous tu écriras:
+«Blanche, jeune fille accomplie, appartenant à une famille d'un
+haut rang.»
+
+«Et si jamais, à l'avenir, tu t'imaginais que M. Rochester pense à
+toi, prends ces deux portraits, compare-les et dis-toi: «Il est
+probable que M. Rochester pourrait gagner l'amour de cette jeune
+fille noble, s'il voulait s'en donner la peine; est-il possible
+qu'il songe sérieusement à cette pauvre et insignifiante
+institutrice?»
+
+«Eh bien oui, me dis-je, je ferai ces deux portraits.»
+
+Et, après avoir pris cette résolution, je devins plus calme et je
+m'endormis.
+
+Je tins ma parole; une heure ou deux me suffirent pour esquisser
+mon portrait au crayon, et en moins de quinze jours j'eus achevé
+une miniature d'une Blanche Ingram imaginaire: c'était une assez
+jolie figure, et, lorsque je la comparais à la mienne, le
+contraste était aussi frappant que je pouvais le désirer. Ce
+travail me fit du bien: d'abord il occupa pendant quelque temps ma
+tête et mes mains; puis il donna de la force et de la fixité à
+l'impression que je désirais maintenir dans mon coeur.
+
+Je fus bientôt récompensée de cette discipline que j'avais imposée
+à mes sentiments. Grâce à elle, je pus supporter avec calme les
+événements qui vont suivre; et si je n'y avais pas été préparée,
+je n'aurais probablement pas pu conserver une tranquillité même
+apparente.
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+Une semaine se passa sans qu'on reçût aucune nouvelle de
+M. Rochester; au bout de dix jours il n'était pas encore revenu.
+Mme Fairfax me dit qu'elle ne serait pas étonnée qu'en quittant le
+château de M. Eshton il se rendit à Londres, puis que de là il
+passât sur le continent, pour ne pas revenir à Thornfield de toute
+l'année; bien souvent, disait-elle, il avait quitté le château
+d'une manière aussi prompte et aussi inattendue. En l'entendant
+parler ainsi, j'éprouvai un étrange frisson et je sentis mon coeur
+défaillir. Je venais de subir un douloureux désappointement.
+
+Mais, ralliant mes esprits et rappelant mes principes, je
+m'efforçai de remettre de l'ordre dans mes sensations. Bientôt je
+me rendis maîtresse de mon erreur passagère, et je chassai l'idée
+que les actes de M. Rochester pussent avoir tant d'intérêt pour
+moi. Et pourtant je ne cherchais pas à m'humilier en me persuadant
+que je lui étais trop inférieure; mais je me disais que je n'avais
+rien à faire avec le maître de Thornfield, si ce n'est à recevoir
+les gages qu'il me devait pour les leçons que je donnais à sa
+protégée, à me montrer reconnaissante de la bonté et du respect
+qu'il me témoignait; bonté et respect auxquels j'avais droit du
+reste, si j'accomplissais mon devoir. Je m'efforçais de me
+convaincre que M. Rochester ne pouvait admettre entre lui et moi
+que ce seul lien; ainsi donc c'était folie à moi de vouloir en
+faire l'objet de mes sentiments les plus doux, de mes extases, de
+mes déchirements, et ainsi de suite, puisqu'il n'était pas dans la
+même position que moi. Avant tout, je ne devais pas chercher à
+sortir de ma classe; je devais me respecter et ne pas nourrir avec
+toute la force de mon coeur et de mon âme un amour qu'on ne me
+demandait pas, et qu'on mépriserait même.
+
+Je continuais tranquillement ma tâche, mais de temps en temps
+d'excellentes raisons s'offraient à mon esprit pour m'engager à
+quitter Thornfield. Involontairement je me mettais à penser aux
+moyens de changer de place; je crus inutile de chasser ces
+pensées. «Eh bien! me dis-je, laissons-les germer, et, si elles le
+peuvent, qu'elles portent des fruits!»
+
+Il y avait à peu près quinze jours que M. Rochester était absent,
+lorsque Mme Fairfax reçut une lettre.
+
+«C'est de M. Rochester, dit-elle en regardant le timbre; nous
+allons savoir s'il doit ou non revenir parmi nous.»
+
+Pendant qu'elle brisait le cachet et qu'elle lisait le contenu, je
+continuai à boire mon café (nous étions à déjeuner); il était très
+chaud, et ce fut un moyen pour moi d'expliquer la rougeur qui
+couvrit ma figure à la réception de la lettre; mais je ne me
+donnai pas la peine de chercher la raison qui agitait ma main et
+qui me fit renverser la moitié de mon café dans ma soucoupe.
+
+«Quelquefois je me plains que nous sommes trop tranquilles ici,
+dit Mme Fairfax en continuant de tenir la lettre devant ses
+lunettes; mais maintenant nous allons être passablement occupées,
+pour quelque temps au moins.»
+
+Ici je me permis de demander une explication; après avoir rattaché
+le cordon du tablier d'Adèle qui venait de se dénouer, lui avoir
+versé une autre tasse de lait et lui avoir donné une talmouse, je
+dis nonchalamment:
+
+«M. Rochester ne doit probablement pas revenir de sitôt?
+
+-- Au contraire, il sera ici dans trois jours, c'est-à-dire jeudi
+prochain; et il ne vient pas seul: il amène avec lui toute une
+société. Il dit de préparer les plus belles chambres du château;
+la bibliothèque et le salon doivent être aussi mis en état. Il me
+dit également d'envoyer chercher des gens pour aider à la cuisine,
+soit à Millcote, soit dans tout autre endroit; les dames amèneront
+leurs femmes de chambre et les messieurs leurs valets; la maison
+sera pleine.»
+
+Après avoir parlé, Mme Fairfax avala son déjeuner et partit pour
+donner ses ordres.
+
+Il y eut en effet beaucoup à faire pendant les trois jours
+suivants. Toutes les chambres de Thornfield m'avaient semblé très
+propres et très bien arrangées; mais il paraît que je m'étais
+trompée. Trois servantes nouvelles arrivèrent pour aider les
+autres; tout fut frotté et brossé; les peintures furent lavées,
+les tapis battus, les miroirs et les lustres polis, les feux
+allumés dans les chambres, les matelas de plume mis à l'air, les
+draps séchés devant le foyer; jamais je n'ai rien vu de semblable.
+Adèle courait au milieu de ce désordre; les préparatifs de
+réception et la pensée de tous les gens qu'elle allait voir la
+rendaient folle de joie. Elle voulut que Sophie vérifiât ses
+toilettes, ainsi qu'elle appelait ses robes, afin de rafraîchir
+celles qui étaient passées et d'arranger les autres; quant à elle,
+elle ne faisait que bondir dans les chambres, sauter sur les lits,
+se coucher sur les matelas, entasser les oreillers et les
+traversins devant d'énormes feux. Elle était libérée de ses
+leçons; Mme Fairfax m'avait demandé mes services, et je passais
+toute ma journée dans l'office à l'aider tant bien que mal, elle
+et la cuisinière. J'apprenais à faire du flan, des talmouses, de
+la pâtisserie française, à préparer le gibier et à arranger les
+desserts.
+
+On attendait toute la compagnie le jeudi à l'heure du dîner,
+c'est-à-dire à six heures; je n'eus pas le temps d'entretenir mes
+chimères, et je fus aussi active et aussi gaie que qui que ce fût,
+excepté Adèle. Cependant quelquefois ma gaieté se refroidissait,
+et, en dépit de moi-même, je me laissais de nouveau aller au doute
+et aux sombres conjectures, et cela surtout lorsque je voyais la
+porte de l'escalier du troisième, qui depuis quelque temps était
+toujours restée fermée, s'ouvrir lentement et donner passage à
+Grace Poole, qui glissait alors tranquillement le long du corridor
+pour entrer dans les chambres à coucher et dire un mot à l'une des
+servantes, peut-être sur la meilleure manière de polir une grille,
+de nettoyer un marbre de cheminée ou d'enlever les taches d'une
+tenture; elle descendait à la cuisine une fois par jour pour
+dîner, fumait un instant près du foyer, et retournait dans sa
+chambre, triste, sombre et solitaire, emportant avec elle un pot
+de porter. Sur vingt-quatre heures elle n'en passait qu'une avec
+les autres domestiques. Le reste du temps, elle restait seule dans
+une chambre basse du second étage, où elle cousait et riait
+probablement de son rire terrible. Elle était aussi seule qu'un
+prisonnier dans son cachot.
+
+Mais ce qui m'étonna, c'est que personne dans la maison, excepté
+moi, ne semblait s'inquiéter des habitudes de Grace. Personne ne
+se demandait ce qu'elle faisait là; personne ne la plaignait de
+son isolement.
+
+Un jour, je saisis un fragment de conversation entre Leah et une
+femme de journée; elles s'entretenaient de Grace. Leah dit quelque
+chose que je n'entendis pas, et la femme de journée répondit:
+
+«Elle a sans doute de bons gages?
+
+-- Oui, dit Leah. Je souhaiterais bien que les miens fussent aussi
+forts; non pas que je me plaigne. On paye bien à Thornfield; mais
+Mme Poole reçoit cinq fois autant que moi et elle met de côté;
+tous les trimestres elle va porter de l'argent à la banque de
+Millcote; je ne serais pas étonnée qu'elle eût assez pour mener
+une vie indépendante. Mais je crois qu'elle est habituée à
+Thornfield; et puis elle n'a pas encore quarante ans; elle est
+forte et capable de faire bien des choses: il est trop tôt pour
+cesser de travailler.
+
+-- C'est une bonne domestique? reprit la femme de journée.
+
+-- Oh! elle comprend mieux que personne ce qu'elle a à faire,
+répondit Leah d'un ton significatif; tout le monde ne pourrait pas
+chausser ses souliers, même pour de l'argent.
+
+-- Oh! pour cela non, ajouta la femme de journée. Je m'étonne que
+le maître...»
+
+Elle allait continuer, mais Leah m'aperçut et fit un signe à sa
+compagne. Alors celle-ci ajouta tout bas:
+
+«Est-ce qu'elle ne sait pas?»
+
+Leah secoua la tête et la conversation cessa; tout ce que je
+venais d'apprendre, c'est qu'il y avait un mystère à Thornfield,
+mystère que je ne devais pas connaître.
+
+Le jeudi arriva: les préparatifs avaient été achevés le soir
+précédent; on avait tout mis en place: tapis, rideaux festonnés,
+couvre-pieds blancs; les tables de jeu avaient été disposées, les
+meubles frottés, les vases remplis de fleurs. Tout était frais et
+brillant; la grande salle avait été nettoyée. La vieille horloge,
+l'escalier, la rampe, resplendissaient comme du verre; dans la
+salle à manger, les étagères étaient garnies de brillantes
+porcelaines; des fleurs exotiques répandaient leur parfum dans le
+salon et le boudoir.
+
+L'après-midi arriva; Mme Fairfax mit sa plus belle robe de satin
+noir, ses gants et sa montre d'or: car c'était elle qui devait
+recevoir la société, conduire les dames dans leur chambre, etc.
+Adèle aussi voulut s'habiller, bien que je ne crusse pas qu'on la
+demanderait ce jour-là pour la présenter aux dames. Néanmoins, ne
+désirant pas la contrarier, je permis à Sophie de lui mettre une
+robe de mousseline blanche; quant à moi, je ne changeai rien à ma
+toilette: j'étais bien persuadée qu'on ne me ferait pas sortir de
+la salle d'étude, vrai sanctuaire pour moi et agréable refuge dans
+les temps de trouble.
+
+Nous avions eu une journée douce et sereine, une de ces journées
+de fin de mars ou de commencement d'avril, qui semblent annoncer
+l'été; je dessinais, et, comme la soirée même était chaude,
+j'avais ouvert les fenêtres de la salle d'étude.
+
+«Il commence à être tard, dit Mme Fairfax en entrant bruyamment;
+je suis bien aise d'avoir commandé le dîner pour une heure plus
+tard que ne l'avait demandé M. Rochester, car il est déjà six
+heures passées. J'ai envoyé John regarder s'il n'apercevrait rien
+sur la route; des portes du parc on voit une partie du chemin de
+Millcote.»
+
+Elle s'avança vers la fenêtre:
+
+«Le voilà qui vient,» dit-elle. Puis elle s'écria: «Eh bien, John,
+quelles nouvelles?
+
+-- Ils viennent, madame; ils seront ici dans dix minutes!»
+répondit John.
+
+Je la suivis, faisant attention à me mettre de côté, de manière à
+être cachée par le rideau et à voir sans être vue.
+
+Les dix minutes de John me semblèrent très longues; mais enfin on
+entendit le bruit des roues. Quatre cavaliers galopaient en avant;
+derrière eux venaient deux voitures découvertes où j'aperçus des
+voiles flottants et des plumes ondoyantes. Deux des cavaliers
+étaient jeunes et beaux; dans le troisième je reconnus
+M. Rochester, monté sur son cheval noir Mesrour et accompagné de
+Pilote, qui bondissait devant lui; à côté de lui j'aperçus une
+jeune femme; tous deux marchaient en avant de la troupe; son habit
+de cheval, d'un rouge pourpre, touchait presque à terre; son long
+voile soulevé par la brise effleurait les plis de sa robe, et à
+travers on pouvait voir de riches boucles d'un noir d'ébène.
+
+«Mlle Ingram!» s'écria Mme Fairfax, et elle descendit rapidement.
+
+La cavalcade tourna bientôt l'angle de la maison, et je la perdis
+de vue. Adèle demanda à descendre; mais je la pris sur mes genoux
+et je lui fis comprendre que ni maintenant, ni jamais, elle ne
+devrait aller voir les dames à moins que son tuteur ne la fit
+demander, et que, si M. Rochester la voyait prendre une semblable
+liberté, il serait certainement fort mécontent. Elle pleura un
+peu; je pris aussitôt une figure grave, et elle finit par essuyer
+ses yeux.
+
+On entendait un joyeux murmure dans la grande salle; les voix
+graves des messieurs et les accents argentins des dames se
+mêlaient harmonieusement. Mais, bien qu'il ne parlât pas haut, la
+voix sonore du maître de Thornfield souhaitant la bienvenue à ses
+aimables hôtes retentissait au-dessus de toutes les autres, puis
+des pas légers montèrent l'escalier; on entendit dans le corridor
+des rires doux et joyeux; les portes s'ouvrirent et se
+refermèrent, et au bout de quelque temps tout rentra dans le
+silence.
+
+«Elles changent de toilette, dit Adèle qui écoutait attentivement
+et qui suivait chaque mouvement, et elle soupira. Chez maman,
+reprit-elle, quand il y avait du monde, j'allais partout, au
+salon, dans les chambres; souvent je regardais les femmes de
+chambre coiffer et habiller les dames, et c'était si amusant!
+Comme cela, au moins, on apprend.
+
+-- Avez-vous faim, Adèle?
+
+-- Mais oui, mademoiselle; voilà cinq ou six heures que nous
+n'avons pas mangé.
+
+-- Eh bien, pendant que les dames sont dans leurs chambres, je
+vais me hasarder à descendre, et je tâcherai d'avoir quelque
+chose.»
+
+Sortant avec précaution de mon asile, je descendis l'escalier de
+service qui conduisait directement à la cuisine. Tout y était en
+émoi; la soupe et le poisson étaient arrivés à leur dernier degré
+de cuisson, et le cuisinier se penchait sur les casseroles, qui
+toutes menaçaient de prendre feu d'un moment à l'autre; dans la
+salle des domestiques, deux cochers et trois valets se tenaient
+autour du feu; les femmes de chambre étaient sans doute occupées
+avec leurs maîtresses; les gens qu'on avait fait venir de Millcote
+étaient également fort affairés. Je traversai ce chaos et
+j'arrivai au garde-manger, où je pris un poulet froid, quelques
+tartes, un pain, plusieurs assiettes, des fourchettes et des
+couteaux: je me dirigeai alors promptement vers ma retraite.
+J'avais déjà gagné le corridor et fermé la porte de l'escalier,
+quand un murmure général m'apprit que les dames allaient sortir de
+leurs chambres; je ne pouvais pas arriver à la salle d'étude sans
+passer devant quelques-unes de leurs chambres, et je courais le
+risque d'être surprise avec mes provisions; alors je restai
+tranquillement à l'un des bouts du corridor, comptant sur
+l'obscurité qui y était complète depuis le coucher du soleil.
+
+Les chambres furent bientôt privées de leurs belles habitantes;
+toutes sortirent gaiement, et leurs vêtements brillaient dans
+l'obscurité; elles restèrent un moment groupées à une des
+extrémités du corridor pendant que moi je me tenais à l'autre;
+elles parlèrent avec une douce vivacité; elles descendirent
+l'escalier presque aussi silencieuses qu'un brouillard qui glisse
+le long d'une colline: cette apparition m'avait frappée par son
+élégance distinguée.
+
+Adèle avait entr'ouvert la porte de la salle d'étude et s'était
+mise à regarder:
+
+«Oh! les belles dames! s'écria-t-elle en anglais; comme je serais
+contente d'aller avec elles! Pensez-vous, me dit-elle, que
+M. Rochester nous envoie chercher après dîner?
+
+-- Non, en vérité; M. Rochester a bien autre chose à faire; ne
+pensez plus aux dames aujourd'hui; peut-être les verrez-vous
+demain. En attendant, voilà votre dîner.»
+
+Comme elle avait très faim, elle fut un moment distraite par le
+poulet et les tartes. J'avais été bien inspirée d'aller chercher
+ces quelques provisions à l'office; car sans cela Adèle, moi et
+Sophie, que j'invitai à partager notre repas, nous aurions couru
+risque de ne pas dîner du tout. En bas, on était trop occupé pour
+penser à nous. Il était neuf heures passées lorsqu'on retira le
+dessert, et à dix heures on entendait encore les domestiques
+emporter les plateaux et les tasses où l'on avait pris le café. Je
+permis à Adèle de rester debout beaucoup plus tard
+qu'ordinairement, parce qu'elle prétendit qu'elle ne pourrait
+dormir tant qu'on ne cesserait pas d'ouvrir et de fermer les
+portes en bas. «Et puis, ajoutait-elle, M. Rochester pourrait nous
+envoyer chercher lorsque je serais déshabillée; et alors quel
+dommage!
+
+Je lui racontai des histoires aussi longtemps qu'elle voulut;
+ensuite, pour la distraire, je l'emmenai dans le corridor: la
+lampe de la grande salle était allumée, et, en se penchant sur la
+rampe, elle pouvait voir passer et repasser les domestiques.
+Lorsque la soirée fut avancée, on entendit tout à coup des accords
+retentir dans le salon; on y avait transporté le piano; nous nous
+assîmes toutes deux sur les marches de l'escalier pour écouter.
+Une voix se mêla bientôt aux puissantes vibrations de
+l'instrument. C'était une femme qui chantait, et sa voix était
+pleine de douceur. Le solo fut suivi d'un duo et d'un choeur; dans
+les intervalles, le murmure d'une joyeuse conversation arrivait
+jusqu'à nous. J'écoutai longtemps, étudiant toutes les voix et
+cherchant à distinguer au milieu de ce bruit confus les accents de
+M. Rochester, ce qui me fut facile; puis je m'efforçai de
+comprendre ces sons que la distance rendait vagues.
+
+Onze heures sonnèrent; je regardai Adèle qui appuyait sa tête
+contre mon épaule; ses yeux s'appesantissaient. Je la pris dans
+mes bras et je la couchai. Lorsque les invités regagnèrent leurs
+chambres, il était près d'une heure.
+
+Le jour suivant brilla aussi radieux. Il fut consacré à une
+excursion dans le voisinage; on partit de bonne heure, quelques-
+uns à cheval, d'autres en voiture. Je vis le départ et le retour.
+
+De toutes les dames, Mlle Ingram seule montait à cheval, et, comme
+le jour précédent, M. Rochester galopait à ses côtés; tous deux
+étaient séparés du reste de la compagnie. Je fis remarquer cette
+circonstance à Mme Fairfax, qui était à la fenêtre avec moi.
+
+«Vous prétendiez l'autre jour, dis-je, qu'il n'y avait aucune
+probabilité de les voir mariés; mais regardez vous-même si
+M. Rochester ne la préfère pas à toutes les autres.
+
+-- Oui, il l'admire sans doute.
+
+-- Et elle l'admire aussi, ajoutai-je; voyez, elle se penche comme
+pour lui parler confidentiellement; je voudrais voir sa figure, je
+ne l'ai pas pu encore jusqu'ici.
+
+-- Vous la verrez ce soir, répondit Mme Fairfax. J'ai dit à
+M. Rochester combien Adèle désirait voir les dames; il m'a
+répondu: «Eh bien, qu'elle vienne dans le salon après dîner, et
+demandez à Mlle Eyre de l'accompagner.»
+
+-- Oui, il a dit cela par pure politesse; mais je n'irai
+certainement pas, répondis-je.
+
+-- Je lui ai dit que vous n'étiez pas habituée au monde, et qu'il
+vous serait probablement pénible de paraître devant tous ces
+étrangers; mais il m'a répondu de son ton bref: «Niaiseries! Si
+elle fait des objections, dites-lui que je le désire vivement, et
+si elle résiste encore, ajoutez que j'irai moi-même la chercher.»
+
+-- Je ne lui donnerai pas cette peine, répondis-je; j'irai puisque
+je ne puis pas faire autrement; mais j'en suis fâchée. Serez-vous
+là, madame Fairfax?
+
+-- Non. J'ai plaidé et j'ai gagné mon procès. Voici comment il
+faut faire pour éviter une entrée cérémonieuse, ce qui est le plus
+désagréable de tout. Vous irez dans le salon pendant qu'il est
+vide, avant que les dames aient quitté la table; vous vous
+assoirez tranquillement dans un petit coin; vous n'aurez pas
+besoin de rester longtemps après l'arrivée des messieurs, à moins
+que vous ne vous amusiez. Il suffit que M. Rochester vous ait vue;
+après cela vous pourrez vous retirer, personne ne fera attention à
+vous.
+
+-- Pensez-vous que tout ce monde restera longtemps au château?
+
+-- Une ou deux semaines, certainement pas davantage. Après le
+départ des invités, sir John Lynn, qui vient d'être nommé membre
+de Millcote, se rendra à la ville. Je pense que M. Rochester
+l'accompagnera, car je suis étonnée qu'il ait fait un si long
+séjour à Thornfield.»
+
+C'est avec crainte que je vis s'approcher le moment où je devais
+entrer dans le salon avec mon élève. Adèle avait passé tout le
+jour dans une perpétuelle extase, à partir du montent où on lui
+avait appris qu'elle allait être présentée aux dames, et elle ne
+se calma un peu que lorsque Sophie commença à l'habiller.
+
+Quand ses cheveux furent arrangés en longues boucles bien
+brillantes, quand elle eut mis sa robe de satin rose, ses mitaines
+de dentelle noire, et qu'elle eut attaché autour d'elle sa longue
+ceinture, elle demeura grave comme un juge. Il n'y eut pas besoin
+de lui recommander de ne rien déranger dans sa toilette,
+lorsqu'elle fut habillée, elle s'assit soigneusement dans sa
+petite chaise, faisant bien attention à relever sa robe de satin
+de peur d'en salir le bas; elle promit de ne pas remuer jusqu'au
+moment où je serais prête. Ce ne fut pas long; j'eus bientôt mis
+ma robe de soie grise achetée à l'occasion du mariage de
+Mlle Temple et que je n'avais jamais portée depuis; je lissai mes
+cheveux; je mis mon épingle de perle et nous descendîmes.
+
+Heureusement il n'était pas nécessaire de passer par la salle à
+manger pour entrer dans le salon, que nous trouvâmes vide; un beau
+feu brûlait silencieusement sur le foyer de marbre, et les bougies
+brillaient au milieu des fleurs exquises qui ornaient les tables.
+L'arche qui donnait du salon dans la salle à manger était fermée
+par un rideau rouge; quelque mince que fût cette séparation, les
+invités parlaient si bas qu'on ne pouvait rien entendre de leur
+conversation.
+
+Adèle semblait toujours sous l'influence d'une impression
+solennelle. Elle s'assit sans dire un mot sur le petit tabouret
+que je lui indiquai. Je me retirai près de la fenêtre, et prenant
+un livre sur une des tables, je m'efforçai de lire. Adèle apporta
+son tabouret à mes pieds; au bout de quelque temps elle me toucha
+le genou.
+
+«Qu'est-ce, Adèle? demandai-je.
+
+-- Est-ce que je ne puis pas prendre une de ces belles fleurs,
+mademoiselle? seulement pour compléter ma toilette.
+
+-- Vous pensez beaucoup trop à votre toilette, Adèle!» dis-je en
+prenant une rose que j'attachai à sa ceinture.
+
+Elle soupira de satisfaction, comme si cette dernière joie eût mis
+le comble à son bonheur. Je me retournai pour cacher un sourire
+que je ne pus réprimer; il y avait quelque chose de comique et de
+triste dans la dévotion innée et sérieuse de cette petite
+Parisienne pour tout ce qui se rapportait à la toilette.
+
+Tout à coup j'entendis plusieurs personnes se lever dans la
+chambre voisine. Le rideau de l'arche fut tiré et j'aperçus la
+salle à manger, dont le lustre répandait une vive lumière sur le
+service de cristal et d'argent qui couvrait une longue table Un
+groupe de dames était sous l'arche; elles entrèrent, et le rideau
+retomba derrière elles.
+
+Elles étaient huit; mais quand elles entrèrent elles me parurent
+beaucoup plus nombreuses. Quelques-unes étaient grandes, plusieurs
+d'entre elles habillées de blanc et toutes couvertes de vêtements
+amples et ondoyants qui les rendaient plus imposantes, comme les
+nuages qui entourent la lune l'agrandissent à nos yeux. Je me
+levai et les saluai. Une ou deux me répondirent par un mouvement
+de tête; les autres se contentèrent de me regarder.
+
+Elles se dispersèrent dans la chambre; la légèreté de leurs
+mouvements les faisait ressembler à un troupeau d'oiseaux blancs;
+quelques-unes s'étendirent à demi sur le sofa et les ottomanes,
+d'autres se penchèrent sur les tables pour regarder les fleurs et
+les livres; plusieurs, enfin, formèrent un groupe autour du feu et
+se mirent à parler d'une voix basse, mais claire, qui semblait
+leur être habituelle. J'appris plus tard comment elles se
+nommaient, et je puis dès à présent les désigner par leurs noms.
+Je vis d'abord Mme Eshton et ses deux filles. Elle avait dû être
+jolie et était encore bien conservée. Amy, l'aînée de ses filles,
+était petite; sa figure et ses manières étaient piquantes, bien
+que naïves et enfantines; sa robe de mousseline blanche et sa
+ceinture bleue s'harmonisaient bien avec sa personne. Sa soeur
+Louisa, plus grande et plus élégante, était fort jolie. Elle avait
+une de ces figures que les Français appellent minois chiffonné. Du
+reste, les deux soeurs étaient belles comme des lis.
+
+Lady Lynn était une femme de quarante ans, grande et forte, à la
+taille droite, au regard hautain. Elle était richement drapée dans
+une robe de satin changeant; une plume bleu azur et un bandeau de
+pierres précieuses faisaient ressortir le brillant de ses cheveux
+noirs.
+
+Mme Dent était moins splendide, mais elle était plus femme. Elle
+avait la taille mince, la figure douce et pâle, et les cheveux
+blonds. Je préférais sa robe de satin noir, son écharpe en
+dentelle et ses quelques ornements de perles au splendide éclat de
+la noble lady.
+
+Mais trois personnes surtout se faisaient remarquer, en partie à
+cause de leur haute taille. C'étaient la douairière lady Ingram,
+et ses deux filles Blanche et Marie; toutes trois étaient
+prodigieusement grandes. La douairière avait de quarante à
+cinquante ans; sa taille était encore belle et ses cheveux encore
+noirs, du moins aux lumières. Ses dents me semblèrent avoir
+conservé toute leur blancheur. Eu égard à son âge, elle devait
+passer aux yeux de presque tout le monde pour très belle, et elle
+l'était en effet; mais il y avait dans toute sa tenue et dans
+toute son expression une insupportable fierté. Elle avait des
+traits romains et un double menton qui se fondait dans son énorme
+cou. Ses traits me parurent gonflés, assombris et même sillonnés
+par l'orgueil, orgueil qui lui faisait tenir la tête tellement
+droite qu'on eût facilement cru la position surnaturelle; ses yeux
+étaient sauvages et durs: ils me rappelaient ceux de Mme Reed.
+Elle mâchait chacune de ses paroles. Sa voix était profonde,
+pompeuse, dogmatique, insupportable en un mot. Grâce à une robe en
+velours cramoisi et à un châle des Indes, qu'elle portait en
+turban, elle croyait avoir la dignité d'une impératrice.
+
+Blanche et Marie étaient de sa taille, droites et grandes comme
+des peupliers; Marie était trop mince, mais Blanche était faite
+comme une Diane. Je la regardai avec un intérêt tout particulier:
+d'abord je désirais savoir si son extérieur s'accordait avec ce
+que m'en avait dit Mme Fairfax; ensuite si elle ressemblait à la
+miniature que j'en avais faite; enfin, il faut bien le dire, s'il
+y avait en elle de quoi plaire à M. Rochester.
+
+Elle était bien telle que me l'avait dépeinte Mme Fairfax et telle
+que je l'avais reproduite; je reconnaissais cette taille noble,
+ces épaules tombantes, ces yeux et ces boucles noires dont m'avait
+parlé Mme Fairfax; mais sa figure était semblable à celle de sa
+mère: c'était lady Ingram, plus jeune et moins sillonnée; toujours
+le même front bas, les mêmes traits hautains, le même orgueil,
+moins sombre pourtant; elle riait continuellement; son rire était
+satirique, de même que l'expression habituelle de sa lèvre arquée.
+
+On dit que le génie apprécie sa valeur; je ne sais si Mlle Ingram
+avait du génie, mais bien certainement elle appréciait sa valeur.
+Aussi commença-t-elle à parler botanique avec la douce Mme Dent,
+qui, à ce qu'il paraît, n'avait pas étudié cette science, bien
+qu'elle aimât beaucoup les fleurs, surtout les fleurs sauvages,
+disait-elle; Mlle Ingram l'avait étudiée, et elle débita tout son
+vocabulaire avec emphase.
+
+Je m'aperçus qu'elle se riait de l'ignorance de Mme Dent: sa
+raillerie pouvait être habile; en tout cas, elle n'indiquait pas
+une bonne nature. Elle joua du piano; son exécution était
+brillante; elle chanta, sa voix était belle; elle parla français
+avec sa mère, et je pus m'apercevoir qu'elle s'exprimait
+facilement et que sa prononciation était bonne.
+
+Marie avait une figure plus ouverte que Blanche, des traits plus
+doux et un teint plus clair. Mlle Ingram avait un vrai teint
+d'Espagnole, mais Marie n'était pas assez animée. Sa figure
+manquait d'expression, ses yeux de lumière. Elle ne parlait pas,
+et, après avoir choisi une place, elle y resta immobile comme une
+statue. Les deux soeurs étaient vêtues de blanc.
+
+Mlle Ingram me semblait-elle propre à plaire à M. Rochester? Je ne
+sais. Je ne connaissais pas son goût. S'il aimait les beautés
+majestueuses, Blanche était l'idéal; elle devait être généralement
+admirée, et j'avais déjà eu une preuve presque certaine qu'elle
+plaisait à M. Rochester; pour effacer mon dernier doute, il ne me
+restait qu'à les voir ensemble.
+
+Vous ne supposez pas, lecteur, qu'Adèle était restée tout ce temps
+immobile à mes pieds; au moment où les dames entrèrent, elle se
+leva, s'avança vers elles, les salua cérémonieusement et leur dit
+avec gravité:
+
+«Bonjour, mesdames.»
+
+Mlle Ingram la regarda d'un air moqueur et s'écria:
+
+«Oh! quelle petite poupée!
+
+-- Je crois, dit lady Lynn, que c'est la pupille de M. Rochester,
+la petite fille française dont il nous a parlée.»
+
+Mme Dent la prit doucement par la main et l'embrassa. Amy et
+Louisa Eshton s'écrièrent ensemble:
+
+«Oh! l'amour d'enfant!»
+
+Elles l'emmenèrent sur le sofa, et elle se mit à parler soit en
+français, soit en mauvais anglais, accaparant non seulement les
+deux jeunes filles, mais encore Mme Eshton et lady Lynn; elle fut
+gâtée autant qu'elle pouvait le désirer.
+
+Enfin, on apporta le café et on appela les messieurs. J'étais
+assise dans l'ombre, si toutefois il y avait un seul coin obscur
+dans un salon si bien éclairé; le rideau de la fenêtre me cachait
+à moitié. Le reste de la société arriva. L'apparition des
+messieurs me parut imposante comme celle des dames. Ils étaient
+tous habillés de noir; la plupart grands, et quelques-uns jeunes.
+Henry et Frédéric Lynn étaient ce qu'on appelle de brillants
+jeunes gens. Le colonel Dent me parut un beau militaire.
+M. Eshton, magistrat du district, avait des manières de
+gentilhomme; ses cheveux parfaitement blancs, ses sourcils et ses
+moustaches noires, lui donnaient l'air d'un père noble. De même
+que ses soeurs, lord Ingram était très grand, et comme elles il
+était beau; mais il partageait l'apathie de Marie. Il semblait
+avoir plus de longueur dans les membres que de vivacité dans le
+sang et de vigueur dans le cerveau.
+
+Où était M. Rochester?
+
+Il arriva enfin. Je ne regardais pas du côté de la porte, et
+pourtant je le vis entrer. Je m'efforçai de concentrer toute mon
+attention sur les mailles de la bourse à laquelle je travaillais;
+j'aurais voulu ne penser qu'à l'ouvrage que j'avais dans les
+mains, aux perles d'argent et aux fils de soie posés sur mes
+genoux: et pourtant je ne pus m'empêcher de regarder sa figure et
+de me rappeler le jour où je l'avais vu pour la dernière fois, le
+moment où, après lui avoir rendu ce qu'il appelait un immense
+service, il prit mes mains et me regarda avec des yeux qui
+révélaient un coeur plein et prêt à déborder. Et j'avais été pour
+quelque chose dans cette émotion; j'avais été bien près de lui à
+cette époque! Qui est-ce qui avait pu changer ainsi nos positions
+relatives? car désormais nous étions étrangers l'un pour l'autre,
+si étrangers que je ne comptais même pas l'entendre m'adresser
+quelques mots; et je ne fus pas étonnée lorsque, sans m'avoir même
+regardée, il alla s'asseoir de l'autre côté de la chambre pour
+causer avec l'une des dames.
+
+Lorsque je le vis absorbé par la conversation et que je fus
+convaincue que je pouvais examiner sans être observée moi-même, je
+ne tentai plus de me contenir; je détournai mes yeux de mon
+ouvrage et je les fixai sur M. Rochester; je trouvais dans cette
+contemplation un plaisir à la fois vif et poignant; aiguillon de
+l'or le plus pur, mais aiguillon de souffrance; ma joie
+ressemblait à l'ardente jouissance de l'homme qui, mourant de
+soif, se traîne vers une fontaine qu'il sait empoisonnée, et en
+boit l'eau néanmoins comme un divin breuvage.
+
+Il est vrai que ce que certains trouvent laid peut sembler beau à
+d'autres. La figure olivâtre et décolorée de M. Rochester, son
+front carré et massif, ses sourcils de jais, ses yeux profonds,
+ses traits fermes, sa bouche dure, en un mot, l'expression
+énergique et décidée de sa figure, ne rentraient en rien dans les
+règles de la beauté; mais pour moi son visage était plus que beau,
+Il m'intéressait et me dominait. M. Rochester s'était emparé de
+mes sentiments et les avait liés aux siens. Je n'avais pas voulu
+l'aimer; j'avais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour
+repousser de mon âme ces premières atteintes de l'amour, et, dès
+que je le revoyais, toutes ces impressions se réveillaient en moi
+avec une force nouvelle. Il me contraignait à l'aimer sans même
+faire attention à moi.
+
+Je le comparais à ses hôtes. Qu'étaient la grâce galante des
+MM. Lynn, l'élégance langoureuse de lord Ingram, et même la
+distinction militaire du colonel Dent, devant son regard plein
+d'une force native et d'une puissance naturelle? Leur extérieur,
+leur expression, n'éveillaient aucune sympathie en moi; et
+pourtant tout le monde les déclarait beaux et attrayants, tandis
+qu'on trouvait les traits de M. Rochester durs et son regard
+triste. Je les entendis rire. La bougie avait autant d'âme dans sa
+lumière qu'eux dans leur sourire. Je vis aussi M. Rochester
+sourire; ses traits s'adoucirent; ses yeux devinrent aimables,
+brillants et chercheurs. Il parlait dans ce moment à Louise et à
+Amy Eshton: je m'étonnai de les voir rester calmes devant ce
+regard qui m'avait semblé si pénétrant; je croyais que leurs yeux
+allaient se baisser, leurs joues se colorer, et je fus heureuse de
+ce qu'elles n'étaient nullement émues, «Il n'est pas pour elles ce
+qu'il est pour moi, pensai-je. Il n'est pas de leur nature et je
+crois qu'il est de la mienne; j'en suis même sûre: je sens comme
+lui; je comprends le langage de ses mouvements et de sa tenue;
+quoique le rang et la fortune nous séparent, j'ai quelque chose
+dans ma tête, dans mon coeur, dans mon sang et dans mes nerfs, qui
+forme entre nous une union spirituelle. Si, il y a quelques jours,
+j'ai dit que je n'avais rien à faire avec lui, si ce n'est à
+recevoir mon salaire; si je me suis défendue de penser à lui
+autrement que comme à un maître qui me paye, j'ai proféré un
+blasphème contre la nature. Tout ce qu'il y a en moi de bon, de
+fort, de sincère, va vers lui. Je sais qu'il faut cacher mes
+sentiments, étouffer toute espérance, me rappeler qu'il ne peut
+pas faire grande attention à moi; car, lorsque je prétends que je
+suis de la même nature que lui, je ne veux pas dire que j'ai sa
+force et son attrait, mais simplement que j'ai certains goûts et
+certaines sensations en commun avec lui. Il faut donc me répéter
+sans cesse que nous sommes séparés pour toujours, et que néanmoins
+je dois l'aimer tant que je vivrai.»
+
+On passa le café. Depuis l'arrivée des messieurs, les dames sont
+devenues vives comme des alouettes. La conversation commence,
+joyeuse et animée. Le colonel Dent et M. Eshton parlent politique;
+leurs femmes écoutent. Les deux orgueilleuses douairières lady
+Lynn et lady Ingram causent ensemble. Sir George, gentilhomme de
+campagne, gras et frais, se tient debout devant le sofa, sa tasse
+de café à la main, et place de temps en temps son mot. M. Frédéric
+Lynn est assis à côté de Marie Ingram et lui montre les gravures
+d'un beau livre; elle regarde et sourit de temps en temps, mais
+parle peu. Le grand et flegmatique lord Ingram se penche sur le
+dos de la chaise de la vivante petite Amy Eshton; elle lui jette
+par moments un coup d'oeil, et gazouille comme un roitelet, car
+elle préfère lord Ingram à M. Rochester. Henry prend possession
+d'une ottomane aux pieds de Louise; Adèle est assise à côté de
+lui; il tâche de parler français avec elle, et Louise rit de ses
+fautes. Avec qui ira Blanche Ingram? Elle est seule devant une
+table, gracieusement penchée sur un album; elle semble attendre
+qu'on vienne la chercher; mais, comme l'attente la fatigue, elle
+se décide à choisir elle-même son interlocuteur.
+
+M. Rochester, après avoir quitté les demoiselles Eshton, se place
+devant le feu aussi solitairement que Blanche l'est devant la
+table; mais Mlle Ingram va s'asseoir de l'autre côté de la
+cheminée, vis-à-vis de lui.
+
+«Monsieur Rochester, dit-elle, je croyais que vous n'aimiez pas
+les enfants?
+
+-- Et vous aviez raison.
+
+-- Alors qui est-ce qui vous a décidé à vous charger de cette
+petite poupée-là? reprit-elle en montrant Adèle; où avez-vous été
+la chercher?
+
+-- Je n'ai pas été la chercher; on me l'a laissée sur les bras.
+
+-- Vous auriez dû l'envoyer en pension.
+
+-- Je ne le pouvais pas; les pensions sont si chères!
+
+-- Mais il me semble que vous avez une gouvernante; j'ai tout à
+l'heure vu quelqu'un avec votre pupille; serait-elle partie? Oh
+non, elle est là derrière le rideau. Vous la payez sans doute. Je
+crois que c'est aussi cher que de la mettre en pension, et même
+plus, car vous avez à les entretenir toutes les deux.»
+
+Je craignais, ou, pour mieux dire, j'espérais que cette allusion à
+ma présence forcerait M. Rochester à regarder de mon côté, et
+involontairement je m'enfonçai encore davantage dans l'ombre; mais
+il ne tourna pas les yeux.
+
+«Je n'y ai pas pensé, dit-il avec indifférence et regardant droit
+devant lui.
+
+-- Non, vous ne pensez jamais à ce qui est d'économie ou de bon
+sens. Si vous entendiez maman parler des gouvernantes, Mary et moi
+nous en avons eu au moins une douzaine, la moitié détestables, les
+autres ridicules, toutes insupportables; n'est-ce pas, maman?
+
+-- Avez-vous parlé, ma chérie?»
+
+La jeune fille réitéra sa question.
+
+«Ma bien-aimée, ne me parlez pas des gouvernantes; ce mot me fait
+mal. J'ai souffert le martyre avec leur inhabileté et leurs
+expressions. Je remercie le ciel de ne plus avoir affaire à
+elles.»
+
+Mme Dent se pencha alors vers lady Ingram, et lui dit quelque
+chose tout bas. Je suppose, d'après la réponse, que Mme Dent lui
+faisait remarquer la présence d'un des membres de cette race sur
+laquelle elle venait de lancer un anathème.
+
+«Tant pis, reprit la noble dame, j'espère que cela lui profitera!»
+Puis elle ajouta plus bas, mais assez haut pourtant pour que les
+sons arrivassent jusqu'à moi: «Je l'ai déjà examinée; je suis bon
+juge des physionomies, et dans la sienne je lis tous les défauts
+qui caractérisent sa classe.
+
+-- Et quels sont-ils? madame, demanda tout haut M. Rochester.
+
+-- Je vous les dirai dans un tête-à-tête, reprit-elle en secouant
+trois fois son turban d'une manière significative.
+
+-- Mais ma curiosité sera passée alors, et c'est maintenant
+qu'elle voudrait être satisfaite.
+
+-- Demandez-le donc à Blanche. Elle est plus près de vous que moi.
+
+-- Oh! ne me chargez pas de cette tâche, maman. Je n'ai du reste
+qu'un mot à dire sur toute cette espèce, c'est qu'elle ne peut que
+nuire. Non pas que les institutrices m'aient jamais fait beaucoup
+souffrir: Théodore et moi, nous n'avons épargné aucune taquinerie
+à nos gouvernantes; Marie était trop endormie pour prendre une
+part active à nos complots. C'est surtout à Mme Joubert que nous
+avons joué de bons tours. Mlle Wilson était une pauvre créature
+triste et malade; elle ne valait même pas la peine qu'on se serait
+donnée pour la vaincre. Mme Grey était dure et insensible; rien
+n'avait effet sur elle; mais Mme Joubert! je vois encore sa colère
+lorsque nous la poussions à bout; quand, après avoir renversé
+notre thé, émietté nos tartines, jeté nos livres au plafond, nous
+nous mettions à faire un charivari général avec les pupitres, les
+règles, le cendrier et le feu. Théodore, vous rappelez-vous ces
+jours de gaieté?
+
+-- Oui certainement, répondit lentement lord Ingram; et la pauvre
+vieille avait l'habitude de nous appeler méchants enfants; alors
+nous lui faisions des sermons où nous lui prouvions que c'était de
+la présomption à elle, ignorante comme elle l'était, de vouloir
+instruire des jeunes gens aussi habiles que nous.
+
+-- Oui, et vous savez, Théodore, je vous aidais aussi à persécuter
+votre précepteur, ce M. Vinning, à la figure couleur de petit-
+lait; nous l'avions surnommé le ministre malade de la pépie. Lui
+et Mlle Wilson prirent la liberté de tomber amoureux l'un de
+l'autre, ou du moins Théodore et moi nous le supposâmes; nous
+avions surpris de tendres regards, des soupirs que nous avions
+interprétés comme des marques certaines de cette belle passion; et
+je vous assure que bientôt le public fut au courant de notre
+découverte. Ce fut un moyen de se débarrasser de ce boulet que
+nous traînions à nos pieds; dès que maman sut ce qui se passait,
+elle déclara que c'était immoral; n'est-ce pas, maman?
+
+-- Oui, ma chérie, et ce n'était pas à tort. Il y a mille raisons
+qui font que, dans une maison bien dirigée, on ne doit jamais
+laisser naître d'affection entre une gouvernante et un précepteur.
+D'abord...
+
+-- Oh! ma gracieuse mère, épargnez-nous cette énumération; au
+reste, nous la connaissons tous: mauvais exemple pour l'innocence
+des enfants; négligence continuelle dans les devoirs de la
+gouvernante et du précepteur; alliance et confiance mutuelles;
+confidences qui en résultent; insolence inévitable à l'égard des
+maîtres; révolte et insurrection générale. Ai-je raison, baronne
+Ingram de Ingram-Park?
+
+-- Oui, mon beau lis, vous avez raison comme toujours.
+
+-- Alors, il est inutile d'en parler plus longtemps; changeons de
+conversation.»
+
+Amy Eshton n'entendit pas cette phrase ou ne voulut pas y faire
+attention, car elle s'écria de sa voix douce et enfantine:
+
+«Louisa et moi, nous avions aussi l'habitude de tourmenter notre
+gouvernante; mais elle était si bonne qu'elle supportait tout;
+rien ne l'irritait; jamais elle ne se fâchait, n'est-ce pas,
+Louisa?
+
+-- Oh! non! nous avions beau renverser son pupitre, sa boîte à
+ouvrage, mettre ses tiroirs en désordre, elle ne nous en voulait
+jamais; elle était si bonne qu'elle nous donnait tout ce que nous
+lui demandions.
+
+-- Est-ce que par hasard, dit Mlle Ingram en mordant sa lèvre
+ironique, nous allons être obligés d'entendre le résumé de toutes
+les vertus des gouvernantes? Pour éviter cet ennui, je demande de
+nouveau qu'on change de conversation. Monsieur Rochester,
+approuvez-vous ma pétition?
+
+-- Oui, madame, je vous approuve en ceci, comme en tous points.
+
+-- Alors, c'est à moi de la faire exécuter. Signor Eduardo, êtes-
+vous en voix aujourd'hui?
+
+-- Oui, si vous me le commandez, donna Bianca.
+
+-- Alors, signor, mon altesse vous ordonne de préparer vos
+poumons, car on va vous les demander pour mon royal service.
+
+-- Qui ne voudrait être le Rizzio d'une semblable Marie?
+
+-- Je me soucie bien de Rizzio, s'écria-t-elle en secouant ses
+boucles abondantes et en se dirigeant vers le piano; à mon avis,
+le ménétrier David était un imbécile; je préfère le noir Bothwell;
+je trouve qu'un homme doit avoir en lui quelque chose de
+satanique, et, malgré tout ce que raconte l'histoire sur James
+Hepburn, il me semble que ce bandit devait être un de ces héros
+fiers et sauvages que j'aurais aimé à prendre pour époux.
+
+-- Messieurs, vous l'entendez; eh bien, quel est celui d'entre
+vous qui ressemble le plus à Bothwell?
+
+-- C'est sur vous que doit tomber notre choix, répondit le colonel
+Dent.
+
+-- Sur mon honneur, je vous en remercie.» reprit M. Rochester.
+
+Mlle Ingram s'était assise devant le piano avec une grâce
+orgueilleuse. Après avoir royalement étendu sa robe blanche, elle
+exécuta un prélude brillant, sans cesser néanmoins de parler. Ce
+soir-là, elle était enivrée; ses paroles et son attitude
+semblaient vouloir exciter non seulement l'admiration, mais aussi
+l'étonnement de ses auditeurs: elle désirait les frapper par son
+éclat. Quant à moi, elle me sembla très hardie.
+
+«Oh! reprit-elle en continuant à promener ses doigts sur
+l'instrument sonore, je suis fatiguée des jeunes gens de nos
+jours, pauvres misérables créatures, qui craindraient de dépasser
+la grille du parc de leur père, et même d'y aller sans la
+permission de leur mère ou de leur gouverneur; qui ne songent qu'à
+leur belle figure, à leurs mains blanches et à leurs petits pieds:
+comme si les hommes avaient rien à faire avec la beauté! comme si
+le charme extérieur n'était pas l'héritage légitime et le
+privilège exclusif de la femme! Je vous accorde qu'une femme laide
+est une tache dans la création, où tout est beau; mais, quant aux
+hommes, ils ne doivent chercher que la force et le courage; leur
+occupation, c'est la chasse et le combat; le reste ne vaut pas
+qu'on y pense. Voilà quelle serait ma devise, si j'étais homme!
+
+«Quand je me marierai, continua-t-elle après une pause que
+personne n'interrompit, je ne veux pas trouver un rival dans mon
+mari; je ne veux voir aucun prétendant près de mon trône.
+J'exigerai de lui un hommage complet; je ne veux pas que son
+admiration soit partagée entre moi et la figure qu'il verra dans
+sa glace. Maintenant, chantez, monsieur Rochester, et je vais vous
+accompagner.
+
+-- Je ne demande qu'à vous obéir, répondit-il.
+
+-- Tenez, voilà un chant de corsaire; sachez que j'aime les
+corsaires; ainsi donc, je vous prie de chanter con spirito.
+
+-- Un ordre sorti des lèvres de Mlle Ingram animerait un marbre.
+
+-- Eh bien, alors, prenez garde; car si la manière dont vous allez
+chanter ne me plaît pas, pour vous faire honte, je vous montrerai
+moi-même comment cette romance doit être comprise.
+
+-- C'est offrir une prime à l'incapacité, et désormais je vais
+faire mes efforts pour me tromper.
+
+-- Gardez-vous-en bien; si vous vous trompez volontairement, la
+punition sera proportionnée à la faute.
+
+-- Mlle Ingram devrait être indulgente, car il lui est facile
+d'infliger un châtiment plus grand que ne pourrait le supporter un
+homme.
+
+-- Oh! expliquez-vous! s'écria la jeune fille.
+
+-- Pardon, madame; toute explication serait inutile; votre
+instinct a dû vous apprendre qu'un regard sévère lancé par vos
+yeux est une peine capitale.
+
+-- Chantez, dit-elle en recommençant l'accompagnement.
+
+-- Voilà le moment de m'échapper,» pensai-je; mais les notes qui
+frappèrent mes oreilles me forcèrent à rester.
+
+Mme Fairfax m'avait annoncé que M. Rochester avait une belle voix;
+elle était puissante en effet et révélait la force de son âme;
+elle était pénétrante et éveillait en vous d'étranges sensations.
+J'écoutai jusqu'à la dernière vibration de ces notes pleines et
+sonores; j'attendis que le mouvement causé par les compliments
+d'usage se fût un peu calmé: alors je quittai mon coin, et je
+sortis par la porte de côté, qui heureusement était tout près de
+moi. Un corridor étroit conduisait dans la grande salle: je
+m'aperçus, en le traversant, que mon soulier était dénoué; je
+m'agenouillai sur le paillasson de l'escalier pour le rattacher;
+j'entendis tout à coup la porte de la salle à manger s'ouvrir et
+des pas d'homme se diriger de mon côté; je me relevai
+précipitamment, et je me trouvai face à face avec M. Rochester.
+
+«Comment vous portez-vous? me demanda-t-il.
+
+-- Très bien, monsieur.
+
+-- Pourquoi n'êtes-vous pas venue me parler dans le salon?»
+
+Je pensai que j'aurais bien pu lui retourner sa question; mais
+n'osant pas prendre cette liberté, je lui répondis:
+
+«Vous aviez l'air occupé, et je n'aurais pas osé vous déranger,
+monsieur.
+
+-- Et qu'avez-vous fait pendant mon absence?
+
+-- Rien de particulier; j'ai continué à donner des leçons à Adèle.
+
+-- Et vous êtes devenue beaucoup plus pâle que vous n'étiez. Je
+l'ai remarqué tout de suite; dites-moi ce que vous avez.
+
+-- Je n'ai rien, monsieur.
+
+-- Avez-vous attrapé froid la nuit où vous m'avez à moitié noyé?
+
+-- Pas le moins du monde.
+
+-- Retournez au salon, vous êtes partie trop tôt.
+
+-- Je suis fatiguée, monsieur.»
+
+Il me regarda un instant.
+
+«Et un peu triste, ajouta-t-il; qu'avez-vous? dites-le-moi, je
+vous en prie.
+
+-- Rien, rien, monsieur; je ne suis pas triste.
+
+-- Je suis bien sûr du contraire; vous êtes si triste que le
+moindre mot amènerait des larmes dans vos yeux; tenez, en voilà
+une qui brille et se balance sur vos cils. Si j'avais le temps et
+si je ne craignais pas de voir apparaître quelque servante
+curieuse, je saurais ce que signifie tout cela; allons, pour ce
+soir je vous excuse; mais sachez qu'aussi longtemps que mes hôtes
+seront ici, je vous demande de venir tous les soirs dans le salon;
+je le désire vivement; faites-le, je vous en prie. Maintenant
+partez, et envoyez Sophie chercher Adèle. Bonsoir, ma...»
+
+Il s'arrêta, mordit ses lèvres et me quitta brusquement.
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+Les jours se passaient joyeusement à Thornfield, et l'activité
+régnait désormais dans le château; quelle différence entre cette
+quinzaine et les trois mois de tranquillité, de monotonie et de
+solitude que j'avais passés dans ces murs! On avait chassé les
+sombres pensées et oublié les tristes souvenirs; partout et
+toujours il y avait de la vie et du mouvement; on ne pouvait pas
+traverser le corridor, silencieux autrefois, ni entrer dans une
+des chambres du devant, jadis inhabitées, sans y rencontrer une
+piquante femme de chambre ou un mirliflore de valet.
+
+La cuisine, la salle des domestiques, la grande salle du château,
+étaient également animées; et le salon ne restait silencieux et
+vide que lorsqu'un ciel bleu et un beau soleil de printemps
+invitaient les hôtes du château à faire une petite promenade sur
+les terres de M. Rochester. Tout à coup le beau temps cessa et fut
+remplacé par des pluies continuelles; mais rien ne put détruire la
+gaieté qui régnait à Thornfield, et quand il fut impossible de
+chercher des distractions au dehors, les plaisirs qu'offrait le
+château devinrent plus animés et plus variés.
+
+Lorsque les hôtes de M. Rochester déclarèrent qu'il fallait
+chercher des amusements nouveaux, je me demandai ce qu'ils
+pourraient inventer. On avait parlé de charades; mais, dans mon
+ignorance, je ne comprenais pas ce que cela voulait dire. On
+appela les domestiques pour retirer les tables de la salle à
+manger; les lumières furent disposées différemment, et les chaises
+placées en cercle vis-à-vis de l'arche. Pendant que M. Rochester
+et ses hôtes examinaient les préparatifs, les dames montaient et
+descendaient les escaliers en appelant leurs femmes de chambre. On
+demanda Mme Fairfax pour savoir ce qu'il y avait dans le château
+en fait de châles, de robes, de draperies de toute espèce; les
+jupes de brocart, les robes de satin, les coiffures de dentelle
+renfermées dans les armoires du troisième furent descendues par
+les femmes de chambre; on choisit ceux des vêtements qui pouvaient
+servir, et on les porta dans le boudoir attenant au salon.
+
+M. Rochester appela les dames autour de lui, afin de choisir
+celles qui feraient partie de sa charade.
+
+«Mlle Ingram est certainement pour moi,» dit-il, après avoir nommé
+les deux demoiselles Eshton et Mme Dent.
+
+Il se tourna vers moi; je me trouvais près de lui au moment où il
+rattachait le bracelet de Mme Dent. «Voulez-vous jouer?» me
+demanda-t-il. Je secouai la tête; je craignais qu'il n'insistât,
+mais il n'en fit rien, et me permit de retourner tranquillement à
+ma place ordinaire.
+
+Il se retira derrière le rideau avec ceux qui faisaient partie de
+la même charade que lui; le reste de la compagnie, présidé par le
+colonel Dent, s'assit sur les chaises devant l'arche. M. Eshton
+m'ayant remarquée, demanda tout bas si l'on ne pourrait pas me
+faire une place; mais lady Ingram répondit aussitôt:
+
+«Non, elle a l'air trop stupide pour comprendre ce jeu.»
+
+Au bout de quelque temps, on sonna une cloche, et le rideau fut
+tiré. Sous l'arche apparaissait sir George Lynn, enveloppé d'un
+long vêtement blanc; un livre était ouvert sur une table placée
+devant lui; Amy Eshton, assise à ses côtés, était enveloppée dans
+le manteau de M. Rochester, et tenait un livre à la main.
+Quelqu'un d'invisible fit retentir joyeusement la cloche; Adèle,
+qui avait demanda à être avec son tuteur, bondit sur le théâtre et
+répandit autour d'elle le contenu d'une corbeille de fleurs
+qu'elle portait dans ses bras; alors apparut la belle Mlle Ingram,
+vêtue de blanc, enveloppée d'un long voile et le front orné d'une
+couronne de roses. M. Rochester marchait à côté d'elle, et tous
+deux s'approchèrent de la table; ils s'agenouillèrent; Mme Dent et
+Louisa Eshton, également habillées de blanc, se placèrent derrière
+eux. Alors commença une cérémonie dans laquelle il était facile de
+reconnaître la pantomime d'un mariage. Lorsque tout fut fini, le
+colonel Dent, après avoir un instant consulté ses voisins,
+s'écria:
+
+«Bride (mariée)!»
+
+M. Rochester s'inclina, et le rideau tomba. Un temps assez long
+s'écoula avant qu'on recommençât, et lorsque le rideau fut tiré de
+nouveau, je m'aperçus que le théâtre avait été préparé avec plus
+de soin que précédemment. Le salon, comme je l'ai déjà dit, était
+de deux marches plus élevé que la salle à manger; on avait placé
+sur la plus haute de ces marches un grand bassin de marbre que je
+reconnus pour l'avoir vu dans la serre, où il était ordinairement
+entouré de plantes rares et rempli de poissons rouges; vu sa
+taille et son poids, on devait avoir eu beaucoup de peine à le
+transporter. M. Rochester, enveloppé dans des châles et portant un
+turban sur la tête, était assis à côté du bassin; ses yeux noirs
+et son teint basané s'harmonisaient bien avec son costume; on eût
+dit un émir de l'Orient; puis je vis s'avancer Mlle Ingram; elle
+aussi portait un costume oriental: une écharpe rouge était nouée
+autour de sa taille; un mouchoir brodé retombait sur ses tempes;
+ses bras bien modelés semblaient supporter un vase gracieusement
+posé sur sa tête; son attitude, son teint, ses traits, toute sa
+personne enfin, rappelaient quelque belle princesse israélite du
+temps des patriarches; et c'était bien là en effet ce qu'elle
+voulait représenter.
+
+Elle se pencha vers le bassin comme pour remplir la cruche qu'elle
+portait, et allait la poser de nouveau sur sa tête, lorsque
+l'homme couché se leva et s'approcha d'elle; il sembla lui faire
+une demande. Aussitôt elle souleva sa cruche pour lui donner à
+boire; alors l'étranger prit une cassette cachée sous ses
+vêtements, l'ouvrit et montra à la jeune fille des bracelets et
+des boucles d'oreilles magnifiques. Celle-ci manifesta son
+étonnement et son admiration; l'étranger s'agenouilla près d'elle
+et mit la cassette à ses pieds; mais les regards et les gestes de
+la belle israélite exprimèrent l'incrédulité et le ravissement;
+cependant l'inconnu, s'avançant vers elle, attacha les bracelets à
+ses bras et les boucles à ses oreilles: C'étaient Eliézer et
+Rebecca; les chameaux seuls manquaient au tableau.
+
+M. Dent et ses compagnons se consultèrent de nouveau; mais il
+paraît qu'ils ne purent pas s'entendre sur le mot, car le colonel
+demanda à voir le dernier tableau avant de se décider. On baissa
+de nouveau le rideau.
+
+Lorsqu'il fut tiré pour la troisième fois, on ne vit qu'une partie
+du salon; le reste était caché par des tentures sombres et
+grossières; le bassin de marbre avait été enlevé, et à la place on
+apercevait une table et une chaise de cuisine; ces objets étaient
+éclairés par une faible lueur provenant d'une lanterne; toutes les
+bougies avaient été éteintes.
+
+Au milieu de cette triste scène était assis un homme; ses mains
+jointes retombaient sur ses genoux et ses yeux se fixaient à
+terre; je reconnus M. Rochester, malgré sa figure grimée, ses
+vêtements en désordre (une des manches de son habit pendait,
+séparée de son bras, comme si elle eût été déchirée dans une
+lutte), sa contenance désespérée, ses cheveux rudes et hérissés;
+il remua, et on entendit un bruit de fer, car ses mains étaient
+enchaînées.
+
+«Bridewelll! s'écria aussitôt le colonel Dent. Et ce fut pour moi
+le signal que la charade était finie.
+
+Lorsque les acteurs eurent repris leur costume ordinaire, ils
+rentrèrent dans la salle à manger; M. Rochester conduisait
+Mlle Ingram; elle le complimentait sur la manière dont il avait
+joué.
+
+«Savez-vous, dit-elle, que c'est dans votre dernier rôle que je
+vous préfère? si vous étiez né quelques années plus tôt, vous
+auriez fait un galant bandit.
+
+-- Ai-je bien fait disparaître le fard de mon visage? demanda-t-il
+en se tournant vers elle.
+
+-- Oui, malheureusement, car il vous allait bien.
+
+-- Alors, vous aimeriez un héros de grands chemins?
+
+-- Oui, c'est ce que je préférerais après un bandit italien; et ce
+dernier ne pourrait être surpassé que par un pirate d'Orient.
+
+-- Eh bien, qui que je sois, rappelez-vous que vous êtes ma femme;
+nous avons été mariés il y a une heure, en la présence de tous ces
+témoins.»
+
+Elle rougit et se mit à rire.
+
+«Maintenant, colonel Dent, dit M. Rochester, c'est à votre tour.»
+
+Et au moment où le colonel se retira avec sa bande, lui et ses
+compagnons s'assirent sur les siéges vides; Mlle Ingram se mit à
+sa droite, et chacun choisit sa place. Je ne fis pas attention aux
+acteurs; désormais le lever du rideau n'avait plus aucun intérêt
+pour moi; les spectateurs absorbaient toute mon attention, mes
+yeux, fixés de temps en temps sur l'arène, étaient toujours
+attirés malgré moi par le groupe des spectateurs. Je ne me
+rappelle plus le mot choisi par le colonel Dent, ni la manière
+dont les acteurs s'acquittèrent de leurs rôles; mais j'entends
+encore la conversation qui suivait chaque tableau; je vois
+M. Rochester se tourner du côté de Mlle Ingram; je la vois
+incliner sa tête vers lui, et laisser ses boucles noires toucher
+son épaule et se balancer près de ses joues; j'entends encore
+leurs murmures; je me rappelle les regards qu'ils échangeaient, et
+je me souviens même de l'impression que produisit sur moi ce
+spectacle.
+
+J'ai dit que j'aimais le maître de Thornfield. Je ne pouvais pas
+faire taire ce sentiment, uniquement parce que M. Rochester ne
+prenait plus garde à moi, parce qu'il pouvait passer des heures
+près de moi sans tourner une seule fois les yeux de mon côté,
+parce que je voyais toute son attention reportée sur une grande
+dame qui aurait craint de laisser le bas de sa robe m'effleurer en
+passant, qui, lorsque son oeil noir et impérieux s'arrêtait par
+hasard de mon côté, détournait bien vite son regard d'un objet si
+indigne de sa contemplation. Je ne pouvais pas cesser de l'aimer
+parce que je sentais qu'il épouserait bientôt cette jeune fille,
+parce que je lisais chaque jour dans la tenue de Mlle Ingram son
+orgueilleuse sécurité, parce qu'enfin, à chaque heure, je
+découvrais chez M. Rochester une sorte de courtoisie qui, bien
+qu'elle se fit rechercher plutôt qu'elle ne recherchait elle-même,
+était captivante dans son insouciance et irrésistible même dans
+son orgueil.
+
+Toutes ces choses ne pouvaient ni bannir, ni même refroidir
+l'amour; mais elles pouvaient créer le désespoir et engendrer la
+jalousie, si toutefois ce sentiment était possible entre une femme
+dans ma position et une jeune fille dans la position de
+Mlle Ingram. Non, je n'étais pas jalouse, ou du moins c'était très
+rare; ce mal ne saurait exprimer ma souffrance: Mlle Ingram était
+au-dessous de ma jalousie; elle était trop inférieure pour
+l'exciter. Pardonnez-moi cette apparente absurdité; je veux dire
+ce que je dis: elle était brillante, mais non pas remarquable;
+elle était belle, possédait certains talents, mais son esprit
+était pauvre et son coeur sec. Aucune fleur sauvage ne s'était
+épanouie sur ce sol; aucun fruit naturel n'y avait mûri; elle
+n'était ni bonne ni originale; elle répétait de belles phrases
+apprises dans des livres, mais elle n'avait jamais une opinion
+personnelle. Elle affectait le sentiment, et ne connaissait ni la
+sympathie ni la pitié; il n'y avait en elle ni tendresse ni
+franchise; sa nature se manifestait quelquefois par la manière
+dont elle laissait percer son antipathie contre la petite Adèle.
+Lorsque l'enfant s'approchait d'elle, elle la repoussait en lui
+donnant quelque nom injurieux; d'autres fois, elle lui ordonnait
+de sortir de la chambre, et la traitait toujours avec aigreur et
+dureté. Je n'étais pas seule à étudier ses manifestations de son
+caractère: M. Rochester, l'époux futur, exerçait une incessante
+surveillance; cette conscience claire et parfaite des défauts de
+sa bien-aimée, cette complète absence de passion à son égard,
+étaient pour moi une torture sans cesse renaissante.
+
+Je voyais qu'il allait l'épouser pour des raisons de famille, ou
+peut-être pour des raisons politiques, parce que son rang et ses
+relations lui convenaient. Je sentais qu'il ne lui avait pas donné
+son amour, et qu'elle n'était pas propre à gagner jamais ce
+précieux trésor; là était ma plus vive souffrance; c'était là ce
+qui nourrissait constamment ma fièvre: elle ne pouvait pas lui
+plaire.
+
+Si elle eût gagné la victoire, si M. Rochester eût été sincèrement
+épris d'elle, j'aurais voilé mon visage; je me serais tournée du
+côté de la muraille et je serais morte pour eux, au figuré
+s'entend. Si Mlle Ingram avait été une femme bonne et noble, douée
+de force, de ferveur et d'amour, j'aurais eu à un moment une lutte
+douloureuse contre la jalousie et le désespoir, et alors brisée un
+instant, mais victorieuse enfin, je l'aurais admirée; j'aurais
+reconnu sa perfection et j'aurais été calme pour le reste de ma
+vie; plus sa supériorité eût été absolue, plus mon admiration eût
+été profonde. Mais voir les efforts de Mlle Ingram pour fasciner
+M. Rochester, la voir échouer toujours et ne pas même s'en douter,
+puisqu'elle croyait au contraire que chaque coup portait;
+m'apercevoir qu'elle s'enorgueillissait de son succès, alors que
+cet orgueil la faisait tomber plus bas encore aux yeux de celui
+qu'elle voulait séduire; être témoin de toutes ces choses,
+incessamment irritée et toujours forcée de me contraindre, voilà
+ce que je ne pouvais supporter.
+
+Chaque fois qu'elle manquait son but, je voyais si bien par quel
+moyen elle aurait pu réussir! Chacune de ces flèches lancées
+contre M. Rochester et qui retombaient impuissantes à ses pieds,
+je savais que, dirigées par une main plus sûre, elles auraient pu
+percer jusqu'au plus profond de ce coeur orgueilleux; elles
+auraient pu amener l'amour dans ces sombres yeux, et adoucir cette
+figure sardonique; et, même sans aucune arme. Mlle Ingram eût pu
+remporter une silencieuse victoire.
+
+«Pourquoi n'a-t-elle aucune influence sur lui, pensais-je, elle
+qui peut l'approcher sans cesse? Non, elle ne l'aime pas d'une
+véritable affection; sans cela elle n'aurait pas besoin de ces
+continuels sourires, de ces incessants coups d'oeil, de ces
+manières étudiées, de ces grâces multipliées: il me semble qu'il
+lui suffirait de s'asseoir tranquillement près de lui, de parler
+peu et de regarder moins encore, et elle arriverait plus
+directement à son coeur. J'ai vu sur les traits de M. Rochester
+une expression bien plus douce que celle qu'excitent chez lui les
+avances de Mlle Ingram, mais alors cette expression lui venait
+naturellement et n'était pas provoquée par des manoeuvres
+calculées: il suffisait d'accepter ses questions, d'y répondre
+sans prétention, de lui parler sans grimace: alors il devenait
+plus doux et plus aimable, et vous échauffait de sa propre
+chaleur; comment fera-t-elle pour lui plaire lorsqu'ils seront
+mariés? Je ne crois pas qu'elle le puisse; et pourtant ce ne
+serait pas difficile, et une femme pourrait être bien heureuse
+avec lui.»
+
+Rien de ce que j'ai dit jusqu'ici ne peut faire supposer que je
+blâmais M. Rochester de se marier par intérêt et pour des
+convenances. Je fus étonnée lorsque je découvris son intention; je
+ne croyais pas qu'il pût être influencé par de tels motifs dans le
+choix d'une femme: mais plus je considérais l'éducation, la
+position des deux époux futurs, moins je me sentais portée à les
+blâmer d'agir d'après des idées qui devaient leur avoir été
+inspirées dès leur enfance; dans leur classe, tous avaient les
+mêmes principes, et je comprenais qu'ils ne pussent pas voir les
+choses sous le même aspect que moi. Il me semblait qu'à sa place
+je n'aurais voulu prendre pour femme qu'une jeune fille aimée.
+«Mais les avantages d'une telle union, pensais-je, sont si
+évidents que tout le monde les verrait comme moi, s'il n'y avait
+pas quelque autre raison que je ne puis pas bien comprendre.»
+
+Là, comme toujours, j'étais indulgente pour M. Rochester;
+j'oubliais ses défauts que j'avais jadis étudiés avec tant de
+soin. Autrefois, je m'étais efforcée de voir tous les côtés de son
+caractère, d'examiner ce qu'il y avait en lui de bon et de
+mauvais, afin que mon jugement fût équitable; mais je n'apercevais
+plus que le bon.
+
+Le ton de sarcasme qui, quelques semaines auparavant, m'avait
+repoussée, la dureté qui m'avait révoltée, m'impressionnaient tout
+différemment: j'y trouvais une sorte d'âcreté savoureuse, un sel
+piquant qui semblait préférable à la fadeur; cette expression
+sinistre, douloureuse, fine ou désespérée, qu'un observateur
+attentif eût pu voir briller de temps en temps dans ses yeux, mais
+qui disparaissait avant qu'on eût pu en mesurer l'étrange
+profondeur; cette vague expression qui me faisait trembler comme
+si, marchant sur des montagnes volcaniques, le sol avait tout à
+coup frémi sous mes pas; cette expression que je contemplais
+quelquefois tranquille et le coeur gonflé, mais sans jamais sentir
+mes nerfs se paralyser, au lieu de désirer la fuir, j'aspirais à
+la deviner. Je trouvais Mlle Ingram heureuse, parce que je me
+disais qu'un jour elle pourrait regarder dans l'abîme, en explorer
+les secrets, en analyser la nature.
+
+Pendant que je ne pensais qu'à mon maître et à sa future épouse,
+que je ne voyais qu'eux, que je n'entendais que leurs discours,
+que je ne faisais attention qu'à leurs mouvements, les autres
+invités de M. Rochester étaient également occupés de leur intérêt
+et de leur plaisir. Lady Lynn et lady Ingram continuaient leurs
+solennelles conférences, baissaient leurs deux turbans l'un vers
+l'autre et agitaient leurs quatre mains avec surprise, mystère ou
+horreur, selon le sujet de leur commérage; la douce Mme Dent
+causait avec la bonne Mme Eshton, et toutes deux me souriaient de
+temps en temps, ou m'adressaient une parole aimable. Sir George
+Lynn, le colonel Dent et Mme Eshton discutaient sur la politique,
+la justice ou les affaires du comté; lord Ingram babillait avec
+Amy Eshton; Louisa jouait ou chantait avec un des messieurs Lynn,
+et Mary Ingram écoutait avec indolence les galants propos de
+l'autre. Quelquefois tous, comme par un consentement mutuel,
+suspendaient leur conversation pour observer les principaux
+acteurs: car après tout, M. Rochester et Mlle Ingram, puisqu'elle
+était intimement liée à lui, étaient la vie et l'âme de toute la
+société; si M. Rochester s'absentait une heure seulement,
+l'engourdissement s'emparait aussitôt de ses hôtes; et lorsqu'il
+rentrait, un nouvel élan était donné à la conversation, qui
+reprenait sa vivacité.
+
+Le besoin de sa présence se fit particulièrement sentir un jour où
+il fut appelé à Millcote pour ses affaires; il ne devait revenir
+que tard.
+
+Le temps était humide; on s'était proposé d'aller voir un camp de
+Bohémiens arrivés dernièrement dans une commune au delà de Hay;
+mais la pluie força d'abandonner ce projet; plusieurs messieurs
+partirent visiter les étables, les plus jeunes allèrent jouer au
+billard avec quelques dames. Lady Ingram et Lady Lynn se mirent
+tranquillement aux cartes; Blanche Ingram, après avoir fatigué par
+son silence dédaigneux Mme Dent et Mme Eshton, qui voulaient
+l'associer à leur conversation, se mit à fredonner une romance
+sentimentale en s'accompagnant du piano; puis elle alla chercher
+un roman, se jeta d'un air indifférent sur le sofa, et se prépara
+à charmer par une amusante fiction les heures de l'absence. Toute
+la maison était silencieuse; de temps en temps seulement on
+entendait de joyeux éclats de rire dans la salle de billard.
+
+La nuit approchait; on avait déjà sonné la cloche pour avertir que
+l'heure de s'habiller était venue, quand la petite Adèle,
+agenouillée à mes pieds devant la fenêtre du salon, s'écria:
+
+«Voilà M. Rochester qui revient.»
+
+Je me retournai; Mlle Ingram se leva, et tout le monde regarda
+vers la fenêtre, car au même instant on entendit des piétinements
+et un bruit de roues dans l'allée du château; on vit avancer une
+chaise de poste.
+
+«Pourquoi revient-il en voiture? dit Mlle Ingram; il est parti sur
+son cheval Mesrour, et Pilote l'accompagnait; qu'a-t-il pu faire
+du chien?»
+
+En disant ces mots, elle approcha sa grande taille et ses amples
+vêtements si près de la fenêtre, que je fus obligée de me jeter
+brusquement en arrière: dans son empressement, elle ne m'avait pas
+remarquée; mais lorsqu'elle me vit, elle releva dédaigneusement sa
+lèvre orgueilleuse et alla vers une autre fenêtre. La chaise de
+poste s'arrêta. Le conducteur sonna et un monsieur descendit en
+habit de voyage. Au lieu de M. Rochester, j'aperçus un étranger,
+grand et aux manières élégantes.
+
+«Mon Dieu, que c'est irritant! s'écria Mlle Ingram; et vous,
+insupportable petit singe, ajouta-t-elle en s'adressant à Adèle,
+qui vous a perchée sur cette fenêtre pour donner de faux
+renseignements?»
+
+Elle jeta un regard mécontent sur moi, comme si j'étais cause de
+cette méprise.
+
+On entendit parler dans la grande salle, et le nouveau venu fut
+introduit; il salua lady Ingram, parce qu'elle lui parut la dame
+la plus âgée de la société.
+
+«Il paraît que j'ai mal choisi mon moment, madame, dit-il; mon ami
+M. Rochester est absent; mais je viens d'un long voyage, et je
+compte assez sur notre ancienne amitié pour m'installer ici
+jusqu'à son retour.»
+
+Ses manières étaient polies; son accent avait quelque chose de
+tout particulier; il ne me semblait ni étranger ni Anglais; il
+pouvait avoir le même âge que M. Rochester, de trente à quarante
+ans. Si son teint n'avait pas été si jaune, le nouveau venu aurait
+été beau, surtout au premier coup d'oeil; en regardant de plus
+près, on trouvait dans sa figure quelque chose qui déplaisait; ou
+plutôt il lui manquait ce qu'il faut pour plaire; ses traits
+étaient réguliers, mais mous; ses yeux grands et bien fendus, mais
+inanimés. Telle fut du moins l'impression qu'il me produisit.
+
+La cloche dispersa les invités, et ce ne fut qu'après le dîner que
+je revis l'étranger; ses manières n'étaient plus gênées, mais sa
+figure me plut moins encore qu'avant; ses traits étaient à la fois
+immobiles et désordonnés; ses yeux erraient sur tous les objets,
+sans même en avoir conscience; son regard était étrange. Bien que
+sa figure fût assez belle et assez aimable, elle me repoussait; ce
+visage ovale manquait de puissance; cette petite bouche vermeille,
+de fermeté; il n'y avait rien de pensif dans ce front bas; ces
+yeux bruns et troubles n'exprimaient jamais le commandement.
+
+Assise à ma place ordinaire, je pouvais le voir facilement, car il
+était éclairé en plein par les candélabres de la cheminée; il
+s'était placé dans le fauteuil le plus près du feu, et s'avançait
+de plus en plus vers la flamme, comme s'il avait froid. Je le
+comparai à M. Rochester; il me semble qu'entre un jars bien lisse
+et un faucon sauvage, entre une douce brebis et son gardien, le
+dogue à la peau rude et à l'oeil aiguisé, la différence ne doit
+pas être beaucoup plus grande.
+
+Il avait parlé de M. Rochester comme d'un ancien ami; curieuse
+amitié! Preuve évidente de la vérité de l'ancien dicton: les
+extrêmes se touchent.
+
+Deux ou trois messieurs l'entouraient, et j'entendais de temps en
+temps des fragments de leur conversation; d'abord je ne pus pas
+bien comprendre. Louisa Eshton et Mary Ingram, qui étaient assises
+près de moi, m'empêchaient de tout entendre; elles aussi parlaient
+de l'étranger; toutes les deux le trouvaient très beau; Louisa
+prétendait que c'était une charmante créature et qu'elle
+l'adorait; Marie faisait remarquer son nez délicat et sa petite
+bouche, qui lui semblaient d'une beauté idéale.
+
+«Comme son front est doux! s'écria Louisa; son visage n'a aucune
+de ces irrégularités que je déteste tant; quelle tranquillité dans
+son oeil et dans son sourire!»
+
+À mon grand contentement, M. Henry Lynn les appela à l'autre bout
+de la chambre pour leur parler de l'excursion projetée à la
+commune de Hay.
+
+Je pus alors concentrer toute mon attention sur le groupe placé
+près du feu; j'appris que le nouveau venu s'appelait M. Mason,
+qu'il venait de débarquer en Angleterre, et qu'il arrivait d'un
+pays chaud; je m'expliquai alors la couleur de sa figure, son
+empressement à s'approcher du feu, et je compris pourquoi il
+portait un manteau même à la maison. Les mots Jamaïque, Kingston,
+villes espagnoles, m'indiquèrent qu'il avait résidé aux Indes
+Occidentales. Je ne fus pas peu étonnée lorsque j'appris que
+c'était là qu'il avait vu M. Rochester pour la première fois, et
+il dit que son ami n'aimait pas les brûlantes chaleurs, les
+ouragans et les saisons pluvieuses de ces pays. Je savais par
+Mme Fairfax que M. Rochester avait voyagé, mais je croyais qu'il
+s'était borné à visiter l'Europe. Jusque-là, pas un mot n'avait pu
+me faire supposer qu'il eût erré sur des rives éloignées.
+
+Je réfléchissais, lorsqu'un incident tout à fait inattendu vint
+rompre ma rêverie. M. Mason, qui grelottait chaque fois qu'on
+ouvrait une porte, demanda d'autre charbon pour mettre dans le
+feu, qui avait cessé de flamber, bien qu'un amas de cendres rouges
+répandit encore une grande chaleur. Le domestique, après avoir
+apporté le charbon, s'arrêta près de Mme Eshton, et lui dit
+quelque chose à voix basse; je n'entendis que ces mots: «Une
+vieille femme très ennuyeuse.
+
+«Dites-lui qu'on la mettra en prison si elle ne veut pas partir,
+répondit le magistrat.
+
+-- Non, arrêtez, interrompit le colonel Dent, ne la renvoyez pas,
+Eshton; nous pouvons nous en servir; consultons d'abord les
+dames.» Et il continua à haute voix: «Mesdames, vous vouliez aller
+visiter le camp des Bohémiens à la commune de Hay; Sam vient de
+nous dire qu'une de ces vieilles sorcières est dans la salle des
+domestiques et demande à être présentée à la société pour dire la
+bonne aventure; désirez-vous la voir?
+
+-- Certainement, colonel, s'écria lady Ingram, vous n'encouragerez
+pas une si grossière imposture; renvoyez cette femme d'une façon
+ou d'une autre.
+
+-- Mais je ne puis la faire partir, madame, dit Sam, ni les autres
+domestiques non plus; dans ce moment-ci Mme Fairfax l'engage à se
+retirer, mais elle s'est assise au coin de la cheminée, et dit que
+rien ne l'en fera sortir jusqu'au moment où on l'aura présentée
+ici.
+
+-- Et que veut-elle? demanda Mme Eshton.
+
+-- Dire la bonne aventure, madame, et elle a juré qu'elle y
+réussirait.
+
+-- Comment est-elle? demandèrent les demoiselles Eshton.
+
+-- Oh! horriblement laide, mesdemoiselles; presque aussi noire que
+la suie.
+
+-- C'est une vraie sorcière alors, s'écria Frédéric Lynn; qu'on la
+fasse entrer!
+
+-- Certainement, répondit son frère, ce serait dommage de perdre
+ce plaisir.
+
+-- Mes chers enfants, y pensez-vous? s'écria lady Lynn.
+
+-- Je ne supporterai pas une semblable chose, ajouta lady Ingram.
+
+-- En vérité, ma mère? et pourtant il le faudra, s'écria la voix
+impérieuse de Blanche, en se tournant sur le tabouret du piano, où
+jusque-là elle était demeurée silencieuse à examiner de la
+musique; je suis curieuse d'entendre ma bonne aventure. Sam,
+faites entrer cette femme.
+
+-- Ma Blanche chérie! songez...
+
+-- Je sais tout ce que vous pourrez me dire, mais je veux qu'on
+m'obéisse. Allons, dépêchez-vous, Sam.
+
+-- Oui, oui, oui, s'écrièrent tous les jeunes gens et toutes les
+jeunes filles; faites-la entrer, cela nous amusera.»
+
+Le domestique hésita encore un instant.
+
+«Elle a l'air d'une femme si grossière! dit-il.
+
+-- Allez,» s'écria Mlle Ingram; et Sam partit.
+
+Aussitôt l'animation se répandit dans le salon; un feu roulant de
+railleries et de plaisanteries avait déjà commencé lorsque Sam
+rentra.
+
+«Elle ne veut pas venir maintenant, dit-il; elle prétend que ce
+n'est pas sa mission de paraître ainsi devant un vil troupeau (ce
+sont ses expressions). Il faut, dit-elle, que je la mène dans une
+chambre où ceux qui voudront la consulter viendront l'un après
+l'autre.
+
+-- Vous voyez, ma royale Blanche, elle devient de plus en plus
+exigeante; soyez raisonnable, mon bel ange.
+
+-- Menez-la dans la bibliothèque, s'écria impérieusement le bel
+ange. Ce n'est pas ma mission non plus de l'entendre devant un vil
+troupeau. Je veux l'avoir pour moi seule. Y a-t-il du feu dans la
+bibliothèque?
+
+-- Oui, madame; mais elle a l'air si intraitable!
+
+-- Cessez votre bavardage, lourdaud, et obéissez-moi.»
+
+Sam sortit, et le mystère, l'animation, l'attente, s'emparèrent de
+nouveau des esprits.
+
+«Elle est prête maintenant, dit le domestique en entrant, et
+désire savoir quelle est la première personne qu'elle va voir.
+
+-- Je crois bien que je ferais mieux de jeter un coup d'oeil sur
+cette sorcière avant de laisser les dames s'entretenir avec elle,
+s'écria le colonel Dent; dites-lui, Sam, que c'est un monsieur qui
+va venir.»
+
+Sam sortit et rentra bientôt.
+
+«Elle ne veut pas, dit-elle, recevoir de messieurs; ils n'ont que
+faire de se déranger.» Puis il ajouta en réprimant avec peine un
+sourire: «Elle ne veut s'entretenir qu'avec les femmes jeunes et
+pas mariées.
+
+-- Par Dieu, elle a du goût,» s'écria Henri Lynn.
+
+Mlle Ingram se leva avec solennité.
+
+«J'irai la première, dit-elle d'un ton tragique.
+
+-- Oh! ma chérie, réfléchissez!» s'écria sa mère.
+
+Mais Blanche passa silencieusement devant lady Ingram, franchit la
+porte que le colonel Dent tenait ouverte, et nous l'entendîmes
+entrer dans la bibliothèque.
+
+Il s'ensuivit un silence relatif; lady Ingram pensa que c'était le
+cas de joindre les mains, et elle le fit en conséquence; Marie
+déclara que, quant à elle, elle n'oserait jamais s'aventurer; Amy
+et Louisa riaient tout bas et semblaient un peu effrayées.
+
+Le temps parut long; un quart d'heure s'écoula sans qu'on entendît
+ouvrir la porte de la bibliothèque; enfin, Mlle Ingram revint par
+la salle à manger.
+
+Allait-elle rire et prendre tout cela en plaisanterie? Tous les
+yeux se fixèrent sur elle avec curiosité. Elle répondit à ces
+regards par un coup d'oeil froid; elle n'était ni gaie ni agitée;
+elle s'avança majestueusement vers sa place, et s'assit en
+silence.
+
+«Eh bien! Blanche? dit lord Ingram.
+
+-- Que vous a-t-elle dit, ma soeur? demanda Marie.
+
+-- Que pensez-vous d'elle? Est-elle une vraie diseuse de bonne
+aventure? s'écrièrent les demoiselles Eshton.
+
+-- Mes bons amis, répondit Mlle Ingram, ne m'accablez pas ainsi de
+questions! Vraiment votre curiosité et votre crédulité sont
+facilement excitées: par l'importance que vous attachez tous, ma
+mère même, à tout ceci, on croirait que nous avons dans la maison
+quelque savant génie, ami du diable. J'ai simplement vu une
+Bohémienne vagabonde qui a étudié la science de la chiromancie;
+elle m'a dit ce que disent toujours ces gens-là; mais ma fantaisie
+est satisfaite, et je pense que M. Eshton fera bien de la jeter en
+prison demain, comme il l'en a menacée.»
+
+Mlle Ingram prit un livre, se pencha sur sa chaise, et de cette
+manière coupa court à toute conversation. Je l'examinai une demi-
+heure environ; pendant ce temps elle ne tourna pas une seule page
+de son livre; son visage s'obscurcissait, devenait de plus en plus
+mécontent, et indiquait un évident désappointement. Certainement
+elle n'avait pas été charmée de ce qu'on lui avait dit; son
+silence et sa mauvaise humeur prolongée me prouvaient, malgré son
+indifférence affectée, qu'elle attachait une grande importance aux
+révélations qui venaient de lui être faites.
+
+Marie Ingram, Amy et Louisa Eshton déclarèrent qu'elles
+n'oseraient point aller seules, et pourtant elles désiraient voir
+la sorcière; une négociation fut ouverte par le moyen de
+l'ambassadeur Sam. Il y eut tant d'allées et venues que le
+malheureux Sam devait avoir les jambes brisées. Pourtant, après
+avoir fait bien des difficultés, la rigoureuse sibylle permit
+enfin aux trois jeunes filles de venir ensemble.
+
+Leur visite ne fut pas aussi tranquille que celle de Mlle Ingram:
+on entendait de temps en temps des ricanements et des petits cris;
+au bout de vingt minutes, elles ouvrirent précipitamment la porte,
+traversèrent la grande salle en courant et arrivèrent tout
+agitées.
+
+«Ce n'est pas grand-chose de bon, s'écrièrent-elles toutes
+ensemble; elle nous a dit tant de choses! elle sait tout ce qui
+nous concerne!»
+
+En prononçant ces mots, elles tombèrent essoufflées sur les sièges
+que les jeunes gens s'étaient empressés de leur apporter.
+
+On leur demanda de s'expliquer plus clairement; elles déclarèrent
+que la sorcière leur avait répété ce qu'elles avaient fait et dit
+lorsqu'elles étaient enfants, qu'elle leur avait parlé des livres
+et des ornements qui se trouvaient dans leurs boudoirs, des
+souvenirs que leur avaient donnés leurs amis; elles affirmèrent
+aussi que la sorcière connaissait même leurs pensées, et qu'elle
+avait murmuré à l'oreille de chacune la chose qu'elle désirait le
+plus et le nom de la personne qu'elle aimait le mieux au monde.
+
+Ici les jeunes gens demandèrent de plus amples explications sur
+les deux derniers points: mais les jeunes filles ne purent que
+rougir, balbutier et sourire; les mères présentèrent des éventails
+à leurs filles, et répétèrent encore qu'on avait eu tort de ne pas
+suivre leurs conseils; les vieux messieurs riaient, et les jeunes
+gens offraient leurs services aux jeunes filles agitées.
+
+Au milieu de ce tumulte et pendant que j'étais absorbée par la
+scène qui se passait devant moi, quelqu'un me toucha le coude; je
+me retournai et je vis Sam.
+
+«La sorcière dit qu'il y a dans la chambre une jeune fille à
+laquelle elle n'a pas encore parlé, et elle a juré de ne pas
+partir avant de l'avoir vue. J'ai pensé que ce devait être vous,
+car il n'y a personne autre; que dois-je lui dire?
+
+-- Oh! j'irai!» répondis-je.
+
+J'étais contente de pouvoir satisfaire ainsi ma curiosité, qui
+venait d'être si vivement excitée. Je sortis de la chambre sans
+que personne me vît, car tout le monde était occupé des trois
+tremblantes jeunes filles.
+
+«Si vous désirez, mademoiselle, me dit Sam, je vous attendrai dans
+la salle, dans le cas où elle vous ferait peur; vous n'auriez qu'à
+m'appeler et je viendrais tout de suite.
+
+-- Non, Sam, retournez à la cuisine; je n'ai pas peur le moins du
+monde.»
+
+C'était vrai, je n'avais pas peur; mais tout cela m'intéressait et
+excitait ma curiosité.
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+La bibliothèque était tranquille; la sibylle, assise sur un
+fauteuil au coin de la cheminée, portait un manteau rouge, un
+chapeau noir, ou plutôt une coiffure à larges bords attachée au-
+dessous du menton à l'aide d'un mouchoir de toile; sur la table se
+trouvait une chandelle éteinte; la Bohémienne était penchée vers
+le foyer et lisait à la lueur des flammes un petit livre semblable
+à un livre de prières; en lisant elle marmottait tout haut, comme
+le font souvent les vieilles femmes. Elle n'interrompit pas sa
+lecture en me voyant entrer: il paraît qu'elle désirait finir un
+paragraphe.
+
+Je m'avançai vers le feu, et je réchauffai mes mains qui s'étaient
+refroidies dans le salon, car je n'osais pas m'approcher de la
+cheminée. Je n'avais jamais été plus calme; du reste, rien dans
+l'extérieur de la Bohémienne n'était propre à troubler. Elle ferma
+son livre et me regarda lentement; le bord de son chapeau cachait
+en partie son visage; cependant, lorsqu'elle leva la tête, je pus
+remarquer que sa figure était singulière: elle était d'un brun
+foncé; on voyait passer sous le mouchoir blanc qui retenait son
+chapeau quelques boucles de cheveux qui venaient effleurer ses
+joues ou plutôt sa bouche. Elle fixa sur moi son regard direct et
+hardi.
+
+«Eh bien! vous voulez savoir votre bonne aventure? dit-elle, d'une
+voix aussi décidée que son regard, aussi dure que ses traits.
+
+-- Je n'y tiens pas beaucoup, ma mère; vous pouvez me la dire si
+cela vous plaît, mais je dois vous avérer que je ne crois pas à
+votre science.
+
+-- Voilà une impudence qui ne m'étonne pas de vous; je m'y
+attendais; vos pas me l'avaient annoncé, lorsque vous avez franchi
+le seuil de la porte.
+
+-- Vous avez l'oreille fine?
+
+-- Oui, et l'oeil prompt et le cerveau actif.
+
+-- Ce sont trois choses bien nécessaires dans votre état.
+
+-- Surtout lorsque j'ai affaire à des gens comme vous; pourquoi ne
+tremblez-vous pas?
+
+-- Je n'ai pas froid.
+
+-- Pourquoi ne pâlissez-vous pas?
+
+-- Je ne suis pas malade.
+
+-- Pourquoi n'interrogez-vous pas mon art?
+
+-- Je ne suis pas niaise.»
+
+La vieille femme cacha un sourire, puis prenant une pipe courte et
+noire, elle l'alluma et se mit à fumer; après avoir aspiré
+quelques bouffées de ce parfum calmant, elle redressa son corps
+courbé, retira la pipe de ses lèvres, et regardant le feu, elle
+dit d'un ton délibéré:
+
+«Vous avez froid, vous êtes malade et niaise.
+
+-- Prouvez-le, dis-je.
+
+-- Je vais le faire, et en peu de mots: vous avez froid, parce que
+vous êtes seule; aucun contact n'a encore fait jaillir la flamme
+du feu qui brûle en vous: vous êtes malade, parce que vous ne
+connaissez pas le meilleur, le plus noble et le plus doux des
+sentiments que le ciel ait accordés aux hommes: vous êtes niaise,
+parce que vous auriez beau souffrir, vous n'inviteriez pas ce
+sentiment à s'approcher de vous; vous ne feriez même pas un effort
+pour aller le trouver là où il vous attend.»
+
+Elle plaça de nouveau sa pipe noire entre ses lèvres, et
+recommença à fumer avec force.
+
+«Vous pourriez dire cela à presque tous ceux qui vivent solitaires
+et dépendants dans une grande maison.
+
+-- Oui, je pourrais le dire; mais serait-ce vrai pour presque
+tous?
+
+-- Pour presque tous ceux qui sont dans ma position.
+
+-- Oui, dans votre position; mais trouvez-moi une seule personne
+placée exactement dans votre position.
+
+-- Il serait facile d'en trouver mille.
+
+-- Je vous dis que vous auriez peine à en trouver une. Si vous
+saviez quelle est votre situation! bien près du bonheur, au moment
+de l'atteindre; les éléments en sont prêts; il ne faut qu'un seul
+mouvement pour les réunir: le hasard les a éloignés les uns des
+autres; qu'ils soient rapprochés, et le résultat sera beau.
+
+-- Je ne comprends pas les énigmes; Je n'ai jamais su les deviner.
+
+-- Vous voulez que je parle plus clairement? Montrez-moi la paume
+de votre main.
+
+-- Je suppose qu'il faut la croiser avec de l'argent?
+
+-- Certainement.»
+
+Je lui donnai un schelling; elle le mit dans un vieux bas qu'elle
+retira de sa poche, et après l'avoir attaché, elle me dit d'ouvrir
+la main. J'obéis; elle l'approcha de sa figure et la regarda sans
+la toucher.
+
+«Elle est trop fine, dit-elle, je ne puis rien faire d'une
+semblable main; elle n'a presque pas de lignes, et puis, que peut-
+on voir dans une paume? ce n'est pas là que la destinée est
+écrite.
+
+-- Je vous crois, répondis-je.
+
+-- Non, continua-t-elle, c'est sur la figure, sur le front, dans
+les yeux, dans les lignes de la bouche; agenouillez-vous et
+regardez-moi.
+
+-- Ah! vous approchez de la vérité, répondis-je en obéissant; je
+serai bientôt forcée de vous croire.»
+
+Je m'agenouillai à un demi-mètre d'elle; elle remua le feu, et le
+charbon jeta une vive clarté. Mais elle s'assit de manière à être
+encore plus dans l'ombre; moi seule j'étais éclairée.
+
+«Je voudrais savoir avec quel sentiment vous êtes venue vers moi,
+me dit-elle après m'avoir examinée un instant; je voudrais savoir
+quelles pensées occupent votre esprit pendant les longues heures
+que vous passez dans ce salon, près de ces gens élégants qui
+s'agitent devant vous comme les ombres d'une lanterne magique: car
+entre vous et eux il n'y a pas plus de communication et de
+sympathie qu'entre des hommes et des ombres.
+
+-- Je suis souvent fatiguée, quelquefois ennuyée, rarement triste.
+
+-- Alors quelque espérance secrète vous soutient et murmure à
+votre oreille de belles promesses pour l'avenir.
+
+-- Non; tout ce que j'espère, c'est de gagner assez d'argent pour
+pouvoir un jour établir une école dans une petite maison que je
+louerai.
+
+-- Ces idées ne sont propres qu'à distraire votre imagination
+pendant que vous êtes assise dans le coin de la fenêtre; vous
+voyez que je connais vos habitudes.
+
+-- Vous les aurez apprises par les domestiques.
+
+-- Ah! vous croyez montrer de la pénétration; eh bien! à parler
+franchement, je connais ici quelqu'un, Mme Poole.»
+
+Je tressaillis en entendant ce nom.
+
+«Ah! ah! pensai-je, il y a bien vraiment quelle chose d'infernal
+dans tout ceci.
+
+-- N'ayez pas peur, continua l'étrange Bohémienne, Mme Poole est
+une femme sûre, discrète et tranquille; on peut avoir confiance en
+elle. Mais pendant que vous êtes assise au coin de votre fenêtre,
+ne pensez-vous qu'à votre future école! Parmi tous ceux qui
+occupent les chaises ou les divans du salon, n'y en a-t-il aucun
+qui ait pour vous un intérêt actuel? n'étudiez-vous aucune figure?
+N'y en a-t-il pas une dont vous suivez les mouvements, au moins
+avec curiosité?
+
+-- J'aime à observer toutes les figures et toutes les personnes.
+
+-- Mais n'en remarquez-vous pas une plus particulièrement, ou même
+deux?
+
+-- Oh! si, et bien souvent; lorsque les regards ou les gestes de
+deux personnes semblent raconter une histoire, j'aime à les
+regarder.
+
+-- Quel est le genre d'histoire que vous préférez!
+
+-- Oh! je n'ai pas beaucoup de choix; elles roulent presque toutes
+sur le même thème: l'amour, et promettent le même dénoûment: le
+mariage.
+
+-- Et aimez-vous ce thème monotone?
+
+-- Peu m'importe; cela m'est assez indifférent.
+
+-- Cela vous est indifférent? Quand une femme jeune, belle, pleine
+de vie et de santé, charmante de beauté, douée de tous les
+avantages du rang et de la fortune, sourit à un homme, vous...
+
+-- Eh bien!
+
+-- Vous pensez peut-être...
+
+-- Je ne connais aucun des messieurs ici; c'est à peine si j'ai
+échangé une parole avec l'un d'eux, et quant à ce que j'en pense,
+c'est facile à dire: quelques-uns me semblent dignes, respectables
+et d'un âge mur; d'autres jeunes, brillants, beaux et pleins de
+vie; mais certainement tous sont bien libres de recevoir les
+sourires de qui leur plaît, sans que pour cela je désire un seul
+instant être à la place des jeunes filles courtisées.
+
+-- Vous ne connaissez pas les messieurs qui demeurent au château?
+Vous n'avez pas échangé un seul mot avec eux, dites-vous? Oserez-
+vous me soutenir que vous n'avez jamais parlé au maître de la
+maison?
+
+-- Il n'est pas ici.
+
+-- Remarque profonde, ingénieux jeu de mots! il est parti pour
+Millcote ce matin, et sera de retour ce soir ou demain; est-ce que
+cette circonstance vous empêcherait de le connaître?
+
+-- Non, mais je ne vois pas le rapport qu'il y a entre
+M. Rochester et ce dont vous me parliez tout à l'heure.
+
+-- Je vous parlais des dames qui souriaient aux messieurs, et
+dernièrement tant de sourires ont été versés dans les yeux de
+M. Rochester, que ceux-ci débordent comme des coupes trop pleines.
+Ne l'avez-vous pas remarqué?
+
+-- M. Rochester a le droit de jouir de la société de ses hôtes.
+
+-- Je ne vous questionne pas sur ses droits; mais n'avez-vous pas
+remarqué que, de tous ces petits drames qui se jouaient sous vos
+yeux, celui de M. Rochester était le plus animé?
+
+-- L'avidité du spectateur excite la flamme de l'acteur.»
+
+En disant ces mots, c'était plutôt à moi que je parlais qu'à la
+Bohémienne; mais la voix étrange, les manières, les discours de
+cette femme, m'avaient jetée dans une sorte de rêve; elle me
+lançait des sentences inattendues l'une après l'autre, jusqu'à ce
+qu'elle m'eût complètement déroutée. Je me demandais quel était
+cet esprit invisible qui, pendant des semaines, était resté près
+de mon coeur pour en étudier le travail et en écouter les
+pulsations.
+
+«L'avidité du spectateur? répéta-t-elle; oui, M. Rochester est
+resté des heures prêtant l'oreille aux lèvres fascinantes qui
+semblaient si heureuses de ce qu'elles avaient à communiquer, et
+M. Rochester paraissait satisfait de cet hommage, et reconnaissant
+de la distraction qu'on lui accordait. Ah! vous avez remarqué
+cela?
+
+-- Reconnaissant! je ne me rappelle pas avoir jamais vu sa figure
+exprimer la gratitude.
+
+-- Vous l'avez donc analysée? qu'exprimait-elle alors?»
+
+Je ne répondis pas.
+
+«Vous y avez vu l'amour, n'est-ce pas? et, regardant dans
+l'avenir, vous avez vu M. Rochester marié et sa femme heureuse?
+
+-- Non pas précisément; votre science vous fait quelquefois
+défaut.
+
+-- Alors, que diable avez-vous vu?
+
+-- N'importe; je venais vous interroger et non pas me confesser;
+c'est une chose connue que M. Rochester va se marier.
+
+-- Oui, avec la belle Mlle Ingram.
+
+-- Enfin!
+
+-- Les apparences, en effet, semblent toutes annoncer ce mariage,
+et ce sera un couple parfaitement heureux, bien que, avec une
+audace qui mériterait un châtiment, vous sembliez en douter; il
+aimera cette femme noble, belle, spirituelle, accomplie en un mot.
+Quant à elle, il est probable qu'elle aime M. Rochester, ou du
+moins son argent; je sais qu'elle considère les domaines de
+M. Rochester comme dignes d'envie, quoique, Dieu me le pardonne,
+je lui ai dit tout à l'heure sur ce sujet quelque chose qui l'a
+rendue singulièrement grave; les coins de sa bouche se sont
+abaissés d'un demi pouce. Je conseillerai à son triste adorateur
+de faire attention; car si un autre vient se présenter avec une
+fortune plus brillante et moins embrouillée, c'en est fait de lui.
+
+-- Je ne suis pas venue pour entendre parler de la fortune de
+M. Rochester, mais pour connaître ma destinée, et vous ne m'en
+avez encore rien dit.
+
+-- Votre destinée est douteuse; quand j'examine votre figure, un
+trait en contredit un autre. La fortune a mis en réserve pour vous
+une riche moisson de bonheur; je le sais, je le savais avant de
+venir ici: car je l'ai moi-même vue faire votre part et la mettre
+de côté. Il dépend de vous d'étendre la main et de la prendre; et
+j'étudie votre visage pour savoir si vous le ferez. Agenouillez-
+vous encore sur le tapis.
+
+-- Ne me gardez pas trop longtemps ainsi; le feu me brûle.»
+
+Je m'agenouillai. Elle ne s'avança pas vers moi, mais elle se
+contenta de me regarder, en s'appuyant le dos sur sa chaise; puis
+elle se mit à murmurer:
+
+«Voilà des yeux remplis de flamme et qui scintillent comme la
+rosée; ils sont doux et pleins de sentiment: mon jargon les fait
+sourire; ainsi donc ils sont susceptibles: les impressions se
+suivent rapidement dans leur transparent orbite; quand ils cessent
+de sourire, ils deviennent tristes: une lassitude, dont ils n'ont
+même pas conscience, appesantit leurs paupières; cela indique la
+mélancolie résultant de l'isolement: ils se détournent de moi, ils
+ne veulent pas être examinés plus longtemps; ils semblent nier,
+par leur regard moqueur, la vérité de mes découvertes, nier leur
+sensibilité et leur tristesse; mais cet orgueil et cette réserve
+me confirment dans mon opinion. Les yeux sont favorables.
+
+«Quant à la bouche, elle se plaît quelquefois à rire; elle est
+disposée à raconter tout ce qu'a conçu le cerveau, mais elle reste
+silencieuse sur ce qu'a éprouvé le coeur; elle est mobile et
+flexible, et n'a jamais été destinée à l'éternel silence de la
+solitude; c'est une bouche faite pour parler beaucoup, sourire
+souvent, et avoir pour interlocuteur un être aimé. Elle aussi est
+propice.
+
+«Dans le front seulement, je vois un ennemi de l'heureuse destinée
+que j'ai prédite. Ce front a l'air de dire: «Je peux vivre seule,
+si ma dignité et les circonstances l'exigent; je n'ai pas besoin
+de vendre mon âme pour acheter le bonheur; j'ai un trésor
+intérieur, né avec moi, qui saura me faire vivre si les autres
+joies me sont refusées, ou s'il faut les acheter à un prix que je
+ne puis donner; ma raison est ferme et tient les rênes; elle ne
+laissera pas mes sentiments se précipiter dans le vide; la passion
+pourra crier avec fureur, en vraie païenne qu'elle est; les désirs
+pourront inventer une infinité de choses vaines, mais le jugement
+aura toujours le dernier mot, et sera chargé de voter toute
+décision. L'ouragan, les tremblements de terre et le feu pourront
+passer près de moi; mais j'écouterai toujours la douce voix qui
+interprète les volontés de la conscience.»
+
+Le front a raison, continua la Bohémienne, et sa déclaration sera
+respectée; oui, j'ai fait mon plan et je le crois bon: car, en le
+formant, j'ai écouté le cri de la conscience et les conseils de la
+raison. Je sais combien vite la jeunesse se fanerait et la fleur
+périrait, si dans la coupe de joie se trouvait mélangée une seule
+goutte de honte ou de remords!
+
+«Je ne veux ni sacrifice, ni ruine, ni tristesse; je désire élever
+et non détruire; mériter la reconnaissance, et non pas faire
+couler le sang et les larmes. Ma moisson sera douée, et se fera au
+milieu de la joie et des sourires! Mais je m'égare dans un
+ravissant délire. Oh! je voudrais prolonger cet instant
+indéfiniment, mais je n'ose pas; jusqu'ici, je me suis entièrement
+dominé; j'ai agi comme j'avais dessein d'agir; mais, si je
+continuais, l'épreuve pourrait être au-dessus de mes forces.
+Debout, mademoiselle Eyre, et laissez-moi; la comédie est jouée!»
+
+Étais-je endormie ou éveillée? Avais-je rêvé, et mon rêve
+continuait-il encore? La voix de la vieille femme était changée;
+son accent, ses gestes, m'étaient aussi familiers que ma propre
+figure; je connaissais son langage aussi bien que le mien; je me
+levai, mais je ne partis pas. Je la regardais; j'attisai le feu
+pour la mieux voir, mais elle ramena son chapeau et son mouchoir
+plus près de son visage et me fit signe de m'éloigner; la flamme
+éclairait la main qu'elle étendait; mes soupçons étaient éveillés;
+j'examinai cette main: ce n'était pas le membre flétri d'une
+vieille femme, mais une main potelée, souple, et des doigts ronds
+et doux; un large anneau brillait au petit doigt. Je m'avançai
+pour la regarder, et j'aperçus une pierre que j'avais vue cent
+fois déjà; je contemplai de nouveau la figure, qui ne se détourna
+plus de moi; au contraire, le chapeau avait été jeté en arrière,
+ainsi que le mouchoir, et la tête était dirigée de mon côté.
+
+«Eh bien, Jane, me reconnaissez-vous? demanda la voix familière.
+
+-- Retirez ce manteau rouge, monsieur, et alors...
+
+-- Il y a un noeud, aidez-moi.
+
+-- Cassez le cordon, monsieur.
+
+-- Eh bien donc! loin de moi, vêtements d'emprunt! et M. Rochester
+s'avança, débarrassé de son déguisement.
+
+-- Mais, monsieur, quelle étrange idée avez-vous eue là?
+
+-- J'ai bien joué mon rôle; qu'en pensez-vous?
+
+-- Il est probable que vous vous en êtes fort bien acquitté avec
+les dames.
+
+-- Et pas avec vous?
+
+-- Avec moi, vous n'avez pas joué le rôle d'une Bohémienne.
+
+-- Quel rôle ai-je donc joué? suis-je resté moi-même?
+
+-- Non, vous avez joué un rôle étrange; vous avez cherché à me
+dérouter; voua avez dit des choses qui n'ont pas de sens, pour
+m'en faire dire également; c'est tout au plus bien de votre part,
+monsieur.
+
+-- Me pardonnez-vous? Jane.
+
+-- Je ne puis pas vous le dire avant d'y avoir pensé; si, après
+mûre réflexion, je vois que vous ne m'avez pas fait tomber dans de
+trop grandes absurdités, j'essayerai d'oublier: mais ce n'était
+pas bien à vous de faire cela.
+
+-- Oh! vous avez été très sage, très prudente et très sensible.»
+
+Je réfléchis à tout ce qui s'était passé et je me rassurai; car
+j'avais été sur mes gardes depuis le commencement de l'entretien:
+je soupçonnais quelque chose; je savais que les Bohémiennes et les
+diseuses de bonne aventure ne s'exprimaient pas comme cette
+prétendue vieille femme; j'avais remarqué sa voix feinte, son soin
+à cacher ses traits; j'avais aussitôt pensé à Grace Poole, cette
+énigme vivante, ce mystère des mystères; mais je n'avais pas un
+instant songé à M. Rochester.
+
+«Eh bien! me dit-il, à quoi rêvez-vous? Que signifie ce grave
+sourire?
+
+-- Je m'étonne de ce qui s'est passé, et je me félicite de la
+conduite que j'ai tenue, monsieur; mais il me semble que vous
+m'avez permis de me retirer.
+
+-- Non, restez un moment, et dites-moi ce qu'on fait dans le
+salon.
+
+-- Je pense qu'on parle de la Bohémienne.
+
+-- Asseyez-vous et racontez-moi ce qu'on en disait.
+
+-- Je ferais mieux de ne pas rester longtemps, monsieur, il est
+près de onze heures; savez-vous qu'un étranger est arrivé ici ce
+matin?
+
+-- Un étranger! qui cela peut-il être? je n'attendais personne.
+Est-il parti?
+
+-- Non; il dit qu'il vous connaît depuis longtemps et qu'il peut
+prendre la liberté de s'installer au château jusqu'à votre retour.
+
+-- Diable! a-t-il donné son nom?
+
+-- Il s'appelle Mason, monsieur; il vient des Indes Occidentales,
+de la Jamaïque, je crois.»
+
+M. Rochester était debout près de moi; il m'avait pris la main,
+comme pour me conduire à une chaise: lorsque j'eus fini de parler,
+il me serra convulsivement le poignet; ses lèvres cessèrent de
+sourire; on eût dit qu'il avait été subitement pris d'un spasme.
+
+«Mason, les Indes Occidentales! dit-il du ton d'un automate qui ne
+saurait prononcer qu'une seule phrase; Mason, les Indes
+Occidentales!» répéta-t-il trois fois. Il murmura ces mêmes mots,
+devenant de moment en moment plus pâle; il semblait savoir à peine
+ce qu'il faisait.
+
+«Êtes-vous malade, monsieur? demandai-je.
+
+-- Jane! Jane! j'ai reçu un coup, j'ai reçu un coup! et il
+chancela.
+
+-- Oh! appuyez-vous sur moi, monsieur.
+
+-- Jane, une fois déjà vous m'avez offert votre épaule; donnez-la-
+moi aujourd'hui encore.
+
+-- Oui, monsieur, et mon bras aussi.»
+
+Il s'assit et me fit asseoir à côté de lui; il prit ma main dans
+les siennes et la caressa en me regardant; son regard était triste
+et troublé.
+
+«Ma petite amie, dit-il, je voudrais être seul avec vous dans une
+île bien tranquille, où il n'y aurait plus ni trouble, ni danger,
+ni souvenirs hideux.
+
+-- Puis-je vous aider, monsieur? je donnerais ma vie pour vous
+servir.
+
+-- Jane, si j'ai besoin de vous, ce sera vers vous que j'irai. Je
+vous le promets.
+
+-- Merci, monsieur; dites-moi ce qu'il y a à faire, et j'essayerai
+du moins.
+
+-- Eh bien, Jane, allez me chercher un verre de vin dans la salle
+à manger. On doit être à souper; vous me direz si Mason est avec
+les autres et ce qu'il fait.
+
+J'y allai et je trouvai tout le monde réuni dans la salle à manger
+pour le souper, ainsi que me l'avait annoncé M. Rochester. Mais
+personne ne s'était mis à table; le souper avait été arrangé sur
+le buffet, les invités avaient pris ce qu'ils voulaient et
+s'étaient réunis en groupe, portant leurs assiettes et leurs
+verres dans leurs mains. Tout le monde riait; la conversation
+était générale et animée. M. Mason, assis près du feu, causait
+avec le colonel et Mme Dent; il semblait aussi gai que les autres.
+Je remplis un verre de vin; Mlle Ingram me regarda d'un air
+sévère; elle pensait probablement que j'étais bien audacieuse de
+prendre cette liberté; je retournai ensuite dans la bibliothèque.
+
+L'extrême pâleur de M. Rochester avait disparu; il avait l'air
+triste, mais ferme; il prit le verre de mes mains et s'écria:
+
+«À votre santé, esprit bienfaisant!»
+
+Après avoir bu le vin, il me rendit le verre et me dit:
+
+«Eh bien, Jane, que font-ils?
+
+-- Ils rient et ils causent, monsieur.
+
+-- Ils n'ont pas l'air grave et mystérieux, comme s'ils avaient
+entendu quelque chose d'étrange?
+
+-- Pas le moins du monde; ils sont au contraire pleins de gaieté.
+
+-- Et Mason?
+
+-- Rit comme les autres.
+
+-- Et si, au moment où j'entrerai dans le salon, tous se
+précipitaient vers moi pour m'insulter, que feriez-vous, Jane?
+
+-- Je les renverrais de la chambre, si je pouvais, monsieur.»
+
+Il sourit à demi.
+
+«Mais, continua-t-il, si, quand je m'avancerai vers mes convives
+pour les saluer, ils me regardent froidement, se mettent à parler
+bas et d'un ton railleur; si enfin ils me quittent tous l'un après
+l'autre, les suivrez-vous, Jane?
+
+-- Je ne pense pas, monsieur; je trouverai plus de plaisir à
+rester avec vous.
+
+-- Pour me consoler?
+
+-- Oui, monsieur; pour vous consoler autant qu'il serait en mon
+pouvoir.
+
+-- Et s'ils lançaient sur vous l'anathème, pour m'être restée
+fidèle?
+
+-- Il est probable que je ne comprendrais rien à leur anathème, et
+en tout cas je n'y ferais point attention.
+
+-- Alors vous pourriez braver l'opinion pour moi?
+
+-- Oui, pour vous, ainsi que pour tous ceux de mes amis qui, comme
+vous, sont dignes de mon attachement.
+
+-- Eh bien, retournez dans le salon; allez tranquillement vers
+M. Mason et dites-lui tout bas que M. Rochester est arrivé et
+désire le voir; puis vous le conduirez ici et vous nous laisserez
+seuls.
+
+-- Oui, monsieur.»
+
+Je fis ce qu'il m'avait demandé; tout le monde me regarda en me
+voyant passer ainsi au milieu du salon; je m'acquittai de mon
+message envers M. Mason, et, après l'avoir conduit à M. Rochester,
+je remontai dans ma chambre.
+
+Il était tard et il y avait déjà quelque temps que j'étais couchée
+lorsque j'entendis les habitants du château rentrer dans leurs
+chambres; je distinguai la voix de M. Rochester qui disait:
+
+«Par ici, Mason; voilà votre chambre.»
+
+Il parlait gaiement, ce qui me rassura tout à fait, et je
+m'endormis bientôt.
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+J'avais oublié de fermer mon rideau et de baisser ma jalousie; la
+nuit était belle, la lune pleine et brillante, et, lorsque ses
+rayons vinrent frapper sur ma fenêtre, leur éclat, que rien ne
+voilait, me réveilla. J'ouvris les yeux et je regardai cette belle
+lune d'un blanc d'argent et claire comme le cristal: c'était
+magnifique, mais trop solennel; je me levai à demi et j'étendis le
+bras pour fermer le rideau.
+
+Mais, grand Dieu! quel cri j'entendis tout à coup!
+
+Un son aigu, sauvage, perçant, qui retentit d'un bout à l'autre de
+Thornfield, venait de briser le silence et le repos de la nuit.
+
+Mon pouls s'arrêta; mon coeur cessa de battre; mon bras étendu se
+paralysa. Mais le cri ne fut pas renouvelé; du reste, aucune
+créature humaine n'aurait pu répéter deux fois de suite un
+semblable cri; non, le plus grand condor des Andes n'aurait pas
+pu, deux fois de suite, envoyer un pareil hurlement vers le ciel:
+il fallait bien se reposer, avant de renouveler un tel effort.
+
+Le cri était parti du troisième; il sortait de la chambre placée
+au-dessus de la mienne. Je prêtai l'oreille, et j'entendis une
+lutte, une lutte qui devait être terrible, à en juger d'après le
+bruit; une voix à demi étouffée cria trois fois de suite:
+
+«Au secours! au secours! Personne ne viendra-t-il?» continuait la
+voix; et pendant que le bruit des pas et de la lutte continuait à
+se faire entendre, je distinguai ces mots: «Rochester, Rochester,
+venez, pour l'amour de Dieu!»
+
+Une porte s'ouvrit; quelqu'un se précipita dans le corridor;
+j'entendis les pas d'une nouvelle personne dans la chambre où se
+passait la lutte; quelque chose tomba à terre, et tout rentra dans
+le silence.
+
+Je m'étais habillée, bien que mes membres tremblassent d'effroi.
+Je sortis de ma chambre; tout le monde s'était levé, on entendait
+dans les chambres des exclamations et des murmures de terreur; les
+portes s'ouvrirent l'une après l'autre, et le corridor fut bientôt
+plein; les dames et les messieurs avaient quitté leurs lits.
+
+«Eh! qu'y a-t-il? disait-on. Qui est-ce qui est blessé? Qu'est-il
+arrivé? Allez chercher une lumière. Est-ce le fou, ou sont-ce des
+voleurs? Où faut-il courir?
+
+Sans le clair de lune on aurait été dans une complète obscurité;
+tous couraient çà et là et se pressaient l'un contre l'autre,
+quelques-uns sanglotaient, d'autres tremblaient; la confusion
+était générale.
+
+«Où diable est Rochester? s'écria le colonel Dent; je ne puis pas
+le trouver dans son lit.
+
+-- Me voici, répondit une voix; rassurez-vous tous, je viens.»
+
+La porte du corridor s'ouvrit et M. Rochester s'avança avec une
+chandelle; il descendait de l'étage supérieur; quelqu'un courut à
+lui et lui saisit le bras: c'était Mlle Ingram.
+
+«Quel est le terrible événement qui vient de se passer? dit-elle;
+parlez et ne nous cachez rien.
+
+-- Ne me jetez pas par terre et ne m'étranglez pas! répondit-il;
+car les demoiselles Eshton se pressaient contre lui, et les deux
+douairières, avec leurs amples vêtements blancs, s'avançaient à
+pleines voiles. Il n'y a rien! s'écria-t-il; c'est bien du bruit
+pour peu de chose; mesdames, retirez-vous, ou vous allez me rendre
+terrible.»
+
+Et, en effet, son regard était terrible; ses yeux noirs
+étincelaient; faisant un effort pour se calmer, il ajouta:
+
+«Une des domestiques a eu le cauchemar, voilà tout; elle est
+irritable et nerveuse; elle a pris son rêve pour une apparition ou
+quelque chose de semblable, et a eu peur. Mais, maintenant,
+retournez dans vos chambres; je ne puis pas aller voir ce qu'elle
+devient, avant que tout soit rentré dans l'ordre et le silence.
+Messieurs, ayez la bonté de donner l'exemple aux dames;
+mademoiselle Ingram, je suis persuadé que vous triompherez
+facilement de vos craintes; Amy et Louisa, retournez dans vos nids
+comme deux petites tourterelles; mesdames, dit-il, en s'adressant
+aux douairières, si vous restez plus longtemps dans ce froid
+corridor, vous attraperez un terrible rhume.»
+
+Et ainsi, tantôt flattant et tantôt ordonnant, il s'efforça de
+renvoyer chacun dans sa chambre. Je n'attendis pas son ordre pour
+me retirer; j'étais sortie sans que personne me remarquât, je
+rentrai de même.
+
+Mais je ne me recouchai pas; au contraire, j'achevai de
+m'habiller. Le bruit et les paroles qui avaient suivi le cri
+n'avaient probablement été entendus que par moi; car ils venaient
+de la chambre au-dessus de la mienne, et je savais bien que ce
+n'était pas le cauchemar d'une servante qui avait jeté l'effroi
+dans toute la maison: je savais que l'explication donnée par
+M. Rochester n'avait pour but que de tranquilliser ses hôtes. Je
+m'habillai pour être prête en tout cas; je restai longtemps assise
+devant la fenêtre, regardant les champs silencieux, argentés par
+la lune, et attendant je ne sais trop quoi. Il me semblait que
+quelque chose devait suivre ce cri étrange et cette lutte.
+
+Pourtant le calme revint; tous les murmures s'éteignirent
+graduellement, et, au bout d'une heure, Thornfield était redevenu
+silencieux comme un désert; la nuit et le sommeil avaient repris
+leur empire.
+
+La lune était au moment de disparaître; ne désirant pas rester
+plus longtemps assise au froid et dans l'obscurité, je quittai la
+fenêtre, et, marchant aussi doucement que possible sur le tapis,
+je me dirigeai vers mon lit pour m'y coucher tout habillée; au
+moment où j'allais retirer mes souliers, une main frappa
+légèrement à ma porte.
+
+«A-t-on besoin de moi? demandai-je.
+
+-- Êtes-vous levée? me répondit la voix que je m'attendais bien à
+entendre, celle de M. Rochester.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Et habillée?
+
+-- Oui.
+
+-- Alors, venez vite.»
+
+J'obéis. M. Rochester était dans le corridor, tenant une lumière à
+la main.
+
+«J'ai besoin de vous, dit-il, venez par ici; prenez votre temps et
+ne faites pas de bruit.»
+
+Mes pantoufles étaient fines, et sur le tapis on n'entendait pas
+plus mes pas que ceux d'une chatte. M. Rochester traversa le
+corridor du second, monta l'escalier, et s'arrêta sur le palier du
+troisième étage, si lugubre à mes yeux; je l'avais suivi et je me
+tenais à côté de lui.
+
+«Avez-vous une éponge dans votre chambre? me demanda-t-il très
+bas.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Avez-vous des sels volatiles?
+
+-- Oui.
+
+-- Retournez chercher ces deux choses.»
+
+Je retournai dans ma chambre; je pris l'éponge et les sels, et je
+remontai l'escalier; il m'attendait et tenait une clef à la main.
+S'approchant de l'une des petites portes, il y plaça la clef;
+puis, s'arrêtant, il s'adressa de nouveau à moi, et me dit:
+
+«Pourrez-vous supporter la vue du sang?
+
+-- Je le pense, répondis-je; mais je n'en ai pas encore fait
+l'épreuve.»
+
+Lorsque je lui répondis, je sentis en moi un tressaillement, mais
+ni froid ni faiblesse.
+
+«Donnez-moi votre main, dit-il; car je ne peux pas courir la
+chance de vous voir vous évanouir.»
+
+Je mis mes doigts dans les siens.
+
+«Ils sont chauds et fermes.» dit-il; puis, tournant la clef, il
+ouvrit la porte.
+
+Je me rappelai avoir vu la chambre où me fit entrer M. Rochester,
+lorsque Mme Fairfax m'avait montré la maison. Elle était tendue de
+tapisserie; mais cette tapisserie était alors relevée dans un
+endroit et mettait à découvert une porte qui, autrefois, était
+cachée; la porte était ouverte et menait dans une chambre
+éclairée, d'où j'entendis sortir des sons ressemblant à des cris
+de chiens qui se disputent. M. Rochester, après avoir posé la
+chandelle à côté de moi, me dit d'attendre une minute, et il entra
+dans la chambre; son entrée fut saluée par un rire bruyant qui se
+termina par l'étrange «ah! ah!» de Grace Poole. Elle était donc
+là, et M. Rochester faisait quelque arrangement avec elle;
+j'entendis aussi une voix faible qui parlait à mon maître. Il
+sortit et ferma la porte derrière lui.
+
+«C'est ici. Jane,» me dit-il.
+
+Et il me fit passer de l'autre côté d'un grand lit dont les
+rideaux fermés cachaient une partie de la chambre; un homme était
+étendu sur un fauteuil placé près du lit. Il paraissait tranquille
+et avait la tête appuyée; ses yeux étaient fermés. M Rochester
+approcha la chandelle, et, dans cette figure pâle et inanimée, je
+reconnus M. Mason; je vis également que le linge qui recouvrait un
+de ses bras et un de ses côtés était souillé de sang.
+
+«Prenez la chandelle!» me dit M. Rochester, et je le fis; il alla
+chercher un vase plein d'eau, et me pria de le tenir; j'obéis.
+
+Il prit alors l'éponge, la trempa dans l'eau, et inonda ce visage
+semblable à celui d'un cadavre. Il me demanda mes sels et les fit
+respirer à M. Mason, qui, au bout de peu de temps, ouvrant les
+yeux, fit entendre une espèce de grognement; M. Rochester écarta
+la chemise du blessé, dont le bras et l'épaule étaient enveloppés
+de bandages, et il étancha le sang qui continuait à couler.
+
+«Y a-t-il un danger immédiat? murmura M. Mason.
+
+-- Bah! une simple égratignure! ne soyez pas si abattu, montrez
+que vous êtes un homme. Je vais aller chercher moi-même un
+chirurgien, et j'espère que vous pourrez partir demain matin.
+Jane! continua-t-il.
+
+-- Monsieur?
+
+-- Je suis forcé de vous laisser ici une heure ou deux; vous
+étancherez le sang comme vous me l'avez vu faire, quand il
+recommencera à couler; s'il s'évanouit, vous porterez à ses lèvres
+ce verre d'eau que vous voyez là, et vous lui ferez respirer vos
+sels; vous ne lui parlerez sous aucun prétexte, et vous, Richard,
+si vous prononcez une parole, vous risquez votre vie; si vous
+ouvrez les lèvres, si vous remuez un peu, je ne réponds plus de
+rien.»
+
+Le pauvre homme fit de nouveau entendre sa plainte; il n'osait pas
+remuer. La crainte de la mort, ou peut-être de quelque autre
+chose, semblait le paralyser. M. Rochester plaça l'éponge entre
+mes mains, et je me mis à étancher le sang comme lui; il me
+regarda faire une minute et me dit:
+
+«Rappelez-vous bien: ne dites pas un mot!»
+
+Puis il quitta la chambre.
+
+J'éprouvai une étrange sensation lorsque la clef cria dans la
+serrure et que je n'entendis plus le bruit de ses pas.
+
+J'étais donc au troisième, enfermée dans une chambre mystérieuse,
+pendant la nuit, et ayant devant les yeux le spectacle d'un homme
+pâle et ensanglanté; et l'assassin était séparé de moi par une
+simple porte; voilà ce qu'il y avait de plus terrible: le reste,
+je pouvais le supporter; mais je tremblais à la pensée de voir
+Grace Poole se précipiter sur moi.
+
+Et pourtant il fallait rester à mon poste, regarder ce fantôme,
+ces lèvres bleuâtres auxquelles il était défendu de s'ouvrir; ces
+yeux tantôt fermés, tantôt errant autour de la chambre, tantôt se
+fixant sur moi, mais toujours sombres et vitreux; il fallait sans
+cesse plonger et replonger ma main dans cette eau mêlée de sang et
+laver une blessure qui coulait toujours. Il fallait voir la
+chandelle, que personne ne pouvait moucher, répandre sur mon
+travail sa lueur lugubre. Les ombres s'obscurcissaient sur la
+vieille tapisserie, sur les rideaux du lit, et flottaient
+étrangement au-dessus des portes de la grande armoire que j'avais
+en face de moi; cette armoire était divisée en douze panneaux,
+dans chacun desquels se trouvait une tête d'apôtre enfermée comme
+dans une châsse; au-dessus de ces douze têtes on apercevait un
+crucifix d'ébène et un Christ mourant.
+
+Selon les mouvements de la flamme vacillante, c'était tantôt saint
+Luc à la longue barbe qui penchait son front, tantôt saint Jean
+dont les cheveux paraissaient flotter, soulevés par le vent;
+quelquefois la figure infernale de Judas semblait s'animer pour
+prendre la forme de Satan lui-même.
+
+Et, au milieu de ces lugubres tableaux, j'écoutais toujours si je
+n'entendrais pas remuer cette femme enfermée dans la chambre
+voisine; mais on eût dit que, depuis la visite de M. Rochester, un
+charme l'avait rendue immobile; pendant toute la nuit, je
+n'entendis que trois sons à de longs intervalles: un bruit de pas,
+un grognement semblable à celui d'un chien hargneux, et un profond
+gémissement.
+
+Mais j'étais accablée par mes propres pensées: quel était ce
+criminel enfermé dans cette maison, et que le maître du château ne
+pouvait ni chasser ni soumettre? quel était ce mystère qui se
+manifestait tantôt par le feu, tantôt par le sang, aux heures les
+plus terribles de la nuit? Quelle était cette créature qui, sous
+la forme d'une femme, prenait la voix d'un démon railleur, ou
+faisait entendre le cri d'un oiseau de proie à la recherche d'un
+cadavre?
+
+Et cet homme sur lequel j'étais penchée, ce tranquille étranger,
+comment se trouvait-il enveloppé dans ce tissu d'horreurs?
+Pourquoi la furie s'était-elle précipitée sur lui? Pourquoi, à
+cette heure où il aurait dû être couché, était-il venu dans cette
+partie de la maison? J'avais entendu M. Rochester lui assigner une
+chambre en bas; pourquoi était-il monté? Qui l'avait amené ici et
+pourquoi supportait-il avec tant de calme une violence ou une
+trahison? Pourquoi acceptait-il si facilement le silence que lui
+imposait M. Rochester, et pourquoi M. Rochester le lui imposait-
+il? Son hôte venait d'être outragé; quelque temps auparavant on
+avait comploté contre sa propre vie, et il voulait que ces deux
+attaques restassent dans le secret. Je venais de voir M. Mason se
+soumettre à M. Rochester; grâce à sa volonté impétueuse, mon
+maître avait su s'emparer du créole inerte; les quelques mots
+qu'ils avaient échangés me l'avaient prouvé: il était évident que
+dans leurs relations précédentes les dispositions passives de l'un
+avaient subi l'influence de l'active énergie de l'autre D'où
+venait donc le trouble de M. Rochester, lorsqu'il apprit l'arrivée
+de M. Mason? Pourquoi le seul nom de cet homme sans volonté, qu'un
+seul mot faisait plier comme un enfant, pourquoi ce nom avait-il
+produit sur M. Rochester l'effet d'un coup de tonnerre sur un
+chêne?
+
+Je ne pouvais point oublier son regard et sa pâleur lorsqu'il
+murmura: «Jane, j'ai reçu un coup!» Je ne pouvais pas oublier le
+tremblement de son bras, lorsqu'il l'appuya sur mon épaule, et ce
+n'était pas peu de chose qui pouvait affaisser ainsi l'âme résolue
+et le corps vigoureux de M. Rochester.
+
+«Quand reviendra-t-il donc?» me demandai-je; car la nuit avançait,
+et mon malade continuait à perdre du sang, à se plaindre et à
+s'affaiblir; aucun secours n'arrivait, et le jour tardait à venir.
+Bien des fois j'avais porté le verre aux lèvres pâles de Mason et
+je lui avais fait respirer les sels; mes efforts semblaient vains:
+la souffrance physique, la souffrance morale, la perte du sang, ou
+plutôt ces trois choses réunies, amoindrissaient ses forces
+d'instant en instant; ses gémissements, son regard à la fois
+faible et égaré, me faisaient craindre de le voir expirer, et je
+ne devais même pas lui parler. Enfin, la chandelle mourut; au
+moment où elle s'éteignit, j'aperçus sur la fenêtre les lignes
+d'une lumière grisâtre: c'était le matin qui approchait. Au même
+instant, j'entendis Pilote aboyer dans la cour. Je me sentis
+renaître, et mon espérance ne fut pas trompée; cinq minutes après,
+le bruit d'une clef dans la serrure m'avertit que j'allais être
+relevée de garde; du reste, je n'aurais pas pu continuer plus de
+deux heures; bien des semaines semblent courtes auprès de cette
+seule nuit.
+
+M. Rochester entra avec le chirurgien.
+
+«Maintenant, Carter, dépêchez-vous, dit M. Rochester au médecin;
+vous n'avez qu'une demi-heure pour panser la blessure, mettre les
+bandages et descendre le malade.
+
+-- Mais est-il en état de partir?
+
+-- Sans doute, ce n'est rien de sérieux; il est nerveux, il faudra
+exciter son courage. Venez et mettez-vous à l'oeuvre.»
+
+M. Rochester tira le rideau et releva la jalousie, afin de laisser
+entrer le plus de jour possible; je fus étonnée et charmée de voir
+que l'aurore était si avancée. Des rayons roses commençaient à
+éclairer l'orient; M. Rochester s'approcha de M. Mason, qui était
+déjà entre les mains du chirurgien.
+
+«Comment vous trouvez-vous maintenant, mon ami? demanda-t-il.
+
+-- Je crois qu'elle m'a tué, répondit-il faiblement.
+
+-- Pas le moins du monde; allons, du courage! c'est à peine si
+vous vous en ressentirez dans quinze jours; vous avez perdu un peu
+de sang et voilà tout. Carter, affirmez-lui qu'il n'y a aucun
+danger.
+
+-- Oh! je puis le faire en toute sûreté de conscience, dit Carter,
+qui venait de détacher les bandages; seulement, si j'avais été ici
+un peu plus tôt, il n'aurait pas perdu tant de sang. Mais qu'est-
+ce que ceci? La chair de l'épaule est déchirée, et non pas
+seulement coupée; cette blessure n'a pas été faite avec un
+couteau: il y a eu des dents là.
+
+-- Oui, elle m'a mordu, murmura-t-il; elle me déchirait comme une
+tigresse, lorsque Rochester lui a arraché le couteau des mains.
+
+-- Vous n'auriez pas dû céder, dit M. Rochester, vous auriez dû
+lutter avec elle tout de suite.
+
+-- Mais que faire dans de semblables circonstances? répondit
+Mason. Oh! c'était horrible, ajouta-t-il en frémissant, et je ne
+m'y attendais pas; elle avait l'air si calme au commencement!
+
+-- Je vous avais averti, lui répondit son ami; je vous avais dit
+de vous tenir sur vos gardes lorsque vous approcheriez d'elle;
+d'ailleurs vous auriez bien pu attendre jusqu'au lendemain, et
+alors j'aurais été avec vous: c'était folie que de tenter une
+entrevue la nuit et seul.
+
+-- J'espérais faire du bien.
+
+-- Vous espériez, vous espériez! cela m'impatiente de vous
+entendre parler ainsi. Du reste, vous avez assez souffert et vous
+souffrirez encore assez pour avoir négligé de suivre mon conseil;
+aussi je ne dirai plus rien. Carter, dépêchez-vous, le soleil sera
+bientôt levé, et il faut qu'il parte.
+
+-- Tout de suite, monsieur. J'ai fini avec l'épaule; mais il faut
+que je regarde la blessure du bras; là aussi je vois la trace de
+ses dents.
+
+-- Elle a sucé le sang, répondit Mason; elle prétendait qu'elle
+voulait retirer tout le sang de mon coeur.»
+
+Je vis M. Rochester frissonner; une forte expression de dégoût,
+d'horreur et de haine, contracta son visage, mais il se contenta
+de dire:
+
+«Taisez-vous, Richard; oubliez ce qu'elle a fait et n'en parlez
+jamais.
+
+-- Je voudrais pouvoir oublier, répondit-il.
+
+-- Vous oublierez quand vous aurez quitté ce pays, quand vous
+serez de retour aux Indes Occidentales; vous supposerez qu'elle
+est morte, ou plutôt vous ferez mieux de ne pas penser du tout à
+elle.
+
+-- Impossible d'oublier cette nuit!
+
+-- Non, ce n'est point impossible. Ayez un peu d'énergie; il y a
+deux heures vous vous croyiez mort, et maintenant vous êtes vivant
+et vous parlez. Carter a fini avec vous, ou du moins à peu près,
+et dans un instant vous allez être habillé. Jane, me dit-il en se
+tournant vers moi pour la première fois depuis son arrivée, prenez
+cette clef, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du haut de ma
+commode, prenez-y une chemise propre et une cravate; apportez-les
+et dépêchez-vous.»
+
+Je partis; je cherchai le meuble qu'il m'avait indiqué; j'y
+trouvai ce qu'il me demandait et je l'apportai.
+
+«Maintenant, allez de l'autre côté du lit pendant que je vais
+l'habiller, me dit M. Rochester; mais ne quittez pas la chambre
+nous pourrons avoir encore besoin de vous.»
+
+J'obéis.
+
+«Avez-vous entendu du bruit lorsque vous êtes descendue, Jane?
+demanda M. Rochester.
+
+-- Non, monsieur; tout était tranquille.
+
+-- Il faudra bientôt partir, Dick; cela vaudra mieux, tant pour
+votre sûreté que pour celle de cette pauvre créature qui est
+enfermée là. J'ai lutté longtemps pour que rien ne fût connu, et
+je ne voudrais pas voir tous mes efforts rendus vains. Carter,
+aidez-le à mettre son gilet. Où avez-vous laissé votre manteau
+doublé de fourrure? je sais que vous ne pouvez pas faire un mille
+sans l'avoir dans notre froid climat. Il est dans votre chambre.
+Jane, descendez dans la chambre de M. Mason, celle qui est à côté
+de la mienne, et apportez le manteau que vous y trouverez.»
+
+Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme
+manteau garni de fourrure.
+
+«Maintenant j'ai encore une commission à vous faire faire, me dit
+mon infatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des
+souliers de velours! un messager moins léger ne me servirait à
+rien; en bien donc, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du
+milieu de ma toilette, et vous y trouverez une petite fiole et un
+verre que vous m'apporterez.»
+
+Je partis et je rapportai ce qu'on m'avait demandé.
+
+«C'est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre
+malade une potion dont je prends toute la responsabilité sur moi.
+J'ai eu ce cordial à Rome, d'un charlatan italien que vous auriez
+roué de coups, Carter; c'est une chose qu'il ne faut pas employer
+légèrement, mais qui est bonne dans des occasions comme celle-ci.
+Jane, un peu d'eau.»
+
+Je remplis la moitié du petit verre.
+
+«Cela suffit; maintenant mouillez le bord de la fiole.»
+
+Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le
+verre qu'il présenta à Mason.
+
+«Buvez, Richard, dit-il; cela vous donnera du courage pour une
+heure au moins.
+
+-- Mais cela me fera mal; c'est une liqueur irritante.
+
+-- Buvez, buvez.»
+
+M. Mason obéit, parce qu'il était impossible de résister. Il était
+habillé; il me parut bien pâle encore; mais il n'était plus
+souillé de sang. M. Rochester le fit asseoir quelques minutes
+lorsqu'il eut avalé le cordial, puis il le prit par le bras.
+
+«Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir
+debout; essayez.»
+
+Le malade se leva.
+
+«Carter, soutenez-le sous l'autre bras. Voyons, Richard, soyez
+courageux; tâchez de marcher. Voilà qui va bien.
+
+-- Je me sens mieux, dit Mason.
+
+-- J'en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous; ouvrez
+la porte de côté; dites au postillon que vous trouverez dans la
+cour ou bien dehors, car je lui ai recommandé de ne pas faire
+rouler sa voiture sur le pavé, dites-lui de se tenir prêt, que
+nous arrivons; si quelqu'un est déjà debout, revenez au bas de
+l'escalier et toussez un peu.»
+
+Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever;
+néanmoins la cuisine était encore sombre et silencieuse; la porte
+de côté était fermée; je l'ouvris aussi doucement que possible, et
+j'entrai dans la cour que je trouvai également tranquille: mais
+les portes étaient toutes grandes ouvertes, et dehors je vis une
+chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Je
+m'approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir;
+puis je regardai et j'écoutai attentivement. L'aurore répandait
+son calme partout; les rideaux des fenêtres étaient encore fermés
+dans les chambres des domestiques; les petits oiseaux commençaient
+à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, et
+dont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs
+de la cour; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans
+les écuries; tout le reste était tranquille. Je vis alors
+apparaître les trois messieurs. Mason, soutenu par M. Rochester et
+le médecin, semblait marcher assez facilement; ils l'aidèrent à
+monter dans la voiture, et Carter y entra également.
+
+«Prenez soin de lui, dit M. Rochester au chirurgien; gardez-le
+chez vous jusqu'à ce qu'il soit tout à fait bien; j'irai dans un
+ou deux jours savoir de ses nouvelles. Comment vous trouvez-vous
+maintenant, Richard?
+
+-- L'air frais me ranime, Fairfax.
+
+-- Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter; il n'y a pas de
+vent. Adieu, Dick.
+
+-- Fairfax!
+
+-- Que voulez-vous?
+
+-- Prenez bien soin d'elle; traitez-la aussi tendrement que
+possible; faites...»
+
+Il s'arrêta et fondit en larmes.
+
+«Jusqu'ici j'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai,
+répondit-il; puis il ferma la portière et la voiture partit. Et
+pourtant, plût à Dieu que tout ceci fût finit» ajouta
+M. Rochester, en fermant les portes de la cour.
+
+Puis il se dirigea lentement et d'un air distrait vers une porte
+donnant dans le verger; supposant qu'il n'avait plus besoin de
+moi, j'allais rentrer, lorsque je l'entendis m'appeler: il avait
+ouvert la porte et m'attendait.
+
+«Venez respirer l'air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce
+château est une vraie prison; ne le trouvez-vous pas?
+
+-- Il me semble très beau, monsieur.
+
+-- Le voile de l'inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous
+voyez tout à travers un miroir enchanté; vous ne remarquez pas que
+les dorures sont misérables, les draperies de soie semblables à
+des toiles d'araignée, les marbres mesquins, les boiseries faites
+avec des copeaux de rebut et de grossières écorces d'arbres. Ici,
+dit-il en montrant l'enclos où nous venions d'entrer, ici, tout
+est frais, doux et pur.
+
+Il marchait dans une avenue bordée de buis; d'un côté, se voyaient
+des poiriers, des pommiers et des cerisiers; de l'autre, des
+oeillets de poète, des primeroses, des pensées des aurones, des
+aubépines et des herbes odoriférantes; elles étaient aussi belles
+qu'avaient pu les rendre le soleil et les ondées d'avril suivis
+d'un beau matin de printemps; le soleil perçait à l'orient,
+faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses
+rayons dans l'allée solitaire où nous nous promenions.
+
+«Jane, voulez-vous une fleur?» me demanda M. Rochester.
+
+Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et
+me l'offrit.
+
+«Merci, monsieur, répondis-je.
+
+-- Aimez-vous le lever du soleil, Jane? ce ciel couvert de nuages
+légers qui disparaîtront avec le jour? aimez-vous cet air embaumé?
+
+-- Oh! oui, monsieur, j'aime tout cela.
+
+-- Vous avez passé une nuit étrange, Jane.
+
+-- Très étrange, monsieur.
+
+-- Cela vous a rendue pâle; avez-vous eu peur quand je vous ai
+laissée seule avec Mason?
+
+-- Oui, j'avais peur de voir sortir quelqu'un de la chambre du
+fond.
+
+-- Mais j'avais fermé la porte, et j'avais la clef dans ma poche;
+j'aurais été un berger bien négligent, si j'avais laissé ma
+brebis, ma brebis favorite, à la portée du loup; vous étiez en
+sûreté.
+
+-- Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur?
+
+-- Oh! oui; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez
+tout cela.
+
+-- Mais il me semble que votre vie n'est pas en sûreté tant
+qu'elle demeure ici.
+
+-- Ne craignez rien, j'y veillerai moi-même.
+
+-- Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé
+maintenant, monsieur?
+
+-- Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en
+Angleterre, ni même lorsqu'il sera parti; vivre, pour moi, c'est
+me tenir debout sur le cratère d'un volcan qui d'un jour à l'autre
+peut faire éruption.
+
+-- Mais M. Mason semble facile à mener: vous avez tout pouvoir sur
+lui; jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement.
+
+-- Oh non! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement;
+mais, sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me
+priver sinon de la vie, du moins du bonheur.
+
+-- Recommandez-lui d'être attentif, monsieur, dites-lui ce que
+vous craignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger.»
+
+Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique; il prit ma main, puis
+la rejeta vivement loin de lui.
+
+«Si c'était possible, reprit-il, il n'y aurait aucun danger;
+depuis que je connais Mason, je n'ai eu qu'à lui dire: «Faites
+cela,» et il l'a fait. Mais dans ce cas je ne puis lui donner
+aucun ordre; je ne peux pas lui dire: «Gardez-vous de me faire du
+mal, Richard!» car il ne doit pas savoir qu'il est possible de me
+faire du mal. Vous avez l'air intriguée; eh bien, je vais vous
+intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n'est-ce
+pas?
+
+-- Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce
+qui est bien.
+
+-- Précisément, et je m'en suis aperçu; j'ai remarqué une
+expression de joie dans votre visage, dans vos yeux et dans votre
+tenue, lorsque vous pouviez m'aider, me faire plaisir, travailler
+pour moi et avec moi: mais, comme vous venez de le dire, vous ne
+voulez faire que ce qui est bien. Si, au contraire, je vous
+ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait plus compter sur
+vos pieds agiles et vos mains adroites; je ne verrais plus vos
+yeux briller et votre teint s'animer; vous vous tourneriez vers
+moi, calme et pâle, et vous me diriez: «Non, monsieur, cela est
+impossible, je ne puis pas le faire, parce que cela est mal;» et
+vous resteriez aussi ferme que les étoiles fixes. Vous aussi vous
+avez le pouvoir de me faire du mal; mais je ne vous montrerai pas
+l'endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciez aussitôt,
+malgré votre coeur fidèle et aimant.
+
+-- Si vous n'avez pas plus à craindre de M. Mason que de moi,
+monsieur, vous êtes en sûreté.
+
+-- Dieu le veuille! Jane, voici une grotte; venez vous asseoir.»
+
+La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre; il
+s'y trouvait un banc rustique. M. Rochester s'y assit, laissant
+néanmoins assez de place pour moi; mais je me tins debout devant
+lui.
+
+«Asseyez-vous, me dit-il; le banc est assez long pour nous deux.
+Je pense que vous n'hésitez pas à prendre place à mes côtés; cela
+serait-il mal?»
+
+Je répondis en m'asseyant, car je voyais que j'aurais tort de
+refuser plus longtemps.
+
+«Ma petite amie, continua M. Rochester, voyez, le soleil boit la
+rosée, les fleurs du jardin s'éveillent et s'épanouissent, les
+oiseaux vont chercher la nourriture de leurs, petits, et les
+abeilles laborieuses font leur première récolte: et moi, je vais
+vous poser une question, en vous priant de vous figurer que le cas
+dont je vais vous parler est le votre. D'abord, dites-moi si vous
+vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voir
+commettre une faute en vous retenant, et si vous-même n'avez pas
+peur de mal agir en restant avec moi.
+
+-- Non, monsieur, je suis contente.
+
+-- Eh bien! Jane, appelez votre imagination à votre aide: supposez
+qu'au lieu d'être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes
+un jeune homme gâté depuis son enfance; supposez que vous êtes
+dans un pays éloigné, et que là vous tombez dans une faute
+capitale, peu importe laquelle et par quels motifs, mais une faute
+dont les conséquences doivent peser sur vous pendant toute votre
+vie et attrister toute votre existence. Faites attention que je
+n'ai pas dit un crime: je ne parle pas de sang répandu ou de ces
+choses qui amènent le coupable devant un tribunal; j'ai dit une
+faute dont les conséquences vous deviennent plus tard
+insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à
+des mesures qu'on n'emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni
+coupables ni illégales; et pourtant vous continuez à être
+malheureux, parce que l'espérance vous a abandonné au commencement
+de la vie; à midi, votre soleil est obscurci par une éclipse qui
+doit durer jusqu'à son coucher; votre mémoire ne peut se nourrir
+que de souvenirs tristes et amers; vous errez çà et là, cherchant
+le repos dans l'exil, le bonheur dans le plaisir: je veux parler
+des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissent
+l'intelligence et souillent le sentiment. Le coeur fatigué, l'âme
+flétrie, vous revenez dans votre patrie après des années d'exil
+volontaire; vous y rencontrez quelqu'un, comment et où, peu
+importe; vous trouvez chez cette personne les belles et brillantes
+qualités que vous avez vainement cherchées pendant vingt ans,
+nature saine et fraîche que rien n'a encore flétrie; près d'elle
+vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des jours meilleurs,
+vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs;
+vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de
+vos jours vous rendre digne de votre titre d'homme. Pour atteindre
+ce but, avez-vous le droit de surmonter l'obstacle de l'habitude,
+obstacle conventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la
+conscience sanctifier?»
+
+M. Rochester s'arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je
+dire? Oh! si quelque bon génie était venu me dicter une réponse
+juste et satisfaisante! Vain désir! le vent soufflait dans le
+lierre autour de moi, mais aucune divinité n'emprunta son souffle
+pour me parler; les oiseaux chantaient dans les arbres, mais leurs
+chants ne me disaient rien.
+
+M. Rochester posa de nouveau sa question:
+
+«Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos,
+de braver l'opinion du monde, pour s'attacher à tout jamais cet
+être bon, doux et gracieux, et d'assurer ainsi la paix de son
+esprit et la régénération de son âme?
+
+-- Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération
+du coupable ne peuvent dépendre d'un de ses semblables; les hommes
+et les femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les
+chrétiens de bonté. Si quelqu'un que vous connaissez a souffert et
+a failli, que ce ne soit pas parmi ses égaux, mais au delà, qu'il
+aille chercher la force et la consolation.
+
+-- Mais l'instrument, l'instrument! Dieu lui-même qui a fait
+l'oeuvre a prescrit l'instrument. Je vous dirai sans plus de
+détours que j'ai été un homme mondain et dissipé; je crois avoir
+trouvé l'instrument de ma régénération dans...»
+
+Il s'arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à
+murmurer; je m'attendais presque à entendre tous ces bruits
+s'arrêter pour écouter la révélation: mais ils eussent été obligés
+d'attendre longtemps. Le silence de M. Rochester se prolongeait;
+je levai les yeux sur lui, il me regardait avidement.
+
+«Ma petite amie,» me dit-il d'un ton tout différent, et sa figure
+changea également: de douce et grave, elle devint dure et
+sardonique; «vous avez remarqué mon tendre penchant pour
+Mlle Ingram; pensez-vous que, si je l'épousais, elle pourrait me
+régénérer?»
+
+Il se leva, se dirigea vers l'autre bout de l'allée et revint en
+chantonnant.
+
+«Jane, Jane, dit-il en s'arrêtant devant moi, votre veille vous a
+rendue pâle; ne m'en voulez-vous pas de troubler ainsi votre
+repos?
+
+-- Vous en vouloir? oh! non, monsieur.
+
+-- Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos
+doigts sont froids! ils étaient plus chauds que cela la nuit
+dernière, lorsque je les ai touchés à la porte de la chambre
+mystérieuse. Jane, quand veillerez-vous encore avec moi?
+
+-- Quand je pourrai vous être utile, monsieur.
+
+-- Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que
+je ne pourrai pas dormir; voulez-vous me promettre de rester avec
+moi et de me tenir compagnie? à vous, je pourrai parler de celle
+que j'aime, car maintenant vous l'avez vue et vous la connaissez.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Il n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n'est-ce pas,
+Jane?
+
+-- C'est vrai, monsieur.
+
+-- Elle est belle, forte, brune et souple; les femmes de Carthage
+devaient avoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et
+Lynn dans les écuries; tenez, rentrez par cette porte.»
+
+J'allai d'un côté et lui de l'autre; je l'entendis parler gaiement
+dans la cour.
+
+«Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous; il est parti
+avant le lever du soleil; j'étais debout à quatre heures pour lui
+dire adieu.»
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses
+étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l'humanité n'a pas
+encore trouvé la clef; je n'ai jamais ri des pressentiments, parce
+que j'en ai eu d'étranges; il y a des sympathies qui produisent
+des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui
+existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se
+continuent, malgré la distance, à cause de l'origine qui est
+commune; et les signes pourraient bien n'être que la sympathie
+entre l'homme et la nature.
+
+Un jour, à l'âge de six ans, j'entendis Bessie raconter à Abbot
+qu'elle avait rêvé d'un petit enfant, et que c'était un signe de
+malheur pour soi ou pour ses parents; cette croyance populaire se
+serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance
+qui l'y fixa à jamais: le jour suivant, Bessie fut demandée au lit
+de mort de sa petite soeur.
+
+Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce,
+que, pendant une semaine entière, j'avais toutes les nuits rêvé
+d'un enfant: tantôt je l'endormais dans mes bras, tantôt je le
+berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les
+marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau
+courante. Une nuit l'enfant pleurait; la nuit suivante, au
+contraire, il riait; quelquefois il se tenait attaché à mes
+vêtements, d'autres fois il courait loin de moi: mais, sous
+n'importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant
+sept nuits successives.
+
+Je n'aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour
+continuel de la même image; je devenais nerveuse au moment où je
+voyais approcher l'heure de me coucher, l'heure de la vision.
+J'étais encore dans la compagnie de ce fantôme d'enfant la nuit où
+j'entendis le terrible cri, et l'après-midi du lendemain on vint
+m'avertir que quelqu'un m'attendait dans la chambre de
+Mme Fairfax; je m'y rendis et j'y trouvai un homme qui me parut un
+domestique de bonne maison; il était en grand deuil, et le drapeau
+qu'il tenait à la main était entouré d'un crêpe.
+
+«Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle,
+dit-il en se levant; je m'appelle Leaven; j'étais cocher chez
+Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours
+au château.
+
+-- Oh! Robert, comment vous portez-vous? je ne vous ai pas oublié
+du tout; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à
+cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie? car
+vous avez épousé Bessie.
+
+-- Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous
+remercie; il y a à peu près deux mois, elle m'a encore donné un
+enfant, nous en avons trois maintenant; la mère et les enfants
+prospèrent.
+
+-- Et comment va-t-on au château, Robert?
+
+-- Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures
+nouvelles, mademoiselle; cela ne va pas bien, et la famille vient
+d'éprouver un grand malheur.
+
+-- J'espère que personne n'est mort?» dis-je en jetant un coup
+d'oeil sur ses vêtements.
+
+Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit: «Il y a
+eu hier huit jours, M. John est mort dans son appartement de
+Londres.
+
+-- M. John?
+
+-- Oui.
+
+-- Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup?
+
+-- Dame, mademoiselle Eyre, ce n'est pas un petit malheur: sa vie
+a été désordonnée; les trois dernières années, il s'est conduit
+d'une manière singulière, et sa mort a été choquante.
+
+-- Bessie m'a dit qu'il ne se conduisait pas bien.
+
+-- Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et
+gaspillé sa fortune avec ce qu'il y avait de plus mauvais en
+hommes et en femmes; il a fait des dettes, il a été mis en prison.
+Deux fois sa mère est venue à son aide; mais, aussitôt qu'il était
+libre, il retournait à ses anciennes habitudes, Sa tête n'était
+pas forte; les bandits avec lesquels il a vécu l'ont complètement
+dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a
+demandé qu'on lui remit la fortune de toute la famille entre les
+mains; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite
+par les extravagances de son fils; celui-ci partit donc, et
+bientôt on apprit qu'il était mort; comment, Dieu le sait! On
+prétend qu'il s'est tué.»
+
+Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible.
+Robert continua:
+
+«Madame elle-même a été bien malade; elle n'a pas eu la force de
+supporter cela: la perte de sa fortune et la crainte de la
+pauvreté l'avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de
+M. John fut le dernier coup; elle est restée trois jours sans
+parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait
+vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma
+femme; mais ce n'est qu'hier matin que Bessie l'a entendue
+balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots:
+«Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler.»
+Bessie n'est pas sûre qu'elle ait sa raison et qu'elle désire
+sérieusement vous voir; mais elle a raconté ce qui s'était passé à
+Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer
+chercher. Les jeunes filles ont d'abord refusé; mais, comme leur
+mère devenait de plus en plus agitée, et qu'elle continuait à
+dire: «Jane, Jane», elles ont enfin consenti. J'ai quitté
+Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je
+voudrais vous emmener demain matin de bonne heure.
+
+-- Oui, Robert, je serai prête; il me semble que je dois y aller.
+
+-- Je le crois aussi, mademoiselle; Bessie m'a dit qu'elle était
+sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu'avant de partir
+il vous faut demander la permission.
+
+-- Oui, et je vais le faire tout de suite.»
+
+Après l'avoir mené à la salle des domestiques et l'avoir
+recommandé à John et à sa femme, j'allai à la recherche de
+M. Rochester.
+
+Il n'était ni dans les chambres d'en bas, ni dans la cour, ni dans
+l'écurie, ni dans les champs; je demandai à Mme Fairfax si elle ne
+l'avait pas vu, elle me répondit qu'il jouait au billard avec
+Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où
+j'entendis le bruit des billes et le son des voix. M. Rochester,
+Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs
+étaient occupés à jouer; il me fallut un peu de courage pour les
+déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande; aussi,
+m'approchai-je de mon maître, qui était à côté du Mlle Ingram.
+Elle se retourna et me regarda dédaigneusement; ses yeux
+semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et
+lorsque je murmurai tout bas: «Monsieur Rochester!» elle fit un
+mouvement comme pour m'ordonner de me retirer. Je me la rappelle à
+ce moment; elle était pleine de grâce et frappante de beauté: elle
+portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel; une écharpe de
+gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux; le jeu
+l'avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à
+l'expression de ses grandes lignes:
+
+«Cette personne a-t-elle besoin de vous?» demanda Mlle Ingram à
+M. Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était
+cette personne.
+
+Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque; il jeta à terre
+la queue qu'il tenait et sortit de la chambre avec moi.
+
+«Eh bien, Jane? dit-il en s'appuyant le dos contre la porte de la
+chambre d'étude qu'il venait de fermer.
+
+«Je vous demanderai, monsieur, d'avoir la bonté de m'accorder une
+ou deux semaines de congé.
+
+-- Pour quoi faire? Pour aller où?
+
+-- Pour aller voir une dame malade qui m'a envoyé chercher.
+
+-- Quelle dame malade? Où demeure-t-elle?
+
+-- À Gateshead, dans le comté de...
+
+-- Mais c'est à cent milles d'ici; quelle peut être cette dame qui
+envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance?
+
+-- Elle s'appelle Mme Reed, monsieur.
+
+-- Reed, de Gateshead? Il y avait un M, Reed, de Gateshead; il
+était magistrat.
+
+-- C'est sa veuve, monsieur.
+
+-- Et qu'avez-vous à faire avec elle? comment la connaissez-vous?
+
+-- M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère.
+
+-- Vous ne m'avez jamais dit cela auparavant; vous avez toujours
+prétendu, au contraire, que vous n'aviez pas de parents.
+
+-- Je n'en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me
+reconnaître; M. Reed est mort, et sa femme m'a chassée loin
+d'elle.
+
+-- Pourquoi?
+
+-- Parce qu'étant pauvre, je lui étais à charge, et qu'elle me
+détestait.
+
+-- Mais M. Reed a laissé des enfants; vous devez avoir des
+cousins. Sir George Lynn me parlait hier d'un Reed de Gateshead,
+qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram
+me parlait également d'une Georgiana Reed qui, il y un hiver ou
+deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté.
+
+-- John Reed est mort, monsieur; il s'est ruiné et a à moitié
+ruiné sa famille; on croit qu'il s'est tué; cette nouvelle a
+tellement affligé sa mère, qu'elle a eu une attaque d'apoplexie.
+
+-- Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane? Vous ne prétendez
+pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera
+peut-être morte avant votre arrivée; d'ailleurs, vous dites
+qu'elle vous a chassée.
+
+-- Oui, monsieur; mais il y a bien longtemps, et sa position était
+différente alors; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas
+à son désir.
+
+-- Combien de temps resterez-vous?
+
+-- Aussi peu de temps que possible, monsieur.
+
+-- Promettez-moi de ne rester qu'une semaine.
+
+-- Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai
+peut-être pas tenir ma parole.
+
+-- Mais en tout cas vous reviendrez? rien ne pourra vous faire
+rester toujours avec votre tante?
+
+-- Oh! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.
+
+-- Et qui est-ce qui vous accompagne? vous n'allez pas faire ce
+long voyage seule?
+
+-- Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.
+
+-- Est-ce un homme de confiance?
+
+-- Oui, monsieur; il est dans la famille depuis dix ans.»
+
+M. Rochester réfléchit.
+
+«Quand désirez-vous partir? demanda-t-il.
+
+-- Demain matin de bonne heure.
+
+-- Mais il vous faut de l'argent, vous ne pouvez pas partir sans
+rien, et je pense que vous n'avez pas grand-chose; je ne vous ai
+pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il
+en souriant, combien avez-vous d'argent en tout?»
+
+Je tirai ma bourse; elle n'était pas bien lourde.
+
+«Cinq schillings, monsieur» répondis-je.
+
+Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut
+content de la voir aussi peu garnie; il tira son portefeuille.
+
+«Prenez.» dit-il, en m'offrant un billet. Il était de cinquante
+livres, et il ne m'en devait que quinze.
+
+Je lui dis que je n'avais pas de monnaie.
+
+«Je n'ai pas besoin de monnaie; prenez ce sont vos gages»
+
+Je refusai d'accepter plus qu'il ne m'était dû. Il voulut d'abord
+m'y forcer; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il
+me dit:
+
+«Vous avez raison: il vaut mieux que je ne vous donne pas tout
+maintenant. Si vous aviez cinquante livres; vous pourriez bien
+rester six mois; mais en voilà dix. Est-ce assez?
+
+-- Oui, monsieur, mais vous m'en devez encore cinq.
+
+-- Alors, revenez les chercher; je suis votre banquier pour
+quarante livres.
+
+-- Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d'une autre
+chose importante, puisque je le puis maintenant.
+
+-- Et quelle est cette chose? je suis curieux de l'apprendre.
+
+-- Vous m'avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous
+marier.
+
+-- Oui. Eh bien! après?
+
+-- Dans ce cas, monsieur, il faudra qu'Adèle aille en pension; je
+suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.
+
+-- Pour l'éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait
+marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez
+raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout
+droit... au diable!
+
+-- J'espère que non, monsieur; mais il faudra que je cherche une
+autre place.
+
+-- Oui! s'écria-t-il d'une voix sifflante et en contorsionnant.
+les traits de son visage d'une manière à la fois fantastique et
+comique. Il me regarda quelques minutes. «Et vous demanderez à la
+vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je
+suppose?
+
+-- Non, monsieur; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne
+sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai
+annoncer dans un journal.
+
+-- Oui, oui; vous monterez au haut d'une pyramide; vous vous ferez
+annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en
+agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné
+qu'un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane,
+j'en ai besoin.
+
+-- Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne
+pourrais pas un instant me passer de cet argent.
+
+-- Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter! Eh bien,
+rendez-moi cinq livres seulement, Jane.
+
+-- Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.
+
+-- Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la
+regarde.
+
+-- Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.
+
+-- Jane?
+
+-- Monsieur.
+
+-- Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander?
+
+-- Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je
+pourrai tenir.
+
+-- Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous
+en rapporter à moi pour votre position; je vous en trouverai une
+avec le temps.
+
+-- Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me
+promettez qu'Adèle et moi nous serons hors de la maison et en
+sûreté avant que votre femme y entre.
+
+-- Très bien, très bien, je vous le promets; vous partez demain,
+n'est-ce-pas?
+
+-- Oui, monsieur, demain matin.
+
+-- Viendrez-vous au salon ce soir après dîner?
+
+-- Non, monsieur; j'ai des préparatifs de voyage à faire.
+
+-- Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.
+
+-- Je le pense, monsieur.
+
+-- Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation? Jane,
+apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.
+
+-- On se dit adieu, ou bien autre chose si l'on préfère.
+
+-- Eh bien! dites-le.
+
+-- Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.
+
+-- Et moi, que dois-je dire?
+
+-- La même chose si vous voulez, monsieur.
+
+-- Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout?
+
+-- Oui.
+
+-- Cela me semble bien sec et bien peu amical; je préférerais
+autre chose, rien qu'une petite addition au rite ordinaire; par
+exemple, si l'on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne
+me suffirait pas; ainsi donc, je me contenterai de dire: Adieu,
+Jane!
+
+-- C'est assez, monsieur; beaucoup de bonne volonté peut être
+renfermée dans un mot dit avec coeur.
+
+-- C'est vrai; mais ce mot adieu est si froid!»
+
+«Combien de temps va t'il rester ainsi le dos appuyé contre la
+porte?» me demandai-je; car le moment de commencer mes paquets
+était venu.
+
+La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer
+une syllabe; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et
+le lendemain je partis avant qu'il fût levé.
+
+J'arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier
+du mois de mai.
+
+Je m'arrêtai d'abord devant la loge: elle me parut très propre et
+très gentille; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux
+blancs; le parquet bien ciré; la grille, la pelle et les pincettes
+reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée; Bessie, assise
+devant le foyer, nourrissait son dernier-né; Robert et sa soeur
+jouaient tranquillement dans un coin.
+
+«Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez! s'écria
+Mme Leaven en me voyant entrer.
+
+-- Oui, Bessie, répondis-je après l'avoir embrassée. J'espère que
+je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed? elle vit
+encore, n'est-ce pas?
+
+-- Oui, elle vit, et même elle a plus qu'hier le sentiment de ce
+qui se passe autour d'elle; le médecin dit qu'elle pourra traîner
+une semaine ou deux; mais il ne pense pas qu'elle guérisse.
+
+-- A-t-elle parlé de moi dernièrement!
+
+-- Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver;
+mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix
+minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de
+léthargie pendant toute l'après-midi et ne se réveille que vers
+six ou sept heures: voulez-vous vous reposer ici une heure,
+mademoiselle? et alors je monterai avec vous.»
+
+Robert entra à ce moment; Bessie posa son enfant endormi dans un
+berceau, afin d'aller souhaiter la bienvenue à son mari; ensuite
+elle me pria de retirer mon chapeau et de prendre un peu de thé,
+car, disait-elle, j'étais pâle et j'avais l'air fatiguée. Je fus
+heureuse d'accepter son hospitalité, et quand elle me débarrassa
+de mes vêtements de voyage, je restai aussi tranquille que
+lorsqu'elle me déshabillait dans mon enfance.
+
+Le souvenir du passé me revint lorsque je la vis s'agiter autour
+de moi, apporter son plus beau plateau et ses plus belles
+porcelaines, couper des tartines, griller des gâteaux pour le thé,
+et de temps en temps donner une petite tape à Robert ou à sa
+soeur, comme elle le faisait autrefois pour moi; Bessie avait
+conservé son caractère vif, de même que son pas léger et son joli
+regard.
+
+Quand le thé fut pris, je voulus m'approcher de la table; mais
+elle m'ordonna de rester tranquille avec le ton absolu que je
+connaissais bien; elle voulut me servir au coin du feu; elle plaça
+devant moi un petit guéridon avec une tasse et une assiette de
+pain rôti: c'est ainsi qu'elle m'installait autrefois sur une
+chaise et m'apportait quelques friandises dérobées pour moi. Je
+souris et je lui obéis comme jadis.
+
+Elle me demanda si j'étais heureuse à Thornfield et quel genre de
+caractère avait ma maîtresse. Quand je lui dis que je n'avais
+qu'un maître, elle me demanda s'il était beau et si je l'aimais;
+je lui répondis qu'il était plutôt laid, mais que c'était un vrai
+gentleman, qu'il me traitait avec bonté et que j'étais satisfaite;
+puis je lui décrivis la joyeuse société qui venait d'arriver au
+château. Bessie écoutait tous ces détails avec intérêt: c'était
+justement le genre qui lui plaisait.
+
+Une heure fut bientôt écoulée. Bessie me rendit mon chapeau, et je
+sortis avec elle de la loge pour me rendre au château; il y avait
+neuf ans, elle m'avait également accompagnée pour descendre cette
+allée que maintenant je remontais.
+
+Par une matinée sombre et pluvieuse du mois de janvier, j'avais
+quitté cette maison ennemie, le coeur aigri et désespéré, me
+sentant réprouvée et proscrite, pour me rendre dans la froide
+retraite de Lowood, si éloignée et si inconnue; ce même toit
+ennemi reparaissait à mes yeux; mon avenir était encore douteux et
+mon coeur encore souffrant; j'étais toujours une voyageuse sur la
+terre: mais j'avais plus de confiance dans mes forces et moins
+peur de l'oppression; mes anciennes blessures étaient complètement
+guéries et mon ressentiment éteint.
+
+«Vous irez d'abord dans la salle à manger, me dit Bessie en
+marchant devant moi; les jeunes dames doivent y être.»
+
+Une minute après, j'étais entrée. Depuis le jour où j'avais été
+introduite pour la première fois devant M. Brockelhurst, rien
+n'avait été changé dans cette salle à manger: j'aperçus encore
+devant le foyer le tapis sur lequel je m'étais tenue; jetant un
+regard vers la bibliothèque, je crus distinguer les deux volumes
+de Berwick à leur place ordinaire, sur le troisième rayon, et au-
+dessus le Voyage de Gulliver et les Contes arabes; les objets
+inanimés n'étaient pas changés, mais il eût été difficile de
+reconnaître les êtres vivants.
+
+Je vis devant moi deux jeunes dames: l'une, presque aussi grande
+que Mlle Ingram, très mince, à la figure jaune et sévère, avait
+quelque chose d'ascétique qu'augmentait encore l'extrême
+simplicité de son étroite robe de laine noire, de son col empesé,
+de ses cheveux lissés sur les tempes; enfin elle portait pour tout
+ornement un chapelet d'ébène, au bout duquel pendait un crucifix.
+Je compris que c'était Éliza, quoique ce visage allongé et
+décoloré ressemblât bien peu à celui que j'avais connu.
+
+L'autre était bien certainement Georgiana; mais non pas la petite
+fée de onze ans que je me rappelais svelte et mince: c'était une
+jeune fille très grasse et dans tout l'éclat de sa beauté; jolie
+poupée de cire aux traits beaux et réguliers, aux yeux bleus et
+languissants, aux boucles blondes. Sa robe était noire comme celle
+de sa soeur, mais elle en différait singulièrement par la forme;
+elle était ample et élégante: autant l'une affichait le
+puritanisme, autant l'autre annonçait le caprice.
+
+Dans chacune des soeurs il y avait un des traits de la mère, mais
+un seul: l'aînée, maigre et pâle, avait les yeux de Mme Reed; la
+plus jeune, nature riche et éblouissante, avait le contour des
+joues et du menton de sa mère. Chez Georgiana, ces contours
+étaient plus doux que chez Mme Reed; néanmoins ils donnaient une
+expression de dureté à toute sa personne, qui, à part cela, était
+si souple et si voluptueuse.
+
+Lorsque j'entrai, les deux jeunes filles se levèrent pour me
+saluer; elles m'appelèrent Mlle Eyre. Le bonjour d'Éliza fut court
+et sec; elle ne me sourit même pas; elle se rassit, et, fixant les
+yeux sur le feu, sembla m'oublier. Georgiana, après m'avoir
+demandé comment je me portais, me fit quelques questions sur mon
+voyage, sur le temps, et d'autres lieux communs semblables; sa
+voix était traînante; elle me jetait de temps en temps un regard
+de côté pour m'examiner des pieds à la tête, passant des plis de
+mon manteau noir à mon chapeau, que ne relevait aucun ornement.
+Les jeunes filles ont un remarquable talent pour vous montrer
+qu'elles vous trouvent dépourvue de charme; le dédain du regard,
+la froideur des manières, la nonchalance de la voix, expriment
+assez leurs sentiments, sans qu'il leur soit nécessaire de se
+compromettre par une positive impertinence.
+
+Mais un sourire de dédain, soit franc, soit caché, ne me faisait
+plus la même impression qu'autrefois; lorsque je me trouvai entre
+mes deux cousines, je fus étonnée de voir combien je supportais
+facilement la complète indifférence de l'une et l'attention demi-
+railleuse de l'autre; Éliza ne pouvait me mortifier ni Georgiana
+me déconcerter. Le fait est que j'avais à penser à autre chose;
+les sensations qu'elles pouvaient éveiller en moi n'étaient rien
+auprès des puissantes émotions qui, depuis quelque temps, avaient
+remué mon âme; j'avais éprouvé des douleurs et des joies bien
+vives auprès de celles qu'auraient excitées les demoiselles Reed.
+Aussi restai-je parfaitement insensible à leurs grands airs.
+
+«Comment va Mme Reed? demandai-je bientôt en regardant
+tranquillement Georgiana, qui jugea convenable de relever la tête,
+comme si j'avais pris une liberté à laquelle elle ne s'attendait
+pas.
+
+-- Mme Reed? ah! vous voulez parler de maman; elle va mal; je ne
+pense pas que vous puissiez la voir aujourd'hui.
+
+-- Je vous serais bien obligée si vous vouliez monter lui dire que
+je suis arrivée.»
+
+Georgiana tressaillit, et ouvrit ses grands yeux bleus.
+
+«Je sais qu'elle désire beaucoup me voir, ajoutai-je, et je ne
+voudrais pas la faire attendre plus qu'il n'est absolument
+nécessaire.
+
+-- Maman n'aime pas à être dérangée le soir,» répondit Éliza.
+
+Au bout de quelques minutes, je me levai, je retirai mon chapeau
+et mes gants tranquillement et sans y être invitée, puis je dis
+aux deux jeunes filles que j'allais chercher Bessie qui devait
+être dans la cuisine, et la prier de s'informer si Mme Reed
+pouvait me recevoir. Je partis, et ayant trouvé Bessie, je lui dis
+ce que je désirais; ensuite je me mis à prendre des mesures pour
+mon installation. Jusque-là l'arrogance m'avait toujours rendue
+craintive; un an auparavant, si j'avais été reçue de cette façon,
+j'aurais pris la résolution de quitter Gateshead le lendemain
+même: mais maintenant je voyais bien que c'eût été agir follement;
+j'avais fait un voyage de cent milles pour voir ma tante, et je
+devais rester avec elle jusqu'à son rétablissement ou sa mort.
+Quant à l'orgueil et à la folie de ses filles, je devais ne pas y
+penser et conserver mon indépendance. Je m'adressai à la femme de
+charge; je lui demandai de me préparer une chambre, et je lui dis
+que je resterais probablement une semaine ou deux; je me rendis
+dans ma chambre, après y avoir fait porter ma malle, et je
+rencontrai Bessie sur le palier.
+
+«Madame est réveillée, me dit-elle; je l'ai informée de votre
+arrivée; suivez-moi, et nous verrons si elle vous reconnaîtra.»
+
+Je n'avais pas besoin qu'on me montrât le chemin de cette chambre
+où jadis j'avais été si souvent appelée, soit pour être châtiée,
+soit pour être réprimandée; je passai devant Bessie et j'ouvris
+doucement la porte. Comme la nuit approchait, on avait placé sur
+la table une lumière voilée par un abat-jour; je vis le grand lit
+à quatre colonnes, les rideaux couleur d'ambre, comme autrefois,
+la table de toilette, le fauteuil, le marchepied sur lequel on
+m'avait tant de fois forcée à m'agenouiller pour demander pardon
+de fautes que je n'avais pas commises. Je jetai les yeux sur un
+certain coin, comptant presque y voir se dessiner le mince contour
+d'une verge, jadis redoutée, qui, pendue au mur, semblait guetter
+le moment où elle pourrait s'agiter comme un petit lutin et
+frapper mes mains tremblantes ou mon cou contracté; je tirai les
+rideaux du lit, et je me penchai sur les oreillers entassés.
+
+Je me rappelais la figure de Mme Reed, et je me mis à chercher
+dans le lit l'image qui m'était familière. Heureusement que le
+temps tarit les désirs de vengeance et assoupit la colère et la
+haine; lorsque j'avais quitté cette femme, mon coeur était plein
+d'aversion et d'amertume, et maintenant que je revenais vers elle,
+je ne sentais en moi que de la pitié pour ses grandes souffrances,
+le désir de pardonner toutes les injures, de me réconcilier avec
+elle et de presser amicalement ses mains.
+
+Mme Reed avait toujours le même visage sombre et impitoyable; je
+revis ces yeux que rien ne pouvait adoucir, ces sourcils arqués,
+impérieux et despotiques. Que de fois, en me regardant, ils
+avaient exprimé la menace et la haine! et, en la contemplant, je
+me rappelai les terreurs et les tristesses de mon enfance;
+pourtant, me baissant vers elle, je l'embrassai; elle me regarda
+«Est-ce Jane Eyre? demanda-t-elle.
+
+-- Oui, ma tante; comment êtes-vous, chère tante?»
+
+Autrefois j'avais juré de ne jamais l'appeler ma tante; mais je
+pensais maintenant qu'il n'y avait rien de mal à enfreindre ce
+serment. J'avais pris sa main qui pendait hors du lit, et si à ce
+moment elle eût affectueusement pressé la mienne, j'en aurais été
+heureuse; mais les natures froides ne sont pas si facilement
+adoucies, ni les antipathies naturelles si vite détruites:
+Mme Reed retira sa main, et, éloignant son visage de moi, elle dit
+que la nuit était bien chaude. Elle me regarda froidement: à ce
+regard, je compris aussitôt que son opinion sur moi et ses
+sentiments à mon égard n'étaient pas changés et ne changeraient
+jamais. Je vis dans ses yeux de pierre, inaccessibles à la
+tendresse et aux larmes, qu'elle était décidée à me considérer
+toujours comme ce qu'il y avait de plus mauvais; elle n'aurait
+éprouvé aucun généreux plaisir à me croire bonne; elle en eût même
+été profondément mortifiée.
+
+Je sentis d'abord de la tristesse, puis de la colère; enfin, je
+résolus de la dominer en dépit de sa nature et de sa volonté. Les
+larmes m'étaient venues aux yeux, comme dans mon enfance; je
+m'efforçai de les retenir; j'approchai une chaise du lit; je
+m'assis et je me penchai vers le traversin.
+
+«Vous m'avez envoyé chercher, dis-je; je suis venue, et j'ai
+l'intention de rester ici jusqu'à ce que vous soyez mieux.
+
+-- Oh! sans doute. Vous avez vu mes filles, n'est-ce pas?
+
+-- Oui.
+
+-- Eh bien, dites-leur que je désire vous voir rester jusqu'à ce
+que je vous aie dit quelque chose qui me pèse; aujourd'hui il est
+trop tard; d'ailleurs, je ne me rappelle plus bien ce que
+c'est...»
+
+Elle était très agitée; elle voulut ramener les couvertures sur
+elle; mais elle ne le put pas, parce que mon bras était appuyé sur
+un des coins du couvre-pieds; aussitôt elle se fâcha:
+
+«Levez-vous! dit-elle; vous m'ennuyez à tenir ainsi les
+couvertures. Êtes-vous Jane Eyre? J'ai eu avec cette enfant plus
+d'ennuis qu'on ne pourrait le croire. Quel fardeau! Que de
+troubles elle m'a causés chaque jour avec son caractère
+incompréhensible, ses colères subites, son continuel examen de
+tous vos mouvements! Un jour elle m'a parlé comme une folle ou
+plutôt comme un démon; jamais enfant n'a parlé ni regardé comme
+elle; j'ai été bien heureuse lorsqu'elle a quitté la maison.
+Qu'ont-ils fait d'elle à Lowood? La fièvre y a éclaté; beaucoup
+d'élèves sont mortes, mais pas elle, et pourtant j'ai dit qu'elle
+était morte; je le souhaitais tant!
+
+-- Étrange désir, madame Reed! Pourquoi la haïssiez-vous?
+
+-- J'ai toujours détesté sa mère; elle était la soeur unique de
+mon mari qui l'aimait tendrement; il se mit en opposition avec sa
+famille quand celle-ci voulut renier la mère de Jane à cause de
+son mariage, et lorsqu'il apprit sa mort, il pleura amèrement. Il
+envoya chercher l'enfant, bien que je lui conseillasse de la
+mettre plutôt en nourrice et de payer pour son entretien; dès le
+premier jour où j'aperçus cette petite créature chétive et
+pleureuse, je la détestai; elle se plaignait toute la nuit dans
+son berceau; au lieu de crier franchement comme les autres
+enfants, on ne l'entendait jamais que sangloter et gémir. M. Reed
+avait pitié d'elle; il la soignait et la berçait comme ses propres
+enfants, et même jamais il ne s'était autant occupé d'eux dans
+leur première enfance; il essaya de rendre mes enfants affectueux
+envers la petite mendiante; les pauvres petits ne purent pas la
+supporter. M. Reed se fâchait contre eux lorsqu'ils montraient
+leur peu de sympathie pour Jane; dans sa dernière maladie, il
+voulut avoir l'enfant constamment près de lui, et, une heure avant
+sa mort, il me fit jurer de la garder avec moi. J'aurais autant
+aimé être chargée de la fille d'un ouvrier des manufactures. Mais
+M. Reed était faible, très faible; John ne ressemble pas à son
+père, et j'en suis heureuse; il me ressemble, et à mes frères
+aussi; c'est un vrai Gibson. Oh! je voudrais qu'il cessât de me
+tourmenter avec ses demandes d'argent; je n'ai plus rien à lui
+donner; nous devenons pauvres. Il faudra renvoyer la moitié des
+domestiques et fermer une partie de la maison ou la quitter; je ne
+m'y déciderai jamais; cependant, comment faire? Les deux tiers de
+mon revenu sont employés à payer des intérêts d'hypothèques; John
+joue beaucoup et perd toujours, pauvre garçon! il est entouré
+d'escrocs; il est abattu, son regard est effrayant; quand je le
+vois ainsi, j'ai honte pour lui.»
+
+Mme Reed s'exaltait de plus en plus.
+
+«Je pense que nous ferions mieux de la quitter, dis-je à Bessie,
+qui se tenait de l'autre côté du lit.
+
+-- Je le crois, mademoiselle; il lui arriva souvent de parler
+ainsi quand la nuit approche; le matin elle est plus calme.»
+
+Je me levai.
+
+«Attendez, s'écria Mme Reed; je voulais encore vous dire autre
+chose; il me menace continuellement de me tuer ou de se tuer lui-
+même; quelquefois, dans mes rêves, je le vois étendu à terre, avec
+une large blessure au cou ou la figure noire ou enflée; je suis
+dans un singulier état; je me sens bien troublée. Que faire?
+Comment me procurer de l'argent?»
+
+Bessie s'efforça de lui faire prendre un calmant; elle y parvint
+difficilement. Bientôt après, Mme Reed devint plus calme, et tomba
+dans une sorte d'assoupissement; je la quittai.
+
+Plus de dix jours s'écoulèrent sans que j'eusse de nouvelles
+conversations avec elle; elle était toujours, soit dans le délire,
+soit dans un sommeil léthargique, et le médecin défendait tout ce
+qui pouvait lui produire une impression douloureuse. Pendant ce
+temps, j'essayai de vivre en aussi bonne intelligence que possible
+avec Éliza et Georgiana. Dans le commencement, elles furent très
+froides; Éliza passait la moitié de la journée à lire, à écrire et
+à coudre, et c'est à peine si elle adressait une seule parole à
+moi ou à sa soeur. Georgiana murmurait des phrases sans
+signification à son serin pendant des heures entières, et ne
+faisait pas attention à moi; mais j'étais résolue à m'occuper et à
+m'amuser; j'y parvins facilement, car j'avais apporté de quoi
+peindre.
+
+Munie de mes crayons et de mon papier, j'allais m'asseoir seule
+près de la fenêtre, et je me mettais à reproduire les scènes qui
+passaient sans cesse dans mon imagination: un bras de mer entre
+deux rochers, le lever de la lune éclairant un bateau, des roseaux
+et des glaïeuls d'où sort la tête d'une naïade couronnée de lotus,
+ou, enfin, un elfe assis dans le nid d'un moineau sous une
+aubépine en fleurs.
+
+Un jour je me mis à dessiner une figure, quelle figure? peu
+m'importait; je pris un crayon noir très doux et je commençai mon
+travail, j'eus bientôt tracé sur le papier un front large et
+proéminent, une figure carrée par le bas; je me hâtai d'y placer
+les traits; ce front demandait des sourcils bien dessinés, puis
+mon crayon indiqua naturellement les contours d'un nez droit et
+aux larges narines, d'une bouche flexible et qui n'avait rien de
+bas, d'un menton formé et séparé au milieu par une ligne fortement
+indiquée; il manquait encore des moustaches noires et quelques
+touffes de cheveux flottant sur les tempes et sur le front.
+Maintenant aux yeux! Je les avais gardés pour la fin, parce que
+c'étaient eux qui demandaient le plus de soin. Je les fis beaux et
+bien fendus, les paupières longues et sombres, les prunelles
+grandes et lumineuses. «C'est bien, me dis-je en regardant
+l'ensemble, mais ce n'est pas encore tout à fait cela; il faut
+plus de force et plus de flamme dans le regard.» Je rendis les
+ombres plus noires encore, afin que la lumière brillât avec plus
+de vivacité; un ou deux coups de crayon achevèrent mon oeuvre.
+J'avais sous les yeux le visage d'un ami: peu m'importait si ces
+jeunes filles me tournaient le dos; je regardais le portrait, et
+je souriais devant cette frappante ressemblance. J'étais absorbée
+et heureuse.
+
+«Est-ce le portrait de quelqu'un que vous connaissez?» demanda
+Éliza, qui s'était approchée de moi sans que je m'en fusse
+aperçue.
+
+Je répondis que c'était une tête de fantaisie, et je me hâtai de
+la placer avec mes autres dessins. Sans doute je mentais, car
+c'était le portrait frappant de M. Rochester; mais que lui
+importait, à elle ou à tout autre? En ce moment, Georgiana
+s'avança également pour regarder; mes autres dessins lui plurent
+beaucoup; mais, quant à la tête, elle la déclara laide. Toutes
+deux semblaient étonnées de ce que je savais en dessin. Je leur
+offris de faire leurs portraits, et chacune posa à son tour pour
+une esquisse au crayon. Georgiana m'apporta son album, où je
+promis de mettre une petite aquarelle. Je la vis reprendre
+aussitôt sa bonne humeur; elle me proposa une promenade dans les
+champs. Nous étions sorties depuis deux heures à peine que déjà
+nous étions plongées dans une conversation confidentielle; elle
+m'avait fait l'honneur de me parler du brillant hiver passé à
+Londres deux ans auparavant, de l'admiration excitée par elle, des
+soins dont elle était l'objet; elle me laissa même entrevoir la
+grande conquête qu'elle avait faite. Dans l'après-midi et la
+soirée j'en appris encore davantage: elle me rapporta quelques
+douces conversations, quelques scènes sentimentales; enfin elle
+improvisa pour moi en ce jour tout un roman de la vie élégante.
+Ses communications se renouvelaient et roulaient toujours sur le
+même thème: elle, ses amours et ses chagrins; pas une seule fois
+elle ne parla de la maladie de sa mère, de la mort de son frère ou
+du triste avenir de la famille; elle semblait tout absorbée par le
+souvenir de son joyeux passé et par ses aspirations vers de
+nouveaux plaisirs: c'est tout au plus si elle passait cinq minutes
+chaque jour dans la chambre de sa mère malade.
+
+Éliza continuait à peu parler; évidemment elle n'avait pas le
+temps de causer; je n'ai jamais vu personne aussi occupé qu'elle
+semblait l'être, et pourtant il était difficile de dire ce qu'elle
+faisait, ou du moins de voir les résultats de son activité. Elle
+se levait toujours très tôt, et je ne sais à quoi elle employait
+son temps avant le déjeuner; mais après, elle le divisait en
+portions régulières, et chaque heure différente amenait un travail
+différent. Trois fois par jour elle étudiait un petit volume: en
+l'examinant, je reconnus que c'était un livre de prières
+catholiques. Un jour, je lui demandai quel attrait elle pouvait
+trouver dans ce livre; elle me répondit ces seuls mots: «La
+rubrique.» Elle passait trois heures par jour à broder avec un fil
+d'or un morceau de drap rouge presque de la grandeur d'un tapis;
+en réponse à mes questions sur ce sujet, elle m'apprit que cet
+ouvrage était destiné à recouvrir l'autel d'une église
+nouvellement bâtie près de Gateshead. Elle consacrait deux heures
+à son journal, deux autres à travailler seule dans le jardin de la
+cuisine, et une à régler ses comptes. Elle paraissait n'avoir
+besoin ni de conversation ni de société; je crois qu'elle était
+heureuse à sa manière; la routine lui suffisait, et elle était
+vivement contrariée lorsqu'un accident quelconque la forçait à
+rompre son invariable régularité.
+
+Un soir, plus communicative qu'à l'ordinaire, elle me dit avoir
+été profondément affligée par la conduite de John et la ruine qui
+menaçait sa famille; mais elle ajouta que maintenant sa résolution
+était prise, qu'elle avait mis sa fortune à l'abri; après la mort
+de sa mère (et elle remarquait en passant que la malade ne pouvait
+pas recouvrer la santé, ni même traîner longtemps), après la mort
+de sa mère donc, elle devait mettre à exécution un projet dès
+longtemps chéri: elle devait chercher un refuge où rien ne
+troublerait la ponctualité de ses habitudes, une retraite qui
+servirait de barrière entre elle et le monde frivole. Je lui
+demandai si Georgiana l'accompagnerait.
+
+Certainement non. Georgiana et elle n'avaient jamais eu et
+n'avaient encore rien de commun; pour aucune raison, elle n'aurait
+voulu supporter l'ennui de sa compagnie; Georgiana devait suivre
+sa route et Éliza la sienne.
+
+Le temps que Georgiana ne passait pas à m'ouvrir son coeur, elle
+restait étendue sur un sofa, à déplorer la tristesse qui régnait
+dans la maison et à désirer que sa tante Gibson lui envoyât une
+invitation pour aller à la ville. «Il vaudrait bien mieux pour
+moi, disait-elle, passer un ou deux mois hors d'ici jusqu'à ce que
+tout fût fini.» Je ne lui demandai pas ce qu'elle voulait dire par
+ces mots; mais je pense qu'elle faisait allusion à la mort
+prochaine de sa mère et au service funèbre. Éliza ne s'inquiétait
+généralement pas plus des plaintes et de l'indolence de sa soeur
+que si elle n'eût pas existé. Un jour cependant, après avoir
+achevé ses comptes et pris sa broderie elle interpella sa soeur de
+la manière suivante:
+
+«Georgiana, certainement jamais animal plus vain et plus absurde
+que vous n'a eu permission d'embarrasser la terre; vous n'aviez
+aucune raison pour naître, car vous ne vous servez pas de la vie.
+Au lieu de vivre pour vous, en vous et avec vous, comme devrait le
+faire toute créature raisonnable, vous ne cherchez qu'à appuyer
+votre faiblesse sur la force de quelque autre; si personne ne veut
+se charger d'une créature lourde, impuissante et inutile, vous
+criez que vous êtes maltraitée, négligée et misérable; l'existence
+pour vous doit être sans cesse variée et remplie de plaisirs, sans
+cela vous trouvez que le monde est une prison; il faut que vous
+soyez admirée, courtisée, flattée; vous avez besoin de musique, de
+danse et de monde, ou bien vous devenez languissante! N'êtes-vous
+pas capable d'adopter un système qui rendrait impuissants les
+efforts de la volonté des autres? Prenez une journée, divisez-la
+en plusieurs parties, appropriez un travail quelconque à chacune
+de ces parties, n'ayez pas un quart d'heure, dix minutes, cinq
+minutes même qui ne soient employées; que chaque chose soit faite
+à son tour, avec méthode et régularité, et vous arriverez à la fin
+de la journée sans vous en apercevoir; vous ne serez redevable à
+personne de vous avoir aidée à passer le temps, vous n'aurez
+demandé à personne sa compagnie, sa conversation ou sa sympathie;
+en un mot, vous aurez vécu comme devrait vivre tout être
+indépendant! Écoutez ce conseil, le premier et le dernier que vous
+recevrez jamais de moi, et alors, quoi qu'il arrive, vous n'aurez
+pas plus besoin de moi que d'aucun autre. Si vous le négligez, eh
+bien! vous continuerez à vous plaindre, à traîner partout votre
+indolence et à subir les résultats de votre stupidité, quelque
+tristes et insupportables qu'ils puissent être. Je vais vous
+parler franchement; ce que j'ai à vous dire, je ne le répéterai
+plus, mais j'agirai en conséquence: après la mort de ma mère, je
+ne m'inquiète plus de vous; du jour où son cercueil aura été
+transporté dans les caveaux de Gateshead, vous et moi serons aussi
+séparées que si nous ne nous étions jamais connues. N'allez pas
+croire que, parce que le hasard nous a fait naître des mêmes
+parents, je vous laisserai m'enchaîner, même par le lien le plus
+faible! Voici ce que je vous dis: si toute l'humanité venait à
+disparaître de la surface du globe, excepté nous, si nous restions
+seules sur la terre, je vous abandonnerais dans le vieux monde, et
+je m'en irais vers la terre nouvelle.»
+
+Éliza cessa de parler.
+
+«Vous auriez pu vous épargner la peine de débiter cette tirade,
+répondit Georgiana; tout le monde sait que vous êtes la créature
+la plus égoïste et la plus dépourvue de coeur qui existe. Vous me
+haïssez, j'en ai eu une preuve dans le tour que vous m'avez joué à
+propos de lord Edwin Vire; vous ne pouviez pas vous habituer à
+l'idée que je serais au-dessus de vous, que j'aurais un titre, que
+je serais reçue dans des salons où vous n'oseriez pas seulement
+vous montrer: aussi vous avez agi en espion et en traître, et vous
+avez détruit mes projets pour jamais.»
+
+Georgiana prit son mouchoir et se moucha pendant une heure
+environ; Éliza demeura froide, impassible et assidue.
+
+Il y a des gens qui font peu de cas d'une tendresse véritable et
+généreuse. J'avais sous les yeux deux natures chez lesquelles ce
+sentiment n'existait pas: l'une avait une intolérable amertume,
+l'autre manquait de saveur. La tendresse sans la raison constitue
+un caractère faible et impuissant, mais la raison sans la
+tendresse rend l'âme aigre et rude.
+
+Le temps était humide et le vent sifflait. Georgiana s'était
+endormie sur le sofa en lisant un roman; Éliza était allée
+entendre un service à la nouvelle église, car elle était sévère
+pour ce qui concernait la religion; aucun temps ne pouvait
+empêcher le ponctuel accomplissement de ce qu'elle regardait comme
+ses devoirs religieux; par la pluie ou le soleil, elle se rendait
+trois fois à l'église le dimanche, et, dans la semaine, toutes les
+fois qu'il y avait des prières.
+
+J'eus alors l'idée d'aller voir l'état de la pauvre femme, qui
+était à peine soignée: les domestiques s'inquiétaient peu d'elle;
+la garde, n'étant pas surveillée, s'échappait de la chambre dès
+qu'elle le pouvait; Bessie était fidèle, mais elle avait à
+s'occuper de sa famille, et ne montait au château que de temps en
+temps. Au moment où j'entrai dans la chambre, je n'y vis personne;
+la garde n'y était pas. La malade était couchée tranquillement et
+semblait toujours plongée dans sa léthargie; sa figure livide
+était enfoncée dans ses oreillers; le feu s'éteignait, je le
+ranimai, j'arrangeai les draps, je regardai un instant celle qui
+ne pouvait plus me voir, puis je me dirigeai vers la fenêtre.
+
+La pluie battait contre les vitres, et le vent soufflait
+impétueusement; je pensai en moi-même: «Sur ce lit est couché
+quelqu'un qui bientôt ne sera plus au milieu de la guerre des
+éléments; cet esprit qui maintenant lutte contre la matière, où
+ira-t-il, lorsqu'il sera enfin délivré?»
+
+En sondant ce grand mystère, le souvenir d'Hélène Burns me revint;
+je me rappelai ses dernières paroles, sa foi, sa doctrine sur
+l'égalité des âmes une fois délivrées du corps; ma pensée écoutait
+cette voix dont je me souvenais si bien; je voyais encore cette
+figure pâle, mourante et divine, ce regard sublime, lorsque,
+couchée sur son lit de mort, elle aspirait à retourner dans le
+sein de son père céleste. Tout à coup une voix faible, partie du
+lit, murmura:
+
+«Qui est là?»
+
+Je savais que Mme Reed n'avait pas parlé depuis plusieurs jours.
+Allait-elle revenir à la santé? Je m'approchai d'elle.
+
+«C'est moi, ma tante, dis-je.
+
+-- Qui, moi? répondit-elle; qui êtes-vous?» Puis elle fixa sur moi
+un regard surpris, alarmé, mais pas complètement égaré. «Je ne
+vous connais pas; où est Bessie?
+
+-- Elle est à la loge, ma tante.
+
+-- Ma tante, répéta-t-elle; qui m'appelle tante? Vous n'êtes pas
+une Gibson, et pourtant je vous connais; cette figure, ces yeux,
+ce front me sont familiers; vous ressemblez... mais vous
+ressemblez à Jane Eyre!»
+
+Je ne répondis rien; j'avais peur de lui faire mal en lui disant
+qui j'étais.
+
+«Oui, dit-elle, je crains que ce ne soit une erreur; je me trompe;
+je désirais voir Jane Eyre, et je me figure une ressemblance là où
+il n'en existe pas; d'ailleurs, en huit années, elle doit avoir
+changé.»
+
+Je l'assurai doucement que j'étais bien celle qu'elle avait cru
+reconnaître et qu'elle désirait voir; m'apercevant qu'elle me
+comprenait et qu'elle avait entière connaissance, je lui expliquai
+comment le mari de Bessie était venu me chercher à Thornfield.
+
+«Oui, je sais que je suis très malade, reprit-elle au bout de peu
+de temps. Il y a quelques instants, j'ai voulu me tourner, et je
+n'ai pas pu remuer un seul membre; il vaut mieux que je délivre
+mon esprit avant de mourir; dans l'état où je suis on trouve lourd
+ce qui semble léger lorsqu'on se porte bien... La garde est-elle
+ici? ou bien êtes-vous seule dans la chambre?»
+
+Je l'assurai que j'étais seule.
+
+«Eh bien! dit-elle, je vous ai nui deux fois et je le regrette
+maintenant: la première, en n'accomplissant pas la promesse que
+j'avais faite à mon mari de vous élever comme mes enfants;
+l'autre...» Elle s'arrêta. «Après tout, cela n'a peut-être pas
+beaucoup d'importance, murmura-t-elle, et puis je peux guérir; il
+est si pénible de m'humilier ainsi devant elle!»
+
+Elle fit un effort pour changer de position, mais ne put pas; sa
+figure s'altéra et sembla exprimer une douleur intérieure, peut-
+être quelque trouble précurseur de l'agonie.
+
+«Allons, il le faut bien, dit-elle, l'éternité est devant moi; je
+ferai mieux de le lui dire. Ouvrez ma toilette, ajouta-t-elle, et
+apportez la lettre que vous y verrez.»
+
+Je lui obéis.
+
+«Lisez-la maintenant.» dit-elle.
+
+Elle était courte et ainsi conçue:
+
+«Madame, voudriez-vous avoir la bonté de m'envoyer l'adresse de ma
+nièce Jane Eyre, et de me dire comment elle se porte. Mon
+intention est d'écrire brièvement et mon désir de la faire venir à
+Madère. La Providence a béni mes efforts, j'ai pu amasser quelque
+chose; je n'ai ni femme ni enfant; je veux l'adopter pendant ma
+vie et lui laisser à ma mort tout ce que je possède.
+
+«Je suis, madame, etc.
+
+«John Eyre. Madère.»
+
+La lettre était datée de trois ans auparavant.
+
+«Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de cela? demandai-je.
+
+-- Parce que je vous détestais trop profondément pour prêter la
+main à votre élévation et à votre prospérité; je ne pouvais pas
+oublier votre conduite à mon égard, Jane, la fureur avec laquelle
+vous vous êtes une fois tournée contre moi, le ton avec lequel
+vous m'aviez déclaré que vous me détestiez plus que personne au
+monde, votre regard qui n'avait rien d'un enfant, votre voix
+lorsque vous avez assuré que ma pensée seule vous rendait malade,
+et que je vous ai traitée avec cruauté; je ne pouvais pas oublier
+mes propres sensations, lorsque vous vous étiez levée et que vous
+aviez jeté sur moi le venin de votre esprit; j'étais aussi
+effrayée alors que si un animal poussé ou frappé par moi se fût
+mis à me regarder avec les yeux d'un homme, et m'eut maudite avec
+une voix humaine. Apportez-moi de l'eau, oh! dépêchez-vous!
+
+-- Chère madame Reed, lui dis-je en lui offrant ce qu'elle me
+demandait, ne pensez plus à toutes ces choses, effacez-les de
+votre souvenir; pardonnez-moi mon langage passionné; j'étais une
+enfant alors, huit, neuf années se sont écoulées depuis ce jour.»
+
+Elle ne fit pas attention à ce que je disais; mais lorsqu'elle eut
+bu et repris haleine, elle continua ainsi:
+
+«Je vous dis que je ne pouvais pas oublier, et je me vengeai; je
+ne pouvais pas accepter de vous voir adoptée par votre oncle et
+vivant dans l'aisance. Je lui écrivis, je lui dis que j'étais
+désolée que ses projets ne pussent pas s'accomplir, mais que Jane
+Eyre était morte du typhus à Lowood! Maintenant faites ce que vous
+voudrez, écrivez pour contredire mon assertion, exposez mon
+mensonge, dites tout ce qu'il vous plaira. Je crois que vous êtes
+née pour être mon tourment; ma dernière heure est empoisonnée par
+le souvenir d'une faute que sans vous je n'aurais jamais été
+tentée de commettre.
+
+-- Si vous pouviez ne plus y penser, ma tante, et me regarder avec
+tendresse et indulgence!
+
+-- Vous avez une mauvaise nature, me dit-elle, une nature qu'il
+m'a été impossible de comprendre jusqu'à ce jour. Comment, pendant
+neuf ans, avez-vous pu être patiente, et accepter tous les
+traitements, et pourquoi, la dixième année, avez-vous laissé
+éclater votre violence? voilà ce que je n'ai jamais compris.
+
+-- Je ne pense pas que ma nature soit mauvaise, repris-je; je suis
+peut-être violente, mais non pas vindicative; bien des fois, dans
+mon enfance, j'aurais été heureuse de vous aimer, si vous l'aviez
+voulu, et maintenant je désire vivement me réconcilier avec vous.
+Embrassez-moi, ma tante.»
+
+J'approchai ma joue de ses lèvres, mais elle ne la toucha pas:
+elle me dit que je l'oppressais en me penchant sur son lit, et me
+redemanda de l'eau; lorsque je la recouchai, car je l'avais
+soulevée avec mon bras pendant qu'elle buvait, je pris dans mes
+mains ses mains froides; mais ses faibles doigts essayèrent de
+m'échapper, ses yeux vitreux évitèrent les miens.
+
+«Eh bien! dis-je enfin, aimez-moi ou haïssez-moi, en tout cas vous
+avez mon plein et libre pardon; demandez celui de Dieu et soyez en
+paix.»
+
+Pauvre femme malade! il était trop tard désormais pour changer son
+âme: vivante, elle m'avait haïe; mourante, elle devait me haïr
+encore.
+
+La garde entra, suivie de Bessie; je restai encore une demi-heure,
+espérant découvrir chez Mme Reed quelque marque d'affection; mais
+elle n'en donna aucune, elle était retombée dans son
+engourdissement; elle ne recouvra pas ses esprits, elle mourut la
+nuit même, à minuit; je n'étais pas là pour lui fermer les yeux,
+et ses filles non plus. Le lendemain, on vint nous avertir que
+tout était fini. Éliza et moi nous allâmes pour la voir.
+Georgiana, en apprenant cette nouvelle, se mit à sangloter tout
+haut, et dit qu'elle n'osait pas venir avec nous. Sarah Reed,
+jadis robuste, active, rigide et calme, était étendue sur son lit
+de mort; ses yeux de bronze étaient recouverts par leurs froides
+paupières; son front et ses traits vigoureux portaient encore
+l'empreinte de son âme inexorable. Ce cadavre était pour moi un
+objet étrange et solennel; j'y jetai un regard sombre et triste;
+il n'inspirait aucun doux sentiment d'espérance, de pitié ou de
+résignation. Je sentis une poignante angoisse, à cause de ses
+douleurs, non pas de ma perte, et une sombre terreur devant la
+mort contemplée sous cette forme effrayante.
+
+Éliza regarda sa mère avec calme, puis elle dit, après un silence
+de quelques minutes:
+
+«Avec sa constitution elle aurait dû vivre longtemps; les chagrins
+l'ont tuée.»
+
+La bouche d'Éliza fut un instant contractée par un spasme léger;
+puis elle quitta la chambre, et je la suivis. Personne n'avait
+versé une larme.
+
+
+
+CHAPITRE XXII
+
+M. Rochester ne m'avait accordé qu'une semaine, et pourtant je ne
+quittai Gateshead qu'au bout d'un mois. Je voulais partir
+immédiatement après les funérailles; mais Georgiana me pria de
+rester jusqu'à son départ pour Londres: car elle venait enfin
+d'être invitée par son oncle, M. Gibson, qui était venu assister à
+l'enterrement de Mme Reed et régler les affaires de famille.
+Georgiana disait qu'elle craignait de rester seule avec sa soeur,
+car elle ne pouvait trouver près d'elle ni sympathie pour ses
+tristesses ni soutien pour ses terreurs; elle ne voudrait même pas
+l'aider dans ses préparatifs. Je fus donc obligée de supporter
+aussi bien que possible les plaintes et les lamentations de cet
+esprit faible, et je fis de mon mieux pour coudre et emballer ses
+toilettes. Il est vrai que, pendant que je travaillais, elle se
+reposait, et je pensais en moi-même: «Si nous étions destinées à
+vivre ensemble, ma cousine, nous commencerions les choses
+différemment; je ne m'accommoderais pas de tout supporter ainsi;
+je vous laisserais votre part de travail, et si vous ne la faisiez
+pas, eh bien, personne n'y toucherait; je vous demanderais aussi
+de garder pour vous quelques-unes de ces plaintes à moitié
+sincères; mais comme nos rapports doivent être très courts et ont
+commencé sous de tristes auspices, je consens à être facile et
+patiente.»
+
+Enfin Georgiana partit; ce fut alors Éliza qui me pria de rester
+encore une semaine; ses plans, disait-elle, demandaient tout son
+temps et toute son attention; elle devait se rendre dans un pays
+inconnu. Elle s'enfermait dans sa chambre, et y restait toute la
+journée à remplir des malles, à vider des tiroirs et à brûler des
+papiers; elle n'avait de communication avec personne; elle me
+demanda de surveiller la maison, de recevoir les visites et de
+répondre aux lettres de condoléance.
+
+Un matin, elle me dit que j'étais libre, et elle ajouta:
+
+«Je vous remercie de vos services et de votre conduite discrète;
+il y a une grande différence entre vivre avec quelqu'un comme vous
+ou avec Georgiana; vous accomplissez votre tâche dans la vie et
+vous n'êtes à charge à personne. Demain, continua-t-elle, je pars
+pour le continent; j'irai m'installer dans une maison religieuse,
+près de Lille; un couvent, comme vous diriez. Là, je serai
+tranquille; pendant quelque temps, j'étudierai le dogme catholique
+et j'examinerai soigneusement ce système religieux; si, comme je
+le crois, il est combiné pour que toute chose soit faite décemment
+et en ordre, j'accepterai les lois de Rome et je prendrai
+probablement le voile.»
+
+Je n'exprimai aucune surprise, lorsqu'elle m'apprit sa résolution,
+et je n'essayai nullement de la dissuader. «Voilà qui vous
+convient parfaitement, pensai-je au contraire; Dieu veuille que
+cela vous fasse du bien!»
+
+Quand nous nous séparâmes, elle me dit:
+
+«Adieu, cousine Jane; je vous souhaite du bonheur; vous avez
+passablement de bon sens.
+
+-- Vous n'en manquez pas non plus, Éliza, lui répondis-je, mais je
+pense qu'avant une année votre bon sens sera enfermé dans les murs
+d'un couvent français... Du reste, ces choses ne me regardent pas,
+et, si cela vous convient, peu m'importe.
+
+-- Vous avez raison,» reprit-elle; et chacune de nous prit une
+route différente.
+
+Comme je n'aurai plus occasion de parler ni d'elle ni de sa soeur,
+j'avertirai tout de suite le lecteur que Georgiana épousa un vieux
+noble très riche et qu'Éliza prit le voile; elle est maintenant au
+prieuré du couvent où eut lieu son noviciat, et qu'elle dota de sa
+fortune.
+
+Je ne connaissais pas encore les sensations qu'on éprouve en
+retournant chez soi après une absence. Je savais ce que j'avais
+éprouvé dans mon enfance quand je rentrais à Gateshead après une
+longue promenade, pour y être grondée, à cause de ma mine froide
+et triste; plus tard, lorsque je revenais de l'église, à Lowood,
+je désirais un repas nourrissant et un bon feu, et je ne pouvais
+avoir ni l'un ni l'autre; les retours n'avaient rien de très
+agréable; je n'étais pas attirée vers ma demeure par un de ces
+aimants dont la force attractive augmente à mesure que l'objet
+approche; je ne savais pas encore l'effet que devait me produire
+le retour à Thornfield.
+
+Mon voyage me sembla très ennuyeux: il fallait faire cinquante
+milles le premier jour, autant le second, et passer une nuit à
+l'hôtel. Pendant les douze premières heures, je pensai aux
+derniers moments de Mme Reed; je voyais sa figure pâle et
+décomposée; j'entendais sa voix altérée; je me rappelais le jour
+des funérailles, le cercueil, le corbillard, la longue file des
+fermiers et des serviteurs, le petit nombre de parents, les
+caveaux lugubres, l'église silencieuse, le service solennel. Puis,
+je songeai à Éliza et à Georgiana; je voyais l'une s'étalant dans
+un bal, l'autre enfermée dans la cellule d'un couvent, et je
+méditais en moi-même les particularités de leurs personnes et de
+leurs caractères. Le soir, j'arrivai à la ville de... Mes pensées
+s'évanouirent, et, pendant la nuit, mon imagination se reporta sur
+tout autre chose; étendue sur mon lit de voyage, j'oubliai le
+passé pour songer à l'avenir.
+
+Je retournais à Thornfield, mais pour combien de temps? j'étais
+persuadée que mon séjour n'y serait pas long. J'avais reçu une
+lettre de Mme Fairfax. Elle m'apprenait que les invités de
+M. Rochester venaient de quitter le château; M. Rochester était à
+Londres depuis trois semaines, mais il devait revenir dans une
+quinzaine de jours; Mme Fairfax me disait qu'il était allé faire
+des préparatifs pour son mariage, et qu'il avait parlé d'acheter
+une voiture neuve. Elle ajoutait que ce mariage avec Mlle Ingram
+lui paraissait toujours bien étrange; mais que, d'après ce qu'elle
+entendait dire et ce qu'elle voyait elle-même, elle ne pouvait
+plus douter que la cérémonie ne dût être prochaine.
+
+«Ce serait bien de l'incrédulité que de ne pas croire encore, me
+disais-je tout bas; non, je suis persuadée maintenant.»
+
+Et alors je me demandais où j'irais; je rêvai à Mlle Ingram toute
+la nuit; dans un de mes rêves, je la vis me fermer les portes de
+Thornfield et me montrer la grande route; M. Rochester la
+regardait les bras croisés, et promenait sur nous deux son sourire
+sardonique.
+
+Je n'avais pas écrit à Mme Fairfax le jour de mon arrivée, parce
+que je ne désirais pas qu'on envoyât une voiture pour moi à
+Millcote; j'avais l'intention de faire tranquillement ce petit
+trajet, et, après avoir laissé ma malle aux soins de l'hôtelier,
+je quittai l'auberge de George à six heures du soir, et je pris le
+chemin qui conduisait à Thornfield. La route se faisait en partie
+au milieu des champs et était peu fréquentée.
+
+C'était par une soirée d'été douce et belle, mais non pas
+brillante et splendide. Les faucheurs travaillaient encore, et le
+ciel, bien que chargé de quelques nuages, promettait un beau
+temps; le bleu du ciel était doux et pur dans les endroits où il
+se laissait voir; les nuages étaient légers et hauts; l'occident,
+d'une teinte chaude, n'était traversé par aucune lueur humide; on
+eût dit un foyer allumé, un autel embrasé derrière ces vapeurs
+marbrées, et, à travers les fentes, on apercevait des rayons d'un
+rouge doré.
+
+Je me sentais heureuse de voir le chemin s'abréger devant moi, si
+heureuse que je m'arrêtai pour me demander ce que signifiait cette
+joie, et pour me répéter que je ne retournais pas chez moi, ni
+dans un endroit où je dusse toujours rester, ni dans un lieu où je
+serais attendue par d'affectueux amis. «Mme Fairfax, me disais-je,
+me souhaitera tranquillement la bienvenue, la petite Adèle battra
+des mains et sautera de joie en me voyant; mais je pense à un
+autre qui ne pense pas à moi.» Cependant rien n'est plus entêté
+que la jeunesse, plus aveugle que l'inexpérience, et toutes deux
+affirmaient qu'avoir le privilège de regarder M. Rochester, quand
+même il ne ferait pas attention à moi, c'était déjà un bonheur
+assez grand; puis elles ajoutaient: «Dépêchez-vous, dépêchez-vous;
+tâchez d'être avec lui pendant que vous le pouvez; encore quelques
+jours, ou tout au plus quelques semaines, et vous serez séparée de
+lui pour jamais!» Alors j'étouffais une nouvelle agonie, une
+pensée que je ne pouvais ni avouer ni entretenir en moi.
+
+On faisait aussi les foins dans les prairies de Thornfield, ou
+plutôt les paysans retournaient chez eux, le râteau sur l'épaule,
+au moment où j'arrivais; il ne me restait plus qu'un ou deux
+champs et la route à traverser avant d'atteindre les portes du
+château; les buissons étaient pleins de roses, mais je n'avais pas
+le temps d'en cueillir, je désirais être arrivée. Je passai devant
+un grand églantier qui avançait ses branches fleuries jusqu'au
+milieu du sentier; j'aperçus la barrière étroite et les marches de
+pierre. M. Rochester était assis là, un livre et un crayon à la
+main; il écrivait.
+
+Ce n'était pas un fantôme, et pourtant je me sentis faiblir un
+instant; pendant une minute, je ne fus pas maîtresse de moi.
+Qu'est-ce que cela signifiait? Je ne pensais pas trembler ainsi en
+le voyant, et je ne croyais pas que sa présence me ferait perdre
+la faculté de remuer ou de parler. «Dès que je pourrai marcher, me
+dis-je, je retournerai sur mes pas, je ne veux pas devenir
+complètement idiote; je connais un autre chemin qui me conduira au
+château...»
+
+Mais quand même j'en aurais connu vingt, cela ne m'aurait servi à
+rien, car il m'avait vue.
+
+«Holà! s'écria-t-il en déposant son livre et son crayon; vous
+voilà donc! Venez ici, s'il vous plaît.»
+
+Je pense que je m'avançai vers lui, quoique je ne puisse pas dire
+de quelle manière; j'avais à peine conscience de ce que je
+faisais, et tout ce que je désirais c'était paraître calme, et
+surtout dominer les muscles de ma figure, qui, rebelles à ma
+volonté, s'efforçaient d'exprimer ce que j'avais résolu de cacher.
+Mais heureusement j'avais un voile, je le baissai, «Maintenant
+même, me dis-je, j'aurai peut-être encore de la peine à faire
+bonne contenance.»
+
+«Eh! c'est là Jane Eyre, reprit M. Rochester; vous êtes venue à
+pied de Millcote? que voilà encore un tour digne de vous! Pourquoi
+ne pas avoir envoyé chercher une voiture au château, et vous être
+fait traîner sur la route, comme tout le monde, plutôt que d'errer
+seule à la nuit tombante près de votre demeure, comme une ombre ou
+un songe? Que diable avez-vous fait pendant le mois dernier?
+
+-- J'ai été avec ma tante qui est morte, monsieur.
+
+-- Cette réponse est bien de vous; bons anges, venez à mon
+secours! Elle arrive de l'autre monde, de la demeure de ceux qui
+sont morts, et ne craint pas de me le dire, lorsqu'elle me
+rencontre seul dans l'obscurité. Si j'osais, je vous toucherais
+pour m'assurer que vous êtes un corps et non pas une ombre, petite
+elfe! mais autant essayer à prendre un feu follet dans un marais.
+Petite paresseuse, ajouta-t-il après s'être arrêté un instant,
+vous avez été loin de moi pendant tout un mois, et sans doute vous
+m'avez oublié.»
+
+Je savais que j'aurais du plaisir à voir mon maître, mais que ce
+plaisir serait mélangé de tristesse à la pensée que bientôt il
+cesserait d'être mon maître, et que je n'étais rien pour lui;
+cependant il y avait chez M Rochester, du moins je le pensais, une
+telle puissance pour communiquer le bonheur, que même goûter aux
+miettes qu'il éparpillait aux oiseaux étrangers comme moi, c'était
+prendre part à un splendide festin. Ses dernières paroles avaient
+été un baume: elles semblaient signifier qu'il ne lui était pas
+indifférent de se voir oublié par moi; puis il avait appelé
+Thornfield ma demeure. Hélas! je l'aurais bien désiré!
+
+Il ne semblait pas disposé à quitter l'escalier, et j'osais à
+peine le prier de me faire place. Au bout de quelque temps, je lui
+demandai enfin s'il n'avait pas été à Londres.
+
+«Oui, me répondit-il; vous l'avez deviné, je suppose.
+
+-- Mme Fairfax me l'a écrit.
+
+-- Et vous a-t-elle dit pourquoi?
+
+-- Oh! oui, monsieur, tout le monde le savait.
+
+-- Eh bien! Jane, il faudra que je vous montre la voiture, et vous
+me direz si elle convient bien à la femme de M. Rochester, et si,
+étendue sur ces coussins rouges, elle n'aura pas l'air de la reine
+Boadicea. Voyez-vous, Jane, je voudrais que mon extérieur
+s'accordât un peu mieux avec le sien; dites-moi, petite fée, ne
+pourriez-vous pas me donner quelque fiole merveilleuse qui me
+rendit beau?
+
+-- Cela dépasse le pouvoir de la magie, monsieur.» Et j'ajoutai en
+moi-même: «Un oeil aimant est le plus grand charme; ce charme-là
+vous l'avez, et l'expression dure de votre visage a plus de
+pouvoir que la beauté même.»
+
+Souvent M. Rochester avait lu mes pensées avec une justesse que je
+ne pouvais comprendre; pour le moment, il sembla ne point écouter
+ma réponse brève; il me sourit d'un de ces sourires que lui seul
+possédait et dont il n'usait que dans de rares occasions; il le
+trouvait sans doute trop beau pour en abuser; c'était la flamme
+brillante du sentiment, et, en me regardant, il jeta sur moi cet
+éclatant rayon.
+
+«Passez, Jane, me dit-il en me faisant place sur l'escalier;
+retournez au château, et arrêtez votre petit pied errant et
+fatigué sur le seuil d'un ami.»
+
+Ce que j'avais de mieux à faire, c'était de lui obéir en silence,
+car je n'avais plus de raison pour causer avec lui. Je montai les
+marches sans dire un mot et résolue à le quitter avec calme; mais
+quelque chose me retenait, une force irrésistible me contraignît à
+me retourner; je m'écriai, ou plutôt un sentiment que je ne
+pouvais maîtriser s'écria, en dépit de ma ferme volonté:
+
+«Merci, monsieur Rochester, merci de votre grande bonté; je suis
+bien heureuse d'être revenue près de vous, et où vous êtes, là est
+ma demeure, ma seule demeure!»
+
+Alors je me mis à marcher si vite que, s'il eût voulu me
+rattraper, il aurait eu de la peine. La petite Adèle devint
+presque folle de joie quand elle me revit; Mme Fairfax me reçut
+avec sa bonté ordinaire, Leah me sourit, et Sophie elle-même me
+dit bonsoir d'un air joyeux; tout cela me parut très agréable. Il
+n'y a pas de bonheur plus grand que d'être aimé par ses
+semblables, et de sentir que votre présence est une joie pour eux.
+
+Ce soir-là, je fermai résolument les yeux pour ne pas voir
+l'avenir; je me bouchai les oreilles pour ne pas entendre la voix
+qui m'annonçait une prochaine séparation et des tristesses
+prochaines. Le thé achevé, Mme Fairfax prit son tricot, je m'assis
+sur une petite chaise près d'elle, et Adèle, agenouillée sur le
+tapis, se pressa contre moi; un sentiment de mutuelle affection
+semblait nous avoir entourées d'un cercle de paix; alors, dans le
+silence de mon âme, je priai Dieu de ne pas nous séparer trop tôt.
+Nous étions ainsi groupées, lorsque M. Rochester entra sans s'être
+fait annoncer; il sembla satisfait en nous voyant si unies.
+
+«Madame Fairfax, dit-il, doit être bien contente d'avoir retrouvé
+sa fille d'adoption, et je vois qu'Adèle est toute prête à croquer
+sa petite maman anglaise.»
+
+En l'entendant ainsi parler, j'espérai presque que, même après son
+mariage, il pourrait peut-être nous laisser toutes ensemble, nous
+placer dans quelque abri protégé par lui et que sa présence
+viendrait de temps en temps réjouir.
+
+Thornfield resta quinze jours dans un calme complet. On ne parlait
+plus du mariage de M. Rochester, et aucun préparatif ne se
+faisait. Presque tous les jours, je demandais à Mme Fairfax si
+elle avait entendu dire quelque chose de définitif; sa réponse
+était toujours négative. Une fois, elle me dit avoir demandé à
+M. Rochester quand il amènerait sa femme au château: il ne lui
+avait répondu que par une plaisanterie et un regard étrange, et
+elle ne savait qu'en conclure.
+
+Il y avait encore une chose qui m'étonnait beaucoup: c'est que
+personne de la famille Ingram ne venait au château, et que
+M. Rochester ne se rendait jamais à Ingram-Park. Il est vrai que
+Blanche ne demeurait pas dans le même pays que M. Rochester, et
+que pour y arriver il fallait traverser vingt milles. Mais
+qu'étaient vingt milles pour un amoureux passionné? pour un
+cavalier aussi habile et aussi infatigable que M. Rochester, ce
+n'était qu'une promenade. Je commençai à me bercer de l'espérance
+que le mariage était brisé, que la rumeur publique s'était
+trompée, que l'un des partis ou tous deux avaient changé
+d'opinion. Ordinairement j'étudiais la figure de mon maître pour
+savoir s'il était irrité ou triste; mais jamais je ne l'avais vue
+aussi dégagée de nuages et de mauvais sentiments qu'alors. Si,
+dans les instants que mon élève et moi passions avec lui, il me
+voyait manquer de courage et tomber dans l'abattement, il
+s'efforçait d'être gai; jamais il ne m'avait fait venir si souvent
+en sa présence, jamais il n'avait été aussi bon pour moi: hélas!
+jamais je ne l'avais tant aimé.
+
+
+
+CHAPITRE XXIII
+
+Un splendide été brillait sur l'Angleterre; un ciel pur et un
+soleil radieux égayent rarement la Grande-Bretagne, même pendant
+un seul jour, et pourtant depuis longtemps déjà nous jouissions de
+cette faveur: on eût dit que les belles journées d'Italie venaient
+de quitter le Midi, comme de brillants oiseaux de passage, pour
+s'arrêter quelque temps sur les rochers d'Albion. On avait rentré
+les foins; les champs verts qui entouraient Thornfield venaient
+d'être fauchés; la route poudreuse était durcie par la chaleur;
+les arbres se montraient dans tout leur éclat: les teintes foncées
+des haies et des bois touffus contrastaient bien avec la nuance
+tendre des prairies nouvellement fauchées.
+
+Un soir, Adèle, fatiguée d'avoir ramassé des baies la moitié de la
+journée, s'était couchée avec le soleil; quand je la vis endormie,
+je la quittai pour me rendre dans le jardin.
+
+C'était alors l'heure la plus agréable de la journée; la grande
+chaleur avait cessé et une fraîche rosée tombait dans les plaines
+altérées et sur les montagnes desséchées; pendant le jour, le
+soleil avait brillé sans nuage; à ce moment, tout le ciel était
+empourpré. Les rayons du soleil couchant s'étaient concentrés sur
+un seul pic et brillaient avec l'éclat d'une fournaise ardente ou
+d'une pierre précieuse; ces lueurs se reflétaient sur la moitié du
+ciel, mais devenaient de plus en plus douces à mesure qu'elles
+s'éloignaient de leur centre de lumière. L'orient avait aussi son
+charme avec son beau ciel d'un bleu foncé, et son étoile solitaire
+qui venait de se lever pour lui servir de modeste joyau; la lune,
+encore cachée à l'horizon, devait bientôt l'éclairer de ses doux
+rayons.
+
+Je me promenai quelques instants sur le pavé; mais tout à coup une
+odeur légère et bien connue, celle d'un cigare, arriva jusqu'à
+moi: je regardai, et je m'aperçus que la fenêtre de la
+bibliothèque était entr'ouverte. Je savais que de là on pouvait
+suivre tous mes mouvements; aussi je me dirigeai vers le verger.
+C'était un lieu abrité et semblable à un Eden, plein d'arbres et
+de fleurs; un mur très élevé le séparait de la cour, et une avenue
+de hêtres de la pelouse; à un des bouts, une barrière détruite le
+séparait seule des champs déserts; une allée tortueuse, bordée de
+lauriers et terminée par un gigantesque marronnier d'Inde entouré
+d'un banc, conduisait à la barrière. Émue par la douce rosée, par
+le silence et l'obscurité croissante, il me sembla que j'aimerais
+à passer ma vie en cet endroit. Je me promenai au milieu des
+fleurs et des arbres fruitiers dans le haut du verger, qui pour le
+moment était plus éclairé que le reste par les rayons de la lune
+naissante; je fus arrêtée tout à coup, non pas que j'eusse aperçu
+ou entendu quelque chose mais je venais de sentir encore une fois
+la même odeur.
+
+L'aubépine, les aurones, le jasmin, les oeillets et les roses
+avaient cessé de répandre leur parfum: cette odeur n'était
+produite ni par les arbres ni par les fleurs; je savais bien
+qu'elle venait du cigare de M. Rochester; je regardai autour de
+moi en écoutant. Je vis des arbres chargés de fruits mûrs,
+j'entendis le rossignol chanter dans le bois, mais je n'aperçus
+aucune forme humaine et je ne distinguai aucun bruit de pas;
+cependant, comme l'odeur augmentait, je résolus de me retirer. Au
+moment où je mettais la main sur la porte, M. Rochester entra; je
+reculai dans la niche tapissée de lierre: «Il ne restera pas
+longtemps, pensai-je; il retournera bientôt au château, et ainsi
+du moins il ne m'aura pas vue.»
+
+Mais je m'étais trompée; le soir lui parut aussi agréable et le
+vieux jardin aussi attrayant qu'à moi. Il se promenait, tantôt
+soulevant les branches des groseilliers à maquereau pour en
+contempler les fruits aussi gros que des prunes, tantôt cueillant
+une cerise mûre, tantôt se penchant sur des fleurs, soit pour en
+respirer le parfum, soit pour examiner les gouttes de rosée
+renfermées dans leurs pétales. Un gros scarabée passa en
+bourdonnant près de moi et alla se poser sur une plante aux pieds
+de M. Rochester; il le vit et s'inclina pour le regarder.
+
+«Maintenant, pensai-je, il me tourne le dos et il est occupé,
+peut-être pourrai-je sortir sans être remarquée.»
+
+Je marchai sur le gazon, afin que ma présence ne fût pas révélée
+par le craquement du sable; M. Rochester se tenait à un ou deux
+mètres de l'endroit devant lequel j'étais obligée de passer; il
+semblait absorbé dans la contemplation de l'insecte. «Je pourrai
+très bien me retirer sans être vue.»me dis-je. Au moment où je
+passai près de son ombre, projetée sur le jardin par la lune qui
+n'était pas encore complètement levée, il me dit tranquillement et
+sans se retourner:
+
+«Jane, venez un peu ici voir cet insecte.»
+
+Je n'avais fait aucun bruit; il n'avait pas d'yeux derrière le
+dos, son ombre m'avait donc sentie; je tressaillis d'abord, puis
+je m'approchai.
+
+«Regardez ces ailes, me dit-il; cet animal me rappelle les
+insectes de l'Inde. Il est rare de voir en Angleterre un rôdeur de
+nuit aussi grand et aussi gai; ah! le voilà envolé.»
+
+L'insecte partit. J'allais l'imiter, mais M. Rochester me suivit,
+et, au moment où j'atteignis la porte, il me dit:
+
+«Revenez; par une nuit si belle, il serait honteux de rester
+enfermée, et personne ne peut désirer dormir au moment où le
+soleil couchant fait place à la lune qui se lève.»
+
+Bien que souvent ma langue soit prompte à répondre, il y a des cas
+où je ne puis trouver une phrase pour m'excuser, et cela arrive
+presque toujours dans des circonstances où un simple mot et un
+prétexte plausible seraient bien nécessaires pour me tirer d'un
+embarras pénible. Je ne désirais pas me promener à cette heure
+avec M. Rochester dans le verger obscur, mais je ne pouvais
+trouver aucune raison pour le quitter. Je le suivis lentement,
+tout en cherchant un moyen de délivrance; mais il était lui-même
+si calme et si grave que j'eus honte de mon trouble: la pensée que
+ce que je faisais là n'était pas bien ne préoccupait que moi; la
+conscience de M. Rochester semblait parfaitement calme.
+
+«Jane, me dit-il, lorsque, après être entrés dans l'allée bordée
+de lauriers, nous nous dirigeâmes du côté de la barrière et du
+marronnier d'Inde, Thornfield est une résidence agréable en été,
+n'est-ce pas?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Vous devez aimer cette maison, vous qui remarquez les beautés
+de la nature et qui vous attachez aux choses?
+
+-- En effet, je me suis attachée à Thornfield.
+
+-- Et, bien que je ne puisse comprendre comment, je me suis aperçu
+que vous aviez une certaine affection pour cette petite folle
+d'Adèle, et même pour la simple Mme Fairfax.
+
+-- Oui, monsieur, je les aime toutes deux, d'une manière
+différente, il est vrai.
+
+-- Et vous seriez fâchée de les quitter?
+
+-- Oui.
+
+-- C'est malheureux! dit-il; puis il soupira et s'arrêta. Il en
+est toujours ainsi dans la vie, continua-t-il; à peine êtes-vous
+installé dans un lieu agréable qu'une voix vous ordonne de vous
+lever et de partir, car l'heure du repos est expirée.
+
+-- Dois-je partir, monsieur?'demandai-je; dois-je quitter
+Thornfield?
+
+-- Je crois que oui, Jane; j'en suis fâché, mais je crois qu'il le
+faudra.»
+
+C'était un rude coup; mais je ne me laissai pas abattre.
+
+«Eh bien, monsieur, je serai prête quand viendra l'ordre de
+marcher.
+
+-- Il est venu maintenant; je suis forcé de le donner ce soir.
+
+-- Alors, vous allez vous marier, monsieur?
+
+-- Précisément, exactement; avec votre pénétration ordinaire, vous
+avez deviné juste.
+
+-- Et sera-ce bientôt, monsieur?
+
+-- Oh! oui, ma... c'est-à-dire mademoiselle Eyre; vous vous
+rappelez bien, Jane, la première fois où, grâce soit à moi, soit à
+la rumeur publique, vous avez compris que j'avais l'intention,
+moi, vieux célibataire, d'accepter des liens sacrés, d'entrer dans
+le saint état de mariage, en un mot, de presser Mlle Ingram sur
+mon coeur (mes deux bras y suffiront à peine; mais, après tout,
+d'une si belle créature on ne saurait trop prendre); eh bien,
+comme je le disais... Mais écoutez-moi donc, Jane; ne tournez pas
+la tête; ne cherchez pas d'autres scarabées: celui que vous avez
+vu était quelque enfant qui venait de déserter sa demeure. Je
+voulais seulement vous rappeler que vous avez été la première à me
+dire, avec cette discrétion que je respecte en vous, cette
+prévoyance, cette prudence et cette humilité qui conviennent à
+votre position, que, dans le cas où j'épouserais Mlle Ingram, vous
+et la petite Adèle feriez mieux de vous retirer. Je ne parle pas
+du blâme implicite jeté sur ma bien-aimée par cet avis, et même je
+tâcherai de l'oublier lorsque vous serez loin d'ici, Jane; je ne
+me souviendrai que de la sagesse d'un conseil que j'ai voulu
+suivre: il faut qu'Adèle aille en pension, et vous, mademoiselle
+Eyre, il faut changer de place.
+
+-- Oui, monsieur, je vais faire insérer ma demande tout de suite
+dans les journaux. En attendant, je suppose...»
+
+J'avais l'intention d'ajouter: «Je suppose que je puis rester ici
+jusqu'à ce que j'aie trouvé un nouvel abri.» Mais je m'arrêtai,
+sentant qu'il serait imprudent d'entreprendre une longue phrase,
+car je n'étais plus maîtresse de ma voix.
+
+«Dans un mois environ j'espère être marié, continua M. Rochester;
+dans l'intervalle je m'occuperai de vous chercher de l'occupation
+et un asile.
+
+-- Je vous remercie, monsieur; je suis fâchée de vous donner...
+
+-- Oh! pas de remercîments; lorsqu'on a rempli ses devoirs aussi
+bien que vous, on a le droit de demander à celui au service duquel
+on a été, de faire pour vous tout ce qui est en son pouvoir. J'ai
+déjà entendu parler à ma future belle-mère d'une place qui, je le
+crois, vous conviendrait: il s'agit d'entreprendre l'éducation des
+cinq filles de Mme Dionysius O'Gall, de Betternut-Lodge, en
+Irlande; je crois que vous aimerez l'Irlande; on dit que les
+habitants y sont pleins de coeur.
+
+-- C'est bien loin, monsieur.
+
+-- Qu'importe? une jeune fille aussi raisonnable que vous ne doit
+pas regarder à faire un long voyage.
+
+-- Ce n'est pas le voyage qui m'inquiète; mais la mer et une
+barrière entre...
+
+-- Entre quoi, Jane?
+
+-- Entre l'Irlande, et l'Angleterre, et Thornfield, et...
+
+-- Eh bien!
+
+-- Et vous, monsieur!»
+
+Je prononçai cette dernière phrase presque involontairement, et
+involontairement aussi mes larmes se mirent à couler; néanmoins,
+je ne pleurais pas assez haut pour être entendue; je réprimai mes
+sanglots. La pensée de Mme O'Gall me glaçait le coeur, mais moins
+encore que la pensée des vagues destinées à murmurer éternellement
+entre moi et le maître auprès duquel je me promenais; cependant,
+ce qui était plus douloureux encore pour mon âme, c'était l'idée
+que la richesse, le rang et l'habitude étaient venus se placer
+entre moi et celui que j'aimais.
+
+«C'est bien loin, repris-je de nouveau.
+
+-- Certainement; et lorsque vous serez en Irlande, je ne vous
+reverrai plus, Jane, c'est bien certain: car je n'irai jamais en
+Irlande; je n'aime pas beaucoup ce pays. Nous avons été amis,
+Jane, n'est-ce pas?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Eh bien, lorsque des amis sont à la veille de se séparer, ils
+aiment à passer l'un près de l'autre le peu de temps qui leur
+reste; venez, nous allons parler de ce voyage et de cette
+séparation, pendant que les étoiles commencent leur course
+brillante dans le ciel. Tenez, voici un marronnier d'Inde entouré
+d'un banc; nous allons nous y asseoir tranquillement, bien que
+nous ne soyons plus destinés à nous placer ainsi l'un à côté de
+l'autre.»
+
+Il me fit asseoir, et il s'approcha de moi.
+
+«Il y a bien loin d'ici en Irlande, Jane, et je suis fâché de voir
+ma petite amie entreprendre un voyage si fatigant; mais si je ne
+puis rien trouver de mieux, que faire?... Jane, m'êtes-vous
+attachée?»
+
+Je ne pus pas hasarder une réponse, mon coeur était trop plein.
+
+«C'est que, dit-il, j'éprouve quelquefois pour vous un étrange
+sentiment, surtout lorsque vous êtes près de moi, comme
+maintenant: il me semble que j'ai dans le coeur une corde
+invisible, fortement attachée à une corde toute semblable et
+placée dans votre coeur; si un bras de mer et soixante lieues de
+terre doivent nous séparer, j'ai peur que cette corde sympathique
+ne se brise et que la blessure ne saigne intérieurement. Quant à
+vous, vous m'oublieriez.
+
+-- Jamais, monsieur! vous savez...» Il me fut impossible de
+continuer.
+
+«Jane, entendez-vous le rossignol chanter dans les bois? écoutez!»
+
+En écoutant, je sanglotais convulsivement, car je ne pouvais plus
+réprimer mes sentiments; je fus obligée de céder, et j'éprouvai
+dans tout mon être une souffrance aiguë. Quand je parlai, ce ne
+fut que pour exprimer un désir impétueux de n'être jamais née ou
+de n'être jamais venue à Thornfield.
+
+«Est-ce parce que vous êtes fâchée de le quitter?» me demanda
+M. Rochester.
+
+La souffrance et l'amour avaient excité chez moi une violente
+émotion, qui s'efforçait de devenir maîtresse absolue, de dominer,
+de régner et de parler.
+
+«Oui, je suis triste de quitter Thornfield, m'écriai-je; j'aime
+Thornfield; je l'aime, parce que, pendant quelque temps, j'y ai
+vécu d'une vie délicieuse; je n'ai pas été foulée aux pieds et
+humiliée; je n'ai pas été ensevelie avec des esprits inférieurs;
+on ne m'a pas éloignée de ce qui est beau, fort et élevé; j'ai
+vécu face à face avec ce que je révère et ce qui me réjouit; j'ai
+causé avec un esprit original, vigoureux et étendu; je vous ai
+connu, monsieur Rochester; et je suis frappée de terreur et
+d'angoisse en pensant qu'il faut m'éloigner de vous pour toujours;
+je vois la nécessité du départ, et c'est comme si je me voyais
+forcée de mourir.
+
+-- Où voyez-vous la nécessité de partir? demanda-t-il tout à coup.
+
+-- Où? ne me l'avez-vous pas vous-même montrée, monsieur?
+
+-- Et sous quelle forme?
+
+-- Sous la forme de Mlle Ingram, une jeune fille belle et noble,
+votre fiancée.
+
+-- Ma fiancée! Quelle fiancée? Je n'ai pas de fiancée.
+
+-- Mais vous en aurez une.
+
+-- Oui, j'en aurai une, dit-il en serrant les dents.
+
+-- Alors, il faut que je parte; vous l'avez dit vous-même.
+
+-- Non, il faut que vous restiez; je le jure, et je garderai mon
+serment!
+
+-- Je vous dis qu'il me faut partir, répondis-je, excitée par
+quelque chose qui ressemblait à la passion. Croyez-vous que je
+puisse rester en n'étant rien pour vous? croyez-vous que je sois
+une automate, une machine qui ne sent rien? croyez-vous que je
+souffrirais de me voir mon morceau de pain arraché de mes lèvres
+et ma goutte d'eau vive jetée de ma coupe? croyez-vous que, parce
+que je suis pauvre, obscure, laide et petite, je n'aie ni âme ni
+coeur? Et si Dieu m'avait faite belle et riche, j'aurais rendu la
+séparation aussi rude pour vous qu'elle l'est aujourd'hui pour
+moi! Ce n'est plus la convention, la coutume, ni même la chair
+mortelle qui vous parle; c'est mon esprit qui s'adresse à votre
+esprit, comme si tous deux, après avoir passé par la tombe, nous
+étions aux pieds de Dieu dans notre véritable égalité!
+
+-- Oui, dans notre véritable égalité ,» répéta M. Rochester; puis
+il ajouta, en me serrant dans ses bras et en pressant ses lèvres
+contre les miennes: «Et, puisque nous sommes égaux, c'est ainsi
+que nous serons aux pieds de Dieu.
+
+-- Oui, monsieur, répondis-je. Et pourtant non; non, car vous êtes
+marié, ou du moins sur le point de l'être, et à une femme qui vous
+est inférieure, pour laquelle vous n'avez pas de sympathie, que
+vous n'aimez pas réellement, car je vous ai entendu rire d'elle!
+Moi, je mépriserais une pareille union ainsi, je suis meilleure
+que vous. Laissez-moi partir.
+
+-- Où, Jane pour l'Irlande?
+
+-- Oui, pour l'Irlande; je me suis rendue maîtresse de moi,
+maintenant je puis aller n'importe où.
+
+-- Jane, restez tranquille; ne vous débattez pas comme un oiseau
+sauvage pris au piège et qui arracherait ses plumes dans son
+désespoir.
+
+-- Je ne suis pas un oiseau, et aucun filet ne m'enveloppe; je
+suis libre; j'ai une volonté indépendante, et je m'en sers pour
+vous quitter.»
+
+Un nouvel effort me dégagea de ses bras, et je me tins debout
+devant lui.
+
+«Vous-même allez prendre une décision sur votre avenir, me dit-il;
+je vous offre ma main, mon coeur et la moitié de ce que je
+possède.
+
+-- Vous jouez une comédie dont je ne puis que rire.
+
+-- Je vous demande de passer votre vie près de moi, d'être une
+partie de moi et ma meilleure compagne sur la terre.
+
+-- Vous avez déjà fait votre choix et vous devez vous y tenir.
+
+-- Jane, calmez-vous; vous êtes trop exaltée. Moi aussi, je vais
+rester quelques instants tranquille.»
+
+Le vent siffla dans l'allée et vint trembler entre les branches du
+marronnier, puis il alla se perdre au loin. La voix du rossignol
+était le seul bruit qu'on entendît à cette heure; en l'écoutant,
+je me remis à pleurer.
+
+M. Rochester était tranquillement assis et me regardait avec une
+sérieuse douceur; il demeura muet quelque temps; enfin il me dit:
+
+«Venez à côté de moi, Jane; tâchons de nous expliquer et de nous
+comprendre.
+
+-- Je ne reviendrai jamais près de vous; j'ai pu m'échapper et je
+ne reviendrai pas.
+
+-- Mais, Jane, je vous le demande comme à ma femme; c'est vous
+seule que je veux épouser.»
+
+Je demeurai silencieuse; je croyais qu'il se moquait de moi.
+
+«Venez, Jane, venez ici.
+
+-- Votre fiancée est entre nous.»
+
+Il se leva et m'atteignit.
+
+«Ma fiancée est ici, dit-il en me pressant de nouveau contre lui;
+ma fiancée est ici, parce qu'ici est mon égale et ma semblable.
+Jane, voulez-vous m'épouser?»
+
+Je ne lui répondis pas et je m'efforçai de nouveau de lui
+échapper, car je n'avais pas foi en lui.
+
+«Vous doutez de moi. Jane?
+
+-- Entièrement.
+
+-- Vous n'avez pas foi en moi?
+
+-- Pas le moins du monde.
+
+-- Suis-je un menteur à vos yeux? demanda-t-il avec passion;
+petite incrédule, vous allez être convaincue. Ai-je de l'amour
+pour Mlle Ingram? non, et vous le savez. A-t-elle de l'amour pour
+moi? non; j'en ai la preuve. J'ai répandu le bruit que ma fortune
+n'était pas le tiers de ce qu'on la supposait, et je me suis
+arrangé de manière à ce que ce bruit arrivât jusqu'à elle;
+ensuite, je me suis présenté à son château pour voir le résultat
+de mes efforts: elle et sa mère m'ont reçu très froidement; je ne
+veux pas, je ne puis pas épouser Mlle Ingram. Vous, créature
+étrange, qui n'êtes presque pas de la terre, je vous aime comme ma
+chair; vous, pauvre, petite, obscure et laide, je vous supplie de
+m'accepter comme mari.
+
+-- Moi! m'écriai-je; car, en voyant son sérieux et en entendant
+son impertinence, je commençais à croire à sa sincérité; moi qui
+n'ai point d'amis dans le monde, excepté vous, si toutefois vous
+êtes mon ami, moi qui ne possède rien que ce que vous m'avez
+donné?
+
+-- Vous, Jane; il faut que vous soyez tout entière à moi; le
+voulez-vous? répondez vite.
+
+-- Monsieur Rochester, tournez-vous du côté de la lune et laissez-
+moi regarder votre visage.
+
+-- Pourquoi?
+
+-- Parce que je veux y lire votre pensée; tournez-vous!
+
+-- Vous ne pourrez pas lire sur mon visage plus que sur une page
+souillée et déchirée; lisez; mais dépêchez-vous, car je souffre.»
+
+Sa figure était gonflée et agitée; ses traits étaient contractés
+et ses yeux animés d'un brillant regard.
+
+«Oh! Jane, s'écria-t-il, vous me torturez avec votre regard
+scrutateur, bien qu'il soit généreux et droit; vous me torturez!
+
+-- Et pourquoi, si ce que vous dites est vrai, si votre offre est
+véritable? vous savez bien que je ne puis éprouver pour vous que
+des sentiments de reconnaissance et de dévouement; qu'y a-t-il de
+douloureux là dedans?
+
+-- De la reconnaissance! s'écria-t-il; et il ajouta d'un ton
+irrité: «Jane, acceptez-moi vite; appelez-moi par mon nom; dites
+«Édouard, je veux bien vous épouser.
+
+-- Parlez-vous sérieusement? m'aimez-vous véritablement et
+désirez-vous sincèrement que je sois votre femme?
+
+-- Oui, et si un serment est nécessaire pour vous satisfaire, eh
+bien, je le jure!
+
+-- Alors, monsieur, je vous épouserai.
+
+-- Appelez-moi Édouard, ma petite femme.
+
+-- Cher Édouard!
+
+-- Venez à moi; venez tout entière à moi,» dit-il; puis il ajouta
+tout bas, me parlant à l'oreille, pendant que sa joue touchait la
+mienne: «Faites mon bonheur, et je ferai le vôtre. Dieu me
+pardonne, ajouta-t-il au bout de peu de temps, et que les hommes
+ne viennent pas se mêler de tout ceci; je l'ai et je la garderai.
+
+-- Les hommes n'auront pas besoin de s'en mêler, monsieur je n'ai
+pas de parents qui puissent s'opposer à vos projets.
+
+-- Et c'est ce qu'il y a de mieux.» dit-il.
+
+Si je l'avais moins aimé, j'aurais remarqué dans son regard et
+dans sa voix une sauvage exaltation. Mais, assise près de lui,
+sortie de ce douloureux rêve de la séparation, appelée à une
+heureuse union, je ne pouvais penser qu'au bonheur qui venait de
+m'être si libéralement donné; bien des fois il me demanda: «Êtes-
+vous heureuse, Jane?» et bien des fois je lui répondis: «Oui;»
+puis il murmurait tout bas:
+
+«Oui, nous nous aimerons. Je l'ai trouvée sans ami, sans joie et
+le coeur glacé; je la garderai près de moi pour la caresser et la
+consoler; n'y a-t-il pas de l'amour dans mon coeur et de la
+constance dans mes résolutions? Et cela seul pourra racheter tout
+le reste devant le tribunal de Dieu. Je sais que mon Créateur
+m'approuve; peu m'importent les jugements du monde; quant à
+l'opinion des hommes, je la défie!»
+
+La nuit venait de tomber; la lune n'était pas encore levée, et
+nous étions tous deux dans l'obscurité; quelque près que je fusse
+de mon maître, j'avais peine à voir son visage; le vent murmurait
+dans l'allée des lauriers, sifflait entre les branches du
+marronnier et envoyait son souffle jusqu'à nous.
+
+«Il faut rentrer, me dit M. Rochester, le temps va changer; je
+serais resté avec toi jusqu'au matin, Jane.
+
+-- Moi aussi,» pensai-je; et je l'aurais peut-être dit, si un
+éclair ne fût venu déchirer la portion du ciel que je regardais;
+l'éclair fut suivi d'un craquement et d'un violent coup de
+tonnerre qui me sembla avoir éclaté tout près de nous. Je ne
+songeais qu'à cacher mes yeux éblouis contre l'épaule de
+M. Rochester; la pluie tombait à flots; nous traversâmes
+rapidement l'allée, les champs, et nous entrâmes dans la maison;
+mais, lorsque nous atteignîmes le perron, l'eau ruisselait sur nos
+vêtements. M. Rochester me retirait mon châle et secouait l'eau
+qui coulait de mes cheveux dénoués, lorsque Mme Fairfax sortit de
+sa chambre; ni moi ni M. Rochester ne l'aperçûmes au premier
+moment; la lampe était allumée; l'horloge marquait minuit.
+
+«Dépêchez-vous de changer de vêtements, me dit-il, et maintenant
+bonsoir; bonsoir ma bien-aimée!»
+
+Il m'embrassa à plusieurs reprises. Lorsqu'en le quittant je
+regardai autour de moi, je vis la veuve pâle, grave et étonnée; je
+me contentai de sourire et de gagner l'escalier. «Tout
+s'expliquera bientôt,» pensai-je. Cependant, lorsque je fus
+arrivée à ma chambre, je fus attristée de la pensée qu'un seul
+moment même elle avait pu se méprendre sur ce qu'elle avait vu;
+mais, au bout de peu de temps, la joie effaça tout autre
+sentiment; malgré le vent qui soufflait avec violence, le tonnerre
+qui retentissait avec force tout près de moi, les éclairs qui
+scintillaient vifs et rapprochés, la pluie qui, pendant deux
+heures, tomba avec la violence d'une cataracte, je n'éprouvai
+aucun effroi, et peu de cette crainte respectueuse qu'éveillait
+ordinairement chez moi la vue d'un orage. Trois fois M. Rochester
+vint frapper à ma porte pour voir si j'étais tranquille; c'était
+assez pour me rendre forte et calme contre tout.
+
+Le lendemain matin, avant que je fusse levée, la petite Adèle
+accourut dans ma chambre pour me dire que le grand marronnier au
+bout du verger avait été frappé par le tonnerre et à moitié
+détruit.
+
+
+
+CHAPITRE XXIV
+
+Tout en m'habillant, je repassai dans ma mémoire les événements de
+la veille, et je me demandai si ce n'était point un rêve; je n'en
+fus bien convaincue que lorsque, ayant revu M. Rochester, je
+l'entendis me répéter ses promesses et me reparler de son amour.
+
+En me peignant, je me regardai dans la glace, et je m'aperçus que
+je n'étais plus laide; mon visage était plein de vie et
+d'espérance, mes yeux semblaient avoir contemplé une fontaine de
+joie et emprunté l'éclat à ses ondes transparentes. Souvent je
+m'étais efforcée de ne pas regarder mon maître, craignant que ma
+figure ne lui déplût: aujourd'hui je pouvais lever mon regard
+jusqu'à lui sans avoir peur de refroidir son amour par
+l'expression de mon visage. Je mis une robe d'été, légère et d'une
+couleur claire; il me sembla que jamais vêtement ne m'avait mieux
+parée, parce que jamais aucun n'avait été porté avec tant de joie.
+
+Quand je descendis dans la grande salle, je ne fus pas surprise de
+voir qu'une belle matinée de juin avait succédé à l'orage de la
+veille, et de sentir, à travers la porte ouverte, le souffle d'une
+brise fraîche et parfumée; la nature devait avoir quelque chose de
+joyeux; j'étais si heureuse! Une pauvre femme et un petit enfant
+pâle et en haillons s'arrêtèrent devant la porte; je courus vers
+eux pour leur donner tout l'argent que j'avais dans ma bourse,
+trois ou quatre schellings; bons ou mauvais, je voulais les voir
+heureux. Aussi les corneilles faisaient entendre leurs cris et les
+oiseaux chantaient; mais rien n'était aussi joyeux ni aussi
+musical que mon coeur!
+
+Mme Fairfax apparut à la fenêtre avec un visage triste, et me dit
+gravement:
+
+«Mademoiselle Eyre, voulez-vous venir déjeuner?»
+
+Pendant le repas, elle fut calme et froide; mais je ne pouvais pas
+la détromper. Il fallait attendre que mon maître voulût bien
+expliquer tout ceci. Je mangeai ce que je pus, puis je me hâtai de
+remonter dans ma chambre; je rencontrai Adèle qui sortait de la
+salle d'étude.
+
+«Où allez-vous? lui demandai-je, c'est l'heure du travail.
+
+-- M. Rochester m'a dit d'aller dans la chambre des enfants.
+
+-- Où est-il?
+
+-- Là,» me répondit-elle, en indiquant la pièce qu'elle venait de
+quitter.
+
+J'entrai et je l'y trouvai en effet.
+
+«Venez me dire bonjour,» me cria-t-il.
+
+J'avançai joyeusement. Cette fois ce n'était pas un simple mot ou
+une poignée de main qui m'attendait, mais un baiser; je le trouvai
+tout naturel, et il me sembla doux d'être ainsi aimée et caressée
+par lui.
+
+«Jane, vous êtes fraîche, souriante et jolie, dit-il, oui,
+vraiment jolie. Est-ce là la pâle petite fée que je connaissais?
+Quelle joyeuse figure, quelles joues fraîches et quelles lèvres
+roses! comme ces cheveux et ces yeux sont d'un brun brillant!»
+
+J'avais des yeux verts, mais il faut excuser cette méprise: il
+paraît qu'ils avaient changé de couleur pour lui.
+
+«Oui, monsieur, c'est Jane Eyre.
+
+-- Qui sera bientôt Jane Rochester, ajouta-t-il; dans quatre
+semaines, Jane, pas un jour de plus, entendez-vous?»
+
+Je ne pouvais pas bien comprendre encore, j'étais tout étourdie;
+en entendant parler M. Rochester, je n'éprouvai pas une joie
+intime, je ressentis comme un choc violent; je fus étonnée,
+presque effrayée.
+
+«Vous avez rougi, et maintenant vous êtes bien pâle, Jane,
+pourquoi?
+
+-- Parce que vous m'avez appelée Jane Rochester, et cela me semble
+étrange.
+
+-- Oui, la jeune Mme Rochester, la fiancée de Fairfax Rochester.
+
+-- Cela ne se pourra pas, monsieur; le nom de Jane Rochester sonne
+étrangement; les hommes ne jouissent jamais d'un bonheur complet
+sur la terre; je ne suis pas destinée à avoir un sort plus heureux
+que les autres jeunes filles dans ma position; me figurer un tel
+bonheur, c'est croire à un conte de fée.
+
+-- Eh bien, celui-là, j'en ferai une réalité; je commencerai dès
+demain. Ce matin, j'ai écrit à mon banquier de Londres, pour qu'il
+m'envoyât certains bijoux qu'il a en sa possession; ils ont
+toujours appartenu aux dames de Thornfield; dans un jour ou deux,
+j'espère pouvoir les remettre entre vos mains: car je veux vous
+entourer des mêmes soins et des mêmes attentions que si vous étiez
+la fille d'un lord.
+
+-- Oh! monsieur, ne pensez pas aux bijoux, je n'aime pas à en
+entendre parler; des bijoux pour Jane Eyre! Cela aussi me semble
+étrange et peu naturel; je préférerais n'en point avoir.
+
+-- Je veux mettre moi-même la chaîne de diamants autour de votre
+cou et placer le cercle d'or sur votre front: car sur ce front du
+moins la nature a posé son cachet de noblesse. Je veux attacher
+des bracelets sur ces poignets délicats, et charger d'anneaux ces
+doigts de fée.
+
+-- Non, non, monsieur, pensez à autre chose; ne me parlez pas de
+cela, et surtout de cette manière; ne vous adressez pas à moi
+comme si j'étais belle; je suis une institutrice laide et
+semblable à une quakeresse.
+
+-- Vous êtes belle à mes yeux; vous avez la beauté que j'aime,
+vous êtes délicate et aérienne.
+
+-- Vous voulez dire chétive et nulle. Vous rêvez, monsieur ou vous
+raillez; pour l'amour de Dieu, ne soyez pas ironique.
+
+-- Je forcerai le monde à vous déclarer belle.» ajouta-t-il.
+
+Mon embarras croissait à l'entendre parler ainsi; il me semblait
+qu'il voulait soit se tromper, soit essayer de me tromper moi-
+même.
+
+«Je vêtirai ma Jane de satin et de dentelle, continua-t-il, je
+mettrai des roses dans ses cheveux, et je couvrirai sa tête bien-
+aimée d'un voile sans prix.
+
+-- Et alors vous ne me reconnaîtrez pas, monsieur; je ne serai
+plus votre Jane Eyre, mais un singe déguisé en arlequin, un geai
+recouvert de plumes d'emprunt. Je ne serais pas plus étonnée de
+vous voir habillé en acteur que moi revêtue d'une robe de cour; et
+pourtant je ne vous trouve pas beau, bien que je vous aime
+tendrement, trop tendrement pour vous flatter; ainsi donc ne me
+flattez pas non plus.»
+
+Il continua à parler sur le même ton, malgré ma prière.
+
+«Aujourd'hui même, reprit-il, je vous mènerai dans la voiture à
+Millcote pour que vous y choisissiez, quelques vêtements. Je vous
+ai dit que nous serions mariés dans quatre semaines; le mariage
+aura lieu tranquillement dans la chapelle du château; ensuite nous
+partirons pour la ville. Après un court séjour j'emmènerai mon
+trésor dans des régions plus rapprochées du soleil que
+l'Angleterre, dans les vignes françaises, et les plaines d'Italie;
+elle verra tout ce qui est fameux dans l'histoire ancienne et dans
+les temps modernes; elle goûtera à l'existence des villes; elle
+apprendra sa valeur par une juste comparaison avec les autres
+femmes.
+
+-- Je voyagerai, monsieur, et avec vous?
+
+-- Vous passerez quelque temps à Paris, à Rome, à Naples, à
+Florence, à Venise, à Vienne; tous les pays que j'ai parcourus
+seront traversés par vous; partout où mon éperon a frappé, vous
+poserez votre pied de sylphide. Il y a dix ans, j'ai parcouru
+l'Europe à moitié fou de dégoût, de haine, de rage, et un peu
+semblable à ceux qui m'accompagnaient; cette fois, guéri et
+purifié, je la visiterai avec l'ange qui est mon soutien.»
+
+Je souris en l'entendant parler ainsi.
+
+«Je ne suis pas un ange, dis-je, et je n'en serai pas un tant que
+je vivrai; je ne serai que moi-même. Il ne faut pas vous attendre
+à trouver rien de céleste en moi; vous seriez aussi trompé que moi
+si je voulais trouver quelque chose de divin en vous.
+
+-- Que vous attendez-vous à trouver chez moi?
+
+-- Pendant quelque temps peut-être, vous serez comme maintenant,
+mais cela durera peu; ensuite vous deviendrez froid, capricieux,
+sombre, et j'aurai beaucoup de peine à vous plaire; puis, quand
+vous serez habitué à moi, vous m'aimerez de nouveau, je ne dis pas
+d'amour, mais d'affection. Je pense que votre amour s'éteindra au
+bout de six mois ou même de moins; j'ai vu dans les livres écrits
+par les hommes que c'était le temps le plus long accordé à
+l'ardeur d'un mari; mais je pense après tout que, comme amie et
+comme compagne, je ne serai jamais tout à fait déplaisante aux
+yeux de mon cher maître.
+
+-- Ne plus vous aimer, puis vous aimer encore! moi je sais que je
+vous aimerai toujours, et je vous forcerai à confesser que ce
+n'est pas seulement de l'affection, mais de l'amour, et un amour
+véritable, fervent et sûr.
+
+-- Vous êtes capricieux.
+
+-- Pour les femmes qui ne me plaisent que par leur visage je suis
+pire que le diable, quand je découvre qu'elles n'ont ni âme ni
+coeur, quand je les vois basses, triviales, peut-être imbéciles,
+dures et méchantes; mais pour un oeil pur, une langue éloquente,
+une âme de feu, un caractère qui peut se plier sans se briser, à
+la fois souple et fort, maniable et résistant, je suis toujours
+fidèle et aimant.
+
+-- Avez-vous jamais rencontré une telle nature, monsieur? avez-
+vous jamais aimé une telle femme?
+
+-- Je l'aime maintenant.
+
+-- Quant à moi, je n'atteindrai jamais à cet idéal, même sur un
+seul point.
+
+-- Je n'ai point rencontré de femmes qui vous ressemblassent,
+Jane; vous me plaisez et vous me dominez; vous semblez vous
+soumettre, et j'aime votre manière de plier. Quand je retourne
+sous mes doigts un écheveau de soie, je sens dans mes bras un
+tressaillement qui continue jusque dans mon coeur; eh bien, de
+même je me sens gagné par vous, et votre influence est plus douce
+que je ne puis le dire; cette défaite me donne plus de joie que
+n'importe quel triomphe! Pourquoi souriez-vous, Jane? que signifie
+cet air inexplicable?
+
+-- Je pensais, monsieur (excusez-moi, mon idée était
+involontaire), je pensais à Hercule et à Samson, près de celles
+qui les avaient charmés.
+
+-- Et vous, petite fée, vous étiez...
+
+-- Silence, monsieur! Il n'y a pas plus de sagesse dans vos
+paroles que de raison dans les actes de ceux dont je vous parlais
+tout à l'heure; mais il est probable que, s'ils avaient été
+mariés, la sévérité du mari aurait expié la douceur de l'amant, et
+c'est ce que je crains en vous; je voudrais savoir ce que vous me
+répondrez dans un an, si je vous demande une faveur qu'il ne vous
+plaira pas de m'accorder.
+
+-- Demandez-moi quelque chose maintenant, Jane, la moindre chose;
+je désire être prié.
+
+-- Je le veux bien, monsieur; ma pétition est toute prête.
+
+-- Parlez; mais si vous me regardez, et si vous me regardez de
+cette manière, je me verrai forcé de vous promettre d'avance, ce
+qui serait une folie à moi.
+
+-- Pas du tout, monsieur; voici simplement ce que je voulais vous
+demander: n'envoyez pas chercher vos bijoux, et ne me mettez pas
+une couronne de roses; autant vaudrait entourer d'une dentelle
+d'or ce grossier mouchoir de poche que vous tenez à la main.
+
+-- C'est-à-dire qu'autant vaudrait dorer l'or le plus pur, je le
+sais; aussi serez-vous satisfaite, pour le moment du moins; je
+vais écrire à mon banquier. Mais vous ne m'avez encore rien
+demandé; priez-moi de vous donner quelque chose.
+
+-- Eh bien, monsieur, ayez la bonté de satisfaire ma curiosité sur
+un point.»
+
+Il se troubla.
+
+«Comment, comment? dit-il vivement; la curiosité est dangereuse;
+heureusement je n'ai pas juré de vous répondre.
+
+-- Il n'y a aucun danger à me répondre, monsieur.
+
+-- Parlez donc, Jane; mais plutôt que cette simple question, à
+laquelle est peut-être lié un secret, je préférerais que vous
+m'eussiez demandé la moitié de ce que je possède.
+
+-- Eh bien, roi Assuérus, que ferais-je de la moitié de vos
+richesses? me prenez-vous pour un usurier juif, désirant
+s'approprier des terres? J'aimerais bien mieux avoir votre
+confiance; vous me donnerez bien votre confiance, n'est-ce pas,
+puisque vous me donnez votre amour?
+
+-- Vous êtes la bienvenue, Jane, à connaître tous ceux de mes
+secrets qui sont dignes de vous; mais pour l'amour de Dieu, ne
+demandez pas un fardeau inutile; ne tendez pas vos lèvres vers une
+coupe empoisonnée, et ne me soumettez pas à un examen trop dur.
+
+-- Pourquoi pas, monsieur? vous venez de me dire que vous aimiez à
+être vaincu, et qu'il vous était doux de vous sentir persuadé. Ne
+pensez-vous pas que je ferais bien de vous arracher une
+confession, de prier, de supplier, de pleurer même, si c'est
+nécessaire, rien que pour essayer mon pouvoir?
+
+-- Je vous défie dans un tel essai; cherchez à deviner, et le jeu
+cessera aussitôt.
+
+-- Alors, monsieur, vous renoncez facilement. Mais, comme votre
+regard est sombre! vos paupières sont devenues aussi épaisses que
+mon doigt, et votre front ressemble à celui d'un Jupiter tonnant.
+C'est là l'air que vous aurez lorsque vous serez marié, monsieur,
+je suppose?
+
+-- Et vous, reprit M. Rochester si c'est là l'air que vous aurez
+lorsque vous serez mariée, il faudra bien vite rompre: car en ma
+qualité de chrétien, je ne puis pas vivre avec un lutin. Mais que
+vouliez-vous me demander, petite créature? dépêchez-vous.
+
+-- Voyez, vous n'êtes même plus poli. Du reste, j'aime mieux la
+rudesse que la flatterie; j'aime mieux être une petite créature
+qu'un ange. Voici ce que j'avais à vous demander: pourquoi avez-
+vous pris tant de peine à me persuader que vous vouliez épouser
+Mlle Ingram?
+
+-- Est-ce tout? Dieu soit loué!» Son front se dérida; il me
+regarda en souriant, lissa mes cheveux et sembla heureux comme
+s'il venait d'éviter un danger. «Je puis vous faire ma confession,
+Jane, dit-il, bien que je risque un peu de vous indigner, et je
+sais tout ce qu'il y a de flamme en vous lorsque vous êtes
+irritée; vous étiez pleine d'ardeur, hier soir, quand vous vous
+révoltiez contre la destinée et que vous vous déclariez mon égale:
+car c'est vous, Jane, qui l'avez dit!
+
+-- Sans doute; mais répondez, monsieur, je vous prie, à la
+question que je vous ai faite sur Mlle Ingram.
+
+-- Eh bien! j'ai fait la cour à Mlle Ingram pour vous rendre aussi
+follement amoureuse de moi que je l'étais de vous; je savais que
+le meilleur moyen d'arriver à mon but était d'exciter votre
+jalousie.
+
+-- Très bien; comme cela vous rapetisse! vous n'êtes pas plus
+grand que le bout de mon petit doigt. C'était une honte et un
+scandale d'agir ainsi; les sentiments de Mlle Ingram n'étaient
+donc rien à vos yeux?
+
+-- Tous ses sentiments se réduisent à un seul: l'orgueil; il est
+bon qu'elle soit humiliée. Étiez-vous jalouse, Jane?
+
+-- Peu importe, monsieur; il n'est point intéressant pour vous de
+le savoir. Répondez-moi encore une fois franchement: croyez-vous
+que Mlle Ingram ne souffrira pas de votre galanterie déloyale? Ne
+se sentira-t-elle pas bien abandonnée?
+
+-- C'est impossible, puisque je vous ai dit, au contraire, que
+c'était elle qui m'avait abandonné; la pensée que je n'étais pas
+riche a refroidi ou plutôt a éteint sa flamme en un moment.
+
+-- Vous formez de curieux projets, monsieur Rochester; je crains
+que vos principes ne soient quelquefois bizarres.
+
+-- Jamais personne ne leur a donné une bonne direction, Jane et
+ils ont bien pu s'égarer souvent.
+
+-- Eh bien! sérieusement, dites-moi si je puis accepter le grand
+bonheur que vous me proposez, sans crainte de voir une autre
+souffrir les douleurs amères que j'endurais il y a quelque temps.
+
+-- Oui, vous le pouvez, ma chère et bonne enfant; personne au
+monde n'a pour moi un amour pur comme le vôtre; la croyance à
+votre affection, Jane, est un baume bien doux pour mon âme.»
+
+Je pressai mes lèvres contre la main qu'il avait laissée sur mon
+épaule. Je l'aimais beaucoup, plus que je ne voulais me l'avouer,
+plus que ne peuvent l'exprimer des mots.
+
+«Demandez-moi encore quelque chose, me dit-il; c'est mon bonheur
+d'être prié et de céder.
+
+-- J'avais une autre pétition toute prête. Communiquez vos
+intentions à Mme Fairfax, monsieur, dis-je; elle m'a vue hier soir
+dans la grande salle avec vous, et elle a été étonnée; donnez-lui
+quelques explications avant que je la revoie: cela me fait de la
+peine d'être mal jugée par une femme aussi excellente.
+
+-- Montez dans votre chambre, et mettez votre chapeau, me
+répondit-il; je voudrais vous emmener ce matin à Millcote. Pendant
+que vous vous habillerez, je vais éclairer l'intelligence de la
+vieille dame. Vous croit-elle perdue, parce que vous m'avez donné
+votre amour?
+
+-- Elle pense que j'ai oublié ma place, et vous la vôtre,
+monsieur.
+
+-- Votre place est dans mon coeur; et malheur à ceux qui
+voudraient vous insulter, maintenant ou plus tard! Allez-vous
+habiller.»
+
+Ce fut bientôt fait, et lorsque j'entendis M. Rochester quitter la
+chambre de Mme Fairfax, je me hâtai de descendre. La vieille dame
+était à lire sa Bible comme tous les matins; elle avait posé ses
+lunettes sur le livre; pour le moment, elle semblait avoir oublié
+l'occupation suspendue par l'entrée de M. Rochester; ses yeux,
+fixés sur la muraille, indiquaient la surprise d'un esprit
+tranquille qui vient d'apprendre une nouvelle extraordinaire. En
+me voyant, elle se leva, fit un effort pour sourire, et murmura
+quelques mots de félicitation; mais le sourire expira sur ses
+lèvres et la phrase fut laissée inachevée; elle mit ses lunettes,
+ferma sa Bible, et éloigna sa chaise de la table.
+
+«Je suis si étonnée, mademoiselle Eyre, dit-elle, que je ne sais
+ce que je dois vous dire. Certainement je n'ai pas rêvé...
+Quelquefois, lorsque je suis assise seule, je m'endors et je me
+figure des choses qui ne sont jamais arrivées; bien souvent j'ai
+cru voir mon mari, qui est mort il y a quinze ans, s'asseoir à
+côté de moi, et je l'ai même entendu m'appeler Alice, comme il
+avait coutume de le faire. Pouvez-vous me dire si M. Rochester
+vous a vraiment demandé de l'épouser? Ne vous moquez pas de moi;
+mais il me semble bien qu'il est entré ici, il y a cinq minutes,
+pour me dire que dans un mois vous seriez sa femme.
+
+-- Il m'a dit la même chose, répondis-je.
+
+-- Vraiment! Et croyez-vous ce qu'il vous a dit? Avez-vous
+accepté?
+
+-- Oui.»
+
+Elle me regarda avec étonnement.
+
+«Je ne l'aurais jamais cru. C'est un homme orgueilleux, tous les
+Rochester l'étaient; son père aimait l'argent, et lui-même a
+toujours passé pour économe. Il a l'intention de vous épouser?
+
+-- Il me l'a dit.»
+
+Elle me regarda, et je lus dans ses yeux qu'elle ne trouvait en
+moi aucun charme assez puissant pour résoudre l'énigme.
+
+«Je ne comprends pas cela, continua-t-elle; mais sans doute c'est
+vrai, puisque vous le dites. Comment tout cela s'expliquera-t-il?
+je ne le sais pas. On conseille souvent l'égalité de fortune et de
+position; puis il y a vingt ans de différence entre vous, il
+pourrait presque être votre père.
+
+-- Non, en vérité, madame Fairfax, m'écriai-je; il n'a pas l'air
+de mon père le moins du monde, et ceux qui nous verront ensemble
+ne pourront pas le supposer un instant; M. Rochester semble aussi
+jeune et est aussi jeune que certains hommes de vingt-cinq ans.
+
+-- Et c'est vraiment par amour qu'il veut vous épouser?» me
+demanda-t-elle.
+
+Je fus si blessée par sa froideur et son scepticisme, que mes yeux
+se remplirent de larmes.
+
+«Je suis fâchée de vous faire de la peine, continua la veuve; mais
+vous êtes si jeune et vous connaissez si peu les hommes! je
+voudrais vous mettre sur vos gardes. Il y a un vieux dicton qui
+dit que tout ce qui brille n'est pas or, et je crains qu'il n'y
+ait là-dessous quelque chose que ni vous ni moi ne pouvons
+deviner.
+
+-- Comment! suis-je donc un monstre? m'écriai-je. Est-il
+impossible que M. Rochester ait une affection sincère pour moi?
+
+-- Non, vous êtes très bien et vous avez même gagné depuis quelque
+temps; je crois que M. Rochester vous aime; j'ai toujours remarqué
+que vous étiez sa favorite; souvent j'ai souffert pour vous de
+cette préférence si marquée, et j'aurais désiré pouvoir vous
+mettre sur vos gardes: mais j'hésitais à placer sous vos yeux même
+la possibilité du mal. Je savais qu'une semblable pensée vous
+choquerait, vous offenserait peut-être; je vous savais
+profondément modeste et sensible; je pensais qu'on pouvait vous
+livrer à vous-même. Je ne puis pas vous dire ce que j'ai souffert
+la nuit dernière, lorsqu'après vous avoir cherchée dans toute la
+maison, je n'ai pas pu vous trouver, ni M. Rochester non plus, et
+quand je vous ai vus revenir ensemble à minuit...
+
+-- Eh bien! peu importe cela maintenant, interrompis-je avec
+impatience. Il suffit que tout se soit bien passé.
+
+-- Et j'espère que tout ira bien jusqu'à la fin, dit-elle. Mais,
+croyez-moi, vous ne pouvez pas prendre trop de précautions; gardez
+M. Rochester à distance; défiez-vous de vous-même autant que de
+lui; des hommes dans sa position n'ont pas l'habitude d'épouser
+leurs institutrices.»
+
+L'impatience me gagnait; heureusement Adèle entra en courant:
+
+«Laissez-moi aller à Millcote avec vous, s'écria-t-elle;
+M. Rochester ne le veut pas, et pourtant il y a bien de la place
+dans la voiture neuve; demandez-lui de me laisser aller,
+mademoiselle.
+
+-- Certainement, Adèle.»
+
+Et je me hâtai de sortir, heureuse d'échapper à une si rude
+conseillère. La voiture était prête, on l'amenait devant la
+maison; mon maître s'avançait vers elle, et Pilote l'accompagnait.
+
+«Adèle peut venir avec nous, n'est-ce pas, monsieur? demandai-je.
+
+-- Je lui ai dit que non; je ne veux pas avoir de marmot; je
+désire être seul avec vous.
+
+-- Laissez-la venir, monsieur Rochester, je vous en prie; cela
+vaudra mieux.
+
+-- Non, ce serait une entrave.»
+
+Son regard et sa voix étaient absolus: les avertissements et les
+doutes de Mme Fairfax m'avaient glacée; je n'avais plus aucune
+certitude dans mes espérances; je ne cherchais plus à exercer mon
+pouvoir sur M. Rochester. J'allais obéir machinalement et sans
+dire un mot de plus; mais, en m'aidant à monter dans la voiture,
+il me regarda.
+
+«Qu'y a-t-il donc? me demanda-t-il; toute la joie est disparue de
+votre visage. Désirez-vous vraiment que la petite vienne? et cela
+vous contrariera-t-il si je la laisse ici?
+
+-- Je préférerais qu'elle vînt, monsieur.
+
+-- Eh bien! allez chercher votre chapeau, et revenez aussi vite
+que l'éclair.» cria-t-il à Adèle.
+
+Elle lui obéit avec promptitude.
+
+«Après tout, qu'importe une petite contrainte d'une matinée? dit-
+il; bientôt je vous demanderai vos conversations, vos pensées, et
+votre société pour toujours.»
+
+Lorsque Adèle fut dans la voiture, elle se mit à m'embrasser pour
+m'exprimer sa reconnaissance, mais elle fut immédiatement reléguée
+dans un coin à côté de M. Rochester. Elle jeta un coup d'oeil de
+mon côté; un voisin si sombre la gênait; elle n'osait lui faire
+part d'aucune de ses observations, ni lui rien demander.
+
+«Laissez-la venir près de moi, m'écriai-je; elle vous gênera peut-
+être, monsieur; il y a bien assez de place de ce côté.»
+
+Il me la passa, comme il eût fait d'un petit chien.
+
+«Je l'enverrai prochainement en pension.» me dit-il en souriant.
+
+Adèle l'entendit et lui demanda si elle irait en pension sans
+mademoiselle.
+
+«Oui, répondit-il, tout à fait sans elle, car je l'emmènerai avec
+moi dans la lune; là, je chercherai une caverne dans une vallée
+entourée de montagnes volcaniques, et elle y demeurera avec moi,
+avec moi seul.
+
+-- Elle n'aura rien à manger; vous la ferez mourir de faim, fit
+observer Adèle.
+
+-- J'irai ramasser de bonnes choses pour son déjeuner et son
+dîner; dans la lune, les plaines et les collines en sont remplies,
+Adèle.
+
+-- Elle aura froid; comment fera-t-elle du feu?
+
+-- Dans la lune, le feu sort des montagnes; quand elle aura froid,
+je la porterai sur le sommet d'un volcan et je l'assoirai sur le
+bord du cratère.
+
+-- Oh! qu'elle y sera mal et peu confortablement! Ses vêtements
+s'useront; comment lui en donnerez-vous de nouveaux?»
+
+M. Rochester fit semblant d'être embarrassé.
+
+«Hem! dit-il, que feriez-vous, Adèle? Creusez-vous la tête pour
+trouver un expédient. Que pensez-vous d'un nuage bleu ou rose pour
+une robe, et ne ferait-on pas une bien jolie écharpe avec un
+morceau d'arc-en-ciel?
+
+-- Elle est bien mieux ici, déclara Adèle après avoir réfléchi;
+d'ailleurs, elle se fatiguerait de vivre toute seule avec vous
+dans la lune. À la place de mademoiselle, je ne consentirais
+jamais à aller avec vous.
+
+-- Elle y a consenti; elle me l'a promis.
+
+-- Mais vous ne pourrez pas l'emmener là-haut, il n'y a pas de
+chemin pour aller dans la lune; il n'y a que l'air, et ni elle ni
+vous ne savez voler.
+
+-- Adèle, regardez ce champ.»
+
+Nous avions dépassé les postes de Thornfield et nous roulions
+légèrement sur la belle route de Millcote; la poussière avait été
+abattue par l'orage; les baies vives et les grands arbres,
+rafraîchis par la pluie, verdissaient de chaque côté.
+
+«Il y a à peu près quinze jours, Adèle, dit M. Rochester, je me
+promenais dans ce champ, le soir du jour où vous m'aviez aidé à
+faire du foin dans les prairies du verger. Comme j'étais fatigué
+d'avoir ramassé de l'herbe, je m'assis sur les marches que vous
+voyez là; je pris un crayon et un petit cahier, puis je me mis à
+écrire un malheur qui m'était arrivé il y a longtemps, et à
+désirer des jours meilleurs. J'écrivais rapidement, malgré
+l'obscurité croissante, quand je vis quelque chose s'avancer dans
+le sentier et s'arrêter à deux mètres de moi. Je levai les yeux,
+et j'aperçus une petite créature, portant sur la tête un voile
+fait avec les fils de la vierge. Je lui fis signe d'approcher;
+elle fut bientôt tout près de moi; je ne lui parlai pas, et elle
+ne me parla pas, mais elle lut dans mes yeux, et moi dans les
+siens. Voici le résultat de notre entretien muet.
+
+«C'était une fée venue du pays des Elfes, et son voyage avait pour
+but de me rendre heureux; je devais quitter le monde et me retirer
+avec elle dans un lieu solitaire, comme la lune, par exemple, et
+avec sa tête elle m'indiquait le croissant argenté qui se levait
+au-dessus des montagnes; elle m'apprit que là-haut il y avait des
+cavernes d'albâtre et des vallées d'argent où nous pourrions
+demeurer. Je lui dis que j'aimerais bien à y aller, mais je lui
+fis remarquer que je n'avais pas d'ailes pour voler. «Oh! répondit
+la fée, peu importe; voilà un talisman qui lèvera toutes les
+difficultés.» Et elle me montra un bel anneau d'or. «Mettez-le, me
+dit-elle, sur le quatrième doigt de votre main gauche, et je serai
+à vous et vous serez à moi; nous quitterons la terre ensemble, et
+nous ferons notre ciel là-haut.» Et elle indiqua de nouveau la
+lune. Adèle, l'anneau est dans ma poche, déguisé en une pièce
+d'or; mais bientôt je lui rendrai sa véritable forme.
+
+-- Mais qu'est-ce que mademoiselle a à faire avec cette histoire?
+Peu m'importe la fée; vous m'avez dit que vous vouliez emmener
+mademoiselle dans la lune.
+
+-- Mademoiselle est une fée, ajouta-t-il mystérieusement.
+
+Je dis alors à Adèle de ne point s'inquiéter de ces plaisanteries.
+Elle, de son côté, fit provision d'esprit et déclara avec son
+scepticisme français que M. Rochester était un vrai menteur,
+qu'elle ne faisait aucune attention à ses contes de fées; que, du
+reste, il n'y avait pas de fées, et que, quand même il y en
+aurait, elles ne lui apparaîtraient certainement pas pour lui
+donner un anneau et lui offrir d'aller vivre dans la lune.
+
+L'heure qu'on passa à Millcote fut un peu ennuyeuse pour moi.
+M. Rochester me força à aller dans un magasin de soieries, et
+voulut me faire choisir une demi-douzaine de robes; je n'en avais
+nullement envie, et lui demandai de remettre tout cela à plus
+tard: mais non, il fallut bien obéir. Tout ce que purent faire mes
+supplications fut de réduire à deux robes seulement les six que
+voulait me donner M. Rochester; mais il jura que ces deux-là
+seraient choisies par lui. Je vis avec anxiété ses yeux se
+promener sur les étoffes claires; enfin il se décida pour une soie
+d'une riche couleur d'améthyste et pour un satin rose. Je
+recommençai à lui parler tout bas et je lui dis qu'autant vaudrait
+m'acheter une robe d'or et un chapeau d'argent; que certainement
+je ne porterais jamais les étoffes qu'il avait choisies. Après
+bien des difficultés, car il était inflexible comme la pierre, il
+se décida à prendre une robe de satin noir et une autre de soie
+gris perle: «Cela ira pour maintenant.» dit-il; mais il ajouta
+qu'un jour à venir, il voulait me voir briller comme un parterre.
+
+Je me sentis soulagée quand nous fûmes sortis du magasin de
+soieries et de la boutique du bijoutier. Plus M. Rochester me
+donnait, plus mes joues devenaient brûlantes et plus j'étais
+saisie d'ennui et de dégoût. Lorsque, fiévreuse et fatiguée, je
+m'assis de nouveau dans la voiture, je me rappelai que les
+derniers événements tristes et joyeux m'avaient complètement fait
+oublier la lettre de mon oncle John Eyre à Mme Reed, ainsi que son
+intention de m'adopter et de me léguer ses biens. «Ce serait un
+soulagement pour moi d'avoir quelque chose qui m'appartînt, me
+disais-je; je ne puis pas supporter d'être habillée comme une
+poupée par M. Rochester, ou, seconde Danaé, de voir tomber tous
+les jours autour de moi une pluie d'or. Dès que je serai rentrée,
+j'écrirai à Madère, à mon oncle John, et je lui dirai avec qui je
+vais me marier; si je savais qu'un jour je pourrais augmenter la
+fortune de M. Rochester, je supporterais plus facilement les
+dépenses qu'il fait maintenant pour moi.» Un peu soulagée par ce
+projet, que je mis à exécution le jour même, je me hasardai encore
+une fois à rencontrer le regard de mon maître qui me cherchait
+toujours, bien que je détournasse sans cesse les yeux de son
+visage; il sourit, et il me sembla que ce sourire était celui
+qu'un sultan accorderait dans un jour d'amour et de bonheur à une
+esclave enrichie par son or et ses bijoux. Je repoussai sa main
+qui cherchait toujours la mienne, et je la retirai toute rouge de
+ses étreintes passionnées.
+
+«Vous n'avez pas besoin de me regarder ainsi, dis-je, et si vous
+continuez, je ne porterai plus jusqu'au dernier moment que ma
+vieille robe de Lowood, et je me marierai avec cette robe de
+guingan lilas; vous pourrez vous faire un habit de noce avec la
+soie gris perle et une collection de gilets avec le satin noir.»
+
+Il me caressa et frotta ses mains.
+
+«Oh! quel bonheur de la voir et de l'entendre! s'écria-t-il; comme
+elle est originale et piquante! je ne changerais pas cette petite
+Anglaise contre tout le sérail du Grand Turc, contre les yeux de
+gazelles et les tailles de houris.»
+
+Cette allusion orientale me déplut.
+
+«Je ne veux pas du tout remplacer un sérail pour vous, dis-je; si
+ces choses-là vous plaisent, monsieur, allez sans retard dans les
+bazars de Stamboul et dépensez en esclaves un peu de cet argent
+que vous ne savez comment employer ici.
+
+-- Et que ferez-vous, Jane, pendant que j'achèterai toutes ces
+livres de chair et toute cette collection d'yeux noirs?
+
+-- Je me préparerai à partir comme missionnaire pour prêcher la
+liberté aux esclaves, ceux de votre harem y compris; je m'y
+introduirai et j'exciterai la révolte; et vous, pacha, en un
+instant vous serez enchaîné, et je ne briserai vos liens que
+lorsque vous aurez signé la charte la plus libérale qui ait jamais
+été imposée à un despote.
+
+-- Je consentirai bien à être à votre merci, Jane.
+
+-- Oh! je serais sans miséricorde, monsieur Rochester, surtout si
+vos yeux avaient la même expression que maintenant; en voyant
+votre regard, je serais certaine que vous ne signez la charte que
+parce que vous y êtes forcé, et que votre premier acte serait de
+la violer.
+
+-- Eh bien, Jane, que voudriez-vous donc? Je crains qu'outre le
+mariage à l'autel, vous ne me forciez à accepter toutes les
+cérémonies d'un mariage du monde. Je vois que vous ferez vos
+conditions: quelles seront-elles?
+
+-- Je ne vous demande qu'un esprit facile, monsieur, et qui sache
+se dégager des obligations du monde. Vous rappelez-vous ce que
+vous m'avez dit de Céline Varens, des diamants et des cachemires
+que vous lui avez donnés? Je ne veux pas être une autre Céline
+Varens; je continuerai à être la gouvernante d'Adèle; je gagnerai
+ainsi ma nourriture, mon logement et trente livres par an; je
+subviendrai moi-même aux dépenses de ma toilette, et vous ne me
+donnerez rien, si ce n'est...
+
+-- Si ce n'est quoi?
+
+-- Votre affection; et si je vous donne la mienne en retour, nous
+serons quittes.
+
+-- Eh bien, dit-il, vous n'avez pas votre égale en froide
+impudence et en orgueil sauvage! Mais voilà que nous approchons de
+Thornfield. Vous plaira-t-il de dîner avec moi? me demanda-t-il,
+lorsque nous franchîmes les portes du parc.
+
+-- Non, monsieur, je vous remercie.
+
+-- Et pourrai-je connaître la raison de votre refus?
+
+-- Je n'ai jamais dîné avec vous, monsieur, et je ne vois aucune
+raison pour le faire jusqu'à...
+
+-- Jusqu'à quand? vous aimez les moitiés de phrase.
+
+-- Jusqu'à ce que je ne puisse pas faire autrement.
+
+-- Croyez-vous que je mange en ogre ou en goule, que vous craignez
+de m'avoir comme compagnon de vos repas?
+
+-- Je n'ai jamais pensé cela, monsieur; mais je désire continuer
+mes anciennes habitudes pendant un mois encore.
+
+-- Vous voulez renoncer d'un seul coup à votre esclavage.
+
+-- Je vous demande pardon, monsieur; je continuerai comme
+autrefois. Je resterai loin de vous tout le jour, comme je l'ai
+fait jusqu'ici; vous pourrez m'envoyer chercher le soir quand vous
+désirerez me voir, et alors je viendrai, mais à aucun autre
+moment.
+
+-- Je voudrais fumer, Jane, ou avoir une pincée de tabac pour
+m'aider à supporter tout cela, pour me donner une contenance,
+comme dirait Adèle; malheureusement je n'ai ni ma boîte à cigares
+ni ma tabatière. Écoutez; c'est maintenant votre tour, petit
+tyran, mais ce sera bientôt le mien, et quand je me serai emparé
+de vous, je vous attacherai (au figuré) à une chaîne comme celle-
+ci, dit-il en montrant la chaîne de sa montre; oui, chère enfant,
+je vous porterai bien près de mon coeur, de peur de perdre mon
+plus précieux bijou.»
+
+Il dit cela en m'aidant à descendre de la voiture, et, pendant
+qu'il prenait Adèle, j'entrai dans la maison et je me hâtai de
+monter l'escalier.
+
+Il me fit venir près de lui tous les soirs. Je lui avais préparé
+une occupation, car j'étais décidée à ne pas passer ce long tête-
+à-tête en conversation; je me rappelais sa belle voix et je savais
+qu'il aimait à chanter comme presque tous les bons chanteurs. Je
+ne chantais pas bien, et, ainsi qu'il l'avait lui-même déclaré, je
+n'étais pas bonne musicienne; mais je me plaisais beaucoup à
+entendre une musique bien exécutée. À peine le crépuscule, cette
+heure des romances, eut-il assombri son bleu et déployé sa
+bannière d'étoiles, que j'ouvris le piano et que je le priai pour
+l'amour de Dieu de me chanter quelque chose. Il me dit qu'il était
+capricieux et qu'il préférerait chanter une autre fois; mais je
+lui répondis que le moment ne pouvait être plus favorable. Il me
+demanda si sa voix me plaisait.
+
+«Beaucoup,» répondis-je.
+
+Je n'aimais pas à flatter sa vanité; mais cette fois je désirais
+l'exciter pour arriver plus vite à mon but.
+
+«Alors, Jane, il faut jouer l'accompagnement.
+
+-- Très bien, monsieur; je vais essayer.
+
+J'essayai en effet, mais bientôt je fus chassée du tabouret et
+appelée petite maladroite; il me poussa de côté sans cérémonie:
+c'était justement ce que je désirais. Il prit ma place et
+s'accompagna lui-même; car il jouait aussi bien qu'il chantait. Il
+me relégua dans l'embrasure de la fenêtre, et, pendant que je
+regardais les arbres et les prairies, il chanta les paroles
+suivantes, sur un air suave et doux:
+
+
+«L'amour le plus véritable qui ait jamais enflammé un coeur
+répandait par de rapides tressaillements la vie dans chacune de
+mes veines.
+
+«Chaque jour, son arrivée était mon espoir, son départ ma
+tristesse: tout ce qui pouvait retarder ses pas glaçait le sang
+dans mes veines.
+
+«Je m'étais dit qu'être aimé comme j'aimais serait pour moi un
+bonheur infini, et je fis d'ardents efforts pour y arriver.
+
+«Mais l'espace qui nous séparait était aussi large, aussi
+dangereux à franchir et aussi difficile à frayer que les vagues
+écumeuses de l'Océan vert.
+
+«Il n'était pas mieux hanté que les sentiers favoris des brigands
+dans les bois et les lieux solitaires; car le pouvoir et la
+justice, le malheur et la haine étaient entre nous.
+
+«Je bravai le danger; je méprisai les obstacles; je défiai les
+mauvais présages; je passai impétueusement au-dessus de tout ce
+qui me fatiguait, m'avertissait et me menaçait.
+
+«Et mon arc-en-ciel s'étendit rapide comme la lumière, il
+s'étendit comme dans un rêve; cet enfant de la pluie et du soleil
+s'éleva glorieusement devant mon regard.
+
+«Mais ce signe solennel de la joie brille doucement sur des nuages
+d'une triste teinte; cependant peu m'importe pour le moment de
+savoir si des malheurs pesants et douloureux sont proches.
+
+«Je n'y pense pas dans ce doux instant, et pourtant tout ce que
+j'ai renversé peut arriver sur des ailes fortes et agiles pour
+demander vengeance.
+
+«La haine orgueilleuse peut me frapper et me faire tomber; la
+justice, m'opposer d'invincibles obstacles; le pouvoir oppresseur
+peut, d'un regard irrité, me jurer une inimitié éternelle.
+
+«Mais avec une noble fidélité, celle que j'aime a placé sa petite
+main dans les miennes, et a juré que les liens sacrés du mariage
+nous uniraient tous deux.
+
+«Mon amour m'a promis de vivre et de mourir avec moi; son serment
+a été scellé par un baiser; j'ai donc enfin le bonheur infini que
+j'avais rêvé: je suis aimé comme j'aime.»
+
+
+Il se leva et s'avança vers moi; sa figure était brûlante, ses
+yeux de faucon brillaient; chacun de ses traits annonçait la
+tendresse et la passion. Je fus embarrassée un moment, puis je me
+remis; je ne voulais pas de scènes sentimentales ni d'audacieuses
+déclarations: j'en étais menacée; il fallait préparer une arme
+défensive. Lorsqu'il s'approcha de moi, je lui demandai avec
+aigreur qui il comptait épouser.
+
+«C'est une étrange question dans la bouche de ma Jane chérie.» me
+dit-il.
+
+Je déclarai que je la trouvais très naturelle et même très
+nécessaire. Il avait dit que sa femme mourrait avec lui: qu'est-ce
+que cela signifiait? je n'avais nullement l'intention de mourir
+avec lui, il pouvait bien y compter.
+
+Il me répondit que tout ce qu'il désirait, tout ce qu'il
+demandait, c'était de me voir vivre près de lui, que la mort
+n'était pas faite pour moi.
+
+«Si, en vérité, repris-je: j'ai tout aussi bien le droit de mourir
+que vous, lorsque mon temps sera venu; mais j'attendrai le moment
+et je ne le devancerai pas.»
+
+Il me demanda si je voulais lui pardonner sa pensée égoïste, et
+sceller mon pardon d'un baiser.
+
+Je le priai de m'excuser; car je n'avais nulle envie de
+l'embrasser.
+
+Alors il s'écria que j'étais une petite créature bien dure; et il
+ajouta que toute autre femme aurait fondu en larmes, en entendant
+de semblables strophes à sa louange.
+
+Je lui déclarai que j'étais naturellement dure et inflexible,
+qu'il aurait de nombreuses occasions de le voir, et que, du reste,
+j'étais décidée à lui montrer bien des côtés bizarres de ma
+nature, pendant les quatre semaines qui allaient venir, afin qu'il
+sût à quoi il s'engageait, alors qu'il était encore temps de se
+rétracter.
+
+Il me demanda de rester tranquille et de parler raisonnablement.
+
+Je lui répondis que je voulais bien rester tranquille, mais que je
+me flattais de parler raisonnablement.
+
+Il s'agita sur sa chaise et laissa échapper des mouvements
+d'impatience. «Très bien, pensai-je; vous pouvez vous remuer et
+vous mettre en colère, si cela vous plaît; mais je suis persuadée
+que c'est là la meilleure conduite à tenir avec vous. Je vous aime
+plus que je ne puis le dire; mais je ne veux pas tomber dans une
+exagération de sentiment; je veux, par l'aigreur de mes réponses,
+vous éloigner du précipice, et maintenir entre vous et moi une
+distance qui sera favorable à tous deux.»
+
+Peu à peu il arriva à une grande irritation; lorsqu'il se fut
+retiré dans un coin obscur, tout au bout de la chambre, je me
+levai, et je dis de ma voix ordinaire et avec mon respect
+accoutumé:
+
+«Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur!» Puis je gagnai la
+porte de côté et je sortis.
+
+Je continuai le même système pendant les quatre semaines
+d'épreuve, et j'eus un succès complet. Il était souvent rude et de
+mauvaise humeur; néanmoins je voyais bien qu'il se maintenait dans
+d'excellentes dispositions: la soumission d'un agneau, la
+sensibilité d'une tourterelle auraient mieux nourri son
+despotisme; mais cette conduite plaisait à son jugement,
+satisfaisait sa raison, et même était plus en harmonie avec ses
+goûts.
+
+Devant les étrangers, j'étais comme autrefois calme et
+respectueuse: une conduite différente eût été déplacée; c'était
+seulement dans les conversations du soir que je l'irritais et
+l'affligeais ainsi. Il continuait à m'envoyer chercher au moment
+où l'horloge sonnait sept heures; mais, quand j'apparaissais, il
+n'avait plus sur les lèvres ces doux mots: «Mon amour,» et «Ma
+chérie;» les meilleures expressions qu'il eût à mon service,
+étaient: «Poupée provoquante, fée malicieuse, esprit mobile;» les
+grimaces avaient pris la place des caresses. Au lieu de me donner
+une poignée de main, il me pinçait le bras; au lieu de m'embrasser
+le cou, il me tirait l'oreille: j'en étais contente; je préférais
+ces rudes faveurs à des avances trop tendres. Je voyais que
+Mme Fairfax m'approuvait; son inquiétude sur mon compte
+disparaissait; j'étais sûre que ma conduite était bonne.
+M. Rochester déclarait qu'il en était fatigué, mais que, du reste,
+il se vengerait prochainement. Je riais tout bas de ses menaces:
+«Je puis vous forcer à être raisonnable maintenant, pensais-je, et
+je le pourrai bien aussi plus tard; si un moyen perd sa vertu,
+nous en chercherons un autre.»
+
+Cependant ma tâche n'était pas facile; bien souvent j'aurais
+préféré lui plaire que de l'irriter. Il était devenu pour moi plus
+que tout au monde, plus que les espérances divines elles-mêmes; il
+était venu se placer entre moi et toute pensée religieuse, comme
+une éclipse entre l'homme et le soleil. La créature ne me ramenait
+pas au créateur, car de l'homme j'avais fait un Dieu.
+
+
+
+CHAPITRE XXV
+
+Le mois accordé par M. Rochester était écoulé; on pouvait compter
+les heures qui restaient: il n'y avait plus moyen de reculer le
+jour du mariage, tout était prêt. Moi, du moins, je n'avais plus
+rien à faire; mes malles étaient fermées, ficelées et rangées le
+long du mur de ma petite chambre; le lendemain elles devaient
+rouler sur la route de Londres avec moi, ou plutôt avec une Jane
+Rochester que je ne connaissais pas. Il n'y avait plus qu'à clouer
+les adresses sur les malles.
+
+M. Rochester lui-même avait écrit sur plusieurs morceaux de
+carton: «Mme Rochester, hôtel de... à Londres»; mais je n'avais
+pas pu me décider à les placer sur les caisses. Mme Rochester!
+elle n'existait pas et elle ne naîtrait pas d'ici au lendemain
+matin. Je voulais la voir avant de déclarer que toutes ces choses
+lui appartenaient. C'était bien assez que, dans le petit cabinet
+toilette, des vêtements qu'on disait être à elle eussent remplacé
+ma robe de Lowood et mon chapeau de paille; car certainement cette
+robe gris perle, ce voile léger suspendus au portemanteau,
+n'étaient point à moi. Je fermai la porte pour ne pas apercevoir
+ces vêtements, qui, grâce à leur couleur claire, formaient comme
+une lueur fantastique dans l'obscurité de ma chambre. «Restez
+seuls, dis-je, vous qui éveillez des songes étranges! Je suis
+fiévreuse! j'entends le vent siffler, et je vais descendre pour me
+rafraîchir à son souffle.»
+
+Je n'étais pas agitée seulement par l'activité des préparatifs et
+par la pensée de la vie nouvelle qui demain allait commencer pour
+moi. Ces deux choses concouraient sans doute à me donner cette
+agitation, qui me poussa à errer dans les champs à une heure aussi
+avancée; mais il y avait une troisième cause plus forte que les
+autres.
+
+Mon coeur était tourmenté par une idée étrange et douloureuse; il
+m'était arrivé une chose que je ne pouvais comprendre; seule, j'en
+avais connaissance. L'événement avait eu lieu la nuit précédente.
+Ce jour-là, M. Rochester s'était absenté de la maison et n'était
+point encore revenu; des affaires l'avaient appelé dans une de ses
+terres, éloignée d'une trentaine de milles, et il fallait qu'il
+s'en occupât lui-même avant de quitter l'Angleterre. J'attendais
+son retour pour soulager mon esprit et chercher avec lui la
+solution de cette énigme qui m'inquiétait. Lecteurs, attendez avec
+moi, et vous aurez part à ma confidence, quand je lui révélerai
+mon secret.
+
+Je me dirigeai du côté du verger, afin d'y trouver un abri contre
+le vent qui, pendant toute la journée, avait soufflé du sud sans
+pourtant amener une goutte de pluie. Au lieu de cesser, il
+semblait augmenter ses mugissements; les arbres pliaient tous du
+même côté, sans jamais se tordre en différents sens; ils
+relevaient leurs branches à peine une fois dans une heure, tant
+était violent et continuel le vent qui inclinait leurs têtes vers
+le nord. Les nuages couraient rapides et épais d'un pôle à
+l'autre; et, dans cette journée de juillet, on n'avait pas vu un
+coin de ciel bleu.
+
+J'éprouvais un plaisir sauvage à courir sous le vent, et à
+étourdir mon esprit troublé, au sein de ce torrent d'air qui
+mugissait dans l'espace. Après avoir descendu l'allée de lauriers,
+je regardai le marronnier frappé par la foudre. Il était noir et
+flétri; le tronc fendu bâillait comme un fantôme; les deux côtés
+de l'arbre n'étaient pas complètement séparés l'un de l'autre, la
+base vigoureuse et les fortes racines les unissaient encore; mais
+la vie était détruite, la sève ne pouvait plus couler. De chaque
+côté, les grandes branches retombaient flétries et mortes, et le
+prochain orage ne devait pas laisser l'arbre debout; mais, pour le
+moment, ces deux morceaux semblaient encore former un tout:
+c'était une ruine, mais une ruine entière.
+
+«Vous faites bien de vous tenir serrés l'un contre l'autre, dis-
+je, comme si le fantôme eût pu m'entendre; vous êtes brisés et
+déchirés, et pourtant il doit y avoir encore un peu de vie en
+vous, à cause de l'union de vos fidèles racines. Vos feuilles ne
+reverdiront plus; les oiseaux ne viendront plus sur vos branches
+pour chanter et faire leurs nids; le temps de l'amour et du
+plaisir est passé; mais vous ne tomberez pas dans le désespoir,
+car chacun de vous a un compagnon pour sympathiser avec lui, au
+jour de sa ruine.»
+
+À ce moment, la lune éclairait la fente qui les séparait; son
+disque était d'un rouge sang et à moitié voilé par les nuages;
+elle sembla me jeter un regard sauvage et terrible, puis se cacha
+rapidement derrière les nuages. Le vent cessa un instant de mugir
+dans Thornfield; mais, dans les bois et les ruisseaux lointains,
+on entendit des gémissements mélancoliques: c'était si triste que
+je m'éloignai en courant.
+
+J'errai quelque temps dans le verger, ramassant les pommes dont le
+gazon était couvert; je m'amusai à séparer celles qui étaient
+mûres, et je les portai dans l'office, puis je remontai dans la
+bibliothèque pour m'assurer si le feu était allumé: car, bien
+qu'on fût en été, je savais que, par cette triste soirée,
+M. Rochester aimerait à trouver un foyer réjouissant. Le feu était
+allumé depuis quelque temps, et brûlait activement; je plaçai le
+fauteuil de M. Rochester au coin de la cheminée, et je roulai la
+table à côté; je baissai les rideaux, et je fis apporter des
+bougies toutes prêtes à être allumées. Lorsque j'eus achevé ces
+préparatifs, j'étais plus agitée que jamais; je ne pouvais ni
+rester assise ni demeurer à la maison. Une petite pendule dans la
+chambre et l'horloge de la grande salle sonnèrent dix heures en
+même temps.
+
+«Comme il est tard! me dis-je; je m'en vais aller devant les
+portes du parc; la lune brille par moments; on voit assez loin sur
+la route; peut-être arrive-t-il maintenant; en allant à sa
+rencontre, j'éviterai quelques moments d'attente.»
+
+Le vent soufflait dans les grands arbres qui encadraient la porte;
+mais, aussi loin que je pus voir sur la route, tout y était
+tranquille et solitaire; excepté lorsqu'un nuage venait obscurcir
+la lune, le chemin n'offrait aux regards qu'une ligne longue, pâle
+et sans animation.
+
+Une larme vint obscurcir mes yeux, larme de désappointement et
+d'impatience; honteuse, je l'essuyai rapidement. J'errai encore
+quelque temps: la lune avait entièrement disparu derrière des
+nuages épais; la nuit devenait de plus en plus sombre, et la pluie
+augmentait.
+
+«Je voudrais le voir venir! je voudrais le voir venir! m'écriai-
+je, saisie d'un accès de mélancolie. J'espérais qu'il arriverait
+avant le thé; voilà la nuit. Qu'est-ce qui peut le retarder? Lui
+est-il arrivé quelque accident?»
+
+L'événement de la nuit précédente se présenta de nouveau à mon
+esprit; j'y vis l'annonce d'un malheur. J'avais peur que mes
+espérances ne fussent trop belles pour se réaliser; j'avais été si
+heureuse ces derniers temps, que je craignais que mon bonheur ne
+fût arrivé au faite et ne dût commencer son déclin.
+
+«Eh bien! pensai-je, je ne puis pas retourner à la maison; je ne
+pourrai pas rester assise au coin du feu, pendant que je le sais
+dehors par ce mauvais temps. J'aime mieux avoir les membres
+fatigués que le coeur triste; je m'en vais aller à sa rencontre.»
+
+Je sortis; j'allai vite, mais pas loin. Je n'avais pas fait un
+quart de mille que j'entendis le pas d'un cheval; un cavalier
+arriva au grand galop; un chien courait à ses côtés. Plus de
+tristes pressentiments; c'était lui! il arrivait monté sur Mesrour
+et suivi de Pilote. Il me vit, car la lune s'était dégagée des
+nuages et brillait dans le ciel; il prit son chapeau et le remua
+au-dessus de sa tête; je courus à sa rencontre.
+
+«Ah! s'écria-t-il en me tendant la main et en se baissant vers
+moi, vous ne pouvez pas vous passer de moi, c'est évident; mettez
+le pied sur mon éperon, donnez-moi vos deux mains et montez.»
+
+J'obéis, la joie me rendit agile; je sautai devant lui; je reçus
+un baiser, et je supportai mon triomphe le mieux possible. Dans
+son exaltation, il s'écria:
+
+«Y a-t-il quelque chose, Jane, que vous venez au-devant de moi à
+une heure semblable? Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle?
+
+-- Non; mais je croyais que vous ne viendriez jamais, et je ne
+pouvais pas vous attendre tranquillement à la maison, surtout par
+cette pluie et ce vent.
+
+-- Du vent et de la pluie, en vérité? Vous êtes mouillée comme une
+nymphe des eaux; enveloppez-vous dans mon manteau. Mais il me
+semble que vous avez la fièvre, Jane, vos joues et vos mains sont
+brûlantes. Je vous le demande encore, n'y a-t-il rien?
+
+-- Non, monsieur, rien maintenant; je ne suis plus ni effrayée ni
+malheureuse.
+
+-- Alors vous l'avez été?
+
+-- Un peu; je vous raconterais cela plus tard, monsieur; mais je
+suis persuadée que vous rirez de mon inquiétude.
+
+-- Je rirai de bon coeur, lorsque la matinée de demain sera
+passée; jusque-là je n'ose pas, je ne suis pas encore bien sûr de
+ma proie. Depuis un mois, vous êtes devenue aussi difficile à
+prendre qu'une anguille, aussi épineuse qu'un buisson de roses;
+partout où je posais mes doigts, je sentais une pointe aiguë; et
+maintenant il me semble que je tiens entre mes bras un agneau
+plein de douceur. Vous vous êtes éloignée du troupeau pour
+chercher votre berger, n'est-ce pas, Jane?
+
+-- J'avais besoin de vous; mais ne vous félicitez pas trop tôt.
+Nous voici arrivés à Thornfield; laissez-moi descendre.»
+
+Il me déposa à terre; John vint prendre le cheval, et M. Rochester
+me suivit dans la grande salle pour me dire de changer de
+vêtements et de venir le retrouver dans la bibliothèque. Au moment
+où j'allais monter l'escalier, il m'arrêta et me fit promettre de
+ne pas être lente: je ne le fus pas non plus, et au bout de cinq
+minutes je le rejoignis; il était à souper.
+
+«Prenez un siège et tenez-moi compagnie, Jane. S'il plaît à Dieu,
+après ce repas vous n'en prendrez plus qu'un à Thornfield, d'ici à
+longtemps du moins.»
+
+Je m'assis près de lui, mais je lui dis que je ne pouvais pas
+manger.
+
+«C'est à cause de votre voyage de demain, Jane; la pensée que vous
+allez voir Londres vous ôte l'appétit.
+
+-- Ce projet n'est pas bien clair pour moi, monsieur, et je ne
+puis pas trop dire quelles sont les idées qui me préoccupent ce
+soir; tout dans la vie me semble manquer de réalité.
+
+-- Excepté moi; je suis bien chair et os, touchez-moi.
+
+-- Vous surtout, monsieur, me semblez un fantôme; vous êtes un
+véritable rêve.»
+
+Il étendit sa main en riant.
+
+«Cela est-il un rêve?» dit-il en la posant sur mes yeux.
+
+Il avait une main ronde, forte, musculeuse, et un bras long et
+vigoureux.
+
+«Oui, lorsque je la touche, c'est un rêve, dis-je en l'éloignant
+de mon visage. Monsieur, avez-vous fini de souper?
+
+-- Oui, Jane.»
+
+Je sonnai et je fis retirer le plateau. Lorsque nous fûmes seuls
+de nouveau, j'attisai le feu et je m'assis sur une chaise basse
+aux pieds de mon maître.
+
+«Il est près de minuit, dis-je.
+
+-- Oui; mais rappelez-vous, Jane, que vous m'avez promis de
+veiller avec moi la nuit qui précéderait mon mariage.
+
+-- Oui, et je tiendrai ma promesse, au moins pour une heure ou
+deux; je n'ai point envie d'aller me coucher.
+
+-- Tous vos préparatifs sont-ils finis?
+
+-- Tous, monsieur.
+
+-- Les miens aussi; j'ai tout arrangé. Nous quitterons Thornfield
+demain matin, une demi-heure après notre retour de l'église.
+
+-- Très bien, monsieur.
+
+-- En prononçant ce mot-là, vous avez souri étrangement, Jane;
+comme vos joues se sont colorées et comme vos yeux brillent! Êtes-
+vous bien portante?
+
+-- Je le crois.
+
+-- Vous le croyez! Mais qu'y a-t-il donc? dites-moi ce que vous
+éprouvez.
+
+-- Je ne le puis pas, monsieur, aucune parole ne peut exprimer ce
+que j'éprouve. Je voudrais que cette heure durât toujours; qui
+sait ce qu'amènera la prochaine?
+
+-- C'est de la mélancolie, Jane; vous avez été trop excitée ou
+trop fatiguée.
+
+-- Monsieur, vous sentez-vous calme et heureux?
+
+-- Calme, non, mais heureux jusqu'au fond du coeur.»
+
+Je regardai et je cherchai à lire la joie sur son visage; je
+remarquai sur sa figure une expression ardente.
+
+«Confiez-vous à moi, Jane, me dit-il; soulagez votre esprit du
+poids qui l'opprime en le partageant avec moi; que craignez-vous?
+Avez-vous peur de ne pas trouver en moi un bon mari?
+
+-- Aucune pensée n'est plus éloignée de mon esprit.
+
+-- Craignez-vous le monde nouveau dans lequel vous allez entrer,
+la vie qui va commencer pour vous?
+
+-- Non.
+
+-- Jane, vous m'intriguez; votre regard et votre voix annoncent
+une douloureuse audace qui m'étonne et m'attriste; j'ai besoin
+d'une explication.
+
+-- Alors, monsieur, écoutez-moi. La nuit dernière vous n'étiez pas
+à la maison.
+
+-- Non, je le sais; et il y a quelques instants vous avez parlé
+d'une chose qui avait eu lieu en mon absence. Sans doute ce n'est
+rien d'important, mais enfin cela vous a troublée; racontez-le
+moi. Peut-être Mme Fairfax vous a-t-elle dit quelque chose, ou
+peut-être avez-vous entendu une conversation des domestiques; et
+votre dignité trop délicate aura été blessée.
+
+-- Non, monsieur.»
+
+Minuit sonnait; j'attendis que le timbre eût cessé son bruit
+argentin et l'horloge ses sonores vibrations, puis je continuai:
+
+«Hier, toute la journée, j'ai été très occupée et très heureuse au
+milieu de cette incessante activité; car je n'ai aucune crainte en
+entrant dans cette vie nouvelle, comme vous semblez le croire:
+c'est au contraire une grande joie pour moi d'avoir l'espérance de
+vivre avec vous, parce que je vous aime. Non, monsieur, ne me
+faites aucune caresse maintenant, laissez-moi parler sans
+m'interrompre. Hier j'avais foi en la Providence et je croyais que
+tout travaillait à notre bonheur; la journée avait été belle, si
+vous vous le rappelez, l'air était si doux que je ne pouvais rien
+craindre pour vous. Le soir je me promenai quelques instants
+devant la maison en pensant à vous; je vous voyais en imagination
+tout près de moi, et votre présence me manquait à peine. Je
+pensais à l'existence qui allait commencer pour moi, je pensais à
+la vôtre aussi, plus vaste et plus agitée que la mienne, de même
+que la mer profonde qui reçoit dans son sein tous les petits
+ruisseaux est aussi plus vaste et plus agitée que l'eau basse d'un
+détroit resserré entre les terres. Je me demandais pourquoi les
+philosophes appelaient ce monde un triste désert; pour moi, il me
+semblait rempli de fleurs. Lorsque le soleil se coucha, l'air
+devint froid et le ciel se couvrit de nuages; je rentrai. Sophie
+m'appela pour regarder ma robe de mariée qu'on venait d'apporter,
+et au fond de la boîte je trouvai votre présent, le voile, que
+dans votre extravagance princière vous aviez fait venir de
+Londres; je suppose que, comme j'avais refusé les bijoux, vous
+aviez voulu me forcer à accepter quelque chose d'aussi précieux.
+Je souris en le dépliant, et je me demandai comment je vous
+taquinerais sur votre goût aristocratique et vos efforts à
+déguiser votre fiancée plébéienne sous les vêtements de la fille
+d'un pair; je cherchais comment je m'y prendrais pour venir vous
+montrer le voile de blonde brodée que j'avais moi-même préparé
+pour recouvrir ma tête. Je vous aurais demandé si ce n'était pas
+suffisant pour une femme qui ne pouvait apporter à son mari ni
+fortune, ni beauté, ni relations; je voyais d'avance votre regard,
+j'entendais votre impétueuse réponse républicaine; je vous
+entendais déclarer avec dédain que vous ne désiriez pas augmenter
+vos richesses ou obtenir un rang plus élevé en épousant soit une
+bourse, soit un nom.
+
+-- Comme vous lisez bien en moi, petite sorcière! s'écria
+M. Rochester. Mais qu'avez-vous trouvé dans le voile, sinon des
+broderies? Recouvrait-il une épée ou du poison, que votre regard
+devient si lugubre?
+
+-- Non, non, monsieur, la délicatesse et la richesse du tissu ne
+recouvraient rien, sinon l'orgueil des Rochester; mais je suis
+habituée à ce démon, et il ne m'effraye plus. Cependant, à mesure
+que l'obscurité approchait, le vent augmentait; hier soir il ne
+soufflait pas avec violence comme aujourd'hui, mais il faisait
+entendre un gémissement triste et bien plus lugubre: j'aurais
+voulu que vous fussiez à la maison. J'entrai ici, la vue de cette
+chaise vide et de ce foyer sans flamme me glaça. Quelque temps
+après, j'allai me coucher, mais je ne pus pas dormir: j'étais
+agitée par une anxiété que je ne pouvais comprendre; le vent qui
+s'élevait toujours semblait chercher à voiler quelque son
+douloureux. D'abord je ne pus pas me rendre compte si ces sons
+venaient de la maison ou du dehors; ils se renouvelaient sans
+cesse, aussi douloureux et aussi vagues; enfin je pensai que ce
+devait être quelque chien hurlant dans le lointain. Je fus
+heureuse lorsque le bruit cessa; mais cette nuit sombre et triste
+me poursuivit dans mes rêves; tout en dormant, je continuais à
+désirer votre présence, et j'éprouvais vaguement le sentiment
+pénible qu'une barrière nous séparait. Pendant le commencement de
+mon sommeil, je croyais suivre les sinuosités d'un chemin inconnu;
+une obscurité complète m'environnait; la pluie mouillait mes
+vêtements. Je portais un tout petit enfant, trop jeune et trop
+faible pour marcher; il frissonnait dans mes bras glacés et
+pleurait amèrement. Je croyais, monsieur, que vous étiez sur la
+route beaucoup en avant, et je m'efforçais de vous rejoindre; je
+faisais efforts sur efforts pour prononcer votre nom et vous prier
+de vous arrêter: mais mes jambes étaient enchaînées, mes paroles
+expiraient sur mes lèvres, et, pendant ce temps, je sentais que
+vous vous éloigniez de plus en plus.
+
+-- Et ces rêves pèsent encore sur votre esprit, Jane, maintenant
+que je suis près de vous, nerveuse enfant! Oubliez des malheurs
+fictifs, pour ne penser qu'au bonheur véritable. Vous dites que
+vous m'aimez, Jane, je ne l'oublierai pas, et vous ne pouvez plus
+le nier; ces mots-là n'ont pas expiré sur vos lèvres, je les ai
+bien entendus; ils étaient clairs et doux, peut-être trop
+solennels, mais doux comme une musique Vous m'avez dit: «Il est
+beau pour moi d'avoir l'espérance de vivre avec vous, Édouard,
+parce que je vous aime.» M'aimez-vous, Jane? répétez-le encore.
+
+-- Oh! oui, monsieur, je vous aime de tout mon coeur.
+
+-- Eh bien, dit-il, après quelques minutes de silence, c'est
+étrange, ce que vous venez de dire m'a fait mal. Je pense que
+c'est parce que vous l'avez dit avec une énergie si profonde et si
+religieuse, parce que dans le regard que vous avez fixé sur moi il
+y avait une foi, une fidélité et un dévouement si sublimes, que
+j'ai cru voir un esprit près de moi et que j'en ai été ébloui.
+Jane, regardez-moi comme vous savez si bien regarder; lancez-moi
+un de vos sourires malins et provoquants; dites-moi que vous me
+détestez, taquinez-moi, faites tout ce que vous voudrez, mais ne
+m'agitez pas; j'aime mieux être irrité qu'attristé.
+
+-- Je vous taquinerai tant que vous voudrez quand j'aurai achevé
+mon récit; mais écoutez-moi jusqu'au bout.
+
+-- Je croyais, Jane, que vous m'aviez tout dit, et que votre
+tristesse avait été causée par un rêve.»
+
+Je secouai la tête.
+
+«Quoi! s'écria-t-il, y a-t-il encore quelque chose? mais je ne
+veux pas croire que ce soit rien d'important; je vous avertis
+d'avance de mon incrédulité. Continuez.»
+
+Son air inquiet, l'impatience craintive que je remarquais dans ses
+manières, me surprirent; néanmoins, je poursuivis.
+
+«Je fis un autre rêve, monsieur; Thornfield n'était plus qu'une
+ruine déserte, et servait de retraite aux chauves-souris et aux
+hiboux; de toute la belle façade, il ne restait qu'un mur très
+élevé, mais mince et qui semblait fragile; par un clair de lune,
+je me promenais sur l'herbe qui avait poussé à la place du château
+détruit; je heurtais tantôt le marbre d'une cheminée, tantôt un
+fragment de corniche. Enveloppée dans un châle, je portais
+toujours le petit enfant inconnu; je ne pouvais le déposer nulle
+part, malgré la fatigue que je ressentais dans les bras; bien que
+son poids empêchât ma marche, il fallait le garder. J'entendais
+sur la route le galop d'un cheval; j'étais persuadée que c'était
+vous, et que vous vous en alliez dans une contrée lointaine pour
+bien des années. Je montai sur le mur avec une rapidité fiévreuse
+et imprudente, désirant vous apercevoir une dernière fois: les
+pierres roulèrent sous mes pieds; les branches de lierre
+auxquelles je m'étais accrochée se brisèrent; l'enfant effrayé me
+prit par le cou et faillit m'étrangler. Enfin, j'arrivai au haut
+du mur; je vous aperçus comme une tache sur une ligne blanche; à
+chaque instant vous paraissiez plus petit le vent soufflait si
+fort que je ne pouvais pas me tenir. Je m'assis sur le mur et
+j'apaisai l'enfant sur mon sein. Je vous vis tourner un angle de
+la route, je me penchai pour vous voir encore; le mur éboula un
+peu; je fus effrayée, l'enfant glissa de mes genoux, je perdis
+l'équilibre, je tombai et je m'éveillai.
+
+-- Maintenant, Jane, est-ce tout?
+
+-- C'est toute la préface, monsieur; l'histoire va venir. Lorsque
+je m'éveillai, un rayon passa devant mes yeux. «Oh! voilà le jour
+qui commence,» pensai-je; mais je m'étais trompée: c'était la
+lumière d'une chandelle. Je supposai que Sophie était entrée; il y
+avait une bougie sur la table de toilette, et la porte du petit
+cabinet où, avant de me coucher, j'avais suspendu ma robe de
+mariée et mon voile, était ouverte. J'entendis du bruit; je
+demandai aussitôt: «Sophie, que faites-vous là?» Personne ne
+répondit; mais quelqu'un sortit du cabinet, prit la chandelle et
+examina les vêtements suspendus au portemanteau. «Sophie, Sophie»
+m'écriai-je de nouveau, et tout demeura silencieux. Je m'étais
+levée sur mon lit, et je me penchais en avant; je fus d'abord
+étonnée, puis tout à fait égarée. Mon sang se glaça dans mes
+veines. Monsieur Rochester, ce n'était ni Sophie, ni Leah, ni
+Mme Fairfax; ce n'était même pas, j'en suis bien sûre, cette
+étrange femme que vous avez ici, Grace Poole.
+
+-- Il fallait bien que ce fût l'une d'elles, interrompit mon
+maître.
+
+-- Non, monsieur, je vous assure que non; jamais je n'avais vu
+dans l'enceinte de Thornfield celle qui était devant moi. La
+taille, les contours, tout était nouveau pour moi.
+
+-- Faites-moi son portrait, Jane.
+
+-- Elle m'a paru grande et forte; ses cheveux noirs et épais
+pendaient sur son dos. Je ne sais quel vêtement elle portait: il
+était blanc et droit; mais je ne puis vous dire si c'était une
+robe, un drap, ou un linceul.
+
+-- Avez-vous vu sa figure?
+
+-- Pas dans le premier moment; mais bientôt elle décrocha mon
+voile, le souleva, le regarda longtemps et, le jetant sur sa tête,
+se tourna vers une glace; alors je vis parfaitement son visage et
+ses traits dans le miroir.
+
+-- Et comment étaient-ils?
+
+-- Ils me parurent effrayants; oh! monsieur, jamais je n'ai vu une
+figure semblable: son visage était sauvage et flétri; je voudrais
+pouvoir oublier ces yeux injectés qui roulaient dans leur orbite
+et ces traits noirs et gonflés.
+
+-- Les fantômes sont généralement pâles, Jane.
+
+-- Celui-là, monsieur, était d'une couleur pourpre; il avait les
+lèvres noires et enflées, le front sillonné, les sourcils foncés
+et placés beaucoup au-dessus de ses yeux rouge sang. Voulez-vous
+que je vous dise qui ce fantôme m'a rappelé?
+
+-- Oui, Jane.
+
+-- Eh bien! il m'a rappelé le spectre allemand qu'on nomme
+vampire.
+
+-- Eh bien! que fit-il?
+
+-- Monsieur, il retira mon voile de dessus sa tête, le déchira en
+deux, le jeta à terre et le foula aux pieds.
+
+-- Après?
+
+-- Il souleva le rideau de la fenêtre et regarda dehors; peut-être
+vit-il le jour poindre, car il prit la chandelle et se dirigea
+vers la porte; mais le fantôme s'arrêta devant mon lit, ses yeux
+flamboyants se fixèrent sur moi. Il approcha sa lumière tout près
+de ma figure et l'éteignit sous mes yeux; je sentis que son
+terrible visage était tout près du mien, et je perdis
+connaissance; pour la seconde fois de ma vie seulement, je
+m'évanouis de peur.
+
+-- Qui était avec vous, lorsque vous recouvrâtes vos sens?
+
+-- Personne, monsieur, il faisait grand jour. Je me levai; je me
+baignai la tête dans l'eau; je bus; je me sentais faible, mais
+nullement malade, et je résolus de ne raconter mon aventure qu'à
+vous seul. Maintenant, monsieur, dites-moi quelle était cette
+femme.
+
+-- Une création de votre cerveau exalté, c'est certain; il faut
+que je prenne grand soin de vous, mon trésor: des nerfs comme les
+vôtres demandent des ménagements.
+
+-- Monsieur, soyez sûr que mes nerfs n'ont rien à faire là dedans;
+la vision est réelle, tout ce que je vous ai raconté a eu lieu.
+
+-- Et vos rêves précédents étaient-ils réels aussi? Le château de
+Thornfield est-il en ruine? Suis-je séparé de vous par
+d'insurmontables obstacles? Est-ce que je vous quitte sans une
+larme, sans un baiser, sans une parole?
+
+-- Pas encore.
+
+-- Suis-je sur le point de le faire? Le jour qui doit nous lier à
+jamais est déjà commencé, et, quand nous serons unis, je vous
+assure que vous n'aurez plus de ces terreurs d'esprit.
+
+-- Des terreurs d'esprit, monsieur! Je voudrais pouvoir croire
+qu'il en est ainsi; je le souhaite plus que jamais, puisque vous-
+même ne pouvez pas m'expliquer ce mystère.
+
+-- Et puisque je ne le puis pas, Jane, c'est que la vision n'a pas
+été réelle.
+
+-- Mais, monsieur, lorsque ce matin, en me levant, je me suis dit
+la même chose, et que, pour raffermir mon courage, j'ai regardé
+tous les objets qui me sont familiers et dont l'aspect était si
+joyeux à la lumière du jour, j'aperçus la preuve évidente de ce
+qui s'était passé: mon voile était jeté à terre et déchiré en deux
+morceaux.»
+
+Je sentis M. Rochester tressaillir; il m'entoura rapidement de ses
+bras.
+
+«Dieu soit loué, s'écria-t-il, que le voile seul ait été touché,
+puisqu'un être malfaisant est venu près de vous la nuit dernière!
+Oh! quand je pense à ce qui aurait pu arriver!...»
+
+Il était tout haletant et il me pressait si fort contre lui que je
+pouvais à peine respirer. Après quelques minutes de silence, il
+continua gaiement:
+
+«Maintenant, Jane, je vais vous expliquer tout ceci: cette vision
+est moitié rêve, moitié réalité; je ne doute pas qu'une femme ne
+soit entrée dans votre chambre, et cette femme était, devait être
+Grace Poole; vous-même l'appeliez autrefois une créature étrange,
+et, d'après tout ce que vous savez, vous avez raison de la nommer
+ainsi. Que m'a-t-elle fait? qu'a-t-elle fait à Mason? Plongée dans
+un demi-sommeil, vous l'avez vue entrer et vous avez remarqué ce
+qu'elle faisait: mais, fiévreuse et presque dans le délire, vous
+l'avez vue telle qu'elle n'est pas. La figure enflée, les cheveux
+dénoués, la taille d'une prodigieuse grandeur, tout cela n'est
+qu'une invention de votre imagination, une suite de vos
+cauchemars: le voile déchiré, voilà ce qui est vrai et bien digne
+d'elle. Vous allez me demander pourquoi je garde cette femme dans
+ma maison. Lorsqu'il y aura un an et un jour que nous serons
+mariés, je vous le dirai, mais pas maintenant. Eh bien! Jane,
+êtes-vous satisfaite? Acceptez-vous mon explication?»
+
+Je réfléchis, et elle me parut en effet la seule possible. Je
+n'étais pas satisfaite; mais, pour plaire à M. Rochester, je
+m'efforçai de le paraître: certainement j'étais soulagée. Je lui
+répondis par un joyeux sourire, et comme une heure était sonnée
+depuis longtemps, je me préparai à le quitter.
+
+«Est-ce que Sophie ne couche pas avec Adèle dans la chambre des
+enfants? me demanda-t-il en allumant sa bougie.
+
+-- Oui, monsieur, répondis-je.
+
+-- Il y a assez de place pour vous dans le petit lit d'Adèle;
+couchez avec elle cette nuit, Jane. Il n'y aurait rien d'étonnant
+à ce que l'événement que vous m'avez raconté eût excité vos nerfs.
+Je préfère que vous ne couchiez pas seule; promettez-moi d'aller
+dans la chambre d'Adèle.
+
+-- J'en serai même très contente, monsieur.
+
+-- Fermez bien votre porte en dedans. Quand vous monterez, dites à
+Sophie de vous éveiller de bonne heure; car il faut que vous soyez
+habillée et que vous ayez déjeuné avant huit heures. Et
+maintenant, plus de sombres pensées; chassez les tristes
+souvenirs, Jane. Entendez-vous comme le vent est tombé? ce n'est
+plus qu'un petit murmure; la pluie a cessé de battre contre les
+fenêtres. Regardez, dit-il en soulevant le rideau, voilà une belle
+nuit.»
+
+Il disait vrai: la moitié du ciel était entièrement pure; le vent
+d'ouest soufflait, et les nuages fuyaient vers l'est en longues
+colonnes argentées; la lune brillait paisiblement.
+
+«Eh bien! me dit M. Rochester en interrogeant mes yeux, comment se
+porte ma petite Jane, maintenant?
+
+-- La nuit est sereine, monsieur, et je le suis également.
+
+-- Et cette nuit vous ne rêverez pas séparation et chagrin, mais
+vos songes vous montreront un amour heureux et une union bénie.»
+
+La prédiction ne fut qu'à moitié accomplie: je ne fis pas de rêves
+douloureux, mais je n'eus pas non plus de songes joyeux; car je ne
+dormis pas du tout. La petite Adèle dans mes bras, je contemplai
+le sommeil de l'enfance, si tranquille, si innocent, si peu
+troublé par les passions, et j'attendis ainsi le jour; tout ce que
+j'avais de vie s'agitait en moi. Aussitôt que le soleil se leva,
+je sortis de mon lit. Je me rappelle qu'Adèle se serra contre moi
+au moment où je la quittai; je l'embrassai et je dégageai mon cou
+de sa petite main; je me mis à pleurer, émue par une étrange
+émotion, et je quittai Adèle, de crainte de troubler par mes
+sanglots son repos doux et profond. Elle semblait être l'emblème
+de ma vie passée, et celui au-devant duquel j'allais bientôt me
+rendre, le type redouté, mais adoré, de ma vie future et inconnue.
+
+
+
+CHAPITRE XXVI
+
+À sept heures, Sophie entra dans ma chambre pour m'habiller; ma
+toilette dura longtemps, si longtemps, que M. Rochester,
+impatienté de mon retard, envoya demander pourquoi je ne
+descendais pas. Sophie était occupée à attacher mon voile (le
+simple voile de blonde) à mes cheveux; je m'échappai de ses mains
+aussitôt que je le pus.
+
+«Arrêtez, me cria-t-elle en français; regardez-vous dans la glace;
+vous n'y avez pas encore jeté un seul coup d'oeil.»
+
+Je revins vers la glace et j'aperçus une femme voilée qui me
+ressemblait si peu, que je crus presque voir une étrangère.
+
+«Jane!» cria une voix, et je me hâtai de descendre.
+
+Je fus reçue au bas de l'escalier par M. Rochester.
+
+«Petite flâneuse, me dit-il, mon cerveau est tout en feu
+d'impatience, et vous me faites attendre si longtemps!»
+
+Il me fit entrer dans la salle à manger et m'examina
+attentivement; il me déclara belle comme un lis, et prétendit que
+je n'étais pas seulement l'orgueil de sa vie, mais aussi celle que
+désiraient ses yeux; puis il me dit qu'il ne m'accordait que dix
+minutes pour manger. Il sonna. Un domestique, nouvellement entré
+dans la maison comme valet de pied, répondit à l'appel.
+
+«John prépare-t-il la voiture? demanda M. Rochester.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Les bagages sont-ils descendus?
+
+-- On s'en occupe, monsieur.
+
+-- Allez à la chapelle, et voyez si M. Wood (c'était le nom du
+ministre) et son clerc sont arrivés; vous reviendrez me le dire.»
+
+L'église était juste au delà des portes. Le domestique fut bientôt
+de retour.
+
+«M. Wood, dit-il, est arrivé; il s'habille.
+
+-- Et la voiture?
+
+-- Les chevaux sont attelés.
+
+-- Nous n'en aurons pas besoin pour aller à l'église; mais il faut
+qu'elle soit prête à notre retour, les bagages arrangés et le
+cocher sur son siège.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Jane, êtes-vous prête?
+
+Je me levai. Il n'y avait ni garçon ni fille d'honneur, ni parents
+pour nous servir d'escorte, personne enfin que M. Rochester et
+moi. Mme Fairfax était dans la grande salle lorsque nous y
+passâmes; je lui aurais volontiers parlé, mais ma main était tenue
+par une main d'airain, et je fus entraînée avec une telle rapidité
+que j'avais peine à suivre mon maître: mais il suffisait de
+regarder sa figure pour comprendre qu'il ne tolérerait pas une
+seconde de retard. Je me demandais si jamais fiancé, à un tel
+moment, avait eu, comme M. Rochester, un visage dont l'expression
+indiquait la ferme volonté d'accomplir un projet à tout prix, ou
+si jamais fiancé avait eu des yeux aussi brillants et aussi pleins
+d'ardeur sous un front d'acier.
+
+Je ne sais pas si la journée était radieuse ou non; en descendant
+vers l'église, je ne regardai ni le ciel ni la terre; mon coeur
+était avec mes yeux, et tous deux n'étaient occupés que de
+M. Rochester. J'aurais voulu voir la chose invisible sur laquelle
+il paraissait attacher un regard ardent, pendant que nous
+avancions; j'aurais voulu connaître la pensée qui semblait vouloir
+s'emparer de lui avec force, et contre laquelle il avait l'air de
+lutter.
+
+Il s'arrêta devant la porte du cimetière et s'aperçut que j'étais
+hors d'haleine.
+
+«Je suis cruel dans mon amour, me dit-il; reposez-vous un instant;
+appuyez-vous sur moi, Jane.»
+
+Je me rappelle encore la maison de Dieu, vieille et grise, et
+s'élevant avec calme devant nous; une corneille volait autour du
+clocher et se détachait sur un rude ciel du matin. Je me rappelle
+aussi les tombes recouvertes de verdure, et je n'ai point oublié
+deux étrangers qui se promenaient dans le cimetière et qui
+lisaient les inscriptions gravées sur les tombeaux. Je les
+remarquai, parce que, lorsqu'ils nous aperçurent, ils passèrent
+derrière l'église; je pensai qu'ils allaient entrer par la porte
+de côté et assister à la cérémonie. M. Rochester ne les remarqua
+pas. Il était trop occupé à me regarder, car le sang avait un
+moment quitté mon visage; je sentais mon front humide et mes
+lèvres froides. Au bout de peu de temps, je fus remise, et alors
+il s'avança doucement avec moi vers la porte de l'église.
+
+Nous entrâmes dans l'humble temple. Le prêtre était habillé et
+nous attendait devant l'autel; le clerc se tenait à côté de lui.
+Tout était tranquille. Deux ombres seulement s'agitaient dans un
+coin éloigné. Je ne m'étais pas trompée: ils étaient entrés avant
+nous et s'étaient placés tout près du caveau des Rochester; ils
+nous tournaient le dos et pouvaient apercevoir à travers la
+barrière le marbre d'une tombe terni par le temps, où un ange
+agenouillé gardait les restes de Damer de Rochester, tué dans les
+marais de Marston, à l'époque de la guerre civile, et de sa femme
+Elisabeth.
+
+Nous prîmes nos places devant la barrière de communion. Ayant
+entendu un pas léger derrière moi, je regardai par-dessus mon
+épaule: un monsieur, l'un des étrangers, s'avançait vers nous. Le
+service commença; on lut l'explication du mariage qui allait avoir
+lieu; le ministre s'avança, et, s'inclinant légèrement devant
+M. Rochester, continua:
+
+«Je vous demande et vous adjure tous deux (comme vous le ferez le
+jour redoutable du jugement, où tous les secrets du coeur seront
+découverts), si vous connaissez aucun empêchement à être unis
+légitimement par le mariage, de le confesser ici; car soyez
+certains que tous ceux qui ne sont pas unis dans les conditions
+exigées de Dieu ne sont pas unis par lui, et leur mariage n'est
+pas légitime.»
+
+Il s'arrêta, selon la coutume; ce silence n'est peut-être pas
+interrompu une fois par siècle. Le prêtre, qui n'avait pas levé
+les yeux de dessus son livre et n'avait retenu son souffle que
+pour un instant, allait continuer; sa main était déjà étendue vers
+M. Rochester, et ses lèvres s'entr'ouvraient pour demander:
+«Déclarez-vous prendre cette jeune fille pour femme légitime?»
+quand une voix claire et distincte s'écria:
+
+«Le mariage ne peut pas avoir lieu, il y a un empêchement.»
+
+Le ministre regarda celui qui venait de parler, et se tut, ainsi
+que le clerc.
+
+M. Rochester tressaillit légèrement, comme si un tremblement de
+terre eût agité le sol sous ses pieds; mais bientôt il dit, en se
+raffermissant et sans tourner les yeux:
+
+«Monsieur le ministre, continuez la cérémonie.»
+
+Ces mots, prononcés d'une voix profonde, mais basse, furent suivis
+d'un grand silence. M. Wood reprit:
+
+«Je ne puis pas continuer avant d'avoir examiné ce qui vient
+d'être dit. Il faut que la vérité ou le mensonge me soit
+clairement démontré.
+
+-- La cérémonie ne peut être poursuivie, ajouta la voix derrière
+nous, car je suis à même de prouver ce que j'avance; il y a un
+obstacle insurmontable.»
+
+M. Rochester entendit, mais ne sembla pas remarquer ces paroles;
+il se tenait debout, immobile et froid; il ne fit qu'un seul
+mouvement, et ce fut pour s'emparer de ma main. Oh! combien son
+étreinte me parut forte et ardente! Son front ferme, pâle et
+massif, était semblable au marbre des carrières; ses yeux
+brillaient incisifs et farouches.
+
+M. Wood semblait embarrassé.
+
+«Et quel est cet empêchement? continua-t-il: on pourra peut-être
+vaincre l'obstacle; expliquez-vous.
+
+-- Ce sera difficile; j'ai dit qu'il était insurmontable, et je ne
+parle pas au hasard.»
+
+Celui qui avait parlé s'avança et s'appuya sur la barrière; il
+continua, en articulant d'une voix ferme, calme, distincte, mais
+basse:
+
+«L'empêchement consiste simplement en un premier mariage;
+M. Rochester a une femme qui vit encore.»
+
+Ces mots, prononcés à voix basse, ébranlèrent mes nerfs comme ne
+l'aurait pas fait un coup de tonnerre; ces douloureuses paroles
+agirent plus puissamment sur mon sang que le feu ou la glace; mais
+j'étais maîtresse de moi, et je ne craignis pas de m'évanouir. Je
+regardai M. Rochester et je le forçai à me regarder; sa figure
+était aussi décolorée qu'un rocher, ses yeux seuls brillaient
+comme l'éclair; il ne nia rien, il sembla défier tout. Il serrait
+son bras autour de ma taille, et me tenait près de lui, mais sans
+parler, sans sourire, sans paraître même reconnaître en moi une
+créature humaine.
+
+«Qui êtes-vous? demanda-t-il à l'inconnu.
+
+-- Je m'appelle Briggs, et je suis un procureur de la rue... à
+Londres, répondit-il.
+
+-- Et vous m'accusez d'avoir une femme?
+
+-- Oui, monsieur; je suis venu vous rappeler l'existence de votre
+femme, que la loi reconnaît, si vous ne la reconnaissez pas.
+
+-- Parlez-moi d'elle, s'il vous plaît; dites-moi son nom, celui de
+ses parents, et le lieu où elle demeure.
+
+-- Certainement.»
+
+M. Briggs tira tranquillement un papier de sa poche et lut d'un
+ton officiel ce qui suit:
+
+«J'affirme et je puis prouver que le vingt novembre (puis venait
+une date qui remontait à quinze ans), Édouard Fairfax Rochester,
+du château de Thornfield, dans le comté de..., et du manoir de
+Ferndear, dans le comté de..., en Angleterre, a épousé ma soeur
+Berthe Antoinette Mason, fille de Jonas Mason, commerçant et
+d'Antoinette, sa femme, créole, à l'église de..., ville espagnole,
+Jamaïque; l'acte de mariage sera trouvé dans les registres de
+l'église. J'en ai une copie en ma possession.
+
+«Signé Richard Mason.
+
+«Si ce papier est authentique, il peut prouver que j'ai été marié;
+mais il ne prouve pas que la femme qui y est mentionnée vit
+encore.
+
+-- Elle vivait il y a trois mois, répandit l'homme de loi.
+
+-- Comment le savez-vous?
+
+-- J'ai un témoin, monsieur, et vous-même aurez peine à le
+contredire.
+
+-- Amenez-le, ou allez au diable!
+
+-- Je vais d'abord l'amener, il est ici. Monsieur Mason, ayez la
+bonté d'avancer.»
+
+En entendant prononcer ce nom, M. Rochester serra les dents, un
+tremblement convulsif s'empara de lui; comme j'étais tout près de
+lui, je sentis ses mouvements de rage ou de désespoir. Le second
+étranger, qui jusque-là était resté caché dans le fond, s'avança;
+une figure pâle vint se placer au-dessus de l'épaule du procureur;
+oui, c'était bien M. Mason lui-même. M. Rochester se retourna et
+le regarda. J'ai dit plusieurs fois déjà que ses yeux étaient
+noirs; pour le moment, ils lançaient une lumière fauve et comme
+sanglante; son visage s'anima, on eût dit que le feu qui brûlait
+dans son coeur s'était répandu jusque sur ses joues et sur son
+front décolorés. Il leva son bras vigoureux; peut-être allait-il
+frapper Mason, le jeter sur les dalles de l'église, et d'un seul
+coup retirer la vie à ce faible corps; mais Mason, effrayé de ce
+geste, se recula et cria faiblement: «Grand Dieu!» Alors le mépris
+s'empara de M. Rochester; sa haine vint se fondre en un froid
+dédain; il se contenta de demander:
+
+«Qu'avez-vous à dire?»
+
+Une réponse inintelligible sortit des lèvres pâles de Mason.
+
+«Le diable s'en mêle si vous ne pouvez pas répondre distinctement!
+Je vous demande de nouveau: Qu'avez-vous à dire?
+
+-- Monsieur, monsieur, interrompit le ministre, n'oubliez pas que
+vous êtes dans un lieu saint.
+
+Puis, s'adressant à Mason, il lui demanda doucement:
+
+«Pouvez-vous nous dire, monsieur, si la femme de M. Rochester vit
+encore?
+
+-- Courage! continua l'homme de loi, parlez haut.
+
+-- Elle vit et demeure au château de Thornfield, dit Mason d'une
+voix, un peu plus claire; je l'y ai vue au mois d'avril dernier,
+je suis son frère.
+
+-- Au château de Thornfield? s'écria le ministre; c'est
+impossible; il y a longtemps que je demeure dans le voisinage,
+monsieur, et je n'ai jamais entendu parler d'aucune dame Rochester
+au château de Thornfield.»
+
+Un sourire amer effleura les lèvres de M. Rochester, et il
+murmura:
+
+«Non, j'ai pris soin que personne n'entendit parler d'elle, sous
+son nom du moins.» Il s'arrêta pendant une dizaine de minutes,
+sembla se consulter, prit enfin son parti et dit: «En voilà assez;
+la vérité va paraître au jour comme le boulet qui sort du canon.
+Wood, fermez votre livre et retirez vos vêtements de prêtre; John
+Green (c'était le nom du clerc), quittez l'église, le mariage
+n'aura pas lieu aujourd'hui.»
+
+Le clerc obéit.
+
+M. Rochester continua rapidement: «Le mot bigamie sonne mal à vos
+oreilles, et pourtant je voulais être bigame; mais le destin ne
+m'a pas été favorable, ou plutôt la Providence s'est opposée à mes
+projets. Dans ce moment-ci, je ne vaux guère mieux que le démon,
+et, comme me le dirait sans doute mon pasteur, je mérite les plus
+sévères jugements de Dieu, je mérite d'être livré à l'immortel ver
+rongeur, d'être jeté dans les flammes qui ne s'éteignent jamais.
+Messieurs, je ne puis plus exécuter mon plan; cet homme de loi et
+son client ont dit la vérité: j'ai été marié, et ma femme vit
+encore. Wood, vous dites que vous n'avez jamais entendu parler de
+Mme Rochester au château; mais sans doute vous avez souvent prêté
+l'oreille à ce qu'on racontait sur cette folle mystérieuse gardée
+avec soin; plusieurs vous auront dit que c'était une soeur
+bâtarde, d'autres que c'était une ancienne maîtresse. Je vous
+déclare, maintenant, que c'est ma femme, celle que j'ai épousée il
+y a quinze ans; elle s'appelle Berthe Mason, et est soeur de cet
+homme résolu que vous voyez là, pâle et tremblant, et qui vous
+montre ce que peut supporter un coeur fort. Réjouissez-vous, Dick,
+ne me craignez jamais à l'avenir; je ne vous frapperai pas plus
+que je ne frapperais une femme. Berthe Mason est folle; elle est
+issue d'une famille dans laquelle presque tous sont fous ou idiots
+depuis trois générations; sa mère était ivrogne et folle, je le
+découvris après mon mariage, car on avait gardé le silence sur les
+secrets de famille; Berthe, en fille obéissante, copia sa mère en
+tout. Oh! j'avais une compagne charmante, pure, sage et modeste;
+vous pouvez facilement supposer que j'étais heureux; j'ai eu sous
+les yeux de beaux spectacles! Oh! certes, je suis bien tombé. Si
+vous saviez tout... Mais je ne vous dois pas de plus amples
+explications. Briggs, Wood, Mason, je vous invite tous à venir à
+la maison et à visiter la malade de Mme Poole, ma femme; vous
+verrez quelle créature j'ai épousée, et vous jugerez si je n'ai
+pas le droit de briser cette union et de chercher à m'associer un
+être humain. Cette jeune fille, ajouta-t-il en me regardant, ne
+connaissait pas plus que vous l'épouvantable secret; elle croyait
+que tout était beau et légitime; elle n'a jamais pensé qu'elle
+allait être liée par une union feinte à un misérable déjà uni à
+une compagne folle et abrutie. Venez tous, suivez-moi!»
+
+Il quitta l'église en me tenant toujours fortement; les trois
+messieurs suivaient; nous trouvâmes la voiture devant la grande
+porte du château.
+
+«Ramenez-la à l'écurie, John, dit froidement M. Rochester; nous
+n'en aurons pas besoin aujourd'hui.»
+
+Lorsque nous entrâmes, Mme Fairfax, Adèle, Sophie, Leah,
+s'avancèrent au-devant de nous pour nous saluer.
+
+«Arrière, vous tous! s'écria le maître, nous n'avons pas besoin de
+vos félicitations; elles arrivent quinze ans trop tard.»
+
+Il passa, me tenant toujours par la main et faisant signe aux
+messieurs de le suivre. Nous montâmes le premier escalier, nous
+traversâmes le corridor, enfin nous arrivâmes au troisième. Une
+petite porte basse fut ouverte par M. Rochester, et nous entrâmes
+dans la chambre garnie de tapisserie, où je reconnus le grand lit
+et l'armoire que j'avais déjà vus une fois.
+
+«Vous connaissez cette chambre, Mason, dit notre guide; c'est ici
+qu'elle vous a frappé et mordu.»
+
+Il souleva les tentures de la seconde porte, et l'ouvrit
+également. Nous aperçûmes une chambre sans fenêtre; devant la
+cheminée se trouvait un garde-feu fort élevé, une lampe suspendue
+au plafond éclairait seule la chambre; Grace Poole, penchée sur le
+feu, semblait faire cuire quelque chose. Une forme s'agitait dans
+le coin le plus obscur de la pièce; au premier abord, on ne
+pouvait pas dire si c'était une créature humaine ou un animal;
+elle paraissait marcher à quatre pattes et elle faisait entendre
+un rugissement de bête sauvage; mais elle portait des vêtements,
+et une masse de cheveux noirs et gris retombaient sur sa tête
+comme une épaisse crinière.
+
+«Bonjour, madame Poole, dit M. Rochester; comment allez-vous
+aujourd'hui et comment se porte votre malade?
+
+-- Nous allons assez bien, monsieur, je vous remercie, dit Grace
+en soulevant soigneusement sa casserole qui bouillait; on est un
+peu exaltée, mais pas furieuse.»
+
+Un cri effrayant sembla contredire ce rapport favorable; la hyène
+se leva et parut toute droite sur ses pieds.
+
+«Oh! monsieur, elle vous voit; vous feriez mieux de vous en aller,
+s'écria Grace.
+
+-- Quelques instants seulement, Grace; il faut que vous nous
+permettiez de rester quelques instants.
+
+-- Eh bien alors, monsieur, prenez garde! pour l'amour de Dieu,
+prenez garde!»
+
+La folle hurla; elle écarta les cheveux de son visage et regarda
+les visiteurs.
+
+Je reconnus cette figure rouge et ces traits enflés.
+
+«Retirez-vous, dit M. Rochester en me repoussant de côté; elle n'a
+pas de couteau aujourd'hui, je suppose, et je suis sur mes gardes.
+
+-- On ne sait jamais ce qu'elle a, monsieur; elle est si rusée, et
+il n'est pas possible à un homme de mesurer sa force.
+
+-- Nous ferions mieux de la quitter, murmura Mason.»
+
+-- Allez au diable! lui répondit son beau-frère.
+
+-- Gare!» cria Grace.
+
+Les trois messieurs se retirèrent ensemble; M. Rochester me jeta
+derrière lui; la folle sauta sur lui, le prit à la gorge et voulut
+lui mordre les joues. Ils luttèrent; c'était une forte femme,
+presque aussi grande que son mari et plus grosse; elle déploya une
+force virile; plus d'une fois elle fut au moment de l'étrangler.
+Il serait bien vite venu à bout d'elle par un coup vigoureux; mais
+il ne voulait pas frapper, il voulait seulement lutter. Enfin il
+s'empara des bras de la folle, il les lui attacha derrière le dos
+avec une corde que lui donna Grace; avec une autre corde, il la
+lia à une chaise. Cette opération s'accomplit au milieu des cris
+les plus sauvages et des convulsions les plus horribles; alors
+M. Rochester se tourna vers les spectateurs, il les regarda avec
+un sourire amer et triste.
+
+«Voilà ma femme! dit-il; voilà les seuls embrassements que je
+doive jamais connaître, voilà les caresses qui doivent adoucir mes
+heures de repos; et voilà ce que je désirais avoir (il posa sa
+main sur mon épaule), cette jeune fille qui a su rester grave et
+calme devant la porte de l'enfer et les gambades du démon; je
+l'aimais à cause de ce contraste si grand entre elle et celle que
+je déteste. Wood et Briggs, regardez la différence; comparez ces
+yeux limpides avec les boules rouges que vous voyez rouler là-bas;
+comparez cette figure à ce masque, cette taille à ce corps
+grossier, et maintenant jugez-moi, ministre de l'Évangile et homme
+de la loi: seulement, rappelez-vous que vous serez jugés comme
+vous aurez jugé. À présent, hors d'ici, il faut que j'enferme ma
+proie.»
+
+Tout le monde se retira, M. Rochester resta un moment derrière
+nous pour donner quelques ordres à Grace Poole; lorsque nous
+descendîmes l'escalier, l'homme de loi s'adressa à moi.
+
+«Quant à vous, madame, me dit-il, vous êtes innocente, et votre
+oncle sera bien heureux de l'apprendre, si toutefois il vit encore
+quand M. Mason retournera à Madère.
+
+-- Mon oncle! Que savez-vous de lui? le connaissez-vous?
+
+-- M. Mason le connaît; M. Eyre a été le correspondant de sa
+maison pendant quelques années. Quand votre oncle reçut la lettre
+où vous lui faisiez part de votre union avec M. Rochester,
+M. Mason se trouvait à Madère, où il s'était arrêté pour le
+rétablissement de sa santé, avant de retourner à la Jamaïque.
+M. Eyre lui communiqua votre lettre, parce qu'il savait que
+M. Mason connaissait un gentleman du nom de Rochester; M. Mason,
+étonné et épouvanté, comme vous pouvez le supposer, révéla la
+vérité. Votre oncle, je suis fâché de vous le dire, est maintenant
+couché sur un lit de douleur; vu la nature de sa maladie (il est
+attaqué d'une consomption) et l'état dans lequel il se trouve, il
+est probable qu'il ne se relèvera jamais. Il n'a donc pas pu aller
+lui-même en Angleterre pour vous arracher au sort qui vous
+menaçait; mais il a supplié M. Mason de ne pas perdre de temps et
+de faire tous ses efforts pour empêcher ce mariage. Il l'a adressé
+à moi; j'y ai mis le plus d'empressement possible, et, Dieu merci,
+je ne suis pas arrivé trop tard; vous aussi, vous devez remercier
+le Seigneur. Si je n'étais pas bien certain que votre oncle sera
+mort avant que vous ayez le temps d'arriver à Madère, je vous
+conseillerais de partir avec M. Mason; mais, dans l'état actuel
+des choses, je pense que vous ferez mieux de demeurer en
+Angleterre, jusqu'à ce que vous entendiez parler de M. Eyre. Avez-
+vous encore quelque chose qui vous force à rester? demanda le
+procureur à M. Mason.
+
+-- Non, non, partons!» répondit celui-ci avec anxiété; et ils
+s'éloignèrent sans prendre congé de M. Rochester. Le ministre
+resta pour adresser quelques paroles de conseil ou de reproche à
+son orgueilleux paroissien; son devoir accompli, il partit
+également.
+
+Je m'étais retirée dans ma chambre et j'étais debout devant ma
+porte entr'ouverte, lorsque je l'entendis s'éloigner. La maison
+s'était vidée; je m'enfermai dans ma chambre, je tirai le verrou
+pour que personne ne pût entrer, et je me mis non pas à pleurer et
+à me désoler, j'étais encore trop calme pour cela, mais à retirer
+machinalement mes vêtements de mariée et à les remplacer par la
+robe de stoff que je croyais avoir portée la veille pour la
+dernière fois; alors je m'assis. J'étais faible et je cachai ma
+tête dans mes deux bras croisés sur la table; je me mis à penser;
+jusque-là je n'avais qu'entendu, vu et suivi celui qui m'avait
+conduite ou plutôt traînée; j'avais vu les événements succéder aux
+événements, les révélations aux révélations; maintenant l'heure de
+la méditation était venue.
+
+La matinée avait été assez tranquille, à l'exception de la scène
+avec la folle. À l'église tout s'était passé avec calme; il n'y
+avait eu ni explosions de passions, ni vives altercations, ni
+disputes, ni défis, ni larmes, ni sanglots; on avait seulement
+prononcé quelques mots: un homme était venu déclarer avec sang-
+froid qu'il existait un empêchement au mariage; M. Rochester avait
+fait plusieurs questions dures et brèves; les réponses avaient été
+claires et évidentes; mon maître s'était décidé à avouer la vérité
+tout entière, et nous avait montré la preuve vivante de son crime;
+les étrangers s'étaient éloignés, et tout était fini.
+
+J'étais là, dans ma chambre, comme ordinairement; je n'avais été
+ni blessée ni frappée; et pourtant où était la Jane d'autrefois?
+où était sa vie? où étaient ses espérances?
+
+Jane Eyre, si ardente dans son espoir; Jane Eyre, qui avait été
+presque femme, n'était plus qu'une jeune fille triste et seule: sa
+vie était décolorée et ses rêves détruits! Il était survenu une
+gelée de Noël aux plus beaux jours de l'été, une tempête de
+décembre au milieu de juin; la glace avait saisi les pommes mûres
+et détruit les roses en fleur; le givre avait recouvert les foins
+et les blés. Hier, dans les sentiers, on respirait le parfum des
+fleurs, et aujourd'hui des monceaux de neige que n'a foulée aucun
+pied les ont rendus impraticables; les bois qui, il y a douze
+heures, se balançaient odoriférants et touffus, ainsi que des
+bosquets épanouis aux tropiques, s'étendent maintenant dévastés,
+sauvages et blancs comme les forêts de la Norvège. Mes espérances
+étaient mortes, frappées par un destin amer, de même qu'en une
+nuit périrent tous les premiers-nés d'Égypte. Je pensais à mes
+rêves si beaux hier encore, et qui aujourd'hui n'étaient plus que
+des cadavres froids et livides, que rien ne pouvait ressusciter.
+Je pensais à mon amour, ce sentiment qui appartenait à mon maître,
+que lui seul avait créé; il tremblait dans mon coeur comme un
+enfant malade dans un froid berceau; la souffrance et l'angoisse
+s'étaient emparées de lui, et il ne pouvait pas aller chercher les
+bras de M. Rochester; il ne pouvait pas se réchauffer sur la
+poitrine du maître de Thornfield. Oh! maintenant je ne pourrais
+plus jamais me tourner vers lui; je n'avais plus foi en lui; ma
+confiance était détruite. M. Rochester n'était plus à mes yeux ce
+qu'il avait été; car il n'était pas tel que je l'avais cru. Je ne
+voulais pas le déclarer vicieux, je ne voulais pas dire qu'il
+m'avait trompée; cependant il n'était plus pour moi cet homme
+d'une irréprochable sincérité que j'avais connu jadis. Il fallait
+le quitter, je le voyais bien; mais quand? comment? et pour aller
+où? Je ne le savais pas encore; et pourtant j'étais certaine que
+lui-même me chasserait de Thornfield; il me semblait qu'il ne
+pouvait pas m'aimer d'une véritable affection; il n'avait eu
+qu'une passion passagère, et il n'avait plus besoin de moi,
+puisqu'il ne pouvait pas la satisfaire: je craignais même de le
+rencontrer, car je croyais qu'il devait me détester. Oh! combien
+j'avais été aveugle et faible dans ma conduite!
+
+Ma vue se voila; je crus que l'obscurité se répandait autour de
+moi; mes pensées devenaient confuses. Il me sembla qu'impuissante
+et abandonnée, je m'étais couchée sur le lit desséché d'une
+rivière; j'entendais le bruit de l'eau qui se précipitait des
+montagnes lointaines; je sentais le torrent avancer; je n'avais
+pas la volonté de me lever ni la force de me sauver; j'étais
+étendue, faible et désirant la mort. Une seule idée s'agitait
+encore en moi: la pensée de Dieu. Elle me fit concevoir une
+prière; les mots suivants erraient dans mon esprit obscurci, mais
+je n'avais pas la force de les prononcer: «Mon Dieu! ne vous
+éloignez pas de moi, car le danger est proche et personne ne peut
+venir à mon secours.»
+
+En effet, le danger était proche, et comme je n'avais rien demandé
+au ciel pour l'éloigner, comme je n'avais ni plié les genoux, ni
+joint les mains, ni remué les lèvres, il arriva. Le torrent monta
+sur moi en vagues lourdes et pleines. On eût dit que ma vie
+abandonnée, mon amour perdu, mes espérances brisées, ma foi
+détruite, toutes mes douleurs enfin, s'étaient réunis dans ce flot
+puissant. Je ne puis pas décrire cette heure amère; mon âme était
+inondée, j'enfonçais de plus en plus dans une eau bourbeuse; je ne
+pouvais pas me tenir debout, le flot m'envahissait.
+
+
+
+CHAPITRE XXVII
+
+Dans le courant de l'après-midi, je relevai la tête, et, regardant
+autour de moi, je vis sur la muraille le reflet du soleil
+couchant. Je me demandai: «Que dois-je faire?»
+
+Une voix intérieure me répondit: «Il faut quitter Thornfield.»
+
+La réponse fut si prompte, si terrible, que je me bouchai les
+oreilles; je dis que je ne pouvais pas supporter ces paroles...
+«Ne pas être la femme d'Édouard Rochester, ajoutai-je, voilà le
+comble de mes maux; m'éveiller des plus doux songes pour ne
+trouver autour de moi que le vide et la tristesse, voilà ce qu'il
+m'est encore possible de supporter: mais le quitter immédiatement
+et pour toujours, non, je ne le puis pas.»
+
+Mais alors la voix intérieure me répondit que je le pouvais et me
+prédit que je le ferais. Je luttai contre ma propre résolution;
+J'aurais voulu être faible pour éviter les nouvelles souffrances
+que je prévoyais; ma conscience devenait tyrannique, tenait ma
+passion à la gorge et lui disait avec hauteur qu'elle avait à
+peine trempé son pied délicat dans la fange, mais que bientôt un
+bras d'airain la précipiterait dans des gouffres d'agonie.
+
+«Eh bien! alors, m'écriai-je, que je sois mise en pièces, mais que
+quelqu'un vienne à mon secours!
+
+-- Non, ce sera toi-même qui te déchireras, et personne ne viendra
+à ton aide; tu arracheras toi-même ton oeil droit; tu arracheras
+toi-même ta main droite; ton coeur sera la victime, et toi le
+sacrificateur.»
+
+Je me levai, frappée d'effroi devant cette solitude hantée par un
+juge si inexorable, devant ce silence où se faisait entendre une
+voix si terrible; mais je m'aperçus que j'étais tout étourdie. Je
+me sentais sur le point de m'évanouir d'inanition et de faiblesse;
+je n'avais ni mangé ni bu de toute la journée; je n'avais même pas
+déjeuné le matin. Je réfléchis avec une douloureuse angoisse que,
+depuis le moment où je m'étais enfermée dans ma chambre, personne
+n'était venu me demander comment je me portais ou m'inviter à
+descendre; Mme Fairfax ne m'avait pas cherchée; la petite Adèle
+elle-même n'avait pas frappé à ma porte. «Les amis vous oublient
+toujours dans la mauvaise fortune,» murmurai-je en tirant le
+verrou et en sortant de ma chambre. J'allai me frapper contre un
+obstacle; ma tête était encore étourdie, ma vue troublée et mes
+membres faibles; je fus quelque temps avant de me remettre; je ne
+tombai pas à terre; un bras me reçut; je regardai, et je vis
+M. Rochester assis sur une chaise devant la porte de ma chambre.
+
+«Vous vous êtes donc enfin décidée à sortir! me dit-il; j'ai
+écouté et j'ai attendu bien longtemps; mais je n'ai pas entendu un
+seul mouvement, pas même un sanglot. Si ce silence de mort avait
+duré encore cinq minutes, j'aurais enfoncé la porte comme un
+voleur de nuit. Ainsi, vous m'évitez; vous vous enfermez et vous
+pleurez seule: j'aurais préféré vous voir venir à moi dans un
+accès de violence; vous êtes passionnée; je m'attendais à une
+scène; je m'étais préparé à voir vos larmes, mais j'avais besoin
+qu'elles fussent versées dans mon sein. Un sol insensible les a
+reçues, ou vous les avez bien vite essuyées. Non, je me trompe;
+vous n'avez pas pleuré du tout; vos joues sont pâles, vos yeux
+fatigués, mais je ne vois aucune trace de larmes. Alors votre
+coeur a répandu des larmes de sang.»
+
+«Eh bien! Jane, pas un mot de reproche? Rien d'amer, rien de
+poignant? Rien qui attriste le coeur ou excite la passion? Vous
+restez tranquillement assise où je vous ai placée, et vous me
+regardez de vos yeux fatigués et calmes... Jane, je n'ai point eu
+l'intention de vous blesser ainsi; si l'homme possédant une seule
+petite brebis qui lui est chère comme sa fille, qui mange son
+pain, boit dans sa coupe et dort sur son sein, la conduit par
+mégarde à la boucherie et la tue, il ne se repentira pas plus
+devant la blessure sanglante que moi devant ce que j'ai fait. Me
+pardonnerez-vous jamais?»
+
+Je lui pardonnai à l'instant même. Ses yeux exprimaient un remords
+si profond, sa voix une pitié si sincère, ses manières une énergie
+si mâle, il y avait encore tant d'amour en moi et en lui, que je
+lui pardonnai tout, non pas de vive voix, mais au fond de mon
+coeur.
+
+«Vous me trouvez bien misérable, Jane?» reprit-il en me regardant
+attentivement.
+
+Il s'étonnait, sans doute, de mon silence et de ma douceur,
+résultant plutôt de ma faiblesse que de ma volonté.
+
+«Oui, monsieur, répondis-je.
+
+-- Alors dites-le moi sans craindre d'être trop amère, reprit-il;
+ne m'épargnez pas.
+
+-- Je ne puis pas; je suis fatiguée et malade; je voudrais un peu
+d'eau.»
+
+Il frémit et poussa un profond soupir; puis, me prenant dans ses
+bras, il me descendit. Je ne me rendis pas compte d'abord dans
+quelle pièce il m'avait portée; tout était obscur devant mes yeux;
+bientôt je sentis la chaleur vivifiante du feu: car, bien qu'on
+fût en été, j'étais froide comme la glace. M. Rochester approcha
+du vin de mes lèvres; j'y goûtai et je me sentis ranimée; puis je
+mangeai quelque chose qu'il m'offrit, et bientôt je redevins moi-
+même. J'étais dans la bibliothèque, assise dans le fauteuil de mon
+maître; M. Rochester se tenait tout près de moi. «Si je pouvais
+mourir maintenant sans avoir des souffrances trop aiguës à
+supporter, pensai-je, j'en serais bien heureuse; alors je ne
+serais pas obligée de faire le douloureux effort qui brisera mon
+coeur lorsqu'il faudra me séparer de M. Rochester. Il paraît qu'il
+faut le quitter, et pourtant je n'en sens pas le besoin, je ne le
+puis pas.
+
+-- Comment êtes-vous maintenant, Jane? me demanda M. Rochester.
+
+-- Beaucoup mieux, monsieur; je serai bientôt tout à fait remise.
+
+-- Goûtez encore au vin, Jane.»
+
+J'obéis; puis il posa le verre sur la table, se plaça devant moi
+et me regarda attentivement; tout à coup il se retourna et jeta un
+cri plein d'une émotion passionnée. Il marcha rapidement dans la
+chambre et revint; il s'arrêta près de moi comme pour m'embrasser;
+mais je me rappelai que ses caresses étaient interdites: je
+détournai mon visage et je repoussai le sien.
+
+«Comment! qu'est-ce que cela? s'écria-t-il rapidement; oh! je
+comprends; vous ne voulez pas embrasser le mari de Berthe Mason;
+vous trouvez que mes bras ne sont plus vides et que je ne dispose
+plus de mes baisers.
+
+-- En tout cas, monsieur, il n'y a pas de place pour moi près de
+vous, et je n'ai aucun droit à vos embrassements.
+
+-- Pourquoi, Jane? Je veux vous épargner la peine de parler, et je
+vais répondre pour vous: «Parce que j'ai déjà une «femme, me
+direz-vous.» Ai-je deviné juste?
+
+-- Oui.
+
+-- Si vous pensez ainsi, il faut que vous ayez de moi une étrange
+opinion; il faut que vous me considériez comme un indigne
+libertin, comme un vil scélérat qui a cherché à exciter votre
+amour désintéressé pour vous conduire dans un piège hardiment
+préparé, pour vous dépouiller de votre dignité et de votre
+honneur. Qu'avez-vous à répondre à cela? Je vois que vous ne
+pouvez rien dire: d'abord, vous êtes encore faible et vous avez
+déjà assez de peine à respirer; puis, vous ne pouvez pas vous
+habituer à l'idée de m'accuser et de m'avilir; enfin, les portes
+sont ouvertes à vos larmes, et si vous parliez trop, elles
+couleraient abondamment, et vous ne voulez pas vous irriter ni
+faire de scène. Vous vous demandez comment vous allez agir, mais
+vous trouvez inutile de parler; je vous connais, et je suis sur
+mes gardes.
+
+-- Monsieur, dis-je, je ne désire pas vous faire de mal.»
+
+Ma voix tremblante m'avertit qu'il fallait interrompre ici ma
+phrase.
+
+«Vous cherchez à me détruire, non pas dans le sens que vous donnez
+à ce mot, mais dans celui que je lui donne. Vous venez presque de
+me dire que j'étais un homme marié, et, comme tel, vous
+m'éviterez, vous vous éloignerez de moi; tout à l'heure vous avez
+refusé de m'embrasser. Vous avez résolu de devenir une étrangère
+pour moi, de vivre sous ce toit simplement comme l'institutrice
+d'Adèle; si jamais je vous adresse une parole affectueuse, si
+jamais un doux sentiment vous porte vers moi, vous vous direz:
+«Cet homme a été au moment de faire de moi sa maîtresse; il faut
+que je sois de la glace et du roc pour lui;» et en effet vous
+serez de la glace et du roc.»
+
+Après avoir éclairci et raffermi ma voix, je répondis:
+
+«Tout est changé pour moi, monsieur, et moi aussi il faut que je
+change. Je n'en doute pas: il n'y a qu'un moyen d'éviter la lutte
+contre les sentiments, le combat contre les souvenirs; il faut
+qu'Adèle ait une autre gouvernante, monsieur.
+
+-- Oh! Adèle ira en pension, c'est décidé depuis longtemps. Je ne
+veux pas vous voir tourmentée par les hideux souvenirs que vous
+rappellerait Thornfield, cette place maudite, cette tente d'Achan,
+ce sépulcre insolent qui montre à la lumière du ciel le fantôme
+d'une morte vivante, cet enfer de pierre, habité par un seul
+démon, plus redoutable à lui seul que toutes les légions
+sataniques. Jane, vous ne resterez pas là, je ne le veux pas; j'ai
+eu tort de vous amener à Thornfield, car je savais comment il
+était hanté. Avant même de vous voir, j'avais ordonné de vous
+cacher tout ce qu'on racontait sur ce lieu maudit, parce que je
+craignais qu'aucune gouvernante ne voulût rester avec Adèle, si
+elle avait su par qui le château était habité, et mes plans ne me
+permettaient pas d'emmener ailleurs ma folle, bien que je possède
+une vieille maison, le manoir de Ferndear, plus retirée et plus
+cachée que celle-ci, et où j'aurais pu l'enfermer en sûreté; mais
+je craignais l'humidité de ce château, placé au milieu des bois,
+et ma conscience scrupuleuse s'est refusée à cet arrangement. Il
+est probable que les froides murailles m'auraient bientôt
+débarrassé d'elle; mais à chacun son vice, et moi je n'ai pas
+celui d'assassiner, indirectement même, ceux que je hais le plus.
+
+«Cependant, vous cacher la présence de la folle, c'était comme
+recouvrir un enfant d'un manteau et le placer près d'un arbre
+élevé; le voisinage de ce démon est empoisonné et le fut toujours.
+Mais je fermerai le château de Thornfield; je mettrai des pointes
+aiguës au-dessus de la grande porte, des barres de fer devant les
+fenêtres du rez-de-chaussée. Je donnerai à Mme Poole deux cents
+livres sterling par an pour qu'elle demeure ici avec ma femme,
+ainsi que vous appelez cette terrible furie; Grace fait beaucoup
+pour de l'argent. Je ferai venir aussi son fils, le gardien de
+Grimsby-Retreat, pour lui tenir compagnie et l'aider lorsque ma
+femme sera excitée par ses esprits familiers à brûler les gens
+dans leur lit, à les frapper, à leur arracher la chair du dessus
+les os, et ainsi de suite.
+
+-- Monsieur, interrompis-je, vous êtes inexorable pour cette
+malheureuse femme; vous parlez d'elle avec une antipathie
+vindicative et une haine furieuse: c'est cruel à vous; elle n'est
+pas responsable de sa folie.
+
+-- Ma chère petite Jane (laissez-moi vous appeler ainsi, car vous
+êtes ma bien-aimée), vous ne savez pas de qui vous parlez, et
+voilà que vous me jugez encore mal. Ce n'est pas parce qu'elle est
+folle que je la hais; si vous étiez folle, croyez-vous que je vous
+haïrais?
+
+-- Je le crois, en vérité, monsieur.
+
+-- Alors, vous vous trompez; vous ne me connaissez pas, et vous
+ignorez de quel amour je suis capable; chaque partie de votre
+chair m'est aussi précieuse que la mienne; dans la souffrance et
+la maladie, je l'aimerais encore; votre esprit est mon trésor, et
+même brisé, il serait toujours mon trésor. Si vous étiez folle,
+vous trouveriez pour vous retenir mes bras, au lieu d'une camisole
+de forces; quand même vos étreintes seraient furieuses, elles
+auraient encore du charme pour moi; si vous vous jetiez sur moi,
+comme cette femme l'a fait hier, tout en cherchant à vous dominer,
+je vous recevrais dans un embrassement plein de tendresse. Lorsque
+vous seriez calme, vous n'auriez pas d'autre garde que moi; je
+saurais vous veiller avec une infatigable tendresse, bien que vous
+ne pussiez me récompenser par aucun sourire; je ne me lasserais
+pas de regarder vos yeux, quand même ils ne me reconnaîtraient
+plus. Mais pourquoi songer à cela? Je parlais de quitter
+Thornfleld; vous le savez, tout est prêt pour le départ; demain
+vous partirez. Je ne vous demande que de passer encore une nuit
+sous ce toit, Jane, et alors, adieu pour toujours à ses misères et
+à ses terreurs; j'ai un endroit qui sera un sanctuaire sûr contre
+les douloureux souvenirs, les indiscrets malencontreux, et même le
+mensonge et la calomnie.
+
+-- Prenez Adèle avec vous, monsieur, interrompis-je; elle vous
+tiendra compagnie.
+
+-- Que voulez-vous dire, Jane? Ne vous ai-je pas déclaré qu'Adèle
+irait en pension? et qu'ai-je besoin d'un enfant pour me tenir
+compagnie, d'un enfant qui n'est pas le mien, mais bien le bâtard
+d'une danseuse française? Pourquoi m'importuner d'elle? pourquoi,
+je vous le demande, voulez-vous me donner Adèle pour compagne?
+
+-- Vous parlez d'une retraite, monsieur; la retraite et la
+solitude sont trop tristes pour vous.
+
+-- La solitude, la solitude! répéta-t-il avec irritation. Je vois
+qu'il faut en venir au fait; je ne puis pas deviner l'expression
+problématique de votre visage. Vous partagerez ma solitude;
+comprenez-vous?
+
+Je secouai la tête; il me fallut un certain courage pour risquer
+même cette négation muette, lorsque je voyais M. Rochester si
+excité. Il se promenait rapidement dans la chambre, et, en
+m'entendant, il s'arrêta, comme s'il eût tout à coup pris racine,
+il me regarda longtemps, et durement. Je détournai mes yeux de son
+visage; je les fixai sur le feu, et je m'efforçai de feindre le
+calme.
+
+«Vu la nature remuante de Jane, dit-il enfin, avec plus de
+tranquillité que je n'avais lieu d'en attendre d'après son regard,
+l'écheveau de soie s'est assez bien dévidé jusqu'ici; mais je
+savais bien qu'il arriverait un noeud et que la soie se
+brouillerait; le voilà venu; maintenant il faudra passer par
+toutes sortes de vexations, d'impatiences et d'ennuis. Par le
+ciel! j'ai besoin d'exercer un peu ma force de Samson, et ma main
+brisera l'obstacle aussi facilement qu'un fil délié.»
+
+Il recommença à se promener; mais bientôt il s'arrêta de nouveau
+devant moi.
+
+«Jane, me dit-il, voulez-vous entendre raison?» Puis, approchant
+ses lèvres de mon oreille, il ajouta: «Parce que, si vous ne le
+voulez pas, j'emploierai la violence.»
+
+Sa voix était dure, son regard celui d'un homme qui se prépare à
+une tentative imprudente, et va se lancer tête baissée, dans une
+licence effrénée. Je vis bien qu'il suffisait d'un moment, d'un
+nouvel accès de rage pour que je ne fusse plus maîtresse de lui;
+je n'avais pour le dominer que l'instant présent; un mouvement de
+répulsion, la fuite ou la peur, auraient décidé de mon sort et du
+sien; mais je n'étais pas effrayée le moins du monde; je sentais
+une force intérieure; je comprenais que j'aurais de l'influence
+sur lui, et cette pensée me soutenait. La crise était dangereuse,
+mais elle avait son charme; j'éprouvais une sensation semblable à
+celle qui doit remplir le coeur de l'Indien au moment où il lance
+son canot sur le rapide d'un fleuve. Je m'emparai des mains
+crispées de M. Rochester; je desserrai ses doigts, et je lui dis
+doucement:
+
+«Asseyez-vous; je parlerai aussi longtemps que vous voudrez, et
+j'écouterai tout ce que vous aurez à me dire, que ce soit
+raisonnable ou non.»
+
+Il s'assit, mais resta muet. Depuis quelque temps je luttais
+contre les larmes, j'avais fait de grands efforts pour les
+retenir, parce que je savais que M. Rochester n'aimerait pas à me
+voir pleurer; mais je pensais que maintenant je pouvais les
+laisser couler aussi longtemps et aussi librement que je le
+désirais; si cela l'ennuyait, eh bien, tant mieux. Je donnai donc
+un libre cours à mes larmes, et je me mis à pleurer du fond du
+coeur.
+
+Bientôt il me supplia ardemment de me calmer; je lui répondis que
+je ne le pouvais pas, tant que je le voyais irrité.
+
+«Mais je ne suis pas fâché, Jane, me dit-il; seulement je vous
+aime trop, et tout à l'heure votre petite figure avait une
+expression si froide et si résolue, que je n'ai pas pu la
+supporter. Taisez-vous maintenant, et essuyez vos yeux.»
+
+Sa voix radoucie me prouva qu'il était calmé, et moi, à mon tour,
+je redevins plus tranquille. Il fit un effort pour appuyer sa tête
+sur mon épaule, mais je ne le voulus pas. Il essaya de m'attirer à
+lui; je m'y refusai également.
+
+«Jane, Jane, me dit-il avec un accent de tristesse si profonde que
+tous mes nerfs tressaillirent, vous ne m'aimez donc pas? Vous
+n'étiez tentée que par ma position; tout ce que vous désiriez,
+c'était d'être appelée ma femme; et maintenant que vous me croyez
+incapable de devenir votre mari, vous me fuyez comme si j'étais un
+reptile immonde ou un monstre malfaisant.»
+
+Ces mots me firent mal; mais que dire, que faire? J'aurais
+probablement dû ne rien dire et ne rien faire; mais j'étais
+tellement repentante de l'avoir ainsi attristé, que je ne pus pas
+m'empêcher de désirer répandre quelques gouttes de baume sur la
+blessure que je venais de faire.
+
+«Je vous aime, m'écriai-je, et plus que jamais; mais je ne dois ni
+montrer ni nourrir ce sentiment, et je l'exprime ici pour la
+dernière fois.
+
+-- La dernière fois, Jane? Comment! croyez-vous que vous pourrez
+vivre avec moi, me voir tous les jours, et, tout en continuant à
+m'aimer, rester sans cesse froide à mon égard?
+
+-- Non, monsieur; je suis sûre que je ne le pourrai pas; aussi, je
+ne vois qu'une chose possible; mais vous allez vous irriter si je
+vous dis ce que c'est.
+
+-- Oh! dites toujours; si je me mets en colère, vous avez la
+ressource des larmes.
+
+-- Monsieur Rochester, il faut que je vous quitte.
+
+-- Pour combien de temps? Jane, pour quelques minutes? afin de
+lisser vos cheveux qui sont un peu en désordre et de baigner votre
+visage qui est fiévreux?
+
+-- Il faut que je quitte Adèle et Thornfield, que je me sépare de
+vous pour toujours, que je commence une existence nouvelle au
+milieu de visages étrangers et de scènes inconnues.
+
+-- Certainement, et je vous l'ai déjà dit. Je passe sous silence
+votre folle idée de vous séparer de moi; non, vous allez, au
+contraire, devenir une partie de moi-même. Quant à la nouvelle
+existence dont vous parlez, vous avez raison; oui, vous serez ma
+femme, je ne suis pas marié; vous serez Mme Rochester, de fait et
+de nom. Je vous serai fidèle tant que je vivrai; je vous emmènerai
+dans une de mes propriétés, au sud de la France; une villa aux
+blanches murailles, bâtie sur les bords de la Méditerranée; là,
+votre vie sera heureuse, abritée et innocente. Ne craignez pas que
+je vous trompe jamais et que je fasse de vous ma maîtresse.
+Pourquoi secouez-vous la tête, Jane? Soyez raisonnable, vous allez
+encore me rendre fou.»
+
+Sa voix et ses mains tremblèrent; ses larges narines se
+dilatèrent, ses yeux devinrent ardents, et pourtant j'osai parler.
+
+«Monsieur, dis-je, votre femme existe; vous-même l'avez déclaré ce
+matin; si je vivais avec vous comme vous le désirez, je serais
+votre maîtresse; le nier serait un sophisme, un mensonge.
+
+-- Jane, vous oubliez que je ne suis pas un homme doux; je ne suis
+ni patient, ni froid, ni à l'abri de la passion; par pitié pour
+moi et pour vous, mettez votre doigt sur mon pouls, écoutez-en les
+battements et prenez garde.»
+
+Il dégagea son poignet et me le tendit; ses joues et ses lèvres,
+que le sang avait abandonnées, devinrent livides. J'étais dans une
+grande agitation; je trouvais cruel de le torturer ainsi par une
+résistance qui lui était insupportable. Céder était impossible. Je
+fis ce que font instinctivement toutes les créatures humaines
+lorsqu'elles se trouvent dans un grand danger; je demandai du
+secours à un être plus grand que l'homme, et les mots: «Mon Dieu,
+aidez-moi!» s'échappèrent involontairement de mes lèvres.
+
+«Je suis un fou, s'écria tout à coup M. Rochester, de lui dire
+ainsi que je ne suis pas marié, sans lui expliquer pourquoi;
+j'oublie qu'elle ne connaît rien du caractère de cette femme et
+des circonstances qui ont décidé notre union infernale; oh! je
+suis sûr que Jane sera de mon opinion lorsqu'elle saura tout ce
+que je sais. Mettez votre main dans la mienne, Jane, afin que je
+sois certain, par la vue et le toucher, que vous êtes près de moi;
+je veux vous exposer ma situation en quelques mots; pouvez-vous
+m'écouter?
+
+-- Oui, monsieur; pendant des heures, si vous voulez.
+
+-- Je ne vous demande que quelques minutes Jane, avez-vous jamais
+entendu dire que je n'étais pas l'aîné de ma famille, que j'avais
+un frère plus âgé que moi?
+
+-- Oui, monsieur; Mme Fairfax me l'a dit.
+
+-- Avez-vous entendu dire que mon frère était avare?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Eh bien! Jane, mon père ne voulait pas partager ses biens; il
+ne pouvait pas se faire à l'idée de diviser ses propriétés et de
+m'en donner une portion. Il avait décidé qu'elles appartiendraient
+en entier à mon frère; et cependant il ne pouvait pas supporter la
+pensée que son fils serait pauvre; il voulut m'enrichir par un
+mariage, et il se mit à me chercher une compagne. M. Mason,
+planteur et commerçant dans les Indes, était une de ses anciennes
+connaissances. Mon père savait que la fortune de M. Mason était
+véritablement grande; il prit des informations et apprit que son
+ancien ami avait un fils et une fille, et qu'il donnerait à cette
+dernière une dot de trente mille livres sterling; c'était
+suffisant. Lorsque je sortis du collège, on m'envoya à la Jamaïque
+épouser cette fiancée qu'on avait retenue pour moi. Mon père ne me
+parla pas de la fortune; mais il me dit que Mlle Mason était
+l'orgueil de la ville espagnole, à cause de sa beauté: c'était
+vrai. Elle était belle comme Blanche Ingram; grande, brune et
+majestueuse. Elle et sa famille me désiraient à cause de ma
+naissance; on me montra ma fiancée au bal et splendidement vêtue;
+je la vis rarement seule, et j'eus très peu de conversations
+intimes. Elle me flattait et déployait pour moi ses charmes et ses
+talents. Tous les hommes semblaient l'admirer et m'envier; je fus
+ébloui; mes sens furent excités; comme j'étais ignorant et
+inexpérimenté, je crus que je l'aimais. Les stupides rivalités de
+la société, les fiévreux désirs et l'aveuglement des jeunes gens,
+entraînent un homme dans les plus grandes folies; les parents de
+Berthe m'encourageaient; ses poursuivants piquaient mon amour-
+propre; elle-même m'attirait, et ainsi le mariage fut conclu avant
+que j'eusse encore eu le temps de me reconnaître. Oui je ne peux
+plus me respecter quand je pense à cet acte; un mépris qui me
+torture s'empare de moi. Je ne l'ai jamais ni aimée, ni estimée,
+ni connue, je n'étais pas sûr qu'elle eût une seule vertu; je
+n'avais remarqué ni modestie, ni bienveillance, ni candeur, ni
+délicatesse dans son esprit et ses manières: et je l'ai épousée,
+tant j'étais imbécile, aveugle, vil et grossier; j'aurais été
+moins coupable si... mais rappelons-nous à qui nous parlons.
+
+«Je n'avais jamais vu la mère de ma fiancée, je la croyais morte.
+La lune de miel passée, j'appris mon erreur; elle n'était que
+folle et enfermée dans une maison de santé. Il y avait aussi un
+jeune frère, un idiot. L'aîné, que vous avez vu (et que je ne puis
+pas haïr, bien que je déteste toute sa famille, parce que cet
+esprit faible a montré, par son continuel intérêt pour sa
+malheureuse soeur, qu'il y avait en lui quelque peu d'affection,
+et parce qu'autrefois il a eu pour moi un attachement de chien),
+aura probablement, un jour à venir, le même sort que les autres;
+mon père et mon frère savaient tout cela; mais ils ne pensèrent
+qu'aux trente mille livres, et se joignirent au complot tramé
+contre moi.
+
+«C'étaient d'odieuses découvertes: j'étais mécontent de voir qu'on
+m'avait traîtreusement caché ce secret; mais, sans la part que ma
+femme y avait prise, je n'aurais jamais songé à lui faire un
+reproche du malheur de sa famille, même lorsque je m'aperçus que
+sa nature était différente de la mienne et que ses goûts ne
+pouvaient me convenir. Son esprit était commun, bas, étroit, et
+incapable de comprendre rien de noble et d'élevé. Quand je vis que
+je ne pouvais pas passer agréablement avec elle une seule soirée,
+ni même une seule heure, que toute conversation était impossible,
+parce que, quel que fût le sujet que je choisissais, je recevais
+immédiatement une réponse dure, grossière, perverse ou stupide;
+lorsque je m'aperçus que je ne pouvais même pas avoir une maison
+tranquille et bien installée, parce qu'aucun domestique ne pouvait
+supporter ses accès de violence, son mauvais caractère, ses ordres
+absurdes, tyranniques et contradictoires; eh bien, même alors, je
+me contins; j'évitai les reproches; j'essayai de dévorer en secret
+mon dépit, et mon dégoût; je réprimai ma profonde antipathie.
+
+«Jane, je ne veux pas vous troubler par d'horribles détails,
+quelques mots suffiront pour ce que j'ai à dire. J'ai vécu quatre
+ans avec cette femme que vous avez vue là-haut, et je vous assure
+qu'elle m'a bien éprouvé. Ses instincts se développaient avec une
+rapidité effrayante, ses vices grandissaient à chaque instant; ils
+étaient si forts, que la cruauté seule pouvait les dominer, et je
+ne voulais pas être cruel. Quelle intelligence de pygmée, quelles
+gigantesques tendances au mal, et combien ces tendances me furent
+funestes! Berthe Mason, digne fille d'une mère infâme, me traîna à
+travers toutes les agonies dégradantes et hideuses qui attendent
+un homme lié à une femme sans tempérance ni chasteté.
+
+«Mon frère mourut, et mon père le suivit bientôt. Il y avait
+quatre ans que nous étions mariés; j'étais riche, et pourtant
+j'étais bien misérable. La nature la plus impure et la plus
+dépravée que j'aie jamais connue était unie à moi; la loi et la
+société la déclaraient une portion de moi-même, et je ne pouvais
+me débarrasser d'elle par aucun moyen légal: car les médecins
+découvrirent alors que ma femme était folle; ses excès avaient
+développé prématurément les germes de la maladie. Jane, mon récit
+vous déplaît, vous avez l'air souffrante; voulez-vous que je
+remette la fin à un autre jour?
+
+-- Non, monsieur, finissez-le; je vous plains, je vous plains
+sincèrement.
+
+-- Jane, chez quelques-uns la pitié est une chose si dangereuse et
+si insultante, qu'on fait bien de prier ceux qui vous l'offrent de
+la garder pour eux; mais c'est la pitié qui sort des coeurs durs
+et personnels. C'est un sentiment à double face, à la fois
+souffrance égoïste d'entendre raconter les douleurs des autres, et
+mépris ignorant pour ceux qui les ont endurées; mais telle n'est
+pas votre pitié à vous, Jane, ce n'est pas là le sentiment que je
+lis dans ce moment sur votre visage, qui anime vos yeux, soulève
+votre coeur et fait trembler votre main dans la mienne: votre
+pitié, ma bien-aimée, est la mère souffrante de l'amour, ses
+angoisses sont les douleurs naturelles de la divine passion; je
+l'accepte, Jane. Que la fille s'avance librement; mes bras sont
+ouverts pour la recevoir.
+
+-- Maintenant, monsieur, continuez. Que fîtes-vous lorsque vous
+vous aperçûtes que votre femme était folle?
+
+-- Jane, je fus bien près du désespoir; entre moi et l'abîme il
+n'y avait plus qu'un petit reste de dignité humaine. Aux yeux du
+monde, j'étais honteusement déshonoré; mais je résolus d'être pur
+à mes yeux. Jusqu'au dernier moment je m'éloignai d'elle pour ne
+pas sentir la souillure de ses crimes; je repoussai toute union
+avec cet esprit vicieux, et pourtant la société continuait à unir
+nos noms et nos personnes; je la voyais et je l'entendais tous les
+jours; un peu de son haleine était mêlé à l'air que je respirais.
+
+«Et, d'ailleurs, je me rappelais que j'avais été son mari; alors,
+comme maintenant, ce souvenir était odieux pour moi; je savais
+que, tant qu'elle vivrait, je ne pourrais pas épouser une autre
+femme meilleure qu'elle. Bien qu'elle fût plus âgée que moi de
+cinq ans (sa famille et mon père m'avaient trompé, même sur son
+âge), il était probable qu'elle vivrait autant que moi, car son
+corps était aussi robuste que son esprit était infirme. Ainsi, à
+l'âge de vingt-six ans, toutes mes espérances étaient brisées.
+
+«Une nuit, je fus réveillé par les cris de Berthe Mason; depuis
+que les médecins l'avaient déclarée folle, elle était enfermée.
+C'était par une de ces brûlantes nuits des Indes qui souvent
+précèdent un ouragan; ne pouvant m'endormir, je me levai et
+j'ouvris la fenêtre; l'air était transformé en un torrent de
+soufre, je ne pus trouver de fraîcheur nulle part, les moustiques
+entraient par les fenêtres et bourdonnaient dans la chambre.
+J'entendais la mer, et le tumulte des flots était semblable au
+bruit qu'aurait occasionné un tremblement de terre; de sombres
+nuages envahissaient le ciel; la lune brillait au-dessus des
+vagues, large et rouge comme la gueule d'un canon; elle jetait une
+dernière flamme sur ce sol tremblant à l'approche d'un orage.
+Physiquement, j'étais ému par cette lourde atmosphère et cette
+scène terrible; les cris de la folle continuaient à retentir à mes
+oreilles; elle mêlait mon nom à toutes ses malédictions, avec un
+accent de haine digne d'un démon; jamais créature humaine n'a eu
+un vocabulaire plus vil que le sien. Bien que je fusse séparé
+d'elle par deux chambres, j'entendais chaque mot; dans l'Inde,
+toutes les maisons ont des murs très minces, de sorte que ses
+hurlements, comparables à ceux du loup, arrivaient jusqu'à moi.
+
+«Cette vie, m'écriai-je enfin, est semblable à l'enfer; dans
+l'abîme sans fond réservé aux damnés, on doit respirer le même air
+et entendre les mêmes bruits. J'ai le droit de jeter loin de moi
+ce fardeau si je le puis; j'échapperai aux souffrances de cette
+vie mortelle en délivrant mon âme de la chaîne pesante qui
+l'étouffe. Oh! éternité douloureuse, inventée par les fanatiques,
+je ne te crains pas; rien ne peut être plus horrible que les
+souffrances qui m'accablent; brisons cette existence et retournons
+vers Dieu dans notre patrie!»
+
+«En disant ces mots, je m'agenouillai pour ouvrir une boîte qui
+contenait une paire de pistolets chargés. Je voulais me tuer; mais
+ce désir ne dura qu'un instant, car je n'étais pas fou, et cette
+crise de désespoir infini, qui excita en moi le désir et le projet
+de la destruction, ne dura qu'un instant.
+
+«Un vent frais venu d'Europe souffla sur l'Océan et entra par la
+fenêtre ouverte; l'orage éclata, et, après la pluie, le tonnerre
+et les éclairs, le ciel redevint pur. Alors je pris une
+résolution, tout en me promenant dans mon jardin humide, sous les
+orangers, les grenadiers et les ananas mouillés par l'orage; et,
+pendant que la fraîche rosée des tropiques tombait autour de moi,
+je raisonnai ainsi. Écoutez-moi, Jane; car c'était une véritable
+sagesse qui m'avait montré le chemin que je devais suivre.
+
+«Le doux vent d'Europe continuait à murmurer dans les feuilles
+rafraîchies, et l'Atlantique roulait ses vagues glorieuses de leur
+liberté. Mon coeur, longtemps brisé et flétri, se ranima en
+entendant les accords de l'Oman; il me sembla qu'un sang vivifiant
+coulait en moi; mon être tout entier demandait une vie nouvelle;
+mon âme aspirait à une goutte d'eau pure. Je sentis l'espérance
+renaître, je compris que la régénération était possible; d'un des
+berceaux fleuris de mon jardin, j'aperçus la mer plus bleue que le
+ciel; l'ancien monde était au delà.
+
+«Va, me disait l'espérance, retourne en Europe! Là, on ne sait pas
+que tu portes un nom souillé et que tu traînes après toi un impur
+fardeau; tu pourras emmener la folle en Angleterre, l'enfermer à
+Thornfield avec les précautions et les soins nécessaires; puis tu
+iras voyager où tu voudras et tu formeras les liens qui te
+plairont. Cette femme qui t'a si longtemps fait souffrir, qui a
+souillé ton nom, outragé ton honneur, flétri ta jeunesse, elle
+n'est pas ta femme et tu n'es pas son mari. Veille à ce qu'on
+prenne soin d'elle, ainsi que cela doit être, et tu auras fait
+tout ce qu'exigent Dieu et l'humanité. Garde le silence sur ce
+qu'elle est, tu ne dois le dire à personne; place-la dans un lieu
+sûr et commode; cache bien sa honte, et quitte-la.»
+
+«J'agis ainsi; mon père et mon frère n'avaient pas parlé de mon
+mariage à leurs connaissances, parce que, dans la première lettre
+où je leur appris mon union, je commençais déjà à en être dégoûté;
+d'après tout ce que j'avais su de la famille de Berthe Mason, je
+voyais un affreux avenir devant moi, et je suppliai mon père et
+mon frère de garder le secret. Bientôt la conduite de celle que
+mon père m'avait choisie pour femme devint telle, que lui-même eût
+rougi de la reconnaître pour sa belle-fille; loin de désirer de
+publier ce mariage, il mit autant de soin que moi à le cacher.
+
+«Je la conduisis donc en Angleterre. Il fut bien terrible pour moi
+d'avoir un monstre semblable dans un vaisseau; ce fut un grand
+soulagement lorsque je la vis installée dans la chambre du
+troisième, dont le cabinet secret est devenu, depuis dix ans, le
+repaire d'une véritable bête sauvage. J'eus de la peine à lui
+trouver une garde: il fallait une personne en qui l'on pût avoir
+pleine confiance; sans cela les extravagances de la folle
+révéleraient inévitablement mon secret; puis elle avait des jours
+et même des semaines de lucidité dont elle se servait pour me
+tromper. Enfin j'ai trouvé Grace Poole, à Grimsby-Retreat. Elle et
+Carter, qui a pansé Mason le jour où la folle s'est jetée sur lui,
+sont les seules personnes qui aient jamais eu connaissance de mon
+secret; Mme Fairfax a peut-être soupçonné quelque chose, mais elle
+n'a jamais pu savoir rien de précis. Après tout, Grace a été
+discrète; mais, malheureusement, plusieurs fois sa vigilance a
+fait défaut, à cause d'un vice dont rien ne peut la corriger et
+qui résulte probablement de son rude métier. La folle est à la
+fois malfaisante et rusée; elle n'a jamais manqué de profiter des
+fautes de sa gardienne, une fois pour se saisir du couteau avec
+lequel elle a frappé son frère, deux fois pour prendre la clef de
+sa chambre: la première, elle a essayé de me brûler dans mon lit;
+la seconde, elle est venue vous visiter. Je remercie Dieu d'avoir
+veillé sur vous et d'avoir permis que la rage de Berthe s'assouvit
+sur votre voile, qui probablement lui rappelait vaguement le
+souvenir de son mariage. Je frémis en pensant à ce qui aurait pu
+arriver; mon sang se glace dans mes veines quand je songe que
+cette créature, qui s'est jetée sur moi ce matin, aurait pu se
+cramponner au cou de ma bien-aimée.
+
+-- Et qu'avez-vous fait, monsieur, demandai-je en le voyant
+s'interrompre, qu'avez-vous fait, après avoir installé votre femme
+ici? Où êtes-vous allé?
+
+-- Ce que j'ai fait, Jane? je me suis transformé en un feu follet.
+Où je suis allé? j'ai entrepris des voyages semblables à ceux du
+Juif Errant. Je visitai tout le continent; mon désir et mon but
+étaient de trouver une femme bonne, intelligente, digne d'être
+aimée, et qui fût opposée à celle que je laissais à Thornfield.
+
+-- Mais vous ne pouviez pas vous marier, monsieur.
+
+-- J'étais décidé à le faire; j'étais convaincu que je le pouvais
+et que je le devais. Mon intention n'était pas de tromper comme je
+l'ai fait; je voulais raconter mon passé et faire mes propositions
+ouvertement. Il me semblait évident que tout le monde me
+considérerait comme libre d'aimer et d'être aimé, et je n'ai pas
+douté un seul instant que je trouverais une femme capable de me
+comprendre et de m'accepter, malgré la malédiction qui pesait sur
+moi.
+
+-- Eh bien, monsieur?
+
+-- Quand vous questionnez, Jane, vous me faites toujours sourire;
+vous ouvrez vos yeux comme un oiseau inquiet, et, de temps en
+temps, vous vous agitez brusquement; on dirait que les réponses
+n'arrivent pas assez promptement pour vous et que vous voudriez
+lire dans le coeur même. Mais, avant que je continue, apprenez-moi
+ce que vous voulez dire par votre: «Eh bien, monsieur?» Vous
+répétez souvent cette petite phrase, et, je ne sais trop pourquoi,
+elle m'entraîne dans des discours sans fin.
+
+-- Je veux dire: Qu'y a-t-il après? Qu'avez-vous fait? qu'est-ce
+qui résulte de cela?
+
+-- Précisément; et que désirez-vous savoir maintenant?
+
+-- Si vous avez trouvé une personne qui vous plût, si vous lui
+avez demandé de vous épouser, et ce qu'elle a répondu.
+
+-- Je puis vous dire si j'ai trouvé une personne qui me plût et si
+je lui ai demandé de m'épouser; mais ce qu'elle m'a répondu est
+encore à inscrire dans le livre de la destinée. Pendant dix
+longues années, j'errai partout, demeurant tantôt dans une
+capitale, tantôt dans une autre, quelquefois à Saint-Pétersbourg,
+le plus souvent à Paris; de temps en temps à Rome, Naples ou
+Florence. La Providence m'avait donné beaucoup d'argent et le
+passeport d'un vieux nom, je pouvais choisir ma société; aucun
+cercle ne m'était fermé; je cherchai ma femme idéale parmi les
+ladies anglaises, les comtesses françaises, les signoras
+italiennes et les grafinnen allemandes: je ne pus pas la trouver.
+Il y a des moments où j'ai cru voir une forme et entendre une voix
+qui devaient réaliser mon rêve, mais j'étais bientôt déçu. Ne
+supposez pas pour cela que je demandais la perfection du corps ou
+de l'esprit; je demandais quelqu'un qui me plût, qui fût le
+contraire de la créole: je cherchai en vain. Je ne trouvai pas
+dans le monde une seule fille que j'eusse voulue pour femme, car
+je connaissais les dangers et les souffrances d'un mauvais
+mariage. Le désappointement me rendit nonchalant; j'essayai de la
+dissipation, jamais de la débauche, je la détestais et je la
+déteste: c'était là le vice de ma Messaline indienne. Le dégoût
+que me faisait éprouver la débauche restreignait souvent mes
+plaisirs. Je m'éloignai de toutes les jouissances qui pouvaient y
+ressembler, parce que je croyais ainsi me rapprocher de Berthe et
+de ses vices.
+
+«Pourtant je ne pouvais pas vivre seul; j'eus des maîtresses. La
+première fut Céline Varans, encore une de ces fautes qui font
+qu'un homme se méprise quand il se les rappelle; vous savez déjà
+quelle était cette femme, et comment notre liaison se termina.
+Deux autres lui succédèrent: une Italienne, nommée Giacinta, et
+une Allemande, appelée Clara. Toutes deux passaient pour très
+belles; mais que m'importa leur beauté, lorsque j'y fus habitué?
+Giacinta était violente et immorale; au bout de trois mois je fus
+fatigué d'elle. Clara était honnête et douce, mais lourde, froide
+et sans intelligence; elle n'était pas le moins du monde de mon
+goût: je fus bien aise de lui donner une somme suffisante pour lui
+assurer un état honnête et ainsi me débarrasser convenablement
+d'elle. Mais, Jane, je lis dans ce moment-ci, sur votre visage,
+que vous n'avez pas bonne opinion de moi; vous voyez en moi un
+misérable, dépourvu de principes et de sentiments, n'est-ce pas?
+
+-- En effet, monsieur, je ne vous aime pas autant que certains
+jours, je trouve très mal de vivre ainsi, tantôt avec une
+maîtresse, tantôt avec une autre, et vous en parlez comme d'une
+chose toute simple.
+
+-- Je me suis laissé aller à ce genre de vie, et pourtant je
+n'aimais pas cette existence vagabonde; jamais je ne désirerai y
+revenir. Louer une maîtresse est ce qu'il y a de pire après
+acheter un esclave; tous deux sont inférieurs à vous, souvent par
+la nature, toujours par la position, et il est dégradant de vivre
+intimement avec des inférieurs. Maintenant je ne puis supporter le
+souvenir des moments que j'ai passés avec Céline, Giacinta et
+Clara.»
+
+Je sentis la vérité des paroles de M. Rochester, et j'en conclus
+que si jamais je m'étais oubliée, si jamais j'avais négligé les
+principes appris dans mon enfance, si, poussée par la tentation,
+sous un prétexte quelconque et même avec toutes les excuses
+possibles, je m'étais décidée à succéder à ces malheureuses
+femmes, un jour ma mémoire exciterait chez M. Rochester le même
+sentiment que le souvenir de ses maîtresses. Je ne dis rien de ma
+conviction, il suffisait de l'avoir; je l'enfermai dans mon coeur,
+afin qu'elle pût me servir au jour de l'épreuve.
+
+«Jane, pourquoi ne dites-vous pas: Eh bien, monsieur? car je n'ai
+pas fini. Vous paraissez grave, je vois bien que vous me
+désapprouvez encore; mais revenons à notre sujet. Au mois de
+janvier dernier, débarrassé de toutes mes maîtresses, l'esprit
+aigri et endurci par une vie errante, inutile et solitaire,
+désillusionné, mal disposé à l'égard des hommes et surtout des
+femmes (car je commençais à croire que les femmes fidèles,
+intelligentes et aimantes, n'existaient que dans les rêves), je
+revins en Angleterre, où m'appelaient des affaires.
+
+«Je me dirigeais vers Thornfield par une froide soirée d'hiver,
+Thornfield, château détesté. Je ne m'attendais à y trouver ni
+calme ni bonheur; tout à coup j'aperçus une petite ombre
+tranquillement assise sur des marches dans le sentier de Hay; je
+passai devant elle avec autant d'indifférence que devant l'arbre
+qui lui faisait face: je n'avais aucun pressentiment de ce qu'elle
+serait pour moi; rien en moi ne m'avait averti que l'arbitre de
+mon existence, le génie de ma bonne ou de ma mauvaise conduite,
+attendait là sous un humble déguisement; je ne m'en doutai même
+pas lorsque, après l'accident arrivé à Mesrour, l'ombre vint vers
+moi et m'offrit gravement ses services. C'était une petite
+créature élancée et enfantine; on eût dit une linotte qui,
+voletant à mes pieds, m'eût proposé de me porter sur ses ailes
+délicates. Je fus maussade, mais elle ne voulut pas s'éloigner;
+elle resta près de moi avec une étrange persévérance, me regarda
+et me parla avec une sorte d'autorité; je devais être aidé par sa
+main, et je le fus en effet.
+
+«Lorsque j'eus pressé cette épaule délicate, une sève nouvelle
+sembla se répandre dans mon corps. Il était heureux pour moi de
+savoir que cette petite elfe reviendrait, qu'elle appartenait à ma
+maison; sans cela je n'aurais pas pu, sans regret, la voir
+s'échapper et disparaître derrière les buissons. Ce soir-là, je
+vous écoutai revenir, Jane; vous ne vous doutiez probablement pas
+que je pensais à vous et que j'étudiais vos actions. Le jour
+suivant, je vous observai environ une demi-heure, pendant que vous
+amusiez Adèle. Je me rappelle que c'était un jour où la neige
+tombait, et que vous ne pouviez pas sortir; j'étais dans ma
+chambre, dont j'avais laissé la porte entr'ouverte: je pouvais
+voir et entendre. Adèle s'emparait de toute votre attention, mais
+je voyais bien que vos pensées étaient ailleurs; cependant vous
+étiez patiente avec elle, ma petite Jane; pendant longtemps vous
+lui avez parlé et vous l'avez amusée. Quand elle vous eut enfin
+quittée, vous êtes tombée dans une profonde rêverie, vous vous
+êtes mise à vous promener lentement le long du corridor; de temps
+en temps, en passant devant une fenêtre, vous regardiez la neige
+épaisse qui tombait, vous écoutiez les sanglots du vent, puis vous
+repreniez doucement votre marche et votre rêve. Je pense que vos
+visions n'étaient pas sombres; la douce lumière de vos yeux
+annonçait que vos pensées n'étaient ni tristes ni amères; votre
+regard révélait plutôt les beaux songes de la jeunesse, lorsque
+celle-ci suit, sur des ailes complaisantes, le vol de l'espérance
+jusqu'au ciel idéal. La voix de Mme Fairfax vous ayant réveillée,
+vous avez souri de vous-même d'une singulière manière; il y avait
+beaucoup de bon sens et de finesse dans votre sourire, Jane; il
+semblait dire: «Mes visions sont belles, mais il ne faut pas
+oublier que ce ne sont que des visions; mon cerveau a inventé un
+ciel rose, un Eden vert et fleuri, mais je sais bien qu'il faut me
+frayer ma route dans un rude sentier et lutter contre la tempête.»
+Alors vous êtes descendue et vous avez demandé à Mme Fairfax de
+vous donner quelque chose à faire, les comptes de la semaine à
+régler, je crois, ou quelque autre occupation de ce genre; j'étais
+fâché de vous perdre de vue.
+
+«J'attendis le soir avec impatience, qu'alors au moins je pouvais
+vous appeler près de moi; je soupçonnais en vous un caractère tout
+à fait neuf pour moi, je désirais le sonder plus profondément et
+le connaître mieux. Vous entrâtes dans la chambre avec un air à la
+fois timide et indépendant; vous étiez simplement habillée, dans
+le même genre qu'aujourd'hui. Je vous fis parler; au bout du peu
+de temps, je vous trouvai remplie de contrastes étranges: vos
+vêtements, vos manières, se ressentaient d'une discipline sévère;
+votre aspect était différent et annonçait une nature raffinée,
+mais qui ne connaissait pas du tout le monde et qui avait peur de
+donner une opinion défavorable d'elle en faisant quelque solécisme
+ou en disant une sottise. Mais, lorsqu'on s'adressait directement
+à vous, vous leviez sur votre interlocuteur un oeil perçant, hardi
+et plein d'ardeur. Il y avait dans votre regard de la puissance et
+de la pénétration. Quand je vous faisais quelque question
+positive, vous trouviez toujours une réponse facile et prompte.
+Bientôt vous fûtes habituée à moi; je crois, Jane, que vous
+sentiez une sympathie entre vous et votre maître triste et
+maussade, car je fus étonné de voir avec quelle rapidité un
+certain bien-être charmant s'empara de vous. Quelque maussade que
+je fusse, vous ne témoigniez ni surprise, ni crainte, ni ennui, ni
+déplaisir de ma morosité; vous vous contentiez de m'examiner, et
+de temps en temps je vous voyais sourire avec une grâce si simple
+et si sage que je ne puis la décrire. Ce que j'apercevais me
+rendait heureux et excitait ma curiosité; j'aimais ce que je
+voyais, et je désirais voir davantage. Pourtant, je vous tins
+longtemps à distance et je ne cherchai que rarement votre
+compagnie. J'étais intelligent dans mon épicurisme, et je désirais
+prolonger le plaisir des découvertes; puis je craignais, en
+maniant trop librement la fleur, de voir son éclat se faner, de
+voir disparaître le doux charme de sa fraîcheur; je ne savais pas
+alors que ce n'était point une floraison passagère et qu'elle
+devait toujours garder son brillant éclat, comme si elle eût été
+taillée dans un diamant indestructible. Je désirais aussi savoir
+si, le jour où je vous éviterais, vous me rechercheriez; mais vous
+ne l'avez pas fait, vous êtes restée dans la salle d'étude aussi
+tranquille que votre pupitre et votre chevalet; si par hasard je
+vous rencontrais, vous passiez devant moi, me faisant simplement
+un léger salut comme marque de respect. Pendant tout ce temps-là,
+votre expression ordinaire était pensive; vous n'étiez pas triste,
+car vous ne souffriez pas, mais votre coeur n'était pas léger,
+parce que le présent ne vous offrait nulle joie, et l'avenir bien
+peu d'espérances. Je me demandais ce que vous pensiez de moi ou si
+même vous pensiez à moi; je vous examinai pour le savoir. Quand
+nous causions ensemble, il y avait quelque chose d'heureux dans
+votre regard et de satisfait dans vos manières; je vis que vous
+aviez un coeur sociable; le silence de la chambre d'étude et la
+monotonie de votre vie vous avaient rendue triste. Je me laissai
+aller au plaisir d'être bon à votre égard; la bonté éveilla
+bientôt votre émotion, votre figure devint douée et votre voix
+caressante. J'aimais à entendre prononcer mon nom par vos lèvres
+et avec votre accent heureux et reconnaissant; j'étais content
+lorsque, par une circonstance quelconque, nous nous rencontrions.
+Il y avait dans vos manières une curieuse incertitude lorsque vous
+me regardiez: vos yeux exprimaient un peu de doute et un trouble
+léger; vous ne saviez pas où me porterait mon caprice, et vous
+vous demandiez si j'allais jouer le rôle d'un maître sévère ou
+d'un ami doux et bienveillant. Je vous aimais trop, Jane, pour me
+poser en maître; quand je vous tendais cordialement la main, votre
+jeune visage exprimait tant de lumière et de bonheur, que j'avais
+bien de la peine à ne pas vous presser contre mon coeur.
+
+-- Ne me parlez plus de ces jours-là, monsieur,» interrompis-je en
+essuyant furtivement une larme.
+
+Ses paroles me torturaient, car je savais ce qu'il me restait à
+faire, et prochainement. Tous ces souvenirs et toutes ces
+révélations de ce qu'éprouvait M. Rochester rendaient ma tâche
+plus difficile.
+
+«Vous avez raison, Jane, reprit-il; pourquoi s'arrêter sur le
+passé, quand le présent est plus sûr et l'avenir plus beau?»
+
+Je frissonnai en entendant cette orgueilleuse assertion.
+
+«Vous comprenez bien la situation, n'est-ce pas? continua-t-il.
+Après une jeunesse et une virilité passées soit dans une
+inexprimable souffrance, soit dans une douloureuse solitude, j'ai
+enfin trouvé ce que je puis aimer sincèrement; je vous ai trouvée.
+Vous sympathisez avec moi, vous êtes la meilleure partie de moi-
+même, mon bon ange. Je suis lié à vous par un fort attachement; je
+vous crois bonne, généreuse et aimante; j'ai conçu dans mon coeur
+une passion fervente et solennelle; elle me conduit à vous, vous
+attire à moi, enlace votre existence à la mienne: flamme pure et
+puissante, elle fait un seul être de nous deux.
+
+«C'est parce que je sentais et que je savais cela que j'ai résolu
+de vous épouser: me dire que j'ai déjà une femme, c'est une
+raillerie inutile; vous savez maintenant que je n'ai qu'un affreux
+démon. J'ai eu tort de chercher à vous tromper; mais je craignais
+votre entêtement et les préjugés qu'on vous avait donnés dans
+votre enfance. Je voulais vous bien posséder avant de me hasarder
+à une confidence: c'était lâche à moi; j'aurais dû tant d'abord en
+appeler à votre noblesse, à votre générosité, comme je le fais
+maintenant; vous raconter ma vie d'agonie, vous dire que j'avais
+faim et soif d'une existence plus noble et plus élevée, vous
+montrer non pas ma résolution (ce mot est trop faible), mais mon
+penchant irrésistible à aimer bien et fidèlement, puisque j'étais
+aimé fidèlement et bien. Alors je vous aurais demandé d'accepter
+ma promesse de fidélité et de me donner la vôtre; Jane, faites-le
+maintenant.»
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+«Pourquoi vous taisez-vous, Jane?» me demanda-t-il.
+
+Je subissais une rude épreuve; une main de fer pesait sur moi.
+Moment terrible, plein de luttes, d'horreur et de souffrance!
+Aucun être humain ne pouvait désirer d'être aimé plus que je ne
+l'étais; celui qui m'aimait ainsi, je l'adorais, et il fallait
+renoncer à cette idole; mon douloureux devoir était enfermé tout
+entier dans ce seul mot: se séparer!
+
+«Jane, reprit M. Rochester, vous comprenez ce que je vous demande;
+dites-moi seulement: Je serai à vous!»
+
+-- Monsieur Rochester, je ne serai pas à vous.»
+
+Il y eut encore un long silence.
+
+«Jane, reprit-il avec une douceur qui me brisa et me rendit froide
+comme la pierre, car sous cette voix tranquille je sentais les
+palpitations du lion; Jane, avez-vous l'intention de me laisser
+prendre une route et de choisir l'autre?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Jane, reprit-il en se penchant vers moi et en m'embrassant, le
+voulez-vous encore?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Et maintenant? continua-t-il en baisant doucement mon front et
+mes joues.
+
+-- Oui, monsieur! m'écriai-je en me dégageant rapidement de son
+étreinte.
+
+-- Oh! Jane, c'est cruel! c'est mal! Ce ne serait pas mal de
+m'aimer.
+
+-- Ce serait mal, monsieur, de vous obéir.»
+
+Un regard sauvage souleva ses sourcils et sillonna son visage; il
+se leva, mais se retint encore. J'appuyai ma main sur le dossier
+d'une chaise, pour me soutenir; j'avais peur, mais ma résolution
+était prise.
+
+«Un instant, Jane. Quand vous serez partie, jetez un regard sur ma
+triste vie; tout le bonheur s'en ira avec vous. Que me restera-t-
+il? Je n'ai qu'une folle pour femme; autant vaudrait me présenter
+un des cadavres du cimetière. Que faire, Jane? où aller pour
+trouver une compagne? où chercher l'espérance?
+
+-- Faites comme moi; ayez confiance en Dieu et en vous: croyez au
+ciel, et espérez que nous nous y retrouverons.
+
+-- Ainsi vous ne voulez pas céder?
+
+-- Non.
+
+-- Alors vous me condamnez à vivre misérable, à mourir maudit?»
+
+Sa voix s'éleva.
+
+«Je vous conseille de vivre pur, et je désire vous voir mourir
+tranquille.
+
+-- Vous m'arrachez l'amour et l'innocence»; à la place de l'amour,
+vous m'offrez la débauche; et, pour toute occultation, vous me
+proposez le vice.
+
+-- Non, monsieur, je ne vous condamne pas plus à cette destinée
+que je ne m'y condamne moi-même. Nous sommes nés pour souffrir et
+lutter, vous aussi bien que moi; résignez-vous; vous m'oublierez
+avant que je vous aie oublié.
+
+-- Vous me considérez comme un imposteur, vous ne croyez pas à ma
+loyauté. Je vous ai dit que je ne pourrais jamais changer, et vous
+me dites en face que je changerai bientôt; votre conduite prouve
+combien vous jugez mal, et combien vos idées sont fausses. Est-il
+mieux de jeter dans le désespoir un de ses semblables que de
+violer une loi humaine, lorsque personne ne doit en souffrir? car
+vous n'avez ni parents ni amis que vous craigniez d'offenser en
+demeurant avec moi.»
+
+C'était vrai; et, pendant qu'il parlait, ma raison et ma
+conscience se tournaient traîtreusement contre moi; elles criaient
+presque aussi haut que mon coeur, et tous ensemble me disaient:
+Oh! cède, cède! pense à sa souffrance, pense au danger où tu le
+laisses; regarde dans quel abattement il tombe lorsqu'il se voit
+abandonné. Souviens-toi que sa nature est impétueuse; songe aux
+suites du désespoir; console-le, sauve-le, aime-le! dis-lui que tu
+l'aimes et que tu seras à lui. Qui est-ce qui s'inquiète de toi
+dans le monde? qui est-ce qui sera offensé ou attristé par ce que
+tu feras?»
+
+Et, malgré tout, je continuais à me dire: «Je me dois à moi-même;
+plus je suis isolée, moins j'ai d'amis et de soutiens, plus je
+dois me respecter. Je garderai les lois données par Dieu et
+sanctionnées par l'homme; je serai fidèle aux principes que j'ai
+acceptés lorsque j'étais raisonnable et non pas folle comme
+maintenant. Les lois et les principes ne nous ont pas été donnés
+pour les jours sans épreuves; ils ont été faits pour des moments,
+comme celui-ci, alors que le coeur et l'âme se révoltent contre
+leur sévérité. Ils sont durs, mais ils ne seront pas violés; si je
+pouvais les briser à ma volonté, de quel prix seraient-ils? Ils
+ont une grande valeur, je l'ai toujours cru; et si je ne puis plus
+le croire maintenant, c'est parce que je suis insensée, que du feu
+coule dans mes veines, et que mon coeur bat trop pour que je
+puisse en compter les palpitations. À cette heure je dois m'en
+tenir aux opinions préconçues, et c'est sur ce terrain solide que
+je poserai mes doux pieds!»
+
+Je le fis en effet; M. Rochester me regarda, et devina aussitôt
+mon intention. Sa rage fut excitée au plus haut point, et, sans
+s'inquiéter des suites de sa colère, il y céda un instant. Il
+traversa la chambre, me prit le bras et me saisit par la taille;
+Il semblait me dévorer de son regard passionné; physiquement, je
+me sentais exposée à l'ardeur d'une fournaise enflammée, moi aussi
+impuissante que le chaume; mais je possédais encore mon âme, et
+j'éprouvais un sentiment de grande sécurité. Heureusement, l'âme a
+un interprète, interprète qui souvent n'a pas conscience de ce
+qu'il fait, mais qui est toujours fidèle: je veux parler des yeux.
+Les miens se dirigèrent vers la figure ardente de M. Rochester, et
+je poussai un soupir involontaire; son étreinte était douloureuse,
+et mes forces presque épuisées.
+
+«Jamais, dit-il en serrant les dents, jamais je n'ai vu une
+créature aussi frêle et aussi indomptable. Elle est entre mes
+mains comme un fragile roseau, continua-t-il en me secouant de
+toute la force de son poignet; je pourrais la plier avec un de mes
+doigts: et quel bien cela ferait-il, si je la pliais, si je la
+domptais, si je la jetais à terre? Regardez ces yeux, regardez
+cette enfant résolue, sauvage et indépendante, qui semble me
+défier avec plus que le courage, avec la certitude du triomphe!
+Quand même je me rendrais maître de la cage, je ne pourrais pas
+m'emparer du bel oiseau sauvage; si je brise la fragile prison,
+mon outrage ne fera que donner la liberté au captif. Je pourrais
+conquérir la maison; mais celle qui l'occupe s'envolerait vers le
+ciel, avant que je pusse me déclarer possesseur de sa demeure
+d'argile! et c'est cette âme d'énergie, de vertu et de pureté que
+je veux, ce n'est pas seulement votre frêle enveloppe. Si vous le
+vouliez, vous pourriez voler librement vers moi, et venir vous
+abriter près de mon coeur; mais, saisie malgré vous, semblable à
+un pur esprit, vous échapperiez à mes embrassements; vous
+disparaîtriez avant que j'aie pu respirer votre parfum. Oui venez,
+Jane, venez!»
+
+En disant ces mots, il me lâcha et se contenta de me regarder. Il
+était plus difficile de résister à ce regard qu'à son étreinte
+passionnée; mais je ne voulais pas succomber: j'avais défié sa
+colère, il fallait maintenant supporter sa douleur. Je me dirigeai
+vers la porte.
+
+«Vous partez, Jane? me dit-il.
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Vous allez me quitter?
+
+-- Oui.
+
+-- Vous ne reviendrez pas? vous ne voulez pas être mon soutien,
+mon sauveur? Mon amour profond, ma grande douleur, mes
+supplications, tout cela n'est rien pour vous?»
+
+Quelle inexprimable douleur dans sa voix! combien il me fut dur de
+répéter avec fermeté:
+
+«Je pars.
+
+-- Jane! reprit-il.
+
+-- Monsieur Rochester?
+
+-- Eh bien, partez, j'y consens; mais rappelez-vous que vous me
+laissez ici dans l'angoisse. Montez dans votre chambre; rappelez-
+vous tout ce que je vous ai dit, Jane; jetez un regard sur mes
+souffrances, et pensez à moi.»
+
+Il se retourna et alla se cacher le visage contre le sofa.
+
+«Oh! Jane! s'écria-t-il avec un ton de douloureuse angoisse, oh!
+Jane, mon espérance, mon amour, ma vie!»
+
+Et alors j'entendis sortir de sa poitrine un profond sanglot.
+
+J'avais déjà gagné la porte, mais je revins sur mes pas, aussi
+résolue que lorsque je m'étais retirée. Je m'agenouillai près de
+lui; je soulevai son visage et le dirigeai de mon côté,
+j'embrassai sa joue et je lissai ses cheveux avec ma main.
+
+-- Dieu vous bénisse, mon cher maître! m'écriai-je; Dieu vous
+garde de la souffrance et du mal! puisse-t-il vous diriger, vous
+consoler, et vous récompenser de vos bontés passées pour moi!
+
+-- L'amour de ma petite Jane aurait été ma meilleure récompense,
+répondit-il; si je ne l'obtiens pas, mon coeur est à jamais brisé;
+mais Jane me donnera son amour; elle me le donne noblement,
+généreusement.»
+
+Le sang lui monta au visage, ses yeux brillèrent; il se leva et
+étendit les bras: mais j'échappai à son étreinte et je quittai
+subitement la chambre.
+
+«Adieu!» cria mon coeur, lorsque je m'éloignai. -- «Adieu, pour
+toujours!» ajouta le désespoir.
+
+.....................
+
+Cette nuit-là, je ne pensais pas dormir; cependant, à peine fus-je
+étendue, qu'un lourd sommeil s'appesantit sur moi. Je fus
+transportée en songe aux scènes de mon enfance; je rêvai que
+j'étais dans la chambre rouge de Gateshead, que la nuit était
+sombre et mon esprit en proie à une étrange terreur; il me sembla
+que la petite lumière qui, il y avait bien des années, m'avait
+fait évanouir de peur, après avoir glissé le long de la muraille,
+venait trembloter au milieu du sombre plafond. Je levai la tête
+pour regarder; le plafond se changea en des nuages noirs et
+élevés, la petite lumière en une de ces vapeurs rougeâtres qui
+entourent la lune. J'attendis le lever de la lune avec une
+singulière impatience, comme si ma destinée eût été écrite sur son
+disque rouge; elle se précipita hors des nuages comme elle ne l'a
+jamais fait. J'aperçus d'abord une main qui sortait des noirs plis
+du ciel et qui écartait les nuées; puis je vis, au lieu de la
+lune, une ombre blanche se dessinant sur un fond d'azur, et
+inclinant son noble front vers la terre. L'ombre ne pouvait se
+lasser de me regarder; enfin elle parla à mon esprit; malgré la
+distance immense, les sons m'arrivaient clairs et distincts, et
+j'entendis l'ombre murmurer à mon coeur:
+
+«Ma fille, fuis la tentation.
+
+-- Oui, ma mère,» répondis-je.
+
+Je me fis la même réponse lorsque je m'éveillai. Il faisait encore
+sombre; mais en juillet les nuits sont courtes, l'aurore commence
+à poindre presque aussitôt après minuit. «Il ne peut pas être trop
+tôt pour entreprendre la tâche que j'ai à accomplir,» pensai-je.
+Je me levai; j'étais habillée, car, pour me coucher, je n'avais
+retiré que mes souliers; je pris dans mes tiroirs un peu de linge,
+un bracelet et un anneau. En cherchant ces objets, mes doigts
+rencontrèrent les perles d'un collier que M. Rochester m'avait
+forcée d'accepter quelques jours auparavant; je le laissai: il ne
+m'appartenait pas; il appartenait à la fiancée imaginaire qui
+s'était envolée. Je fis un paquet des autres choses, je mis dans
+ma poche ma bourse, qui contenait vingt schellings (c'était tout
+ce que je possédais), j'attachai mon châle et mon chapeau; je pris
+mon paquet et mes souliers, que je ne voulais pas mettre encore,
+puis je sortis de ma chambre.
+
+«Adieu, ma bonne madame Fairfax, murmurai-je en glissant près de
+sa porte. Adieu, ma chère petite Adèle,» dis-je en jetant un
+regard vers la chambre de l'enfant; je ne pouvais pas entrer pour
+l'embrasser, car il fallait tromper la surveillance d'une oreille
+bien fine qui veillait peut-être.
+
+J'aurais voulu passer devant la chambre de M. Rochester sans
+m'arrêter; mais, lorsque je me trouvai devant sa porte, je sentis
+que les battements de mon coeur venaient de s'arrêter, et je fus
+obligée d'attendre un instant; là non plus on ne dormait pas.
+M. Rochester marchait avec agitation d'un bout de la pièce à
+l'autre, et il soupirait sans cesse. Si je le voulais, il y avait
+dans cette chambre tout un paradis pour moi, du moins un paradis
+d'un moment; je n'avais qu'à entrer et à dire: «Monsieur
+Rochester, je vous aimerai; je demeurerai avec vous jusqu'à la
+mort;» et alors mes lèvres se seraient rafraîchies à une source de
+délices. J'y pensai un instant.
+
+«Ce maître plein de bonté, et qui ne peut pas dormir, attend le
+jour avec impatience, me dis-je; demain matin il m'enverra
+demander, et je serai partie; il me fera chercher, et en vain; il
+se sentira abandonné, il verra que je repousse son amour, il
+souffrira et tombera peut-être dans le désespoir.»
+
+Je pensai à tout cela, ma main se dirigea vers le loquet; mais je
+la retirai vivement et je m'enfuis.
+
+Je descendis tristement l'escalier; je savais ce que j'avais à
+faire et je le faisais machinalement. Je cherchai dans la cuisine
+la clef de la porte de côté, un peu d'huile et une plume afin de
+graisser la clef et la serrure; je pris du pain et de l'eau, car
+j'allais peut-être avoir une longue course à faire, et je ne
+voulais pas voir mes forces, déjà si épuisées, me manquer tout à
+coup; je fis tout cela dans le plus grand silence. J'ouvris la
+porte, je passai et je la refermai doucement. Le matin commençait
+à poindre dans la cour; les grandes portes étaient fermées à clef;
+heureusement, le guichet de l'une d'elles n'était fermé qu'au
+loquet: j'en profitai pour sortir, puis je la poussai derrière
+moi: J'étais maintenant hors de Thornfield.
+
+À une distance d'un mille, au delà des champs, s'étendait une
+route qui allait dans la direction contraire à Millcote; je
+n'avais jamais parcouru cette route, mais souvent je l'avais
+remarquée et je m'étais demandé où elle conduisait: ce fut de ce
+côté-là que je dirigeai mes pas. Je ne devais plus me permettre
+aucune réflexion; je ne devais plus jeter de regards ni en arrière
+ni en avant. Je ne devais plus enfin accorder une seule pensée,
+soit au présent, soit à l'avenir: le premier était à la fois si
+doux et si profondément triste, que d'y songer seulement me
+retirerait tout courage et toute énergie; le dernier était confus
+et terrible comme le monde après le déluge.
+
+Je longeai les champs, les haies et les sentiers jusqu'au lever du
+soleil; je crois que c'était par une belle matinée d'été. Mes
+souliers, que j'avais mis en quittant la maison, furent bientôt
+mouillés par la rosée; mais je ne regardais ni le soleil levant,
+ni les cieux qui souriaient, ni la nature qui s'éveillait. Celui
+qui traverse une belle scène pour arriver à l'échafaud ne pense
+pas aux fleurs qui s'épanouissent sur la route, mais bien plutôt
+au billot, à la hache, à la séparation de ses os et de ses veines,
+et au grand déchirement qui devra tout terminer; et moi je pensais
+à ma triste fuite, à mes courses errantes. Je ne pouvais
+m'empêcher de songer avec agonie à ce que j'avais laissé, à celui
+qui épiait dans sa chambre le lever du soleil, espérant me voir
+bientôt arriver pour lui dire que je voulais bien lui appartenir
+et rester près de lui. J'aspirais à être à lui, j'étais avide de
+retour; il n'était point trop tard, je pouvais encore lui épargner
+une angoisse bien douloureuse; j'étais sûre que ma fuite n'était
+pas découverte; je pouvais revenir, être sa consolation et son
+orgueil, l'arracher à la souffrance, peut-être empêcher sa perte.
+Oh! combien j'étais aiguillonnée par la crainte de le voir
+s'abandonner lui-même! ce qui m'était bien plus douloureux que
+s'il m'eût abandonnée. C'était comme un dard recourbé dans mon
+sein: si je voulais l'arracher, il me déchirait; si je l'enfonçais
+plus avant, il me torturait. Les oiseaux commencèrent à chanter
+dans les buissons et les taillis; ils étaient fidèles à leurs
+compagnons, eux emblèmes de l'amour. Et moi, qu'étais-je? Au
+milieu des souffrances de mon coeur, de mes efforts désespérés
+pour accomplir mon devoir, je me détestais. Je n'avais pas la
+consolation de me sentir approuvée par moi-même; je n'éprouvais
+aucune, joie d'avoir su me respecter; j'avais injurié, blessé,
+abandonné mon maître. J'étais haïssable à mes yeux. Pourtant je ne
+pouvais pas revenir vers lui. Dieu me conduisait sans doute, car
+la douleur avait foulé aux pieds ma volonté et étouffé ma
+conscience; je pleurais amèrement en continuant ma route
+solitaire; je marchais rapidement comme quelqu'un dans le délire.
+Tout à coup je fus prise d'une faiblesse qui, commençant dans
+l'intérieur du corps, s'étendit aux membres; je tombai à terre. Je
+restai quelque temps ainsi, pressant ma figure contre le gazon
+humide. Je craignais, ou plutôt j'espérais mourir là; mais bientôt
+je pus me remuer; je rampai d'abord sur mes genoux et sur mes
+mains, enfin je me relevai, aussi résolue que jamais à gagner la
+route.
+
+Quand je l'eus atteinte, je fus obligée de m'asseoir sous un
+buisson pour me reposer; j'entendis un bruit de roues et je vis
+une voiture arriver. Je me levai et fis un signe de la main; elle
+s'arrêta. Je demandai au conducteur où il allait; il me nomma un
+endroit éloigné, et où j'étais sûre que M. Rochester n'avait
+aucune connaissance. Je lui demandai quel prix il prenait pour y
+conduire; il me répondit trente schillings. Je lui dis que je n'en
+avais que vingt; il reprit qu'il tâcherait de s'en contenter.
+Comme la voiture était vide, il me permit d'entrer dans
+l'intérieur; la portière fut fermée et nous nous mîmes en route.
+
+Vous tous qui lirez ce livre, puissiez-vous ne jamais éprouver ce
+que j'ai éprouvé! Puissent vos yeux ne jamais verser un torrent de
+larmes aussi amères et aussi déchirantes que les miennes! Puissent
+vos prières ne jamais s'élever aussi douloureuses et aussi
+désespérées vers le ciel! Puissiez-vous ne jamais craindre de
+devenir l'instrument du mal entre les mains de celui que vous
+aimez plus que tout!
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII
+
+Deux jours sont passés. C'est un soir d'été; le cocher m'a
+descendue dans un endroit appelé Whitcross; il ne pouvait pas me
+conduire plus loin pour la somme que je lui avais donnée, et je ne
+possédais plus un schelling dans le monde; je suis seule, la
+voiture est déjà éloignée d'un mille. À ce moment, je m'aperçois
+que j'ai oublié mon petit paquet dans la poche de la voiture où je
+l'avais placé pour plus de sûreté; il faut maintenant qu'il y
+reste, et moi je n'ai plus aucune ressource.
+
+Whitcross n'est pas une ville ni même un hameau; c'est un pilier
+de pierre placé à la réunion de quatre routes; il est peint en
+blanc, probablement pour qu'on puisse le voir de loin dans
+l'obscurité. Au sommet de ce pilier on aperçoit quatre bras qui
+indiquent à quelle distance on est des différentes villes; d'après
+les indications, la ville la plus proche était distante de dix
+milles, et la plus éloignée, de vingt. Les noms bien connus de ces
+villes m'apprirent dans quel pays j'étais: c'était un des comtés
+du centre, couvert de marécages et entouré de montagnes; à droite
+et à gauche on apercevait de grands marais; une série de montagnes
+s'étendaient bien loin au delà de la vallée que j'avais à mes
+pieds. La population ne devait pas être nombreuse. Je n'apercevais
+personne sur les routes qui se déroulaient aux quatre points
+cardinaux, larges, blanches et solitaires; elles avaient toutes
+été tracées au milieu même des marais, et la bruyère poussait
+épaisse et sauvage jusque sur le bord. Cependant le hasard pouvait
+amener un voyageur par là, et je désirais ne point être vue; des
+étrangers se demanderaient naturellement ce que je faisais là, et
+pourquoi j'étais devant ce poteau, errant sans but et comme si je
+m'étais égarée. On me questionnerait peut-être, et je ne pourrais
+faire que des réponses peu vraisemblables, qui exciteraient le
+soupçon.
+
+Aucun lien ne m'attachait alors à la société; aucun charme, aucune
+espérance ne m'attiraient vers les hommes; pas un de ceux qui me
+verraient ne se sentirait pris de sympathie pour moi. Je n'avais
+pour tout parent que la nature, notre mère à tous; aussi ce fut
+sur son sein que j'allai chercher le repos.
+
+J'entrai dans la bruyère, je me dirigeai vers un creux que j'avais
+aperçu sur le bord du marais; j'enfonçais dans les épaisses
+bruyères jusqu'aux genoux. Enfin, dans un coin reculé, je trouvai
+un rocher de granit recouvert de mousse; je m'assis dans
+l'enfoncement; ma tête était protégée par les larges pierres du
+rocher; au-dessus il n'y avait que le ciel.
+
+Même dans cette retraite, il me fallut quelque temps avant d'être
+délivrée de toute inquiétude: j'avais une crainte vague que
+quelque chat sauvage ne s'élançât sur moi ou qu'un chasseur ne
+vint à me découvrir. Si le vent mugissait un peu fort, je
+regardais autour de moi et j'avais peur d'apercevoir tout à coup
+un taureau sauvage; si un pluvier sifflait, je le prenais pour un
+homme; mais voyant que mes appréhensions n'étaient pas fondées, et
+calmée d'ailleurs par le profond silence du soir, je pris
+confiance. Jusque-là je n'avais pas encore pensé; je n'avais
+qu'écouté, regardé et craint: mais maintenant je pouvais réfléchir
+de nouveau.
+
+Que devais-je faire? Où devais-je aller? Oh! questions
+intolérables pour moi, qui ne pouvais rien faire ni aller nulle
+part. Il fallait que mes membres fatigués et tremblants
+parcourussent un long chemin avant d'atteindre à une habitation
+humaine; il me fallait implorer la froide charité pour obtenir un
+abri et forcer la sympathie mécontente des indifférents. Il me
+fallait subir un refus presque certain, sans que mon histoire fût
+même écoutée, sans que mes besoins fussent satisfaits.
+
+Je touchai la bruyère; elle était humide, bien que réchauffée par
+un soleil d'été. Je regardai le ciel; il était pur; une étoile se
+levait juste au-dessus de l'endroit où j'étais couchée; la rosée
+tombait doucement; on n'entendait même pas le murmure de la brise;
+la nature semblait douce et bonne pour moi. Je me dis qu'elle
+m'aimait, moi, pauvre délaissée; et ne pouvant espérer des hommes
+que les insultes et la méfiance, je me cramponnai à elle avec une
+tendresse filiale. «Cette nuit-là, du moins, me dis-je serai son
+hôte comme je suis son enfant; ma mère me logera sans me demander
+le prix de son bienfait.» Il me restait encore un morceau de pain
+que j'avais acheté avec mon dernier argent, dans une ville où nous
+passions à la nuit tombante; je vis ça et là des mûres noires et
+brillantes comme des perles de jais; j'en cueillis une poignée que
+je mangeai avec mon pain. Ma faim fut sinon satisfaite, du moins
+apaisée par ce repas d'ermite; je dis ma prière du soir et je
+choisis un lieu pour m'étendre.
+
+À côté du rocher, la bruyère était très épaisse; lorsque je fus
+étendue, mes pieds étaient tout à fait couverts, et elle s'élevait
+à droite et à gauche, assez haut pour ne laisser qu'un étroit
+passage à l'air de la nuit. Je pliai mon châle double et je
+l'étendis sur moi en place de couverture; une petite éminence
+recouverte de mousse me servit d'oreiller; ainsi installée je
+n'eus pas le moindre froid, du moins au commencement de la nuit.
+
+Mon repos aurait été doux sans la tristesse qui m'accablait; mais
+mon coeur s'affaissait sous sa blessure déchirante; je le sentais
+saigner intérieurement: toutes ses fibres étaient brisées. Je
+tremblais pour M. Rochester, et une amère pitié s'était emparée de
+moi, mes incessantes aspirations criaient vers lui. Mutilée comme
+un oiseau dont les ailes sont brisées, je continuais à faire de
+vains efforts pour voler vers mon maître.
+
+Torturée par ces pensées, je me levai et je m'agenouillai; la nuit
+était venue avec ses brillantes étoiles; c'était une nuit
+tranquille et sûre, trop sereine pour que la peur pût s'emparer de
+moi. Nous savons que Dieu est partout, mais certainement nous
+sentons encore mieux sa présence quand ses oeuvres s'étendent
+devant nous sur une plus grande échelle. Lorsque, dans un ciel
+sans nuages, nous voyons chaque monde continuer sa course
+silencieuse, nous comprenons plus que jamais sa grandeur infinie,
+sa toute-puissance et sa présence en tous lieux. Je m'étais
+agenouillée afin de prier pour M. Rochester: levant vers le ciel
+mes yeux obscurcis de larmes, j'aperçus la voie lactée; en
+songeant à ces mondes innombrables qui s'agitent dans le firmament
+et ne nous laissent apercevoir qu'une douce traînée de lumière, je
+sentis la puissance et la force de Dieu. J'étais sûre qu'il
+pourrait sauver ce qu'il avait créé; j'étais convaincue qu'il ne
+laisserait périr ni le monde ni les âmes que la terre garde comme
+un précieux trésor; ma prière fut donc une action de grâces. «La
+source de la vie est aussi le sauveur des esprits,» pensai-je. Je
+me dis que M. Rochester était en sûreté; il appartenait à Dieu, et
+Dieu le garderait. Je me blottis de nouveau sur le sein de la
+montagne, et au bout de quelque temps le sommeil me fit oublier ma
+douleur.
+
+Mais le jour suivant, le besoin m'apparut pâle et nu; depuis
+longtemps les petits oiseaux avaient quitté leurs nids; depuis
+longtemps les abeilles, profitant des belles heures du matin,
+recueillaient le suc des fleurs avant que la rosée fut séchée.
+Lorsque les longues ombres de l'aurore eurent disparu, lorsque le
+soleil brilla dans le ciel et sur la terre, je me levai et je
+regardai autour de moi.
+
+Combien la journée était calme, belle et chaude! les marais
+s'étendaient devant moi comme un désert doré; partout le soleil
+brillait: j'aurais voulu pouvoir vivre là. Je vis un lézard courir
+le long du rocher, et une abeille occupée à sucer les baies: à ce
+moment, j'aurais voulu devenir abeille ou lézard, afin de trouver
+dans ces forêts une nourriture suffisante et un abri constant;
+mais j'étais un être humain, et il me fallait la vie des hommes;
+je ne pouvais pas rester dans un lieu où elle n'était pas
+possible. Je me levai; je regardai le lit que je venais de
+quitter; je n'avais aucune espérance dans l'avenir, et je me mis à
+regretter que pendant mon sommeil mon créateur n'eût pas emporté
+mon âme vers lui, afin que mon corps fatigué, délivré par la mort
+de toute lutte nouvelle contre la destinée, n'eût plus qu'à
+reposer en paix sur ce sol désert. Mais ma vie m'appartenait
+encore avec toutes ses souffrances, ses besoins, ses
+responsabilités. Il fallait supporter le fardeau, satisfaire les
+besoins, endurer les souffrances, accepter la responsabilité. Je
+me mis donc en marche.
+
+Lorsque j'eus regagné Whitcross, je suivis une route à l'abri du
+soleil, qui alors était dans toute son ardeur; mon choix ne fut
+déterminé que par cette seule circonstance. Je marchai longtemps;
+enfin, je pensais que j'avais assez fait et que je pouvais, sans
+remords de conscience, céder à la fatigue qui m'accablait, cesser
+un moment cette marche forcée, m'asseoir sur une pierre voisine et
+me laisser aller à l'apathie qui s'était emparée de mon coeur et
+de mes membres, lorsque j'entendis tout à coup le son d'une
+cloche: ce devait être la cloche d'une église.
+
+Je me dirigeai du côté du son, et au milieu de ces montagnes
+romanesques, dont je ne remarquais plus l'aspect depuis quelque
+temps, j'aperçus un village et un clocher. À ma droite, la vallée
+était remplie de pâturages, de bois et de champs de grains; un
+ruisseau tortueux coulait au milieu du feuillage aux teintes
+variées, des champs mûrs, de sombres forêts et des prairies
+éclairées par le soleil. Je fus tirée de ma rêverie par un bruit
+de roues, et je vis une charrette très chargée qui montait
+péniblement le long de la colline; un peu plus loin, j'aperçus
+deux vaches et leur gardien. J'étais près du travail et de la vie:
+il fallait lutter encore, m'efforcer de vivre et me plier à la
+fatigue comme tant d'autres.
+
+J'arrivai dans le village vers deux heures. Au bout de la seule
+rue du hameau, j'aperçus des pains à travers la fenêtre d'une
+petite boutique; j'en aurais voulu un. «Ce léger soutien me rendra
+un peu d'énergie, me dis-je; sans cela il me sera bien difficile
+de continuer.» Le désir de retrouver la force me revint dès que je
+me vis au milieu de mes semblables; je sentais que je serais bien
+humiliée s'il me fallait m'évanouir de faim dans la rue d'un
+hameau. N'avais-je rien sur moi que je pusse offrir en échange de
+ce pain? Je cherchai. J'avais un petit fichu de soie autour de mon
+cou; j'avais mes gants. Je ne savais pas comment on devait s'y
+prendre quand on était réduit à la dernière extrémité; je ne
+savais pas si l'une de ces deux choses serait acceptée; il était
+probable que non; en tous cas, il fallait essayer.
+
+J'entrai dans la boutique; elle était tenue par une femme. Voyant
+une personne qui lui semblait habillée comme une dame, elle
+s'avança vers moi avec politesse et me demanda ce qu'il y avait
+pour mon service. Je fus prise de honte; ma langue se refusa à
+prononcer la phrase que j'avais préparée; je n'osai pas lui offrir
+les gants à demi usés ni le fichu chiffonné; d'ailleurs je sentais
+que ce serait absurde. Je la priai seulement de me laisser
+m'asseoir un instant, parce que j'étais fatiguée. Trompée dans son
+attente, elle m'accorda froidement ce que je lui demandais; elle
+m'indiqua un siège, j'y tombai aussitôt. J'avais envie de pleurer;
+mais, comprenant combien le moment était peu favorable pour me
+laisser aller à mon émotion, je me contins. Je lui demandai
+bientôt s'il y avait dans le village des tailleuses ou des
+couturières en linge.
+
+«Oui, me répondit-elle, trois ou quatre; bien assez pour ce qu'il
+y a d'ouvrage.»
+
+Je réfléchis. J'étais arrivée au moment terrible; je me trouvais
+face à face avec la nécessité; j'étais dans la position de toute
+personne sans ressource, sans amis, sans argent. Il fallait faire
+quelque chose; mais quoi? Il fallait m'adresser quelque part; mais
+où?
+
+Je demandai à la boulangère si elle connaissait, dans le
+voisinage, quelqu'un qui eût besoin d'une domestique.
+
+Elle me répondit qu'elle n'en savait rien.
+
+«Quelle est la principale occupation dans ce pays? repris-je, que
+fait-on en général?
+
+-- Quelques-uns sont fermiers; beaucoup travaillent à la fonderie
+et à la manufacture d'aiguilles de M. Oliver, me répondit-elle.
+
+-- M. Oliver emploie-t-il des femmes?
+
+-- Mais non; c'est un travail fait pour les hommes.
+
+-- Et que font les femmes?
+
+-- Je ne sais pas; les unes font une chose et les autres une
+autre; il faut bien que les pauvres gens se tirent d'affaire comme
+ils peuvent.»
+
+Elle semblait fatiguée de mes questions, et, en effet, quel droit
+avais-je de l'importuner ainsi? Un ou deux voisins arrivèrent; on
+avait évidemment besoin de ma chaise: je pris congé et je me
+retirai.
+
+Je continuai à longer la rue, regardant toutes les maisons à
+droite et à gauche; mais je ne pus trouver aucune raison ni même
+aucun prétexte pour entrer dans l'une d'elles. Pendant une heure
+j'errai autour du village, m'éloignant quelquefois un peu, puis
+revenant sur mes pas. Très fatiguée et souffrant beaucoup du
+manque de nourriture, j'entrai dans un petit sentier et je m'assis
+sous une haie; mais je me remis bientôt en route, espérant trouver
+quelque ressource ou du moins obtenir quelque renseignement. Au
+bout du sentier, j'aperçus une jolie petite maison devant laquelle
+était un petit jardin bien soigné et tout brillant de fleurs; je
+m'arrêtai. Pourquoi m'approcher de la porte blanche et toucher au
+bouton luisant? pourquoi les habitants de cette demeure auraient-
+ils désiré m'être utiles? Néanmoins je m'approchai et je frappai.
+Une jeune femme au regard doux et proprement habillée vint
+m'ouvrir la porte; je demandai d'une voix basse et tremblante, car
+mon coeur était sans espoir et mon corps épuisé, si l'on avait
+besoin d'une servante.
+
+«Non, me répondit-elle, nous ne prenons pas de domestique.
+
+-- Pouvez-vous me dire, continuai-je, où je trouverais un travail
+quelconque? Je suis étrangère et ne connais personne ici; je
+voudrais travailler à n'importe quoi.»
+
+Mais ce n'était pas l'affaire de cette jeune femme de penser à moi
+ou de me chercher une place; d'ailleurs, que de doutes devaient
+éveiller à ses yeux ma position et mon histoire! Elle secoua la
+tête et me dit qu'elle était fâchée de ne pouvoir me donner aucun
+renseignement, et la porte blanche se referma doucement et
+poliment, mais elle se referma en me laissant dehors; si elle
+l'eût laissée ouverte un peu plus de temps, je crois que je lui
+aurais mendié un morceau de pain, car j'étais tombée bien bas.
+
+Je ne pouvais pas me décider à retourner au village, où d'ailleurs
+je n'entrevoyais aucune chance de secours. Je me sentais plutôt
+disposée à me diriger vers un bois peu distant, et dont l'épais
+ombrage semblait inviter au repos; mais j'étais si malade, si
+faible, si tourmentée par la faim, que l'instinct me fit errer
+autour des demeures humaines, parce que là il y avait plus de
+chance de trouver de la nourriture; la solitude ne serait plus ce
+qu'elle était autrefois pour moi, et le repos ne me soulagerait
+pas, car la faim me poursuivait et me rongeait comme un vautour.
+
+Je m'approchai des maisons; je les quittai; je revins, puis je
+m'éloignai de nouveau, repoussée sans cesse par la pensée que je
+n'y trouverais rien, que je n'avais pas le droit de réclamer de la
+sympathie pour mes souffrances. Le jour s'avançait pendant que
+j'errais ainsi comme un chien affamé et perdu. En traversant un
+champ, j'aperçus le clocher de l'église devant moi; je marchai
+dans cette direction. Près du cimetière, au milieu d'un jardin, je
+vis une petite maison bien bâtie, que je pensai être le
+presbytère. Je me rappelai que les étrangers qui arrivent dans un
+lieu où ils ne connaissent personne et qui cherchent un emploi
+s'adressent quelquefois au ministre; c'est la tâche des ministres
+d'aider, du moins de leurs avis, ceux qui veulent s'aider eux-
+mêmes. Il me semblait que j'avais quelque droit d'aller là
+chercher un conseil. Reprenant courage et rassemblant le peu de
+forces qui me restaient, j'atteignis la maison; je frappai à la
+porte de la cuisine; une vieille femme vint m'ouvrir. Je lui
+demandai si c'était bien là le presbytère.
+
+«Oui, me répondit-elle.
+
+-- Le ministre y est-il?
+
+-- Non.
+
+-- Reviendra-t-il bientôt?
+
+-- Non, il n'est pas dans le pays.
+
+-- Est-il allé loin?
+
+-- Pas très loin, à peu près à trois milles; il a été appelé par
+la mort subite de son père. Il est à Marsh-End, et ne reviendra
+probablement que dans une quinzaine de jours.
+
+-- Y a-t-il des dames dans la maison?»
+
+Elle me répondit qu'elle était seule et qu'elle était femme de
+charge. Je ne pouvais pas lui demander du secours à elle; je ne
+pouvais pas encore mendier: je partis donc.
+
+Je repris mon fichu de soie et je me remis à penser au pain de la
+petite boutique. Oh! si j'avais seulement eu une croûte, une
+bouchée de pain pour apaiser mes angoisses! Instinctivement je
+retournai vers le village; je revis la boutique et j'entrai. Bien
+que la femme ne fût pas seule, je me hasardai à lui demander si
+elle voulait me donner un petit pain en échange du fichu de soie.
+
+Elle me regarda d'un air de soupçon et me répondit qu'elle n'avait
+jamais fait de marché semblable.
+
+Presque désespérée, je lui demandai la moitié du petit pain; elle
+me refusa; de nouveau en me disant qu'elle ne pouvait pas savoir
+d'où me venait ce fichu.
+
+Je lui demandai si elle voulait prendre mes gants.
+
+Elle me répondit qu'elle ne pourrait rien en faire.
+
+Mais il n'est point agréable de traîner sur ces détails. Il y a
+des gens qui trouvent de la joie à songer à leurs douleurs
+passées: quant à moi, il m'est douloureux de penser à ces jours
+d'épreuve; je n'aime point à me rappeler ces moments d'abattement
+moral et de souffrance physique. Je ne blâmais aucun de ceux qui
+me repoussaient; je sentais que c'était là ce à quoi je devais
+m'attendre et que je ne pouvais pas l'empêcher. Un mendiant
+ordinaire est souvent soupçonné; un mendiant bien vêtu l'est
+toujours. Il est vrai que je demandais du travail; mais qui était
+chargé de m'en procurer? Ce n'étaient certainement pas les
+personnes qui me voyaient pour la première fois et ne savaient pas
+à qui elles avaient affaire. Quant à la femme qui ne voulait pas
+prendre mon fichu en échange de son pain, elle avait raison, si
+l'offre lui semblait étrange ou l'échange peu profitable. Mais
+arrêtons-nous maintenant; je suis fatiguée de parler de cela.
+
+Un peu avant la nuit, je passai près d'une ferme. Le fermier était
+assis sur le seuil de la porte et mangeait du pain et du fromage
+pour son souper; je m'arrêtai et je lui dis:
+
+«Voulez-vous me donner un morceau de pain? j'ai bien faim.»
+
+Il me regarda avec surprise; mais, sans rien répondre, il coupa
+une grosse tartine et me la donna. Il ne m'avait pas prise pour
+une mendiante, mais pour une dame très originale que son pain noir
+aurait tentée; dès que j'eus perdu sa maison de vue, je m'assis et
+je me mis à manger.
+
+N'espérant trouver aucun abri dans les maisons, j'allai chercher
+un refuge dans le bois dont j'ai déjà parlé; mais ma nuit fut
+mauvaise et mon repos sans cesse interrompu. La terre était
+humide, et l'air froid; plusieurs fois je fus dérangée par des
+bruits de pas et obligée de changer de place; je ne me sentais ni
+tranquille ni en sûreté. Il plut vers le matin, et tout le jour
+suivant fut humide. Ne me demandez pas, lecteurs, de vous donner
+un compte rendu exact de cette journée; comme la veille, je
+demandai de l'ouvrage et je fus repoussée; comme la veille, j'eus
+faim. Je ne mangeai qu'une seule fois dans tout le jour; passant
+devant la porte d'une ferme, je vis une petite fille qui allait
+jeter un reste de soupe dans l'auge à cochon; je la priai de me le
+donner. Elle me regarda d'un air étonné.
+
+«Maman, cria-t-elle, voilà une femme qui me demande la soupe.
+
+-- Eh bien! donne-la lui, si c'est une mendiante, répondit une
+voix dans la maison; le cochon n'en a pas besoin.»
+
+L'enfant versa dans mes mains la soupe qui, en refroidissant,
+était devenue presque ferme; je la dévorai avidement.
+
+Voyant la nuit venir, je m'arrêtai dans un sentier solitaire, où
+je me promenais depuis plus d'une heure.
+
+«Mes forces m'abandonnent, me dis-je; je sens bien que je ne
+pourrai pas aller beaucoup plus loin: vais-je encore passer cette
+nuit comme une vagabonde? faudra-t-il, maintenant que la pluie
+commence à tomber, poser ma tête sur le sol froid et humide? Je
+crains de ne pas pouvoir faire autrement; car qui voudra me
+recevoir? Mais ce sera horrible avec cette faim, ce froid, cette
+faiblesse, cette tristesse et ce complet désespoir! Il est
+probable que je mourrai avant demain matin. Et pourquoi ne puis-je
+pas accepter la pensée de la mort? Pourquoi chercher à conserver
+une vie sans saveur? Parce que je sais que M. Rochester vit
+encore, ou du moins je le crois; puis, la nature se révolte à
+l'idée de mourir de faim et de froid. Oh! Providence, soutiens-moi
+encore un peu, aide moi, dirige moi!»
+
+Mes yeux voilés errèrent sur le paysage obscurci et brumeux: je
+vis que je m'étais éloignée du village. Il était tout à fait hors
+de vue; les champs qui l'entouraient avaient même disparu; par des
+chemins de traverse j'étais revenue du côté des rochers de granit;
+et, entre moi et les montagnes, il n'y avait plus que quelques
+champs presque aussi sauvages et aussi incultes que les bruyères.
+
+«Eh bien! me dis-je, j'aime mieux mourir ici que dans une rue ou
+sur une route fréquentée, et, s'il y a des corbeaux dans ce pays,
+j'aime mieux que les corbeaux et les corneilles rongent ma chair
+sur mes os que de voir mon corps emprisonné dans un atelier ou
+jeté dans une fosse commune.»
+
+Je me dirigeai du côté de la montagne et je l'atteignis. Il ne
+s'agissait plus que de trouver un enfoncement où je me sentirais,
+sinon en sûreté, du moins cachée; mais je n'aperçus qu'une surface
+unie, sans variations de terrain, verte dans les endroits où
+croissaient la mousse et le jonc, noire dans les lieux où le sol
+ne portait que des bruyères. La nuit venait et je ne pouvais déjà
+plus distinguer ces teintes différentes que grâce aux taches
+sombres ou lumineuses qu'elles formaient. Il m'eut été impossible
+de remarquer la différence des couleurs depuis la chute du jour.
+
+Mes yeux continuaient à errer sur les montagnes et sur les rochers
+dont l'extrémité disparaissait au milieu de ce triste paysage,
+quand tout à coup, sur le sommet d'une montagne éloignée,
+j'aperçus une lumière. Je pensai d'abord que ce devait être un feu
+follet qui allait bientôt s'éteindre; mais la lumière continuait à
+briller sans reculer ni avancer. «C'est un feu de joie qu'on
+allume,» pensai-je, m'attendant à le voir bientôt s'agrandir; mais
+ne le voyant ni grandir ni diminuer, j'en conclus que ce devait
+être la lumière d'une maison. «Mais elle est trop éloignée, me
+dis-je, pour l'atteindre; et quand même elle serait tout près, à
+quoi cela me servirait-il? Je n'irais pas frapper à une porte pour
+me la voir fermer à la figure.»
+
+Je me couchai dans le lieu où je me trouvais, et je cachai mon
+visage contre terre. Je restai tranquille un instant; le vent de
+nuit soufflait sur la montagne et sur moi, et allait mourir au
+loin en mugissant; la pluie tombait épaisse et me mouillait
+jusqu'aux os. Si mes membres s'étaient engourdis, si de cet état
+j'avais passé au doux froid de la mort, la gelée aurait pu tomber
+sur moi, je ne l'aurais pas sentie; mais ma chair, vivante encore,
+tressaillait sous cette atmosphère humide. Au bout de peu de temps
+je me levai.
+
+La lumière était encore là; on la voyait mal à travers la pluie,
+mais on la voyait toujours. Je m'efforçai de marcher de nouveau;
+je traînai lentement mes membres épuisés dans cette direction.
+J'arrivai au delà de la montagne en traversant un marécage qui
+aurait été impraticable en hiver, et qui même alors, au milieu des
+plus grandes chaleurs, était mou et vacillant. Je tombai deux
+fois, mais je me relevai et je pris courage; cette lumière était
+tout mon espoir, il fallait l'atteindre.
+
+Après avoir dépassé la montagne, j'aperçus une ligne blanche au
+milieu des rochers de granit, je m'approchai. C'était une route
+conduisant dans la direction de la lumière, qui brillait alors sur
+une petite colline entourée d'arbres; ceux-ci me parurent être des
+sapins, autant que l'obscurité me permit de distinguer leur forme
+et leur feuillage. Au moment où j'allais l'atteindre, mon étoile
+conductrice disparut; quelque obstacle se trouvait entre elle et
+moi. J'étendis la main pour sentir ce que c'était: je distinguai
+les pierres d'un petit mur; au-dessus il y avait quelque chose
+comme une palissade, et en dedans une haie haute et épineuse. Je
+continuai à marcher en tâtant; tout à coup un objet blanchâtre
+frappa mes yeux; c'était une porte avec un loquet: au moment où je
+la touchai, elle glissa sur ses gonds; de chaque côté se trouvait
+un buisson noir. Ce devait être un houx ou un if.
+
+Je franchis le seuil et j'aperçus la silhouette d'une maison
+noire, basse et longue; mais je ne vis plus la lumière, tout était
+sombre. Les habitants de la maison s'étaient-ils retirés pour le
+repos du soir? je le craignais. En cherchant la porte, je
+rencontrai un angle; je tournai, et alors le doux rayon m'apparut
+de nouveau à travers les vitres en losanges d'une petite fenêtre
+grillée. Celle-ci était placée à un demi-pied au-dessus du sol, et
+rendue plus petite encore par un lierre ou une autre plante
+grimpante, dont les feuilles touffues recouvraient toute cette
+partie de la maison. L'ouverture était si étroite qu'on avait
+regardé comme inutile d'avoir des volets ou des rideaux. Je
+m'arrêtai. Écartant un peu le feuillage, je pus voir tout ce qui
+se passait à l'intérieur. J'aperçus une pièce propre et sablée, un
+dressoir de noyer sur lequel étaient rangées des assiettes d'étain
+qui reflétaient l'éclat d'un brillant feu de tourbe, une horloge,
+une grande table blanche et quelques chaises. La lumière qui
+m'avait guidée brillait sur la table, et, à sa lueur, une vieille
+femme, au visage un peu rude, mais d'une propreté scrupuleuse,
+comme tout ce qui l'entourait, tricotait un bas.
+
+Je remarquai tous ces détails à la hâte, car ils n'avaient rien
+d'extraordinaire. Près du foyer, j'aperçus un groupe plus
+intéressant, assis dans une douce union au sein de la chaleur qui
+l'entretient. Deux gracieuses jeunes femmes, de véritables ladies,
+étaient assises, l'une sur une chaise, l'autre sur un siège plus
+bas; toutes deux étaient en grand deuil, et leurs sombres
+vêtements faisaient ressortir la blancheur de leur cou et de leur
+visage. Un vieux chien couchant reposait sa lourde tête sur les
+genoux d'une des jeunes filles; l'autre berçait sur son sein un
+chat noir.
+
+Il me sembla étrange de voir de telles jeunes filles dans une
+aussi humble cuisine: je me demandai qui elles étaient. Elles ne
+pouvaient pas être les enfants de la femme qui travaillait devant
+la table, car celle-ci avait l'air d'une paysanne, et les jeunes
+filles, au contraire, me parurent délicates et distinguées. Jamais
+je n'avais vu de figures semblables aux leurs et pourtant, lorsque
+je les regardais, leurs traits me semblaient familiers. Je ne peux
+pas dire qu'elles fussent jolies: elles étaient trop pâles et trop
+sérieuses pour que ce mot pût leur convenir. Lorsqu'elles étaient
+penchées sur leur livre, leur expression pensive allait presque
+jusqu'à la sévérité. Sur un guéridon placé entre elles deux,
+j'aperçus une chandelle et deux grands volumes qu'elles
+consultaient souvent; elles les comparaient au petit livre
+qu'elles tenaient à la main, comme quelqu'un qui s'aide d'un
+dictionnaire pour une traduction. La scène était aussi silencieuse
+que si tous les personnages eussent été des ombres, et cette
+pièce, éclairée par le feu, ressemblait à un tableau. Le silence
+était si grand que j'entendais les cendres tomber sous la grille
+et l'horloge tinter dans son petit coin obscur; il me sembla même
+que je distinguais le bruit des aiguilles à tricoter de la vieille
+femme. Aussi, lorsqu'une voix rompit enfin cet étrange silence,
+les paroles arrivèrent clairement jusqu'à moi.
+
+«Écoutez, Diana, s'écria tout à coup une des studieuses écolières;
+Franz et le vieux Daniel sont ensemble pendant la nuit, et Franz
+raconte un rêve qui l'a effrayé. Écoutez!»
+
+Et, d'une voix basse, elle se mit à lire quelque chose de tout à
+fait inintelligible pour moi; c'était une langue étrangère, mais
+ni le français ni le latin. Je ne savais pas si c'était du grec ou
+de l'allemand.
+
+«C'est fort, dit-elle, lorsqu'elle eut fini; j'aime cela.»
+
+L'autre jeune fille, qui avait levé la tête pour écouter sa soeur,
+répéta, en regardant le feu, la ligne qu'on venait de lui lire.
+Plus tard, j'appris la langue et j'eus le livre entre les mains;
+aussi vais-je citer la ligne tout de suite, quoiqu'elle n'eut
+aucune signification pour moi le jour où je l'entendis pour la
+première fois. La voici: «Da trat herfor einer anzusehen wie die
+sternen nacht.» (L'un d'eux s'avança pour voir les étoiles pendant
+la nuit...)
+
+«Bon, bon! s'écria l'une des soeurs; et je vis briller son oeil
+noir et profond. Voyez ici, maintenant; vous avez sous les yeux un
+archange dur et puissant; voici ce qu'il dit. Ces lignes valent
+cent pages de style ampoulé: «Ich wage die gedanken in der schale
+meines zornes und die werke mit dem gevichte meines grimms.» (Je
+pèse les pensées dans la balance de ma colère et les oeuvres avec
+les poids de mon courroux.) J'aime aussi cela.»
+
+Toutes deux se turent de nouveau.
+
+«Y a-t-il un pays où l'on parle ainsi? demanda la vieille femme en
+levant les yeux de dessus son tricot.
+
+-- Oui, Anna; il y a un pays beaucoup plus grand que l'Angleterre
+où l'on ne parle pas autrement.
+
+-- Ce qui est sûr, c'est que je ne sais pas comment ils se
+comprennent; et si l'une de vous y allait, je parie qu'elle
+devinerait tout ce qu'ils disent.
+
+-- Il est probable, en effet, que nous comprendrions quelque
+chose, mais pas tout: car nous ne sommes pas aussi savantes que
+vous le croyez, Anna; nous ne parlons pas l'allemand, et nous ne
+la comprenons qu'à l'aide d'un dictionnaire.
+
+-- Et quel bien cela vous fera-t-il quand vous le comprendrez tout
+à fait?
+
+-- Nous avons l'intention de l'enseigner plus tard, ou du moins
+les éléments, et alors nous gagnerons plus d'argent que
+maintenant.
+
+-- C'est probable. Mais à présent, cessez d'étudier, en voilà
+assez pour ce soir.
+
+-- Je le crois en effet, car je suis fatiguée; et vous, Marie?
+
+-- Horriblement. Après tout, c'est un rude travail que d'étudier
+une langue sans autre maître qu'un dictionnaire.
+
+-- Oh! oui; surtout une langue aussi difficile que l'allemand.
+Mais quand Saint-John arrivera-t-il donc?
+
+-- Il ne tardera certainement pas beaucoup maintenant. Il est
+juste dix heures, dit-elle en retirant une petite montre d'or de
+sa ceinture; il pleut très fort. Anna, voulez-vous avoir la bonté
+d'aller voir si le feu du parloir ne s'éteint pas?»
+
+La femme se leva, ouvrit une porte à travers laquelle j'aperçus
+vaguement un passage, et je l'entendis remuer le feu dans une
+chambre. Elle revint bientôt.
+
+«Ah! enfants, s'écria-t-elle, cela me fait mal d'aller dans cette
+chambre; elle est si triste maintenant, avec ce grand fauteuil
+vide, repoussé dans un coin!»
+
+Elle essuya ses yeux avec son tablier, et l'expression des jeunes
+filles, de grave qu'elle était, devint triste.
+
+«Mais il est maintenant dans une place meilleure, continua Anna,
+nous ne devrions pas désirer qu'il fût ici; et puis on ne peut pas
+avoir une mort plus tranquille que ne l'a été la sienne.
+
+-- Vous dites qu'il n'a pas une seule fois parlé de nous? demanda
+une des jeunes filles.
+
+-- Il n'en a pas eu le temps; il est parti en une minute, votre
+pauvre père. Il avait été un peu souffrant le jour précédent, mais
+ce n'était presque rien; et lorsque M. John lui demanda s'il
+voulait qu'on envoyât chercher l'une de vous, il se mit à rire. Le
+jour suivant, il y a de cela une quinzaine, il avait encore la
+tête un peu lourde; il alla se coucher, mais il ne s'est pas
+réveillé; il était presque tout à fait mal lorsque votre frère
+entra dans la chambre. Oh! enfants, c'était le dernier de la
+vieille race; car vous et M. John, vous êtes d'une espèce toute
+différente; vous avez beaucoup de rapport avec votre mère; elle
+était presque aussi savante que vous. Comme figure, elle
+ressemblait à Marie; Diana rappelle plutôt son père.»
+
+Je trouvais que les deux soeurs se ressemblaient tellement, que je
+ne pouvais pas comprendre la différence faite entre elles deux par
+la servante, car je vis alors que c'était une servante. Toutes
+deux étaient blondes et sveltes; toutes deux avaient des figures
+intelligentes et distinguées. Il est vrai que les cheveux de l'une
+étaient un peu plus foncés que ceux de l'autre, et qu'elles ne se
+coiffaient pas toutes deux de la même manière: les cheveux blonds
+cendrés de Marie étaient séparés sur le milieu de la tête et
+retombaient en boucles bien lissées sur les tempes; les boucles
+plus brunes de Diana recouvraient tout son cou. L'horloge sonna
+dix heures.
+
+«Je suis sûre que vous voudriez votre souper, observa Anna; et
+M. John aussi le désirera lorsqu'il reviendra.»
+
+Et elle se mit à préparer le repas. Les deux jeunes filles se
+levèrent et semblèrent vouloir se diriger vers le parloir. Jusque-
+là j'avais été si occupée à les regarder, leur tenue et leur
+conversation avaient si vivement excité mon intérêt, que j'avais
+presque oublié ma triste position; mais maintenant, je me la
+rappelais, et, par le contraste, elle me parut encore plus
+douloureuse et plus désespérée; et combien il me semblait
+difficile d'attendrir sur mon sort les habitants de cette maison,
+de leur persuader même que mes besoins et mes souffrances
+n'étaient pas un mensonge, d'obtenir d'elles un abri! Lorsque je
+m'avançai vers la porte, et que je frappai en tremblant, je
+compris que cette dernière idée était une véritable chimère. Anna
+vint m'ouvrir.
+
+«Que voulez-vous? me demanda-t-elle avec étonnement, en
+m'examinant à la lueur de sa chandelle.
+
+-- Puis-je parler à vos maîtresses? demandai-je.
+
+-- Vous feriez mieux de me dire ce que vous leur voulez. D'où
+venez-vous?
+
+-- Je suis étrangère.
+
+-- Que venez-vous faire ici à cette heure?
+
+-- Je voudrais un abri pour cette nuit dans un hangar, ou
+ailleurs, et un morceau de pain pour apaiser ma faim.»
+
+Ce que je craignais arriva: la figure d'Anna exprima la défiance.
+
+«Je vous donnerai un morceau de pain, dit-elle après une pause;
+mais il n'est pas probable que nous puissions loger une vagabonde.
+
+-- Laissez-moi parler à vos maîtresses.
+
+-- Non. Que pourraient-elles faire pour vous? Vous ne devriez pas
+errer par les chemins à cette heure; ce n'est pas bien.
+
+-- Mais où irai-je, si vous me chassez? Que ferai-je?
+
+-- Oh! je suis bien sûre que vous savez où aller et quoi faire.
+Tout ce que je vous conseille, c'est de ne rien faire de mal.
+Voilà deux sous; maintenant, partez.
+
+-- De l'argent ne pourra pas me nourrir, et je n'ai pas la force
+d'aller plus loin. Ne me fermez pas la porte, je vous en supplie,
+pour l'amour de Dieu!
+
+-- Il le faut, la pluie entre dans la maison.
+
+-- Dites seulement aux jeunes dames, que je voudrais leur parler;
+laissez-moi les voir.
+
+-- Non certainement; vous n'êtes pas ce que vous devriez être, ou
+vous ne feriez pas un tel bruit. Partez.
+
+-- Mais je mourrai, si vous me chassez!
+
+-- Je suis bien sûre que non. Je crains que quelque mauvaise
+pensée ne vous pousse à errer à cette heure autour des maisons. Si
+vous êtes suivie par des voleurs ou des gens de cette espèce, vous
+n'avez qu'à leur dire que nous ne sommes pas seules à la maison;
+que nous avons un homme, des chiens et des fusils.»
+
+Et alors la servante, honnête mais inflexible, ferma la porte, et
+la verrouilla en dedans.
+
+C'était le comble de mes maux. Une douleur infime brisa mon coeur;
+un sanglot de profond désespoir le souleva. J'étais épuisée; je ne
+pouvais plus faire un pas; je tombai en gémissant sur les marches
+mouillées. Je joignis mes mains, et je me mis à pleurer amèrement.
+Oh! le spectre de la mort! Oh! mon heure dernière qui approche au
+milieu de tant d'horreurs! Hélas! quelle solitude! quel
+bannissement loin de mes semblables! Ce n'était pas seulement
+l'espérance qui s'était envolée, mais aussi le courage qui m'avait
+abandonnée, pour un moment du moins; mais bientôt je m'efforçai de
+redevenir ferme.
+
+«Je ne puis que mourir, me dis-je; mais je crois en Dieu, et
+j'essayerai d'attendre en silence l'accomplissement de sa
+volonté.»
+
+Ces mots, je ne les avais pas seulement pensés, mais je les avais
+murmurés à demi-voix; refoulant ma souffrance au fond de mon
+coeur, je la forçai à y rester tranquille et silencieuse.
+
+«Tous les hommes doivent mourir, dit une voix tout près de moi;
+mais tous ne sont pas condamnés à une mort prématurée et
+douloureuse comme serait la vôtre, s'il vous fallait périr de
+besoin devant cette porte.
+
+-- Qui est-ce qui a parlé?» demandai-je épouvantée par cette voix
+inattendue, et incapable d'espérer aucun secours.
+
+J'aperçus quelque chose près de moi, mais quoi? L'obscurité de la
+nuit et la faiblesse de mes yeux m'empêchaient de rien distinguer.
+Le nouveau venu frappa un coup long et vigoureux à la porte.
+
+«Est-ce vous, monsieur John? cria Anna.
+
+-- Oui, oui, ouvrez vite.
+
+-- Comme vous devez être mouillé et avoir froid par une semblable
+nuit! Entrez, vos soeurs sont inquiètes de vous. Je crois qu'il y
+a des gens suspects dans les environs; il y avait tout à l'heure
+ici une mendiante, et elle est encore couchée là; voyez. Allons,
+levez-vous donc, vous dis-je, et partez.
+
+-- Silence, Anna! il faut que je parle à cette femme; vous avez
+fait votre devoir en la chassant, laissez-moi accomplir le mien en
+la faisant entrer. J'étais tout près. J'ai entendu votre
+conversation avec elle; je crois que c'est un cas tout particulier
+et qui demande au moins à être examiné. Jeune femme, levez-vous et
+marchez devant moi.»
+
+J'obéis avec peine. Je fus bientôt devant le foyer de la cuisine
+brillante et propre que j'avais déjà vue. J'étais faible,
+tremblante, et j'avais conscience de mon aspect effrayant et
+désordonné; j'étais inondée. Les deux jeunes filles, M. Saint-
+John, leur frère, et la vieille servante avaient les yeux fixés
+sur moi.
+
+J'entendis quelqu'un demander:
+
+«Saint-John, qui est-ce?
+
+-- Je ne puis pas vous le dire; je l'ai trouvée à la porte,
+répondit-on.
+
+-- Elle est pâle, dit Anna.
+
+-- Aussi pâle que la mort ou que l'argile, répondit quelqu'un;
+faites-la asseoir ou elle tombera.»
+
+En effet, j'avais le vertige; je me sentais défaillir; mais une
+chaise me reçut. J'avais encore conscience de ce qui se passait
+autour de moi; seulement je ne pouvais pas parler.
+
+«Peut-être qu'un peu d'eau lui ferait du bien; Anna, allez en
+chercher. Voyez, son corps est réduit à rien; comme elle est pâle
+et maigre!
+
+-- Un vrai spectre!
+
+-- Est-elle malade, ou a-t-elle seulement faim!
+
+-- Elle a faim, je crois. Anna, est-ce du lait que je vois là?
+Donnez-le-moi avec un morceau de pain.»
+
+Diana (je la reconnaissais à cause de ses longues boucles que je
+vis flotter entre moi et le feu au moment où elle se pencha de mon
+côté), Diana rompit un peu de pain, le trempa dans le lait et
+l'approcha de mes lèvres; sa figure était près de la mienne; ses
+traits exprimaient de la pitié et sa respiration haletante
+annonçait de la sympathie. Lorsqu'elle me dit: «Essayez de
+manger», je sentis dans ces simples paroles une émotion qui fut
+pour moi comme un baume salutaire.
+
+«Oui, essayez,» répéta doucement Marie.
+
+Et, après m'avoir retiré mon chapeau, elle me souleva la tête. Je
+mangeai ce qu'elles m'offraient, faiblement d'abord, puis avec
+ardeur.
+
+«Pas trop à la fois; contenez-la, dit le frère. Elle en a assez.»
+
+Et il retira le lait et le pain.
+
+«Encore un peu, Saint-John; regardez comme ses yeux expriment
+l'avidité.
+
+-- Pas à présent, ma soeur; voyez si elle peut parler maintenant;
+demandez-lui son nom.»
+
+Je sentis que je pouvais parler et je répondis:
+
+«Je m'appelle Jane Elliot.»
+
+Craignant, comme toujours, d'être découverte, j'avais résolu de
+prendre ce nom.
+
+«Et où demeurez-vous? où sont vos amis?»
+
+Je restai silencieuse.
+
+«Pouvons-nous envoyer chercher quelqu'un que vous connaissiez?»
+
+Je secouai la tête.
+
+«Quels détails avez-vous à donner sur votre position?»
+
+Maintenant que j'avais franchi le seuil de cette maison, que je me
+trouvais face à face avec ses habitants, je ne me sentais plus
+repoussée, errante et désavouée par le monde entier; aussi osai-je
+me dépouiller de mon apparence de mendiante et reprendre à la fois
+mon caractère et les manières qui m'étaient naturelles. Je
+commençais à me reconnaître, et lorsque M. Saint-John me demanda
+des détails, que j'étais trop faible pour lui donner, je répondis,
+après une courte pause:
+
+«Monsieur, je ne puis pas vous donner de détails ce soir.
+
+-- Mais alors, reprit-il, qu'espérez-vous donc que je ferai pour
+vous?
+
+-- Rien.» répondis-je.
+
+Mes forces ne me permettaient de faire que de courtes réponses.
+
+Diana prit la parole.
+
+«Voulez-vous dire, demanda-t-elle, que nous vous ayons donné tout
+ce dont vous avez besoin et que nous puissions vous renvoyer par
+cette nuit pluvieuse?»
+
+Je la regardai; son expression était remarquable et indiquait à la
+fois la force et la bonté. Je pris courage; répondant par un
+sourire à son regard plein de compassion, je lui dis:
+
+«Je me confierai à vous; quand même je serais un chien errant et
+sans maître, je sais que vous ne me chasseriez pas loin de votre
+foyer cette nuit; et, les choses étant ce qu'elles sont, je n'ai
+aucune crainte. Faites de moi ce que vous voudrez; mais excusez-
+moi si je ne vous parle pas longuement aujourd'hui; mon haleine
+est courte, et chaque fois que je parle je sens un spasme.
+
+Tous les trois me regardèrent et demeurèrent silencieux.
+
+«Anna, dit enfin M. Saint-John, laissez-la assise ici et ne lui
+faites aucune question pour le moment. Dans une dizaine de minutes
+donnez-lui le reste du lait et du pain. Marie et Diana, suivez-moi
+dans le parloir, et nous causerons de tout ceci.»
+
+Ils se retirèrent; bientôt une des dames rentra, je ne puis pas
+dire laquelle; pendant que j'étais assise devant la flamme
+vivifiante du foyer, un engourdissement agréable s'était emparé de
+moi. La jeune fille donna tout bas quelques ordres à Anna, et, peu
+de temps après, je m'efforçai, avec l'aide de la servante, de
+monter l'escalier. On me retira mes vêtements mouillés, et bientôt
+un lit chaud et sec reçut mes membres engourdis. Je remerciai Dieu
+et, au milieu d'un inexprimable épuisement, j'éprouvai une joyeuse
+gratitude.
+
+Je m'endormis bien vite.
+
+
+CHAPITRE XXIX
+
+Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les
+trois nuits qui suivirent mon arrivée dans cette maison; je
+pensais peu; je ne faisais rien. Je sais que j'étais dans une
+petite chambre et dans un lit étroit. Il me semblait que j'étais
+attachée à ce lit, car j'y restais aussi immobile qu'une pierre,
+et m'en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point
+attention au temps; je ne m'apercevais pas de l'arrivée du soir ou
+du matin. Je voyais quand quelqu'un entrait dans la chambre ou la
+quittait; je pouvais même dire qui c'était; je comprenais ce qui
+se disait, lorsque celui qui parlait était près de moi; mais je ne
+pouvais pas répondre: il m'était aussi impossible d'ouvrir mes
+lèvres que de remuer mes membres. Anna était celle qui me visitait
+le plus souvent; je n'aimais pas à la voir, parce que je sentais
+qu'elle m'aurait voulue loin de là, qu'elle ne comprenait pas ma
+position et qu'elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie
+entraient dans la chambre une ou deux fois par jour, et je les
+entendais murmurer à côté de moi des phrases semblables à celles-
+ci:
+
+--C'est bien heureux que nous l'ayons fait entrer.
+
+-- Oh oui! car on l'aurait certainement trouvée morte le
+lendemain, si elle fût restée dehors toute la nuit. Je me demande
+ce qui a pu lui arriver.
+
+-- Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre
+voyageuse pâle et amaigrie!
+
+-- À en juger d'après sa manière de parler, ce n'est pas une
+personne sans éducation; son accent est très pur, et les vêtements
+qu'on lui a retirés, bien que souillés et mouillés, étaient beaux
+et presque neufs.
+
+-- Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me
+plaît pourtant; quand elle est animée et en bonne santé, je parie
+que sa physionomie doit être agréable.»
+
+Pas une seule fois je ne les entendis regretter l'hospitalité
+qu'ils m'avaient accordée; pas une seule fois je ne les vis
+témoigner, à mon égard, de défiance ou d'aversion. Je me sentais
+bien.
+
+M. Saint-John ne vint me voir qu'une seule fois; il me regarda, et
+dit que mon état léthargique était la réaction inévitable qui
+devait suivre toute fatigue excessive. Il déclara inutile
+d'envoyer chercher un médecin; il était sûr, disait-il, que,
+livrée à elle-même, la nature n'en agirait que mieux. Il ajouta
+que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu'il
+fallait un profond sommeil à tout le système; que je n'avais pas
+de maladie et que ma convalescence, une fois commencée, serait
+rapide. Il dit toutes ces choses en peu de mots et à voix basse.
+Après une pause, il ajouta, du ton d'un homme peu accoutumé à
+l'expansion:
+
+«Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n'indique ni
+la vulgarité ni la dégradation.
+
+-- Loin de là, répondit Diana; à dire vrai, Saint-John, je
+m'attache à cette pauvre petite créature; je voudrais pouvoir la
+garder toujours.
+
+-- Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John;
+vous verrez qu'elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant
+eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment
+d'irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle
+n'est pas trop entêtée; mais je vois sur son visage des lignes qui
+indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du
+succès. Il me regarda quelques minutes, puis ajouta: «Sa figure
+exprime la sensibilité, mais elle n'est pas jolie.
+
+-- Elle est si malade, Saint-John!
+
+-- Malade ou non, elle ne peut être jolie; la grâce et l'harmonie
+manquent dans ses traits.»
+
+Le troisième jour, je fus mieux; le quatrième, je pus parler,
+remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m'apporta un peu
+de gruau et une rôtie sans beurre; je pense que ce devait être
+vers l'heure du dîner. Je mangeai avec plaisir; cette nourriture
+me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse
+qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j'avais mangé. Quand
+Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du
+moins à ce que j'étais auparavant. Au bout de quelque temps, je
+fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l'action. Je
+désirais me lever; mais quels vêtements mettre? je n'avais que mes
+habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j'étais tombée
+dans la mare et je m'étais couchée à terre. J'eus honte de
+paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs; mais cette
+humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit,
+j'aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire
+était pendue au mur; toutes les traces de boue avaient été
+enlevées; les plis formés par la pluie avaient disparu; en un mot,
+elle était propre et en état d'être portée. Mes bas et mes
+souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y
+avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne
+pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m'obligèrent
+à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à
+m'habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car
+j'avais beaucoup maigri; mais je m'enveloppai dans un châle pour
+cacher l'état où j'étais. Enfin, j'étais propre; je n'avais plus
+sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que
+je détestais tant et qui m'avilissaient à mes propres yeux. Je
+descendis l'escalier de pierre en m'aidant de la balustrade;
+j'arrivai à un passage bas si étroit qui me conduisit bientôt à la
+cuisine.
+
+En y entrant, je sentis l'odeur du pain nouvellement cuit, et la
+chaleur d'un feu généreux arriva jusqu'à moi. On sait combien il
+est difficile d'arracher les préjugés d'un coeur qui n'a pas subi
+la bonne influence de l'éducation, car ils y sont aussi fortement
+enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna
+avait-elle été d'abord froide et roide à mon égard; dernièrement
+elle s'était un peu radoucie, et lorsqu'elle me vit propre et bien
+habillée, elle alla même jusqu'à sourire.
+
+«Comment! vous vous êtes levée! dit-elle; alors vous êtes mieux;
+vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer,
+si vous le désirez.»
+
+Elle m'indiqua le siège; je le pris. Elle continua son ouvrage, me
+regardant de temps en temps du coin de l'oeil; puis se tournant de
+mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit
+tout à coup:
+
+«Avez-vous jamais mendié avant de venir ici?»
+
+Un instant je fus indignée; mais, me rappelant que la colère
+serait hors de propos, et qu'en effet elle avait dû me prendre
+pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une
+certaine fermeté:
+
+«Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une
+mendiante; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos
+jeunes maîtresses.»
+
+Après une pause, elle reprit:
+
+«Je ne comprends pas cela; et pourtant vous n'avez pas de maison
+ni de magot, je parie.
+
+-- On peut n'avoir ni maison ni argent (car je suppose que c'est
+là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante
+dans le sens où vous l'entendez.
+
+-- Êtes-vous savante? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.
+
+-- Oui.
+
+-- Mais vous n'avez jamais été en pension?
+
+-- Si, pendant huit ans.»
+
+Ella ouvrit ses yeux tout grands.
+
+«Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire! reprit-elle.
+
+-- Jusqu'ici je me suis suffi à moi-même, et j'espère que je me
+suffirai plus tard encore. Qu'allez-vous faire de ces groseilles?
+demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits.
+
+-- Des tartes.
+
+-- Donnez-les-moi, je vais les éplucher.
+
+-- Je ne vous demande pas de m'aider.
+
+-- Mais il faut que je fasse quelque chose; donnez-les-moi.
+
+-- Vous n'avez pas été habituée aux gros ouvrages; je le vois à
+vos mains, dit-elle; vous avez peut-être été couturière?
+
+-- Non, vous vous trompez; mais peu importe ce que j'ai été: ne
+vous en tourmentez pas plus; mais dites-moi le nom de la maison où
+vous demeurez?
+
+-- Il y en a qui l'appellent Marsh-End, d'autres Moor-House.
+
+-- Et le maître de la maison s'appelle M. Saint-John.
+
+-- Il ne demeure pas ici; il n'y est que depuis peu de temps; sa
+maison est dans sa paroisse, à Morton.
+
+-- Le village qui est à quelques milles d'ici?
+
+-- Oui.
+
+-- Et qu'est-il?
+
+-- Il est pasteur.»
+
+Je me rappelai la réponse que m'avait faite la vieille femme de
+charge du presbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur.
+
+«Alors, repris-je, c'était ici la maison de son père?
+
+-- Oui, le vieux M. Rivers demeurait ici; et son père, son grand-
+père et son arrière-grand-père y avaient demeuré avant lui.
+
+-- Alors, le monsieur que j'ai vu s'appelle M. Saint-John Rivers?
+
+-- Oui, Saint-John est comme son nom de baptême.
+
+-- Et ses soeurs s'appellent Diana et Marie Rivers?
+
+-- Oui.
+
+-- Leur père est mort?
+
+-- Il y a trois semaines. Il est mort subitement.
+
+-- Ils n'ont pas de mère?
+
+-- Elle est morte il y a plusieurs années.
+
+-- Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille?
+
+-- Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois.
+
+-- Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle.
+Je le déclarerai hautement, bien que vous ayez eu l'impolitesse de
+m'appeler une mendiante.»
+
+Elle me regarda de nouveau avec surprise.
+
+«Je crois, dit-elle, que je me suis tout à fait trompée sur votre
+compte; mais il y a tant de fripons dans le pays qu'il ne faut pas
+m'en vouloir.
+
+-- Et bien que vous ayez voulu me chasser, continuai-je un peu
+sévèrement, à un moment où l'on n'aurait pas mis un chien à la
+porte.
+
+-- Oui, c'était dur. Mais que faire? Je pensais plus aux enfants
+qu'à moi; elles n'ont que moi pour prendre soin d'elles et je suis
+quelquefois obligée d'être un peu vive.»
+
+Je gardai le silence pendant quelques minutes.
+
+«Il ne faut pas me juger trop sévèrement, reprit-elle de nouveau.
+
+-- Je vous juge sévèrement, repris-je, et je vais vous dire
+pourquoi. Ce n'est pas tant parce que vous m'avez refusé un abri,
+et que vous m'avez traitée de menteuse, que parce que vous venez
+de me reprocher de n'avoir ni maison ni argent. On a vu les gens
+les plus vertueux du monde réduits à un dénûment aussi grand que
+le mien; et si vous étiez chrétienne, vous ne regarderiez pas la
+pauvreté comme un crime.
+
+-- C'est vrai, répondit-elle; M. Saint-John me le dit aussi. Je
+vois que je m'étais trompée, mais maintenant j'ai une tout autre
+opinion de vous, car vous avez l'air d'une jeune fille propre et
+convenable.
+
+-- Cela suffit, je vous pardonne à présent; donnez-moi une poignée
+de main.»
+
+Elle mit sa main rude et enfarinée dans la mienne; un sourire
+bienveillant illumina son visage, et, à partir de ce moment, nous
+fûmes amies.
+
+Anna aimait évidemment à parler. Pendant que j'épluchais les
+fruits et qu'elle-même faisait la pâte de la tourte, elle se mit à
+me donner une infinité de détails sur son ancien maître, sa
+maîtresse et les enfants; c'est ainsi qu'elle appelait les jeunes
+gens.
+
+«Le vieux M. Rivers, me dit-elle, était un homme simple, et
+pourtant aucune famille ne remonte plus haut que la sienne; Marsh-
+End a toujours appartenu aux Rivers (et elle affirmait qu'il y
+avait au moins deux cents ans que la maison était bâtie). Elle
+doit paraître bien humble et bien triste, continua la servante,
+comparée au grand château de M. Olivier, dans la vallée de Morton.
+Mais je me rappelle le père de M. Olivier, ouvrier et travaillant
+dans la fabrique d'aiguilles, tandis que la famille de M. Rivers
+est de vieille noblesse. Elle remonte jusqu'au temps des Henri,
+comme on peut bien le voir dans les registres de l'église; et
+pourtant, mon maître était comme les autres, rien ne le
+distinguait des paysans: il était chaussé de gros souliers,
+s'occupait de ses fermes, et ainsi de suite. Quant à ma maîtresse,
+c'était différent: elle aimait à lire et à étudier, et ses enfants
+ont suivi son exemple. Il n'y a jamais eu, et il n'y a encore
+personne comme eux dans ce pays. Tous trois ont aimé l'étude
+presque du moment où ils ont su parler, et ils ont toujours été
+d'une pâte à part. Quand M. John fut grand, on l'envoya au collège
+pour en faire un ministre. Les jeunes filles, aussitôt qu'elles
+eurent quitté la pension, cherchèrent à se placer comme
+gouvernantes, car on leur avait dit que leur père avait perdu
+beaucoup d'argent par suite d'une banqueroute, qu'il n'était pas
+assez riche pour leur donner de la fortune, qu'il leur faudrait se
+tirer d'affaire elles-mêmes. Pendant longtemps elles ne sont
+restées que très peu à la maison. Ces temps-ci, elles sont venues
+y passer quelques semaines à cause de la mort de leur père. Elles
+aiment beaucoup Marsh-End, Morton, les rochers de granit et les
+montagnes environnantes. Bien qu'elles aient habité Londres, et
+plusieurs autres grandes villes, elles disent toujours qu'il n'y a
+rien de tel que le pays où l'on est né. Et puis, elles sont si
+bien ensemble! elles ne se disputent jamais; c'est la famille la
+plus unie que je connaisse.»
+
+Ayant achevé d'éplucher mes groseilles, je demandai où étaient les
+deux jeunes filles et leur frère.
+
+«Ils ont été faire une promenade à Morton, me répondit-elle, mais
+ils seront de retour dans une demi-heure pour prendre le thé.».
+
+Ils revinrent, en effet, à l'heure indiquée par Anna; ils
+entrèrent par la cuisine. Lorsque M. Saint-John me vit, il me
+salua simplement, et continua son chemin. Les deux jeunes filles
+s'arrêtèrent: Marie m'exprima, en quelques mots pleins de bonté et
+de calme, le plaisir qu'elle avait à me voir en état de descendre;
+Diana me prit la main et pencha sa tête vers moi.
+
+«Avant de vous lever, vous auriez dû me demander permission, me
+dit-elle; vous êtes encore bien pâle et bien faible. Pauvre
+enfant! pauvre jeune fille!»
+
+La voix de Diana me rappela le roucoulement de la tourterelle; son
+regard me charmait, et j'aimais à le rencontrer. Tout son visage
+était rempli d'attrait pour moi. La figure de Marie était aussi
+intelligente, ses traits aussi jolis; mais son expression était
+plus réservée; ses manières, quoique douces, étaient moins
+familières. Il y avait une certaine autorité dans le regard et
+dans la parole de Diana; évidemment, elle avait une volonté. Il
+était dans ma nature de me soumettre avec plaisir à une autorité
+semblable à la sienne; lorsque ma conscience et ma dignité me le
+permettaient, j'aimais à plier sous une volonté active.
+
+«Et que faites-vous ici? Continua-t-elle; ce n'est pas votre
+place. Marie et moi nous nous tenons quelquefois dans la cuisine,
+parce que chez nous nous aimons à être libres jusqu'à la licence;
+mais vous, vous êtes notre hôte. Entrez dans le salon.
+
+-- Je suis très bien ici.
+
+-- Pas du tout; Anna fait du bruit autour de vous, et vous couvre
+de farine.
+
+-- Et puis le feu est trop chaud pour vous, ajouta Marie.
+
+-- Certainement, reprit Diana; venez, il faut obéir.»
+
+Et, me tenant toujours la main, elle me fit lever et me conduisit
+dans une chambre intérieure.
+
+«Asseyez-vous là, me dit-elle, en me plaçant sur le sofa, pendant
+que nous nous déshabillerons et que nous préparerons le thé; car
+c'est encore un de nos privilèges dans notre petite maison des
+montagnes, nous préparons nous-mêmes nos repas quand nous y sommes
+disposées, et qu'Anna est occupée à pétrir, à cuire, à laver ou à
+repasser.»
+
+Elle ferma la porte et me laissa seule avec M. Saint-John, qui
+était assis en face de moi, un livre ou un journal à la main.
+J'examinai d'abord le salon, ensuite celui qui l'occupait.
+
+Le salon était une petite pièce simplement meublée, mais propre et
+confortable. Les chaises, de forme antique, étaient brillantes à
+force d'avoir été frottées, et la table de noyer eût pu servir de
+miroir. Quelques vieux portraits d'hommes et de femmes décoraient
+le papier fané du mur; un buffet vitré renfermait des livres et un
+ancien service de porcelaine. Il n'y avait aucun ornement inutile
+dans la chambre; pas un meuble moderne, excepté pourtant deux
+boites à ouvrage et un pupitre en bois de rose, placés sur une
+table de côté. Tout enfin, y compris le tapis et les rideaux,
+était à la fois vieux et bien conservé.
+
+M. Saint-John, aussi immobile que les tableaux suspendus au mur,
+les yeux fixés sur son livre et les lèvres complètement fermées,
+était facile à examiner, et même l'examen n'aurait pas été plus
+aisé si, au lieu d'être un homme, il eût été une statue. Il
+pouvait avoir de vingt-huit à trente ans; il était grand et
+élancé; son visage attirait le regard. Il avait une figure
+grecque, des lignes très pures, un nez droit et classique, une
+bouche et un menton athéniens. Il est rare qu'une tête anglaise
+s'approche autant des modèles antiques. Il avait bien pu être un
+peu choqué de l'irrégularité de mes traits, les siens étaient si
+harmonieux! Ses grands yeux bleus étaient voilés par des cils
+noirs; quelques mèches de cheveux blonds tombaient négligemment
+sur son front élevé et pâle comme l'ivoire.
+
+Quels traits charmants! direz-vous. Et pourtant, en regardant
+M. Saint-John, il ne me vint pas une seule fois à l'idée qu'il dût
+avoir une nature charmante, souple, sensitive, ni même douce. Bien
+qu'il fût immobile en ce moment, il y avait dans sa bouche, son
+nez et son front, quelque chose qui semblait indiquer
+l'inquiétude, la dureté ou la passion. Il ne me dit pas un mot, ne
+me regarda pas une seule fois, jusqu'à ce que ses soeurs fussent
+de retour. Diana, qui allait et venait pour préparer le thé,
+m'apporta un petit gâteau cuit dans le four.
+
+«Mangez cela maintenant, me dit-elle; vous devez avoir faim; Anna
+m'a dit que depuis le déjeuner vous n'aviez mangé qu'un peu de
+gruau.»
+
+J'acceptai, car mon appétit était aiguisé. M. Rivers ferma alors
+son livre, s'approcha de la table, et, au moment où il s'assit,
+fixa sur moi ses yeux bleus, semblables à ceux d'un tableau. Son
+regard était si direct, si scrutateur, et indiquait tant de
+résolution, qu'il fut bien évident pour moi que, si M. Rivers ne
+m'avait pas encore examinée, c'était avec intention et non pas par
+timidité.
+
+«Vous avez très faim? me dit-il.
+
+-- Oui, monsieur,» répondis-je.
+
+Il était dans ma nature de répondre brièvement à une question
+brève, et simplement à une question directe.
+
+«Il est heureux, reprit-il, que la fièvre vous ait forcée à vous
+abstenir ces trois derniers jours: il y aurait eu du danger à
+céder dès le commencement à votre appétit vorace. Maintenant vous
+pouvez manger, mais il faut pourtant de la modération.»
+
+Ma réponse fut à la fois impolie et maladroite.
+
+«J'espère, monsieur, dis-je, que je ne me nourrirai pas longtemps
+à vos dépens.
+
+-- Non, répondit-il froidement; quand vous nous aurez indiqué la
+demeure de vos amis, nous leur écrirons et vous leur serez rendue.
+
+-- Je vous dirai franchement qu'il n'est pas en mon pouvoir de le
+faire, car je n'ai ni demeure ni amis.»
+
+Tous trois me regardèrent, mais sans défiance; leurs regards
+n'exprimaient pas le soupçon, mais plutôt la curiosité. Je parle
+surtout des deux jeunes filles: car, bien que les yeux de Saint-
+John fussent limpides dans le sens propre du mot, au figuré il
+était presque impossible d'en mesurer la profondeur; c'étaient
+plutôt des instruments destinés à sonder les pensées des autres
+que des agents propres à révéler les siennes. Sa réserve et sa
+perspicacité étaient plutôt faites pour embarrasser que pour
+encourager.
+
+«Voulez-vous dire, reprit-il, que vous n'avez aucun parent?
+
+-- Oui, monsieur; aucun lien ne m'attache à un être vivant. Je
+n'ai le droit de réclamer d'abri sous aucun toit d'Angleterre.
+
+-- C'est une position bien singulière à votre âge.»
+
+Je vis son regard se diriger vers mes mains, qui étaient croisées
+sur la table. Je me demandais ce qu'il cherchait; je le compris
+bientôt par la question qu'il me fit.
+
+«Vous n'avez jamais été mariée?» me demanda-t-il.
+
+Diana se mit à rire.
+
+«Comment, Saint-John! s'écria-t-elle; elle a tout au plus dix-sept
+ou dix-huit ans.
+
+-- J'ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée.»
+
+Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage
+avait réveillé chez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous
+virent mon embarras et mon émotion; mais le frère, plus sombre et
+plus froid, continua à me regarder jusqu'à ce que le trouble m'eût
+amené des larmes dans les yeux.
+
+«Où avez-vous demeuré en dernier lieu? demanda-t-il de nouveau.
+
+-- Vous êtes trop curieux, Saint-John,» murmura Marie à voix
+basse.
+
+Mais, appuyé sur la table, M. Rivers demandait une réponse par son
+regard ferme et perçant.
+
+«Le nom du lieu où j'ai demeuré et de la personne avec laquelle
+j'ai vécu est mon secret, répondis-je.
+
+-- Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne
+répondre ni à Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets,
+remarqua Diana.
+
+-- Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire,
+je ne puis pas venir à votre aide, dit-il; et vous avez besoin de
+secours, n'est-ce pas?
+
+-- J'en ai besoin et j'en cherche; je désire que quelque véritable
+philanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour
+faire face aux premières nécessités de la vie.
+
+-- Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire
+vous aider autant qu'il est en mon pouvoir pour atteindre un but
+aussi honnête. Mais dites-moi d'abord ce que vous avez été
+accoutumée à faire, puis ce que vous pouvez faire.»
+
+J'avais avalé mon thé; ce breuvage m'avait restaurée comme du vin
+aurait restitué un géant; il avait donné du ton à mes nerfs sans
+force, et je pus m'adresser avec fermeté à ce juge jeune et
+pénétrant.
+
+«Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le
+regardant comme il me regardait, c'est-à-dire ouvertement et sans
+timidité, vous et vos soeurs m'avez rendu un grand service, le
+plus grand qu'un homme puisse rendre à son semblable: vous m'avez
+arrachée à la mort par votre noble hospitalité; ce bienfait vous
+donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certain droit à
+ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avez
+recueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de
+mon esprit, ma propre sécurité morale et physique, et surtout
+celle des autres. Je suis orpheline, fille d'un ministre; mes
+parents sont morts avant que j'aie pu les connaître. Je me trouvai
+dans une position dépendante. Je fus élevée à une école de
+charité; je vous dirai même le nom de l'établissement où j'ai
+passé six années comme élève et deux comme maîtresse: c'était à
+Lowood, Institution des Orphelins, comté de... Vous aurez entendu
+parler de cela, monsieur Rivers; le révérend Robert Brockelhurst
+était trésorier.
+
+-- J'ai entendu parler de M. Brockelhurst, et j'ai vu l'école.
+
+-- J'ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir
+institutrice dans une maison. J'avais une bonne place et j'étais
+heureuse; cette place, j'ai été obligée de la quitter quatre jours
+avant le moment où je suis arrivée ici; je ne puis pas, je ne dois
+pas dire la raison de mon départ: ce serait inutile, dangereux, et
+paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer; je suis aussi pure
+qu'aucun de vous; je suis malheureuse et je le serai pendant
+quelque temps, car la cause qui m'a fait fuir cette maison où
+j'avais trouvé un paradis est à la fois étrange et vile. Lorsque
+je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, la
+promptitude et le secret: aussi, pour atteindre mon but, ai-je
+laissé derrière moi tout ce que je possédais, excepté un petit
+paquet; mais, dans ma hâte et mon trouble, je l'ai oublié dans la
+voiture qui m'a amenée à Whitcross. Je suis donc arrivée ici sans
+rien; j'ai dormi deux nuits en plein air; j'ai marché deux jours
+sans franchir le seuil d'une porte; pendant ce temps, je n'ai
+mangé que deux fois; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et
+le désespoir, j'allais voir commencer mon agonie: mais vous,
+monsieur Rivers, vous n'avez pas voulu me laisser mourir de faim
+devant votre porte, et vous m'avez recueillie sous votre toit. Je
+sais tout ce que vos soeurs ont fait pour moi depuis; car, pendant
+ma torpeur apparente, je voyais ce qui se passait autour de moi,
+et j'ai vu que je devais à leur compassion naturelle, spontanée et
+généreuse, autant qu'à votre charité évangélique.
+
+-- Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en
+me voyant m'arrêter; elle n'est pas en état d'être excitée; venez
+vous asseoir sur le sofa, mademoiselle Elliot.»
+
+Je tressaillis involontairement; j'avais oublié mon nouveau nom.
+M. Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l'eut bientôt
+remarqué.
+
+«Vous dites que votre nom est Jane Elliot? me demanda-t-il.
+
+-- Je l'ai dit, et c'est en effet le nom par lequel je désire être
+appelée pour le moment; mais ce n'est pas mon véritable nom, et,
+quand je l'entends, il sonne étrangement à mes oreilles.
+
+-- Vous ne voulez pas dire votre véritable nom?
+
+-- Non; je crains par-dessus tout qu'on ne découvre qui je suis,
+et j'évite tout ce qui pourrait trahir mon secret.
+
+-- Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère,
+laissez-la tranquille un moment!»
+
+Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec
+son ton imperturbable et sa pénétration ordinaire:
+
+«Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité; vous
+voudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion
+de mes soeurs, et surtout de ma charité (car j'ai bien remarqué la
+distinction que vous faisiez entre nous: je ne vous en blâme pas,
+elle est juste); vous désirez être indépendante.
+
+-- Oui, je vous l'ai déjà dit; montrez-moi ce que je dois faire ou
+comment je dois me procurer de l'ouvrage: c'est tout ce que je
+vous demande. Envoyez-moi, s'il le faut, dans la plus humble
+ferme; mais, jusque-là, permettez-moi de rester ici; car j'aurais
+bien peur s'il fallait recommencer à lutter contre les souffrances
+d'une vie vagabonde.
+
+-- Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main
+blanche sur ma tête.
+
+-- Oh! oui» répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui
+était naturelle.
+
+-- Vous le voyez, me dit Saint-John; mes soeurs ont du plaisir à
+vous garder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner
+un oiseau à demi gelé, qu'un vent d'hiver aurait poussé vers leur
+demeure. Quant à moi, je me sens plutôt disposé à vous mettre en
+état de vous suffire à vous-même. Je ferai mes efforts pour
+atteindre ce but; mais ma sphère est étroite: je ne suis qu'un
+pauvre pasteur de campagne; mon secours sera des plus humbles, et
+si vous dédaignez les petites choses, cherchez un protecteur plus
+puissant que moi.
+
+-- Elle vous a déjà dit qu'elle voulait bien faire tout ce qui
+était honnête et en son pouvoir, répondit Diana; et vous savez,
+Saint-John, qu'elle ne peut pas choisir son protecteur; elle est
+bien forcée de vous accepter, malgré votre esprit pointilleux.
+
+-- Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d'enfants même,
+si je ne puis rien trouver de mieux, répondis-je.
+
+-- C'est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je
+vous promets de vous aider dans mon temps et à ma manière.»
+
+Il reprit alors le livre qu'il lisait avant le thé; je me retirai
+bientôt, car j'étais restée debout, et j'avais parlé autant que
+mes forces me le permettaient.
+
+
+
+CHAPITRE XXX
+
+Plus je connus les habitants de Moor-House, plus je les aimai. Au
+bout de peu de temps, je fus assez bien pour rester levée toute la
+journée et me promener quelquefois; je pouvais prendre part aux
+occupations de Diana et de Marie, causer avec elles autant
+qu'elles le désiraient, et les aider quand elles me le
+permettaient. Il y avait pour moi dans ce genre de relations une
+grande jouissance que je goûtais pour la première fois, jouissance
+provenant d'une parfaite similitude dans les goûts, les sentiments
+et les principes.
+
+J'aimais à lire les mêmes choses qu'elles; ce dont elles
+jouissaient m'enchantait; j'admirais ce qu'elles approuvaient.
+Elles aimaient leur maison isolée, et moi aussi je trouvais un
+charme puissant et continuel dans cette petite demeure si triste
+et si vieille, dans ce toit bas, ces fenêtres grillées, ces murs
+couverts de mousse, cette avenue de vieux sapins, courbés par la
+violence du vent des montagnes, ce jardin assombri par les houx et
+les ifs, et où ne voulaient croître que les fleurs les plus rudes.
+Elles aimaient les rochers de granit qui entouraient leur demeure,
+la vallée à laquelle conduisait un petit sentier pierreux partant
+de la porte de leur jardin. Elles aimaient aussi ce petit sentier
+tracé d'abord entre des fougères, et, plus loin, au milieu des
+pâturages les plus arides qui aient jamais bordé un champ de
+bruyères; ces pâturages servaient à nourrir un troupeau de brebis
+grises, suivies de leurs petits agneaux dont la tête retenait
+toujours quelques brins de mousse. Cette scène excitait chez elles
+un grand enthousiasme et une profonde admiration. Je comprenais ce
+sentiment, je l'éprouvais avec la même force et la même sincérité
+qu'elles. Je voyais tout ce qu'il y avait de fascinant dans ces
+lieux; je sentais toute la sainteté de cet isolement. Mes yeux se
+plaisaient à contempler les collines et les vallées, les teintes
+sauvages communiquées au sommet et à la base des montagnes par la
+mousse, la bruyère, le gazon fleuri, la paille brillante et les
+crevasses des rochers de granit; ces choses étaient pour moi ce
+qu'elles étaient pour Diana et Marie: la source d'une jouissance
+douce et pure. Le vent impétueux et la brise légère, le ciel
+sombre et les jours radieux, le lever et le coucher du soleil, le
+clair de lune et les nuits nuageuses, avaient pour moi le même
+attrait que pour elles, et moi aussi je sentais l'influence de ce
+charme qui les dominait.
+
+À l'intérieur, l'union était aussi grande; toutes deux étaient
+plus accomplies et plus instruites que moi, mais je suivis leurs
+traces avec ardeur; je dévorai les livres qu'elles me prêtèrent,
+et c'était une grande jouissance pour moi de discuter avec elles,
+le soir, ce que j'avais lu pendant le jour; nos pensées et nos
+opinions se rencontraient: en un mot, l'accord était parfait.
+
+Si l'une de nous trois dominait les autres, c'était certainement
+Diana; physiquement, elle m'était de beaucoup supérieure; elle
+était belle et avait une nature forte. Il y avait en elle une
+affluence de vie et une sécurité dans sa conduite qui excitaient
+toujours mon étonnement et que je ne pouvais comprendre. Je
+pouvais parler un instant au commencement de la soirée; mais une
+fois le premier élan de vivacité épuisé, je me voyais forcée de
+m'asseoir aux pieds de Diana, de reposer ma tête sur ses genoux et
+de l'écouter, elle ou sa soeur; et alors elles sondaient ensemble
+ce que j'avais à peine osé toucher.
+
+Diana m'offrit de m'enseigner l'allemand. J'aimais à apprendre
+d'elle; je vis que la tâche de maîtresse lui plaisait, celle
+d'élève ne me convenait pas moins: il en résulta une grande
+affection mutuelle. Elles découvrirent que je savais dessiner;
+aussitôt leurs crayons et leurs boîtes à couleurs furent à mon
+service; ma science, qui, sur ce point, était plus grande que la
+leur, les surprit et les charma. Marie s'asseyait à côté de moi et
+me regardait pendant des heures; ensuite elle prit des leçons:
+c'était une élève docile, intelligente et assidue. Ainsi occupées
+et nous amusant mutuellement, les jours passaient comme des
+heures, et les semaines comme des jours.
+
+L'intimité qui s'était si rapidement établie entre moi et Mlles
+Rivers ne s'était pas étendue jusqu'à M. Saint-John: une des
+causes de la distance qui nous séparait encore, c'est qu'il était
+rarement à la maison; une grande partie de son temps semblait
+consacrée à visiter les pauvres et les malades disséminés au loin
+dans sa paroisse.
+
+Aucun temps ne l'arrêtait dans ses excursions. Après avoir
+consacré quelques heures de la matinée à l'étude, il prenait son
+chapeau et partait par la pluie ou le soleil, suivi de Carlo,
+vieux chien couchant qui avait appartenu à son père, et allait
+accomplir sa mission d'amour ou de devoir, car je ne sais pas au
+juste comment il la considérait. Quand le temps était très
+mauvais, ses soeurs cherchaient à le retenir; il répondait alors
+avec un sourire tout particulier, plutôt solennel que joyeux:
+
+«Si un rayon de soleil ou une goutte de pluie me détourne d'une
+tâche aussi facile, comment serai-je propre à entreprendre
+l'oeuvre que j'ai conçue?»
+
+Diana et Marie répondaient, en général, par un soupir, et pendant
+quelques minutes restaient plongées dans une triste méditation.
+
+Mais, outre ces absences fréquentes, il y avait encore une autre
+barrière entre nous: il me semblait être d'une nature réservée,
+impénétrable et renfermant tout en elle-même. Zélé dans
+l'accomplissement de ses devoirs, irréprochable dans sa vie, il ne
+paraissait pourtant pas jouir de cette sérénité d'esprit et de
+cette satisfaction intérieure qui devraient être la récompense de
+tout chrétien sincère et de tout philanthrope pratiquant le bien.
+Souvent, le soir, lorsqu'il était assis à la fenêtre, son pupitre
+et ses papiers devant lui, il cessait de lire ou d'écrire, posait
+son menton sur ses mains et se laissait aller à je ne sais quelles
+pensées; mais il était facile de voir, à la flamme et à la
+dilatation fréquente de ses yeux, que ces pensées le troublaient.
+
+Je crois aussi que la nature n'avait pas pour lui les mêmes
+trésors de délices que pour ses soeurs; une fois, une seule fois,
+il parla en ma présence du charme rude des montagnes, et de son
+affection innée pour le sombre toit et les murs mousseux qu'il
+appelait sa maison; mais dans son ton et dans ses paroles il y
+avait plus de tristesse que de plaisir. Jamais il ne vantait les
+rochers de granit, à cause du doux silence qui les environnait;
+jamais il ne s'étendait sur les délices de paix qu'on pouvait y
+goûter.
+
+Il était si peu communicatif que je fus quelque temps avant de
+pouvoir juger de son intelligence. Je commençai à comprendre ce
+qu'elle devait être dans un sermon que je l'entendis faire à sa
+propre paroisse de Morton: il n'est pas en mon pouvoir de raconter
+ce sermon; je ne puis même pas rendre l'effet qu'il me produisit.
+Il fut commencé avec calme, et, malgré la facilité et l'éloquence
+de l'orateur, il fut achevé avec calme. Un zèle vivement senti,
+mais sévèrement réprimé, se remarquait dans les accents du prêtre
+et excitait sa parole nerveuse, dont il comprimait et surveillait
+sans cesse la force. Le coeur était percé comme par un dard;
+l'esprit était étonné de la puissance du prédicateur; mais ni l'un
+ni l'autre n'était adouci. Il y avait dans toutes les paroles du
+prêtre une étrange amertume; jamais de douceur consolante; sans
+cesse de sombres allusions aux doctrines calvinistes, aux
+élections, aux prédestinations, aux réprobations, et, chaque fois
+qu'il parlait de ces choses, on croyait entendre une sentence
+prononcée par le destin. Quand il eut fini, au lieu de me sentir
+mieux, plus calme, plus éclairée, j'éprouvai une inexprimable
+tristesse; car il me semblait (je ne sais s'il en fut de même pour
+tous) que cette éloquence sortait d'une source empoisonnée par
+d'amères désillusions, et où s'agitaient des désirs non satisfaits
+et des aspirations pleines de trouble. J'étais sûre que Saint-John
+Rivers, malgré sa vie pure, son zèle consciencieux, n'avait pas
+encore trouvé cette paix de Dieu qui passe tout entendement; il ne
+l'avait pas plus trouvée que moi avec mes regrets cachés pour mon
+idole brisée et mon temple perdu, regrets dont j'ai évité de
+parler dernièrement, mais qui me tyrannisaient avec force.
+
+Pendant ce temps, un mois s'était écoulé. Diana et Marie devaient
+bientôt quitter Moor-House pour retourner dans des contrées
+éloignées et recommencer la vie qui les attendait comme
+gouvernantes dans une grande ville à la mode du midi de
+l'Angleterre; chacune d'elles était placée dans une famille dont
+les membres, riches et orgueilleux, les regardaient comme
+d'humbles dépendantes, s'inquiétant assez peu de leurs qualités
+intimes, et n'appréciant que leurs talents acquis, comme ils
+appréciaient l'habileté de leur cuisinière ou le bon goût de leur
+femme de chambre. M. Saint-John ne m'avait pas encore parlé de la
+place qu'il m'avait promis d'obtenir pour moi; pourtant, il
+devenait important que j'eusse une occupation quelconque. Un matin
+que j'étais restée seule avec lui quelques minutes dans le
+parloir, je me hasardai à m'approcher de la fenêtre qui, grâce à
+sa table et à sa chaise, était devenue une sorte de cabinet
+d'étude; je me préparai à lui parler, bien que je fusse très
+embarrassée sur la manière de lui adresser ma question, car il est
+toujours difficile de briser la réserve glaciale de ces sortes de
+natures; mais il me tira d'embarras en commençant lui même la
+conversation. En me voyant approcher, il leva les yeux:
+
+«Vous avez une demande à me faire? me dit-il.
+
+-- Oui, monsieur, je voudrais savoir si vous avez entendu parler
+d'une place, pour moi.
+
+-- J'ai pensé à quelque chose pour vous, il y a trois semaines
+environ; mais comme vous sembliez à la fois utile et heureuse ici,
+comme mes soeurs s'étaient évidemment attachées à vous, que votre
+présence leur procurait un plaisir inaccoutumé, je trouvai inutile
+de briser votre bonheur mutuel jusqu'à ce que leur départ de
+Marsh-End rendît le vôtre nécessaire.
+
+-- Elles partent dans trois jours, dis-je.
+
+-- Oui, et quand elles s'en iront je retournerai au presbytère de
+Morton; Anna m'accompagnera et on fermera cette vieille maison.»
+
+J'attendis un instant, pensant qu'il allait continuer à me parler
+sur le sujet qu'il avait déjà entamé; mais ses pensées semblaient
+avoir pris un autre cours; je vis par son regard qu'il ne pensait
+plus à moi. Je fus obligée de lui rappeler le but de notre
+conversation, car il s'agissait d'une chose indispensable pour
+moi, et j'attendais avec un intérêt anxieux.
+
+«Quelle occupation aviez-vous en vue, monsieur Rivers? demandai-
+je; j'espère que ce retard n'aura pas rendu plus difficile de
+l'obtenir.
+
+-- Oh! non, car il suffit que je veuille vous la procurer et que
+vous vouliez l'accepter.»
+
+Il s'arrêta de nouveau et sembla peu disposé à continuer; je
+commençais à m'impatienter. Quelques mouvements inquiets, un
+regard avide et questionneur fixé sur son visage lui firent
+comprendre ce que j'éprouvais aussi clairement que l'auraient fait
+des paroles, et même mon trouble en fut moins grand.
+
+«Oh! allez, me dit-il, n'ayez pas si grande hâte de savoir ce dont
+il s'agit. Laissez-moi vous dire franchement que je n'ai rien
+trouvé d'agréable ou d'avantageux pour vous. Mais avant que je
+m'explique, rappelez-vous, je vous prie, ce que je vous ai déjà
+dit clairement. Si je vous aide, ce sera comme l'aveugle aide le
+boiteux. Je suis pauvre; car lorsque j'aurai payé toutes les
+dettes de mon père, il ne me restera plus que cette ferme en
+ruine, cette allée de sapins et ce petit morceau de terre
+pierreuse avec ses ifs et son houx. Je suis obscur. Rivers est un
+vieux nom; mais des trois seuls descendants de la race, deux
+mangent le pain des serviteurs chez les autres, et le troisième se
+considère comme étranger dans son pays natal, non seulement pour
+la vie, mais pour la mort aussi, et il accepte son sort comme un
+honneur, et il aspire au jour où l'on posera sur son épaule la
+croix qui le séparera de tous les liens charnels, au jour où le
+chef de cette église militante, dont il est le plus humble membre,
+lui dira: «Debout, et suis-moi!»
+
+Saint-John avait dit ces mots comme il prononçait ses sermons,
+d'une voix calme et profonde. Sa joue ne s'était pas animée, mais
+dans son regard brillait une vive lumière. Il continua:
+
+«Et étant moi-même pauvre et obscur, je ne puis vous procurer que
+le travail du pauvre et de l'obscur. Peut-être même le trouverez-
+vous dégradant: car, je le vois maintenant, vos habitudes ont été
+ce que le monde appelle raffinées; vos goûts tendent à l'idéal, ou
+du moins vous avez toujours vécu parmi des gens bien élevés. Quant
+à moi, je considère qu'un travail n'est jamais dégradant lorsqu'il
+peut améliorer les hommes. Je crois que plus le sol où le chrétien
+doit labourer est aride, moins son travail lui rapporte de fruit,
+plus l'honneur est grand. Sa destinée est celle de pionnier, et
+les premiers pionniers de l'Évangile furent les apôtres, et leur
+chef, Jésus, le Sauveur lui-même.
+
+-- Eh bien! dis-je en le voyant s'arrêter de nouveau, continuez.»
+
+Il me regarda avant de continuer; il semblait lire sur mon visage
+aussi facilement que si chacun de mes traits eût été l'un des mots
+d'une phrase. Je compris ce qu'il en avait conclu, d'après ce qui
+suit:
+
+«Vous accepterez la place que je vais vous offrir, dit-il, je le
+crois; vous y resterez quelque temps, mais pas toujours, de même
+que moi je ne pourrai pas toujours me contenter des devoirs
+étroits, obscurs et tranquilles, d'un ministre de campagne: car
+votre nature est aussi ennemie du repos que la mienne, mais nos
+activités ne sont pas du même genre.
+
+-- Expliquez-vous, demandai-je avec insistance, en le voyant
+s'arrêter de nouveau.
+
+-- Oui, vous allez voir combien l'offre est misérable, ordinaire
+et petite. Je ne resterai pas longtemps à Morton, maintenant que
+mon père est mort et que je suis maître de mes actions. Je
+quitterai ce lieu probablement dans le courant de l'année; mais
+tant que j'y resterai, je ferai tous mes efforts pour l'améliorer.
+Quand je suis venu ici, il y a deux ans, Morton n'avait pas
+d'école; les enfants des pauvres ne pouvaient avoir aucune
+espérance de progrès. J'en ai établi une pour les garçons; je
+voudrais en ouvrir une seconde pour les filles. J'ai loué un
+bâtiment à cette intention, avec une petite ferme composée de deux
+chambres pour la maîtresse; celle-ci sera payée trente livres
+sterling par an. La maison est déjà meublée simplement, mais
+suffisamment, par Mlle Oliver, propriétaire de la fonderie et de
+la manufacture d'aiguilles de la vallée. La même jeune fille
+payera pour l'éducation et l'habillement d'une orpheline de la
+manufacture, à condition que celle-ci aidera dans le service de la
+maison et de l'école la maîtresse, dont une grande partie du temps
+sera pris par l'enseignement. Voulez-vous être cette maîtresse?»
+
+Il me fit cette question rapidement, et semblait s'attendre à me
+voir rejeter son offre avec indignation ou du moins avec dédain.
+Bien qu'il devinât quelquefois mes pensées et mes sentiments, il
+ne les connaissait pas tous; il ne pouvait pas savoir de quel oeil
+je verrais cette place. Elle était humble, à la vérité, mais elle
+était cachée, et, avant tout, il me fallait un asile sûr. C'était
+une position fatigante, mais qui était indépendante, comparée à
+celle d'une institutrice dans une famille riche, et mon coeur se
+serrait à la pensée d'une servitude chez des étrangers. La place
+qu'on m'offrait n'était ni vile, ni indigne, ni dégradante. Je fus
+bientôt décidée.
+
+«Je vous remercie de votre offre, monsieur Rivers, dis-je, et je
+l'accepte de tout mon coeur.
+
+-- Mais vous me comprenez bien, reprit-il: c'est une école de
+village; vos écolières seront des petites filles pauvres, des
+enfants de paysans, tout au plus des filles de fermiers; vous
+n'aurez à leur apprendre qu'à tricoter, à coudre, à lire et à
+compter. Que ferez-vous de vos talents? Que ferez-vous de ce qu'il
+y a de plus développé en vous, les sentiments, les goûts?
+
+-- Je les renfermerai en moi jusqu'à ce qu'ils me soient
+nécessaires; ils se garderont bien.
+
+-- Alors vous savez à quoi vous vous engagez?
+
+-- Oui.
+
+Il sourit; son sourire n'était ni triste ni amer, mais plutôt
+heureux et profondément satisfait.
+
+«Et quand voudrez-vous entrer en fonctions?
+
+-- J'irai voir la maison demain, et, si vous le permettez,
+j'ouvrirai l'école la semaine prochaine.
+
+-- Très bien, je ne demande pas mieux.»
+
+Il se leva et se promena dans la chambre; puis, s'arrêtant, il me
+regarda et secoua la tête.
+
+«Que désapprouvez-vous, monsieur? demandai-je.
+
+-- Vous ne resterez pas longtemps à Morton; non, non!
+
+-- Pourquoi? Quelle raison avez-vous de le penser?
+
+-- Je le lis dans vos yeux; ils annoncent une nature qui ne pourra
+pas accepter longtemps la même vie monotone.
+
+-- Je ne suis pas ambitieuse.»
+
+Il tressaillit.
+
+«Ambitieuse, répéta-t-il, non. Qui vous a fait penser à
+l'ambition? Qui est ambitieux? Je sais que je le suis; mais
+comment l'avez-vous deviné?
+
+-- Je parlais de moi.
+
+-- Eh bien! si vous n'êtes pas ambitieuse, vous êtes...»
+
+Il s'arrêta.
+
+«Quoi?
+
+-- J'allais dire passionnée; mais peut-être que, ne comprenant pas
+bien ce mot, vous ne l'aimerez pas. Je veux dire que les
+affections et les sympathies humaines ont un grand pouvoir sur
+tous. Je suis sûr que bientôt vous ne voudrez plus passer vos jours
+dans la solitude et vous dévouer à un travail monotone, sans avoir
+jamais aucun stimulant. De même que moi, ajouta-t-il avec emphase,
+je ne voudrais pas m'ensevelir dans ces marais, m'enterrer dans
+ces montagnes; ma nature, qui m'a été donnée par Dieu, s'y oppose.
+Ici mes facultés, qui me viennent du ciel, sont paralysées et
+rendues inutiles. Vous voyez comme je suis en contradiction avec
+moi-même. Je prêche le contentement dans les positions les plus
+humbles; je proclame belle la vocation de ceux qui, dans le
+service de Dieu, coupent le bois ou puisent l'eau. Moi, ministre
+de l'Évangile, mon esprit inquiet me mène presque à la folie; eh
+bien! il faudra trouver un moyen de réconcilier les principes et
+les tendances.»
+
+Il quitta la chambre. En une heure, je venais d'en apprendre plus
+sur lui que dans tout le mois précédent, et pourtant j'étais
+toujours intriguée.
+
+Marie et Diana devenaient plus tristes et plus silencieuses à
+mesure qu'approchait le jour où elles devaient quitter leur maison
+et leur frère. Toutes deux s'efforçaient de paraître comme
+toujours; mais la tristesse contre laquelle elles avaient à lutter
+est une de celles qu'on ne peut pas vaincre ou cacher entièrement.
+Diana disait que ce serait un départ bien différent des
+précédents; elles allaient se séparer de Saint-John pour des
+années, peut-être pour la vie.
+
+«Il sacrifiera tout au projet qu'il a conçu depuis longtemps,
+disait-elle, même les affections et les sentiments naturels les
+plus puissants. Saint-John a l'air calme, Jane, mais il est
+consumé par une fièvre ardente. Vous le croyez doux, et dans
+certaines choses il est inexorable comme la mort; et ce qu'il y a
+de plus dur, c'est que ma conscience ne me permet pas de le
+détourner de cette sévère résolution. Je ne puis pas l'en blâmer,
+c'est beau, noble et chrétien; mais cela me brise le coeur!» Les
+larmes coulèrent de ses yeux.
+
+Marie pencha sa tête sur son ouvrage.
+
+«Nous n'avons plus de père, et bientôt nous n'aurons plus ni
+maison ni frère, murmura-t-elle.»
+
+À ce moment il arriva un petit accident qui semblait fait exprès
+pour prouver la vérité de ce dicton qu'un malheur n'arrive jamais
+seul, et pour ajouter à leur tristesse la contrariété que
+causerait une branche placée entre la coupe et les lèvres. Saint-
+John passait devant la fenêtre en lisant une lettre; il entra.
+
+«Notre oncle John est mort.» dit-il.
+
+Les deux soeurs semblèrent frappées, mais ni étonnées ni
+attristées; elles paraissaient regarder cette nouvelle plutôt
+comme importante que comme affligeante.
+
+«Mort? répéta Diana.
+
+-- Oui.»
+
+Elle fixa un oeil inquisiteur sur son frère.
+
+«Eh bien! murmura-t-elle à voix basse.
+
+-- Eh bien! Diana, reprit-il en conservant la même immobilité de
+marbre, eh bien! rien. Lisez.»
+
+Il lui jeta une lettre qu'elle tendit à Marie après l'avoir
+parcourue. Marie la lut et la rendit à son frère; tous les trois
+se regardèrent et sourirent d'un sourire triste et pensif.
+
+«Amen! dit Diana; nous pourrons encore vivre néanmoins.
+
+-- En tout cas, notre situation n'est pas pire qu'avant, remarqua
+Marie.
+
+-- Seulement, dit M. Rivers, la peinture de ce qui aurait pu être
+contraste bien vivement avec ce qui est.»
+
+Il plia la lettre, la mit dans son pupitre et sortit.
+
+Pendant quelques minutes personne ne parla; enfin, Diana se tourna
+vers moi.
+
+«Jane, dit-elle, vous devez vous étonner de nos mystères et nous
+trouver bien durs en nous voyant si peu attristés par la mort d'un
+parent aussi proche qu'un oncle; mais nous ne le connaissions pas,
+nous ne l'avions jamais vu. C'était le frère de ma mère; mon père
+et lui s'étaient fâchés il y a longtemps. C'est d'après son avis
+que mon père a lancé presque tout ce qu'il possédait dans la
+spéculation qui l'a ruiné. Il en était résulté des reproches
+mutuels; tous deux s'étaient séparés irrités l'un contre l'autre
+et ne s'étaient jamais réconciliés. Plus tard, mon oncle fit des
+affaires heureuses. Il paraît qu'il a réalisé une fortune de vingt
+mille livres sterling; il ne s'est jamais marié et n'avait de
+parents que nous et une autre personne qui lui était alliée au
+même degré. Mon père avait toujours espéré que mon oncle
+réparerait sa faute en nous laissant ce qu'il possédait. Cette
+lettre nous informe qu'il a tout légué à son autre parente, à
+l'exception de trente guinées, qui doivent être partagées entre
+Saint-John, Diana et Marie Rivers, pour l'achat de trois anneaux
+de deuil. Il avait certainement le droit d'agir à sa volonté, et
+cependant cette nouvelle nous a donné une tristesse momentanée.
+Marie et moi nous nous serions estimées riches avec mille livres
+sterling chacune, et Saint-John aurait aimé à posséder une
+semblable somme, à cause de tout le bien qu'il eût alors pu faire.
+
+Une fois cette explication donnée, on laissa le sujet de côté, et
+ni M. Rivers ni ses soeurs n'y firent d'allusions. Le lendemain,
+je quittai Marsh-End pour aller à Morton. Le jour d'après, Diana
+et Marie se rendirent dans la ville éloignée où elles étaient
+placées. La semaine suivante, M. Rivers et Anna retournèrent au
+presbytère, et la vieille ferme fut abandonnée.
+
+
+
+CHAPITRE XXXI
+
+Enfin, j'avais trouvé une demeure, et cette demeure était une
+ferme; elle se composait d'une petite chambre dont les murs
+étaient blanchis à la chaux et le sol recouvert de sable;
+l'ameublement se composait de quatre chaises en bois peint, d'une
+table, d'une horloge, d'un buffet où étaient rangés deux ou trois
+assiettes, quelques plats et un thé en faïence. Au-dessus se
+trouvait une autre pièce de la même grandeur que la cuisine, et où
+se voyaient un lit de sapin et une commode bien petite, et
+cependant trop grande encore pour ma chétive garde-robe, quoique
+la bonté de mes généreuses amies eût grossi mon modeste trousseau
+des choses les plus nécessaires.
+
+Nous sommes au soir; j'ai renvoyé la petite orpheline qui me tient
+lieu de servante, après l'avoir régalée d'une orange. Je suis
+assise toute seule sur le foyer. Ce matin, j'ai ouvert l'école du
+village; j'ai eu vingt élèves: trois d'entre elles savent lire,
+aucune ne sait ni écrire, ni compter; plusieurs tricotent et
+quelques-unes cousent un peu. Elles ont l'accent le plus dur de
+tout le comté. Jusqu'ici, nous avons eu de la peine à nous
+comprendre mutuellement. Quelques-unes ont de mauvaises manières,
+sont rudes et intraitables autant qu'ignorantes; d'autres, au
+contraire, sont dociles, ont le désir d'apprendre et annoncent des
+dispositions qui me plaisent. Je ne dois pas oublier que ces
+petites paysannes, grossièrement vêtues, sont de chair et de sang
+aussi bien que les descendants des familles les plus nobles, et
+que les armes de la perfection, de la pureté, de l'intelligence,
+des bons sentiments, existent dans leurs coeurs comme dans le
+coeur des autres. Mon devoir est de développer ces germes;
+certainement je trouverai un peu de bonheur dans cette tâche. Je
+n'espérais pas beaucoup de jouissance dans l'existence qui allait
+commencer pour moi, et pourtant je me disais qu'en y accoutumant
+mon esprit, en exerçant mes forces comme je le devais, cette vie
+deviendrait acceptable.
+
+Avais-je été bien gaie, bien joyeuse, bien calme pendant la
+matinée et l'après-midi passées dans cette école humble et nue?
+Pour ne pas me tromper moi-même, je suis obligée de répondre non.
+Je me sentais désespérée; folle que j'étais, je me trouvais
+humiliée; je me demandais si, en acceptant cette position, je ne
+m'étais pas abaissée dans la balance de l'existence sociale, au
+lieu de m'élever. J'étais lâchement dégoûtée par l'ignorance, la
+pauvreté et la rudesse de tout ce que je voyais et de tout ce qui
+m'entourait. Mais je ne dois pas non plus me haïr et me mépriser
+trop pour avoir éprouvé ce sentiment. Je sais que j'ai eu tort:
+c'est déjà un grand pas de fait; je ferai des efforts pour me
+vaincre moi-même; j'espère y parvenir en partie demain. Dans
+quelques semaines, j'aurai peut-être atteint complètement mon but,
+et, dans quelques mois, il est possible que le bonheur de voir mes
+élèves progresser vers le bien change mes dégoûts en joie.
+
+«Du reste, me dis-je, serait-il donc mieux d'avoir succombé à la
+tentation, écouté la passion, de m'être laissé prendre dans un
+filet de soie, au lieu de lutter douloureusement, de m'être
+étendue sur les fleurs qui recouvraient le piège pour me réveiller
+dans un pays du Sud, au milieu du luxe et des plaisirs d'une
+villa; de vivre maintenant en France, maîtresse de M. Rochester,
+enivrée de son amour, car il m'aurait bien aimée pendant quelque
+temps? Oh! oui, il m'aimait! Personne ne m'aimera plus jamais
+comme lui; je ne connaîtrai plus jamais les doux hommages tendus à
+la beauté, à la jeunesse et à la grâce; car jamais aux yeux de
+personne je ne semblerai posséder ces charmes. Il m'aimait, et il
+était orgueilleux de moi; et jamais aucun autre homme ne pourra
+l'être. Mais que dis-je? Pourquoi laisser mon esprit s'égarer
+ainsi? Pourquoi m'abandonner à ces sentiments.?» Je me demandai
+s'il valait mieux être esclave dans un paradis impur, emportée un
+instant dans un tourbillon de plaisirs trompeurs, et étouffée
+l'instant d'après par les larmes amères du repentir et de la
+honte, ou être la maîtresse libre et honorée d'une école de
+village, sur une fraîche montagne, au milieu de la sainte
+Angleterre.
+
+Oui, je sentais maintenant que j'avais eu raison de me rattacher
+aux principes et aux lois, et de mépriser les conseils malsains
+d'une exaltation momentanée. Dieu m'avait dirigée dans mon choix,
+et je remerciai sa providence conductrice.
+
+Après être arrivée à cette conclusion, je me levai, je me dirigeai
+vers la porte et je regardai le coucher du soleil et les champs
+étendus devant ma ferme, qui, ainsi que l'école, était éloignée du
+village d'un demi-mille. Les oiseaux faisaient entendre leurs
+derniers accords.
+
+L'air était doux et la rosée embaumée.
+
+Pendant que je regardais ce paysage, je me croyais presque
+heureuse; aussi, au bout de peu de temps, je fus tout étonnée de
+m'apercevoir que je pleurais. Et pourquoi? À cause du sort qui
+m'avait arrachée à mon maître; parce qu'il ne devait plus jamais
+me voir et que je craignais un trop grand désespoir et un
+emportement funeste par suite de mon départ; parce que je
+craignais qu'il ne s'écartât trop du droit chemin pour y revenir
+jamais. À cette pensée, je détournai mon visage du beau ciel que
+je contemplais et de la vallée solitaire de Morton. Je dis
+solitaire; car, dans la partie que je pouvais apercevoir, il n'y
+avait aucune maison, si ce n'est l'église et le presbytère, qui
+étaient à moitié masqués par les arbres, et tout au loin, le toit
+de Vale-Hall, où demeuraient M. Oliver et sa fille. Je cachai mes
+yeux dans mes mains et j'appuyai ma tête contre la pierre de ma
+porte; mais bientôt un léger bruit près de la grille qui séparait
+mon petit jardin des prairies me fit lever la tête. Un chien, que
+je reconnus pour le vieux Carlo de M. Rivers, poussait la grille
+avec son museau, et j'aperçus bientôt Saint-John lui-même, appuyé
+sur la porte, les deux bras croisés. Son front était ridé, et il
+fixait sur moi son regard sérieux et presque mécontent. Je le
+priai d'entrer.
+
+«Non. je ne puis pas rester, me dit-il. Je venais seulement vous
+apporter un petit paquet que mes soeurs ont laissé pour vous. Je
+crois qu'il contient une boîte à couleurs, des crayons et du
+papier.»
+
+Je m'approchai pour le prendre; ce présent m'était doux. Il me
+sembla qu'au moment où j'avançai, Saint-John examina mon visage
+avec austérité; probablement que les traces de mes larmes y
+étaient encore visibles.
+
+«Avez-vous trouvé votre tâche plus rude que vous ne pensiez? me
+demanda-t-il.
+
+-- Oh! non, au contraire. Je crois qu'avec le temps mes écolières
+et moi nous nous entendrons très bien.
+
+-- Mais peut-être avez-vous été désappointée par l'installation de
+votre ferme et par son ameublement; il est vrai que tout y est
+simple, mais...»
+
+Je l'interrompis.
+
+«Ma ferme, dis-je, est propre et à l'abri de la tempête; mes
+meubles sont suffisants et commodes; tout ce que je vois me rend
+reconnaissante et non pas triste. Je ne suis pas assez sotte ni
+assez sensualiste pour regretter un tapis, un sofa ou un plat
+d'argent. D'ailleurs, il y a cinq semaines, je n'avais rien;
+j'étais une mendiante, une vagabonde repoussée de tous; maintenant
+je connais quelqu'un, j'ai une maison et une occupation; je
+m'étonne de la bonté de Dieu, de la générosité de mes amis, du
+bonheur de ma position, et je ne me plains pas.
+
+-- Mais vous vous sentez seule et oppressée; cette petite maison
+est bien sombre et bien vide.
+
+-- Jusqu'ici, j'ai à peine eu le temps de jouir de ma
+tranquillité, encore moins d'être fatiguée par mon isolement.
+
+-- Très bien; j'espère que vous éprouvez véritablement la
+satisfaction que vous témoignez; en tous cas, votre bon sens vous
+apprendra qu'il est trop tôt pour vous abandonner aux mêmes
+craintes que la femme de Loth. Je ne sais pas ce que vous avez
+laissé derrière vous, mais je vous conseille de résister fermement
+à la tentation et de ne pas regarder en arrière; poursuivez votre
+tâche avec courage, pendant quelques mois du moins.
+
+-- C'est ce que j'ai l'intention de faire,» répondis-je.
+
+Saint-John continua.
+
+«Il est dur d'agir contre son inclination et de lutter contre les
+penchants naturels; mais c'est possible, je le sais par
+expérience. Dieu nous a donné, dans de certaines mesures, le
+pouvoir de faire notre propre destinée; et quand notre vertu
+demande un soutien qu'elle ne peut pas obtenir, quand notre
+volonté aspire à une route que nous ne pouvons pas suivre, nous
+n'avons pas besoin de mourir de faim ni de nous laisser aller à
+notre désespoir; nous n'avons qu'à chercher pour notre esprit une
+autre nourriture, aussi forte que le fruit défendu auquel il
+voulait goûter, et peut-être plus pure; mous n'avons qu'à creuser
+pour notre pied aventureux une route qui, si elle est plus rude,
+n'est ni moins directe ni moins large que le chemin fermé par la
+fortune.
+
+«Il y a un an, moi aussi j'étais bien malheureux, parce que je
+croyais m'être trompé en entrant dans les ordres; l'uniforme du
+prêtre et ses devoirs me pesaient; j'aurais voulu une vie plus
+active, les travaux excitants d'une carrière littéraire, la
+destinée de l'artiste, de l'écrivain ou de l'orateur; tout,
+excepté le métier de prêtre. Oui, sous mes vêtements de ministre
+bat un coeur de guerrier ou d'homme d'État; je suis amoureux de la
+gloire, du renom, du pouvoir; je trouvais mon existence si
+malheureuse que je voulais en changer ou mourir. Après quelque
+temps d'obscurité et de lutte, la lumière brilla, et avec elle
+vint le soulagement; ma carrière rampante prit tout à coup
+l'aspect d'une tâche sans bornes. Tout à coup une voix venue du
+ciel m'ordonna de rassembler mes forces, d'étendre mes ailes et de
+voler au delà des champs qu'embrassait mon regard. Dieu avait une
+mission à me donner, et, pour la bien accomplir, il fallait de
+l'adresse et de la force, du courage et de l'éloquence, toutes les
+qualités de l'homme d'État, du soldat et de l'orateur, car tout
+cela est nécessaire à un bon missionnaire.
+
+«Je résolus donc de me faire missionnaire; à partir de ce moment,
+mon esprit changea: toutes mes facultés furent délivrées de leurs
+chaînes, et les liens ne laissèrent après eux que l'inflammation
+qui suit toute blessure; le temps seul pourra la guérir. Mon père
+s'opposa à cette résolution; mais depuis sa mort, il n'y a plus
+aucun obstacle légitime; lorsque mes affaires seront arrangées,
+que j'aurai trouvé un successeur, que j'aurai subi encore quelques
+luttes contre des sentiments violemment brisés et contre la
+faiblesse humaine, luttes dans lesquelles je suis sûr d'être
+victorieux, parce que je l'ai juré, alors je quitterai l'Europe
+pour aller en Orient.»
+
+Il dit ces mots de sa voix étrange, calme et cependant emphatique;
+lorsqu'il eut achevé, il regarda non pas moi, mais le soleil
+couchant, sur lequel mes yeux étaient également fixés; lui et moi,
+nous tournions le dos au sentier qui conduisait des champs à la
+porte du jardin; nous n'avions entendu aucun bruit de pas sur le
+gazon du chemin; le murmure de l'eau dans la vallée était le seul
+bruit qu'on pût distinguer à cette heure: aussi nous
+tressaillîmes, lorsqu'une voix gaie et douce comme une clochette
+d'argent s'écria:
+
+«Bonsoir, monsieur Rivers; bonsoir, vieux Carlo! Votre chien
+connaît ses amis plus vite que vous, monsieur. Il a dressé les
+oreilles et remué la queue quand je n'étais qu'au bout des champs,
+et vous, vous me tournez le dos maintenant encore.»
+
+C'était vrai. Bien que M. Rivers eût tressailli dès les premières
+notes de ces accents harmonieux, comme si un coup de tonnerre eût
+déchiré un nuage au-dessus de sa tête, la nouvelle arrivée avait
+fini de parler sans qu'il eût songé à changer d'attitude; il était
+toujours debout, le bras appuyé sur la porte et le visage dirigé
+vers l'occident. Enfin il se tourna lentement; il me sembla qu'une
+vision venait d'apparaître à ses côtés. À trois pieds de lui était
+une forme vêtue de blanc: c'était une création jeune et gracieuse,
+aux contours arrondis, mais fins, et quand, après s'être penchée
+pour caresser Carlo, elle releva la tête et jeta en arrière un
+long voile, j'aperçus une figure d'une beauté parfaite. Une beauté
+parfaite, voilà une expression bien forte; mais je ne la rétracte
+pas, car elle était justifiée par les traits les plus doux qu'ait
+jamais enfantés le climat d'Albion, par les couleurs les plus
+pures qu'aient jamais créées ses vents humides et son ciel
+vaporeux; cette beauté n'avait aucun défaut, et aucun charme ne
+lui manquait. La jeune fille avait des traits réguliers et
+délicats, de grands yeux foncés et voilés comme dans les plus
+belles peintures; ses longues paupières, terminées par des cils
+épais, encadraient son bel oeil et lui donnaient une douce
+fascination; ses sourcils, bien dessinés, augmentaient la sérénité
+de son visage; son front blanc et uni respirait le calme et
+faisait ressortir l'éclat de ses couleurs. Ses joues étaient
+fraîches, ovales et pures; ses lèvres délicates et pleines de
+santé, ses dents belles et brillantes, son menton petit et bien
+arrondi, ses cheveux tressés en nattes épaisses, tout enfin
+semblait combiné pour réaliser une beauté idéale. J'étais
+émerveillée en regardant cette belle créature, je l'admirais de
+tout mon coeur; la nature n'avait pas voulu la former comme les
+autres; et, oubliant son rôle de marâtre, elle avait doué son
+enfant chéri avec la libéralité d'une mère.
+
+Et que pensait M. Saint-John de cet ange terrestre? Je me fis
+naturellement cette question lorsque je le vis se tourner vers
+elle et la regarder, et je cherchai la réponse dans sa contenance;
+mais ses yeux s'étaient déjà détournés de la péri, et il regardait
+une humble touffe de marguerites qui croissait près de la porte.
+
+«Une belle soirée! mais il est un peu tard pour être seule dehors,
+dit-il en écrasant sous ses pieds la tête neigeuse des marguerites
+fermées.
+
+-- Oh! dit-elle, je suis arrivée de S*** (et elle nomma une grande
+ville éloignée de vingt milles environ) cette après-midi. Mon père
+m'a dit que vous aviez ouvert votre école, et que la nouvelle
+maîtresse était arrivée. Alors, après le thé, je me suis habillée
+et je suis descendue dans la vallée pour la voir, la voilà?
+demanda-t-elle en m'indiquant.
+
+-- Oui, répondit Saint-John.
+
+-- Pensez-vous vous habituer à Morton? me demanda-t-elle d'un ton
+simple, naïf et direct, qui, bien qu'enfantin, me plaisait.
+
+-- J'espère que oui, répondis-je; j'ai plusieurs raisons pour le
+croire.
+
+-- Avez-vous trouvé vos écolières aussi attentives que vous
+l'espériez?
+
+-- Oui.
+
+-- Votre maison vous plaît-elle?
+
+-- Beaucoup.
+
+-- L'ai-je gentiment meublée?
+
+-- Très gentiment.
+
+-- Ai-je fait un bon choix en prenant Alice Wood pour vous aider?
+
+-- Oui, certainement; elle est adroite et apprend bien.»
+
+Je pensais que cette jeune fille devait être Mlle Oliver,
+l'héritière favorisée également par la fortune et par la nature.
+Je me demandais quelle heureuse combinaison de planètes avait
+présidé à sa naissance.
+
+«Je viendrai de temps en temps vous aider, ajouta-t-elle; ce sera
+une distraction pour moi de vous visiter quelquefois; j'aime les
+distractions. Monsieur Rivers, si vous saviez comme j'ai été gaie
+pendant mon séjour à S***. Hier, j'ai dansé jusqu'à deux heures du
+matin. Le régiment de... est stationné à S*** depuis les émeutes;
+les officiers sont les hommes les plus agréables du monde; comme
+ils font honte à nos aiguiseurs de couteaux et à nos marchands de
+ciseaux!»
+
+Il me sembla voir M. Rivers avancer sa lèvre inférieure et relever
+sa lèvre supérieure. Il est certain que sa bouche se comprima et
+que le bas de son visage prit une expression plus sombre et plus
+triste que jamais, lorsque la joyeuse jeune fille lui parla du
+bal. Il cessa de regarder les marguerites et leva sur elle un
+regard sévère, scrutateur et significatif. Elle y répondit par un
+second sourire qui allait bien à sa jeunesse, à sa fraîcheur et à
+ses yeux brillants.
+
+La jeune fille, voyant Saint-John redevenu muet et froid, se remit
+à caresser Carlo.
+
+«Ce pauvre Carlo m'aime, dit-elle; il ne s'éloigne pas de ses
+amis, lui; il n'est pas sombre, près d'eux, et s'il pouvait
+parler, il ne garderait pas le silence.»
+
+Pendant qu'elle caressait la tête du chien, en se penchant avec
+une grâce naturelle devant le maître jeune et austère de l'animal,
+je vis la figure de M. Rivers s'enflammer, je vis ses yeux sévères
+s'adoucir tout à coup, et briller comme dominés par une force
+irrésistible. Ainsi animé, il était presque aussi beau qu'elle; sa
+poitrine se souleva une fois; son grand coeur, fatigué d'une
+contrainte despotique, sembla vouloir s'épandre en dépit de toute
+volonté, et fit un vigoureux effort pour obtenir sa liberté: mais
+Saint-John le dompta, comme un cavalier résolu dompte un cheval
+fougueux; il ne répondit ni par une parole ni par un mouvement à
+la gentille avance faite par la jeune fille.
+
+«Mon père se plaint de ce que vous ne venez plus jamais nous voir,
+dit Mlle Oliver en levant les yeux; vous êtes comme étranger à
+Vale-Hall. Le soir, mon père est seul; il ne se porte pas très
+bien; voulez-vous venir avec moi pour le voir?
+
+-- L'heure n'est pas favorable pour déranger M. Oliver, répondit
+Saint-John.
+
+-- Pas favorable mais si, au contraire; c'est l'heure où papa a le
+plus besoin de compagnie; les travaux sont terminés et il n'a plus
+rien qui l'occupe. Venez, monsieur Rivers; pourquoi êtes-vous si
+sauvage et si triste?» Et, voyant que Saint-John persistait dans
+son silence, elle reprit: «Oh! j'avais oublié, dit-elle en
+secouant sa belle tête bouclée et en paraissant fâchée contre
+elle; je suis si folle et si légère! Excusez-moi. J'avais tout à
+fait oublié que vous avez une bien bonne raison pour ne pas
+désirer répondre à mon bavardage; Diana et Marie vous ont quitté
+aujourd'hui, Moor-House est fermé et vous êtes seul. Je vous
+assure que je vous plains; venez voir papa.
+
+-- Pas ce soir, mademoiselle Rosamonde, pas ce soir.»
+
+M. Saint-John partait comme un automate; lui seul savait combien
+ce refus lui coûtait d'efforts.
+
+«Eh bien, puisque vous êtes si entêté, je vais vous quitter; car
+je n'ose pas rester plus longtemps; la rosée commence à tomber.
+Bonsoir.»
+
+Elle lui tendit la main; il la toucha à peine.
+
+«Bonsoir,» répéta-t-il d'une voix basse et sourde comme un écho.
+
+Elle partit, mais revint au bout d'un instant.
+
+«Êtes-vous bien portant?»demanda-t-elle.
+
+Elle pouvait bien faire cette question; car la figure de Saint-
+John était aussi blanche que la robe de la jeune fille.
+
+«Très bien,» répondit-il, et, après s'être incliné, il s'éloigna.
+
+Elle prit un chemin, lui un autre; deux fois elle se retourna pour
+le regarder, et, légère comme une fée, continua sa route à travers
+les champs. Quant à lui, il marchait avec fermeté et ne se
+retourna pas.
+
+Ce spectacle de la souffrance et du sacrifice d'un autre éloigna
+mes pensées de mes douleurs personnelles. Diana Rivers avait
+déclaré que son frère était inexorable comme la mort; elle n'avait
+pas exagéré.
+
+
+
+CHAPITRE XXXII
+
+Je continuai à m'occuper de mon école avec autant d'activité et de
+zèle que possible. Dans le commencement, ce fut une tâche rude;
+malgré tous mes efforts, il me fallut quelque temps avant de
+pouvoir comprendre la nature de mes écolières. En les voyant si
+incultes et si engourdies, je croyais qu'il n'y avait plus rien à
+espérer, pas plus chez les unes que chez les autres; mais bientôt
+je vis que je m'étais trompée: il y avait des différences entre
+elles, comme entre les enfants bien élevés, et, quand nous nous
+connûmes réciproquement, la différence se développa avec rapidité.
+Lorsque l'étonnement que leur causaient mon langage et mes
+manières eut cessé, je m'aperçus que quelques-unes étaient
+lourdes, endormies, grossières et agressives. Beaucoup, au
+contraire, se montraient obligeantes et aimables, et je découvris
+parmi elles d'assez nombreux exemples de politesse naturelle, de
+dignité et d'excellentes dispositions, qui me remplirent de bonne
+volonté et d'admiration. Bientôt elles prirent plaisir à bien
+faire leurs devoirs, à se tenir propres, à apprendre régulièrement
+leurs leçons, à acquérir des manières calmes et convenables. La
+rapidité de leurs progrès fut en quelque sorte surprenante, et
+j'en ressentis un orgueil légitime et heureux; d'ailleurs je
+m'étais déjà attachée aux meilleures de mes élèves, et elles aussi
+m'aimaient. Parmi mes écolières, j'avais quelques filles de ferme,
+qui étaient déjà presque des jeunes filles. Elles savaient lire,
+écrire et coudre. Je leur apprenais les éléments de la grammaire,
+de la géographie, de l'histoire, et les travaux de couture les
+plus délicats; je trouvai parmi elles des natures estimables,
+désireuses d'apprendre, et toutes disposées à s'améliorer.
+Souvent, le soir, j'allais passer quelques heures agréables chez
+elles; leurs parents (le fermier et sa femme) me comblaient
+d'attentions. C'était une joie pour moi d'accepter leur simple
+hospitalité et de la payer par une considération et un respect
+scrupuleux pour leurs sentiments, respect auquel on ne les avait
+peut-être pas toujours accoutumés, et qui les charmait et leur
+faisait du bien, parce qu'étant ainsi élevés à leurs propres yeux,
+ils voulaient se rendre dignes de la déférence qu'on leur
+témoignait.
+
+Je me sentais aimée dans le pays. Toutes les fois que je sortais,
+c'étaient de cordiales salutations et des sourires affectueux.
+Être généralement respecté, même par des ouvriers, c'est vivre
+calme et heureux sous un rayon de soleil, qui développe et fait
+éclore la sérénité de vos sentiments intérieurs. À cette époque de
+ma vie, mon coeur fut plus souvent gonflé par la reconnaissance
+qu'abattu par la tristesse; et pourtant, au milieu de cette
+existence calme et utile, après avoir passé ma journée dans un
+travail honorable au milieu de mon école, et ma soirée à dessiner
+ou à lire, des songes étranges me poursuivaient pendant la nuit,
+des songes variés, agités, orageux. Au milieu de scènes bizarres,
+d'aventures extraordinaires et romanesques, je rencontrais
+toujours M. Rochester au moment le plus terrible de la crise.
+Alors il me semblait être dans ses bras, entendre sa voix,
+rencontrer son regard, toucher ses mains et ses joues; je croyais
+l'aimer et être aimée de lui; l'espérance de passer mes jours près
+de lui se ranimait avec toute sa force d'autrefois. Puis, je
+m'éveillais, je me rappelais où j'étais et dans quelle position;
+tremblante et agitée, je m'asseyais sur mon lit sans rideaux; la
+nuit tranquille et sombre était témoin des convulsions de mon
+désespoir et entendait les sanglots de ma passion. Le lendemain
+matin, à neuf heures, j'ouvrais l'école, et, tranquille, remise,
+je me préparais aux devoirs de la journée.
+
+Rosamonde Oliver tint sa promesse de visiter l'école. Elle venait
+généralement en faisant sa promenade du matin; elle arrivait
+jusqu'à la porte sur son poney, et suivie d'un domestique en
+livrée. On ne peut rien imaginer de plus charmant que cette jeune
+amazone, avec son habit pourpre, sa toque de velours noir,
+gracieusement posée sur ses longues boucles qui venaient caresser
+ses joues et flotter sur ses épaules; c'est ainsi qu'elle entrait
+dans l'école rustique et passait au milieu des petites
+villageoises étonnées. Elle venait ordinairement à l'heure où
+M. Rivers faisait le catéchisme; je crois que le regard de la
+jeune visiteuse perçait profondément le coeur du pasteur. Une
+sorte d'instinct semblait l'avertir lorsqu'elle entrait, même
+quand il ne la voyait pas, même quand il regardait dans une
+direction tout opposée à la porte. Dès qu'elle apparaissait, ses
+joues se coloraient, ses traits de marbre changeaient presque
+insensiblement, malgré leurs efforts pour rester immobiles; leur
+calme même exprimait une ardeur contenue plus fortement que
+n'auraient pu le faire des muscles agités ou un regard passionné.
+
+Certainement elle connaissait son pouvoir, et M. Rivers ne le lui
+cachait pas, parce qu'il ne le pouvait pas. En dépit de son
+stoïcisme chrétien, quand elle s'adressait à lui, il lui envoyait
+un sourire gai, encourageant et même tendre; sa main tremblait et
+ses yeux brûlaient; si ses lèvres restaient muettes, il semblait
+dire par son regard triste et résolu: «Je vous aime et je sais que
+vous avez une préférence pour moi; si je me tais, ce n'est pas
+parce que je doute du succès; si je vous offrais mon coeur, je
+crois que vous l'accepteriez. Mais ce coeur a déjà été déposé sur
+un autel sacré; les flammes du sacrifice l'entourent, et bientôt
+ce ne sera plus qu'une victime consumée.»
+
+Alors elle boudait comme un enfant désappointé; un nuage pensif
+venait adoucir sa vivacité radieuse; elle retirait promptement sa
+main de celle de M. Rivers, et s'éloignait de lui avec une
+rapidité héroïque, qui ressemblait un peu à celle d'un martyr.
+Saint-John aurait sans doute donné le monde entier pour la suivre,
+la rappeler, la retenir quand elle s'enfuyait ainsi, mais il ne
+voulait pas perdre une seule chance d'obtenir le ciel, ni
+abandonner pour son amour l'espérance d'un paradis vrai et
+éternel; et d'ailleurs une seule passion ne pouvait pas suffire à
+sa nature de pirate, de poète et de prêtre. Il ne pouvait, il ne
+voulait pas renoncer au rude combat du missionnaire pour les
+salons et la paix de Vale-Hall. J'appris tout ceci dans une
+conversation où, en dépit de sa réserve, j'eus l'audace de lui
+arracher cette confidence.
+
+Souvent déjà Mlle Oliver m'avait fait l'honneur de venir me
+visiter dans ma ferme. Bientôt je la connus tout entière, car il
+n'y avait en elle ni déguisement ni mystère; elle était coquette,
+mais bonne; exigeante, mais pas égoïste; on l'avait toujours
+traitée avec beaucoup trop d'indulgence, et pourtant on n'avait
+pas réussi à la gâter entièrement. Elle était vive, mais avait un
+bon naturel; pouvait-elle ne pas être vaine? chaque regard qu'elle
+dirigeait du côté de sa glace lui montrait un ensemble si
+charmant! mais elle n'était pas affectée. Elle n'avait aucun
+orgueil de ses richesses; elle était généreuse, naïve,
+suffisamment intelligente, gaie, vive, mais légère; elle était
+charmante enfin, même aux yeux d'une froide observatrice comme
+moi; mais elle n'était pas profondément intéressante, et ne vous
+laissait pas une vive impression. Elle était bien loin de
+ressembler aux soeurs de Saint-John, par exemple. Cependant je
+l'aimais presque autant qu'Adèle, si ce n'est pourtant qu'on
+accorde à l'enfant surveillé et instruit par soi une affection
+plus intime qu'à la jeune fille étrangère douée des mêmes charmes.
+
+Elle s'était prise pour moi d'un aimable caprice; elle prétendait
+que je ressemblais à M. Rivers: «Seulement, disait-elle, vous
+n'êtes pas si jolie, bien que vous soyez une gentille et mignonne
+petite créature; mais lui, c'est un ange. Cependant vous êtes
+bonne, savante, calme et ferme comme lui; faire de vous une
+maîtresse d'école dans un village, c'est un lusus naturae; je suis
+sûre que, si l'on connaissait votre histoire, on en ferait un
+délicieux roman.»
+
+Un soir qu'avec son activité enfantine et sa curiosité
+irréfléchie, mais nullement offensante, elle fouillait dans le
+buffet et dans la table de ma petite cuisine, elle aperçut d'abord
+deux livres français, un volume de Schiller, une grammaire
+allemande et un dictionnaire, puis ensuite tout ce qui m'était
+nécessaire pour dessiner, quelques esquisses, entre autres, un
+petit portrait au crayon d'une de mes élèves qui avait une
+véritable tête d'ange, quelques vues d'après nature, prises dans
+la vallée de Morton et dans les environs; elle fut d'abord
+étonnée, puis ravie.
+
+«Est-ce vous qui avez fait ces dessins? me demanda-t-elle, savez-
+vous le français et l'allemand? Quel amour vous faites! quelle
+petite merveille! Vous dessinez mieux que mon maître de la
+première pension de S***. Voulez-vous esquisser mon portrait, pour
+que je le montre à papa?
+
+-- Certainement!» répondis-je.
+
+Je sentais un plaisir d'artiste à l'idée de copier un modèle si
+parfait et si éblouissant. Elle avait une robe de soie bleu foncé;
+son cou et ses bras étaient nus; elle n'avait pour tout ornement
+que ses beaux cheveux châtains, qui flottaient sur son cou avec
+toute la grâce des boucles naturelles. Je pris une feuille de beau
+carton, et je dessinai soigneusement les contours de son charmant
+visage. Je me promis de colorier ce dessin; mais, comme il était
+déjà tard, je lui demandai de revenir poser un autre jour.
+
+Elle parla de moi à son père avec tant d'éloges, que celui-ci
+l'accompagna le soir suivant. C'était un homme grand, aux traits
+massifs, d'âge mûr, et dont les cheveux grisonnaient. Sa fille,
+debout à ses côtés, avait l'air d'une brillante fleur près d'une
+tourelle moussue. Il paraissait taciturne, peut-être orgueilleux;
+mais il fut très bon pour moi. L'esquisse du portrait de Rosamonde
+lui plut beaucoup; il me demanda d'en faire une peinture aussi
+perfectionnée que possible; il me pria aussi de venir le lendemain
+passer la soirée à Vale-Hall.
+
+J'y allai. Je vis une maison grande, belle, et qui prouvait la
+richesse de son propriétaire. Rosamonde fut joyeuse et animée tout
+le temps que je restai là; son père fut très affable; et
+lorsqu'après le thé il se mit à causer avec moi, il m'exprima très
+chaleureusement son approbation pour ce que j'avais fait dans
+l'école de Morton.
+
+«Mais, ajouta-t-il, d'après tout ce que je vois et tout ce que
+j'entends, j'ai peur que vous ne soyez trop supérieure pour une
+semblable place et que vous ne la quittiez bientôt pour une qui
+vous plaira mieux.
+
+-- Oh! oui, certainement, papa, s'écria Rosamonde, elle est bien
+assez instruite pour être gouvernante dans une grande famille.
+
+-- J'aime bien mieux être ici que dans une grande famille,»
+pensai-je.
+
+M. Oliver me parla de M. Rivers et de toute sa famille avec
+beaucoup de respect; il dit que c'était un vieux nom, que ses
+ancêtres avaient été riches, que jadis tout Morton leur avait
+appartenu, et que maintenant même le dernier descendant de cette
+famille pouvait, s'il le voulait, s'allier aux plus grandes
+maisons. Il trouvait triste qu'un jeune homme si beau et si rempli
+de talents eût formé le projet de partir comme missionnaire;
+c'était perdre une vie bien précieuse. Ainsi, il était évident que
+M. Oliver ne voyait aucun obstacle à une union entre Saint-John et
+Rosamonde. Il regardait la naissance du jeune ministre, sa
+profession sacrée, son ancien nom, comme des compensations bien
+suffisantes au manque de fortune.
+
+On était au 5 de novembre, jour de congé; ma petite servante était
+partie après m'avoir aidée à nettoyer ma maison, et bien contente
+de deux sous que je lui avais donnés pour récompenser son zèle.
+Tout était propre et brillait autour de moi; le sol bien sablé, la
+grille bien luisante et les chaises frottées avec soin. Je m'étais
+habillée proprement, et j'étais libre de passer mon après-midi
+comme bon me semblerait.
+
+Pendant une heure, je m'occupai à traduire quelques pages
+d'allemand; ensuite je pris ma palette et mes crayons, et je me
+mis à un travail plus agréable et plus facile. J'entrepris
+d'achever la miniature de Rosamonde Oliver. La tête était presque
+finie; il n'y avait plus qu'à peindre le fond, à nuancer les
+draperies, à ajouter une couche de carmin aux lèvres, un mouvement
+plus gracieux à certaines boucles, une teinte plus sombre à
+l'ombre projetée par les cils au-dessous des paupières azurées.
+J'étais occupée à ces charmants détails, quand quelqu'un frappa
+rapidement à ma porte, qui s'ouvrit aussitôt. Saint-John entra.
+
+«Je viens voir comment vous passez votre jour de congé, dit-il;
+pas à penser, j'espère. Mais je vois que non; voilà qui est bien;
+pendant que vous dessinez, vous vous sentez moins seule. Vous
+voyez que je me défie encore de vous, bien que vous vous soyez
+parfaitement soutenue jusqu'ici. Je vous ai apporté un livre pour
+vous distraire ce soir.» Et il posa sur la table un poème
+nouvellement paru, une de ces productions du génie dont le public
+de ces temps-là était si souvent favorisé.
+
+C'était l'âge d'or de la littérature moderne. Hélas! les lecteurs
+de nos jours sont moins heureux. Mais, courage! je ne veux ni
+accuser ni désespérer. Je sais que la poésie n'est pas morte ni le
+génie perdu. La richesse n'a pas le pouvoir de les enchaîner ou de
+les tuer; un jour tous deux prouveront qu'ils existent, qu'ils
+sont là libres et forts. Anges puissants réfugiés dans le ciel,
+ils sourient quand les âmes sordides se réjouissent de leur mort
+et que les âmes faibles pleurent leur destruction. La poésie
+détruite, le génie banni! Non, médiocrité, non, que l'envie ne
+vous suggère pas cette pensée. Non seulement ils vivent, mais ils
+règnent et rachètent; et, sans leur influence divine qui s'étend
+partout, vous seriez dans l'enfer de votre propre pauvreté.
+
+Pendant que je regardais avidement les pages de Marmion (car
+c'était un volume de Marmion), Saint-John s'arrêta pour examiner
+mon dessin; mais il se redressa en tressaillant et ne dit rien. Je
+levai les yeux sur lui, il évita mon regard; je connaissais ses
+pensées et je pouvais lire clairement dans son coeur. J'étais
+alors plus calme et plus froide que lui; j'avais un avantage
+momentané; je conçus le projet de lui faire un peu de bien, si je
+le pouvais.
+
+«Avec toute sa fermeté et toute sa domination sur lui-même,
+pensai-je, il s'impose une tâche trop rude. Il enferme en lui tous
+ses sentiments et toutes ses angoisses; il ne confesse rien; il ne
+s'épanche jamais. Je suis sûre que cela lui ferait du bien de
+parler un peu de cette belle Rosamonde qu'il ne pense pas devoir
+épouser; je vais tâcher de le faire causer.»
+
+Je lui dis d'abord de prendre une chaise; mais il me répondit,
+comme toujours, qu'il n'avait pas le temps de rester. «Très bien,
+me dis-je tout bas, restez debout si vous voulez; mais vous ne
+partirez pas maintenant, j'y suis bien résolue. La solitude vous
+est au moins aussi funeste qu'à moi; je vais essayer d'obtenir
+votre confiance, et de trouver dans cette poitrine de marbre une
+ouverture par laquelle je pourrai vous verser quelques gouttes du
+baume de la sympathie... Ce portrait est-il ressemblant? demandai-
+je tout à coup.
+
+-- Ressemblant à qui? Je ne l'ai pas regardé attentivement.
+
+-- Pardon, monsieur Rivers, vous l'avez regardé.»
+
+Il tressaillit de ma franchise soudaine et étrange; il me regarda
+avec étonnement. «Oh! ce n'est encore rien, pensai-je; je ne me
+laisserai pas intimider par un peu de roideur de votre part; je
+suis décidée à pousser très loin.»
+
+Je continuai:
+
+«Vous l'avez regardé de près et attentivement; mais je ne m'oppose
+pas à ce que vous le regardiez encore.»
+
+Je me levai et je plaçai le dessin dans sa main.
+
+«C'est une peinture bien exécutée, dit-il; les couleurs sont
+douces et claires, le dessin correct et gracieux.
+
+-- Oui, oui, je le sais; mais que dites-vous de la ressemblance? à
+qui ce portrait ressemble-t-il?»
+
+Dominant son hésitation, il répondit: «À Mlle Oliver, je pense.
+
+-- Certainement. Et maintenant, monsieur, pour vous récompenser
+d'avoir si bien deviné, je vous ferai une seconde copie aussi
+fidèle et aussi soignée que celle-ci, pourvu que vous me
+promettiez de l'accepter. Je ne voudrais pas passer mon temps à un
+travail que vous regarderiez comme indigne de vous.»
+
+Il continuait à regarder le portrait; plus il le contemplait, plus
+il le tenait fortement, plus il semblait le couver des yeux.
+
+«C'est ressemblant, murmura-t-il; les yeux sont bien; la couleur,
+la lumière, l'expression, tout est parfait; ce portrait sourit.
+
+-- Aimeriez-vous à en avoir un semblable, ou bien cela vous
+blesserait-il? Dites-le-moi. Quand vous serez à Madagascar, au Cap
+ou aux Indes, serait-ce une consolation pour vous de posséder ce
+souvenir? ou bien cette vue vous rappellerait-elle des pensées
+tristes et énervantes?»
+
+Il leva furtivement les yeux, me regarda d'un air irrésolu et
+troublé, puis contempla de nouveau le portrait.
+
+«Il est certain que j'aimerais à l'avoir, dit-il; mais serait-ce
+sage? C'est une autre question.»
+
+Depuis que j'étais persuadée que Rosamonde avait une préférence
+pour lui et que M. Oliver ne s'opposerait pas au mariage, comme
+j'étais moins exaltée dans mes opinions que Saint-John, j'avais
+résolu de faire tous mes efforts pour que cette union s'accomplît.
+Il me semblait que si M. Rivers devenait possesseur de la belle
+fortune de M. Oliver, il ferait autant de bien qu'en allant
+flétrir son génie et perdre sa force sous le soleil des tropiques.
+Dans la persuasion où j'étais, je répondis:
+
+«Autant que je puis en juger, je trouve qu'il serait plus sage à
+vous de prendre l'original que le portrait.»
+
+Pendant ce temps, il s'était assis; il avait posé le portrait
+devant lui sur la table, et, le front appuyé dans ses deux mains,
+le regardait tendrement. Je vis qu'il n'était ni fâché ni choqué
+de mon audace; je vis même qu'en lui parlant ainsi franchement
+d'un sujet qu'il regardait comme inabordable, en s'adressant
+librement à lui, on lui faisait éprouver un plaisir nouveau, un
+soulagement inattendu. Les gens réservés ont souvent plus besoin
+que les gens expansifs d'entendre parler ouvertement de leurs
+sentiments et de leurs douleurs. Le plus stoïque est homme, après
+tout; et se précipiter avec hardiesse et bonne volonté dans son
+âme solitaire, c'est souvent lui rendre le plus grand des
+services.
+
+«Elle vous aime, j'en suis sûre, dis-je en me plaçant derrière sa
+chaise; et son père vous respecte. Puis c'est une charmante
+enfant; un peu irréfléchie, il est vrai, mais vous avez assez de
+raison pour tous deux. Vous devriez l'épouser.
+
+-- M'aime-t-elle? demanda-t-il.
+
+-- Certainement, plus qu'aucun autre; elle parle toujours de vous;
+nul sujet ne la réjouit tant, et c'est à cela qu'elle revient le
+plus souvent.
+
+-- J'aime à vous entendre, dit-il; parlez encore un quart
+d'heure.»
+
+Il retira sa montre et la posa sur la table pour mesurer le temps.
+
+«Mais pourquoi continuer, demandai-je, si pendant ce temps vous
+préparez quelque raisonnement puissant pour me contredire, ou si
+vous forgez un lien nouveau pour enchaîner votre coeur?
+
+-- Ne vous imaginez pas cela; croyez plutôt que je cède et que mon
+coeur s'amollit. L'amour humain s'élève en moi comme une fraîche
+fontaine qu'on vient d'ouvrir, et inonde de ses flots si doux le
+champ que j'avais préparé avec tant de soins et tant de labeurs,
+que j'avais assidûment ensemencé de bonnes intentions et de
+renoncement à moi-même; et maintenant il est englouti sous une
+onde délicieuse, les germes nouveaux sont rongés par un poison
+enivrant. Je me vois étendu sur une ottomane du salon de Vale-
+Hall, aux pieds de ma fiancée Rosamonde Oliver; elle me parle avec
+sa douce voix, me regarde avec ses yeux que votre main habile a si
+bien su reproduire, me sourit avec ses lèvres si vermeilles. Elle
+est à moi, je suis à elle; cette vie présente, ce monde d'un jour
+me suffit. Taisez-vous; ne dites rien; mon coeur est rempli
+d'extase, mes sens de délices. Laissez passer en paix le temps que
+j'ai marqué!»
+
+La montre continuait à marcher; il respirait vite et bas; je
+restais muette. Le quart d'heure s'écoula au milieu de ce silence.
+M. Saint-John reprit sa montre, reposa le portrait, se leva et se
+tint debout devant le foyer.
+
+«Maintenant, dit-il, j'ai voulu accorder ce court instant au
+délire et à l'illusion; j'ai reposé mes tempes sur le sein de la
+tentation; j'ai volontairement placé mon cou sous son joug de
+fleurs; j'ai goûté à sa coupe. L'oreiller est brûlant; un serpent
+est caché dans la guirlande; le vin est amer; ses promesses sont
+vides et ses offres fausses; je le vois et je le sais.»
+
+Je le regardai avec étonnement.
+
+«Il est étrange, poursuivit-il, qu'au moment où j'aime si
+ardemment Rosamonde Oliver, où je l'aime avec toute la violence
+d'une première passion dont l'objet est parfaitement beau,
+gracieux et fascinant, j'éprouve aussi une certitude complète
+qu'elle ne serait pas une bonne femme pour moi, qu'elle n'est pas
+la compagne qui me convient, et qu'après un an de mariage je m'en
+apercevrais bien, et qu'à douze mois d'enivrement succéderait une
+vie de regret, je le sais.»
+
+Je ne pus m'empêcher de m'écrier:
+
+«C'est étrange, en effet!»
+
+Il continua:
+
+«Si je suis sensible à ses charmes, je suis aussi vivement frappé
+par ses défauts; ils sont de telle nature qu'elle ne pourrait
+sympathiser en rien avec moi; elle ne comprendrait pas mes
+aspirations; elle ne pourrait pas m'aider dans mes entreprises.
+Rosamonde souffrir, travailler, être apôtre! Rosamonde devenir la
+femme d'un missionnaire; non, c'est impossible!
+
+-- Mais vous n'avez pas besoin d'être un missionnaire; vous pouvez
+renoncer à ce projet.
+
+-- Y renoncer? Ne savez-vous donc pas que c'est ma vocation, ma
+grande oeuvre, les fondements que je pose sur la terre pour ma
+demeure céleste, mon espérance d'être compté parmi ceux qui ont
+étouffé toute ambition pour le désir glorieux d'améliorer leurs
+frères, de remplacer la guerre par la paix, l'esclavage par la
+liberté, la superstition par la religion, la crainte de l'enfer
+par l'espérance du ciel? Renoncer à ce projet qui m'est plus cher
+que le sang de mes veines! C'est de ce côté-là que je dois diriger
+mes regards, c'est dans ce but que je dois vivre.»
+
+Après une longue pause, je repris:
+
+«Et Mlle Oliver, vous est-il indifférent de la voir malheureuse?
+
+-- Mlle Oliver est entourée de courtisans et de flatteurs. Dans
+moins d'un mois mon image sera effacée de son coeur; elle
+m'oubliera et se mariera probablement à quelqu'un qui la rendra
+plus heureuse que je n'aurais pu le faire.
+
+-- Vous parlez froidement; mais cette lutte vous fait souffrir;
+vous changez.
+
+-- Non; si je change un peu, c'est l'inquiétude que me causent mes
+projets dont l'exécution est encore mal assurée; ce matin même
+j'ai appris que mon successeur, dont j'attends depuis si longtemps
+l'arrivée, ne sera pas prêt à me remplacer avant trois mois, peut-
+être six.
+
+-- Vous tremblez et vous rougissez quand Mlle Oliver entre dans
+l'école.»
+
+Sa figure prit de nouveau une expression de surprise; il ne
+pensait pas qu'une femme oserait parler ainsi à un homme. Quant à
+moi, je me sentais sur mon terrain; je ne pouvais pas entrer en
+communication avec les esprits forts, discrets et raffinés, soit
+d'hommes, soit de femmes, avant d'avoir dépassé les limites d'une
+réserve conventionnelle, avant d'avoir franchi le seuil de leurs
+confidences et pris ma place près du foyer de leurs coeurs.
+
+«Vous êtes originale, me dit-il, et nullement timide. Votre esprit
+est brave autant que votre oeil est pénétrant; mais laissez-moi
+vous assurer que vous interprétez mal mes émotions; vous les
+croyez plus fortes et plus puissantes qu'elles ne le sont; vous
+m'accordez plus de sympathie que je n'ai le droit d'en réclamer.
+Quand mes joues se colorent et quand je tremble devant
+Mlle Oliver, je ne me plains pas; je méprise ma faiblesse; je sais
+qu'elle est vile: c'est une fièvre de la chair; mais, je vous le
+dis en vérité, ce n'est pas une convulsion de l'âme; non mon âme
+est aussi ferme que le rocher fixé sous les profondeurs de la mer
+agitée. Connaissez-moi pour ce que je suis, c'est-à-dire pour un
+homme froid et dur.»
+
+Je souris d'un air incrédule.
+
+«Vous vous êtes emparée de ma confiance par force, continua-t-il;
+maintenant elle est toute à votre service; si l'on pouvait me
+dépouiller de ce vêtement de chair dont le chrétien recouvre les
+difformités humaines, vous verriez que je suis simplement un homme
+dur, froid et ambitieux. De tous les sentiments, l'affection
+naturelle a seule conservé un pouvoir constant sur moi; la raison
+est mon guide, et non pas le sentiment; mon ambition est
+illimitée, mon désir de m'élever plus haut, de faire plus que les
+autres, est insatiable. J'honore la patience, la persévérance,
+l'industrie et le talent, parce que ce sont des moyens pour
+l'homme d'accomplir de grandes choses et de s'élever. Je vous
+examine avec intérêt, parce que je vois en vous une femme active,
+sage et énergique, et non pas parce que je vous plains
+profondément de ce que vous avez déjà souffert, et de ce que vous
+souffrez encore.
+
+-- Mais alors, dis-je, vous ne seriez qu'un philosophe païen?
+
+-- Non; il y a une différence entre moi et les déistes; je crois,
+et je crois à l'Évangile. Vous vous êtes trompée de nom; je ne
+suis pas un philosophe païen, mais un philosophe chrétien de la
+secte de Jésus; comme son disciple, j'accepte ses doctrines
+généreuses, pures et miséricordieuses; je suis décidé à les
+prêcher. Élevé jeune dans la religion, écoutez ce qu'elle a su
+faire de mes qualités innées. Avec ce petit germe d'affection
+naturelle que j'avais en moi, elle a su développer l'arbre
+puissant de la philanthropie; je possédais les racines sauvages et
+incultes de la droiture humaine, elle m'a fait comprendre la
+justice de Dieu; j'étais ambitieux d'acquérir du pouvoir et du
+renom pour moi-même, elle m'a inspiré la noble ambition de prêcher
+le royaume de mon maître, de remporter des victoires sous
+l'étendard de la croix. Voilà ce qu'a fait la religion, voilà
+comment elle a su purifier ce qu'elle a trouvé en moi, tailler et
+dresser ma nature; mais elle n'a pas pu la détruire, rien ne la
+détruira jusqu'au jour où ce corps mortel passera dans
+l'éternité...»
+
+Après avoir dit ces mots, il prit son chapeau, qui était posé sur
+la table à côté de ma palette; il regarda encore une fois le
+portrait.
+
+«Elle est belle, murmura-t-il; c'est bien en vérité la rose au
+monde.
+
+-- Vous ne voulez pas que je vous fasse son portrait?
+
+-- À quoi bon? non.»
+
+Il recouvrit le portrait de la feuille de papier fin sur laquelle
+j'avais l'habitude de m'appuyer le bras quand je peignais, afin de
+ne pas tacher mon carton. Je ne sais ce qu'il aperçut tout à coup
+sur cette feuille; mais quelque chose attira ses yeux; il la prit
+brusquement, contempla le bord, me jeta un regard singulier et
+incompréhensible, un regard qui semblait vouloir m'examiner moi et
+ma toilette, car il le promena sur toute ma personne avec la
+rapidité de l'éclair; ses lèvres s'ouvriront comme s'il allait
+parler, mais il s'arrêta.
+
+«Qu'y a-t-il? demandai-je.
+
+-- Rien.» me répondit-il; et remettant le papier à sa place, je le
+vis déchirer rapidement un petit morceau du bord de la feuille. Ce
+papier disparut dans son gant; puis il me salua rapidement, me dit
+adieu et disparut.
+
+À mon tour j'examinai le papier, mais je n'y vis rien, sinon
+quelques traits que j'avais faits pour essayer mon crayon. Je
+pensai à cet événement pendant une minute ou deux; mais ne pouvant
+pas découvrir ce mystère, et persuadée d'ailleurs qu'il ne devait
+pas avoir une grande importance, je n'y pensai bientôt plus.
+
+
+
+CHAPITRE XXXIII
+
+Quand M. Saint-John partit, la neige commençait à tomber, la
+tempête continua toute la nuit. Le jour suivant, un vent aigu
+amena des tourbillons de neige froids et épais; vers le soir, la
+vallée était presque impraticable. J'avais fermé mes persiennes et
+mis une natte devant la porte pour empêcher la neige d'entrer par-
+dessous. J'avais arrangé mon feu, et, après être restée une heure
+assise sur le foyer pour écouter la tempête, j'allumai une
+chandelle, je pris Marmion, et je me mis à lire la strophe
+suivante:
+
+«Le soleil se couchait derrière les montagnes de Norham, couvertes
+de châteaux, derrière les belles rives de la Tweed large et
+profonde, et les Cheviots solitaires. Les tours massives, le
+donjon qui les garde et les murailles qui les entourent, brillent
+d'une lueur jaunâtre.»
+
+L'harmonie des vers me fit bientôt oublier l'orage. J'entendis du
+bruit; je pensai que c'était le vent qui frappait contre la porte.
+Mais non; c'était Saint-John Rivers qui tournait le loquet. Il
+était venu à travers ce froid ouragan et cette obscurité bruyante.
+Il se tenait debout devant moi; le manteau qui le recouvrait était
+aussi blanc qu'un glacier. Je demeurai stupéfaite, car je ne
+m'attendais pas à avoir un hôte ce soir-là.
+
+-- Y a-t-il quelque mauvaise nouvelle? demandai-je, est-il arrivé
+quelque chose?
+
+-- Non. Comme vous vous inquiétez facilement!» me répondit-il en
+suspendant son manteau à la porte, vers laquelle il repoussa
+froidement la natte que son entrée avait dérangée. Il secoua la
+neige de ses souliers. «Je vais salir votre chambre, dit-il; mais
+il faut m'excuser pour une fois.» Alors il s'approcha du feu. «Je
+vous assure que j'ai eu bien de la peine à arriver ici, dit-il en
+réchauffant ses mains à la flamme du foyer. Un moment j'ai enfoncé
+jusqu'à la ceinture; heureusement la neige est encore molle.»
+
+Je ne pus pas m'empêcher de dire: «Mais pourquoi êtes-vous venu?
+
+-- C'est une question peu hospitalière à faire à un visiteur;
+mais, puisque vous me le demandez, je vous répondrai que c'est
+simplement pour causer avec vous. J'étais fatigué de mes livres
+muets et de ma chambre vide. D'ailleurs, depuis hier, je suis dans
+l'état d'une personne à qui l'on a dit la moitié d'une histoire et
+qui est impatiente d'en connaître la fin.»
+
+Il s'assit. Je me rappelai sa conduite singulière de la veille, et
+je commençai à craindre pour sa tête; en tout cas, s'il était fou,
+sa folie était bien froide et bien recueillie. Je n'avais jamais
+vu ses beaux traits aussi semblables à du marbre, qu'au moment où,
+jetant de côté ses cheveux mouillés par la neige, il laissa la
+lumière du foyer briller librement sur son front et ses joues si
+pâles. Je fus attristée en remarquant les traces évidentes du
+souci et du chagrin. J'attendais, espérant qu'il allait dire
+quelque chose que je pourrais au moins comprendre. Mais sa main
+était posée sur son menton, ses doigts sur ses lèvres; il pensait.
+Je fus frappée en voyant que sa main était aussi dévastée que sa
+figure. Une pitié involontaire s'empara de moi et je m'écriai:
+
+«Je voudrais que Diana et Marie pussent demeurer avec vous; il est
+mauvais pour vous de vivre seul, et vous êtes trop indifférent sur
+votre santé.
+
+-- Pas du tout, dit-il, je prends soin de moi quand c'est
+nécessaire; je me porte très bien. Que me manque-t-il donc?
+
+Il dit ces mots avec indifférence et d'un air absorbé, ce qui me
+prouva qu'à ses yeux ma sollicitude était au moins superflue. Je
+me tus.
+
+Il continuait à remuer lentement son doigt sur sa lèvre
+supérieure, et son oeil se promenait sur la grille ardente.
+Trouvant indispensable de dire quelque chose, je lui demandai si
+la porte qu'il avait derrière lui ne lui donnait pas trop de
+froid.
+
+«Non, non, me répondit-il brièvement et presque brusquement.
+
+-- Eh bien, pensai-je, taisez-vous si vous le désirez. Je vais
+vous laisser à vos réflexions et reprendre mon livre.»
+
+Je mouchai la chandelle, et je me remis à lire Marmion. Bientôt il
+se redressa; ce mouvement me fit lever les yeux. Il tira
+simplement de sa poche un portefeuille en maroquin, y prit une
+lettre qu'il lut en silence, la replia, la remit à sa place, et
+tomba dans une profonde méditation. Je ne pouvais pas lire en
+ayant sous les yeux un visage aussi impossible à sonder; dans mon
+impatience je ne pouvais pas me taire; peut-être allait-il me mal
+recevoir, mais tant pis, il me fallait parler.
+
+«Avez-vous reçu dernièrement des nouvelles de Marie et de Diana?
+demandai-je.
+
+-- Non, pas depuis la lettre que je vous ai montrée il y a huit
+jours.
+
+-- Il n'y a rien de changé pour vous? Vous ne quitterez pas
+l'Angleterre avant l'époque que vous m'avez indiquée?
+
+-- Je le crains; ce serait un trop grand bonheur pour que je
+puisse y compter.»
+
+Arrivée là, je changeai le sujet de ma conversation. Je me mis à
+parler de mon école et de mes élèves.
+
+«La mère de Marie Garrett est mieux, dis-je. Marie est revenue à
+l'école ce matin, et la semaine prochaine j'aurai quatre élèves
+nouvelles de Foundry-Close; sans la neige, elles seraient venues
+aujourd'hui.
+
+-- En vérité?
+
+-- M. Oliver paye la pension de deux d'entre elles.
+
+-- Ah!
+
+-- Il régalera toute l'école à Noël.
+
+-- Je le sais.
+
+-- Est-ce vous qui le lui avez conseillé?
+
+-- Non.
+
+-- Qui est-ce donc?
+
+-- Sa fille, je crois.
+
+-- C'est bien d'elle; elle est si bonne!
+
+-- Oui.»
+
+Une nouvelle pause. L'horloge sonna huit heures; ce bruit le tira
+de sa méditation. Il décroisa ses jambes, se redressa et se tourna
+de mon côté.
+
+«Laissez votre livre un instant, dit-il, et approchez-vous un peu
+du feu.»
+
+J'étais de plus en plus étonnée.
+
+«Il y a une demi-heure, dit-il, je vous ai parlé de mon impatience
+de connaître la suite d'une histoire; j'ai réfléchi depuis qu'il
+valait mieux que je fusse le narrateur et vous l'auditeur. Avant
+de commencer, il est bon de vous avertir que l'histoire vous
+semblera un peu ancienne; mais de vieux détails reprennent
+quelquefois de la fraîcheur en passant par des lèvres nouvelles.
+Du reste, usée ou non, elle est courte.
+
+«Il y a vingt ans, un pauvre ministre (peu importe son nom
+maintenant) tomba amoureux d'une jeune fille riche; la jeune fille
+aussi l'aimait, et elle l'épousa, malgré les conseils de ses amis,
+qui la renièrent aussitôt après son mariage; au bout de deux ans,
+ce couple téméraire avait cessé d'exister, et tous deux étaient
+tranquillement couchés sous une même pierre. J'ai vu leur tombeau
+dans le grand cimetière qui entoure la sombre et triste église
+d'une immense ville manufacturière, dans le comté de ***. Ils
+laissèrent une fille qui, dès sa naissance, fut reçue par une
+charité froide comme les amas de neige dans lesquels j'ai enfoncé
+ce soir. L'enfant abandonnée fut portée dans la demeure d'un riche
+parent de sa mère; elle fut élevée par une tante appelée
+(maintenant j'arrive aux noms) Mme Reed, de Gateshead. Vous
+tressaillez; avez-vous entendu du bruit? C'est probablement un rat
+qui gratte le mur de l'école; avant que je la fisse réparer,
+c'était une grange, et les granges sont généralement hantées par
+les rats. Mais continuons notre récit. Mme Reed garda l'orpheline
+pendant dix années; je ne sais si elle fut heureuse ou non:
+personne ne me l'a dit. Au bout de ce temps, l'enfant fut envoyée
+dans un endroit que vous connaissez, à l'école de Lowood, où vous-
+même avez demeuré. Il parait que sa conduite fut honorable;
+d'élève, elle devint maîtresse comme vous. Je suis frappé du
+rapport qu'il y a entre son histoire et la vôtre. Elle quitta
+Lowood pour se faire gouvernante; voyez, ici encore vos deux
+destinées sont semblables; elle entreprit l'éducation de la
+pupille d'un certain M. Rochester.
+
+-- Monsieur Rivers! m'écriai-je.
+
+-- Je devine vos sentiments, dit-il, mais réprimez-les un instant;
+j'ai presque fini, écoutez-moi jusqu'au bout. Je ne sais rien sur
+M. Rochester, si ce n'est qu'il offrit un mariage honorable à
+cette jeune fille, et que, devant l'autel, on découvrit qu'il
+avait une femme vivante, mais folle; je ne connais ni ses desseins
+ni sa conduite après cette découverte. Il arriva un événement qui
+rendit nécessaire de rechercher la gouvernante; on apprit qu'elle
+était partie; personne ne put savoir quand, comment, ni pour aller
+où; elle avait quitté le château de Thornfield pendant la nuit.
+Toutes les recherches sont restées infructueuses; on a parcouru
+tout le pays sans avoir pu rien apprendre sur elle, et pourtant il
+est indispensable qu'on la trouve; on a écrit dans tous les
+journaux; moi-même j'ai reçu une lettre d'un M. Briggs, procureur,
+où l'on me communiquait les détails que je viens de vous
+rapporter; n'est-ce pas une histoire étrange?
+
+-- Répondez-moi seulement à ce que je vais vous demander, dis-je;
+vous le pourrez certainement. Qu'avez-vous appris sur
+M. Rochester? Où est-il? que fait-il? Se porte-t-il bien?
+
+-- Je ne sais rien sur M. Rochester; la lettre n'en parle que pour
+mentionner son dessein illégal. Vous devriez plutôt me demander le
+nom de la gouvernante et l'événement qui rend sa présence
+indispensable.
+
+-- Personne n'est donc allé au château de Thornfield? personne n'a
+donc vu M. Rochester?
+
+-- Je ne pense pas.
+
+-- Lui a-t-on écrit?
+
+-- Certainement.
+
+-- Et qu'a-t-il répondu? Qui a sa lettre?
+
+-- M. Briggs me dit que la réponse à sa demande n'a pas été faite
+par M. Rochester, mais par une dame qui signe Alice Fairfax.»
+
+Je me sentis froide et consternée. Ainsi mes craintes étaient
+fondées: il avait probablement quitté l'Angleterre et, dans son
+désespoir, était retourné vers un de ses anciens repaires du
+continent; et quels adoucissements avait-il cherchés à ses
+cruelles souffrances, quels objets pour satisfaire ses fortes
+passions? Je n'osais pas répondre à cette question. Oh mon pauvre
+maître! lui qui avait presque été mon mari! lui que j'avais si
+souvent appelé mon cher Édouard!
+
+«Cet homme devait être mauvais, observa M. Rivers.
+
+-- Vous ne le connaissez pas, ne le jugez pas ainsi! m'écriai-je
+avec chaleur.
+
+-- Très bien, me dit-il tranquillement; du reste je suis occupé
+d'autre chose que de lui, j'ai mon histoire à finir. Puisque vous
+ne voulez pas me demander le nom de la gouvernante, je vais vous
+le dire moi-même; attendez, je l'ai ici: il vaut toujours mieux
+avoir les choses importantes soigneusement écrites sur le papier.»
+
+Il prit de nouveau son portefeuille, l'ouvrit, et y chercha
+quelque chose; de l'un des compartiments il tira un vieux morceau
+de papier qui semblait avoir été déchiré brusquement. Je reconnus
+la forme et les traits de pinceau de différentes couleurs du
+morceau enlevé au papier qui recouvrait le portrait de
+Mlle Oliver. Saint-John se leva, le tint devant mes yeux, et je
+lus, tracés en encre de Chine et par ma propre main, les mots:
+Jane Eyre. J'avais probablement écrit cela dans un moment d'oubli.
+
+«Briggs, continua-t-il, me parlait d'une Jane Eyre, et c'était
+également ce nom qui se trouvait dans les journaux; je connaissais
+une Jane Elliot; je confesse que j'avais des soupçons, mais je ne
+fus certain qu'hier dans l'après-midi. Avouez-vous votre nom et
+renoncez-vous au pseudonyme?
+
+-- Oui, oui; mais où est M. Briggs? Il en sait peut-être plus long
+que vous sur M. Rochester.
+
+-- Briggs est à Londres; je doute qu'il sache rien sur
+M. Rochester; ce n'est pas M. Rochester qui l'intéresse. Vous
+oubliez le point essentiel pour vous occuper de détails
+insignifiants; vous ne me demandez pas pourquoi M. Briggs vous
+cherche, et pourquoi il a besoin de vous.
+
+-- Eh bien! pourquoi?
+
+-- Simplement pour vous dire que votre oncle, M. Eyre, de Madère,
+est mort; qu'il vous a laissé toute sa fortune, et que maintenant
+vous êtes riche; simplement pour cela, rien de plus.
+
+-- Moi, riche?
+
+-- Oui, vous, une riche héritière.»
+
+Il y eut un moment de silence.
+
+«Il faudra prouver votre identité, continua Saint-John, mais cela
+n'offrira aucune difficulté, et alors vous pourrez entrer tout de
+suite en possession. Votre fortune est placée dans les fonds
+anglais. Briggs a le testament et tous les papiers nécessaires.»
+
+C'était une phase nouvelle dans ma vie. Il est beau de sortir de
+l'indigence pour devenir riche subitement, c'est même très beau;
+mais ce n'est pas une chose que l'on comprenne tout d'un coup et
+dont on puisse se réjouir entièrement dans le moment même. Il y a
+des joies bien plus enivrantes. Une fortune est un bonheur solide,
+tout terrestre, mais il n'a rien d'idéal; tout ce qui s'y rattache
+est calme, et la joie qu'on ressent ne peut pas se manifester avec
+enthousiasme; on ne saute pas, on ne chante pas. En apprenant
+qu'on est riche, on commence par songer aux responsabilités, par
+penser aux affaires: dans le fond, on est satisfait, mais il y a
+de graves soucis; on se contient, on reçoit la nouvelle de son
+bonheur avec un visage sérieux.
+
+D'ailleurs, les mots testament, legs, marchent côte à côte avec
+les mots mort et funérailles. Mon oncle était mort: c'était mon
+seul parent. Depuis que je savais qu'il existait, j'avais nourri
+l'espérance de le voir un jour; maintenant je ne le pourrai plus.
+Puis cet argent ne venait qu'à moi seule, et non pas à moi et à
+une famille qui s'en serait réjouie; à moi toute seule.
+Certainement c'était un bonheur: je serai si heureuse d'être
+indépendante! Cela, du moins, je le sentais bien, et cette pensée
+gonflait mon coeur.
+
+«Enfin, vous levez la tête, me dit M. Rivers; je croyais que
+Méduse vous avait lancé un de ses regards et que vous étiez
+changée en statue de pierre. Probablement vous allez me demander
+maintenant à combien monte votre fortune.
+
+-- Eh bien, oui; à combien monte-t-elle?
+
+-- Oh! cela ne vaut même pas la peine d'en parler; on dit vingt
+mille livres sterling, je crois; mais qu'est-ce que cela?
+
+-- Vingt mille livres sterling!»
+
+Mon étonnement fut grand; j'avais compté sur quatre ou cinq mille;
+cette nouvelle me coupa la respiration pour un instant. M. Saint-
+John, que je n'avais jamais entendu rire auparavant, se mit alors
+à rire.
+
+«Eh bien! dit-il, si vous aviez commis un meurtre et si je venais
+vous apprendre que votre crime est découvert, vous auriez l'air
+moins épouvantée.
+
+-- C'est une forte somme; ne pensez-vous pas qu'il y a erreur?
+
+-- Pas le moins du monde.
+
+-- Peut-être avez-vous mal lu les chiffres, et n'y a-t-il que
+2000?
+
+-- C'est écrit en lettres et non pas en chiffres: vingt mille.»
+
+Je me faisais l'effet d'un individu dont les facultés
+gastronomiques qui sont très grandes, et tout à coup se trouve
+assis seul levant une table préparée pour cent. M. Rivers se leva
+et mit son manteau.
+
+«Si la nuit n'était pas si mauvaise, dit-il, j'enverrais Anna vous
+tenir compagnie; vous avez l'air si malheureuse qu'il n'est pas
+très prudent de vous laisser seule; mais la pauvre Anna ne
+pourrait pas se tirer de la neige aussi bien que moi; ses jambes
+ne sont pas aussi longues; ainsi donc je me vois obligé de vous
+laisser à votre tristesse. Bonsoir.»
+
+Il toucha le loquet de la porte, une pensée subite me vint.
+
+«Arrêtez une minute! m'écriai-je.
+
+-- Eh bien?
+
+-- Je voudrais savoir pourquoi M. Briggs vous a écrit pour
+apprendre des détails sur moi; comment il vous connaît, et ce qui
+a pu lui faire penser que, dans un pays écarté comme celui-ci,
+vous pourriez l'aider à me découvrir...
+
+-- Oh! me dit-il, c'est que je suis ministre, et les ministres
+sont souvent consultés dans les cas embarrassants.»
+
+Il tourna de nouveau le loquet.
+
+«Non, cela ne me satisfait pas! m'écriai-je.
+
+En effet, sa réponse était à la fois si vague et si prompte, que
+ma curiosité, au lieu d'être satisfaite, n'en fut que piquée
+davantage.
+
+«Il y a quelque chose d'étrange là dedans, ajoutai-je, et je veux
+tout savoir.
+
+-- Une autre fois.
+
+-- Non, ce soir, ce soir même!»
+
+Et comme il s'éloigna un peu de la porte, je me plaçai entre elle
+et lui. Il semblait embarrassé.
+
+«Certainement, repris-je, vous ne partirez pas avant de m'avoir
+tout dit.
+
+-- Je préférerais que ce fût une autre fois.
+
+-- Non, il le faut!
+
+-- J'aimerais mieux que vous apprissiez tout cela par Diana ou par
+Marie.»
+
+Ces objections ne faisaient qu'accroître mon ardeur; je voulais
+être satisfaite, et tout de suite; je le lui dis.
+
+«Mais, reprit-il, je vous ai dit que je suis un homme dur et
+difficile à persuader.
+
+-- Et moi, je suis une femme dure, dont il est impossible de se
+débarrasser.
+
+-- Je suis froid, continua-t-il, la fièvre ne saurait me gagner.
+
+-- Je suis ardente, et le feu fond la glace. La flamme du foyer a
+fait sortir toute la neige de votre manteau; l'eau en a profité
+pour couler sur le sol, qui maintenant ressemble à une rue
+inondée... Monsieur Rivers, si vous voulez que je vous pardonne
+jamais le crime d'avoir souillé le sable de ma cuisine, dites-moi
+ce que je désire savoir...
+
+-- Eh bien! dit-il, je cède, non pas à cause de votre ardeur, mais
+à cause de votre persévérance, de même que la pierre cède sous le
+poids de la goutte d'eau qui tombe sans cesse; d'ailleurs il
+faudra toujours que vous le sachiez: autant maintenant que plus
+tard. Vous vous appelez Jane Eyre?
+
+-- Certainement! nous l'avons déjà dit.
+
+-- Peut-être ne savez-vous pas que je porte le même nom que vous?
+J'ai été baptisé John Eyre Rivers.
+
+-- Non, en vérité, je ne le savais pas; je me rappelle avoir vu la
+lettre E dans les initiales gravées sur les livres que vous m'avez
+prêtés; je ne me suis jamais demandé quel pouvait être votre nom;
+mais alors certainement...»
+
+Je m'arrêtai; je ne voulais pas entretenir, encore moins exprimer
+la pensée qui m'était venue; mais bientôt elle se changea pour moi
+en une grande probabilité; toutes les circonstances s'accordaient
+si bien! la chaîne, qui jusque-là n'avait été qu'une série
+d'anneaux séparés et sans forme, commençait à s'étendre droite
+devant moi; chaque anneau était parfait et l'union complète. Avant
+que Saint-John eût parlé, un instinct m'avait avertie de tout.
+Mais comme je ne dois pas m'attendre à trouver le même instinct
+chez le lecteur, je répéterai l'explication donnée par M. Rivers.
+
+«Ma mère s'appelait Eyre, me dit-il; elle avait deux frères: l'un,
+ministre, avait épousé Mlle Jane Reed, de Gateshead; l'autre. John
+Eyre, était commerçant à Madère. M. Briggs, procureur de M. Eyre,
+nous écrivit, au mois d'août dernier, pour nous apprendre la mort
+de notre oncle et pour nous dire qu'il avait laissé sa fortune à
+la fille de son frère le ministre, nous rejetant à cause d'une
+querelle qui avait eu lieu entre lui et mon père et qu'il n'avait
+jamais voulu pardonner. Il y a quelques semaines, il nous écrivit
+de nouveau pour nous apprendre qu'on ne pouvait pas retrouver
+l'héritière, et pour nous demander si nous savions quelque chose
+sur elle; un nom écrit par hasard sur un morceau de papier me l'a
+fait découvrir. Vous savez le reste...»
+
+Il voulut de nouveau partir; mais je m'appuyai le dos contre la
+porte.
+
+«Laissez-moi parler, dis-je; donnez-moi le temps de respirer.»
+
+Je m'arrêtai; il se tenait debout devant moi, le chapeau à la
+main, et paraissait assez calme. Je continuai:
+
+«Votre mère était la soeur de mon père?
+
+-- Oui.
+
+-- Par conséquent elle était ma tante?»
+
+Il fit un signe affirmatif.
+
+«Mon oncle John était votre oncle? Vous, Diana et Marie, vous êtes
+les enfants de sa soeur, et moi je suis la fille de son frère?
+
+-- Sans doute.
+
+-- Alors vous êtes mes cousins; la moitié de notre sang coule de
+la même source?
+
+-- Oui, nous sommes cousins.»
+
+Je le regardai; il me sembla que j'avais trouvé un frère, un frère
+dont je pouvais être orgueilleuse et que je pouvais aimer; deux
+soeurs dont les qualités étaient telles, qu'elles m'avaient
+inspiré une profonde amitié et une grande admiration, même lorsque
+je ne voyais en elles que des étrangères. Ces deux jeunes filles,
+que j'avais contemplées avec un mélange amer d'intérêt et de
+désespoir, lorsque, agenouillée sur la terre humide, j'avais
+regardé à travers l'étroite fenêtre de Moor-House, ces deux jeunes
+filles étaient mes parentes; cet homme jeune et grand, qui m'avait
+ramassée mourante sur le seuil de sa maison, m'était allié par le
+sang: bienheureuse découverte pour une pauvre abandonnée! C'était
+là une véritable richesse, une richesse du coeur! une mine
+d'affections pures et naturelles! C'était un bonheur vif, immense
+et enivrant, qui ne ressemblait pas à celui que j'avais éprouvé en
+apprenant que j'étais riche; car, quoique cette nouvelle eût été
+la bienvenue, je n'en avais ressenti qu'une joie modérée. Dans
+l'exaltation de ce bonheur soudain, je joignis les mains; mon
+pouls bondissait, mes veines battaient avec force.
+
+«Oh! je suis heureuse! je suis heureuse!» m'écriai-je.
+
+Saint-John sourit.
+
+«N'avais-je pas raison de vous dire que vous négligiez les points
+essentiels pour vous occuper de niaiseries? reprit-il. Vous êtes
+restée sérieuse quand je vous ai appris que vous étiez riche; et
+maintenant, voyez votre exaltation pour une chose sans importance.
+
+-- Que voulez-vous dire? Peut-être est-ce de peu d'importance pour
+vous. Vous avez des soeurs, vous n'avez pas besoin d'une cousine;
+mais moi, je n'avais personne. Trois parents, ou deux, si vous ne
+voulez pas que je vous compte, viennent de naître pour moi. Oui,
+je le répète, je suis heureuse!»
+
+Je me promenai rapidement dans ma chambre; puis je m'arrêtai,
+suffoquée par les pensées qui s'élevaient en moi, trop rapides
+pour que je pusse les recevoir, les comprendre et les mettre en
+ordre. Je songeais à tout ce qui pourrait avoir lieu et aurait
+lieu avant longtemps; je regardais les murailles blanches, et je
+crus voir un ciel couvert d'étoiles, dont chacune me conduisait
+vers un but délicieux. Enfin, je pouvais faire quelque chose pour
+ceux qui m'avaient sauvé la vie, et que jusque-là j'avais aimés
+d'un amour inutile. Ils étaient sous un joug, et je pouvais leur
+rendre la liberté; ils étaient éloignés les uns des autres, et je
+pouvais les réunir; l'indépendance et la richesse qui
+m'appartenaient pouvaient leur appartenir aussi. N'étions-nous pas
+quatre? Vingt mille livres, partagées en quatre, donnaient cinq
+mille livres à chacun; c'était bien assez. Justice serait faite et
+notre bonheur mutuel assuré. La richesse ne m'accablait plus, ce
+n'était plus un legs de pièces d'or, mais un héritage de vie,
+d'espérances et de joies.
+
+Je ne sais quel air j'avais pendant que je songeais à toutes ces
+choses; mais je m'aperçus bientôt que M. Rivers avait placé une
+chaise derrière moi, et s'efforçait doucement de me faire asseoir.
+Il me conseillait d'être calme; je lui déclarai que mon esprit
+n'était nullement troublé; je repoussai sa main, et je me mis de
+nouveau à me promener dans la chambre.
+
+«Vous écrirez demain à Marie et à Diana, dis-je, et vous les
+prierez de venir tout de suite ici. Diana m'a dit qu'elle et sa
+soeur se trouveraient riches avec mille livres sterling chacune;
+aussi je pense qu'avec cinq mille elles seront tout à fait
+satisfaites.
+
+-- Dites-moi où je pourrai trouver un verre d'eau, me répondit
+Saint-John; en vérité, vous devriez faire un effort pour vous
+calmer.
+
+-- C'est inutile. Répondez-moi: quel effet produira sur vous cette
+fortune? Resterez-vous en Angleterre, épouserez-vous Mlle Oliver
+et vous déciderez-vous à vivre comme tous les hommes?
+
+-- Vous vous égarez; votre tête se trouble. Je vous ai appris
+cette nouvelle trop brusquement; votre exaltation dépasse vos
+forces.
+
+«Monsieur Rivers vous me ferez perdre patience; je suis calme;
+c'est vous qui ne me comprenez pas, ou plutôt qui affectez de ne
+pas me comprendre.
+
+-- Peut-être que, si vous vous expliquiez plus clairement, je vous
+comprendrais mieux.
+
+-- M'expliquer! mais il n'y a pas d'explication à donner. Il est
+bien facile de comprendre qu'en partageant vingt mille livres
+sterling entre le neveu et les trois nièces de notre oncle, il
+revient cinq mille livres à chacun; tout ce que je vous demande,
+c'est d'écrire à vos soeurs pour leur apprendre l'héritage
+qu'elles viennent de faire.
+
+-- C'est-à-dire que vous venez de faire.
+
+-- Je vous ai déjà dit comment je considérais cela, et je ne puis
+pas changer ma manière de voir. Je ne suis pas grossièrement
+égoïste, aveuglément injuste et lâchement ingrate. D'ailleurs je
+veux avoir une demeure et des parents: j'aime Moor-House et j'y
+resterai; j'aime Diana et Marie, et je m'attacherai à elles pour
+toute la vie. Je serai heureuse d'avoir cinq mille livres; mais
+vingt mille ne feraient que me tourmenter; et puis, si cet argent
+m'appartient aux yeux de la loi, il ne m'appartient pas aux yeux
+de la justice. Je ne vous abandonne que ce qui me serait tout à
+fait inutile; je ne veux ni discussion ni opposition; entendons-
+nous entre nous et décidons cela tout de suite.
+
+-- Vous agissez d'après votre premier mouvement; il faut que vous
+y réfléchissiez pendant plusieurs jours, avant qu'on puisse
+regarder vos paroles comme valables.
+
+-- Oh! si vous ne doutez que de ma sincérité, je ne crains rien.
+Vous reconnaissez la justice de ce que je dis?
+
+-- J'y vois en effet une certaine justice; mais elle est contraire
+aux coutumes. La fortune entière vous appartient; mon oncle l'a
+gagnée par son propre travail, il était libre de la laisser à qui
+il voulait; il vous l'a donnée. Après tout, la justice vous permet
+de la garder, et vous pouvez sans remords de conscience la
+considérer comme votre propriété.
+
+-- Pour moi, répondis-je, c'est autant une affaire de sentiment
+que de conscience; je puis bien une fois me laisser aller à mes
+sentiments: j'en ai si rarement l'occasion! Quand même pendant une
+année vous ne cesseriez de discuter et de me tourmenter, je ne
+pourrais pas renoncer au plaisir infini que j'ai rêvé, au plaisir
+d'acquitter en partie une dette immense et de m'attacher des amis
+pour toute ma vie.
+
+-- Vous parlez ainsi maintenant, reprit Saint-John, parce que vous
+ne savez pas ce que c'est de posséder de la fortune et d'en jouir;
+vous ne savez pas l'importance que vous donneront vingt mille
+livres sterling, la place que vous pourrez occuper dans la
+société, l'avenir qui sera ouvert devant vous; vous ne le savez
+pas.
+
+-- Et vous, m'écriai-je, vous ne pouvez pas vous imaginer avec
+quelle ardeur j'aspire vers un amour fraternel. Je n'ai jamais eu
+de demeure; je n'ai jamais eu ni frères ni soeurs; je veux en
+avoir maintenant. Vous ne vous refusez pas à me reconnaître et à
+m'admettre parmi vous, n'est-ce pas?
+
+-- Jane, je serai votre frère, et mes soeurs seront vos soeurs,
+sans que nous vous demandions ce sacrifice de vos justes droits.
+
+-- Mon frère éloigné de mille lieues, mes soeurs asservies chez
+des étrangers, et moi riche, gorgée d'or, sans l'avoir jamais ni
+gagné ni mérité! Est-ce là une égalité fraternelle, une union
+ultime, un profond attachement?
+
+-- Mais, Jane, vos aspirations à une famille et à un bonheur
+domestique peuvent être satisfaites par d'autres moyens que ceux
+dont vous parlez; vous pouvez vous marier.
+
+-- Non, je ne veux pas me marier. Je ne me marierai jamais.
+
+-- C'est trop dire; des paroles aussi irréfléchies sont une preuve
+de l'exaltation où vous êtes.
+
+-- Non, ce n'est pas trop dire; je sais ce que j'éprouve, et
+combien tout mon être repousse la simple pensée du mariage.
+Personne ne m'épouserait par amour, et je ne veux pas qu'en me
+prenant on cherche simplement à faire une bonne spéculation. Je ne
+veux pas d'un étranger qui serait différent de moi, et avec lequel
+je ne pourrais pas sympathiser. J'ai besoin de mes parents, c'est
+à dire de ceux qui sentent comme moi. Dites encore que vous serez
+mon frère; quand vous avez prononcé ces mots, j'ai été heureuse.
+Si vous le pouvez, répétez-les avec sincérité.
+
+-- Je crois que je le puis; je sais que j'ai toujours aimé mes
+soeurs; mon affection pour elles est basée sur le respect que j'ai
+pour leur valeur et sur mon admiration pour leur capacité. Vous
+aussi vous avez une intelligence et des principes. Vous ressemblez
+à mes soeurs par vos habitudes et vos goûts; votre présence m'est
+toujours agréable, j'ai déjà trouvé dans votre conversation un
+soulagement salutaire; je sens que je pourrai facilement vous
+faire une place dans mon coeur et vous considérer comme ma plus
+jeune soeur.
+
+-- Merci, je me contente de cela pour ce soir. Maintenant vous
+feriez mieux de partir; car si vous restiez plus longtemps, vous
+pourriez bien m'irriter encore par vos scrupules injurieux.
+
+-- Et l'école, mademoiselle Eyre? il faudra la fermer à présent,
+je pense?
+
+-- Non, je resterai à mon poste jusqu'à ce que vous ayez trouvé
+une autre maîtresse.»
+
+Il sourit d'un air approbateur, me donna une poignée de main et
+prit congé de moi.
+
+Je n'ai pas besoin de raconter en détail les luttes que j'eus à
+soutenir et les arguments que je dus employer pour que le partage
+du legs eût lieu comme je le désirais. Ma tâche était rude; mais
+comme j'étais bien résolue, et que mon cousin et mes cousines
+virent enfin que j'étais irrévocablement décidée à partager
+également, comme au fond de leurs coeurs ils sentaient toute la
+justice de mon intention, et savaient bien qu'à ma place ils
+auraient fait ce que je désirais faire, ils se décidèrent enfin à
+s'en rapporter à des arbitres. Les juges furent M. Oliver et un
+homme de loi capable; tous deux se mirent de mon côté, et je fus
+victorieuse. Les affaires furent réglées. Saint-John, Marie, Diana
+et moi, nous entrâmes en possession de notre fortune.
+
+
+
+CHAPITRE XXXIV
+
+Quand tout fut achevé, on approchait de Noël; c'était le moment
+des vacances; je fermai l'école de Morton, après avoir pris mes
+mesures pour que la séparation ne fût pas stérile, du moins, de
+mon côté. La bonne fortune ouvre la main aussi bien que le coeur;
+donner un peu quand on a beaucoup reçu, c'est simplement ouvrir un
+passage à l'ébullition inaccoutumée des sensations. Depuis
+longtemps je m'étais aperçue avec joie que beaucoup de mes
+écolières m'aimaient, et, quand nous nous séparâmes, je le vis
+plus clairement encore; elles me manifestèrent leur affection avec
+force et simplicité. Ma reconnaissance fut grande en voyant que
+j'avais vraiment une place dans ces coeurs d'enfants; je leur
+promis que chaque semaine j'irais les visiter et leur donner une
+heure de leçon.
+
+M. Rivers arriva au moment où, après avoir examiné l'école, compté
+les élèves dont le nombre se montait à soixante, les avoir fait
+défiler devant moi et avoir fermé la porte, j'étais debout, la
+clef à la main, occupée à faire des adieux particuliers à une
+demi-douzaine de mes meilleures élèves. Il aurait été impossible
+de trouver chez aucun fermier anglais des jeunes filles plus
+décentes, plus respectables, plus modestes et mieux élevées; et
+c'est beaucoup dire: car, après tout, les paysans anglais sont les
+mieux élevés, les plus polis et les plus dignes de toute l'Europe.
+J'ai vu depuis des paysannes françaises et allemandes; les
+meilleures m'ont paru ignorantes, grossières et stupides,
+comparées à mes enfants de Morton.
+
+«Trouvez-vous que votre récompense soit assez grande pour toute
+une saison de travail? me demanda M. Rivers quand les enfants
+furent partis; n'êtes-vous pas heureuse de vous dire que vous avez
+fait un bien véritable à vos frères?
+
+-- Sans doute.
+
+-- Et vous n'avez travaillé que quelques mois. Ne trouvez-vous pas
+qu'une vie dévouée à la régénération des hommes serait bien
+employée?
+
+-- Oui, répondis-je; mais quant à moi, je ne pourrais pas
+continuer toujours cette existence: j'ai besoin de jouir de mes
+propres facultés aussi bien que de cultiver celles des autres, et
+il faut que j'en jouisse maintenant. Ne rappelez ni mon corps ni
+mon esprit vers l'école; j'en suis sortie, et je suis disposée à
+profiter pleinement des vacances.»
+
+Le visage de Saint-John devint sérieux.
+
+«Eh bien! dit-il; quelle ardeur soudaine! que voulez-vous donc
+faire?
+
+-- Je veux être aussi active que possible; d'abord je vous prierai
+de donner la liberté à Anna et de chercher quelque autre personne
+pour vous servir.
+
+-- Avez-vous besoin d'elle?
+
+-- Oui; je voudrais qu'elle vînt avec moi à Moor-House. Diana et
+Marie arriveront dans une semaine, et je veux qu'elles trouvent
+tout en ordre.
+
+-- Je comprends. Je croyais que vous vouliez partir pour faire
+quelque excursion; j'aime mieux qu'il en soit ainsi. Anna ira avec
+vous.
+
+-- Alors dites-lui de se tenir prête pour demain; voilà la clef de
+l'école, je vous remettrai bientôt celle de ma ferme.»
+
+Il la prit.
+
+«Vous avez l'air bien joyeuse, me dit-il; je ne comprends pas
+complètement votre gaieté, parce que je ne sais pas quelle tâche
+va remplacer pour vous celle que vous quittez. Quelles intentions,
+quelles ambitions avez-vous? Enfin, quel est le but de votre vie?
+
+-- Ma première intention est de nettoyer (comprenez-vous toute la
+force de ce mot?) de nettoyer Moor-House du haut en bas; ma
+seconde est de frotter tout avec de la cire, de l'huile et un
+nombre infini de torchons, jusqu'à ce que chaque objet redevienne
+bien brillant; ma troisième, d'arranger les chaises et les tables,
+les lits et les tapis, avec une précision mathématique; ensuite,
+je vous ruinerai en tourbe et en charbon pour faire de bon feu
+dans toutes les chambres; enfin, les deux jours qui précéderont
+l'arrivée de vos soeurs seront employés par Anna et moi à battre
+des oeufs, à mélanger des raisins, à râper des épices, à pétrir
+des gâteaux de Noël, à hacher des rissoles et à célébrer tous les
+rites culinaires qu'on ne peut expliquer qu'imparfaitement à ceux
+qui, comme vous, ne sont pas parmi les initiés. En un mot, mon
+intention est de tenir toute chose prête et en parfait état pour
+l'arrivée de Marie et de Diana; mon ambition est de leur montrer
+le beau idéal d'une réception affectueuse.
+
+Saint-John sourit légèrement; cependant il paraissait mécontent.
+
+«Tout cela est très bien pour le moment, dit-il; mais
+sérieusement, j'espère que quand le premier flot de vivacité sera
+passé, vous regarderez un peu plus haut que les charmes
+domestiques et les joies de la famille.
+
+-- C'est ce qu'il y a de meilleur dans le monde, m'écriai-je.
+
+-- Non, Jane, non. Ce monde n'est pas un lieu de jouissance, ne
+cherchez pas à en faire un paradis; ce n'est pas un lieu de repos:
+ne devenez pas indolente.
+
+-- Au contraire, je veux être active.
+
+-- Jane, je vous pardonne pour le moment; je vous accorde deux
+mois pour jouir pleinement de votre nouvelle position et du
+bonheur d'avoir trouvé des parents; mais alors j'espère que vous
+regarderez au delà de Moor-House, de Morton, des affections
+fraternelles, du calme égoïste et du bien-être sensuel que procure
+la civilisation; j'espère qu'alors vous serez de nouveau troublée
+par la force de votre énergie.»
+
+Je le regardai avec surprise.
+
+«Saint-John, dis-je, je trouve mal à vous de parler ainsi; je suis
+disposée à être heureuse et vous voulez me pousser à l'agitation.
+Dans quel but?
+
+-- Dans le but de vous exciter à mettre à profit les talents que
+Dieu vous a confiés et dont un jour il vous demandera certainement
+un compte rigoureux. Jane, je vous examinerai de près et avec
+anxiété. Je vous en avertis, j'essayerai de dominer cette fièvre
+ardente qui vous précipite vers les joies du foyer. Ne vous
+attachez pas avec tant de force à des liens charnels; gardez votre
+fermeté et votre enthousiasme pour une cause qui en soit digne; ne
+les perdez pas pour des objets vulgaires et passagers. Me
+comprenez-vous, Jane?
+
+-- Oui, comme si vous parliez grec. Je sens que j'ai de bonnes
+raisons pour être heureuse, et je veux l'être. Adieu!»
+
+En effet, je fus heureuse à Moor-House. Anna et moi, nous nous
+donnâmes beaucoup de peine; elle était charmée de voir qu'au
+milieu de tout l'embarras d'un arrangement, je savais être gaie,
+brosser, épousseter, nettoyer et faire la cuisine. Du reste, après
+un ou deux jours de confusion, nous eûmes le plaisir de voir
+l'ordre se rétablir petit à petit au milieu de ce chaos que nous-
+mêmes avions causé. J'avais été passer une journée à S *** pour
+acheter quelques meubles neufs. Mes cousines m'avaient assigné une
+somme pour cela et m'avaient donné carte blanche pour toutes les
+modifications que je désirerais faire. J'en fis peu dans la
+chambre à coucher et dans la pièce où on se tenait ordinairement,
+parce que je savais que Diana et Marie trouveraient plus de
+plaisir à revoir les tables, les chaises et les lits de leur
+vieille maison, qu'à regarder un ameublement neuf, quelque élégant
+qu'il fût; cependant quelques changements étaient nécessaires pour
+donner un peu de piquant à leur retour, ainsi que je le désirais.
+J'achetai donc de jolis tapis et des rideaux de couleur foncée,
+quelques ornements antiques en porcelaine ou en bronze,
+soigneusement choisis, des miroirs et des nécessaires de toilette:
+tout cela, sans être très beau, était très frais. Il restait
+encore le parloir et une chambre de réserve; j'y mis des meubles
+de vieil acajou, recouverts en velours rouge; des toiles furent
+tendues dans les corridors et des tapis dans les escaliers. Quand
+tout fut fini, il me sembla qu'à l'intérieur Moor-House était un
+véritable modèle de confort modeste, tandis qu'à l'extérieur,
+surtout à cette époque de l'année, on eût dit un grand bâtiment
+vaste, froid et désert.
+
+Le jour tant désiré vint enfin; elles devaient arriver le soir, et
+longtemps d'avance les feux furent allumés en haut et en bas, la
+cuisine se faisait. Anna et moi nous étions habillées; tout était
+prêt.
+
+Saint-John arriva le premier. Je l'avais prié de ne pas venir tant
+que tout ne serait pas en ordre; du reste, la seule idée du
+travail mesquin et trivial qui se faisait à Moor-House l'aurait
+éloigné. Il me trouva dans la cuisine, surveillant des gâteaux que
+j'avais fait cuire pour le thé. S'approchant du foyer, il me
+demanda si j'étais enfin fatiguée de mon métier de servante; je
+lui répondis en l'invitant à m'accompagner pour visiter le
+résultat de mes travaux. Après quelques difficultés, je le décidai
+à faire le tour de la maison. Il se contenta de jeter un coup
+d'oeil sur les chambres que je lui montrais et n'y entra même pas;
+puis il me dit que j'avais dû avoir beaucoup de peine et de
+fatigue pour effectuer un si grand changement en si peu de temps,
+mais pas une seule fois il n'exprima de satisfaction de voir sa
+maison bien arrangée.
+
+Ce silence me glaça; je pensai que mes changements avaient peut-
+être détruit quelque vieil arrangement auquel il tenait; je le lui
+demandai, et probablement d'un ton un peu découragé:
+
+«Pas le moins du monde, me répondit-il; au contraire, j'ai
+remarqué que vous avez scrupuleusement respecté l'ancienne
+organisation; mais je crains que vous ne vous soyez occupée de ces
+choses plus qu'il ne l'aurait fallu. Par exemple, combien de temps
+avez-vous consacré à cette chambre?»
+
+Puis il me demanda où se trouvait un livre qu'il me nomma.
+
+Je le lui montrai dans la bibliothèque; il le prit, et, se
+retirant dans sa retraite ordinaire près de la fenêtre, il se mit
+à lire.
+
+Cela ne me plut pas. Saint-John était bon, mais je commençais à
+sentir qu'il avait dit vrai en se déclarant dur et froid. La
+douceur et la tendresse n'avaient pas d'attrait pour lui; il ne
+sentait pas le charme des joies paisibles. Il vivait uniquement
+pour aspirer aux choses grandes et belles, il est vrai; mais il ne
+voulait jamais se reposer, et il n'approuvait pas le repos chez
+ceux qui l'entouraient.
+
+En contemplant son front élevé, calme et pâle comme la pierre, sa
+belle figure absorbée par l'étude, je compris qu'il ne pourrait
+pas faire un bon mari, qu'être sa femme serait une grande épreuve.
+Je devinai la nature de son amour pour Mlle Oliver, et, comme lui,
+je pensai que ce n'était qu'un amour des sens; je compris qu'il
+méprisât l'influence fiévreuse que cet amour exerçait sur lui,
+qu'il souhaitât l'étouffer et le détruire; enfin je vis qu'il
+avait raison en pensant que ce mariage ne pourrait assurer un
+bonheur constant ni à l'un ni à l'autre. C'est dans des hommes
+semblables que la nature taille ses héros, chrétiens ou païens,
+ses législateurs, ses hommes d'État, ses conquérants; rempart
+vigoureux et où peuvent s'appuyer les plus grands intérêts, mais
+pilier froid, triste et gênant, près du foyer domestique.
+
+«Ce salon n'est pas sa place, me dis-je; les montagnes de
+l'Himalaya, les forêts de la Cafrerie ou les côtes humides et
+empestées de la Guinée, lui conviendraient mieux. Il fait bien de
+fuir le calme de la vie de famille; ce n'est pas là ce qu'il lui
+faut; ses facultés s'endorment et ne peuvent pas se développer
+pour briller avec éclat. C'est dans une vie de lutte et de danger,
+où le courage, l'énergie et la force d'âme sont nécessaires, qu'il
+parlera et agira, qu'il sera le chef et le supérieur, tandis que
+devant ce foyer un joyeux enfant l'emporterait sur lui; je le vois
+maintenant, il a raison de vouloir être missionnaire.
+
+-- Les voilà qui arrivent.» s'écria Anna en ouvrant la porte du
+salon.
+
+Au même moment, le vieux Carlo se mit à aboyer joyeusement. Je
+sortis; il faisait nuit; mais j'entendis un bruit de roue. Anna
+eut bientôt allumé sa lanterne. La voiture s'était arrêtée devant
+la grille; le cocher ouvrit la portière, et deux formes bien
+connues sortirent l'une après l'autre. Avant une minute, ma figure
+était entrée sous leurs chapeaux, et avait caressé d'abord les
+joues de Marie, puis les boucles flottantes de Diana; elles
+riaient et m'embrassaient; puis ce fut au tour d'Anna; enfin Carlo
+qui était presque fou de joie, eut aussi sa part. Elles me
+demandèrent si tout allait bien, et, quand je leur eus répondu
+affirmativement, elles se hâtèrent d'entrer.
+
+Elles étaient engourdies par les cahots de la voiture et glacées
+par l'air froid de la nuit, mais elles s'épanouiront devant la
+lumière du feu. Pendant que le cocher et Anna apportaient les
+paquets, elles demandaient où était Saint-John. À ce moment celui-
+ci sortait du salon. Toutes deux lui jetèrent les bras autour du
+cou. Quant à lui, il leur donna à chacune un baiser calme, murmura
+à voix basse quelques mots pour leur souhaiter la bienvenue, resta
+quelque temps à écouter ce qu'on lui disait; puis, prétextant que
+ses soeurs allaient bientôt le rejoindre au salon, il retourna
+dans sa retraite.
+
+Je leur avais préparé des lumières pour monter dans leurs
+chambres; mais Diana voulut d'abord donner quelques ordres
+hospitaliers à l'égard du cocher; après cela toutes deux me
+suivirent. Elles furent enchantées des changements que j'avais
+faits; elles ne cessaient d'admirer les nouvelles tentures, les
+tapis tout frais, les vases de belle porcelaine; elles
+m'exprimèrent leur reconnaissance chaleureusement. J'eus le
+plaisir de sentir que tout ce que j'avais fait répondait
+parfaitement à leurs désirs et ajoutait un grand charme à leur
+joyeux retour.
+
+Cette soirée fut bien douce. Mes heureuses cousines furent si
+éloquentes et eurent tant de choses à raconter, que je ne
+m'aperçus pas beaucoup du silence de Saint-John. Celui-ci était
+sincèrement content de voir ses soeurs; mais il ne pouvait pas
+prendre part à leur enthousiasme et à leurs flots de joie: le
+retour de Diana et de Marie lui faisait plaisir; mais le tumulte
+joyeux et la réception brillante l'irritaient; je vis qu'il
+désirait être au lendemain, espérant plus de calme. Vers le milieu
+de la soirée, à peu près une heure après le thé, on entendit un
+coup à la porte; Anna entra nous dire qu'un pauvre garçon venait
+chercher M. Rivers pour sa mère mourante. «Où demeure-t-il, Anna?
+demanda Saint-John.
+
+-- Tout au haut de Whitcross-Brow; c'est presque à quatre milles
+d'ici, et tout le long du chemin il y a des marécages et de la
+mousse.
+
+-- Dites-lui que je vais y aller.
+
+-- Vous feriez mieux de ne pas y aller, monsieur; il n'y a pas de
+route plus mauvaise la nuit; à travers les marais, le chemin n'est
+pas tracé du tout. Et puis la nuit est si froide? Vous n'avez
+jamais vu un vent plus vif. Vous feriez mieux, monsieur, de lui
+dire que vous irez demain matin.»
+
+Mais Saint-John était déjà dans le corridor, occupé à mettre son
+manteau; il partit sans une objection, sans un murmure, Il était
+neuf heures; il ne revint qu'à minuit, fatigué et affamé, mais
+avec une figure plus heureuse que quand il était parti: il avait
+accompli un devoir, fait un effort; il se sentait assez fort pour
+agir et se vaincre; il était plus satisfait de lui-même.
+
+Je crois bien que pendant toute la semaine suivante sa patience
+fut souvent à l'épreuve. C'était la semaine de Noël; elle fut
+employée à aucun travail régulier et se passa dans une joyeuse
+dissipation domestique. L'air des marais, la liberté dont on jouit
+chez soi, et l'heureux événement qui venait d'arriver, tout enfin
+agissait sur Diana et Marie comme un élixir enivrant; elles
+étaient gaies du matin au soir, elles parlaient toute la journée,
+et ce qu'elles disaient était spirituel, original, et avait tant
+de charme pour moi, que rien ne me faisait plus de plaisir que de
+les écouter et de prendre part à leur conversation. Saint-John ne
+cherchait pas à réprimer notre vivacité; mais il nous évitait; il
+était rarement à la maison; sa paroisse était grande et les
+habitants éloignés les uns des autres; toute la journée il
+visitait les pauvres et les malades.
+
+Un matin à déjeuner, Diana, après être demeurée pensive pendant
+quelque temps, lui demanda s'il n'avait pas renoncé à ses projets.
+
+«Non, répondit-il, et rien ne m'y fera renoncer.»
+
+Il nous apprit alors que son départ était définitivement fixé pour
+l'année suivante.
+
+«Et Rosamonde Oliver?» dit Marie.
+
+Ces mots semblaient lui être échappés involontairement; car, à
+peine les eut-elle prononcés, qu'elle fit un geste comme si elle
+eût voulu les rétracter.
+
+Saint-John tenait un livre à la main: il avait l'habitude peu
+aimable de lire à table; il le ferma et nous regarda.
+
+«Rosamonde Oliver, dit-il, va se marier à M. Granby, un des plus
+estimables habitants de S***. C'est le petit-fils et l'héritier de
+sir Frédéric Granby; M. Oliver m'a appris cette nouvelle hier.»
+
+Ses soeurs se regardèrent; puis leurs yeux se fixèrent sur moi;
+alors, toutes les trois, nous nous mîmes à contempler Saint-John:
+il était aussi serein et aussi froid que le cristal.
+
+«Ce mariage a été arrangé bien vite, dit Diana; ils ne peuvent pas
+se connaître depuis longtemps.
+
+-- Depuis deux mois seulement; ils se sont rencontrés en octobre
+au bal de S***. Mais quand il n'y a aucun obstacle à une union,
+quand elle est désirable sous tous les rapports, les retards sont
+inutiles; ils se marieront lorsque le château de ***, que sir
+Frédéric leur donne, sera en état de les recevoir.»
+
+Dès que je me trouvai seule avec Saint-John, je fus tentée de lui
+demander s'il ne souffrait pas de cette union; mais il semblait
+avoir si peu besoin de sympathie, qu'au lieu de me hasarder à le
+consoler, je fus un peu honteuse en me rappelant ce que je lui
+avais déjà dit. D'ailleurs j'avais perdu l'habitude de lui parler;
+il avait repris sa réserve, et je sentais que tout épanchement se
+glaçait en moi. Il n'avait pas tenu sa promesse: il ne me traitait
+pas comme ses soeurs; il mettait toujours entre elles et moi une
+différence qui empêchait la cordialité. En un mot, maintenant que
+j'étais sa parente et que je vivais sous le même toit que lui, la
+distance entre nous me semblait bien plus grande que lorsque
+j'étais simplement la maîtresse d'école d'un village; en me
+rappelant tout ce qu'il m'avait dit un jour, j'avais peine à
+comprendre sa froideur actuelle.
+
+Les choses étant dans cet état, je ne fus pas peu étonnée de le
+voir relever tout à coup la tête, qu'il tenait penchée sur son
+pupitre, pour me dire:
+
+«Vous le voyez, Jane, j'ai combattu et j'ai remporté la victoire.»
+
+Je tressaillis en l'entendant s'adresser ainsi à moi, et je ne
+répondis pas tout de suite. Enfin, après un moment d'hésitation,
+je lui dis:
+
+«Mais êtes-vous sûr que vous n'êtes pas parmi ces conquérants
+auxquels leur triomphe a coûté trop cher? une autre victoire
+semblable ne vous abattrait-elle pas entièrement?
+
+-- Je ne le pense pas; mais quand même, qu'importe? Je n'aurai
+plus jamais à combattre pour cette même cause; la victoire est
+définitive. Maintenant ma route est facile à suivre: j'en remercie
+Dieu.»
+
+En disant ces mots, il se remit à son travail et retomba dans le
+silence.
+
+Bientôt notre bonheur, à Diana, à Marie et à moi, devint plus
+calme; nous reprîmes nos habitudes ordinaires et nous
+recommençâmes des études régulières. Alors Saint-John s'éloigna
+moins de la maison. Quelquefois il restait des heures entières
+dans la même chambre que nous. Pendant que Marie dessinait, que
+Diana continuait sa lecture de l'Encyclopédie, qu'elle avait
+entreprise à mon grand émerveillement, et que moi j'étudiais
+l'allemand, Saint-John poursuivait silencieusement l'étude d'une
+langue orientale, étude qu'il croyait nécessaire à
+l'accomplissement de son projet.
+
+Ainsi occupé, il restait dans son coin, tranquille et absorbé;
+mais ses yeux bleus quittaient souvent la grammaire étrangère qui
+était devant eux, et errant tout autour de la chambre, se fixaient
+de temps en temps sur ses compagnons d'étude avec une curieuse
+intensité d'observation. Si on le remarquait, il détournait
+immédiatement son regard, et pourtant ses yeux scrutateurs
+revenaient sans cesse se diriger vers notre table. Je me demandais
+toujours ce que cela signifiait. Je m'étonnais également de la
+satisfaction qu'il témoignait régulièrement dans une circonstance
+qui me semblait de peu d'importance, c'est-à-dire lorsque, chaque
+semaine, je me rendais à mon école de Morton. Et ce qui m'étonnait
+encore plus, c'est que, lorsqu'il faisait de la neige, de la pluie
+ou du vent, si ses soeurs m'engageaient à ne point aller à Morton,
+lui, au contraire, méprisant leur sollicitude, m'encourageait à
+accomplir ce devoir en dépit des éléments.
+
+«Jane n'est pas aussi faible que vous le prétendez, disait-il;
+elle peut supporter le vent de la montagne, la pluie ou la neige
+aussi bien que nous; sa constitution saine et élastique luttera
+mieux contre les variations du climat que d'autres plus fortes.»
+
+Quand je revenais fatiguée et trempée par la pluie, je n'osais pas
+me plaindre, parce que je voyais que mes plaintes le
+contrariaient; la fermeté lui plaisait toujours, le contraire
+l'ennuyait.
+
+Un jour pourtant j'obtins la permission de demeurer à la maison,
+parce que j'étais vraiment enrhumée; ses soeurs allèrent à Morton
+à ma place. Je restai à lire Schiller; quant à lui, il déchiffrait
+des caractères orientaux. Ayant achevé ma traduction, je voulus me
+mettre à un thème; pendant que je changeais mes cahiers, je
+regardai de son côté, et je m'aperçus que je subissais l'examen de
+son oeil bleu et perçant. Je ne sais pas depuis combien de temps
+il me scrutait ainsi. Son regard était froid et inquisiteur. Je
+sentis la superstition s'emparer de moi, comme si j'avais eu à mes
+côtés quelque divinité fantastique.
+
+«Jane, me dit-il, que faites-vous?
+
+-- J'apprends l'allemand.
+
+-- Je voudrais que vous quittassiez l'allemand pour étudier
+l'hindoustani.
+
+-- Parlez-vous sérieusement?
+
+-- Si sérieusement que je le veux, et je vais vous dire pourquoi.»
+
+Alors il m'expliqua que lui-même étudiait l'hindoustani; qu'à
+mesure qu'il avançait, il oubliait le commencement; que ce serait
+d'un grand secours pour lui d'avoir une élève avec laquelle il
+pourrait repasser sans cesse les premiers éléments et, par ce
+moyen, les bien fixer dans son esprit. Il ajouta qu'il avait
+longtemps hésité entre moi et ses soeurs, et qu'enfin il m'avait
+choisie, parce qu'il avait vu que c'était moi qui étais capable de
+rester le plus longtemps appliquée. Il me demanda de lui rendre ce
+service, en ajoutant que du reste le sacrifice ne serait pas long,
+puisqu'il comptait partir avant trois mois.
+
+Il n'était pas facile de refuser une chose à Saint-John; on
+sentait que chez lui toutes les impressions, soit tristes, soit
+heureuses, restaient profondément gravées et duraient toujours. Je
+consentis. Quand mes cousines revinrent, Diana trouva son frère
+qui s'était emparé de son élève; elle se mit à rire, et toutes
+deux déclarèrent que Saint-John n'aurait jamais pu les décider à
+une semblable chose. Il répondit tranquillement:
+
+«Je le savais.»
+
+Je trouvai en lui un maître patient, indulgent, mais exigeant; il
+me donnait beaucoup à faire, et, quand j'avais rempli son attente,
+il me témoignait son approbation à sa manière. Petit à petit, il
+acquit sur moi une certaine influence qui me retira toute liberté
+d'esprit. Ses louanges et ses observations étaient plus
+entravantes pour moi que son indifférence; quand il était là, je
+ne pouvais ni parler ni rire librement; un instinct importun
+m'avertissait sans cesse que la vivacité lui déplaisait
+profondément, chez moi du moins. Je sentais bien qu'il n'aimait
+que les occupations sérieuses, et, malgré mes efforts, je ne
+pouvais pas me livrer à des travaux d'un autre genre en sa
+présence. J'étais dominée par un charme puissant. Quand il me
+disait: «Allez,» j'allais; «Venez,» je venais; «Faites cela,» je
+le faisais; mais je n'aimais pas ma servitude, et j'aurais préféré
+son indifférence d'autrefois.
+
+Un soir, à l'heure de se coucher, ses soeurs l'entouraient pour
+lui dire adieu; selon son habitude, il les embrassa toutes deux et
+me donna une poignée de main. Diana était, ce soir-là, d'une
+humeur joyeuse (elle n'était jamais douloureusement opprimée comme
+moi par la volonté de son frère; car la sienne était aussi forte
+dans un sens opposé); aussi elle s'écria:
+
+«Saint-John, vous dites que Jane est votre troisième soeur, et
+vous ne la traitez pas comme nous; vous devriez l'embrasser
+aussi.»
+
+En disant ces mots, elle me poussa vers lui. Je trouvai Diana un
+peu hardie, et je me sentais confuse. Cependant Saint-John pencha
+sa tête, et sa belle figure grecque se trouva à la hauteur de la
+mienne; ses yeux perçants interrogeaient les miens. Il m'embrassa.
+Il n'y a pas de baiser de marbre ou de glace, sans cela j'aurais
+rangé dans une de ces clauses le froid embrasement de mon cousin
+le ministre; mais peut-être y a-t-il des baisers destinés à
+éprouver ceux qu'on embrasse: le sien était de ce nombre. Après
+m'avoir donné ce baiser, il me regarda, comme pour apprendre
+l'effet qu'il avait produit sur moi; mais c'était difficile à
+voir: je ne rougis pas; je pâlis peut-être un peu, parce qu'il me
+sembla que son baiser était un sceau posé sur mes chaînes. Depuis
+ce jour, il n'oublia jamais de m'embrasser; mon calme et ma
+gravité, dans cette circonstance, semblaient avoir un certain
+charme pour lui.
+
+Quant à moi, je désirais chaque jour davantage lui plaire; mais
+chaque jour je sentais que, pour y arriver, il fallait renoncer de
+plus en plus à ma nature, enchaîner mes facultés, donner une pente
+nouvelle à mes goûts, me forcer à poursuive un but vers lequel je
+n'étais pas naturellement attirée. Il me poussait vers des
+hauteurs que je ne pouvais pas atteindre; il voulait me voir
+soumise à l'étendard qu'il déployait: mais c'était aussi
+impossible que de mouler mes traits irréguliers sur sa figure pure
+et classique, que de donner à mes yeux verts et changeants la
+teinte azurée et le brillant éclat des siens.
+
+Ce n'était pas lui seul qui empêchait l'épanchement de ma joie.
+Depuis quelque temps il m'était facile de paraître triste; une
+grande souffrance me rongeait le coeur et tarissait toute source
+de bonheur. Cette douleur était l'attente.
+
+Vous croyez peut-être que j'avais oublié M. Rochester dans tous
+ces changements de lieux et de fortune. Oh! non, pas un instant.
+Sa pensée me poursuivait toujours; ce n'était pas une de ces
+vapeurs légères que peut dissiper un rayon de soleil, un de ces
+souvenirs tracés sur le sable, qu'efface le premier orage: c'était
+un nom profondément gravé et qui devait durer aussi longtemps que
+le marbre sur lequel il était inscrit. J'étais sans cesse
+poursuivie par le désir de connaître sa destinée; chaque soir,
+quand j'étais à Morton, je m'enfermais dans ma petite ferme pour y
+songer, et maintenant, à Moor-House, chaque nuit j'allais me
+réfugier dans ma chambre pour rêver à lui.
+
+Dans le cours de ma correspondance avec M. Briggs, à l'occasion du
+testament, je lui avais demandé s'il connaissait la résidence
+actuelle de M. Rochester et l'état de sa santé. Mais, ainsi que le
+pensait Saint-John, il ne savait rien. Alors j'écrivis à
+Mme Fairfax, pour lui demander des détails; j'étais sûre d'obtenir
+des renseignements par ce moyen; j'étais convaincue que la réponse
+serait prompte. Je fus étonnée de voir quinze jours se passer sans
+qu'elle arrivât; mais lorsque, après deux mois d'attente, la poste
+ne m'eut encore rien apporté, je sentis une douloureuse anxiété
+s'emparer de moi.
+
+J'écrivis de nouveau; je pensais que ma première lettre avait
+peut-être été perdue. Ce nouvel essai ranima mes espérances; cet
+espoir dura quelques semaines, comme le précédent, puis, comme
+lui, fut détruit; je ne reçus pas une ligne, pas un mot. Après
+avoir vainement attendu six mois, mon espérance s'éteignait tout à
+fait, et je devins vraiment triste.
+
+Le printemps était beau, mais je n'en jouissais pas. L'été
+approchait. Diana essayait de m'égayer; elle me dit que j'avais
+l'air malade et voulut m'accompagner aux bains de mer. Saint-John
+s'y opposa: il déclara que je n'avais pas besoin de distraction,
+mais plutôt de travail; que ma vie n'avait pas de but et qu'il
+m'en fallait un; et, probablement pour suppléer à ce qui me
+manquait, il prolongea encore mes leçons d'hindoustani et devint
+de plus en plus exigeant. Je ne cherchai pas à lui résister, je ne
+le pouvais pas.
+
+Un jour, je commençai mes études plus triste encore qu'à
+l'ordinaire. Voici ce qui avait occasionné ce surcroît de
+souffrance. Dans la matinée, Anna m'avait dit qu'il y avait une
+lettre pour moi, et, lorsque je descendis pour la prendre, presque
+certaine de trouver les nouvelles que je désirais tant, je vis
+tout simplement une lettre d'affaires de M. Briggs. Cet amer
+désappointement m'arracha quelques larmes, et, au moment où je me
+mis à étudier les caractères embrouillés et le style fleuri des
+écrivains indiens, mes yeux se remplirent de nouveau.
+
+Saint-John m'appela pour me faire lire; mais la voix me manqua,
+les paroles furent étouffées par les sanglots. Lui et moi étions
+seuls dans le parloir; Diana étudiait son piano dans le salon, et
+Marie jardinait. C'était un beau jour de mai, la brise était
+fraîche et le soleil brillant; Saint-John ne sembla nullement
+étonné de mon émotion. Il ne m'en demanda pas la cause et se
+contenta de me dire:
+
+«Jane, nous attendrons quelques minutes, jusqu'à ce que vous soyez
+plus calme.»
+
+Et, pendant que je m'efforçais de réprimer rapidement ma douleur,
+il demeura tranquille et patient, appuyé sur son pupitre me
+regardant comme un médecin qui examine avec les yeux de la science
+une crise attendue et facile à comprendre pour lui. Après avoir
+étouffé mes sanglots, essuyé mes larmes et murmuré tout bas
+quelque chose sur ma santé, j'achevai de prendre ma leçon. Saint-
+John serrai ses livres et les miens, ferma son pupitre et me dit:
+«Maintenant Jane, vous allez venir promener avec moi.
+
+-- Je vais appeler Diane. et Marie.
+
+-- Non, aujourd'hui je ne veux qu'une seule compagne, et cette
+compagne sera vous. Habillez-vous; sortez par la porte de la
+cuisine; prenez la route qui conduit dans le haut de Marsh-Glen;
+je vous rejoindrai dans un instant.»
+
+Je ne voyais aucun expédient: toutes les fois que j'ai eu affaire
+à des caractères durs, positifs et contraires au mien, je n'ai
+jamais su rester entre l'obéissance absolue ou la révolte
+complète; jusqu'au moment d'éclater je suis demeurée entièrement
+soumise, mais alors je me suis insurgée avec toute la véhémence
+d'un volcan. Dans les circonstances présentes j'étais peu disposée
+à la révolte; j'obéis donc aux ordres de Saint-John, et, au bout
+de dix minutes, nous nous promenions ensemble sur la route de la
+vallée.
+
+Le vent soufflait de l'ouest; il nous arrivait chargé du doux
+parfum de la bruyère et du jonc. Le ciel était d'un bleu
+irréprochable; le torrent qui descendait le long du ravin avait
+été grossi par les pluies et se précipitait abondant et clair,
+reflétant les rayons dorés du soleil et les teintes azurées du
+firmament. Lorsque nous avançâmes, nous quittâmes les sentiers
+pour marcher sur un gazon doux et fin, d'un vert émeraude, parsemé
+de délicates fleurs blanches et de petites étoiles d'un jaune
+d'or. Nous étions entourés de montagnes, car la vallée était
+placée au centre de la chaîne.
+
+«Asseyons-nous ici,» dit Saint-John au moment où nous atteignions
+les premiers rochers qui gardent l'entrée d'une gorge où le
+torrent se précipite en cascade.
+
+Un peu au delà, la montagne n'avait plus ni fleurs ni gazon, la
+mousse lui servait de tapis, le roc de pierre précieuse. Le pays,
+d'abord inculte, devenait sauvage; la fraîcheur se changeait en
+froid. Ce lieu semblait destiné à servir de dernier refuge.
+
+Je m'assis; Saint-John se tint près de moi; il regarda la gorge et
+le gouffre; ses yeux suivirent le torrent, puis se dirigèrent vers
+le ciel sans nuage qui le colorait. Il retira son chapeau et
+laissa la brise soulever ses cheveux et caresser son front. Il
+semblait être entré en communion avec le génie de ce précipice et
+ses yeux paraissaient dire adieu à quelque chose.
+
+«Oui, je te reverrai, dit-il tout haut, je te reverrai dans mes
+rêves quand je dormirai sur les bords du Gange, et plus tard
+encore, quand un autre sommeil s'appesantira sur moi, près des
+bords d'un fleuve plus sombre.»
+
+Étrange manifestation d'un étrange amour! Passion austère d'un
+patriote pour son pays! Il s'assit. Pendant une demi-heure nous
+demeurâmes silencieux tous les deux; au bout de ce temps, il me
+dit:
+
+«Jane, je pars dans six semaines; j'ai arrêté ma place sur un
+bateau qui mettra à la voile le 20 du mois de juin.
+
+-- Dieu vous protégera, répondis-je, car c'est pour lui que vous
+travaillez.
+
+-- Oui, reprit-il, c'est là ma gloire et ma joie. Je suis le
+serviteur d'un maître infaillible. Je ne marche pas sous une
+direction humaine; je ne serai pas soumis aux lois défectueuses, à
+l'examen incertain de mes faibles frères: mon roi, mon légiste,
+mon chef, est la perfection même. Il me semble étrange que tous
+ceux qui m'entourent ne brûlent pas de se ranger sous la même
+bannière, de prendre part à la même oeuvre.
+
+-- Tous n'ont pas votre énergie, et ce serait folie aux faibles
+que de désirer marcher avec les forts.
+
+-- Je ne parle pas des faibles, je n'y pense même pas; je parle de
+ceux qui sont dignes de cette tâche et capables de l'accomplir.
+
+-- Ceux-là sont peu nombreux et difficiles à trouver.
+
+-- Vous dites vrai; mais, quand on les a trouvés, on doit les
+exciter, les exhorter à faire un effort, leur montrer les dons
+qu'ils ont reçus et leur dire pourquoi, leur parler au nom du
+ciel, leur offrir, de la part de Dieu, une place parmi les élus.
+
+-- S'ils sont nés pour cette oeuvre, leur coeur le leur dira
+bien.»
+
+Il me semblait qu'un charme terrible s'opérait autour de moi, et
+je craignais d'entendre prononcer le mot fatal qui achèverait
+l'enchantement.
+
+«Et que vous dit votre coeur? demanda Saint-John.
+
+-- Mon coeur est muet, mon coeur est muet, répondis-je en
+tremblant.
+
+-- Alors, je parlerai pour lui, reprit la même voix profonde et
+infatigable. Jane, venez avec moi aux Indes, venez comme ma femme,
+comme la compagne de mes travaux.»
+
+Il me sembla que la vallée et le ciel s'affaissaient; les
+montagnes s'élevaient. C'était comme si je venais d'entendre un
+ordre du ciel, comme si un messager invisible, semblable à celui
+de la Macédoine, m'eût crié: «Venez, aidez-nous.» Mais je n'étais
+pas un apôtre; je ne pouvais pas voir le héraut, je ne pouvais pas
+recevoir son ordre.
+
+«Oh! Saint-John, m'écriai-je, ayez pitié de moi!»
+
+J'implorais quelqu'un qui ne connaissait ni pitié ni remords,
+quand il s'agissait d'accomplir ce qu'il regardait comme son
+devoir. Il continua:
+
+«Dieu et la nature vous ont créée pour être la femme d'un
+missionnaire; vous avez reçu les dons de l'esprit et non pas les
+charmes du corps; vous êtes faite pour le travail et non pas pour
+l'amour. Il faut que vous soyez la femme d'un missionnaire, et
+vous le serez; vous serez à moi; je vous réclame, non pas pour mon
+plaisir, mais pour le service de mon maître.
+
+-- Je n'en suis pas digne; ce n'est pas là ma vocation.» répondis-
+je.
+
+Il avait compté sur ces premières objections et il n'en fut point
+irrité. Il était appuyé contre la montagne, avait les bras croisés
+sur la poitrine et paraissait parfaitement calme. Je vis qu'il
+était préparé à une longue et douloureuse opposition, et qu'il
+s'était armé de patience pour continuer jusqu'au bout, mais qu'il
+était décidé à sortir victorieux de la lutte.
+
+«Jane, reprit-il, l'humilité est la base de toutes les vertus
+chrétiennes. Vous avez raison de dire que vous n'êtes pas digne de
+cette oeuvre; mais qui en est digne? Et ceux qui ont été
+véritablement appelés par Dieu se sont-ils jamais crus dignes de
+cette vocation? Moi, par exemple, je ne suis que poussière et
+cendre, et, avec saint Paul, je reconnais en moi le plus grand des
+pécheurs; mais je ne veux pas être entravé par ce sentiment de mon
+indignité. Je connais mon chef; il est aussi juste que puissant,
+et, puisqu'il a choisi un faible instrument pour accomplir une
+grande oeuvre, il suppléera à mon insuffisance par les richesses
+infinies de sa providence. Pensez comme moi, Jane, et, comme moi,
+ayez confiance. Je vous donne le rocher des siècles pour appui; ne
+doutez pas qu'il pourra supporter le poids de votre faiblesse
+humaine.
+
+-- Je ne comprends pas la vie des missionnaires, repris-je, je
+n'ai jamais étudié leurs travaux.
+
+-- Eh bien, moi, quelque humble que je sois, je puis vous donner
+le secours dont vous avez besoin. Je puis vous tracer votre tâche
+heure par heure, être toujours près de vous, vous aider à chaque
+instant. Je ferai tout cela dans le commencement; mais je sais que
+vous pouvez, et bientôt vous serez aussi forte et aussi capable
+que moi, et vous n'aurez plus besoin de mon secours.
+
+-- Mais où trouverai-je la force nécessaire pour accomplir cette
+tâche? je ne la sens pas en moi. Je ne suis ni émue ni excitée
+pendant que vous me parlez; aucune flamme ne s'allume en moi,
+aucune voix ne me conseille et ne m'encourage; je ne me sens point
+animée par une vie nouvelle. Je voudrais pouvoir vous montrer
+qu'en ce moment mon esprit est un cachot que n'éclaire aucun
+rayon; dans ce cachot est enchaînée une âme craintive, qui a peur
+d'être entraînée par vous à tenter ce qu'elle ne pourra pas
+accomplir.
+
+-- J'ai une réponse à vous faire; écoutez-moi. Depuis que je vous
+connais, je vous ai toujours examinée. Pendant dix mois, vous avez
+été le sujet de mes études; je vous ai soumise à d'étranges
+épreuves: qu'ai-je vu, qu'ai-je conclu? Quand vous étiez maîtresse
+d'école dans un village, vous avez su accomplir avec exactitude et
+droiture une tâche qui ne convenait ni à vos habitudes ni à vos
+goûts; j'ai vu que vous l'accomplissiez avec tact et capacité:
+vous avez su vous vaincre. En voyant le calme avec lequel vous
+avez reçu la nouvelle de votre fortune subite, j'ai reconnu que
+vous n'étiez pas avide de richesse, que l'argent n'avait aucune
+puissance sur vous. Quand, avec un élan résolu, vous avez partagé
+votre fortune en quatre parts, n'en gardant qu'une pour vous et
+abandonnant les trois autres pour satisfaire une justice douteuse,
+j'ai vu que votre âme aimait le sacrifice. Quand, pour contenter
+mon désir, vous avez abandonné une étude qui vous intéressait et
+que vous en avez entrepris une qui m'intéressait, quand j'ai vu
+l'assiduité infatigable avec laquelle vous avez persévéré, votre
+énergie inébranlable contre les difficultés, j'ai compris que vous
+aviez toutes les qualités que je cherchais. Jane, vous êtes
+docile, active, désintéressée, fidèle, constante et courageuse,
+très douce et très héroïque: cessez de vous défier de vous-même;
+moi, j'ai en vous une confiance illimitée; votre secours me sera
+d'un prix inappréciable; vous me servirez de directrice des écoles
+de l'Inde, et vous serez ma compagne et mon aide parmi les femmes
+indiennes.»
+
+Je me sentais comme pressée dans un vêtement de fer; la persuasion
+avançait vers moi à pas lents, mais assurés. J'avais beau fermer
+les yeux, les derniers mots prononcés par Saint-John venaient
+d'éclaircir pour moi le sentier qui m'avait d'abord paru
+impraticable; l'oeuvre qui m'avait semblé si vague et si confuse
+devenait moins impossible à mesure qu'il parlait, et prenait une
+forme positive sous sa main créatrice. Il attendait ma réponse; je
+lui demandai un quart d'heure pour réfléchir.
+
+«Très volontiers,» me répondit-il.
+
+Et se levant, il s'éloigna un peu, se jeta sur une touffe de
+bruyère et attendit en silence.
+
+«Je puis faire ce qu'il me demande, me dis-je, je suis bien forcée
+de le voir et de le reconnaître. Je le puis, si toutefois ma vie
+est épargnée; mais je sens bien que mon existence ne pourra pas
+être longue sous ce soleil de l'Inde. Eh bien! après? peu lui
+importe à lui; quand l'heure de mourir sera venue, il me rendra
+avec un visage serein au Dieu qui m'aura donnée à lui. Je vois
+tout cela bien clairement. En quittant l'Angleterre,
+j'abandonnerai un pays aimé, mais vide pour moi. M. Rochester n'y
+demeure pas; et quand même il y serait, qu'est-ce que cela pour
+moi? Je dois vivre sans lui; rien n'est plus absurde et plus
+faible que d'attendre chaque jour un changement impossible qui
+nous réunisse; comme Saint-John me l'a dit un jour, je dois
+chercher un autre intérêt dans la vie pour remplacer celui que
+j'ai perdu. La tâche qu'il me propose n'est-elle pas la plus
+glorieuse que Dieu puisse assigner et l'homme accepter? Ces nobles
+labeurs, ces sublimes résultats, ne sont-ils pas bien faits pour
+remplir le vide des affections détruites, des espérances perdues?
+Je crois qu'il faut dire oui; et cependant je frémis. Hélas! si je
+suis Saint-John, je renonce à la moitié de moi-même; si je pars
+pour l'Inde, je vais au-devant d'une mort prématurée; et
+l'intervalle où je quitterai l'Angleterre pour l'Inde et celui où
+je quitterai l'Inde pour la tombe, comment sera-t-il rempli par
+moi? Cela aussi, je le vois bien clairement; je lutterai pour
+satisfaire Saint-John jusqu'à ce que chacun de mes nerfs en
+souffre, et je le satisferai; j'accomplirai tout ce qu'il a pu
+concevoir. Si je vais avec lui, si je fais le sacrifice qu'il me
+demande, je le ferai entièrement. Je déposerai tout sur l'autel,
+mon coeur, ma vie, la victime entière enfin. Il ne m'aimera
+jamais, mais il m'approuvera. Je lui montrerai une énergie qu'il
+n'a pas encore vue, des ressources qu'il ne soupçonne pas. Oui, je
+peux travailler à une tâche aussi rude que lui, et sans me
+plaindre davantage.
+
+«Oui, il m'est possible de consentir à ce qu'il me demande; il n'y
+a qu'une chose que je ne peux pas accepter, qui m'épouvante trop:
+il m'a priée d'être sa femme, et il n'a pas plus le coeur d'un
+mari pour moi que ce rocher gigantesque et sauvage, au bas duquel
+bouillonne le torrent. Il tient à moi, comme un soldat à une bonne
+arme, et voilà tout. Si je ne suis pas mariée à lui, je ne m'en
+affligerai pas; mais puis-je accepter cela? puis-je le voir
+exécuter froidement son plan, supporter la cérémonie du mariage,
+recevoir de lui l'anneau d'alliance, souffrir toutes les formes de
+l'amour (car, je n'en doute pas, il les observera
+scrupuleusement), et savoir que son esprit est loin de moi?
+Pourrai-je endurer la pensée que chaque jouissance qu'il
+m'accordera sera un sacrifice fait à ses principes? Non, un tel
+martyre serait horrible; je ne veux pas avoir à le supporter; je
+vais lui dire que je l'accompagnerai comme sa soeur, et non pas
+comme sa femme.»
+
+Je regardai de son côté: il était toujours là tranquillement
+étendu, son visage tourné vers moi; ses yeux perçants
+m'examinaient attentivement; il se leva promptement et s'approcha
+de moi.
+
+«Je suis prête à aller aux Indes, dis-je, si je suis libre.
+
+-- Votre réponse demande une explication; elle n'est pas claire.
+
+-- Jusqu'ici, repris-je, vous avez été mon frère d'adoption, moi
+votre soeur d'adoption; continuons à vivre ainsi, car nous ferons
+mieux de ne pas nous marier.»
+
+Il secoua la tête.
+
+«Une fraternité d'adoption ne suffit pas dans ce cas. Si vous
+étiez ma véritable soeur, ce serait différent; je vous emmènerais
+et je ne chercherais pas de femme. Mais les choses étant ce
+qu'elles sont, il faut que notre union soit consacrée par le
+mariage, sans cela elle est impossible; des obstacles matériels
+s'y opposent. Ne les voyez-vous pas, Jane? Réfléchissez un
+instant, et votre bon sens vous guidera.»
+
+Je réfléchis quelque temps; mais j'en revenais toujours là: c'est
+que nous ne nous aimions pas comme doivent s'aimer un mari et une
+femme, et j'en concluais que nous ne devions pas nous marier.
+
+«Saint-John, dis-je, je vous regarde comme un frère; vous, vous me
+regardez comme une soeur: continuons à vivre ainsi.
+
+-- Nous ne le pouvons pas, nous ne le pouvons pas, me répondit-il
+d'un ton bref et résolu; c'est impossible. Vous avez dit que vous
+iriez avec moi aux Indes; rappelez-vous que vous l'avez dit.
+
+-- À une condition.
+
+-- Oui, oui. Mais le point important c'est de quitter
+l'Angleterre, de m'aider dans mes travaux futurs, et vous
+l'acceptez. Vous avez déjà presque mis la main à l'oeuvre; vous
+êtes trop constante pour la retirer. Vous ne devez vous inquiéter
+que d'une chose: de connaître le meilleur moyen pour accomplir
+l'oeuvre que vous entreprenez. Simplifiez vos intérêts, vos
+sentiments, vos pensées, vos désirs et vos aspirations si
+compliqués. Réunissez toutes ces considérations en un seul but:
+celui de bien remplir la mission que vous a assignée votre
+puissant maître; et pour cela il faut que vous ayez un aide; non
+pas un frère, c'est un lien trop faible, mais un époux. Moi non
+plus je n'ai pas besoin d'une soeur, car elle pourrait m'être
+enlevée un jour. Il me faut une femme; c'est la seule compagne que
+je puisse sûrement influencer pendant la vie et conserver jusqu'à
+la mort.»
+
+Ses paroles me faisaient frémir; mes membres, et jusqu'à la moelle
+de mes os, subissaient sa domination.
+
+«Eh bien, Saint-John, cherchez une autre que moi, dis-je, une
+autre qui vous conviendra mieux.
+
+-- Qui conviendra mieux à mon projet, à ma vocation, voulez-vous
+dire? Je vous le répète encore, ce n'est pas au corps
+insignifiant, à l'être lui-même, aux sens égoïstes de l'homme
+enfin que je désire m'unir, c'est au missionnaire.
+
+-- Eh bien! je donnerai mon énergie au missionnaire, c'est tout ce
+dont il a besoin. Mais je ne me donnerai pas moi-même; ce ne
+serait qu'ajouter le bois et la peau à l'amande. Il n'en a pas
+besoin, je les garde.
+
+-- Vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas. Pensez-vous que
+Dieu sera satisfait de cette demi-oblation? qu'il acceptera ce
+sacrifice mutilé? C'est la cause de Dieu que je plaide; c'est sous
+son étendard que je vous enrôle; et en son nom je ne puis pas
+accepter une fidélité partagée: il faut qu'elle soit entière.
+
+-- Oh! dis-je, je donnerai mon coeur à Dieu; mais vous, vous n'en
+avez pas besoin.»
+
+Je crois qu'il y avait un peu de sarcasme réprimé dans le ton avec
+lequel je prononçai ces mots, et dans le sentiment qui les
+accompagnait. Jusque-là j'avais craint Saint-John silencieusement,
+parce que je ne l'avais pas compris. Il m'avait tenue en respect,
+parce que je doutais. Jusque-là je ne savais pas ce qu'il y avait
+en lui du saint et ce qu'il y avait de l'homme mortel. Mais bien
+des choses venaient de m'être révélées par cette conversation; je
+commençais à pouvoir analyser sa nature. Je voyais ses faiblesses,
+je les comprenais. Cette belle forme assise à mes côtés sur un
+banc de bruyère, c'était un homme faible comme moi. Le voile qui
+couvrait sa dureté et son despotisme venait de tomber; je vis son
+imperfection, et je pris courage. J'étais auprès d'un égal avec
+lequel je pouvais discuter, et auquel je pouvais résister si bon
+me semblait.
+
+Il était demeuré silencieux après m'avoir entendue parler; je me
+hasardai à le regarder: ses yeux penchés sur moi exprimaient à la
+fois une grande surprise et un profond examen.
+
+Il semblait se demander si je le raillais et ce que signifiait ma
+conduite.
+
+«N'oublions pas, me dit-il au bout de peu de temps, qu'il s'agit
+d'une chose sainte, d'une chose dont nous ne pouvons pas parler
+légalement sans commettre une faute. J'espère, Jane, que vous
+étiez sérieuse quand vous avez dit que vous donneriez votre coeur
+à Dieu. C'est tout ce que je vous demande; détachez votre coeur
+des hommes pour le donner à votre Créateur, et alors la venue du
+royaume de Dieu sur la terre sera le but de vos efforts les plus
+sérieux, l'objet de vos délices. Vous serez prête à faire tout ce
+qui sera nécessaire pour cela. Vous verrez combien vos efforts et
+les miens deviendraient plus vigoureux, si nous étions unis, de
+corps et d'esprit par le mariage; c'est là la seule union qui
+puisse donner la persévérance et la continuité aux desseins et aux
+destinées des hommes, et alors, passant sur tous les caprices
+insignifiants, les difficultés triviales, les délicatesses de
+sentiment, oubliant les scrupules sur le degré, l'espèce, la force
+ou la tendresse des inclinations personnelles, vous vous hâterez
+d'accepter cette union.
+
+-- Croyez-vous? dis-je brièvement.
+
+Et alors je regardai ses traits beaux dans leur harmonie, mais
+étrangement terribles dans leur tranquille sévérité; son front, où
+on lisait le commandement, mais qui manquait d'ouverture; ses yeux
+brillants, profonds, scrutateurs, mais jamais doux; sa taille
+grande et imposante. J'essayai de me figurer que j'étais sa femme;
+mais en voyant ce tableau, cette union me semblait de plus en plus
+impossible. Je pouvais être son vicaire, son camarade. À ce titre
+je pourrais traverser l'Océan avec lui, travailler sous le soleil
+de l'Orient, dans les déserts de l'Asie; admirer et exciter son
+courage, sa piété et sa force; accepter tranquillement sa
+domination; sourire avec calme devant son invincible ambition;
+séparer le chrétien de l'homme; admirer profondément l'un et
+pardonner librement à l'autre. Il est certain qu'attachée à lui
+par ce seul lien, je souffrirais souvent, mon corps aurait à
+supporter un joug bien pesant; mais mon coeur et mon esprit
+seraient libres; il me resterait toujours une âme indépendante;
+et, dans mes moments d'isolement, je pourrais m'entretenir avec
+mes sentiments naturels, que rien n'aurait enchaînés. Mon esprit
+recèlerait des recoins qui ne seraient qu'à moi, et que Saint-John
+n'aurait jamais le droit de sonder; des sentiments qui s'y
+développeraient, frais et abrités, sans que son austérité pût les
+flétrir, ni ses pas de guerrier les anéantir. Mais je ne pouvais
+pas accepter le rôle de femme; je ne pouvais pas être sans cesse
+retenue, domptée; je ne pouvais pas étouffer le feu de ma nature,
+le forcer à brûler intérieurement, ne jamais jeter un cri, et
+laisser la flamme captive consumer ma vie.
+
+«Saint-John! m'écriai-je après avoir pensé à toutes ces choses.
+
+-- Eh bien? me répondit-il froidement.
+
+-- Je vous le répète, je consens à partir avec vous comme votre
+compagnon, non pas comme votre femme. Je ne puis pas vous épouser
+et devenir une portion de vous.
+
+-- Il faut que vous deveniez une portion de moi, répondit-il
+fermement; sans cela le reste est impossible. Comment moi, qui
+n'ai pas encore trente ans, pourrais-je emmener aux Indes une
+jeune fille de dix-neuf ans, si elle n'est pas ma femme? Si nous
+ne sommes pas unis par le mariage, comment pourrons-nous vivre
+toujours ensemble, quelquefois dans la solitude, quelquefois au
+milieu des tribus sauvages?
+
+-- C'est très possible, répondis-je brièvement; c'est aussi facile
+que si j'étais votre véritable soeur, ou un homme, un prêtre comme
+vous.
+
+-- On sait que vous n'êtes pas ma soeur, et je ne puis pas vous
+faire passer pour telle; le tenter serait attirer sur tous deux
+des soupçons injurieux. Du reste, quoique vous ayez le cerveau
+vigoureux de l'homme, vous avez aussi le coeur de la femme, et ce
+serait impossible.
+
+-- Ce serait possible, affirmai-je avec quelque dédain,
+parfaitement possible. J'ai un coeur de femme, c'est vrai, mais
+non pas par rapport à vous. Je n'ai pour vous que la constance du
+camarade, la franchise, la fidélité et l'affection d'un compagnon
+de lutte, le respect et la soumission d'un néophyte; rien de plus,
+n'ayez pas peur.
+
+-- C'est ce dont j'ai besoin, dit-il, comme se parlant à lui-même;
+c'est bien là ce dont j'ai besoin. Il y a des obstacles, il faudra
+les franchir... Jane, dit-il tout haut, vous ne vous repentirez
+pas de m'avoir épousé, soyez-en certaine. Il faut nous marier; je
+vous le répète, c'est le seul moyen, et notre mariage sera
+sûrement suivi d'assez d'amour pour rendre cette union juste, même
+à vos yeux.»
+
+Je ne pus pas m'empêcher de m'écrier en me levant et en m'appuyant
+contre le rocher:
+
+«Je méprise ce faux sentiment que vous m'offrez; oui, Saint-John,
+et quand vous me l'offrez, je vous méprise vous-même.»
+
+Il me regarda fixement en comprimant sa lèvre bien dessinée; il
+serait difficile de dire s'il fut surpris ou irrité, car il sut se
+dominer entièrement.
+
+«Je ne m'attendais pas à entendre ces mots sortir de votre bouche,
+me dit-il; je crois n'avoir rien fait ni rien dit qui méritât le
+mépris.»
+
+Je fus touchée par sa douceur et gagnée par son maintien noble et
+calme.
+
+«Pardonnez-moi, Saint-John, m'écriai-je; mais c'est votre faute si
+j'ai été excitée à parler ainsi: vous avez entrepris un sujet sur
+lequel nous différons d'opinion et que nous ne devrions jamais
+discuter. Le seul nom de l'amour est une pomme de discorde entre
+nous; que serait donc l'amour même? Que ferions-nous?
+qu'éprouverions-nous? Mon cher cousin, abandonnez votre projet de
+mariage, oubliez-le.
+
+-- Non, dit-il; c'est un projet longtemps chéri, le seul qui
+puisse me faire atteindre mon grand but; mais je ne veux plus vous
+prier maintenant. Demain je pars pour Cambridge. J'ai là plusieurs
+amis auxquels je voudrais dire adieu. Je serai absent une
+quinzaine de jours. Pendant ce temps, vous songerez à mon offre,
+et n'oubliez pas que, si vous la rejetez, ce n'est pas moi, mais
+Dieu, que vous refusez. Il se sert de moi pour vous ouvrir une
+noble carrière; si vous voulez être ma femme, vous pourrez y
+entrer; sinon vous condamnez votre vie à être une existence de
+bien-être égoïste et complète obscurité. Prenez garde d'être
+comptée au nombre de ceux qui ont refusé la foi et qui sont pires
+que les infidèles.»
+
+Il s'arrêta et, se retournant une fois encore, il regarda les
+rivières et les montagnes. Mais il refoula ses sentiments au fond
+de son coeur, parce que je n'étais pas digne de les lui entendre
+exprimer. Quand nous retournâmes à la maison, son silence me fit
+comprendre tout ce qu'il éprouvait pour moi. Je lus sur son visage
+le désappointement d'une nature austère et despotique qui avait
+été en butte à la résistance là où elle comptait sur la
+soumission; la désapprobation d'un juge froid et inflexible qui
+avait trouvé chez un autre des sentiments et des manières de voir
+qu'il ne pouvait point admettre. En un mot, l'homme aurait voulu
+me forcer à l'obéissance, et ce n'était que le chrétien sincère
+qui supportait ma perversité avec tant de patience et laissait un
+temps si long à ma réflexion et à mon repentir.
+
+Ce soir-là, après avoir embrassé ses soeurs, il jugea convenable
+de ne pas même me donner une poignée de main, et il quitta la
+chambre en silence. Comme, sans avoir d'amour, j'avais beaucoup
+d'affection pour lui, je fus attristée par cet oubli volontaire,
+si attristée que mes yeux se remplirent de larmes.
+
+«Je vois, me dit Diana, que pendant votre promenade vous et Saint-
+John vous vous êtes disputés; mais suivez-le: il vous attend et se
+promène dans le corridor; il se réconciliera facilement.»
+
+Dans ces choses-là, j'ai peu d'orgueil; j'aime mieux être heureuse
+que digne. Je courus après lui; il était au bas de l'escalier.
+
+«Bonsoir, Saint-John, dis-je.
+
+-- Bonsoir, Jane, me répondit-il tranquillement.
+
+-- Donnez-moi une poignée de main,» ajoutai-je.
+
+Quelle pression légère et froide il fit sentir à mes doigts! Ce
+qui était arrivé dans la journée lui avait profondément déplu. La
+cordialité ne pouvait pas l'échauffer, ni les larmes l'émouvoir.
+Ainsi, avec lui, il n'y aurait jamais d'heureuse réconciliation,
+de joyeux sourires, de généreuses paroles; cependant le chrétien
+était patient et doux.
+
+Quand je lui demandai s'il m'avait pardonné, il me répondit qu'il
+n'avait pas l'habitude de se souvenir des injures, qu'il n'avait
+rien à pardonner puisqu'il n'avait pas été offensé.
+
+Après m'avoir fait cette réponse, il me quitta; j'aurais préféré
+qu'il m'eût jetée à terre.
+
+
+
+CHAPITRE XXXV
+
+Il ne partit pas pour Cambridge le jour suivant, ainsi qu'il
+l'avait dit; il resta une semaine entière, et, pendant ce temps,
+il me fit sentir quelle dure punition pouvait infliger un homme
+bon mais sévère, consciencieux mais implacable quand on l'avait
+offensé. Sans un seul acte d'hostilité ouverte, sans un seul mot
+de reproche, il s'efforça de me montrer qu'il me blâmait.
+
+Non pas que Saint-John nourrit dans son esprit une haine
+antichrétienne; non pas qu'il eût voulu nuire à un seul cheveu de
+ma tête, s'il l'avait pu; par nature et par principe, il
+dédaignait une basse vengeance. Il m'avait pardonné de lui avoir
+dit que je le méprisais et que je méprisais son amour, mais il
+n'avait point oublié, et je savais qu'il n'oublierait jamais. Je
+voyais par la manière dont il me regardait que ces paroles étaient
+toujours écrites dans l'air entre lui et moi; toutes les fois que
+je lui parlais, elles résonnaient à son oreille, et je le voyais
+par ses réponses.
+
+Il n'évitait pas de causer avec moi; chaque matin, au contraire,
+il m'appelait près de lui. Je crois que l'homme corrompu prenait
+un plaisir que ne partageait pas le pur chrétien à montrer avec
+quelle habileté il pouvait, tout en parlant et en agissant comme
+ordinairement, retirer à chaque phrase et à chaque acte ce charme
+et cet intérêt qui jadis donnaient un attrait austère à son
+langage et à ses manières. Pour moi, il n'était plus un homme de
+chair, mais un homme de marbre. Ses yeux ressemblaient à une
+pierre bleue, brillante et froide; sa langue, à un instrument,
+rien de plus.
+
+Tout cela était pour moi une torture douloureuse et raffinée; elle
+entretenait en moi une indignation brûlante et secrète, une
+douleur intérieure qui m'accablait et m'ôtait la force. Je sentais
+que, si je devenais sa femme, cet homme bon et pur comme la source
+souterraine m'aurait bientôt tuée sans retirer une seule goutte de
+sang à mes veines et sans souiller sa conscience sans tache; je
+sentais surtout cela lorsque je cherchais à me rapprocher de lui;
+je le trouvais sans pitié. Il ne souffrait pas de notre
+éloignement, il ne désirait pas la réconciliation, et, quoique
+bien des fois mes larmes abondantes eussent mouillé la page sur
+laquelle nous étions penchés tous deux, elles ne
+l'impressionnaient pas plus que si son coeur eût été de pierre ou
+de métal. Quelquefois aussi, il était plus affectueux que jadis à
+l'égard de ses soeurs; on eût dit qu'il craignait que sa simple
+froideur ne fût pas assez forte pour me convaincre qu'il m'avait
+bannie, et qu'il voulait encore y ajouter la force du contraste;
+et je suis persuadée qu'il le faisait non par méchanceté, mais par
+principe.
+
+Le soir qui précéda son départ pour Cambridge, je le vis se
+promener seul dans le jardin; en le regardant, je me rappelai que
+cet homme, quelque éloigné de moi qu'il fût maintenant, m'avait
+autrefois sauvé la vie, que nous étions parents, et je voulus
+faire un dernier effort pour regagner son affection. Je sortis et
+je m'approchai de lui au moment où il était appuyé sur la petite
+grille du jardin. J'en vins tout de suite au sujet qui
+m'intéressait.
+
+«Saint-John, dis-je, je suis malheureuse parce que vous êtes
+encore fâché contre moi; soyons amis.
+
+-- J'espère que nous sommes amis, dit-il tranquillement, en
+continuant à regarder le lever de la lune qu'il contemplait déjà
+lorsque je m'étais approchée.
+
+-- Non, Saint-John, repris-je; nous ne sommes pas amis comme
+autrefois, vous le savez.
+
+-- Le croyez-vous? alors c'est un tort. Quant à moi, je ne vous
+souhaite aucun mal et je vous veux du bien.
+
+-- Je vous crois, Saint-John, parce que je vous sais incapable de
+souhaiter du mal à qui que ce soit; mais, comme je suis votre
+parente, je désire une autre affection que cette philanthropie
+générale que vous étendez même jusqu'aux étrangers.
+
+-- Certainement, dit-il, votre désir est raisonnable, et je suis
+loin de vous regarder comme une étrangère.»
+
+Ces mots, dits d'un ton tranquille et froid, étaient mortifiants
+et irritants. Si j'avais écouté ma colère et mon orgueil, je
+l'aurais immédiatement quitté; mais il y avait en moi quelque
+chose de plus fort que ces sentiments. Je vénérais les talents et
+les principes de mon cousin; j'appréciais son affection, et la
+perdre était une douloureuse épreuve pour moi; je ne voulais pas
+renoncer si vite à la reconquérir.
+
+«Faut-il nous séparer ainsi, Saint-John, et, quand vous partirez
+pour l'Inde, me quitterez-vous sans m'avoir dit une seule parole
+douce?»
+
+Il cessa de contempler la lune et me regarda en face.
+
+«Quand j'irai aux Indes, Jane, je vous quitterai? Comment? ne
+venez-vous pas avec moi?
+
+-- Vous m'avez dit que je ne le pouvais pas, à moins de vous
+épouser.
+
+-- Et vous ne le voulez pas, vous persistez dans votre
+résolution?»
+
+On ne se figure pas combien les gens froids peuvent effrayer par
+la glace de leurs questions. Leur colère ressemble à la chute
+d'une avalanche, leur mécontentement à une mer glacée qui vient de
+se briser.
+
+«Non, Saint-John, dis-je pourtant, je ne vous épouserai pas; je
+persiste dans ma résolution.»
+
+L'avalanche se remua et avança un peu, mais elle ne tomba pas
+encore.
+
+«Je vous demanderai de nouveau pourquoi ce refus, poursuivit
+Saint-John.
+
+-- Autrefois, dis-je, c'était parce que vous ne m'aimiez pas;
+maintenant, c'est parce que vous me détestez presque. Si je vous
+épousais, vous me tueriez, et vous me tuez déjà.»
+
+Ses joues et ses lèvres se décolorèrent entièrement.
+
+«Je vous tuerais, je vous tue déjà! Vos paroles sont de celles
+qu'on ne devrait pas prononcer. Elles sont violentes, indignes
+d'une femme et fausses. Elles trahissent le malheureux état de
+votre esprit; elles mériteraient des reproches sévères; elles
+semblent inexcusables: mais c'est le devoir d'un chrétien de
+pardonner à son frère jusqu'à soixante-dix-sept fois.»
+
+Le mal n'était que commencé; je venais de l'achever. Je désirais
+effacer de son esprit la trace de ma première offense, et je
+venais de l'imprimer d'une manière plus profonde et plus funeste
+dans ce coeur qui se souvenait de tout.
+
+«Maintenant, dis-je, vous allez me haïr tout à fait; il est
+inutile de tenter une réconciliation; je vois que j'ai fait de
+vous mon éternel ennemi.»
+
+Ces mots furent d'autant plus funestes qu'ils touchaient juste. Sa
+lèvre pâle se contracta un moment; je vis quelle colère inflexible
+je venais d'exciter en lui, et j'en eus le coeur serré.
+
+«Vous interprétez mal mes paroles, m'écriai-je en saisissant sa
+main. Je vous assure que je n'ai eu l'intention ni de vous
+affliger ni de vous blesser.»
+
+Il sourit amèrement et retira vivement sa main de la mienne.
+
+«Maintenant, dit-il après une pause, il est probable que vous
+allez rétracter votre parole et que vous refuserez d'aller aux
+Indes?
+
+-- Pardon, répondis-je, je veux bien y aller comme votre
+compagnon.»
+
+Il y eut un long silence; je ne sais quelle lutte se passa en lui
+entre la nature et la grâce; mais ses yeux brillaient d'un éclat
+singulier, et des ombres étranges passaient sur sa figure. Il dit
+enfin:
+
+«Je vous ai déjà prouvé qu'il était impossible à une femme de
+votre âge de suivre un homme du mien, sans que tous deux soient
+unis par le mariage. Je vous l'ai prouvé d'une telle manière, que
+je ne pensais pas vous entendre jamais faire de nouveau allusion à
+ce projet, et je regrette de vous voir parler ainsi.»
+
+Je l'interrompis; tout ce qui ressemblait à un reproche me donnait
+courage.
+
+«Saint-John, dis-je, soyez raisonnable; car dans ce moment-ci vous
+déraisonnez. Vous prétendez être choqué par ce que je vous ai dit;
+mais vous ne l'êtes pas réellement: car, avec votre esprit
+supérieur, vous ne pouvez pas vous méprendre sur mon intention. Je
+le répète, je serai votre vicaire, si vous le désirez, jamais
+votre femme.»
+
+Il devint de nouveau mortellement pâle; mais il réprima encore sa
+colère et me répondit emphatiquement, mais avec calme:
+
+«Je ne puis pas accepter qu'une femme qui n'est pas à moi m'aider
+dans ma mission. Il paraît que vous ne pouvez pas vous accorder
+avec moi; mais si vous êtes sincère dans votre offre, pendant que
+je serai à la ville, je parlerai à un missionnaire marié, dont la
+femme a besoin de quelqu'un pour l'aider. Votre fortune
+personnelle vous rendra inutiles les secours de la société, et
+ainsi vous n'aurez pas la honte de manquer à votre parole et de
+déserter l'armée dans laquelle vous vous étiez engagée à vous
+enrôler.
+
+Je n'avais jamais fait aucune promesse formelle; je n'avais jamais
+pris aucun engagement; aussi ce langage me parut-il trop dur et
+trop despotique. Je répondis:
+
+«Il n'y a ici ni honte, ni promesse brisée, ni désertion; je ne
+suis nullement forcée d'aller aux Indes, surtout avec des
+étrangers. Avec vous j'aurais beaucoup tenté, parce que je vous
+admire, que j'ai confiance en vous et que je vous aime comme une
+soeur; mais je suis convaincue que n'importe avec qui j'aille dans
+ce pays, je ne pourrai pas y vivre longtemps.
+
+-- Ah! vous avez peur pour vous, dit-il en relevant sa lèvre.
+
+-- C'est vrai. Dieu ne m'a pas donné la vie pour que je la perde;
+je commence à croire que ce que vous me demandez équivaut à un
+suicide; d'ailleurs, avant de quitter l'Angleterre pour toujours,
+je veux m'assurer que je ne serai pas plus utile en y restant
+qu'en partant.
+
+-- Que voulez-vous dire?
+
+-- Il n'est pas nécessaire que je m'explique; mais il y a une
+chose sur laquelle j'ai depuis longtemps des doutes douloureux, et
+je ne puis aller nulle part avant d'avoir éclairci ces doutes.
+
+-- Je sais vers quel objet se tournent vos yeux et à quoi
+s'attache votre coeur. La chose qui vous préoccupe est illégale et
+impie; il y a longtemps que vous auriez dû réprimer ce sentiment,
+et maintenant vous devriez rougir d'y faire allusion. Vous pensez
+à M. Rochester.»
+
+C'était vrai, et je le confessai par mon silence.
+
+«Eh bien! continua Saint-John, allez-vous donc vous mettre à la
+recherche de M. Rochester?
+
+-- Il faut que je sache ce qu'il est devenu.
+
+-- Alors, reprit-il, il ne me reste qu'à me souvenir de vous dans
+mes prières et à supplier Dieu du fond de mon coeur qu'il ne fasse
+pas de vous une réprouvée. J'avais cru reconnaître en vous une
+élue; mais Dieu ne voit pas comme les hommes: que sa volonté soit
+faite.»
+
+Il ouvrit la porte, sortit et descendit dans la vallée. Je ne le
+vis bientôt plus.
+
+En rentrant dans le salon, je trouvai Diana debout devant la
+fenêtre; elle semblait pensive. Diana, qui était bien plus grande
+que moi, posa sa main sur mon épaule et examina mon visage.
+
+«Jane, me dit-elle, vous êtes toujours pâle et agitée maintenant;
+je suis sûre que vous avez quelque chose. Dites-moi ce qui se
+passe entre vous et Saint-John; je viens de vous regarder par la
+fenêtre pendant une demi-heure environ. Pardonnez-moi ce rôle
+d'espion, mais depuis longtemps déjà je ne sais ce que je me suis
+imaginé; Saint-John est si extraordinaire!» Elle s'arrêta; je ne
+dis rien; elle reprit bientôt: «Je suis sûre que mon frère a
+quelque intention par rapport à vous; pendant longtemps il vous a
+témoigné un intérêt dont il n'avait jamais favorisé personne. Dans
+quel but? Je voudrais qu'il vous aimât. Vous aime-t-il, Jane?
+Dites-le-moi.»
+
+Elle posa sa main froide sur ma tête brûlante.
+
+«Non, Diana, répondis-je, pas le moins du monde.
+
+-- Alors pourquoi vous suit-il toujours des yeux? Pourquoi reste-
+t-il si souvent seul avec vous? Pourquoi vous garde-t-il sans
+cesse près de lui? Marie et moi nous pensions qu'il désirait vous
+épouser.
+
+-- Il le désire, en effet; il m'a demandé d'être sa femme.»
+
+Diana frappa des mains.
+
+«C'est justement ce que nous pensions et ce que nous espérions!
+s'écria-t-elle. Vous l'épouserez, Jane, n'est-ce pas? et il
+restera en Angleterre.
+
+-- Bien loin de là, Diana; son seul désir, en m'épousant, est
+d'avoir une compagne qui puisse l'aider à accomplir sa mission
+dans l'Inde.
+
+-- Comment! il désire que vous alliez aux Indes?
+
+-- Oui.
+
+-- Quelle folie! s'écria-t-elle; je suis bien sûre que vous ne
+pourriez pas y vivre trois mois. Vous n'irez pas; vous n'avez pas
+consenti, n'est-ce pas, Jane?
+
+-- J'ai refusé de l'épouser.
+
+-- Et, par conséquent, vous lui avez déplu, ajouta-t-elle.
+
+-- Profondément; je crains qu'il ne me pardonne jamais, et
+pourtant je lui ai offert de l'accompagner à titre de soeur.
+
+-- C'était de la folie à vous, Jane. Pensez quelle tâche vous
+acceptiez; quels incessants labeurs dans un pays où la fatigue tue
+les plus forts, et vous êtes faible! Vous connaissez Saint-John;
+il vous demanderait l'impossible: avec lui, il ne faudrait même
+pas se reposer pendant les heures les plus chaudes; et j'ai
+remarqué que malheureusement vous vous efforciez de faire tout ce
+qu'il vous demandait. Je suis étonnée que vous ayez eu le courage
+de refuser sa main. Vous ne l'aimez donc pas, Jane?
+
+-- Non, pas comme mari.
+
+-- Cependant il est beau.
+
+-- Et moi, Diana, je suis si laide; nous ne pouvions pas nous
+convenir.
+
+-- Laide! vous? pas le moins du monde. Vous êtes bien trop jolie
+et bien trop bonne pour être brûlée vivante à Calcutta!»
+
+Et de nouveau elle me supplia vivement de renoncer à mon projet
+d'accompagner son frère.
+
+«Il faut bien que j'y renonce, répondis-je; car tout à l'heure,
+lorsque je lui ai répété que j'étais prête à lui servir d'aide, il
+a été choqué de mon manque de modestie. Il semblait considérer
+comme très étrange ma proposition de l'accompagner sans être
+mariée à lui, comme si je n'avais pas toujours été habituée à voir
+en lui un frère.
+
+-- Jane, pourquoi dites-vous qu'il ne vous aime pas?
+
+-- Je voudrais que vous pussiez l'entendre vous-même sur ce sujet.
+Il m'a répété bien des fois que ce n'était pas pour lui qu'il se
+mariait, mais pour l'accomplissement de sa tâche; que j'étais
+faite pour le travail, non pour l'amour. C'est probablement vrai;
+mais, dans mon opinion, puisque je ne suis pas faite pour l'amour,
+il s'ensuit que je ne suis pas faite pour le mariage. Diana, ne
+serait-il pas cruel d'être enchaînée pour toute la vie à un homme
+qui ne verrait en vous qu'un instrument utile?
+
+-- Oh oui! ce ne serait ni naturel ni supportable. Qu'il n'en soit
+plus question.
+
+-- Et puis, continuai-je, quoique je n'aie pour lui qu'une
+affection de soeur, si j'étais forcée de devenir sa femme, peut-
+être ses talents me feraient-ils concevoir pour lui un amour
+étrange, inévitable et torturant; car il y a quelquefois une
+grandeur héroïque dans son regard, ses manières, sa conversation.
+Oh! alors je serais bien malheureuse! Il ne désire pas mon amour,
+et, si je le lui témoignais, il me ferait sentir que cet amour est
+un sentiment superflu qu'il ne m'a jamais demandé et qui ne me
+convient pas; je sais qu'il en serait ainsi.
+
+-- Et pourtant Saint-John est bon, reprit Diana.
+
+-- Oui, il est bon et grand; mais en poursuivant ses desseins
+magnifiques, il oublie avec trop de dédain les besoins et les
+sentiments de ceux qui aspirent moins haut que lui: aussi ceux-là
+feront mieux de ne pas suivre la même route que lui, de peur que,
+dans sa course rapide, il ne les foule aux pieds. Le voilà qui
+vient; je vais vous quitter, Diana.»
+
+Le voyant ouvrir la porte du jardin, je montai rapidement dans ma
+chambre.
+
+Mais je fus forcée de me trouver avec lui à l'heure du souper.
+Pendant le repas, il fut aussi calme qu'à l'ordinaire. Je croyais
+qu'il me parlerait à peine, et j'étais persuadée qu'il avait
+renoncé à ses projets de mariage; je vis bientôt que je m'étais
+trompée dans mes deux suppositions. Il me parla comme
+ordinairement, ou du moins comme il me parlait depuis quelque
+temps, c'est-à-dire avec une politesse scrupuleuse. Sans doute il
+avait invoqué l'aide de l'Esprit saint pour dompter sa colère, et
+il croyait m'avoir pardonné encore une fois.
+
+Quand l'heure de la lecture du soir fut venue, il choisit le vingt
+et unième chapitre de l'Apocalypse. De tout temps, j'avais aimé à
+lui entendre prononcer les paroles de la Bible; mais jamais sa
+belle voix ne me paraissait si douce et si sonore, ni ses manières
+si imposantes dans leur noble simplicité, que lorsqu'il nous
+lisait les prophéties de Dieu. Ce soir-là, sa voix prit un timbre
+encore plus solennel et ses manières une intention plus
+pénétrante. Il était assis au milieu de nous; la lune de mai
+brillait à travers les fenêtres dépouillées de leurs rideaux, et
+rendait presque inutile la lumière posée sur la table. Saint-John
+était penché sur sa vieille Bible, et lisait les pages où saint
+Jean raconte qu'il a vu un nouveau ciel et une nouvelle terre,
+«que Dieu viendra habiter parmi les hommes, qu'il essuiera toute
+larme de leurs yeux, qu'il n'y aura plus ni mort, ni deuil, ni
+cri, ni travail, car ce qui était auparavant sera passé.»
+
+Au moment où il lut le verset suivant, je fus douloureusement
+frappée; car je sentis, par une légère altération dans sa voix,
+que ses yeux s'étaient tournés de mon côté. Voici ce qu'il
+contenait:
+
+«Celui qui vaincra héritera toutes choses; je serai son Dieu et il
+sera mon fils.» Puis Saint-John continua d'une voix lente et
+claire «Les timides, les incrédules, etc., leur part sera dans
+l'étang ardent de feu et de soufre, ce qui est la seconde mort.»
+
+Plus tard, je sus laquelle de ces deux destinées Saint-John
+craignait pour moi.
+
+Il lut ces derniers mots avec un accent de triomphe mêlé d'une
+ardente inspiration. Il croyait voir déjà son nom écrit dans le
+livre de vie, et il aspirait vers l'heure qui lui ouvrirait cette
+cité «où les rois de la terre apportent ce qu'ils ont de plus
+magnifique et de plus précieux, et qui n'a besoin ni de soleil ni
+de lune pour l'éclairer; car la gloire de Dieu l'éclaire, et
+l'agneau est son flambeau.»
+
+Il déploya toute son énergie dans la prière qui suivit la lecture
+de la Bible; son zèle s'éveilla. Il méditait profondément,
+s'entretenait avec Dieu et semblait se préparer à une victoire. Il
+demanda la force pour les coeurs faibles, la lumière pour ceux qui
+s'écartent du troupeau, le retour même à la onzième heure du jour
+pour ceux que les tentations du monde ou de la chair ont entraînés
+loin du droit chemin; il supplia l'Éternel d'arracher un tison à
+la fournaise ardente. Il y a toujours quelque chose d'imposant
+dans une semblable véhémence. Je fus d'abord étonnée de sa prière;
+mais, lorsque je le vis continuer et s'animer, je fus touchée et
+enfin saisie de respect. Il sentait si bien ce qu'il y avait de
+grand et de bon dans son dessein, que ceux qui l'entendaient ne
+pouvaient pas sentir autrement que lui.
+
+La prière achevée, nous prîmes congé de lui. Il devait partir le
+lendemain de très bonne heure. Après l'avoir embrassé, Diana et
+Marie quittèrent la chambre: il me sembla qu'il le leur avait
+demandé tout bas. Je lui tendis la main et je lui souhaitai un bon
+voyage.
+
+«Merci, Jane, me dit-il; je reviendrai dans une quinzaine de
+jours; je vous laisse encore ce temps-là pour réfléchir. Si
+j'écoutais l'orgueil humain, je ne vous parlerais plus de mariage;
+mais je n'écoute que mon devoir, et je n'ai en vue que la gloire
+de Dieu. Mon maître a été patient, je le serai aussi. Je ne veux
+pas vous laisser à votre perdition comme un vase de colère;
+repentez-vous pendant qu'il en est encore temps. Rappelez-vous
+qu'il nous est commandé de travailler tant que le jour dure; car
+la nuit approche, où aucun homme ne pourra plus travailler.
+Souvenez-vous du sort de ceux qui veulent avoir toutes leurs joies
+sur la terre. Dieu vous donne la force de choisir cette richesse
+que personne ne pourra vous enlever!»
+
+Il posa sa main sur ma tête en prononçant ces derniers mots. Il
+avait parlé avec véhémence et douceur. Son regard n'était
+certainement pas celui d'un amant qui contemple sa maîtresse, mais
+celui d'un pasteur qui rappelle sa brebis errante, ou plutôt celui
+d'un ange gardien surveillant l'âme qui lui a été confiée. Tous
+les hommes de talent, que ce soient des hommes de sentiment ou
+non, des prêtres zélés ou des despotes, pourvu toutefois qu'ils
+soient sincères, ont leurs moments sublimes lorsqu'ils règnent et
+soumettent. Je sentis pour Saint-John une vénération si forte que
+je me trouvai tout à coup arrivée au point que j'évitais depuis si
+longtemps. Je fus tentée de cesser toute lutte, de me laisser
+entraîner par le torrent de sa volonté, de m'engloutir dans le
+gouffre de son existence et d'y sacrifier ma vie. Il me dominait
+presque autant que m'avait autrefois dominée M. Rochester, pour
+une cause différente; dans les deux cas, j'étais folle. Céder
+autrefois eût été manquer aux grands principes; céder maintenant
+eût été une erreur de jugement. Je vois tout cela clairement, à
+présent que la crise douloureuse est passée. Alors je n'avais pas
+conscience de ma folie.
+
+Je me sentais impuissante sous le contact de ce prêtre; j'oubliai
+mes refus. Mes craintes se dissipèrent; mes efforts furent
+paralysés. Cette union que j'avais jadis repoussée devenait
+possible à mes yeux: tout changeait subitement. La religion
+m'appelait, les anges me faisaient signe de venir, Dieu
+commandait; la vie se déroulait rapidement devant moi; les portes
+de la mort s'ouvraient, et au delà me laissaient voir l'éternité.
+Il me semblait que, pour y être heureuse, je pourrais tout
+sacrifier en ce monde; cette sombre chambre me paraissait pleine
+de visions.
+
+«Pourriez-vous vous décider maintenant? me demanda le
+missionnaire.
+
+Son accent était doux, et il m'attira amicalement vers lui. Oh!
+combien cette douceur était plus puissante que la force! Je
+pouvais résister à la colère de Saint-John; sa bonté me faisait
+plier comme un roseau: et pourtant, j'eus toujours conscience que,
+si je cédais, je m'en repentirais un jour. Une heure de prière
+solennelle n'avait pas pu changer sa nature; elle n'avait pu que
+l'élever.
+
+«Je pourrais me décider si j'étais certaine, répondis-je; je
+pourrais jurer de devenir votre femme si j'étais convaincue que
+telle est la volonté de Dieu; et plus tard advienne que pourra!
+
+-- Mes prières sont exaucées!» s'écria Saint-John.
+
+Il pressa plus fortement sa main sur ma tête, comme s'il se fût
+emparé de moi; il m'entoura de ses bras presque comme s'il m'eût
+aimée: je dis presque; je pouvais apprécier la différence, car je
+savais ce que c'est que d'être aimé; mais comme lui j'avais mis
+l'amour hors de question, et je ne pensais qu'au devoir. Des
+nuages flottaient encore devant mes yeux, et je luttais pour les
+écarter. Je désirais sincèrement et avec ardeur faire ce qui était
+bien, et je ne demandais au ciel que de me montrer le sentier à
+suivre. Jamais je n'avais été si excitée. Le lecteur jugera si ce
+qui se passa alors fut le résultat de mon exaltation.
+
+La maison était tranquille; car je crois que, sauf Saint-John et
+moi, tout le monde reposait. La seule lumière qui nous éclairât
+s'éteignait; la lune brillait dans la chambre. Mon coeur battait
+rapidement; j'entendais ses pulsations. Tout à coup, ses
+battements furent arrêtés par une sensation inexprimable, qui
+bientôt se communiqua à ma tête et à mes membres. Cette sensation
+ne ressemblait pas à un choc électrique; mais elle était aussi
+aiguë, aussi étrange, aussi émouvante. On eût dit que, jusque-là,
+ma plus grande activité n'avait été qu'une torpeur d'où l'on me
+commandait de sortir. Mes sens s'éveillaient haletants; mes yeux
+et mes oreilles attendaient; ma chair frémissait sur mes os.
+
+«Qu'avez-vous entendu? qu'avez-vous vu?» me demanda Saint-John.
+
+Je n'avais rien vu; mais j'avais entendu une voix me crier:
+
+«Jane! Jane! Jane!» et rien de plus.
+
+Oh Dieu! qui pouvait-ce être? J'aspirai l'air avec force.
+
+J'aurais pu dire: «Où est-ce?» car cette voix ne sortait ni de la
+chambre, ni de la maison, ni du jardin, ni de l'air, ni des abîmes
+de la terre, ni du ciel. Je l'avais entendue; mais où, et comment?
+il m'eût été impossible de le dire. C'était la voix d'un être
+humain, une voix bien connue et bien aimée, celle Édouard
+Rochester. Elle était triste, douloureuse, sauvage, aérienne, et
+semblait prier.
+
+«Je viens, m'écriai-je; attendez-moi. Oh! je vais venir.»
+
+Je courus ouvrir la porte, et je regardai dans le corridor: il
+était sombre. Je courus dans le jardin: il était vide.
+
+«Où êtes-vous?» m'écriai-je.
+
+Les montagnes derrière Marsh-Glen répétèrent faiblement: «Où êtes-
+vous?» J'écoutai. Le vent soupirait doucement dans les sapins;
+tout autour de moi je ne vis que la solitude des marais et la
+solitude de la nuit.
+
+«Va-t'en, superstition! m'écriai-je en voyant un spectre noir se
+dessiner près des ifs déjà si obscurs. Ce n'est pas là une de tes
+déceptions; ce n'est pas là un effet de ta puissance; c'est
+l'oeuvre de la nature. Elle s'est éveillée et a fait tous ses
+efforts.»
+
+Je m'éloignai violemment de Saint-John, qui m'avait suivie et
+voulait me retenir. Mon tour était venu; ma puissance était en
+jeu, et je me sentais pleine de force. Je lui demandai de ne me
+faire ni questions ni remarques. Je le priai de me quitter: il me
+fallait être seule, je le voulais. Il céda aussitôt. Quand on a
+une énergie assez forte pour bien commander, il est facile de se
+faire obéir. Je montai dans ma chambre; je m'enfermai; je tombai à
+genoux, et je priai à ma manière: manière bien différente de celle
+de Saint-John, mais efficace aussi. Il me semblait que j'étais
+tout près d'un puissant esprit, et, pleine de gratitude, mon âme
+se précipitait à ses pieds. Je me relevai après cette action de
+grâces, je pris une résolution, et je me couchai éclairée et
+décidée. J'attendis le jour avec impatience.
+
+
+
+CHAPITRE XXXVI
+
+Le jour arriva enfin. Je me levai à l'aurore. Pendant une heure ou
+deux je m'occupai à ranger mes tiroirs, ma garde-robe et tout ce
+que contenait ma chambre, afin de les laisser dans l'état
+qu'exigeait une courte absence. Pendant ce temps, j'entendis
+Saint-John quitter sa chambre. Il s'arrêta devant la mienne. Je
+craignais qu'il ne frappât; mais non: il se contenta de glisser
+une feuille de papier sous ma porte. Je la pris et je lus ces
+mots:
+
+«Vous m'avez quitté trop subitement hier au soir. Si seulement
+vous étiez restée un peu plus de temps, vous auriez posé votre
+main sur la croix du chrétien, sur la couronne des anges. Je
+reviendrai dans quinze jours, et alors je m'attends à vous trouver
+tout à fait décidée. Pendant ce temps, priez et veillez, afin de
+n'être pas tentée; je crois que l'esprit a bonne volonté, mais la
+chair est faible. Je prierai pour vous à toute heure.
+
+«Tout à vous, Saint-John.»
+
+«Mon esprit, me dis-je, veut faire ce qui est bien, et j'espère
+que ma chair est assez forte pour accomplir la volonté du ciel,
+lorsque cette volonté me sera clairement démontrée. En tous cas,
+elle sera assez forte pour chercher, sortir des nuages et du
+doute, et trouver la lumière et la certitude.»
+
+Bien qu'on fût au 1er du mois de juin, la matinée était froide et
+sombre, la pluie fouettait les vitres. J'entendis Saint-John
+ouvrir la porte de devant, et, regardant à travers la fenêtre, je
+le vis traverser le jardin; il prit un chemin au-dessus des marais
+brumeux, et qui allait dans la direction de Whitcross. C'était là
+qu'il devait rencontrer la voiture.
+
+«Dans quelques heures je suivrai la même route que vous, pensai-
+je; moi aussi j'irai chercher une voiture à Whitcross; moi aussi
+j'ai en Angleterre quelqu'un dont je voudrais savoir des nouvelles
+avant de partir pour toujours.»
+
+Il me restait encore deux heures avant le déjeuner; je me mis à me
+promener doucement dans ma chambre, et à songer à l'événement qui
+m'avait fait prendre cette résolution subite.
+
+Je me rappelais la sensation que j'avais éprouvée, car elle me
+revenait toujours aussi étrange. Je me rappelais la voix que
+j'avais entendue. De nouveau je me demandai d'où elle pouvait
+venir, mais aussi vainement qu'auparavant; il me semblait que ce
+n'était pas du monde extérieur. Je me disais que c'était peut-être
+une simple impression nerveuse, une illusion, et pourtant je ne
+pouvais pas le croire; cela ressemblait plutôt à une inspiration.
+Ce choc était venu comme le tremblement de terre qui remua les
+fondements de la prison de saint Paul et de Silas; il avait ouvert
+la porte de mon âme, l'avait délivrée de ses chaînes, sortie de
+son sommeil, et elle s'était éveillée tremblante, attentive et
+étonnée. Alors trois fois un cri résonna à mes oreilles
+épouvantées, dans mon coeur haletant et dans mon esprit inquiet et
+ce cri n'avait rien de surprenant ni de terrible, mais il semblait
+bien plutôt joyeux de cet effort qu'il avait pu faire sans le
+secours du corps.
+
+«Dans peu de jours, me dis-je en achevant ma rêverie, je saurai
+quelque chose sur celui dont la voix m'a appelée la nuit dernière.
+Les lettres ont été inutiles; je tenterai des recherches
+personnelles.»
+
+Au déjeuner, j'annonçai à Marie et à Diana que j'allais partir
+pour un voyage et que je serais absente au moins quatre jours.
+
+«Vous allez partir seule? me dirent-elles.
+
+-- Oui, répondis-je; je pars pour savoir des nouvelles d'un ami
+dont je suis inquiète depuis quelque temps.»
+
+Elles auraient pu m'objecter qu'elles étaient mes seules amies,
+car je le leur avais souvent dit, et je suis même persuadée
+qu'elles y pensèrent dans le moment; mais avec leur délicatesse
+naturelle, elles s'abstinrent de toute observation. Diana seule me
+demanda si j'étais sûre d'être assez bien portante pour voyager;
+elle me dit que j'étais très pâle. Je répondis que l'inquiétude
+seule me faisait souffrir, et que j'espérais en être bientôt
+délivrée.
+
+Il me fut facile de faire mes préparatifs, car je ne fus troublée
+ni par les questions ni par les soupçons. Lorsque je leur eus dit
+que je ne pouvais pas m'expliquer, elles acceptèrent gracieusement
+mon silence, et moi je ne fus pas tentée de le rompre; elles me
+laissèrent agir librement, comme moi-même je l'aurais fait à leur
+égard dans de semblables circonstances.
+
+Je quittai Moor-House vers trois heures, et, un peu après quatre
+heures, j'étais devant le poteau de Whitcross, attendant la
+voiture qui devait me mener à Thornfield. Je l'entendis de loin,
+grâce au silence de ces montagnes solitaires et de ces routes
+désertes. Il y avait un an, j'étais descendue de cette même
+voiture, dans ce même endroit, désolée, sans espoir et sans but Je
+fis signe et la voiture s'arrêta; j'entrai, sans être forcée cette
+fois de me défaire de tout ce que je possédais pour obtenir une
+place. J'étais de nouveau sur la route de Thornfield, et je
+ressemblais à un pigeon voyageur qui retourne chez lui.
+
+Le voyage était de trente-six heures; j'étais partie de Whitcross
+un mardi dans l'après-midi, et le jeudi, de bonne heure, le cocher
+s'arrêta pour donner à boire aux chevaux, dans une auberge située
+au milieu d'un pays dont les buissons verts, les grands champs et
+les montagnes basses et pastorales me frappèrent comme les traits
+d'un visage connu. Combien ces aspects me semblèrent gracieux!
+combien cette verdure me parut avoir de douces teintes, quand je
+songeai aux sombres marais de Morton! Oui, je connaissais ce
+paysage et je savais que j'approchais de mon but.
+
+«À quelle distance est le château de Thornfield? demandai-je au
+garçon d'écurie.
+
+-- À deux milles à travers champs, madame.
+
+-- Voilà mon voyage fini,» pensai-je.
+
+Je descendis de voiture; je chargeai le garçon de garder ma malle
+jusqu'à ce que je la fisse demander. Je payai ma place, je donnai
+un pourboire au cocher, et je partis. Le soleil brillait sur
+l'enseigne de l'auberge, et je lus ces mots en lettres d'or: Aux
+Armes des Rochester. Mon coeur se soulevait; j'étais déjà sur les
+terres de mon maître; je me mis à penser, et je me dis tout à
+coup: «M. Rochester a peut-être quitté la terre anglaise, et quand
+même il serait au château de Thornfield, qui y trouveras-tu avec
+lui? sa femme folle. Tu ne peux rien faire ici; tu n'oseras pas
+lui parler, ni même rechercher sa présence; tu te donnes une peine
+inutile, tu ferais mieux de ne pas aller plus loin. Demande des
+détails aux gens de l'auberge; ils te diront tout ce que tu
+désires savoir, ils éclairciront tes doutes. Va demander à cet
+homme si M. Rochester est chez lui.»
+
+Cette pensée était raisonnable, et pourtant je ne pus pas
+l'accepter; je craignais une réponse désespérante. Prolonger le
+doute, c'était prolonger l'espoir. Je pouvais encore voir le
+château sous un bel aspect; devant moi étaient la barrière et les
+champs que j'avais franchis le matin où j'avais quitté Thornfield,
+sourde, aveugle, incertaine, poursuivie par une furie vengeresse
+qui me châtiait sans cesse. Avant d'être encore décidée, je me
+trouvai déjà au milieu des champs. Comme je marchais vite! je
+courais même quelquefois. Comme je regardais en avant pour
+apercevoir les bois bien connus! comme je saluais les arbres, les
+prairies et les collines que j'avais parcourues!
+
+Enfin, j'aperçus les sombres bois où nichaient les corneilles; un
+croassement vint rompre la tranquillité du matin. Une joie étrange
+me remplissait, j'avançais rapidement. Je traversai encore un
+champ, je longeai encore un sentier; on apercevait les murs de la
+cour et les dépendances de derrière: la maison était encore cachée
+par le bois des corneilles.
+
+«Je veux la voir d'abord en face, me dis-je; au moins j'apercevrai
+ses créneaux hardis qui frappent le regard, et je distinguerai la
+fenêtre de mon maître; peut-être y sera-t-il. Il se lève tôt,
+peut-être qu'il se promène maintenant dans le verger ou sur le
+devant de la maison. Si seulement je pouvais le voir, rien qu'un
+moment! Je ne serais certainement pas assez folle pour courir vers
+lui; et pourtant je ne puis pas l'affirmer, je n'en suis pas sûre.
+Et alors qu'arriverait-il? Dieu veille sur lui! Si je goûtais
+encore une fois au bonheur que son regard sait me donner, qui en
+souffrirait? Mais je suis dans le délire; peut-être, en ce moment,
+contemple-t-il un lever de soleil sur les Pyrénées ou sur les mers
+agitées du Sud.»
+
+J'avais longé le petit mur au verger et je venais de tourner
+l'angle. Entre deux piliers de pierre surmontés de boules
+également en pierre, se trouvait une porte qui conduisait aux
+prairies. Placée derrière l'un de ces piliers, je pouvais
+contempler toute la façade de la maison; j'avançai ma tête avec
+précaution pour voir si aucun des volets des chambres à coucher
+n'était ouvert: créneaux, fenêtres, façade, je devais tout
+apercevoir de là.
+
+Les corneilles qui volaient au-dessus de ma tête m'examinaient
+peut-être pendant ce temps. Je ne sais ce qu'elles pensaient;
+elles durent me trouver d'abord très attentive et très timide;
+puis, petit à petit, très hardie et très inquiète. Je jetai
+d'abord un coup d'oeil, puis un long regard; ensuite je sortis de
+ma retraite et j'avançai dans la prairie. Je m'arrêtai tout à coup
+devant la façade, et je la regardai d'un air à la fois hardi et
+abattu; elles purent se demander ce que signifiait cette timidité
+affectée du commencement et ces yeux stupides et sans regard de la
+fin.
+
+Lecteurs, écoutez une comparaison:
+
+Un amant trouve sa maîtresse endormie sur un banc de mousse, il
+voudrait contempler son beau visage sans l'éveiller. Il marche
+doucement sur le gazon pour ne pas faire de bruit; il s'arrête,
+croyant qu'elle a remué; il recule; pour rien au monde il ne
+voudrait être vu. Tout est tranquille; il avance de nouveau; il se
+penche sur elle; un voile léger recouvre ses traits; il le soulève
+et se baisse vers elle; son oeil va apercevoir une beauté
+florissante, adorable dans son sommeil. Comme son premier regard
+est ardent, comme il la contemple! Mais tout à coup il tressaille;
+il presse violemment entre ses bras ce corps que tout à l'heure il
+n'osait pas toucher avec ses doigts. Il crie un nom, dépose son
+fardeau à terre et le regarde avec égarement; et il continue à la
+presser, à l'appeler, à la regarder, car il ne craint plus de
+l'éveiller par aucun cri ni par aucun mouvement! Il croyait
+trouver celle qu'il aimait doucement endormie, et il a trouvé un
+cadavre.
+
+Et moi, je dirigeais mes regards joyeux vers une belle maison, et
+je n'aperçus qu'une ruine noircie par la fumée.
+
+Il n'y avait pas besoin de me cacher derrière un poteau, de
+regarder les volets des chambres, dans la crainte de réveiller
+ceux qui y dormaient; il n'y avait pas besoin d'écouter les portes
+s'ouvrir ou de croire entendre des pas sur le pavé ou le long de
+la promenade. La pelouse, les champs, étaient foulés aux pieds et
+dévastés; le portail était dépouillé de ses portes; la façade
+était telle que je l'avais vue dans un de mes rêves: un mur haut
+et fragile, percé de fenêtres sans châssis, ni toit, ni créneaux,
+ni cheminées; tout avait été détruit.
+
+Alentour régnaient le silence de la mort et la solitude du désert.
+Je ne m'étonnai plus que mes lettres fussent restées sans réponse;
+autant les envoyer dans le caveau d'une église. En regardant les
+pierres noircies, il était facile de comprendre que le château
+avait été détruit par le feu; mais qui l'avait allumé? Comment ce
+malheur était-il arrivé? La perte du marbre, du plâtre et du bois,
+avait-elle été le seul malheur? Ou bien des existences avaient-
+elles été détruites comme la maison? Lesquelles? Effrayante
+question, à laquelle personne ne pouvait me répondre. Il ne
+m'était même pas possible d'avoir recours à des signes ou à des
+preuves muettes.
+
+En me promenant autour des murs en ruine et en parcourant le
+château dévasté, je reconnus que l'incendie devait être déjà un
+peu ancien. La neige s'était frayé un chemin sous cette arche
+vide, et les pluies d'hiver étaient entrées dans ces trous qui
+jadis servaient de fenêtres; le printemps avait jeté ses semences
+dans ces amas de décombres; le gazon recouvrait les pierres et les
+solives; mais, pendant ce temps, où était le malheureux
+propriétaire de ces ruines? Dans quel pays demeurait-il? qui
+veillait sur lui? mes yeux se dirigèrent involontairement du côté
+de la tour de la vieille église et je me dis: «Est-il allé
+chercher un abri dans l'étroite maison de marbre des Rochester?»
+
+Il me fallait des renseignements, et je ne pouvais les obtenir
+qu'à l'auberge; j'y retournai promptement. L'hôte m'apporta lui-
+même mon déjeuner dans le parloir. Je le priai de fermer la porte
+et de s'asseoir, parce que j'avais quelques questions à lui faire;
+mais je ne savais par où commencer, tant je craignais sa réponse!
+et pourtant le spectacle que je venais d'avoir sous les yeux
+m'avait un peu préparée à un récit douloureux. L'hôte était un
+homme d'âge mûr et d'apparence respectable.
+
+«Vous connaissez sans doute le château de Thornfield? hasardai-je
+enfin.
+
+-- Oui, madame, j'y ai demeuré autrefois.
+
+-- Vous! Pas de mon temps, pensai-je; car votre visage m'est
+étranger.
+
+-- J'ai été le sommelier du défunt M. Rochester,» ajouta-t-il.
+
+Défunt! Il me sembla que je venais de recevoir en pleine poitrine
+le coup que je cherchais à éviter.
+
+«Défunt! murmurai-je; est-il donc mort?
+
+-- Je parle du père de M. Édouard, le maître actuel,» dit-il.
+
+Je respirai de nouveau et mon sang coula librement; ces mots
+m'avertissaient que M. Édouard, mon M. Rochester à moi (Dieu
+veille sur lui!) était vivant. Le maître actuel! mots doux à
+entendre! il me semblait que maintenant je pouvais tout apprendre,
+avec un calme relatif du moins; puisqu'il n'était pas dans le
+tombeau, je croyais pouvoir apprendre avec tranquillité qu'il se
+fût réfugié même aux antipodes.
+
+«M. Rochester est-il au château de Thornfield?» demandai-je.
+
+Je savais bien quelle réponse je recevrais, mais je désirais
+éloigner le plus possible toute question positive sur le lieu de
+sa résidence.
+
+«Oh! non, madame, me répondit-il; personne n'y demeure. Vous
+n'êtes pas du pays; sans cela vous sauriez ce qui est arrivé
+l'automne dernier. Le château n'est plus qu'une ruine; il a été
+brûlé vers l'époque des moissons. C'est un horrible malheur; des
+valeurs énormes ont été détruites; c'est à peine si l'on a pu
+sauver quelques meubles. Le feu s'est déclaré dans la nuit, et,
+avant que la nouvelle fut connue à Millcote, le château était déjà
+un amas de flammes; c'était un affreux spectacle; j'en ai été
+témoin.
+
+-- Au milieu de la nuit, murmurai-je; oui, c'était là l'heure
+fatale à Thornfield... Connaît-on la cause de l'incendie?
+demandai-je.
+
+-- On l'a devinée, madame, ou plutôt je devrais dire qu'on en
+était sûr. Vous ne savez peut-être pas, continua-t-il en
+approchant sa chaise de la table et en parlant plus bas, qu'il y
+avait une folle enfermée dans la maison.
+
+-- J'en ai entendu parler.
+
+-- Eh bien! madame, elle était bien gardée; pendant plusieurs
+années, personne n'était sûr qu'elle existait, car on ne la voyait
+jamais; la rumeur publique disait seulement que quelqu'un était
+caché au château; mais il était difficile de savoir qui. On disait
+que M. Édouard avait amené cette femme avec lui, et quelques-uns
+prétendaient que c'était une ancienne maîtresse; mais une chose
+étrange arriva l'année dernière.»
+
+Je craignis de l'entendre raconter ma propre histoire, et je
+m'efforçai de le ramener au fait.
+
+«Et cette folle? dis-je.
+
+-- Cette folle, madame, se trouva être femme de M. Rochester;
+cette découverte se fit de la plus étrange manière. Il y avait au
+château une jeune institutrice dont M. Rochester...
+
+-- Mais l'histoire de l'incendie, interrompis-je.
+
+-- J'y arrive, madame; dont M. Rochester tomba amoureux. Les
+domestiques disent qu'ils n'ont jamais vu personne aussi
+éperdument amoureux que lui; il la suivait partout; les
+domestiques l'épiaient, car vous savez, madame, que c'est leur
+habitude. M. Rochester l'admirait au delà de tout ce qu'on peut
+s'imaginer, et pourtant personne autre ne la trouvait très jolie.
+Elle était, dit-on, petite, mince, et semblable à une enfant. Je
+ne l'ai jamais vue, mais j'ai entendu Léah, la bonne, parler
+d'elle; Léah l'aimait assez. M. Rochester avait quarante ans et
+l'institutrice n'en avait pas vingt; vous savez que quand les
+hommes de cet âge tombent amoureux de jeunes filles, ils sont
+comme ensorcelés. Eh bien! M. Rochester voulait l'épouser.
+
+-- Vous me raconterez cela plus tard, dis-je; j'ai des raisons
+pour désirer connaître le récit de l'incendie. A-t-on soupçonné la
+folle d'y avoir pris part?
+
+-- Vous l'avez dit, madame; il est certain que c'est elle et aucun
+autre qui a mis le feu. Il y avait une personne chargée de la
+garder; elle s'appelait Mme Poole. C'était une femme capable pour
+ce qu'elle avait à faire, et vraiment digne de confiance: elle
+n'avait qu'un défaut, défaut commun chez ces gens-là: elle gardait
+toujours près d'elle une bouteille de genièvre, et de temps en
+temps elle buvait une goutte de trop. C'était pardonnable; elle
+avait une vie si rude! mais c'était dangereux: car, lorsqu'après
+avoir bu, Mme Poole s'endormait profondément, la folle, qui était
+aussi maligne qu'une sorcière, prenait les clefs dans sa poche,
+sortait de la chambre et allait rôder dans la maison pour y faire
+tout le mal qui lui venait en tête. On dit qu'une fois elle a
+tenté de brûler M. Rochester dans son lit; mais je ne connais pas
+bien cette histoire. La nuit de l'incendie, elle a d'abord mis le
+feu aux rideaux de la chambre qui touche à la sienne; puis elle
+est descendue et est arrivée dans la chambre où avait demeuré
+l'institutrice (on eût dit qu'elle savait quelque chose de tout ce
+qui s'était passé et qu'elle avait de la rancune contre elle);
+elle mit le feu au lit: mais heureusement personne n'y était
+couché. L'institutrice s'était enfuie deux mois auparavant, et,
+bien que M. Rochester l'ait fait chercher comme si elle eût été
+tout ce qu'il avait de plus précieux au monde, il n'en entendit
+jamais parler. Sa souffrance le jeta dans une sorte d'égarement;
+il n'était pas fou, mais néanmoins, il était devenu dangereux. Il
+voulait être seul; il renvoya Mme Fairfax, la femme de charge,
+chez ses amis, qui demeuraient loin de là; mais il eut des égards,
+car il lui fit une rente viagère; «Elle le méritait bien, c'était
+une très bonne femme. Mlle Adèle, sa pupille, fut mise en pension;
+il rompit avec toutes ses connaissances et s'enferma au château
+comme un ermite.
+
+-- Comment! est-ce qu'il ne quitta pas l'Angleterre?
+
+-- Quitter l'Angleterre, lui? oh non! Il n'aurait seulement pas
+franchi le seuil de sa maison, excepté la nuit, où il se promenait
+comme un fantôme dans les champs et le verger. On aurait dit qu'il
+avait perdu la raison; et je crois qu'il l'a perdue en effet, car
+avant cela c'était l'homme le plus vif, le plus hardi et le plus
+fin qu'on ait jamais vu. Ce n'était pas un homme adonné au vin,
+aux cartes et aux chevaux, comme beaucoup; d'ailleurs il n'était
+pas très beau, mais il était courageux et avait une volonté ferme.
+Je l'ai connu tout enfant et, quant à moi, j'ai souhaité bien des
+fois que Mlle Eyre se fût noyée avant d'arriver à Thornfield.
+
+-- Alors M. Rochester était au château quand le feu éclata?
+
+-- Oui certainement, et il est monté dans les mansardes pendant
+que tout était en feu; il a réveillé les domestiques et les a lui-
+même aidés à descendre, puis il est retourné pour sauver la folle.
+Alors on vint l'avertir qu'elle était sur le toit, qu'elle agitait
+ses bras au-dessus des créneaux et qu'elle jetait de tels cris
+qu'on eût pu l'entendre à un mille de distance. Je l'ai vue et
+entendue: c'était une forte femme avec de longs cheveux noirs qui
+flottaient dans la direction opposée aux flammes. J'ai vu, ainsi
+que plusieurs autres, j'ai vu M. Rochester monter sur le toit à la
+lumière des étoiles. Je l'ai entendu appeler: «Berthe! Puis il
+s'approcha d'elle; aussitôt la folle jeta un cri, sauta et tomba
+morte sur le pavé.
+
+-- Morte!
+
+-- Oui, aussi inanimée que les pierres qui reçurent sa chair et
+son sang.
+
+-- Grand Dieu!
+
+-- Vous avez raison, madame, c'était effrayant.»
+
+Il frissonna.
+
+«Et après? dis-je.
+
+-- Eh bien après, la maison fut brûlée jusqu'aux fondements; il ne
+resta debout que quelques pans de muraille.
+
+-- Y eut-il d'autres personnes de tuées?
+
+-- Non, et pourtant cela aurait mieux valu peut-être.
+
+-- Que voulez-vous dire?
+
+-- Pauvre M. Édouard! s'écria-t-il. Je ne croyais pas voir jamais
+cela. Quelques-uns disent que c'est une juste punition pour avoir
+caché son premier mariage et avoir voulu prendre une autre femme
+pendant que la sienne vivait encore; mais, quant à moi, je le
+plains.
+
+-- Vous dites qu'il est vivant! m'écriai-je.
+
+-- Oui, oui; mais beaucoup pensent qu'il vaudrait mieux qu'il fût
+mort.
+
+-- Pourquoi? comment?»
+
+Et mon sang se glaça de nouveau.
+
+«Où est-il? demandai-je; est-il en Angleterre?
+
+-- Oui, il est en Angleterre; il ne peut pas en sortir maintenant,
+il y est pour toujours.»
+
+Combien mon agonie était douloureuse! et cet homme semblait
+vouloir la prolonger.
+
+«Il est aveugle comme les pierres, dit-il enfin, pauvre
+M. Édouard!»
+
+Je craignais pis; je craignais qu'il ne fût fou. Je rassemblai mes
+forces pour demander ce qui avait causé ce malheur.
+
+«Son courage et sa bonté, madame. Il n'a pas voulu quitter la
+maison avant que tout le monde en fût sorti. Lorsque Mme Rochester
+se fut jetée du toit, il descendit le grand escalier de pierre;
+mais, à ce moment, il y eut un éboulement. Il fut retiré de
+dessous les ruines vivant, mais grièvement blessé; une poutre
+était tombée de manière à le protéger en partie; mais un de ses
+yeux était sorti de sa tête, et une de ses mains était tellement
+abîmée, que M. Carter, le chirurgien, a été obligé de la couper
+immédiatement; son autre oeil a été brûlé, de sorte qu'il a
+complètement perdu la vue, et qu'il est maintenant sans secours,
+aveugle et estropié.
+
+-- Où est-il? où demeure-t-il maintenant?
+
+-- Au manoir de Ferndean, une propriété qu'il possède à trente
+milles d'ici à peu près; c'est un endroit tout à fait désert.
+
+-- Qui est avec lui?
+
+-- Le vieux John et sa femme; il n'a voulu personne autre; on dit
+qu'il est tout à fait bas.
+
+-- Avez-vous une voiture quelconque ici?
+
+-- Nous avons un cabriolet, madame, un très joli cabriolet.
+
+-- Faites-le préparer tout de suite, et dites à votre garçon que,
+s'il peut me mener à Ferndean avant la nuit, je le payerai, lui et
+vous, le double de ce qu'on donne ordinairement.»
+
+
+
+CHAPITRE XXXVII
+
+Le manoir de Ferndean était une vieille construction de taille
+moyenne, sans prétentions architecturales, et située au milieu des
+bois. J'en avais déjà entendu parler. M. Rochester le nommait
+souvent, et il y allait quelquefois. Son père avait acheté cette
+propriété à cause de ses belles chasses; il l'aurait louée s'il
+avait pu trouver des fermiers; mais personne n'en voulait, parce
+qu'elle était dans un lieu malsain. Ferndean n'était donc ni
+habité ni meublé, à l'exception de deux ou trois chambres qu'on
+avait préparées pour l'époque des chasses, époque à laquelle le
+propriétaire venait toujours passer quelque temps au château.
+
+J'arrivai un peu avant la nuit: le ciel était triste, le vent
+froid, et j'étais mouillée par une pluie continuelle et
+pénétrante; je fis le dernier mille à pied, après avoir renvoyé le
+cabriolet et payé au cocher la double rétribution que je lui avais
+promise. On n'apercevait pas le château, bien qu'on en fût déjà
+tout près, tant le bois qui l'entourait était sombre et épais; des
+portes de fer, placées entre des piliers de granit, indiquaient
+l'entrée. Après les avoir franchies, je me trouvai dans une demi-
+obscurité provenant de deux rangées d'arbres. Entre des troncs
+noueux et blancs, et sous des arches de branches, se trouvait un
+chemin couvert de gazon et qui longeait la forêt. Je le suivis,
+espérant atteindre bientôt le château; mais il continuait toujours
+et semblait s'enfoncer de plus en plus. On ne voyait ni champs ni
+habitations.
+
+Je pensai que je m'étais trompée de direction et que je m'étais
+perdue. L'obscurité du soir et l'obscurité des bois
+m'environnaient. Je regardai tout autour de moi pour chercher une
+autre route; il n'y en avait pas: les troncs énormes et les
+feuillages épais de l'été s'entrelaçaient étroitement; nulle part
+il n'y avait d'ouverture.
+
+J'avançai; enfin le chemin s'éclaircit; les arbres devinrent moins
+touffus. Bientôt j'aperçus une barrière, puis une maison;
+l'obscurité rendait difficile de la distinguer des arbres, tant
+ses murs, à moitié détruits, étaient humides et verdâtres. Après
+avoir franchi une porte fermée simplement par un verrou, je me
+trouvai au milieu de champs clos et tout entourés d'arbres; il n'y
+avait ni fleurs ni plates-bandes, mais simplement une grande allée
+sablée qui bordait une pelouse et conduisait au centre de la
+forêt. La maison, vue de face, offrait deux pignons pointus; les
+fenêtres étaient étroites et grillées. La porte de devant était
+également étroite, et on y arrivait par une marche. C'était bien,
+comme me l'avait dit mon hôte, un lieu désolé, aussi tranquille
+qu'une église pendant la semaine. La pluie tombant sur les
+feuilles de la forêt était le seul bruit qu'on entendit.
+
+«Peut-il y avoir de la vie ici?» me demandai-je.
+
+Oui, il y avait une sorte de vie, car j'entendis un mouvement,
+l'étroite porte s'ouvrit, et une ombre fut sur le point de sortir
+de la grange.
+
+La porte s'était ouverte lentement, quelqu'un s'avança à la lueur
+du crépuscule et s'arrêta sur la marche: c'était un homme; il
+avait la tête nue. Il étendit la main, comme pour sentir s'il
+pleuvait. Malgré l'obscurité, je le reconnus: c'était mon maître,
+Édouard Rochester.
+
+Je m'arrêtai, je retins mon haleine, et je me mis à l'examiner
+sans être vue, hélas! sans pouvoir l'être. Soudaine rencontre où
+l'enivrement était bien comprimé par l'amère souffrance! Je n'eus
+pas de peine à retenir ma voix et à ne point avancer rapidement.
+
+Ses contours étaient toujours aussi vigoureux que jadis, un port
+aussi droit, ses cheveux aussi noirs; ses traits n'étaient ni
+altérés ni abattus; une année de douleur n'avait pas pu épuiser sa
+force athlétique ou flétrir sa vigoureuse jeunesse; mais quel
+changement dans son expression! Son visage désespéré et inquiet me
+fit penser à ces bêtes sauvages ou à ces oiseaux de proie qui,
+blessés et enchaînés, sont dangereux à approcher dans leurs
+souffrances. L'aigle emprisonné, qu'une main cruelle priva de ses
+yeux entourés d'or, devait ressembler à ce Samson aveugle. Croyez-
+vous que je craignais sa férocité? Si vous le pensez, vous me
+connaissez peu. Je berçais ma douleur de la douce espérance que je
+pourrais bientôt déposer un baiser sur ce rude front et sur ces
+paupières fermées; mais le moment n'était pas venu, je ne voulais
+pas encore m'approcher de lui.
+
+Il descendit la marche, et avança lentement et en hésitant du côté
+de la pelouse. Qu'était devenue sa démarche hardie? Il s'arrêta,
+comme s'il n'eût pas su de quel côté tourner. Il étendit la main,
+ouvrit ses paupières, regarda autour de lui, et, faisant un grand
+effort, dirigea ses yeux vers le ciel et les arbres: je vis bien
+que tout pour lui était obscurité. Il leva sa main droite, car il
+tenait toujours caché dans sa poitrine le bras qui avait été
+mutilé; il semblait vouloir, par le toucher, comprendre ce qui
+l'entourait; mais il ne trouva que le vide: les arbres étaient
+éloignés de quelques mètres. Il renonça à ses efforts, croisa ses
+bras, et resta tranquille et muet sous la pluie qui tombait avec
+violence sur sa tête nue. À ce moment, John s'approcha de lui.
+
+«Voulez-vous prendre mon bras, monsieur? dit-il. Voilà une forte
+ondée qui commence: ne feriez-vous pas mieux de rentrer?
+
+-- Laissez-moi,» répondit-il.
+
+John se retira sans m'avoir remarquée. M. Rochester essaya de se
+promener, mais en vain: tout était trop incertain pour lui. Il se
+dirigea vers la maison, et, après être entré, referma la porte.
+
+Alors je m'approchai et je frappai. La femme de John m'ouvrit.
+
+«Bonjour, Marie, dis-je; comment vous portez-vous?»
+
+Elle tressaillit comme si elle eût vu un fantôme; je la
+tranquillisai, lorsqu'elle me demanda rapidement: «Est-ce bien
+vous, mademoiselle, qui venez à cette heure dans ce lieu
+solitaire?» Je lui répondis en lui prenant la main; puis je la
+suivis dans la cuisine, où John était assis près d'un bon feu. Je
+leur expliquai en peu de mots que j'avais appris tout ce qui était
+arrivé à Thornfield, et que je venais voir M. Rochester. Je priai
+John de descendre à l'octroi, où j'avais quitté mon cabriolet, et
+d'y prendre ma malle que j'y avais laissée. Lorsque j'eus retiré
+mon châle et mon chapeau, je demandai à Marie si je ne pourrais
+pas coucher une nuit au manoir. Voyant que c'était possible, bien
+que difficile, je lui dis que je resterais. À ce moment, une
+sonnette se fit entendre dans le salon.
+
+«Quand vous entrerez au salon, dites à votre maître que quelqu'un
+désire lui parler; mais ne me nommez pas, dis-je à Marie.
+
+-- Je ne pense pas qu'il veuille vous recevoir, dit-elle; il ferme
+sa porte à tout le monde.»
+
+Quand elle revint, je lui demandai ce qu'avait répondu
+M. Rochester.
+
+«Il désire savoir quel est votre nom, et ce que vous voulez,
+répondit-elle; puis elle remplit un verre d'eau et le posa sur un
+plateau avec deux lumières.
+
+-- Est-ce pour cela qu'il a sonné? demandai-je.
+
+-- Oui; bien qu'il soit aveugle, il veut toujours avoir des
+lumières le soir.
+
+-- Donnez-moi le plateau, je le porterai moi-même.»
+
+Je le lui pris des mains; elle m'indiqua la porte du salon. Le
+plateau tremblait dans mes bras, une partie de l'eau tomba du
+verre; mon coeur battait avec force. Marie m'ouvrit la porte et la
+referma.
+
+Le salon était triste; un feu négligé brûlait dans la grille, et
+l'aveugle, qui occupait cette chambre, se penchait vers le foyer
+en appuyant sa tête contre la cheminée antique. Son vieux chien
+Pilote était couché en face de lui. L'animal s'était éloigné du
+chemin de l'aveugle, comme s'il eût craint d'être involontairement
+foulé aux pieds. Au moment où j'entrai, Pilote dressa les
+oreilles, se leva en aboyant et bondit autour de moi. Il me fit
+presque jeter le plateau. Je le posai sur la table, puis je
+m'approchai du chien, je le caressai et je lui dis doucement: «À
+bas, Pilote!» M. Rochester se détourna machinalement pour savoir
+ce qui avait occasionné ce bruit; mais, ne pouvant rien voir, il
+se retourna en soupirant.
+
+«Donnez-moi l'eau, Marie,» dit-il.
+
+Je m'approchai avec le verre à moitié plein; Pilote me suivait,
+toujours aussi excité.
+
+«Qu'y a-t-il donc? demanda M. Rochester.
+
+-- À bas, Pilote!» dis-je de nouveau.
+
+M. Rochester s'arrêta au moment où il allait porter le verre à ses
+lèvres, et sembla écouter. Cependant il but et posa son verre sur
+la table.
+
+«C'est bien vous, Marie, dit-il, n'est-ce pas?
+
+-- Marie est dans la cuisine.» répondis-je.
+
+Il avança rapidement la main; mais, ne me voyant pas, il ne put
+pas me toucher.
+
+«Qui est-ce? qui est-ce?» demanda-t-il en s'efforçant de voir.
+Effort vain et douloureux! «Répondez-moi, parlez-moi encore!
+s'écria-t-il d'un ton haut et impérieux.
+
+-- Voulez-vous encore un peu d'eau, monsieur? dis-je; car j'en ai
+répandu la moitié.
+
+-- Qui est-ce? qui est-ce qui parle?
+
+-- Pilote m'a reconnue, répondis-je. John et Marie savent que je
+suis ici. Je suis arrivée ce soir.
+
+-- Grand Dieu! quel prestige, quelle douce folie s'empare de moi?
+
+-- Il n'y a ni prestige ni folie. Votre esprit, monsieur, est trop
+fort pour se laisser aller au prestige, votre santé trop
+vigoureuse pour craindre la folie.
+
+-- Où est celle qui parle? Mais non, ce n'est qu'une voix! Oh! je
+ne puis pas la voir! mais il faut que je la sente, ou mon coeur
+cessera de battre, et ma tête se brisera. Qui que vous soyez,
+laissez-moi vous toucher, ou je mourrai!»
+
+Il se mit à tâtonner. J'arrêtai sa main errante et je
+l'emprisonnai dans les deux miennes.
+
+«Ce sont bien ses doigts! s'écria-t-il; ses petits doigts
+délicats! Alors elle est ici tout entière.»
+
+Sa main vigoureuse s'échappa des miennes; il saisit mon bras, mon
+épaule, mon cou, ma taille; bientôt je me sentis enlacée par lui.
+
+«Est-ce Jane? est-ce bien elle? Voilà ses formes, sa taille.
+
+-- Et c'est sa voix, ajoutai-je. C'est elle tout entière, c'est
+toujours son même coeur pour vous. Dieu vous bénisse, monsieur! je
+suis heureuse d'être près de vous.
+
+-- Jane Eyre! Jane Eyre! fut tout ce qu'il put dire.
+
+-- Oui, mon cher maître, répondis-je; je suis Jane Eyre. Je vous
+ai retrouvé et je reviens vers vous.
+
+-- Est-ce bien vous en chair et en os? Êtes-vous bien ma Jane
+vivante?
+
+-- Vous me touchez, monsieur, et vous me tenez assez ferme. Je ne
+suis pas froide comme un cadavre, et je ne m'échappe pas comme un
+esprit.
+
+-- Ma bien-aimée vivante! Ce sont certainement ses membres, ses
+traits; mais je ne puis pas être si heureux après toutes mes
+souffrances. C'est un rêve. Souvent la nuit j'ai rêvé que je la
+tenais pressée contre mon coeur, comme maintenant, et je
+l'embrassais, et je sentais qu'elle m'aimait et qu'elle ne me
+quitterait pas.
+
+-- Non, monsieur, je ne vous quitterai plus jamais.
+
+-- C'était ce que me disait mon rêve; mais je m'éveillais
+toujours, et je me voyais cruellement trompé. Je me retrouvais
+seul et abandonné; ma vie continuait à être sombre, isolée et sans
+espoir. L'eau était interdite à mon âme altérée, le pain à mon
+coeur affamé. Douce vision que je presse dans mes bras, toi aussi
+tu t'envoleras; comme tes soeurs tu disparaîtras. Mais embrassez-
+moi avant de partir, Jane, embrassez-moi encore une fois.
+
+-- Oh! oui, monsieur.»
+
+Je pressai mes lèvres sur ses yeux brillants jadis, et éteints
+maintenant. Je soulevai ses cheveux et je baisai son front. Il
+sembla se réveiller tout à coup et se convaincre qu'il n'était pas
+le jouet d'un songe.
+
+«C'est vous, Jane, n'est-ce pas? dit-il; et vous êtes revenue vers
+moi?
+
+-- Oui monsieur.
+
+-- Alors vous n'êtes pas étendue sans vie dans quelque fossé ou
+dans quelque torrent? Vous n'êtes pas méprisée chez des étrangers?
+
+-- Non, monsieur; je suis indépendante maintenant.
+
+-- Indépendante! que voulez-vous dire, Jane?
+
+-- Mon oncle de Madère est mort et m'a laissé cinq mille livres
+sterling.
+
+-- Ah! s'écria-t-il, voilà qui est vrai. Je n'aurais jamais rêvé
+cela. Et puis, c'est bien sa voix si animée, si piquante et
+pourtant si douce; elle réjouit mon âme flétrie et y ramène la
+vie. Comment, Jane, vous êtes indépendante, vous êtes riche?
+
+-- Oui, monsieur; et, si vous ne voulez pas me laisser demeurer
+avec vous, je pourrai faire bâtir une maison tout près de la
+vôtre. Le soir, quand vous aurez besoin de compagnie; vous
+viendrez vous asseoir dans mon salon.
+
+-- Mais maintenant que vous êtes riche, Jane, vous avez sans doute
+des amis qui veilleront sur vous, et ne vous laisseront pas
+dévouer votre vie à un pauvre aveugle?
+
+-- Je vous ai dit, monsieur, que j'étais aussi indépendante que
+riche. Je suis ma maîtresse.
+
+-- Et voulez-vous rester avec moi?
+
+-- Certainement, à moins que vous ne le vouliez pas; je serai
+votre voisine, votre garde-malade, votre femme de charge. Je vous
+ai trouvé seul, je serai votre compagne; je lirai pour vous; je me
+promènerai avec vous; je m'assiérai près de vous; je vous
+servirai; je serai vos mains et vos yeux. Cessez de paraître
+triste, mon cher maître; tant que je vivrai, vous ne serez pas
+seul.»
+
+Il ne répondit pas; il semblait sérieux et absorbé; il soupira; il
+entr'ouvrit ses lèvres pour parler et les referma de nouveau. Je
+me sentis embarrassée; j'avais peut-être mis trop d'empressement
+dans mes offres; peut-être j'avais trop brusquement sauté par-
+dessus les convenances; et lui, comme Saint-John, avait été choqué
+de mon étourderie. C'est qu'en faisant ma proposition, j'avais la
+pensée qu'il désirait et voulait faire de moi sa femme. Bien qu'il
+ne l'eût pas dit, j'étais persuadée qu'il me réclamerait comme sa
+propriété; mais, voyant qu'il ne disait rien sur ce sujet et que
+sa contenance devenait de plus en plus sombre, je réfléchis que je
+m'étais peut-être trompée et que j'avais agi trop légèrement.
+Alors j'essayai de me retirer doucement de ses bras; mais il me
+pressa avec force contre lui.
+
+«Non, non, Jane, s'écria-t-il; ne partez pas. Je vous ai touchée,
+entendue; j'ai senti tout le bonheur de vous avoir près de moi,
+toute la douceur d'être consolé par vous; je ne puis pas renoncer
+à ces joies. J'ai peu de chose à moi; il faut du moins que je vous
+possède. Le monde pourra rire; il pourra m'appeler absurde et
+égoïste, n'importe mon âme a besoin de vous: elle veut être
+satisfaite, ou bien elle se vengera cruellement sur le corps qui
+l'enchaîne.
+
+-- Eh bien, monsieur, je resterai avec vous; je vous l'ai promis.
+
+-- Oui; mais en disant que vous resterez avec moi, vous comprenez
+une chose et moi une autre. Vous pourriez peut-être vous décider à
+être toujours près de moi, à me servir comme une complaisante
+petite garde-malade; car vous avez un coeur affectueux, un esprit
+généreux, et vous êtes prête à faire de grands sacrifices pour
+ceux que vous plaignez. Cela devrait me suffire, sans doute. Je ne
+devrais avoir pour vous que des sentiments paternels; est-ce là
+votre pensée, dites-moi?
+
+-- Je penserai ce que vous voudrez, monsieur. Je me contenterai
+d'être votre garde-malade, si vous croyez que cela vaut mieux.
+
+-- Mais vous ne pourrez pas toujours être ma garde-malade, Jane;
+vous êtes jeune et vous vous marierez un jour.
+
+-- Je ne désire pas me marier.
+
+-- Il faut le désirer, Jane. Si j'étais comme jadis, je
+m'efforcerais de vous le faire désirer, mais un malheureux
+aveugle!...
+
+Après avoir dit ces mots, il retomba dans son accablement; moi, au
+contraire, je devins plus gaie et je repris courage; ces dernières
+paroles me montraient où était l'obstacle, et comme ce n'était pas
+un obstacle à mes yeux, je me sentis de nouveau à l'aise; je
+repris la conversation avec plus de vivacité.
+
+«Il est temps que quelqu'un vous humanise, dis-je en séparant ses
+cheveux longs et épais; car je vois que vous avez été changé en
+lion ou en quelque autre animal de cette espèce. Vous avez un faux
+air de Nabuchodonosor; vos cheveux me rappellent les plumes de
+l'aigle; mais je n'ai pas encore remarqué si vous avez laissé
+pousser vos ongles comme des griffes d'oiseau.
+
+-- Au bout de ce bras, il n'y a ni main ni ongles, dit-il en
+tirant de sa poitrine ce membre mutilé et en me le montrant;
+spectacle horrible! n'est-ce pas, Jane?
+
+-- Oui, il est douloureux de le voir; il est douloureux à voir vos
+yeux éteints et la cicatrice de votre front; et ce qu'il y a de
+pis, c'est qu'on court le danger de vous aimer trop à cause de
+tout cela et de vous mettre au-dessus de ce que vous valez.
+
+-- Je croyais, Jane, qu'envoyant mon bras et les cicatrices de mon
+visage, vous seriez révoltée.
+
+-- Comment, vous pensiez cela! Ne me le dites pas du moins; car
+alors j'aurais mauvaise opinion de votre jugement. Mais maintenant
+laissez-moi vous quitter un instant pour faire un bon feu et
+nettoyer le foyer. Pouvez-vous distinguer un feu brillant?
+
+-- Oui; de l'oeil droit j'aperçois une lueur.
+
+-- Et vous voyez aussi les bougies!
+
+-- Chacune d'elles est pour moi un nuage lumineux.
+
+-- Pouvez-vous m'entrevoir?
+
+-- Non, ma bien-aimée; mais je suis infiniment reconnaissant de
+vous entendre et de vous sentir.
+
+-- Quand soupez-vous?
+
+-- Je ne soupe jamais.
+
+-- Mais vous souperez ce soir. J'ai faim et vous aussi, j'en suis
+sûre; seulement vous n'y pensez pas.»
+
+J'appelai Marie, et la chambre eut bientôt un aspect plus gai et
+plus ordonné. Je préparai un repas confortable. J'étais excitée,
+et ce fut avec aisance et plaisir que je lui parlai pendant le
+souper et longtemps après encore. Là, du moins, il n'y avait pas
+de dure contrainte; on n'était pas obligé de faire taire toute
+vivacité; je me sentais parfaitement à mon aise, parce que je
+savais que je lui plaisais. Tout ce que je disais semblait le
+consoler ou le ranimer. Délicieuse certitude qui donnait la vie et
+la lumière à tout mon être! Je vivais en lui et lui en moi. Bien
+qu'il fût aveugle, le sourire animait son visage, la joie brillait
+sur son front, et ses traits prenaient une expression plus chaude
+et plus douce.
+
+Après le souper, il me fit beaucoup de questions pour savoir où
+j'avais été, ce que j'avais fait et comment je l'avais trouvé;
+mais je ne lui répondis qu'à moitié: il était trop tard pour
+entrer dans ces détails. D'ailleurs j'aurais voulu ne toucher
+aucune corde trop vibrante, n'ouvrir aucune nouvelle source
+d'émotion dans son coeur. Mon seul désir pour le moment était de
+l'égayer; j'avais réussi en partie; mais néanmoins sa gaieté ne
+venait que par instants. Si la conversation se ralentissait un
+peu, il devenait inquiet, me touchait et me disait:
+
+«Jane, Jane, vous êtes pourtant bien une créature humaine; vous en
+êtes sûre, n'est-ce pas?
+
+-- Je le crois, sans doute, monsieur.
+
+-- Mais comment se fait-il que, dans cette soirée triste et
+sombre, vous vous êtes tout à coup trouvée près de mon foyer
+solitaire? J'ai étendu la main pour prendre un verre d'eau, et
+c'est vous qui me l'avez donné; j'ai fait une question, pensant
+que la femme de John allait me répondre, et c'est votre voix qui a
+retenti à mes oreilles.
+
+-- Parce que c'était moi qui avais apporté le plateau, et non pas
+Marie.
+
+-- Les heures que je passe avec vous sont comme enchantées.
+Personne ne peut savoir quelle vie triste, sombre et sans espoir,
+j'ai menée pendant de longs mois. Je ne faisais rien, je
+n'espérais rien. Je confondais le jour et la nuit. Je ne sentais
+que le froid quand je laissais le feu s'éteindre, la faim quand
+j'oubliais de manger, et une tristesse incessante, quelquefois
+même un véritable délire en ne voyant plus ma Jane chérie; oui, je
+désirais bien plus ardemment la sentir près de moi que de
+recouvrer ma vue perdue. Comment se peut-il que Jane soit avec moi
+et me dise qu'elle m'aime? Ne partira-t-elle pas aussi subitement
+qu'elle est venue? J'ai peur de ne plus la retrouver demain.»
+
+Une réponse ordinaire et pratique, sortant des préoccupations de
+son esprit troublé, était le meilleur moyen de le rassurer dans
+l'état où il se trouvait. Je passai mes doigts sur ses sourcils;
+je lui fis remarquer qu'ils étaient brûlés, et je lui dis que je
+me chargeais de les lui faire repousser aussi épais et aussi noirs
+qu'auparavant.
+
+«Pourquoi me faire du bien, esprit bienfaisant, puisqu'il arrivera
+un moment fatal où vous me quitterez encore? Vous disparaîtrez
+comme une ombre, et je ne saurai pas où vous irez, et je ne
+pourrai plus vous retrouver.
+
+-- Avez-vous un petit peigne sur vous, monsieur? demandai-je.
+
+-- Pourquoi, Jane?
+
+-- Pour peigner un peu votre crinière noire. Je vous trouve
+effrayant quand je vous examine de près. Vous dites que je suis
+une fée; mais vous, vous ressemblez encore plus à un lutin.
+
+-- Suis-je bien laid, Jane?
+
+-- Oui, monsieur, vous l'avez toujours été.
+
+-- Hein?... Ceux avec lesquels vous avez demeuré ne vous ont pas
+corrigée de votre malice.
+
+-- Et pourtant ils étaient bons, cent fois meilleurs que vous; ils
+se nourrissaient d'idées dont vous ne vous êtes jamais inquiété.
+Leurs pensées étaient bien plus raffinées et bien plus élevées que
+les vôtres.
+
+-- Avec qui diable avez-vous été?
+
+-- Si vous remuez ainsi, je vous arracherai tous les cheveux, et
+alors au moins vous cesserez de douter de mon existence.
+
+-- Avec qui avez-vous demeuré, Jane?
+
+-- Je ne vous le dirai pas ce soir, monsieur; il faudra que vous
+attendiez jusqu'à demain. Laisser mon histoire inachevée sera pour
+moi une garantie que je serai appelée à votre table pour la finir.
+Ah! il faut me souvenir que je ne dois point apparaître à votre
+foyer simplement avec un verre d'eau; il faudra apporter au moins
+un oeuf, sans parler du jambon frit.
+
+-- Petite railleuse! Enfant des fées et des gnomes, j'éprouve près
+de vous ce que je n'ai pas éprouvé depuis un an. Si Saül vous
+avait eue en place de David, l'esprit malin aurait été exorcisé
+sans l'aide de la harpe.
+
+-- Maintenant, monsieur, vous voilà bien peigné, et je vais vous
+quitter; car j'ai voyagé trois jours, et je suis fatiguée.
+Bonsoir.
+
+-- Encore un mot, Jane. N'y avait-il que des dames dans la maison
+où vous avez demeuré?»
+
+Je m'enfuis en riant, et je riais encore en montant l'escalier.
+
+«Une bonne idée, pensai-je; j'ai là un moyen pour le tirer de sa
+tristesse, pendant quelque temps du moins.»
+
+Le lendemain de très bonne heure je l'entendis se remuer et se
+promener d'une chambre dans l'autre. Aussitôt que Marie descendit,
+il lui dit: «Mlle Eyre est-elle ici?» Puis il ajouta: «Quelle
+chambre lui avez-vous donnée? N'est-elle point humide? Mlle Eyre
+est-elle levée? Allez lui demander si elle a besoin de quelque
+chose, et quand elle descendra.»
+
+Je descendis lorsque je pensai qu'il était l'heure de déjeuner.
+J'entrai très doucement dans la chambre où se trouvait.
+M. Rochester, et je pus le regarder avant qu'il me sût là. Je fus
+attristée en voyant cet esprit vigoureux subjugué par un corps
+infirme. Il était assis sur sa chaise; bien qu'il fût tranquille,
+il ne dormait pas. Évidemment, il attendait. Ses traits accentués
+étaient empreints de cette douleur qui leur était devenue
+habituelle. On eût dit une lampe éteinte qui attend qu'on la
+rallume. Mais, hélas! ce n'était plus lui qui pouvait rallumer la
+flamme de son expression; il avait besoin d'un autre pour cela. Je
+voulais être gaie et joyeuse; mais l'impuissance de cet homme
+jadis si fort me toucha jusqu'au fond du coeur. Cependant je
+m'approchai de lui avec autant de vivacité que possible.
+
+«Voilà une belle journée, monsieur, dis-je; la pluie a cessé et a
+été remplacée par un brillant soleil. Vous allez bientôt venir
+vous promener.»
+
+J'avais réveillé la flamme de son visage; ses traits rayonnèrent.
+
+«Ah! vous voilà, ma joyeuse alouette, s'écria-t-il. Venez à moi;
+vous n'êtes pas partie; vous n'avez pas disparu. Il y a une heure,
+j'ai entendu une de vos soeurs chanter dans les bois. Mais pour
+moi, son chant n'avait pas d'harmonie, de même que le soleil
+levant n'a pas de rayon pour moi; mon oreille est insensible à
+toutes les mélodies de la terre, et n'aime que la voix de ma Jane.
+Heureusement qu'elle se fait souvent entendre. Sa présence est le
+seul rayon qui puisse me réchauffer.»
+
+Les larmes me vinrent aux yeux en entendant cet aveu de son
+impuissance: on eût dit un aigle royal enchaîné et qui se voit
+forcé de demander à un moineau de lui apporter sa nourriture. Mais
+je ne voulais pas pleurer. Je m'essuyai rapidement les yeux, et je
+me mis à préparer le déjeuner.
+
+La plus grande partie de la matinée fut passée en plein air. Je
+conduisis M. Rochester hors du bois triste et humide, dans des
+champs gais à voir. Je lui décrivis le feuillage d'un beau vert
+brillant, les fleurs et les haies rafraîchies, le ciel bleu et
+éblouissant. Je cherchai une place dans un joli endroit bien
+ombragé; il se mit sur un tronc d'arbre, et je ne refusai pas de
+m'asseoir sur ses genoux. Pourquoi l'aurais-je refusé, puisque
+tous deux nous étions plus heureux près l'un de l'autre que
+séparés? Pilote se coucha à côté de nous. Tout était tranquille.
+M'entourant de ses bras, il rompit subitement le silence.
+
+«Déserteur cruel! s'écria-t-il. Oh! Jane, vous ne pouvez pas vous
+figurer ce que j'ai éprouvé lorsque je me suis aperçu que vous
+aviez fui Thornfield, et que je ne pouvais vous trouver nulle
+part; et lorsque après avoir examiné votre chambre, je vis que
+vous n'aviez pris ni argent ni objets qui pussent vous en tenir
+lieu. Vous aviez laissé le collier de perles que je vous avais
+donné, et votre malle était encore là, telle que vous l'aviez
+préparée pour votre voyage. Que fera ma bien-aimée, me demandais-
+je, maintenant qu'elle est pauvre et abandonnée? Qu'avez-vous
+fait, Jane? dites-moi.»
+
+Je commençai alors le récit de tout ce qui s'était passé pendant
+cette année, adoucissant beaucoup ce qui avait rapport aux trois
+jours où j'avais erré mourante de faim: c'eût été lui imposer une
+souffrance inutile. Le peu que je racontai lui fit une peine plus
+grande que je n'aurais voulu.
+
+Il me dit que je n'aurais pas dû le quitter ainsi, sans m'assurer
+quelques ressources pour mon voyage. J'aurais dû lui faire part de
+mon intention, me confier à lui; il ne m'aurait jamais forcée à
+être sa maîtresse. Quelque violent qu'il parût dans son désespoir,
+il m'aimait trop bien et trop tendrement pour agir en tyran. Il
+m'aurait donné la moitié de sa fortune sans me demander un baiser
+en retour, plutôt que de me voir lancée sans amis dans le monde.
+Il était persuadé, ajoutait-il, que j'avais souffert plus que je
+ne voulais le dire.
+
+«Eh bien! répondis-je, quelles qu'aient été mes souffrances, elles
+n'ont pas duré longtemps.»
+
+Alors je me mis à lui raconter comment j'avais été reçue à Moor-
+House, et comment j'avais obtenu une place de maîtresse d'école;
+puis je lui parlai de mon héritage, et de la manière dont j'avais
+découvert mes parents. Le nom de Saint-John revint fréquemment
+dans mon récit. Aussi, quand j'eus achevé, ce nom devint
+immédiatement le sujet de la conversation de M. Rochester.
+
+«Alors ce Saint-John est votre cousin? me dit-il.
+
+-- Oui.
+
+-- Vous en avez parlé souvent; l'aimiez-vous?
+
+-- Il était très bon, monsieur; je ne pouvais pas ne pas l'aimer.
+
+-- Bon, cela signifie-t-il un homme de cinquante ans, respectable
+et se conduisant bien? Que voulez-vous dire? expliquez-vous.
+
+-- Saint-John n'a que vingt-neuf ans, monsieur.
+
+-- Il est jeune encore, comme diraient les Français. Est-ce un
+homme petit, froid et laid? Est-ce un de ces hommes dont la bonté
+consiste plutôt à ne pas avoir de vices qu'à posséder des vertus?
+
+-- Il est d'une infatigable activité; le but de sa vie est
+d'accomplir des actes grands et nobles.
+
+-- Mais sa tête est probablement faible. Il veut le bien, mais on
+ne peut s'empêcher de hausser les épaules en l'entendant parler.
+
+-- Il parle peu, monsieur, mais ce qu'il dit en vaut toujours la
+peine. Sa tête est très forte; son esprit inflexible, mais
+vigoureux.
+
+-- Alors c'est un homme remarquable?
+
+-- Oui, vraiment remarquable.
+
+-- Instruit?
+
+-- Saint-John est accompli et profondément instruit.
+
+-- Ne m'avez-vous pas dit que ses manières ne vous plaisaient pas?
+Il est probablement sermonneur et suffisant?
+
+-- Je n'ai jamais parlé de ses manières; mais si elles ne me
+plaisent pas, c'est que j'ai très mauvais goût: car elles sont
+polies, calmes et douces.
+
+-- J'ai oublié ce que vous m'avez dit de son extérieur. C'est
+probablement quelque rude ministre à moitié étranglé dans sa
+cravate blanche et perché sur les épaisses semelles de ses
+souliers; n'est-ce pas?
+
+-- Saint-John s'habille bien; il est grand et beau; ses yeux sont
+bleus et son profil grec.
+
+-- Le diable l'emporte!» dit-il à part. Puis, s'adressant à moi,
+il ajouta: «L'aimiez-vous, Jane?
+
+-- Oui, monsieur Rochester, je l'aimais; mais vous me l'avez déjà
+demandé.»
+
+Je vis bien ce qu'éprouvait M. Rochester; la jalousie s'était
+emparée de lui et le mordait cruellement; mais la morsure était
+salutaire: elle l'arrachait à sa douloureuse mélancolie. Aussi, je
+ne voulus pas éloigner immédiatement le serpent.
+
+«Peut-être ne désirez-vous pas rester plus longtemps sur mes
+genoux, mademoiselle Eyre?» me dit M. Rochester.
+
+Je ne m'attendais pas à cette observation.
+
+«Pourquoi pas, monsieur Rochester? répondis-je.
+
+-- Après le tableau que vous venez de me faire, vous trouvez
+probablement le contraste bien grand. Vous m'avez dépeint un
+gracieux Apollon. Il est présent à votre imagination, grand, beau,
+avec ses yeux bleus et son profil grec. Votre regard repose sur un
+Vulcain, un véritable forgeron, brun, aux larges épaules, aveugle
+et estropié pardessus le marché.
+
+-- Je n'y avais jamais pensé, monsieur; mais il est certain que
+vous ressemblez à un Vulcain.
+
+-- Eh bien! vous pouvez, me quitter; mais avant de partir (et il
+me retint par une étreinte plus forte que jamais) vous me ferez le
+plaisir de répondre à une ou deux questions.»
+
+Il s'arrêta.
+
+«Quelles questions, monsieur?»
+
+Et alors commença un rude examen.
+
+«Saint-John, dit-il, vous avait fait obtenir cette place de
+maîtresse d'école avant de voir une cousine en vous?
+
+-- Oui.
+
+-- Vous le voyiez souvent? Il visitait l'école de temps en temps?
+
+-- Tous les jours.
+
+-- Et il approuvait vos plans? car vous êtes savante et habile,
+Jane.
+
+-- Oui, il les approuvait.
+
+-- Il découvrit en vous bien des choses qu'il n'avait pas espéré y
+trouver; vous avez des talents peu ordinaires.
+
+-- Je ne puis pas vous répondre là-dessus.
+
+-- Vous dites que vous aviez une petite ferme près de l'école; y
+venait-il jamais vous voir?
+
+-- De temps en temps.
+
+-- Le soir?
+
+-- Une ou deux fois.»
+
+M. Rochester s'arrêta un instant.
+
+«Combien de temps êtes-vous restée avec lui et ses soeurs, lorsque
+vous eûtes découvert votre parenté?
+
+-- Cinq mois.
+
+-- Rivers passait-il beaucoup de temps auprès de vous et de ses
+soeurs?
+
+-- Oui. Le parloir nous servait de salle d'étude à tous; il
+s'asseyait près de la fenêtre, et nous près de la table.
+
+-- Étudiait-il beaucoup?
+
+-- Oui, beaucoup.
+
+-- Et quoi?
+
+-- L'hindoustani.
+
+-- Et que faisiez-vous pendant ce temps?
+
+-- Au commencement, j'apprenais l'allemand.
+
+-- Était-ce lui qui vous l'enseignait?
+
+-- Non, il ne comprenait pas cette langue.
+
+-- Ne vous enseignait-il rien?
+
+-- Un peu d'hindoustani.
+
+-- Rivers vous enseignait l'hindoustani?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Et à ses soeurs aussi?
+
+-- Non.
+
+-- Seulement à vous?
+
+-- Seulement à moi.
+
+-- Le lui aviez-vous demandé?
+
+-- Non.
+
+-- C'était lui qui le désirait?
+
+-- Oui.»
+
+M. Rochester s'arrêta de nouveau.
+
+«Pourquoi le désirait-il? À quoi pouvait vous servir
+l'hindoustani?
+
+-- Il voulait m'emmener avec lui aux Indes.
+
+-- Ah! je devine, maintenant; il voulait vous épouser.
+
+-- Il m'a demandé, en effet, de devenir sa femme.
+
+-- Ce n'est pas vrai; c'est un conte impudent que vous inventez
+pour me contrarier.
+
+-- Je vous demande pardon, c'est la vérité; il me l'a demandé plus
+d'une fois, et vous-même vous n'auriez jamais pu y mettre plus de
+persévérance que lui.
+
+-- Mademoiselle Eyre, je vous ai dit que vous pouviez me quitter.
+Combien de fois faudra-t-il répéter la même chose? Pourquoi cet
+entêtement à rester perchée sur mes genoux, quand je vous dis de
+vous en aller?
+
+-- Parce que j'y suis bien.
+
+-- Non, Jane, vous n'êtes pas bien ici, car votre coeur n'est pas
+avec moi. Il est près de votre cousin Saint-John. Oh! jusqu'à ce
+moment je croyais que ma petite Jane était toute à moi. Même
+lorsqu'elle m'abandonna, je croyais qu'elle m'aimait encore.
+C'était ma seule joie au milieu de mes grandes douleurs. Quoique
+nous ayons été longtemps loin l'un de l'autre, quoique j'aie versé
+d'abondantes larmes sur notre séparation, en pleurant ma Jane, je
+n'ai jamais eu la pensée qu'elle pût en aimer un autre. Mais il
+est inutile de s'affliger. Jane, laissez-moi; épousez Rivers.
+
+-- Alors, monsieur, repoussez-moi loin de vous, car je ne vous
+quitterai pas librement.
+
+-- Jane, j'aime toujours votre voix; elle ranime mon espoir, car
+elle semble annoncer la fidélité. Quand je l'entends, elle me
+reporte au passé, et j'oublie que vous avez formé des liens
+nouveaux; mais je ne suis pas un fou. Partez, Jane.
+
+-- Pour aller où, monsieur?
+
+-- Pour aller retrouver le mari que vous avez choisi.
+
+-- Quel est-il?
+
+-- Vous le savez bien, Saint-John Rivers.
+
+-- Il n'est pas mon mari et il ne le sera jamais. Je ne l'aime pas
+et il ne m'aime pas. Il aime (comme il peut aimer, et ce n'est pas
+ainsi que vous) une belle jeune fille, appelée Rosamonde; il veut
+m'épouser parce qu'il pense trouver en moi une bonne femme de
+missionnaire, ce qu'il n'aurait pas trouvé en elle. Il est grand
+et bon, mais sévère et froid comme de la glace à mon égard. Il ne
+vous ressemble pas, monsieur. Je ne suis pas heureuse près de lui;
+il n'a pour moi ni indulgence ni tendresse; il ne voit en moi rien
+d'attrayant, pas même la jeunesse; il me considère seulement comme
+utile. Eh bien! monsieur, dois-je vous quitter pour aller avec
+lui?»
+
+Je frissonnai involontairement, et par un instinct secret je me
+rapprochai de mon maître aveugle, mais aimé. Il sourit.
+
+«Comment, Jane! est-ce vrai? me dit-il; les choses en sont-elles
+réellement là entre vous et Rivers?
+
+-- Oui, monsieur. Oh! vous n'avez pas besoin d'être jaloux. Je
+voulais vous irriter un peu pour vous rendre moins triste. Je
+pensais que la colère vaudrait mieux que la douleur. Vous désirez
+mon amour; eh bien! si vous pouviez voir combien je vous aime,
+vous seriez fier et heureux. Tout mon coeur vous appartient,
+monsieur, et il continuerait à vous appartenir, quand même le
+destin devrait nous éloigner pour toujours.»
+
+Il m'embrassa de nouveau et semblait accablé par de tristes
+pensées.
+
+«Oh! ma vue éteinte, mes forces perdues!» murmura-t-il d'un accent
+douloureux.
+
+Je le caressai pour le sortir de sa rêverie. Je savais à quoi il
+pensait; j'aurais voulu parler pour lui, mais je n'osais pas. Il
+se détourna un instant; je vis une larme glisser sous ses
+paupières closes et le long de ses joues mâles. Mon coeur se
+gonfla.
+
+«Je ne vaux pas mieux que le vieux marronnier frappé par l'orage
+dans le verger de Thornfield, dit-il au bout de peu de temps.
+Cette ruine aurait-elle le droit de demander à un chèvrefeuille en
+boutons de la recouvrir de ses fraîches fleurs?
+
+-- Vous n'êtes pas une ruine, monsieur; vous n'êtes pas un arbre
+frappé par l'orage: vous êtes jeune et vigoureux. Des plantes
+pousseront autour de vos racines, sans même que vous le demandiez,
+car elles se réjouiront de votre riche ombrage; elles s'appuieront
+sur vous et vous enlaceront, parce que votre force leur sera un
+soutien sûr.»
+
+Il sourit de nouveau: je venais de le consoler un peu.
+
+«Parlez-vous des amis, Jane? me demanda-t-il.
+
+-- Oui,» répondis-je en hésitant.
+
+Je pensais à quelque chose de plus, mais je ne savais quel autre
+mot employer. Il vint à mon secours.
+
+«Mais, Jane, me dit-il, j'ai besoin d'une femme.
+
+-- Vous, monsieur?
+
+-- Oui, Est-ce donc nouveau pour vous?
+
+-- Vous n'en aviez pas encore parlé.
+
+-- Et cette nouvelle n'est pas la bienvenue, n'est-ce pas?
+
+-- Cela dépend des circonstances, monsieur; cela dépend de votre
+choix.
+
+-- Vous le ferez pour moi, Jane; j'accepterai votre choix.
+
+-- Eh bien monsieur, choisissez celle qui vous aime le plus.
+
+-- Je choisirai du moins celle que j'aime le plus. Jane, voulez-
+vous m'épouser?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Un homme estropié, de vingt ans plus vieux que vous, et qu'il
+faudra soigner?
+
+-- Oui, monsieur.
+
+-- Est-ce bien vrai, Jane?
+
+-- Très vrai, monsieur.
+
+-- Oh! ma bien-aimée, Dieu vous bénisse et vous récompense!
+
+-- Monsieur Rochester, si jamais j'ai fait une bonne action dans
+ma vie, si jamais j'ai eu une bonne pensée, si jamais j'ai
+prononcé une prière sincère et pure, si jamais j'ai eu un désir
+noble, je suis récompensée maintenant. Devenir votre femme, c'est
+pour moi être aussi heureuse que possible sur la terre.
+
+-- Parce que vous aimez à vous sacrifier.
+
+-- À me sacrifier? Qu'est-ce que je sacrifie? la faim pour la
+nourriture, l'attente pour la joie. Avoir le droit d'entourer de
+mes bras celui que j'estime, de presser mes lèvres sur celui que
+j'aime, de me reposer sur celui en qui j'ai confiance, est-ce lui
+faire un sacrifice? S'il en est ainsi, certainement j'aime à me
+sacrifier.
+
+-- Mais, Jane, il faudra supporter mes infirmités, voir sans cesse
+ce qui me manque.
+
+-- Tout cela n'est rien pour moi, monsieur. Je vous aime, et plus
+encore maintenant que je puis vous être utile qu'aux jours de
+votre orgueil, où vous ne vouliez que donner et protéger.
+
+-- Jusqu'ici je n'ai voulu être ni secouru ni conduit; maintenant
+je n'en souffrirai plus. Je n'aimais pas à mettre ma main dans
+celle d'une servante, mais il me sera doux de la sentir pressée
+par les petits doigts de Jane. Je préférais l'entière solitude à
+la constante surveillance des domestiques; mais le doux ministère
+de Jane sera une joie perpétuelle. Jane me plaît; est-ce que je
+lui plais?
+
+-- Oh! oui, monsieur, entièrement.
+
+-- Eh bien alors, rien au monde ne nous force à attendre; il
+faudra nous marier immédiatement.»
+
+Son regard et sa parole étaient ardents; il retrouvait son
+ancienne impétuosité.
+
+«Il faut que nous devenions une seule chair, et sans tarder. Une
+fois la permission obtenue, nous nous marierons.
+
+-- Monsieur Rochester, je viens de m'apercevoir que le soleil se
+couchait. Pilote est déjà parti dîner; laissez-moi regarder
+l'heure à votre montre.
+
+-- Attachez-la à votre ceinture, Jane, et gardez-la. Je n'en ai
+plus besoin.
+
+-- Il est près de quatre heures, monsieur; n'avez-vous pas faim?
+
+-- Dans trois jours, Jane, il faudra nous marier. Peu importent
+les bijoux et les beaux vêtements; tout cela ne vaut pas une
+chiquenaude.
+
+-- Le soleil a séché toutes les gouttes de pluie, monsieur. La
+bise ne souffle plus, et il fait bien chaud.
+
+-- Savez-vous, Jane, que votre petit collier de perles est dans ce
+moment-ci attaché sous ma cravate, autour de mon cou bronzé?
+Depuis le jour où je perdis mon seul trésor, je le porte comme un
+souvenir.
+
+-- Nous retournerons à travers le bois, repris-je, nous y serons
+plus à l'ombre.»
+
+Mais il ne m'écoutait pas et poursuivait toujours sa pensée.
+
+«Jane, continua-t-il, vous me prenez pour un chien de païen, et
+pourtant mon coeur est gonflé de reconnaissance envers le Dieu
+bienfaisant. Lui voit plus clairement que les hommes, il juge plus
+sagement qu'eux. Grâce à lui, je ne vous ai pas fait de mal. Je
+voulais flétrir une fleur innocente et souiller sa pureté; le
+Tout-Puissant me l'a arrachée des mains; je l'ai presque maudit
+dans ma révolte orgueilleuse. Au lieu de plier le front sous sa
+volonté, je l'ai défié. La justice divine a poursuivi son cours;
+les malheurs m'ont accablé; j'ai passé bien près de la mort. Les
+châtiments du Tout-Puissant sont grands; il m'envoya une épreuve
+qui me rendit humble pour toujours. Vous savez que j'étais
+orgueilleux de ma force; mais que suis-je maintenant qu'il faut me
+laisser guider par un autre, comme un enfant dans sa faiblesse? Il
+y a peu de temps, Jane, que j'ai reconnu la main de Dieu dans mon
+destin. Alors je commençai à sentir du remords et du repentir, à
+désirer de me réconcilier avec mon Créateur; je me mis à prier
+quelquefois; mes prières étaient courtes, mais sincères.
+
+«Il y a quelque temps, quatre jours, du reste, car c'était lundi
+soir, je me trouvais dans une singulière disposition: l'égarement
+avait fait place à la douleur, l'obstination à la tristesse;
+depuis longtemps je me disais que, puisque je ne pouvais pas vous
+trouver, vous deviez être morte. Ce soir-là, entre onze heures et
+minuit, avant de me laisser aller à mon triste sommeil, je
+suppliai Dieu de me retirer de ce monde et de m'admettre dans
+cette éternité où j'avais encore espoir de rejoindre Jane.
+
+«J'étais dans ma chambre, assis près de la fenêtre ouverte:
+j'aimais à sentir l'air embaumé de la nuit, bien que je ne pusse
+voir aucune étoile, et que la présence de la lune ne se révélât
+pour moi que par une vague lueur. J'aspirais vers toi, Jane;
+j'aspirais par mon corps et par mon âme. Je demandais à Dieu, avec
+un coeur humilié et angoissé, si je n'avais pas été assez
+longtemps désolé, affligé et tourmenté, et si je ne pourrais pas
+une fois encore goûter au bonheur et à la paix. J'avouais que tout
+ce que j'endurais était bien mérité, mais je disais aussi que
+j'aurais peine à supporter plus longtemps cette torture. Malgré
+moi, mes lèvres exprimèrent les désirs de mon coeur, et je
+m'écriai: «Jane! Jane! Jane!»
+
+-- Avez-vous prononcé ces paroles tout haut?
+
+-- Oui, Jane; et si quelqu'un m'avait entendu, il m'aurait cru
+fou, car je les prononçai avec une énergie égarée.
+
+-- Vous dites que c'était lundi dernier, vers minuit?
+
+-- Oui; mais peu importe le jour. Écoutez, voilà le plus étrange:
+vous allez me croire superstitieux. Il est certain que j'ai
+toujours eu un peu de superstition dans le sang. N'importe, ce que
+je vais vous dire est vrai; du moins il est vrai que j'ai cru
+entendre ce que je vais vous raconter. Au moment où je m'écriai:
+«Jane! Jane! Jane!» une voix, je ne puis dire d'où elle venait,
+mais je sais bien à qui elle appartenait, me répondit: «Je viens;
+attendez-moi.» Et, un moment après, j'entendis murmurer dans
+l'air: «Où êtes-vous?»
+
+«Je vais vous dire, si je le puis, l'effet que me produisirent ces
+mots; mais c'est difficile à exprimer. Vous voyez que Ferndean est
+enseveli dans un bois épais où viennent s'éteindre tous les bruits
+sans qu'aucun résonne jamais. «Où êtes-vous?» semblait avoir été
+prononcé sur une montagne, car ces mots furent répétés par un
+écho. À ce moment, une brise plus fraîche vint effleurer mon
+front. J'aurais pu croire que Jane et moi nous venions de nous
+rencontrer dans quelque lieu sauvage; et je crois vraiment que
+nous avons dû nous rencontrer en esprit. Sans doute, Jane, qu'à
+cette heure vous étiez, plongée dans un sommeil dont vous n'aviez
+pas conscience; peut-être votre âme quittait son enveloppe
+terrestre pour venir consoler la mienne car c'était votre voix; je
+suis bien certain que c'était elle.»
+
+C'était aussi le lundi, vers minuit, que moi j'avais reçu un
+avertissement mystérieux; c'était bien là ce que j'avais répondu,
+J'écoutai le récit de M. Rochester, mais sans lui parler de ce qui
+m'était arrivé. Cette coïncidence me sembla trop inexplicable et
+trop solennelle pour la communiquer ou la discuter. Si j'en avais
+parlé à M. Rochester, je l'aurais profondément impressionné, et
+son esprit, déjà si assombri par ses souffrances passées, n'avait
+pas besoin d'être encore obscurci par un récit surnaturel. Je
+gardai donc ces choses ensevelies dans mon coeur et je les
+méditai.
+
+«Vous ne vous étonnerez plus, continua mon maître, qu'hier soir,
+lorsque je vous ai vue apparaître si subitement, j'aie eu peine à
+croire que vous n'étiez pas une vision, une voix qui s'éteindrait
+comme quelques jours auparavant le murmure de la nuit et l'écho de
+la montagne; maintenant, je vois que vous n'êtes pas une vision,
+et je remercie Dieu du fond de mon coeur.»
+
+Après m'avoir fait retirer de ses genoux, il se leva, découvrit
+respectueusement son front, inclina vers la terre ses yeux sans
+regard et demeura dans une muette adoration. Je n'entendis que les
+derniers mots de sa prière:
+
+«Je remercie mon Créateur, dit-il, de s'être souvenu de sa
+miséricorde à l'heure du châtiment, et je supplie humblement mon
+Sauveur de me donner les forces nécessaires pour mener à l'avenir
+une vie plus pure que par le passé.»
+
+Il étendit la main pour me demander de le conduire; je pris cette
+main chérie et je la tins un moment pressée contre mes lèvres;
+puis je la passai autour de mon épaule: étant beaucoup plus petite
+que lui, je pouvais lui servir d'appui et de guide. Nous entrâmes
+dans le bois et nous retournâmes à la maison.
+
+
+
+CHAPITRE XXXVIII
+
+CONCLUSION.
+
+
+J'ai enfin épousé M. Rochester. Notre mariage se fit sans bruit;
+lui, moi, le ministre et le clerc, étions seuls présents. Quand
+nous revînmes de l'église, j'entrai dans la cuisine, où Marie
+préparait le dîner, tandis que John nettoyait les couteaux.
+
+«Marie, dis-je, j'ai été mariée ce matin à M. Rochester.»
+
+La femme de charge et son mari appartenaient à cette classe de
+gens discrets et réservés auxquels on peut toujours communiquer
+une nouvelle importante sans crainte d'avoir les oreilles percées
+par des exclamations aiguës, ni d'avoir à supporter un torrent de
+surprises. Marie leva les yeux et me regarda. Pendant quelques
+minutes elle tint suspendue en l'air la cuiller dont elle se
+servait pour arroser deux poulets qui cuisaient devant le feu, et
+John cessa de polir ses couteaux. Enfin Marie, se penchant vers
+son rôti, me dit simplement:
+
+«En vérité, mademoiselle? Eh bien, tant mieux, certainement.» Au
+bout de quelque temps elle ajouta: «Je vous ai bien vue sortir
+avec mon maître; mais je ne savais pas que vous alliez à l'église
+pour vous marier.»
+
+Et elle continua d'arroser son rôti.
+
+Quand je me tournai vers John, je vis qu'il ouvrait la bouche si
+grande qu'elle menaçait d'aller rejoindre ses oreilles.
+
+«J'avais bien averti Marie que cela arriverait, dit-il. Je savais
+que M. Édouard (John était un vieux serviteur et avait connu son
+maître alors qu'il était encore cadet de famille; c'est pourquoi
+il l'appelait souvent par son nom de baptême), je savais que
+M. Édouard le ferait, et j'étais persuadé qu'il n'attendrait pas
+longtemps; je suis sûr qu'il a bien fait.»
+
+En disant ces mots, John tira poliment ses cheveux de devant.
+
+«Merci, John, répondis-je. Tenez, M. Rochester m'a dit de vous
+donner ceci, à vous et à Marie.» Et je lui remis un billet de cinq
+livres.
+
+Sans plus attendre je quittai la cuisine. Quelque temps après, en
+repassant devant la porte, j'entendis les mots suivants: «Elle lui
+conviendra mieux qu'une grande dame.» Puis: «Il y en a de plus
+jolies, mais elle est bonne et n'a pas de défauts. Du reste, il
+est facile de voir qu'elle lui semble bien belle.»
+
+J'écrivis immédiatement à Moor-House, pour annoncer ce que j'avais
+fait. Je donnai toutes les explications nécessaires dans ma
+lettre. Diana et Marie m'approuvèrent entièrement. Diana m'annonça
+qu'elle viendrait me voir après la lune de miel.
+
+«Elle ferait mieux de ne pas attendre jusque-là, Jane, me dit
+M. Rochester, lorsque je lui lus la lettre; car la lune de miel
+brillera sur toute notre vie, et ses rayons ne s'éteindront que
+sur votre tombe ou sur la mienne.»
+
+Je ne sais pas comment Saint-John vécut cette nouvelle; il ne
+répondit jamais à la lettre que je lui écrivis à cette occasion.
+Six mois après il m'écrivit, mais sans nommer M. Rochester et sans
+faire allusion à mon mariage. Sa lettre était calme et même
+amicale, bien que très sérieuse. Depuis ce temps notre
+correspondance, sans être très fréquente, fut régulière. Il espère
+que je suis heureuse, me dit-il, et que le Seigneur ne pourra pas
+me compter au nombre de ceux qui vivent sans Dieu dans le monde et
+ne s'inquiètent que des choses de la terre.
+
+Sans doute vous n'avez pas complètement oublié la petite Adèle;
+quant à moi, je me souviens toujours d'elle. J'obtins bientôt de
+M. Rochester la permission d'aller la voir à sa pension. Je fus
+émue par la joie qu'elle témoigna en me revoyant. Elle me parut
+pâle et maigre, et elle me dit qu'elle n'était point heureuse. Je
+trouvai le règlement de la maison trop dur et les études trop
+sévères pour un enfant de son âge. Je l'emmenai avec moi. Je
+voulais redevenir son institutrice; mais je vis bientôt que
+c'était impossible: un autre demandait mon temps et mes soins; mon
+mari en avait absolument besoin. Je cherchai une pension plus
+douce, et assez voisine pour que je pusse aller la voir souvent et
+la ramener quelquefois à la maison. Je pris soin qu'elle ne
+manquât jamais de ce qui pouvait contribuer à son bien-être. Elle
+s'habitua bientôt à sa nouvelle demeure, redevint heureuse et fit
+de rapides progrès dans ses études. En grandissant, l'éducation
+anglaise corrigea en grande partie les défauts de sa nature trop
+française. Quand elle quitta sa pension, je trouvai en elle une
+compagne agréable et complaisante; elle était docile, d'un bon
+naturel, et avait d'excellents principes. Par ses soins
+reconnaissants pour moi et les miens, elle m'a bien récompensée
+des petites bontés que j'ai jamais pu avoir pour elle.
+
+Mon récit approche de sa fin. Encore quelques mots sur ma vie de
+femme et sur le sort de ceux dont les noms ont été si souvent
+mentionnés ici, et alors j'aurai fini.
+
+Il y a maintenant dix ans que je suis mariée, et je sais ce que
+c'est que de vivre entièrement avec et pour l'être que j'aime le
+plus au monde. Je me trouve bien heureuse, plus heureuse que ne
+peuvent l'exprimer des mots, parce que je suis la vie de mon mari
+autant qu'il est la mienne; jamais aucune femme n'a été plus liée
+à son mari que moi; jamais aucune n'a été plus la chair de sa
+chair, le sang de son sang. Nous ne sommes pas plus fatigués de la
+présence l'un de l'autre que nous ne sommes las des battements de
+nos coeurs; nous sommes toujours ensemble, et c'est pour nous le
+moyen d'être aussi libres que dans la solitude et aussi gais qu'en
+société. Nous causons tout le jour, et c'est comme si nous
+méditions d'une manière plus claire et plus animée. Il a toute ma
+confiance et j'ai toute la sienne. Nos caractères se conviennent;
+il en résulte un accord parfait.
+
+M. Rochester resta aveugle pendant les deux premières années de
+notre mariage: c'est peut-être là ce qui nous a tant rapprochés,
+ce qui a rendu notre union si intime; car j'étais sa vue comme je
+suis encore sa main droite. J'étais littéralement, ainsi qu'il me
+le disait souvent, la prunelle de ses yeux; c'était par moi qu'il
+lisait la nature et les livres. Je n'étais jamais fatiguée de
+regarder pour lui et de dépeindre les champs, les rivières, les
+villes, les arbres, les nuages et les rayons de soleil des
+paysages qui nous environnaient, et de remplacer par mes paroles
+ce que lui refusaient ses yeux. Je n'étais jamais fatiguée de lire
+pour lui, de le conduire où il désirait aller, de faire ce qu'il
+désirait faire; et j'éprouvais une joie infinie à lui rendre ces
+tristes services parce qu'il me les demandait sans éprouver ni
+honte douloureuse ni poignante humiliation. Il m'aimait si
+sincèrement qu'il n'hésitait pas à avoir recours à moi. Je
+l'aimais si tendrement qu'en le servant je satisfaisais mon désir
+le plus doux.
+
+Il y avait deux ans que nous étions mariés; un matin que
+j'écrivais une lettre sous sa dictée; il s'approcha, se pencha
+vers moi et me dit:
+
+«Jane, avez-vous quelque chose de brillant autour de votre cou?»
+
+J'avais une chaîne d'or; je lui répondis que oui.
+
+«Et avez-vous une robe d'un bleu pâle?»
+
+J'en avais une. Il m'apprit alors que depuis quelque temps il lui
+avait semblé voir s'éclaircir les ténèbres qui recouvraient l'un
+de ses yeux, et que maintenant il en était sûr.
+
+Nous nous rendîmes à Londres. Il consulta un oculiste éminent et
+recouvra enfin la vue d'un de ses yeux. Il ne voit pas très bien:
+il ne peut ni lire ni écrire longtemps; mais il peut se conduire.
+La terre n'est plus un chaos pour lui; et quand son premier-né fut
+placé entre ses bras, il put voir que son fils avait hérité de ses
+yeux, de ses yeux d'autrefois, si grands, si brillants et si
+noirs. À cette occasion, il reconnut de nouveau, le coeur rempli
+d'émotion, que Dieu avait été miséricordieux jusque dans le
+châtiment.
+
+Mon Édouard et moi nous sommes heureux, et d'autant plus que ceux
+que nous aimons le sont aussi. Diana et Marie Rivers sont toutes
+deux mariées; chaque année elles viennent nous voir ou nous allons
+les voir. Le mari de Diana est un capitaine de marine; c'est un
+galant officier et un excellent homme. Marie a épousé un ministre,
+ami de collège de son frère et digne de cette union par ses vertus
+et ses talents. Le capitaine Fritzjames et M. Warthon aiment
+sincèrement leurs femmes et en sont aimés.
+
+Quant à Saint-John, il quitta l'Angleterre pour aller aux Indes.
+Il entreprit la tâche qu'il s'était imposée et il la poursuit
+encore: jamais pionnier plus infatigable et plus résolu ne se
+lança au milieu des rochers et des périls; il demeure ferme,
+fidèle et dévoué. Il travaille pour ses frères avec énergie, zèle
+et foi; il leur trace le chemin douloureux du perfectionnement.
+Comme un géant, il abat les préjugés religieux et sociaux qui
+encombrent la route du Seigneur. Il est peut-être austère,
+exigeant, ambitieux même; mais son austérité est celle du
+guerrier. Âme noble, pèlerin généreux qui se tient en garde contre
+les tentations des impies, son exigence est celle de l'apôtre qui
+ne parle qu'au nom du Christ quand il dit: «Que celui qui veut
+être à moi renonce à lui-même, prenne sa croix et me suive.» Son
+ambition est l'aspiration d'une âme qui veut une place dans les
+premiers rangs de ceux qui se sont rachetés de leurs fautes, qui
+se tiennent purs de toute souillure devant le trône de Dieu,
+partagent la dernière victoire avec l'Agneau sans tache, et sont
+appelés les élus et les fidèles.
+
+Saint-John ne s'est pas marié; il ne se mariera jamais. Jusqu'ici
+il a pu accomplir sa tâche à lui seul, et elle approche de sa fin.
+Son glorieux soleil est près du déclin. La dernière lettre que
+j'ai reçue de lui m'a arraché des larmes humaines, mais a rempli
+mon coeur d'une joie divine: il pressentait sa récompense et
+apercevait déjà sa couronne incorruptible. Je sais que la
+prochaine fois ce sera une main étrangère qui m'écrira pour
+m'apprendre que le bon et fidèle serviteur a enfin été appelé dans
+la joie du seigneur. Et pourquoi pleurer?
+
+La dernière heure de Saint-John ne sera pas obscurcie par la
+crainte de la mort. Aucun nuage ne s'appesantira sur son esprit;
+son coeur sera intrépide, son espérance sûre, sa foi ferme; ses
+propres paroles en sont un témoignage.
+
+«Mon maître, dit-il, m'a averti; chaque jour il m'annonce plus
+clairement ma délivrance. J'avance rapidement, et à chaque heure
+qui s'écoule, je réponds avec plus d'ardeur; «Amen; venez,
+Seigneur Jésus!»
+
+FIN
+
+
+
+ [1] À quatre reprises, dans le présent volume, la
+traductrice emploie le prénom francisé Jeanne au lieu de
+Jane. [Note du correcteur]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Jane Eyre, by Charlotte Brontë
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK JANE EYRE ***
+
+***** This file should be named 16235-8.txt or 16235-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/6/2/3/16235/
+
+Produced by Ebooks libres et gratuits; this text is also
+available at http://www.ebooksgratuits.com
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+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
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+redistribution.
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
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+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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