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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Introduction à l'étude de la médecine expérimentale + +Author: Claude Bernard + +Release Date: July 7, 2005 [EBook #16234] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA *** + + + + +This Etext was prepared by Distributed Proofreaders EU - Mireille +Harmelin et Michel Arotcarena - Ebooks libres et gratuits - +Jean-Claude, Fred et Coolmicro. + + + + + +Claude Bernard + + +INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE + + +(1865) + + +Table des matières + +PREMIÈRE PARTIE DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL. +CHAPITRE PREMIER DE L'OBSERVATION ET DE L'EXPÉRIENCE. +§ I. -- Définitions diverses de l'observation et de l'expérience. +§ II. -- Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation est +autre chose que faire des expériences et faire des observations. +§ III. -- De l'investigateur; de la recherche scientifique. +§ IV. -- De l'observateur et de l'expérimentateur; des sciences +d'observation et d'expérimentation. +§ V. -- L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée. +§ VI. -- Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur ne +se sépare pas de l'observation. +CHAPITRE II DE L'IDÉE A PRIORI ET DU DOUTE DANS LE RAISONNEMENT +EXPÉRIMENTAL. +§ I. -- Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures. +§ II. -- L'intuition ou le sentiment engendre l'idée expérimentale. +§ III. -- L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et +garder toujours sa liberté d'esprit. +§ IV. -- Caractère indépendant de la méthode expérimentale. +§ V. -- De l'induction et de la déduction dans le raisonnement +expérimental. +§ VI. -- Du doute dans le raisonnement expérimental. +§ VII. -- Du principe du criterium expérimental. +§ VIII. -- De la preuve et de la contre-épreuve. +DEUXIÈME PARTIE DE L'EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. +CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES COMMUNES AUX ÊTRES +VIVANTS ET AUX CORPS BRUTS. +§ I. -- La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de +l'expérimentation. +§ II. -- Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées +à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent +l'apparition. +§ III. -- Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se +passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués +de propriétés physico-chimiques constantes. +§ IV. -- Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des +phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des corps +bruts. +§ V. -- Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d'existence +des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les +corps bruts. +§ VI. -- Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences +biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il faut ramener +les phénomènes à des conditions expérimentales définies et aussi +simples que possible. +§ VII. Dans les corps vivants de même que dans les corps bruts, les +phénomènes ont toujours une double condition d'existence. +§ VIII. -- Dans les sciences biologiques comme dans les sciences +physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les +corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir +aucune spontanéité. +§ IX. -- La limite de nos connaissances est la même dans les phénomènes +des corps vivants et dans les phénomènes des corps bruts. +§ X. -- Dans les sciences des corps vivants comme dans celles des corps +bruts, l'expérimentateur ne crée rien; il ne fait qu'obéir aux lois de +la nature. +CHAPITRE II CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES SPÉCIALES AUX ÊTRES +VIVANTS. +§ I. -- Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un +ensemble harmonique des phénomènes. +§ II. -- De la pratique expérimentale sur les êtres vivants. +§ III. -- De la vivisection. +§ IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection. +§ V. -- De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques dans +leurs rapports avec la vivisection. +§ VI. -- De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation; de la +variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s'offrent à +l'expérimentateur. +§ VII. -- Du choix des animaux; de l'utilité que l'on peut tirer pour +la médecine des expériences faites sur les diverses espèces animales. +§ VIII. -- De la comparaison des animaux et l'expérimentation +comparative. +§ IX. -- De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des êtres +vivants; des moyennes et de la statistique. +§ X. -- Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens nécessaires +à l'étude de la médecine expérimentale. +TROISIÈME PARTIE APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE À L'ÉTUDE +DES PHÉNOMÈNES DE LA VIE. +CHAPITRE PREMIER EXEMPLES D'INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE +PHYSIOLOGIQUE. +§ I. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une +observation. +§ II. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une +hypothèse ou une théorie. +CHAPITRE II EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. +§ I. -- Le principe du déterminisme expérimental n'admet pas des faits +contradictoires. +§ II -- Le principe du déterminisme repousse de la science les faits +indéterminés ou irrationnels. +§ III. -- Le principe du déterminisme exige que les faits soient +comparativement déterminés. +§ IV. -- La critique expérimentale ne doit porter que sur des faits et +jamais sur des mots. +CHAPITRE III. DE L'INVESTIGATION ET DE LA CRITIQUE APPLIQUÉES À LA +MÉDECINE EXPÉRIMENTALE. +§ I. -- De l'investigation pathologique et thérapeutique. +§ II. -- De la critique expérimentale pathologique et thérapeutique. +CHAPITRE IV. DES OBSTACLES PHILOSOPHIQUES QUE RENCONTRE LA MÉDECINE +EXPÉRIMENTALE. +§I. -- De la fausse application de la physiologie à la médecine. +§ II. -- L'ignorance scientifique et certaines illusions de l'esprit +médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale. +§ III. -- La médecine empirique et la médecine expérimentale ne sont +point incompatibles; elles doivent être au contraire inséparables l'une +de l'autre. +§ IV. -- La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine médicale +ni à aucun système philosophique. + + + + + + +Conserver la santé et guérir les maladies: tel est le problème que +la médecine a posé dès son origine et dont elle poursuit encore la +solution scientifique[1]. L'état actuel de la pratique médicale +donne à présumer que cette solution se fera encore longtemps +chercher. Cependant, dans sa marche à travers les siècles, la +médecine, constamment forcée d'agir, a tenté d'innombrables essais +dans le domaine de l'empirisme et en a tiré d'utiles +enseignements. Si elle a été sillonnée et bouleversée par des +systèmes de toute espèce que leur fragilité a fait successivement +disparaître, elle n'en a pas moins exécuté des recherches, acquis +des notions et entassé des matériaux précieux, qui auront plus +tard leur place et leur signification dans la médecine +scientifique. De notre temps, grâce aux développements +considérables et aux secours puissants des sciences physico- +chimiques, l'étude des phénomènes de la vie, soit à l'état normal, +soit à l'état pathologique, a accompli des progrès surprenants qui +chaque jour se multiplient davantage. + +Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine +se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la seule +marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à peu la +région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme +analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode +d'investigation commune aux sciences expérimentales. + +Pour embrasser le problème médical dans son entier, la médecine +expérimentale doit comprendre trois parties fondamentales: la +physiologie, la pathologie et la thérapeutique. La connaissance +des causes des phénomènes de la vie à l'état normal, c'est-à-dire +la physiologie, nous apprendra à maintenir les conditions normales +de la vie et à conserver la santé. La connaissance des maladies et +des causes qui les déterminent, c'est-à-dire la pathologie, nous +conduira, d'un côté, à prévenir le développement de ces conditions +morbides, et de l'autre à en combattre les effets par des agents +médicamenteux, c'est-à-dire à guérir les maladies. + +Pendant la période empirique de la médecine, qui sans doute devra +se prolonger encore longtemps, la physiologie, la pathologie et la +thérapeutique ont pu marcher séparément, parce que, n'étant +constituées ni les unes ni les autres, elles n'avaient pas à se +donner un mutuel appui dans la pratique médicale. Mais dans la +conception de la médecine scientifique, il ne saurait en être +ainsi; sa base doit être la physiologie. La science ne +s'établissant que par voie de comparaison, la connaissance de +l'état pathologique ou anormal ne saurait être obtenue, sans la +connaissance de l'état normal, de même que l'action thérapeutique +sur l'organisme des agents anormaux ou médicaments, ne saurait +être comprise scientifiquement sans l'étude préalable de l'action +physiologique des agents normaux qui entretiennent les phénomènes +de la vie. + +Mais la médecine scientifique ne peut se constituer, ainsi que les +autres sciences, que par voie expérimentale, c'est-à-dire par +l'application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux faits +que l'observation et l'expérimentation nous fournissent. La +méthode expérimentale, considérée en elle-même, n'est rien autre +chose qu'un raisonnement à l'aide duquel nous soumettons +méthodiquement nos idées à l'expérience des faits. + +Le raisonnement est toujours le même, aussi bien dans les sciences +qui étudient les êtres vivants que dans celles qui s'occupent des +corps bruts. Mais, dans chaque genre de science, les phénomènes +varient et présentent une complexité et des difficultés +d'investigation qui leur sont propres. C'est ce qui fait que les +principes de l'expérimentation, ainsi que nous le verrons plus +tard, sont incomparablement plus difficiles à appliquer à la +médecine et aux phénomènes des corps vivants qu'à la physique et +aux phénomènes des corps bruts. + +Le raisonnement sera toujours juste quand il s'exercera sur des +notions exactes et sur des faits précis; mais il ne pourra +conduire qu'à l'erreur toutes les fois que les notions ou les +faits sur lesquels il s'appuie seront primitivement entachés +d'erreur ou d'inexactitude. C'est pourquoi l'expérimentation, ou +l'art d'obtenir des expériences rigoureuses et bien déterminées, +est la base pratique et en quelque sorte la partie exécutive de la +méthode expérimentale appliquée à la médecine. Si l'on veut +constituer les sciences biologiques et étudier avec fruit les +phénomènes si complexes qui se passent chez les êtres vivants, +soit à l'état physiologique, soit à l'état pathologique, il faut +avant tout poser les principes de l'expérimentation et ensuite les +appliquer à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. +L'expérimentation est incontestablement plus difficile en médecine +que dans aucune autre science; mais par cela même, elle ne fut +jamais dans aucune plus nécessaire et plus indispensable. Plus une +science est complexe, plus il importe, en effet, d'en établir une +bonne critique expérimentale, afin d'obtenir des faits comparables +et exempts de causes d'erreur. C'est aujourd'hui, suivant nous, ce +qui importe le plus pour les progrès de la médecine. + +Pour être digne de ce nom, l'expérimentateur doit être à la fois +théoricien et praticien. S'il doit posséder d'une manière complète +l'art d'instituer les faits d'expérience, qui sont les matériaux +de la science, il doit aussi se rendre compte clairement des +principes scientifiques qui dirigent notre raisonnement au milieu +de l'étude expérimentale si variée des phénomènes de la nature. Il +serait impossible de séparer ces deux choses: la tête et la main. +Une main habile sans la tête qui la dirige est un instrument +aveugle; la tête sans la main qui réalise reste impuissante. + +Les principes de la médecine expérimentale seront développés dans +notre ouvrage au triple point de vue de la physiologie, de la +pathologie et de la thérapeutique. Mais, avant d'entrer dans les +considérations générales et dans les descriptions spéciales des +procédés opératoires, propres à chacune de ces divisions, je crois +utile de donner, dans cette introduction, quelques développements +relatifs à la partie théorique ou philosophique de la méthode dont +le livre, au fond, ne sera que la partie pratique. + +Les idées que nous allons exposer ici n'ont certainement rien de +nouveau; la méthode expérimentale et l'expérimentation sont depuis +longtemps introduites dans les sciences physico-chimiques qui leur +doivent tout leur éclat. À diverses époques, des hommes éminents +ont traité les questions de méthode dans les sciences; et de nos +jours, M. Chevreul développe dans tous ses ouvrages des +considérations très-importantes sur la philosophie des sciences +expérimentales. Après cela, nous ne saurions donc avoir aucune +prétention philosophique. Notre unique but est et a toujours été +de contribuer à faire pénétrer les principes bien connus de la +méthode expérimentale dans les sciences médicales. C'est pourquoi +nous allons ici résumer ces principes, en indiquant +particulièrement les précautions qu'il convient de garder dans +leur application, à raison de la complexité toute spéciale des +phénomènes de la vie. Nous envisagerons ces difficultés d'abord +dans l'emploi du raisonnement expérimental et ensuite dans la +pratique de l'expérimentation. + + + + +PREMIÈRE PARTIE + + +DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL. + + + + + +CHAPITRE PREMIER +DE L'OBSERVATION ET DE L'EXPÉRIENCE. + + +L'homme ne peut observer les phénomènes qui l'entourent que dans +des limites très-restreintes; le plus grand nombre échappe +naturellement à ses sens, et l'observation simple ne lui suffit +pas. Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à l'aide +d'appareils spéciaux, la puissance de ces organes, en même temps +qu'il s'est armé d'instruments divers qui lui ont servi à pénétrer +dans l'intérieur des corps pour les décomposer et en étudier les +parties cachées. Il y a ainsi une gradation nécessaire à établir +entre les divers procédés d'investigation ou de recherches qui +peuvent être simples ou complexes: les premiers s'adressent aux +objets les plus faciles à examiner et pour lesquels nos sens +suffisent; les seconds, à l'aide de moyens variés, rendent +accessibles à notre observation des objets ou des phénomènes qui +sans cela nous seraient toujours demeurés inconnus, parce que dans +l'état naturel ils sont hors de notre portée. L'investigation, +tantôt simple, tantôt armée et perfection née, est donc destinée à +nous faire découvrir et constater les phénomènes plus ou moins +cachés qui nous entourent. + +Mais l'homme ne se borne pas à voir; il pense et veut connaître la +signification des phénomènes dont l'observation lui a révélé +l'existence. Pour cela il raisonne, compare les faits, les +interroge, et, par les réponses qu'il en tire, les contrôle les +uns par les autres. C'est ce genre de contrôle, au moyen du +raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler, +l'expérience, et c'est le seul procédé que nous ayons pour nous +instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous. + +Dans le sens philosophique, l'observation montre et l'expérience +instruit. Cette première distinction va nous servir de point de +départ pour examiner les définitions diverses qui ont été données +de l'observation et de l'expérience par les philosophes et les +médecins. + + +§ I. -- Définitions diverses de l'observation et de l'expérience. + + +On a quelquefois semblé confondre l'expérience avec l'observation. +Bacon paraît réunir ces deux choses quand il dit: «L'observation +et l'expérience pour amasser les matériaux, l'induction et la +déduction pour les élaborer: voilà les seules bonnes machines +intellectuelles.» Les médecins et les physiologistes, ainsi que le +plus grand nombre des savants, ont distingué l'observation de +l'expérience, mais ils n'ont pas été complètement d'accord sur la +définition de ces deux termes: Zimmermann s'exprime ainsi: «Une +expérience diffère d'une observation en ce que la connaissance +qu'une observation nous procure semble se présenter d'elle-même; +au lieu que celle qu'une expérience nous fournit est le fruit de +quelque tentative que l'on fait dans le dessein de savoir si une +chose est ou n'est point[2].» Cette définition représente une +opinion assez généralement adoptée. D'après elle, l'observation +serait la constatation des choses ou des phénomènes tels que la +nature nous les offre ordinairement, tandis que l'expérience +serait la constatation de phénomènes créés ou déterminés par +l'expérimentateur. Il y aurait à établir de cette manière une +sorte d'opposition entre l'observateur et l'expérimentateur; le +premier étant passif dans la production des phénomènes, le second +y prenant, au contraire, une part directe et active. Cuvier a +exprimé cette même pensée en disant: «L'observateur écoute la +nature; l'expérimentateur l'interroge et la force à se dévoiler.» + +Au premier abord, et quand on considère les choses d'une manière +générale, cette distinction entre l'activité de l'expérimentateur +et la passivité de l'observateur paraît claire et semble devoir +être facile à établir. Mais, dès qu'on descend dans la pratique +expérimentale, on trouve que, dans beaucoup de cas, cette +séparation est très-difficile à faire et que parfois même elle +entraîne de l'obscurité. Cela résulte, ce me semble, de ce que +l'on a confondu l'art de l'investigation, qui recherche et +constate les faits, avec l'art du raisonnement, qui les met en +oeuvre logiquement pour la recherche de la vérité. Or, dans +l'investigation il peut y avoir à la fois activité de l'esprit et +des sens, soit pour faire des observations, soit pour faire des +expériences. + +En effet, si l'on voulait admettre que l'observation est +caractérisée par cela seul que le savant constate des phénomènes +que la nature a produits spontanément et sans son intervention, on +ne pourrait cependant pas trouver que l'esprit comme la main reste +toujours inactif dans l'observation, et l'on serait amené à +distinguer sous ce rapport deux sortes d'observations: les unes +passives, les autres actives. Je suppose, par exemple, ce qui est +souvent arrivé, qu'une maladie endémique quelconque survienne dans +un pays et s'offre à l'observation d'un médecin. C'est là une +observation spontanée ou passive que le médecin fait par hasard et +sans y être conduit par aucune idée préconçue. Mais si, après +avoir observé les premiers cas, il vient à l'idée de ce médecin +que la production de cette maladie pourrait bien être en rapport +avec certaines circonstances météorologiques ou hygiéniques +spéciales; alors le médecin va en voyage et se transporte dans +d'autres pays où règne la même maladie, pour voir si elle s'y +développe dans les mêmes conditions. Cette seconde observation, +faite en vue d'une idée préconçue sur la nature et la cause de la +maladie, est ce qu'il faudrait évidemment appeler une observation +provoquée ou active. J'en dirai autant d'un astronome qui, +regardant le ciel, découvre une planète qui passe par hasard +devant sa lunette; il a fait là une observation fortuite et +passive, c'est-à-dire sans idée préconçue. Mais si, après avoir +constaté les perturbations d'une planète, l'astronome en est venu +à faire des observations pour en rechercher la raison, je dirai +qu'alors l'astronome fait des observations actives, c'est-à-dire +des observations provoquées par une idée préconçue sur la cause de +la perturbation. On pourrait multiplier à l'infini les citations +de ce genre pour prouver que, dans la constatation des phénomènes +naturels qui s'offrent à nous, l'esprit est tantôt passif, ce qui +signifie, en d'autres termes, que l'observation se fait tantôt +sans idée préconçue et par hasard, et tantôt avec idée préconçue, +c'est-à-dire avec intention de vérifier l'exactitude d'une vue de +l'esprit. D'un autre côté, si l'on admettait, comme il a été dit +plus haut, que l'expérience est caractérisée par cela seul que le +savant constate des phénomènes qu'il a provoqués artificiellement +et qui naturellement ne se présentaient pas à lui, on ne saurait +trouver non plus que la main de l'expérimentateur doive toujours +intervenir activement pour opérer l'apparition de ces phénomènes. +On a vu, en effet, dans certains cas, des accidents où la nature +agissait pour lui, et là encore nous serions obligés de +distinguer, au point de vue de l'intervention manuelle, des +expériences actives et des expériences passives. Je suppose qu'un +physiologiste veuille étudier la digestion et savoir ce qui se +passe dans l'estomac d'un animal vivant; il divisera les parois du +ventre et de l'estomac d'après des règles opératoires connues, et +il établira ce qu'on appelle une fistule gastrique. Le +physiologiste croira certainement avoir fait une expérience parce +qu'il est intervenu activement pour faire apparaître des +phénomènes qui ne s'offraient pas naturellement à ses yeux. Mais +maintenant je demanderai: le docteur W. Beaumont fit-il une +expérience quand il rencontra ce jeune chasseur canadien qui, +après avoir reçu à bout portant un coup de fusil dans l'hypocondre +gauche, conserva, à la chute de l'eschare, une large fistule de +l'estomac par laquelle on pouvait voir dans l'intérieur de cet +organe? Pendant plusieurs années, le docteur Beaumont, qui avait +pris cet homme à son service, put étudier de visu les phénomènes +de la digestion gastrique, ainsi qu'il nous l'a fait connaître +dans l'intéressant journal qu'il nous a donné à ce sujet[3]. Dans +le premier cas, le physiologiste a agi en vertu de l'idée +préconçue d'étudier les phénomènes digestifs et il a fait une +expérience active. Dans le second cas, un accident a opéré la +fistule à l'estomac, et elle s'est présentée fortuitement au +docteur Beaumont qui dans notre définition aurait fait une +expérience passive, s'il est permis d'ainsi parler. Ces exemples +prouvent donc que, dans la constatation des phénomènes qualifiés +d'expérience, l'activité manuelle de l'expérimentateur +n'intervient pas toujours; puisqu'il arrive que ces phénomènes +peuvent, ainsi que nous le voyons, se présenter comme des +observations passives ou fortuites. + +Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont caractérisé +un peu différemment l'observation et l'expérience. Pour eux +l'observation consiste dans la constatation de tout ce qui est +normal et régulier. Peu importe que l'investigateur ait provoqué +lui-même, ou par les mains d'un autre, ou par un accident, +l'apparition des phénomènes, dès qu'il les considère sans les +troubler et dans leur état normal, c'est une observation qu'il +fait. Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique que nous +avons cités précédemment, il y aurait eu, d'après ces auteurs, +observation, parce que dans les deux cas on a eu sous les yeux les +phénomènes digestifs conformes à l'état naturel. La fistule n'a +servi qu'à mieux voir, et à faire l'observation dans de meilleures +conditions. + +L'expérience, au contraire, implique, d'après les mêmes +physiologistes, l'idée d'une variation ou d'un trouble +intentionnellement apportés par l'investigateur dans les +conditions des phénomènes naturels. Cette définition répond en +effet à un groupe nombreux d'expériences que l'on pratique en +physiologie et qui pourraient s'appeler expériences par +destruction. Cette manière d'expérimenter, qui remonte à Galien, +est la plus simple, et elle devait se présenter à l'esprit des +anatomistes désireux de connaître sur le vivant l'usage des +parties qu'ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre. +Pour cela, ou supprime un organe sur le vivant par la section ou +par l'ablation, et l'on juge, d'après le trouble produit dans +l'organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l'usage de +l'organe enlevé. Ce procédé expérimental essentiellement +analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie. Par +exemple, l'anatomie avait appris que deux nerfs principaux se +distribuent à la face: le facial et la cinquième paire; pour +connaître leurs usages, on les a coupés successivement. Le +résultat a montré que la section du facial amène la perte du +mouvement, et la section de la cinquième paire, la perte de la +sensibilité. D'où l'on a conclu que le facial est le nerf moteur +de la face et la cinquième paire le nerf sensitif. + +Nous avons dit qu'en étudiant la digestion par l'intermédiaire +d'une fistule, on ne fait qu'une observation, suivant la +définition que nous examinons. Mais si, après avoir établi la +fistule, on vient à couper les nerfs de l'estomac avec l'intention +de voir les modifications qui en résultent dans la fonction +digestive, alors, suivant la même manière de voir, on fait une +expérience, parce qu'on cherche à connaître la fonction d'une +partie d'après le trouble que sa suppression entraîne. Ce qui peut +se résumer en disant que dans l'expérience il faut porter un +jugement par comparaison de deux faits, l'un normal, l'autre +anormal. + +Cette définition de l'expérience suppose nécessairement que +l'expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il veut +agir, soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de +connaître ainsi le rôle qu'il remplit dans les phénomènes de la +nature. C'est même, comme nous le verrons plus loin, sur cette +possibilité d'agir ou non sur les corps que reposera exclusivement +la distinction des sciences dites d'observation et des sciences +dites expérimentales. Mais si la définition de l'expérience que +nous venons de donner diffère de celle que nous avons examinée en +premier lieu, en ce qu'elle admet qu'il n'y a expérience que +lorsqu'on peut faire varier ou qu'on décompose par une sorte +d'analyse le phénomène qu'on veut connaître, elle lui ressemble +cependant en ce qu'elle suppose toujours comme elle une activité +intentionnelle de l'expérimentateur dans la production de ce +trouble des phénomènes. Or, il sera facile de montrer que souvent +l'activité intentionnelle de l'opérateur peut être remplacée par +un accident. On pourrait donc encore distinguer ici, comme dans la +première définition, des troubles survenus intentionnellement et +des troubles survenus spontanément et non intentionnellement. En +effet, reprenant notre exemple dans lequel le physiologiste coupe +le nerf facial pour en connaître les fonctions, je suppose, ce qui +est arrivé souvent, qu'une balle, un coup de sabre, une carie du +rocher viennent à couper ou à détruire le facial; il en résultera +fortuitement une paralysie du mouvement, c'est-à-dire un trouble +qui est exactement le même que celui que le physiologiste aurait +déterminé intentionnellement. + +Il en sera de même d'une infinité de lésions pathologiques qui +sont de véritables expériences dont le médecin et le physiologiste +tirent profit, sans que cependant il y ait de leur part aucune +préméditation pour provoquer ces lésions qui sont le fait de la +maladie. Je signale dès à présent cette idée parce qu'elle nous +sera utile plus tard pour prouver que la médecine possède de +véritables expériences, bien que ces dernières soient spontanées +et non provoquées par le médecin[4]. + +Je ferai encore une remarque qui servira de conclusion. Si en +effet on caractérise l'expérience par une variation ou par un +trouble apportés dans un phénomène, ce n'est qu'autant qu'on sous- +entend qu'il faut faire la comparaison de ce trouble avec l'état +normal. L'expérience n'étant en effet qu'un jugement, elle exige +nécessairement comparaison entre deux choses, et ce qui est +intentionnel ou actif dans l'expérience, c'est réellement la +comparaison que l'esprit veut faire. Or, que la perturbation soit +produite par accident ou autrement, l'esprit de l'expérimentateur +n'en compare pas moins bien. Il n'est donc pas nécessaire que l'un +des faits à comparer soit considéré comme un trouble; d'autant +plus qu'il n'y a dans la nature rien de troublé ni d'anormal; tout +se passe suivant des lois qui sont absolues, c'est-à-dire toujours +normales et déterminées. Les effets varient en raison des +conditions qui les manifestent, mais les lois ne varient pas. +L'état physiologique et l'état pathologique sont régis par les +mêmes forces, et ils ne diffèrent que par les conditions +particulières dans lesquelles la loi vitale se manifeste. + + +§ II. -- Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation +est autre chose que faire des expériences et faire des +observations. + + +Le reproche général que j'adresserai aux définitions qui +précèdent, c'est d'avoir donné aux mots un sens trop circonscrit +en ne tenant compte que de l'art de l'investigation, au lieu +d'envisager en même temps l'observation et l'expérience comme les +deux termes extrêmes du raisonnement expérimental. Aussi voyons- +nous ces définitions manquer de clarté et de généralité. Je pense +donc que, pour donner à la définition toute son utilité et toute +sa valeur, il faut distinguer ce qui appartient au procédé +d'investigation employé pour obtenir les faits, de ce qui +appartient au procédé intellectuel qui les met en oeuvre et en +fait à la fois le point d'appui et le criterium de la méthode +expérimentale. + +Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie +d'une manière générale et abstraite l'instruction acquise par +l'usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot +expérience pris au singulier, il exprime l'instruction qu'il a +acquise par l'exercice de la médecine. Il en est de même pour les +autres professions, et c'est dans ce sens que l'on dit qu'un homme +a acquis de l'expérience, qu'il a de l'expérience. Ensuite on a +donné par extension et dans un sens concret le nom d'expériences +aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des +choses. + +Le mot observation, au singulier, dans son acception générale et +abstraite, signifie la constatation exacte d'un fait à l'aide de +moyens d'investigation et d'études appropriées à cette +constatation. Par extension et dans un sens concret, on a donné +aussi le nom d'observations aux faits constatés, et c'est dans ce +sens que l'on dit observations médicales, observations +astronomiques, etc. + +Quand on parle d'une manière concrète, et quand on dit faire des +expériences ou faire des observations, cela signifie qu'on se +livre à l'investigation et à la recherche, que l'on tente des +essais, des épreuves, dans le but d'acquérir des faits dont +l'esprit, à l'aide du raisonnement, pourra tirer une connaissance +ou une instruction. + +Quand on parle d'une manière abstraite et quand on dit s'appuyer +sur l'observation et acquérir de l'expérience, cela signifie que +l'observation est le point d'appui de l'esprit qui raisonne, et +l'expérience le point d'appui de l'esprit qui conclut ou mieux +encore le fruit d'un raisonnement juste appliqué à +l'interprétation des faits. D'où il suit que l'on peut acquérir de +l'expérience sans faire des expériences, par cela seul qu'on +raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même que +l'on peut faire des expériences et des observations sans acquérir +de l'expérience, si l'on se borne à la constatation des faits. + +L'observation est donc ce qui montre les faits; l'expérience est +ce qui instruit sur les faits et ce qui donne de l'expérience +relativement à une chose. Mais comme cette instruction ne peut +arriver que par une comparaison et un jugement, c'est-à-dire par +suite d'un raisonnement, il en résulte que l'homme seul est +capable d'acquérir de l'expérience et de se perfectionner par +elle. + +«L'expérience, dit Goethe, corrige l'homme chaque jour.» Mais +c'est parce qu'il raisonne juste et expérimentalement sur ce qu'il +observe; sans cela il ne se corrigerait pas. L'homme qui a perdu +la raison, l'aliéné, ne s'instruit plus par l'expérience, il ne +raisonne plus expérimentalement. L'expérience est donc le +privilège de la raison. «À l'homme seul appartient de vérifier ses +pensées, de les ordonner; à l'homme seul appartient de corriger, +de rectifier, d'améliorer, de perfectionner et de pouvoir ainsi +tous les jours se rendre plus habile, plus sage et plus heureux. +Pour l'homme seul, enfin, existe un art, un art suprême, dont tous +les arts les plus vantés ne sont que les instruments et l'ouvrage: +l'art de la raison, le raisonnement[5].» + +Nous donnerons au mot expérience, en médecine expérimentale, le +même sens général qu'il conserve partout. Le savant s'instruit +chaque jour par l'expérience; par elle il corrige incessamment ses +idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en +harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grands, et pour +approcher ainsi de plus en plus de la vérité. + +On peut s'instruire, c'est-à-dire acquérir de l'expérience sur ce +qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et +expérimentalement. Il y a d'abord une sorte d'instruction ou +d'expérience inconsciente et empirique, que l'on obtient par la +pratique de chaque chose. Mais cette connaissance que l'on +acquiert ainsi n'en est pas moins nécessairement accompagnée d'un +raisonnement expérimental vague que l'on se fait sans s'en rendre +compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter +sur eux un jugement. L'expérience peut donc s'acquérir par un +raisonnement empirique et inconscient; mais cette marche obscure +et spontanée de l'esprit a été érigée par le savant en une méthode +claire et raisonnée, qui procède alors plus rapidement et d'une +manière consciente vers un but déterminé. Telle est la méthode +expérimentale dans les sciences, d'après laquelle l'expérience est +toujours acquise en vertu d'un raisonnement précis établi sur une +idée qu'a fait naître l'observation et que contrôle l'expérience. +En effet, il y a dans toute connaissance expérimentale trois +phases: observation faite, comparaison établie et jugement motivé. +La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un +jugement sur les faits qui nous entourent, à l'aide d'un criterium +qui n'est lui-même qu'un autre fait disposé de façon à contrôler +le jugement et à donner l'expérience. Prise dans ce sens général, +l'expérience est l'unique source des connaissances humaines. +L'esprit n'a en lui-même que le sentiment d'une relation +nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la forme de +cette relation que par l'expérience. + +Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode +expérimentale: + +1° l'art d'obtenir des faits exacts au moyen d'une investigation +rigoureuse; 2° l'art de les mettre en oeuvre au moyen d'un +raisonnement expérimental afin d'en faire ressortir la +connaissance de la loi des phénomènes. Nous avons dit que le +raisonnement expérimental s'exerce toujours et nécessairement sur +deux faits à la fois, l'un qui lui sert de point de départ: +l'observation; l'autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle: +l'expérience. Toutefois ce n'est, en quelque sorte, que comme +abstraction logique et en raison de la place qu'ils occupent qu'on +peut distinguer, dans le raisonnement, le fait observation du fait +expérience. + +Mais, en dehors du raisonnement expérimental, l'observation et +l'expérience n'existent plus dans le sens abstrait qui précède; il +n'y a dans l'une comme dans l'autre que des faits concrets qu'il +s'agit d'obtenir par des procédés d'investigation exacts et +rigoureux. Nous verrons plus loin que l'investigateur doit être +lui-même distingué en observateur et en expérimentateur; non +suivant qu'il est actif ou passif dans la production des +phénomènes, mais suivant qu'il agit ou non sur eux pour s'en +rendre maître. + + +§ III. -- De l'investigateur; de la recherche scientifique. + + +L'art de l'investigation scientifique est la pierre angulaire de +toutes les sciences expérimentales. Si les faits qui servent de +base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout s'écroulera +ou tout deviendra faux; et c'est ainsi que, le plus souvent, les +erreurs dans les théories scientifiques ont pour origine des +erreurs de faits. + +Dans l'investigation considérée comme art de recherches +expérimentales, il n'y a que des faits mis en lumière par +l'investigateur et constatés le plus rigoureusement possible, à +l'aide des moyens les mieux appropriés. Il n'y a plus lieu de +distinguer ici l'observateur de l'expérimentateur par la nature +des procédés de recherches mis en usage. J'ai montré dans le +paragraphe précédent que les définitions et les distinctions qu'on +a essayé d'établir d'après l'activité ou la passivité de +l'investigation, ne sont pas soutenables. En effet, l'observateur +et l'expérimentateur sont des investigateurs qui cherchent à +constater les faits de leur mieux et qui emploient à cet effet des +moyens d'étude plus ou moins compliqués, selon la complexité des +phénomènes qu'ils étudient. Ils peuvent, l'un et l'autre, avoir +besoin de la même activité manuelle et intellectuelle, de la même +habileté, du même esprit d'invention, pour créer et perfectionner +les divers appareils ou instruments d'investigation qui leur sont +communs pour la plupart. Chaque science a en quelque sorte un +genre d'investigation qui lui est propre et un attirail +d'instruments et de procédés spéciaux. Cela se conçoit d'ailleurs +puisque chaque science se distingue par la nature de ses problèmes +et par la diversité des phénomènes qu'elle étudie. L'investigation +médicale est la plus compliquée de toutes; elle comprend tous les +procédés qui sont propres aux recherches anatomiques, +physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, et, de plus, en +se développant, elle emprunte à la chimie et à la physique une +foule de moyens de recherches qui deviennent pour elle de +puissants auxiliaires. Tous les progrès des sciences +expérimentales se mesurent par le perfectionnement de leurs moyens +d'investigation. Tout l'avenir de la médecine expérimentale est +subordonné à la création d'une méthode de recherche applicable +avec fruit à l'étude des phénomènes de la vie, soit à l'état +normal, soit à l'état pathologique. Je n'insisterai pas ici sur la +nécessité d'une telle méthode d'investigation expérimentale en +médecine, et je n'essayerai pas même d'en énumérer les +difficultés. Je me bornerai à dire que toute ma vie scientifique +est vouée à concourir pour ma part à cette oeuvre immense que la +science moderne aura la gloire d'avoir comprise et le mérite +d'avoir inaugurée, en laissant aux siècles futurs le soin de la +continuer et de la fonder définitivement. Les deux volumes qui +constitueront mon ouvrage sur les Principes de la médecine +expérimentale seront uniquement consacrés au développement de +procédés d'investigation expérimentale appliqués à la physiologie, +à la pathologie et à la thérapeutique. Mais comme il est +impossible à un seul d'envisager toutes les faces de +l'investigation médicale, et pour me limiter encore dans un sujet +aussi vaste, je m'occuperai plus particulièrement de la +régularisation des procédés de vivisections zoologiques. Cette +branche de l'investigation biologique est sans contredit la plus +délicate et la plus difficile; mais je la considère comme la plus +féconde et comme étant celle qui peut être d'une plus grande +utilité immédiate à l'avancement de la médecine expérimentale. + +Dans l'investigation scientifique, les moindres procédés sont de +la plus haute importance. Le choix heureux d'un animal, un +instrument construit d'une certaine façon, l'emploi d'un réactif +au lieu d'un autre, suffisent souvent pour résoudre les questions +générales les plus élevées. Chaque fois qu'un moyen nouveau et sûr +d'analyse expérimentale surgit, on voit toujours la science faire +des progrès dans les questions auxquelles ce moyen peut être +appliqué. Par contre, une mauvaise méthode et des procédés de +recherche défectueux peuvent entraîner dans les erreurs les plus +graves et retarder la science en la fourvoyant. En un mot, les +plus grandes vérités scientifiques ont leurs racines dans les +détails de l'investigation expérimentale qui constituent en +quelque sorte le sol dans lequel ces vérités se développent. + +Il faut avoir été élevé et avoir vécu dans les laboratoires pour +bien sentir toute l'importance de tous ces détails de procédés +d'investigation, qui sont si souvent ignorés et méprisés par les +faux savants qui s'intitulent généralisateurs. Pourtant on +n'arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et +lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu'autant qu'on aura +expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre ou le +laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie. On a dit +quelque part que la vraie science devait être comparée à un +plateau fleuri et délicieux sur lequel on ne pouvait arriver +qu'après avoir gravi des pentes escarpées et s'être écorché les +jambes à travers les ronces et les broussailles. S'il fallait +donner une comparaison qui exprimât mon sentiment sur la science +de la vie, je dirais que c'est un salon superbe tout +resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu'en +passant par une longue et affreuse cuisine. + + +§ IV. -- De l'observateur et de l'expérimentateur; des sciences +d'observation et d'expérimentation. + + +Nous venons de voir, qu'au point de vue de l'art de +l'investigation, l'observation et l'expérience ne doivent être +considérées que comme des faits mis en lumière par +l'investigateur, et nous avons ajouté que la méthode +d'investigation ne distingue pas celui qui observe de celui qui +expérimente. Où donc se trouve dès lors, demandera-t-on, la +distinction entre l'observateur et l'expérimentateur? Le voici: on +donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés +d'investigations simples ou complexes à l'étude de phénomènes +qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille, par conséquent, tels +que la nature les lui offre. On donne le nom d'expérimentateur à +celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou +complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, +les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des +circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne +les lui présentait pas. Dans ce sens, l'observation est +l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est +l'investigation d'un phénomène modifié par l'investigateur. Cette +distinction qui semble être tout extrinsèque et résider simplement +dans une définition de mots, donne cependant, comme nous allons le +voir, le seul sens suivant lequel il faut comprendre la différence +importante qui sépare les sciences d'observation des sciences +d'expérimentation ou expérimentales. + +Nous avons dit, dans un paragraphe précédent, qu'au point de vue +du raisonnement expérimental les mots observation et expérience +pris dans un sens abstrait signifient, le premier, la constatation +pure et simple d'un fait, le second, le contrôle d'une idée par un +fait. Mais si nous n'envisagions l'observation que dans ce sens +abstrait, il ne nous serait pas possible d'en tirer une science +d'observation. La simple constatation des faits ne pourra jamais +parvenir à constituer une science. On aurait beau multiplier les +faits ou les observations, que cela n'en apprendrait pas +davantage. Pour s'instruire, il faut nécessairement raisonner sur +ce que l'on a observé, comparer les faits et les juger par +d'autres faits qui servent de contrôle. Mais une observation peut +servir de contrôle à une autre observation. De sorte qu'une +science d'observation sera simplement une science faite avec des +observations, c'est-à-dire une science dans laquelle on raisonnera +sur des faits d'observation naturelle, tels que nous les avons +définis plus haut. Une science expérimentale ou d'expérimentation +sera une science faite avec des expériences, c'est-à-dire dans +laquelle on raisonnera sur des faits d'expérimentation obtenus +dans des conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées +lui-même. + +Il y a des sciences qui, comme l'astronomie, resteront toujours +pour nous des sciences d'observation, parce que les phénomènes +qu'elles étudient sont hors de notre sphère d'action; mais les +sciences terrestres peuvent être à la fois des sciences +d'observation et des sciences expérimentales. Il faut ajouter que +toutes ces sciences commencent par être des sciences d'observation +pure; ce n'est qu'en avançant dans l'analyse des phénomènes +qu'elles deviennent expérimentales, parce que l'observateur, se +transformant en expérimentateur, imagine des procédés +d'investigation pour pénétrer dans les corps et faire varier les +conditions des phénomènes. L'expérimentation n'est que la mise en +oeuvre des procédés d'investigation qui sont spéciaux à +l'expérimentateur. + +Maintenant, quant au raisonnement expérimental, il sera absolument +le même dans les sciences d'observation et dans les sciences +expérimentales. Il y aura toujours jugement par une comparaison +s'appuyant sur deux faits, l'un qui sert de point de départ, +l'autre qui sert de conclusion au raisonnement. Seulement dans les +sciences d'observation les deux faits seront toujours des +observations; tandis que dans les sciences expérimentales les deux +faits pourront être empruntés à l'expérimentation exclusivement, +ou à l'expérimentation et à l'observation à la fois, selon les cas +et suivant que l'on pénètre plus ou moins profondément dans +l'analyse expérimentale. Un médecin qui observe une maladie dans +diverses circonstances, qui raisonne sur l'influence de ces +circonstances, et qui en tire des conséquences qui se trouvent +contrôlées par d'autres observations; ce médecin fera un +raisonnement expérimental quoiqu'il ne fasse pas d'expériences. +Mais s'il veut aller plus loin et connaître le mécanisme intérieur +de la maladie, il aura affaire à des phénomènes cachés, alors il +devra expérimenter; mais il raisonnera toujours de même. + +Un naturaliste qui observe des animaux dans toutes les conditions +de leur existence et qui tire de ces observations des conséquences +qui se trouvent vérifiées et contrôlées par d'autres observations, +ce naturaliste emploiera la méthode expérimentale, quoiqu'il ne +fasse pas de l'expérimentation proprement dite. Mais s'il lui faut +aller observer des phénomènes dans l'estomac, il doit imaginer des +procédés d'expérimentation plus ou moins complexes pour voir dans +une cavité cachée à ses regards. Néanmoins le raisonnement +expérimental est toujours le même; Réaumur et Spallanzani +appliquent également la méthode expérimentale quand ils font leurs +observations d'histoire naturelle ou leurs expériences sur la +digestion. Quand Pascal fit une observation barométrique au bas de +la tour Saint-Jacques et qu'il en institua ensuite une autre sur +le haut de la tour, on admet qu'il fit une expérience, et +cependant ce ne sont que deux observations comparées sur la +pression de l'air, exécutées en vue de l'idée préconçue que cette +pression devait varier suivant les hauteurs. Au contraire, quand +Jenner[6] observait le coucou sur un arbre avec une longue vue afin +de ne point l'effaroucher, il faisait une simple observation, +parce qu'il ne la comparait pas à une première pour en tirer une +conclusion et porter sur elle un jugement. De même un astronome +fait d'abord des observations, et ensuite raisonne sur elles pour +en tirer un ensemble de notions qu'il contrôle par des +observations faites dans des conditions propres à ce but. Or cet +astronome raisonne comme les expérimentateurs, parce que +l'expérience acquise implique partout jugement et comparaison +entre deux faits liés dans l'esprit par une idée. + +Toutefois, ainsi que nous l'avons déjà dit, il faut bien +distinguer l'astronome du savant qui s'occupe des sciences +terrestres, en ce que l'astronome est forcé de se borner à +l'observation, ne pouvant pas aller dans le ciel expérimenter sur +les planètes. C'est là précisément, dans cette puissance de +l'investigateur d'agir sur les phénomènes, que se trouve la +différence qui sépare les sciences dites d'expérimentation, des +sciences dites d'observation. Laplace considère que l'astronomie +est une science d'observation parce qu'on ne peut qu'observer le +mouvement des planètes; on ne saurait en effet les atteindre pour +modifier leur marche et leur appliquer l'expérimentation. «Sur la +terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des +expériences; dans le ciel, nous déterminons avec soin tous ceux +que nous offrent les mouvements célestes[7].» Certains médecins +qualifient la médecine de science d'observation, parce qu'ils ont +pensé à tort que l'expérimentation ne lui était pas applicable. + +Au fond toutes les sciences raisonnent de même et visent au même +but. Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi des +phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou maîtriser +ces phénomènes. Or, l'astronome prédit les mouvements des astres, +il en tire une foule de notions pratiques, mais il ne peut +modifier par l'expérimentation les phénomènes célestes comme le +font le chimiste et le physicien pour ce qui concerne leur +science. + +Donc, s'il n'y a pas, au point de vue de la méthode philosophique, +de différence essentielle entre les sciences d'observation et les +sciences d'expérimentation, il en existe cependant une réelle au +point de vue des conséquences pratiques que l'homme peut en tirer, +et relativement à la puissance qu'il acquiert par leur moyen. Dans +les sciences d'observation, l'homme observe et raisonne +expérimentalement, mais il n'expérimente pas; et dans ce sens ou +pourrait dire qu'une science d'observation est une science +passive. Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe, +mais de plus il agit sur la matière, en analyse les propriétés et +provoque à son profit l'apparition de phénomènes, qui sans doute +se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des +conditions que la nature n'avait souvent pas encore réalisées. À +l'aide de ces sciences expérimentales actives, l'homme devient un +inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création; +et l'on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la +puissance qu'il peut acquérir sur la nature, par les progrès +futurs des sciences expérimentales. + +Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit +demeurer une science d'observation ou devenir une science +expérimentale. Sans doute la médecine doit commencer par être une +simple observation clinique. Ensuite comme l'organisme forme par +lui-même une unité harmonique, un petit monde (microcosme) contenu +dans le grand monde (macrocosme), on a pu soutenir que la vie +était indivisible et qu'on devait se borner à observer les +phénomènes que nous offrent dans leur ensemble les organismes +vivants sains et malades, et se contenter de raisonner sur les +faits observés. Mais si l'on admet qu'il faille ainsi se limiter +et si l'on pose en principe que la médecine n'est qu'une science +passive d'observation, le médecin ne devra pas plus toucher au +corps humain que l'astronome ne touche aux planètes. Dès lors +l'anatomie normale ou pathologique, les vivisections, appliquées à +la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique, tout cela +est complètement inutile. La médecine ainsi conçue ne peut +conduire qu'à l'expectation et à des prescriptions hygiéniques +plus ou moins utiles; mais c'est la négation d'une médecine +active, c'est-à-dire d'une thérapeutique scientifique et réelle. + +Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans l'examen d'une définition +aussi importante que celle de la médecine expérimentale. Je me +réserve de traiter ailleurs cette question avec tout le +développement nécessaire. Je me borne à donner simplement ici mon +opinion, en disant que je pense que la médecine est destinée à +être une science expérimentale et progressive; et c'est +précisément par suite de mes convictions à cet égard que je +compose cet ouvrage, dans le but de contribuer pour ma part à +favoriser le développement de cette médecine scientifique ou +expérimentale. + + +§ V. -- L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée. + + +Malgré la différence importante que nous venons de signaler entre +les sciences dites d'observation et les sciences dites +d'expérimentation, l'observateur et l'expérimentateur n'en ont pas +moins, dans leurs investigations, pour but commun et immédiat +d'établir et de constater des faits ou des phénomènes aussi +rigoureusement que possible, et à l'aide des moyens les mieux +appropriés; ils se comportent absolument comme s'il s'agissait de +deux observations ordinaires. Ce n'est en effet qu'une +constatation de fait dans les deux cas; la seule différence +consiste en ce que le fait que doit constater l'expérimentateur ne +s'étant pas présenté naturellement à lui, il a dû le faire +apparaître, c'est-à-dire le provoquer par une raison particulière +et dans un but déterminé. D'où il suit que l'on peut dire: +l'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée dans un +but quelconque. Dans la méthode expérimentale, la recherche des +faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne toujours d'un +raisonnement, de sorte que le plus ordinairement l'expérimentateur +fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur d'une +idée expérimentale. Alors on peut dire que, dans ce cas, +l'expérience est une observation provoquée dans un but de +contrôle. + +Toutefois il importe de rappeler ici, afin de compléter notre +définition et de l'étendre aux sciences d'observation, que, pour +contrôler une idée, il n'est pas toujours absolument nécessaire de +faire soi-même une expérience ou une observation. On sera +seulement forcé de recourir à l'expérimentation, quand +l'observation que l'on doit provoquer n'existe pas toute préparée +dans la nature. Mais si une observation est déjà réalisée, soit +naturellement, soit accidentellement, soit même par les mains d'un +autre investigateur, alors on la prendra toute faite et on +l'invoquera simplement pour servir de vérification à l'idée +expérimentale. Ce qui se résumerait encore en disant que, dans ce +cas, l'expérience n'est qu'une observation invoquée dans un but de +contrôle. D'où il résulte que, pour raisonner expérimentalement, +il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer +ensuite des faits, c'est-à-dire des observations, pour contrôler +cette idée préconçue. + +Nous examinerons plus loin l'importance de l'idée expérimentale +préconçue, qu'il nous suffise de dire dès à présent que l'idée en +vertu de laquelle l'expérience est instituée peut être plus ou +moins bien définie, suivant la nature du sujet et suivant l'état +de perfection de la science dans laquelle on expérimente. En +effet, l'idée directrice de l'expérience doit renfermer tout ce +qui est déjà connu sur le sujet, afin de guider plus sûrement la +recherche vers les problèmes dont la solution peut être féconde +pour l'avancement de la science. Dans les sciences constituées, +comme la physique et la chimie, l'idée expérimentale se déduit +comme une conséquence logique des théories régnantes, et elle est +soumise dans un sens bien défini au contrôle de l'expérience; mais +quand il s'agit d'une science dans l'enfance, comme la médecine, +où existent des questions complexes ou obscures non encore +étudiées, l'idée expérimentale ne se dégage pas toujours d'un +sujet aussi vague. Que faut-il faire alors? Faut-il s'abstenir et +attendre que les observations, en se présentant d'elles-mêmes, +nous apportent des idées plus claires? On pourrait souvent +attendre longtemps et même en vain; on gagne toujours à +expérimenter. Mais dans ces cas on ne pourra se diriger que +d'après une sorte d'intuition, suivant les probabilités que l'on +apercevra, et même si le sujet est complètement obscur et +inexploré, le physiologiste ne devra pas craindre d'agir même un +peu au hasard afin d'essayer, qu'on me permette cette expression +vulgaire, de pêcher en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut +espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il +produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera +une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes +d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en +physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état +complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des +expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire +surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance, +mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et +ouvrir une voie de recherche. + +Comme on le voit, il y a des cas où l'on expérimente sans avoir +une idée probable à vérifier. Cependant l'expérimentation, dans ce +cas, n'en est pas moins destinée à provoquer une observation, +seulement elle la provoque en vue d'y trouver une idée qui lui +indiquera la route ultérieure à suivre dans l'investigation. On +peut donc dire alors que l'expérience est une observation +provoquée dans le but de faire naître une idée. + +En résumé, l'investigateur cherche et conclut; il comprend +l'observateur et l'expérimentateur, il poursuit la découverte +d'idées nouvelles, en même temps qu'il cherche des faits pour en +tirer une conclusion ou une expérience propre à contrôler d'autres +idées. + +Dans un sens général et abstrait, l'expérimentateur est donc celui +qui invoque ou provoque, dans des conditions déterminées, des +faits d'observations pour en tirer l'enseignement qu'il désire, +c'est-à-dire l'expérience. L'observateur est celui qui obtient les +faits d'observation et qui juge s'ils sont bien établis et +constatés à l'aide de moyens convenables. Sans cela, les +conclusions basées sur ces faits seraient sans fondement solide. +C'est ainsi que l'expérimentateur doit être en même temps bon +observateur, et que dans la méthode expérimentale, l'expérience et +l'observation marchent toujours de front. + + +§ VI. -- Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur ne +se sépare pas de l'observation. + + +Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la +méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et +posséder deux qualités de l'esprit qui sont indispensables pour +atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité. D'abord +le savant doit avoir une idée qu'il soumet au contrôle des faits; +mais en même temps il doit s'assurer que les faits qui servent de +point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien +établis; c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois +observateur et expérimentateur. + +L'observateur, avons-nous dit, constate purement et simplement le +phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci +que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient +lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. À cet +effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à +rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le +photographe des phénomènes, son observation doit représenter +exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue; +l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire; +il écoute la nature et écrit sous sa dictée. + +Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, +l'idée arrive, le raisonnement intervient et l'expérimentateur +apparaît pour interpréter le phénomène. + +L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en +vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée +des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, +dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat +qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue. Pour +cela l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et +combine pour trouver les conditions expérimentales les plus +propres à atteindre le but qu'il se propose. Il faut +nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. L'esprit de +l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-dire qu'il doit +interroger la nature et lui poser les questions dans tous les +sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées. + +Mais, une fois les conditions de l'expérience instituées et mises +en oeuvre d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de +l'esprit, il va, ainsi que nous l'avons déjà dit, en résulter une +observation provoquée ou préméditée. Il s'ensuit l'apparition de +phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il s'agira +de constater d'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on +pourra en tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a fait +naître. + +Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, +l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation +qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute +observation, sans aucune idée préconçue. L'expérimentateur doit +alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en +observateur; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les +résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation +ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et +juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par +ces mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée plus +haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la +nature; mais que, dès qu'elle parle, il doit se taire; il doit +constater ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout, et, dans +tous les cas, se soumettre à ses décisions. L'expérimentateur doit +forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans doute, +l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et +en lui posant des questions dans tous les sens; mais il ne doit +jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses réponses +en ne prenant dans l'expérience que la partie des résultats qui +favorisent ou confirment l'hypothèse. Nous verrons ultérieurement +que c'est là un des plus grands écueils de la méthode +expérimentale. L'expérimentateur qui continue à garder son idée +préconçue, et qui ne constate les résultats de l'expérience qu'à +ce point de vue, tombe nécessairement dans l'erreur, parce qu'il +néglige de constater ce qu'il n'avait pas prévu et fait alors une +observation incomplète. L'expérimentateur ne doit pas tenir à son +idée autrement que comme à un moyen de solliciter une réponse de +la nature. Mais il doit soumettre son idée à la nature et être +prêt à l'abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que +l'observation des phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera. + +Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La +première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de +l'expérience; la deuxième consiste à constater les résultats de +l'expérience. Il n'est pas possible d'instituer une expérience +sans une idée préconçue; instituer une expérience, avons-nous dit, +c'est poser une question; on ne conçoit jamais une question sans +l'idée qui sollicite la réponse. Je considère donc, en principe +absolu, que l'expérience doit toujours être instituée en vue d'une +idée préconçue, peu importe que cette idée soit plus ou moins +vague, plus ou moins bien définie. Quant à la constatation des +résultats de l'expérience, qui n'est elle-même qu'une observation +provoquée, je pose également en principe qu'elle doit être faite +là comme dans toute autre observation, c'est-à-dire sans idée +préconçue. + +On pourrait encore distinguer et séparer dans l'expérimentateur +celui qui prémédite et institue l'expérience de celui qui en +réalise l'exécution ou en constate les résultats. Dans le premier +cas, c'est l'esprit de l'inventeur scientifique qui agit; dans le +second, ce sont les sens qui observent ou constatent. La preuve de +ce que j'avance nous est fournie de la manière la plus frappante +par l'exemple de Fr. Huber[8]. Ce grand naturaliste, quoique +aveugle, nous a laissé d'admirables expériences qu'il concevait et +faisait ensuite exécuter par son domestique, qui n'avait pour sa +part aucune idée scientifique. Huber était donc l'esprit directeur +qui instituait l'expérience; mais il était obligé d'emprunter les +sens d'un autre. Le domestique représentait les sens passifs qui +obéissent à l'intelligence pour réaliser l'expérience instituée en +vue d'une idée préconçue. + +Ceux qui ont condamné l'emploi des hypothèses et des idées +préconçues dans la méthode expérimentale ont eu tort de confondre +l'invention de l'expérience avec la constatation de ses résultats. +Il est vrai de dire qu'il faut constater les résultats de +l'expérience avec un esprit dépouillé d'hypothèses et d'idées +préconçues. Mais il faudrait bien se garder de proscrire l'usage +des hypothèses et des idées quand il s'agit d'instituer +l'expérience ou d'imaginer des moyens d'observation. On doit, au +contraire, comme nous le verrons bientôt, donner libre carrière à +son imagination; c'est l'idée qui est le principe de tout +raisonnement et de toute invention, c'est à elle que revient toute +espèce d'initiative. On ne saurait l'étouffer ni la chasser sous +prétexte qu'elle peut nuire, il ne faut que la régler et lui +donner un criterium, ce qui est bien différent. + +Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et +la pratique expérimentale. 1° Il constate un fait; 2° à propos de +ce fait, une idée naît dans son esprit; 3° en vue de cette idée, +il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les +conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de +nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite. +L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre +deux observations: l'une qui sert de point de départ au +raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion. + +Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les diverses +opérations du raisonnement expérimental. Mais quand tout cela se +passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à +l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la +médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte +de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait +impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur +mélange inextricable chacun de ces termes. Il suffira de retenir +en principe que l'idée à priori ou mieux l'hypothèse est le +stimulus de l'expérience, et qu'on doit s'y laisser aller +librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience +d'une manière rigoureuse et complète. Si l'hypothèse ne se vérifie +pas et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront +néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science. + +L'observateur et l'expérimentateur répondraient donc à des phases +différentes de la recherche expérimentale. L'observateur ne +raisonne plus, il constate; l'expérimentateur, au contraire, +raisonne et se fonde sur les faits acquis pour en imaginer et en +provoquer rationnellement d'autres. Mais, si l'on peut, dans la +théorie et d'une manière abstraite, distinguer l'observateur de +l'expérimentateur, il semble impossible dans la pratique de les +séparer, puisque nous voyons que nécessairement le même +investigateur est alternativement observateur et expérimentateur. + +C'est en effet ainsi que cela a lieu constamment quand un même +savant découvre et développe à lui seul toute une question +scientifique. Mais il arrive le plus souvent que, dans l'évolution +de la science, les diverses parties du raisonnement expérimental +sont le partage de plusieurs hommes. Ainsi il en est qui, soit en +médecine, soit en histoire naturelle, n'ont fait que recueillir et +rassembler des observations; d'autres ont pu émettre des +hypothèses plus ou moins ingénieuses et plus ou moins probables +fondées sur ces observations; puis d'autres sont venus réaliser +expérimentalement les conditions propres à faire naître +l'expérience qui devait contrôler ces hypothèses; enfin il en est +d'autres qui se sont appliqués plus particulièrement à généraliser +et à systématiser les résultats obtenus par les divers +observateurs et expérimentateurs. Ce morcellement du domaine +expérimental est une chose utile, parce que chacune de ses +diverses parties s'en trouve mieux cultivée. On conçoit, en effet, +que dans certaines sciences les moyens d'observation et +d'expérimentation devenant des instruments tout à fait spéciaux, +leur maniement et leur emploi exigent une certaine habitude et +réclament une certaine habileté manuelle ou le perfectionnement de +certains sens. Mais si j'admets la spécialité pour ce qui est +pratique dans la science, je la repousse d'une manière absolue +pour tout ce qui est théorique. Je considère en effet que faire sa +spécialité des généralités est un principe antiphilosophique et +antiscientifique, quoiqu'il ait été proclamé par une école +philosophique moderne qui se pique d'être fondée sur les sciences. + +Toutefois la science expérimentale ne saurait avancer par un seul +des côtés de la méthode pris séparément; elle ne marche que par la +réunion de toutes les parties de la méthode concourant vers un but +commun. Ceux qui recueillent des observations ne sont utiles que +parce que ces observations sont ultérieurement introduites dans le +raisonnement expérimental; autrement l'accumulation indéfinie +d'observations ne conduirait à rien. Ceux qui émettent des +hypothèses à propos des observations recueillies par les autres, +ne sont utiles qu'autant que l'on cherchera à vérifier ces +hypothèses en expérimentant; autrement ces hypothèses non +vérifiées ou non vérifiables par l'expérience n'engendreraient que +des systèmes, et nous reporteraient à la scolastique. Ceux qui +expérimentent, malgré toute leur habileté, ne résoudront pas les +questions s'ils ne sont inspirés par une hypothèse heureuse fondée +sur des observations exactes et bien faites. Enfin ceux qui +généralisent ne pourront faire des théories durables qu'autant +qu'ils connaîtront par eux-mêmes tous les détails scientifiques +que ces théories sont destinées à représenter. Les généralités +scientifiques doivent remonter des particularités aux principes; +et les principes sont d'autant plus stables qu'ils s'appuient sur +des détails plus profonds, de même qu'un pieu est d'autant plus +solide qu'il est enfoncé plus avant dans la terre. + +On voit donc que tous les termes de la méthode expérimentale sont +solidaires les uns des autres. Les faits sont les matériaux +nécessaires; mais c'est leur mise en oeuvre par le raisonnement +expérimental, c'est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie +véritablement la science. L'idée formulée par les faits représente +la science. L'hypothèse expérimentale n'est que l'idée +scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n'est que l'idée +scientifique contrôlée par l'expérience. Le raisonnement ne sert +qu'à donner une forme à nos idées, de sorte que tout se ramène +primitivement et finalement à une idée. C'est l'idée qui +constitue, ainsi que nous allons le voir, le point de départ ou le +primum movens de tout raisonnement scientifique, et c'est elle qui +en est également le but dans l'aspiration de l'esprit vers +l'inconnu. + + + + +CHAPITRE II +DE L'IDÉE A PRIORI ET DU DOUTE DANS LE RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL. + + +Chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu'il voit, +et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par +anticipation, avant de les connaître par expérience. Cette +tendance est spontanée; une idée préconçue a toujours été et sera +toujours le premier élan d'un esprit investigateur. Mais la +méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception +a priori, fondée sur une intuition ou un sentiment vague des +choses, en une interprétation a posteriori établie sur l'étude +expérimentale des phénomènes. C'est pourquoi on a aussi appelé la +méthode expérimentale, la méthode a posteriori. + +L'homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux; il a pu +croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à +ses sentiments représentaient aussi la réalité. D'où il sait que +la méthode expérimentale n'est point primitive et naturelle à +l'homme, et que ce n'est qu'après avoir erré longtemps dans les +discussions théologiques et scolastiques qu'il a fini par +reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie. L'homme +s'aperçut alors qu'il ne peut dicter des lois à la nature, parce +qu'il ne possède pas en lui-même la connaissance et le criterium +des choses extérieures, et il comprit que, pour arriver à la +vérité, il doit, au contraire, étudier les lois naturelles et +soumettre ses idées, sinon sa raison, à l'expérience, c'est-à-dire +au criterium des faits. Toutefois, la manière de procéder de +l'esprit humain n'est pas changée au fond pour cela. Le +métaphysicien, le scolastique et l'expérimentateur procèdent tous +par une idée a priori. La différence consiste en ce que le +scolastique impose son idée comme une vérité absolue qu'il a +trouvée, et dont il déduit ensuite par la logique seule toutes les +conséquences. L'expérimentateur, plus modeste, pose au contraire +son idée comme une question, comme une interprétation anticipée de +la nature, plus ou moins probable, dont il déduit logiquement des +conséquences qu'il confronte à chaque instant avec la réalité au +moyen de l'expérience. Il marche ainsi des vérités partielles à +des vérités plus générales, mais sans jamais oser prétendre qu'il +tient la vérité absolue. Celle-ci, en effet, si on la possédait +sur un point quelconque, on l'aurait partout; car l'absolu ne +laisse rien en dehors de lui. + +L'idée expérimentale est donc aussi une idée a priori, mais c'est +une idée qui se présente sous la forme d'une hypothèse dont les +conséquences doivent être soumises au criterium expérimental afin +d'en juger la valeur. L'esprit de l'expérimentateur se distingue +de celui du métaphysicien et du scolastique par la modestie, parce +que, à chaque instant, l'expérience lui donne la conscience de son +ignorance relative et absolue. En instruisant l'homme, la science +expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son +orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières, +ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais +cachées, et qu'il ne peut connaître que des relations. C'est là en +effet le but unique de toutes les sciences, ainsi que nous le +verrons plus loin. + +L'esprit humain, aux diverses périodes de son évolution, a passé +successivement par le sentiment, la raison et l'expérience. +D'abord le sentiment, seul s'imposant à la raison, créa les +vérités de foi, c'est-à-dire la théologie. La raison ou la +philosophie, devenant ensuite la maîtresse, enfanta la +scolastique. Enfin, l'expérience, c'est-à-dire l'étude des +phénomènes naturels, apprit à l'homme que les vérités du monde +extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le +sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides +indispensables; mais, pour obtenir ces vérités, il faut +nécessairement descendre dans la réalité objective des choses où +elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale. C'est ainsi +qu'apparut par le progrès naturel des choses la méthode +expérimentale qui résume tout et qui, comme nous le verrons +bientôt, s'appuie successivement sur les trois branches de ce +trépied immuable: le sentiment, la raison et l'expérience. Dans la +recherche de la vérité, au moyen de cette méthode, le sentiment a +toujours l'initiative, il engendre l'idée a priori ou l'intuition; +la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et déduit +ses conséquences logiques. Mais si le sentiment doit être éclairé +par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être +guidée par l'expérience. + + +§ I. -- Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures. + + +La méthode expérimentale ne se rapporte qu'à la recherche des +vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives. + +De même que dans le corps de l'homme il y a deux ordres de +fonctions, les unes qui sont conscientes et les autres qui ne le +sont pas, de même dans son esprit il y a deux ordres de vérités ou +de notions, les unes conscientes, intérieures ou subjectives, les +autres inconscientes, extérieures ou objectives. Les vérités +subjectives sont celles qui découlent de principes dont l'esprit a +conscience et qui apportent en lui le sentiment d'une évidence +absolue et nécessaire. En effet, les plus grandes vérités ne sont +au fond qu'un sentiment de notre esprit; c'est ce qu'a voulu dire +Descartes dans son fameux aphorisme. + +Nous avons dit, d'un autre côté, que l'homme ne connaîtrait jamais +ni les causes premières ni l'essence des choses. Dès lors la +vérité n'apparaît jamais à son esprit que sous la forme d'une +relation ou d'un rapport absolu et nécessaire. Mais ce rapport ne +peut être absolu qu'autant que les conditions en sont simples et +subjectives, c'est-à-dire que l'esprit a la conscience qu'il les +connaît toutes. Les mathématiques représentent les rapports des +choses dans les conditions d'une simplicité idéale. Il en résulte +que ces principes ou rapports, une fois trouvés, sont acceptés par +l'esprit comme des vérités absolues, c'est-à-dire indépendantes de +la réalité. On conçoit dès lors que toutes les déductions logiques +d'un raisonnement mathématique soient aussi certaines que leur +principe et qu'elles n'aient pas besoin d'être vérifiées par +l'expérience. Ce serait vouloir mettre les sens au-dessus de la +raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai +absolument pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait concevoir +autrement. + +Mais quand, au lieu de s'exercer sur des rapports subjectifs dont +son esprit a créé les conditions, l'homme veut connaître les +rapports objectifs de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement +le criterium intérieur et conscient lui fait défaut. Il a toujours +la conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou +extérieur, la vérité est également constituée par des rapports +nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports +lui manque. Il faudrait, en effet, qu'il eût créé ces conditions +pour en posséder la connaissance et la conception absolues. + +Toutefois l'homme doit croire que les rapports objectifs des +phénomènes du monde extérieur pourraient acquérir la certitude des +vérités subjectives s'ils étaient réduits à un état de simplicité +que son esprit pût embrasser complètement. C'est ainsi que dans +l'étude des phénomènes naturels les plus simples, la science +expérimentale a saisi certains rapports qui paraissent absolus. +Telles sont les propositions qui servent de principes à la +mécanique rationnelle et à quelques branches de la physique +mathématique. Dans ces sciences, en effet, on raisonne par une +déduction logique que l'on ne soumet pas à l'expérience, parce +qu'on admet, comme en mathématiques, que, le principe étant vrai, +les conséquences le sont aussi. Toutefois, il y a là une grande +différence à signaler, en ce sens que le point de départ n'est +plus ici une vérité subjective et consciente, mais une vérité +objective et inconsciente empruntée à l'observation ou à +l'expérience. Or, cette vérité n'est jamais que relative au nombre +d'expériences et d'observations qui ont été faites. Si jusqu'à +présent aucune observation n'a démenti la vérité en question, +l'esprit ne conçoit pas pour cela l'impossibilité que les choses +se passent autrement. De sorte que c'est toujours par hypothèse +qu'on admet le principe absolu. C'est pourquoi l'application de +l'analyse mathématique à des phénomènes naturels, quoique très- +simples, peut avoir des dangers si la vérification expérimentale +est repoussée d'une manière complète. Dans ce cas, l'analyse +mathématique devient un instrument aveugle si on ne la retrempe de +temps en temps au foyer de l'expérience. J'exprime ici une pensée +émise par beaucoup de grands mathématiciens et de grands +physiciens, et, pour rapporter une des opinions les plus +autorisées en pareille matière, je citerai ce que mon savant +confrère et ami M. J. Bertrand a écrit à ce sujet dans son bel +éloge de Sénarmont: «La géométrie ne doit être pour le physicien +qu'un puissant auxiliaire: quand elle a poussé les principes à +leurs dernières conséquences, il lui est impossible de faire +davantage, et l'incertitude du point de départ ne peut que +s'accroître par l'aveugle logique de l'analyse, si l'expérience ne +vient à chaque pas servir de boussole et de règle[9].» + +La mécanique rationnelle et la physique mathématique forment donc +le passage entre les mathématiques proprement dites et les +sciences expérimentales. Elles renferment les cas les plus +simples. Mais, dès que nous entrons dans la physique et dans la +chimie, et à plus forte raison dans la biologie, les phénomènes se +compliquent de rapports tellement nombreux, que les principes +représentés par les théories, auxquels nous avons pu nous élever, +ne sont que provisoires et tellement hypothétiques, que nos +déductions, bien que très-logiques, sont complètement incertaines, +et ne sauraient dans aucun cas se passer de la vérification +expérimentale. + +En un mot, l'homme peut rapporter tous ses raisonnements à deux +criterium, l'un intérieur et conscient, qui est certain et absolu; +l'autre extérieur et inconscient, qui est expérimental et relatif. + +Quand nous raisonnons sur les objets extérieurs, mais en les +considérant par rapport à nous suivant l'agrément ou le +désagrément qu'ils nous causent, suivant leur utilité ou leurs +inconvénients, nous possédons encore dans nos sensations un +criterium intérieur. De même, quand nous raisonnons sur nos +propres actes, nous avons également un guide certain, parce que +nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous +sentons. Mais si nous voulons juger les actes d'un autre homme et +savoir les mobiles qui le font agir, c'est tout différent. Sans +doute nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et +ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes +d'expression de sa sensibilité et de sa volonté. De plus nous +admettons encore qu'il y a un rapport nécessaire entre les actes +et leur cause; mais quelle est cette cause? Nous ne la sentons pas +en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de +nous-même; nous sommes donc obligés de l'interpréter et de la +supposer d'après les mouvements que nous voyons et les paroles que +nous entendons. Alors nous devons contrôler les actes de cet homme +les uns par les autres; nous considérons comment il agit dans +telle ou telle circonstance, et, en un mot, nous recourons à la +méthode expérimentale. De même quand le savant considère les +phénomènes naturels qui l'entourent et qu'il veut les connaître en +eux-mêmes et dans leurs rapports mutuels et complexes de +causalité, tout criterium intérieur lui fait défaut, et il est +obligé d'invoquer l'expérience pour contrôler les suppositions et +les raisonnements qu'il fait à leur égard. L'expérience, suivant +l'expression de Goethe, devient alors la seule médiatrice entre +l'objectif et le subjectif[10], c'est-à-dire entre le savant et les +phénomènes qui l'environnent. + +Le raisonnement expérimental est donc le seul que le naturaliste +et le médecin puissent employer pour chercher la vérité et en +approcher autant que possible. En effet, par sa nature même de +criterium extérieur et inconscient, l'expérience ne donne que la +vérité relative sans jamais pouvoir prouver à l'esprit qu'il la +possède d'une manière absolue. + +L'expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels +ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est +en quelque sorte le juge d'instruction de la nature; seulement, au +lieu d'être aux prises avec des hommes qui cherchent à le tromper +par des aveux mensongers ou par de faux témoignages, il a affaire +à des phénomènes naturels qui sont pour lui des personnages dont +il ne connaît ni le langage ni les moeurs, qui vivent au milieu de +circonstances qui lui sont inconnues, et dont il veut cependant +savoir les intentions. Pour cela il emploie tous les moyens qui +sont en sa puissance. Il observe leurs actions, leur marche, leurs +manifestations, et il cherche à en démêler la cause au moyen de +tentatives diverses, appelées expériences. Il emploie tous les +artifices imaginables et, comme on le dit vulgairement, il plaide +souvent le faux pour savoir le vrai. Dans tout cela +l'expérimentateur raisonne nécessairement d'après lui-même et +prête à la nature ses propres idées. Il fait des suppositions sur +la cause des actes qui se passent devant lui, et, pour savoir si +l'hypothèse qui sert de base à son interprétation est juste, il +s'arrange pour faire apparaître des faits, qui, dans l'ordre +logique, puissent être la confirmation ou la négation de l'idée +qu'il a conçue. Or, je le répète, c'est ce contrôle logique qui +seul peut l'instruire et lui donner l'expérience. Le naturaliste +qui observe des animaux dont il veut connaître les moeurs et les +habitudes, le physiologiste et le médecin qui veulent étudier les +fonctions cachées des corps vivants, le physicien et le chimiste +qui déterminent les phénomènes de la matière brute; tous sont dans +le même cas, ils ont devant eux des manifestations qu'ils ne +peuvent interpréter qu'à l'aide du criterium expérimental, le seul +dont nous ayons à nous occuper ici. + + +§ II. -- L'intuition ou le sentiment engendre l'idée +expérimentale. + + +Nous avons dit plus haut que la méthode expérimentale s'appuie +successivement sur le sentiment, la raison et l'expérience. + +Le sentiment engendre l'idée ou l'hypothèse expérimentale, c'est- +à-dire l'interprétation anticipée des phénomènes de la nature. +Toute l'initiative expérimentale est dans l'idée, car c'est elle +qui provoque l'expérience. La raison ou le raisonnement ne servent +qu'à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à +l'expérience. + +Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ +nécessaire de tout raisonnement expérimental. Sans cela on ne +saurait faire aucune investigation ni s'instruire; on ne pourrait +qu'entasser des observations stériles. Si l'on expérimentait sans +idée préconçue, on irait à l'aventure; mais d'un autre côté, ainsi +que nous l'avons dit ailleurs, si l'on observait avec des idées +préconçues, on ferait de mauvaises observations et l'on serait +exposé à prendre les conceptions de son esprit pour la réalité. + +Les idées expérimentales ne sont point innées. Elles ne surgissent +point spontanément, il leur faut une occasion ou un excitant +extérieur, comme cela a lieu dans toutes les fonctions +physiologiques. Pour avoir une première idée des choses, il faut +voir ces choses; pour avoir une idée sur un phénomène de la +nature, il faut d'abord l'observer. L'esprit de l'homme ne peut +concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue d'un +phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité. Toute la +connaissance humaine se borne à remonter des effets observés à +leur cause. À la suite d'une observation, une idée relative à la +cause du phénomène observé se présente à l'esprit; puis on +introduit cette idée anticipée dans un raisonnement en vertu +duquel on fait des expériences pour la contrôler. + +Les idées expérimentales, comme nous le verrons plus tard, peuvent +naître soit à propos d'un fait observé par hasard, soit à la suite +d'une tentative expérimentale, soit comme corollaires d'une +théorie admise. Ce qu'il faut seulement noter pour le moment, +c'est que l'idée expérimentale n'est point arbitraire ni purement +imaginaire; elle doit avoir toujours un point d'appui dans la +réalité observée, c'est-à-dire dans la nature. L'hypothèse +expérimentale, en un mot, doit toujours être fondée sur une +observation antérieure. Une autre condition essentielle de +l'hypothèse, c'est qu'elle soit aussi probable que possible et +qu'elle soit vérifiable expérimentalement. En effet, si l'on +faisait une hypothèse que l'expérience ne pût pas vérifier, on +sortirait par cela même de la méthode expérimentale pour tomber +dans les défauts des scolastiques et des systématiques. + +Il n'y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, +à propos d'une observation donnée, une idée juste et féconde qui +soit pour l'expérimentateur une sorte d'anticipation intuitive de +l'esprit vers une recherche heureuse. L'idée une fois émise, on +peut seulement dire comment il faut la soumettre à des préceptes +définis et à des règles logiques précises dont aucun +expérimentateur ne saurait s'écarter; mais son apparition a été +toute spontanée, et sa nature est tout individuelle. C'est un +sentiment particulier, un quid proprium qui constitue +l'originalité, l'invention ou le génie de chacun. Une idée neuve +apparaît comme une relation nouvelle ou inattendue que l'esprit +aperçoit entre les choses. Toutes les intelligences se ressemblent +sans doute et des idées semblables peuvent naître chez tous les +hommes, à l'occasion de certains rapports simples des objets que +tout le monde peut saisir. Mais comme les sens, les intelligences +n'ont pas toutes la même puissance ni la même acuité, et il est +des rapports subtils et délicats qui ne peuvent être sentis, +saisis et dévoilés que par des esprits plus perspicaces, mieux +doués ou placés dans un milieu intellectuel qui les prédispose +d'une manière favorable. + +Si les faits donnaient nécessairement naissance aux idées, chaque +fait nouveau devrait engendrer une idée nouvelle. Cela a lieu, il +est vrai, le plus souvent; car il est des faits nouveaux qui, par +leur nature, font venir la même idée nouvelle à tous les hommes +placés dans les mêmes conditions d'instruction antérieure. Mais il +est aussi des faits qui ne disent rien à l'esprit du plus grand +nombre, tandis qu'ils sont lumineux pour d'autres. Il arrive même +qu'un fait ou une observation reste très-longtemps devant les yeux +d'un savant sans lui rien inspirer; puis tout à coup vient un +trait de lumière, et l'esprit interprète le même fait tout +autrement qu'auparavant et lui trouve des rapports tout nouveaux. +L'idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l'éclair comme une +sorte de révélation subite; ce qui prouve bien que dans ce cas la +découverte réside dans un sentiment des choses qui est non- +seulement personnel, mais qui est même relatif à l'état actuel +dans lequel se trouve l'esprit. + +La méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et +fécondes à ceux qui n'en ont pas; elle servira seulement à diriger +les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d'en +retirer les meilleurs résultats possibles. L'idée, c'est la +graine; la méthode, c'est le sol qui lui fournit les conditions de +se développer, de prospérer et de donner les meilleurs fruits +suivant sa nature. Mais de même qu'il ne poussera jamais dans le +sol que ce qu'on y sème, de même il ne se développera par la +méthode expérimentale que les idées qu'on lui soumet. La méthode +par elle-même n'enfante rien, et c'est une erreur de certains +philosophes d'avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce +rapport. L'idée expérimentale résulte d'une sorte de pressentiment +de l'esprit qui juge que les choses doivent se passer d'une +certaine manière. On peut dire sous ce rapport que nous avons dans +l'esprit l'intuition ou le sentiment des lois de la nature, mais +nous n'en connaissons pas la forme. L'expérience peut seule nous +l'apprendre. + +Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont +rares; dans toutes les sciences, le plus grand nombre des hommes +développe et poursuit les idées d'un petit nombre d'autres. Ceux +qui font des découvertes sont les promoteurs d'idées neuves et +fécondes. On donne généralement le nom de découverte à la +connaissance d'un fait nouveau; mais je pense que c'est l'idée qui +se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la +découverte. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes. +Une grande découverte est un fait qui, en apparaissant dans la +science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté +a dissipé un grand nombre d'obscurités et montré des voies +nouvelles. Il y a d'autres faits qui, bien que nouveaux, +n'apprennent que peu de choses; ce sont alors de petites +découvertes. Enfin il y a des faits nouveaux qui, quoique bien +observés, n'apprennent rien à personne; ils restent, pour le +moment, isolés et stériles dans la science; c'est ce qu'on +pourrait appeler le fait brut ou le fait brutal. + +La découverte est donc l'idée neuve qui surgit à propos d'un fait +trouvé par hasard ou autrement. Par conséquent, il ne saurait y +avoir de méthode pour faire des découvertes, parce que les +théories philosophiques ne peuvent pas plus donner le sentiment +inventif et la justesse de l'esprit à ceux qui ne les possèdent +pas, que la connaissance des théories acoustiques ou optiques ne +peut donner une oreille juste ou une bonne vue à ceux qui en sont +naturellement privés. Seulement les bonnes méthodes peuvent nous +apprendre à développer et à mieux utiliser les facultés que la +nature nous a dévolues, tandis que les mauvaises méthodes peuvent +nous empêcher d'en tirer un heureux profit. C'est ainsi que le +génie de l'invention, si précieux dans les sciences, peut être +diminué ou même étouffé par une mauvaise méthode, tandis qu'une +bonne méthode peut l'accroître et le développer. En un mot, une +bonne méthode favorise le développement scientifique et prémunit +le savant contre les causes d'erreurs si nombreuses qu'il +rencontre dans la recherche de la vérité; c'est là le seul objet +que puisse se proposer la méthode expérimentale. Dans les sciences +biologiques, ce rôle de la méthode est encore plus important que +dans les autres, par suite de la complexité immense des phénomènes +et des causes d'erreur sans nombre que cette complexité introduit +dans l'expérimentation. Toutefois, même au point de vue +biologique, nous ne saurions avoir la prétention de traiter ici de +la méthode expérimentale d'une manière complète; nous devons nous +borner à donner quelques principes généraux, qui pourront guider +l'esprit de celui qui se livre aux recherches de médecine +expérimentale. + + +§ III. -- L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et +garder toujours sa liberté d'esprit. + + +La première condition que doit remplir un savant qui se livre à +l'investigation dans les phénomènes naturels, c'est de conserver +une entière liberté d'esprit assise sur le doute philosophique. Il +ne faut pourtant point être sceptique; il faut croire à la +science, c'est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et +nécessaire des choses, aussi bien dans les phénomènes propres aux +êtres vivants que dans tous les autres; mais il faut en même temps +être bien convaincu que nous n'avons ce rapport que d'une manière +plus ou moins approximative, et que les théories que nous +possédons sont loin de représenter des vérités immuables. Quand +nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule +chose dont nous soyons certains, c'est que toutes ces théories +sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérités +partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des +degrés sur lesquels nous nous reposons, pour avancer dans +l'investigation; elles ne représentent que l'état actuel de nos +connaissances, et, par conséquent, elles devront se modifier avec +l'accroissement de la science, et d'autant plus souvent que les +sciences sont moins avancées dans leur évolution. D'un autre côté, +nos idées, ainsi que nous l'avons dit, nous viennent à la vue de +faits qui ont été préalablement observés et que nous interprétons +ensuite. Or, des causes d'erreurs sans nombre peuvent se glisser +dans nos observations, et, malgré toute notre attention et notre +sagacité, nous ne sommes jamais sûrs d'avoir tout vu, parce que +souvent les moyens de constatation nous manquent ou sont trop +imparfaits. De tout cela, il résulte donc que, si le raisonnement +nous guide dans la science expérimentale, il ne nous impose pas +nécessairement ses conséquences. Notre esprit peut toujours rester +libre de les accepter ou de les discuter. Si une idée se présente +à nous, nous ne devons pas la repousser par cela seul qu'elle +n'est pas d'accord avec les conséquences logiques d'une théorie +régnante. Nous pouvons suivre notre sentiment et notre idée, +donner carrière à notre imagination, pourvu que toutes nos idées +ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles +qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et +féconds. + +Cette liberté que garde l'expérimentateur est, ainsi que je l'ai +dit, fondée sur le doute philosophique. En effet, nous devons +avoir conscience de l'incertitude de nos raisonnements à cause de +l'obscurité de leur point de départ. Ce point de départ repose +toujours au fond sur des hypothèses ou sur des théories plus ou +moins imparfaites, suivant l'état d'avancement des sciences. En +biologie et particulièrement en médecine, les théories sont si +précaires que l'expérimentateur garde presque toute sa liberté. En +chimie et en physique les faits deviennent plus simples, les +sciences sont plus avancées, les théories sont plus assurées, et +l'expérimentateur doit en tenir un plus grand compte et accorder +une plus grande importance aux conséquences du raisonnement +expérimental fondé sur elles. Mais encore ne doit-il jamais donner +une valeur absolue à ces théories. De nos jours, on a vu des +grands physiciens faire des découvertes du premier ordre à +l'occasion d'expériences instituées d'une manière illogique par +rapport aux théories admises. L'astronome a assez de confiance +dans les principes de sa science pour construire avec eux des +théories mathématiques, mais cela ne l'empêche pas de les vérifier +et de les contrôler par des observations directes; ce précepte +même, ainsi que nous l'avons vu, ne doit pas être négligé en +mécanique rationnelle. Mais dans les mathématiques, quand on part +d'un axiome ou d'un principe dont la vérité est absolument +nécessaire et consciente, la liberté n'existe plus; les vérités +acquises sont immuables. Le géomètre n'est pas libre de mettre en +doute si les trois angles d'un triangle sont égaux ou non à deux +droits; par conséquent, il n'est pas libre de rejeter les +conséquences logiques qui se déduisent de ce principe. + +Si un médecin se figurait que ses raisonnements ont la valeur de +ceux d'un mathématicien, il serait dans la plus grande des erreurs +et il serait conduit aux conséquences les plus fausses. C'est +malheureusement ce qui est arrivé et ce qui arrive encore pour les +hommes que j'appellerai des systématiques. En effet, ces hommes +partent d'une idée fondée plus ou moins sur l'observation et +qu'ils considèrent comme une vérité absolue. Alors ils raisonnent +logiquement et sans expérimenter, et arrivent, de conséquence en +conséquence, à construire un système qui est logique, mais qui n'a +aucune réalité scientifique. Souvent les personnes superficielles +se laissent éblouir par cette apparence de logique, et c'est ainsi +que se renouvellent parfois de nos jours des discussions dignes de +l'ancienne scolastique. Cette foi trop grande dans le +raisonnement, qui conduit un physiologiste à une fausse +simplification des choses, tient d'une part à l'ignorance de la +science dont il parle, et d'autre part à l'absence du sentiment de +complexité des phénomènes naturels. C'est pourquoi nous voyons +quelquefois des mathématiciens purs, très-grands esprits +d'ailleurs, tomber dans des erreurs de ce genre; ils simplifient +trop et raisonnent sur les phénomènes tels qu'ils les font dans +leur esprit, mais non tels qu'ils sont dans la nature. + +Le grand principe expérimental est donc le doute, le doute +philosophique qui laisse à l'esprit sa liberté et son initiative, +et d'où dérivent les qualités les plus précieuses pour un +investigateur en physiologie et en médecine. Il ne faut croire à +nos observations, à nos théories que sous bénéfice d'inventaire +expérimental. Si l'on croit trop, l'esprit se trouve lié et +rétréci par les conséquences de son propre raisonnement; il n'a +plus de liberté d'action et manque par suite de l'initiative que +possède celui qui sait se dégager de cette foi aveugle dans les +théories, qui n'est au fond qu'une superstition scientifique. + +On a souvent dit que, pour faire des découvertes, il fallait être +ignorant. Cette opinion fausse en elle-même cache cependant une +vérité. Elle signifie qu'il vaut mieux ne rien savoir que d'avoir +dans l'esprit des idées fixes appuyées sur des théories dont on +cherche toujours la confirmation en négligeant tout ce qui ne s'y +rapporte pas. Cette disposition d'esprit est des plus mauvaises, +et elle est éminemment opposée à l'invention. En effet, une +découverte est en général un rapport imprévu qui ne se trouve pas +compris dans la théorie, car sans cela il serait prévu. Un homme +ignorant, qui ne connaîtrait pas la théorie, serait, en effet, +sous ce rapport, dans de meilleures conditions d'esprit; la +théorie ne le gênerait pas et ne l'empêcherait pas de voir des +faits nouveaux que n'aperçoit pas celui qui est préoccupé d'une +théorie exclusive. Mais hâtons-nous de dire qu'il ne s'agit point +ici d'élever l'ignorance en principe. Plus on est instruit, plus +on possède de connaissances antérieures, mieux on aura l'esprit +disposé pour faire des découvertes grandes et fécondes. Seulement +il faut garder sa liberté d'esprit, ainsi que nous l'avons dit +plus haut, et croire que dans la nature l'absurde suivant nos +théories n'est pas toujours impossible. + +Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans +leurs idées sont non-seulement mal disposés pour faire des +découvertes, mais ils font aussi de très-mauvaises observations. +Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils +ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses +résultats qu'une confirmation de leur théorie. Ils défigurent +ainsi l'observation et négligent souvent des faits très- +importants, parce qu'ils ne concourent pas à leur but. C'est ce +qui nous a fait dire ailleurs qu'il ne fallait jamais faire des +expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les +contrôler[11]; ce qui signifie, en d'autres termes, qu'il faut +accepter les résultats de l'expérience tels qu'ils se présentent, +avec tout leur imprévu et leurs accidents. + +Mais il arrive encore tout naturellement que ceux qui croient trop +à leurs théories ne croient pas assez à celles des autres. Alors +l'idée dominante de ces contempteurs d'autrui est de trouver les +théories des autres en défaut et de chercher à les contredire. +L'inconvénient pour la science reste le même. Ils ne font des +expériences que pour détruire une théorie, au lieu de les faire +pour chercher la vérité. Ils font également de mauvaises +observations parce qu'ils ne prennent dans les résultats de leurs +expériences que ce qui convient à leur but en négligeant ce qui ne +s'y rapporte pas, et en écartant bien soigneusement tout ce qui +pourrait aller dans le sens de l'idée qu'ils veulent combattre. On +est donc conduit ainsi par ces deux voies opposées au même +résultat, c'est-à-dire à fausser la science et les faits. + +La conclusion de tout ceci est qu'il faut effacer son opinion +aussi bien que celle des autres devant les décisions de +l'expérience. Quand on discute et que l'on expérimente comme nous +venons de le dire, pour prouver quant même une idée préconçue, on +n'a plus l'esprit libre et l'on ne cherche plus la vérité. On fait +de la science étroite à laquelle se mêlent la vanité personnelle +ou les diverses passions humaines. L'amour-propre, cependant, ne +devrait rien avoir à faire dans toutes ces vaines disputes. Quand +deux physiologistes ou deux médecins se querellent pour soutenir +chacun leurs idées ou leurs théories, il n'y a au milieu de leurs +arguments contradictoires qu'une seule chose qui soit absolument +certaine: c'est que les deux théories sont insuffisantes et ne +représentent la vérité ni l'une ni l'autre. L'esprit vraiment +scientifique devrait donc nous rendre modestes et bienveillants. +Nous savons tous bien peu de choses en réalité, et nous sommes +tous faillibles en face des difficultés immenses que nous offre +l'investigation dans les phénomènes naturels. Nous n'aurions donc +rien de mieux à faire que de réunir nos efforts au lieu de les +diviser et de les neutraliser par des disputes personnelles. En un +mot, le savant qui veut trouver la vérité doit conserver son +esprit libre, calme, et, si c'était possible, ne jamais avoir, +comme dit Bacon, l'oeil humecté par les passions humaines. + +Dans l'éducation scientifique, il importerait beaucoup de +distinguer, ainsi que nous le ferons plus loin, le déterminisme +qui est le principe absolu de la science d'avec les théories qui +ne sont que des principes relatifs auxquels on ne doit accorder +qu'une valeur provisoire dans la recherche de la vérité. En un mot +il ne faut point enseigner les théories comme des dogmes ou des +articles de foi. Par cette croyance exagérée dans les théories, on +donnerait une idée fausse de la science, on surchargerait et l'on +asservirait l'esprit en lui enlevant sa liberté et étouffant son +originalité, et en lui donnant le goût des systèmes. + +Les théories qui représentent l'ensemble de nos idées +scientifiques sont sans doute indispensables pour représenter la +science. Elles doivent aussi servir de point d'appui à des idées +investigatrices nouvelles. Mais ces théories et ces idées n'étant +point la vérité immuable, il faut être toujours prêt à les +abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu'elles ne +représentent plus la réalité. En un mot, il faut modifier la +théorie pour l'adapter à la nature, et non la nature pour +l'adapter à la théorie. + +En résumé, il y a deux choses à considérer dans la science +expérimentale: la méthode et l'idée. La méthode a pour objet de +diriger l'idée qui s'élance en avant dans l'interprétation des +phénomènes naturels et dans la recherche de la vérité. L'idée doit +toujours rester indépendante, et il ne faut point l'enchaîner, pas +plus par des croyances scientifiques que par des croyances +philosophiques ou religieuses; il faut être hardi et libre dans la +manifestation de ses idées, suivre son sentiment et ne point trop +s'arrêter à ces craintes puériles de la contradiction des +théories. Si l'on est bien imbu des principes de la méthode +expérimentale, on n'a rien à craindre; car, tant que l'idée est +juste, on continue à la développer; quand elle est erronée, +l'expérience est là pour la rectifier. Il faut donc savoir +trancher les questions, même au risque d'errer. On rend plus de +service à la science, a-t-on dit, par l'erreur que par la +confusion, ce qui signifie qu'il faut pousser sans crainte les +idées dans tout leur développement pourvu qu'on les règle et que +l'on ait toujours soin de les juger par l'expérience. L'idée, en +un mot, est le mobile de tout raisonnement en science comme +ailleurs. Mais partout l'idée doit être soumise à un criterium. En +science, ce criterium est la méthode expérimentale ou +l'expérience, ce criterium est indispensable, et nous devons +l'appliquer à nos propres idées comme à celles des autres. + + +§ IV. -- Caractère indépendant de la méthode expérimentale. + + +De tout ce qui a été dit précédemment il résulte nécessairement +que l'opinion d'aucun homme, formulée en théorie ou autrement, ne +saurait être considérée comme représentant la vérité complète dans +les sciences. C'est un guide, une lumière, mais non une autorité +absolue. La révolution que la méthode expérimentale a opérée dans +les sciences consiste à avoir substitué un criterium scientifique +à l'autorité personnelle. + +Le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que +d'elle-même, parce qu'elle renferme en elle son criterium, qui est +l'expérience. Elle ne reconnaît d'autre autorité que celle des +faits, et elle s'affranchit de l'autorité personnelle. Quand +Descartes disait qu'il faut ne s'en rapporter qu'à l'évidence ou à +ce qui est suffisamment démontré, cela signifiait qu'il fallait ne +plus s'en référer à l'autorité, comme faisait la scolastique, mais +ne s'appuyer que sur les faits bien établis par l'expérience. De +là il résulte que, lorsque dans la science nous avons émis une +idée ou une théorie, nous ne devons pas avoir pour but de la +conserver en cherchant tout ce qui peut l'appuyer et en écartant +tout ce qui peut l'infirmer. Nous devons, au contraire, examiner +avec le plus grand soin les faits qui semblent la renverser, parce +que le progrès réel consiste toujours à changer une théorie +ancienne qui renferme moins de faits contre une nouvelle qui en +renferme davantage. Cela prouve que l'on a marché, car en science +le grand précepte est de modifier et de changer ses idées à mesure +que la science avance. Nos idées ne sont que des instruments +intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes; il +faut les changer quand elles ont rempli leur rôle, comme on change +un bistouri émoussé quand il a servi assez longtemps. + +Les idées et les théories de nos prédécesseurs ne doivent être +conservées qu'autant qu'elles représentent l'état de la science, +mais elles sont évidemment destinées à changer, à moins que l'on +admette que la science ne doive plus faire de progrès, ce qui est +impossible. Sous ce rapport, il y aurait peut-être une distinction +à établir entre les sciences mathématiques et les sciences +expérimentales. Les vérités mathématiques étant immuables et +absolues, la science s'accroît par juxtaposition simple et +successive de toutes les vérités acquises. Dans les sciences +expérimentales, au contraire, les vérités n'étant que relatives, +la science ne peut avancer que par révolution et par absorption +des vérités anciennes dans une forme scientifique nouvelle. Dans +les sciences expérimentales, le respect mal entendu de l'autorité +personnelle serait de la superstition et constituerait un +véritable obstacle aux progrès de la science; ce serait en même +temps contraire aux exemples que nous ont donnés les grands hommes +de tous les temps. En effet, les grands hommes sont précisément +ceux qui ont apporté des idées nouvelles et détruit des erreurs. +Ils n'ont donc pas respecté eux-mêmes l'autorité de leurs +prédécesseurs, et ils n'entendent pas qu'on agisse autrement +envers eux. + +Cette non-soumission à l'autorité, que la méthode expérimentale +consacre comme un précepte fondamental, n'est nullement en +désaccord avec le respect et l'admiration que nous vouons aux +grands hommes qui nous ont précédés et auxquels nous devons les +découvertes qui sont les bases des sciences actuelles[12]. + +Dans les sciences expérimentales les grands hommes ne sont jamais +les promoteurs de vérités absolues et immuables. Chaque grand +homme tient à son temps et ne peut venir qu'à son moment, en ce +sens qu'il y a une succession nécessaire et subordonnée dans +l'apparition des découvertes scientifiques. Les grands hommes +peuvent être comparés à des flambeaux qui brillent de loin en loin +pour guider la marche de la science. Ils éclairent leur temps, +soit en découvrant des phénomènes imprévus et féconds qui ouvrent +des voies nouvelles et montrent des horizons inconnus, soit en +généralisant les faits scientifiques acquis et en en faisant +sortir des vérités que leurs devanciers n'avaient point aperçues. +Si chaque grand homme fait accomplir un grand pas à la science +qu'il féconde, il n'a jamais eu la prétention d'en poser les +dernières limites, et il est nécessairement destiné à être dépassé +et laissé en arrière par les progrès des générations qui suivront. +Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules +desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin +qu'eux. Ceci veut dire simplement que les sciences font des +progrès après ces grands hommes et précisément à cause de leur +influence. D'où il résulte que leurs successeurs auront des +connaissances scientifiques acquises plus nombreuses que celles +que ces grands hommes possédaient de leur temps. Mais le grand +homme n'en reste pas moins le grand homme, c'est-à-dire le géant. + +Il y a, en effet, deux parties dans les sciences en évolution; il +y a d'une part ce qui est acquis et d'autre part ce qui reste à +acquérir. Dans ce qui est acquis, tous les hommes se valent à peu +près, et les grands ne sauraient se distinguer des autres. Souvent +même les hommes médiocres sont ceux qui possèdent le plus de +connaissances acquises. C'est dans les parties obscures de la +science que le grand homme se reconnaît; il se caractérise par des +idées de génie qui illuminent des phénomènes restés obscurs et +portent la science en avant. + +En résumé, la méthode expérimentale puise en elle-même une +autorité impersonnelle qui domine la science. Elle l'impose même +aux grands hommes au lieu de chercher comme les scolastiques à +prouver par les textes qu'ils sont infaillibles et qu'ils ont vu, +dit ou pensé tout ce qu'on a découvert après eux. Chaque temps a +sa somme d'erreurs et de vérités. Il y a des erreurs qui sont en +quelque sorte inhérentes à leur temps, et que les progrès +ultérieurs de la science peuvent seuls faire reconnaître. Les +progrès de la méthode expérimentale consistent en ce que la somme +des vérités augmente à mesure que la somme des erreurs diminue. +Mais chacune de ces vérités particulières s'ajoute aux autres pour +constituer des vérités plus générales. Les noms des promoteurs de +la science disparaissent peu à peu dans cette fusion, et plus la +science avance, plus elle prend la forme impersonnelle et se +détache du passé. Je me hâte d'ajouter, pour éviter une confusion +qui a parfois été commise, que je n'entends parler ici que de +l'évolution de la science. Pour les arts et les lettres, la +personnalité domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée de +l'esprit, et cela n'a plus rien de commun avec la constatation des +phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien +créer. Le passé conserve toute sa valeur dans ces créations des +arts et des lettres; chaque individualité reste immuable dans le +temps et ne peut se confondre avec les autres. Un poëte +contemporain a caractérisé ce sentiment de la personnalité de +l'art et de l'impersonnalité de la science par ces mots: l'art, +c'est moi; la science, c'est nous. + +La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame +la liberté de l'esprit et de la pensée. Elle secoue non-seulement +le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non +plus d'autorité scientifique personnelle. Ceci n'est point de +l'orgueil et de la jactance; l'expérimentateur, au contraire, fait +acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute +aussi de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité des +hommes à celle de l'expérience et des lois de la nature. + +La physique et la chimie étant des sciences constituées, nous +présentent cette indépendance et cette impersonnalité que réclame +la méthode expérimentale. Mais la médecine est encore dans les +ténèbres de l'empirisme, et elle subit les conséquences de son +état arriéré. On la voit encore plus ou moins mêlée à la religion +et au surnaturel. Le merveilleux et la superstition y jouent un +grand rôle. Les sorciers, les somnambules, les guérisseurs en +vertu d'un don du ciel, sont écoutés à l'égal des médecins. La +personnalité médicale est placée au-dessus de la science par les +médecins eux-mêmes, ils cherchent leurs autorités dans la +tradition, dans les doctrines, ou dans le tact médical. Cet état +de choses est la preuve la plus claire que la méthode +expérimentale n'est point encore arrivée dans la médecine. + +La méthode expérimentale, méthode du libre penseur, ne cherche que +la vérité scientifique. Le sentiment, d'où tout émane, doit +conserver sa spontanéité entière et toute sa liberté pour la +manifestation des idées expérimentales; la raison doit, elle +aussi, conserver la liberté de douter, et par cela elle s'impose +de soumettre toujours l'idée au contrôle de l'expérience. De même +que dans les autres actes humains, le sentiment détermine à agir +en manifestant l'idée qui donne le motif de l'action, de même dans +la méthode expérimentale, c'est le sentiment qui a l'initiative +par l'idée. C'est le sentiment seul qui dirige l'esprit et qui +constitue le primum movens de la science. Le génie se traduit par +un sentiment délicat qui pressent d'une manière juste les lois des +phénomènes de la nature; mais, ce qu'il ne faut jamais oublier, +c'est que la justesse du sentiment et la fécondité de l'idée ne +peuvent être établies et prouvées que par l'expérience. + + +§ V. -- De l'induction et de la déduction dans le raisonnement +expérimental. + + +Après avoir traité dans tout ce qui précède de l'influence de +l'idée expérimentale, examinons actuellement comment la méthode +doit, en imposant toujours au raisonnement la forme dubitative, le +diriger d'une manière plus sûre dans la recherche de la vérité. + +Nous avons dit ailleurs que le raisonnement expérimental s'exerce +sur des phénomènes observés, c'est-à-dire sur des observations; +mais, en réalité, il ne s'applique qu'aux idées que l'aspect de +ces phénomènes a éveillées en notre esprit. Le principe du +raisonnement expérimental sera donc toujours une idée qu'il s'agit +d'introduire dans un raisonnement expérimental pour la soumettre +au criterium des faits, c'est-à-dire à l'expérience. + +Il y a deux formes de raisonnement: 1° la forme investigative ou +interrogative qu'emploie l'homme qui ne sait pas et qui veut +s'instruire; 2° la forme démonstrative ou affirmative qu'emploie +l'homme qui sait ou croit savoir, et qui veut instruire les +autres. Les philosophes paraissent avoir distingué ces deux formes +de raisonnement sous les noms de raisonnement inductif et de +raisonnement déductif. Ils ont encore admis deux méthodes +scientifiques, la méthode inductive ou l'induction, propre aux +sciences physiques expérimentales, et la méthode déductive ou la +déduction, appartenant plus spécialement aux sciences +mathématiques. + +Il résulterait de là que la forme spéciale du raisonnement +expérimental dont nous devons seulement nous occuper ici serait +l'induction. + +On définit l'induction en disant que c'est un procédé de l'esprit +qui va du particulier au général, tandis que la déduction serait +le procédé inverse qui irait du général au particulier. Je n'ai +certainement pas la prétention d'entrer dans une discussion +philosophique qui serait ici hors de sa place et de ma compétence; +seulement, en qualité d'expérimentateur, je me bornerai à dire que +dans la pratique il me paraît bien difficile de justifier cette +distinction et de séparer nettement l'induction de la déduction. +Si l'esprit de l'expérimentateur procède ordinairement en partant +d'observations particulières pour remonter à des principes, à des +lois ou à des propositions générales, il procède aussi +nécessairement de ces mêmes propositions générales ou lois pour +aller à des faits particuliers qu'il déduit logiquement de ces +principes. Seulement quand la certitude du principe n'est pas +absolue, il s'agit toujours d'une déduction provisoire qui réclame +la vérification expérimentale. Toutes les variétés apparentes du +raisonnement ne tiennent qu'à la nature du sujet que l'on traite +et à sa plus ou moins grande complexité. Mais, dans tous ces cas, +l'esprit de l'homme fonctionne toujours de même par syllogisme; il +ne pourrait pas se conduire autrement. + +De même que dans la marche naturelle du corps, l'homme ne peut +avancer qu'en posant un pied devant l'autre, de même dans la +marche naturelle de l'esprit, l'homme ne peut avancer qu'en +mettant une idée devant l'autre. Ce qui veut dire, en d'autres +termes, qu'il faut toujours un premier point d'appui à l'esprit +comme au corps. Le point d'appui du corps, c'est le sol dont le +pied a la sensation; le point d'appui de l'esprit, c'est le connu, +c'est-à-dire une vérité ou un principe dont l'esprit a conscience. +L'homme ne peut rien apprendre qu'en allant du connu à l'inconnu; +mais, d'un autre côté, comme l'homme n'a pas en naissant la +science infuse et qu'il ne sait rien que ce qu'il apprend, il +semble que nous soyons dans un cercle vicieux et que l'homme soit +condamné à ne pouvoir rien connaître. Il en serait ainsi, en +effet, si l'homme n'avait dans sa raison le sentiment des rapports +et du déterminisme qui deviennent criterium de la vérité: mais, +dans tous les cas, il ne peut obtenir cette vérité ou en approcher +que par le raisonnement et par l'expérience. + +D'abord il ne serait pas exact de dire que la déduction +n'appartient qu'aux mathématiques et l'induction aux autres +sciences exclusivement. Les deux formes de raisonnement +investigatif (inductif) et démonstratif (déductif) appartiennent à +toutes les sciences possibles, parce que dans toutes les sciences +il y a des choses qu'on ne sait pas et d'autres qu'on sait ou +qu'on croit savoir. + +Quand les mathématiciens étudient des sujets qu'ils ne connaissent +pas, ils induisent comme les physiciens, comme les chimistes ou +comme les physiologistes. Pour prouver ce que j'avance, il suffira +de citer les paroles d'un grand mathématicien. + +Voici comment Euler s'exprime dans un mémoire intitulé: De +inductione ad plenam certitudinem evehendâ: + +«Notum est plerumque numerum proprietates primum per solam +inductionem observatas, quas deinceps geometræ solidis +demonstrationibus confirmare elaboraverunt; quo negotio in primis +Fermatius summo studio et satis felici successu fuit +occupatus[13].» + +Les principes ou les théories qui servent de base à une science, +quelle qu'elle soit, ne sont pas tombés du ciel; il a fallu +nécessairement y arriver par un raisonnement investigatif, +inductif ou interrogatif, comme on voudra l'appeler. Il a fallu +d'abord observer quelque chose qui se soit passé au dedans ou au +dehors de nous. Dans les sciences, il y a, au point de vue +expérimental, des idées qu'on appelle a priori parce qu'elles sont +le point de départ d'un raisonnement expérimental (Voy. p. 48 et +suivantes), mais au point de vue de l'idéogénèse, ce sont en +réalité des idées a posteriori. En un mot, l'induction a dû être +la forme de raisonnement primitive et générale, et les idées que +les philosophes et les savants prennent constamment pour des idées +a priori ne sont au fond que des idées a posteriori. + +Le mathématicien et le naturaliste ne diffèrent pas quand ils vont +à la recherche des principes. Les uns et les autres induisent, +font des hypothèses et expérimentent, c'est-à-dire font des +tentatives pour vérifier l'exactitude de leurs idées. Mais quand +le mathématicien et le naturaliste sont arrivés à leurs principes, +ils diffèrent complètement alors. En effet, ainsi que je l'ai déjà +dit ailleurs, le principe du mathématicien devient absolu, parce +qu'il ne s'applique point à la réalité objective telle qu'elle +est, mais à des relations de choses considérées dans des +conditions extrêmement simples et que le mathématicien choisit et +crée en quelque sorte dans son esprit. Or, ayant ainsi la +certitude qu'il n'y a pas à faire intervenir dans le raisonnement +d'autres conditions que celles qu'il a déterminées, le principe +reste absolu, conscient, adéquat à l'esprit, et la déduction +logique est également absolue et certaine; il n'a plus besoin de +vérification expérimentale, la logique suffit. + +La situation du naturaliste est bien différente; la proposition +générale à laquelle il est arrivé, ou le principe sur lequel il +s'appuie, reste relatif et provisoire parce qu'il représente des +relations complexes qu'il n'a jamais la certitude de pouvoir +connaître toutes. Dès lors, son principe est incertain, puisqu'il +est inconscient et non adéquat à l'esprit; dès lors les +déductions, quoique très-logiques, restent toujours douteuses, et +il faut nécessairement alors invoquer l'expérience pour contrôler +la conclusion de ce raisonnement déductif. Cette différence entre +les mathématiciens et les naturalistes est capitale au point de +vue de la certitude de leurs principes et des conclusions à en +tirer; mais le mécanisme du raisonnement déductif est exactement +le même pour les deux. Tous deux partent d'une proposition; +seulement le mathématicien dit: Ce point de départ étant donné, +tel cas particulier en résulte nécessairement. Le naturaliste dit: +Si ce point de départ était juste, tel cas particulier en +résulterait comme conséquence. + +Quand ils partent d'un principe, le mathématicien et le +naturaliste emploient donc l'un et l'autre la déduction. Tous deux +raisonnent en faisant un syllogisme; seulement, pour le +naturaliste, c'est un syllogisme dont la conclusion reste +dubitative et demande vérification, parce que son principe est +inconscient. C'est là le raisonnement expérimental ou dubitatif, +le seul qu'on puisse employer quand on raisonne sur les phénomènes +naturels; si l'on voulait supprimer le doute et si l'on se passait +de l'expérience, on n'aurait plus aucun criterium pour savoir si +l'on est dans le faux ou dans le vrai, parce que, je le répète, le +principe est inconscient et qu'il faut en appeler alors à nos +sens. + +De tout cela je conclurai que l'induction et la déduction +appartiennent à toutes les sciences. Je ne crois pas que +l'induction et la déduction constituent réellement deux formes de +raisonnement essentiellement distinctes. L'esprit de l'homme a, +par nature, le sentiment ou l'idée d'un principe qui régit les cas +particuliers. Il procède toujours instinctivement d'un principe +qu'il a acquis ou qu'il invente par hypothèse; mais il ne peut +jamais marcher dans les raisonnements autrement que par +syllogisme, c'est-à-dire en procédant du général au particulier. + +En physiologie, un organe déterminé fonctionne toujours par un +seul et même mécanisme; seulement, quand le phénomène se passe +dans d'autres conditions ou dans un milieu différent, la fonction +prend des aspects divers; mais, au fond, sa nature reste la même. +Je pense qu'il n'y a pour l'esprit qu'une seule manière de +raisonner, comme il n'y a pour le corps qu'une seule manière de +marcher. Seulement, quand un homme s'avance, sur un terrain solide +et plan, dans un chemin direct qu'il connaît et voit dans toute +son étendue, il marche vers son but d'un pas sûr et rapide. Quand +au contraire un homme suit un chemin tortueux dans l'obscurité et +sur un terrain accidenté et inconnu, il craint les précipices, et +n'avance qu'avec précaution et pas à pas. Avant de procéder à un +second pas, il doit s'assurer que le pied placé le premier repose +sur un point résistant, puis s'avancer ainsi en vérifiant à chaque +instant par l'expérience la solidité du sol, et en modifiant +toujours la direction de sa marche suivant ce qu'il rencontre. Tel +est l'expérimentateur qui ne doit jamais dans ses recherches aller +au delà du fait, sans quoi il courrait le risque de s'égarer. Dans +les deux exemples précédents l'homme s'avance sur des terrains +différents et dans des conditions variables, mais n'en marche pas +moins par le même procédé physiologique. De même, quand +l'expérimentateur déduira des rapports simples de phénomènes +précis et d'après des principes connus et établis, le raisonnement +se développera d'une façon certaine et nécessaire, tandis que, +quand il se trouvera au milieu de rapports complexes, ne pouvant +s'appuyer que sur des principes incertains et provisoires, le même +expérimentateur devra alors avancer avec précaution et soumettre à +l'expérience chacune des idées qu'il met successivement en avant. +Mais, dans ces deux cas, l'esprit raisonnera toujours de même et +par le même procédé physiologique, seulement il partira d'un +principe plus ou moins certain. + +Quand un phénomène quelconque nous frappe dans la nature, nous +nous faisons une idée sur la cause qui le détermine. L'homme, dans +sa première ignorance, supposa des divinités attachées à chaque +phénomène. Aujourd'hui le savant admet des forces ou des lois; +c'est toujours quelque chose qui gouverne le phénomène. L'idée, +qui nous vient à la vue d'un phénomène, est dite a priori. Or, il +nous sera facile de montrer plus tard que cette idée a priori, qui +surgit en nous à propos d'un fait particulier, renferme toujours +implicitement, et en quelque sorte à notre insu, un principe +auquel nous voulons ramener le fait particulier. De sorte que, +quand nous croyons aller d'un cas particulier à un principe, +c'est-à-dire induire, nous déduisons réellement; seulement, +l'expérimentateur se dirige d'après un principe supposé ou +provisoire qu'il modifie à chaque instant, parce qu'il cherche +dans une obscurité plus ou moins complète. À mesure que nous +rassemblons les faits, nos principes deviennent de plus en plus +généraux et plus assurés; alors nous acquérons la certitude que +nous déduisons. Mais néanmoins, dans les sciences expérimentales, +notre principe doit toujours rester provisoire, parce que nous +n'avons jamais la certitude qu'il ne renferme que les faits et les +conditions que nous connaissons. En un mot, nous déduisons +toujours par hypothèse, jusqu'à vérification expérimentale. Un +expérimentateur ne peut donc jamais se trouver dans le cas des +mathématiciens, précisément parce que le raisonnement expérimental +reste de sa nature toujours dubitatif. Maintenant, on pourra, si +l'on veut, appeler le raisonnement dubitatif de l'expérimentateur, +l'induction, et le raisonnement affirmatif du mathématicien, la +déduction, mais ce sera là une distinction qui portera sur la +certitude ou l'incertitude du point de départ du raisonnement, +mais non sur la manière dont on raisonne. + + +§ VI. -- Du doute dans le raisonnement expérimental. + + +Je résumerai le paragraphe précédent en disant qu'il me semble n'y +avoir qu'une seule forme de raisonnement: la déduction par +syllogisme. Notre esprit, quand il le voudrait, ne pourrait pas +raisonner autrement, et, si c'était ici le lieu, je pourrais +essayer d'appuyer ce que j'avance par des arguments +physiologiques. Mais pour trouver la vérité scientifique, il +importe peu au fond de savoir comment notre esprit raisonne; il +suffit de le laisser raisonner naturellement, et dans ce cas il +partira toujours d'un principe pour arriver à une conclusion. La +seule chose que nous ayons à faire ici, c'est d'insister sur un +précepte qui prémunira toujours l'esprit contre les causes +innombrables d'erreur qu'on peut rencontrer dans l'application de +la méthode expérimentale. + +Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode +expérimentale, c'est le doute; et il s'exprime en disant que la +conclusion de notre raisonnement doit toujours rester dubitative +quand le point de départ ou le principe n'est pas une vérité +absolue. Or, nous avons vu qu'il n'y a de vérité absolue que pour +les principes mathématiques; pour tous les phénomènes naturels, +les principes desquels nous partons, de même que les conclusions +auxquelles nous arrivons, ne représentent que des vérités +relatives. L'écueil de l'expérimentateur consistera donc à croire +connaître ce qu'il ne connaît pas, et à prendre pour des vérités +absolues des vérités qui ne sont que relatives. De sorte que la +règle unique et fondamentale de l'investigation scientifique se +réduit au doute, ainsi que l'ont déjà proclamé d'ailleurs de +grands philosophes. + +Le raisonnement expérimental est précisément l'inverse du +raisonnement scolastique. La scolastique veut toujours un point de +départ fixe et indubitable, et ne pouvant le trouver ni dans les +choses extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une +source irrationnelle quelconque: telle qu'une révélation, une +tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire. Une fois +le point de départ posé, le scolastique ou le systématique en +déduit logiquement toutes les conséquences, en invoquant même +l'observation ou l'expérience des faits comme arguments quand ils +sont en sa faveur; la seule condition est que le point de départ +restera immuable et ne variera pas selon les expériences et les +observations, mais qu'au contraire, les faits seront interprétés +pour s'y adapter. L'expérimentateur au contraire n'admet jamais de +point de départ immuable; son principe est un postulat dont il +déduit logiquement toutes les conséquences, mais sans jamais le +considérer comme absolu et en dehors des atteintes de +l'expérience. Les corps simples des chimistes ne sont des corps +simples que jusqu'à preuve du contraire. Toutes les théories qui +servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus +forte raison au physiologiste, ne sont vraies que jusqu'à ce qu'on +découvre qu'il y a des faits qu'elles ne renferment pas ou qui les +contredisent. Lorsque ces faits contradictoires se montreront bien +solidement établis, loin de se roidir, comme le scolastique ou le +systématique, contre l'expérience, pour sauvegarder son point de +départ, l'expérimentateur s'empressera, au contraire, de modifier +sa théorie, parce qu'il sait que c'est la seule manière d'avancer +et de faire des progrès dans les sciences. L'expérimentateur doute +donc toujours, même de son point de départ; il a l'esprit +nécessairement modeste et souple, et accepte la contradiction à la +seule condition qu'elle lui soit prouvée. Le scolastique ou le +systématique, ce qui est la même chose, ne doute jamais de son +point de départ, auquel il veut tout ramener; il a l'esprit +orgueilleux et intolérant et n'accepte pas la contradiction, +puisqu'il n'admet pas que son point de départ puisse changer. Ce +qui sépare encore le savant systématique du savant +expérimentateur, c'est que le premier impose son idée, tandis que +le second ne la donne jamais que pour ce qu'elle vaut. Enfin, un +autre caractère essentiel qui distingue le raisonnement +expérimental du raisonnement scolastique, c'est la fécondité de +l'un et la stérilité de l'autre. C'est précisément le scolastique +qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à rien: cela se +conçoit puisque, par son principe absolu, il se place en dehors de +la nature dans laquelle tout est relatif. C'est au contraire +l'expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la +certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes +qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature; L'homme +peut donc plus qu'il ne sait, et la vraie science expérimentale ne +lui donne la puissance qu'en lui montrant qu'il ignore. Peu +importe au savant d'avoir la vérité absolue, pourvu qu'il ait la +certitude des relations des phénomènes entr'eux. Notre esprit est, +en effet, tellement borné, que nous ne pouvons connaître ni le +commencement ni la fin des choses; mais nous pouvons saisir le +milieu, c'est-à-dire ce qui nous entoure immédiatement. + +Le raisonnement systématique ou scolastique est naturel à l'esprit +inexpérimenté et orgueilleux; ce n'est que par l'étude +expérimentale approfondie de la nature qu'on parvient à acquérir +l'esprit douteur de l'expérimentateur. Il faut longtemps pour +cela; et, parmi ceux qui croient suivre la voie expérimentale en +physiologie et en médecine, il y a, comme nous le verrons plus +loin, encore beaucoup de scolastiques. Je suis quant à moi +convaincu qu'il n'y a que l'étude seule de la nature qui puisse +donner au savant le sentiment vrai de la science. La philosophie, +que je considère comme une excellente gymnastique de l'esprit, a +malgré elle des tendances systématiques et scolastiques, qui +deviendraient nuisibles pour le savant proprement dit. D'ailleurs, +aucune méthode ne peut remplacer cette étude de la nature qui fait +le vrai savant; sans cette étude, tout ce que les philosophes ont +pu dire et tout ce que j'ai pu répéter après eux dans cette +introduction, resterait inapplicable et stérile. + +Je ne crois donc pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, qu'il y ait +grand profit pour le savant à discuter la définition de +l'induction et de la déduction, non plus que la question de savoir +si l'on procède par l'un ou l'autre de ces soi-disant procédés de +l'esprit. Cependant l'induction baconienne est devenue célèbre et +on en a fait le fondement de toute la philosophie scientifique. +Bacon est un grand génie et l'idée de sa grande restauration des +sciences est une idée sublime; on est séduit et entraîné malgré +soi par la lecture du Novum Organum et de l'Augmentum scientiarum. +On reste dans une sorte de fascination devant cet amalgame de +lueurs scientifiques, revêtues des formes poétiques les plus +élevées. Bacon a senti la stérilité de la scolastique; il a bien +compris et pressenti toute l'importance de l'expérience pour +l'avenir des sciences. Cependant Bacon n'était point un savant, et +il n'a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale. Il +suffirait de citer, pour le prouver, les essais malheureux qu'il +en a faits. Bacon recommande de fuir les hypothèses et les +théories[14], nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires +de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont +nécessaires pour construire une maison. Bacon a eu, comme +toujours, des admirateurs outrés et des détracteurs. Sans me +mettre ni d'un côté ni de l'autre, je dirai que, tout en +reconnaissant le génie de Bacon, je ne crois pas plus que J. de +Maistre[15], qu'il ait doté l'intelligence humaine d'un nouvel +instrument, et il me semble, avec M. de Rémusat[16], que +l'induction ne diffère pas du syllogisme. D'ailleurs, je crois que +les grands expérimentateurs ont apparu avant les préceptes de +l'expérimentation, de même que les grands orateurs ont précédé les +traités de rhétorique. Par conséquent, il ne me paraît pas permis +de dire, même en parlant de Bacon, qu'il a inventé la méthode +expérimentale; méthode que Galilée et Torricelli ont si +admirablement pratiquée, et dont Bacon n'a jamais pu se servir. + +Quand Descartes[17] part du doute universel et répudie l'autorité, +il donne des préceptes bien plus pratiques pour l'expérimentateur +que ceux que donne Bacon pour l'induction. Nous avons vu, en +effet, que c'est le doute seul qui provoque l'expérience; c'est le +doute enfin qui détermine la forme du raisonnement expérimental. + +Toutefois, quand il s'agit de la médecine et des sciences +physiologiques, il importe de bien déterminer sur quel point doit +porter le doute, afin de le distinguer du scepticisme et démontrer +comment le doute scientifique devient un élément de plus grande +certitude. Le sceptique est celui qui ne croit pas à la science et +qui croit à lui-même; il croit assez en lui pour oser nier la +science et affirmer qu'elle n'est pas soumise à des lois fixes et +déterminées. Le douteur est le vrai savant; il ne doute que de +lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science; il +admet même dans les sciences expérimentales, un criterium ou un +principe scientifique absolu. Ce principe est le déterminisme des +phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des +corps vivants que dans ceux des corps bruts ainsi que nous le +dirons plus tard (p. 114). + +Enfin, comme conclusion de ce paragraphe nous pouvons dire que, +dans tout raisonnement expérimental, il y a deux cas possibles: ou +bien l'hypothèse de l'expérimentateur sera infirmée, ou bien elle +sera confirmée par l'expérience. Quand l'expérience infirme l'idée +préconçue, l'expérimentateur doit rejeter ou modifier son idée. +Mais lors même que l'expérience confirme pleinement l'idée +préconçue, l'expérimentateur doit encore douter; car comme il +s'agit d'une vérité inconsciente, sa raison lui demande encore une +contre-épreuve. + + +§ VII. -- Du principe du criterium expérimental. + + +Nous venons de dire qu'il faut douter, mais ne point être +sceptique. En effet, le sceptique, qui ne croit à rien, n'a plus +de base pour établir son criterium, et par conséquent il se trouve +dans l'impossibilité d'édifier la science; la stérilité de son +triste esprit résulte à la fois des défauts de son sentiment et de +l'imperfection de sa raison. Après avoir posé en principe que +l'investigateur doit douter, nous avons ajouté que le doute ne +portera que sur la justesse de son sentiment ou de ses idées en +tant qu'expérimentateur, ou sur la valeur de ses moyens +d'investigation, en tant qu'observateur, mais jamais sur le +déterminisme, le principe même de la science expérimentale. +Revenons en quelques mots sur ce point fondamental. + +L'expérimentateur doit douter de son sentiment, c'est-à-dire de +l'idée a priori ou de la théorie qui lui servent de point de +départ; c'est pourquoi il est de précepte absolu de soumettre +toujours son idée au criterium expérimental pour en contrôler la +valeur. Mais quelle est au juste la base de ce criterium +expérimental? Cette question pourra paraître superflue après avoir +dit et répété avec tout le monde que ce sont les faits qui jugent +l'idée et nous donnent l'expérience. Les faits seuls sont réels, +dit-on, et il faut s'en rapporter à eux d'une manière entière et +exclusive. C'est un fait, un fait brutal, répète-t-on encore +souvent; il n'y a pas à raisonner, il faut s'y soumettre. Sans +doute, j'admets que les faits sont les seules réalités qui +puissent donner la formule à l'idée expérimentale et lui servir en +même temps de contrôle; mais c'est à la condition que la raison +les accepte. Je pense que la croyance aveugle dans le fait qui +prétend faire taire la raison est aussi dangereuse pour les +sciences expérimentales que les croyances de sentiment ou de foi +qui, elles aussi, imposent silence à la raison. En un mot, dans la +méthode expérimentale comme partout, le seul criterium réel est la +raison. + +Un fait n'est rien par lui-même, il ne vaut que par l'idée qui s'y +rattache ou par la preuve qu'il fournit. Nous avons dit ailleurs +que, quand on qualifie un fait nouveau de découverte, ce n'est pas +le fait lui-même qui constitue la découverte, mais bien l'idée +nouvelle qui en dérive; de même, quand un fait prouve, ce n'est +point le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le +rapport rationnel qu'il établit entre le phénomène et sa cause. +C'est ce rapport qui est la vérité scientifique et qu'il s'agit +maintenant de préciser davantage. + +Rappelons-nous comment nous avons caractérisé les vérités +mathématiques et les vérités expérimentales. Les vérités +mathématiques une fois acquises, avons-nous dit, sont des vérités +conscientes et absolues, parce que les conditions idéales de leur +existence sont également conscientes et connues par nous d'une +manière absolue. Les vérités expérimentales, au contraire, sont +inconscientes et relatives, parce que les conditions réelles de +leur existence sont inconscientes et ne peuvent nous être connues +que d'une manière relative à l'état actuel de notre science. Mais +si les vérités expérimentales qui servent de base à nos +raisonnements sont tellement enveloppées dans la réalité complexe +des phénomènes naturels qu'elles ne nous apparaissent que par +lambeaux, ces vérités expérimentales n'en reposent pas moins sur +des principes qui sont absolus parce que, comme ceux des vérités +mathématiques, ils s'adressent à notre conscience et à notre +raison. En effet, le principe absolu des sciences expérimentales +est un déterminisme nécessaire et conscient dans les conditions +des phénomènes. De telle sorte qu'un phénomène naturel, quel qu'il +soit, étant donné, jamais un expérimentateur ne pourra admettre +qu'il y ait une variation dans l'expression de ce phénomène sans +qu'en même temps il ne soit survenu des conditions nouvelles dans +sa manifestation; de plus, il a la certitude a priori que ces +variations sont déterminées par des rapports rigoureux et +mathématiques. L'expérience ne fait que nous montrer la forme des +phénomènes; mais le rapport d'un phénomène à une cause déterminée +est nécessaire et indépendant de l'expérience, et il est forcément +mathématique et absolu. Nous arrivons ainsi à voir que le principe +du criterium des sciences expérimentales est identique au fond à +celui des sciences mathématiques, puisque de part et d'autre ce +principe est exprimé par un rapport des choses nécessaire et +absolu. Seulement dans les sciences expérimentales ces rapports +sont entourés par des phénomènes nombreux, complexes et variés à +l'infini, qui les cachent à nos regards. À l'aide de l'expérience +nous analysons, nous dissocions ces phénomènes, afin de les +réduire à des relations et à des conditions de plus en plus +simples. Nous voulons ainsi saisir la forme de la vérité +scientifique, c'est-à-dire trouver la loi qui nous donnerait la +clef de toutes les variations des phénomènes. Cette analyse +expérimentale est le seul moyen que nous ayons pour aller à la +recherche de la vérité dans les sciences naturelles, et le +déterminisme absolu des phénomènes dont nous avons conscience a +priori est le seul criterium ou le seul principe qui nous dirige +et nous soutienne. Malgré nos efforts, nous sommes encore bien +loin de cette vérité absolue; et il est probable, surtout dans les +sciences biologiques, qu'il ne nous sera jamais donné de la voir +dans sa nudité. Mais cela n'a pas de quoi nous décourager, car +nous en approchons toujours; et d'ailleurs nous saisissons, à +l'aide de nos expériences, des relations de phénomènes qui, bien +que partielles et relatives, nous permettent d'étendre de plus en +plus notre puissance sur la nature. + +De ce qui précède, il résulte que, si un phénomène se présentait +dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire, +qu'il ne se rattachât pas d'une manière nécessaire à des +conditions d'existence déterminées, la raison devrait repousser le +fait comme un fait non scientifique. Il faudrait attendre ou +chercher par des expériences directes quelle est la cause d'erreur +qui a pu se glisser dans l'observation. Il faut, en effet, qu'il y +ait eu erreur ou insuffisance dans l'observation; car l'admission +d'un fait sans cause, c'est-à-dire indéterminable dans ses +conditions d'existence, n'est ni plus ni moins que la négation de +la science. De sorte qu'en présence d'un tel fait un savant ne +doit jamais hésiter; il doit croire à la science et douter de ses +moyens d'investigation. Il perfectionnera donc ses moyens +d'observation et cherchera par ses efforts à sortir de +l'obscurité; mais jamais il ne pourra lui venir à l'idée de nier +le déterminisme absolu des phénomènes, parce que c'est précisément +le sentiment de ce déterminisme qui caractérise le vrai savant. + +Il se présente souvent en médecine des faits mal observés et +indéterminés qui constituent de véritables obstacles à la science, +en ce qu'on les oppose toujours en disant: C'est un fait, il faut +l'admettre. La science rationnelle fondée, ainsi que nous l'avons +dit, sur un déterminisme nécessaire, ne doit jamais répudier un +fait exact et bien observé; mais par le même principe, elle ne +saurait s'embarrasser de ces faits recueillis sans précision, +n'offrant aucune signification, et qu'on fait servir d'arme à +double tranchant pour appuyer ou infirmer les opinions les plus +diverses. En un mot, la science repousse l'indéterminé; et quand, +en médecine, on vient fonder ses opinions sur le tact médical, sur +l'inspiration ou sur une intuition plus ou moins vague des choses, +on est en dehors de la science et on donne l'exemple de cette +médecine de fantaisie qui peut offrir les plus grands périls en +livrant la santé et la vie des malades aux lubies d'un ignorant +inspiré. La vraie science apprend à douter et à s'abstenir dans +l'ignorance. + + +§ VIII. -- De la preuve et de la contre-épreuve. + + +Nous avons dit plus haut qu'un expérimentateur qui voit son idée +confirmée par une expérience, doit douter encore et demander une +contre-épreuve. + +En effet, pour conclure avec certitude qu'une condition donnée est +la cause prochaine d'un phénomène, il ne suffit pas d'avoir prouvé +que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène; +mais il faut encore établir que, cette condition étant supprimée, +le phénomène ne se montrera plus. Si l'on se bornait à la seule +preuve de présence, on pourrait à chaque instant tomber dans +l'erreur et croire à des relations de cause à effet quand il n'y a +que simple coïncidence. Les coïncidences constituent, ainsi que +nous le verrons plus loin, un des écueils les plus graves que +rencontre la méthode expérimentale dans les sciences complexes +comme la biologie. C'est le post hoc, ergo propter hoc des +médecins auquel on peut se laisser très-facilement entraîner, +surtout si le résultat de l'expérience ou de l'observation +favorise une idée préconçue. + +La contre-épreuve devient donc le caractère essentiel et +nécessaire de la conclusion du raisonnement expérimental. Elle est +l'expression du doute philosophique porté aussi loin que possible. +C'est la contre-épreuve qui juge si la relation de cause à effet +que l'on cherche dans les phénomènes est trouvée. Pour cela, elle +supprime la cause admise pour voir si l'effet persiste, s'appuyant +sur cet adage ancien et absolument vrai: Sublatâ causâ, tollitur +effectus. C'est ce qu'on appelle encore l'experimentum crucis. + +Il ne faut pas confondre la contre-expérience ou contre-épreuve +avec ce qu'on a appelé l'expérience comparative. Celle-ci, ainsi +que nous le verrons plus tard, n'est qu'une observation +comparative invoquée dans les circonstances complexes afin de +simplifier les phénomènes et de se prémunir contre les causes +d'erreur imprévues; la contre-épreuve, au contraire, est un +contre-jugement s'adressant directement à la conclusion +expérimentale, et formant un de ses termes nécessaires. En effet, +jamais en science la preuve ne constitue une certitude sans la +contre-épreuve. L'analyse ne peut se prouver d'une manière absolue +que par la synthèse qui la démontre en en fournissant la contre- +épreuve ou la contre-expérience; de même une synthèse qu'on +effectuerait d'abord, devrait être démontrée ensuite par +l'analyse. Le sentiment de cette contre-épreuve expérimentale +nécessaire constitue le sentiment scientifique par excellence. Il +est familier aux physiciens et aux chimistes; mais il est loin +d'être aussi bien compris par les médecins. Le plus souvent, quand +en physiologie et en médecine on voit deux phénomènes marcher +ensemble et se succéder dans un ordre constant, on se croit +autorisé à conclure que le premier est la cause du second. Ce +serait là un jugement faux dans un très-grand nombre de cas; les +tableaux statistiques de présence ou d'absence ne constituent +jamais des démonstrations expérimentales. Dans les sciences +complexes comme la médecine, il faut faire en même temps usage de +l'expérience comparative et de la contre-épreuve. Il y a des +médecins qui craignent et fuient la contre-épreuve; dès qu'ils ont +des observations qui marchent dans le sens de leurs idées, ils ne +veulent pas chercher des faits contradictoires dans la crainte de +voir leurs hypothèses s'évanouir. Nous avons déjà dit que c'est là +un très-mauvais esprit: quand on veut trouver la vérité, on ne +peut asseoir solidement ses idées qu'en cherchant à détruire ses +propres conclusions par des contre-expériences. Or, la seule +preuve qu'un phénomène joue le rôle de cause par rapport à un +autre, c'est qu'en supprimant le premier, on fait cesser le +second. + +Je n'insiste pas davantage ici sur ce principe de la méthode +expérimentale, parce que plus tard j'aurai l'occasion d'y revenir +en donnant des exemples particuliers qui développeront ma pensée. +Je me résumerai en disant que l'expérimentateur doit toujours +pousser son investigation jusqu'à la contre-épreuve; sans cela le +raisonnement expérimental ne serait pas complet. C'est la contre- +épreuve qui prouve le déterminisme nécessaire des phénomènes, et +en cela elle est seule capable de satisfaire la raison à laquelle, +ainsi que nous l'avons dit, il faut toujours faire remonter le +véritable criterium scientifique. + +Le raisonnement expérimental, dont nous avons dans ce qui précède +examiné les différents termes, se propose le même but dans toutes +les sciences. L'expérimentateur veut arriver au déterminisme, +c'est-à-dire qu'il cherche à rattacher à l'aide du raisonnement et +de l'expérience, les phénomènes naturels à leurs conditions +d'existence, ou autrement dit, à leurs causes prochaines. Il +arrive par ce moyen à la loi qui lui permet de se rendre maître du +phénomène. Toute la philosophie naturelle se résume en cela: +Connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se +réduit à ceci: Prévoir et diriger les phénomènes. Mais ce double +but ne peut être atteint dans les corps vivants que par certains +principes spéciaux d'expérimentation qu'il nous reste à indiquer +dans les chapitres qui vont suivre. + + + + +DEUXIÈME PARTIE + + +DE L'EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS. + + + + + +CHAPITRE PREMIER +CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES COMMUNES AUX ÊTRES VIVANTS ET AUX +CORPS BRUTS. + + + +§ I. -- La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à +l'emploi de l'expérimentation. + + +La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une +des principales objections que l'on a élevées contre l'emploi de +l'expérimentation dans les études biologiques. En effet, chaque +être vivant nous apparaît comme pourvu d'une espèce de force +intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en +plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure +que l'être s'élève davantage dans l'échelle de l'organisation. +Chez les animaux supérieurs et chez l'homme, par exemple, cette +force vitale paraît avoir pour résultat de soustraire le corps +vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre +ainsi très-difficilement accessible à l'expérimentation. + +Les corps bruts n'offrent rien de semblable, et, quelle que soit +leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité. Dès lors la +manifestation de leurs propriétés étant enchaînée d'une manière +absolue aux conditions physico-chimiques qui les environnent et +leur servent de milieu, il en résulte que l'expérimentateur peut +facilement les atteindre et les modifier à son gré. + +D'un autre côté, tous les phénomènes d'un corps vivant sont dans +une harmonie réciproque telle, qu'il paraît impossible de séparer +une partie de l'organisme, sans amener immédiatement un trouble +dans tout l'ensemble. Chez les animaux supérieurs en particulier, +la sensibilité plus exquise amène des réactions et des +perturbations encore plus considérables. + +Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que +des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers +arguments pour s'élever contre l'expérimentation chez les êtres +vivants. Ils ont admis que la force vitale, était en opposition +avec les forces physico-chimiques, qu'elle dominait tous les +phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait +spéciales et faisait de l'organisme un tout organisé auquel +l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de +la vie même. Ils ont même été jusqu'à dire que les corps bruts et +les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de +telle sorte que l'expérimentation était applicable aux uns et ne +l'était pas aux autres. Cuvier, qui partage cette opinion, et qui +pense que la physiologie doit être une science d'observation et de +déduction anatomique, s'exprime ainsi: «Toutes les parties d'un +corps vivant sont liées; elles ne peuvent agir qu'autant qu'elles +agissent toutes ensemble: vouloir en séparer une de la masse, +c'est la reporter dans l'ordre des substances mortes, c'est en +changer entièrement l'essence[18].» + +Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait +reconnaître, ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible dans +les phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science +biologique; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit +être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la +vie doit reposer sur d'autres principes que la science des corps +inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques, +s'évanouissent sans doute aujourd'hui de plus en plus; mais +cependant il importe d'en extirper les derniers germes, parce que +ce qu'il reste encore, dans certains esprits, de ces idées dites +vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la +médecine expérimentale. + +Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la +vie ne peut pas avoir d'autres bases que la science des phénomènes +des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence +entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences +physico-chimiques. En effet, ainsi que nous l'avons dit +précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est +le même partout; il consiste à rattacher par l'expérience les +phénomènes naturels à leurs conditions d'existence ou à leurs +causes prochaines. En biologie, ces conditions étant connues, le +physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la +vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes +naturels dont ils ont découvert les lois; mais pour cela +l'expérimentateur n'agira pas sur la vie. + +Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences +parce que chaque phénomène étant enchaîné d'une manière nécessaire +à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier +pour maîtriser le phénomène, c'est-à-dire pour empêcher ou +favoriser sa manifestation. Il n'y a aucune contestation à ce +sujet pour les corps bruts. Je veux prouver qu'il en est de même +pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme +existe. + + +§ II. -- Les manifestations des propriétés des corps vivants sont +liées à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui +en règlent l'apparition. + + +La manifestation des propriétés des corps bruts est liée à des +conditions ambiantes de température et d'humidité, par +l'intermédiaire desquelles l'expérimentateur peut gouverner +directement le phénomène minéral. Les corps vivants ne paraissent +pas susceptibles au premier abord d'être ainsi influencés par les +conditions physico-chimiques environnantes; mais ce n'est là +qu'une illusion qui tient à ce que l'animal possède et maintient +en lui les conditions de chaleur et d'humidité nécessaires aux +manifestations des phénomènes vitaux. De là résulte que le corps +inerte subordonné à toutes les conditions cosmiques se trouve +enchaîné à toutes leurs variations, tandis que le corps vivant +reste au contraire indépendant et libre dans ses manifestations; +ce dernier semble animé par une force intérieure qui régit tous +ses actes et qui l'affranchit de l'influence des variations et des +perturbations physico-chimiques ambiantes. C'est cet aspect si +différent dans les manifestations des corps vivants comparées aux +manifestations des corps bruts qui a porté les physiologistes, +dits vitalistes, à admettre dans les premiers une force vitale qui +serait en lutte incessante avec les forces physico-chimiques, et +qui neutraliserait leur action destructrice sur l'organisme +vivant. Dans cette manière de voir, les manifestations de la vie +seraient déterminées par l'action spontanée de cette force vitale +particulière, au lieu d'être comme celles des corps bruts le +résultat nécessaire des conditions ou des influences physico- +chimiques d'un milieu ambiant. Mais si l'on y réfléchit, on verra +bientôt que cette spontanéité des corps vivants n'est qu'une +simple apparence et la conséquence de certain mécanisme de milieux +parfaitement déterminés; de sorte qu'au fond il sera facile de +prouver que les manifestations des corps vivants, aussi bien que +celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme +nécessaire qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement +physico-chimiques. + +Notons d'abord que cette sorte d'indépendance de l'être vivant +dans le milieu cosmique ambiant n'apparaît que dans les organismes +complexes et élevés. Dans les êtres inférieurs réduits à un +organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n'y a pas +d'indépendance réelle. Ces êtres ne manifestent les propriétés +vitales dont ils sont doués que sous l'influence de l'humidité, de +la lumière, de la chaleur extérieure, et dès, qu'une ou plusieurs +de ces conditions viennent à manquer, la manifestation vitale +cesse, parce que le phénomène physico-chimique qui lui est +parallèle s'arrête. Dans les végétaux, les phénomènes de la vie +sont également liés pour leurs manifestations aux conditions de +chaleur, d'humidité et de lumière du milieu ambiant. De même +encore pour les animaux à sang froid; les phénomènes de la vie +s'engourdissent ou s'activent suivant les mêmes conditions. Or, +ces influences qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les +manifestations vitales chez les êtres vivants, sont exactement les +mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les +manifestations des phénomènes physico-chimiques dans les corps +bruts. De sorte qu'au lieu de voir, à l'exemple des vitalistes, +une sorte d'opposition et d'incompatibilité entre les conditions +des manifestations vitales et les conditions des manifestations +physico-chimiques, il faut, au contraire, constater entre ces deux +ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation +directe et nécessaire. C'est seulement chez les animaux à sang +chaud, qu'il paraît y avoir indépendance entre les conditions de +l'organisme et celles du milieu ambiant; chez ces animaux, en +effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les +alternatives et les variations qu'éprouvent les conditions +cosmiques, et il semble qu'une force intérieure vienne lutter +contre ces influences et maintenir malgré elles l'équilibre des +fonctions vitales. Mais au fond il n'en est rien, et cela tient +simplement à ce que, par suite d'un mécanisme protecteur plus +complet que nous aurons à étudier, le milieu intérieur de l'animal +à sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu +cosmique extérieur. Les influences extérieures n'amènent, +conséquemment, des modifications et des perturbations dans +l'intensité des fonctions de l'organisme, qu'autant que le système +protecteur du milieu organique devient insuffisant dans des +conditions données. + + +§ III. -- Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs +se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et +doués de propriétés physico-chimiques constantes. + + +Il est très-important, pour bien comprendre l'application de +l'expérimentation aux êtres vivants, d'être parfaitement fixé sur +les notions que nous développons en ce moment. Quand on examine un +organisme vivant supérieur, c'est-à-dire complexe, et qu'on le +voit accomplir ses différentes fonctions dans le milieu cosmique +général et commun à tous les phénomènes de la nature, il semble, +jusqu'à un certain point, indépendant dans ce milieu. Mais cette +apparence tient simplement à ce que nous nous faisons illusion sur +la simplicité des phénomènes de la vie. Les phénomènes extérieurs +que nous apercevons dans cet être vivant sont au fond très- +complexes, ils sont la résultante d'une foule de propriétés +intimes d'éléments organiques dont les manifestations sont liées +aux conditions physico-chimiques de milieux internes dans lesquels +ils sont plongés. Nous supprimons, dans nos explications, le +milieu interne, pour ne voir que le milieu extérieur qui est sous +nos yeux. Mais l'explication réelle des phénomènes de la vie +repose sur l'étude et sur la connaissance des particules les plus +ténues et les plus déliées qui constituent les éléments organiques +du corps. Cette idée, émise en biologie depuis longtemps par de +grands physiologistes, paraît de plus en plus vraie à mesure que +la science de l'organisation des êtres vivants fait plus de +progrès. Ce qu'il faut savoir en outre, c'est que ces particules +intimes de l'organisme ne manifestent leur activité vitale que par +une relation physico-chimique nécessaire avec des milieux intimes +que nous devons également étudier et connaître. Autrement, si nous +nous bornons à l'examen des phénomènes d'ensemble visibles à +l'extérieur, nous pourrons croire faussement qu'il y a dans l'être +vivant une force propre qui viole les lois physico-chimiques du +milieu cosmique général, de même qu'un ignorant pourrait croire +que, dans une machine qui monte dans les airs ou qui court sur la +terre, il y a une force spéciale qui viole les lois de la +gravitation. Or l'organisme vivant n'est qu'une machine admirable +douée des propriétés les plus merveilleuses et mise en activité à +l'aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats. Il +n'y a pas des forces en opposition et en lutte les unes avec les +autres; dans la nature il ne saurait y avoir qu'arrangement et +dérangement, qu'harmonie et désharmonie. + +Dans l'expérimentation sur les corps bruts, il n'y a à tenir +compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique extérieur: +tandis que chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux +milieux à considérer: le milieu extérieur ou extra-organique et le +milieu intérieur ou intra-organique. Chaque année, je développe +dans mon cours de physiologie à la Faculté des sciences ces idées +nouvelles sur les milieux organiques, idées que je considère comme +la base de la physiologie générale; elles sont nécessairement +aussi la base de la pathologie générale, et ces mêmes notions nous +guideront dans l'application de l'expérimentation aux êtres +vivants. Car, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs, la complexité +due à l'existence d'un milieu organique intérieur est la seule +raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la +détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans +l'application des moyens capables de les modifier[19]. + +Le physicien et le chimiste qui expérimentent sur les corps +inertes, n'ayant à considérer que le milieu extérieur, peuvent, à +l'aide du thermomètre, du baromètre et de tous les instruments qui +constatent et mesurent les propriétés de ce milieu extérieur, se +placer toujours dans des conditions identiques. Pour le +physiologiste, ces instruments ne suffisent plus, et d'ailleurs, +c'est dans le milieu intérieur qu'il devrait les faire agir. En +effet c'est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours +en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou +pathologiques des éléments organiques. À mesure qu'on s'élève dans +l'échelle des êtres vivants, l'organisation se complique, les +éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d'un +milieu intérieur plus perfectionné. Tous les liquides circulant, +la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en +réalité ce milieu intérieur. + +Chez tous les êtres vivants le milieu intérieur, qui est un +véritable produit de l'organisme, conserve des rapports +nécessaires d'échanges et d'équilibres avec le milieu cosmique +extérieur; mais, à mesure que l'organisme devient plus parfait, le +milieu organique se spécialise et s'isole en quelque sorte de plus +en plus du milieu ambiant. Chez les végétaux et chez les animaux à +sang froid, ainsi que nous l'avons dit, cet isolement est moins +complet que chez les animaux à sang chaud; chez ces derniers le +liquide sanguin possède une température et une constitution à peu +près fixe et semblable. Mais ces conditions diverses ne sauraient +établir une différence de nature entre les divers êtres vivants; +elles ne constituent que des perfectionnements dans les mécanismes +isolateurs et protecteurs des milieux. Les manifestations vitales +des animaux ne varient que parce que les conditions physico- +chimiques de leurs milieux internes varient; c'est ainsi qu'un +mammifère dont le sang a été refroidi, soit par l'hibernation +naturelle, soit par certaines lésions du système nerveux, se +rapproche complètement, par les propriétés de ses tissus, d'un +animal à sang froid proprement dit. + +En résumé, on peut, d'après ce qui précède, se faire une idée de +la complexité énorme des phénomènes de la vie et des difficultés +presque insurmontables que leur détermination exacte présente au +physiologiste, quand il est obligé de porter l'expérimentation +dans ces milieux intérieurs ou organiques. Toutefois, ces +obstacles ne nous épouvanteront pas si nous sommes bien convaincus +que nous marchons dans la bonne voie. En effet, il y a un +déterminisme absolu dans tout phénomène vital; dès lors il y a une +science biologique, et, par conséquent, toutes les études +auxquelles nous nous livrons ne seront point inutiles. La +physiologie générale est la science biologique fondamentale vers +laquelle toutes les autres convergent. Son problème consiste à +déterminer la condition élémentaire des phénomènes de la vie. La +pathologie et la thérapeutique reposent également sur cette base +commune. C'est par l'activité normale des éléments organiques que +la vie se manifeste à l'état de santé; c'est par la manifestation +anormale des mêmes éléments que se caractérisent les maladies, et +enfin c'est par l'intermédiaire du milieu organique modifié au +moyen de certaines substances toxiques ou médicamenteuses que la +thérapeutique peut agir sur les éléments organiques. Pour arriver +à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte +décomposer successivement l'organisme, comme on démonte une +machine pour en reconnaître et en étudier tous les rouages; ce qui +veut dire, qu'avant d'arriver à l'expérimentation sur les +éléments, il faut expérimenter d'abord sur les appareils et sur +les organes. Il faut donc recourir à une étude analytique +successive des phénomènes de la vie en faisant usage de la même +méthode expérimentale qui sert au physicien et au chimiste pour +analyser les phénomènes des corps bruts. Les difficultés qui +résultent de la complexité des phénomènes des corps vivants, se +présentent uniquement dans l'application de l'expérimentation; car +au fond le but et les principes de la méthode restent toujours +exactement les mêmes. + + +§ IV. -- Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des +phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des +corps bruts. + + +Si le physicien et le physiologiste se distinguent en ce que l'un +s'occupe des phénomènes qui se passent dans la matière brute, et +l'autre des phénomènes qui s'accomplissent dans la matière +vivante, ils ne diffèrent cependant pas, quant au but qu'ils +veulent atteindre. En effet, l'un et l'autre se proposent pour but +commun de remonter à la cause prochaine des phénomènes qu'ils +étudient. Or, ce que nous appelons la cause prochaine d'un +phénomène n'est rien autre chose que la condition physique et +matérielle de son existence ou de sa manifestation. Le but de la +méthode expérimentale ou le terme de toute recherche scientifique +est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts; +il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène +quelconque à sa cause prochaine, ou autrement dit, à déterminer +les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène. En +effet, quant l'expérimentateur est parvenu à connaître les +conditions d'existence d'un phénomène, il en est en quelque sorte +le maître; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la +favoriser ou l'empêcher à volonté. Dès lors le but de +l'expérimentateur est atteint; il a, par la science, étendu sa +puissance sur un phénomène naturel. + +Nous définirons donc la physiologie: La science qui a pour objet +d'étudier les phénomènes des êtres vivants et de déterminer les +conditions matérielles de leur manifestation. C'est par la méthode +analytique ou expérimentale seule que nous pouvons arriver à cette +détermination des conditions des phénomènes, aussi bien dans les +corps vivants que dans les corps bruts; car nous raisonnons de +même pour expérimenter dans toutes les sciences. + +Pour l'expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni +spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une +philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude +par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni +l'esprit ni la matière, et, si c'était ici le lieu, je montrerais +facilement que d'un côté comme de l'autre on arrive bientôt à des +négations scientifiques, d'où il résulte que toutes les +considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n'y a +pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles +de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces +manifestations à déterminer. + +Les causes premières ne sont point du domaine scientifique et +elles nous échapperont à jamais aussi bien dans les sciences des +corps vivants que dans les sciences des corps bruts. La méthode +expérimentale détourne nécessairement de la recherche chimérique +du principe vital; il n'y a pas plus de force vitale que de force +minérale, ou, si l'on veut, l'une existe tout autant que l'autre. +Le mot force que nous employons n'est qu'une abstraction dont nous +nous servons pour la commodité du langage. Pour le mécanicien la +force est le rapport d'un mouvement à sa cause. Pour le physicien, +le chimiste et le physiologiste, c'est au fond de même. L'essence +des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons +connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne +sont que des résultats de ces relations. Les propriétés des corps +vivants ne se manifestent à nous que par des rapports de +réciprocité organique. Une glande salivaire, par exemple, n'existe +que parce qu'elle est en rapport avec le système digestif, et que +parce que ses éléments histologiques sont dans certains rapports +entre eux et avec le sang; supprimez toutes ces relations en +isolant par la pensée les éléments de l'organe les uns des autres, +la glande salivaire n'existe plus. + +La loi nous donne le rapport numérique de l'effet à sa cause, et +c'est là le but auquel s'arrête la science. Lorsqu'on possède la +loi d'un phénomène, on connaît donc non-seulement le déterminisme +absolu des conditions de son existence, mais on a encore les +rapports qui sont relatifs à toutes ses variations, de sorte qu'on +peut prédire les modifications de ce phénomène dans toutes les +circonstances données. + +Comme corollaire de ce qui précède, nous ajouterons que le +physiologiste ou le médecin ne doivent pas s'imaginer qu'ils ont à +rechercher la cause de la vie ou l'essence des maladies. Ce serait +perdre complètement son temps à poursuivre un fantôme. Il n'y a +aucune réalité objective dans les mots vie, mort, santé, maladie. +Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce +qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains +phénomènes. Nous devons imiter en cela les physiciens et dire +comme Newton, à propos de l'attraction: «Les corps tombent d'après +un mouvement accéléré dont on connaît la loi: voilà le fait, voilà +le réel. Mais la cause première qui fait tomber ces corps est +absolument inconnue. On peut dire, pour se représenter le +phénomène à l'esprit, que les corps tombent comme s'il y avait une +force d'attraction qui les sollicite vers le centre de la terre, +quasi esset attractio. Mais la force d'attraction n'existe pas, ou +on ne la voit pas, ce n'est qu'un mot pour abréger le discours.» +De même quand un physiologiste invoque la force vitale ou la vie, +il ne la voit pas, il ne fait que prononcer un mot; le phénomène +vital seul existe avec ses conditions matérielles et c'est là la +seule chose qu'il puisse étudier et connaître. + +En résumé, le but de la science est partout identique: connaître +les conditions matérielles des phénomènes. Mais si ce but est le +même dans les sciences physico-chimiques et dans les sciences +biologiques, il est beaucoup plus difficile à atteindre dans les +dernières, à cause de la mobilité et de la complexité des +phénomènes qu'on y rencontre. + + +§ V. -- Il y a un déterminisme absolu dans les conditions +d'existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps +vivants que dans les corps bruts. + + +Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres +vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions +d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière +absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que la condition d'un +phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se +reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de +l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien +autre chose que la négation de la science même. En effet, la +science n'étant que le déterminé et le déterminable, on doit +forcément admettre comme axiome que dans des conditions +identiques, tout phénomène est identique et qu'aussitôt que les +conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d'être +identique. Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes +des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l'influence de +la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse, ne saurait rien y +changer. Ainsi que nous l'avons dit, ce qu'on appelle la force +vitale est une cause première analogue à toutes les autres, en ce +sens qu'elle nous est parfaitement inconnue. Que l'on admette ou +non que cette force diffère essentiellement de celles qui +président aux manifestations des phénomènes des corps bruts, peu +importe, il faut néanmoins qu'il y ait déterminisme dans les +phénomènes vitaux qu'elle régit; car sans cela ce serait une force +aveugle et sans loi, ce qui est impossible. De là il résulte que +les phénomènes de la vie n'ont leurs lois spéciales, que parce +qu'il y a un déterminisme rigoureux dans les diverses +circonstances qui constituent leurs conditions d'existence ou qui +provoquent leurs manifestations; ce qui est la même chose. Or +c'est à l'aide de l'expérimentation seule, ainsi que nous l'avons +souvent répété, que nous pouvons arriver, dans les phénomènes des +corps vivants, comme dans ceux des corps bruts à la connaissance +des conditions qui règlent ces phénomènes et nous permettent +ensuite de les maîtriser. + +Tout ce qui précède pourra paraître élémentaire aux hommes qui +cultivent les sciences physico-chimiques. Mais parmi les +naturalistes et surtout parmi les médecins, on trouve des hommes +qui, au nom de ce qu'ils appellent le vitalisme, émettent sur le +sujet qui nous occupe les idées les plus erronées. Ils pensent que +l'étude des phénomènes de la matière vivante ne saurait avoir +aucun rapport avec l'étude des phénomènes de la matière brute. Ils +considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle +qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme, +et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour +ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et +physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il +n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de +domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les +feront disparaître. Mais les idées vitalistes prises dans le sens +que nous venons d'indiquer ne sont rien d'autre qu'une sorte de +superstition médicale, une croyance au surnaturel. Or, dans la +médecine la croyance aux causes occultes qu'on appelle vitalisme +ou autrement, favorise l'ignorance et enfante une sorte de +charlatanisme involontaire, c'est-à-dire la croyance à une science +infuse et indéterminable. Le sentiment du déterminisme absolu des +phénomènes de la vie, mène au contraire à la science réelle et +nous donne une modestie qui résulte de la conscience de notre peu +de connaissance et des difficultés de la science. C'est ce +sentiment qui, à son tour, nous excite à travailler pour nous +instruire, et c'est en définitive à lui seul que la science doit +tous ses progrès. + +Je serais d'accord avec les vitalistes s'ils voulaient simplement +reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne +se retrouvent pas dans la nature brute, et qui, par conséquent, +leur sont spéciaux. J'admets en effet que les manifestations +vitales ne sauraient être élucidées par les seuls phénomènes +physico-chimiques connus dans la matière brute. (Je m'expliquerai +plus loin au sujet du rôle des sciences physico-chimiques en +biologie, mais je veux seulement dire ici que, si les phénomènes +vitaux ont une complexité et une apparence différente de ceux des +corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu de +conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres. +Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par +leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en +distinguent pas par la méthode scientifique. La biologie doit +prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, +mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres.) + +Dans les corps vivants comme dans les corps bruts les lois sont +immuables, et les phénomènes que ces lois régissent sont liés à +leurs conditions d'existence par un déterminisme nécessaire et +absolu. J'emploie ici le mot déterminisme comme plus convenable +que le mot fatalisme dont on se sert quelquefois pour exprimer la +même idée. Le déterminisme dans les conditions des phénomènes de +la vie doit être un des axiomes du médecin expérimentateur. S'il +est bien pénétré de la vérité de ce principe, il exclura de ses +explications toute intervention du surnaturel; il aura une foi +inébranlable dans l'idée que des lois fixes régissent la science +biologique, et il aura en même temps un criterium sûr pour juger +les apparences souvent variables et contradictoires des phénomènes +vitaux. En effet, partant de ce principe qu'il y a des lois +immuables, l'expérimentateur sera convaincu que jamais les +phénomènes ne peuvent se contredire s'ils sont observés dans les +mêmes conditions, et il saura que, s'ils montrent des variations, +cela tient nécessairement à l'intervention ou à l'interférence +d'autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes. Dès +lors il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces +variations; car il ne saurait y avoir d'effet sans cause. Le +déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute +critique scientifique. Si, en répétant une expérience, on trouve +des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra +jamais admettre des exceptions ni des contradictions réelles, ce +qui serait antiscientifique; on conclura uniquement et +nécessairement à des différences de conditions dans les +phénomènes, qu'on puisse ou qu'on ne puisse pas les expliquer +actuellement. + +Je dis que le mot exception est antiscientifique; en effet, dès +que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d'exception, et +cette expression, comme tant d'autres, ne sert qu'à nous permettre +de parler de choses dont nous ignorons le déterminisme. On entend +tous les jours les médecins employer les mots: le plus +ordinairement, le plus souvent, généralement, ou bien s'exprimer +numériquement, en disant, par exemple, huit fois sur dix, les +choses arrivent ainsi; j'ai entendu de vieux praticiens dire que +les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je +ne blâme pas ces restrictions ni l'emploi de ces locutions si on +les emploie comme des approximations empiriques relatives à +l'apparition de phénomènes dont nous ignorons encore plus ou moins +les conditions exactes d'existence. Mais certains médecins +semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires; +ils paraissent croire qu'il existe une force vitale qui peut +arbitrairement empêcher que les choses se passent toujours +identiquement; de sorte que les exceptions seraient des +conséquences de l'action même de cette force vitale mystérieuse. +Or il ne saurait en être ainsi; ce qu'on appelle actuellement +exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs +conditions sont inconnues, et si les conditions des phénomènes +dont on parle étaient connues et déterminées, il n'y aurait plus +d'exceptions, pas plus en médecine que dans toute autre science. +Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait +la gale, tantôt on ne la guérissait pas; mais aujourd'hui qu'on +s'adresse à la cause déterminée de cette maladie, on la guérit +toujours. Autrefois on pouvait dire que la lésion des nerfs +amenait une paralysie tantôt du sentiment, tantôt du mouvement, +mais aujourd'hui on sait que la section des racines antérieures +rachidiennes ne paralyse que les mouvements; c'est constamment et +toujours que cette paralysie motrice a lieu parce que sa condition +a été exactement déterminée par l'expérimentateur. + +La certitude du déterminisme des phénomènes, avons-nous dit, doit +également servir de base à la critique expérimentale, soit qu'on +en fasse usage pour soi-même, soit qu'on l'applique aux autres. En +effet, un phénomène se manifestant toujours de même, si les +conditions sont semblables, le phénomène ne manque jamais si ces +conditions existent, de même qu'il n'apparaît pas si les +conditions manquent. Donc il peut arriver à un expérimentateur, +après avoir fait une expérience dans des conditions qu'il croyait +déterminées, de ne plus obtenir dans une nouvelle série de +recherches le résultat qui s'était montré dans sa première +observation; en répétant son expérience, après avoir pris de +nouvelles précautions, il pourra se faire encore qu'au lieu de +retrouver le résultat primitivement obtenu, il en rencontre un +autre tout différent. Que faire dans cette situation? Faudra-t-il +admettre que les faits sont indéterminables? Évidemment non, +puisque cela ne se peut. Il faudra simplement admettre que les +conditions de l'expérience qu'on croyait connues ne le sont pas. +Il y aura à mieux étudier, à rechercher et à préciser les +conditions expérimentales, car les faits ne sauraient être opposés +les uns aux autres; ils ne peuvent être qu'indéterminés. Les faits +ne s'excluant jamais, ils s'expliquent seulement par les +différences de conditions dans lesquelles ils sont nés. De sorte +qu'un expérimentateur ne peut jamais nier un fait qu'il a vu et +observé par la seule raison qu'il ne le retrouve plus. Nous +citerons dans la troisième partie de cette introduction des +exemples dans lesquels se trouvent mis en pratique les principes +de critique expérimentale que nous venons d'indiquer. + + +§ VI. -- Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les +sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il +faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales +définies et aussi simples que possible. + + +Un phénomène naturel n'étant que l'expression de rapports ou de +relations, il faut au moins deux corps pour le manifester. De +sorte qu'il y aura toujours à considérer: 1° un corps qui réagit +ou qui manifeste le phénomène; 2° un autre corps qui agit et joue +relativement au premier le rôle d'un milieu. Il est impossible de +supposer un corps absolument isolé dans la nature; il n'aurait +plus de réalité, parce que, dans ce cas, aucune relation ne +viendrait manifester son existence. + +Dans les relations phénoménales, telles que la nature nous les +offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande. Sous +ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup +moins grande que celle des phénomènes vitaux: c'est pourquoi les +sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à +se constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une +complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés vitales +les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer. + +Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être connues que +par leur rapport avec les propriétés de la matière brute; d'où il +résulte que les sciences biologiques doivent avoir pour base +nécessaire les sciences physico-chimiques auxquelles elles +empruntent leurs moyens d'analyse et leurs procédés +d'investigation. Telles sont les raisons nécessaires de +l'évolution subordonnée et arriérée des sciences qui s'occupent +des phénomènes de la vie. Mais si cette complexité des phénomènes +vitaux constitue de très-grands obstacles, cela ne doit cependant +pas nous épouvanter; car au fond, ainsi que nous l'avons déjà dit, +à moins de nier la possibilité d'une science biologique, les +principes de la science sont partout identiques. Nous sommes donc +assurés que nous marchons dans la bonne voie et que nous devons +parvenir avec le temps au résultat scientifique que nous +poursuivons, c'est-à-dire au déterminisme des phénomènes dans les +êtres vivants. + +On ne peut arriver à connaître les conditions définies et +élémentaires des phénomènes que par une seule voie. C'est par +l'analyse expérimentale. Cette analyse décompose successivement +tous les phénomènes complexes en des phénomènes de plus en plus +simples jusqu'à leur réduction à deux seules conditions +élémentaires, si c'est possible. En effet, la science +expérimentale ne considère dans un phénomène que les seules +conditions définies qui sont nécessaires à sa production. Le +physicien cherche à se représenter ces conditions en quelque sorte +idéalement dans la mécanique et dans la physique mathématique. Le +chimiste analyse successivement la matière complexe, et en +parvenant ainsi, soit aux corps simples, soit aux corps définis +(principes immédiats ou espèces chimiques), il arrive aux +conditions élémentaires ou irréductibles des phénomènes. De même +le biologue doit analyser les organismes complexes et ramener les +phénomènes de la vie à des conditions irréductibles dans l'état +actuel de la science. La physiologie et la médecine expérimentale +n'ont pas d'autre but. + +Le physiologiste et le médecin, aussi bien que le physicien et le +chimiste, quand ils se trouveront en face de questions complexes, +devront donc décomposer le problème total en des problèmes +partiels de plus en plus simples et de mieux en mieux définis. Ils +ramèneront ainsi les phénomènes à leurs conditions matérielles les +plus simples possible, et rendront ainsi l'application de la +méthode expérimentale plus facile et plus sûre. Toutes les +sciences analytiques décomposent afin de pouvoir mieux +expérimenter. C'est en suivant cette voie que les physiciens et +les chimistes ont fini par ramener les phénomènes en apparence les +plus complexes à des propriétés simples, se rattachant à des +espèces minérales bien définies. En suivant la même voie, +analytique, le physiologiste doit arriver à ramener toutes les +manifestations vitales d'un organisme complexe au jeu de certains +organes, et l'action de ceux-ci à des propriétés de tissus ou +d'éléments organiques bien définis. L'analyse expérimentale +anatomico-physiologique, qui remonte à Galien, n'a pas d'autre +raison, et c'est toujours le même problème que poursuit encore +aujourd'hui l'histologie, en approchant naturellement de plus en +plus du but. + +Quoiqu'on puisse parvenir à décomposer les parties vivantes en +éléments chimiques ou corps simples, ce ne sont pourtant pas ces +corps élémentaires chimiques qui constituent les éléments du +physiologiste. Sous ce rapport, le biologue ressemble plus au +physicien qu'au chimiste, en ce sens qu'il cherche surtout à +déterminer les propriétés des corps en se préoccupant beaucoup +moins de leur composition élémentaire. Dans l'état actuel de la +science, il n'y aurait d'ailleurs aucun rapport possible à établir +entre les propriétés vitales des corps et leur constitution +chimique; car les tissus ou organes pourvus de propriétés les plus +diverses, se confondent parfois au point de vue de leur +composition chimique élémentaire. La chimie est surtout très-utile +au physiologiste, en lui fournissant les moyens de séparer et +d'étudier les principes immédiats, véritables produits organiques +qui jouent des rôles importants dans les phénomènes de la vie. + +Les principes immédiats organiques, quoique bien définis dans +leurs propriétés, ne sont pas encore les éléments actifs des +phénomènes physiologiques; comme les matières minérales, ils ne +sont en quelque sorte que des éléments passifs de l'organisme. Les +vrais éléments actifs pour le physiologiste sont ce qu'on appelle +les éléments anatomiques ou histologiques. Ceux-ci, de même que +les principes immédiats organiques, ne sont pas simples +chimiquement, mais, considérés physiologiquement, ils sont aussi +réduits que possible, en ce sens qu'ils possèdent les propriétés +vitales les plus simples que nous connaissions, propriétés vitales +qui s'évanouissent quand on vient à détruire cette partie +élémentaire organisée. Du reste, toutes les idées que nous avons +sur ces éléments sont relatives à l'état actuel de nos +connaissances; car il est certain que ces éléments histologiques, +à l'état de cellules ou de fibres, sont encore complexes. C'est +pourquoi divers naturalistes n'ont pas voulu leur donner le nom +d'éléments, et ont proposé de les appeler organismes élémentaires. +Cette dénomination serait en effet plus convenable; on peut +parfaitement se représenter un organisme complexe comme constitué +par une foule d'organismes élémentaires distincts, qui s'unissent, +se soudent et se groupent de diverses manières pour donner +naissance d'abord aux différents tissus du corps, puis aux divers +organes; les appareils anatomiques ne sont eux-mêmes que des +assemblages d'organes qui offrent dans les êtres vivants des +combinaisons variées à l'infini. Quand on vient à analyser les +manifestations complexes d'un organisme, on doit donc décomposer +ces phénomènes complexes et les ramener à un certain nombre des +propriétés simples appartenant à des organismes élémentaires, et +ensuite, par la pensée, reconstituer synthétiquement l'organisme +total par les réunions et l'agencement de ces organismes +élémentaires, considérés d'abord isolément, puis dans leurs +rapports réciproques. Quand le physicien, le chimiste ou le +physiologiste sont arrivés, par une analyse expérimentale +successive, à déterminer l'élément irréductible des phénomènes +dans l'état actuel de leur science, le problème scientifique s'est +simplifié, mais sa nature n'a pas changé pour cela, et le savant +n'en est pas plus près d'une connaissance absolue de l'essence des +choses. Toutefois il a gagné ce qui lui importe véritablement +d'obtenir, à savoir: la connaissance des conditions d'existence +des phénomènes, et la détermination du rapport défini qui existe +entre le corps qui manifeste ses propriétés et la cause prochaine +de cette manifestation. L'objet de l'analyse dans les sciences +biologiques, comme dans les sciences physico-chimiques, est en +effet de déterminer et d'isoler autant que possible les conditions +de manifestation de chaque phénomène. Nous ne pouvons avoir +d'action sur les phénomènes de la nature qu'en reproduisant leurs +conditions naturelles d'existence, et nous agissons d'autant plus +facilement sur ces conditions, qu'elles ont été préalablement +mieux analysées et ramenées à un plus grand état de simplicité. La +science réelle n'existe donc qu'au moment où le phénomène est +exactement défini dans sa nature et rigoureusement déterminé dans +le rapport de ses conditions matérielles, c'est-à-dire quand sa +loi est connue. Avant cela, il n'y a que du tâtonnement et de +l'empirisme. + + +§ VII. Dans les corps vivants de même que dans les corps bruts, +les phénomènes ont toujours une double condition d'existence. + + +L'examen le plus superficiel de ce qui se passe autour de nous, +nous montre que tous les phénomènes naturels résultent de la +réaction des corps les uns sur les autres. Il y a toujours à +considérer le corps dans lequel se passe le phénomène, et les +circonstances extérieures ou le milieu qui détermine ou sollicite +le corps à manifester ses propriétés. La réunion de ces conditions +est indispensable pour la manifestation du phénomène. Si l'on +supprime le milieu, le phénomène disparaît, de même que si le +corps avait été enlevé. Les phénomènes de la vie, aussi bien que +les phénomènes des corps bruts, nous présentent cette double +condition d'existence. Nous avons d'une part l'organisme dans +lequel s'accomplissent les phénomènes vitaux, et d'autre part le +milieu cosmique dans lequel les corps vivants, comme les corps +bruts, trouvent les conditions indispensables pour la +manifestation de leurs phénomènes. Les conditions de la vie ne +sont ni dans l'organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans +les deux à la fois. En effet, si l'on supprime ou si l'on altère +l'organisme, la vie cesse, quoique le milieu reste intact; si, +d'un autre côté, on enlève ou si l'on vicie le milieu, la vie +disparaît également, quoique l'organisme n'ait point été détruit. + +Les phénomènes nous apparaissent ainsi comme des simples effets de +contact ou de relation d'un corps avec son milieu. En effet, si +par la pensée nous isolons un corps d'une manière absolue, nous +l'anéantissons par cela même, et si nous multiplions au contraire +ses rapports avec le milieu extérieur, nous multiplions ses +propriétés. Les phénomènes sont donc des relations de corps +déterminées; nous concevons toujours ces relations comme résultant +de forces extérieures à la matière, parce que nous ne pouvons pas +les localiser dans un seul corps d'une manière absolue. Pour le +physicien, l'attraction universelle n'est qu'une idée abstraite; +la manifestation de cette force exige la présence de deux corps; +s'il n'y a qu'un corps, nous ne concevons plus l'attraction. +L'électricité est, par exemple, le résultat de l'action du cuivre +et du zinc dans certaines conditions chimiques; mais si l'on +supprime la relation de ces corps, l'électricité étant une +abstraction et n'existant pas par elle-même, cesse de se +manifester. De même la vie est le résultat du contact de +l'organisme et du milieu; nous ne pouvons pas la comprendre avec +l'organisme seul, pas plus qu'avec le milieu seul. C'est donc +également une abstraction, c'est-à-dire une force qui nous +apparaît comme étant en dehors de la matière. + +Mais, quelle que soit la manière dont l'esprit conçoive les forces +de la nature, cela ne peut modifier en aucune façon la conduite de +l'expérimentateur. Pour lui, le problème se réduit uniquement à +déterminer les circonstances matérielles dans lesquelles le +phénomène apparaît. Puis, ces conditions étant connues, il peut, +en les réalisant ou non, maîtriser le phénomène, c'est-à-dire le +faire apparaître ou disparaître suivant sa volonté. C'est ainsi +que le physicien et le chimiste exercent leur puissance sur les +corps bruts; c'est ainsi que le physiologiste pourra avoir un +empire sur les phénomènes vitaux. Toutefois les corps vivants +paraissent de prime abord se soustraire à l'action de +l'expérimentateur. Nous voyons les organismes supérieurs +manifester uniformément leurs phénomènes vitaux, malgré la +variabilité des circonstances cosmiques ambiantes, et d'un autre +côté nous voyons la vie s'éteindre dans un organisme au bout d'un +certain temps, sans que nous puissions trouver dans le milieu +extérieur les raisons de cette extinction. Mais nous avons déjà +dit qu'il y a là une illusion qui est le résultat d'une analyse +incomplète et superficielle des conditions des phénomènes vitaux. +La science antique n'a pu concevoir que le milieu extérieur; mais +il faut, pour fonder la science biologique expérimentale, +concevoir de plus un milieu intérieur. Je crois avoir le premier +exprimé clairement cette idée et avoir insisté sur elle pour faire +mieux comprendre l'application de l'expérimentation aux êtres +vivants. D'un autre côté, le milieu extérieur s'absorbant dans le +milieu intérieur, la connaissance de ce dernier nous apprend +toutes les influences du premier. Ce n'est qu'en passant dans le +milieu intérieur que les influences du milieu extérieur peuvent +nous atteindre, d'où il résulte que la connaissance du milieu +extérieur ne nous apprend pas les actions qui prennent naissance +dans le milieu intérieur et qui lui sont propres. Le milieu +cosmique général est commun aux corps vivants et aux corps bruts; +mais le milieu intérieur créé par l'organisme est spécial à chaque +être vivant. Or, c'est là le vrai milieu physiologique, c'est +celui que le physiologiste et le médecin doivent étudier et +connaître, parce que c'est par son intermédiaire qu'ils pourront +agir sur les éléments histologiques qui sont les seuls agents +effectifs des phénomènes de la vie. Néanmoins, ces éléments, +quoique profondément situés, communiquent avec l'extérieur; ils +vivent toujours dans les conditions du milieu extérieur +perfectionnés et régularisés par le jeu de l'organisme. +L'organisme n'est qu'une machine vivante construite de telle +façon, qu'il y a, d'une part, une communication libre du milieu +extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d'autre part, +qu'il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour +mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans +interruption l'humidité, la chaleur et les autres conditions +indispensables à l'activité vitale. La maladie et la mort ne sont +qu'une dislocation ou une perturbation de ce mécanisme qui règle +l'arrivée des excitants vitaux au contact des éléments organiques. +L'atmosphère extérieure viciée, les poisons liquides ou gazeux, +n'amènent la mort qu'à la condition que les substances nuisibles +soient portées dans le milieu intérieur, en contact avec les +éléments organiques. En un mot, les phénomènes vitaux ne sont que +les résultats du contact des éléments organiques du corps avec le +milieu intérieur physiologique; c'est là le pivot de toute la +médecine expérimentale. En arrivant à connaître quelles sont, dans +ce milieu intérieur, les conditions normales et anormales de +manifestation de l'activité vitale des éléments organiques, le +physiologiste et le médecin se rendront maîtres des phénomènes de +la vie; car, sauf la complexité des conditions, les phénomènes de +manifestation vitale sont, comme les phénomènes physico-chimiques, +l'effet d'un contact d'un corps qui agit, et du milieu dans lequel +il agit. + +En résumé, l'étude de la vie comprend deux choses: 1° étude des +propriétés des éléments organisés; 2° étude du milieu organique, +c'est-à-dire étude des conditions que doit remplir ce milieu pour +laisser manifester les activités vitales. La physiologie, la +pathologie et la thérapeutique, reposent sur cette double +connaissance; hors de là, il n'y a pas de science médicale ni de +thérapeutique véritablement scientifique et efficace. + + +§ VIII. -- Dans les sciences biologiques comme dans les sciences +physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans +les corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut +avoir aucune spontanéité. + + +Il y a lieu de distinguer dans les organismes vivants complexes +trois espèces de corps définis: 1° des corps chimiquement simples; +2° des principes immédiats organiques et inorganiques; 3° des +éléments anatomiques organisés. Sur les 70 corps simples environ +que la chimie connaît aujourd'hui, 16 seulement entrent dans la +composition de l'organisme le plus complexe qui est celui de +l'homme. Mais ces 16 corps simples sont à l'état de combinaison +entre eux, pour constituer les diverses substances liquides, +solides ou gazeuses de l'économie; l'oxygène et l'azote cependant +sont simplement dissous dans les liquides organiques et paraissent +fonctionner dans l'être vivant sous la forme de corps simple. Les +principes immédiats inorganiques (sels terreux, phosphates, +chlorures, sulfates, etc.) entrent comme éléments constitutifs +essentiels dans la composition des corps vivants, mais ils sont +pris au monde extérieur directement et tout formés. Les principes +immédiats organiques sont également des éléments constitutifs du +corps vivant, mais ils ne sont point empruntés au monde extérieur; +ils sont formés par l'organisme animal ou végétal; tels sont +l'amidon, le sucre, la graisse, l'albumine, etc., etc. Ces +principes immédiats extraits du corps, conservent leurs +propriétés, parce qu'ils ne sont point vivants; ce sont des +produits organiques, mais non organisés. Les éléments anatomiques +sont les seules parties organisées et vivantes. Ces parties sont +irritables et manifestent, sous l'influence d'excitants divers, +des propriétés qui caractérisent exclusivement les êtres vivants. +Ces parties vivent et se nourrissent, et la nutrition engendre et +conserve leurs propriétés, ce qui fait qu'elles ne peuvent être +séparées de l'organisme sans perdre plus ou moins rapidement leur +vitalité. + +Quoique bien différents les uns des autres sous le rapport de +leurs fonctions dans l'organisme, ces trois ordres de corps sont +tous capables de donner des réactions physico-chimiques sous +l'influence des excitants extérieurs, chaleur, lumière, +électricité; mais les parties vivantes ont, en outre, la faculté +d'être irritables, c'est-à-dire de réagir sous l'influence de +certains excitants d'une façon spéciale qui caractérise les tissus +vivants: telles sont la contraction musculaire, la transmission +nerveuse, la sécrétion glandulaire, etc. Mais, quelles que soient +les variétés que présentent ces trois ordres de phénomènes; que la +nature de la réaction, soit de l'ordre physico-chimique ou vital, +elle n'a jamais rien de spontané, le phénomène est toujours le +résultat de l'influence exercée sur le corps réagissant par un +excitant physico-chimique qui lui est extérieur. + +Chaque élément défini minéral, organique ou organisé, est +autonome, ce qui veut dire qu'il possède des propriétés +caractéristiques et qu'il manifeste des actions indépendantes. +Toutefois chacun de ces corps est inerte, c'est-à-dire qu'il n'est +pas capable de se donner le mouvement par lui-même; il lui faut +toujours, pour cela, entrer en relation avec un autre corps et en +recevoir l'excitation. Ainsi, dans le milieu cosmique, tout corps +minéral est très-stable, et il ne changera d'état qu'autant que +les circonstances dans lesquelles il se trouve viendront à être +modifiées assez profondément, soit naturellement, soit par suite +de l'intervention expérimentale. Dans le milieu organique, les +principes immédiats créés par les animaux et par les végétaux sont +beaucoup plus altérables et moins stables, mais encore ils sont +inertes et ne manifesteront leurs propriétés qu'autant qu'ils +seront influencés par des agents placés eu dehors d'eux. Enfin, +les éléments anatomiques eux-mêmes, qui sont les principes les +plus altérables et les plus instables, sont encore inertes, c'est- +à-dire qu'ils n'entreront jamais en activité vitale, si quelque +influence étrangère ne les y sollicite. Une fibre musculaire, par +exemple, possède la propriété vitale qui lui est spéciale de se +contracter, mais cette fibre vivante est inerte, en ce sens que, +si rien ne change dans ses conditions environnantes ou +intérieures, elle n'entrera pas en fonction et ne se contractera +pas. Il faut nécessairement, pour que cette fibre musculaire se +contracte, qu'il y ait un changement produit en elle par son +entrée en relation avec une excitation qui lui est extérieure, et +qui peut provenir soit du sang, soit d'un nerf. On peut en dire +autant de tous les éléments histologiques, des éléments nerveux, +des éléments glandulaires, des éléments sanguins, etc. Les divers +éléments vivants jouent ainsi le rôle d'excitants les uns par +rapport aux autres, et les manifestations fonctionnelles de +l'organisme ne sont que l'expression de leurs relations +harmoniques et réciproques. Les éléments histologiques réagissent +soit séparément, soit les uns avec les autres, au moyen de +propriétés vitales qui sont elles-mêmes en rapports nécessaires +avec les conditions physico-chimiques environnantes, et cette +relation est tellement intime, que l'on peut dire que l'intensité +des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un être +vivant, peuvent servir à mesurer l'intensité de ses phénomènes +vitaux. Il ne faut donc pas, ainsi que nous l'avons déjà dit, +établir un antagonisme entre les phénomènes vitaux et les +phénomènes physico-chimiques, mais bien au contraire, constater un +parallélisme complet et nécessaire entre ces deux ordres de +phénomènes. En résumé, la matière vivante, pas plus que la matière +brute, ne peut se donner l'activité et le mouvement par elle-même. +Tout changement dans la matière suppose l'intervention d'une +relation nouvelle, c'est-à-dire d'une condition ou d'une influence +extérieure. Or le rôle du savant est de chercher à définir et à +déterminer pour chaque phénomène les conditions matérielles qui +produisent sa manifestation. Ces conditions étant connues, +l'expérimentateur devient maître du phénomène, en ce sens qu'il +peut à son gré donner ou enlever le mouvement à la matière. + +Ce que nous venons de dire est aussi absolu pour les phénomènes +des corps vivants que pour les phénomènes des corps bruts. +Seulement, quand il s'agit des organismes élevés et complexes, ce +n'est point dans les rapports de l'organisme total avec le milieu +cosmique général que le physiologiste et le médecin doivent +étudier les excitants des phénomènes vitaux, mais bien dans les +conditions organiques du milieu intérieur. En effet, considérées +dans le milieu général cosmique, les fonctions du corps de l'homme +et des animaux supérieurs nous paraissent libres et indépendantes +des conditions physico-chimiques de ce milieu, parce que c'est +dans un milieu liquide organique intérieur que se trouvent leurs +véritables excitants. Ce que nous voyons extérieurement n'est que +le résultat des excitations physico-chimiques du milieu intérieur; +c'est là que le physiologiste doit établir le déterminisme réel +des fonctions vitales. + +Les machines vivantes sont donc créés et construites de telle +façon, qu'en se perfectionnant, elles deviennent de plus en plus +libres dans le milieu cosmique général. Mais il n'en existe pas +moins toujours le déterminisme le plus absolu dans leur milieu +interne, qui, par suite de ce même perfectionnement organique +s'est isolé de plus en plus du milieu cosmique extérieur. La +machine vivante entretient son mouvement parce que le mécanisme +interne de l'organisme répare, par des actions et par des forces +sans cesse renaissantes, les pertes qu'entraîne l'exercice des +fonctions. Les machines que l'intelligence de l'homme crée, +quoique infiniment plus grossières, ne sont pas autrement +construites. Une machine à vapeur possède une activité +indépendante des conditions physico-chimiques extérieures puisque +par le froid, le chaud, le sec et l'humide, la machine continue à +fonctionner. Mais pour le physicien qui descend dans le milieu +intérieur de la machine, il trouve que cette indépendance n'est +qu'apparente, et que le mouvement de chaque rouage intérieur est +déterminé par des conditions physiques absolues, et dont il +connaît la loi. De même pour le physiologiste, s'il peut descendre +dans le milieu intérieur de la machine vivante, il y trouve un +déterminisme absolu qui doit devenir pour lui la base réelle de la +science des corps vivants. + + +§ IX. -- La limite de nos connaissances est la même dans les +phénomènes des corps vivants et dans les phénomènes des corps +bruts. + + +La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le +pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but +qu'il nous est donné d'atteindre; car l'expérience nous apprend +bientôt que nous ne pouvons pas aller au delà du comment, c'est-à- +dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence +des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance +sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les +sciences physico-chimiques. + +Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause +prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les +circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons +atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser. Quand +nous savons que l'eau et toutes ses propriétés résultent de la +combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène, dans certaines +proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce +sujet, et cela répond au comment, et non au pourquoi des choses. +Nous savons comment on peut faire de l'eau; mais pourquoi la +combinaison d'un volume d'oxygène et de deux volumes d'hydrogène +forme-t-elle de l'eau? Nous n'en savons rien. En médecine, il +serait également absurde de s'occuper de la question du pourquoi, +et cependant les médecins la posent souvent. C'est probablement +pour se moquer de cette tendance, qui résulte de l'absence du +sentiment de la limite de nos connaissances que Molière a mis dans +la bouche de son candidat docteur à qui l'on demandait pourquoi +l'opium fait dormir, la réponse suivante: Quia est in eo virtus +dormitiva, cujus est natura sensus assoupire. Cette réponse paraît +plaisante ou absurde; elle est cependant la seule qu'on pourrait +faire. De même que si l'on voulait répondre à cette question: +Pourquoi l'hydrogène, en se combinant à l'oxygène, forme-t-il de +l'eau? on serait obligé de dire: Parce qu'il y a dans l'hydrogène +une propriété capable d'engendrer de l'eau. C'est donc seulement +la question du pourquoi qui est absurde, puisqu'elle entraîne +nécessairement une réponse naïve ou ridicule. Il vaut donc mieux +reconnaître que nous ne savons pas, et que c'est là que se place +la limite de notre connaissance. + +Si, en physiologie, nous prouvons, par exemple, que l'oxyde de +carbone tue en s'unissant plus énergiquement que l'oxygène à la +matière du globule du sang, nous savons tout ce que nous pouvons +savoir sur la cause de la mort. L'expérience nous apprend qu'un +rouage de la vie manque; l'oxygène ne peut plus entrer dans +l'organisme, parce qu'il ne peut pas déplacer l'oxyde de carbone +de son union avec le globule. Mais pourquoi l'oxyde de carbone a- +t-il plus d'affinité pour le globule de sang que l'oxygène? +Pourquoi l'entrée de l'oxygène dans l'organisme est-elle +nécessaire à la vie? C'est là la limite de notre connaissance dans +l'état actuel de nos connaissances; et en supposant même que nous +parvenions à pousser plus loin l'analyse expérimentale, nous +arrivons à une cause sourde à laquelle nous serons obligés de nous +arrêter sans avoir la raison première des choses. + +Nous ajouterons de plus, que le déterminisme relatif d'un +phénomène étant établi, notre but scientifique est atteint. +L'analyse expérimentale des conditions du phénomène, poussée plus +loin, nous fournit de nouvelles connaissances, mais ne nous +apprend plus rien, en réalité, sur la nature du phénomène +primitivement déterminé. La condition d'existence d'un phénomène +ne saurait nous rien apprendre sur sa nature. Quand nous savons +que le contact physique et chimique du sang avec les éléments +nerveux cérébraux est nécessaire pour produire les phénomènes +intellectuels, cela nous indique les conditions, mais cela ne peut +rien nous apprendre sur la nature première de l'intelligence. De +même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques +produisent l'électricité, cela nous indique des conditions, mais +cela ne nous apprend rien sur la nature première de l'électricité. + +Il faut donc cesser, suivant moi, d'établir entre les phénomènes +des corps vivants et les phénomènes des corps bruts, une +différence fondée sur ce que l'on peut connaître la nature des +premiers, et que l'on doit ignorer celle des seconds. Ce qui est +vrai, c'est que la nature ou l'essence même de tous les +phénomènes, qu'ils soient vitaux ou minéraux, nous restera +toujours inconnue. L'essence du phénomène minéral le plus simple +est aussi totalement ignorée aujourd'hui du chimiste ou du +physicien que l'est pour le physiologiste l'essence des phénomènes +intellectuels ou d'un autre phénomène vital quelconque. Cela se +conçoit d'ailleurs; la connaissance de la nature intime ou de +l'absolu, dans le phénomène le plus simple, exigerait la +connaissance de tout l'univers; car il est évident qu'un phénomène +de l'univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans +l'harmonie duquel il entre pour sa part. La vérité absolue, dans +les corps vivants, serait encore plus difficile à atteindre, car, +outre qu'elle supposerait la connaissance de tout l'univers +extérieur au corps vivant, elle exigerait aussi la connaissance +complète de l'organisme qui forme lui-même, ainsi qu'on l'a dit +depuis longtemps, un petit monde (microcosme) dans le grand +univers (macrocosme). La connaissance absolue ne saurait donc rien +laisser en dehors d'elle, et ce serait à la condition de tout +savoir qu'il pourrait être donné à l'homme de l'atteindre. L'homme +se conduit comme s'il devait parvenir à cette connaissance +absolue, et le pourquoi incessant qu'il adresse à la nature en est +la preuve. C'est en effet cet espoir constamment déçu, constamment +renaissant, qui soutient et soutiendra toujours les générations +successives dans leur ardeur passionnée à rechercher la vérité. + +Notre sentiment nous porte à croire, dès l'abord, que la vérité +absolue doit être de notre domaine; mais l'étude nous enlève peu à +peu de ces prétentions chimériques. La science a précisément le +privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant +la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant +clairement la limite de notre connaissance actuelle. Mais, par une +merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi +notre orgueil, elle augmente notre puissance. Le savant, qui a +poussé l'analyse expérimentale jusqu'au déterminisme relatif d'un +phénomène, voit sans doute clairement qu'il ignore ce phénomène +dans sa cause première, mais il en est devenu maître; l'instrument +qui agit lui est inconnu, mais il peut s'en servir. Cela est vrai +dans toutes les sciences expérimentales, où nous ne pouvons +atteindre que des vérités relatives ou partielles, et connaître +les phénomènes seulement dans leurs conditions d'existence. Mais +cette connaissance nous suffit pour étendre notre puissance sur la +nature. Nous pouvons produire ou empêcher l'apparition des +phénomènes, quoique nous en ignorions l'essence, par cela seul que +nous pouvons régler leurs conditions physico-chimiques. Nous +ignorons l'essence du feu, de l'électricité, de la lumière, et +cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous +ignorons complètement l'essence même de la vie, mais nous n'en +réglerons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaîtrons +suffisamment leurs conditions d'existence. Seulement dans les +corps vivants ces conditions sont beaucoup plus complexes et plus +délicates à saisir que dans les corps bruts; c'est là toute la +différence. + +En résumé, si notre sentiment pose toujours la question du +pourquoi, notre raison nous montre que la question du comment est +seule à notre portée; pour le moment, c'est donc la question du +comment qui seule intéresse le savant et l'expérimentateur. Si +nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font +dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et +savoir comment l'opium ou ses principes font dormir; car le +sommeil n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en +contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie. La +connaissance de ces modifications nous donnera le moyen de +produire le sommeil ou de l'empêcher, et nous pourrons agir sur le +phénomène et le régler à notre gré. + +Dans les connaissances que nous pouvons acquérir nous devons +distinguer deux ordres de notions: les unes répondant à la cause +des phénomènes, et les autres aux moyens de les produire. Nous +entendons par cause d'un phénomène la condition constante et +déterminée de son existence; c'est ce que nous appelons le +déterminisme relatif ou le comment des choses, c'est-à-dire la +cause prochaine ou déterminante. Les moyens d'obtenir les +phénomènes sont les procédés variés à l'aide desquels on peut +arriver à mettre en activité cette cause déterminante unique qui +réalise le phénomène. La cause nécessaire de la formation de l'eau +est la combinaison de deux volumes d'hydrogène et d'un volume +d'oxygène; c'est la cause unique qui doit toujours déterminer le +phénomène. Il nous serait impossible de concevoir de l'eau sans +cette condition essentielle. Les conditions accessoires ou les +procédés pour la formation de l'eau peuvent être très-divers; +seulement, tous ces procédés arriveront au même résultat: +combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène dans des proportions +invariables. Choisissons un autre exemple. Je suppose que l'on +veuille transformer de la fécule en glycose; on aura une foule de +moyens ou de procédés pour cela, mais il y aura toujours au fond +une cause identique, et un déterminisme unique engendrera le +phénomène. Cette cause, c'est la fixation d'un équivalent d'eau de +plus sur la substance pour opérer la transformation. Seulement, on +pourra réaliser cette hydratation dans une foule de conditions et +par une foule de moyens: à l'aide de l'eau acidulée, à l'aide de +la chaleur, à l'aide de la diastase animale ou végétale, mais tous +ces procédés arriveront finalement à une condition unique, qui est +l'hydratation de la fécule. Le déterminisme, c'est-à-dire la cause +d'un phénomène est donc unique, quoique les moyens pour le faire +apparaître puissent être multiples et en apparence très-divers. +Cette distinction est très-importante à établir, surtout en +médecine, où il règne, à ce sujet, la plus grande confusion, +précisément parce que les médecins reconnaissent une multitude de +causes pour une même maladie. Il suffit, pour se convaincre de ce +que j'avance, d'ouvrir le premier venu des traités de pathologie. +Mais toutes les circonstances que l'on énumère ainsi ne sont point +des causes; ce sont tout au plus des moyens ou des procédés à +l'aide desquels la maladie peut se produire. Mais la cause réelle +efficiente d'une maladie doit être constante et déterminée, c'est- +à-dire unique; autrement ce serait nier la science en médecine. +Les causes déterminantes sont, il est vrai, beaucoup plus +difficiles à reconnaître et à déterminer dans les phénomènes des +êtres vivants; mais elles existent cependant, malgré la diversité +apparente des moyens employés. C'est ainsi que dans certaines +actions toxiques, nous voyons des poisons divers amener une cause +identique et un déterminisme unique pour la mort des éléments +histologiques, soit, par exemple, la coagulation de la substance +musculaire. De même, les circonstances variées qui produisent une +même maladie doivent répondre toutes à une action pathogénique, +unique et déterminée. En un mot, le déterminisme, qui veut +l'identité d'effet liée à l'identité de cause, est un axiome +scientifique qui ne saurait être violé pas plus dans les sciences +de la vie que dans les sciences des corps bruts. + + +§ X. -- Dans les sciences des corps vivants comme dans celles des +corps bruts, l'expérimentateur ne crée rien; il ne fait qu'obéir +aux lois de la nature. + + +Nous ne connaissons les phénomènes de la nature que par leur +relation avec les causes qui les produisent. Or, la loi des +phénomènes n'est rien autre chose que cette relation établie +numériquement, de manière à faire prévoir le rapport de la cause à +l'effet dans tous les cas donnés. C'est ce rapport établi par +l'observation, qui permet à l'astronome de prédire les phénomènes +célestes; c'est encore ce même rapport, établi par l'observation +et par l'expérience, qui permet au physicien, au chimiste, au +physiologiste, non-seulement de prédire les phénomènes de la +nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr, +pourvu qu'il ne sorte pas des rapports que l'expérience lui a +indiqués, c'est-à-dire de la loi. Ceci veut dire, en d'autres +termes, que nous ne pouvons gouverner les phénomènes de la nature +qu'en nous soumettant aux lois qui les régissent. + +L'observateur ne peut qu'observer les phénomènes naturels; +l'expérimentateur ne peut que les modifier, il ne lui est pas +donné de les créer ni de les anéantir absolument, parce qu'il ne +peut pas changer les lois de la nature. Nous avons souvent répété +que l'expérimentateur n'agit pas sur les phénomènes eux-mêmes, +mais seulement sur les conditions physico-chimiques qui sont +nécessaires à leurs manifestations. Les phénomènes ne sont que +l'expression même du rapport de ces conditions; d'où il résulte, +que les conditions étant semblables, le rapport sera constant et +le phénomène identique, et que les conditions venant à changer, le +rapport sera autre et le phénomène différent. En un mot, pour +faire apparaître un phénomène nouveau, l'expérimentateur ne fait +que réaliser des conditions nouvelles, mais il ne crée rien, ni +comme force ni comme matière. À la fin du siècle dernier, la +science a proclamé une grande vérité, à savoir, qu'en fait de +matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; tous +les corps dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux ne +sont que des transmutations d'agrégation de matières équivalentes +en poids. Dans ces derniers temps, la science a proclamé une +seconde vérité dont elle poursuit encore la démonstration et qui +est en quelque sorte le complément de la première, à savoir, qu'en +fait de forces, rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; +d'où il suit que toutes les formes des phénomènes de l'univers, +variées à l'infini, ne sont que des transformations équivalentes +de forces les unes dans les autres. Je me réserve de traiter +ailleurs la question de savoir s'il y a des différences qui +séparent les forces des corps vivants de celles des corps bruts; +qu'il me suffise de dire pour le moment que les deux vérités qui +précèdent sont universelles et qu'elles embrassent les phénomènes +des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts. + +Tous les phénomènes, de quelque ordre qu'ils soient, existent +virtuellement dans les lois immuables de la nature, et ils ne se +manifestent que lorsque leurs conditions d'existence sont +réalisées. Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre +terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de +notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les +phénomènes dont elles permettent l'existence. D'autres conditions +cosmiques feraient nécessairement apparaître un autre monde dans +lequel se manifesteraient tous les phénomènes qui y +rencontreraient leurs conditions d'existence, et dans lequel +disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s'y développer. Mais, +quelles que soient les variétés de phénomènes infinis que nous +concevions sur la terre, en nous plaçant par la pensée dans toutes +les conditions cosmiques que notre imagination peut enfanter, nous +sommes toujours obligés d'admettre que tout cela se passera +d'après les lois de la physique, de la chimie et de la +physiologie, qui existent à notre insu de toute éternité, et que +dans tout ce qui arriverait il n'y aurait rien de créé ni en force +ni en matière: qu'il y aurait seulement production de rapports +différents et par suite création d'êtres et de phénomènes +nouveaux. + +Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature, +il ne saurait se flatter d'avoir créé les lois qui l'ont fait +naître; il n'a fait que réaliser les conditions qu'exigeait la loi +créatrice pour se manifester. Il en est de même pour les corps +organisés. Un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire +apparaître des êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu'en +obéissant à des lois de la nature, qu'ils ne sauraient en aucune +façon modifier. + +Il n'est pas donné à l'homme de pouvoir modifier les phénomènes +cosmiques de l'univers entier ni même ceux de la terre; mais la +science qu'il acquiert lui permet cependant de faire varier et de +modifier les conditions des phénomènes qui sont à sa portée. +L'homme a déjà gagné ainsi sur la nature minérale une puissance +qui se révèle avec éclat dans les applications des sciences +modernes, bien qu'elle paraisse n'être encore qu'à son aurore. La +science expérimentale appliquée aux corps vivants doit avoir +également pour résultat de modifier les phénomènes de la vie en +agissant uniquement sur les conditions de ces phénomènes. Mais ici +les difficultés se multiplient à raison de la délicatesse des +conditions des phénomènes vitaux, de la complexité et de la +solidarité de toutes les parties qui se groupent pour constituer +un être organisé. C'est ce qui fait que probablement jamais +l'homme ne pourra agir aussi facilement sur les espèces animales +ou végétales que sur les espèces minérales. Sa puissance restera +plus bornée dans les êtres vivants, et d'autant plus qu'ils +constitueront des organismes plus élevés, c'est-à-dire plus +compliqués. Néanmoins les entraves qui arrêtent la puissance du +physiologiste ne résident point dans la nature même des phénomènes +de la vie, mais seulement dans leur complexité. Le physiologiste +commencera d'abord par atteindre les phénomènes des végétaux et +ceux des animaux qui sont en relation plus facile avec le milieu +cosmique extérieur. L'homme et les animaux élevés paraissent au +premier abord devoir échapper à son action modificatrice, parce +qu'ils semblent s'affranchir de l'influence directe de ce milieu +extérieur. Mais nous savons que les phénomènes vitaux chez +l'homme, ainsi que chez les animaux qui s'en rapprochent, sont +liés aux conditions physico-chimiques d'un milieu organique +intérieur. C'est ce milieu intérieur qu'il nous faudra d'abord +chercher à connaître, parce que c'est lui qui doit devenir le +champ d'action réel de la physiologie et de la médecine +expérimentale. + + + + +CHAPITRE II +CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS. + + + +§ I. -- Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un +ensemble harmonique des phénomènes. + + +Jusqu'à présent nous avons développé des considérations +expérimentales qui s'appliquaient aux corps vivants comme aux +corps bruts; la différence pour les corps vivants résidait +seulement dans une complexité beaucoup plus grande des phénomènes, +ce qui rendait l'analyse expérimentale et le déterminisme des +conditions incomparablement plus difficiles. Mais il existe dans +les manifestations des corps vivants une solidarité de phénomènes +toute spéciale sur laquelle nous devons appeler l'attention de +l'expérimentateur; car, si ce point de vue physiologique était +négligé dans l'étude des fonctions de la vie, on serait conduit, +même en expérimentant bien, aux idées les plus fausses et aux +conséquences les plus erronées. + +Nous avons vu dans le chapitre précédent que le but de la méthode +expérimentale est d'atteindre au déterminisme des phénomènes, de +quelque nature qu'ils soient, vitaux ou minéraux. Nous savons de +plus que ce que nous appelons déterminisme d'un phénomène ne +signifie rien autre chose que la cause déterminante ou la cause +prochaine qui détermine l'apparition des phénomènes. On obtient +nécessairement ainsi les conditions d'existence des phénomènes sur +lesquelles l'expérimentateur doit agir pour faire varier les +phénomènes. Nous regardons donc comme équivalentes les diverses +expressions qui précèdent, et le mot déterminisme les résume +toutes. + +Il est très-vrai, comme nous l'avons dit, que la vie n'introduit +absolument aucune différence dans la méthode scientifique +expérimentale qui doit être appliquée à l'étude des phénomènes +physiologiques et que, sous ce rapport, les sciences +physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent +exactement sur les mêmes principes d'investigation. Mais cependant +il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la +vie est non-seulement un déterminisme très-complexe, mais que +c'est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement +hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques +complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples +qui se déterminent les uns les autres en s'associant ou se +combinant pour un but final commun. Or l'objet essentiel pour le +physiologiste est de déterminer les conditions élémentaires des +phénomènes physiologiques et de saisir leur subordination +naturelle, afin d'en comprendre et d'en suivre ensuite les +diverses combinaisons dans le mécanisme si varié des organismes +des animaux. L'emblème antique qui représente la vie par un cercle +formé par un serpent qui se mord la queue donne une image assez +juste des choses. En effet, dans les organismes complexes, +l'organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle +qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes +vitaux n'ont pas la même importance quoiqu'ils se fassent suite +dans l'accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes +musculaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui +préparent le sang; mais le sang à son tour nourrit les organes qui +le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui +entretient une sorte de mouvement perpétuel jusqu'à ce que le +dérangement ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire +ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu +de la machine animale. Le problème du médecin expérimentateur +consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement +organique, c'est-à-dire à saisir le phénomène initial qui amène +tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, mais +aussi nécessaire dans sa condition que l'a été le déterminisme +initial. Ce déterminisme initial sera comme le fil d'Ariane qui +dirigera l'expérimentateur dans le labyrinthe obscur des +phénomènes physiologiques et pathologiques, et qui lui permettra +d'en comprendre les mécanismes variés, mais toujours reliés par +des déterminismes absolus. Nous verrons, par des exemples +rapportés plus loin, comment une dislocation de l'organisme ou un +dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un +déterminisme simple initial qui provoque ensuite des déterminismes +plus complexes. Tel est le cas de l'empoisonnement par l'oxyde de +carbone (voy. IIIe partie). J'ai consacré tout mon enseignement de +cette année au Collège de France à l'étude du curare, non pour +faire l'histoire de cette substance par elle-même, mais parce que +cette étude nous montre comment un déterminisme unique des plus +simples, tel que la lésion d'une extrémité nerveuse motrice, +retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux pour +amener des déterminismes secondaires qui vont en se compliquant de +plus en plus jusqu'à la mort. J'ai voulu établir ainsi +expérimentalement l'existence de ces déterminismes intra- +organiques sur lesquels je reviendrai plus tard, parce que je +considère leur étude comme la véritable base de la pathologie et +de la thérapeutique scientifique. + +Le physiologiste et le médecin ne doivent donc jamais oublier que +l'être vivant forme un organisme et une individualité. Le +physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de +l'univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour +eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à +l'ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au +contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il voit +l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble en +même temps qu'il cherche à pénétrer dans son intérieur pour +comprendre le mécanisme de chacune de ces parties. De là il +résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute +idée de causes finales dans les faits qu'ils observent; tandis que +le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et +préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions +partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il +faut donc bien savoir que, si l'on décompose l'organisme vivant en +isolant ses diverses parties, ce n'est que pour la facilité de +l'analyse expérimentale, et non point pour les concevoir +séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété +physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut +toujours la rapporter à l'ensemble et ne tirer de conclusion +définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble. C'est +sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes +les parties d'un organisme, que Cuvier a dit que l'expérimentation +n'était pas applicable aux êtres vivants, parce qu'elle séparait +des parties organisées qui devaient rester réunies. C'est dans le +même sens que d'autres physiologistes ou médecins dits vitalistes +ont proscrit ou proscrivent encore l'expérimentation en médecine. +Ces vues, qui ont un côté juste, sont néanmoins restées fausses +dans leurs conclusions générales et elles ont nui considérablement +à l'avancement de la science. Il est juste de dire, sans doute, +que les parties constituantes de l'organisme sont inséparables +physiologiquement les unes des autres, et que toutes concourent à +un résultat vital commun; mais on ne saurait conclure de là qu'il +ne faut pas analyser la machine vivante comme on analyse une +machine brute dont toutes les parties ont également un rôle à +remplir dans un ensemble. Nous devons, autant que nous le pouvons, +à l'aide des analyses expérimentales, transporter les actes +physiologiques en dehors de l'organisme; cet isolement nous permet +de voir et de mieux saisir les conditions intimes des phénomènes, +afin de les poursuivre ensuite dans l'organisme pour interpréter +leur rôle vital. C'est ainsi que nous instituons les digestions et +les fécondations artificielles pour mieux connaître les digestions +et les fécondations naturelles. Nous pouvons encore, à raison des +autonomies organiques, séparer les tissus vivants et les placer, +au moyen de la circulation artificielle ou autrement, dans des +conditions où nous pouvons mieux étudier leurs propriétés. On +isole parfois un organe en détruisant par des anesthésiques les +réactions du consensus général; on arrive au même résultat en +divisant les nerfs qui se rendent à une partie, tout en conservant +les vaisseaux sanguins. À l'aide de l'expérimentation analytique, +j'ai pu transformer en quelque sorte des animaux à sang chaud en +animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs +éléments histologiques; j'ai réussi à empoisonner des glandes +séparément ou à les faire fonctionner à l'aide de leurs nerfs +divisés d'une manière tout à fait indépendante de l'organisme. +Dans ce dernier cas, on peut avoir à volonté la glande +successivement à l'état de repos absolu ou dans un état de +fonction exagérée; les deux extrêmes du phénomène étant connus, on +saisit ensuite facilement tous les intermédiaires, et l'on +comprend alors comment une fonction toute chimique peut être +réglée par le système nerveux, de manière à fournir les liquides +organiques dans des conditions toujours identiques. Nous ne nous +étendrons pas davantage sur ces indications d'analyse +expérimentale; nous nous résumerons en disant, que proscrire +l'analyse des organismes, au moyen de l'expérience, c'est arrêter +la science et nier la méthode expérimentale; mais que, d'un autre +côté, pratiquer l'analyse physiologique en perdant de vue l'unité +harmonique de l'organisme, c'est méconnaître la science vitale et +lui enlever tout son caractère. + +Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l'analyse des +phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin de voir +l'action réunie de toutes les parties que l'on avait isolées. À +propos de ce mot synthèse physiologique, il importe que nous +développions notre pensée. Il est admis en général que la synthèse +reconstitue ce que l'analyse avait séparé, et qu'à ce titre la +synthèse vérifie l'analyse dont elle n'est que la contre-épreuve +ou le complément nécessaire. Cette définition est absolument vraie +pour les analyses et les synthèses de la matière. En chimie, la +synthèse donne poids pour poids le même corps composé de matières +identiques, unies dans les mêmes proportions; mais quand il s'agit +de faire l'analyse et la synthèse des propriétés des corps, c'est- +à-dire la synthèse des phénomènes, cela devient beaucoup plus +difficile. En effet, les propriétés des corps ne résultent pas +seulement de la nature et des proportions de la matière, mais +encore de l'arrangement de cette même matière. En outre, il +arrive, comme on sait, que les propriétés qui apparaissent ou +disparaissent dans la synthèse et dans l'analyse, ne peuvent pas +être considérées comme une simple addition ou une pure +soustraction des propriétés des corps composants. C'est ainsi, par +exemple, que les propriétés de l'oxygène et de l'hydrogène ne nous +rendent pas compte de propriétés de l'eau qui résulte cependant de +leur combinaison. + +Je ne veux pas examiner ces questions ardues, mais cependant +fondamentales, des propriétés relatives des corps composés ou +composants; elles trouveront mieux leur place ailleurs. Je +rappellerai seulement ici que les phénomènes ne sont que +l'expression des relations des corps, d'où il résulte qu'en +dissociant les parties d'un tout, on doit faire cesser des +phénomènes par cela seul qu'on détruit des relations. Il en +résulte encore qu'en physiologie, l'analyse qui nous apprend les +propriétés des parties organisées élémentaires isolées ne nous +donnerait cependant jamais qu'une synthèse idéale très-incomplète; +de même que la connaissance de l'homme isolé ne nous apporterait +pas la connaissance de toutes les institutions qui résultent de +son association et qui ne peuvent se manifester que par la vie +sociale. En un mot, quand on réunit des éléments physiologiques, +on voit apparaître des propriétés qui n'étaient pas appréciables +dans ces éléments séparés. Il faut donc toujours procéder +expérimentalement dans la synthèse vitale, parce que des +phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de +l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments +organisés. Tout cela prouve que ces éléments, quoique distincts et +autonomes, ne jouent pas pour cela le rôle de simples associés, et +que leur union exprime plus que l'addition de leurs propriétés +séparées. Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l'étude +expérimentale de phénomènes psychologiques sont en grande partie +dus à des difficultés de cet ordre; car, malgré leur nature +merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est +impossible, selon moi, de ne pas faire rentrer les phénomènes +cérébraux, comme tous les autres phénomènes des corps vivants, +dans les lois d'un déterminisme scientifique. + +Le physiologiste et le médecin doivent donc toujours considérer en +même temps les organismes dans leur ensemble et dans leurs +détails, sans jamais perdre de vue les conditions spéciales de +tous les phénomènes particuliers dont la résultante constitue +l'individu. Toutefois les faits particuliers ne sont jamais +scientifiques: la généralisation seule peut constituer la science. +Mais il y a là un double écueil à éviter; car si l'excès des +particularités est antiscientifique, l'excès des généralités crée +une science idéale qui n'a plus de lien avec la réalité. Cet +écueil, qui est minime pour le naturaliste contemplatif, devient +très-grand pour le médecin qui doit surtout rechercher les vérités +objectives et pratiques. Il faut admirer sans doute ces vastes +horizons entrevus par le génie des Goethe, Oken, Carus, Geoffroy +Saint-Hilaire, Darwin, dans lesquels une conception générale nous +montre tous les êtres vivants comme étant l'expression de types +qui se transforment sans cesse dans l'évolution des organismes et +des espèces, et dans lesquels chaque être vivant disparaît +individuellement comme un reflet de l'ensemble auquel il +appartient. En médecine, on peut aussi s'élever aux généralités +les plus abstraites, soit que, se plaçant au point de vue du +naturaliste, on regarde les maladies comme des espèces morbides +qu'il s'agit de définir et de classer nosologiquement, soit que, +partant du point de vue physiologique, on considère que la maladie +n'existe pas en ce sens qu'elle ne serait qu'un cas particulier de +l'état physiologique. Sans doute toutes ces vues sont des clartés +qui nous dirigent et nous sont utiles. Mais si l'on se livrait +exclusivement à cette contemplation hypothétique, on tournerait +bientôt le dos à la réalité; et ce serait, suivant moi, mal +comprendre la vraie philosophie scientifique que d'établir une +sorte d'opposition ou d'exclusion entre la pratique qui exige la +connaissance des particularités et les généralisations précédentes +qui tendent à confondre tout dans tout. En effet, le médecin n'est +point le médecin des êtres vivants en général, pas même le médecin +du genre humain, mais bien le médecin de l'individu humain, et de +plus le médecin d'un individu dans certaines conditions morbides +qui lui sont spéciales et qui constituent ce que l'on a appelé son +idiosyncrasie. D'où il semblerait résulter que la médecine, à +rencontre des autres sciences, doive se constituer en +particularisant de plus en plus. Cette opinion serait une erreur; +il n'y a là que des apparences, car pour toutes les sciences, +c'est la généralisation qui conduit à la loi des phénomènes et au +vrai but scientifique. Seulement, il faut savoir que toutes les +généralisations morphologiques auxquelles nous avons fait allusion +plus haut, et qui servent de point d'appui au naturaliste, sont +trop superficielles et dès lors insuffisantes pour le +physiologiste et pour le médecin. Le naturaliste, le physiologiste +et le médecin ont en vue des problèmes tout différents, ce qui +fait que leurs recherches ne marchent point parallèlement et qu'on +ne peut pas, par exemple, établir une échelle physiologique +exactement superposée à l'échelle zoologique. Le physiologiste et +le médecin descendent dans le problème biologique beaucoup plus +profondément que le zoologiste; le physiologiste considère les +conditions générales d'existence des phénomènes de la vie ainsi +que les diverses modifications que ces conditions peuvent subir. +Mais le médecin ne se contente pas de savoir que tous les +phénomènes vitaux ont des conditions identiques chez tous les +êtres vivants, il faut qu'il aille encore plus loin dans l'étude +des détails de ces conditions chez chaque individu considéré dans +des circonstances morbides données. Ce ne sera donc qu'après être +descendus aussi profondément que possible dans l'intimité des +phénomènes vitaux à l'état normal et à l'état pathologique, que le +physiologiste et le médecin pourront remonter à des généralités +lumineuses et fécondes. + +La vie a son essence primitive dans la force de développement +organique, force qui constituait la nature médicatrice +d'Hippocrate et l'archeus faber de van Helmont. Mais, quelle que +soit l'idée que l'on ait de la nature de cette force, elle se +manifeste toujours concurremment et parallèlement avec des +conditions physico-chimiques propres aux phénomènes vitaux. C'est +donc par l'étude des particularités physico-chimiques que le +médecin comprendra les individualités comme des cas spéciaux +contenus dans la loi générale, et retrouvera là, comme partout, +une généralisation harmonique de la variété dans l'unité. Mais le +médecin traitant la variété, il doit toujours chercher à la +déterminer dans ses études et la comprendre dans ses +généralisations. + +S'il fallait définir la vie d'un seul mot, qui, en exprimant bien +ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, +distingue nettement la science biologique, je dirais: la vie, +c'est la création. En effet, l'organisme créé est une machine qui +fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico- +chimiques de ses éléments constituants. Nous distinguons +aujourd'hui trois ordres de propriétés manifestées dans les +phénomènes des êtres vivants: propriétés physiques, propriétés +chimiques et propriétés vitales. Cette dernière dénomination de +propriétés vitales n'est, elle-même, que provisoire; car nous +appelons vitales les propriétés organiques que nous n'avons pas +encore pu réduire à des considérations physico-chimiques; mais il +n'est pas douteux qu'on y arrivera un jour. De sorte que ce qui +caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses +propriétés physico-chimiques, si complexes qu'elles soient, mais +bien la création de cette machine qui se développe sous nos yeux +dans les conditions qui lui sont propres et d'après une idée +définie qui exprime la nature de l'être vivant et l'essence même +de la vie. + +Quand un poulet se développe dans un oeuf, ce n'est point la +formation du corps animal, en tant que groupement d'éléments +chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce +groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les +propriétés chimico-physiques de la matière; mais ce qui est +essentiellement du domaine de la vie et ce qui n'appartient ni à +la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c'est l'idée +directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y +a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par +l'organisation. Pendant toute sa durée, l'être vivant reste sous +l'influence de cette même force vitale créatrice, et la mort +arrive lorsqu'elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout, +tout dérive de l'idée qui elle seule crée et dirige; les moyens de +manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes +de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères +de l'alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour +exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. C'est +toujours cette même idée vitale qui conserve l'être, en +reconstituant les parties vivantes désorganisées par l'exercice ou +détruites par les accidents et par les maladies; de sorte que +c'est aux conditions physico-chimiques de ce développement +primitif qu'il faudra toujours faire remonter les explications +vitales, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique. Nous +verrons en effet que le physiologiste et le médecin ne peuvent +réellement agir que par l'intermédiaire de la physico-chimie +animale, c'est-à-dire par une physique et une chimie qui +s'accomplissent sur le terrain vital spécial où se développent, se +créent et s'entretiennent, d'après une idée définie et suivant des +déterminismes rigoureux, les conditions d'existence de tous les +phénomènes de l'organisme vivant. + + +§ II. -- De la pratique expérimentale sur les êtres vivants. + + +La méthode expérimentale et les principes de l'expérimentation +sont, ainsi que nous l'avons dit, identiques dans les phénomènes +des corps bruts et dans les phénomènes des corps vivants. Mais il +ne saurait en être de même de la pratique expérimentale, et il est +facile de concevoir que l'organisation spéciale des corps vivants +doive exiger, pour être analysés, des procédés d'une nature +particulière et nous présenter des difficultés sui generis. +Toutefois, les considérations et les préceptes spéciaux que nous +allons avoir à donner pour prémunir le physiologiste contre les +causes d'erreur de la pratique expérimentale, ne se rapportent +qu'à la délicatesse, à la mobilité et à la fugacité des propriétés +vitales, ainsi qu'à la complexité des phénomènes de la vie. Il ne +s'agit en effet pour le physiologiste que de décomposer la machine +vivante, afin d'étudier et de mesurer, à l'aide d'instruments et +de procédés empruntés à la physique et à la chimie, les divers +phénomènes vitaux dont il cherche à découvrir les lois. + +Les sciences possèdent chacune sinon une méthode propre, au moins +des procédés spéciaux, et, de plus, elles se servent +réciproquement d'instruments les unes aux autres. Les +mathématiques servent d'instrument à la physique, à la chimie et à +la biologie dans des limites diverses; la physique et la chimie +servent d'instruments puissants à la physiologie et à la médecine. +Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien +distinguer le savant qui fait avancer chaque science de celui qui +s'en sert. Le physicien et le chimiste ne sont pas mathématiciens +parce qu'ils emploient le calcul; le physiologiste n'est pas +chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de réactifs chimiques +ou d'instruments de physique, pas plus que le chimiste et le +physicien ne sont physiologistes parce qu'ils étudient la +composition ou les propriétés de certains liquides et tissus +animaux ou végétaux. Chaque science a son problème et son point de +vue qu'il ne faut point confondre sans s'exposer à égarer la +recherche scientifique. Cette confusion s'est pourtant fréquemment +présentée dans la science biologique qui, à raison de sa +complexité, a besoin du secours de toutes les autres sciences. On +a vu et l'on voit souvent encore des chimistes et des physiciens +qui, au lieu de se borner à demander aux phénomènes des corps +vivants de leur fournir des moyens ou des arguments propres à +établir certains principes de leur science, veulent encore +absorber la physiologie et la réduire à de simples phénomènes +physico-chimiques. Ils donnent de la vie des explications ou des +systèmes qui parfois séduisent par leur trompeuse simplicité, mais +qui dans tous les cas nuisent à la science biologique en y +introduisant une fausse direction et des erreurs qu'il faut +ensuite longtemps pour dissiper. En un mot, la biologie a son +problème spécial et son point de vue déterminé; elle n'emprunte +aux autres sciences que leur secours et leurs méthodes, mais non +leurs théories. Ce secours des autres sciences est si puissant, +que sans lui le développement de la science des phénomènes de la +vie est impossible. La connaissance préalable des sciences +physico-chimiques n'est donc point accessoire à la biologie comme +on le dit ordinairement, mais au contraire elle lui est +essentielle et fondamentale. C'est pourquoi je pense qu'il +convient d'appeler les sciences physico-chimiques les sciences +auxiliaires et non les sciences accessoires de la physiologie. +Nous verrons que l'anatomie devient aussi une science auxiliaire +de la physiologie, de même que la physiologie elle-même, qui exige +le secours de l'anatomie de toutes les sciences physico-chimiques, +devient la science la plus immédiatement auxiliaire de la médecine +et constitue sa vraie base scientifique. + +L'application des sciences physico-chimiques à la physiologie et +l'emploi de leurs procédés comme instruments propres à analyser +les phénomènes de la vie, offrent un grand nombre de difficultés +inhérentes, ainsi que nous l'avons dit, à la mobilité et à la +fugacité des phénomènes de la vie. C'est là une cause de la +spontanéité et de la mobilité dont jouissent les êtres vivants, et +c'est une circonstance qui rend les propriétés des corps organisés +très-difficiles à fixer et à étudier. Il importe de revenir ici un +instant sur la nature de ces difficultés, ainsi que j'ai déjà eu +l'occasion de le faire souvent dans mes cours[20]. + +Pour tout le monde un corps vivant diffère essentiellement dès +l'abord d'un corps brut au point de vue de l'expérimentation. D'un +côté, le corps brut n'a en lui aucune spontanéité; ses propriétés +s'équilibrant avec les conditions extérieures, il tombe bientôt, +comme on le dit, en indifférence physico-chimique, c'est-à-dire +dans un équilibre stable avec ce qui l'entoure. Dès lors toutes +les modifications de phénomènes qu'il éprouvera proviendront +nécessairement de changements survenus dans les circonstances +ambiantes, et l'on conçoit qu'en tenant compte exactement de ces +circonstances, on soit sûr de posséder les conditions +expérimentales qui sont nécessaires à la conception d'une bonne +expérience. Le corps vivant, surtout chez les animaux élevés, ne +tombe jamais en indifférence chimico-physique avec le milieu +extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution +organique en apparence spontanée et constante, et, bien que cette +évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se +manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et +dans sa modalité. Ce qui le prouve, c'est qu'on voit un être +vivant naître, se développer, devenir malade et mourir, sans que +cependant les conditions du monde extérieur changent pour +l'observateur. + +De ce qui précède il résulte que celui qui expérimente sur les +corps bruts peut, à l'aide de certains instruments, tels que le +baromètre, le thermomètre, l'hygromètre, se placer dans des +conditions identiques et obtenir par conséquent des expériences +bien définies et semblables. Les physiologistes et les médecins, +avec raison, ont imité les physiciens et cherché à rendre leurs +expériences plus exactes en se servant des mêmes instruments +qu'eux. Mais on voit aussitôt que ces conditions extérieures, dont +le changement importe tant au physicien et au chimiste, sont d'une +beaucoup plus faible valeur pour le médecin. En effet, les +modifications sont toujours sollicitées dans les phénomènes des +corps bruts, par un changement cosmique extérieur, et il arrive +parfois qu'une très-légère modification dans la température +ambiante ou dans la pression barométrique amène des changements +importants dans les phénomènes des corps bruts. Mais les +phénomènes de la vie, chez l'homme et chez les animaux élevés, +peuvent se modifier sans qu'il arrive aucun changement cosmique +extérieur appréciable, et de légères modifications thermométriques +et barométriques n'exercent souvent aucune influence réelle sur +les manifestations vitales; et, bien qu'on ne puisse pas dire que +ces influences cosmiques extérieures soient essentiellement +nulles, il arrive des circonstances où il serait presque ridicule +d'en tenir compte. Tel est le cas d'un expérimentateur qui, +répétant mes expériences de la piqûre du plancher du quatrième +ventricule pour produire le diabète artificiel, a cru faire preuve +d'une plus grande exactitude, en notant avec soin la pression +barométrique au moment où il pratiquait l'expérience! + +Cependant si, au lieu d'expérimenter sur l'homme ou sur les +animaux supérieurs, nous expérimentons sur des êtres vivants +inférieurs, animaux ou végétaux, nous verrons que ces indications +thermométriques, barométriques et hygrométriques, qui avaient si +peu d'importance pour les premiers, doivent, au contraire, être +tenues en très-sérieuse considération pour les seconds. En effet, +si pour des infusoires nous faisons varier les conditions +d'humidité, de chaleur et de pression atmosphérique, nous verrons +les manifestations vitales de ces êtres se modifier ou s'anéantir +suivant les variations plus ou moins considérables que nous +introduirons dans les influences cosmiques citées plus haut. Chez +les végétaux et chez les animaux à sang froid, nous voyons encore +les conditions de température et d'humidité du milieu cosmique +jouer un très-grand rôle dans les manifestations de la vie. C'est +ce qu'on appelle l'influence des saisons, que tout le monde +connaît. Il n'y aurait donc en définitive que les animaux à sang +chaud et l'homme qui sembleraient se soustraire à ces influences +cosmiques et avoir des manifestations libres et indépendantes. +Nous avons déjà dit ailleurs que cette sorte d'indépendance des +manifestations vitales de l'homme et des animaux supérieurs est le +résultat d'une perfection plus grande de leur organisme, mais non +la preuve que les manifestations de la vie chez ces êtres, +physiologiquement plus parfaits, se trouvent soumises à d'autres +lois ou à d'autres causes. En effet, nous savons que ce sont les +éléments histologiques de nos organes qui expriment les phénomènes +de la vie; or, si ces éléments ne subissent pas de variations dans +leurs fonctions sous l'influence des variations de température, +d'humidité et de pression de l'atmosphère extérieure, c'est qu'ils +se trouvent plongés dans un milieu organique ou dans une +atmosphère intérieure dont les conditions de température, +d'humidité et de pression ne changent pas avec les variations du +milieu cosmique. D'où il faut conclure qu'au fond les +manifestations vitales chez les animaux à sang chaud et chez +l'homme sont également soumises à des conditions physico-chimiques +précises et déterminées. + +En récapitulant tout ce que nous avons dit précédemment, on voit +qu'il y a dans tous les phénomènes naturels des conditions de +milieu qui règlent leurs manifestations phénoménales. Les +conditions de notre milieu cosmique règlent en général les +phénomènes minéraux qui se passent à la surface de la terre; mais +les êtres organisés renferment en eux les conditions particulières +de leurs manifestations vitales, et, à mesure que l'organisme, +c'est-à-dire la machine vivante, se perfectionne, ses éléments +organisés devenant plus délicats, elle crée les conditions +spéciales d'un milieu organique qui s'isole de plus en plus du +milieu cosmique. Nous retombons ainsi dans la distinction que j'ai +établie depuis longtemps et que je crois très-féconde, à savoir, +qu'il y a en physiologie deux milieux à considérer: le milieu +macrocosmique, général, et le milieu microcosmique, particulier à +l'être vivant; le dernier se trouve plus ou moins indépendant du +premier suivant le degré de perfectionnement de l'organisme. +D'ailleurs ce que nous voyons ici pour la machine vivante se +conçoit facilement, puisqu'il en est de même pour les machines +brutes que l'homme crée. Ainsi, les modifications climatériques +n'ont aucune influence sur la marche d'une machine à vapeur, +quoique tout le monde sache que dans l'intérieur de cette machine +il y a des conditions précises de température, de pression et +d'humidité qui règlent mathématiquement tous ses mouvements. Nous +pourrions donc aussi, pour les machines brutes, distinguer un +milieu macrocosmique et un milieu microcosmique. Dans tous les +cas, la perfection de la machine consistera à être de plus en plus +libre et indépendante, de façon à subir de moins en moins les +influences du milieu extérieur. La machine humaine sera d'autant +plus parfaite qu'elle se défendra mieux contre la pénétration des +influences du milieu extérieur; quand l'organisme vieillit et +qu'il s'affaiblit, il devient plus sensible aux influences +extérieures du froid, du chaud, de l'humide, ainsi qu'à toutes les +autres influences climatériques en général. + +En résumé, si nous voulons atteindre les conditions exactes des +manifestations vitales chez l'homme et chez les animaux +supérieurs, ce n'est point réellement dans le milieu cosmique +extérieur qu'il faut chercher, mais bien dans le milieu organique +intérieur. C'est, en effet, dans l'étude de ces conditions +organiques intérieures, ainsi que nous l'avons dit souvent, que se +trouve l'explication directe et vraie des phénomènes de la vie, de +la santé, de la maladie et de la mort de l'organisme. Nous ne +voyons à l'extérieur que la résultante de toutes les actions +intérieures du corps, qui nous apparaissent alors comme le +résultat d'une force vitale distincte n'ayant que des rapports +éloignés avec les conditions physico-chimiques du milieu extérieur +et se manifestant toujours comme une sorte de personnification +organique douée de tendances spécifiques. Nous avons dit ailleurs +que la médecine antique considéra l'influence du milieu cosmique, +des eaux, des airs et des lieux; on peut, en effet, tirer de là +d'utiles indications pour l'hygiène et pour les modifications +morbides. Mais ce qui distinguera la médecine expérimentale +moderne, ce sera d'être fondée surtout sur la connaissance du +milieu intérieur dans lequel viennent agir les influences normales +et morbides ainsi que les influences médicamenteuses. Mais comment +connaître ce milieu intérieur de l'organisme si complexe chez +l'homme et chez les animaux supérieurs, si ce n'est en y +descendant en quelque sorte et en y pénétrant au moyen de +l'expérimentation appliquée aux corps vivants? Ce qui veut dire +que, pour analyser les phénomènes de la vie, il faut +nécessairement pénétrer dans les organismes vivants à l'aide des +procédés de vivisection. + +En résumé, c'est seulement dans les conditions physico-chimiques +du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des +phénomènes extérieurs de la vie. La vie de l'organisme n'est +qu'une résultante de toutes les actions intimes; elle peut se +montrer plus ou moins vive et plus ou moins affaiblie et +languissante, sans que rien dans le milieu extérieur puisse nous +l'expliquer parce qu'elle est réglée par les conditions du milieu +intérieur. C'est donc dans les propriétés physico-chimiques du +milieu intérieur que nous devons chercher les véritables bases de +la physique et de la chimie animales. Toutefois, nous verrons plus +loin qu'il y a à considérer, outre les conditions physico- +chimiques indispensables à la manifestation de la vie, des +conditions physiologiques évolutives spéciales qui sont le quid +proprium de la science biologique. J'ai toujours beaucoup insisté +sur cette distinction, parce que je crois qu'elle est +fondamentale, et que les considérations physiologiques doivent +être prédominantes dans un traité d'expérimentation appliquée à la +médecine. En effet, c'est là que nous trouverons les différences +dues aux influences de l'âge, du sexe, de l'espèce, de la race, de +l'état d'abstinence ou de digestion, etc. Cela nous amènera à +considérer dans l'organisme des réactions réciproques et +simultanées du milieu intérieur sur les organes, et des organes +sur le milieu intérieur. + + +§ III. -- De la vivisection. + + +On n'a pu découvrir les lois de la matière brute qu'en pénétrant +dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra +arriver à connaître les lois et les propriétés de la matière +vivante qu'en disloquant les organismes vivants pour s'introduire +dans leur milieu intérieur. Il faut donc nécessairement, après +avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à +découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées +de l'organisme; c'est à ces sortes d'opérations qu'on donne le nom +de vivisections, et sans ce mode d'investigation, il n'y a pas de +physiologie ni de médecine scientifique possibles: pour apprendre +comment l'homme et les animaux vivent, il est indispensable d'en +voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne +peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des +mécanismes de la mort. + +À toutes les époques on a senti cette vérité et, dès les temps les +plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non-seulement des +expériences thérapeutiques, mais même des vivisections. On raconte +que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins +afin qu'ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine. +Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent +trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les +poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à +mort[21]. Celse rappelle et approuve les vivisections d'Hérophile +et d'Érasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement +des Ptolémées. Il n'est pas cruel, dit-il, d'imposer des supplices +à quelques coupables, supplices qui doivent profiter à des +multitudes d'innocents pendant le cours de tous les siècles[22]. Le +grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d'anatomie +à Pise, un criminel avec permission qu'il le fît mourir et qu'il +le disséquât à son gré. Le condamné ayant une fièvre quarte, +Fallope voulut expérimenter l'influence des effets de l'opium sur +les paroxysmes. Il administra deux gros d'opium pendant +l'intermission; la mort survint à la deuxième expérimentation[23]. +De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l'on +connaît l'histoire de l'archer de Meudon[24], qui reçut sa grâce +parce qu'on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès. Les +vivisections sur les animaux remontent également très-loin. On +peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les +animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes +ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les +procédés employés pour l'expérimentation. Galien ne pratiqua guère +que des expériences du genre de celles que nous avons appelées +expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à +détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le +trouble que sa soustraction produit. Galien a résumé les +expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les +effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs +diverses, ceux de la perforation de la poitrine, d'un côté ou des +deux côtés à la fois; les effets de la section des nerfs qui se +rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent. Il +a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la +déglutition[25]. Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en +loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents. +C'est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli, +Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu'à nous. De notre +temps, et surtout sous l'influence de Magendie, la vivisection est +entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine +comme un procédé d'étude habituel et indispensable. + +Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont +pendant très-longtemps arrêté le progrès de l'anatomie. De même la +vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des +détracteurs. Nous n'avons pas la prétention de détruire tous les +préjugés dans le monde; nous n'avons pas non plus à nous occuper +ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, +puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à- +dire la médecine scientifique. Toutefois nous examinerons quelques +questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique +que se proposent les vivisections. + +D'abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des +vivisections sur l'homme? Tous les jours le médecin fait des +expériences thérapeutiques sur ses malades, et tous les jours le +chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc +expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites? On a le +devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une +expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le +guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de +moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais +pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être +nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût +intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres. +Mais cela n'empêche pas qu'en faisant les expériences et les +opérations toujours exclusivement au point de l'intérêt du malade +qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la +science. En effet, il ne saurait en être autrement; un vieux +médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup +traité de malades, sera plus expérimenté, c'est-à-dire +expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu'il s'est +instruit par les expériences qu'il a faites sur d'autres. Le +chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas +divers s'instruira et se perfectionnera expérimentalement. Donc, +on le voit, l'instruction n'arrive jamais que par l'expérience, et +cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons +données au commencement de cette introduction. + +Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les +condamnés à mort? On a cité des exemples analogues à celui que +nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s'était permis +des opérations dangereuses en offrant aux condamnés leur grâce en +échange. Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives; +je partage complètement ces idées. Cependant, je considère comme +très-utile à la science et comme parfaitement permis de faire des +recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la +décapitation chez les suppliciés. Un helminthologiste fit avaler à +une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans +qu'elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s'étaient +développés dans ses intestins[26]. D'autres ont fait des +expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt +succomber; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes. +Ces sortes d'expériences étant très-intéressantes pour la science, +et ne pouvant être concluantes que sur l'homme, me semblent très- +permises quand elles n'entraînent aucune souffrance ni aucun +inconvénient chez le sujet expérimenté. Car, il ne faut pas s'y +tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son +prochain ni sur soi-même; dans la pratique de la vie, les hommes +ne font que faire des expériences les uns sur les autres. La +morale chrétienne ne défend qu'une seule chose, c'est de faire du +mal à son prochain. Donc, parmi les expériences qu'on peut tenter +sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, +celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent +faire du bien sont commandées. + +Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de +faire des expériences et des vivisections sur les animaux? Quant à +moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. +Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le +droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, +pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui +défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les +plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter; la science de la +vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut +sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié +d'autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les +animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop +d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir +étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il soit +moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus +ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement +expérimentés sur des chiens; car je prouverai plus loin que tout +ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être +concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il +est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est +dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux +autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des +expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès +qu'elles peuvent être utiles pour l'homme. + +Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de +sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les +objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées +scientifiques? Tous les sentiments sont respectables, et je me +garderai bien d'en jamais froisser aucun. Je les explique très- +bien, et c'est pour cela qu'ils ne m'arrêtent pas. Je comprends +parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de +certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne +puissent passe rendre compte de la nécessité des expériences et +des vivisections pour constituer la science biologique. Je +comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus +par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le +physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il +ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans +cette introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne +aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même +dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques +matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, +suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, +le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le +sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est +l'idée qui dirige leur bras? Le chirurgien, le physiologiste et +Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres +vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée? +Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois[27], de +justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur +adressent les gens étrangers à la science; la différence des idées +explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est +un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée +scientifique qu'il poursuit: il n'entend plus les cris des +animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son +idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des +problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas +arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce +qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même +encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier +horrible; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit +avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides +qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et +d'horreur. D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses +ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est +impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si +différentes, puissent jamais s'entendre; et comme il est +impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir +souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer +de règle de conduite que de sa propre conscience. + +Le principe scientifique de la vivisection est d'ailleurs facile à +saisir. Il s'agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier +certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et +de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité. La vivisection, +considérée comme méthode analytique d'investigation sur le vivant, +comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à +agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes, soit +sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes. Il y a +des vivisections extemporanées et d'autres vivisections dans +lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en +conservant les animaux. D'autres fois la vivisection n'est qu'une +autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus +immédiatement après la mort. Ces procédés divers d'étude +analytique des mécanismes de la vie, chez l'animal vivant, sont +indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la +pathologie et à la thérapeutique. Toutefois, il ne faudrait pas +croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la +méthode expérimentale appliquée à l'étude des phénomènes de la +vie. La vivisection n'est qu'une dissection anatomique sur le +vivant; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens +physico-chimiques d'investigation qu'il s'agit de porter dans +l'organisme. Réduite à elle-même, la vivisection n'aurait qu'une +portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous +induire en erreur sur le véritable rôle des organes. Par ces +réserves je ne nie pas l'utilité ni même la nécessité absolue de +la vivisection dans l'étude des phénomènes de la vie; je la +déclare seulement insuffisante. En effet, nos instruments de +vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits, +que nous ne pouvons atteindre dans l'organisme que des parties +grossières et complexes. La vivisection, sous le microscope, +arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très- +grandes difficultés et n'est applicable qu'à de très-petits +animaux. Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la +vivisection, nous avons d'autres moyens de pénétrer plus loin et +de nous adresser même aux parties élémentaires de l'organisme dans +lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes +vitaux. Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire +dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur +tel ou tel élément histologique. Les empoisonnements localisés, +ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent +de précieux moyens d'analyse physiologique. Les poisons sont de +véritables réactifs de la vie, des instruments d'une délicatesse +extrême qui vont disséquer les éléments vitaux. Je crois avoir été +le premier à considérer l'étude des poisons à ce point de vue, car +je pense que l'étude attentive des modificateurs histologiques +doit former la base commune de la physiologie générale, de la +pathologie et de la thérapeutique. En effet, c'est toujours aux +éléments organiques qu'il faut remonter pour trouver les +explications vitales les plus simples. + +En résumé, la vivisection est la dislocation de l'organisme vivant +à l'aide d'instruments et de procédés qui peuvent en isoler les +différentes parties. Il est facile de comprendre que cette +dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le +mort. + + +§ IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection. + + +L'anatomie est la base nécessaire de toutes les recherches +médicales théoriques et pratiques. Le cadavre est l'organisme +privé du mouvement vital, et c'est naturellement dans l'étude des +organes morts que l'on a cherché la première explication des +phénomènes de la vie, de même que c'est dans l'étude des organes +d'une machine en repos que l'on cherche l'explication du jeu de la +machine en mouvement. L'anatomie de l'homme semblait donc devoir +être la base de la physiologie et de la médecine humaines. +Cependant les préjugés s'opposèrent à la dissection des cadavres, +et l'on disséqua, à défaut de corps humains, des cadavres +d'animaux aussi rapprochés de l'homme que possible par leur +organisation: c'est ainsi que toute l'anatomie et la physiologie +de Galien furent faites principalement sur des singes. Galien +pratiquait en même temps des dissections cadavériques et des +expériences sur les animaux vivants, ce qui prouve qu'il avait +parfaitement compris que la dissection cadavérique n'a d'intérêt +qu'autant qu'on la met en comparaison avec la dissection sur le +vivant. De cette manière, en effet, l'anatomie n'est que le +premier pas de la physiologie. L'anatomie est une science stérile +par elle-même; elle n'a de raison d'être que parce qu'il y a des +hommes et des animaux vivants, sains et malades, et qu'elle peut +être utile à la physiologie et à la pathologie. Nous nous +bornerons à examiner ici les genres de services que, dans l'état +actuel de nos connaissances, l'anatomie, soit de l'homme, soit des +animaux, peut rendre à la physiologie et à la médecine. Cela m'a +paru d'autant plus nécessaire qu'il règne à ce sujet dans la +science des idées différentes; il est bien entendu que, pour juger +ces questions, nous nous plaçons toujours à notre point de vue de +la physiologie et de la médecine expérimentales, qui forment la +science médicale vraiment active. Dans la biologie on peut +admettre des points de vue divers qui constituent, en quelque +sorte, autant de sous-sciences distinctes. En effet, chaque +science n'est séparée d'une autre science que parce qu'elle a un +point de vue particulier et un problème spécial. On peut +distinguer dans la biologie normale le point de vue zoologique, le +point de vue anatomique simple et comparatif, le point de vue +physiologique spécial et général. La zoologie, donnant la +description et la classification des espèces, n'est qu'une science +d'observation qui sert de vestibule à la vraie science des +animaux. Le zoologiste ne fait que cataloguer les animaux d'après +les caractères extérieurs et intérieurs de forme, suivant les +types et les lois que la nature lui présente dans la formation de +ces types. Le but du zoologiste est la classification des êtres +d'après une sorte de plan de création, et le problème se résume +pour lui à trouver la place exacte que doit occuper un animal dans +une classification donnée. + +L'anatomie, ou science de l'organisation des animaux, a une +relation plus intime et plus nécessaire avec la physiologie. +Cependant le point de vue anatomique diffère du point de vue +physiologique, en ce que l'anatomiste veut expliquer l'anatomie +par la physiologie, tandis que le physiologiste cherche à +expliquer la physiologie par l'anatomie, ce qui est bien +différent. Le point de vue anatomique a dominé la science depuis +son début jusqu'à nos jours, et il compte encore beaucoup de +partisans. Tous les grands anatomistes qui se sont placés à ce +point de vue ont cependant contribué puissamment au développement +de la science physiologique, et Haller a résumé cette idée de +subordination de la physiologie à l'anatomie en définissant la +physiologie: anatomia animata. Je comprends facilement que le +principe anatomique devait se présenter nécessairement le premier, +mais je crois que ce principe est faux en voulant être exclusif, +et qu'il est devenu aujourd'hui nuisible à la physiologie, après +lui avoir rendu de très-grands services, que je ne conteste pas +plus que personne. En effet, l'anatomie est une science plus +simple que la physiologie, et, par conséquent, elle doit lui être +subordonnée, au lieu de la dominer. Toute explication des +phénomènes de la vie basée exclusivement sur des considérations +anatomiques est nécessairement incomplète. Le grand Haller, qui a +résumé cette grande période anatomique de la physiologie dans ses +immenses et admirables écrits, a été conduit à fonder une +physiologie réduite à la fibre irritable et à la fibre sensitive. +Toute la partie humorale ou physico-chimique de la physiologie, +qui ne se dissèque pas et qui constitue ce que nous appelons notre +milieu intérieur, a été négligée et mise dans l'ombre. Le reproche +que j'adresse ici aux anatomistes qui veulent subordonner la +physiologie à leur point de vue, je l'adresserai de même aux +chimistes et aux physiciens, qui ont voulu en faire autant. Ils +ont le même tort de vouloir subordonner la physiologie, science +plus complexe, à la chimie ou à la physique, qui sont des sciences +plus simples. Ce qui n'empêche pas que beaucoup de travaux de +chimie et de physique physiologiques, conçus d'après ce faux point +de vue, n'aient pu rendre de grands services à la physiologie. + +En un mot, je considère que la physiologie, la plus complexe de +toutes les sciences, ne peut pas être expliquée complètement par +l'anatomie. L'anatomie n'est qu'une science auxiliaire de la +physiologie, la plus immédiatement nécessaire, j'en conviens, mais +insuffisante à elle seule; à moins de vouloir supposer que +l'anatomie comprend tout, et que l'oxygène, le chlorure de sodium +et le fer qui se trouvent dans le corps sont des éléments +anatomiques de l'organisme. Des tentatives de ce genre ont été +renouvelées de nos jours par des anatomistes histologistes +éminents. Je ne partage pas ces vues, parce que c'est, ce me +semble, établir une confusion dans les sciences et amener +l'obscurité au lieu de la clarté. + +L'anatomiste, avons-nous dit plus haut, veut expliquer l'anatomie +par la physiologie; c'est-à-dire qu'il prend l'anatomie pour point +de départ exclusif et prétend en déduire directement toutes les +fonctions, par la logique seule et sans expériences. Je me suis +déjà élevé contre les prétentions de ces déductions +anatomiques[28], en montrant qu'elles reposent sur une illusion +dont l'anatomiste ne se rend pas compte. En effet, il faut +distinguer dans l'anatomie deux ordres de choses: 1° les +dispositions mécaniques passives des divers organes et appareils +qui, à ce point de vue, ne sont que de véritables instruments de +mécanique animale; 2° les éléments actifs ou vitaux qui mettent en +jeu ces divers appareils. L'anatomie cadavérique peut bien rendre +compte des dispositions mécaniques de l'organisme animal; +l'inspection du squelette montre bien un ensemble de leviers dont +on comprend l'action uniquement par leur arrangement. De même, +pour le système de canaux ou de tubes qui conduisent les liquides; +et c'est ainsi que les valvules des veines ont des usages +mécaniques qui mirent Harvey sur les traces de la découverte de la +circulation du sang. Les réservoirs, les vessies, les poches +diverses dans lesquels séjournent des liquides sécrétés ou +excrétés, présentent des dispositions mécaniques qui nous +indiquent plus ou moins clairement les usages qu'ils doivent +remplir, sans que nous soyons obligés de recourir à des +expériences sur le vivant pour le savoir. Mais il faut remarquer +que ces déductions mécaniques n'ont rien qui soit absolument +spécial aux fonctions d'un être vivant; partout nous déduirons de +même que des tuyaux sont destinés à conduire, que des réservoirs +sont destinés à contenir, que des leviers sont destinés à mouvoir. + +Mais quand nous arrivons aux éléments actifs ou vitaux qui mettent +en jeu tous ces instruments passifs de l'organisation, alors +l'anatomie cadavérique n'apprend rien et ne peut rien apprendre. +Toutes nos connaissances à ce sujet nous arrivent nécessairement +de l'expérience ou de l'observation sur le vivant; et quand alors +l'anatomiste croit faire des déductions physiologiques par +l'anatomie seule et sans expérience, il oublie qu'il prend son +point de départ dans cette même physiologie expérimentale qu'il a +l'air de dédaigner. Lorsqu'un anatomiste déduit, comme il le dit, +les fonctions des organes de leur texture, il ne fait qu'appliquer +des connaissances acquises sur le vivant pour interpréter ce qu'il +voit sur le mort; mais l'anatomie ne lui apprend rien en réalité; +elle lui fournit seulement un caractère de tissu. Ainsi, quand un +anatomiste rencontre dans une partie du corps des fibres +musculaires, il en conclut qu'il y a mouvement contractile; quand +il rencontre des cellules glandulaires, il en conclut qu'il y a +sécrétion; quand il rencontre des fibres nerveuses, il en conclut +qu'il y a sensibilité ou mouvement. Mais qu'est-ce qui lui a +appris que la fibre musculaire se contracte, que la cellule +glandulaire sécrète, que le nerf est sensible ou moteur, si ce +n'est l'observation sur le vivant ou la vivisection? Seulement, +ayant remarqué que ces tissus contractiles sécrétoires ou nerveux +ont des formes anatomiques déterminées, il a établi un rapport +entre la forme de l'élément anatomique et ses fonctions; de telle +sorte que, quand il rencontre l'une, il conclut à l'autre. Mais, +je le répète, dans tout cela l'anatomie cadavérique n'apprend +rien, elle n'a fait que s'appuyer sur ce que la physiologie +expérimentale lui enseigne; ce qui le prouve clairement, c'est que +là où la physiologie expérimentale n'a encore rien appris, +l'anatomiste ne sait rien interpréter par l'anatomie seule. Ainsi, +l'anatomie de la rate, des capsules surrénales et de la thyroïde, +est aussi bien connue que l'anatomie d'un muscle ou d'un nerf, et +cependant l'anatomiste est muet sur les usages de ces parties. +Mais dès que le physiologiste aura découvert quelque chose sur les +fonctions de ces organes, alors l'anatomiste mettra les propriétés +physiologiques constatées en rapport avec les formes anatomiques +déterminées des éléments. Je dois en outre faire remarquer que, +dans ses localisations, l'anatomiste ne peut jamais aller au delà +de ce que lui apprend la physiologie, sous peine de tomber dans +l'erreur. Ainsi, si l'anatomiste avance, d'après ce que lui a +appris la physiologie, que, quand il y a des fibres musculaires, +il y a contraction et mouvement, il ne saurait en inférer que, là +où il ne voit pas de fibre musculaire, il n'y a jamais contraction +ni mouvement. La physiologie expérimentale a prouvé, en effet, que +l'élément contractile a des formes variées parmi lesquelles il en +est que l'anatomiste n'a pas encore pu préciser. + +En un mot, pour savoir quelque chose des fonctions de la vie, il +faut les étudier sur le vivant. L'anatomie ne donne que des +caractères pour reconnaître les tissus, mais elle n'apprend rien +par elle-même sur leurs propriétés vitales. Comment, en effet, la +forme d'un élément nerveux nous indiquerait-elle les propriétés +nerveuses qu'il transmet? comment la forme d'une cellule du foie +nous montrerait-elle qu'il s'y fait du sucre? comment la forme +d'un élément musculaire nous ferait-elle connaître la contraction +musculaire? Il n'y a là qu'une relation empirique que nous +établissons par l'observation comparative faite sur le vivant et +sur le mort. Je me rappelle avoir souvent entendu de Blainville +s'efforcer dans ses cours de distinguer ce qu'il fallait, suivant +lui, appeler un substratum de ce qu'il fallait au contraire nommer +un organe. Dans un organe, suivant de Blainville, on devait +pouvoir comprendre un rapport mécanique nécessaire entre la +structure et la fonction. Ainsi, disait-il, d'après la forme des +leviers osseux, on conçoit un mouvement déterminé; d'après la +disposition des conduits sanguins, des réservoirs de liquides, des +conduits excréteurs des glandes, on comprend que des fluides +soient mis en circulation ou retenus par des dispositions +mécaniques que l'on explique. Mais, pour l'encéphale, ajoutait-il, +il n'y a aucun rapport matériel à établir entre la structure du +cerveau et la nature des phénomènes intellectuels. Donc, concluait +de Blainville, le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, il en +est seulement le substratum. On pourrait, si l'on veut, admettre +la distinction de de Blainville, mais elle serait générale et non +limitée au cerveau. Si, en effet, nous comprenons qu'un muscle +inséré sur deux os puisse faire l'office mécanique d'une puissance +qui les rapproche, nous ne comprenons pas du tout comment le +muscle se contracte, et nous pouvons tout aussi bien dire que le +muscle est le substratum de la contraction. Si nous comprenons +comment un liquide sécrété s'écoule par les conduits d'une glande, +nous ne pouvons avoir aucune idée sur l'essence des phénomènes +sécréteurs, et nous pouvons, tout aussi bien dire que la glande +est le substratum de la sécrétion. En résumé, le point de vue +anatomique est entièrement subordonné au point de vue +physiologique expérimental en tant qu'explication des phénomènes +de la vie. Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il y a deux +choses dans l'anatomie, les instruments de l'organisme et les +agents essentiels de la vie. Les agents essentiels de la vie +résident dans les propriétés vitales de nos tissus qui ne peuvent +être déterminés que par l'observation ou par l'expérience sur le +vivant. Ces agents sont les mêmes chez tous les animaux, sans +distinction de classe, de genre ni d'espèce. C'est là le domaine +de l'anatomie et de la physiologie générales. Ensuite viennent des +instruments de la vie qui ne sont autre chose que des appareils +mécaniques ou des armes dont la nature a pourvu chaque organisme +d'une manière définie suivant sa classe, son genre, son espèce. On +pourrait même dire que ce sont ces appareils spéciaux qui +constituent l'espèce; car un lapin ne diffère d'un chien que parce +que l'un a des instruments organiques qui le forcent à manger de +l'herbe, et l'autre des organes qui l'obligent à manger de la +chair. Mais, quant aux phénomènes intimes de la vie, ce sont deux +animaux identiques. Le lapin est carnivore si on lui donne de la +viande toute préparée, et j'ai prouvé depuis longtemps qu'à jeun +tous les animaux sont carnivores. + +L'anatomie comparée n'est qu'une zoologie intérieure; elle a pour +objet de classer les appareils ou instruments de la vie. Ces +classifications anatomiques doivent corroborer et rectifier les +caractères tirés des formes extérieures. C'est ainsi que la +baleine, qui pourrait être placée parmi les poissons en raison de +sa forme extérieure, est rangée dans les mammifères à cause de son +organisation intérieure. L'anatomie comparée nous montre encore +que les dispositions des instruments de la vie sont entre eux dans +des rapports nécessaires et harmoniques avec l'ensemble de +l'organisme. Ainsi un animal qui a des griffes doit avoir les +mâchoires, les dents et les articulations des membres disposés +d'une manière déterminée. Le génie de Cuvier a développé ces vues +et en a tiré une science nouvelle, la paléontologie, qui +reconstruit un animal entier d'après un fragment de son squelette. +L'objet de l'anatomie comparée est donc de nous montrer l'harmonie +fonctionnelle des instruments dont la nature a doué un animal et +de nous apprendre la modification nécessaire de ces instruments +suivant les diverses circonstances de la vie animale. Mais au fond +de toutes ces modifications, l'anatomie comparée nous montre +toujours un plan uniforme de création; c'est ainsi qu'une foule +d'organes existent, non comme utiles à la vie (souvent même ils +sont nuisibles), mais comme caractères d'espèce ou comme vestiges +d'un même plan de composition organique. Le bois du cerf n'a pas +d'usage utile à la vie de l'animal; l'omoplate de l'orvet et la +mamelle chez les mâles, sont des vestiges d'organes devenus sans +fonctions. La nature, comme l'a dit Goethe, est un grand artiste; +elle ajoute, pour l'ornementation de la forme, des organes souvent +inutiles pour la vie en elle-même, de même qu'un architecte fait +pour l'ornementation de son monument des frises, des corniches et +des tourillons qui n'ont aucun usage pour l'habitation. + +L'anatomie et la physiologie comparées ont donc pour objet de +trouver les lois morphologiques des appareils ou des organes dont +l'ensemble constitue les organismes. La physiologie comparée, en +tant qu'elle déduit les fonctions de la comparaison des organes, +serait une science insuffisante et fausse si elle repoussait +l'expérimentation. Sans doute la comparaison des formes des +membres ou des appareils mécaniques de la vie de relation peut +nous donner des indications sur les usages de ces parties. Mais +que peut nous dire la forme du foie, du pancréas, sur les +fonctions de ces organes? L'expérience n'a-t-elle pas montré +l'erreur de cette assimilation du pancréas à une glande +salivaire[29]? Que peut nous apprendre la forme du cerveau et des +nerfs sur leurs fonctions? Tout ce qu'on en sait a été appris par +l'expérimentation ou l'observation sur le vivant. Que pourra-t-on +dire sur le cerveau des poissons, par exemple, tant que +l'expérimentation n'aura pas débrouillé la question? En un mot, la +déduction anatomique a donné ce qu'elle pouvait donner, et vouloir +rester dans cette voie exclusive, c'est rester en arrière du +progrès de la science, et croire qu'on peut imposer des principes +scientifiques sans vérification expérimentale; c'est, en un mot, +un reste de la scolastique du moyen âge. Mais, d'un autre côté, la +physiologie comparée, en tant que s'appuyant sur l'expérience et +en tant que cherchant chez les animaux les propriétés des tissus +ou des organes, ne me paraît pas avoir une existence distincte +comme science. Elle retombe nécessairement dans la physiologie +spéciale ou générale, puisque son but devient le même. + +On ne distingue les diverses sciences biologiques entre elles que +par le but que l'on se propose ou par l'idée que l'on poursuit en +les étudiant. Le zoologiste et l'anatomiste comparateur voient +l'ensemble des êtres vivants, et ils cherchent à découvrir par +l'étude des caractères extérieurs et intérieurs de ces êtres les +lois morphologiques de leur évolution et de leur transformation. +Le physiologiste se place à un tout autre point de vue: il ne +s'occupe que d'une seule chose, des propriétés de la matière +vivante et du mécanisme de la vie, sous quelque forme qu'elle se +manifeste. Pour lui, il n'y a plus ni genre ni espèce ni classe, +il n'y a que des êtres vivants, et s'il en choisit un pour ses +études, c'est ordinairement pour la commodité de +l'expérimentation. Le physiologiste suit encore une idée +différente de celle de l'anatomiste; ce dernier, ainsi que nous +l'avons vu, veut déduire la vie exclusivement de l'anatomie; il +adopte, par conséquent, un plan anatomique. Le physiologiste +adopte un autre plan et suit une conception différente: au lieu de +procéder de l'organe pour arriver à la fonction, il doit partir du +phénomène physiologique et en rechercher l'explication dans +l'organisme. Alors le physiologiste appelle à son secours pour +résoudre le problème vital toutes les sciences; l'anatomie, la +physique, la chimie, qui sont toutes des auxiliaires qui servent +d'instruments indispensables à l'investigation. Il faut donc +nécessairement connaître assez ces diverses sciences pour savoir +toutes les ressources qu'on en peut tirer. Ajoutons en terminant +que de tous les points de vue de la biologie, la physiologie +expérimentale constitue à elle seule la science vitale active, +parce qu'en déterminant les conditions d'existence des phénomènes +de la vie, elle arrivera à s'en rendre maître et à les régir par +la connaissance des lois qui leur sont spéciales. + + +§ V. -- De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques +dans leurs rapports avec la vivisection. + + +Ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent de l'anatomie +et de la physiologie normales peut se répéter pour l'anatomie et +la physiologie considérées dans l'état pathologique. Nous trouvons +également les trois points de vue qui apparaissent successivement: +le point de vue taxonomique ou nosologique, le point de vue +anatomique et le point de vue physiologique. Nous ne pouvons +entrer ici dans l'examen détaillé de ces questions qui ne +comprendraient ni plus ni moins que l'histoire entière de la +science médicale. Nous nous bornerons à indiquer notre idée en +quelques mots. + +En même temps qu'on a observé et décrit les maladies, on a dû +chercher à les classer, comme on a cherché à classer les animaux, +et exactement d'après les mêmes principes des méthodes +artificielles ou naturelles. Pinel a appliqué en pathologie la +classification naturelle introduite en botanique par de Jussieu et +en zoologie par Cuvier. Il suffira de citer la première phrase de +la Nosographie de Pinel: «Une maladie étant donnée, trouver sa +place dans un cadre nosologique[30].» Personne, je pense, ne +considérera que ce but doive être celui de la médecine entière; ce +n'est donc là qu'un point de vue partiel, le point de vue +taxonomique. + +Après la nosologie est venu le point de vue anatomique, c'est-à- +dire, qu'après avoir considéré les maladies comme des espèces +morbides, on a voulu les localiser anatomiquement. On a pensé que, +de même qu'il y avait une organisation normale qui devait rendre +compte des phénomènes vitaux à l'état normal, il devait y avoir +une organisation anormale qui rendait compte des phénomènes +morbides. Bien que le point de vue anatomo-pathologique puisse +déjà être reconnu dans Morgagni et Bonnet, cependant c'est dans ce +siècle surtout, sous l'influence de Broussais et de Laënnec, que +l'anatomie pathologique a été créée systématiquement. On a fait +l'anatomie pathologique comparée des maladies et l'on a classé les +altérations des tissus. + +Mais on a voulu de plus mettre les altérations en rapport avec les +phénomènes morbides et déduire, en quelque sorte, les seconds des +premières. Là se sont présentés les mêmes problèmes que pour +l'anatomie comparée normale. Quand il s'est agi d'altérations +morbides apportant des modifications physiques ou mécaniques dans +une fonction, comme par exemple une compression vasculaire, une +lésion mécanique d'un membre, on a pu comprendre la relation qui +rattachait le symptôme morbide à sa cause et établir ce qu'on +appelle le diagnostic rationnel. Laënnec, un de mes prédécesseurs +dans la chaire de médecine du Collége de France, s'est immortalisé +dans cette voie par la précision qu'il a donnée au diagnostic +physique des maladies du coeur et du poumon. Mais ce diagnostic +n'était plus possible quand il s'est agi de maladies dont les +altérations étaient imperceptibles à nos moyens d'investigation et +résidaient dans les éléments organiques. Alors, ne pouvant plus +établir de rapport anatomique, on disait que la maladie était +essentielle, c'est-à-dire sans lésion; ce qui est absurde, car +c'est admettre un effet sans cause. On a donc compris qu'il +fallait, pour trouver l'explication des maladies, porter +l'investigation dans les parties les plus déliées de l'organisme +où siège la vie. Cette ère nouvelle de l'anatomie microscopique +pathologique a été inaugurée en Allemagne par Johannes Müller[31], +et un professeur illustre de Berlin, Virchow, a systématisé dans +ces derniers temps la pathologie microscopique[32]. On a donc tiré +des altérations des tissus des caractères propres à définir les +maladies, mais on s'est servi aussi de ces altérations pour +expliquer les symptômes des maladies. On a créé, à ce propos, la +dénomination de physiologie pathologique pour désigner cette sorte +de fonction pathologique en rapport avec l'anatomie anormale. Je +n'examinerai pas ici si ces expressions d'anatomie pathologique et +de physiologie pathologique sont bien choisies, je dirai seulement +que cette anatomie pathologique dont on déduit les phénomènes +pathologiques est sujette aux mêmes objections d'insuffisance que +j'ai faites précédemment à l'anatomie normale. D'abord, l'anatomo- +pathologiste suppose démontré que toutes les altérations +anatomiques sont toujours primitives, ce que je n'admets pas, +croyant, au contraire, que très-souvent l'altération pathologique +est consécutive et qu'elle est la conséquence ou le fruit de la +maladie, au lieu d'en être le germe; ce qui n'empêche pas que ce +produit ne puisse devenir ensuite un germe morbide pour d'autres +symptômes. Je n'admettrai donc pas que les cellules ou les fibres +des tissus soient toujours primitivement atteintes; une altération +morbide physico-chimique du milieu organique pouvant à elle seule +amener le phénomène morbide à la manière d'un symptôme toxique qui +survient sans lésion primitive des tissus, et par la seule +altération du milieu. + +Le point de vue anatomique est donc tout à fait insuffisant et les +altérations que l'on constate dans les cadavres après la mort +donnent bien plutôt des caractères pour reconnaître et classer les +maladies que des lésions capables d'expliquer la mort. Il est même +singulier de voir combien les médecins en général se préoccupent +peu de ce dernier point de vue qui est le vrai point de vue +physiologique. Quand un médecin fait une autopsie de fièvre +typhoïde, par exemple, il constate les lésions intestinales et est +satisfait. Mais, en réalité, cela ne lui explique absolument rien +ni sur la cause de la maladie, ni sur l'action des médicaments, ni +sur la raison de la mort. L'anatomie microscopique n'en apprend +pas davantage, car, quand un individu meurt de tubercules, de +pneumonie, de fièvre typhoïde, les lésions microscopiques qu'on +trouve après la mort existaient avant et souvent depuis longtemps, +la mort n'est pas expliquée par les éléments du tubercule ni par +ceux des plaques intestinales, ni par ceux d'autres produits +morbides; la mort ne peut être en effet comprise que parce que +quelque élément histologique a perdu ses propriétés +physiologiques, ce qui a amené à sa suite la dislocation des +phénomènes vitaux. Mais il faudrait, pour saisir les lésions +physiologiques dans leurs rapports avec le mécanisme de la mort, +faire des autopsies de cadavres aussitôt après la mort, ce qui +n'est pas possible. C'est donc pourquoi il faut pratiquer des +expériences sur les animaux et placer nécessairement la médecine +au point de vue expérimental si l'on veut fonder une médecine +vraiment scientifique qui embrasse logiquement la physiologie, la +pathologie et la thérapeutique. Je m'efforce de marcher depuis un +grand nombre d'années dans cette direction[33]. Mais le point de +vue de la médecine expérimentale est très-complexe en ce sens +qu'il est physiologique et qu'il comprend l'explication des +phénomènes pathologiques par la physique et par la chimie aussi +bien que par l'anatomie. Je reproduirai d'ailleurs, à propos de +l'anatomie pathologique, ce que j'ai dit à propos de l'anatomie +normale, à savoir, que l'anatomie n'apprend rien par elle-même +sans l'observation sur le vivant. Il faut donc instituer pour la +pathologie une vivisection pathologique, c'est-à-dire qu'il faut +créer des maladies chez les animaux et les sacrifier à diverses +périodes de ces maladies. On pourra ainsi étudier sur le vivant +les modifications des propriétés physiologiques des tissus, ainsi +que les altérations des éléments ou des milieux. Quand l'animal +mourra, il faudra faire l'autopsie immédiatement après la mort, +absolument comme s'il s'agissait de ces maladies instantanées +qu'on appelle des empoisonnements; car, au fond, il n'y a pas de +différences dans l'étude des actions physiologiques, morbides, +toxiques, ou médicamenteuses. En un mot, le médecin ne doit pas +s'en tenir à l'anatomie pathologique seule pour expliquer la +maladie; il part de l'observation du malade et explique ensuite la +maladie par la physiologie aidée de l'anatomie pathologique et de +toutes les sciences auxiliaires dont se sert l'investigateur des +phénomènes biologiques. + + +§ VI. -- De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation; +de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils +s'offrent à l'expérimentateur. + + +Tous les animaux peuvent servir aux recherches physiologiques +parce que la vie et la maladie se retrouvent partout le résultat +des mêmes propriétés et des mêmes lésions, quoique les mécanismes +des manifestations vitales varient beaucoup. Toutefois les animaux +qui servent le plus au physiologiste, sont ceux qu'il peut se +procurer le plus facilement, et à ce titre il faut placer au +premier rang les animaux domestiques, tels que le chien, le chat, +le cheval, le lapin, le boeuf, le mouton, le porc, les oiseaux de +basse-cour, etc. Mais s'il fallait tenir compte des services +rendus à la science, la grenouille mériterait la première place. +Aucun animal n'a servi à faire de plus grandes et de plus +nombreuses découvertes sur tous les points de la science, et +encore aujourd'hui, sans la grenouille, la physiologie serait +impossible. Si la grenouille est, comme on l'a dit, le Job de la +physiologie, c'est-à-dire l'animal le plus maltraité par +l'expérimentateur, elle est l'animal qui, sans contredit, s'est +associé le plus directement à ses travaux et à sa gloire +scientifique[34]. À la liste des animaux cités précédemment, il +faut en ajouter encore un grand nombre d'autres à sang chaud ou à +sang froid, vertébrés ou invertébrés et même des infusoires qui +peuvent être utilisés pour des recherches spéciales. Mais la +diversité spécifique ne constitue pas la seule différence que +présentent les animaux soumis à l'expérimentation par le +physiologiste; ils offrent encore, par les conditions où ils se +trouvent, un très-grand nombre de différences qu'il importe +d'examiner ici; car c'est dans la connaissance et l'appréciation +de ces conditions individuelles que réside toute l'exactitude +biologique et toute la précision de l'expérimentation. + +La première condition pour instituer une expérience, c'est que les +circonstances en soient assez bien connues et assez exactement +déterminées pour qu'on puisse toujours s'y replacer et reproduire +à volonté les mêmes phénomènes. Nous avons dit ailleurs que cette +condition fondamentale de l'expérimentation est relativement très- +facile à remplir chez les êtres bruts, et qu'elle est entourée de +très-grandes difficultés chez les êtres vivants, particulièrement +chez les animaux à sang chaud. En effet, il n'y a plus seulement à +tenir compte des variations du milieu cosmique ambiant, mais il +faut encore tenir compte des variations du milieu organique, +c'est-à-dire de l'état actuel de l'organisme animal. On serait +donc grandement dans l'erreur si l'on croyait qu'il suffit de +faire une expérience sur deux animaux de la même espèce pour être +placé exactement dans les mêmes conditions expérimentales. Il y a +dans chaque animal des conditions physiologiques de milieu +intérieur qui sont d'une variabilité extrême et qui, à un moment +donné, introduisent des différences considérables au point de vue +de l'expérimentation entre des animaux de la même espèce qui ont +une apparence extérieure identique. Je crois avoir, plus qu'aucun +autre, insisté sur la nécessité d'étudier ces diverses conditions +physiologiques et avoir montré qu'elles sont la base essentielle +de la physiologie expérimentale. + +En effet, il faut admettre que, chez un animal, les phénomènes +vitaux ne varient que suivant des conditions de milieu intérieur +précises et déterminées. On cherchera donc à trouver ces +conditions physiologiques expérimentales au lieu de faire des +tableaux des variations de phénomènes, et de prendre des moyennes +comme expression de la vérité; on arriverait ainsi à des +conclusions qui, quoique fournies par des statistiques exactes +n'auraient pas plus de réalité scientifique que si elles étaient +purement arbitraires. Si en effet on voulait effacer la diversité +que présentent les liquides organiques en prenant les moyennes de +toutes les analyses d'urine ou de sang faites même sur un animal +de même espèce, on aurait ainsi une composition idéale de ces +humeurs qui ne correspondrait à aucun état physiologique déterminé +de cet animal. J'ai montré, en effet, qu'à jeun, les urines ont +toujours une composition déterminée et identique; j'ai montré que +le sang qui sort d'un organe est tout à fait différent, suivant +que l'organe est à l'état de fonction ou de repos. Si l'on +recherchait le sucre dans le foie, par exemple, et qu'on fît des +tables d'absence et de présence, et qu'on prît des moyennes pour +savoir combien de fois sur cent il y a du sucre ou de la matière +glycogène dans cet organe, on aurait un nombre qui ne signifierait +rien, quel qu'il fût, parce qu'en effet j'ai montré qu'il y a des +conditions physiologiques dans lesquelles il y a toujours du sucre +et d'autres conditions dans lesquelles il n'y en a jamais. Si +maintenant, se plaçant à un autre point de vue, on voulait +considérer comme bonnes toutes les expériences dans lesquelles il +y a du sucre hépatique et considérer comme mauvaises toutes celles +dans lesquelles on n'en rencontre pas, on tomberait dans un autre +genre d'erreur non moins répréhensible. J'ai posé en effet en +principe: qu'il n'y a jamais de mauvaises expériences; elles sont +toutes bonnes dans leurs conditions déterminées, de sorte que les +résultats négatifs ne peuvent infirmer les résultats positifs. Je +reviendrai d'ailleurs plus loin sur cet important sujet. Pour le +moment je veux seulement appeler l'attention des expérimentateurs +sur l'importance qu'il y a à préciser les conditions organiques, +parce qu'elles sont, ainsi que je l'ai déjà dit, la seule base de +la physiologie et de la médecine expérimentale. Il me suffira, +dans ce qui va suivre, de donner quelques indications, car c'est à +propos de chaque expérience en particulier qu'il s'agira ensuite +d'examiner ces conditions, aux trois points de vue physiologique, +pathologique et thérapeutique. + +Dans toute expérience sur les animaux vivants, il y a à +considérer, indépendamment des conditions cosmiques générales, +trois ordres de conditions physiologiques propres à l'animal, +savoir: conditions anatomiques opératoires, conditions physico- +chimiques du milieu intérieur, conditions organiques élémentaires +des tissus. + +1° Conditions anatomiques opératoires. -- L'anatomie est la base +nécessaire de la physiologie, et jamais on ne deviendra bon +physiologiste si l'on n'est préalablement profondément versé dans +les études anatomiques et rompu aux dissections délicates, de +manière à pouvoir faire toutes les préparations que nécessitent +souvent les expériences physiologiques. En effet, l'anatomie +physiologique opératoire n'est pas encore fondée; l'anatomie +comparée des zoologistes est trop superficielle et trop vague pour +que le physiologiste y puisse trouver les connaissances +topographiques précises dont il a besoin; l'anatomie des animaux +domestiques est faite par les vétérinaires à un point de vue trop +spécial et trop restreint, pour être d'une grande utilité à +l'expérimentateur. De sorte que le physiologiste en est réduit à +exécuter lui-même le plus ordinairement les recherches anatomiques +dont il a besoin pour instituer ses expériences. On comprendra, en +effet, que, quand il s'agit de couper un nerf, de lier un conduit +ou d'injecter un vaisseau, il soit absolument indispensable de +connaître les dispositions anatomiques des parties sur l'animal +opéré, afin de comprendre et de préciser les résultats +physiologiques de l'expérience. Il y a des expériences qui +seraient impossibles chez certaines espèces animales, et le choix +intelligent d'un animal présentant une disposition anatomique +heureuse est souvent la condition essentielle du succès d'une +expérience et de la solution d'un problème physiologique très- +important. Les dispositions anatomiques peuvent parfois présenter +des anomalies qu'il faut également bien connaître, ainsi que les +variétés qui s'observent d'un animal à l'autre. J'aurai donc le +soin, dans la suite de cet ouvrage, de mettre toujours en regard +la description des procédés d'expérience avec les dispositions +anatomiques, et je montrerai que plus d'une fois les divergences +d'opinions entre physiologistes ont eu pour cause des différences +anatomiques dont on n'avait pas tenu compte dans l'interprétation +des résultats de l'expérience. La vie n'étant qu'un mécanisme, il +y a des dispositions anatomiques spéciales à certains animaux, qui +au premier abord pourraient paraître insignifiantes ou même des +minuties futiles et qui suffisent souvent pour faire différer +complètement les manifestations physiologiques et constituer ce +qu'on appelle une idiosyncrasie des plus importantes. Tel est le +cas de la section des deux faciaux qui est mortelle chez le +cheval, tandis qu'elle ne l'est pas chez d'autres animaux très- +voisins. + +2° Conditions physico-chimiques du milieu intérieur. -- La vie est +manifestée par l'action des excitants extérieurs sur les tissus +vivants qui sont irritables et réagissent en manifestant leurs +propriétés spéciales. Les conditions physiologiques de la vie ne +sont donc rien autre chose que les excitants physico-chimiques +spéciaux qui mettent en activité les tissus vivants de +l'organisme. Ces excitants se rencontrent dans l'atmosphère ou +dans le milieu qu'habitent l'animal; mais nous savons que les +propriétés de l'atmosphère extérieure générale passent dans +l'atmosphère organique intérieure dans laquelle se rencontrent +toutes les conditions physiologiques de l'atmosphère extérieure, +plus un certain nombre d'autres qui sont propres au milieu +intérieur. Il nous suffira de nommer ici les conditions physico- +chimiques principales du milieu intérieur sur lesquelles +l'expérimentateur doit porter son attention. Ce ne sont d'ailleurs +que les conditions que doit présenter tout milieu dans lequel la +vie se manifeste. + +L'eau est la condition première indispensable à toute +manifestation vitale, comme à toute manifestation des phénomènes +physico-chimiques. On peut distinguer, dans le milieu cosmique +extérieur, des animaux aquatiques et des animaux aériens; mais +cette distinction ne peut plus se faire pour les éléments +histologiques; plongés dans le milieu intérieur, ils sont +aquatiques chez tous les êtres vivants, c'est-à-dire qu'ils vivent +baignés par des liquides organiques qui renferment de très-grandes +quantités d'eau. La proportion d'eau atteint parfois de 90 à 99 +pour 100 dans les liquides organiques, et quand cette proportion +d'eau diminue notablement, il en résulte des troubles +physiologiques spéciaux. C'est ainsi qu'en enlevant de l'eau aux +grenouilles par l'exposition prolongée d'un air très-sec, et par +l'introduction dans le corps de substances douées d'un équivalent +endosmotique très-élevé, on diminue la quantité d'eau du sang, et +l'on voit survenir alors des cataractes et des phénomènes +convulsifs qui cessent dès qu'on restitue au sang sa proportion +d'eau normale. La soustraction totale de l'eau dans les corps +vivants amène invariablement la mort chez les grands organismes +pourvus d'éléments histologiques délicats; mais il est bien connu +que pour de petits organismes inférieurs la soustraction d'eau ne +fait que suspendre la vie. Les phénomènes vitaux réapparaissent +dès qu'on rend aux tissus l'eau qui est une condition des plus +indispensables de leur manifestation vitale. Tels sont les cas de +reviviscence des rotifères, des tardigrades, des anguillules du +blé niellé. Il y a une foule de cas de vie latente dans les +végétaux et dans les animaux, qui sont dus à la soustraction de +l'eau des organismes. + +La température influe considérablement sur la vie. L'élévation de +la température rend plus actifs les phénomènes vitaux aussi bien +que la manifestation des phénomènes physico-chimiques. +L'abaissement de la température diminue l'énergie des phénomènes +physico-chimiques et engourdit les manifestations de la vie. Dans +le milieu cosmique extérieur, les variations de température +constituent les saisons qui ne sont en réalité caractérisées que +par la variation des manifestations de la vie animale ou végétale +à la surface de la terre. Ces variations n'ont lieu que parce que +le milieu intérieur ou l'atmosphère organique des plantes et de +certains animaux se met en équilibre avec l'atmosphère extérieure. +Si l'on place les plantes dans des serres chaudes, l'influence +hibernale cesse de se faire sentir, il en est de même pour les +animaux à sang froid et hibernants. Mais les animaux à sang chaud +maintiennent en quelque sorte leurs éléments organiques en serre +chaude; aussi ne sentent-ils pas l'influence de l'hibernation. +Toutefois, comme ce n'est ici qu'une résistance particulière du +milieu intérieur à se mettre en équilibre de température avec le +milieu extérieur; cette résistance peut être vaincue dans certains +cas, et les animaux à sang chaud peuvent eux-mêmes dans quelques +circonstances s'échauffer ou se refroidir. Les limites supérieures +de température compatibles avec la vie ne montent pas en général +au delà de 75°. Les limites inférieures ne descendent généralement +pas au delà de la température capable de congeler les liquides +organiques végétaux ou animaux. Toutefois ces limites peuvent +varier. Chez les animaux à sang chaud, la température de +l'atmosphère intérieure est normalement de 38 à 40 degrés; elle ne +peut pas dépasser + 45 à 50 degrés ni descendre au delà de -15 à +20 degrés, sans amener des troubles physiologiques ou même la mort +quand ces variations sont rapides. Chez les animaux hibernants +l'abaissement de température, arrivant graduellement, peut +descendre beaucoup plus bas en amenant la disparition progressive +des manifestations de la vie jusqu'à la léthargie ou la vie +latente qui peut durer quelquefois un temps très-long, si la +température ne varie pas. + +L'air est nécessaire à la vie de tous les êtres végétaux ou +animaux; l'air existe donc dans l'atmosphère organique intérieure. +Les trois gaz de l'air extérieur: oxygène, azote et acide +carbonique, sont en dissolution dans les liquides organiques où +les éléments histologiques respirent directement comme les +poissons dans l'eau. La cessation de la vie par soustraction des +gaz, et particulièrement de l'oxygène, est ce qu'on appelle la +mort par asphyxie. Il y a chez les êtres vivants un échange +constant entre les gaz du milieu intérieur et les gaz du milieu +extérieur; toutefois les végétaux et les animaux, comme on sait, +ne se ressemblent pas sous le rapport des altérations qu'ils +produisent dans l'air ambiant. + +La pression existe dans l'atmosphère extérieure; on sait que l'air +exerce sur les êtres vivants à la surface de la terre une pression +qui soulève une colonne de mercure à la hauteur de 0m, 76 environ. +Dans l'atmosphère intérieure des animaux à sang chaud, les +liquides nourriciers circulent sous l'influence d'une pression +supérieure à la pression atmosphérique extérieure, à peu près +150mm, mais cela n'indique pas nécessairement que les éléments +histologiques supportent réellement cette pression. L'influence +des variations de pressions sur les manifestations de la vie des +éléments organiques est d'ailleurs peu connue. On sait toutefois +que la vie ne peut pas se produire dans un air trop raréfié, parce +qu'alors non-seulement les gaz de l'air ne peuvent pas se +dissoudre dans le liquide nourricier, mais les gaz qui étaient +dissous dans ce dernier se dégagent. C'est ce qu'on observe quand +on met un petit animal sous la machine pneumatique; ses poumons +sont obstrués par les gaz devenus libres dans le sang. Les animaux +articulés résistent beaucoup plus à cette raréfaction de l'air, +ainsi que l'ont prouvé diverses expériences. Les poissons dans la +profondeur des mers vivent quelquefois sous une pression +considérable. + +La composition chimique du milieu cosmique ou extérieur est très- +simple et constante. Elle est représentée par la composition de +l'air qui reste identique, sauf les proportions de vapeur d'eau et +quelques conditions électriques et ozonifiantes qui peuvent +varier. La composition chimique des milieux internes ou organiques +est beaucoup plus complexe, et cette complication augmente à +mesure que l'animal devient lui-même plus élevé et plus complexe. +Les milieux organiques, avons-nous dit, sont toujours aqueux; ils +tiennent en dissolution des matières salines et organiques +déterminées; ils présentent des réactions fixes. L'animal le plus +inférieur a son milieu organique propre; un infusoire possède un +milieu qui lui appartient, en ce sens que, pas plus qu'un poisson, +il n'est imbibé par l'eau dans laquelle il nage. Dans le milieu +organique des animaux élevés, les éléments histologiques sont +comme de véritables infusoires, c'est-à-dire qu'ils sont encore +pourvus d'un milieu propre, qui n'est pas le milieu organique +général. Ainsi le globule du sang est imbibé par un liquide qui +diffère de la liqueur sanguine dans laquelle il nage. + +3° Conditions organiques. -- Les conditions organiques sont celles +qui répondent à l'évolution ou aux modifications des propriétés +vitales des éléments organiques. Les variations de ces conditions +amènent nécessairement un certain nombre de modifications +générales dont il importe de rappeler ici les traits principaux. +Les manifestations de la vie deviennent plus variées, plus +délicates et plus actives à mesure que les êtres s'élèvent dans +l'échelle de l'organisation. Mais aussi, en même temps, les +aptitudes aux maladies se manifestent plus multipliées. +L'expérimentation, ainsi que nous l'avons déjà dit, se montre +nécessairement d'autant plus difficile, que l'organisation est +plus complexe. + +Les espèces animales et végétales sont séparées par des conditions +spéciales qui les empêchent de se mélanger en ce sens que les +fécondations, les greffes, et les transfusions ne peuvent pas +s'opérer d'un être à l'autre. Ce sont là des problèmes du plus +haut intérêt, mais que je crois abordables et susceptibles de les +réduire à différences de propriétés physico-chimiques de milieu. + +Dans la même espèce animale les races peuvent encore présenter un +certain nombre de différences très-intéressantes à connaître pour +l'expérimentateur. J'ai constaté, dans les diverses races de +chiens et de chevaux, des caractères physiologiques tout à fait +particuliers qui sont relatifs à des degrés différents dans les +propriétés de certains éléments histologiques particulièrement du +système nerveux. Enfin on peut trouver chez des individus de la +même race des particularités physiologiques qui tiennent encore à +des variations spéciales de propriétés dans certains éléments +histologiques. C'est ce qu'on appelle alors des idiosyncrasies. + +Le même individu ne se ressemble pas lui-même à toutes les +périodes de son évolution, c'est ce qui amène les différences +relatives à l'âge. Dès la naissance, les phénomènes de la vie sont +peu intenses, puis ils deviennent bientôt très-actifs pour se +ralentir de nouveau vers la vieillesse. + +Le sexe et l'état physiologique des organes génitaux peuvent +amener des modifications quelquefois très-profondes, surtout chez +des êtres inférieurs où les propriétés physiologiques des larves +diffèrent dans certains cas complètement des propriétés des +animaux parfaits et pourvus d'organes génitaux. + +La mue amène des modifications organiques parfois si profondes, +que les expériences pratiquées sur les animaux dans ces divers +états ne donnent pas du tout les mêmes résultats[35]. + +L'hibernation amène aussi de grandes différences dans les +phénomènes de la vie, et ce n'est pas du tout la même chose +d'opérer sur la grenouille ou sur le crapaud pendant l'été ou +pendant l'hiver[36]. + +L'état de digestion ou d'abstinence, de santé ou de maladie, amène +aussi des modifications très-grandes dans l'intensité des +phénomènes de la vie, et par suite dans la résistance des animaux +à l'influence de certaines substances toxiques et dans l'aptitude +à contracter telle ou telle maladie parasitique ou virulente. + +L'habitude est encore une condition des plus puissantes pour +modifier les organismes. Cette condition est des plus importantes +à tenir en considération, surtout quand on veut expérimenter +l'action des substances toxiques ou médicamenteuses sur les +organismes. + +La taille des animaux amène aussi dans l'intensité des phénomènes +vitaux des modifications importantes. En général, les phénomènes +vitaux sont plus intenses chez les petits animaux que chez les +gros, ce qui fait, comme on le verra plus loin, qu'on ne peut pas +rigoureusement rapporter les phénomènes physiologiques au +kilogramme d'animal. + +En résumé, d'après tout ce qui a été dit précédemment, on voit +quelle énorme complexité présente l'expérimentation chez les +animaux, à raison des conditions innombrables dont le +physiologiste est appelé à tenir compte. Néanmoins, on peut y +parvenir quand on apporte, ainsi que nous venons de l'indiquer, +une distinction et une subordination convenables dans +l'appréciation de ces diverses conditions, et que l'on cherche à +les rattacher à des circonstances physico-chimiques déterminées. + + +§ VII. -- Du choix des animaux; de l'utilité que l'on peut tirer +pour la médecine des expériences faites sur les diverses espèces +animales. + + +Parmi les objections que les médecins ont adressées à +l'expérimentation, il en est une qu'il importe d'examiner +sérieusement, parce qu'elle consisterait à mettre en doute +l'utilité que la physiologie et la médecine de l'homme peuvent +retirer des études expérimentales faites sur les animaux. On a +dit, en effet, que les expériences pratiquées sur le chien ou sur +la grenouille ne pouvaient, dans l'application, être concluantes +que pour le chien et pour la grenouille, mais jamais pour l'homme, +parce que l'homme aurait une nature physiologique et pathologique +qui lui est propre et diffère de celle de tous les autres animaux. +On a ajouté que, pour être réellement concluantes pour l'homme, il +faudrait que les expériences fussent faites sur des hommes ou sur +des animaux aussi rapprochés de lui que possible. C'est +certainement dans cette vue que Galien avait choisi pour sujet de +ses expériences le singe, et Vésale le porc, comme ressemblant +davantage à l'homme en sa qualité d'omnivore. Aujourd'hui encore +beaucoup de personnes choisissent le chien pour expérimenter, non- +seulement parce qu'il est plus facile de se procurer cet animal, +mais aussi parce qu'elles pensent que les expériences que l'on +pratique sur lui peuvent s'appliquer plus convenablement à l'homme +que celles qui se pratiqueraient sur la grenouille, par exemple. +Qu'est-ce qu'il y a de fondé dans toutes ces opinions, quelle +importance faut-il donner au choix des animaux relativement à +l'utilité que les expériences peuvent avoir pour le médecin? + +Il est bien certain que pour les questions d'application immédiate +à la pratique médicale, les expériences faites sur l'homme sont +toujours les plus concluantes. Jamais personne n'a dit le +contraire; seulement, comme il n'est pas permis par les lois de la +morale ni par celles de l'État, de faire sur l'homme les +expériences qu'exige impérieusement l'intérêt de la science, nous +proclamons bien haut l'expérimentation sur les animaux, et nous +ajoutons qu'au point de vue théorique, les expériences sur toutes +les espèces d'animaux sont indispensables à la médecine, et qu'au +point de vue de la pratique immédiate, elles lui sont très-utiles. +En effet, il y a, ainsi que nous l'avons déjà souvent exprimé, +deux choses à considérer dans les phénomènes de la vie: les +propriétés fondamentales des éléments vitaux qui sont générales, +puis des arrangements et des mécanismes d'organisations qui +donnent les formes anatomiques et physiologiques spéciales à +chaque espèce animale. Or, parmi tous les animaux sur lesquels le +physiologiste et le médecin peuvent porter leur expérimentation, +il en est qui sont plus propres les uns que les autres aux études +qui dérivent de ces deux points de vue. Nous dirons seulement ici +d'une manière générale que, pour l'étude des tissus, les animaux à +sang froid ou les jeunes mammifères sont plus convenables, parce +que les propriétés des tissus vivants, disparaissant plus +lentement, peuvent mieux être étudiées. Il est aussi des +expériences, dans lesquelles il convient de choisir certains +animaux qui offrent des dispositions anatomiques plus favorables +ou une susceptibilité particulière à certaines influences. Nous +aurons soin, à chaque genre de recherches, d'indiquer le choix des +animaux qu'il conviendra de faire. Cela est si important, que +souvent la solution d'un problème physiologique ou pathologique +résulte uniquement d'un choix plus convenable du sujet de +l'expérience, qui rend le résultat plus clair ou plus probant. + +La physiologie et la pathologie générales sont nécessairement +fondées sur l'étude des tissus chez tous les animaux, car une +pathologie générale qui ne s'appuierait pas essentiellement sur +des considérations tirées de la pathologie comparée des animaux +dans tous les degrés de l'organisation, ne peut constituer qu'un +ensemble de généralités sur la pathologie humaine, mais jamais une +pathologie générale dans le sens scientifique du mot. De même que +l'organisme ne peut vivre que par le concours ou par la +manifestation normale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses +éléments vitaux, de même l'organisme ne peut devenir malade que +par la manifestation anormale des propriétés d'un ou de plusieurs +de ses éléments vitaux. Or, les éléments vitaux étant de nature +semblable dans tous les êtres vivants, ils sont soumis aux mêmes +lois organiques, se développent, vivent, deviennent malades et +meurent sous des influences de nature nécessairement semblables, +quoique manifestés par des mécanismes variés à l'infini. Un poison +ou une condition morbide qui agiraient sur un élément histologique +déterminé, devrait l'atteindre dans les mêmes circonstances chez +tous les animaux qui en sont pourvus, sans cela ces éléments ne +seraient plus de même nature; et si l'on continuait à considérer +comme de même nature des éléments vitaux qui réagiraient d'une +manière opposée ou différente sous l'influence des réactifs +normaux ou pathologiques de la vie, ce serait non-seulement nier +la science en général, mais de plus introduire dans la biologie +une confusion et une obscurité qui l'entraveraient absolument dans +sa marche; car, dans la science de la vie, le caractère qui doit +être placé au premier rang et qui doit dominer tous les autres, +c'est le caractère vital. Sans doute ce caractère vital pourra +présenter de grandes diversités dans son degré et dans son mode de +manifestation, suivant les circonstances spéciales des milieux ou +des mécanismes que présenteront les organismes sains ou malades. +Les organismes inférieurs possèdent moins d'éléments vitaux +distincts que les organismes supérieurs; d'où il résulte que ces +êtres sont moins faciles à atteindre par les influences de mort ou +de maladies. Mais dans les animaux de même classe, de même ordre +ou de même espèce, il y a aussi des différences constantes ou +passagères que le physiologiste médecin doit absolument connaître +et expliquer, parce que, bien que ces différences ne reposent que +sur des nuances, elles donnent aux phénomènes une expression +essentiellement différente. C'est précisément là ce qui +constituera le problème de la science; rechercher l'unité de +nature des phénomènes physiologiques et pathologiques au milieu de +la variété infinie de leurs manifestations spéciales. +L'expérimentation sur les animaux est donc une des bases de la +physiologie et de la pathologie comparées; et nous citerons plus +loin des exemples qui prouveront combien il est important de ne +point perdre de vue les idées qui précèdent. + +L'expérimentation sur les animaux élevés fournit tous les jours +des lumières sur les questions de physiologie et de pathologie +spéciales qui sont applicables à la pratique, c'est-à-dire à +l'hygiène ou à la médecine; les études sur la digestion faites +chez les animaux sont évidemment comparables aux mêmes phénomènes +chez l'homme, et les observations de W. Beaumont sur son Canadien +comparées à celles que l'on a faites à l'aide des fistules +gastriques chez le chien, l'ont surabondamment prouvé. Les +expériences faites chez les animaux, soit sur les nerfs cérébro- +spinaux, soit sur les nerfs vaso-moteurs et sécréteurs du grand +sympathique, de même que les expériences sur la circulation, sont, +en tout point, applicables à la physiologie et à la pathologie de +l'homme. Les expériences faites sur des animaux, avec des +substances délétères ou dans des conditions nuisibles, sont très- +utiles et parfaitement concluantes pour la toxicologie et +l'hygiène de l'homme. Les recherches sur les substances +médicamenteuses ou toxiques sont également tout à fait applicables +à l'homme au point de vue thérapeutique; car, ainsi que je l'ai +montré[37], les effets de ces substances sont les mêmes chez +l'homme et les animaux, sauf des différences de degrés. Dans les +recherches de physiologie pathologique sur la formation du cal, +sur la production du pus et dans beaucoup d'autres recherches de +pathologie comparée, les expériences sur les animaux sont d'une +utilité incontestable pour la médecine de l'homme. + +Mais à côté de tous ces rapprochements que l'on peut établir entre +l'homme et les animaux, il faut bien reconnaître aussi qu'il y a +des différences. Ainsi, au point de vue physiologique, l'étude +expérimentale des organes des sens et des fonctions cérébrales +doit être faite sur l'homme, parce que, d'une part, l'homme est +au-dessus des animaux pour des facultés dont les animaux sont +dépourvus, et que, d'autre part, les animaux ne peuvent pas nous +rendre compte directement des sensations qu'ils éprouvent. Au +point de vue pathologique, on constate aussi des différences entre +l'homme et les animaux; ainsi les animaux possèdent des maladies +parasitiques ou autres qui sont inconnues à l'homme, aut vice +versa. Parmi ces maladies il en est qui sont transmissibles de +l'homme aux animaux et des animaux à l'homme, et d'autres qui ne +le sont pas. Enfin, il y a certaines susceptibilités +inflammatoires du péritoine ou d'autres organes qui ne se +rencontrent pas développées au même degré chez l'homme que chez +les animaux des diverses classes ou des diverses espèces. Mais, +loin que ces différences puissent être des motifs pour nous +empêcher d'expérimenter et de conclure des recherches +pathologiques faites sur ces animaux à celles qui sont observées +sur l'homme, elles deviennent des raisons puissantes du contraire. +Les diverses espèces d'animaux nous offrent des différences +d'aptitudes pathologiques très-nombreuses et très-importantes; +j'ai déjà dit que parmi les animaux domestiques, ânes, chiens et +chevaux, il existe des races ou des variétés qui nous offrent des +susceptibilités physiologiques ou pathologiques tout à fait +spéciales; j'ai constaté même des différences individuelles +souvent assez tranchées. Or, l'étude expérimentale de ces +diversités peut seule nous donner l'explication des différences +individuelles que l'on observe chez l'homme soit dans les +différentes races, soit chez les individus d'une même race, et que +les médecins appellent des prédispositions ou des idiosyncrasies. +Au lieu de rester des états indéterminés de l'organisme, les +prédispositions, étudiées expérimentalement, rentreront par la +suite dans des cas particuliers d'une loi générale physiologique, +qui deviendra ainsi la base scientifique de la médecine pratique. + +En résumé, je conclus que les résultats des expériences faites sur +les animaux aux points de vue physiologique, pathologique et +thérapeutique sont, non-seulement applicables à la médecine +théorique, mais je pense que la médecine pratique ne pourra +jamais, sans cette étude comparative sur les animaux, prendre le +caractère d'une science. Je terminerai, à ce sujet, par les mots +de Buffon, auxquels on pourrait donner une signification +philosophique différente, mais qui sont très-vrais +scientifiquement dans cette circonstance: «S'il n'existait pas +d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus +incompréhensible.» + + +§ VIII. -- De la comparaison des animaux et l'expérimentation +comparative. + + +Dans les animaux et particulièrement dans les animaux supérieurs, +l'expérimentation est si complexe et entourée de causes d'erreurs +prévues ou imprévues si nombreuses et si multipliées, qu'il +importe, pour les éviter, de procéder avec la plus grande +circonspection. En effet, pour porter l'expérimentation sur les +parties de l'organisme que l'on veut explorer, il faut souvent +faire des délabrements considérables et produire des désordres +médiats ou immédiats qui masquent, altèrent ou détruisent les +résultats de l'expérience. Ce sont ces difficultés très-réelles +qui ont si souvent entaché d'erreur les recherches expérimentales +faites sur les êtres vivants, et qui ont fourni des arguments aux +détracteurs de l'expérimentation. Mais la science n'avancerait +jamais si l'on se croyait autorisé à renoncer aux méthodes +scientifiques parce qu'elles sont imparfaites; la seule chose à +faire en ce cas, c'est de les perfectionner. Or, le +perfectionnement de l'expérimentation physiologique consiste non- +seulement dans l'amélioration des instruments et des procédés +opératoires, mais surtout et plus dans l'usage raisonné et bien +réglé de l'expérimentation comparative. + +Nous avons dit ailleurs (page 97) qu'il ne fallait pas confondre +la contre-épreuve expérimentale avec l'expérimentation +comparative. La contre-épreuve ne fait aucunement allusion aux +causes d'erreurs qui peuvent se rencontrer dans l'observation du +fait; elle les suppose toutes évitées, et elle ne s'adresse qu'au +raisonnement expérimental; elle n'a en vue que de juger si la +relation que l'on a établie entre un phénomène et sa cause +prochaine est exacte et rationnelle. -- La contre-épreuve n'est au +contraire qu'une synthèse qui vérifie une analyse, ou une analyse +qui contrôle une synthèse. L'expérimentation comparative au +contraire ne porte que sur la constatation du fait et sur l'art de +le dégager des circonstances ou des autres phénomènes avec +lesquels il peut être mêlé. L'expérimentation comparative n'est +pourtant pas précisément ce que les philosophes ont appelé la +méthode par différence. Quand un expérimentateur est en face de +phénomènes complexes dus aux propriétés réunies de divers corps, +il procède par différenciation, c'est-à-dire qu'il sépare +successivement chacun de ces corps un à un, et voit par différence +ce qui appartient à chacun d'eux dans le phénomène total. Mais +cette méthode d'exploration suppose deux choses: elle suppose +d'abord que l'on sait quel est le nombre des corps qui concourent +à l'expression de l'ensemble du phénomène; et ensuite elle admet +que ces corps ne se combinent point de manière à confondre leur +action dans une résultante harmonique finale. En physiologie la +méthode des différences est rarement applicable, parce qu'on ne +peut presque jamais se flatter de connaître tous les corps et +toutes les conditions qui entrent dans l'expression d'un ensemble +de phénomènes, et parce qu'ensuite, dans une infinité de cas, +divers organes du corps peuvent se suppléer dans les phénomènes +qui leur étaient en partie communs, et dissimuler plus ou moins ce +qui résulte de l'ablation d'une partie limitée. Je suppose, par +exemple, que l'on paralyse isolément et successivement tout le +corps en n'agissant que sur un seul muscle à la fois, le désordre +produit par le muscle paralysé sera plus ou moins remplacé et +rétabli par les muscles voisins, et l'on arriverait finalement à +conclure que chaque muscle en particulier entre pour peu de chose +dans les mouvements du corps. On a très-bien exprimé la nature de +cette cause d'erreur en la comparant à ce qui arriverait à un +expérimentateur qui supprimerait l'une après l'autre chacune des +briques qui servent de base à une colonne. Il verrait, en effet, +que la soustraction successive d'une seule brique à la fois ne +fait pas chanceler la colonne, et il arriverait à en conclure +logiquement mais faussement qu'aucune de ces briques ne sert à +soutenir la colonne. L'expérimentation comparative en physiologie +répond à une tout autre idée: car elle a pour objet de réduire à +l'unité la recherche la plus complexe, et pour résultat d'éliminer +en bloc toutes les causes d'erreurs connues ou inconnues. + +Les phénomènes physiologiques sont tellement complexes, qu'il ne +serait jamais possible d'expérimenter avec quelque rigueur sur les +animaux vivants, s'il fallait nécessairement déterminer toutes les +modifications que l'on peut apporter dans l'organisme sur lequel +on opère. Mais heureusement il nous suffira de bien isoler le seul +phénomène sur lequel doit porter notre examen en le séparant, à +l'aide de l'expérimentation comparative, de toutes les +complications qui peuvent l'environner. Or, l'expérimentation +comparative atteint ce but en ajoutant dans un organisme +semblable, qui doit servir de comparaison, toutes les +modifications expérimentales, moins une, qui est celle que l'on +veut dégager. + +Si l'on veut savoir, par exemple, quel est le résultat de la +section ou de l'ablation d'un organe profondément situé, et qui ne +peut être atteint qu'en blessant beaucoup d'organes circonvoisins, +on est nécessairement exposé à confondre dans le résultat total ce +qui appartient aux lésions produites par le procédé opératoire +avec ce qui appartient proprement à la section et à l'ablation de +l'organe dont on veut juger le rôle physiologique. Le seul moyen +d'éviter l'erreur consiste à pratiquer sur un animal semblable une +opération identique, mais sans faire la section ou l'ablation de +l'organe sur lequel on expérimente. On a alors deux animaux chez +lesquels toutes les conditions expérimentales sont les mêmes sauf +une, l'ablation d'un organe, dont les effets se trouvent alors +dégagés et exprimés par la différence que l'on observe entre les +deux animaux. L'expérimentation comparative est une règle générale +et absolue en médecine expérimentale et elle s'applique à toute +espèce de recherche, soit qu'on veuille connaître les effets sur +l'économie des agents divers qui exercent une influence sur elle, +soit qu'on veuille reconnaître par des expériences de vivisection +le rôle physiologique des diverses parties du corps. + +Tantôt l'expérimentation comparative peut être faite sur deux +animaux de la même espèce et pris dans des conditions aussi +comparables que possible; tantôt il faut faire l'expérience sur le +même animal. Quand on agit sur deux animaux, il faut, ainsi que +nous venons de le dire, placer les deux animaux semblables dans +les mêmes conditions moins une, celle que l'on veut comparer. Cela +suppose que les deux animaux comparés sont assez semblables pour +que la différence que l'on constate sur eux, à la suite de +l'expérience, ne puisse pas être attribuée à une différence tenant +à leur organisme même. Quand il s'agit d'expérimenter sur des +organes ou sur des tissus dont les propriétés sont fixes et +faciles à distinguer, la comparaison faite sur deux animaux de la +même espèce suffit, mais quand au contraire on veut comparer des +propriétés mobiles et délicates, il faut alors faire la +comparaison sur le même animal, soit que la nature de l'expérience +permette d'expérimenter sur lui successivement et à des reprises +différentes, soit qu'il faille agir au même moment et +simultanément sur des parties similaires du même individu. En +effet, les différences sont plus difficiles à saisir à mesure que +les phénomènes qu'on veut étudier deviennent plus mobiles et plus +délicats; sous ce rapport, jamais aucun animal n'est absolument +comparable à un autre, et de plus, ainsi que nous l'avons déjà +dit, le même animal n'est pas non plus comparable à lui-même dans +les différents moments où on l'examine, soit parce qu'il est dans +des conditions de nutrition différentes, soit parce que son +organisme est devenu moins sensible en ayant pu s'habituer à la +substance qu'on lui a donnée ou à l'opération qu'on lui fait +subir. + +Enfin, il arrive quelquefois qu'il faut étendre l'expérimentation +comparative en dehors de l'animal, parce que les causes d'erreurs +peuvent aussi se rencontrer dans les instruments que l'on emploie +pour expérimenter. + +Je me borne ici à signaler et à définir le principe de +l'expérimentation comparative; il sera développé à propos des cas +particuliers dans le cours de cet ouvrage. Je citerai, dans la +troisième partie de cette introduction, des exemples propres à +démontrer l'importance de l'expérimentation comparative, qui est +la véritable base de la médecine expérimentale; il serait facile +en effet de prouver que presque toutes les erreurs expérimentales +viennent de ce qu'on a négligé de juger comparativement les faits, +ou de ce que l'on a cru comparables des cas qui ne l'étaient pas. + + +§ IX. -- De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des +êtres vivants; des moyennes et de la statistique. + + +Dans les sciences expérimentales, la mesure des phénomènes est un +point fondamental, puisque c'est par la détermination quantitative +d'un effet relativement à une cause donnée que la loi des +phénomènes peut être établie. Si en biologie on veut arriver à +connaître les lois de la vie, il faut donc non-seulement observer +et constater les phénomènes vitaux, mais de plus il faut fixer +numériquement les relations d'intensité dans lesquelles ils sont +les uns par rapport aux autres. + +Cette application des mathématiques aux phénomènes naturels est le +but de toute science, parce que l'expression de la loi des +phénomènes doit toujours être mathématique. Il faudrait pour cela, +que les données soumises au calcul fussent des résultats de faits +suffisamment analysés de manière à être sûr qu'on connaît +complètement les conditions des phénomènes entre lesquels on veut +établir une équation. Or je pense que les tentatives de ce genre +sont prématurées dans la plupart des phénomènes de la vie, +précisément parce que ces phénomènes sont tellement complexes, +qu'à côté de quelques-unes de leurs conditions que nous +connaissons, nous devons non-seulement supposer, mais être +certain, qu'il en existe une foule d'autres qui nous sont encore +absolument inconnues. Je crois qu'actuellement la voie la plus +utile à suivre pour la physiologie et pour la médecine est de +chercher à découvrir des faits nouveaux, au lieu d'essayer de +réduire en équations ceux que la science possède. Ce n'est point +que je condamne l'application mathématique dans les phénomènes +biologiques, car c'est par elle seule que, dans la suite, la +science se constituera; seulement j'ai la conviction que +l'équation générale est impossible pour le moment, l'étude +qualitative des phénomènes devant nécessairement précéder leur +étude quantitative. + +Les physiciens et les chimistes ont déjà essayé bien souvent de +réduire au calcul les phénomènes physico-chimiques des êtres +vivants. Parmi les anciens, aussi bien que parmi les modernes, des +physiciens et des chimistes les plus éminents ont voulu établir +les principes d'une mécanique animale et les lois d'une statique +chimique des animaux. Bien que les progrès des sciences physico- +chimiques aient rendu la solution de ces problèmes plus abordable +de nos jours que par le passé, cependant il me paraît impossible +d'arriver actuellement à des conclusions exactes parce que les +bases physiologiques manquent pour asseoir tous ces calculs. On +peut bien sans doute établir le bilan de ce que consomme un +organisme vivant en aliments et de ce qu'il rend en excrétions, +mais ce ne seront là que de purs résultats de statistique +incapables d'apporter la lumière sur les phénomènes intimes de la +nutrition chez les êtres vivants. Ce serait, suivant l'expression +d'un chimiste hollandais, vouloir raconter ce qui se passe dans +une maison en regardant ce qui entre par la porte et ce qui sort +par la cheminée. On peut fixer exactement les deux termes extrêmes +de la nutrition, mais si l'on veut ensuite interpréter +l'intermédiaire qui les sépare, on se trouve dans un inconnu dont +l'imagination crée la plus grande partie, et d'autant plus +facilement que les chiffres se prêtent souvent merveilleusement à +la démonstration des hypothèses les plus diverses. Il y a vingt- +cinq ans, à mon début dans la carrière physiologique, j'essayai, +je crois, un des premiers, de porter l'expérimentation dans le +milieu intérieur de l'organisme, afin de suivre pas à pas et +expérimentalement toutes ces transformations de matières que les +chimistes expliquaient théoriquement. J'instituai alors des +expériences pour rechercher comment se détruit dans l'être vivant +le sucre, un des principes alimentaires les mieux définis. Mais, +au lieu de m'instruire sur la destruction du sucre, mes +expériences me conduisirent à découvrir[38] qu'il se produit +constamment du sucre dans les animaux, indépendamment de la nature +de l'alimentation. De plus, ces recherches me donnèrent la +conviction qu'il s'accomplit dans le milieu organique animal une +infinité de phénomènes physico-chimiques très-complexes qui +donnent naissance à beaucoup d'autres produits que nous ignorons +encore et dont les chimistes ne tiennent par conséquent aucun +compte dans leurs équations de statique. + +Ce qui manque aux statiques chimiques de la vie ou aux diverses +appréciations numériques que l'on donne des phénomènes +physiologiques, ce ne sont certainement point les lumières +chimiques ni la rigueur des calculs; mais ce sont leurs bases +physiologiques qui, la plupart du temps, sont fausses par cela +seul qu'elles sont incomplètes. On est ensuite conduit à l'erreur +d'autant plus facilement qu'on part de ce résultat expérimental +incomplet et qu'on raisonne sans vérifier à chaque pas les +déductions du raisonnement. Je vais citer des exemples de ces +calculs que je condamne en les prenant dans des ouvrages pour +lesquels j'ai d'ailleurs la plus grande estime. MM. Bidder et +Schmidt (de Dorpat) ont publié en 1852 des travaux très-importants +sur la digestion et sur la nutrition. Leurs recherches contiennent +des matériaux bruts, excellents et très-nombreux; mais les +déductions de leurs calculs sont souvent selon moi hasardées ou +erronées. Ainsi, par exemple, ces auteurs ont pris un chien pesant +16 kilogrammes, ils ont placé dans le conduit de la glande sous- +maxillaire un tube par lequel s'écoulait la sécrétion, et ils ont +obtenu en une heure 5gr, 640 de salive; d'où ils concluent que +pour les deux glandes cela doit faire 11gr, 280. Ils ont ensuite +placé un autre tube dans le conduit d'une glande parotide du même +animal, et ils ont obtenu en une heure 8gr, 790 de salive, ce qui +pour les deux glandes parotides équivaudrait à 17gr, 580. +Maintenant, ajoutent-ils, si l'on veut appliquer ces nombres à +l'homme, il faut établir que l'homme étant environ quatre fois +plus pesant que le chien en question, nous offre un poids de 64 +kilogrammes; par conséquent le calcul établi sur ce rapport nous +donne pour les glandes sous-maxillaires de l'homme 45 grammes de +salive en une heure, soit par jour 1kil, 082. Pour les glandes +parotides nous avons en une heure 70 grammes, soit par jour 1kil, +687; ce qui, réduction faite de moitié, donnerait environ 1kil, 40 +de salive sécrétée en vingt-quatre heures par les glandes +salivaires d'un homme adulte, etc.[39] + +Il n'y a dans ce qui précède, ainsi que le sentent bien les +auteurs eux-mêmes, qu'une chose qui soit vraie, c'est le résultat +brut qu'on a obtenu sur le chien, mais tous les calculs qu'on en +déduit sont établis sur des bases fausses ou contestables; d'abord +il n'est pas exact de doubler le produit d'une des glandes pour +avoir celui des deux, parce que la physiologie apprend que le plus +souvent les glandes doubles sécrètent alternativement, et que, +quand l'une sécrète beaucoup, l'autre sécrète moins; ensuite, +outre les deux glandes salivaires sous-maxillaire et parotide, il +en existe encore d'autres dont il n'est pas fait mention. Il est +ensuite inexact de croire qu'en multipliant par 24 le produit de +la salive d'une heure, on ait la salive versée dans la bouche de +l'animal en vingt-quatre heures. En effet, la sécrétion salivaire +est éminemment intermittente et n'a lieu qu'au moment du repas ou +d'une excitation; pendant tout le reste du temps, la sécrétion est +nulle ou insignifiante. Enfin la quantité de salive qu'on a +obtenue des glandes salivaires du chien mis en expérience n'est +pas une quantité absolue; elle aurait été nulle si l'on n'avait +pas excité la membrane muqueuse buccale, elle aurait pu être plus +ou moins considérable si l'on avait employé une autre excitation +plus forte ou plus faible que celle du vinaigre. + +Maintenant, quant à l'application des calculs précédents à +l'homme, elle est encore plus discutable. Si l'on avait multiplié +la quantité de salive obtenue par le poids des glandes salivaires, +on aurait obtenu un rapport plus approché, mais je n'admets pas +qu'on puisse calculer la quantité de salive sur le poids de tout +le corps pris en masse. L'appréciation d'un phénomène par kilos du +corps de l'animal me paraît tout à fait inexacte, quand on y +comprend des tissus de toute nature et étrangers à la production +du phénomène sur lequel on calcule. + +Dans la partie de leurs recherches qui concerne la nutrition, +MM. Bidder et Schmidt ont donné une expérience très-importante et +peut-être une des plus laborieuses qui aient jamais été exécutées. +Ils ont fait, au point de vue de l'analyse élémentaire, le bilan +de tout ce qu'une chatte a pris et rendu pendant huit jours +d'alimentation et dix-neuf jours d'abstinence. Mais cette chatte +s'est trouvée dans des conditions physiologiques qu'ils +ignoraient; elle était pleine et elle mit bas ses petits au dix- +septième jour de l'expérience. Dans cette circonstance les auteurs +ont considéré les petits comme des excréments et les ont calculés +avec les substances éliminées comme une simple perte de poids[40]. +Je crois qu'il faudrait justifier ces interprétations quand il +s'agit de préciser des phénomènes aussi complexes. + +En un mot, je considère que, si dans ces travaux de statique +chimique appliqués aux phénomènes de la vie, les chiffres +répondent à la réalité, ce n'est que par hasard ou parce que le +sentiment des expérimentateurs dirige et redresse le calcul. +Toutefois je répéterai que la critique que je viens de faire ne +s'adresse pas en principe à l'emploi du calcul dans la +physiologie, mais qu'elle est seulement relative à son application +dans l'état actuel de complexité des phénomènes de la vie. Je suis +d'ailleurs heureux de pouvoir ici m'appuyer sur l'opinion de +physiciens et de chimistes les plus compétents en pareille +matière. MM. Regnault et Reiset, dans leur beau travail sur la +respiration, s'expriment ainsi à propos des calculs que l'on a +donnés pour établir la théorie de la chaleur animale. «Nous ne +doutons pas que la chaleur animale ne soit produite entièrement +par les réactions chimiques qui se passent dans l'économie; mais +nous pensons que le phénomène est beaucoup trop complexe pour +qu'il soit possible de le calculer d'après la quantité d'oxygène +consommé. Les substances qui se brûlent par la respiration sont +formées en général de carbone, d'hydrogène, d'azote ou d'oxygène, +souvent en proportions considérables; lorsqu'elles se détruisent +complètement par la respiration, l'oxygène qu'elles renferment +contribue à la formation de l'eau et de l'acide carbonique, et la +chaleur qui se dégage est alors nécessairement bien différente de +celle que produiraient, en se brûlant, le carbone et l'hydrogène, +supposés libres. Ces substances ne se détruisent d'ailleurs pas +complètement, une portion se transforme en d'autres substances qui +jouent des rôles spéciaux dans l'économie animale, ou qui +s'échappent, dans les excrétions, à l'état de matières très- +oxydées (urée, acide urique). Or, dans toutes ces transformations +et dans les assimilations de substances qui ont lieu dans les +organes, il y a dégagement ou absorption de chaleur; mais les +phénomènes sont évidemment tellement complexes, qu'il est peu +probable qu'on parvienne jamais à les soumettre au calcul. C'est +donc par une coïncidence fortuite que les quantités de chaleur, +dégagées par un animal, se sont trouvées, dans les expériences de +Lavoisier, de Dulong et de Despretz, à peu près égales à celles +que donneraient en brûlant le carbone contenu dans l'acide +carbonique produit, et l'hydrogène dont on détermine la quantité +par une hypothèse bien gratuite, en admettant que la portion de +l'oxygène consommée qui ne se retrouve pas dans l'acide carbonique +a servi à transformer cet oxygène en eau[41].» + +Les phénomènes chimico-physiques de l'organisme vivant sont donc +encore aujourd'hui trop complexes pour pouvoir être embrassés dans +leur ensemble autrement que par des hypothèses. Pour arriver à la +solution exacte de problèmes aussi vastes, il faut commencer par +analyser les résultantes de ces réactions compliquées, et les +décomposer au moyen de l'expérimentation en questions simples et +distinctes. J'ai déjà fait quelques tentatives dans cette voie +analytique, en montrant qu'au lieu d'embrasser le problème de la +nutrition en bloc, il importe d'abord de déterminer la nature des +phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un organe formé +d'un tissu défini, tel qu'un muscle, une glande, un nerf; qu'il +est nécessaire en même temps de tenir compte de l'état de fonction +ou de repos de l'organe. J'ai montré de plus que l'on peut régler +à volonté l'état de repos et de fonction d'un organe à l'aide de +ses nerfs, et que l'on peut même agir sur lui localement en se +mettant à l'abri du retentissement sur l'organisme, quand on a +préalablement séparé les nerfs périphériques des centres +nerveux[42]. Quand on aura ainsi analysé les phénomènes physico- +chimiques propres à chaque tissu, à chaque organe, alors seulement +on pourra essayer de comprendre l'ensemble de la nutrition et de +faire une statique chimique fondée sur une base solide, c'est-à- +dire sur l'étude de faits physiologiques précis, complets et +comparables. + +Une autre forme d'application très-fréquente des mathématiques à +la biologie se trouve dans l'usage des moyennes ou dans l'emploi +de la statistique qui, en médecine et en physiologie, conduisent +pour ainsi dire nécessairement à l'erreur. Il y a sans doute +plusieurs raisons pour cela; mais le plus grand écueil de +l'application du calcul aux phénomènes physiologiques, est +toujours au fond leur trop grande complexité qui les empêche +d'être définis et suffisamment comparables entre eux. L'emploi des +moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent +qu'une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère +biologique des phénomènes. On pourrait distinguer, à notre point +de vue, plusieurs espèces de moyennes: les moyennes physiques, les +moyennes chimiques et les moyennes physiologiques ou +pathologiques. Si l'on observe, par exemple, le nombre des +pulsations et l'intensité de la pression sanguine par les +oscillations d'un instrument hémométrique pendant toute une +journée et qu'on prenne la moyenne de tous ces chiffres pour avoir +la pression vraie ou moyenne du sang, ou pour connaître le nombre +vrai ou moyen de pulsations, on aura précisément des nombres faux. +En effet, la pulsation diminue de nombre et d'intensité à jeun et +augmente pendant la digestion ou sous d'autres influences de +mouvement ou de repos; tous ces caractères biologiques du +phénomène disparaissent dans la moyenne. On fait aussi très- +souvent usage des moyennes chimiques. Si l'on recueille l'urine +d'un homme pendant vingt-quatre heures et qu'on mélange toutes les +urines pour avoir l'analyse de l'urine moyenne, on a précisément +l'analyse d'une urine qui n'existe pas; car à jeun l'urine diffère +de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans le +mélange. Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste +qui, ayant pris de l'urine dans un urinoir de la gare d'un chemin +de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir +donner ainsi l'analyse de l'urine moyenne européenne! À côté de +ces moyennes physiques et chimiques, il y a les moyennes +physiologiques ou ce qu'on pourrait appeler les descriptions +moyennes de phénomènes qui sont encore plus fausses. Je suppose +qu'un médecin recueille un grand nombre d'observations +particulières sur une maladie, et qu'il fasse ensuite une +description moyenne de tous les symptômes observés dans les cas +particuliers; il aura ainsi une description qui ne se trouvera +jamais dans la nature. De même en physiologie il ne faut jamais +donner des descriptions moyennes d'expériences, parce que les +vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne; +quand on a affaire à des expériences complexes et variables, il +faut en étudier les diverses circonstances et ensuite donner +l'expérience la plus parfaite comme type, mais qui représentera +toujours un fait vrai. Les moyennes, dans les cas où nous venons +de les considérer, doivent donc être repoussées parce qu'elles +confondent en voulant réunir et faussent en voulant simplifier. +Les moyennes ne sont applicables qu'à la réduction de données +numériques variant très-peu et se rapportant à des cas +parfaitement déterminés et absolument simples. + +Je signalerai encore comme entachée de nombreuses causes d'erreurs +la réduction des phénomènes physiologiques au kilo d'animal. Cette +méthode est fort employée par les physiologistes depuis un certain +nombre d'années dans l'étude des phénomènes de la nutrition (voy. +page 230). On observe, par exemple, ce qu'un animal consomme +d'oxygène ou d'un aliment quelconque en un jour; puis on divise +par le poids de l'animal et l'on en tire la consommation d'aliment +ou d'oxygène par kilo d'animal. On peut aussi appliquer cette +méthode pour doser l'action des substances toxiques ou +médicamenteuses. On empoisonne un animal avec une dose limite de +strychnine ou de curare, et l'on divise la quantité de poison +administrée par le poids du corps pour avoir la quantité de poison +par kilo. Il faudrait, pour être plus exact, dans les expériences +que nous venons de citer, calculer non par kilo du corps de +l'animal, pris en masse, mais par kilo du sang et de l'élément sur +lequel agit le poison; sans cela on ne saurait tirer de ces +réductions aucune loi directe. Mais il resterait encore d'autres +conditions qu'il faudrait de même établir expérimentalement et qui +varient avec l'âge, la taille, l'état de digestion, etc.; telles +sont toutes les conditions physiologiques, qui, dans ces mesures, +doivent toujours tenir le premier rang. + +En résumé, toutes les applications du calcul seraient excellentes +si les conditions physiologiques étaient bien exactement +déterminées. C'est donc sur la détermination de ces conditions que +le physiologiste et le médecin doivent concentrer pour le moment +tous leurs efforts. Il faut d'abord déterminer exactement les +conditions de chaque phénomène; c'est là la véritable exactitude +biologique, et sans cette première étude toutes les données +numériques sont inexactes et d'autant plus inexactes qu'elles +donnent des chiffres qui trompent et en imposent par une fausse +apparence d'exactitude. + +Quant à la statistique, on lui fait jouer un grand rôle en +médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu'il +importe d'examiner ici. La première condition pour employer la +statistique, c'est que les faits auxquels on l'applique soient +exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités +comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus +souvent en médecine. Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent +de quelles causes d'erreurs grossières ont pu être empreintes les +déterminations qui servent de base à la statistique. Très-souvent +le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le +diagnostic était obscur, soit parce que la cause de mort a été +inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un +élève qui n'avait pas vu le malade, ou par une personne de +l'administration étrangère à la médecine. Sous ce rapport, il ne +pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui +est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui- +même. Mais dans ce cas même, jamais deux malades ne se ressemblent +exactement; l'âge, le sexe, le tempérament, et une foule d'autres +circonstances apporteront toujours des différences, d'où il +résulte que la moyenne ou le rapport que l'on déduira de la +comparaison des faits sera toujours sujet à contestation. Mais, +même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent +jamais être absolument identiques et comparables dans la +statistique, il faut nécessairement qu'ils diffèrent par quelque +point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat +scientifique absolu, tandis qu'elle ne peut donner qu'une +probabilité, mais jamais une certitude. J'avoue que je ne +comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu'on peut +tirer de la statistique; car la loi scientifique, suivant moi, ne +peut être fondée que sur une certitude et sur un déterminisme +absolu et non sur une probabilité. Ce serait sortir de mon sujet +que d'aller m'égarer dans toutes les explications qu'on pourrait +donner sur la valeur des méthodes de statistique fondées sur le +calcul des probabilités; mais cependant il est indispensable que +je dise ici ce que je pense de l'application de la statistique aux +sciences physiologiques en général, et à la médecine en +particulier. Il faut reconnaître dans toute science deux classes +de phénomènes, les uns dont la cause est actuellement déterminée, +les autres dont la cause est encore indéterminée. Pour tous les +phénomènes dont la cause est déterminée, la statistique n'a rien à +faire; elle serait même absurde. Ainsi, dès que les circonstances +de l'expérience sont bien établies, on ne peut plus faire de +statistique: on n'ira pas, par exemple, rassembler les cas pour +savoir combien de fois il arrivera que l'eau soit formée d'oxygène +et d'hydrogène; pour savoir combien de fois il arrivera qu'en +coupant le nerf sciatique on ait la paralysie des muscles auxquels +il se rend. Les effets arriveront toujours sans exception et +nécessairement, parce que la cause du phénomène est exactement +déterminée. Ce n'est donc que lorsqu'un phénomène renferme des +conditions encore indéterminées, qu'on pourrait faire de la +statistique; mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'on ne fait de la +statistique que parce qu'on est dans l'impossibilité de faire +autrement; car jamais la statistique, suivant moi, ne peut donner +la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une +méthode scientifique définitive. Un exemple expliquera ma pensée. +Des expérimentateurs, ainsi que nous le verrons plus loin, ont +donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les +racines rachidiennes antérieures étaient insensibles; d'autres +expérimentateurs ont donné des expériences dans lesquelles ils ont +trouvé que les mêmes racines étaient sensibles. Ici les cas +paraissaient aussi comparables que possible; il s'agissait de la +même opération faite par le même procédé, sur les mêmes animaux, +sur les mêmes racines rachidiennes. Fallait-il alors compter les +cas positifs et négatifs et dire: la loi est que les racines +antérieures sont sensibles, par exemple: 25 fois sur 100? Ou bien +fallait-il admettre, d'après la théorie de ce qu'on appelle la loi +des grands nombres, que dans un nombre immense d'expériences on +serait arrivé à trouver que les racines sont aussi souvent +sensibles qu'insensibles? Une pareille statistique eût été +ridicule, car il y a une raison pour que les racines soient +insensibles et une autre raison pour qu'elles soient sensibles; +c'est cette raison qu'il fallait déterminer, je l'ai cherchée et +je l'ai trouvée; de sorte qu'on peut dire maintenant: Les racines +rachidiennes antérieures sont toujours sensibles dans des +conditions données, et toujours insensibles dans d'autres +conditions également déterminées. + +Je citerai encore un autre exemple emprunté à la chirurgie. Un +grand chirurgien fait des opérations de taille par le même +procédé; il fait ensuite un relevé statistique des cas de mort et +des cas de guérison, et il conclut, d'après la statistique, que la +loi de la mortalité dans cette opération est de deux sur cinq. Eh +bien, je dis que ce rapport ne signifie absolument rien +scientifiquement et ne donne aucune certitude pour faire une +nouvelle opération, car on ne sait pas si ce nouveau cas devra +être dans les guéris ou dans les morts. Ce qu'il y a réellement à +faire, au lieu de rassembler empiriquement les faits, c'est de les +étudier plus exactement et chacun dans leur déterminisme spécial. +Il faut examiner les cas de mort avec grand soin, chercher à y +découvrir la cause des accidents mortels, afin de s'en rendre +maître et d'éviter ces accidents. Alors, si l'on connaît +exactement la cause de la guérison et la cause de la mort, on aura +toujours la guérison dans un cas déterminé. On ne saurait +admettre, en effet, que les cas qui ont eu des terminaisons +différentes fussent identiques en tout point. Il y a évidemment +quelque chose qui a été cause de la mort chez le malade qui a +succombé, et qui ne s'est pas rencontré chez le malade qui a +guéri; c'est ce quelque chose qu'il faut déterminer, et alors on +pourra agir sur ces phénomènes ou les reconnaître et les prévoir +exactement; alors seulement on aura atteint le déterminisme +scientifique. Mais ce n'est pas à l'aide de la statistique qu'on y +arrivera; jamais la statistique n'a rien appris ni ne peut rien +apprendre sur la nature des phénomènes. J'appliquerai encore ce +que je viens de dire à toutes les statistiques faites pour +connaître l'efficacité de certains remèdes dans la guérison des +maladies. Outre qu'on ne peut pas faire le dénombrement des +malades qui guérissent tout seuls, malgré le remède, la +statistique n'apprend absolument rien sur le mode d'action du +médicament ni sur le mécanisme de la guérison chez ceux où le +remède aurait pu avoir une action. + +Les coïncidences, dit-on, peuvent jouer dans les causes d'erreurs +de la statistique un si grand rôle, qu'il ne faut conclure que +d'après des grands nombres. Mais le médecin n'a que faire de ce +qu'on appelle la loi des grands nombres, loi qui, suivant +l'expression d'un grand mathématicien, est toujours vraie en +général et fausse en particulier. Ce qui veut dire que la loi des +grands nombres n'apprend jamais rien pour un cas particulier. Or, +ce qu'il faut au médecin, c'est de savoir si son malade guérira, +et la recherche du déterminisme scientifique seul peut le conduire +à cette connaissance. Je ne comprends pas qu'on puisse arriver à +une science pratique et précise en se fondant sur la statistique. +En effet, les résultats de la statistique, même ceux qui sont +fournis par les grands nombres, semblent indiquer qu'il y a dans +les variations des phénomènes une compensation qui amène la loi; +mais comme cette compensation est illimitée, cela ne peut jamais +rien nous apprendre sur un cas particulier, même de l'aveu des +mathématiciens; car ils admettent que, si la boule rouge est +sortie cinquante fois de suite, ce n'est pas une raison pour +qu'une boule blanche ait plus de chance de sortir la cinquante et +unième fois. + +La statistique ne saurait donc enfanter que les sciences +conjecturales; elle ne produira jamais les sciences actives et +expérimentales, c'est-à-dire les sciences qui règlent les +phénomènes d'après les lois déterminées. On obtiendra par la +statistique une conjecture avec une probabilité plus ou moins +grande, sur un cas donné, mais jamais une certitude, jamais une +détermination absolue. Sans doute la statistique peut guider le +pronostic du médecin, et en cela elle lui est utile. Je ne +repousse donc pas l'emploi de la statistique en médecine, mais je +blâme qu'on ne cherche pas à aller au delà et qu'on croie que la +statistique doive servir de base à la science médicale; c'est +cette idée fausse qui porte certains médecins à penser que la +médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le +médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des +cas particuliers par son génie, par son tact médical. Ce sont là +des idées antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de +toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire +croupir la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps. +Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être +conjecturales, il y a encore aujourd'hui dans chaque science des +parties conjecturales. La médecine est encore presque partout +conjecturale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la +science moderne doit faire ses efforts pour sortir de cet état +provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif pas +plus pour la médecine que pour les autres sciences. L'état +scientifique sera plus long à se constituer et plus difficile à +obtenir en médecine à cause de la complexité des phénomènes; mais +le but du médecin savant est de ramener dans sa science comme dans +toutes les autres l'indéterminé au déterminé. La statistique ne +s'applique donc qu'à des cas dans lesquels il y a encore +indétermination dans la cause du phénomène observé. Dans ces +circonstances, la statistique ne peut servir, suivant moi, qu'à +diriger l'observateur vers la recherche de cette cause +indéterminée, mais elle ne peut jamais conduire à aucune loi +réelle. J'insiste sur ce point, parce que beaucoup de médecins ont +grande confiance dans la statistique, et ils croient que, +lorsqu'elle est établie sur des faits bien observés qu'ils +considèrent comme comparables entre eux, elle peut conduire à la +connaissance de la loi des phénomènes. J'ai dit plus haut que +jamais les faits ne sont identiques, dès lors la statistique n'est +qu'un dénombrement empirique d'observations. + +En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne +pourrait être jamais qu'une science conjecturale; c'est seulement +en se fondant sur le déterminisme expérimental qu'elle deviendra +une science vraie, c'est-à-dire une science certaine. Je considère +cette idée comme le pivot de la médecine expérimentale, et, sous +ce rapport, le médecin expérimentateur se place à un tout autre +point de vue que le médecin dit observateur. En effet, il suffit +qu'un phénomène se soit montré une seule fois avec une certaine +apparence pour admettre que dans les mêmes conditions il doive se +montrer toujours de la même manière. Si donc il diffère dans ses +manifestations, c'est que les conditions diffèrent. Mais il n'y a +pas de lois dans l'indéterminisme; il n'y en a que dans le +déterminisme expérimental, et sans cette dernière condition, il ne +saurait y avoir de science. Les médecins en général semblent +croire qu'en médecine il y a des lois élastiques et indéterminées. +Ce sont là des idées fausses qu'il faut faire disparaître si l'on +veut fonder la médecine scientifique. La médecine, en tant que +science, a nécessairement des lois qui sont précises et +déterminées, qui, comme celles de toutes les sciences, dérivent du +critérium expérimental. C'est au développement de ces idées que +sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l'ai intitulé +Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée +est simplement d'appliquer à la médecine les principes de la +méthode expérimentale, afin qu'au lieu de rester science +conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une +science exacte fondée sur le déterminisme expérimental. En effet, +une science conjecturale peut reposer sur l'indéterminé; mais une +science expérimentale n'admet que des phénomènes déterminés ou +déterminables. + +Le déterminisme dans l'expérience donne seul la loi qui est +absolue, et celui qui connaît la loi véritable n'est plus libre de +prévoir le phénomène autrement. L'indéterminisme dans la +statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par +les nombres eux-mêmes, et c'est dans ce sens que les philosophes +ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit. Mais +quand l'indéterminisme augmente, la statistique ne peut plus le +saisir et l'enfermer dans une limite de variations. On sort alors +de la science, car c'est le hasard ou une cause occulte quelconque +qu'on est obligé d'invoquer pour régir les phénomènes. +Certainement nous n'arriverons jamais au déterminisme absolu de +toute chose; l'homme ne pourrait plus exister. Il y aura donc +toujours de l'indéterminisme dans, toutes les sciences, et dans la +médecine plus que dans toute autre. Mais la conquête +intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler +l'indéterminisme à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale +il gagne du terrain sur le déterminisme. Cela seul doit satisfaire +son ambition, car c'est par cela qu'il étend et qu'il étendra de +plus en plus sa puissance sur la nature. + + +§ X. -- Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens +nécessaires à l'étude de la médecine expérimentale. + + +Toute science expérimentale exige un laboratoire. C'est là que le +savant se retire pour chercher à comprendre, au moyen de l'analyse +expérimentale, les phénomènes qu'il a observés dans la nature. + +Le sujet d'étude du médecin est nécessairement le malade, et son +premier champ d'observation est par conséquent l'hôpital. Mais si +l'observation clinique peut lui apprendre à connaître la forme et +la marche des maladies, elle est insuffisante pour lui en faire +comprendre la nature; il lui faut pour cela pénétrer dans +l'intérieur du corps et chercher quelles sont les parties internes +qui sont lésées dans leurs fonctions. C'est pourquoi on joignit +bientôt à l'observation clinique des maladies leur étude +nécropsique et les dissections cadavériques. Mais aujourd'hui ces +divers moyens ne suffisent plus; il faut pousser plus loin +l'investigation et analyser sur le vivant les phénomènes +élémentaires des corps organisés en comparant l'état normal à +l'état pathologique. Nous avons montré ailleurs l'insuffisance de +l'anatomie seule pour rendre compte des phénomènes de la vie, et +nous avons vu qu'il faut encore y ajouter l'étude de toutes les +conditions physico-chimiques qui entrent comme éléments +nécessaires des manifestations vitales, normales ou pathologiques. +Cette simple indication fait déjà pressentir que le laboratoire du +physiologiste médecin doit être le plus compliqué de tous les +laboratoires, parce qu'il a à expérimenter les phénomènes de la +vie, qui sont les plus complexes de tous les phénomènes naturels. + +Les bibliothèques pourraient encore être considérées comme faisant +partie du laboratoire du savant et du médecin expérimentateur. +Mais c'est à la condition qu'il lise, pour connaître et contrôler +sur la nature, les observations, les expériences ou les théories +de ses devanciers, et non pour trouver dans les livres des +opinions toutes faites qui le dispenseront de travailler et de +chercher à pousser plus loin l'investigation des phénomènes +naturels. L'érudition mal comprise a été et est encore un des plus +grands obstacles à l'avancement des sciences expérimentales. C'est +cette fausse érudition qui, mettant l'autorité des hommes à la +place des faits, arrêta la science aux idées de Galien pendant +plusieurs siècles sans que personne osât y toucher, et cette +superstition scientifique était telle, que Mundini et Vésale, qui +vinrent les premiers contredire Galien en confrontant ses opinions +avec leurs dissections sur nature, furent considérés comme des +novateurs et comme de vrais révolutionnaires. C'est pourtant +toujours ainsi que l'érudition scientifique devait se pratiquer. +Il faudrait toujours l'accompagner de recherches critiques faites +sur la nature, destinées à contrôler les faits dont on parle et à +juger les opinions qu'on discute. De cette manière, la science, en +avançant, se simplifierait en s'épurant par une bonne critique +expérimentale, au lieu de s'encombrer par l'exhumation et +l'accumulation de faits et d'opinions innombrables parmi +lesquelles il n'est bientôt plus possible de distinguer le vrai du +faux. Il serait hors de propos de m'étendre ici sur les erreurs et +sur la fausse direction de la plupart de ces études de littérature +médicale que l'on qualifie d'études historiques ou philosophiques +de la médecine. Peut-être aurai-je occasion de m'expliquer +ailleurs sur ce sujet; pour le moment, je me bornerai à dire que, +suivant moi, toutes ces erreurs ont leur origine dans une +confusion perpétuelle que l'on fait entre les productions +littéraires ou artistiques et les productions de la science, entre +la critique d'art et la critique scientifique, entre l'histoire de +la science et l'histoire des hommes. + +Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, +en ce sens qu'elles sont des expressions de sentiments immuables +comme la nature humaine. On peut ajouter que les idées +philosophiques représentent des aspirations de l'esprit humain qui +sont également de tous les temps. Il y a donc là grand intérêt à +rechercher ce que les anciens nous ont laissé, parce que sous ce +rapport ils peuvent encore nous servir de modèle. Mais la science, +qui représente ce que l'homme a appris, est essentiellement mobile +dans son expression; elle varie et se perfectionne à mesure que +les connaissances acquises augmentent. La science du présent est +donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n'y a +aucune espèce de raison d'aller, chercher un accroissement de la +science moderne dans les connaissances des anciens. Leurs +théories, nécessairement fausses puisqu'elles ne renferment pas +les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel +pour les sciences actuelles. Toute science expérimentale ne peut +donc faire de progrès qu'en avançant et en poursuivant son oeuvre +dans l'avenir. Ce serait absurde de croire qu'on doit aller la +chercher dans l'étude des livres que nous a légués le passé. On ne +peut trouver là que l'histoire de l'esprit humain, ce qui est tout +autre chose. + +Il faut sans doute connaître ce qu'on appelle la littérature +scientifique et savoir ce qui a été fait par les devanciers. Mais +la critique scientifique, faite littérairement, ne saurait avoir +aucune utilité pour la science. En effet, si, pour juger une +oeuvre littéraire ou artistique, il n'est pas nécessaire d'être +soi-même poëte ou artiste, il n'en est pas de même pour les +sciences expérimentales. On ne saurait juger un mémoire de chimie +sans être chimiste, ni un mémoire de physiologie si l'on n'est pas +physiologiste. S'il s'agit de décider entre deux opinions +scientifiques différentes, il ne suffit pas d'être bon philologue +ou bon traducteur, il faut surtout être profondément versé dans la +science technique, il faut même être maître dans cette science et +être capable d'expérimenter par soi-même et de faire mieux que +ceux dont on discute les opinions. J'ai eu autrefois à discuter +une question anatomique relativement aux anastomoses du pneumo- +gastrique et du spinal[43]. Willis, Scarpa, Bischoff, avaient émis +à ce sujet des opinions différentes et même opposées. Un érudit +n'aurait pu que rapporter ces diverses opinions et collationner +les textes avec plus ou moins d'exactitude, mais cela n'aurait pas +résolu la question scientifique. Il fallait donc disséquer et +perfectionner les moyens de dissection pour mieux suivre les +anastomoses nerveuses, et collationner sur la nature la +description de chaque anatomiste: c'est ce que je fis, et je +trouvai que la divergence des auteurs venait de ce qu'ils +n'avaient pas assigné aux deux nerfs les mêmes délimitations. Dès +lors c'est l'anatomie, poussée plus loin, qui a pu expliquer les +dissidences anatomiques. Je n'admets donc pas qu'il puisse y avoir +dans les sciences des hommes qui fassent leur spécialité de la +critique, comme il y en a dans les lettres et dans les arts. La +critique dans chaque science, pour être vraiment utile, doit être +faite par les savants eux-mêmes et par les maîtres les plus +éminents. + +Une autre erreur assez fréquente est celle qui consiste à +confondre l'histoire des hommes avec l'histoire d'une science. +L'évolution logique et didactique d'une science expérimentale +n'est pas du tout représentée par l'histoire chronologique des +hommes qui s'en sont occupés. Toute fois il faut excepter les +sciences mathématiques et astronomiques, mais cela ne saurait +exister pour les sciences expérimentales physico-chimiques et pour +la médecine en particulier. La médecine est née du besoin, a dit +Baglivi, c'est-à-dire que, dès qu'il a existé un malade, on lui a +porté secours et l'on a cherché à le guérir. La médecine s'est +donc trouvée à son berceau une science appliquée mêlée à la +religion et aux sentiments de commisération que les hommes +éprouvent les uns pour les autres. Mais la médecine existait-elle +comme science? Évidemment non. C'était un empirisme aveugle qui +s'est succédé pendant des siècles en s'enrichissant peu à peu et +comme par hasard d'observations et de recherches faites dans des +directions isolées. La physiologie, la pathologie et la +thérapeutique se sont développées comme des sciences distinctes +les unes des autres, ce qui est une fausse voie. Aujourd'hui +seulement on peut entrevoir la conception d'une médecine +scientifique expérimentale par la fusion de ces trois points de +vue en un seul. + +Le point de vue expérimental est le couronnement d'une science +achevée, car il ne faut pas s'y tromper, la science vraie n'existe +que lorsque l'homme est arrivé à prévoir exactement les phénomènes +de la nature et à les maîtriser. La constatation et le classement +des corps ou des phénomènes naturels ne constituent point la +science complète. La vraie science agit et explique son action ou +sa puissance: c'est là son caractère, c'est là son but. Il est +nécessaire ici de développer ma pensée. J'ai entendu souvent dire +à des médecins que la physiologie, c'est-à-dire l'explication des +phénomènes de la vie soit à l'état physiologique, soit à l'état +pathologique, n'était qu'une partie de la médecine, parce que la +médecine était la connaissance générale des maladies. J'ai +également entendu dire à des zoologistes que la physiologie, +c'est-à-dire l'explication des phénomènes de la vie dans toutes +leurs variétés, n'était qu'un démembrement ou une spécialité de la +zoologie, parce que la zoologie était la connaissance générale des +animaux. En parlant dans le même sens, un géologue ou un +minéralogiste pourraient dire que la physique et la chimie ne sont +que des démembrements de la géologie et de la minéralogie qui +comprennent la connaissance générale de la terre et des minéraux. +Il y a là des erreurs ou au moins des malentendus qu'il importe +d'expliquer. D'abord il faut savoir que toutes nos divisions de +sciences ne sont pas dans la nature; elles n'existent que dans +notre esprit qui, à raison de son infirmité, est obligé de créer +des catégories de corps et de phénomènes afin de mieux les +comprendre en étudiant leurs qualités ou propriétés sous des +points de vue spéciaux. Il en résulte qu'un même corps peut être +étudié minéralogiquement, physiologiquement, pathologiquement, +physiquement, chimiquement, etc.; mais au fond il n'y a dans la +nature ni chimie, ni physique, ni zoologie, ni physiologie, ni +pathologie; il n'y a que des corps qu'il s'agit de classer et des +phénomènes qu'il s'agit de connaître et de maîtriser. Or la +science qui donne à l'homme le moyen d'analyser et de maîtriser +expérimentalement les phénomènes est la science la plus avancée et +la plus difficile à atteindre. Elle doit nécessairement arriver à +être constituée la dernière; mais on ne saurait pour cela la +considérer comme un démembrement des sciences qui l'ont précédée. +Sous ce rapport la physiologie, qui est la science des êtres +vivants la plus difficile et la plus élevée, ne saurait être +regardée comme un démembrement de la médecine ou de la zoologie, +pas plus que la physique et la chimie ne sont un démembrement de +la géologie ou de la minéralogie. La physique et la chimie sont +les deux sciences minérales actives par l'intermédiaire desquelles +l'homme peut maîtriser les phénomènes des corps bruts. La +physiologie est la science vitale active à l'aide de laquelle +l'homme pourra agir sur les animaux et sur l'homme, soit à l'état +sain, soit à l'état malade. Ce serait une grande illusion du +médecin que de croire qu'il connaît les maladies pour leur avoir +donné un nom, pour les avoir classées et décrites, de même que ce +serait une illusion du zoologiste et du botaniste que de croire +qu'ils connaissent les animaux et les végétaux parce qu'ils les +ont dénommés, catalogués, disséqués et renfermés dans un musée +après les avoir empaillés, préparés ou desséchés. Un médecin ne +connaîtra les maladies que lorsqu'il pourra agir rationnellement +et expérimentalement sur elles; de même le zoologiste ne connaîtra +les animaux que lorsqu'il expliquera et réglera les phénomènes de +la vie. En résumé, il ne faut pas devenir les dupes de nos propres +oeuvres; on ne saurait donner aucune valeur absolue aux +classifications scientifiques, ni dans les livres ni dans les +académies. Ceux qui sortent des cadres tracés sont les novateurs, +et ceux qui y persistent aveuglément s'opposent aux progrès +scientifiques. L'évolution même des connaissances humaines veut +que les sciences expérimentales soient le but, et cette évolution +exige que les sciences de classification qui les précèdent perdent +de leur importance à mesure que les sciences expérimentales se +développent. + +L'esprit de l'homme suit une marche logique et nécessaire dans la +recherche de la vérité scientifique. Il observe des faits, les +rapproche, en déduit des conséquences qu'il contrôle par +l'expérience pour s'élever à des propositions ou à des vérités de +plus en plus générales. Il faut sans doute que dans ce travail +successif le savant connaisse ce qu'ont fait ses devanciers et en +tienne compte. Mais il faut qu'il sache bien que ce ne sont là que +des points d'appui pour aller ensuite plus loin, et que toutes les +vérités scientifiques nouvelles ne se trouvent pas dans l'étude du +passé, mais bien dans des études nouvelles faites sur la nature, +c'est-à-dire dans les laboratoires. La littérature scientifique +utile est donc surtout la littérature scientifique des travaux +modernes afin d'être au courant du progrès scientifique, et encore +ne doit-elle pas être poussée trop loin, car elle dessèche +l'esprit, étouffe l'invention et l'originalité scientifique. Mais +quelle utilité pourrions-nous retirer de l'exhumation de théories +vermoulues ou d'observations faites en l'absence de moyens +d'investigations convenables? Sans doute cela peut être +intéressant pour connaître les erreurs par lesquelles passe +l'esprit humain dans son évolution, mais cela est du temps perdu +pour la science proprement dite. Je pense qu'il importe beaucoup +de diriger de bonne heure l'esprit des élèves vers la science +active expérimentale, en leur faisant comprendre qu'elle se +développe dans les laboratoires, au lieu de laisser croire qu'elle +réside dans les livres et dans l'interprétation des écrits des +anciens. Nous savons par l'histoire la stérilité de cette voie +scolastique, et les sciences n'ont pris leur essor que lorsqu'on a +substitué à l'autorité des livres l'autorité des faits précisés +dans la nature à l'aide de moyens d'expérimentation de plus en +plus perfectionnés; le plus grand mérite de Bacon est d'avoir +proclamé bien haut cette vérité. Je considère, quant à moi, que +reporter aujourd'hui la médecine vers ces commentaires attardés et +vieillis de l'antiquité, c'est rétrograder et retourner vers la +scolastique, tandis que la diriger vers les laboratoires et vers +l'étude analytique expérimentale des maladies, c'est marcher dans +la voie du véritable progrès, c'est-à-dire vers la fondation d'une +science médicale expérimentale. C'est chez moi une conviction +profonde que je chercherai toujours à faire prévaloir, soit par +mon enseignement, soit par mes travaux. + +Le laboratoire physiologique doit donc être, actuellement, l'objet +cumulant des études du médecin scientifique; mais il importe +encore ici de m'expliquer afin d'éviter les malentendus. L'hôpital +ou plutôt la salle de malades n'est pas le laboratoire du médecin +comme on le croit souvent; ce n'est, ainsi que nous l'avons dit +plus haut, que son champ d'observation; c'est là que doit se faire +ce qu'on appelle la clinique, c'est-à-dire l'étude aussi complète +que possible de la maladie au lit du malade. La médecine débute +nécessairement par la clinique, puisque c'est elle qui détermine +et définit l'objet de la médecine, c'est-à-dire le problème +médical; mais, pour être la première étude du médecin, la clinique +n'est pas pour cela la base de la médecine scientifique: c'est la +physiologie qui est la base de la médecine scientifique, parce que +c'est elle qui doit donner l'explication des phénomènes morbides +en montrant les rapports qu'ils ont avec l'état normal. Il n'y +aura jamais de science médicale tant que l'on séparera +l'explication des phénomènes de la vie à l'état pathologique de +l'explication des phénomènes de la vie à l'état normal. + +C'est donc là que gît réellement le problème médical, c'est la +base sur laquelle la médecine scientifique moderne s'édifiera. On +le voit, la médecine expérimentale n'exclut pas la médecine +clinique d'observation; au contraire, elle ne vient qu'après elle. +Mais elle constitue une science plus élevée et nécessairement plus +vaste et plus générale. On conçoit qu'un médecin observateur ou +empirique qui ne sort jamais de son hôpital, considère que la +médecine s'y renferme tout entière comme une science qui est +distincte de la physiologie, dont il ne sent pas le besoin. Mais, +pour le savant, il n'y a ni médecine ni physiologie distinctes, il +n'y a qu'une science de la vie, il n'y a que des phénomènes de la +vie qu'il s'agit d'expliquer aussi bien à l'état pathologique qu'à +l'état physiologique. En introduisant cette idée fondamentale et +cette conception générale de la médecine dans l'esprit des jeunes +gens dès le début de leurs études médicales, on leur montrerait +que les sciences physico-chimiques qu'ils ont dû apprendre sont +des instruments qui les aideront à analyser les phénomènes de la +vie à l'état normal et pathologique. Quand ils fréquenteront +l'hôpital, les amphithéâtres et les laboratoires, ils saisiront +facilement le lien général qui unit toutes les sciences médicales, +au lieu de les apprendre comme des fragments de connaissances +détachées n'ayant aucun rapport entre elles. + +En un mot, je considère l'hôpital seulement comme le vestibule de +la médecine scientifique; c'est le premier champ d'observation +dans lequel doit entrer le médecin, mais c'est le laboratoire qui +est le vrai sanctuaire de la science médicale; c'est là seulement +qu'il cherche les explications de la vie à l'état normal et +pathologique au moyen de l'analyse expérimentale. Je n'aurai pas +ici à m'occuper de la partie clinique de la médecine, je la +suppose connue ou continuant à se perfectionner dans les hôpitaux +avec les moyens nouveaux de diagnostic que la physique et la +chimie offrent sans cesse à la séméiotique. Je pense que la +médecine ne finit pas à l'hôpital comme on le croit souvent, mais +qu'elle ne fait qu'y commencer. Le médecin qui est jaloux de +mériter ce nom dans le sens scientifique doit, en sortant de +l'hôpital, aller dans son laboratoire, et c'est là qu'il cherchera +par des expériences sur les animaux à se rendre compte de ce qu'il +a observé chez ses malades, soit relativement au mécanisme des +maladies, soit relativement à l'action des médicaments, soit +relativement à l'origine des lésions morbides des organes ou des +tissus. C'est là, en un mot, qu'il fera la vraie science médicale. +Tout médecin savant doit donc avoir un laboratoire physiologique, +et cet ouvrage est spécialement destiné à donner aux médecins les +règles et les principes d'expérimentation qui devront les diriger +dans l'étude de la médecine expérimentale, c'est-à-dire dans +l'étude analytique et expérimentale des maladies. Les principes de +la médecine expérimentale seront donc simplement les principes de +l'analyse expérimentale appliqués aux phénomènes de la vie à +l'état sain et à l'état morbide. + +Aujourd'hui les sciences biologiques n'en sont plus à chercher +leur voie. Après avoir, à cause de leur nature complexe, oscillé +plus longtemps que les autres sciences plus simples, dans les +régions philosophiques et systématiques, elles ont fini par +prendre leur essor dans la voie expérimentale, et elles y sont +aujourd'hui pleinement entrées. Il ne leur faut donc plus qu'une +chose, ce sont des moyens de développement; or ces moyens, ce sont +les laboratoires et toutes les conditions et instruments +nécessaires à la culture du champ scientifique de la biologie. + +Il faut dire à l'honneur de la science française qu'elle a eu la +gloire d'inaugurer d'une manière définitive la méthode +expérimentale dans la science des phénomènes de la vie. Vers la +fin du siècle dernier, la rénovation de la chimie exerça une +action puissante sur la marche des sciences physiologiques, et les +travaux de Lavoisier et Laplace sur la respiration ouvrirent une +voie féconde d'expérimentation physico-chimique analytique pour +les phénomènes de la vie. Magendie, mon maître, poussé dans la +carrière médicale par la même influence, a consacré sa vie à +proclamer l'expérimentation dans l'étude des phénomènes +physiologiques. Toutefois l'application de la méthode +expérimentale aux animaux s'est trouvée entravée à son début par +l'absence de laboratoires appropriés et par des difficultés de +tout genre qui disparaissent aujourd'hui, mais que j'ai souvent +ressenties moi-même dans ma jeunesse. L'impulsion scientifique +partie de la France s'est répandue en Europe, et peu à peu la +méthode analytique expérimentale est entrée comme méthode générale +d'investigation dans le domaine des sciences biologiques. Mais +cette méthode s'est perfectionnée davantage et a donné plus de +fruits dans les pays où elle a trouvé des conditions de +développement plus favorables. Aujourd'hui, dans toute +l'Allemagne, il existe des laboratoires auxquels on donne le nom +d'instituts physiologiques, qui sont admirablement dotés et +organisés pour l'étude expérimentale des phénomènes de la vie. En +Russie il en existe également et l'on en construit actuellement de +nouveaux sur des proportions gigantesques. Il est tout naturel que +la production scientifique soit en harmonie avec les moyens de +culture que possède la science, et il n'y a rien d'étonnant dès +lors que l'Allemagne, où se trouvent installés le plus largement +les moyens de culture des sciences physiologiques, devance les +autres pays par le nombre de ses produits scientifiques. Sans +doute le génie de l'homme dans les sciences a une suprématie qui +ne perd jamais ses droits. Cependant, pour les sciences +expérimentales, le savant se trouve captif dans ses idées s'il +n'apprend à interroger la nature par lui-même et s'il ne possède +pour cela les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait +pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Mais, pour le +médecin, on n'est pas encore assez habitué à croire qu'un +laboratoire lui soit nécessaire; on croit que l'hôpital et les +livres lui suffisent. C'est là une erreur; la connaissance +clinique ne suffit pas plus au médecin que la connaissance des +minéraux ne suffirait au chimiste ou au physicien. Il faut que le +physiologiste médecin analyse expérimentalement les phénomènes de +la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent +expérimentalement les phénomènes de la matière brute. Le +laboratoire est donc la condition sine qua non du développement de +la médecine expérimentale, comme il l'a été pour toutes les autres +sciences physico-chimiques. Sans cela l'expérimentateur et la +science expérimentale ne sauraient exister. + +Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur un sujet aussi important +et qu'il serait impossible de développer ici suffisamment; je +terminerai en disant qu'il est une vérité bien établie dans la +science moderne, c'est que les cours scientifiques ne peuvent que +faire naître le goût des sciences et leur servir d'introduction. +Le professeur, en indiquant dans une chaire didactique les +résultats acquis d'une science ainsi que sa méthode, forme +l'esprit de ses auditeurs, les rend aptes à apprendre et à choisir +leur direction, mais il ne saurait jamais prétendre en faire des +savants. C'est dans le laboratoire que se trouve la pépinière +réelle du vrai savant expérimentateur, c'est-à-dire de celui qui +crée la science que d'autres pourront ensuite vulgariser. Or, si +l'on veut avoir beaucoup de fruits, la première chose est de +soigner les pépinières des arbres à fruits. L'évidence de cette +vérité tend à amener et amènera nécessairement une réforme +universelle et profonde dans l'enseignement scientifique. Car, je +le répète, on a reconnu partout aujourd'hui que c'est dans le +laboratoire que germe et s'élabore la science pure pour se +répandre ensuite et couvrir le monde de ses applications utiles. +C'est donc de la source scientifique qu'il faut avant tout se +préoccuper, puisque la science appliquée procède nécessairement de +la science pure. + +La science et les savants sont cosmopolites, et il semble peu +important qu'une vérité scientifique se développe sur un point +quelconque du globe dès que tous les hommes, par suite de la +diffusion générale des sciences, peuvent y participer. Cependant +je ne saurais m'empêcher de faire des voeux pour que mon pays, qui +se montre le promoteur et le protecteur de tout progrès +scientifique et qui a été le point de départ de cette ère +brillante que parcourent aujourd'hui les sciences physiologiques +expérimentales[44], possède le plus tôt possible des laboratoires +physiologiques vastes et publiquement organisés de manière à +former des pléiades de physiologistes et de jeunes médecins +expérimentateurs. Le laboratoire seul apprend les difficultés +réelles de la science à ceux qui le fréquentent, il leur montre +que la science pure a toujours été la source de toutes les +richesses que l'homme acquiert et de toutes les conquêtes réelles +qu'il fait sur les phénomènes de la nature. C'est là en outre une +excellente éducation pour la jeunesse, parce qu'elle lui fait +comprendre que les applications actuelles si brillantes des +sciences ne sont que l'épanouissement de travaux antérieurs, et +que ceux qui, aujourd'hui, profitent de leurs bienfaits, doivent +un tribut de reconnaissance à leurs devanciers qui ont péniblement +cultivé l'arbre de la science sans le voir fructifier. + +Je ne saurais traiter ici de toutes les conditions qui sont +nécessaires à l'installation d'un bon laboratoire de physiologie +ou de médecine expérimentale. Ce serait, on le comprend, +rassembler tout ce qui doit être développé plus tard dans cet +ouvrage. Je me bornerai donc à ajouter un seul mot. J'ai dit plus +haut que le laboratoire du physiologiste médecin doit être le plus +complexe de tous les laboratoires, parce qu'il s'agit d'y faire +l'analyse expérimentale la plus complexe de toutes, analyse pour +laquelle l'expérimentateur a besoin du secours de toutes les +autres sciences. Le laboratoire du médecin physiologiste doit être +en rapport avec l'hôpital, de manière à en recevoir les divers +produits pathologiques sur lesquels doit porter l'investigation +scientifique. Il faut ensuite que ce laboratoire renferme des +animaux sains ou malades pour l'étude des questions de physiologie +normale ou pathologique. Mais comme c'est surtout par des moyens +empruntés aux sciences physico-chimiques que se fait l'analyse des +phénomènes vitaux soit à l'état normal, soit à l'état +pathologique, il faut nécessairement être pourvu d'un plus ou +moins grand nombre d'instruments. Souvent même certaines questions +scientifiques exigent impérieusement, pour pouvoir être résolues, +des instruments coûteux et compliqués, de sorte qu'on peut dire +alors que la question scientifique est véritablement subordonnée à +une question d'argent. Toutefois je n'approuve pas le luxe +d'instruments dans lequel sont tombés certains physiologistes. Il +faut, selon moi, chercher autant que possible à simplifier les +instruments, non-seulement pour des raisons pécuniaires, mais +aussi pour des raisons scientifiques; car il faut bien savoir que +plus un instrument est compliqué, plus il introduit de causes +d'erreur dans les expériences. L'expérimentateur ne grandit pas +par le nombre et la complexité de ses instruments; c'est le +contraire. Berzelius et Spallanzani sont de grands +expérimentateurs qui ont été grands par leurs découvertes et par +la simplicité des instruments qu'ils ont mis en usage pour y +arriver. Notre principe sera donc, dans le cours de cet ouvrage, +de chercher autant que possible à simplifier les moyens d'études, +car il faut que l'instrument soit un auxiliaire et un moyen de +travail pour l'expérimentateur, mais non une source d'erreur de +plus en raison de ses complications. + + + + +TROISIÈME PARTIE + + +APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE À L'ÉTUDE DES PHÉNOMÈNES +DE LA VIE. + + + + + +CHAPITRE PREMIER +EXEMPLES D'INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. + + +Les idées que nous avons développées dans les deux premières +parties de cette introduction seront d'autant mieux comprises que +nous pourrons en faire l'application aux recherches de physiologie +et de médecine expérimentales et les montrer ainsi comme des +préceptes faciles à retenir pour l'expérimentateur. C'est pourquoi +j'ai réuni dans ce qui va suivre un certain nombre d'exemples qui +m'ont paru les plus convenables pour atteindre mon but. Dans tous +ces exemples, je me suis, autant que possible, cité moi-même, par +cette seule raison qu'en fait de raisonnement et de procédés +intellectuels, je serai bien plus sûr de ce que j'avancerai en +racontant ce qui m'est arrivé qu'en interprétant ce qui a pu se +passer dans l'esprit des autres. D'ailleurs je n'ai pas la +prétention de donner ces exemples comme des modèles à suivre; je +ne les emploie que pour mieux exprimer mes idées et mieux faire +saisir ma pensée. Des circonstances très-diverses peuvent servir +de point de départ aux recherches d'investigations scientifiques; +je ramènerai cependant toutes ces variétés à deux cas principaux: + +1° Une recherche expérimentale a pour point de départ une +observation. + +2° Une recherche expérimentale a pour point de départ une +hypothèse ou une théorie. + + +§ I. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une +observation. + + +Les idées expérimentales naissent très-souvent par hasard et à +l'occasion d'une observation fortuite. Rien n'est plus ordinaire, +et c'est même le procédé le plus simple pour commencer un travail +scientifique. On se promène, comme l'on dit, dans le domaine de la +science, et l'on poursuit ce qui se présente par hasard devant les +yeux. Bacon compare l'investigation scientifique à une chasse; les +observations qui se présentent sont le gibier. En continuant la +même comparaison, on peut ajouter que si le gibier se présente +quand on le cherche, il arrive aussi qu'il se présente quand on ne +le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d'une autre espèce. +Je vais citer un exemple dans lequel ces deux cas se sont +présentés successivement. J'aurai soin en même temps d'analyser +chaque circonstance de cette investigation physiologique, afin de +montrer l'application des principes que nous avons développés dans +la première partie de cette introduction et principalement dans +les chapitres Ier et IIe. Premier exemple. -- On apporta un jour +dans mon laboratoire des lapins venant du marché. On les plaça sur +une table où ils urinèrent et j'observai par hasard que leur urine +était claire et acide. Ce fait me frappa, parce que les lapins ont +ordinairement l'urine trouble et alcaline en leur qualité +d'herbivores, tandis que les carnivores, ainsi qu'on le sait, ont, +au contraire, les urines claires et acides. Cette observation +d'acidité de l'urine chez les lapins me fit venir la pensée que +ces animaux devaient être dans la condition alimentaire des +carnivores. Je supposai qu'ils n'avaient probablement pas mangé +depuis longtemps et qu'ils se trouvaient ainsi transformés par +l'abstinence en véritables animaux carnivores vivant de leur +propre sang. Rien n'était plus facile que de vérifier par +l'expérience cette idée préconçue ou cette hypothèse. Je donnai à +manger de l'herbe aux lapins, et quelques heures après, leurs +urines étaient devenues troubles et alcalines. On soumit ensuite +les mêmes lapins à l'abstinence, et après vingt-quatre ou trente- +six heures au plus leurs urines étaient redevenues claires et +fortement acides; puis elles devenaient de nouveau alcalines en +leur donnant de l'herbe, etc. Je répétai cette expérience si +simple un grand nombre de fois sur les lapins et toujours avec le +même résultat. Je la répétai ensuite chez le cheval, animal +herbivore qui a également l'urine trouble et alcaline. Je trouvai +que l'abstinence produit comme chez le lapin une prompte acidité +de l'urine avec un accroissement relativement très-considérable de +l'urée, au point qu'elle cristallise parfois spontanément dans +l'urine refroidie. J'arrivai ainsi, à la suite de mes expériences, +à cette proposition générale qui alors n'était pas connue, à +savoir, qu'à jeun tous les animaux se nourrissent de viande, de +sorte que les herbivores ont alors des urines semblables à celles +des carnivores. + +Il s'agit ici d'un fait particulier bien simple qui permet de +suivre facilement l'évolution du raisonnement expérimental. Quand +on voit un phénomène qu'on n'a pas l'habitude de voir, il faut +toujours se demander à quoi il peut tenir, ou autrement dit, +quelle en est la cause prochaine; alors il se présente à l'esprit +une réponse ou une idée qu'il s'agit de soumettre à l'expérience. +En voyant l'urine acide chez les lapins, je me suis demandé +instinctivement quelle pouvait en être la cause. L'idée +expérimentale a consisté dans le rapprochement que mon esprit a +fait spontanément entre l'acidité de l'urine chez le lapin, et +l'état d'abstinence que je considérai comme une vraie alimentation +de carnassier. Le raisonnement inductif que j'ai fait +implicitement est le syllogisme suivant: Les urines des carnivores +sont acides; or, les lapins que j'ai sous les yeux ont les urines +acides; donc ils sont carnivores, c'est-à-dire à jeun. C'est ce +qu'il fallait établir par l'expérience. + +Mais pour prouver que mes lapins à jeun étaient bien des +carnivores, il y avait une contre-épreuve à faire. Il fallait +réaliser expérimentalement un lapin carnivore en le nourrissant +avec de la viande, afin de voir si ses urines seraient alors +claires, acides et relativement chargées d'urée comme pendant +l'abstinence. C'est pourquoi je fis nourrir des lapins avec du +boeuf bouilli froid (nourriture qu'ils mangent très-bien quand on +ne leur donne pas autre chose). Ma prévision fut encore vérifiée, +et pendant toute la durée de cette alimentation animale les lapins +gardèrent des urines claires et acides. + +Pour achever mon expérience, je voulus en outre voir par +l'autopsie de mes animaux si la digestion de la viande s'opérait +chez un lapin comme chez un carnivore. Je trouvai, en effet, tous +les phénomènes d'une très-bonne digestion dans les réactions +intestinales, et je constatai que tous les vaisseaux chylifères +étaient gorgés d'un chyle très-abondant, blanc, laiteux, comme +chez les carnivores. Mais voici qu'à propos de ces autopsies, qui +m'offrirent la confirmation de mes idées sur la digestion de la +viande chez les lapins, il se présenta un fait auquel je n'avais +nullement pensé et qui devint pour moi, comme on va le voir, le +point de départ d'un nouveau travail. + +Deuxième exemple (suite du précédent). -- Il m'arriva, en +sacrifiant les lapins auxquels j'avais fait manger de la viande, +de remarquer que des chylifères blancs et laiteux commençaient à +être visibles sur l'intestin grêle à la partie inférieure du +duodenum, environ à 30 centimètres au-dessous du pylore. Ce fait +attira mon attention, parce que chez les chiens les chylifères +commencent à être visibles beaucoup plus haut dans le duodenum et +immédiatement après le pylore. En examinant la chose de plus près, +je constatai que cette particularité chez le lapin coïncidait avec +l'insertion du canal pancréatique situé dans un point très-bas, et +précisément dans le voisinage du lieu où les chylifères +commençaient à contenir du chyle rendu blanc et laiteux par +l'émulsion des matières grasses alimentaires. + +L'observation fortuite de ce fait réveilla en moi une idée et fit +naître dans mon esprit la pensée que le suc pancréatique pouvait +bien être la cause de l'émulsion des matières grasses et par suite +celle de leur absorption par les vaisseaux chylifères. Je fis +encore instinctivement le syllogisme suivant: Le chyle blanc est +dû à l'émulsion de la graisse; or chez le lapin, le chyle blanc se +forme au niveau du déversement du suc pancréatique dans +l'intestin; donc c'est le suc pancréatique qui émulsionne la +graisse et forme le chyle blanc. C'est ce qu'il fallait juger par +l'expérience. + +En vue de cette idée préconçue, j'imaginai et j'instituai aussitôt +une expérience propre à vérifier la réalité ou la fausseté de ma +supposition. Cette expérience consistait à essayer directement la +propriété du suc pancréatique sur les matières grasses, neutres ou +alimentaires. Mais le suc pancréatique ne s'écoule pas +naturellement au dehors, comme la salive ou l'urine, par exemple; +son organe sécréteur est, au contraire, profondément situé dans la +cavité abdominale. Je fus donc obligé de mettre en usage des +procédés d'expérimentation pour me procurer chez l'animal vivant +ce liquide pancréatique dans des conditions physiologiques +convenables et en quantité suffisante. C'est alors que je pus +réaliser mon expérience, c'est-à-dire contrôler mon idée +préconçue, et l'expérience me prouva que l'idée était juste. En +effet, du suc pancréatique obtenu dans des conditions convenables +sur des chiens, des lapins et divers autres animaux, mêlé avec de +l'huile ou de la graisse fondue, s'émulsionnait instantanément +d'une manière persistante, et plus tard acidifiait ces corps gras +en les décomposant, à l'aide d'un ferment particulier, en acide +gras et glycérine, etc., etc. + +Je ne poursuivrai pas plus loin ces expériences que j'ai +longuement développées dans un travail spécial[45]. J'ai voulu +seulement montrer ici comment une première observation faite par +hasard sur l'acidité de l'urine des lapins m'a donné l'idée de +faire des expériences sur leur alimentation carnassière, et +comment ensuite, en poursuivant ces expériences, j'ai fait naître, +sans la chercher, une autre observation relative à la disposition +spéciale de l'insertion du canal pancréatique chez le lapin. Cette +seconde observation, survenue dans l'expérience et engendrée par +elle, m'a donné à son tour l'idée de faire des expériences sur +l'action du suc pancréatique. + +On voit par les exemples précédents comment l'observation d'un +fait ou phénomène, survenu par hasard, fait naître par +anticipation une idée préconçue ou une hypothèse sur la cause +probable du phénomène observé; comment l'idée préconçue engendre +un raisonnement qui déduit l'expérience propre à la vérifier; +comment, dans un cas, il a fallu pour opérer cette vérification +recourir à l'expérimentation, c'est-à-dire à l'emploi de procédés +opératoires plus ou moins compliqués, etc. Dans le dernier exemple +l'expérience a eu un double rôle; elle a d'abord jugé et confirmé +les prévisions du raisonnement qui l'avait engendrée, mais de plus +elle a provoqué une nouvelle observation. On peut donc appeler +cette observation une observation provoquée ou engendrée par +l'expérience. Cela prouve qu'il faut, comme nous l'avons dit, +observer tous les résultats d'une expérience, ceux qui sont +relatifs à l'idée préconçue et ceux même qui n'ont aucun rapport +avec elle. Si l'on ne voyait que les faits relatifs à son idée +préconçue, on se priverait souvent de faire des découvertes. Car +il arrive fréquemment qu'une mauvaise expérience peut provoquer +une très-bonne observation, comme le prouve l'exemple qui va +suivre. + +Troisième exemple. -- En 1857, j'entrepris une série d'expériences +sur l'élimination des substances par l'urine, et cette fois les +résultats de l'expérience ne confirmèrent pas, comme dans les +exemples précédents, mes prévisions ou mes idées préconçues sur le +mécanisme de l'élimination des substances par l'urine. Je fis donc +ce qu'on appelle habituellement une mauvaise expérience ou de +mauvaises expériences. Mais nous avons précédemment posé en +principe qu'il n'y a pas de mauvaises expériences, car, quand +elles ne répondent pas à la recherche pour laquelle on les avait +instituées, il faut encore profiter des observations qu'elles +peuvent fournir pour donner lieu à d'autres expériences. + +En recherchant comment s'éliminaient par le sang qui sort du rein +les substances que j'avais injectées, j'observai par hasard que le +sang de la veine rénale était rutilant, tandis que le sang des +veines voisines était noir comme du sang veineux ordinaire. Cette +particularité imprévue me frappa et je fis ainsi l'observation +d'un fait nouveau qu'avait engendré l'expérience et qui était +étranger au but expérimental que je poursuivais dans cette même +expérience. Je renonçai donc à mon idée primitive qui n'avait pas +été vérifiée et je portai toute mon attention sur cette singulière +coloration du sang veineux rénal, et lorsque je l'eus bien +constatée et que je me fus assuré qu'il n'y avait pas de cause +d'erreur dans l'observation du fait, je me demandai tout +naturellement quelle pouvait en être la cause. Ensuite, examinant +l'urine qui coulait par l'uretère et en réfléchissant, l'idée me +vint que cette coloration rouge du sang veineux pourrait bien être +en rapport avec l'état sécrétoire ou fonctionnel du rein. Dans +cette hypothèse, en faisant cesser la sécrétion rénale, le sang +veineux devait devenir noir: c'est ce qui arriva; en rétablissant +la sécrétion rénale, le sang veineux devait redevenir rutilant: +c'est ce que je pus vérifier encore chaque fois que j'excitais la +sécrétion de l'urine. J'obtins ainsi la preuve expérimentale qu'il +y a un rapport entre la sécrétion de l'urine et la coloration du +sang de la veine rénale. + +Mais ce n'est point encore tout. À l'état normal le sang veineux +du rein est à peu près constamment rutilant, parce que l'organe +urinaire sécrète d'une manière à peu près continue bien +qu'alternativement pour chaque rein. Or, je voulus savoir si la +couleur rutilante du sang veineux constituait un fait général +propre aux autres glandes, et obtenir de cette manière une contre- +épreuve bien nette qui me démontrât que c'était le phénomène +sécrétoire par lui-même qui amenait cette modification dans la +coloration du sang veineux. Voici comment je raisonnai: si, dis- +je, c'est la sécrétion qui entraîne, ainsi que cela paraît être, +la rutilance du sang veineux glandulaire, il arrivera, dans les +organes glandulaires qui comme glandes salivaires sécrètent d'une +manière intermittente, que le sang veineux changera de couleur +d'une manière intermittente et se montrera noir pendant le repos +de la glande et rouge pendant la sécrétion. Je mis donc à +découvert sur un chien la glande sous-maxillaire, ses conduits, +ses nerfs et ses vaisseaux. Cette glande fournit à l'état normal +une sécrétion intermittente que l'on peut exciter ou faire cesser +à volonté. Or je constatai clairement que pendant le repos de la +glande, quand rien ne coulait par le conduit salivaire, le sang +veineux offrait en effet une coloration noire, tandis qu'aussitôt +que la sécrétion apparaissait, le sang devenait rutilant pour +reprendre la couleur noire quand la sécrétion s'arrêtait, puis +restait noir pendant tout le temps que durait l'intermittence, +etc.[46] + +Ces dernières observations ont ensuite été le point de départ de +nouvelles idées qui m'ont guidé pour faire des recherches +relatives à la cause chimique du changement de couleur du sang +glandulaire pendant la sécrétion. Je ne poursuivrai pas ces +expériences dont j'ai d'ailleurs publié les détails[47]. Il me +suffira d'avoir prouvé que les recherches scientifiques ou les +idées expérimentales peuvent prendre naissance à l'occasion +d'observations fortuites et en quelque sorte involontaires qui se +présentent à nous, soit spontanément, soit à l'occasion d'une +expérience faite dans un autre but. Mais il arrive encore un autre +cas, c'est celui dans lequel l'expérimentateur provoque et fait +naître volontairement une observation. Ce cas rentre pour ainsi +dire dans le précédent; seulement il en diffère en ce que, au lieu +d'attendre que l'observation se présente par hasard dans une +circonstance fortuite, on la provoque par une expérience. En +reprenant la comparaison de Bacon, nous pourrions dire que +l'expérimentateur ressemble dans ce cas à un chasseur qui, au lieu +d'attendre tranquillement le gibier, cherche à le faire lever en +pratiquant une battue dans les lieux où il suppose son existence. +C'est ce que nous avons appelé l'expérience pour voir (p. 37 et +38). On met ce procédé en usage toutes les fois qu'on n'a pas +d'idée préconçue pour entreprendre des recherches sur un sujet à +l'occasion duquel des observations antérieures manquent. Alors on +expérimente pour faire naître des observations qui puissent à leur +tour faire naître des idées. C'est ce qui arrive habituellement en +médecine quand on veut rechercher l'action d'un poison ou d'une +substance médicamenteuse quelconque sur l'économie animale; on +fait des expériences pour voir, et ensuite on se guide d'après ce +qu'on a vu. + +Quatrième exemple. -- En 1845, M. Pelouze me remit une substance +toxique appelée curare qui lui avait été rapportée d'Amérique. On +ne connaissait alors rien sur le mode d'action physiologique de +cette substance. On savait seulement, d'après d'anciennes +observations et par les relations intéressantes de Alex. de +Humboldt, de MM. Boussingault et Roulin, que cette substance d'une +préparation complexe et difficile à déterminer tue très-rapidement +un animal quand on l'introduit sous la peau. Mais je ne pouvais +point par les observations antérieures me faire une idée préconçue +sur le mécanisme de la mort par le curare, il me fallait avoir +pour cela des observations nouvelles relatives aux troubles +organiques que ce poison pouvait amener. Dès lors je provoquai +l'apparition de ces observations, c'est-à-dire que je fis des +expériences pour voir des choses sur lesquelles je n'avais aucune +idée préconçue. Je plaçai d'abord du curare sous la peau d'une +grenouille, elle mourut après quelques minutes; aussitôt je +l'ouvris et j'examinai successivement, dans cette autopsie +physiologique, ce qu'étaient devenues les propriétés +physiologiques connues des divers tissus. Je dis à dessein +autopsie physiologique parce qu'il n'y a que celles-là qui soient +réellement instructives. C'est la disparition des propriétés +physiologiques qui explique la mort et non pas les altérations +anatomiques. En effet, dans l'état actuel de la science, nous +voyons les propriétés physiologiques disparaître dans une foule de +cas sans que nous puissions démontrer, à l'aide de nos moyens +d'investigation, aucune altération anatomique correspondante; +c'est le cas du curare, par exemple. Tandis que nous trouverons, +au contraire, des exemples où les propriétés physiologiques +persistent malgré des altérations anatomiques très-marquées avec +lesquelles les fonctions, ne sont point incompatibles. Or chez ma +grenouille empoisonnée par le curare, le coeur continuait ses +mouvements, les globules du sang n'étaient point altérés en +apparence dans leurs propriétés physiologiques non plus que les +muscles, qui avaient conservé leur contractilité normale. Mais, +bien que l'appareil nerveux eût conservé son apparence anatomique +normale, les propriétés des nerfs avaient cependant complètement +disparu. Il n'y avait plus de mouvements ni volontaires ni +reflexes, et les nerfs moteurs excités directement ne +déterminaient plus aucune contraction dans les muscles. Pour +savoir s'il n'y avait rien d'accidentel et d'erroné dans cette +première observation, je la répétai plusieurs fois et je la +vérifiai de diverses manières; car la première chose indispensable +quand on veut raisonner expérimentalement, c'est d'être bon +observateur et de bien s'assurer qu'il n'y a pas d'erreur dans +l'observation qui sert de point de départ au raisonnement. Or, je +trouvai chez les mammifères et chez les oiseaux les mêmes +phénomènes que chez les grenouilles, et la disparition des +propriétés physiologiques du système nerveux moteur devint le fait +constant. Partant de ce fait bien établi, je pus alors pousser +plus avant l'analyse des phénomènes et déterminer le mécanisme de +la mort par le curare. Je procédai toujours par des raisonnements +analogues à ceux signalés dans l'exemple précédent, et d'idée en +idée, d'expérience en expérience, je m'élevai à des faits de plus +en plus précis. J'arrivai finalement à cette proposition générale +que le curare détermine la mort par la destruction de tous les +nerfs moteurs sans intéresser les nerfs sensitifs[48]. + +Dans les cas où l'on fait une expérience pour voir, l'idée +préconçue et le raisonnement, avons-nous dit, semblent manquer +complètement, et cependant on a nécessairement raisonné à son insu +par syllogisme. Dans le cas du curare j'ai instinctivement +raisonné de la manière suivante: + +Il n'y a pas de phénomène sans cause, et par conséquent pas +d'empoisonnement sans une lésion physiologique qui sera +particulière ou spéciale au poison employé; or, pensai-je, le +curare doit produire la mort par une action qui lui est propre et +en agissant sur certaines parties organiques déterminées. Donc, en +empoisonnant l'animal par le curare et en examinant aussitôt après +la mort les propriétés de ses divers tissus, je pourrai peut-être +trouver et étudier une lésion spéciale à ce poison. + +L'esprit ici est donc encore actif et l'expérience pour voir, qui +paraît faite à l'aventure, rentre cependant dans notre définition +générale de l'expérience (p. 20). En effet, dans toute initiative, +l'esprit raisonne toujours, et même quand nous semblons faire les +choses sans motifs, une logique instinctive dirige l'esprit. +Seulement on ne s'en rend pas compte, par cette raison bien simple +qu'on commence par raisonner avant de savoir et de dire qu'on +raisonne, de même qu'on commence par parler avant d'observer que +l'on parle, de même encore que l'on commence par voir et entendre +avant de savoir ce que l'on voit et ce que l'on entend. + +Cinquième exemple. -- Vers 1846, je voulus faire des expériences +sur la cause de l'empoisonnement par l'oxyde de carbone. Je savais +que ce gaz avait été signalé comme toxique, mais je ne savais +absolument rien sur le mécanisme de cet empoisonnement; je ne +pouvais donc pas avoir d'opinion préconçue. Que fallait il faire +alors? Il fallait faire naître une idée en faisant apparaître un +fait, c'est-à-dire instituer encore là une expérience pour voir. +En effet, j'empoisonnai un chien en lui faisant respirer de +l'oxyde de carbone, et immédiatement après la mort je fis +l'ouverture de son corps. Je regardai l'état des organes et des +liquides. Ce qui fixa tout aussitôt mon attention, ce fut que le +sang était rutilant dans tous les vaisseaux; dans les veines aussi +bien que dans les artères, dans le coeur droit aussi bien que dans +le coeur gauche. Je répétai cette expérience sur des lapins, sur +des oiseaux, sur des grenouilles, et partout je trouvai la même +coloration rutilante générale du sang. Mais je fus distrait de +poursuivre cette recherche et je gardai cette observation pendant +longtemps sans m'en servir autrement que pour la citer dans mes +cours à propos de la coloration du sang. + +En 1856, personne n'avait poussé la question expérimentale plus +loin, et dans mon cours au Collège de France sur les substances +toxiques et médicamenteuses, je repris l'étude sur +l'empoisonnement par l'oxyde de carbone que j'avais commencée en +1846. Je me trouvais alors dans un cas mixte, car, à cette époque, +je savais déjà que l'empoisonnement par l'oxyde de carbone rend le +sang rutilant dans tout le système circulatoire. Il fallait faire +des hypothèses et établir une idée préconçue sur cette première +observation afin d'aller plus avant. Or, en réfléchissant sur ce +fait de rutilance du sang, j'essayai de l'interpréter avec les +connaissances antérieures que j'avais sur la cause de la couleur +du sang, et alors toutes les réflexions suivantes se présentèrent +à mon esprit. La couleur rutilante du sang, dis-je, est spéciale +au sang artériel et en rapport avec la présence de l'oxygène en +forte proportion, tandis que la coloration noire tient à la +disparition de l'oxygène et à la présence d'une plus grande +proportion d'acide carbonique; dès lors il me vint à l'idée que +l'oxyde de carbone, en faisant persister la couleur rutilante dans +le sang veineux, aurait peut-être empêché l'oxygène de se changer +en acide carbonique dans les capillaires. Il semblait pourtant +difficile de comprendre comment tout cela pouvait être la cause de +la mort. Mais continuant toujours mon raisonnement intérieur et +préconçu, j'ajoutai: Si tout cela était vrai, le sang pris dans +les veines des animaux empoisonnés par l'oxyde de carbone devra +contenir de l'oxygène comme le sang artériel; c'est ce qu'il faut +voir. À la suite de ces raisonnements fondés sur l'interprétation +de mon observation, j'instituai une expérience pour vérifier mon +hypothèse relative à la persistance de l'oxygène dans le sang +veineux. Je fis pour cela passer un courant d'hydrogène dans du +sang veineux rutilant pris sur un animal empoisonné par l'oxyde de +carbone, mais je ne pus déplacer, comme à l'ordinaire, de +l'oxygène. J'essayai d'agir de même sur le sang artériel, je ne +réussis pas davantage. Mon idée préconçue était donc fausse. Mais +cette impossibilité d'obtenir de l'oxygène du sang d'un chien +empoisonné par l'oxyde de carbone fut pour moi une deuxième +observation qui me suggéra de nouvelles idées d'après lesquelles +je formai une nouvelle hypothèse. Que pouvait être devenu cet +oxygène du sang? Il ne s'était pas changé en acide carbonique, car +on ne déplaçait pas non plus des grandes quantités de ce gaz en +faisant passer un courant d'hydrogène dans le sang des animaux +empoisonnés. D'ailleurs cette supposition était en opposition avec +la couleur du sang. Je m'épuisai en conjectures sur la manière +dont l'oxyde de carbone pouvait faire disparaître l'oxygène du +sang, et comme les gaz se déplacent les uns par les autres, je dus +naturellement penser que l'oxyde de carbone pouvait avoir déplacé +l'oxygène et l'avoir chassé du sang. Pour le savoir, je résolus de +varier l'expérimentation et de placer le sang dans des conditions +artificielles qui me permissent de retrouver l'oxygène déplacé. +J'étudiai alors l'action de l'oxyde de carbone sur le sang par +l'empoisonnement artificiel. Pour cela, je pris une certaine +quantité de sang artériel d'un animal sain, je plaçai ce sang sur +le mercure dans une éprouvette contenant de l'oxyde de carbone, +j'agitai ensuite le tout afin d'empoisonner le sang à l'abri du +contact de l'air extérieur. Puis après un certain temps j'examinai +si l'air contenu dans l'éprouvette, en contact avec le sang +empoisonné, avait été modifié, et je constatai que cet air en +contact avec le sang s'était notablement enrichi en oxygène, en +même temps que la proportion d'oxyde de carbone y avait diminué. +Ces expériences, répétées dans les mêmes conditions, m'apprirent +qu'il y avait eu là un simple échange volume à volume entre +l'oxyde de carbone et l'oxygène du sang. Mais l'oxyde de carbone, +en déplaçant l'oxygène qu'il avait expulsé du sang, était resté +fixé dans le globule du sang et ne pouvait plus être déplacé par +l'oxygène ni par d'autres gaz. De sorte que la mort arrivait par +la mort des globules sanguins, ou autrement dit par la cessation +de l'exercice de leur propriété physiologique qui est essentielle +à la vie. + +Ce dernier exemple, que je viens de rapporter d'une manière très- +succincte, est complet, et il montre d'un bout à l'autre comment +la méthode expérimentale procède et réussit pour arriver à +connaître la cause prochaine des phénomènes. D'abord je ne savais +absolument rien sur le mécanisme du phénomène empoisonnement par +l'oxyde de carbone. Je fis une expérience pour voir, c'est-à-dire +pour observer. Je recueillis une première observation sur une +modification spéciale de la couleur du sang. J'interprétai cette +observation, et je fis une hypothèse que l'expérience prouva être +fausse. Mais cette expérience me fournit une deuxième observation, +sur laquelle je raisonnai de nouveau en m'en servant comme point +de départ pour faire une nouvelle hypothèse sur le mécanisme de la +soustraction de l'oxygène au sang. En construisant des hypothèses +successivement sur les faits à mesure que je les observais, +j'arrivai finalement à démontrer que l'oxyde de carbone se +substitue dans le globule du sang à la place de l'oxygène, par +suite d'une combinaison avec la substance du globule du sang. + +Ici l'analyse expérimentale a atteint son but. C'est un des rares +exemples en physiologie que je suis heureux de pouvoir citer. Ici +la cause prochaine du phénomène empoisonnement est trouvée, et +elle se traduit par une expression théorique qui rend compte de +tous les faits et qui renferme en même temps toutes les +observations et toutes les expériences. La théorie formulée ainsi +pose le fait principal d'où se déduisent tous les autres: L'oxyde +de carbone se combine plus fortement que l'oxygène avec l'hémato- +globuline du globule du sang. On a prouvé tout récemment que +l'oxyde de carbone forme une combinaison définie avec l'hémato- +globuline[49]. De sorte que le globule du sang, comme minéralisé +par la stabilité de cette combinaison, perd ses propriétés +vitales. Dès lors tout se déduit logiquement: l'oxyde de carbone, +à raison de sa propriété de plus forte combinaison, chasse du sang +l'oxygène qui est essentiel à la vie; les globules du sang +deviennent inertes et l'on voit l'animal mourir avec les symptômes +de l'hémorrhagie, par une vraie paralysie des globules. + +Mais quand une théorie est bonne et qu'elle donne bien la cause +physico-chimique réelle et déterminée des phénomènes, elle +renferme non-seulement les faits observés, mais elle en peut +prévoir d'autres et conduire à des applications raisonnées, qui +seront les conséquences logiques de la théorie. Nous rencontrons +encore ici ce criterium. En effet, si l'oxyde de carbone a la +propriété de chasser l'oxygène en se combinant à sa place avec le +globule du sang, on pourra se servir de ce gaz pour faire +l'analyse des gaz du sang et en particulier pour la détermination +de l'oxygène. J'ai déduit de mes expériences cette application qui +est aujourd'hui généralement adoptée[50]. On a fait des +applications à la médecine légale de cette propriété de l'oxyde de +carbone pour retrouver la matière colorante du sang, et l'on peut +déjà aussi tirer des faits physiologiques signalés plus haut, des +conséquences relatives à l'hygiène, à la pathologie expérimentale, +et notamment au mécanisme de certaines anémies. + +Sans doute, toutes ces déductions de la théorie, demandent encore +comme toujours les vérifications expérimentales, et la logique ne +suffit pas; mais cela tient à ce que les conditions d'action de +l'oxyde de carbone sur le sang peuvent présenter d'autres +circonstances complexes et une foule de détails que la théorie ne +peut encore prévoir. Sans cela, ainsi que nous l'avons dit souvent +(voy. p. 52), nous conclurions par la seule logique et sans avoir +besoin de vérification expérimentale. C'est donc à cause des +nouveaux éléments variables et imprévus, qui peuvent s'introduire +dans les conditions d'un phénomène, que jamais dans les sciences +expérimentales la logique seule ne suffit. Même quand on a une +théorie qui paraît bonne, elle n'est jamais que relativement bonne +et elle renferme toujours une certaine proportion d'inconnu. + + +§ II. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une +hypothèse ou une théorie. + + +Nous avons déjà dit (p. 46) et nous verrons plus loin que dans la +constatation d'une observation, il ne faut jamais aller au delà du +fait. Mais il n'en est pas de même dans l'institution d'une +expérience; je veux montrer qu'à ce moment les hypothèses sont +indispensables et que leur utilité est précisément alors de nous +entraîner hors du fait et de porter la science en avant. Les +hypothèses ont pour objet non-seulement de nous faire faire des +expériences nouvelles, mais elles nous font découvrir souvent des +faits nouveaux que nous n'aurions pas aperçus sans elles. Dans les +exemples qui précèdent nous avons vu que l'on peut partir d'un +fait particulier pour s'élever successivement à des idées plus +générales, c'est-à-dire à une théorie. Mais il arrive aussi, comme +nous venons de le voir, qu'on peut partir d'une hypothèse qui se +déduit d'une théorie. Dans ce cas, bien qu'il s'agisse d'un +raisonnement déduit logiquement d'une théorie, c'est néanmoins +encore une hypothèse qu'il faut vérifier par l'expérience. Ici en +effet les théories ne nous représentent qu'un assemblage de faits +antérieurs sur lesquels s'appuie l'hypothèse, mais qui ne +sauraient lui servir de démonstration expérimentale. Nous avons +dit que dans ce cas il fallait ne pas subir le joug des théories, +et que garder l'indépendance de son esprit était la meilleure +condition pour trouver la vérité et pour faire faire des progrès à +la science. C'est ce que prouveront les exemples suivants. + +Premier exemple. -- En 1843, dans un de mes premiers travaux, +j'entrepris d'étudier ce que deviennent les différentes substances +alimentaires dans la nutrition. Je commençai, ainsi que je l'ai +déjà dit, par le sucre, qui est une substance définie et plus +facile que toutes les autres à reconnaître et à poursuivre dans +l'économie. J'injectai dans ce but des dissolutions de sucre de +canne dans le sang des animaux et je constatai que ce sucre, même +injecté dans le sang à faible dose, passait dans les urines. Je +reconnus ensuite que le suc gastrique, en modifiant ou en +transformant ce sucre de canne, le rendait assimilable, c'est-à- +dire destructible dans le sang[51]. + +Alors je voulus savoir dans quel organe ce sucre alimentaire +disparaissait, et j'admis par hypothèse que le sucre que +l'alimentation introduit dans le sang pourrait être détruit dans +le poumon ou dans les capillaires généraux. En effet, la théorie +régnante à cette époque et qui devait être naturellement mon point +de départ, admettait que le sucre qui existe chez les animaux +provient exclusivement des aliments et que ce sucre se détruit +dans l'organisme animal par des phénomènes de combustion, c'est-à- +dire de respiration. C'est ce qui avait fait donner au sucre le +nom d'aliment respiratoire. Mais je fus immédiatement conduit à +voir que la théorie sur l'origine du sucre chez les animaux, qui +me servait de point de départ, était fausse. En effet, par suite +d'expériences que j'indiquerai plus loin, je fus amené non à +trouver l'organe destructeur du sucre, mais au contraire je +découvris un organe formateur de cette substance, et je trouvai +que le sang de tous les animaux contient du sucre, même quand ils +n'en mangent pas. Je constatai donc là un fait nouveau, imprévu +par la théorie et que l'on n'avait pas remarqué, sans doute, parce +que l'on était sous l'empire d'idées théoriques opposées +auxquelles on avait accordé trop de confiance. Alors, j'abandonnai +tout aussitôt toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre, +pour suivre ce résultat inattendu qui a été depuis l'origine +féconde d'une voie nouvelle d'investigation et une mine de +découvertes qui est loin d'être épuisée. + +Dans ces recherches je me suis conduit d'après les principes de la +méthode expérimentale que nous avons établis, c'est-à-dire qu'en +présence d'un fait nouveau bien constaté et en contradiction avec +une théorie, au lieu de garder la théorie et d'abandonner le fait, +j'ai gardé le fait que j'ai étudié, et je me suis hâté de laisser +la théorie, me conformant à ce précepte que nous avons indiqué +dans le deuxième chapitre: Quand le fait qu'on rencontre est en +opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et +abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de +grands noms, est généralement adoptée. + +Il faut donc distinguer, comme nous l'avons dit, les principes +d'avec les théories et ne jamais croire à ces dernières d'une +manière absolue. Ici nous avions une théorie d'après laquelle on +admettait que le règne végétal avait seul le pouvoir de créer les +principes immédiats que le règne animal doit détruire. D'après +cette théorie établie et soutenue par les chimistes contemporains +les plus illustres, les animaux étaient incapables de produire du +sucre dans leur organisme. Si j'avais cru à la théorie d'une +manière absolue, j'aurais dû conclure que mon expérience devait +être entachée d'erreur, et peut-être que des expérimentateurs +moins défiants que moi auraient passé condamnation immédiatement +et ne se seraient pas arrêtés plus longtemps sur une observation +qu'on pouvait théoriquement accuser de renfermer des causes +d'erreurs, puisqu'elle montrait du sucre dans le sang chez les +animaux soumis à une alimentation dépourvue de matières amidonnées +ou sucrées. Mais, au lieu de me préoccuper de la validité de la +théorie, je ne m'occupai que du fait dont je cherchai à bien +établir la réalité. Je fus ainsi amené par de nouvelles +expériences et au moyen de contre-épreuves convenables à confirmer +ma première observation et à trouver que le foie était un organe +où du sucre animal se formait dans certaines circonstances données +pour se répandre ensuite dans toute la masse du sang et dans les +tissus et liquides organiques. Cette glycogénie animale que j'ai +découverte, c'est-à-dire cette faculté que possèdent les animaux, +aussi bien que les végétaux, de produire du sucre, est aujourd'hui +un résultat acquis à la science, mais on n'est point encore fixé +sur une théorie plausible des phénomènes. Les faits nouveaux que +j'ai fait connaître ont été la source de grand nombre de travaux +et de beaucoup de théories diverses et contradictoires en +apparence entre elles soit avec les miennes. Quand on entre sur un +terrain neuf, il ne faut pas craindre d'émettre des vues même +hasardées afin d'exciter la recherche dans toutes les directions. +Il ne faut pas, suivant l'expression de Priestley, rester dans +l'inaction par une fausse modestie fondée sur la crainte de se +tromper. J'ai donc fait des théories plus ou moins hypothétiques +sur la glycogénie; depuis moi, on en a fait d'autres: mes +théories, ainsi que celles des autres, vivront ce que doivent +vivre des théories nécessairement très-partielles et provisoires +quand on est au début d'une nouvelle série de recherches. Mais +elles seront plus tard remplacées par d'autres qui représenteront +un état plus avancé de la question, et ainsi de suite. Les +théories sont comme des degrés successifs que monte la science en +élargissant de plus en plus son horizon, parce que les théories +représentent et comprennent nécessairement d'autant plus de faits +qu'elles sont plus avancées. Le vrai progrès est de changer de +théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les +premières jusqu'à ce qu'on en trouve une qui soit assise sur un +plus grand nombre de faits. Dans le cas qui nous occupe, la +question n'est pas de condamner l'ancienne théorie au profit de +celle qui est plus récente. Ce qui est important, c'est d'avoir +ouvert une voie nouvelle, car ce qui ne périra jamais, ce sont les +faits bien observés que les théories éphémères ont fait surgir; ce +sont là les seuls matériaux sur lesquels l'édifice de la science +s'élèvera un jour quand elle possédera un nombre de faits +suffisants et qu'elle aura pénétré assez loin dans l'analyse des +phénomènes pour en connaître la loi ou le déterminisme exact. + +En résumé, les théories ne sont que des hypothèses vérifiées par +un nombre plus ou moins considérable de faits; celles qui sont +vérifiées par le plus grand nombre de faits sont les meilleures; +mais encore ne sont-elles jamais définitives et ne doit-on jamais +y croire d'une manière absolue. On a vu, par les exemples qui +précèdent, que, si l'on avait eu une confiance entière dans la +théorie régnante sur la destruction du sucre chez les animaux, et +si l'on n'avait eu en vue que sa confirmation, on n'aurait +probablement pas été mis sur la voie des faits nouveaux que nous +avons rencontrés. L'hypothèse fondée sur une théorie a, il est +vrai, provoqué l'expérience, mais dès que les résultats de +l'expérience sont apparus, la théorie et l'hypothèse ont dû +disparaître, car le fait expérimental n'était plus qu'une +observation qu'il fallait faire sans idée préconçue (voy. p. 40). + +Le grand principe est donc dans des sciences aussi complexes et +aussi peu avancées que la physiologie, de se préoccuper très-peu +de la valeur des hypothèses ou des théories et d'avoir toujours +l'oeil attentif pour observer tout ce qui apparaît dans une +expérience. Une circonstance en apparence accidentelle et +inexplicable peut devenir l'occasion de la découverte d'un fait +nouveau important, comme on va le voir par la continuation de +l'exemple cité précédemment. + +Deuxième exemple, suite du précédent. -- Après avoir trouvé, ainsi +que je l'ai dit plus haut, qu'il existe dans le foie des animaux +du sucre à l'état normal et dans toute espèce d'alimentation, je +voulus connaître la proportion de cette substance et ses +variations dans certains états physiologiques et pathologiques. Je +commençai donc des dosages de sucre dans le foie d'animaux placés +dans diverses circonstances physiologiquement déterminées. Je +répétais toujours deux dosages de la matière sucrée, et d'une +manière simultanée, avec le même tissu hépatique. Mais un jour il +m'arriva, étant pressé par le temps, de ne pas pouvoir faire mes +deux analyses au même moment, je fis rapidement un dosage +immédiatement après la mort de l'animal, et je renvoyai l'autre +analyse au lendemain. Mais je trouvai cette fois des quantités de +sucre beaucoup plus grandes que celles que j'avais obtenues la +veille pour le même tissu hépatique, et je remarquai d'un autre +côté que la proportion de sucre que j'avais trouvée la veille dans +le foie, examiné immédiatement après la mort de l'animal, était +beaucoup plus faible que celle que j'avais rencontrée dans les +expériences que j'avais fait connaître comme donnant la proportion +normale du sucre hépatique. Je ne savais à quoi rapporter cette +singulière variation obtenue avec le même foie et le même procédé +d'analyse. Que fallait-il faire? Fallait-il considérer ces deux +dosages si discordants comme une mauvaise expérience et ne pas en +tenir compte? Fallait-il prendre une moyenne entre les deux +expériences? C'est un expédient que plusieurs expérimentateurs +auraient pu choisir pour se tirer d'embarras. Mais je n'approuve +pas cette manière d'agir par des raisons que j'ai données +ailleurs. J'ai dit, en effet, qu'il ne faut jamais rien négliger +dans l'observation des faits, et je regarde comme une règle +indispensable de critique expérimentale (p. 299) de ne jamais +admettre sans preuve l'existence d'une cause d'erreur dans une +expérience, et de chercher toujours à se rendre raison de toutes +les circonstances anormales qu'on observe. Il n'y a rien +d'accidentel, et ce qui pour nous est accident n'est qu'un fait +inconnu qui peut devenir, si on l'explique, l'occasion d'une +découverte plus ou moins importante. C'est ce qui m'est arrivé +dans ce cas. + +Je voulus savoir en effet quelle était la raison qui m'avait fait +trouver deux nombres si différents dans le dosage du foie de mon +lapin. Après m'être assuré qu'il n'y avait pas d'erreur tenant au +procédé de dosage; après avoir constaté que les diverses parties +du foie sont sensiblement toutes également riches en sucre, il ne +me resta plus à examiner que l'influence du temps qui s'était +écoulé depuis la mort de l'animal jusqu'au moment de mon deuxième +dosage. Jusqu'alors, sans y attacher aucune importance, j'avais +fait mes expériences quelques heures après la mort de l'animal, +et, pour la première fois, je m'étais trouvé dans le cas de faire +immédiatement un dosage quelques minutes après la mort et de +renvoyer l'autre au lendemain, c'est-à-dire vingt-quatre heures +après. En physiologie, les questions de temps ont toujours une +grande importance, parce que la matière organique éprouve des +modifications nombreuses et incessantes. Il pouvait donc s'être +produit quelque modification chimique dans le tissu hépatique. +Pour m'en assurer, je fis une série de nouvelles expériences qui +dissipèrent toutes les obscurités en me montrant que le tissu du +foie va constamment en s'enrichissant en sucre pendant un certain +temps après la mort. De sorte qu'on peut avoir des quantités de +sucre très-variables, suivant le moment dans lequel on fait son +examen. Je fus donc ainsi amené à rectifier mes anciens dosages et +à découvrir ce fait nouveau, à savoir, que des quantités +considérables de sucre se produisent dans le foie des animaux +après la mort. Je montrai, par exemple, qu'en faisant passer dans +un foie encore chaud et aussitôt après la mort de l'animal un +courant d'eau froide injecté avec force par les vaisseaux +hépatiques, on débarrasse complètement le tissu hépatique du sucre +qu'il contient; mais le lendemain ou quelques heures après, quand +on place le foie lavé à une douce température, on trouve son tissu +de nouveau chargé d'une grande quantité de sucre qui s'est produit +depuis le lavage[52]. Quand je fus en possession de cette première +découverte que le sucre se forme chez les animaux après la mort +comme pendant la vie, je voulus pousser plus loin l'examen de ce +singulier phénomène, et c'est alors que je fus amené à trouver que +le sucre se produit dans le foie à l'aide d'une matière +diastasique réagissant sur une substance amylacée que j'ai isolée +et que j'ai appelée matière glycogène. De sorte que j'ai pu +démontrer de la manière la plus nette que chez les animaux le +sucre se forme par un mécanisme en tout semblable à celui qui se +rencontre dans les végétaux. + +Cette seconde série de faits représente des résultats qui sont +encore aujourd'hui solidement acquis à la science et qui ont fait +faire beaucoup de progrès à la question glycogénique dans les +animaux. Je viens de dire très-succinctement comment ces faits ont +été découverts et comment ils ont eu pour point de départ une +circonstance expérimentale futile en apparence. J'ai cité ce cas +afin de prouver qu'on ne saurait jamais rien négliger dans les +recherches expérimentales; car tous les accidents ont leur cause +nécessaire. On ne doit donc jamais être trop absorbé par la pensée +qu'on poursuit, ni s'illusionner sur la valeur de ses idées ou de +ses théories scientifiques; il faut toujours avoir les yeux +ouverts à tout événement, l'esprit douteur et indépendant (p. +138), disposé à examiner tout ce qui se présente et à ne rien +laisser passer sans en rechercher la raison. Il faut être, en un +mot, dans une disposition intellectuelle qui semble paradoxale, +mais qui, suivant moi, représente le véritable esprit de +l'investigateur. Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire; +je m'explique en disant qu'il faut en science croire fermement aux +principes et douter des formules; en effet, d'un côté nous sommes +sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais +certains de le tenir. Il faut être inébranlable sur les principes +de la science expérimentale (déterminisme), et ne pas croire +absolument aux théories. L'aphorisme que j'ai exprimé plus haut +peut s'appuyer sur ce que nous avons développé ailleurs (voy. p. +116), à savoir, que pour les sciences expérimentales, le principe +est dans notre esprit, tandis que les formules sont dans les +choses extérieures. Pour la pratique des choses on est bien obligé +de laisser croire que la vérité (au moins la vérité provisoire) +est représentée par la théorie ou par la formule. Mais en +philosophie scientifique et expérimentale ceux qui placent leur +foi dans les formules ou dans les théories ont tort. Toute la +science humaine consiste à chercher la vraie formule ou la vraie +théorie de la vérité dans un ordre quelconque. Nous en approchons +toujours, mais la trouverons-nous jamais d'une manière complète? +Ce n'est pas le lieu d'entrer dans le développement de ces idées +philosophiques; reprenons notre sujet et passons à un nouvel +exemple expérimental. + +Troisième exemple. -- Vers l'année 1852, je fus amené par mes +études à faire des expériences sur l'influence du système nerveux +sur les phénomènes de la nutrition et de la calorification. On +avait observé que dans beaucoup de cas, les paralysies complexes, +ayant leur siège dans des nerfs mixtes, sont suivies tantôt d'un +réchauffement, tantôt d'un refroidissement des parties paralysées. +Or, voici comment je raisonnai, pour expliquer ce fait, en me +fondant, d'une part, sur les observations connues, et d'autre +part, sur les théories régnantes relativement aux phénomènes de la +nutrition et de la calorification. La paralysie des nerfs, dis-je, +doit amener le refroidissement des parties en ralentissant les +phénomènes de combustion dans le sang, puisque ces phénomènes sont +considérés comme la cause de la calorification animale. Or, d'un +autre côté, les anatomistes ont remarqué depuis longtemps que les +nerfs sympathiques accompagnent spécialement les vaisseaux +artériels. Donc, pensai-je par induction, ce doivent être les +nerfs sympathiques qui, dans la lésion d'un tronc nerveux mixte, +agissent pour produire le ralentissement des phénomènes chimiques +dans les vaisseaux capillaires, et c'est leur paralysie qui doit +amener par suite le refroidissement des parties. Si mon hypothèse +est vraie, ajoutai-je, elle pourra se vérifier en coupant +seulement les nerfs sympathiques vasculaires qui vont dans une +partie et en respectant les autres. Je devrai obtenir alors un +refroidissement par la paralysie des nerfs vasculaires sans que le +mouvement ni la sensibilité aient disparu, puisque j'aurai laissé +intacts les nerfs moteurs et sensitifs ordinaires. Pour réaliser +mon expérience je cherchai donc un procédé d'expérimentation +convenable qui me permît de couper les nerfs vasculaires seuls en +respectant les autres. Le choix des animaux prenait ici de +l'importance relativement à la solution de la question (p. 213); +or je trouvai que la disposition anatomique qui rend isolé le +grand sympathique cervical chez certains animaux, tels que le +lapin et le cheval, rendait cette solution possible. + +Après tous ces raisonnements je fis donc la section du grand +sympathique dans le cou sur un lapin pour contrôler mon hypothèse +et voir ce qui arriverait relativement à la calorification dans le +côté de la tête où se distribue ce nerf. J'avais été conduit, +ainsi qu'on vient de le voir, en me fondant sur la théorie +régnante et sur des observations antérieures, à faire l'hypothèse +que la température devait être abaissée par la section de ce nerf +sympathique. Or c'est précisément le contraire qui arriva. +Aussitôt après la section du grand sympathique dans la partie +moyenne du cou, je vis survenir dans tout le côté correspondant de +la tête du lapin, une suractivité considérable dans la circulation +accompagnée d'une augmentation de caloricité. Le résultat était +donc exactement contraire à celui que mon hypothèse déduite de la +théorie m'avait fait prévoir; mais alors je fis comme toujours, +c'est-à-dire que j'abandonnai aussitôt les théories et les +hypothèses pour observer et étudier le fait en lui-même afin d'en +déterminer aussi exactement que possible les conditions +expérimentales. Aujourd'hui mes expériences sur les nerfs +vasculaires et calorifiques ont ouvert une voie nouvelle de +recherches et ont été le sujet d'un grand nombre de travaux qui, +j'espère, pourront fournir un jour des résultats d'une grande +importance en physiologie et en pathologie[53]. + +Cet exemple prouve, comme les précédents, qu'on peut rencontrer +dans les expériences des résultats différents de ceux que les +théories et les hypothèses nous font prévoir. Mais si je désire +appeler plus particulièrement l'attention sur ce troisième +exemple, c'est qu'il nous offre encore un enseignement important, +à savoir que, sans cette hypothèse directrice de l'esprit, le fait +expérimental qui la contredit n'aurait pas été aperçu. En effet, +je ne suis pas le premier expérimentateur qui ait coupé sur des +animaux vivants la portion cervicale du grand sympathique. +Pourfour du Petit avait pratiqué cette expérience au commencement +du siècle dernier, et il découvrit les effets de ce nerf sur la +pupille en partant d'une hypothèse anatomique d'après laquelle ce +nerf était supposé porter les esprits animaux dans les yeux[54]. +Depuis lors beaucoup de physiologistes ont répété la même +opération dans le but de vérifier ou d'expliquer les modifications +de l'oeil que Pourfour du Petit avait le premier signalées. Mais +aucun de ces physiologistes n'avait remarqué le phénomène de +calorification des parties dont je parle et ne l'avait rattaché à +la section du grand sympathique, bien que ce phénomène dû se +produire nécessairement sous les yeux de tous ceux qui, avant moi, +avaient coupé cette partie du sympathique. L'hypothèse, ainsi +qu'on le voit, m'avait préparé l'esprit à voir les choses suivant +une certaine direction donnée par l'hypothèse même, et ce qui le +prouve, c'est que moi-même, comme les autres expérimentateurs, +j'avais bien souvent divisé le grand sympathique pour répéter +l'expérience de Pourtour du Petit sans voir le fait de +calorification que j'ai découvert plus tard quand une hypothèse +m'a porté à faire des recherches dans ce sens. L'influence de +l'hypothèse est donc ici des plus évidentes; on avait le fait sous +les yeux et on ne le voyait pas parce qu'il ne disait rien à +l'esprit. Il était cependant des plus simples à apercevoir, et, +depuis que je l'ai signalé, tous les physiologistes sans exception +l'ont constaté et vérifié avec la plus grande facilité. + +En résumé, les hypothèses et les théories, même mauvaises, sont +utiles pour conduire à des découvertes. Cette remarque est vraie +pour toutes les sciences. Les alchimistes ont fondé la chimie en +poursuivant des problèmes chimériques et des théories fausses +aujourd'hui. Dans les sciences physiques, qui sont plus avancées +que la biologie, on pourrait citer encore maintenant des savants +qui font de grandes découvertes en s'appuyant sur des théories +fausses. Cela paraît être en effet une nécessité de la faiblesse +de notre esprit que de ne pouvoir arriver à la vérité qu'en +passant par une multitude d'erreurs et d'écueils. + +Quelle conclusion générale le physiologiste tirera t-il de tous +les exemples qui précèdent? Il doit en conclure que les idées et +les théories admises, dans l'état actuel de la science biologique, +ne représentent que des vérités restreintes et précaires qui sont +destinées à périr. Il doit conséquemment avoir fort peu de +confiance dans la valeur réelle de ces théories, mais pourtant +s'en servir comme d'instruments intellectuels nécessaires à +l'évolution de la science et propres à lui faire découvrir des +faits nouveaux. Aujourd'hui l'art de découvrir des phénomènes +nouveaux et de les constater exactement doit être l'objet spécial +des préoccupations de tous les biologues. Il faut fonder la +critique expérimentale en créant des méthodes rigoureuses +d'investigation et d'expérimentation qui permettront d'établir les +observations d'une manière indiscutable et feront disparaître par +suite les erreurs de faits qui sont la source des erreurs de +théories. Celui qui tenterait maintenant une généralisation de la +biologie entière prouverait qu'il n'a pas un sentiment exact de +l'état actuel de cette science. Aujourd'hui le problème biologique +commence à peine à être posé, et, de même qu'il faut assembler et +tailler les pierres avant de songer à édifier un monument, de même +il faut d'abord assembler et préparer les faits qui devront +constituer la science des corps vivants. C'est à l'expérimentation +que ce rôle incombe, sa méthode est fixée, mais les phénomènes +qu'elle doit analyser sont si complexes, que le vrai promoteur de +la science pour le moment sera celui qui pourra donner quelques +principes de simplification dans les procédés d'analyse ou +apporter des perfectionnements dans les instruments de recherches. +Quand les faits existent en nombre suffisant et bien clairement +établis, les généralisations ne se font jamais attendre. Je suis +convaincu que dans les sciences expérimentales en évolution, et +particulièrement dans celles qui sont aussi complexes que la +biologie, la découverte d'un nouvel instrument d'observation ou +d'expérimentation rend beaucoup plus de services que beaucoup de +dissertations systématiques ou philosophiques. En effet, un +nouveau procédé, un nouveau moyen d'investigation, augmentent +notre puissance et rend possibles des découvertes et des +recherches qui ne l'auraient pas été sans son secours. C'est ainsi +que les recherches sur la formation du sucre chez les animaux +n'ont pu être faites que lorsque la chimie a eu donné des réactifs +pour reconnaître le sucre beaucoup plus sensibles que ceux que +l'on avait auparavant. + + + + +CHAPITRE II +EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE. + + +La critique expérimentale repose sur des principes absolus qui +doivent diriger l'expérimentateur dans la constatation et dans +l'interprétation des phénomènes de la nature. La critique +expérimentale sera particulièrement utile dans les sciences +biologiques où règnent des théories si souvent étayées par des +idées fausses ou assises sur des faits mal observés. Il s'agira +ici de rappeler, par des exemples, les principes en vertu desquels +il convient de juger les théories physiologiques et de discuter +les faits qui leur servent de bases. Le criterium par excellence +est, ainsi que nous les avons déjà, le principe du déterminisme +expérimental uni au doute philosophique. À ce propos, je +rappellerai encore que dans les sciences il ne faut jamais +confondre les principes avec les théories. Les principes sont les +axiomes scientifiques; ce sont des vérités absolues qui +constituent un critérium immuable. Les théories sont des +généralités ou des idées scientifiques qui résument l'état actuel +de nos connaissances; elles constituent des vérités toujours +relatives et destinées à se modifier par le progrès même des +sciences. Donc si nous posons comme conclusion fondamentale qu'il +ne faut pas croire absolument aux formules de la science, il faut +croire au contraire d'une manière absolue à ses principes. Ceux +qui croient trop aux théories et qui négligent les principes +prennent l'ombre pour la réalité, ils manquent de criterium solide +et ils sont livrés à toutes les causes d'erreurs qui en dérivent. +Dans toute science le progrès réel consiste à changer les théories +de manière à en obtenir qui soient de plus en plus parfaites. En +effet, à quoi servirait d'étudier, si l'on ne pouvait changer +d'opinion ou de théorie; mais les principes et la méthode +scientifiques sont supérieurs à la théorie, ils sont immuables et +ne doivent jamais varier. + +La critique expérimentale doit donc se prémunir non-seulement +contre la croyance aux théories, mais éviter aussi de se laisser +égarer en accordant trop de valeur aux mots que nous avons créés +pour nous représenter les prétendues forces de la nature. Dans +toutes les sciences, mais dans les sciences physiologiques plus +que dans toutes les autres, on est exposé à se faire illusion sur +les mots. Il ne faut jamais oublier que toutes les qualifications +de forces minérales ou vitales données aux phénomènes de la nature +ne sont qu'un langage figuré dont il importe que nous ne soyons +pas les dupes. Il n'y a de réel que les manifestations des +phénomènes et les conditions de ces manifestations qu'il s'agit de +déterminer; c'est là ce que la critique expérimentale ne doit +jamais perdre de vue. En un mot, la critique expérimentale met +tout en doute, excepté le principe du déterminisme scientifique et +rationnel dans les faits (p. 92-115). La critique expérimentale +est toujours fondée sur cette même base, soit qu'on se l'applique +à soi-même, soit qu'on l'applique aux autres; c'est pourquoi dans +ce qui va suivre nous donnerons en général deux exemples: l'un +choisi dans nos propres recherches, l'autre choisi dans les +travaux des autres. En effet, dans la science il ne s'agit pas +seulement de chercher à critiquer les autres, mais le savant doit +toujours jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d'un critique sévère. +Toutes les fois qu'il avance une opinion ou qu'il émet une +théorie, il doit être le premier à chercher à les contrôler par la +critique et à les asseoir sur des faits bien observés et +exactement déterminés. + + +§ I. -- Le principe du déterminisme expérimental n'admet pas des +faits contradictoires. + + +Premier exemple. -- Il y a longtemps déjà que j'ai fait connaître +une expérience qui, à cette époque, surprit beaucoup les +physiologistes, cette expérience consiste à rendre un animal +artificiellement diabétique au moyen de la piqûre du plancher du +quatrième ventricule. J'arrivai à tenter cette piqûre par suite de +considérations théoriques que je n'ai pas à rappeler; ce qu'il +importe seulement de savoir ici, c'est que je réussis du premier +coup, c'est-à-dire que je vis le premier lapin que j'opérai +devenir très-fortement diabétique. Mais ensuite il m'arriva de +répéter un grand nombre de fois (huit ou dix fois) cette +expérience sans obtenir le premier résultat. Je me trouvais dès +lors en présence d'un fait positif et de huit ou dix faits +négatifs; cependant il ne me vint jamais dans l'esprit de nier ma +première expérience positive au profit des expériences négatives +qui la suivirent. Étant bien convaincu que mes insuccès ne +tenaient qu'à ce que j'ignorais le déterminisme de ma première +expérience, je persistai à expérimenter en cherchant à reconnaître +exactement les conditions de l'opération. Je parvins, à la suite +de mes essais, à fixer le lieu précis de la piqûre, et à donner +les conditions dans lesquelles doit être placé l'animal opéré; de +sorte qu'aujourd'hui on peut reproduire le fait du diabète +artificiel toutes les fois que l'on se met dans les conditions +connues exigées pour sa manifestation. + +À ce qui précède j'ajouterai une réflexion qui montrera de combien +de causes d'erreurs le physiologiste peut se trouver entouré dans +l'investigation des phénomènes de la vie. Je suppose qu'au lieu de +réussir du premier coup à rendre un lapin diabétique, tous les +faits négatifs se fussent d'abord montrés, il est évident qu'après +avoir échoué deux ou trois fois, j'en aurais conclu non-seulement +que la théorie qui m'avait guidé était mauvaise, mais que la +piqûre du quatrième ventricule ne produisait pas le diabète. +Cependant je me serais trompé. Combien de fois a-t-on dû et devra- +t-on encore se tromper ainsi! Il paraît impossible même d'éviter +d'une manière absolue ces sortes d'erreurs. Mais nous voulons +seulement tirer de cette expérience une autre conclusion générale +qui sera corroborée par les exemples suivants, à savoir, que les +faits négatifs considérés seuls n'apprennent jamais rien. + +Deuxième exemple. -- Tous les jours on voit des discussions qui +restent sans profit pour la science parce que l'on n'est pas assez +pénétré de ce principe, que chaque fait ayant son déterminisme, un +fait négatif ne prouve rien et ne saurait jamais détruire un fait +positif. Pour prouver ce que j'avance, je citerai les critiques +que M. Longet a faites autrefois des expériences de Magendie. Je +choisirai cet exemple, d'une part, parce qu'il est très- +instructif, et d'autre part, parce que je m'y suis trouvé mêlé et +que j'en connais exactement toutes les circonstances. Je +commencerai par les critiques de M. Longet relatives aux +expériences de Magendie sur les propriétés de la sensibilité +récurrente des racines rachidiennes antérieures[55]. La première +chose que M. Longet reproche à Magendie, c'est d'avoir varié +d'opinion sur la sensibilité des racines antérieures, et d'avoir +dit en 1822 que les racines antérieures sont à peine sensibles, et +en 1839 qu'elles sont très-sensibles, etc. À la suite de ces +critiques, M. Longet s'écrie: «La vérité est une; que le lecteur +choisisse, s'il l'ose, au milieu de ces assertions contradictoires +opposées du même auteur (loc. cit., p. 22). Enfin, ajoute +M. Longet, M. Magendie aurait dû au moins nous dire, pour nous +tirer d'embarras, lesquelles de ses expériences il a +convenablement faites, celles de 1822 ou celles de 1839» (loc. +cit., p. 23). + +Toutes ces critiques sont mal fondées et manquent complètement aux +règles de la critique scientifique expérimentale. En effet, si +Magendie a dit en 1822 que les racines antérieures étaient +insensibles, c'est évidemment qu'il les avait trouvées +insensibles; s'il a dit ensuite en 1839 que les racines +antérieures étaient très-sensibles, c'est qu'alors il les avait +trouvées très-sensibles. Il n'y a pas à choisir, comme le croit +M. Longet, entre ces deux résultats; il faut les admettre tous +deux, mais seulement les expliquer et les déterminer dans leurs +conditions respectives. Quand M. Longet s'écrie: La vérité est +une..., cela voudrait-il dire que, si l'un des deux résultats est +vrai, l'autre doit être faux? Pas du tout; ils sont vrais tous +deux, à moins de dire que dans un cas Magendie a menti, ce qui +n'est certainement pas dans la pensée du critique. Mais, en vertu +du principe scientifique du déterminisme des phénomènes, nous +devons affirmer à priori et d'une manière absolue qu'en 1822 et en +1839, Magendie n'a pas vu le phénomène dans des conditions +identiques, et ce sont précisément ces différences de conditions +qu'il faut chercher à déterminer afin de faire concorder les deux +résultats et de trouver ainsi la cause de la variation du +phénomène. Tout ce que M. Longet aurait pu reprocher à Magendie, +c'était de ne pas avoir cherché lui-même la raison de la +différence des deux résultats; mais la critique d'exclusion que +M. Longet applique aux expériences de Magendie est fausse et en +désaccord, ainsi que nous l'avons dit, avec les principes de la +critique expérimentale. + +On ne saurait douter qu'il s'agisse dans ce qui précède d'une +critique sincère et purement scientifique, car, dans une autre +circonstance relative à la même discussion, M. Longet s'est +appliqué à lui-même cette même critique d'exclusion, et il a été +conduit, dans sa propre critique, au même genre d'erreur que dans +celle qu'il appliquait à Magendie. + +En 1839, M. Longet suivait, ainsi que moi, le laboratoire du +Collège de France, lorsque Magendie, retrouvant la sensibilité des +racines rachidiennes antérieures, montra qu'elle est empruntée aux +racines postérieures, et revient par la périphérie, d'où le nom de +sensibilité en retour ou sensibilité récurrente qu'il lui donna. +M. Longet vit donc alors, comme Magendie et moi, que la racine +antérieure était sensible et qu'elle l'était par l'influence de la +racine postérieure, et il le vit si bien, qu'il réclama pour lui +la découverte de ce dernier fait[56]. Mais il arriva plus tard, en +1841, que M. Longet, voulant répéter l'expérience de Magendie, ne +trouva pas la sensibilité dans la racine antérieure. Par une +circonstance assez piquante, M. Longet se trouva alors, +relativement au même fait de sensibilité des racines rachidiennes +antérieures, exactement dans la même position que celle qu'il +avait reprochée à Magendie, c'est-à-dire qu'en 1839 M. Longet +avait vu la racine antérieure sensible et qu'en 1841 il la voyait +insensible. L'esprit sceptique de Magendie ne s'émouvait pas de +ces obscurités et de ces contradictions apparentes; il continuait +à expérimenter et disait toujours ce qu'il voyait. L'esprit de +M. Longet, au contraire, voulait avoir la vérité d'un côté ou de +l'autre; c'est pourquoi il se décida pour les expériences de 1841, +c'est-à-dire pour les expériences négatives, et voici ce qu'il +dit, à ce propos: «Bien que j'aie fait valoir à cette époque +(1839) mes prétentions à la découverte de l'un de ces faits (la +sensibilité récurrente), aujourd'hui, que j'ai multiplié et varié +les expériences sur ce point de physiologie, je viens combattre +ces mêmes faits comme erronés, qu'on les regarde comme la +propriété de Magendie ou la mienne. Le culte dû à la vérité exige +qu'on ne craigne jamais de revenir sur une erreur commise. Je ne +ferai que rappeler ici l'insensibilité tant de fois prouvée par +nous des racines et des faisceaux antérieurs, pour que l'on +comprenne bien l'inanité de ces résultats qui, comme tant +d'autres, ne font qu'encombrer la science et gêner sa marche[57].» +Il est certain, d'après cet aveu, que M. Longet n'est animé que du +désir de trouver la vérité, et M. Longet le prouve quand il dit +qu'il ne faut jamais craindre de revenir sur une erreur commise. +Je partage tout à fait son sentiment et j'ajouterai qu'il est +toujours instructif de revenir d'une erreur commise. Ce précepte +est donc excellent et chacun peut en faire usage; car tout le +monde est exposé à se tromper, excepté ceux qui ne font rien. +Mais, la première condition pour revenir d'une erreur, c'est de +prouver qu'il y a erreur. Il ne suffit pas de dire: Je me suis +trompé; il faut dire comment on s'est trompé, et c'est là +précisément ce qui est important. Or, M. Longet n'explique rien; +il semble dire purement et simplement: En 1839, j'ai vu les +racines sensibles, en 1841 je les ai vues insensibles plus +souvent, donc je me suis trompé en 1839. Un pareil raisonnement +n'est pas admissible. Il s'agit en effet, en 1839, à propos de la +sensibilité des racines antérieures, d'expériences nombreuses dans +lesquelles on a coupé successivement les racines rachidiennes, +pincé les différents bouts pour constater leurs propriétés. +Magendie a écrit un demi-volume sur ce sujet. Quand ensuite on ne +rencontre plus ces résultats, même un grand nombre de fois, il ne +suffit pas de dire, pour juger la question, qu'on s'est trompé la +première fois et qu'on a raison la seconde. Et d'ailleurs pourquoi +se serait-on trompé? Dira-t-on qu'on a eu les sens infidèles à une +époque et non à l'autre? Mais alors il faut renoncer à +l'expérimentation; car la première condition pour un +expérimentateur, c'est d'avoir confiance dans ses sens et de ne +jamais douter que de ses interprétations. Si maintenant, malgré +tous les efforts et toutes les recherches, on ne peut pas trouver +la raison matérielle de l'erreur, il faut suspendre son jugement +et conserver en attendant les deux résultats, mais ne jamais +croire qu'il suffise de nier des faits positifs au nom de faits +négatifs plus nombreux, aut vice versâ. Des faits négatifs, +quelque nombreux qu'ils soient, ne détruisent jamais un seul fait +positif. C'est pourquoi la négation pure et simple n'est point de +la critique, et, en science, ce procédé doit être repoussé d'une +manière absolue, parce que jamais la science ne se constitue par +des négations. + +En résumé, il faut être convaincu que les faits négatifs ont leur +déterminisme comme les faits positifs. Nous avons posé en principe +que toutes les expériences sont bonnes dans le déterminisme de +leurs conditions respectives; c'est dans la recherche des +conditions de chacun de ces déterminismes que gît précisément +l'enseignement qui doit nous donner les lois du phénomène, puisque +par là nous connaissons les conditions de son existence et de sa +non-existence. C'est en vertu de ce principe que je me suis +dirigé, quand, après avoir assisté en 1839 aux expériences de +Magendie et en 1841 aux discussions de M. Longet, je voulus moi- +même me rendre compte des phénomènes et juger les dissidences. Je +répétai les expériences et je trouvai, comme Magendie et comme +M. Longet, des cas de sensibilité et des cas d'insensibilité des +racines rachidiennes antérieures; mais, convaincu que ces deux cas +tenaient à des circonstances expérimentales différentes, je +cherchai à déterminer ces circonstances, et, à force d'observation +et de persévérance, je finis par trouver[58] les conditions dans +lesquelles il faut se placer pour obtenir l'un ou l'autre +résultat. Aujourd'hui que les conditions du phénomène sont +connues, personne ne discute plus. M. Longet lui-même[59] et tous +les physiologistes admettent le fait de la sensibilité écurrente +comme constant dans les conditions que j'ai fait connaître. + +D'après ce qui précède il faut donc établir comme principe de la +critique expérimentale le déterminisme absolu et nécessaire des +phénomènes. Ce principe, bien compris, doit nous rendre +circonspects contre cette tendance naturelle à la contradiction +que nous avons tous. Il est certain que tout expérimentateur, +particulièrement un débutant, éprouve toujours un secret plaisir +quand il rencontre quelque chose qui est autrement que ce que +d'autres avaient vu avant lui. Il est porté par son premier +mouvement à contredire, surtout quand il s'agit de contredire un +homme haut placé dans la science. C'est un sentiment dont il faut +se défendre parce qu'il n'est pas scientifique. La contradiction +pure serait une accusation de mensonge, et il faut l'éviter, car +heureusement les faussaires scientifiques sont rares. D'ailleurs +ce dernier cas ne relevant plus de la science, je n'ai pas à +donner de précepte à ce sujet. Je veux seulement faire remarquer +ici que la critique ne consiste pas à prouver que d'autres se sont +trompés, et quand même on prouverait qu'un homme éminent s'est +trompé, ce ne serait pas une grande découverte; et cela ne peut +devenir un travail profitable pour la science qu'autant que l'on +montre comment cet homme s'est trompé. En effet, les grands hommes +nous instruisent souvent autant par leurs erreurs que par leurs +découvertes. J'entends quelquefois dire: Signaler une erreur, cela +équivaut à faire une découverte. Oui, à la condition que l'on +mette au jour une vérité nouvelle en montrant la cause de +l'erreur, et alors il n'est plus nécessaire de combattre l'erreur, +elle tombe d'elle-même. C'est ainsi que la critique équivaut à une +découverte; c'est quand elle explique tout sans rien nier, et +qu'elle trouve le déterminisme exact de faits en apparence +contradictoires. Par ce déterminisme tout se réduit, tout devient +lumineux, et alors, comme dit Leibnitz, la science en s'étendant +s'éclaire et se simplifie. + + +§ II -- Le principe du déterminisme repousse de la science les +faits indéterminés ou irrationnels. + + +Nous avons dit ailleurs (p. 95) que notre raison comprend +scientifiquement le déterminé et l'indéterminé, mais qu'elle ne +saurait admettre l'indéterminable, car ce ne serait rien autre +chose qu'admettre le merveilleux, l'occulte ou le surnaturel, qui +doivent être absolument bannis de toute science expérimentale. De +là il résulte que, quand un fait se présente à nous, il n'acquiert +de valeur scientifique que par la connaissance de son +déterminisme. Un fait brut n'est pas scientifique et un fait dont +le déterminisme n'est point rationnel doit de même être repoussé +de la science. En effet, si l'expérimentateur doit soumettre ses +idées au criterium des faits, je n'admets pas qu'il doive y +soumettre sa raison; car alors il éteindrait le flambeau de son +seul criterium intérieur, et il tomberait nécessairement dans le +domaine de l'indéterminable, c'est-à-dire de l'occulte et du +merveilleux. Sans doute il existe dans la science un grand nombre +de faits bruts qui sont encore incompréhensibles; je ne veux pas +conclure qu'il faut de parti pris repousser tous ces faits, mais +je veux seulement dire qu'ils doivent être gardés en réserve, en +attendant, comme faits bruts, et ne pas être introduits dans la +science, c'est-à-dire dans le raisonnement expérimental, avant +qu'ils soient fixés dans leur condition d'existence par un +déterminisme rationnel. Autrement on serait arrêté à chaque +instant dans le raisonnement expérimental ou bien conduit +inévitablement à l'absurde. Les exemples suivants, que je pourrais +beaucoup multiplier, prouveront ce que j'avance. + +Premier exemple. -- J'ai fait, il y a quelques années[60], des +expériences sur l'influence de l'éther sur les sécrétions +intestinales. Or, il m'arriva d'observer à ce propos que +l'injection de l'éther dans le canal intestinal d'un chien à jeun, +même depuis plusieurs jours, faisait naître des chylifères blancs +magnifiques, absolument comme chez un animal en pleine digestion +d'aliments mixtes dans lesquels il y a de la graisse. Ce fait, +répété un grand nombre de fois, était indubitable. Mais quelle +signification lui donner? Quel raisonnement établir sur sa cause? +Fallait-il dire: L'éther fait sécréter du chyle, c'est un fait? +Mais cela devenait absurde, puisqu'il n'y avait pas d'aliments +dans l'intestin. Comme on le voit, la raison repoussait ce +déterminisme absurde et irrationnel dans l'état actuel de nos +connaissances. C'est pourquoi je cherchais où pouvait se trouver +la raison de ce fait incompréhensible, et je finis par voir qu'il +y avait une cause d'erreur, et que ces chylifères provenaient de +ce que l'éther dissolvait l'huile qui graissait le piston de la +seringue avec laquelle je l'injectais dans l'estomac; de sorte +qu'en injectant l'éther avec une pipette de verre au lieu d'une +seringue, il n'y avait plus de chylifères. C'est donc +l'irrationalisme du fait qui m'a conduit à voir à priori qu'il +devait être faux et qu'il ne pouvait servir de base à un +raisonnement scientifique. Sans cela, je n'aurais pas trouvé cette +singulière cause d'erreur, qui résidait dans le piston d'une +seringue. Mais cette cause d'erreur reconnue, tout s'expliqua, et +le fait devient rationnel, en ce sens que les chylifères s'étaient +produits là par l'absorption de la graisse, comme toujours; +seulement l'éther activait cette absorption et rendait le +phénomène plus apparent. + +Deuxième exemple. -- Il avait été vu par des expérimentateurs +habiles et exacts[61] que le venin du crapaud empoisonne très- +rapidement les grenouilles et d'autres animaux, tandis qu'il n'a +aucun effet sur le crapaud lui-même. En effet, voici l'expérience +bien simple qui semble le prouver: si l'on prend sur le bout d'une +lancette du venin des parotides d'un crapaud de nos contrées et +qu'on insinue ce venin sous la peau d'une grenouille ou d'un +oiseau, on voit bientôt périr ces animaux, tandis que, si l'on a +introduit la même quantité de venin sous la peau d'un crapaud à +peu près du même volume, ce dernier n'en meurt pas et n'en éprouve +même aucun effet. C'est là encore un fait brut qui ne pouvait +devenir scientifique qu'à la condition de savoir comment ce venin +agit sur la grenouille et pourquoi ce venin n'agit pas sur le +crapaud. Il fallait nécessairement pour cela étudier le mécanisme +de la mort, car il aurait pu se rencontrer des circonstances +particulières qui eussent expliqué la différence des résultats sur +la grenouille et sur le crapaud. C'est ainsi qu'il y a une +disposition particulière des naseaux et de l'épiglotte qui +explique très-bien par exemple pourquoi la section des deux +faciaux est mortelle chez le cheval et ne l'est pas chez les +autres animaux. Mais ce fait exceptionnel reste néanmoins +rationnel; il confirme la règle, comme on dit, en ce qu'il ne +change rien au fond de la paralysie nerveuse qui est identique +chez tous les animaux. Il n'en fut pas ainsi pour le cas qui nous +occupe; l'étude du mécanisme de la mort par le venin de crapaud +amena à cette conclusion, que le venin de crapaud tue en arrêtant +le coeur des grenouilles, tandis qu'il n'agit pas sur le coeur du +crapaud. Or, pour être logique, il fallait nécessairement admettre +que les fibres musculaires du coeur du crapaud sont d'une autre +nature que celles du coeur de la grenouille, puisqu'un poison qui +agit sur les unes n'agit pas sur les autres. Cela devenait +impossible; car admettre que des éléments organiques identiques +quant à leur structure et à leurs propriétés physiologiques, +cessent d'être identiques devant une action toxique identique, ce +serait prouver qu'il n'y a pas de déterminisme nécessaire dans les +phénomènes; et dès lors la science se trouverait niée par ce fait. +C'est en vertu de ces idées que j'ai repoussé le fait mentionné +ci-dessus comme irrationnel et que j'ai voulu répéter des +expériences, bien que je ne doutasse pas de leur exactitude, comme +fait brut. J'ai vu alors[62] que le venin du crapaud tue la +grenouille très-facilement avec une dose qui est de beaucoup +insuffisante pour le crapaud, mais que celui-ci s'empoisonne +néanmoins si l'on augmente assez la dose. De sorte que la +différence signalée se réduisait à une question de quantité et +n'avait plus la signification contradictoire qu'on pouvait lui +donner. C'est donc encore l'irrationalisme du fait qui a porté à +lui donner une autre signification. + + +§ III. -- Le principe du déterminisme exige que les faits soient +comparativement déterminés. + + +Nous venons de voir que notre raison nous oblige à repousser des +faits qui ont une apparence indéterminée et nous porte à les +critiquer afin de leur trouver un sens rationnel avant de les +introduire dans le raisonnement expérimental. Mais comme la +critique, ainsi que nous l'avons dit, repose à la fois sur la +raison et sur le doute philosophique, il en résulte qu'il ne +suffit pas qu'un fait expérimental se présente avec une apparence +simple et logique pour que nous l'admettions, mais nous devons +encore douter et voir par une contre-expérience si cette apparence +rationnelle n'est pas trompeuse. Ce précepte est de rigueur +absolue, surtout dans les sciences médicales qui, à raison de leur +complexité, recèlent davantage de causes d'erreurs. J'ai donné +ailleurs (p. 97) le caractère expérimental de la contre-épreuve, +je n'y reviendrai pas; je veux seulement faire remarquer ici que, +lors même qu'un fait paraît logique, c'est-à-dire rationnel, cela +ne saurait jamais suffire pour nous dispenser de faire la contre- +épreuve ou la contre-expérience, de sorte que je considérerai ce +précepte comme une sorte de consigne qu'il faut suivre aveuglément +même dans les cas qui paraissent les plus clairs et les plus +rationnels. Je vais citer deux exemples, qui montreront la +nécessité d'exécuter toujours et quand même cette consigne de +l'expérience comparative. + +Premier exemple. -- J'ai expliqué précédemment (p. 288) comment je +fus autrefois conduit à étudier le rôle du sucre dans la +nutrition, et à rechercher le mécanisme de la destruction de ce +principe alimentaire dans l'organisme. Il fallait, pour résoudre +la question, rechercher le sucre dans le sang et le poursuivre +dans les vaisseaux intestinaux qui l'avaient absorbé, jusqu'à ce +qu'on pût constater le lieu de sa disparition. Pour réaliser mon +expérience, je donnai à un chien une soupe au lait sucrée; puis je +sacrifiai l'animal en digestion, et je trouvai que le sang des +vaisseaux sus-hépatiques, qui représente le sang total des organes +intestinaux et du foie, renfermait du sucre. Il était tout naturel +et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les +veines sus-hépatiques était celui que j'avais donné à l'animal +dans sa soupe. Je suis certain même que plus d'un expérimentateur +s'en serait tenu là et aurait considéré comme superflu, sinon +comme ridicule, de faire une expérience comparative. Cependant, je +fis l'expérience comparative, parce que j'étais convaincu par +principe de sa nécessité absolue: ce qui veut dire que je suis +convaincu qu'en physiologie il faut toujours douter, même dans les +cas où le doute semble le moins permis. Cependant je dois ajouter +qu'ici l'expérience comparative était encore commandée par cette +autre circonstance que j'employais, pour déceler le sucre, la +réduction des sels de cuivre dans la potasse. C'est en effet là un +caractère empirique du sucre, qui pouvait être donné par des +substances encore inconnues de l'économie. Mais, je le répète, +même sans cela il eût fallu faire l'expérience comparative comme +une consigne expérimentale; car ce cas même prouve qu'on ne +saurait jamais prévoir quelle peut en être l'importance. + +Je pris donc par comparaison avec le chien à la soupe sucrée un +autre chien auquel je donnai de la viande à manger, en ayant soin +qu'il n'entrât d'ailleurs aucune matière sucrée ou amidonnée dans +son alimentation, puis je sacrifiai cet animal pendant la +digestion, et j'examinai comparativement le sang de ses veines +sus-hépatiques. Mais mon étonnement fut grand quand je constatai +que ce sang contenait également du sucre chez l'animal qui n'en +avait pas mangé. + +On voit donc qu'ici l'expérience comparative m'a conduit à la +découverte de la présence constante du sucre dans le sang des +veines sus-hépatiques des animaux, quelle que soit leur +alimentation. On conçoit qu'alors j'abandonnai toutes mes +hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau +et inattendu. Je mis d'abord son existence hors de doute par des +expériences répétées, et je constatai que chez les animaux à jeun, +le sucre existait aussi dans le sang. Tel fut le début de mes +recherches sur la glycogénie animale. Elles eurent pour origine, +ainsi qu'on le voit, une expérience comparative faite dans un cas +où l'on aurait pu s'en croire dispensé. Mais s'il y a des +avantages attachés à l'expérience comparative, il y a +nécessairement aussi des inconvénients à ne pas la pratiquer. +C'est ce que prouve l'exemple suivant. + +Deuxième exemple. -- Magendie fit autrefois des recherches sur les +usages du liquide céphalo-rachidien, et il fut amené à conclure +que la soustraction du liquide céphalo-rachidien entraîne chez les +animaux une sorte de titubation et un désordre caractéristique +dans les mouvements. En effet, si, après avoir mis à découvert la +membrane occipito-atloïdienne, on la perce pour faire écouler le +liquide céphalo-rachidien, on remarque que l'animal est pris de +désordres moteurs spéciaux. Rien ne semblait plus naturel et plus +simple que d'attribuer cette influence sur les mouvements à la +soustraction du liquide céphalo-rachidien, cependant c'était une +erreur, et Magendie m'a raconté comment un autre expérimentateur +fut amené par hasard à le trouver. Cet expérimentateur fut +interrompu dans son expérience au moment où, ayant coupé les +muscles de la nuque, il venait de mettre la membrane occipito- +atloïdienne à nu, mais sans l'avoir encore percée pour faire +évacuer le liquide céphalo-rachidien. Or, l'expérimentateur vit, +en revenant continuer son expérience, que cette simple opération +préliminaire avait produit la même titubation, quoique le liquide +céphalo-rachidien n'eût pas été soustrait. On avait donc attribué +à la soustraction du liquide céphalo-rachidien ce qui n'était que +le fait de la section des muscles de la nuque. Évidemment +l'expérience comparative eût résolu la difficulté. Il aurait +fallu, dans ce cas, mettre, ainsi que nous l'avons dit, deux +animaux dans les mêmes conditions moins une, c'est-à-dire mettre +la membrane occipito-atloïdienne à nu chez deux animaux, et ne la +piquer, pour faire écouler le liquide, que chez l'un d'eux; alors +on aurait pu juger par comparaison et préciser ainsi la part +exacte de la soustraction du liquide céphalo-rachidien dans les +désordres de la myotilité. Je pourrais citer un grand nombre +d'erreurs arrivées à des expérimentateurs habiles pour avoir +négligé le précepte de l'expérience comparative. Seulement, comme +il est souvent difficile, ainsi que l'ont prouvé les exemples que +j'ai cités, de savoir d'avance si l'expérience comparative sera +nécessaire ou non, je répète qu'il faut, pour éviter tout +embarras, admettre l'expérience comparative comme une véritable +consigne devant être exécutée même quand elle est inutile, afin de +ne pas en manquer quand elle est nécessaire. L'expérience +comparative aura lieu tantôt sur deux animaux, comme nous l'avons +dit dans le cas précédent, tantôt, pour être plus exacte, elle +devra porter sur deux organes similaires d'un même animal. C'est +ainsi que, voulant autrefois juger de l'influence de certaines +substances sur la production de la matière glycogène dans le foie, +je n'ai jamais pu trouver deux animaux comparables sous ce +rapport, même en les mettant dans des conditions alimentaires +exactement semblables, c'est-à-dire à jeun pendant le même nombre +de jours. Les animaux, suivant leur âge, leur sexe, leur +embonpoint, etc., supportent plus ou moins l'abstinence et +détruisent plus ou moins de matière glycogène, de sorte que je +n'étais jamais sûr que les différences trouvées fussent le +résultat de la différence d'alimentation. Pour enlever cette cause +d'erreur, je fus obligé de faire l'expérience complète sur le même +animal en lui enlevant préalablement un morceau de foie, avant +l'injection alimentaire et un autre après. De même quand il s'agit +aussi de voir l'influence de la contraction sur la respiration +musculaire chez la grenouille, il est nécessaire de comparer les +deux membres d'un même animal parce que, dans ce cas, deux +grenouilles ne sont pas toujours comparables entre elles. + + +§ IV. -- La critique expérimentale ne doit porter que sur des +faits et jamais sur des mots. + + +J'ai dit, au commencement de ce chapitre, que l'on était souvent +illusionné par une valeur trompeuse que l'on donne aux mots. Je +désire expliquer ma pensée par des exemples: + +Premier exemple. -- En 1845, je faisais à la Société philomathique +une communication dans laquelle je discutais des expériences de +Brodie et de Magendie sur la ligature du canal cholédoque, et je +montrais que les résultats différents que ces expérimentateurs +avaient obtenus tenaient à ce que l'un, ayant opéré sur des +chiens, avait lié le canal cholédoque seul, tandis que l'autre, +ayant opéré sur des chats, avait compris sans s'en douter, dans sa +ligature, à la fois le canal cholédoque et un conduit +pancréatique. Je donnais ainsi la raison de la différence des +résultats obtenus, et je concluais qu'en physiologie comme +ailleurs, les expériences peuvent être rigoureuses et fournir des +résultats identiques toutes les fois que l'on opère dans des +conditions exactement semblables. + +À ce propos, un membre de la Société, Gerdy, chirurgien de la +Charité, professeur à la Faculté de médecine et connu par divers +ouvrages de chirurgie et de physiologie, demanda la parole pour +attaquer mes conclusions. «L'explication anatomique que vous +donnez, me dit-il, des expériences de Brodie et de Magendie est +juste, mais je n'admets pas la conclusion générale que vous en +tirez. En effet, vous dites qu'en physiologie les résultats des +expériences sont identiques quand on opère dans des conditions +identiques; je nie qu'il en soit ainsi. Cette conclusion serait +exacte pour la nature brute, mais elle ne saurait être vraie pour +la nature vivante. Toutes les fois, ajouta-t-il, que la vie +intervient dans les phénomènes, on a beau être dans des conditions +identiques, les résultats peuvent être différents». Comme preuve +de son opinion, Gerdy cita des cas d'individus atteints de la même +maladie auxquels il avait administré les mêmes médicaments et chez +lesquels les résultats avaient été différents. Il rappela aussi +des cas d'opérations semblables faites pour les mêmes maladies, +mais suivies de guérison dans un cas et de mort dans l'autre. +Toutes ces différences tenaient, suivant lui, à ce que la vie +modifie par elle-même les résultats, quoique les conditions de +l'expérience aient été les mêmes; ce qui ne pouvait pas arriver, +pensait-il, pour les phénomènes des corps bruts, dans lesquels la +vie n'intervient pas. Dans la Société philomathique, ces idées +trouvèrent immédiatement une opposition générale. Tout le monde +fit remarquer à Gerdy que ses opinions n'étaient rien moins que la +négation de la science biologique et qu'il se faisait complètement +illusion sur l'identité des conditions dans les cas dont il +parlait, en ce sens que les maladies qu'il regardait comme +semblables et identiques ne l'étaient pas du tout, et qu'il +rapportait à l'influence de la vie ce qui devait être mis sur le +compte de notre ignorance dans des phénomènes aussi complexes que +ceux de la pathologie. Gerdy persista à soutenir que la vie avait +pour effet de modifier les phénomènes de manière à les faire +différer, chez les divers individus, lors même que les conditions +dans lesquelles ils s'accomplissaient étaient identiques. Gerdy +croyait que la vitalité de l'un n'était pas la vitalité de +l'autre, et que par suite il devait exister entre les individus +des différences qu'il était impossible de déterminer. Il ne voulut +pas abandonner son idée, il se retrancha dans le mot de vitalité, +et l'on ne put lui faire comprendre que ce n'était là qu'un mot +vide de sens qui ne répondait à rien, et que dire qu'une chose +était due à la vitalité, c'était dire qu'elle était inconnue. + +Eu effet, on est très-souvent la dupe de ce mirage des mots vie, +mort, santé, maladie, idiosyncrasie. On croit avoir donné une +explication quand on a dit qu'un phénomène est dû à l'influence +vitale, à l'influence morbide ou à l'idiosyncrasie individuelle. +Cependant il faut bien savoir que, quand nous disons phénomène +vital, cela ne veut rien dire, si ce n'est que c'est un phénomène +propre aux êtres vivants dont nous ignorons encore la cause, car +je pense que tout phénomène appelé vital aujourd'hui devra tôt ou +tard être ramené à des propriétés définies de la matière organisée +ou organique. On peut sans doute employer l'expression de +vitalité, comme les chimistes emploient le mot d'affinité, mais en +sachant qu'au fond il n'y a que des phénomènes et des conditions +de phénomènes qu'il faut connaître; quand la condition du +phénomène sera connue, alors les forces vitales ou minérales +occultes disparaîtront. + +Sur ce point, je suis très-heureux d'être en parfaite harmonie +d'idées avec mon confrère et ami M. Henri Saint-Claire Deville. +C'est ce qu'on verra dans les paroles suivantes prononcées par +M. Saint-Claire Deville en exposant devant la Société chimique de +Paris ses belles découvertes sur les effets des hautes +températures[63]. + +«Il ne faut pas se dissimuler que l'étude des causes premières +dans les phénomènes que nous observons et que nous mesurons +présente en elle un danger sérieux. Échappant à toute définition +précise et indépendante des faits particuliers, elles nous amènent +bien plus souvent que nous ne le pensons à commettre de véritables +pétitions de principes, et à nous contenter d'explications +spécieuses qui ne peuvent résister à une critique sévère. +L'affinité principalement, définie comme la force qui préside aux +combinaisons chimiques, a été pendant longtemps et est encore une +cause occulte, une sorte d'archée à laquelle on rapporte tous les +faits incompris et qu'on considère dès lors comme expliqués, +tandis qu'ils ne sont souvent que classés et souvent même mal +classés: de même on attribue à la force catalytique[64] une +multitude de phénomènes fort obscurs et qui, selon moi, le +deviennent davantage lorsqu'on les rapporte en bloc à une cause +entièrement inconnue. Certainement on a cru les ranger dans une +même catégorie quand on leur a donné le même nom. Mais la +légitimité de cette classification n'a même pas été démontrée. +Qu'y a-t-il, en effet, de plus arbitraire que de placer les uns à +côté des autres les phénomènes catalytiques qui dépendent de +l'action ou de la présence de la mousse de platine et de l'acide +sulfurique concentré, quand le platine ou l'acide ne sont pas, +pour ainsi dire, partie prenante dans l'opération. Ces phénomènes +seront peut-être expliqués plus tard d'une manière essentiellement +différente, suivant qu'ils auront été produits sous l'influence +d'une matière poreuse comme la mousse de platine, ou sous +l'influence d'un agent chimique très-énergique comme l'acide +sulfurique concentré. + +«Il faut donc laisser de côté dans nos études toutes ces forces +inconnues auxquelles on n'a recours que parce qu'on n'en a pas +mesuré les effets. Au contraire, toute notre attention doit être +portée sur l'observation et la détermination numérique de ces +effets, lesquels sont seuls à notre portée. On établit par ce +travail leurs différences et leurs analogies et une lumière +nouvelle résulte de ces comparaisons et de ces mesures. + +«Ainsi la chaleur et l'affinité sont constamment en présence dans +nos théories chimiques. L'affinité nous échappe entièrement et +nous lui attribuons cependant la combinaison qui serait l'effet de +cette cause inconnue. Étudions simplement les circonstances +physiques qui accompagnent la combinaison, et nous verrons combien +de phénomènes mesurables, combien de rapprochements curieux +s'offrent à nous à chaque instant. La chaleur détruit, dit-on, +l'affinité. Étudions avec persistance la décomposition des corps +sous l'influence de la chaleur estimée en quantité ou travail, +température ou force vive: nous verrons de suite combien cette +étude est fructueuse et indépendante de toute hypothèse, de toute +force inconnue, inconnue même au point de vue de l'espèce d'unités +à laquelle il faut rapporter sa mesure exacte ou approchée. C'est +en ce sens surtout que l'affinité, considérée comme force, est une +cause occulte, à moins qu'elle ne soit simplement l'expression +d'une qualité de la matière. Dans ce cas elle servirait simplement +à désigner le fait que telles ou telles substances peuvent ou ne +peuvent pas se combiner dans telles ou telles circonstances +définies.» + +Quand un phénomène qui a lieu en dehors du corps vivant ne se +passe pas dans l'organisme, ce n'est pas parce qu'il y a là une +entité appelé la vie qui empêche le phénomène d'avoir lieu, mais +c'est parce que la condition du phénomène ne se rencontre pas dans +le corps comme au dehors. C'est ainsi qu'on a pu dire que la vie +empêche la fibrine de se coaguler dans les vaisseaux chez un +animal vivant, tandis que, en dehors des vaisseaux la fibrine se +coagule, parce que la vie n'agit plus sur elle. Il n'en est rien; +il faut certaines conditions physico-chimiques pour faire coaguler +la fibrine; elles sont plus difficiles à réaliser sur le vivant, +mais elles peuvent cependant s'y rencontrer, et, dès qu'elles se +montrent, la fibrine se coagule aussi bien dans l'organisme qu'au +dehors. La vie qu'on invoquait n'est donc qu'une condition +physique qui existe ou qui n'existe pas. J'ai montré que le sucre +se produit en plus grande abondance dans le foie après la mort que +pendant la vie; il est des physiologistes qui en ont conclu que la +vie avait une influence sur la formation du sucre dans le foie; +ils ont dit que la vie empêchait cette formation et que la mort la +favorisait. Ce sont là des opinions vitales qu'on est surpris +d'entendre à notre époque et qu'on est étonné de voir être +soutenues par des hommes qui se piquent d'appliquer l'exactitude +des sciences physiques à la physiologie et à la médecine. Je +montrerai plus tard que ce ne sont encore là que des conditions +physiques qui sont présentes ou absentes, mais il n'y a rien autre +chose de réel; car encore une fois, au fond de toutes ces +explications il n'y a que les conditions ou le déterminisme des +phénomènes à trouver. + +En résumé, il faut savoir que les mots que nous employons pour +exprimer les phénomènes, quand nous ignorons leurs causes, ne sont +rien par eux-mêmes, et que, dès que nous leur accordons une valeur +dans la critique ou dans les discussions, nous sortons de +l'expérience et nous tombons dans la scolastique. Dans les +discussions ou dans les explications de phénomènes, il faut +toujours bien se garder de sortir de l'observation et de +substituer un mot à la place du fait. On est même très-souvent +attaquable uniquement parce qu'on est sorti du fait et qu'on a +conclu par un mot qui va au delà de ce qui a été observé. +L'exemple suivant le prouvera clairement. + +Deuxième exemple. -- Lorsque je fis mes recherches sur le suc +pancréatique, je constatai que ce fluide renferme une matière +spéciale, la pancréatine, qui a les caractères mixtes de +l'albumine et de la caséine. Cette matière se rapproche de +l'albumine en ce qu'elle est coagulable par la chaleur, mais elle +diffère en ce que, comme la caséine, elle est précipitable par le +sulfate de magnésie. Avant moi, Magendie avait fait des +expériences sur le suc pancréatique et il avait dit, d'après ses +essais, que le suc pancréatique est un liquide qui contient de +l'albumine, tandis que moi, je concluais d'après mes recherches, +que le suc pancréatique ne renfermait pas d'albumine, mais +contenait de la pancréatine, qui est une matière distincte de +l'albumine. Je montrai mes expériences à Magendie en lui faisant +remarquer que nous étions en désaccord sur la conclusion, mais que +nous étions cependant d'accord sur le fait que le suc pancréatique +était coagulable par la chaleur; mais seulement il y avait +d'autres caractères nouveaux que j'avais vus qui m'empêchaient de +conclure à la présence de l'albumine. Magendie me répondit: «Cette +dissidence entre nous vient de ce que j'ai conclu plus que je n'ai +vu; si j'avais dit simplement: Le suc pancréatique est un liquide +coagulable par la chaleur, je serais resté dans le fait et +j'aurais été inattaquable.» Cet exemple que j'ai toujours retenu +me paraît bien fait pour montrer combien peu il faut attacher de +valeur aux mots en dehors des faits qu'ils représentent. Ainsi le +mot albumine ne signifie rien par lui-même; il nous rappelle +seulement des caractères et des phénomènes. En étendant cet +exemple à la médecine, nous verrions qu'il en est de même et que +les mots fièvre, inflammation, et les noms des maladies en +général, n'ont aucune signification par eux-mêmes. + +Quand on crée un mot pour caractériser un phénomène, on s'entend +en général à ce moment sur l'idée qu'on veut lui faire exprimer et +sur la signification exacte qu'on lui donne, mais plus tard, par +les progrès de la science, le sens du mot change pour les uns, +tandis que pour les autres le mot reste dans le langage avec sa +signification primitive. Il en résulte alors une discordance qui, +souvent, est telle, que des hommes, en employant le même mot, +expriment des idées très-différentes. Notre langage n'est en effet +qu'approximatif, et il est si peu précis, même dans les sciences, +que, si l'on perd les phénomènes de vue pour s'attacher aux mots, +on est bien vite en dehors de la réalité. On ne peut alors que +nuire à la science quand on discute pour conserver un mot qui +n'est plus qu'une cause d'erreur, en ce sens qu'il n'exprime plus +la même idée pour tous. Concluons donc qu'il faut toujours +s'attacher aux phénomènes et ne voir dans le mot qu'une expression +vide de sens si les phénomènes qu'il doit représenter ne sont pas +déterminés ou s'ils viennent à manquer. + +L'esprit a naturellement des tendances systématiques, et c'est +pour cela que l'on cherche à s'accorder plutôt sur les mots que +sur les choses. C'est une mauvaise direction dans la critique +expérimentale qui embrouille les questions et fait croire à des +dissidences qui, le plus souvent, n'existent que dans la manière +dont on interprète les phénomènes au lieu de porter sur +l'existence des faits et sur leur importance réelle. Comme tous +ceux qui ont eu le bonheur d'introduire dans la science des faits +inattendus ou des idées nouvelles, j'ai été et je suis encore +l'objet de beaucoup de critiques. Je n'ai point répondu jusqu'ici +à mes contradicteurs parce que, ayant toujours des travaux à +poursuivre, le temps et l'occasion m'ont manqué; mais dans la +suite de cet ouvrage l'opportunité se présentera tout +naturellement de faire cet examen, et en appliquant les principes +de critique expérimentale que nous avons indiqués dans les +paragraphes précédents, il nous sera facile de juger toutes ces +critiques. Nous dirons seulement, en attendant, qu'il y a toujours +deux choses essentielles à distinguer dans la critique +expérimentale: le fait d'expérience et son interprétation. La +science exige avant tout qu'on s'accorde sur le fait parce que +c'est lui qui constitue la base sur laquelle on doit raisonner. +Quant aux interprétations et aux idées, elles peuvent varier, et +c'est même un bien qu'elles soient discutées, parce que ces +discussions portent à faire d'autres recherches et à entreprendre +de nouvelles expériences. Il s'agira donc de ne jamais perdre de +vue en physiologie les principes de la vraie critique scientifique +et de n'y jamais mêler aucune personnalité ni aucun artifice. +Parmi les artifices de la critique, il en est beaucoup dont nous +n'avons pas à nous occuper parce qu'ils sont extra-scientifiques, +mais il en est un cependant qu'il faut signaler. C'est celui qui +consiste à ne relever dans un travail que ce qu'il y a +d'attaquable et de défectueux en négligeant ou en dissimulant ce +qu'il y a de bon et d'important. Ce procédé est celui d'une fausse +critique. En science, le mot de critique n'est point synonyme de +dénigrement; critiquer signifie rechercher la vérité en séparant +ce qui est vrai de ce qui est faux, en distinguant ce qui est bon +de ce qui est mauvais. Cette critique, en même temps qu'elle est +juste pour le savant, est la seule qui soit profitable pour la +science. C'est ce qu'il nous sera facile de démontrer par la suite +dans les exemples particuliers dont nous aurons à faire mention. + + + + +CHAPITRE III. +DE L'INVESTIGATION ET DE LA CRITIQUE APPLIQUÉES À LA MÉDECINE +EXPÉRIMENTALE. + + +Les procédés d'investigation et de critique scientifiques ne +sauraient différer d'une science à l'autre, et à plus forte raison +dans les diverses parties d'une même science. Il sera donc facile +de montrer que les règles que nous avons indiquées dans le +chapitre précédent pour les recherches physiologiques sont +absolument les mêmes que celles qu'il convient de suivre pour la +pathologie et pour la thérapeutique. Ce qui veut dire que les +méthodes d'investigation dans les phénomènes de la vie doivent +être les mêmes à l'état normal et à l'état pathologique. C'est là +un principe qui nous paraît fondamental dans les sciences +biologiques. + + +§ I. -- De l'investigation pathologique et thérapeutique. + + +En pathologie et en thérapeutique, comme en physiologie, +l'investigation scientifique a pour point de départ tantôt un fait +fortuit ou survenu par hasard, tantôt une hypothèse, c'est-à-dire +une idée. + +J'ai entendu parfois émettre par des médecins l'opinion que la +médecine n'est pas une science, parce que toutes les connaissances +que l'on possède en médecine pratique sont empiriques et nées du +hasard, tandis que les connaissances scientifiques se déduisent +avec certitude d'une théorie ou d'un principe. Il y a là une +erreur que je désire faire remarquer. + +Toutes les connaissances humaines ont forcément commencé par des +observations fortuites. L'homme ne pouvait en effet avoir la +connaissance des choses qu'après les avoir vues, et la première +fois c'est nécessairement par hasard qu'il a dû les voir. Ce n'est +qu'après avoir acquis un certain nombre de notions, par +l'observation, que l'homme a raisonné sur ce qu'il avait observé +d'abord par hasard, puis il a été conduit à se faire des idées sur +les choses, à rapprocher les faits anciens et à en déduire de +nouveaux qui leur étaient analogues; en un mot, il a été amené, +après l'observation empirique, à trouver d'autres faits, non plus +par pur hasard, mais par induction. + +Au fond l'empirisme, c'est-à-dire l'observation ou l'expérience +fortuite, a donc été l'origine de toutes les sciences, il en a été +forcément la première période. Mais l'empirisme n'est un état +permanent dans aucune science. Dans les sciences complexes de +l'humanité, l'empirisme gouvernera nécessairement la pratique bien +plus longtemps que dans les sciences plus simples. Aujourd'hui la +pratique médicale est empirique dans le plus grand nombre des cas; +mais cela ne veut pas dire que la médecine ne sortira jamais de +l'empirisme. Elle en sortira plus difficilement à cause de la +complexité des phénomènes, mais c'est une raison pour redoubler +d'efforts et pour entrer dans la voie scientifique aussitôt qu'on +le pourra. En un mot, l'empirisme n'est point la négation de la +science expérimentale, comme semblent le croire certains médecins, +ce n'en est que le premier état. Il faut ajouter même que +l'empirisme ne disparaît jamais complètement d'aucune science. Les +sciences, en effet, ne s'illuminent pas dans toutes leurs parties +à la fois; elles ne se développent que successivement. En physique +et en chimie, il est des parties où l'empirisme existe encore; ce +qui le prouve, c'est que tous les jours on y fait des découvertes +par hasard, c'est-à-dire imprévues par les théories régnantes. Je +conclurai donc que dans les sciences on ne fait des découvertes +que parce que toutes ont encore des parties obscures. En médecine, +les découvertes à faire sont plus nombreuses, car l'empirisme et +l'obscurité règnent presque partout. Cela prouve que cette science +si complexe est plus arriérée que d'autres, mais voilà tout. + +Les observations médicales nouvelles se font généralement par +hasard; si un malade porteur d'une affection jusqu'alors inconnue +entre dans un hôpital ou vient consulter un médecin, c'est bien +par hasard que le médecin rencontre ce malade. Mais c'est +exactement de la même manière qu'un botaniste rencontre dans la +campagne une plante qu'il ne connaissait pas, et c'est aussi par +hasard qu'un astronome aperçoit dans le ciel une planète dont il +ignorait l'existence. Dans ces circonstances, l'initiative du +médecin consiste à voir et à ne pas laisser échapper le fait que +le hasard lui a offert et son mérite se réduit à l'observer avec +exactitude. Je ne puis entrer ici dans l'examen des caractères que +doit avoir une bonne observation médicale. Il serait également +fastidieux de rapporter des exemples d'observations médicales +faites par hasard; elles fourmillent dans les ouvrages de médecine +et tout le monde en connaît. Je me bornerai donc à dire d'une +manière générale que, pour faire une bonne observation médicale, +il est non-seulement nécessaire d'avoir l'esprit d'observation, +mais il faut de plus être physiologiste. On interprétera mieux les +significations diverses d'un phénomène morbide, on lui donnera sa +valeur réelle et on ne tombera point dans l'inconvénient que +Sydenham reprochait à certains médecins de mettre des phénomènes +importants d'une maladie sur le même plan que d'autres phénomènes +insignifiants et accidentels, comme un botaniste qui décrirait les +morsures de chenilles au nombre des caractères d'une plante[65]. Il +faut apporter du reste dans l'observation d'un phénomène +pathologique, c'est-à-dire d'une maladie, exactement les mêmes +conditions d'esprit et la même rigueur que dans l'observation d'un +phénomène physiologique. Il ne faut jamais aller au delà du fait +et être en quelque sorte le photographe de la nature. + +Mais une fois l'observation médicale bien posée, elle devient, +comme en physiologie, le point de départ d'idées ou d'hypothèses +que le médecin expérimentateur est conduit à vérifier par de +nouvelles observations faites sur les malades ou par des +expérimentations instituées sur les animaux. + +Nous avons dit qu'il arrive souvent qu'en faisant une recherche +physiologique, il surgit un fait nouveau qu'on ne cherchait pas, +cela se voit également en pathologie. Il me suffira de citer, pour +le prouver, l'exemple récent de Zenker qui, en poursuivant la +recherche de certaines altérations du système musculaire dans la +fièvre typhoïde, trouva des trichines qu'il ne cherchait pas[66]. +En pathologie comme en physiologie, le mérite de l'investigateur +consiste à poursuivre dans une expérience ce qu'il y cherche, mais +de voir en même temps ce qu'il ne cherchait pas. + +L'investigation pathologique peut aussi avoir pour point de départ +une théorie, une hypothèse ou une idée préconçue. Il serait facile +de donner des exemples qui prouveraient qu'en pathologie comme en +physiologie, des idées absurdes peuvent parfois conduire à des +découvertes utiles, de même qu'il ne serait pas difficile de +trouver des arguments pour prouver que les théories même les plus +accréditées ne doivent être regardées que comme des théories +provisoires et non comme des vérités absolues auxquelles il faille +faire plier les faits. + +L'investigation thérapeutique rentre exactement dans les mêmes +règles que l'investigation physiologique et pathologique. Tout le +monde sait que le hasard a été le premier promoteur de la science +thérapeutique, et que c'est par hasard qu'on a observé les effets +de la plupart des médicaments. Souvent aussi les idées ont guidé +le médecin dans ses essais thérapeutiques, et il faut dire aussi +que souvent c'étaient des théories ou des idées les plus étranges +ou les plus absurdes. Il me suffira de citer les théories de +Paracelse qui déduisaient l'action des médicaments d'après des +influences astrologiques, et de rappeler les idées de Porta qui +donnait aux plantes des usages médicamentaux déduits de la +ressemblance de ces plantes avec certains organes malades; ainsi +la carotte guérissait la jaunisse; la pulmonaire, la phthisie, +etc.[67] + +En résumé, nous ne saurions établir aucune distinction fondée +entre les méthodes d'investigation que l'on doit appliquer en +physiologie, en pathologie et en thérapeutique. C'est toujours la +même méthode d'observation et d'expérimentation immuable dans ses +principes, offrant seulement quelques particularités dans +l'application suivant la complexité relative des phénomènes. Nous +ne saurions trouver, en effet, aucune différence radicale entre la +nature des phénomènes physiologiques, pathologiques et +thérapeutiques. Tous ces phénomènes dérivent de lois qui, étant +propres à la matière vivante, sont identiques dans leur essence et +ne varient que par les conditions diverses dans lesquelles les +phénomènes se manifestent. Nous verrons, plus tard, que les lois +physiologiques se retrouvent dans les phénomènes pathologiques +d'où il suit que la véritable base scientifique de la +thérapeutique doit être donnée par la connaissance de l'action +physiologique des causes morbides, des médicaments ou des poisons, +ce qui est exactement la même chose. + + +§ II. -- De la critique expérimentale pathologique et +thérapeutique. + + +C'est la critique des faits qui donne aux sciences leur véritable +caractère. Toute critique scientifique doit ramener les faits au +rationalisme. Si, au contraire, la critique est ramenée à un +sentiment personnel, la science disparaît parce qu'elle repose sur +un criterium qui ne peut ni se prouver ni se transmettre ainsi que +cela doit avoir lieu pour les vérités scientifiques. J'ai souvent +entendu des médecins à qui l'on demandait la raison de leur +diagnostic répondre: Je ne sais pas comment je reconnais tel cas, +mais cela se voit; ou bien quand on leur demandait pourquoi ils +administraient certains remèdes, ils répondaient qu'ils ne +sauraient le dire exactement, et que d'ailleurs ils n'étaient pas +tenus d'en rendre raison, puisque c'était leur tact médical et +leur intuition qui les dirigeait. Il est facile de comprendre que +les médecins qui raisonnent ainsi nient la science. Mais, en +outre, on ne saurait s'élever avec trop de force contre de +semblables idées qui sont mauvaises non-seulement parce qu'elles +étouffent pour la jeunesse tout germe scientifique, mais parce +qu'elles favorisent surtout la paresse, l'ignorance et le +charlatanisme. Je comprends parfaitement qu'un médecin dise qu'il +ne se rend pas toujours compte d'une manière rationnelle de ce +qu'il fait et j'admets qu'il en conclue que la science médicale +est encore plongée dans les ténèbres de l'empirisme; mais qu'il +parte de là pour élever son tact médical ou son intuition à la +hauteur d'un criterium qu'il prétend ensuite imposer sans autre +preuve, c'est ce qui est complètement antiscientifique. + +La seule critique scientifique qui existe en pathologie et en +thérapeutique comme en physiologie est la critique expérimentale, +et cette critique, qu'on se l'applique à soi-même ou aux travaux +des autres, doit toujours être fondée sur le déterminisme absolu +des faits. La critique expérimentale, ainsi que nous l'avons vu, +doit faire repousser la statistique comme base de la science +pathologique et thérapeutique expérimentales. Il faudra en +pathologie et en thérapeutique répudier les faits indéterminés, +c'est-à-dire ces observations mal faites ou parfois même imaginées +que l'on apporte sans cesse comme des objections perpétuelles. Ce +sont, comme en physiologie, des faits bruts qui ne sauraient +entrer dans le raisonnement scientifique qu'à la condition d'être +déterminés et exactement définis dans leurs conditions +d'existence. + +Mais le caractère de la critique en pathologie et en +thérapeutique, c'est d'exiger avant tout l'observation ou +l'expérience comparative. En effet, comment un médecin pourra-t-il +juger l'influence d'une cause morbifique s'il n'élimine par une +expérience comparative toutes les circonstances accessoires qui +peuvent devenir des causes d'erreurs et lui faire prendre de +simples coïncidences pour des relations de cause à effet. En +thérapeutique surtout la nécessité de l'expérience comparative a +toujours frappé les médecins doués de l'esprit scientifique. On ne +peut juger de l'influence d'un remède sur la marche et la +terminaison d'une maladie, si préalablement on ne connaît la +marche et la terminaison naturelles de cette maladie. C'est +pourquoi Pinel disait dans sa clinique: Cette année nous +observerons les maladies sans les traiter, et l'année prochaine +nous les traiterons. On doit scientifiquement adopter l'idée de +Pinel sans cependant admettre cette expérience comparative à +longue échéance qu'il proposait. En effet, les maladies peuvent +varier dans leur gravité d'une année à l'autre; les observations +de Sydenham sur l'influence indéterminée ou inconnue de ce qu'il +appelle le génie épidémique sont là pour le prouver. L'expérience +comparative exige donc, pour être valable, d'être faite dans le +même temps et sur des malades aussi comparables que possible. +Malgré cela, cette comparaison est encore hérissée de difficultés +immenses que le médecin doit chercher à diminuer; car l'expérience +comparative est la condition sine qua non de la médecine +expérimentale et scientifique, autrement le médecin marche à +l'aventure et devient le jouet de mille illusions. Un médecin qui +essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire +que la guérison est due à son traitement. Souvent des médecins se +vantent d'avoir guéri tous leurs malades par un remède qu'ils ont +employé. Mais la première chose qu'il faudrait leur demander, ce +serait s'ils ont essayé de ne rien faire, c'est-à-dire de ne pas +traiter d'autres malades; car, autrement, comment savoir si c'est +le remède ou la nature qui a guéri? Gall a écrit un livre assez +peu connu[68] sur cette question de savoir quelle est la part de la +nature et de la médecine dans la guérison des maladies, et il +conclut tout naturellement que cette part est fort difficile à +faire. Tous les jours on peut se faire les plus grandes illusions +sur la valeur d'un traitement si on n'a pas recours à l'expérience +comparative. J'en rappellerai seulement un exemple récent relatif +au traitement de la pneumonie. L'expérience comparative a montré +en effet que le traitement de la pneumonie par la saignée, que +l'on croyait très-efficace, n'est qu'une illusion +thérapeutique[69]. + +De tout cela je conclurai donc que l'observation et l'expérience +comparatives sont la seule base solide de la médecine +expérimentale, et que la physiologie, la pathologie et la +thérapeutique doivent être soumises aux lois de cette critique +commune. + + + + +CHAPITRE IV. +DES OBSTACLES PHILOSOPHIQUES QUE RENCONTRE LA MÉDECINE +EXPÉRIMENTALE. + + +D'après tout ce qui a été dit dans cette introduction, les +obstacles principaux que rencontre la médecine expérimentale +résident dans la complexité énorme des phénomènes qu'elle étudie. +Je n'ai pas à revenir sur ce point qui a été développé déjà sous +toutes les formes. Mais, outre ces difficultés toutes matérielles +et en quelque sorte objectives, il y a pour la médecine +expérimentale des obstacles qui résident dans des vices de +méthodes, dans des mauvaises habitudes de l'esprit ou dans +certaines idées fausses dont nous allons dire quelques mots. + + +§I. -- De la fausse application de la physiologie à la médecine. + + +Je n'ai certainement pas la prétention d'avoir le premier proposé +d'appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé +depuis longtemps et des tentatives très-nombreuses ont été faites +dans cette direction. Dans mes travaux et dans mon enseignement au +Collège de France je ne fais donc que poursuivre une idée qui déjà +porte ses fruits par les applications qu'on en fait à la médecine. +Aujourd'hui plus que jamais les jeunes médecins marchent dans +cette voie, qui est considérée avec juste raison comme la voie du +progrès. Toutefois j'ai vu bien souvent cette application de la +physiologie à la médecine être très-mal comprise, de sorte que +non-seulement elle ne produit pas tous les bons résultats qu'on +est en droit d'en attendre, mais elle devient même nuisible et +fournit alors des arguments aux détracteurs de la médecine +expérimentale. Il importe donc beaucoup de nous expliquer à ce +sujet; car il s'agit ici d'une importante question de méthode, et +ce sera une nouvelle occasion de fixer d'une manière plus précise +le véritable point de vue de ce que nous appelons la Médecine +expérimentale. + +La médecine expérimentale diffère dans son but de la Médecine +d'observation de la même manière que les sciences d'observation, +en général, diffèrent des sciences expérimentales. Le but d'une +science d'observation est de découvrir les lois des phénomènes +naturels afin de les prévoir; mais elle ne saurait les modifier ni +les maîtriser à son gré. Le type de ces sciences est l'astronomie; +nous pouvons prévoir les phénomènes astronomiques, mais nous ne +saurions rien y changer. Le but d'une science expérimentale est de +découvrir les lois des phénomènes naturels, non-seulement pour les +prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s'en +rendre maître; telles sont la physique et la chimie. + +Or, parmi les médecins il en est qui ont pu croire que la médecine +devait rester une science d'observation, c'est-à-dire une médecine +capable de prévoir le cours et l'issue des maladies, mais ne +devant pas agir directement sur la maladie. Il en est d'autres, et +je suis du nombre, qui ont pensé que la médecine pouvait être une +science expérimentale, c'est-à-dire une médecine capable de +descendre dans l'intérieur de l'organisme, et de trouver le moyen +de modifier et de régler jusqu'à un certain point les ressorts +cachés de la machine vivante. Les médecins observateurs ont +considéré l'organisme vivant comme un petit monde contenu dans le +grand, comme une sorte de planète vivante et éphémère dont les +mouvements étaient régis par des lois que l'observation simple +pouvait nous faire découvrir de manière à prévoir la marche et +l'évolution des phénomènes vitaux à l'état sain ou malade, mais +sans jamais devoir modifier en rien leur cours naturel. Cette +doctrine se trouve dans toute sa pureté dans Hippocrate. La +médecine d'observation simple, on le comprend, exclut toute +intervention médicale active, c'est pour cela qu'elle est aussi +connue sous le nom de médecine expectante, c'est-à-dire de +médecine qui observe et prévoit le cours des maladies, mais sans +avoir pour but d'agir directement sur leur marche[70]. Sous ce +rapport il est très-rare de trouver un médecin purement +hippocratiste, et il serait facile de prouver que beaucoup de +médecins, qui préconisent bien haut l'hippocratisme, ne s'en +réfèrent pas du tout à ses préceptes quand ils se livrent aux +écarts des médications empiriques les plus actives et les plus +désordonnées. Ce n'est pas que je condamne ces essais +thérapeutiques qui ne sont, la plupart du temps, que des +expérimentations pour voir, seulement je dis que ce n'est plus là +de la médecine hippocratique, mais de l'empirisme. Le médecin +empirique, qui agit plus ou moins aveuglément, expérimente en +définitive sur les phénomènes vitaux et, à ce titre, il se place +dans la période empirique de la médecine expérimentale. + +La médecine expérimentale est donc la médecine qui a la prétention +de connaître les lois de l'organisme sain et malade de manière +non-seulement à prévoir les phénomènes, mais aussi de façon à +pouvoir les régler et les modifier dans certaines limites. D'après +ce que nous avons dit plus haut, on s'apercevra facilement que la +médecine tend fatalement à devenir expérimentale, et que tout +médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à +l'édification de la médecine expérimentale. Mais, pour que cette +action du médecin expérimentateur sorte de l'empirisme et mérite +le nom de science, il faut qu'elle soit fondée sur la connaissance +des lois qui régissent les actions vitales dans le milieu +intérieur de l'organisme, soit à l'état sain, soit à l'étal +pathologique. La base scientifique de la médecine expérimentale +est la physiologie; nous l'avons dit bien souvent, il faut le +proclamer bien haut parce que, hors de là, il n'y a point de +science médicale possible. Les malades ne sont au fond que des +phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu'il +s'agit de déterminer; les actions toxiques et médicamenteuses se +ramènent, comme nous le verrons, à de simples modifications +physiologiques dans les propriétés des éléments histologiques de +nos tissus. En un mot, la physiologie doit être constamment +appliquée à la médecine pour comprendre et expliquer le mécanisme +des maladies et l'action des agents médicamenteux ou toxiques. Or, +c'est précisément cette application de la physiologie qu'il s'agit +ici de bien définir. + +Nous avons vu plus haut en quoi la médecine expérimentale diffère +de l'hippocratisme et de l'empirisme; mais nous n'avons pas dit +pour cela que la médecine expérimentale dût renier la médecine +d'observation et l'emploi empirique des médicaments; loin de là, +la médecine expérimentale se sert de l'observation médicale et de +l'empirisme comme point d'appui nécessaire. En effet, la médecine +expérimentale ne repousse jamais systématiquement aucun fait ni +aucune observation populaire, elle doit tout examiner +expérimentalement et elle cherche l'explication scientifique des +faits que la médecine d'observation et l'empirisme ont d'abord +constatés. Donc la médecine expérimentale est ce que je pourrais +appeler la seconde période de la médecine scientifique, la +première période étant la médecine d'observation; et il est tout +naturel dès lors que la seconde période s'ajoute à la première en +reposant sur elle. Donc la première condition pour faire de la +médecine expérimentale, c'est d'être d'abord médecin observateur; +c'est de partir de l'observation pure et simple du malade faite +aussi complètement que possible; puis la science expérimentale, +arrive ensuite pour analyser chacun des symptômes en cherchant à +les ramener à des explications et à des lois vitales qui +comprendront le rapport de l'état pathologique avec l'état normal +ou physiologique. Mais dans l'état actuel de la science +biologique, nul ne saurait avoir la prétention d'expliquer +complètement la pathologie par la physiologie; il faut y tendre +parce que c'est la voie scientifique; mais il faut se garder de +l'illusion de croire que le problème est résolu. Par conséquent, +ce qu'il est prudent et raisonnable de faire pour le moment, c'est +d'expliquer dans une maladie tout ce que l'on peut en expliquer +par la physiologie en laissant ce qui est encore inexplicable pour +les progrès ultérieurs de la science biologique. Cette sorte +d'analyse successive, qui ne s'avance dans l'application des +phénomènes pathologiques qu'à mesure que les progrès de la science +physiologique le permettent, isole peu à peu, et par voie +d'élimination, l'élément essentiel de la maladie, en saisit plus +exactement les caractères et permet de diriger les efforts de la +thérapeutique avec plus de certitude. En outre, avec cette marche +analytique progressive, on conserve toujours à la maladie son +caractère et sa physionomie propres. Mais si au lieu de cela on +profite de quelques rapprochements possibles entre la pathologie +et la physiologie pour vouloir expliquer d'emblée toute la +maladie, alors on perd le malade de vue, on défigure la maladie et +par une fausse application de la physiologie on retarde la +médecine expérimentale au lieu de lui faire faire des progrès. + +Malheureusement je devrai faire ce reproche de fausse application +de la physiologie à la pathologie non-seulement à des +physiologistes purs, mais je l'adresserai aussi à des +pathologistes ou à des médecins de profession. Dans diverses +publications récentes de médecine dont j'approuve et loue +d'ailleurs les tendances physiologiques, j'ai vu par exemple qu'on +commençait par faire, avant l'exposé des observations médicales, +un résumé de tout ce que la physiologie expérimentale avait appris +sur les phénomènes relatifs à la maladie dont on devait s'occuper. +Ensuite on apportait des observations de malades parfois sans but +scientifique, précis d'autres fois pour montrer que la physiologie +et la pathologie concordaient. Mais, outre que la concordance +n'est pas toujours facile à établir, parce que la physiologie +expérimentale offre souvent des points encore à l'étude, je trouve +une semblable manière de procéder essentiellement funeste pour la +science médicale, en ce qu'elle subordonne la pathologie, science +plus complexe, à la physiologie, science plus simple. En effet, +c'est l'inverse de ce qui a été dit précédemment qu'il faut faire; +il faut poser d'abord le problème médical tel qu'il est donné par +l'observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les +phénomènes pathologiques en cherchant à en donner l'explication +physiologique. Mais dans cette analyse l'observation médicale ne +doit jamais disparaître ni être perdue de vue; elle reste comme la +base constante ou le terrain commun de toutes les études et de +toutes les explications. + +Dans mon ouvrage, je ne pourrai présenter les choses dans +l'ensemble que je viens de dire, parce que j'ai dû me borner à +donner les résultats de mon expérience dans la science +physiologique, que j'ai le plus étudiée. J'ai la pensée d'être +utile à la médecine scientifique en publiant ce simple essai sur +les principes de la médecine expérimentale. En effet, la médecine +est si vaste, que jamais on ne peut espérer trouver un homme qui +puisse en cultiver avec fruit toutes les parties à la fois. +Seulement il faut que chaque médecin, dans la partie où il s'est +cantonné, comprenne bien la connexion scientifique de toutes les +sciences médicales afin de donner à ses recherches une direction +utile pour l'ensemble et d'éviter ainsi l'anarchie scientifique. +Si je ne fais pas ici de la médecine clinique, je dois néanmoins +la sous-entendre et lui assigner la première place dans la +médecine expérimentale. Donc, si je concevais un traité de +médecine expérimentale, je procéderais en faisant de l'observation +des maladies la base invariable de toutes les analyses +expérimentales. Je procéderais ensuite symptôme par symptôme dans +mes explications jusqu'à épuisement des lumières qu'on peut +obtenir aujourd'hui de la physiologie expérimentale, et de tout +cela il résulterait une observation médicale réduite et +simplifiée. + +En disant plus haut qu'il ne faut expliquer dans les maladies, au +moyen de la physiologie expérimentale, que ce qu'on peut +expliquer, je ne voudrais pas qu'on comprît mal ma pensée et qu'on +crût que j'avoue qu'il y a dans les maladies des choses qu'on ne +pourra jamais expliquer physiologiquement. Ma pensée serait +complètement opposée; car je crois qu'on expliquera tout en +pathologie mais peu à peu, à mesure que la physiologie +expérimentale se développera. Il y a sans doute aujourd'hui des +maladies, comme les maladies éruptives, par exemple, sur +lesquelles nous ne pouvons rien encore expliquer parce que les +phénomènes physiologiques qui leur sont relatifs nous sont +inconnus. L'objection qu'en tirent certains médecins contre +l'utilité de la physiologie, en médecine, ne saurait donc être +prise en considération. C'est là une manière d'argumenter qui +tient de la scolastique et qui prouve que ceux qui l'emploient +n'ont pas une idée exacte du développement d'une science telle que +peut être la médecine expérimentale. + +En résumé, la physiologie expérimentale, en devenant la base +naturelle de la médecine expérimentale, ne saurait supprimer +l'observation du malade ni en diminuer l'importance. De plus, les +connaissances physiologiques sont indispensables non-seulement +pour expliquer la maladie, mais elles sont aussi nécessaires pour +faire une bonne observation clinique. J'ai vu par exemple des +observateurs décrire comme accidentel ou s'étonner de certains +phénomènes calorifiques qui résultaient parfois de la lésion des +nerfs; s'ils avaient été physiologistes, ils auraient su quelle +valeur il fallait donner à ces phénomènes morbides, qui ne sont en +réalité que des phénomènes physiologiques. + + +§ II. -- L'ignorance scientifique et certaines illusions de +l'esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine +expérimentale. + + +Nous venons de dire que les connaissances en physiologie sont les +bases scientifiques indispensables au médecin; par conséquent il +faut cultiver et répandre les sciences physiologiques si l'on veut +favoriser le développement de la médecine expérimentale. Cela est +d'autant plus nécessaire que c'est le seul moyen de fonder la +médecine scientifique, et nous sommes malheureusement encore loin +du temps où nous verrons l'esprit scientifique régner généralement +parmi les médecins. Or, cette absence d'habitude scientifique de +l'esprit est un obstacle considérable parce qu'elle laisse croire +aux forces occultes dans la médecine, repousse le déterminisme +dans les phénomènes de la vie et admet facilement que les +phénomènes des êtres vivants sont régis par des forces vitales +mystérieuses qu'on invoque à tout instant. Quand un phénomène +obscur ou inexplicable se présente en médecine, au lieu de dire: +Je ne sais, ainsi que tout savant doit faire, les médecins ont +l'habitude de dire: C'est la vie; sans paraître se douter que +c'est expliquer l'obscur par le plus obscur encore. Il faut donc +s'habituer à comprendre que la science n'est que le déterminisme +des conditions des phénomènes, et chercher toujours à supprimer +complètement la vie de l'explication de tout phénomène +physiologique; la vie n'est rien qu'un mot qui veut dire +ignorance, et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela +équivaut à dire que c'est un phénomène dont nous ignorons la cause +prochaine ou les conditions. La science doit expliquer toujours le +plus obscur et le plus complexe par le plus simple et le plus +clair. Or, la vie, qui est ce qu'il y a de plus obscur, ne peut +jamais servir d'explication à rien. J'insiste sur ce point parce +que j'ai vu des chimistes invoquer parfois eux-mêmes la vie pour +expliquer certains phénomènes physico-chimiques spéciaux aux êtres +vivants. Ainsi le ferment de la levûre de bière est une matière +vivante organisée qui a la propriété de dédoubler le sucre en +alcool et acide carbonique et en quelques autres produits. J'ai +quelquefois entendu dire que cette propriété de dédoubler le sucre +était due à la vie propre du globule de levûre. C'est là une +explication vitale qui ne veut rien dire et qui n'explique en rien +la faculté dédoublante de la levûre de bière. Nous ignorons la +nature de cette propriété dédoublante, mais elle doit +nécessairement appartenir à l'ordre physico-chimique et être aussi +nettement déterminée que la propriété de la mousse de platine, par +exemple, qui provoque des dédoublements plus ou moins analogues, +mais qu'on ne saurait attribuer dans ce cas à aucune force vitale. +En un mot, toutes les propriétés de la matière vivante sont, au +fond, ou des propriétés connues et déterminées, et alors nous les +appelons propriétés physico-chimiques, ou des propriétés inconnues +et indéterminées, et alors nous les nommons propriétés vitales. +Sans doute il y a pour les êtres vivants une force spéciale qui ne +se rencontre pas ailleurs, et qui préside à leur organisation, +mais l'existence de cette force ne saurait rien changer aux +notions que nous nous faisons des propriétés de la matière +organisée, matière qui, une fois créée, est douée de propriétés +physico-chimiques fixes et déterminées. La force vitale est donc +une force organisatrice et nutritive, mais elle ne détermine en +aucune façon la manifestation des propriétés de la matière +vivante. En un mot, le physiologiste et le médecin doivent +chercher à ramener les propriétés vitales à des propriétés +physico-chimiques et non les propriétés physico-chimiques à des +propriétés vitales. + +Cette habitude des explications vitales rend crédule et favorise +l'introduction dans la science de faits erronés ou absurdes. Ainsi +tout récemment j'ai été consulté par un médecin-praticien très- +honorable et très-considéré d'ailleurs, qui me demandait mon avis +sur un cas très-merveilleux dont il était très-sûr, disait-il, +parce qu'il avait pris toutes les précautions nécessaires pour +bien l'observer; il s'agissait d'une femme qui vivait en bonne +santé, sauf quelques accidents nerveux, et qui n'avait rien mangé +ni bu depuis plusieurs années. Il est évident que ce médecin, +persuadé que la force vitale était capable de tout, ne cherchait +pas d'autre explication et croyait que son cas pouvait être vrai. +La plus petite idée scientifique et les plus simples notions de +physiologie auraient cependant pu le détromper en lui montrant que +ce qu'il avançait équivalait à peu près à dire qu'une bougie peut +briller et rester allumée pendant plusieurs années sans s'user. + +La croyance que les phénomènes des êtres vivants sont dominés par +une force vitale indéterminée donne souvent aussi une base fausse +à l'expérimentation, et substitue un mot vague à la place d'une +analyse expérimentale précise. J'ai vu souvent des médecins +soumettre à l'investigation expérimentale certaines questions dans +lesquelles ils prenaient pour point de départ la vitalité de +certains organes, l'idiosyncrasie de certains individus ou +l'antagonisme de certains médicaments. Or, la vitalité, +l'idiosyncrasie et l'antagonisme ne sont que des mots vagues qu'il +s'agirait d'abord de caractériser et de ramener à une +signification définie. C'est donc un principe absolu en méthode +expérimentale de prendre toujours pour point de départ d'une +expérimentation ou d'un raisonnement un fait précis ou une bonne +observation, et non un mot vague. C'est pour ne pas se conformer à +ce précepte analytique que, le plus souvent, les discussions des +médecins et des naturalistes n'aboutissent pas. En un mot, il est +de rigueur dans l'expérimentation sur les êtres vivants comme dans +les corps bruts, de bien s'assurer avant de commencer l'analyse +expérimentale d'un phénomène, que ce phénomène existe, et de ne +jamais se laisser illusionner par les mots qui nous font perdre de +vue la réalité des faits. + +Le doute est, ainsi que nous l'avons développé ailleurs, la base +de l'expérimentation; toutefois il ne faut pas confondre le doute +philosophique avec la négation systématique qui met en doute même +les principes de la science. Il ne faut douter que des théories, +et encore il ne faut en douter que jusqu'au déterminisme +expérimental. Il y a des médecins qui croient que l'esprit +scientifique n'impose pas de limite au doute. À côté de ces +médecins qui nient la science médicale en admettant qu'on ne peut +rien savoir de positif, il en est d'autres qui la nient par un +procédé contraire, en admettant qu'on apprend la médecine sans +savoir comment et qu'on la possède par sorte de science infuse +qu'ils appellent le tact médical. Sans doute je ne conteste pas +qu'il puisse exister en médecine comme dans les autres sciences +pratiques, ce qu'on appelle le tact ou le coup d'oeil. Tout le +monde sait, en effet, que l'habitude peut donner une sorte de +connaissance empirique des choses capables de guider le praticien, +quoiqu'il ne s'en rende pas toujours exactement compte au premier +abord. Mais ce que je blâme, c'est de rester volontairement dans +cet état d'empirisme et de ne pas chercher à en sortir. Par +l'observation attentive et par l'étude on peut toujours arriver à +se rendre compte de ce que l'on fait et parvenir par suite à +transmettre aux autres ce que l'on sait. Je ne nie pas d'ailleurs +que la pratique médicale n'ait de grandes exigences; mais ici je +parle science pure et je combats le tact médical comme une donnée +antiscientifique qui, par ses excès faciles, nuit considérablement +à la science. + +Une autre opinion fausse assez accréditée et même professée par de +grands médecins praticiens, est celle qui consiste à dire que la +médecine n'est pas destinée à devenir une science, mais seulement +un art, et que par conséquent le médecin ne doit pas être un +savant, mais un artiste. Je trouve cette idée erronée et encore +essentiellement nuisible au développement de la médecine +expérimentale. D'abord qu'est-ce qu'un artiste? C'est un homme qui +réalise dans une oeuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est +personnel. Il y a donc deux choses: l'artiste et son oeuvre; +l'oeuvre juge nécessairement l'artiste. Mais que sera le médecin +artiste? Si c'est un médecin qui traite une maladie d'après une +idée ou un sentiment qui lui sont personnels, où sera alors +l'oeuvre d'art, qui jugera cet artiste médecin? Sera-ce la +guérison de la maladie? Outre que ce serait là une oeuvre d'art +d'un genre singulier, cette oeuvre lui sera toujours fortement +disputée par la nature. Quand un grand peintre ou un grand +sculpteur font un beau tableau ou une magnifique statue, personne +n'imagine que la statue ait pu pousser de la terre ou que le +tableau ait pu se faire tout seul, tandis qu'on peut parfaitement +soutenir que la maladie a guéri toute seule et prouver souvent +qu'elle aurait mieux guéri sans l'intervention de l'artiste. Que +deviendra donc alors le criterium ou l'oeuvre de l'art médicale! +Le criterium disparaîtra évidemment, car on ne saurait juger le +mérite d'un médecin par le nombre des malades qu'il dit avoir +guéris; il devra avant tout prouver scientifiquement que c'est lui +qui les a guéris et non la nature. Je n'insisterai pas plus +longtemps sur cette prétention artistique des médecins qui n'est +pas soutenable. Le médecin ne peut être raisonnablement qu'un +savant ou, en attendant, un empirique. L'empirisme, qui au fond +veut dire expérience ( expérience), n'est que +l'expérience inconsciente ou non raisonnée, acquise par +l'observation journalière des faits d'où naît la méthode +expérimentale elle-même (voy. p. 23). Mais, ainsi que nous le +verrons encore dans le paragraphe suivant, l'empirisme, pris dans +son vrai sens, n'est que le premier pas de la médecine +expérimentale. Le médecin empirique doit tendre à la science, car +si, dans la pratique, il se détermine souvent d'après le sentiment +d'une expérience inconsciente, il doit toujours au moins, se +diriger d'après une induction fondée sur une instruction médicale +aussi solide que possible. En un mot, il n'y a pas d'artiste +médecin parce qu'il ne peut y avoir d'oeuvre d'art médical; ceux +qui se qualifient ainsi nuisent à l'avancement de la science +médicale parce qu'ils augmentent la personnalité du médecin en +diminuant l'importance de la science; ils empêchent par là qu'on +ne cherche dans l'étude expérimentale des phénomènes un appui et +un criterium que l'on croit posséder en soi, par suite d'une +inspiration ou par un simple sentiment. Mais, ainsi que je viens +de le dire, cette prétendue inspiration thérapeutique du médecin +n'a souvent d'autres preuves qu'un fait de hasard qui peut +favoriser l'ignorant et le charlatan, aussi bien que l'homme +instruit. Cela n'a donc aucun rapport avec l'inspiration de +l'artiste qui doit se réaliser finalement dans une oeuvre que +chacun peut juger et dont l'exécution exige toujours des études +profondes et précises accompagnées souvent d'un travail opiniâtre. +Je considère donc que l'inspiration des médecins qui ne s'appuient +pas sur la science expérimentale n'est que de la fantaisie, et +c'est au nom de la science et de l'humanité qu'il faut la blâmer +et la proscrire. + +En résumé, la médecine expérimentale, qui est synonyme de médecine +scientifique, ne pourra se constituer qu'en introduisant de plus +en plus l'esprit scientifique parmi les médecins. La seule chose à +faire pour atteindre ce but est, selon moi, de donner à la +jeunesse une solide instruction physiologique expérimentale. Ce +n'est pas que je veuille dire que la physiologie constitue toute +la médecine, je me suis expliqué ailleurs à ce sujet, mais je veux +dire que la physiologie expérimentale est la partie la plus +scientifique de la médecine, et que les jeunes médecins prendront, +par cette étude, des habitudes scientifiques qu'ils porteront +ensuite dans l'investigation pathologique et thérapeutique. Le +désir que j'exprime ici répondrait à peu près à la pensée de +Laplace, à qui on demandait pourquoi il avait proposé de mettre +des médecins à l'Académie des sciences puisque la médecine n'est +pas une science: «C'est, répondit-il, afin qu'ils se trouvent avec +des savants.» + + +§ III. -- La médecine empirique et la médecine expérimentale ne +sont point incompatibles; elles doivent être au contraire +inséparables l'une de l'autre. + + +Il y a bien longtemps que l'on dit et que l'on répète que les +médecins physiologistes les plus savants sont les plus mauvais +médecins et qu'ils sont les plus embarrassés quand il faut agir au +lit du malade. Cela voudrait-il dire que la science physiologique +nuit à la pratique médicale, et dans ce cas, je me serais placé à +un point de vue complètement faux. Il importe donc d'examiner avec +soin cette opinion qui est le thème favori de beaucoup de médecins +praticiens et que je considère pour mon compte comme entièrement +erronée et comme étant toujours éminemment nuisible au +développement de la médecine expérimentale. + +D'abord considérons que la pratique médicale est une chose +extrêmement complexe dans laquelle interviennent une foule de +questions d'ordre social et extra-scientifiques. Dans la médecine +pratique vétérinaire elle-même, il arrive souvent que la +thérapeutique se trouve dominée par des questions d'intérêt ou +d'agriculture. Je me souviens d'avoir fait partie d'une commission +dans laquelle il s'agissait d'examiner ce qu'il y avait à faire +pour prévenir les ravages de certaines épizooties de bêtes à +cornes. Chacun se livrait à des considérations physiologiques et +pathologiques dans le but d'établir un traitement convenable pour +obtenir la guérison des animaux malades, lorsqu'un vétérinaire +praticien prit parole pour dire que la question n'était pas là, et +il prouva clairement qu'un traitement qui guérirait serait la +ruine de l'agriculteur, et que ce qu'il y avait de mieux à faire, +c'était d'abattre les animaux malades en en tirant le meilleur +parti possible. Dans la médecine humaine, il n'intervient jamais +de considérations de ce genre, parce que la conservation de la vie +de l'homme doit être le seul but de la médecine. Mais cependant le +médecin se trouve souvent obligé de tenir compte, dans son +traitement, ce qu'on appelle de l'influence du moral sur le +physique, et par conséquent d'une foule de considérations de +famille ou de position sociale qui n'ont rien à faire avec la +science. C'est ce qui fait qu'un médecin praticien accompli doit +non-seulement être un homme très-instruit dans sa science, mais il +doit encore être un homme honnête, doué de beaucoup d'esprit, de +tact et de bon sens. L'influence du médecin praticien trouve à +s'exercer dans tous les rangs de la société. Le médecin est, dans +une foule de cas, le dépositaire des intérêts de l'État, dans les +grandes opérations d'administration publique; il est en même temps +le confident des familles et tient souvent entre ses mains leur +honneur et leurs intérêts les plus chers. Les praticiens habiles +peuvent donc acquérir une grande et légitime puissance parmi les +hommes, parce que, en dehors de la science, ils ont une action +morale dans la société. Aussi, à l'exemple d'Hippocrate, tous ceux +qui ont eu à coeur la dignité de la médecine, ont toujours +beaucoup insisté sur les qualités morales du médecin. + +Je n'ai pas l'intention de parler ici de l'influence sociale et +morale des médecins ni de pénétrer dans ce qu'on pourrait appeler +les mystères de la médecine pratique, je traite simplement le côté +scientifique et je le sépare afin de mieux juger de son influence. +Il est bien certain que je ne veux pas examiner ici la question de +savoir si un médecin instruit traitera mieux ou plus mal son +malade qu'un médecin ignorant. Si je posais la question ainsi, +elle serait absurde; je suppose naturellement deux médecins +également instruits, dans les moyens de traitement employés en +thérapeutique, et je veux seulement examiner si, comme on l'a dit, +le médecin savant, c'est-à-dire celui qui sera doué de l'esprit +expérimental, traitera moins bien son malade que le médecin +empirique qui se contentera de la constatation des faits en se +fondant uniquement, sur la tradition médicale, ou que le médecin +systématique, qui se conduira d'après les principes d'une doctrine +quelconque. + +Il y a toujours eu dans la médecine deux tendances différentes qui +résultent de la nature même des choses. La première tendance de la +médecine qui dérive des bons sentiments de l'homme, est de porter +secours à son semblable quand il souffre, et de le soulager par +des remèdes ou par un moyen moral ou religieux. La médecine a donc +dû, dès son origine, se mêler à la religion, en même temps qu'elle +s'est trouvée en possession d'une foule d'agents plus ou moins +énergiques; ces remèdes trouvés par hasard ou par nécessité se +sont transmis ensuite par tradition simple ou avec des pratiques +religieuses. Mais après ce premier élan de la médecine qui partait +du coeur pour ainsi dire, la réflexion a dû venir, et en voyant +des malades qui guérissaient seuls, sans médicaments, on fut porté +à se demander, non-seulement si les remèdes qu'on donnait étaient +utiles, mais s'ils n'étaient pas nuisibles. Cette première +réflexion ou ce premier raisonnement médical, résultat de l'étude +des malades, fit reconnaître dans l'organisme vivant une force +médicatrice spontanée, et l'observation apprit qu'il fallait la +respecter et chercher seulement à la diriger et à l'aider dans ses +tendances heureuses. Ce doute porté sur l'action curative des +moyens empiriques, et cet appel aux lois de l'organisme vivant +pour opérer la guérison des maladies, furent le premier pas de la +médecine scientifique, accompli par Hippocrate. Mais cette +médecine, fondée sur l'observation, comme science, et sur +l'expectation, comme traitement, laissa encore subsister d'autres +doutes. Tout en reconnaissant qu'il pouvait être funeste pour le +malade de troubler par des médications empiriques les tendances de +la nature quand elles sont heureuses, on dut se demander si d'un +autre côté il ne pouvait pas être possible et utile pour le malade +de les troubler et de les modifier quand elles sont mauvaises. Il +ne s'agissait donc plus d'être simplement un médecin qui dirige et +aide la nature dans ses tendances heureuses: Quò vergit natura, eò +ducendum, mais d'être aussi un médecin qui combat et domine la +nature dans ses tendances mauvaises, medicus naturæ superator. Les +remèdes héroïques, les panacées universelles, les spécifiques de +Paracelse et autres ne sont que l'expression empirique de cette +réaction contre la médecine hippocratique, c'est-à-dire contre +l'expectation. + +La médecine expérimentale, par sa nature même de science +expérimentale, n'a pas de système et ne repousse rien en fait de +traitement ou de guérison de maladies; elle croit et admet tout, +pourvu que cela soit fondé sur l'observation et prouvé par +l'expérience. Il importe de rappeler ici, quoique nous l'ayons +déjà bien souvent répété, que ce que nous appelons médecine +expérimentale n'est point une théorie médicale nouvelle. C'est la +médecine de tout le monde et de tous les temps, dans ce qu'elle a +de solidement acquis et de bien observé. La médecine scientifique +expérimentale va aussi loin que possible dans l'étude des +phénomènes de la vie; elle ne saurait se borner à l'observation +des maladies, ni se contenter de l'expectation, ni s'arrêter à +l'administration empirique des remèdes; mais il lui faut de plus +étudier expérimentalement le mécanisme des maladies et l'action +des remèdes pour s'en rendre compte scientifiquement. Il faut +surtout introduire dans la médecine l'esprit analytique de la +méthode expérimentale des sciences modernes; mais cela n'empêche +pas que le médecin expérimentateur ne doive être avant tout un bon +observateur, il doit être profondément instruit dans la clinique, +connaître exactement les maladies avec toutes leurs formes +normales, anormales ou insidieuses, être familiarisé avec tous les +moyens d'investigations pathologiques et avoir, comme l'on dit, un +diagnostic sûr et un bon pronostic; il devra en outre être ce +qu'on appelle un thérapeutiste consommé et savoir tout ce que les +essais empiriques ou systématiques, ont appris sur l'action des +remèdes dans les diverses maladies. En un mot, le médecin +expérimentateur possédera toutes les connaissances que nous venons +d'énumérer comme doit le faire tout médecin instruit, mais il +différera du médecin systématique en ce qu'il ne se conduira +d'après aucun système; il se distinguera des médecins +hippocratistes et des médecins empiriques en ce qu'au lieu d'avoir +pour but l'observation des maladies et la constatation de l'action +des remèdes, il voudra aller plus loin et pénétrer, à l'aide de +l'expérimentation, dans l'explication des mécanismes vitaux. En +effet, le médecin hippocratiste se trouve satisfait quand, par +l'observation exacte, il est arrivé à bien caractériser une +maladie dans son évolution, à connaître et à prévoir à des signes +précis ses diverses terminaisons favorables ou funestes, de +manière à pouvoir intervenir s'il y a lieu pour aider la nature, +la diriger vers une terminaison heureuse; il croira que c'est là +l'objet que doit se proposer la science médicale. Un médecin +empirique se trouve satisfait quand, à l'aide de l'empirisme, il +est parvenu à savoir qu'un remède donné guérit une maladie donnée, +à connaître exactement les doses suivant lesquelles il faut +l'administrer et les cas dans lesquels il faut l'employer; il +pourra croire aussi avoir atteint les limites de la science +médicale. Mais le médecin expérimentateur, tout en étant le +premier à admettre et à comprendre l'importance scientifique et +pratique des notions précédentes sans lesquelles la médecine ne +saurait exister, ne croira pas que la médecine, comme science, +doive s'arrêter à l'observation et à la connaissance empirique des +phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus on moins vagues. De +sorte que le médecin hippocratique, l'empirique et le médecin +expérimentateur ne se distingueront aucunement par la nature de +leurs connaissances; ils se distingueront seulement par le point +de vue de leur esprit, qui les portera à pousser plus ou moins +loin le problème médical. La puissance médicatrice de la nature +invoquée par l'hippocratiste et la force thérapeutique ou autre +imaginée par l'empirique paraîtront de simples hypothèses aux yeux +du médecin expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à l'aide de +l'expérimentation dans les phénomènes intimes de la machine +vivante et en déterminer le mécanisme à l'état normal et à l'état +pathologique. Il faut rechercher les causes prochaines des +phénomènes morbides aussi bien que les causes prochaines des +phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver dans des +conditions organiques déterminées et en rapport avec des +propriétés de liquides ou de tissus. Il ne suffirait pas de +connaître empiriquement les phénomènes de la nature minérale ainsi +que leurs effets, mais le physicien et le chimiste veulent +remonter à leur condition d'existence, c'est-à-dire à leurs causes +prochaines afin de pouvoir régler leur manifestation. De même il +ne suffit pas au physiologiste de connaître empiriquement les +phénomènes normaux et anormaux de la nature vivante, mais il veut, +comme le physicien et le chimiste, remonter aux causes prochaines +de ces phénomènes, c'est-à-dire à leur condition d'existence. En +un mot, il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au +médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre; +mais ce qui lui importe surtout, c'est de savoir ce que c'est que +la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le +quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin expérimentateur, +parce que, dès qu'il le saura, le fait de guérison de la fièvre +par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé, mais un +fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des conditions +qui le relieront à d'autres phénomènes et nous serons conduits +ainsi à la connaissance des lois de l'organisme et à la +possibilité d'en régler les manifestations. Ce qui préoccupe +surtout le médecin expérimentateur, c'est donc de chercher à +constituer la science médicale sur les mêmes principes que toutes +les autres sciences expérimentales. Voyons actuellement comment un +homme animé de cet esprit scientifique devra se comporter au lit +du malade. + +L'hippocratiste, qui croit à la nature médicatrice et peu à +l'action curative des remèdes, suit tranquillement le cours de la +maladie; il reste à peu près dans l'expectation en se bornant à +favoriser par quelques médications simples les tendances heureuses +de la nature. L'empirique qui a foi dans l'action des remèdes +comme moyens de changer la direction des maladies et de les +guérir, se contente de constater empiriquement les actions +médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le +mécanisme. Il n'est jamais dans l'embarras; quand un remède a +échoué, il en essaye un autre; il a toujours des recettes ou des +formules à son service pour tous les cas, parce qu'il puise, comme +on dit, dans l'arsenal thérapeutique qui est immense. La médecine +empirique est certainement la plus populaire de toutes. On croit +dans le peuple que, par suite d'une sorte de compensation, la +nature a mis le remède à côté du mal, et que la médecine consiste +dans l'assemblage de recettes pour tous les maux qui nous ont été +transmises d'âge en âge et depuis l'origine de l'art de guérir. Le +médecin expérimentateur est à la fois hippocratiste et empirique +en ce qu'il croit à la puissance de la nature et à l'action des +remèdes; seulement il veut comprendre ce qu'il fait; il ne lui +suffit pas d'observer ou d'agir empiriquement, mais il veut +expérimenter scientifiquement et comprendre le mécanisme +physiologique de la production de la maladie et le mécanisme de +l'action curative du médicament. Il est vrai qu'avec cette +tendance d'esprit, s'il était exclusif, le médecin expérimentateur +se trouverait autant embarrassé que le médecin empirique l'était +peu. En effet, dans l'état actuel de la science, on comprend si +peu de chose dans l'action des médicaments, que, pour être +logique, le médecin expérimentateur se trouverait réduit à ne rien +faire et à rester le plus souvent dans l'expectation que lui +commanderaient ses doutes et ses incertitudes. C'est dans ce sens +qu'on a pu dire que le médecin savant était toujours le plus +embarrassé au lit du malade. Cela est très-vrai, il est réellement +embarrassé, parce que d'une part sa conviction est que l'on peut +agir à l'aide de moyens médicamenteux puissants, mais d'un côté +son ignorance du mécanisme de ces actions le retient, car l'esprit +scientifique expérimental répugne absolument à produire des effets +et à étudier des phénomènes sans chercher à les comprendre. + +Il y aurait évidemment excès de ces deux dispositions radicales de +l'esprit chez l'empirique et chez l'expérimentateur; dans la +pratique il doit y avoir fusion de ces deux points de vue, et leur +contradiction apparente doit disparaître. Ce que je dis ici n'est +point une sorte de transaction ou d'accommodement pour faciliter +la pratique médicale. Je soutiens une opinion purement +scientifique parce qu'il me sera facile de prouver que c'est +l'union raisonnée de l'empirisme et de l'expérimentation qui +constitue la vraie méthode expérimentale. En effet, nous avons vu +qu'avant de prévoir les faits d'après les lois qui les régissent, +il faut les avoir observés empiriquement ou par hasard; de même +qu'avant d'expérimenter en vertu d'une théorie scientifique, il +faut avoir expérimenté empiriquement ou pour voir. Or, +l'empirisme, sous ce rapport, n'est pas autre chose que le premier +degré de la méthode expérimentale; car, ainsi que nous l'avons +dit, l'empirisme ne peut pas être un état définitif; l'expérience +vague et inconsciente qui en résulte et qu'on peut appeler le tact +médical est transformé ensuite en notion scientifique par la +méthode expérimentale qui est consciente et raisonnée. Le médecin +expérimentateur sera donc d'abord empirique, mais, au lieu d'en +rester là, il cherchera à traverser l'empirisme pour en sortir et +arriver au second degré de la méthode expérimentale, c'est-à-dire +à l'expérience précise et consciente que donne la connaissance +expérimentale de la loi des phénomènes. En un mot, il faut subir +l'empirisme, mais vouloir l'ériger en système est une tendance +antiscientifique. Quant aux médecins systématiques ou +doctrinaires, ce sont des empiriques qui, au lieu de recourir à +l'expérimentation, relient de pures hypothèses ou bien les faits +que l'empirisme leur a appris à l'aide d'un système idéal dont ils +déduisent ensuite leur ligne de conduite médicale. + +Par conséquent, je pense qu'un médecin expérimentateur qui, au lit +d'un malade, ne voudrait employer que les médicaments dont il +comprend physiologiquement l'action, serait dans une exagération +qui lui ferait fausser le vrai sens de la méthode expérimentale. +Avant de comprendre les faits, l'expérimentateur doit d'abord les +constater et les débarrasser de toutes les causes d'erreurs dont +ils pourraient être entachés. L'esprit de l'expérimentateur doit +donc, d'abord, s'appliquer à recueillir les observations médicales +ou thérapeutiques faites empiriquement. Mais il fait plus encore, +il ne se borne pas à soumettre au criterium expérimental tous les +faits empiriques que la médecine lui offrira; il ira au-devant. Au +lieu d'attendre que le hasard ou des accidents lui enseignent +l'action des médicaments, il expérimentera empiriquement sur les +animaux, afin d'avoir des indications qui le dirigent dans les +essais qu'il fera ultérieurement sur l'homme. + +D'après ce qui précède, je considère donc que le véritable médecin +expérimentateur ne doit pas être plus embarrassé au lit d'un +malade qu'un médecin empirique. Il fera usage de tous les moyens +thérapeutiques que l'empirisme conseille; seulement, au lieu de +les employer, d'après une autorité quelconque, et avec une +confiance qui tient de la superstition, il les administrera avec +le doute philosophique qui convient au véritable expérimentateur; +il en contrôlera les effets par des expériences sur les animaux et +par des observations comparatives sur l'homme, de manière à +déterminer rigoureusement la part d'influence de la nature et du +médicament dans la guérison de la maladie. Dans le cas où il +serait prouvé à l'expérimentateur que le remède ne guérit pas, et +à plus forte raison s'il lui était démontré qu'il est nuisible, il +devrait s'abstenir et rester, comme l'hippocratiste, dans +l'expectation. Il y a des médecins praticiens qui, convaincus +jusqu'au fanatisme de l'excellence de leurs médications, ne +comprendraient pas la critique expérimentale thérapeutique dont je +viens de parler. Ils disent qu'on ne peut donner aux malades que +des médicaments dans lesquels on a foi, et ils pensent +qu'administrer à son semblable un remède dont on doute, c'est +manquer à la moralité médicale. Je n'admets pas ce raisonnement +qui conduirait à chercher à se tromper soi-même afin de tromper +les autres sans scrupule. Je pense, quant à moi, qu'il vaut mieux +chercher à s'éclairer afin de ne tromper personne. + +Le médecin expérimentateur ne devra donc pas être, comme certaines +personnes semblent le croire, un simple physiologiste qui attendra +les bras croisés que la médecine expérimentale soit constituée +scientifiquement avant d'agir auprès de ses malades. Loin de là, +il doit employer tous les remèdes connus empiriquement, non- +seulement à l'égal de l'empirique, mais aller même au delà et +essayer le plus possible de médicaments nouveaux d'après les +règles que nous avons indiquées plus haut. Le médecin +expérimentateur sera donc, comme l'empirique, capable de porter +secours aux malades avec tous les moyens que possède la médecine +pratique; mais de plus, à l'aide de l'esprit scientifique qui le +dirige, il contribuera à fonder la médecine expérimentale, ce qui +doit être le plus ardent désir de tous les médecins qui pour la +dignité de la médecine voudraient la voir sortir de l'état où elle +est. Il faut, comme nous l'avons dit, subir l'empirisme comme un +état transitoire et imparfait de la médecine, mais non l'ériger en +système. Il ne faudrait donc passe borner, comme on a pu le dire, +à faire des guérisseurs empiriques dans les facultés de médecine; +ce serait dégrader la médecine et la rabaisser au niveau d'une +industrie. Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l'esprit +scientifique et les initier aux notions et aux tendances des +sciences modernes. D'ailleurs faire autrement serait en désaccord +avec le grand nombre de connaissances que l'on exige d'un docteur, +uniquement afin qu'il puisse cultiver les sciences médicales, car +on exige beaucoup moins de connaissances d'un officier de santé +qui doit simplement s'occuper de la pratique empirique. + +Mais, on pourra objecter que la médecine expérimentale dont je +parle beaucoup, est une conception théorique dont rien pour le +moment ne justifie la réalité pratique, parce qu'aucun fait ne +démontre qu'on puisse atteindre en médecine la précision +scientifique des sciences expérimentales. Je désire autant que +possible ne laisser aucun doute dans l'esprit du lecteur ni aucune +ambiguïté dans ma pensée; c'est pourquoi je vais revenir en +quelques mots sur ce sujet, en montrant que la médecine +expérimentale n'est que l'épanouissement naturel de +l'investigation médicale pratique dirigée par un esprit +scientifique. + +J'ai dit plus haut que la commisération et l'empirisme aveugle ont +été les premiers moteurs de la médecine; ensuite la réflexion est +venue amenant le doute, puis la vérification scientifique. Cette +évolution médicale peut se vérifier encore chaque jour autour de +nous; car chaque homme s'instruit dans les connaissances qu'il +acquiert, comme l'humanité dans son ensemble. + +L'expectation avec l'aide qu'elle peut donner aux tendances de la +nature ne saurait constituer qu'une méthode incomplète de +traitement. Il faut souvent aussi agir contrairement aux tendances +de la nature; si par exemple une artère est ouverte, il est clair +qu'il ne faudra pas favoriser la nature qui fait sortir le sang et +amène la mort; il faudra agir en sens contraire, arrêter +l'hémorrhagie et la vie sera sauvée. De même, quand un malade aura +un accès de fièvre pernicieuse, il faut agir contrairement à la +nature et arrêter la fièvre si l'on veut guérir son malade. +L'empirique peut donc sauver un malade que l'expectation aurait +laissé mourir, de même que l'expectation aura pu permettre la +guérison d'un malade que l'empirique aurait tué. De sorte que +l'empirisme est aussi une méthode insuffisante de traitement en ce +qu'elle est incertaine et souvent dangereuse. Or la médecine +expérimentale n'est que la réunion de l'expectation et de +l'empirisme éclairés par le raisonnement et par l'expérimentation. +Mais la médecine expérimentale ne peut arriver que la dernière et +c'est alors seulement que la médecine est devenue scientifique. +Nous allons voir, en effet, que toutes les connaissances médicales +se recommandent et sont nécessairement subordonnées les unes aux +autres dans leur évolution. + +Quand un médecin est appelé auprès d'un malade, il doit faire +successivement le diagnostic, le pronostic et le traitement de la +maladie. Le diagnostic n'a pu s'établir que par l'observation; le +médecin qui reconnaît une maladie ne fait que la rattacher à l'une +des formes de maladies déjà observées, connues et décrites. La +marche et le pronostic de la maladie sont également donnés par +l'observation; le médecin doit savoir l'évolution de la maladie, +sa durée, sa gravité afin d'en prédire le cours et l'issue. Ici la +statistique intervient pour guider le médecin, parce qu'elle +apprend la proportion de cas mortels; et si de plus l'observation +a montré que les cas heureux ou malheureux sont reconnaissables à +certains signes, alors le pronostic devient plus certain. Enfin +arrive le traitement; si le médecin est hippocratiste, il se +bornera à l'expectation; si le médecin est empirique, il donnera +des remèdes, en se fondant encore sur l'observation qui aura +appris, par des expérimentations ou autrement, que tel remède a +réussi dans cette maladie un certain nombre de fois; si le médecin +est systématique il pourra accompagner son traitement +d'explications vitalistes ou autres et cela ne changera rien au +résultat. C'est la statistique seule qui sera encore ici invoquée +pour établir la valeur du traitement. + +Tel est, en effet, l'état de la médecine empirique qui est une +médecine conjecturale, parce qu'elle est fondée sur la statistique +qui réunit et compare des cas analogues ou plus ou moins +semblables dans leurs caractères extérieurs, mais indéterminés +dans leurs causes prochaines. + +Cette médecine conjecturale doit nécessairement précéder la +médecine certaine, que j'appelle la médecine expérimentale parce +qu'elle est fondée sur le déterminisme expérimental de la cause de +la maladie. En attendant, il faut bien se résigner à faire de la +médecine conjecturale ou empirique, mais je le répète encore, +quoique je l'aie déjà dit bien souvent, il faut savoir que la +médecine ne doit pas en rester là et qu'elle est destinée à +devenir expérimentale et scientifique. Sans doute nous sommes loin +de cette époque où l'ensemble de la médecine sera devenu +scientifique, mais cela ne nous empêche pas d'en concevoir la +possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en +cherchant dès aujourd'hui à introduire dans la médecine la méthode +qui doit nous y conduire. + +La médecine deviendra nécessairement expérimentale d'abord dans +les maladies les plus facilement accessibles à l'expérimentation. +Je choisirai parmi celles-ci un exemple qui me servira à faire +comprendre comment je conçois que la médecine empirique puisse +devenir scientifique. La gale est une maladie dont le déterminisme +est aujourd'hui à peu près scientifiquement établi; mais il n'en a +pas toujours été ainsi. Autrefois, on ne connaissait la gale et +son traitement que d'une manière empirique. On pouvait alors faire +des suppositions sur les rétrocessions ou les dépôts de gale et +établir des statistiques sur la valeur de telle ou telle pommade +pour en obtenir la guérison de la maladie. Aujourd'hui que la +cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout +est devenu scientifique, et l'empirisme a disparu. On connaît +l'acare et on explique par lui la contagion de la gale, les +altérations de la peau et la guérison qui n'est que la mort de +l'acare par des agents toxiques convenablement appliqués. +Aujourd'hui il n'y a plus d'hypothèse à faire sur les métastases +de la gale, plus de statistique à établir sur son traitement. On +guérit toujours et sans exception quand on se place dans les +conditions expérimentales connues pour atteindre ce but[71]. + +Voilà donc une maladie qui est arrivée à la période expérimentale +et le médecin en est maître tout aussi bien qu'un physicien ou un +chimiste sont maîtres d'un phénomène de la nature minérale. Le +médecin expérimentateur exercera successivement son influence sur +les maladies dès qu'il en connaîtra expérimentalement le +déterminisme exact, c'est-à-dire la cause prochaine. Le médecin +empirique, même le plus instruit, n'a jamais la sûreté de +l'expérimentateur. Un des cas les plus clairs de la médication +empirique est la guérison de la fièvre par la quinine. Cependant +cette guérison est loin d'avoir la certitude de la guérison de la +gale. Les maladies qui ont leur siège dans le milieu organique +extérieur, telles que les maladies épiphytiques et épizoaires +seront plus faciles à étudier et à analyser expérimentalement; +elles arriveront plus vite à devenir des maladies dont le +déterminisme sera obtenu et dont le traitement sera scientifique. +Mais, plus tard, et à mesure que la physiologie fera des progrès, +on pourra pénétrer dans le milieu intérieur, c'est-à-dire dans le +sang, y découvrir les altérations parasitiques ou autres qui +seront les causes de maladies et déterminer les actions +médicamenteuses physico-chimiques ou spécifiques capables d'agir +dans ce milieu intérieur pour modifier les mécanismes +pathologiques qui y ont leur siège et qui de là retentissent sur +l'organisme tout entier. + +Dans ce qui précède se trouve résumée la manière dont je conçois +la médecine expérimentale. Elle n'est rien autre chose, ainsi que +je l'ai répété bien souvent, que la conséquence de l'évolution +toute naturelle de la médecine scientifique. En cela, la médecine +ne diffère pas des autres sciences qui toutes ont traversé +l'empirisme avant d'arriver à leur période expérimentale +définitive. En chimie et en physique on a connu empiriquement +l'extraction des métaux, la fabrication des verres grossissants, +etc., avant d'en avoir la théorie scientifique. + +L'empirisme a donc aussi servi de guide à ces sciences pendant +leurs temps nébuleux; mais ce n'est que depuis l'avènement des +théories expérimentales que les sciences physiques et chimiques +ont pris leur essor si brillant comme sciences appliquées, car il +faut se garder de confondre l'empirisme avec la science appliquée. +La science appliquée suppose toujours la science pure comme point +d'appui. Sans doute la médecine traversera l'empirisme beaucoup +plus lentement et beaucoup plus difficilement que les sciences +physico-chimiques, parce que les phénomènes organiques dont elle +s'occupe sont beaucoup plus complexes mais aussi parce que les +exigences de la pratique médicale, que je n'ai pas à examiner ici, +contribuent à retenir la médecine dans le domaine des systèmes +personnels et s'opposent ainsi à l'avènement de la médecine +expérimentale. Je n'ai pas à revenir, ici, sur ce que j'ai si +amplement développé ailleurs, à savoir, que la spontanéité des +êtres vivants ne s'oppose pas à l'application de la méthode +expérimentale, et que la connaissance du déterminisme simple ou +complexe des phénomènes vitaux est la seule base de la médecine +scientifique. + +Le but d'un médecin expérimentateur est de découvrir et de saisir +le déterminisme initial d'une série de phénomènes morbides obscurs +et complexes; il dominera ainsi tous les phénomènes secondaires; +c'est ainsi que nous avons vu qu'en se rendant maître de l'acare +qui est la cause de la gale, on maîtrise naturellement tous les +phénomènes qui en dérivent. En connaissant le déterminisme initial +de l'empoisonnement par le curare, on explique parfaitement tous +les déterminismes secondaires de cet empoisonnement, et pour +guérir, c'est toujours finalement au déterminisme initial des +phénomènes qu'il faut remonter. + +La médecine est donc destinée à sortir peu à peu de l'empirisme, +et elle en sortira de même que toutes les autres sciences par la +méthode expérimentale. Cette conviction profonde soutient et +dirige ma vie scientifique. Je suis sourd à la voix des médecins +qui demandent qu'on leur explique expérimentalement la rougeole et +la scarlatine et qui croient tirer de là un argument contre +l'emploi de la méthode expérimentale en médecine. Ces objections +décourageantes et négatives dérivent en général d'esprits +systématiques ou paresseux qui préfèrent se reposer sur leurs +systèmes ou s'endormir dans les ténèbres au lieu de travailler et +de faire effort pour en sortir. Les sciences physico-chimiques ne +se sont élucidées que successivement dans leurs diverses branches +par la méthode expérimentale, et aujourd'hui elles ont encore des +parties obscures que l'on étudie à l'aide de la même méthode. +Malgré tous les obstacles qu'elle rencontre, la médecine suivra la +même marche; elle la suivra fatalement. En préconisant +l'introduction de la méthode expérimentale dans la médecine, je ne +fais donc que chercher à diriger les esprits vers un but que la +science poursuit instinctivement et à son insu, mais qu'elle +atteindra plus rapidement et plus sûrement si elle peut parvenir à +l'entrevoir clairement. Le temps fera ensuite le reste. Sans doute +nous ne verrons pas de nos jours cet épanouissement de la médecine +scientifique; mais c'est là le sort de l'humanité; ceux qui sèment +et qui cultivent péniblement le champ de la science ne sont pas +ceux qui sont destinés à recueillir la moisson. + +En résumé, la médecine expérimentale telle que nous la concevons, +comprend le problème médical dans son ensemble et elle renferme la +médecine théorique et la médecine pratique. Mais en disant que +chacun doit être médecin expérimentateur, je n'ai pas voulu +établir que chaque médecin devait cultiver toute l'étendue de la +médecine expérimentale. Il y aura toujours nécessairement des +médecins qui se livreront plus spécialement aux expériences +physiologiques, d'autres aux investigations anatomiques normales +ou pathologiques, d'autres à la pratique chirurgicale ou médicale, +etc. Ce fractionnement n'est pas mauvais pour l'avancement de la +science; au contraire. Les spécialités pratiques sont une +excellente chose pour la science proprement dite, mais à la +condition que ceux qui se livrent à l'investigation d'une partie +spéciale de la médecine, aient été instruits de manière à posséder +la médecine expérimentale dans son ensemble et à savoir la place +que doit occuper dans cet ensemble la science spéciale qu'ils +cultivent. De cette manière, tout en se spécialisant, ils +dirigeront leurs études de façon à contribuer aux progrès de la +médecine scientifique ou expérimentale. Les études pratiques et +les études théoriques concourront ainsi au même but; c'est tout ce +que l'on peut demander dans une science qui, comme la médecine, +est forcée d'être sans cesse agissante avant d'être constituée +scientifiquement. + +La médecine expérimentale ou la médecine scientifique tend de tous +côtés à se constituer en prenant pour base la physiologie. La +direction des travaux qui se publient chaque jour, tant en France +qu'à l'étranger, en fournit la preuve évidente. C'est pourquoi je +développe dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de +France toutes les idées qui peuvent aider ou favoriser cette +tendance médicale. Je considère que c'est mon devoir, à la fois +comme savant et comme professeur de médecine au Collège de France. +En effet, le Collège de France n'est point une faculté de médecine +dans laquelle on doive traiter classiquement et successivement +toutes les parties de la médecine. Le Collège de France, par la +nature de son institution, doit toujours être à l'avant-garde des +sciences et en représenter le mouvement et les tendances. Par +conséquent le cours de médecine dont je suis chargé doit +représenter la partie des sciences médicales qui est actuellement +en voie d'un plus grand développement et qui entraîne les autres +dans son évolution. Je me suis expliqué déjà depuis longtemps sur +le caractère que doit avoir le cours de médecine du Collège de +France, je n'y reviendrai pas[72]. Je dirai seulement que, tout en +admettant que cette direction expérimentale que prend la médecine +sera lente à s'introniser, à cause des difficultés inhérentes à la +complexité de la médecine, il faut reconnaître que cette direction +est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est point là le fait de +l'influence éphémère d'un système personnel quelconque; c'est le +résultat de l'évolution scientifique de la médecine elle-même. Ce +sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer +dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collège +de France. Je tâche de leur montrer qu'ils sont tous appelés à +concourir pour leur part à l'accroissement et au développement de +la médecine scientifique ou expérimentale. Je les invite à cause +de cela à se familiariser avec les procédés modernes +d'investigation mis en usage dans les sciences anatomiques, +physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, parce que ces +diverses branches de la médecine doivent toujours rester +indissolublement unies, dans la théorie et dans la pratique. Je +dis à ceux que leur voie portera vers la théorie ou vers la +science pure, de ne jamais perdre de vue le problème de la +médecine, qui est de conserver la santé et de guérir les maladies. +Je dis à ceux que leur carrière dirigera au contraire vers la +pratique, de ne jamais oublier que si la théorie est destinée à +éclairer la pratique, la pratique à son tour doit tourner au +profit de la science. Le médecin bien imbu de ces idées ne cessera +jamais de s'intéresser aux progrès de la science, en même temps +qu'il remplira ses devoirs de praticien. Il notera avec exactitude +et discernement les cas intéressants qui se présenteront à lui en +comprenant tout le profit que la science peut en tirer. La +médecine scientifique expérimentale deviendra ainsi l'oeuvre de +tous, et chacun, ne fût-il qu'un simple médecin de campagne, y +apportera son concours utile. + +Maintenant, pour nous reporter au titre de ce long paragraphe, je +conclurai que la médecine empirique et la médecine expérimentale, +loin d'être incompatibles, doivent au contraire être réunies +intimement, car toutes deux sont indispensables pour l'édification +de la médecine expérimentale. Je pense que cette conclusion a été +bien établie par tout ce qui précède. + + +§ IV. -- La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine +médicale ni à aucun système philosophique. + + +Nous avons dit[73] que la médecine expérimentale n'est pas un +système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de +tous les systèmes. En effet, l'avènement de la médecine +expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la +science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des +théories impersonnelles et générales qui ne seront, comme dans les +autres sciences, qu'une coordination régulière et raisonnée des +faits fournis par l'expérience. + +Aujourd'hui la médecine scientifique n'est point encore +constituée; mais grâce à la méthode expérimentale qui y pénètre de +plus en plus, elle tend à devenir une science précise. La médecine +est en voie de transition; le temps des doctrines et des systèmes +personnels est passé et peu à peu ils seront remplacés par des +théories représentant l'état actuel de la science et donnant à ce +point de vue le résultat des efforts de tous. Toutefois il ne faut +pas croire pour cela que les théories soient jamais des vérités +absolues; elles sont toujours perfectibles et par conséquent +toujours mobiles. C'est pourquoi j'ai eu soin de dire qu'il ne +faut pas confondre, comme on le fait souvent, les théories +progressives et perfectibles avec les méthodes ou avec les +principes de la science qui sont fixes et inébranlables. Or il +faut se le rappeler, le principe scientifique immuable, aussi bien +dans la médecine que dans les autres sciences expérimentales, +c'est le déterminisme absolu des phénomènes. Nous avons donné le +nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des +phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de +la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul +que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme +sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la +manifestation nécessaire d'un phénomène indépendamment de ses +conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire +d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Une fois +que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le +principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni +matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière +vivante, il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les +conditions, c'est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport +à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Au delà il n'y a plus +rien de déterminé scientifiquement; il n'y a que des mots, qui +sont nécessaires sans doute, mais qui peuvent nous faire illusion +et nous tromper si nous ne sommes pas constamment en garde contre +les piéges que notre esprit se tend perpétuellement à lui-même. + +La médecine expérimentale, comme d'ailleurs toutes les sciences +expérimentales, ne devant pas aller au delà des phénomènes, n'a +besoin de se rattacher à aucun mot systématique; elle ne sera ni +vitaliste, ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale, +elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes +prochaines des phénomènes de la vie à l'état sain et à l'état +morbide. Elle n'a que faire en effet de s'embarrasser de systèmes +qui, ni les uns ni les autres, ne sauraient jamais exprimer la +vérité. + +À ce propos il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots +les caractères essentiels de la méthode expérimentale et de +montrer comment l'idée qui lui est soumise se distingue des idées +systématiques et doctrinales. Dans la méthode expérimentale on ne +fait jamais des expériences que pour voir ou pour prouver, c'est- +à-dire pour contrôler et vérifier. La méthode expérimentale, en +tant que méthode scientifique, repose tout entière sur la +vérification expérimentale d'une hypothèse scientifique. Cette +vérification peut être obtenue tantôt à l'aide d'une nouvelle +observation (science d'observation), tantôt à l'aide d'une +expérience (science expérimentale). En méthode expérimentale, +l'hypothèse est une idée scientifique qu'il s'agit de livrer à +l'expérience. L'invention scientifique réside dans la création +d'une hypothèse heureuse et féconde; elle est donnée par le +sentiment ou par le génie même du savant qui l'a créée. + +Quand l'hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, elle +devient une théorie; tandis que, si elle est soumise à la logique +seule, elle devient un système. Le système est donc une hypothèse +à laquelle on a ramené logiquement les faits à l'aide du +raisonnement, mais sans une vérification critique expérimentale. +La théorie est l'hypothèse vérifiée, après qu'elle a été soumise +au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. La +meilleure théorie est celle qui a été vérifiée par le plus grand +nombre de faits. Mais une théorie, pour rester bonne, doit +toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer +constamment soumise à la vérification et à la critique des faits +nouveaux qui apparaissent. Si on considérait une théorie comme +parfaite et si l'on cessait de la vérifier par l'expérience +scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine. Une +doctrine est donc une théorie que l'on regarde comme immuable et +que l'on prend pour point de départ de déductions ultérieures, que +l'on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification +expérimentale. + +En un mot, les systèmes et les doctrines en médecine sont des +idées hypothétiques ou théoriques transformées en principes +immuables. Cette manière de procéder appartient essentiellement à +la scolastique et elle diffère radicalement de la méthode +expérimentale. Il y a en effet contradiction entre ces deux +procédés de l'esprit. Le système et la doctrine procèdent par +affirmation et par déduction purement logique; la méthode +expérimentale procède toujours par le doute et par la vérification +expérimentale. Les systèmes et les doctrines sont individuels; ils +veulent être immuables et conserver leur personnalité. La méthode +expérimentale au contraire est impersonnelle; elle détruit +l'individualité en ce qu'elle réunit et sacrifie les idées +particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité +générale établie à l'aide du critérium expérimental. Elle a une +marche lente et laborieuse, et, sous ce rapport, elle plaira +toujours moins à l'esprit. Les systèmes au contraire sont +séduisants parce qu'ils donnent la science absolue réglée par la +logique seule; ce qui dispense d'étudier et rend la médecine +facile. La médecine expérimentale est donc par nature une médecine +antisystématique et antidoctrinale, ou plutôt elle est libre et +indépendante par essence, et ne veut se rattacher à aucune espèce +de système médical. + +Ce que je viens de dire relativement aux systèmes médicaux, je +puis l'appliquer aux systèmes philosophiques. La médecine +expérimentale (comme d'ailleurs toutes les sciences +expérimentales) ne sent le besoin de se rattacher à aucun système +philosophique. Le rôle du physiologiste comme celui de tout savant +est de chercher la vérité pour elle-même, sans vouloir la faire +servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie. Quand le +savant poursuit l'investigation scientifique en prenant pour base +un système philosophique quelconque, il s'égare dans des régions +trop loin de la réalité ou bien le système donne à son esprit une +sorte d'assurance trompeuse et une inflexibilité qui s'accorde mal +avec la liberté et la souplesse que doit toujours garder +l'expérimentateur dans ses recherches. Il faut donc éviter avec +soin toute espèce de système, et la raison que j'en trouve, c'est +que les systèmes ne sont point dans la nature, mais seulement dans +l'esprit des hommes. Le positivisme qui, au nom de la science, +repousse les systèmes philosophiques, a comme eux le tort d'être +un système. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se +mette en face de la nature et qu'il l'interroge en suivant la +méthode expérimentale et à l'aide de moyens d'investigation de +plus en plus parfaits. Je pense que, dans ce cas, le meilleur +système philosophique consiste à ne pas en avoir. + +Comme expérimentateur, j'évite donc les systèmes philosophiques, +mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique +qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à +aucun système, doit régner non-seulement sur toutes les sciences, +mais sur toutes les connaissances humaines. C'est ce qui fait que, +tout en fuyant les systèmes philosophiques, j'aime beaucoup les +philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce. En +effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente +l'aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance +de l'inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans +les questions en controverse et dans les régions élevées, limites +supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée +scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils +fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique +intellectuelle générale en même temps qu'ils le reportent sans +cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes; ils +entretiennent ainsi une sorte de soif de l'inconnu et le feu sacré +de la recherche qui ne doivent jamais s'éteindre chez un savant. + +En effet, le désir ardent de la connaissance est l'unique mobile +qui attire et soutient l'investigateur dans ses efforts; et c'est +précisément cette connaissance qu'il saisit réellement et qui fuit +cependant toujours devant lui, qui devient à la fois son seul +tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les +tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui +sont certainement les plus vives que l'esprit de l'homme puisse +jamais ressentir. Mais par un caprice de notre nature, cette joie +de la découverte tant cherchée et tant espérée s'évanouit dès +qu'elle est trouvée. Ce n'est qu'un éclair dont la lueur nous a +découvert d'autres horizons vers lesquels notre curiosité +inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur. C'est ce qui fait +que dans la science même le connu perd son attrait, tandis que +l'inconnu est toujours plein de charmes. C'est pour cela que les +esprits qui s'élèvent et deviennent vraiment grands, sont ceux qui +ne sont jamais satisfaits d'eux-mêmes dans leurs oeuvres +accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des oeuvres +nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu +des savants et des philosophes. C'est ce sentiment qui a fait dire +à Priestley[74] qu'une découverte que nous faisons nous en montre +beaucoup d'autres à faire; c'est ce sentiment qu'exprime +Pascal[75], sous une forme paradoxale peut-être quand il dit: «Nous +ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.» +Pourtant c'est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si +nous la cherchons toujours, c'est parce que ce que nous en avons +trouvé jusqu'à présent ne peut nous satisfaire. Sans cela nous +ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que +nous représente la fable de Sisyphe qui roule toujours son rocher +qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n'est +point exacte scientifiquement; le savant monte toujours en +cherchant la vérité, et s'il ne la trouve jamais tout entière, il +en découvre néanmoins des fragments très-importants, et ce sont +précisément ces fragments de la vérité générale qui constituent la +science. + +Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, il +cherche la vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans des +limites qu'expriment les sciences elles-mêmes dans leur état +actuel. Mais le savant ne doit pas s'arrêter en chemin; il doit +toujours s'élever plus haut et tendre à la perfection; il doit +toujours chercher tant qu'il voit quelque chose à trouver. Sans +cette excitation constante donnée par l'aiguillon de l'inconnu, +sans cette soif scientifique sans cesse renaissante, il serait à +craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu'il a d'acquis +ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et +s'arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les +corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se +cristallisent. Il faut donc empêcher que l'esprit, trop absorbé +par le connu d'une science spéciale, ne tende au repos ou ne se +traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui +restent à résoudre. La philosophie, en agitant sans cesse la masse +inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce +mouvement salutaire dans les sciences. Car, dans le sens restreint +où je considère ici la philosophie, l'indéterminé seul lui +appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine +scientifique. Je n'admets donc pas la philosophie qui voudrait +assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui +prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont +actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne +supprime rien, mais elle cherche toujours et regarde en face et +sans se troubler les choses qu'elle ne comprend pas encore. Nier +ces choses ne serait pas les supprimer; ce serait fermer les yeux +et croire que la lumière n'existe pas. Ce serait l'illusion de +l'autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête +dans le sable. Selon moi, le véritable esprit philosophique est +celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les +entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en +dehors d'elles, mais qui ne doivent pas être supprimées par cela +qu'elles s'éloignent et s'élèvent de plus en plus à mesure +qu'elles sont abordées par des esprits philosophiques plus +puissants et plus délicats. Maintenant, cette aspiration de +l'esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite? +Je ne saurais le comprendre; mais en attendant, ainsi que je l'ai +dit plus haut, le savant n'a rien de mieux à faire que de marcher +sans cesse, parce qu'il avance toujours. + +Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche +générale et libre des connaissances humaines, est donc la tendance +qui porte les diverses connaissances à s'individualiser dans des +systèmes. Cela n'est point une conséquence des choses elles-mêmes, +parce que dans la nature tout se tient et rien ne saurait être vu +isolément et systématiquement, mais c'est un résultat de la +tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous +porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation +personnelle. Une science qui s'arrêterait dans un système +resterait stationnaire et s'isolerait, car la systématisation est +un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée +dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet +organisme. Les systèmes tendent donc à asservir l'esprit humain, +et la seule utilité que l'on puisse, suivant moi, leur trouver, +c'est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en +excitant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à +briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques, +comme on briserait les chaînes d'un esclavage intellectuel. La +vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et, pour +la découvrir l'expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de +tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d'un +système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc +point être systématiques: elles doivent être unies sans vouloir se +dominer l'une l'autre. Leur séparation ne pourrait être que +nuisible aux progrès des connaissances humaines. La philosophie, +tendant sans cesse à s'élever, fait remonter la science vers la +cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu'en dehors +d'elle il y a des questions qui tourmentent l'humanité, et qu'elle +n'a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la +philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient +l'autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science +vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contre- +poids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les +nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans +aspiration élevée, tombe, s'arrête ou vogue à l'aventure. + +Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle, la +philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et la +régenter dogmatiquement dans ses productions et dans ses méthodes +de manifestation, alors l'accord ne pourrait plus exister. En +effet, ce serait une illusion que de prétendre absorber les +découvertes particulières d'une science au profit d'un système +philosophique quelconque. Pour faire des observations, des +expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et +procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants; +il n'y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques +souvent très-spéciaux qui ne peuvent être connus que des +expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent +une science déterminée. Les connaissances humaines sont tellement +enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur +évolution, qu'il est impossible de croire qu'une influence +individuelle puisse suffire à les faire avancer quand les éléments +du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C'est +pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, +je pense néanmoins que dans l'influence particulière ou générale +qu'ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement +plus ou moins fonction de leur temps. Il en est de même des +philosophes, ils ne peuvent que suivre la marche de l'esprit +humain, et ils ne contribuent à son avancement qu'en ouvrant plus +largement pour tous la voie du progrès que beaucoup +n'apercevraient peut-être pas. Mais ils sont en cela l'expression +de leur temps. Il ne faudrait donc pas qu'un philosophe, arrivant +dans un moment où les sciences prennent une direction féconde, +vînt faire un système en harmonie avec cette marche de la science +et s'écrier ensuite que tous les progrès scientifiques du temps +sont dus à l'influence de son système. En un mot, si les savants +sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le +savant n'en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense, +quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs +théories et leur science sans les philosophes. Si l'on rencontrait +des incrédules à cet égard, il serait peut-être facile de leur +prouver, comme dit J. de Maistre, que ceux qui ont fait le plus de +découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu +Bacon[76], tandis que ceux qui l'ont lu et médité, ainsi que Bacon +lui-même, n'y ont guère réussi. C'est qu'en effet ces procédés et +ces méthodes scientifiques ne s'apprennent, que dans les +laboratoires, quand l'expérimentateur est aux prises avec les +problèmes de la nature; c'est là qu'il faut diriger d'abord les +jeunes gens, l'érudition et la critique scientifique sont le +partage de l'âge mur; elles ne peuvent porter des fruits que +lorsqu'on a commencé à s'initier à la science dans son sanctuaire +réel, c'est-à-dire dans le laboratoire. Pour l'expérimentateur, +les procédés du raisonnement doivent varier à l'infini, suivant +les diverses sciences et les cas plus ou moins difficiles et plus +ou moins complexes auxquels il les applique. Les savants, et même +les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir +dans de pareilles questions, parce que l'esprit du naturaliste +n'est pas celui du physiologiste, et que l'esprit du chimiste +n'est pas non plus celui du physicien. Quand des philosophes, tels +que Bacon ou d'autres plus modernes, ont voulu entrer dans une +systématisation générale des préceptes, pour la recherche +scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne +voient les sciences que de loin; mais de pareils ouvrages ne sont +d'aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se +livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse +simplicité des choses; de plus, ils les gênent en chargeant +l'esprit d'une foule de préceptes vagues ou inapplicables, qu'il +faut se hâter d'oublier si l'on veut entrer dans la science et +devenir un véritable expérimentateur. + +Je viens de dire que l'éducation du savant et de l'expérimentateur +ne se fait que dans le laboratoire spécial de la science qu'il +veut cultiver, et que les préceptes utiles sont seulement ceux qui +ressortent des détails d'une pratique expérimentale dans une +science déterminée. J'ai voulu donner dans cette introduction une +idée aussi précise que possible de la science physiologique et de +la médecine expérimentale. Cependant je serais bien loin d'avoir +la prétention de croire que j'ai donné des règles et des préceptes +qui devront être suivis d'une manière rigoureuse et absolue par un +expérimentateur. J'ai voulu seulement examiner la nature des +problèmes que l'on a à résoudre dans la science expérimentale des +êtres vivants, afin que chacun puisse bien comprendre les +questions scientifiques qui sont du domaine de la biologie et +connaître les moyens que la science possède aujourd'hui pour les +attaquer. J'ai cité des exemples d'investigation, mais je me +serais bien gardé de donner des explications superflues ou de +tracer une règle unique et absolue, parce que je pense que le rôle +d'un maître doit se borner à montrer clairement à l'élève le but +que la science se propose, et à lui indiquer tous les moyens qu'il +peut avoir à sa disposition pour l'atteindre. Mais le maître doit +ensuite laisser l'élève libre de se mouvoir à sa manière et +suivant sa nature pour parvenir au but qu'il lui a montré, sauf à +venir à son secours s'il voit qu'il s'égare. Je crois, en un mot, +que la vraie méthode est celle qui contient l'esprit sans +l'étouffer, et en le laissant autant que possible en face de lui- +même, qui le dirige, tout en respectant son originalité créatrice +et sa spontanéité scientifique qui sont les qualités les plus +précieuses. Les sciences n'avancent que par les idées nouvelles et +par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc +prendre garde, dans l'éducation, que les connaissances qui doivent +armer l'intelligence ne l'accablent par leur poids et que les +règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l'esprit +n'en atrophient ou n'en étouffent les côtés puissants et féconds. +Je n'ai pas à entrer ici dans d'autres développements; j'ai dû me +borner à prémunir les sciences biologiques et la médecine +expérimentale contre les exagérations de l'érudition et contre +l'envahissement et la domination des systèmes, parce que ces +sciences, en s'y soumettant, verraient disparaître leur fécondité +et perdraient l'indépendance et la liberté d'esprit qui seront +toujours les conditions essentielles de tous les progrès de +l'humanité. + +FIN. + + + + [1] Voy. Cours de pathologie expérimentale. - Médical +Times, 1859-1860. - Leçon d'ouverture du cours de +médecine du Collège de France sur la médecine +expérimentale. - Gazette médicale. Paris, 15 avril 1864. - +Revue des cours scientifiques. Paris, 31 décembre 1864. + [2] Zimmermann, Traité sur l'expérience en médecine. +Paris, 1774, t. I, p. 45. + [3] W. Beaumont, Exper. and Obs. on the gastric Juice +and the physiological Digestion. Boston, 1834. + [4] Lallemand, Propositions de pathologie tendant à +éclairer plusieurs points de physiologie. Thèse. Paris, +1818 ; 2e édition, 1824. + [5] Laromiguière, Discours sur l'identité. oeuvres, t. I, +p. 329. + [6] Jenner, On the natural history of the Cuckoo +(Philosophical Transactions, 1788, ch. XVI, p. 432). + [7] Laplace, Système du monde, ch. II. + [8] François Huber, Nouvelles observations sur les +Abeilles, 2e édition augmentée par son fils, Pierre Huber. +Genève, 1814. + [9] Discours prononcé à la 6e séance publique et +annuelle de la Société de secours des amis des sciences. + [10] Goethe, OEuvres d'histoire naturelle, traduction de +M. Martine. - Introduction, p. 1. + [11] Leçons sur les propriétés et les altérations des +liquides de l'organisme. Paris, 1859. 1re leçon. + [12] Voy. Cours de médecine expérimentale ; leçon +d'ouverture (Gazette méd., 15 avril 1864.) + [13] Euler, Acta academiæ scientiarum imperialis +Petropolitanæ, pro anno MDCCLXXX, pars posterior, p. 38, +§ 1. + [14] Bacon, oeuvres, édition par Fr. Riaux, +Introduction, p. 30. + [15] J. de Maistre, Examen de la philosophie de +Bacon. + [16] De Rémusat, Bacon, sa vie, son temps et sa +philosophie, 1857. + [17] Descartes, Discours sur la méthode. + [18] Lettre à J. C. Mertrud, p. 5. an VIII. + [19] Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la +pathologie du système nerveux. Leçon d'ouverture, 17 déc. +1856. Paris, 1858, t. I. - Cours de pathologie +expérimentale, The medical Times, 1860. + [20] Claude Bernard, Leçons sur les propriétés +physiologiques et les altérations pathologiques des +liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. 1. Leçon d'ouverture, +9 décembre 1857. + [21] Daniel Leclerq, Histoire de la médecine, p. 338. + [22] Celsus, De medicinâ, in præfalione, edit. Elezevir +de Vander Linden, p. 6 et 7. + [23] Astruc, De morbis venereis, t. II, p. 748 et 749. + [24] Rayer, Traité des maladies des reins, t. III, p. 213. +Paris, 1841. + [25] Dezeimeris, Dictionnaire historique, t.II, p. 444. +- Daremberg, Exposition des connaissances de Galien sur +l'anatomie pathologique et la pathologie du système +nerveux. Thèse, 1841, p. 13 et 80. + [26] Davaine, Traité des entozoaires. Paris, 1860. +Synopsis, p. XXVII. + [27] Le Gallois, OEuvres, Paris, 1824. Avant-propos, p. +30. + [28] Voy. Leçons de physiologie expérimentale. Paris, +1856, tome II. Leçon d'ouverture, 2 mai 1855. + [29] Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas +(Supplément aux comptes rendus de l'Académie des +sciences, 1856, t. I). + [30] Pinel, Nosographie philosophique, 1800. + [31] Müller, De glandularum secernentium structura +penitiori earumque prima formatione in homine atque +animalibus. Leipzig, 1830. + [32] Virchow, La pathologie cellulaire basée sur +l'étude physiologique et pathologique des tissus, trad. par +P. Picard. Paris, 1860. + [33] Claude Bernard, Cours de pathologie +expérimentale. (Medical Times, 1860.) + [34] C. Duméril, Notice historique sur les découvertes +faites dans les sciences d'observation par l'étude de +l'organisme des grenouilles. 1840. + [35] Voy. L. Ziegler, Ueber die Brunst und den +Embryo der Rehe. Hannover, 1843. + [36] Voy. Stannius, Beobachtungen über +Verjungungsvorgange im thierischen Organismus. +Rostoch und Schwerin, 1853. + [37] Claude Bernard, Recherches sur l'opium et ses +alcaloïdes (Comptes rendus de l'Académie des sciences, +1864). + [38] Voyez la troisième partie de cette introduction. + [39] Die Verdaungssäfte und der Stoffwechsel. Milau +und Leipzig, 1852, S. 12. + [40] Loc. cit., p. 397. + [41] Voy. Regnault et Reiset, Recherches chimiques +sur la respiration des animaux des diverses classes (Ann. +de chimie et de physique, IIIe série, t. XXVI, p. 217). + [42] Claude Bernard, Sur le changement de couleur du +sang dans l'état de fonction et de repos des glandes. - +Analyse du sang des muscles au repos et en contraction. +Leçons sur les liquides de l'organisme. Paris, 1859. + [43] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur +les fonctions du nerf spinal (Mémoires présentés par +divers savants étrangers à l'Académie des sciences, t. X. +1851). + [44] En 1771, un cours de physiologie expérimentale +était professé par A. Portal au Collège de France ; les +expériences furent recueillies par M. Collomb, qui les +publia sous forme de lettres en 1771 ; elles ont reparu en +1808 avec quelques additions dans l'ouvrage de Portal, +intitulé : Mémoires sur la nature et le traitement de +plusieurs maladies, avec le précis d'expériences sur les +animaux vivants. Paris, 1800-1825. + [45] Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas et sur +le rôle du suc pancréatique dans les phénomènes digestifs. +Paris, 1856. + [46] Claude Bernard, Leçons sur les propriétés +physiologiques et les altérations pathologiques des +liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. II. + [47] Claude Bernard, Sur la quantité d'oxygène que +contient le sang veineux des organes glandulaires (Compt. +rend. de l'Acad. des sciences), t. XLVII, 6 septembre 1858). + [48] Voy. Claude Bernard, Leçons sur les effets des +substances toxiques. Paris, 1857 ; Du curare (Revue des +Deux-Mondes, 1er septembre 1864). + [49] Hope-Seyler, Handbuch der physiologisch and +pathologisch chemischen Analyse. Berlin, 1865. + [50] Claude Bernard, De l'emploi de l'oxyde de +carbone pour la détermination de l'oxygène du sang +(Compt. rend. de l'Acad. des sciences, séance du 6 +septembre 1858, t. XLVII). + [51] Claude Bernard, thèse pour le doctorat en +médecine. Paris, 1843. + [52] Claude Bernard, Sur le mécanisme de la +formation du sucre dans le foie (Comptes rendus par +l'Acad. des sciences. 24 septembre 1855). (Compt. rend. de +l'Acad. des sciences, 23 mars 1857). + [53] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur le +grand sympathique, etc. (Mémoires de la Société de +biologie, t. V, 1833). - Sur les nerfs vasculaires et +caloriques du grand sympathique (Comptes rendus de +l'Acad. des sciences, 1852, t. XXXIV, 1862, t. LV.) + [54] Pourfour du Petit, Mémoire dans lequel il est +démontré que les nerfs intercostaux fournissent des +rameaux qui portent des esprits dans les yeux (Histoire de +l'Académie pour l'année 1727). + [55] F. A. Longet, Recherches cliniques et +expérimentales sur les fonctions des faisceaux de la moelle +épinière et des racines des nerfs rachidiens, précédées d'un +Examen historique et critique des expériences faites sur ces +organes depuis sir Ch. Bell, et suivies d'autres recherches +sur diverses parties du système nerveux (Archives +générales de médecine, 1841, 3e série, t. X, p. 296, et XI, p. +129). + [56] Comptes rendus de l'Académie des sciences, +t.VIII, p. 787, 3 et 10 juin ; Comptes rendus de l'Académie +des sciences, 4 juin ; Gazette des hôpitaux, 13 et 18 juin +1839. + [57] Loc. cit. p. 21. + [58] Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la +pathologie du système nerveux, p. 32. + [59] Voy. Longet, Traité de physiologie, 1860, t.II, p. +177. + [60] Claude Bernard, Leçons sur les effets des +substances toxiques et médicamenteuses, p. 428. + [61] Vulpian, Comptes rendus et Mémoires de la +Société de biologie, 1854, p. 133 ; 1856, p. 123 ; 1858, 2e +série, t. V, Paris, 1859, p. 113 ; 1864. + [62] Claude Bernard, Cours de pathologie +expérimentale, Medical Times, 1800. + [63] H. Sainte-Claire Deville, Leçons sur la +dissociation prononcées devant la Société chimique. Paris, +1866. Sous-presse. + [64] Tout ceci est applicable aux forces inventées +récemment, forces de dissolution, de diffusion, force +cristallogénique, à toutes les forces particulières attractives +et répulsives qu'on fait intervenir pour expliquer les +phénomènes de caléfaction, de surfusion, les phénomènes +électriques, etc. + [65] Sydenham, Médecine pratique. Préface p. 12. + [66] Voy. Rapport des prix de médecine et de chirurgie +pour 1864 (Compt. rendus de l'Acad. des sciences). + [67] Voy Chevreul, Considérations sur l'histoire de la +partie de la médecine qui concerne la prescription des +remèdes (Journal des savants, 1865.) + [68] Gall, Philosophische medicinische +Untersuchungen über Kunst und Natur im gesunden und +kranken Zustand der Menschen. Leipzig, 1800. + [69] Béclard, Rapport général sur les prix décernés en +1862 (Mémoires de l'Académie de médecine). Paris 1863, +tome XXVI, page xxiii). + [70] Leçon d'ouverture du cours de médecine au +Collège de France. Revue des cours scientifiques, 31 +décembre 1864. + [71] Hardy, Bulletin de l'Académie de médecine. Paris, +1863-64, t.XXIX, p. 546. + [72] Claude Bernard, Leçons de physiologie +expérimentale appliquée à la médecine, faites au Collége de +France. Première leçon, Paris, 1857. - Cours de médecine +du Collége de France. Première leçon, Paris, 1855. + [73] Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864. + [74] Priestley, Recherches sur les différentes espèces +d'airs. Introduction, p. 15. + [75] Pascal, Pensées morales détachées, art. IX- +XXXIV. + [76] J. de Maistre, Examen de la philosophie de +Bacon, t. I, p. 81. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Introduction à l'étude de la médecine +expérimentale, by Claude Bernard + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA *** + +***** This file should be named 16234-8.txt or 16234-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/6/2/3/16234/ + +This Etext was prepared by Distributed Proofreaders EU - Mireille +Harmelin et Michel Arotcarena - Ebooks libres et gratuits - +Jean-Claude, Fred et Coolmicro. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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