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+The Project Gutenberg EBook of Introduction à l'étude de la médecine
+expérimentale, by Claude Bernard
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Introduction à l'étude de la médecine expérimentale
+
+Author: Claude Bernard
+
+Release Date: July 7, 2005 [EBook #16234]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA ***
+
+
+
+
+This Etext was prepared by Distributed Proofreaders EU - Mireille
+Harmelin et Michel Arotcarena - Ebooks libres et gratuits -
+Jean-Claude, Fred et Coolmicro.
+
+
+
+
+
+Claude Bernard
+
+
+INTRODUCTION À L'ÉTUDE DE LA MÉDECINE EXPÉRIMENTALE
+
+
+(1865)
+
+
+Table des matières
+
+PREMIÈRE PARTIE DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL.
+CHAPITRE PREMIER DE L'OBSERVATION ET DE L'EXPÉRIENCE.
+§ I. -- Définitions diverses de l'observation et de l'expérience.
+§ II. -- Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation est
+autre chose que faire des expériences et faire des observations.
+§ III. -- De l'investigateur; de la recherche scientifique.
+§ IV. -- De l'observateur et de l'expérimentateur; des sciences
+d'observation et d'expérimentation.
+§ V. -- L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée.
+§ VI. -- Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur ne
+se sépare pas de l'observation.
+CHAPITRE II DE L'IDÉE A PRIORI ET DU DOUTE DANS LE RAISONNEMENT
+EXPÉRIMENTAL.
+§ I. -- Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures.
+§ II. -- L'intuition ou le sentiment engendre l'idée expérimentale.
+§ III. -- L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et
+garder toujours sa liberté d'esprit.
+§ IV. -- Caractère indépendant de la méthode expérimentale.
+§ V. -- De l'induction et de la déduction dans le raisonnement
+expérimental.
+§ VI. -- Du doute dans le raisonnement expérimental.
+§ VII. -- Du principe du criterium expérimental.
+§ VIII. -- De la preuve et de la contre-épreuve.
+DEUXIÈME PARTIE DE L'EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS.
+CHAPITRE PREMIER CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES COMMUNES AUX ÊTRES
+VIVANTS ET AUX CORPS BRUTS.
+§ I. -- La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de
+l'expérimentation.
+§ II. -- Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées
+à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent
+l'apparition.
+§ III. -- Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se
+passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués
+de propriétés physico-chimiques constantes.
+§ IV. -- Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des
+phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des corps
+bruts.
+§ V. -- Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d'existence
+des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les
+corps bruts.
+§ VI. -- Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences
+biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il faut ramener
+les phénomènes à des conditions expérimentales définies et aussi
+simples que possible.
+§ VII. Dans les corps vivants de même que dans les corps bruts, les
+phénomènes ont toujours une double condition d'existence.
+§ VIII. -- Dans les sciences biologiques comme dans les sciences
+physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les
+corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir
+aucune spontanéité.
+§ IX. -- La limite de nos connaissances est la même dans les phénomènes
+des corps vivants et dans les phénomènes des corps bruts.
+§ X. -- Dans les sciences des corps vivants comme dans celles des corps
+bruts, l'expérimentateur ne crée rien; il ne fait qu'obéir aux lois de
+la nature.
+CHAPITRE II CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES SPÉCIALES AUX ÊTRES
+VIVANTS.
+§ I. -- Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un
+ensemble harmonique des phénomènes.
+§ II. -- De la pratique expérimentale sur les êtres vivants.
+§ III. -- De la vivisection.
+§ IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection.
+§ V. -- De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques dans
+leurs rapports avec la vivisection.
+§ VI. -- De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation; de la
+variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s'offrent à
+l'expérimentateur.
+§ VII. -- Du choix des animaux; de l'utilité que l'on peut tirer pour
+la médecine des expériences faites sur les diverses espèces animales.
+§ VIII. -- De la comparaison des animaux et l'expérimentation
+comparative.
+§ IX. -- De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des êtres
+vivants; des moyennes et de la statistique.
+§ X. -- Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens nécessaires
+à l'étude de la médecine expérimentale.
+TROISIÈME PARTIE APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE À L'ÉTUDE
+DES PHÉNOMÈNES DE LA VIE.
+CHAPITRE PREMIER EXEMPLES D'INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE
+PHYSIOLOGIQUE.
+§ I. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une
+observation.
+§ II. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une
+hypothèse ou une théorie.
+CHAPITRE II EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE.
+§ I. -- Le principe du déterminisme expérimental n'admet pas des faits
+contradictoires.
+§ II -- Le principe du déterminisme repousse de la science les faits
+indéterminés ou irrationnels.
+§ III. -- Le principe du déterminisme exige que les faits soient
+comparativement déterminés.
+§ IV. -- La critique expérimentale ne doit porter que sur des faits et
+jamais sur des mots.
+CHAPITRE III. DE L'INVESTIGATION ET DE LA CRITIQUE APPLIQUÉES À LA
+MÉDECINE EXPÉRIMENTALE.
+§ I. -- De l'investigation pathologique et thérapeutique.
+§ II. -- De la critique expérimentale pathologique et thérapeutique.
+CHAPITRE IV. DES OBSTACLES PHILOSOPHIQUES QUE RENCONTRE LA MÉDECINE
+EXPÉRIMENTALE.
+§I. -- De la fausse application de la physiologie à la médecine.
+§ II. -- L'ignorance scientifique et certaines illusions de l'esprit
+médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale.
+§ III. -- La médecine empirique et la médecine expérimentale ne sont
+point incompatibles; elles doivent être au contraire inséparables l'une
+de l'autre.
+§ IV. -- La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine médicale
+ni à aucun système philosophique.
+
+
+
+
+
+
+Conserver la santé et guérir les maladies: tel est le problème que
+la médecine a posé dès son origine et dont elle poursuit encore la
+solution scientifique[1]. L'état actuel de la pratique médicale
+donne à présumer que cette solution se fera encore longtemps
+chercher. Cependant, dans sa marche à travers les siècles, la
+médecine, constamment forcée d'agir, a tenté d'innombrables essais
+dans le domaine de l'empirisme et en a tiré d'utiles
+enseignements. Si elle a été sillonnée et bouleversée par des
+systèmes de toute espèce que leur fragilité a fait successivement
+disparaître, elle n'en a pas moins exécuté des recherches, acquis
+des notions et entassé des matériaux précieux, qui auront plus
+tard leur place et leur signification dans la médecine
+scientifique. De notre temps, grâce aux développements
+considérables et aux secours puissants des sciences physico-
+chimiques, l'étude des phénomènes de la vie, soit à l'état normal,
+soit à l'état pathologique, a accompli des progrès surprenants qui
+chaque jour se multiplient davantage.
+
+Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine
+se dirige vers sa voie scientifique définitive. Par la seule
+marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à peu la
+région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme
+analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode
+d'investigation commune aux sciences expérimentales.
+
+Pour embrasser le problème médical dans son entier, la médecine
+expérimentale doit comprendre trois parties fondamentales: la
+physiologie, la pathologie et la thérapeutique. La connaissance
+des causes des phénomènes de la vie à l'état normal, c'est-à-dire
+la physiologie, nous apprendra à maintenir les conditions normales
+de la vie et à conserver la santé. La connaissance des maladies et
+des causes qui les déterminent, c'est-à-dire la pathologie, nous
+conduira, d'un côté, à prévenir le développement de ces conditions
+morbides, et de l'autre à en combattre les effets par des agents
+médicamenteux, c'est-à-dire à guérir les maladies.
+
+Pendant la période empirique de la médecine, qui sans doute devra
+se prolonger encore longtemps, la physiologie, la pathologie et la
+thérapeutique ont pu marcher séparément, parce que, n'étant
+constituées ni les unes ni les autres, elles n'avaient pas à se
+donner un mutuel appui dans la pratique médicale. Mais dans la
+conception de la médecine scientifique, il ne saurait en être
+ainsi; sa base doit être la physiologie. La science ne
+s'établissant que par voie de comparaison, la connaissance de
+l'état pathologique ou anormal ne saurait être obtenue, sans la
+connaissance de l'état normal, de même que l'action thérapeutique
+sur l'organisme des agents anormaux ou médicaments, ne saurait
+être comprise scientifiquement sans l'étude préalable de l'action
+physiologique des agents normaux qui entretiennent les phénomènes
+de la vie.
+
+Mais la médecine scientifique ne peut se constituer, ainsi que les
+autres sciences, que par voie expérimentale, c'est-à-dire par
+l'application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux faits
+que l'observation et l'expérimentation nous fournissent. La
+méthode expérimentale, considérée en elle-même, n'est rien autre
+chose qu'un raisonnement à l'aide duquel nous soumettons
+méthodiquement nos idées à l'expérience des faits.
+
+Le raisonnement est toujours le même, aussi bien dans les sciences
+qui étudient les êtres vivants que dans celles qui s'occupent des
+corps bruts. Mais, dans chaque genre de science, les phénomènes
+varient et présentent une complexité et des difficultés
+d'investigation qui leur sont propres. C'est ce qui fait que les
+principes de l'expérimentation, ainsi que nous le verrons plus
+tard, sont incomparablement plus difficiles à appliquer à la
+médecine et aux phénomènes des corps vivants qu'à la physique et
+aux phénomènes des corps bruts.
+
+Le raisonnement sera toujours juste quand il s'exercera sur des
+notions exactes et sur des faits précis; mais il ne pourra
+conduire qu'à l'erreur toutes les fois que les notions ou les
+faits sur lesquels il s'appuie seront primitivement entachés
+d'erreur ou d'inexactitude. C'est pourquoi l'expérimentation, ou
+l'art d'obtenir des expériences rigoureuses et bien déterminées,
+est la base pratique et en quelque sorte la partie exécutive de la
+méthode expérimentale appliquée à la médecine. Si l'on veut
+constituer les sciences biologiques et étudier avec fruit les
+phénomènes si complexes qui se passent chez les êtres vivants,
+soit à l'état physiologique, soit à l'état pathologique, il faut
+avant tout poser les principes de l'expérimentation et ensuite les
+appliquer à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique.
+L'expérimentation est incontestablement plus difficile en médecine
+que dans aucune autre science; mais par cela même, elle ne fut
+jamais dans aucune plus nécessaire et plus indispensable. Plus une
+science est complexe, plus il importe, en effet, d'en établir une
+bonne critique expérimentale, afin d'obtenir des faits comparables
+et exempts de causes d'erreur. C'est aujourd'hui, suivant nous, ce
+qui importe le plus pour les progrès de la médecine.
+
+Pour être digne de ce nom, l'expérimentateur doit être à la fois
+théoricien et praticien. S'il doit posséder d'une manière complète
+l'art d'instituer les faits d'expérience, qui sont les matériaux
+de la science, il doit aussi se rendre compte clairement des
+principes scientifiques qui dirigent notre raisonnement au milieu
+de l'étude expérimentale si variée des phénomènes de la nature. Il
+serait impossible de séparer ces deux choses: la tête et la main.
+Une main habile sans la tête qui la dirige est un instrument
+aveugle; la tête sans la main qui réalise reste impuissante.
+
+Les principes de la médecine expérimentale seront développés dans
+notre ouvrage au triple point de vue de la physiologie, de la
+pathologie et de la thérapeutique. Mais, avant d'entrer dans les
+considérations générales et dans les descriptions spéciales des
+procédés opératoires, propres à chacune de ces divisions, je crois
+utile de donner, dans cette introduction, quelques développements
+relatifs à la partie théorique ou philosophique de la méthode dont
+le livre, au fond, ne sera que la partie pratique.
+
+Les idées que nous allons exposer ici n'ont certainement rien de
+nouveau; la méthode expérimentale et l'expérimentation sont depuis
+longtemps introduites dans les sciences physico-chimiques qui leur
+doivent tout leur éclat. À diverses époques, des hommes éminents
+ont traité les questions de méthode dans les sciences; et de nos
+jours, M. Chevreul développe dans tous ses ouvrages des
+considérations très-importantes sur la philosophie des sciences
+expérimentales. Après cela, nous ne saurions donc avoir aucune
+prétention philosophique. Notre unique but est et a toujours été
+de contribuer à faire pénétrer les principes bien connus de la
+méthode expérimentale dans les sciences médicales. C'est pourquoi
+nous allons ici résumer ces principes, en indiquant
+particulièrement les précautions qu'il convient de garder dans
+leur application, à raison de la complexité toute spéciale des
+phénomènes de la vie. Nous envisagerons ces difficultés d'abord
+dans l'emploi du raisonnement expérimental et ensuite dans la
+pratique de l'expérimentation.
+
+
+
+
+PREMIÈRE PARTIE
+
+
+DU RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+DE L'OBSERVATION ET DE L'EXPÉRIENCE.
+
+
+L'homme ne peut observer les phénomènes qui l'entourent que dans
+des limites très-restreintes; le plus grand nombre échappe
+naturellement à ses sens, et l'observation simple ne lui suffit
+pas. Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à l'aide
+d'appareils spéciaux, la puissance de ces organes, en même temps
+qu'il s'est armé d'instruments divers qui lui ont servi à pénétrer
+dans l'intérieur des corps pour les décomposer et en étudier les
+parties cachées. Il y a ainsi une gradation nécessaire à établir
+entre les divers procédés d'investigation ou de recherches qui
+peuvent être simples ou complexes: les premiers s'adressent aux
+objets les plus faciles à examiner et pour lesquels nos sens
+suffisent; les seconds, à l'aide de moyens variés, rendent
+accessibles à notre observation des objets ou des phénomènes qui
+sans cela nous seraient toujours demeurés inconnus, parce que dans
+l'état naturel ils sont hors de notre portée. L'investigation,
+tantôt simple, tantôt armée et perfection née, est donc destinée à
+nous faire découvrir et constater les phénomènes plus ou moins
+cachés qui nous entourent.
+
+Mais l'homme ne se borne pas à voir; il pense et veut connaître la
+signification des phénomènes dont l'observation lui a révélé
+l'existence. Pour cela il raisonne, compare les faits, les
+interroge, et, par les réponses qu'il en tire, les contrôle les
+uns par les autres. C'est ce genre de contrôle, au moyen du
+raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler,
+l'expérience, et c'est le seul procédé que nous ayons pour nous
+instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous.
+
+Dans le sens philosophique, l'observation montre et l'expérience
+instruit. Cette première distinction va nous servir de point de
+départ pour examiner les définitions diverses qui ont été données
+de l'observation et de l'expérience par les philosophes et les
+médecins.
+
+
+§ I. -- Définitions diverses de l'observation et de l'expérience.
+
+
+On a quelquefois semblé confondre l'expérience avec l'observation.
+Bacon paraît réunir ces deux choses quand il dit: «L'observation
+et l'expérience pour amasser les matériaux, l'induction et la
+déduction pour les élaborer: voilà les seules bonnes machines
+intellectuelles.» Les médecins et les physiologistes, ainsi que le
+plus grand nombre des savants, ont distingué l'observation de
+l'expérience, mais ils n'ont pas été complètement d'accord sur la
+définition de ces deux termes: Zimmermann s'exprime ainsi: «Une
+expérience diffère d'une observation en ce que la connaissance
+qu'une observation nous procure semble se présenter d'elle-même;
+au lieu que celle qu'une expérience nous fournit est le fruit de
+quelque tentative que l'on fait dans le dessein de savoir si une
+chose est ou n'est point[2].» Cette définition représente une
+opinion assez généralement adoptée. D'après elle, l'observation
+serait la constatation des choses ou des phénomènes tels que la
+nature nous les offre ordinairement, tandis que l'expérience
+serait la constatation de phénomènes créés ou déterminés par
+l'expérimentateur. Il y aurait à établir de cette manière une
+sorte d'opposition entre l'observateur et l'expérimentateur; le
+premier étant passif dans la production des phénomènes, le second
+y prenant, au contraire, une part directe et active. Cuvier a
+exprimé cette même pensée en disant: «L'observateur écoute la
+nature; l'expérimentateur l'interroge et la force à se dévoiler.»
+
+Au premier abord, et quand on considère les choses d'une manière
+générale, cette distinction entre l'activité de l'expérimentateur
+et la passivité de l'observateur paraît claire et semble devoir
+être facile à établir. Mais, dès qu'on descend dans la pratique
+expérimentale, on trouve que, dans beaucoup de cas, cette
+séparation est très-difficile à faire et que parfois même elle
+entraîne de l'obscurité. Cela résulte, ce me semble, de ce que
+l'on a confondu l'art de l'investigation, qui recherche et
+constate les faits, avec l'art du raisonnement, qui les met en
+oeuvre logiquement pour la recherche de la vérité. Or, dans
+l'investigation il peut y avoir à la fois activité de l'esprit et
+des sens, soit pour faire des observations, soit pour faire des
+expériences.
+
+En effet, si l'on voulait admettre que l'observation est
+caractérisée par cela seul que le savant constate des phénomènes
+que la nature a produits spontanément et sans son intervention, on
+ne pourrait cependant pas trouver que l'esprit comme la main reste
+toujours inactif dans l'observation, et l'on serait amené à
+distinguer sous ce rapport deux sortes d'observations: les unes
+passives, les autres actives. Je suppose, par exemple, ce qui est
+souvent arrivé, qu'une maladie endémique quelconque survienne dans
+un pays et s'offre à l'observation d'un médecin. C'est là une
+observation spontanée ou passive que le médecin fait par hasard et
+sans y être conduit par aucune idée préconçue. Mais si, après
+avoir observé les premiers cas, il vient à l'idée de ce médecin
+que la production de cette maladie pourrait bien être en rapport
+avec certaines circonstances météorologiques ou hygiéniques
+spéciales; alors le médecin va en voyage et se transporte dans
+d'autres pays où règne la même maladie, pour voir si elle s'y
+développe dans les mêmes conditions. Cette seconde observation,
+faite en vue d'une idée préconçue sur la nature et la cause de la
+maladie, est ce qu'il faudrait évidemment appeler une observation
+provoquée ou active. J'en dirai autant d'un astronome qui,
+regardant le ciel, découvre une planète qui passe par hasard
+devant sa lunette; il a fait là une observation fortuite et
+passive, c'est-à-dire sans idée préconçue. Mais si, après avoir
+constaté les perturbations d'une planète, l'astronome en est venu
+à faire des observations pour en rechercher la raison, je dirai
+qu'alors l'astronome fait des observations actives, c'est-à-dire
+des observations provoquées par une idée préconçue sur la cause de
+la perturbation. On pourrait multiplier à l'infini les citations
+de ce genre pour prouver que, dans la constatation des phénomènes
+naturels qui s'offrent à nous, l'esprit est tantôt passif, ce qui
+signifie, en d'autres termes, que l'observation se fait tantôt
+sans idée préconçue et par hasard, et tantôt avec idée préconçue,
+c'est-à-dire avec intention de vérifier l'exactitude d'une vue de
+l'esprit. D'un autre côté, si l'on admettait, comme il a été dit
+plus haut, que l'expérience est caractérisée par cela seul que le
+savant constate des phénomènes qu'il a provoqués artificiellement
+et qui naturellement ne se présentaient pas à lui, on ne saurait
+trouver non plus que la main de l'expérimentateur doive toujours
+intervenir activement pour opérer l'apparition de ces phénomènes.
+On a vu, en effet, dans certains cas, des accidents où la nature
+agissait pour lui, et là encore nous serions obligés de
+distinguer, au point de vue de l'intervention manuelle, des
+expériences actives et des expériences passives. Je suppose qu'un
+physiologiste veuille étudier la digestion et savoir ce qui se
+passe dans l'estomac d'un animal vivant; il divisera les parois du
+ventre et de l'estomac d'après des règles opératoires connues, et
+il établira ce qu'on appelle une fistule gastrique. Le
+physiologiste croira certainement avoir fait une expérience parce
+qu'il est intervenu activement pour faire apparaître des
+phénomènes qui ne s'offraient pas naturellement à ses yeux. Mais
+maintenant je demanderai: le docteur W. Beaumont fit-il une
+expérience quand il rencontra ce jeune chasseur canadien qui,
+après avoir reçu à bout portant un coup de fusil dans l'hypocondre
+gauche, conserva, à la chute de l'eschare, une large fistule de
+l'estomac par laquelle on pouvait voir dans l'intérieur de cet
+organe? Pendant plusieurs années, le docteur Beaumont, qui avait
+pris cet homme à son service, put étudier de visu les phénomènes
+de la digestion gastrique, ainsi qu'il nous l'a fait connaître
+dans l'intéressant journal qu'il nous a donné à ce sujet[3]. Dans
+le premier cas, le physiologiste a agi en vertu de l'idée
+préconçue d'étudier les phénomènes digestifs et il a fait une
+expérience active. Dans le second cas, un accident a opéré la
+fistule à l'estomac, et elle s'est présentée fortuitement au
+docteur Beaumont qui dans notre définition aurait fait une
+expérience passive, s'il est permis d'ainsi parler. Ces exemples
+prouvent donc que, dans la constatation des phénomènes qualifiés
+d'expérience, l'activité manuelle de l'expérimentateur
+n'intervient pas toujours; puisqu'il arrive que ces phénomènes
+peuvent, ainsi que nous le voyons, se présenter comme des
+observations passives ou fortuites.
+
+Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont caractérisé
+un peu différemment l'observation et l'expérience. Pour eux
+l'observation consiste dans la constatation de tout ce qui est
+normal et régulier. Peu importe que l'investigateur ait provoqué
+lui-même, ou par les mains d'un autre, ou par un accident,
+l'apparition des phénomènes, dès qu'il les considère sans les
+troubler et dans leur état normal, c'est une observation qu'il
+fait. Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique que nous
+avons cités précédemment, il y aurait eu, d'après ces auteurs,
+observation, parce que dans les deux cas on a eu sous les yeux les
+phénomènes digestifs conformes à l'état naturel. La fistule n'a
+servi qu'à mieux voir, et à faire l'observation dans de meilleures
+conditions.
+
+L'expérience, au contraire, implique, d'après les mêmes
+physiologistes, l'idée d'une variation ou d'un trouble
+intentionnellement apportés par l'investigateur dans les
+conditions des phénomènes naturels. Cette définition répond en
+effet à un groupe nombreux d'expériences que l'on pratique en
+physiologie et qui pourraient s'appeler expériences par
+destruction. Cette manière d'expérimenter, qui remonte à Galien,
+est la plus simple, et elle devait se présenter à l'esprit des
+anatomistes désireux de connaître sur le vivant l'usage des
+parties qu'ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre.
+Pour cela, ou supprime un organe sur le vivant par la section ou
+par l'ablation, et l'on juge, d'après le trouble produit dans
+l'organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l'usage de
+l'organe enlevé. Ce procédé expérimental essentiellement
+analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie. Par
+exemple, l'anatomie avait appris que deux nerfs principaux se
+distribuent à la face: le facial et la cinquième paire; pour
+connaître leurs usages, on les a coupés successivement. Le
+résultat a montré que la section du facial amène la perte du
+mouvement, et la section de la cinquième paire, la perte de la
+sensibilité. D'où l'on a conclu que le facial est le nerf moteur
+de la face et la cinquième paire le nerf sensitif.
+
+Nous avons dit qu'en étudiant la digestion par l'intermédiaire
+d'une fistule, on ne fait qu'une observation, suivant la
+définition que nous examinons. Mais si, après avoir établi la
+fistule, on vient à couper les nerfs de l'estomac avec l'intention
+de voir les modifications qui en résultent dans la fonction
+digestive, alors, suivant la même manière de voir, on fait une
+expérience, parce qu'on cherche à connaître la fonction d'une
+partie d'après le trouble que sa suppression entraîne. Ce qui peut
+se résumer en disant que dans l'expérience il faut porter un
+jugement par comparaison de deux faits, l'un normal, l'autre
+anormal.
+
+Cette définition de l'expérience suppose nécessairement que
+l'expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il veut
+agir, soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de
+connaître ainsi le rôle qu'il remplit dans les phénomènes de la
+nature. C'est même, comme nous le verrons plus loin, sur cette
+possibilité d'agir ou non sur les corps que reposera exclusivement
+la distinction des sciences dites d'observation et des sciences
+dites expérimentales. Mais si la définition de l'expérience que
+nous venons de donner diffère de celle que nous avons examinée en
+premier lieu, en ce qu'elle admet qu'il n'y a expérience que
+lorsqu'on peut faire varier ou qu'on décompose par une sorte
+d'analyse le phénomène qu'on veut connaître, elle lui ressemble
+cependant en ce qu'elle suppose toujours comme elle une activité
+intentionnelle de l'expérimentateur dans la production de ce
+trouble des phénomènes. Or, il sera facile de montrer que souvent
+l'activité intentionnelle de l'opérateur peut être remplacée par
+un accident. On pourrait donc encore distinguer ici, comme dans la
+première définition, des troubles survenus intentionnellement et
+des troubles survenus spontanément et non intentionnellement. En
+effet, reprenant notre exemple dans lequel le physiologiste coupe
+le nerf facial pour en connaître les fonctions, je suppose, ce qui
+est arrivé souvent, qu'une balle, un coup de sabre, une carie du
+rocher viennent à couper ou à détruire le facial; il en résultera
+fortuitement une paralysie du mouvement, c'est-à-dire un trouble
+qui est exactement le même que celui que le physiologiste aurait
+déterminé intentionnellement.
+
+Il en sera de même d'une infinité de lésions pathologiques qui
+sont de véritables expériences dont le médecin et le physiologiste
+tirent profit, sans que cependant il y ait de leur part aucune
+préméditation pour provoquer ces lésions qui sont le fait de la
+maladie. Je signale dès à présent cette idée parce qu'elle nous
+sera utile plus tard pour prouver que la médecine possède de
+véritables expériences, bien que ces dernières soient spontanées
+et non provoquées par le médecin[4].
+
+Je ferai encore une remarque qui servira de conclusion. Si en
+effet on caractérise l'expérience par une variation ou par un
+trouble apportés dans un phénomène, ce n'est qu'autant qu'on sous-
+entend qu'il faut faire la comparaison de ce trouble avec l'état
+normal. L'expérience n'étant en effet qu'un jugement, elle exige
+nécessairement comparaison entre deux choses, et ce qui est
+intentionnel ou actif dans l'expérience, c'est réellement la
+comparaison que l'esprit veut faire. Or, que la perturbation soit
+produite par accident ou autrement, l'esprit de l'expérimentateur
+n'en compare pas moins bien. Il n'est donc pas nécessaire que l'un
+des faits à comparer soit considéré comme un trouble; d'autant
+plus qu'il n'y a dans la nature rien de troublé ni d'anormal; tout
+se passe suivant des lois qui sont absolues, c'est-à-dire toujours
+normales et déterminées. Les effets varient en raison des
+conditions qui les manifestent, mais les lois ne varient pas.
+L'état physiologique et l'état pathologique sont régis par les
+mêmes forces, et ils ne diffèrent que par les conditions
+particulières dans lesquelles la loi vitale se manifeste.
+
+
+§ II. -- Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation
+est autre chose que faire des expériences et faire des
+observations.
+
+
+Le reproche général que j'adresserai aux définitions qui
+précèdent, c'est d'avoir donné aux mots un sens trop circonscrit
+en ne tenant compte que de l'art de l'investigation, au lieu
+d'envisager en même temps l'observation et l'expérience comme les
+deux termes extrêmes du raisonnement expérimental. Aussi voyons-
+nous ces définitions manquer de clarté et de généralité. Je pense
+donc que, pour donner à la définition toute son utilité et toute
+sa valeur, il faut distinguer ce qui appartient au procédé
+d'investigation employé pour obtenir les faits, de ce qui
+appartient au procédé intellectuel qui les met en oeuvre et en
+fait à la fois le point d'appui et le criterium de la méthode
+expérimentale.
+
+Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie
+d'une manière générale et abstraite l'instruction acquise par
+l'usage de la vie. Quand on applique à un médecin le mot
+expérience pris au singulier, il exprime l'instruction qu'il a
+acquise par l'exercice de la médecine. Il en est de même pour les
+autres professions, et c'est dans ce sens que l'on dit qu'un homme
+a acquis de l'expérience, qu'il a de l'expérience. Ensuite on a
+donné par extension et dans un sens concret le nom d'expériences
+aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des
+choses.
+
+Le mot observation, au singulier, dans son acception générale et
+abstraite, signifie la constatation exacte d'un fait à l'aide de
+moyens d'investigation et d'études appropriées à cette
+constatation. Par extension et dans un sens concret, on a donné
+aussi le nom d'observations aux faits constatés, et c'est dans ce
+sens que l'on dit observations médicales, observations
+astronomiques, etc.
+
+Quand on parle d'une manière concrète, et quand on dit faire des
+expériences ou faire des observations, cela signifie qu'on se
+livre à l'investigation et à la recherche, que l'on tente des
+essais, des épreuves, dans le but d'acquérir des faits dont
+l'esprit, à l'aide du raisonnement, pourra tirer une connaissance
+ou une instruction.
+
+Quand on parle d'une manière abstraite et quand on dit s'appuyer
+sur l'observation et acquérir de l'expérience, cela signifie que
+l'observation est le point d'appui de l'esprit qui raisonne, et
+l'expérience le point d'appui de l'esprit qui conclut ou mieux
+encore le fruit d'un raisonnement juste appliqué à
+l'interprétation des faits. D'où il suit que l'on peut acquérir de
+l'expérience sans faire des expériences, par cela seul qu'on
+raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même que
+l'on peut faire des expériences et des observations sans acquérir
+de l'expérience, si l'on se borne à la constatation des faits.
+
+L'observation est donc ce qui montre les faits; l'expérience est
+ce qui instruit sur les faits et ce qui donne de l'expérience
+relativement à une chose. Mais comme cette instruction ne peut
+arriver que par une comparaison et un jugement, c'est-à-dire par
+suite d'un raisonnement, il en résulte que l'homme seul est
+capable d'acquérir de l'expérience et de se perfectionner par
+elle.
+
+«L'expérience, dit Goethe, corrige l'homme chaque jour.» Mais
+c'est parce qu'il raisonne juste et expérimentalement sur ce qu'il
+observe; sans cela il ne se corrigerait pas. L'homme qui a perdu
+la raison, l'aliéné, ne s'instruit plus par l'expérience, il ne
+raisonne plus expérimentalement. L'expérience est donc le
+privilège de la raison. «À l'homme seul appartient de vérifier ses
+pensées, de les ordonner; à l'homme seul appartient de corriger,
+de rectifier, d'améliorer, de perfectionner et de pouvoir ainsi
+tous les jours se rendre plus habile, plus sage et plus heureux.
+Pour l'homme seul, enfin, existe un art, un art suprême, dont tous
+les arts les plus vantés ne sont que les instruments et l'ouvrage:
+l'art de la raison, le raisonnement[5].»
+
+Nous donnerons au mot expérience, en médecine expérimentale, le
+même sens général qu'il conserve partout. Le savant s'instruit
+chaque jour par l'expérience; par elle il corrige incessamment ses
+idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en
+harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grands, et pour
+approcher ainsi de plus en plus de la vérité.
+
+On peut s'instruire, c'est-à-dire acquérir de l'expérience sur ce
+qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et
+expérimentalement. Il y a d'abord une sorte d'instruction ou
+d'expérience inconsciente et empirique, que l'on obtient par la
+pratique de chaque chose. Mais cette connaissance que l'on
+acquiert ainsi n'en est pas moins nécessairement accompagnée d'un
+raisonnement expérimental vague que l'on se fait sans s'en rendre
+compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter
+sur eux un jugement. L'expérience peut donc s'acquérir par un
+raisonnement empirique et inconscient; mais cette marche obscure
+et spontanée de l'esprit a été érigée par le savant en une méthode
+claire et raisonnée, qui procède alors plus rapidement et d'une
+manière consciente vers un but déterminé. Telle est la méthode
+expérimentale dans les sciences, d'après laquelle l'expérience est
+toujours acquise en vertu d'un raisonnement précis établi sur une
+idée qu'a fait naître l'observation et que contrôle l'expérience.
+En effet, il y a dans toute connaissance expérimentale trois
+phases: observation faite, comparaison établie et jugement motivé.
+La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un
+jugement sur les faits qui nous entourent, à l'aide d'un criterium
+qui n'est lui-même qu'un autre fait disposé de façon à contrôler
+le jugement et à donner l'expérience. Prise dans ce sens général,
+l'expérience est l'unique source des connaissances humaines.
+L'esprit n'a en lui-même que le sentiment d'une relation
+nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la forme de
+cette relation que par l'expérience.
+
+Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode
+expérimentale:
+
+1° l'art d'obtenir des faits exacts au moyen d'une investigation
+rigoureuse; 2° l'art de les mettre en oeuvre au moyen d'un
+raisonnement expérimental afin d'en faire ressortir la
+connaissance de la loi des phénomènes. Nous avons dit que le
+raisonnement expérimental s'exerce toujours et nécessairement sur
+deux faits à la fois, l'un qui lui sert de point de départ:
+l'observation; l'autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle:
+l'expérience. Toutefois ce n'est, en quelque sorte, que comme
+abstraction logique et en raison de la place qu'ils occupent qu'on
+peut distinguer, dans le raisonnement, le fait observation du fait
+expérience.
+
+Mais, en dehors du raisonnement expérimental, l'observation et
+l'expérience n'existent plus dans le sens abstrait qui précède; il
+n'y a dans l'une comme dans l'autre que des faits concrets qu'il
+s'agit d'obtenir par des procédés d'investigation exacts et
+rigoureux. Nous verrons plus loin que l'investigateur doit être
+lui-même distingué en observateur et en expérimentateur; non
+suivant qu'il est actif ou passif dans la production des
+phénomènes, mais suivant qu'il agit ou non sur eux pour s'en
+rendre maître.
+
+
+§ III. -- De l'investigateur; de la recherche scientifique.
+
+
+L'art de l'investigation scientifique est la pierre angulaire de
+toutes les sciences expérimentales. Si les faits qui servent de
+base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout s'écroulera
+ou tout deviendra faux; et c'est ainsi que, le plus souvent, les
+erreurs dans les théories scientifiques ont pour origine des
+erreurs de faits.
+
+Dans l'investigation considérée comme art de recherches
+expérimentales, il n'y a que des faits mis en lumière par
+l'investigateur et constatés le plus rigoureusement possible, à
+l'aide des moyens les mieux appropriés. Il n'y a plus lieu de
+distinguer ici l'observateur de l'expérimentateur par la nature
+des procédés de recherches mis en usage. J'ai montré dans le
+paragraphe précédent que les définitions et les distinctions qu'on
+a essayé d'établir d'après l'activité ou la passivité de
+l'investigation, ne sont pas soutenables. En effet, l'observateur
+et l'expérimentateur sont des investigateurs qui cherchent à
+constater les faits de leur mieux et qui emploient à cet effet des
+moyens d'étude plus ou moins compliqués, selon la complexité des
+phénomènes qu'ils étudient. Ils peuvent, l'un et l'autre, avoir
+besoin de la même activité manuelle et intellectuelle, de la même
+habileté, du même esprit d'invention, pour créer et perfectionner
+les divers appareils ou instruments d'investigation qui leur sont
+communs pour la plupart. Chaque science a en quelque sorte un
+genre d'investigation qui lui est propre et un attirail
+d'instruments et de procédés spéciaux. Cela se conçoit d'ailleurs
+puisque chaque science se distingue par la nature de ses problèmes
+et par la diversité des phénomènes qu'elle étudie. L'investigation
+médicale est la plus compliquée de toutes; elle comprend tous les
+procédés qui sont propres aux recherches anatomiques,
+physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, et, de plus, en
+se développant, elle emprunte à la chimie et à la physique une
+foule de moyens de recherches qui deviennent pour elle de
+puissants auxiliaires. Tous les progrès des sciences
+expérimentales se mesurent par le perfectionnement de leurs moyens
+d'investigation. Tout l'avenir de la médecine expérimentale est
+subordonné à la création d'une méthode de recherche applicable
+avec fruit à l'étude des phénomènes de la vie, soit à l'état
+normal, soit à l'état pathologique. Je n'insisterai pas ici sur la
+nécessité d'une telle méthode d'investigation expérimentale en
+médecine, et je n'essayerai pas même d'en énumérer les
+difficultés. Je me bornerai à dire que toute ma vie scientifique
+est vouée à concourir pour ma part à cette oeuvre immense que la
+science moderne aura la gloire d'avoir comprise et le mérite
+d'avoir inaugurée, en laissant aux siècles futurs le soin de la
+continuer et de la fonder définitivement. Les deux volumes qui
+constitueront mon ouvrage sur les Principes de la médecine
+expérimentale seront uniquement consacrés au développement de
+procédés d'investigation expérimentale appliqués à la physiologie,
+à la pathologie et à la thérapeutique. Mais comme il est
+impossible à un seul d'envisager toutes les faces de
+l'investigation médicale, et pour me limiter encore dans un sujet
+aussi vaste, je m'occuperai plus particulièrement de la
+régularisation des procédés de vivisections zoologiques. Cette
+branche de l'investigation biologique est sans contredit la plus
+délicate et la plus difficile; mais je la considère comme la plus
+féconde et comme étant celle qui peut être d'une plus grande
+utilité immédiate à l'avancement de la médecine expérimentale.
+
+Dans l'investigation scientifique, les moindres procédés sont de
+la plus haute importance. Le choix heureux d'un animal, un
+instrument construit d'une certaine façon, l'emploi d'un réactif
+au lieu d'un autre, suffisent souvent pour résoudre les questions
+générales les plus élevées. Chaque fois qu'un moyen nouveau et sûr
+d'analyse expérimentale surgit, on voit toujours la science faire
+des progrès dans les questions auxquelles ce moyen peut être
+appliqué. Par contre, une mauvaise méthode et des procédés de
+recherche défectueux peuvent entraîner dans les erreurs les plus
+graves et retarder la science en la fourvoyant. En un mot, les
+plus grandes vérités scientifiques ont leurs racines dans les
+détails de l'investigation expérimentale qui constituent en
+quelque sorte le sol dans lequel ces vérités se développent.
+
+Il faut avoir été élevé et avoir vécu dans les laboratoires pour
+bien sentir toute l'importance de tous ces détails de procédés
+d'investigation, qui sont si souvent ignorés et méprisés par les
+faux savants qui s'intitulent généralisateurs. Pourtant on
+n'arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et
+lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu'autant qu'on aura
+expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre ou le
+laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie. On a dit
+quelque part que la vraie science devait être comparée à un
+plateau fleuri et délicieux sur lequel on ne pouvait arriver
+qu'après avoir gravi des pentes escarpées et s'être écorché les
+jambes à travers les ronces et les broussailles. S'il fallait
+donner une comparaison qui exprimât mon sentiment sur la science
+de la vie, je dirais que c'est un salon superbe tout
+resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu'en
+passant par une longue et affreuse cuisine.
+
+
+§ IV. -- De l'observateur et de l'expérimentateur; des sciences
+d'observation et d'expérimentation.
+
+
+Nous venons de voir, qu'au point de vue de l'art de
+l'investigation, l'observation et l'expérience ne doivent être
+considérées que comme des faits mis en lumière par
+l'investigateur, et nous avons ajouté que la méthode
+d'investigation ne distingue pas celui qui observe de celui qui
+expérimente. Où donc se trouve dès lors, demandera-t-on, la
+distinction entre l'observateur et l'expérimentateur? Le voici: on
+donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés
+d'investigations simples ou complexes à l'étude de phénomènes
+qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille, par conséquent, tels
+que la nature les lui offre. On donne le nom d'expérimentateur à
+celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou
+complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque,
+les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des
+circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne
+les lui présentait pas. Dans ce sens, l'observation est
+l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est
+l'investigation d'un phénomène modifié par l'investigateur. Cette
+distinction qui semble être tout extrinsèque et résider simplement
+dans une définition de mots, donne cependant, comme nous allons le
+voir, le seul sens suivant lequel il faut comprendre la différence
+importante qui sépare les sciences d'observation des sciences
+d'expérimentation ou expérimentales.
+
+Nous avons dit, dans un paragraphe précédent, qu'au point de vue
+du raisonnement expérimental les mots observation et expérience
+pris dans un sens abstrait signifient, le premier, la constatation
+pure et simple d'un fait, le second, le contrôle d'une idée par un
+fait. Mais si nous n'envisagions l'observation que dans ce sens
+abstrait, il ne nous serait pas possible d'en tirer une science
+d'observation. La simple constatation des faits ne pourra jamais
+parvenir à constituer une science. On aurait beau multiplier les
+faits ou les observations, que cela n'en apprendrait pas
+davantage. Pour s'instruire, il faut nécessairement raisonner sur
+ce que l'on a observé, comparer les faits et les juger par
+d'autres faits qui servent de contrôle. Mais une observation peut
+servir de contrôle à une autre observation. De sorte qu'une
+science d'observation sera simplement une science faite avec des
+observations, c'est-à-dire une science dans laquelle on raisonnera
+sur des faits d'observation naturelle, tels que nous les avons
+définis plus haut. Une science expérimentale ou d'expérimentation
+sera une science faite avec des expériences, c'est-à-dire dans
+laquelle on raisonnera sur des faits d'expérimentation obtenus
+dans des conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées
+lui-même.
+
+Il y a des sciences qui, comme l'astronomie, resteront toujours
+pour nous des sciences d'observation, parce que les phénomènes
+qu'elles étudient sont hors de notre sphère d'action; mais les
+sciences terrestres peuvent être à la fois des sciences
+d'observation et des sciences expérimentales. Il faut ajouter que
+toutes ces sciences commencent par être des sciences d'observation
+pure; ce n'est qu'en avançant dans l'analyse des phénomènes
+qu'elles deviennent expérimentales, parce que l'observateur, se
+transformant en expérimentateur, imagine des procédés
+d'investigation pour pénétrer dans les corps et faire varier les
+conditions des phénomènes. L'expérimentation n'est que la mise en
+oeuvre des procédés d'investigation qui sont spéciaux à
+l'expérimentateur.
+
+Maintenant, quant au raisonnement expérimental, il sera absolument
+le même dans les sciences d'observation et dans les sciences
+expérimentales. Il y aura toujours jugement par une comparaison
+s'appuyant sur deux faits, l'un qui sert de point de départ,
+l'autre qui sert de conclusion au raisonnement. Seulement dans les
+sciences d'observation les deux faits seront toujours des
+observations; tandis que dans les sciences expérimentales les deux
+faits pourront être empruntés à l'expérimentation exclusivement,
+ou à l'expérimentation et à l'observation à la fois, selon les cas
+et suivant que l'on pénètre plus ou moins profondément dans
+l'analyse expérimentale. Un médecin qui observe une maladie dans
+diverses circonstances, qui raisonne sur l'influence de ces
+circonstances, et qui en tire des conséquences qui se trouvent
+contrôlées par d'autres observations; ce médecin fera un
+raisonnement expérimental quoiqu'il ne fasse pas d'expériences.
+Mais s'il veut aller plus loin et connaître le mécanisme intérieur
+de la maladie, il aura affaire à des phénomènes cachés, alors il
+devra expérimenter; mais il raisonnera toujours de même.
+
+Un naturaliste qui observe des animaux dans toutes les conditions
+de leur existence et qui tire de ces observations des conséquences
+qui se trouvent vérifiées et contrôlées par d'autres observations,
+ce naturaliste emploiera la méthode expérimentale, quoiqu'il ne
+fasse pas de l'expérimentation proprement dite. Mais s'il lui faut
+aller observer des phénomènes dans l'estomac, il doit imaginer des
+procédés d'expérimentation plus ou moins complexes pour voir dans
+une cavité cachée à ses regards. Néanmoins le raisonnement
+expérimental est toujours le même; Réaumur et Spallanzani
+appliquent également la méthode expérimentale quand ils font leurs
+observations d'histoire naturelle ou leurs expériences sur la
+digestion. Quand Pascal fit une observation barométrique au bas de
+la tour Saint-Jacques et qu'il en institua ensuite une autre sur
+le haut de la tour, on admet qu'il fit une expérience, et
+cependant ce ne sont que deux observations comparées sur la
+pression de l'air, exécutées en vue de l'idée préconçue que cette
+pression devait varier suivant les hauteurs. Au contraire, quand
+Jenner[6] observait le coucou sur un arbre avec une longue vue afin
+de ne point l'effaroucher, il faisait une simple observation,
+parce qu'il ne la comparait pas à une première pour en tirer une
+conclusion et porter sur elle un jugement. De même un astronome
+fait d'abord des observations, et ensuite raisonne sur elles pour
+en tirer un ensemble de notions qu'il contrôle par des
+observations faites dans des conditions propres à ce but. Or cet
+astronome raisonne comme les expérimentateurs, parce que
+l'expérience acquise implique partout jugement et comparaison
+entre deux faits liés dans l'esprit par une idée.
+
+Toutefois, ainsi que nous l'avons déjà dit, il faut bien
+distinguer l'astronome du savant qui s'occupe des sciences
+terrestres, en ce que l'astronome est forcé de se borner à
+l'observation, ne pouvant pas aller dans le ciel expérimenter sur
+les planètes. C'est là précisément, dans cette puissance de
+l'investigateur d'agir sur les phénomènes, que se trouve la
+différence qui sépare les sciences dites d'expérimentation, des
+sciences dites d'observation. Laplace considère que l'astronomie
+est une science d'observation parce qu'on ne peut qu'observer le
+mouvement des planètes; on ne saurait en effet les atteindre pour
+modifier leur marche et leur appliquer l'expérimentation. «Sur la
+terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des
+expériences; dans le ciel, nous déterminons avec soin tous ceux
+que nous offrent les mouvements célestes[7].» Certains médecins
+qualifient la médecine de science d'observation, parce qu'ils ont
+pensé à tort que l'expérimentation ne lui était pas applicable.
+
+Au fond toutes les sciences raisonnent de même et visent au même
+but. Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi des
+phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou maîtriser
+ces phénomènes. Or, l'astronome prédit les mouvements des astres,
+il en tire une foule de notions pratiques, mais il ne peut
+modifier par l'expérimentation les phénomènes célestes comme le
+font le chimiste et le physicien pour ce qui concerne leur
+science.
+
+Donc, s'il n'y a pas, au point de vue de la méthode philosophique,
+de différence essentielle entre les sciences d'observation et les
+sciences d'expérimentation, il en existe cependant une réelle au
+point de vue des conséquences pratiques que l'homme peut en tirer,
+et relativement à la puissance qu'il acquiert par leur moyen. Dans
+les sciences d'observation, l'homme observe et raisonne
+expérimentalement, mais il n'expérimente pas; et dans ce sens ou
+pourrait dire qu'une science d'observation est une science
+passive. Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe,
+mais de plus il agit sur la matière, en analyse les propriétés et
+provoque à son profit l'apparition de phénomènes, qui sans doute
+se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des
+conditions que la nature n'avait souvent pas encore réalisées. À
+l'aide de ces sciences expérimentales actives, l'homme devient un
+inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création;
+et l'on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la
+puissance qu'il peut acquérir sur la nature, par les progrès
+futurs des sciences expérimentales.
+
+Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit
+demeurer une science d'observation ou devenir une science
+expérimentale. Sans doute la médecine doit commencer par être une
+simple observation clinique. Ensuite comme l'organisme forme par
+lui-même une unité harmonique, un petit monde (microcosme) contenu
+dans le grand monde (macrocosme), on a pu soutenir que la vie
+était indivisible et qu'on devait se borner à observer les
+phénomènes que nous offrent dans leur ensemble les organismes
+vivants sains et malades, et se contenter de raisonner sur les
+faits observés. Mais si l'on admet qu'il faille ainsi se limiter
+et si l'on pose en principe que la médecine n'est qu'une science
+passive d'observation, le médecin ne devra pas plus toucher au
+corps humain que l'astronome ne touche aux planètes. Dès lors
+l'anatomie normale ou pathologique, les vivisections, appliquées à
+la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique, tout cela
+est complètement inutile. La médecine ainsi conçue ne peut
+conduire qu'à l'expectation et à des prescriptions hygiéniques
+plus ou moins utiles; mais c'est la négation d'une médecine
+active, c'est-à-dire d'une thérapeutique scientifique et réelle.
+
+Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans l'examen d'une définition
+aussi importante que celle de la médecine expérimentale. Je me
+réserve de traiter ailleurs cette question avec tout le
+développement nécessaire. Je me borne à donner simplement ici mon
+opinion, en disant que je pense que la médecine est destinée à
+être une science expérimentale et progressive; et c'est
+précisément par suite de mes convictions à cet égard que je
+compose cet ouvrage, dans le but de contribuer pour ma part à
+favoriser le développement de cette médecine scientifique ou
+expérimentale.
+
+
+§ V. -- L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée.
+
+
+Malgré la différence importante que nous venons de signaler entre
+les sciences dites d'observation et les sciences dites
+d'expérimentation, l'observateur et l'expérimentateur n'en ont pas
+moins, dans leurs investigations, pour but commun et immédiat
+d'établir et de constater des faits ou des phénomènes aussi
+rigoureusement que possible, et à l'aide des moyens les mieux
+appropriés; ils se comportent absolument comme s'il s'agissait de
+deux observations ordinaires. Ce n'est en effet qu'une
+constatation de fait dans les deux cas; la seule différence
+consiste en ce que le fait que doit constater l'expérimentateur ne
+s'étant pas présenté naturellement à lui, il a dû le faire
+apparaître, c'est-à-dire le provoquer par une raison particulière
+et dans un but déterminé. D'où il suit que l'on peut dire:
+l'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée dans un
+but quelconque. Dans la méthode expérimentale, la recherche des
+faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne toujours d'un
+raisonnement, de sorte que le plus ordinairement l'expérimentateur
+fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur d'une
+idée expérimentale. Alors on peut dire que, dans ce cas,
+l'expérience est une observation provoquée dans un but de
+contrôle.
+
+Toutefois il importe de rappeler ici, afin de compléter notre
+définition et de l'étendre aux sciences d'observation, que, pour
+contrôler une idée, il n'est pas toujours absolument nécessaire de
+faire soi-même une expérience ou une observation. On sera
+seulement forcé de recourir à l'expérimentation, quand
+l'observation que l'on doit provoquer n'existe pas toute préparée
+dans la nature. Mais si une observation est déjà réalisée, soit
+naturellement, soit accidentellement, soit même par les mains d'un
+autre investigateur, alors on la prendra toute faite et on
+l'invoquera simplement pour servir de vérification à l'idée
+expérimentale. Ce qui se résumerait encore en disant que, dans ce
+cas, l'expérience n'est qu'une observation invoquée dans un but de
+contrôle. D'où il résulte que, pour raisonner expérimentalement,
+il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer
+ensuite des faits, c'est-à-dire des observations, pour contrôler
+cette idée préconçue.
+
+Nous examinerons plus loin l'importance de l'idée expérimentale
+préconçue, qu'il nous suffise de dire dès à présent que l'idée en
+vertu de laquelle l'expérience est instituée peut être plus ou
+moins bien définie, suivant la nature du sujet et suivant l'état
+de perfection de la science dans laquelle on expérimente. En
+effet, l'idée directrice de l'expérience doit renfermer tout ce
+qui est déjà connu sur le sujet, afin de guider plus sûrement la
+recherche vers les problèmes dont la solution peut être féconde
+pour l'avancement de la science. Dans les sciences constituées,
+comme la physique et la chimie, l'idée expérimentale se déduit
+comme une conséquence logique des théories régnantes, et elle est
+soumise dans un sens bien défini au contrôle de l'expérience; mais
+quand il s'agit d'une science dans l'enfance, comme la médecine,
+où existent des questions complexes ou obscures non encore
+étudiées, l'idée expérimentale ne se dégage pas toujours d'un
+sujet aussi vague. Que faut-il faire alors? Faut-il s'abstenir et
+attendre que les observations, en se présentant d'elles-mêmes,
+nous apportent des idées plus claires? On pourrait souvent
+attendre longtemps et même en vain; on gagne toujours à
+expérimenter. Mais dans ces cas on ne pourra se diriger que
+d'après une sorte d'intuition, suivant les probabilités que l'on
+apercevra, et même si le sujet est complètement obscur et
+inexploré, le physiologiste ne devra pas craindre d'agir même un
+peu au hasard afin d'essayer, qu'on me permette cette expression
+vulgaire, de pêcher en eau trouble. Ce qui veut dire qu'il peut
+espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il
+produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera
+une idée sur la direction à imprimer à ses recherches. Ces sortes
+d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en
+physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état
+complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des
+expériences pour voir, parce qu'elles sont destinées à faire
+surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance,
+mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et
+ouvrir une voie de recherche.
+
+Comme on le voit, il y a des cas où l'on expérimente sans avoir
+une idée probable à vérifier. Cependant l'expérimentation, dans ce
+cas, n'en est pas moins destinée à provoquer une observation,
+seulement elle la provoque en vue d'y trouver une idée qui lui
+indiquera la route ultérieure à suivre dans l'investigation. On
+peut donc dire alors que l'expérience est une observation
+provoquée dans le but de faire naître une idée.
+
+En résumé, l'investigateur cherche et conclut; il comprend
+l'observateur et l'expérimentateur, il poursuit la découverte
+d'idées nouvelles, en même temps qu'il cherche des faits pour en
+tirer une conclusion ou une expérience propre à contrôler d'autres
+idées.
+
+Dans un sens général et abstrait, l'expérimentateur est donc celui
+qui invoque ou provoque, dans des conditions déterminées, des
+faits d'observations pour en tirer l'enseignement qu'il désire,
+c'est-à-dire l'expérience. L'observateur est celui qui obtient les
+faits d'observation et qui juge s'ils sont bien établis et
+constatés à l'aide de moyens convenables. Sans cela, les
+conclusions basées sur ces faits seraient sans fondement solide.
+C'est ainsi que l'expérimentateur doit être en même temps bon
+observateur, et que dans la méthode expérimentale, l'expérience et
+l'observation marchent toujours de front.
+
+
+§ VI. -- Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur ne
+se sépare pas de l'observation.
+
+
+Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la
+méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et
+posséder deux qualités de l'esprit qui sont indispensables pour
+atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité. D'abord
+le savant doit avoir une idée qu'il soumet au contrôle des faits;
+mais en même temps il doit s'assurer que les faits qui servent de
+point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien
+établis; c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois
+observateur et expérimentateur.
+
+L'observateur, avons-nous dit, constate purement et simplement le
+phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci
+que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient
+lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène. À cet
+effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à
+rendre son observation plus complète. L'observateur doit être le
+photographe des phénomènes, son observation doit représenter
+exactement la nature. Il faut observer sans idée préconçue;
+l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire;
+il écoute la nature et écrit sous sa dictée.
+
+Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé,
+l'idée arrive, le raisonnement intervient et l'expérimentateur
+apparaît pour interpréter le phénomène.
+
+L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en
+vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée
+des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que,
+dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat
+qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue. Pour
+cela l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et
+combine pour trouver les conditions expérimentales les plus
+propres à atteindre le but qu'il se propose. Il faut
+nécessairement expérimenter avec une idée préconçue. L'esprit de
+l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-dire qu'il doit
+interroger la nature et lui poser les questions dans tous les
+sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées.
+
+Mais, une fois les conditions de l'expérience instituées et mises
+en oeuvre d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de
+l'esprit, il va, ainsi que nous l'avons déjà dit, en résulter une
+observation provoquée ou préméditée. Il s'ensuit l'apparition de
+phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il s'agira
+de constater d'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on
+pourra en tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a fait
+naître.
+
+Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste,
+l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation
+qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute
+observation, sans aucune idée préconçue. L'expérimentateur doit
+alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en
+observateur; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les
+résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation
+ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et
+juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par
+ces mêmes résultats. Pour continuer la comparaison énoncée plus
+haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la
+nature; mais que, dès qu'elle parle, il doit se taire; il doit
+constater ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout, et, dans
+tous les cas, se soumettre à ses décisions. L'expérimentateur doit
+forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit. Oui, sans doute,
+l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et
+en lui posant des questions dans tous les sens; mais il ne doit
+jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses réponses
+en ne prenant dans l'expérience que la partie des résultats qui
+favorisent ou confirment l'hypothèse. Nous verrons ultérieurement
+que c'est là un des plus grands écueils de la méthode
+expérimentale. L'expérimentateur qui continue à garder son idée
+préconçue, et qui ne constate les résultats de l'expérience qu'à
+ce point de vue, tombe nécessairement dans l'erreur, parce qu'il
+néglige de constater ce qu'il n'avait pas prévu et fait alors une
+observation incomplète. L'expérimentateur ne doit pas tenir à son
+idée autrement que comme à un moyen de solliciter une réponse de
+la nature. Mais il doit soumettre son idée à la nature et être
+prêt à l'abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que
+l'observation des phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera.
+
+Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La
+première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de
+l'expérience; la deuxième consiste à constater les résultats de
+l'expérience. Il n'est pas possible d'instituer une expérience
+sans une idée préconçue; instituer une expérience, avons-nous dit,
+c'est poser une question; on ne conçoit jamais une question sans
+l'idée qui sollicite la réponse. Je considère donc, en principe
+absolu, que l'expérience doit toujours être instituée en vue d'une
+idée préconçue, peu importe que cette idée soit plus ou moins
+vague, plus ou moins bien définie. Quant à la constatation des
+résultats de l'expérience, qui n'est elle-même qu'une observation
+provoquée, je pose également en principe qu'elle doit être faite
+là comme dans toute autre observation, c'est-à-dire sans idée
+préconçue.
+
+On pourrait encore distinguer et séparer dans l'expérimentateur
+celui qui prémédite et institue l'expérience de celui qui en
+réalise l'exécution ou en constate les résultats. Dans le premier
+cas, c'est l'esprit de l'inventeur scientifique qui agit; dans le
+second, ce sont les sens qui observent ou constatent. La preuve de
+ce que j'avance nous est fournie de la manière la plus frappante
+par l'exemple de Fr. Huber[8]. Ce grand naturaliste, quoique
+aveugle, nous a laissé d'admirables expériences qu'il concevait et
+faisait ensuite exécuter par son domestique, qui n'avait pour sa
+part aucune idée scientifique. Huber était donc l'esprit directeur
+qui instituait l'expérience; mais il était obligé d'emprunter les
+sens d'un autre. Le domestique représentait les sens passifs qui
+obéissent à l'intelligence pour réaliser l'expérience instituée en
+vue d'une idée préconçue.
+
+Ceux qui ont condamné l'emploi des hypothèses et des idées
+préconçues dans la méthode expérimentale ont eu tort de confondre
+l'invention de l'expérience avec la constatation de ses résultats.
+Il est vrai de dire qu'il faut constater les résultats de
+l'expérience avec un esprit dépouillé d'hypothèses et d'idées
+préconçues. Mais il faudrait bien se garder de proscrire l'usage
+des hypothèses et des idées quand il s'agit d'instituer
+l'expérience ou d'imaginer des moyens d'observation. On doit, au
+contraire, comme nous le verrons bientôt, donner libre carrière à
+son imagination; c'est l'idée qui est le principe de tout
+raisonnement et de toute invention, c'est à elle que revient toute
+espèce d'initiative. On ne saurait l'étouffer ni la chasser sous
+prétexte qu'elle peut nuire, il ne faut que la régler et lui
+donner un criterium, ce qui est bien différent.
+
+Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et
+la pratique expérimentale. 1° Il constate un fait; 2° à propos de
+ce fait, une idée naît dans son esprit; 3° en vue de cette idée,
+il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les
+conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de
+nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite.
+L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre
+deux observations: l'une qui sert de point de départ au
+raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.
+
+Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les diverses
+opérations du raisonnement expérimental. Mais quand tout cela se
+passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à
+l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la
+médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte
+de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait
+impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur
+mélange inextricable chacun de ces termes. Il suffira de retenir
+en principe que l'idée à priori ou mieux l'hypothèse est le
+stimulus de l'expérience, et qu'on doit s'y laisser aller
+librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience
+d'une manière rigoureuse et complète. Si l'hypothèse ne se vérifie
+pas et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront
+néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science.
+
+L'observateur et l'expérimentateur répondraient donc à des phases
+différentes de la recherche expérimentale. L'observateur ne
+raisonne plus, il constate; l'expérimentateur, au contraire,
+raisonne et se fonde sur les faits acquis pour en imaginer et en
+provoquer rationnellement d'autres. Mais, si l'on peut, dans la
+théorie et d'une manière abstraite, distinguer l'observateur de
+l'expérimentateur, il semble impossible dans la pratique de les
+séparer, puisque nous voyons que nécessairement le même
+investigateur est alternativement observateur et expérimentateur.
+
+C'est en effet ainsi que cela a lieu constamment quand un même
+savant découvre et développe à lui seul toute une question
+scientifique. Mais il arrive le plus souvent que, dans l'évolution
+de la science, les diverses parties du raisonnement expérimental
+sont le partage de plusieurs hommes. Ainsi il en est qui, soit en
+médecine, soit en histoire naturelle, n'ont fait que recueillir et
+rassembler des observations; d'autres ont pu émettre des
+hypothèses plus ou moins ingénieuses et plus ou moins probables
+fondées sur ces observations; puis d'autres sont venus réaliser
+expérimentalement les conditions propres à faire naître
+l'expérience qui devait contrôler ces hypothèses; enfin il en est
+d'autres qui se sont appliqués plus particulièrement à généraliser
+et à systématiser les résultats obtenus par les divers
+observateurs et expérimentateurs. Ce morcellement du domaine
+expérimental est une chose utile, parce que chacune de ses
+diverses parties s'en trouve mieux cultivée. On conçoit, en effet,
+que dans certaines sciences les moyens d'observation et
+d'expérimentation devenant des instruments tout à fait spéciaux,
+leur maniement et leur emploi exigent une certaine habitude et
+réclament une certaine habileté manuelle ou le perfectionnement de
+certains sens. Mais si j'admets la spécialité pour ce qui est
+pratique dans la science, je la repousse d'une manière absolue
+pour tout ce qui est théorique. Je considère en effet que faire sa
+spécialité des généralités est un principe antiphilosophique et
+antiscientifique, quoiqu'il ait été proclamé par une école
+philosophique moderne qui se pique d'être fondée sur les sciences.
+
+Toutefois la science expérimentale ne saurait avancer par un seul
+des côtés de la méthode pris séparément; elle ne marche que par la
+réunion de toutes les parties de la méthode concourant vers un but
+commun. Ceux qui recueillent des observations ne sont utiles que
+parce que ces observations sont ultérieurement introduites dans le
+raisonnement expérimental; autrement l'accumulation indéfinie
+d'observations ne conduirait à rien. Ceux qui émettent des
+hypothèses à propos des observations recueillies par les autres,
+ne sont utiles qu'autant que l'on cherchera à vérifier ces
+hypothèses en expérimentant; autrement ces hypothèses non
+vérifiées ou non vérifiables par l'expérience n'engendreraient que
+des systèmes, et nous reporteraient à la scolastique. Ceux qui
+expérimentent, malgré toute leur habileté, ne résoudront pas les
+questions s'ils ne sont inspirés par une hypothèse heureuse fondée
+sur des observations exactes et bien faites. Enfin ceux qui
+généralisent ne pourront faire des théories durables qu'autant
+qu'ils connaîtront par eux-mêmes tous les détails scientifiques
+que ces théories sont destinées à représenter. Les généralités
+scientifiques doivent remonter des particularités aux principes;
+et les principes sont d'autant plus stables qu'ils s'appuient sur
+des détails plus profonds, de même qu'un pieu est d'autant plus
+solide qu'il est enfoncé plus avant dans la terre.
+
+On voit donc que tous les termes de la méthode expérimentale sont
+solidaires les uns des autres. Les faits sont les matériaux
+nécessaires; mais c'est leur mise en oeuvre par le raisonnement
+expérimental, c'est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie
+véritablement la science. L'idée formulée par les faits représente
+la science. L'hypothèse expérimentale n'est que l'idée
+scientifique, préconçue ou anticipée. La théorie n'est que l'idée
+scientifique contrôlée par l'expérience. Le raisonnement ne sert
+qu'à donner une forme à nos idées, de sorte que tout se ramène
+primitivement et finalement à une idée. C'est l'idée qui
+constitue, ainsi que nous allons le voir, le point de départ ou le
+primum movens de tout raisonnement scientifique, et c'est elle qui
+en est également le but dans l'aspiration de l'esprit vers
+l'inconnu.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+DE L'IDÉE A PRIORI ET DU DOUTE DANS LE RAISONNEMENT EXPÉRIMENTAL.
+
+
+Chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu'il voit,
+et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par
+anticipation, avant de les connaître par expérience. Cette
+tendance est spontanée; une idée préconçue a toujours été et sera
+toujours le premier élan d'un esprit investigateur. Mais la
+méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception
+a priori, fondée sur une intuition ou un sentiment vague des
+choses, en une interprétation a posteriori établie sur l'étude
+expérimentale des phénomènes. C'est pourquoi on a aussi appelé la
+méthode expérimentale, la méthode a posteriori.
+
+L'homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux; il a pu
+croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à
+ses sentiments représentaient aussi la réalité. D'où il sait que
+la méthode expérimentale n'est point primitive et naturelle à
+l'homme, et que ce n'est qu'après avoir erré longtemps dans les
+discussions théologiques et scolastiques qu'il a fini par
+reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie. L'homme
+s'aperçut alors qu'il ne peut dicter des lois à la nature, parce
+qu'il ne possède pas en lui-même la connaissance et le criterium
+des choses extérieures, et il comprit que, pour arriver à la
+vérité, il doit, au contraire, étudier les lois naturelles et
+soumettre ses idées, sinon sa raison, à l'expérience, c'est-à-dire
+au criterium des faits. Toutefois, la manière de procéder de
+l'esprit humain n'est pas changée au fond pour cela. Le
+métaphysicien, le scolastique et l'expérimentateur procèdent tous
+par une idée a priori. La différence consiste en ce que le
+scolastique impose son idée comme une vérité absolue qu'il a
+trouvée, et dont il déduit ensuite par la logique seule toutes les
+conséquences. L'expérimentateur, plus modeste, pose au contraire
+son idée comme une question, comme une interprétation anticipée de
+la nature, plus ou moins probable, dont il déduit logiquement des
+conséquences qu'il confronte à chaque instant avec la réalité au
+moyen de l'expérience. Il marche ainsi des vérités partielles à
+des vérités plus générales, mais sans jamais oser prétendre qu'il
+tient la vérité absolue. Celle-ci, en effet, si on la possédait
+sur un point quelconque, on l'aurait partout; car l'absolu ne
+laisse rien en dehors de lui.
+
+L'idée expérimentale est donc aussi une idée a priori, mais c'est
+une idée qui se présente sous la forme d'une hypothèse dont les
+conséquences doivent être soumises au criterium expérimental afin
+d'en juger la valeur. L'esprit de l'expérimentateur se distingue
+de celui du métaphysicien et du scolastique par la modestie, parce
+que, à chaque instant, l'expérience lui donne la conscience de son
+ignorance relative et absolue. En instruisant l'homme, la science
+expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son
+orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières,
+ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais
+cachées, et qu'il ne peut connaître que des relations. C'est là en
+effet le but unique de toutes les sciences, ainsi que nous le
+verrons plus loin.
+
+L'esprit humain, aux diverses périodes de son évolution, a passé
+successivement par le sentiment, la raison et l'expérience.
+D'abord le sentiment, seul s'imposant à la raison, créa les
+vérités de foi, c'est-à-dire la théologie. La raison ou la
+philosophie, devenant ensuite la maîtresse, enfanta la
+scolastique. Enfin, l'expérience, c'est-à-dire l'étude des
+phénomènes naturels, apprit à l'homme que les vérités du monde
+extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le
+sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides
+indispensables; mais, pour obtenir ces vérités, il faut
+nécessairement descendre dans la réalité objective des choses où
+elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale. C'est ainsi
+qu'apparut par le progrès naturel des choses la méthode
+expérimentale qui résume tout et qui, comme nous le verrons
+bientôt, s'appuie successivement sur les trois branches de ce
+trépied immuable: le sentiment, la raison et l'expérience. Dans la
+recherche de la vérité, au moyen de cette méthode, le sentiment a
+toujours l'initiative, il engendre l'idée a priori ou l'intuition;
+la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et déduit
+ses conséquences logiques. Mais si le sentiment doit être éclairé
+par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être
+guidée par l'expérience.
+
+
+§ I. -- Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures.
+
+
+La méthode expérimentale ne se rapporte qu'à la recherche des
+vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives.
+
+De même que dans le corps de l'homme il y a deux ordres de
+fonctions, les unes qui sont conscientes et les autres qui ne le
+sont pas, de même dans son esprit il y a deux ordres de vérités ou
+de notions, les unes conscientes, intérieures ou subjectives, les
+autres inconscientes, extérieures ou objectives. Les vérités
+subjectives sont celles qui découlent de principes dont l'esprit a
+conscience et qui apportent en lui le sentiment d'une évidence
+absolue et nécessaire. En effet, les plus grandes vérités ne sont
+au fond qu'un sentiment de notre esprit; c'est ce qu'a voulu dire
+Descartes dans son fameux aphorisme.
+
+Nous avons dit, d'un autre côté, que l'homme ne connaîtrait jamais
+ni les causes premières ni l'essence des choses. Dès lors la
+vérité n'apparaît jamais à son esprit que sous la forme d'une
+relation ou d'un rapport absolu et nécessaire. Mais ce rapport ne
+peut être absolu qu'autant que les conditions en sont simples et
+subjectives, c'est-à-dire que l'esprit a la conscience qu'il les
+connaît toutes. Les mathématiques représentent les rapports des
+choses dans les conditions d'une simplicité idéale. Il en résulte
+que ces principes ou rapports, une fois trouvés, sont acceptés par
+l'esprit comme des vérités absolues, c'est-à-dire indépendantes de
+la réalité. On conçoit dès lors que toutes les déductions logiques
+d'un raisonnement mathématique soient aussi certaines que leur
+principe et qu'elles n'aient pas besoin d'être vérifiées par
+l'expérience. Ce serait vouloir mettre les sens au-dessus de la
+raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai
+absolument pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait concevoir
+autrement.
+
+Mais quand, au lieu de s'exercer sur des rapports subjectifs dont
+son esprit a créé les conditions, l'homme veut connaître les
+rapports objectifs de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement
+le criterium intérieur et conscient lui fait défaut. Il a toujours
+la conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou
+extérieur, la vérité est également constituée par des rapports
+nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports
+lui manque. Il faudrait, en effet, qu'il eût créé ces conditions
+pour en posséder la connaissance et la conception absolues.
+
+Toutefois l'homme doit croire que les rapports objectifs des
+phénomènes du monde extérieur pourraient acquérir la certitude des
+vérités subjectives s'ils étaient réduits à un état de simplicité
+que son esprit pût embrasser complètement. C'est ainsi que dans
+l'étude des phénomènes naturels les plus simples, la science
+expérimentale a saisi certains rapports qui paraissent absolus.
+Telles sont les propositions qui servent de principes à la
+mécanique rationnelle et à quelques branches de la physique
+mathématique. Dans ces sciences, en effet, on raisonne par une
+déduction logique que l'on ne soumet pas à l'expérience, parce
+qu'on admet, comme en mathématiques, que, le principe étant vrai,
+les conséquences le sont aussi. Toutefois, il y a là une grande
+différence à signaler, en ce sens que le point de départ n'est
+plus ici une vérité subjective et consciente, mais une vérité
+objective et inconsciente empruntée à l'observation ou à
+l'expérience. Or, cette vérité n'est jamais que relative au nombre
+d'expériences et d'observations qui ont été faites. Si jusqu'à
+présent aucune observation n'a démenti la vérité en question,
+l'esprit ne conçoit pas pour cela l'impossibilité que les choses
+se passent autrement. De sorte que c'est toujours par hypothèse
+qu'on admet le principe absolu. C'est pourquoi l'application de
+l'analyse mathématique à des phénomènes naturels, quoique très-
+simples, peut avoir des dangers si la vérification expérimentale
+est repoussée d'une manière complète. Dans ce cas, l'analyse
+mathématique devient un instrument aveugle si on ne la retrempe de
+temps en temps au foyer de l'expérience. J'exprime ici une pensée
+émise par beaucoup de grands mathématiciens et de grands
+physiciens, et, pour rapporter une des opinions les plus
+autorisées en pareille matière, je citerai ce que mon savant
+confrère et ami M. J. Bertrand a écrit à ce sujet dans son bel
+éloge de Sénarmont: «La géométrie ne doit être pour le physicien
+qu'un puissant auxiliaire: quand elle a poussé les principes à
+leurs dernières conséquences, il lui est impossible de faire
+davantage, et l'incertitude du point de départ ne peut que
+s'accroître par l'aveugle logique de l'analyse, si l'expérience ne
+vient à chaque pas servir de boussole et de règle[9].»
+
+La mécanique rationnelle et la physique mathématique forment donc
+le passage entre les mathématiques proprement dites et les
+sciences expérimentales. Elles renferment les cas les plus
+simples. Mais, dès que nous entrons dans la physique et dans la
+chimie, et à plus forte raison dans la biologie, les phénomènes se
+compliquent de rapports tellement nombreux, que les principes
+représentés par les théories, auxquels nous avons pu nous élever,
+ne sont que provisoires et tellement hypothétiques, que nos
+déductions, bien que très-logiques, sont complètement incertaines,
+et ne sauraient dans aucun cas se passer de la vérification
+expérimentale.
+
+En un mot, l'homme peut rapporter tous ses raisonnements à deux
+criterium, l'un intérieur et conscient, qui est certain et absolu;
+l'autre extérieur et inconscient, qui est expérimental et relatif.
+
+Quand nous raisonnons sur les objets extérieurs, mais en les
+considérant par rapport à nous suivant l'agrément ou le
+désagrément qu'ils nous causent, suivant leur utilité ou leurs
+inconvénients, nous possédons encore dans nos sensations un
+criterium intérieur. De même, quand nous raisonnons sur nos
+propres actes, nous avons également un guide certain, parce que
+nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous
+sentons. Mais si nous voulons juger les actes d'un autre homme et
+savoir les mobiles qui le font agir, c'est tout différent. Sans
+doute nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et
+ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes
+d'expression de sa sensibilité et de sa volonté. De plus nous
+admettons encore qu'il y a un rapport nécessaire entre les actes
+et leur cause; mais quelle est cette cause? Nous ne la sentons pas
+en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de
+nous-même; nous sommes donc obligés de l'interpréter et de la
+supposer d'après les mouvements que nous voyons et les paroles que
+nous entendons. Alors nous devons contrôler les actes de cet homme
+les uns par les autres; nous considérons comment il agit dans
+telle ou telle circonstance, et, en un mot, nous recourons à la
+méthode expérimentale. De même quand le savant considère les
+phénomènes naturels qui l'entourent et qu'il veut les connaître en
+eux-mêmes et dans leurs rapports mutuels et complexes de
+causalité, tout criterium intérieur lui fait défaut, et il est
+obligé d'invoquer l'expérience pour contrôler les suppositions et
+les raisonnements qu'il fait à leur égard. L'expérience, suivant
+l'expression de Goethe, devient alors la seule médiatrice entre
+l'objectif et le subjectif[10], c'est-à-dire entre le savant et les
+phénomènes qui l'environnent.
+
+Le raisonnement expérimental est donc le seul que le naturaliste
+et le médecin puissent employer pour chercher la vérité et en
+approcher autant que possible. En effet, par sa nature même de
+criterium extérieur et inconscient, l'expérience ne donne que la
+vérité relative sans jamais pouvoir prouver à l'esprit qu'il la
+possède d'une manière absolue.
+
+L'expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels
+ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes. Il est
+en quelque sorte le juge d'instruction de la nature; seulement, au
+lieu d'être aux prises avec des hommes qui cherchent à le tromper
+par des aveux mensongers ou par de faux témoignages, il a affaire
+à des phénomènes naturels qui sont pour lui des personnages dont
+il ne connaît ni le langage ni les moeurs, qui vivent au milieu de
+circonstances qui lui sont inconnues, et dont il veut cependant
+savoir les intentions. Pour cela il emploie tous les moyens qui
+sont en sa puissance. Il observe leurs actions, leur marche, leurs
+manifestations, et il cherche à en démêler la cause au moyen de
+tentatives diverses, appelées expériences. Il emploie tous les
+artifices imaginables et, comme on le dit vulgairement, il plaide
+souvent le faux pour savoir le vrai. Dans tout cela
+l'expérimentateur raisonne nécessairement d'après lui-même et
+prête à la nature ses propres idées. Il fait des suppositions sur
+la cause des actes qui se passent devant lui, et, pour savoir si
+l'hypothèse qui sert de base à son interprétation est juste, il
+s'arrange pour faire apparaître des faits, qui, dans l'ordre
+logique, puissent être la confirmation ou la négation de l'idée
+qu'il a conçue. Or, je le répète, c'est ce contrôle logique qui
+seul peut l'instruire et lui donner l'expérience. Le naturaliste
+qui observe des animaux dont il veut connaître les moeurs et les
+habitudes, le physiologiste et le médecin qui veulent étudier les
+fonctions cachées des corps vivants, le physicien et le chimiste
+qui déterminent les phénomènes de la matière brute; tous sont dans
+le même cas, ils ont devant eux des manifestations qu'ils ne
+peuvent interpréter qu'à l'aide du criterium expérimental, le seul
+dont nous ayons à nous occuper ici.
+
+
+§ II. -- L'intuition ou le sentiment engendre l'idée
+expérimentale.
+
+
+Nous avons dit plus haut que la méthode expérimentale s'appuie
+successivement sur le sentiment, la raison et l'expérience.
+
+Le sentiment engendre l'idée ou l'hypothèse expérimentale, c'est-
+à-dire l'interprétation anticipée des phénomènes de la nature.
+Toute l'initiative expérimentale est dans l'idée, car c'est elle
+qui provoque l'expérience. La raison ou le raisonnement ne servent
+qu'à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à
+l'expérience.
+
+Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ
+nécessaire de tout raisonnement expérimental. Sans cela on ne
+saurait faire aucune investigation ni s'instruire; on ne pourrait
+qu'entasser des observations stériles. Si l'on expérimentait sans
+idée préconçue, on irait à l'aventure; mais d'un autre côté, ainsi
+que nous l'avons dit ailleurs, si l'on observait avec des idées
+préconçues, on ferait de mauvaises observations et l'on serait
+exposé à prendre les conceptions de son esprit pour la réalité.
+
+Les idées expérimentales ne sont point innées. Elles ne surgissent
+point spontanément, il leur faut une occasion ou un excitant
+extérieur, comme cela a lieu dans toutes les fonctions
+physiologiques. Pour avoir une première idée des choses, il faut
+voir ces choses; pour avoir une idée sur un phénomène de la
+nature, il faut d'abord l'observer. L'esprit de l'homme ne peut
+concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue d'un
+phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité. Toute la
+connaissance humaine se borne à remonter des effets observés à
+leur cause. À la suite d'une observation, une idée relative à la
+cause du phénomène observé se présente à l'esprit; puis on
+introduit cette idée anticipée dans un raisonnement en vertu
+duquel on fait des expériences pour la contrôler.
+
+Les idées expérimentales, comme nous le verrons plus tard, peuvent
+naître soit à propos d'un fait observé par hasard, soit à la suite
+d'une tentative expérimentale, soit comme corollaires d'une
+théorie admise. Ce qu'il faut seulement noter pour le moment,
+c'est que l'idée expérimentale n'est point arbitraire ni purement
+imaginaire; elle doit avoir toujours un point d'appui dans la
+réalité observée, c'est-à-dire dans la nature. L'hypothèse
+expérimentale, en un mot, doit toujours être fondée sur une
+observation antérieure. Une autre condition essentielle de
+l'hypothèse, c'est qu'elle soit aussi probable que possible et
+qu'elle soit vérifiable expérimentalement. En effet, si l'on
+faisait une hypothèse que l'expérience ne pût pas vérifier, on
+sortirait par cela même de la méthode expérimentale pour tomber
+dans les défauts des scolastiques et des systématiques.
+
+Il n'y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau,
+à propos d'une observation donnée, une idée juste et féconde qui
+soit pour l'expérimentateur une sorte d'anticipation intuitive de
+l'esprit vers une recherche heureuse. L'idée une fois émise, on
+peut seulement dire comment il faut la soumettre à des préceptes
+définis et à des règles logiques précises dont aucun
+expérimentateur ne saurait s'écarter; mais son apparition a été
+toute spontanée, et sa nature est tout individuelle. C'est un
+sentiment particulier, un quid proprium qui constitue
+l'originalité, l'invention ou le génie de chacun. Une idée neuve
+apparaît comme une relation nouvelle ou inattendue que l'esprit
+aperçoit entre les choses. Toutes les intelligences se ressemblent
+sans doute et des idées semblables peuvent naître chez tous les
+hommes, à l'occasion de certains rapports simples des objets que
+tout le monde peut saisir. Mais comme les sens, les intelligences
+n'ont pas toutes la même puissance ni la même acuité, et il est
+des rapports subtils et délicats qui ne peuvent être sentis,
+saisis et dévoilés que par des esprits plus perspicaces, mieux
+doués ou placés dans un milieu intellectuel qui les prédispose
+d'une manière favorable.
+
+Si les faits donnaient nécessairement naissance aux idées, chaque
+fait nouveau devrait engendrer une idée nouvelle. Cela a lieu, il
+est vrai, le plus souvent; car il est des faits nouveaux qui, par
+leur nature, font venir la même idée nouvelle à tous les hommes
+placés dans les mêmes conditions d'instruction antérieure. Mais il
+est aussi des faits qui ne disent rien à l'esprit du plus grand
+nombre, tandis qu'ils sont lumineux pour d'autres. Il arrive même
+qu'un fait ou une observation reste très-longtemps devant les yeux
+d'un savant sans lui rien inspirer; puis tout à coup vient un
+trait de lumière, et l'esprit interprète le même fait tout
+autrement qu'auparavant et lui trouve des rapports tout nouveaux.
+L'idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l'éclair comme une
+sorte de révélation subite; ce qui prouve bien que dans ce cas la
+découverte réside dans un sentiment des choses qui est non-
+seulement personnel, mais qui est même relatif à l'état actuel
+dans lequel se trouve l'esprit.
+
+La méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et
+fécondes à ceux qui n'en ont pas; elle servira seulement à diriger
+les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d'en
+retirer les meilleurs résultats possibles. L'idée, c'est la
+graine; la méthode, c'est le sol qui lui fournit les conditions de
+se développer, de prospérer et de donner les meilleurs fruits
+suivant sa nature. Mais de même qu'il ne poussera jamais dans le
+sol que ce qu'on y sème, de même il ne se développera par la
+méthode expérimentale que les idées qu'on lui soumet. La méthode
+par elle-même n'enfante rien, et c'est une erreur de certains
+philosophes d'avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce
+rapport. L'idée expérimentale résulte d'une sorte de pressentiment
+de l'esprit qui juge que les choses doivent se passer d'une
+certaine manière. On peut dire sous ce rapport que nous avons dans
+l'esprit l'intuition ou le sentiment des lois de la nature, mais
+nous n'en connaissons pas la forme. L'expérience peut seule nous
+l'apprendre.
+
+Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont
+rares; dans toutes les sciences, le plus grand nombre des hommes
+développe et poursuit les idées d'un petit nombre d'autres. Ceux
+qui font des découvertes sont les promoteurs d'idées neuves et
+fécondes. On donne généralement le nom de découverte à la
+connaissance d'un fait nouveau; mais je pense que c'est l'idée qui
+se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la
+découverte. Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes.
+Une grande découverte est un fait qui, en apparaissant dans la
+science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté
+a dissipé un grand nombre d'obscurités et montré des voies
+nouvelles. Il y a d'autres faits qui, bien que nouveaux,
+n'apprennent que peu de choses; ce sont alors de petites
+découvertes. Enfin il y a des faits nouveaux qui, quoique bien
+observés, n'apprennent rien à personne; ils restent, pour le
+moment, isolés et stériles dans la science; c'est ce qu'on
+pourrait appeler le fait brut ou le fait brutal.
+
+La découverte est donc l'idée neuve qui surgit à propos d'un fait
+trouvé par hasard ou autrement. Par conséquent, il ne saurait y
+avoir de méthode pour faire des découvertes, parce que les
+théories philosophiques ne peuvent pas plus donner le sentiment
+inventif et la justesse de l'esprit à ceux qui ne les possèdent
+pas, que la connaissance des théories acoustiques ou optiques ne
+peut donner une oreille juste ou une bonne vue à ceux qui en sont
+naturellement privés. Seulement les bonnes méthodes peuvent nous
+apprendre à développer et à mieux utiliser les facultés que la
+nature nous a dévolues, tandis que les mauvaises méthodes peuvent
+nous empêcher d'en tirer un heureux profit. C'est ainsi que le
+génie de l'invention, si précieux dans les sciences, peut être
+diminué ou même étouffé par une mauvaise méthode, tandis qu'une
+bonne méthode peut l'accroître et le développer. En un mot, une
+bonne méthode favorise le développement scientifique et prémunit
+le savant contre les causes d'erreurs si nombreuses qu'il
+rencontre dans la recherche de la vérité; c'est là le seul objet
+que puisse se proposer la méthode expérimentale. Dans les sciences
+biologiques, ce rôle de la méthode est encore plus important que
+dans les autres, par suite de la complexité immense des phénomènes
+et des causes d'erreur sans nombre que cette complexité introduit
+dans l'expérimentation. Toutefois, même au point de vue
+biologique, nous ne saurions avoir la prétention de traiter ici de
+la méthode expérimentale d'une manière complète; nous devons nous
+borner à donner quelques principes généraux, qui pourront guider
+l'esprit de celui qui se livre aux recherches de médecine
+expérimentale.
+
+
+§ III. -- L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et
+garder toujours sa liberté d'esprit.
+
+
+La première condition que doit remplir un savant qui se livre à
+l'investigation dans les phénomènes naturels, c'est de conserver
+une entière liberté d'esprit assise sur le doute philosophique. Il
+ne faut pourtant point être sceptique; il faut croire à la
+science, c'est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et
+nécessaire des choses, aussi bien dans les phénomènes propres aux
+êtres vivants que dans tous les autres; mais il faut en même temps
+être bien convaincu que nous n'avons ce rapport que d'une manière
+plus ou moins approximative, et que les théories que nous
+possédons sont loin de représenter des vérités immuables. Quand
+nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule
+chose dont nous soyons certains, c'est que toutes ces théories
+sont fausses absolument parlant. Elles ne sont que des vérités
+partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des
+degrés sur lesquels nous nous reposons, pour avancer dans
+l'investigation; elles ne représentent que l'état actuel de nos
+connaissances, et, par conséquent, elles devront se modifier avec
+l'accroissement de la science, et d'autant plus souvent que les
+sciences sont moins avancées dans leur évolution. D'un autre côté,
+nos idées, ainsi que nous l'avons dit, nous viennent à la vue de
+faits qui ont été préalablement observés et que nous interprétons
+ensuite. Or, des causes d'erreurs sans nombre peuvent se glisser
+dans nos observations, et, malgré toute notre attention et notre
+sagacité, nous ne sommes jamais sûrs d'avoir tout vu, parce que
+souvent les moyens de constatation nous manquent ou sont trop
+imparfaits. De tout cela, il résulte donc que, si le raisonnement
+nous guide dans la science expérimentale, il ne nous impose pas
+nécessairement ses conséquences. Notre esprit peut toujours rester
+libre de les accepter ou de les discuter. Si une idée se présente
+à nous, nous ne devons pas la repousser par cela seul qu'elle
+n'est pas d'accord avec les conséquences logiques d'une théorie
+régnante. Nous pouvons suivre notre sentiment et notre idée,
+donner carrière à notre imagination, pourvu que toutes nos idées
+ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles
+qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et
+féconds.
+
+Cette liberté que garde l'expérimentateur est, ainsi que je l'ai
+dit, fondée sur le doute philosophique. En effet, nous devons
+avoir conscience de l'incertitude de nos raisonnements à cause de
+l'obscurité de leur point de départ. Ce point de départ repose
+toujours au fond sur des hypothèses ou sur des théories plus ou
+moins imparfaites, suivant l'état d'avancement des sciences. En
+biologie et particulièrement en médecine, les théories sont si
+précaires que l'expérimentateur garde presque toute sa liberté. En
+chimie et en physique les faits deviennent plus simples, les
+sciences sont plus avancées, les théories sont plus assurées, et
+l'expérimentateur doit en tenir un plus grand compte et accorder
+une plus grande importance aux conséquences du raisonnement
+expérimental fondé sur elles. Mais encore ne doit-il jamais donner
+une valeur absolue à ces théories. De nos jours, on a vu des
+grands physiciens faire des découvertes du premier ordre à
+l'occasion d'expériences instituées d'une manière illogique par
+rapport aux théories admises. L'astronome a assez de confiance
+dans les principes de sa science pour construire avec eux des
+théories mathématiques, mais cela ne l'empêche pas de les vérifier
+et de les contrôler par des observations directes; ce précepte
+même, ainsi que nous l'avons vu, ne doit pas être négligé en
+mécanique rationnelle. Mais dans les mathématiques, quand on part
+d'un axiome ou d'un principe dont la vérité est absolument
+nécessaire et consciente, la liberté n'existe plus; les vérités
+acquises sont immuables. Le géomètre n'est pas libre de mettre en
+doute si les trois angles d'un triangle sont égaux ou non à deux
+droits; par conséquent, il n'est pas libre de rejeter les
+conséquences logiques qui se déduisent de ce principe.
+
+Si un médecin se figurait que ses raisonnements ont la valeur de
+ceux d'un mathématicien, il serait dans la plus grande des erreurs
+et il serait conduit aux conséquences les plus fausses. C'est
+malheureusement ce qui est arrivé et ce qui arrive encore pour les
+hommes que j'appellerai des systématiques. En effet, ces hommes
+partent d'une idée fondée plus ou moins sur l'observation et
+qu'ils considèrent comme une vérité absolue. Alors ils raisonnent
+logiquement et sans expérimenter, et arrivent, de conséquence en
+conséquence, à construire un système qui est logique, mais qui n'a
+aucune réalité scientifique. Souvent les personnes superficielles
+se laissent éblouir par cette apparence de logique, et c'est ainsi
+que se renouvellent parfois de nos jours des discussions dignes de
+l'ancienne scolastique. Cette foi trop grande dans le
+raisonnement, qui conduit un physiologiste à une fausse
+simplification des choses, tient d'une part à l'ignorance de la
+science dont il parle, et d'autre part à l'absence du sentiment de
+complexité des phénomènes naturels. C'est pourquoi nous voyons
+quelquefois des mathématiciens purs, très-grands esprits
+d'ailleurs, tomber dans des erreurs de ce genre; ils simplifient
+trop et raisonnent sur les phénomènes tels qu'ils les font dans
+leur esprit, mais non tels qu'ils sont dans la nature.
+
+Le grand principe expérimental est donc le doute, le doute
+philosophique qui laisse à l'esprit sa liberté et son initiative,
+et d'où dérivent les qualités les plus précieuses pour un
+investigateur en physiologie et en médecine. Il ne faut croire à
+nos observations, à nos théories que sous bénéfice d'inventaire
+expérimental. Si l'on croit trop, l'esprit se trouve lié et
+rétréci par les conséquences de son propre raisonnement; il n'a
+plus de liberté d'action et manque par suite de l'initiative que
+possède celui qui sait se dégager de cette foi aveugle dans les
+théories, qui n'est au fond qu'une superstition scientifique.
+
+On a souvent dit que, pour faire des découvertes, il fallait être
+ignorant. Cette opinion fausse en elle-même cache cependant une
+vérité. Elle signifie qu'il vaut mieux ne rien savoir que d'avoir
+dans l'esprit des idées fixes appuyées sur des théories dont on
+cherche toujours la confirmation en négligeant tout ce qui ne s'y
+rapporte pas. Cette disposition d'esprit est des plus mauvaises,
+et elle est éminemment opposée à l'invention. En effet, une
+découverte est en général un rapport imprévu qui ne se trouve pas
+compris dans la théorie, car sans cela il serait prévu. Un homme
+ignorant, qui ne connaîtrait pas la théorie, serait, en effet,
+sous ce rapport, dans de meilleures conditions d'esprit; la
+théorie ne le gênerait pas et ne l'empêcherait pas de voir des
+faits nouveaux que n'aperçoit pas celui qui est préoccupé d'une
+théorie exclusive. Mais hâtons-nous de dire qu'il ne s'agit point
+ici d'élever l'ignorance en principe. Plus on est instruit, plus
+on possède de connaissances antérieures, mieux on aura l'esprit
+disposé pour faire des découvertes grandes et fécondes. Seulement
+il faut garder sa liberté d'esprit, ainsi que nous l'avons dit
+plus haut, et croire que dans la nature l'absurde suivant nos
+théories n'est pas toujours impossible.
+
+Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans
+leurs idées sont non-seulement mal disposés pour faire des
+découvertes, mais ils font aussi de très-mauvaises observations.
+Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils
+ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses
+résultats qu'une confirmation de leur théorie. Ils défigurent
+ainsi l'observation et négligent souvent des faits très-
+importants, parce qu'ils ne concourent pas à leur but. C'est ce
+qui nous a fait dire ailleurs qu'il ne fallait jamais faire des
+expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les
+contrôler[11]; ce qui signifie, en d'autres termes, qu'il faut
+accepter les résultats de l'expérience tels qu'ils se présentent,
+avec tout leur imprévu et leurs accidents.
+
+Mais il arrive encore tout naturellement que ceux qui croient trop
+à leurs théories ne croient pas assez à celles des autres. Alors
+l'idée dominante de ces contempteurs d'autrui est de trouver les
+théories des autres en défaut et de chercher à les contredire.
+L'inconvénient pour la science reste le même. Ils ne font des
+expériences que pour détruire une théorie, au lieu de les faire
+pour chercher la vérité. Ils font également de mauvaises
+observations parce qu'ils ne prennent dans les résultats de leurs
+expériences que ce qui convient à leur but en négligeant ce qui ne
+s'y rapporte pas, et en écartant bien soigneusement tout ce qui
+pourrait aller dans le sens de l'idée qu'ils veulent combattre. On
+est donc conduit ainsi par ces deux voies opposées au même
+résultat, c'est-à-dire à fausser la science et les faits.
+
+La conclusion de tout ceci est qu'il faut effacer son opinion
+aussi bien que celle des autres devant les décisions de
+l'expérience. Quand on discute et que l'on expérimente comme nous
+venons de le dire, pour prouver quant même une idée préconçue, on
+n'a plus l'esprit libre et l'on ne cherche plus la vérité. On fait
+de la science étroite à laquelle se mêlent la vanité personnelle
+ou les diverses passions humaines. L'amour-propre, cependant, ne
+devrait rien avoir à faire dans toutes ces vaines disputes. Quand
+deux physiologistes ou deux médecins se querellent pour soutenir
+chacun leurs idées ou leurs théories, il n'y a au milieu de leurs
+arguments contradictoires qu'une seule chose qui soit absolument
+certaine: c'est que les deux théories sont insuffisantes et ne
+représentent la vérité ni l'une ni l'autre. L'esprit vraiment
+scientifique devrait donc nous rendre modestes et bienveillants.
+Nous savons tous bien peu de choses en réalité, et nous sommes
+tous faillibles en face des difficultés immenses que nous offre
+l'investigation dans les phénomènes naturels. Nous n'aurions donc
+rien de mieux à faire que de réunir nos efforts au lieu de les
+diviser et de les neutraliser par des disputes personnelles. En un
+mot, le savant qui veut trouver la vérité doit conserver son
+esprit libre, calme, et, si c'était possible, ne jamais avoir,
+comme dit Bacon, l'oeil humecté par les passions humaines.
+
+Dans l'éducation scientifique, il importerait beaucoup de
+distinguer, ainsi que nous le ferons plus loin, le déterminisme
+qui est le principe absolu de la science d'avec les théories qui
+ne sont que des principes relatifs auxquels on ne doit accorder
+qu'une valeur provisoire dans la recherche de la vérité. En un mot
+il ne faut point enseigner les théories comme des dogmes ou des
+articles de foi. Par cette croyance exagérée dans les théories, on
+donnerait une idée fausse de la science, on surchargerait et l'on
+asservirait l'esprit en lui enlevant sa liberté et étouffant son
+originalité, et en lui donnant le goût des systèmes.
+
+Les théories qui représentent l'ensemble de nos idées
+scientifiques sont sans doute indispensables pour représenter la
+science. Elles doivent aussi servir de point d'appui à des idées
+investigatrices nouvelles. Mais ces théories et ces idées n'étant
+point la vérité immuable, il faut être toujours prêt à les
+abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu'elles ne
+représentent plus la réalité. En un mot, il faut modifier la
+théorie pour l'adapter à la nature, et non la nature pour
+l'adapter à la théorie.
+
+En résumé, il y a deux choses à considérer dans la science
+expérimentale: la méthode et l'idée. La méthode a pour objet de
+diriger l'idée qui s'élance en avant dans l'interprétation des
+phénomènes naturels et dans la recherche de la vérité. L'idée doit
+toujours rester indépendante, et il ne faut point l'enchaîner, pas
+plus par des croyances scientifiques que par des croyances
+philosophiques ou religieuses; il faut être hardi et libre dans la
+manifestation de ses idées, suivre son sentiment et ne point trop
+s'arrêter à ces craintes puériles de la contradiction des
+théories. Si l'on est bien imbu des principes de la méthode
+expérimentale, on n'a rien à craindre; car, tant que l'idée est
+juste, on continue à la développer; quand elle est erronée,
+l'expérience est là pour la rectifier. Il faut donc savoir
+trancher les questions, même au risque d'errer. On rend plus de
+service à la science, a-t-on dit, par l'erreur que par la
+confusion, ce qui signifie qu'il faut pousser sans crainte les
+idées dans tout leur développement pourvu qu'on les règle et que
+l'on ait toujours soin de les juger par l'expérience. L'idée, en
+un mot, est le mobile de tout raisonnement en science comme
+ailleurs. Mais partout l'idée doit être soumise à un criterium. En
+science, ce criterium est la méthode expérimentale ou
+l'expérience, ce criterium est indispensable, et nous devons
+l'appliquer à nos propres idées comme à celles des autres.
+
+
+§ IV. -- Caractère indépendant de la méthode expérimentale.
+
+
+De tout ce qui a été dit précédemment il résulte nécessairement
+que l'opinion d'aucun homme, formulée en théorie ou autrement, ne
+saurait être considérée comme représentant la vérité complète dans
+les sciences. C'est un guide, une lumière, mais non une autorité
+absolue. La révolution que la méthode expérimentale a opérée dans
+les sciences consiste à avoir substitué un criterium scientifique
+à l'autorité personnelle.
+
+Le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que
+d'elle-même, parce qu'elle renferme en elle son criterium, qui est
+l'expérience. Elle ne reconnaît d'autre autorité que celle des
+faits, et elle s'affranchit de l'autorité personnelle. Quand
+Descartes disait qu'il faut ne s'en rapporter qu'à l'évidence ou à
+ce qui est suffisamment démontré, cela signifiait qu'il fallait ne
+plus s'en référer à l'autorité, comme faisait la scolastique, mais
+ne s'appuyer que sur les faits bien établis par l'expérience. De
+là il résulte que, lorsque dans la science nous avons émis une
+idée ou une théorie, nous ne devons pas avoir pour but de la
+conserver en cherchant tout ce qui peut l'appuyer et en écartant
+tout ce qui peut l'infirmer. Nous devons, au contraire, examiner
+avec le plus grand soin les faits qui semblent la renverser, parce
+que le progrès réel consiste toujours à changer une théorie
+ancienne qui renferme moins de faits contre une nouvelle qui en
+renferme davantage. Cela prouve que l'on a marché, car en science
+le grand précepte est de modifier et de changer ses idées à mesure
+que la science avance. Nos idées ne sont que des instruments
+intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes; il
+faut les changer quand elles ont rempli leur rôle, comme on change
+un bistouri émoussé quand il a servi assez longtemps.
+
+Les idées et les théories de nos prédécesseurs ne doivent être
+conservées qu'autant qu'elles représentent l'état de la science,
+mais elles sont évidemment destinées à changer, à moins que l'on
+admette que la science ne doive plus faire de progrès, ce qui est
+impossible. Sous ce rapport, il y aurait peut-être une distinction
+à établir entre les sciences mathématiques et les sciences
+expérimentales. Les vérités mathématiques étant immuables et
+absolues, la science s'accroît par juxtaposition simple et
+successive de toutes les vérités acquises. Dans les sciences
+expérimentales, au contraire, les vérités n'étant que relatives,
+la science ne peut avancer que par révolution et par absorption
+des vérités anciennes dans une forme scientifique nouvelle. Dans
+les sciences expérimentales, le respect mal entendu de l'autorité
+personnelle serait de la superstition et constituerait un
+véritable obstacle aux progrès de la science; ce serait en même
+temps contraire aux exemples que nous ont donnés les grands hommes
+de tous les temps. En effet, les grands hommes sont précisément
+ceux qui ont apporté des idées nouvelles et détruit des erreurs.
+Ils n'ont donc pas respecté eux-mêmes l'autorité de leurs
+prédécesseurs, et ils n'entendent pas qu'on agisse autrement
+envers eux.
+
+Cette non-soumission à l'autorité, que la méthode expérimentale
+consacre comme un précepte fondamental, n'est nullement en
+désaccord avec le respect et l'admiration que nous vouons aux
+grands hommes qui nous ont précédés et auxquels nous devons les
+découvertes qui sont les bases des sciences actuelles[12].
+
+Dans les sciences expérimentales les grands hommes ne sont jamais
+les promoteurs de vérités absolues et immuables. Chaque grand
+homme tient à son temps et ne peut venir qu'à son moment, en ce
+sens qu'il y a une succession nécessaire et subordonnée dans
+l'apparition des découvertes scientifiques. Les grands hommes
+peuvent être comparés à des flambeaux qui brillent de loin en loin
+pour guider la marche de la science. Ils éclairent leur temps,
+soit en découvrant des phénomènes imprévus et féconds qui ouvrent
+des voies nouvelles et montrent des horizons inconnus, soit en
+généralisant les faits scientifiques acquis et en en faisant
+sortir des vérités que leurs devanciers n'avaient point aperçues.
+Si chaque grand homme fait accomplir un grand pas à la science
+qu'il féconde, il n'a jamais eu la prétention d'en poser les
+dernières limites, et il est nécessairement destiné à être dépassé
+et laissé en arrière par les progrès des générations qui suivront.
+Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules
+desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin
+qu'eux. Ceci veut dire simplement que les sciences font des
+progrès après ces grands hommes et précisément à cause de leur
+influence. D'où il résulte que leurs successeurs auront des
+connaissances scientifiques acquises plus nombreuses que celles
+que ces grands hommes possédaient de leur temps. Mais le grand
+homme n'en reste pas moins le grand homme, c'est-à-dire le géant.
+
+Il y a, en effet, deux parties dans les sciences en évolution; il
+y a d'une part ce qui est acquis et d'autre part ce qui reste à
+acquérir. Dans ce qui est acquis, tous les hommes se valent à peu
+près, et les grands ne sauraient se distinguer des autres. Souvent
+même les hommes médiocres sont ceux qui possèdent le plus de
+connaissances acquises. C'est dans les parties obscures de la
+science que le grand homme se reconnaît; il se caractérise par des
+idées de génie qui illuminent des phénomènes restés obscurs et
+portent la science en avant.
+
+En résumé, la méthode expérimentale puise en elle-même une
+autorité impersonnelle qui domine la science. Elle l'impose même
+aux grands hommes au lieu de chercher comme les scolastiques à
+prouver par les textes qu'ils sont infaillibles et qu'ils ont vu,
+dit ou pensé tout ce qu'on a découvert après eux. Chaque temps a
+sa somme d'erreurs et de vérités. Il y a des erreurs qui sont en
+quelque sorte inhérentes à leur temps, et que les progrès
+ultérieurs de la science peuvent seuls faire reconnaître. Les
+progrès de la méthode expérimentale consistent en ce que la somme
+des vérités augmente à mesure que la somme des erreurs diminue.
+Mais chacune de ces vérités particulières s'ajoute aux autres pour
+constituer des vérités plus générales. Les noms des promoteurs de
+la science disparaissent peu à peu dans cette fusion, et plus la
+science avance, plus elle prend la forme impersonnelle et se
+détache du passé. Je me hâte d'ajouter, pour éviter une confusion
+qui a parfois été commise, que je n'entends parler ici que de
+l'évolution de la science. Pour les arts et les lettres, la
+personnalité domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée de
+l'esprit, et cela n'a plus rien de commun avec la constatation des
+phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien
+créer. Le passé conserve toute sa valeur dans ces créations des
+arts et des lettres; chaque individualité reste immuable dans le
+temps et ne peut se confondre avec les autres. Un poëte
+contemporain a caractérisé ce sentiment de la personnalité de
+l'art et de l'impersonnalité de la science par ces mots: l'art,
+c'est moi; la science, c'est nous.
+
+La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame
+la liberté de l'esprit et de la pensée. Elle secoue non-seulement
+le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non
+plus d'autorité scientifique personnelle. Ceci n'est point de
+l'orgueil et de la jactance; l'expérimentateur, au contraire, fait
+acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute
+aussi de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité des
+hommes à celle de l'expérience et des lois de la nature.
+
+La physique et la chimie étant des sciences constituées, nous
+présentent cette indépendance et cette impersonnalité que réclame
+la méthode expérimentale. Mais la médecine est encore dans les
+ténèbres de l'empirisme, et elle subit les conséquences de son
+état arriéré. On la voit encore plus ou moins mêlée à la religion
+et au surnaturel. Le merveilleux et la superstition y jouent un
+grand rôle. Les sorciers, les somnambules, les guérisseurs en
+vertu d'un don du ciel, sont écoutés à l'égal des médecins. La
+personnalité médicale est placée au-dessus de la science par les
+médecins eux-mêmes, ils cherchent leurs autorités dans la
+tradition, dans les doctrines, ou dans le tact médical. Cet état
+de choses est la preuve la plus claire que la méthode
+expérimentale n'est point encore arrivée dans la médecine.
+
+La méthode expérimentale, méthode du libre penseur, ne cherche que
+la vérité scientifique. Le sentiment, d'où tout émane, doit
+conserver sa spontanéité entière et toute sa liberté pour la
+manifestation des idées expérimentales; la raison doit, elle
+aussi, conserver la liberté de douter, et par cela elle s'impose
+de soumettre toujours l'idée au contrôle de l'expérience. De même
+que dans les autres actes humains, le sentiment détermine à agir
+en manifestant l'idée qui donne le motif de l'action, de même dans
+la méthode expérimentale, c'est le sentiment qui a l'initiative
+par l'idée. C'est le sentiment seul qui dirige l'esprit et qui
+constitue le primum movens de la science. Le génie se traduit par
+un sentiment délicat qui pressent d'une manière juste les lois des
+phénomènes de la nature; mais, ce qu'il ne faut jamais oublier,
+c'est que la justesse du sentiment et la fécondité de l'idée ne
+peuvent être établies et prouvées que par l'expérience.
+
+
+§ V. -- De l'induction et de la déduction dans le raisonnement
+expérimental.
+
+
+Après avoir traité dans tout ce qui précède de l'influence de
+l'idée expérimentale, examinons actuellement comment la méthode
+doit, en imposant toujours au raisonnement la forme dubitative, le
+diriger d'une manière plus sûre dans la recherche de la vérité.
+
+Nous avons dit ailleurs que le raisonnement expérimental s'exerce
+sur des phénomènes observés, c'est-à-dire sur des observations;
+mais, en réalité, il ne s'applique qu'aux idées que l'aspect de
+ces phénomènes a éveillées en notre esprit. Le principe du
+raisonnement expérimental sera donc toujours une idée qu'il s'agit
+d'introduire dans un raisonnement expérimental pour la soumettre
+au criterium des faits, c'est-à-dire à l'expérience.
+
+Il y a deux formes de raisonnement: 1° la forme investigative ou
+interrogative qu'emploie l'homme qui ne sait pas et qui veut
+s'instruire; 2° la forme démonstrative ou affirmative qu'emploie
+l'homme qui sait ou croit savoir, et qui veut instruire les
+autres. Les philosophes paraissent avoir distingué ces deux formes
+de raisonnement sous les noms de raisonnement inductif et de
+raisonnement déductif. Ils ont encore admis deux méthodes
+scientifiques, la méthode inductive ou l'induction, propre aux
+sciences physiques expérimentales, et la méthode déductive ou la
+déduction, appartenant plus spécialement aux sciences
+mathématiques.
+
+Il résulterait de là que la forme spéciale du raisonnement
+expérimental dont nous devons seulement nous occuper ici serait
+l'induction.
+
+On définit l'induction en disant que c'est un procédé de l'esprit
+qui va du particulier au général, tandis que la déduction serait
+le procédé inverse qui irait du général au particulier. Je n'ai
+certainement pas la prétention d'entrer dans une discussion
+philosophique qui serait ici hors de sa place et de ma compétence;
+seulement, en qualité d'expérimentateur, je me bornerai à dire que
+dans la pratique il me paraît bien difficile de justifier cette
+distinction et de séparer nettement l'induction de la déduction.
+Si l'esprit de l'expérimentateur procède ordinairement en partant
+d'observations particulières pour remonter à des principes, à des
+lois ou à des propositions générales, il procède aussi
+nécessairement de ces mêmes propositions générales ou lois pour
+aller à des faits particuliers qu'il déduit logiquement de ces
+principes. Seulement quand la certitude du principe n'est pas
+absolue, il s'agit toujours d'une déduction provisoire qui réclame
+la vérification expérimentale. Toutes les variétés apparentes du
+raisonnement ne tiennent qu'à la nature du sujet que l'on traite
+et à sa plus ou moins grande complexité. Mais, dans tous ces cas,
+l'esprit de l'homme fonctionne toujours de même par syllogisme; il
+ne pourrait pas se conduire autrement.
+
+De même que dans la marche naturelle du corps, l'homme ne peut
+avancer qu'en posant un pied devant l'autre, de même dans la
+marche naturelle de l'esprit, l'homme ne peut avancer qu'en
+mettant une idée devant l'autre. Ce qui veut dire, en d'autres
+termes, qu'il faut toujours un premier point d'appui à l'esprit
+comme au corps. Le point d'appui du corps, c'est le sol dont le
+pied a la sensation; le point d'appui de l'esprit, c'est le connu,
+c'est-à-dire une vérité ou un principe dont l'esprit a conscience.
+L'homme ne peut rien apprendre qu'en allant du connu à l'inconnu;
+mais, d'un autre côté, comme l'homme n'a pas en naissant la
+science infuse et qu'il ne sait rien que ce qu'il apprend, il
+semble que nous soyons dans un cercle vicieux et que l'homme soit
+condamné à ne pouvoir rien connaître. Il en serait ainsi, en
+effet, si l'homme n'avait dans sa raison le sentiment des rapports
+et du déterminisme qui deviennent criterium de la vérité: mais,
+dans tous les cas, il ne peut obtenir cette vérité ou en approcher
+que par le raisonnement et par l'expérience.
+
+D'abord il ne serait pas exact de dire que la déduction
+n'appartient qu'aux mathématiques et l'induction aux autres
+sciences exclusivement. Les deux formes de raisonnement
+investigatif (inductif) et démonstratif (déductif) appartiennent à
+toutes les sciences possibles, parce que dans toutes les sciences
+il y a des choses qu'on ne sait pas et d'autres qu'on sait ou
+qu'on croit savoir.
+
+Quand les mathématiciens étudient des sujets qu'ils ne connaissent
+pas, ils induisent comme les physiciens, comme les chimistes ou
+comme les physiologistes. Pour prouver ce que j'avance, il suffira
+de citer les paroles d'un grand mathématicien.
+
+Voici comment Euler s'exprime dans un mémoire intitulé: De
+inductione ad plenam certitudinem evehendâ:
+
+«Notum est plerumque numerum proprietates primum per solam
+inductionem observatas, quas deinceps geometræ solidis
+demonstrationibus confirmare elaboraverunt; quo negotio in primis
+Fermatius summo studio et satis felici successu fuit
+occupatus[13].»
+
+Les principes ou les théories qui servent de base à une science,
+quelle qu'elle soit, ne sont pas tombés du ciel; il a fallu
+nécessairement y arriver par un raisonnement investigatif,
+inductif ou interrogatif, comme on voudra l'appeler. Il a fallu
+d'abord observer quelque chose qui se soit passé au dedans ou au
+dehors de nous. Dans les sciences, il y a, au point de vue
+expérimental, des idées qu'on appelle a priori parce qu'elles sont
+le point de départ d'un raisonnement expérimental (Voy. p. 48 et
+suivantes), mais au point de vue de l'idéogénèse, ce sont en
+réalité des idées a posteriori. En un mot, l'induction a dû être
+la forme de raisonnement primitive et générale, et les idées que
+les philosophes et les savants prennent constamment pour des idées
+a priori ne sont au fond que des idées a posteriori.
+
+Le mathématicien et le naturaliste ne diffèrent pas quand ils vont
+à la recherche des principes. Les uns et les autres induisent,
+font des hypothèses et expérimentent, c'est-à-dire font des
+tentatives pour vérifier l'exactitude de leurs idées. Mais quand
+le mathématicien et le naturaliste sont arrivés à leurs principes,
+ils diffèrent complètement alors. En effet, ainsi que je l'ai déjà
+dit ailleurs, le principe du mathématicien devient absolu, parce
+qu'il ne s'applique point à la réalité objective telle qu'elle
+est, mais à des relations de choses considérées dans des
+conditions extrêmement simples et que le mathématicien choisit et
+crée en quelque sorte dans son esprit. Or, ayant ainsi la
+certitude qu'il n'y a pas à faire intervenir dans le raisonnement
+d'autres conditions que celles qu'il a déterminées, le principe
+reste absolu, conscient, adéquat à l'esprit, et la déduction
+logique est également absolue et certaine; il n'a plus besoin de
+vérification expérimentale, la logique suffit.
+
+La situation du naturaliste est bien différente; la proposition
+générale à laquelle il est arrivé, ou le principe sur lequel il
+s'appuie, reste relatif et provisoire parce qu'il représente des
+relations complexes qu'il n'a jamais la certitude de pouvoir
+connaître toutes. Dès lors, son principe est incertain, puisqu'il
+est inconscient et non adéquat à l'esprit; dès lors les
+déductions, quoique très-logiques, restent toujours douteuses, et
+il faut nécessairement alors invoquer l'expérience pour contrôler
+la conclusion de ce raisonnement déductif. Cette différence entre
+les mathématiciens et les naturalistes est capitale au point de
+vue de la certitude de leurs principes et des conclusions à en
+tirer; mais le mécanisme du raisonnement déductif est exactement
+le même pour les deux. Tous deux partent d'une proposition;
+seulement le mathématicien dit: Ce point de départ étant donné,
+tel cas particulier en résulte nécessairement. Le naturaliste dit:
+Si ce point de départ était juste, tel cas particulier en
+résulterait comme conséquence.
+
+Quand ils partent d'un principe, le mathématicien et le
+naturaliste emploient donc l'un et l'autre la déduction. Tous deux
+raisonnent en faisant un syllogisme; seulement, pour le
+naturaliste, c'est un syllogisme dont la conclusion reste
+dubitative et demande vérification, parce que son principe est
+inconscient. C'est là le raisonnement expérimental ou dubitatif,
+le seul qu'on puisse employer quand on raisonne sur les phénomènes
+naturels; si l'on voulait supprimer le doute et si l'on se passait
+de l'expérience, on n'aurait plus aucun criterium pour savoir si
+l'on est dans le faux ou dans le vrai, parce que, je le répète, le
+principe est inconscient et qu'il faut en appeler alors à nos
+sens.
+
+De tout cela je conclurai que l'induction et la déduction
+appartiennent à toutes les sciences. Je ne crois pas que
+l'induction et la déduction constituent réellement deux formes de
+raisonnement essentiellement distinctes. L'esprit de l'homme a,
+par nature, le sentiment ou l'idée d'un principe qui régit les cas
+particuliers. Il procède toujours instinctivement d'un principe
+qu'il a acquis ou qu'il invente par hypothèse; mais il ne peut
+jamais marcher dans les raisonnements autrement que par
+syllogisme, c'est-à-dire en procédant du général au particulier.
+
+En physiologie, un organe déterminé fonctionne toujours par un
+seul et même mécanisme; seulement, quand le phénomène se passe
+dans d'autres conditions ou dans un milieu différent, la fonction
+prend des aspects divers; mais, au fond, sa nature reste la même.
+Je pense qu'il n'y a pour l'esprit qu'une seule manière de
+raisonner, comme il n'y a pour le corps qu'une seule manière de
+marcher. Seulement, quand un homme s'avance, sur un terrain solide
+et plan, dans un chemin direct qu'il connaît et voit dans toute
+son étendue, il marche vers son but d'un pas sûr et rapide. Quand
+au contraire un homme suit un chemin tortueux dans l'obscurité et
+sur un terrain accidenté et inconnu, il craint les précipices, et
+n'avance qu'avec précaution et pas à pas. Avant de procéder à un
+second pas, il doit s'assurer que le pied placé le premier repose
+sur un point résistant, puis s'avancer ainsi en vérifiant à chaque
+instant par l'expérience la solidité du sol, et en modifiant
+toujours la direction de sa marche suivant ce qu'il rencontre. Tel
+est l'expérimentateur qui ne doit jamais dans ses recherches aller
+au delà du fait, sans quoi il courrait le risque de s'égarer. Dans
+les deux exemples précédents l'homme s'avance sur des terrains
+différents et dans des conditions variables, mais n'en marche pas
+moins par le même procédé physiologique. De même, quand
+l'expérimentateur déduira des rapports simples de phénomènes
+précis et d'après des principes connus et établis, le raisonnement
+se développera d'une façon certaine et nécessaire, tandis que,
+quand il se trouvera au milieu de rapports complexes, ne pouvant
+s'appuyer que sur des principes incertains et provisoires, le même
+expérimentateur devra alors avancer avec précaution et soumettre à
+l'expérience chacune des idées qu'il met successivement en avant.
+Mais, dans ces deux cas, l'esprit raisonnera toujours de même et
+par le même procédé physiologique, seulement il partira d'un
+principe plus ou moins certain.
+
+Quand un phénomène quelconque nous frappe dans la nature, nous
+nous faisons une idée sur la cause qui le détermine. L'homme, dans
+sa première ignorance, supposa des divinités attachées à chaque
+phénomène. Aujourd'hui le savant admet des forces ou des lois;
+c'est toujours quelque chose qui gouverne le phénomène. L'idée,
+qui nous vient à la vue d'un phénomène, est dite a priori. Or, il
+nous sera facile de montrer plus tard que cette idée a priori, qui
+surgit en nous à propos d'un fait particulier, renferme toujours
+implicitement, et en quelque sorte à notre insu, un principe
+auquel nous voulons ramener le fait particulier. De sorte que,
+quand nous croyons aller d'un cas particulier à un principe,
+c'est-à-dire induire, nous déduisons réellement; seulement,
+l'expérimentateur se dirige d'après un principe supposé ou
+provisoire qu'il modifie à chaque instant, parce qu'il cherche
+dans une obscurité plus ou moins complète. À mesure que nous
+rassemblons les faits, nos principes deviennent de plus en plus
+généraux et plus assurés; alors nous acquérons la certitude que
+nous déduisons. Mais néanmoins, dans les sciences expérimentales,
+notre principe doit toujours rester provisoire, parce que nous
+n'avons jamais la certitude qu'il ne renferme que les faits et les
+conditions que nous connaissons. En un mot, nous déduisons
+toujours par hypothèse, jusqu'à vérification expérimentale. Un
+expérimentateur ne peut donc jamais se trouver dans le cas des
+mathématiciens, précisément parce que le raisonnement expérimental
+reste de sa nature toujours dubitatif. Maintenant, on pourra, si
+l'on veut, appeler le raisonnement dubitatif de l'expérimentateur,
+l'induction, et le raisonnement affirmatif du mathématicien, la
+déduction, mais ce sera là une distinction qui portera sur la
+certitude ou l'incertitude du point de départ du raisonnement,
+mais non sur la manière dont on raisonne.
+
+
+§ VI. -- Du doute dans le raisonnement expérimental.
+
+
+Je résumerai le paragraphe précédent en disant qu'il me semble n'y
+avoir qu'une seule forme de raisonnement: la déduction par
+syllogisme. Notre esprit, quand il le voudrait, ne pourrait pas
+raisonner autrement, et, si c'était ici le lieu, je pourrais
+essayer d'appuyer ce que j'avance par des arguments
+physiologiques. Mais pour trouver la vérité scientifique, il
+importe peu au fond de savoir comment notre esprit raisonne; il
+suffit de le laisser raisonner naturellement, et dans ce cas il
+partira toujours d'un principe pour arriver à une conclusion. La
+seule chose que nous ayons à faire ici, c'est d'insister sur un
+précepte qui prémunira toujours l'esprit contre les causes
+innombrables d'erreur qu'on peut rencontrer dans l'application de
+la méthode expérimentale.
+
+Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode
+expérimentale, c'est le doute; et il s'exprime en disant que la
+conclusion de notre raisonnement doit toujours rester dubitative
+quand le point de départ ou le principe n'est pas une vérité
+absolue. Or, nous avons vu qu'il n'y a de vérité absolue que pour
+les principes mathématiques; pour tous les phénomènes naturels,
+les principes desquels nous partons, de même que les conclusions
+auxquelles nous arrivons, ne représentent que des vérités
+relatives. L'écueil de l'expérimentateur consistera donc à croire
+connaître ce qu'il ne connaît pas, et à prendre pour des vérités
+absolues des vérités qui ne sont que relatives. De sorte que la
+règle unique et fondamentale de l'investigation scientifique se
+réduit au doute, ainsi que l'ont déjà proclamé d'ailleurs de
+grands philosophes.
+
+Le raisonnement expérimental est précisément l'inverse du
+raisonnement scolastique. La scolastique veut toujours un point de
+départ fixe et indubitable, et ne pouvant le trouver ni dans les
+choses extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une
+source irrationnelle quelconque: telle qu'une révélation, une
+tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire. Une fois
+le point de départ posé, le scolastique ou le systématique en
+déduit logiquement toutes les conséquences, en invoquant même
+l'observation ou l'expérience des faits comme arguments quand ils
+sont en sa faveur; la seule condition est que le point de départ
+restera immuable et ne variera pas selon les expériences et les
+observations, mais qu'au contraire, les faits seront interprétés
+pour s'y adapter. L'expérimentateur au contraire n'admet jamais de
+point de départ immuable; son principe est un postulat dont il
+déduit logiquement toutes les conséquences, mais sans jamais le
+considérer comme absolu et en dehors des atteintes de
+l'expérience. Les corps simples des chimistes ne sont des corps
+simples que jusqu'à preuve du contraire. Toutes les théories qui
+servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus
+forte raison au physiologiste, ne sont vraies que jusqu'à ce qu'on
+découvre qu'il y a des faits qu'elles ne renferment pas ou qui les
+contredisent. Lorsque ces faits contradictoires se montreront bien
+solidement établis, loin de se roidir, comme le scolastique ou le
+systématique, contre l'expérience, pour sauvegarder son point de
+départ, l'expérimentateur s'empressera, au contraire, de modifier
+sa théorie, parce qu'il sait que c'est la seule manière d'avancer
+et de faire des progrès dans les sciences. L'expérimentateur doute
+donc toujours, même de son point de départ; il a l'esprit
+nécessairement modeste et souple, et accepte la contradiction à la
+seule condition qu'elle lui soit prouvée. Le scolastique ou le
+systématique, ce qui est la même chose, ne doute jamais de son
+point de départ, auquel il veut tout ramener; il a l'esprit
+orgueilleux et intolérant et n'accepte pas la contradiction,
+puisqu'il n'admet pas que son point de départ puisse changer. Ce
+qui sépare encore le savant systématique du savant
+expérimentateur, c'est que le premier impose son idée, tandis que
+le second ne la donne jamais que pour ce qu'elle vaut. Enfin, un
+autre caractère essentiel qui distingue le raisonnement
+expérimental du raisonnement scolastique, c'est la fécondité de
+l'un et la stérilité de l'autre. C'est précisément le scolastique
+qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à rien: cela se
+conçoit puisque, par son principe absolu, il se place en dehors de
+la nature dans laquelle tout est relatif. C'est au contraire
+l'expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la
+certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes
+qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature; L'homme
+peut donc plus qu'il ne sait, et la vraie science expérimentale ne
+lui donne la puissance qu'en lui montrant qu'il ignore. Peu
+importe au savant d'avoir la vérité absolue, pourvu qu'il ait la
+certitude des relations des phénomènes entr'eux. Notre esprit est,
+en effet, tellement borné, que nous ne pouvons connaître ni le
+commencement ni la fin des choses; mais nous pouvons saisir le
+milieu, c'est-à-dire ce qui nous entoure immédiatement.
+
+Le raisonnement systématique ou scolastique est naturel à l'esprit
+inexpérimenté et orgueilleux; ce n'est que par l'étude
+expérimentale approfondie de la nature qu'on parvient à acquérir
+l'esprit douteur de l'expérimentateur. Il faut longtemps pour
+cela; et, parmi ceux qui croient suivre la voie expérimentale en
+physiologie et en médecine, il y a, comme nous le verrons plus
+loin, encore beaucoup de scolastiques. Je suis quant à moi
+convaincu qu'il n'y a que l'étude seule de la nature qui puisse
+donner au savant le sentiment vrai de la science. La philosophie,
+que je considère comme une excellente gymnastique de l'esprit, a
+malgré elle des tendances systématiques et scolastiques, qui
+deviendraient nuisibles pour le savant proprement dit. D'ailleurs,
+aucune méthode ne peut remplacer cette étude de la nature qui fait
+le vrai savant; sans cette étude, tout ce que les philosophes ont
+pu dire et tout ce que j'ai pu répéter après eux dans cette
+introduction, resterait inapplicable et stérile.
+
+Je ne crois donc pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, qu'il y ait
+grand profit pour le savant à discuter la définition de
+l'induction et de la déduction, non plus que la question de savoir
+si l'on procède par l'un ou l'autre de ces soi-disant procédés de
+l'esprit. Cependant l'induction baconienne est devenue célèbre et
+on en a fait le fondement de toute la philosophie scientifique.
+Bacon est un grand génie et l'idée de sa grande restauration des
+sciences est une idée sublime; on est séduit et entraîné malgré
+soi par la lecture du Novum Organum et de l'Augmentum scientiarum.
+On reste dans une sorte de fascination devant cet amalgame de
+lueurs scientifiques, revêtues des formes poétiques les plus
+élevées. Bacon a senti la stérilité de la scolastique; il a bien
+compris et pressenti toute l'importance de l'expérience pour
+l'avenir des sciences. Cependant Bacon n'était point un savant, et
+il n'a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale. Il
+suffirait de citer, pour le prouver, les essais malheureux qu'il
+en a faits. Bacon recommande de fuir les hypothèses et les
+théories[14], nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires
+de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont
+nécessaires pour construire une maison. Bacon a eu, comme
+toujours, des admirateurs outrés et des détracteurs. Sans me
+mettre ni d'un côté ni de l'autre, je dirai que, tout en
+reconnaissant le génie de Bacon, je ne crois pas plus que J. de
+Maistre[15], qu'il ait doté l'intelligence humaine d'un nouvel
+instrument, et il me semble, avec M. de Rémusat[16], que
+l'induction ne diffère pas du syllogisme. D'ailleurs, je crois que
+les grands expérimentateurs ont apparu avant les préceptes de
+l'expérimentation, de même que les grands orateurs ont précédé les
+traités de rhétorique. Par conséquent, il ne me paraît pas permis
+de dire, même en parlant de Bacon, qu'il a inventé la méthode
+expérimentale; méthode que Galilée et Torricelli ont si
+admirablement pratiquée, et dont Bacon n'a jamais pu se servir.
+
+Quand Descartes[17] part du doute universel et répudie l'autorité,
+il donne des préceptes bien plus pratiques pour l'expérimentateur
+que ceux que donne Bacon pour l'induction. Nous avons vu, en
+effet, que c'est le doute seul qui provoque l'expérience; c'est le
+doute enfin qui détermine la forme du raisonnement expérimental.
+
+Toutefois, quand il s'agit de la médecine et des sciences
+physiologiques, il importe de bien déterminer sur quel point doit
+porter le doute, afin de le distinguer du scepticisme et démontrer
+comment le doute scientifique devient un élément de plus grande
+certitude. Le sceptique est celui qui ne croit pas à la science et
+qui croit à lui-même; il croit assez en lui pour oser nier la
+science et affirmer qu'elle n'est pas soumise à des lois fixes et
+déterminées. Le douteur est le vrai savant; il ne doute que de
+lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science; il
+admet même dans les sciences expérimentales, un criterium ou un
+principe scientifique absolu. Ce principe est le déterminisme des
+phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des
+corps vivants que dans ceux des corps bruts ainsi que nous le
+dirons plus tard (p. 114).
+
+Enfin, comme conclusion de ce paragraphe nous pouvons dire que,
+dans tout raisonnement expérimental, il y a deux cas possibles: ou
+bien l'hypothèse de l'expérimentateur sera infirmée, ou bien elle
+sera confirmée par l'expérience. Quand l'expérience infirme l'idée
+préconçue, l'expérimentateur doit rejeter ou modifier son idée.
+Mais lors même que l'expérience confirme pleinement l'idée
+préconçue, l'expérimentateur doit encore douter; car comme il
+s'agit d'une vérité inconsciente, sa raison lui demande encore une
+contre-épreuve.
+
+
+§ VII. -- Du principe du criterium expérimental.
+
+
+Nous venons de dire qu'il faut douter, mais ne point être
+sceptique. En effet, le sceptique, qui ne croit à rien, n'a plus
+de base pour établir son criterium, et par conséquent il se trouve
+dans l'impossibilité d'édifier la science; la stérilité de son
+triste esprit résulte à la fois des défauts de son sentiment et de
+l'imperfection de sa raison. Après avoir posé en principe que
+l'investigateur doit douter, nous avons ajouté que le doute ne
+portera que sur la justesse de son sentiment ou de ses idées en
+tant qu'expérimentateur, ou sur la valeur de ses moyens
+d'investigation, en tant qu'observateur, mais jamais sur le
+déterminisme, le principe même de la science expérimentale.
+Revenons en quelques mots sur ce point fondamental.
+
+L'expérimentateur doit douter de son sentiment, c'est-à-dire de
+l'idée a priori ou de la théorie qui lui servent de point de
+départ; c'est pourquoi il est de précepte absolu de soumettre
+toujours son idée au criterium expérimental pour en contrôler la
+valeur. Mais quelle est au juste la base de ce criterium
+expérimental? Cette question pourra paraître superflue après avoir
+dit et répété avec tout le monde que ce sont les faits qui jugent
+l'idée et nous donnent l'expérience. Les faits seuls sont réels,
+dit-on, et il faut s'en rapporter à eux d'une manière entière et
+exclusive. C'est un fait, un fait brutal, répète-t-on encore
+souvent; il n'y a pas à raisonner, il faut s'y soumettre. Sans
+doute, j'admets que les faits sont les seules réalités qui
+puissent donner la formule à l'idée expérimentale et lui servir en
+même temps de contrôle; mais c'est à la condition que la raison
+les accepte. Je pense que la croyance aveugle dans le fait qui
+prétend faire taire la raison est aussi dangereuse pour les
+sciences expérimentales que les croyances de sentiment ou de foi
+qui, elles aussi, imposent silence à la raison. En un mot, dans la
+méthode expérimentale comme partout, le seul criterium réel est la
+raison.
+
+Un fait n'est rien par lui-même, il ne vaut que par l'idée qui s'y
+rattache ou par la preuve qu'il fournit. Nous avons dit ailleurs
+que, quand on qualifie un fait nouveau de découverte, ce n'est pas
+le fait lui-même qui constitue la découverte, mais bien l'idée
+nouvelle qui en dérive; de même, quand un fait prouve, ce n'est
+point le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le
+rapport rationnel qu'il établit entre le phénomène et sa cause.
+C'est ce rapport qui est la vérité scientifique et qu'il s'agit
+maintenant de préciser davantage.
+
+Rappelons-nous comment nous avons caractérisé les vérités
+mathématiques et les vérités expérimentales. Les vérités
+mathématiques une fois acquises, avons-nous dit, sont des vérités
+conscientes et absolues, parce que les conditions idéales de leur
+existence sont également conscientes et connues par nous d'une
+manière absolue. Les vérités expérimentales, au contraire, sont
+inconscientes et relatives, parce que les conditions réelles de
+leur existence sont inconscientes et ne peuvent nous être connues
+que d'une manière relative à l'état actuel de notre science. Mais
+si les vérités expérimentales qui servent de base à nos
+raisonnements sont tellement enveloppées dans la réalité complexe
+des phénomènes naturels qu'elles ne nous apparaissent que par
+lambeaux, ces vérités expérimentales n'en reposent pas moins sur
+des principes qui sont absolus parce que, comme ceux des vérités
+mathématiques, ils s'adressent à notre conscience et à notre
+raison. En effet, le principe absolu des sciences expérimentales
+est un déterminisme nécessaire et conscient dans les conditions
+des phénomènes. De telle sorte qu'un phénomène naturel, quel qu'il
+soit, étant donné, jamais un expérimentateur ne pourra admettre
+qu'il y ait une variation dans l'expression de ce phénomène sans
+qu'en même temps il ne soit survenu des conditions nouvelles dans
+sa manifestation; de plus, il a la certitude a priori que ces
+variations sont déterminées par des rapports rigoureux et
+mathématiques. L'expérience ne fait que nous montrer la forme des
+phénomènes; mais le rapport d'un phénomène à une cause déterminée
+est nécessaire et indépendant de l'expérience, et il est forcément
+mathématique et absolu. Nous arrivons ainsi à voir que le principe
+du criterium des sciences expérimentales est identique au fond à
+celui des sciences mathématiques, puisque de part et d'autre ce
+principe est exprimé par un rapport des choses nécessaire et
+absolu. Seulement dans les sciences expérimentales ces rapports
+sont entourés par des phénomènes nombreux, complexes et variés à
+l'infini, qui les cachent à nos regards. À l'aide de l'expérience
+nous analysons, nous dissocions ces phénomènes, afin de les
+réduire à des relations et à des conditions de plus en plus
+simples. Nous voulons ainsi saisir la forme de la vérité
+scientifique, c'est-à-dire trouver la loi qui nous donnerait la
+clef de toutes les variations des phénomènes. Cette analyse
+expérimentale est le seul moyen que nous ayons pour aller à la
+recherche de la vérité dans les sciences naturelles, et le
+déterminisme absolu des phénomènes dont nous avons conscience a
+priori est le seul criterium ou le seul principe qui nous dirige
+et nous soutienne. Malgré nos efforts, nous sommes encore bien
+loin de cette vérité absolue; et il est probable, surtout dans les
+sciences biologiques, qu'il ne nous sera jamais donné de la voir
+dans sa nudité. Mais cela n'a pas de quoi nous décourager, car
+nous en approchons toujours; et d'ailleurs nous saisissons, à
+l'aide de nos expériences, des relations de phénomènes qui, bien
+que partielles et relatives, nous permettent d'étendre de plus en
+plus notre puissance sur la nature.
+
+De ce qui précède, il résulte que, si un phénomène se présentait
+dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire,
+qu'il ne se rattachât pas d'une manière nécessaire à des
+conditions d'existence déterminées, la raison devrait repousser le
+fait comme un fait non scientifique. Il faudrait attendre ou
+chercher par des expériences directes quelle est la cause d'erreur
+qui a pu se glisser dans l'observation. Il faut, en effet, qu'il y
+ait eu erreur ou insuffisance dans l'observation; car l'admission
+d'un fait sans cause, c'est-à-dire indéterminable dans ses
+conditions d'existence, n'est ni plus ni moins que la négation de
+la science. De sorte qu'en présence d'un tel fait un savant ne
+doit jamais hésiter; il doit croire à la science et douter de ses
+moyens d'investigation. Il perfectionnera donc ses moyens
+d'observation et cherchera par ses efforts à sortir de
+l'obscurité; mais jamais il ne pourra lui venir à l'idée de nier
+le déterminisme absolu des phénomènes, parce que c'est précisément
+le sentiment de ce déterminisme qui caractérise le vrai savant.
+
+Il se présente souvent en médecine des faits mal observés et
+indéterminés qui constituent de véritables obstacles à la science,
+en ce qu'on les oppose toujours en disant: C'est un fait, il faut
+l'admettre. La science rationnelle fondée, ainsi que nous l'avons
+dit, sur un déterminisme nécessaire, ne doit jamais répudier un
+fait exact et bien observé; mais par le même principe, elle ne
+saurait s'embarrasser de ces faits recueillis sans précision,
+n'offrant aucune signification, et qu'on fait servir d'arme à
+double tranchant pour appuyer ou infirmer les opinions les plus
+diverses. En un mot, la science repousse l'indéterminé; et quand,
+en médecine, on vient fonder ses opinions sur le tact médical, sur
+l'inspiration ou sur une intuition plus ou moins vague des choses,
+on est en dehors de la science et on donne l'exemple de cette
+médecine de fantaisie qui peut offrir les plus grands périls en
+livrant la santé et la vie des malades aux lubies d'un ignorant
+inspiré. La vraie science apprend à douter et à s'abstenir dans
+l'ignorance.
+
+
+§ VIII. -- De la preuve et de la contre-épreuve.
+
+
+Nous avons dit plus haut qu'un expérimentateur qui voit son idée
+confirmée par une expérience, doit douter encore et demander une
+contre-épreuve.
+
+En effet, pour conclure avec certitude qu'une condition donnée est
+la cause prochaine d'un phénomène, il ne suffit pas d'avoir prouvé
+que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène;
+mais il faut encore établir que, cette condition étant supprimée,
+le phénomène ne se montrera plus. Si l'on se bornait à la seule
+preuve de présence, on pourrait à chaque instant tomber dans
+l'erreur et croire à des relations de cause à effet quand il n'y a
+que simple coïncidence. Les coïncidences constituent, ainsi que
+nous le verrons plus loin, un des écueils les plus graves que
+rencontre la méthode expérimentale dans les sciences complexes
+comme la biologie. C'est le post hoc, ergo propter hoc des
+médecins auquel on peut se laisser très-facilement entraîner,
+surtout si le résultat de l'expérience ou de l'observation
+favorise une idée préconçue.
+
+La contre-épreuve devient donc le caractère essentiel et
+nécessaire de la conclusion du raisonnement expérimental. Elle est
+l'expression du doute philosophique porté aussi loin que possible.
+C'est la contre-épreuve qui juge si la relation de cause à effet
+que l'on cherche dans les phénomènes est trouvée. Pour cela, elle
+supprime la cause admise pour voir si l'effet persiste, s'appuyant
+sur cet adage ancien et absolument vrai: Sublatâ causâ, tollitur
+effectus. C'est ce qu'on appelle encore l'experimentum crucis.
+
+Il ne faut pas confondre la contre-expérience ou contre-épreuve
+avec ce qu'on a appelé l'expérience comparative. Celle-ci, ainsi
+que nous le verrons plus tard, n'est qu'une observation
+comparative invoquée dans les circonstances complexes afin de
+simplifier les phénomènes et de se prémunir contre les causes
+d'erreur imprévues; la contre-épreuve, au contraire, est un
+contre-jugement s'adressant directement à la conclusion
+expérimentale, et formant un de ses termes nécessaires. En effet,
+jamais en science la preuve ne constitue une certitude sans la
+contre-épreuve. L'analyse ne peut se prouver d'une manière absolue
+que par la synthèse qui la démontre en en fournissant la contre-
+épreuve ou la contre-expérience; de même une synthèse qu'on
+effectuerait d'abord, devrait être démontrée ensuite par
+l'analyse. Le sentiment de cette contre-épreuve expérimentale
+nécessaire constitue le sentiment scientifique par excellence. Il
+est familier aux physiciens et aux chimistes; mais il est loin
+d'être aussi bien compris par les médecins. Le plus souvent, quand
+en physiologie et en médecine on voit deux phénomènes marcher
+ensemble et se succéder dans un ordre constant, on se croit
+autorisé à conclure que le premier est la cause du second. Ce
+serait là un jugement faux dans un très-grand nombre de cas; les
+tableaux statistiques de présence ou d'absence ne constituent
+jamais des démonstrations expérimentales. Dans les sciences
+complexes comme la médecine, il faut faire en même temps usage de
+l'expérience comparative et de la contre-épreuve. Il y a des
+médecins qui craignent et fuient la contre-épreuve; dès qu'ils ont
+des observations qui marchent dans le sens de leurs idées, ils ne
+veulent pas chercher des faits contradictoires dans la crainte de
+voir leurs hypothèses s'évanouir. Nous avons déjà dit que c'est là
+un très-mauvais esprit: quand on veut trouver la vérité, on ne
+peut asseoir solidement ses idées qu'en cherchant à détruire ses
+propres conclusions par des contre-expériences. Or, la seule
+preuve qu'un phénomène joue le rôle de cause par rapport à un
+autre, c'est qu'en supprimant le premier, on fait cesser le
+second.
+
+Je n'insiste pas davantage ici sur ce principe de la méthode
+expérimentale, parce que plus tard j'aurai l'occasion d'y revenir
+en donnant des exemples particuliers qui développeront ma pensée.
+Je me résumerai en disant que l'expérimentateur doit toujours
+pousser son investigation jusqu'à la contre-épreuve; sans cela le
+raisonnement expérimental ne serait pas complet. C'est la contre-
+épreuve qui prouve le déterminisme nécessaire des phénomènes, et
+en cela elle est seule capable de satisfaire la raison à laquelle,
+ainsi que nous l'avons dit, il faut toujours faire remonter le
+véritable criterium scientifique.
+
+Le raisonnement expérimental, dont nous avons dans ce qui précède
+examiné les différents termes, se propose le même but dans toutes
+les sciences. L'expérimentateur veut arriver au déterminisme,
+c'est-à-dire qu'il cherche à rattacher à l'aide du raisonnement et
+de l'expérience, les phénomènes naturels à leurs conditions
+d'existence, ou autrement dit, à leurs causes prochaines. Il
+arrive par ce moyen à la loi qui lui permet de se rendre maître du
+phénomène. Toute la philosophie naturelle se résume en cela:
+Connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se
+réduit à ceci: Prévoir et diriger les phénomènes. Mais ce double
+but ne peut être atteint dans les corps vivants que par certains
+principes spéciaux d'expérimentation qu'il nous reste à indiquer
+dans les chapitres qui vont suivre.
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+
+DE L'EXPÉRIMENTATION CHEZ LES ÊTRES VIVANTS.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES COMMUNES AUX ÊTRES VIVANTS ET AUX
+CORPS BRUTS.
+
+
+
+§ I. -- La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à
+l'emploi de l'expérimentation.
+
+
+La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une
+des principales objections que l'on a élevées contre l'emploi de
+l'expérimentation dans les études biologiques. En effet, chaque
+être vivant nous apparaît comme pourvu d'une espèce de force
+intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en
+plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure
+que l'être s'élève davantage dans l'échelle de l'organisation.
+Chez les animaux supérieurs et chez l'homme, par exemple, cette
+force vitale paraît avoir pour résultat de soustraire le corps
+vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre
+ainsi très-difficilement accessible à l'expérimentation.
+
+Les corps bruts n'offrent rien de semblable, et, quelle que soit
+leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité. Dès lors la
+manifestation de leurs propriétés étant enchaînée d'une manière
+absolue aux conditions physico-chimiques qui les environnent et
+leur servent de milieu, il en résulte que l'expérimentateur peut
+facilement les atteindre et les modifier à son gré.
+
+D'un autre côté, tous les phénomènes d'un corps vivant sont dans
+une harmonie réciproque telle, qu'il paraît impossible de séparer
+une partie de l'organisme, sans amener immédiatement un trouble
+dans tout l'ensemble. Chez les animaux supérieurs en particulier,
+la sensibilité plus exquise amène des réactions et des
+perturbations encore plus considérables.
+
+Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que
+des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers
+arguments pour s'élever contre l'expérimentation chez les êtres
+vivants. Ils ont admis que la force vitale, était en opposition
+avec les forces physico-chimiques, qu'elle dominait tous les
+phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait
+spéciales et faisait de l'organisme un tout organisé auquel
+l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de
+la vie même. Ils ont même été jusqu'à dire que les corps bruts et
+les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de
+telle sorte que l'expérimentation était applicable aux uns et ne
+l'était pas aux autres. Cuvier, qui partage cette opinion, et qui
+pense que la physiologie doit être une science d'observation et de
+déduction anatomique, s'exprime ainsi: «Toutes les parties d'un
+corps vivant sont liées; elles ne peuvent agir qu'autant qu'elles
+agissent toutes ensemble: vouloir en séparer une de la masse,
+c'est la reporter dans l'ordre des substances mortes, c'est en
+changer entièrement l'essence[18].»
+
+Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait
+reconnaître, ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible dans
+les phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science
+biologique; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit
+être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la
+vie doit reposer sur d'autres principes que la science des corps
+inertes. Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques,
+s'évanouissent sans doute aujourd'hui de plus en plus; mais
+cependant il importe d'en extirper les derniers germes, parce que
+ce qu'il reste encore, dans certains esprits, de ces idées dites
+vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la
+médecine expérimentale.
+
+Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la
+vie ne peut pas avoir d'autres bases que la science des phénomènes
+des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence
+entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences
+physico-chimiques. En effet, ainsi que nous l'avons dit
+précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est
+le même partout; il consiste à rattacher par l'expérience les
+phénomènes naturels à leurs conditions d'existence ou à leurs
+causes prochaines. En biologie, ces conditions étant connues, le
+physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la
+vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes
+naturels dont ils ont découvert les lois; mais pour cela
+l'expérimentateur n'agira pas sur la vie.
+
+Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences
+parce que chaque phénomène étant enchaîné d'une manière nécessaire
+à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier
+pour maîtriser le phénomène, c'est-à-dire pour empêcher ou
+favoriser sa manifestation. Il n'y a aucune contestation à ce
+sujet pour les corps bruts. Je veux prouver qu'il en est de même
+pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme
+existe.
+
+
+§ II. -- Les manifestations des propriétés des corps vivants sont
+liées à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui
+en règlent l'apparition.
+
+
+La manifestation des propriétés des corps bruts est liée à des
+conditions ambiantes de température et d'humidité, par
+l'intermédiaire desquelles l'expérimentateur peut gouverner
+directement le phénomène minéral. Les corps vivants ne paraissent
+pas susceptibles au premier abord d'être ainsi influencés par les
+conditions physico-chimiques environnantes; mais ce n'est là
+qu'une illusion qui tient à ce que l'animal possède et maintient
+en lui les conditions de chaleur et d'humidité nécessaires aux
+manifestations des phénomènes vitaux. De là résulte que le corps
+inerte subordonné à toutes les conditions cosmiques se trouve
+enchaîné à toutes leurs variations, tandis que le corps vivant
+reste au contraire indépendant et libre dans ses manifestations;
+ce dernier semble animé par une force intérieure qui régit tous
+ses actes et qui l'affranchit de l'influence des variations et des
+perturbations physico-chimiques ambiantes. C'est cet aspect si
+différent dans les manifestations des corps vivants comparées aux
+manifestations des corps bruts qui a porté les physiologistes,
+dits vitalistes, à admettre dans les premiers une force vitale qui
+serait en lutte incessante avec les forces physico-chimiques, et
+qui neutraliserait leur action destructrice sur l'organisme
+vivant. Dans cette manière de voir, les manifestations de la vie
+seraient déterminées par l'action spontanée de cette force vitale
+particulière, au lieu d'être comme celles des corps bruts le
+résultat nécessaire des conditions ou des influences physico-
+chimiques d'un milieu ambiant. Mais si l'on y réfléchit, on verra
+bientôt que cette spontanéité des corps vivants n'est qu'une
+simple apparence et la conséquence de certain mécanisme de milieux
+parfaitement déterminés; de sorte qu'au fond il sera facile de
+prouver que les manifestations des corps vivants, aussi bien que
+celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme
+nécessaire qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement
+physico-chimiques.
+
+Notons d'abord que cette sorte d'indépendance de l'être vivant
+dans le milieu cosmique ambiant n'apparaît que dans les organismes
+complexes et élevés. Dans les êtres inférieurs réduits à un
+organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n'y a pas
+d'indépendance réelle. Ces êtres ne manifestent les propriétés
+vitales dont ils sont doués que sous l'influence de l'humidité, de
+la lumière, de la chaleur extérieure, et dès, qu'une ou plusieurs
+de ces conditions viennent à manquer, la manifestation vitale
+cesse, parce que le phénomène physico-chimique qui lui est
+parallèle s'arrête. Dans les végétaux, les phénomènes de la vie
+sont également liés pour leurs manifestations aux conditions de
+chaleur, d'humidité et de lumière du milieu ambiant. De même
+encore pour les animaux à sang froid; les phénomènes de la vie
+s'engourdissent ou s'activent suivant les mêmes conditions. Or,
+ces influences qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les
+manifestations vitales chez les êtres vivants, sont exactement les
+mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les
+manifestations des phénomènes physico-chimiques dans les corps
+bruts. De sorte qu'au lieu de voir, à l'exemple des vitalistes,
+une sorte d'opposition et d'incompatibilité entre les conditions
+des manifestations vitales et les conditions des manifestations
+physico-chimiques, il faut, au contraire, constater entre ces deux
+ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation
+directe et nécessaire. C'est seulement chez les animaux à sang
+chaud, qu'il paraît y avoir indépendance entre les conditions de
+l'organisme et celles du milieu ambiant; chez ces animaux, en
+effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les
+alternatives et les variations qu'éprouvent les conditions
+cosmiques, et il semble qu'une force intérieure vienne lutter
+contre ces influences et maintenir malgré elles l'équilibre des
+fonctions vitales. Mais au fond il n'en est rien, et cela tient
+simplement à ce que, par suite d'un mécanisme protecteur plus
+complet que nous aurons à étudier, le milieu intérieur de l'animal
+à sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu
+cosmique extérieur. Les influences extérieures n'amènent,
+conséquemment, des modifications et des perturbations dans
+l'intensité des fonctions de l'organisme, qu'autant que le système
+protecteur du milieu organique devient insuffisant dans des
+conditions données.
+
+
+§ III. -- Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs
+se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et
+doués de propriétés physico-chimiques constantes.
+
+
+Il est très-important, pour bien comprendre l'application de
+l'expérimentation aux êtres vivants, d'être parfaitement fixé sur
+les notions que nous développons en ce moment. Quand on examine un
+organisme vivant supérieur, c'est-à-dire complexe, et qu'on le
+voit accomplir ses différentes fonctions dans le milieu cosmique
+général et commun à tous les phénomènes de la nature, il semble,
+jusqu'à un certain point, indépendant dans ce milieu. Mais cette
+apparence tient simplement à ce que nous nous faisons illusion sur
+la simplicité des phénomènes de la vie. Les phénomènes extérieurs
+que nous apercevons dans cet être vivant sont au fond très-
+complexes, ils sont la résultante d'une foule de propriétés
+intimes d'éléments organiques dont les manifestations sont liées
+aux conditions physico-chimiques de milieux internes dans lesquels
+ils sont plongés. Nous supprimons, dans nos explications, le
+milieu interne, pour ne voir que le milieu extérieur qui est sous
+nos yeux. Mais l'explication réelle des phénomènes de la vie
+repose sur l'étude et sur la connaissance des particules les plus
+ténues et les plus déliées qui constituent les éléments organiques
+du corps. Cette idée, émise en biologie depuis longtemps par de
+grands physiologistes, paraît de plus en plus vraie à mesure que
+la science de l'organisation des êtres vivants fait plus de
+progrès. Ce qu'il faut savoir en outre, c'est que ces particules
+intimes de l'organisme ne manifestent leur activité vitale que par
+une relation physico-chimique nécessaire avec des milieux intimes
+que nous devons également étudier et connaître. Autrement, si nous
+nous bornons à l'examen des phénomènes d'ensemble visibles à
+l'extérieur, nous pourrons croire faussement qu'il y a dans l'être
+vivant une force propre qui viole les lois physico-chimiques du
+milieu cosmique général, de même qu'un ignorant pourrait croire
+que, dans une machine qui monte dans les airs ou qui court sur la
+terre, il y a une force spéciale qui viole les lois de la
+gravitation. Or l'organisme vivant n'est qu'une machine admirable
+douée des propriétés les plus merveilleuses et mise en activité à
+l'aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats. Il
+n'y a pas des forces en opposition et en lutte les unes avec les
+autres; dans la nature il ne saurait y avoir qu'arrangement et
+dérangement, qu'harmonie et désharmonie.
+
+Dans l'expérimentation sur les corps bruts, il n'y a à tenir
+compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique extérieur:
+tandis que chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux
+milieux à considérer: le milieu extérieur ou extra-organique et le
+milieu intérieur ou intra-organique. Chaque année, je développe
+dans mon cours de physiologie à la Faculté des sciences ces idées
+nouvelles sur les milieux organiques, idées que je considère comme
+la base de la physiologie générale; elles sont nécessairement
+aussi la base de la pathologie générale, et ces mêmes notions nous
+guideront dans l'application de l'expérimentation aux êtres
+vivants. Car, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs, la complexité
+due à l'existence d'un milieu organique intérieur est la seule
+raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la
+détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans
+l'application des moyens capables de les modifier[19].
+
+Le physicien et le chimiste qui expérimentent sur les corps
+inertes, n'ayant à considérer que le milieu extérieur, peuvent, à
+l'aide du thermomètre, du baromètre et de tous les instruments qui
+constatent et mesurent les propriétés de ce milieu extérieur, se
+placer toujours dans des conditions identiques. Pour le
+physiologiste, ces instruments ne suffisent plus, et d'ailleurs,
+c'est dans le milieu intérieur qu'il devrait les faire agir. En
+effet c'est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours
+en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou
+pathologiques des éléments organiques. À mesure qu'on s'élève dans
+l'échelle des êtres vivants, l'organisation se complique, les
+éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d'un
+milieu intérieur plus perfectionné. Tous les liquides circulant,
+la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en
+réalité ce milieu intérieur.
+
+Chez tous les êtres vivants le milieu intérieur, qui est un
+véritable produit de l'organisme, conserve des rapports
+nécessaires d'échanges et d'équilibres avec le milieu cosmique
+extérieur; mais, à mesure que l'organisme devient plus parfait, le
+milieu organique se spécialise et s'isole en quelque sorte de plus
+en plus du milieu ambiant. Chez les végétaux et chez les animaux à
+sang froid, ainsi que nous l'avons dit, cet isolement est moins
+complet que chez les animaux à sang chaud; chez ces derniers le
+liquide sanguin possède une température et une constitution à peu
+près fixe et semblable. Mais ces conditions diverses ne sauraient
+établir une différence de nature entre les divers êtres vivants;
+elles ne constituent que des perfectionnements dans les mécanismes
+isolateurs et protecteurs des milieux. Les manifestations vitales
+des animaux ne varient que parce que les conditions physico-
+chimiques de leurs milieux internes varient; c'est ainsi qu'un
+mammifère dont le sang a été refroidi, soit par l'hibernation
+naturelle, soit par certaines lésions du système nerveux, se
+rapproche complètement, par les propriétés de ses tissus, d'un
+animal à sang froid proprement dit.
+
+En résumé, on peut, d'après ce qui précède, se faire une idée de
+la complexité énorme des phénomènes de la vie et des difficultés
+presque insurmontables que leur détermination exacte présente au
+physiologiste, quand il est obligé de porter l'expérimentation
+dans ces milieux intérieurs ou organiques. Toutefois, ces
+obstacles ne nous épouvanteront pas si nous sommes bien convaincus
+que nous marchons dans la bonne voie. En effet, il y a un
+déterminisme absolu dans tout phénomène vital; dès lors il y a une
+science biologique, et, par conséquent, toutes les études
+auxquelles nous nous livrons ne seront point inutiles. La
+physiologie générale est la science biologique fondamentale vers
+laquelle toutes les autres convergent. Son problème consiste à
+déterminer la condition élémentaire des phénomènes de la vie. La
+pathologie et la thérapeutique reposent également sur cette base
+commune. C'est par l'activité normale des éléments organiques que
+la vie se manifeste à l'état de santé; c'est par la manifestation
+anormale des mêmes éléments que se caractérisent les maladies, et
+enfin c'est par l'intermédiaire du milieu organique modifié au
+moyen de certaines substances toxiques ou médicamenteuses que la
+thérapeutique peut agir sur les éléments organiques. Pour arriver
+à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte
+décomposer successivement l'organisme, comme on démonte une
+machine pour en reconnaître et en étudier tous les rouages; ce qui
+veut dire, qu'avant d'arriver à l'expérimentation sur les
+éléments, il faut expérimenter d'abord sur les appareils et sur
+les organes. Il faut donc recourir à une étude analytique
+successive des phénomènes de la vie en faisant usage de la même
+méthode expérimentale qui sert au physicien et au chimiste pour
+analyser les phénomènes des corps bruts. Les difficultés qui
+résultent de la complexité des phénomènes des corps vivants, se
+présentent uniquement dans l'application de l'expérimentation; car
+au fond le but et les principes de la méthode restent toujours
+exactement les mêmes.
+
+
+§ IV. -- Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des
+phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des
+corps bruts.
+
+
+Si le physicien et le physiologiste se distinguent en ce que l'un
+s'occupe des phénomènes qui se passent dans la matière brute, et
+l'autre des phénomènes qui s'accomplissent dans la matière
+vivante, ils ne diffèrent cependant pas, quant au but qu'ils
+veulent atteindre. En effet, l'un et l'autre se proposent pour but
+commun de remonter à la cause prochaine des phénomènes qu'ils
+étudient. Or, ce que nous appelons la cause prochaine d'un
+phénomène n'est rien autre chose que la condition physique et
+matérielle de son existence ou de sa manifestation. Le but de la
+méthode expérimentale ou le terme de toute recherche scientifique
+est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts;
+il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène
+quelconque à sa cause prochaine, ou autrement dit, à déterminer
+les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène. En
+effet, quant l'expérimentateur est parvenu à connaître les
+conditions d'existence d'un phénomène, il en est en quelque sorte
+le maître; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la
+favoriser ou l'empêcher à volonté. Dès lors le but de
+l'expérimentateur est atteint; il a, par la science, étendu sa
+puissance sur un phénomène naturel.
+
+Nous définirons donc la physiologie: La science qui a pour objet
+d'étudier les phénomènes des êtres vivants et de déterminer les
+conditions matérielles de leur manifestation. C'est par la méthode
+analytique ou expérimentale seule que nous pouvons arriver à cette
+détermination des conditions des phénomènes, aussi bien dans les
+corps vivants que dans les corps bruts; car nous raisonnons de
+même pour expérimenter dans toutes les sciences.
+
+Pour l'expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni
+spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une
+philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude
+par le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni
+l'esprit ni la matière, et, si c'était ici le lieu, je montrerais
+facilement que d'un côté comme de l'autre on arrive bientôt à des
+négations scientifiques, d'où il résulte que toutes les
+considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n'y a
+pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles
+de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces
+manifestations à déterminer.
+
+Les causes premières ne sont point du domaine scientifique et
+elles nous échapperont à jamais aussi bien dans les sciences des
+corps vivants que dans les sciences des corps bruts. La méthode
+expérimentale détourne nécessairement de la recherche chimérique
+du principe vital; il n'y a pas plus de force vitale que de force
+minérale, ou, si l'on veut, l'une existe tout autant que l'autre.
+Le mot force que nous employons n'est qu'une abstraction dont nous
+nous servons pour la commodité du langage. Pour le mécanicien la
+force est le rapport d'un mouvement à sa cause. Pour le physicien,
+le chimiste et le physiologiste, c'est au fond de même. L'essence
+des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons
+connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne
+sont que des résultats de ces relations. Les propriétés des corps
+vivants ne se manifestent à nous que par des rapports de
+réciprocité organique. Une glande salivaire, par exemple, n'existe
+que parce qu'elle est en rapport avec le système digestif, et que
+parce que ses éléments histologiques sont dans certains rapports
+entre eux et avec le sang; supprimez toutes ces relations en
+isolant par la pensée les éléments de l'organe les uns des autres,
+la glande salivaire n'existe plus.
+
+La loi nous donne le rapport numérique de l'effet à sa cause, et
+c'est là le but auquel s'arrête la science. Lorsqu'on possède la
+loi d'un phénomène, on connaît donc non-seulement le déterminisme
+absolu des conditions de son existence, mais on a encore les
+rapports qui sont relatifs à toutes ses variations, de sorte qu'on
+peut prédire les modifications de ce phénomène dans toutes les
+circonstances données.
+
+Comme corollaire de ce qui précède, nous ajouterons que le
+physiologiste ou le médecin ne doivent pas s'imaginer qu'ils ont à
+rechercher la cause de la vie ou l'essence des maladies. Ce serait
+perdre complètement son temps à poursuivre un fantôme. Il n'y a
+aucune réalité objective dans les mots vie, mort, santé, maladie.
+Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce
+qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains
+phénomènes. Nous devons imiter en cela les physiciens et dire
+comme Newton, à propos de l'attraction: «Les corps tombent d'après
+un mouvement accéléré dont on connaît la loi: voilà le fait, voilà
+le réel. Mais la cause première qui fait tomber ces corps est
+absolument inconnue. On peut dire, pour se représenter le
+phénomène à l'esprit, que les corps tombent comme s'il y avait une
+force d'attraction qui les sollicite vers le centre de la terre,
+quasi esset attractio. Mais la force d'attraction n'existe pas, ou
+on ne la voit pas, ce n'est qu'un mot pour abréger le discours.»
+De même quand un physiologiste invoque la force vitale ou la vie,
+il ne la voit pas, il ne fait que prononcer un mot; le phénomène
+vital seul existe avec ses conditions matérielles et c'est là la
+seule chose qu'il puisse étudier et connaître.
+
+En résumé, le but de la science est partout identique: connaître
+les conditions matérielles des phénomènes. Mais si ce but est le
+même dans les sciences physico-chimiques et dans les sciences
+biologiques, il est beaucoup plus difficile à atteindre dans les
+dernières, à cause de la mobilité et de la complexité des
+phénomènes qu'on y rencontre.
+
+
+§ V. -- Il y a un déterminisme absolu dans les conditions
+d'existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps
+vivants que dans les corps bruts.
+
+
+Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres
+vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions
+d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière
+absolue. Ce qui veut dire en d'autres termes que la condition d'un
+phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se
+reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de
+l'expérimentateur. La négation de cette proposition ne serait rien
+autre chose que la négation de la science même. En effet, la
+science n'étant que le déterminé et le déterminable, on doit
+forcément admettre comme axiome que dans des conditions
+identiques, tout phénomène est identique et qu'aussitôt que les
+conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d'être
+identique. Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes
+des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l'influence de
+la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse, ne saurait rien y
+changer. Ainsi que nous l'avons dit, ce qu'on appelle la force
+vitale est une cause première analogue à toutes les autres, en ce
+sens qu'elle nous est parfaitement inconnue. Que l'on admette ou
+non que cette force diffère essentiellement de celles qui
+président aux manifestations des phénomènes des corps bruts, peu
+importe, il faut néanmoins qu'il y ait déterminisme dans les
+phénomènes vitaux qu'elle régit; car sans cela ce serait une force
+aveugle et sans loi, ce qui est impossible. De là il résulte que
+les phénomènes de la vie n'ont leurs lois spéciales, que parce
+qu'il y a un déterminisme rigoureux dans les diverses
+circonstances qui constituent leurs conditions d'existence ou qui
+provoquent leurs manifestations; ce qui est la même chose. Or
+c'est à l'aide de l'expérimentation seule, ainsi que nous l'avons
+souvent répété, que nous pouvons arriver, dans les phénomènes des
+corps vivants, comme dans ceux des corps bruts à la connaissance
+des conditions qui règlent ces phénomènes et nous permettent
+ensuite de les maîtriser.
+
+Tout ce qui précède pourra paraître élémentaire aux hommes qui
+cultivent les sciences physico-chimiques. Mais parmi les
+naturalistes et surtout parmi les médecins, on trouve des hommes
+qui, au nom de ce qu'ils appellent le vitalisme, émettent sur le
+sujet qui nous occupe les idées les plus erronées. Ils pensent que
+l'étude des phénomènes de la matière vivante ne saurait avoir
+aucun rapport avec l'étude des phénomènes de la matière brute. Ils
+considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle
+qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme,
+et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour
+ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et
+physico-chimiques déterminées. Ce sont là des idées fausses qu'il
+n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de
+domicile dans un esprit; les progrès seuls de la science les
+feront disparaître. Mais les idées vitalistes prises dans le sens
+que nous venons d'indiquer ne sont rien d'autre qu'une sorte de
+superstition médicale, une croyance au surnaturel. Or, dans la
+médecine la croyance aux causes occultes qu'on appelle vitalisme
+ou autrement, favorise l'ignorance et enfante une sorte de
+charlatanisme involontaire, c'est-à-dire la croyance à une science
+infuse et indéterminable. Le sentiment du déterminisme absolu des
+phénomènes de la vie, mène au contraire à la science réelle et
+nous donne une modestie qui résulte de la conscience de notre peu
+de connaissance et des difficultés de la science. C'est ce
+sentiment qui, à son tour, nous excite à travailler pour nous
+instruire, et c'est en définitive à lui seul que la science doit
+tous ses progrès.
+
+Je serais d'accord avec les vitalistes s'ils voulaient simplement
+reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne
+se retrouvent pas dans la nature brute, et qui, par conséquent,
+leur sont spéciaux. J'admets en effet que les manifestations
+vitales ne sauraient être élucidées par les seuls phénomènes
+physico-chimiques connus dans la matière brute. (Je m'expliquerai
+plus loin au sujet du rôle des sciences physico-chimiques en
+biologie, mais je veux seulement dire ici que, si les phénomènes
+vitaux ont une complexité et une apparence différente de ceux des
+corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu de
+conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres.
+Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par
+leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en
+distinguent pas par la méthode scientifique. La biologie doit
+prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale,
+mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres.)
+
+Dans les corps vivants comme dans les corps bruts les lois sont
+immuables, et les phénomènes que ces lois régissent sont liés à
+leurs conditions d'existence par un déterminisme nécessaire et
+absolu. J'emploie ici le mot déterminisme comme plus convenable
+que le mot fatalisme dont on se sert quelquefois pour exprimer la
+même idée. Le déterminisme dans les conditions des phénomènes de
+la vie doit être un des axiomes du médecin expérimentateur. S'il
+est bien pénétré de la vérité de ce principe, il exclura de ses
+explications toute intervention du surnaturel; il aura une foi
+inébranlable dans l'idée que des lois fixes régissent la science
+biologique, et il aura en même temps un criterium sûr pour juger
+les apparences souvent variables et contradictoires des phénomènes
+vitaux. En effet, partant de ce principe qu'il y a des lois
+immuables, l'expérimentateur sera convaincu que jamais les
+phénomènes ne peuvent se contredire s'ils sont observés dans les
+mêmes conditions, et il saura que, s'ils montrent des variations,
+cela tient nécessairement à l'intervention ou à l'interférence
+d'autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes. Dès
+lors il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces
+variations; car il ne saurait y avoir d'effet sans cause. Le
+déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute
+critique scientifique. Si, en répétant une expérience, on trouve
+des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra
+jamais admettre des exceptions ni des contradictions réelles, ce
+qui serait antiscientifique; on conclura uniquement et
+nécessairement à des différences de conditions dans les
+phénomènes, qu'on puisse ou qu'on ne puisse pas les expliquer
+actuellement.
+
+Je dis que le mot exception est antiscientifique; en effet, dès
+que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d'exception, et
+cette expression, comme tant d'autres, ne sert qu'à nous permettre
+de parler de choses dont nous ignorons le déterminisme. On entend
+tous les jours les médecins employer les mots: le plus
+ordinairement, le plus souvent, généralement, ou bien s'exprimer
+numériquement, en disant, par exemple, huit fois sur dix, les
+choses arrivent ainsi; j'ai entendu de vieux praticiens dire que
+les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine. Je
+ne blâme pas ces restrictions ni l'emploi de ces locutions si on
+les emploie comme des approximations empiriques relatives à
+l'apparition de phénomènes dont nous ignorons encore plus ou moins
+les conditions exactes d'existence. Mais certains médecins
+semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires;
+ils paraissent croire qu'il existe une force vitale qui peut
+arbitrairement empêcher que les choses se passent toujours
+identiquement; de sorte que les exceptions seraient des
+conséquences de l'action même de cette force vitale mystérieuse.
+Or il ne saurait en être ainsi; ce qu'on appelle actuellement
+exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs
+conditions sont inconnues, et si les conditions des phénomènes
+dont on parle étaient connues et déterminées, il n'y aurait plus
+d'exceptions, pas plus en médecine que dans toute autre science.
+Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait
+la gale, tantôt on ne la guérissait pas; mais aujourd'hui qu'on
+s'adresse à la cause déterminée de cette maladie, on la guérit
+toujours. Autrefois on pouvait dire que la lésion des nerfs
+amenait une paralysie tantôt du sentiment, tantôt du mouvement,
+mais aujourd'hui on sait que la section des racines antérieures
+rachidiennes ne paralyse que les mouvements; c'est constamment et
+toujours que cette paralysie motrice a lieu parce que sa condition
+a été exactement déterminée par l'expérimentateur.
+
+La certitude du déterminisme des phénomènes, avons-nous dit, doit
+également servir de base à la critique expérimentale, soit qu'on
+en fasse usage pour soi-même, soit qu'on l'applique aux autres. En
+effet, un phénomène se manifestant toujours de même, si les
+conditions sont semblables, le phénomène ne manque jamais si ces
+conditions existent, de même qu'il n'apparaît pas si les
+conditions manquent. Donc il peut arriver à un expérimentateur,
+après avoir fait une expérience dans des conditions qu'il croyait
+déterminées, de ne plus obtenir dans une nouvelle série de
+recherches le résultat qui s'était montré dans sa première
+observation; en répétant son expérience, après avoir pris de
+nouvelles précautions, il pourra se faire encore qu'au lieu de
+retrouver le résultat primitivement obtenu, il en rencontre un
+autre tout différent. Que faire dans cette situation? Faudra-t-il
+admettre que les faits sont indéterminables? Évidemment non,
+puisque cela ne se peut. Il faudra simplement admettre que les
+conditions de l'expérience qu'on croyait connues ne le sont pas.
+Il y aura à mieux étudier, à rechercher et à préciser les
+conditions expérimentales, car les faits ne sauraient être opposés
+les uns aux autres; ils ne peuvent être qu'indéterminés. Les faits
+ne s'excluant jamais, ils s'expliquent seulement par les
+différences de conditions dans lesquelles ils sont nés. De sorte
+qu'un expérimentateur ne peut jamais nier un fait qu'il a vu et
+observé par la seule raison qu'il ne le retrouve plus. Nous
+citerons dans la troisième partie de cette introduction des
+exemples dans lesquels se trouvent mis en pratique les principes
+de critique expérimentale que nous venons d'indiquer.
+
+
+§ VI. -- Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les
+sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il
+faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales
+définies et aussi simples que possible.
+
+
+Un phénomène naturel n'étant que l'expression de rapports ou de
+relations, il faut au moins deux corps pour le manifester. De
+sorte qu'il y aura toujours à considérer: 1° un corps qui réagit
+ou qui manifeste le phénomène; 2° un autre corps qui agit et joue
+relativement au premier le rôle d'un milieu. Il est impossible de
+supposer un corps absolument isolé dans la nature; il n'aurait
+plus de réalité, parce que, dans ce cas, aucune relation ne
+viendrait manifester son existence.
+
+Dans les relations phénoménales, telles que la nature nous les
+offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande. Sous
+ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup
+moins grande que celle des phénomènes vitaux: c'est pourquoi les
+sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à
+se constituer. Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une
+complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés vitales
+les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer.
+
+Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être connues que
+par leur rapport avec les propriétés de la matière brute; d'où il
+résulte que les sciences biologiques doivent avoir pour base
+nécessaire les sciences physico-chimiques auxquelles elles
+empruntent leurs moyens d'analyse et leurs procédés
+d'investigation. Telles sont les raisons nécessaires de
+l'évolution subordonnée et arriérée des sciences qui s'occupent
+des phénomènes de la vie. Mais si cette complexité des phénomènes
+vitaux constitue de très-grands obstacles, cela ne doit cependant
+pas nous épouvanter; car au fond, ainsi que nous l'avons déjà dit,
+à moins de nier la possibilité d'une science biologique, les
+principes de la science sont partout identiques. Nous sommes donc
+assurés que nous marchons dans la bonne voie et que nous devons
+parvenir avec le temps au résultat scientifique que nous
+poursuivons, c'est-à-dire au déterminisme des phénomènes dans les
+êtres vivants.
+
+On ne peut arriver à connaître les conditions définies et
+élémentaires des phénomènes que par une seule voie. C'est par
+l'analyse expérimentale. Cette analyse décompose successivement
+tous les phénomènes complexes en des phénomènes de plus en plus
+simples jusqu'à leur réduction à deux seules conditions
+élémentaires, si c'est possible. En effet, la science
+expérimentale ne considère dans un phénomène que les seules
+conditions définies qui sont nécessaires à sa production. Le
+physicien cherche à se représenter ces conditions en quelque sorte
+idéalement dans la mécanique et dans la physique mathématique. Le
+chimiste analyse successivement la matière complexe, et en
+parvenant ainsi, soit aux corps simples, soit aux corps définis
+(principes immédiats ou espèces chimiques), il arrive aux
+conditions élémentaires ou irréductibles des phénomènes. De même
+le biologue doit analyser les organismes complexes et ramener les
+phénomènes de la vie à des conditions irréductibles dans l'état
+actuel de la science. La physiologie et la médecine expérimentale
+n'ont pas d'autre but.
+
+Le physiologiste et le médecin, aussi bien que le physicien et le
+chimiste, quand ils se trouveront en face de questions complexes,
+devront donc décomposer le problème total en des problèmes
+partiels de plus en plus simples et de mieux en mieux définis. Ils
+ramèneront ainsi les phénomènes à leurs conditions matérielles les
+plus simples possible, et rendront ainsi l'application de la
+méthode expérimentale plus facile et plus sûre. Toutes les
+sciences analytiques décomposent afin de pouvoir mieux
+expérimenter. C'est en suivant cette voie que les physiciens et
+les chimistes ont fini par ramener les phénomènes en apparence les
+plus complexes à des propriétés simples, se rattachant à des
+espèces minérales bien définies. En suivant la même voie,
+analytique, le physiologiste doit arriver à ramener toutes les
+manifestations vitales d'un organisme complexe au jeu de certains
+organes, et l'action de ceux-ci à des propriétés de tissus ou
+d'éléments organiques bien définis. L'analyse expérimentale
+anatomico-physiologique, qui remonte à Galien, n'a pas d'autre
+raison, et c'est toujours le même problème que poursuit encore
+aujourd'hui l'histologie, en approchant naturellement de plus en
+plus du but.
+
+Quoiqu'on puisse parvenir à décomposer les parties vivantes en
+éléments chimiques ou corps simples, ce ne sont pourtant pas ces
+corps élémentaires chimiques qui constituent les éléments du
+physiologiste. Sous ce rapport, le biologue ressemble plus au
+physicien qu'au chimiste, en ce sens qu'il cherche surtout à
+déterminer les propriétés des corps en se préoccupant beaucoup
+moins de leur composition élémentaire. Dans l'état actuel de la
+science, il n'y aurait d'ailleurs aucun rapport possible à établir
+entre les propriétés vitales des corps et leur constitution
+chimique; car les tissus ou organes pourvus de propriétés les plus
+diverses, se confondent parfois au point de vue de leur
+composition chimique élémentaire. La chimie est surtout très-utile
+au physiologiste, en lui fournissant les moyens de séparer et
+d'étudier les principes immédiats, véritables produits organiques
+qui jouent des rôles importants dans les phénomènes de la vie.
+
+Les principes immédiats organiques, quoique bien définis dans
+leurs propriétés, ne sont pas encore les éléments actifs des
+phénomènes physiologiques; comme les matières minérales, ils ne
+sont en quelque sorte que des éléments passifs de l'organisme. Les
+vrais éléments actifs pour le physiologiste sont ce qu'on appelle
+les éléments anatomiques ou histologiques. Ceux-ci, de même que
+les principes immédiats organiques, ne sont pas simples
+chimiquement, mais, considérés physiologiquement, ils sont aussi
+réduits que possible, en ce sens qu'ils possèdent les propriétés
+vitales les plus simples que nous connaissions, propriétés vitales
+qui s'évanouissent quand on vient à détruire cette partie
+élémentaire organisée. Du reste, toutes les idées que nous avons
+sur ces éléments sont relatives à l'état actuel de nos
+connaissances; car il est certain que ces éléments histologiques,
+à l'état de cellules ou de fibres, sont encore complexes. C'est
+pourquoi divers naturalistes n'ont pas voulu leur donner le nom
+d'éléments, et ont proposé de les appeler organismes élémentaires.
+Cette dénomination serait en effet plus convenable; on peut
+parfaitement se représenter un organisme complexe comme constitué
+par une foule d'organismes élémentaires distincts, qui s'unissent,
+se soudent et se groupent de diverses manières pour donner
+naissance d'abord aux différents tissus du corps, puis aux divers
+organes; les appareils anatomiques ne sont eux-mêmes que des
+assemblages d'organes qui offrent dans les êtres vivants des
+combinaisons variées à l'infini. Quand on vient à analyser les
+manifestations complexes d'un organisme, on doit donc décomposer
+ces phénomènes complexes et les ramener à un certain nombre des
+propriétés simples appartenant à des organismes élémentaires, et
+ensuite, par la pensée, reconstituer synthétiquement l'organisme
+total par les réunions et l'agencement de ces organismes
+élémentaires, considérés d'abord isolément, puis dans leurs
+rapports réciproques. Quand le physicien, le chimiste ou le
+physiologiste sont arrivés, par une analyse expérimentale
+successive, à déterminer l'élément irréductible des phénomènes
+dans l'état actuel de leur science, le problème scientifique s'est
+simplifié, mais sa nature n'a pas changé pour cela, et le savant
+n'en est pas plus près d'une connaissance absolue de l'essence des
+choses. Toutefois il a gagné ce qui lui importe véritablement
+d'obtenir, à savoir: la connaissance des conditions d'existence
+des phénomènes, et la détermination du rapport défini qui existe
+entre le corps qui manifeste ses propriétés et la cause prochaine
+de cette manifestation. L'objet de l'analyse dans les sciences
+biologiques, comme dans les sciences physico-chimiques, est en
+effet de déterminer et d'isoler autant que possible les conditions
+de manifestation de chaque phénomène. Nous ne pouvons avoir
+d'action sur les phénomènes de la nature qu'en reproduisant leurs
+conditions naturelles d'existence, et nous agissons d'autant plus
+facilement sur ces conditions, qu'elles ont été préalablement
+mieux analysées et ramenées à un plus grand état de simplicité. La
+science réelle n'existe donc qu'au moment où le phénomène est
+exactement défini dans sa nature et rigoureusement déterminé dans
+le rapport de ses conditions matérielles, c'est-à-dire quand sa
+loi est connue. Avant cela, il n'y a que du tâtonnement et de
+l'empirisme.
+
+
+§ VII. Dans les corps vivants de même que dans les corps bruts,
+les phénomènes ont toujours une double condition d'existence.
+
+
+L'examen le plus superficiel de ce qui se passe autour de nous,
+nous montre que tous les phénomènes naturels résultent de la
+réaction des corps les uns sur les autres. Il y a toujours à
+considérer le corps dans lequel se passe le phénomène, et les
+circonstances extérieures ou le milieu qui détermine ou sollicite
+le corps à manifester ses propriétés. La réunion de ces conditions
+est indispensable pour la manifestation du phénomène. Si l'on
+supprime le milieu, le phénomène disparaît, de même que si le
+corps avait été enlevé. Les phénomènes de la vie, aussi bien que
+les phénomènes des corps bruts, nous présentent cette double
+condition d'existence. Nous avons d'une part l'organisme dans
+lequel s'accomplissent les phénomènes vitaux, et d'autre part le
+milieu cosmique dans lequel les corps vivants, comme les corps
+bruts, trouvent les conditions indispensables pour la
+manifestation de leurs phénomènes. Les conditions de la vie ne
+sont ni dans l'organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans
+les deux à la fois. En effet, si l'on supprime ou si l'on altère
+l'organisme, la vie cesse, quoique le milieu reste intact; si,
+d'un autre côté, on enlève ou si l'on vicie le milieu, la vie
+disparaît également, quoique l'organisme n'ait point été détruit.
+
+Les phénomènes nous apparaissent ainsi comme des simples effets de
+contact ou de relation d'un corps avec son milieu. En effet, si
+par la pensée nous isolons un corps d'une manière absolue, nous
+l'anéantissons par cela même, et si nous multiplions au contraire
+ses rapports avec le milieu extérieur, nous multiplions ses
+propriétés. Les phénomènes sont donc des relations de corps
+déterminées; nous concevons toujours ces relations comme résultant
+de forces extérieures à la matière, parce que nous ne pouvons pas
+les localiser dans un seul corps d'une manière absolue. Pour le
+physicien, l'attraction universelle n'est qu'une idée abstraite;
+la manifestation de cette force exige la présence de deux corps;
+s'il n'y a qu'un corps, nous ne concevons plus l'attraction.
+L'électricité est, par exemple, le résultat de l'action du cuivre
+et du zinc dans certaines conditions chimiques; mais si l'on
+supprime la relation de ces corps, l'électricité étant une
+abstraction et n'existant pas par elle-même, cesse de se
+manifester. De même la vie est le résultat du contact de
+l'organisme et du milieu; nous ne pouvons pas la comprendre avec
+l'organisme seul, pas plus qu'avec le milieu seul. C'est donc
+également une abstraction, c'est-à-dire une force qui nous
+apparaît comme étant en dehors de la matière.
+
+Mais, quelle que soit la manière dont l'esprit conçoive les forces
+de la nature, cela ne peut modifier en aucune façon la conduite de
+l'expérimentateur. Pour lui, le problème se réduit uniquement à
+déterminer les circonstances matérielles dans lesquelles le
+phénomène apparaît. Puis, ces conditions étant connues, il peut,
+en les réalisant ou non, maîtriser le phénomène, c'est-à-dire le
+faire apparaître ou disparaître suivant sa volonté. C'est ainsi
+que le physicien et le chimiste exercent leur puissance sur les
+corps bruts; c'est ainsi que le physiologiste pourra avoir un
+empire sur les phénomènes vitaux. Toutefois les corps vivants
+paraissent de prime abord se soustraire à l'action de
+l'expérimentateur. Nous voyons les organismes supérieurs
+manifester uniformément leurs phénomènes vitaux, malgré la
+variabilité des circonstances cosmiques ambiantes, et d'un autre
+côté nous voyons la vie s'éteindre dans un organisme au bout d'un
+certain temps, sans que nous puissions trouver dans le milieu
+extérieur les raisons de cette extinction. Mais nous avons déjà
+dit qu'il y a là une illusion qui est le résultat d'une analyse
+incomplète et superficielle des conditions des phénomènes vitaux.
+La science antique n'a pu concevoir que le milieu extérieur; mais
+il faut, pour fonder la science biologique expérimentale,
+concevoir de plus un milieu intérieur. Je crois avoir le premier
+exprimé clairement cette idée et avoir insisté sur elle pour faire
+mieux comprendre l'application de l'expérimentation aux êtres
+vivants. D'un autre côté, le milieu extérieur s'absorbant dans le
+milieu intérieur, la connaissance de ce dernier nous apprend
+toutes les influences du premier. Ce n'est qu'en passant dans le
+milieu intérieur que les influences du milieu extérieur peuvent
+nous atteindre, d'où il résulte que la connaissance du milieu
+extérieur ne nous apprend pas les actions qui prennent naissance
+dans le milieu intérieur et qui lui sont propres. Le milieu
+cosmique général est commun aux corps vivants et aux corps bruts;
+mais le milieu intérieur créé par l'organisme est spécial à chaque
+être vivant. Or, c'est là le vrai milieu physiologique, c'est
+celui que le physiologiste et le médecin doivent étudier et
+connaître, parce que c'est par son intermédiaire qu'ils pourront
+agir sur les éléments histologiques qui sont les seuls agents
+effectifs des phénomènes de la vie. Néanmoins, ces éléments,
+quoique profondément situés, communiquent avec l'extérieur; ils
+vivent toujours dans les conditions du milieu extérieur
+perfectionnés et régularisés par le jeu de l'organisme.
+L'organisme n'est qu'une machine vivante construite de telle
+façon, qu'il y a, d'une part, une communication libre du milieu
+extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d'autre part,
+qu'il y a des fonctions protectrices des éléments organiques pour
+mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans
+interruption l'humidité, la chaleur et les autres conditions
+indispensables à l'activité vitale. La maladie et la mort ne sont
+qu'une dislocation ou une perturbation de ce mécanisme qui règle
+l'arrivée des excitants vitaux au contact des éléments organiques.
+L'atmosphère extérieure viciée, les poisons liquides ou gazeux,
+n'amènent la mort qu'à la condition que les substances nuisibles
+soient portées dans le milieu intérieur, en contact avec les
+éléments organiques. En un mot, les phénomènes vitaux ne sont que
+les résultats du contact des éléments organiques du corps avec le
+milieu intérieur physiologique; c'est là le pivot de toute la
+médecine expérimentale. En arrivant à connaître quelles sont, dans
+ce milieu intérieur, les conditions normales et anormales de
+manifestation de l'activité vitale des éléments organiques, le
+physiologiste et le médecin se rendront maîtres des phénomènes de
+la vie; car, sauf la complexité des conditions, les phénomènes de
+manifestation vitale sont, comme les phénomènes physico-chimiques,
+l'effet d'un contact d'un corps qui agit, et du milieu dans lequel
+il agit.
+
+En résumé, l'étude de la vie comprend deux choses: 1° étude des
+propriétés des éléments organisés; 2° étude du milieu organique,
+c'est-à-dire étude des conditions que doit remplir ce milieu pour
+laisser manifester les activités vitales. La physiologie, la
+pathologie et la thérapeutique, reposent sur cette double
+connaissance; hors de là, il n'y a pas de science médicale ni de
+thérapeutique véritablement scientifique et efficace.
+
+
+§ VIII. -- Dans les sciences biologiques comme dans les sciences
+physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans
+les corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut
+avoir aucune spontanéité.
+
+
+Il y a lieu de distinguer dans les organismes vivants complexes
+trois espèces de corps définis: 1° des corps chimiquement simples;
+2° des principes immédiats organiques et inorganiques; 3° des
+éléments anatomiques organisés. Sur les 70 corps simples environ
+que la chimie connaît aujourd'hui, 16 seulement entrent dans la
+composition de l'organisme le plus complexe qui est celui de
+l'homme. Mais ces 16 corps simples sont à l'état de combinaison
+entre eux, pour constituer les diverses substances liquides,
+solides ou gazeuses de l'économie; l'oxygène et l'azote cependant
+sont simplement dissous dans les liquides organiques et paraissent
+fonctionner dans l'être vivant sous la forme de corps simple. Les
+principes immédiats inorganiques (sels terreux, phosphates,
+chlorures, sulfates, etc.) entrent comme éléments constitutifs
+essentiels dans la composition des corps vivants, mais ils sont
+pris au monde extérieur directement et tout formés. Les principes
+immédiats organiques sont également des éléments constitutifs du
+corps vivant, mais ils ne sont point empruntés au monde extérieur;
+ils sont formés par l'organisme animal ou végétal; tels sont
+l'amidon, le sucre, la graisse, l'albumine, etc., etc. Ces
+principes immédiats extraits du corps, conservent leurs
+propriétés, parce qu'ils ne sont point vivants; ce sont des
+produits organiques, mais non organisés. Les éléments anatomiques
+sont les seules parties organisées et vivantes. Ces parties sont
+irritables et manifestent, sous l'influence d'excitants divers,
+des propriétés qui caractérisent exclusivement les êtres vivants.
+Ces parties vivent et se nourrissent, et la nutrition engendre et
+conserve leurs propriétés, ce qui fait qu'elles ne peuvent être
+séparées de l'organisme sans perdre plus ou moins rapidement leur
+vitalité.
+
+Quoique bien différents les uns des autres sous le rapport de
+leurs fonctions dans l'organisme, ces trois ordres de corps sont
+tous capables de donner des réactions physico-chimiques sous
+l'influence des excitants extérieurs, chaleur, lumière,
+électricité; mais les parties vivantes ont, en outre, la faculté
+d'être irritables, c'est-à-dire de réagir sous l'influence de
+certains excitants d'une façon spéciale qui caractérise les tissus
+vivants: telles sont la contraction musculaire, la transmission
+nerveuse, la sécrétion glandulaire, etc. Mais, quelles que soient
+les variétés que présentent ces trois ordres de phénomènes; que la
+nature de la réaction, soit de l'ordre physico-chimique ou vital,
+elle n'a jamais rien de spontané, le phénomène est toujours le
+résultat de l'influence exercée sur le corps réagissant par un
+excitant physico-chimique qui lui est extérieur.
+
+Chaque élément défini minéral, organique ou organisé, est
+autonome, ce qui veut dire qu'il possède des propriétés
+caractéristiques et qu'il manifeste des actions indépendantes.
+Toutefois chacun de ces corps est inerte, c'est-à-dire qu'il n'est
+pas capable de se donner le mouvement par lui-même; il lui faut
+toujours, pour cela, entrer en relation avec un autre corps et en
+recevoir l'excitation. Ainsi, dans le milieu cosmique, tout corps
+minéral est très-stable, et il ne changera d'état qu'autant que
+les circonstances dans lesquelles il se trouve viendront à être
+modifiées assez profondément, soit naturellement, soit par suite
+de l'intervention expérimentale. Dans le milieu organique, les
+principes immédiats créés par les animaux et par les végétaux sont
+beaucoup plus altérables et moins stables, mais encore ils sont
+inertes et ne manifesteront leurs propriétés qu'autant qu'ils
+seront influencés par des agents placés eu dehors d'eux. Enfin,
+les éléments anatomiques eux-mêmes, qui sont les principes les
+plus altérables et les plus instables, sont encore inertes, c'est-
+à-dire qu'ils n'entreront jamais en activité vitale, si quelque
+influence étrangère ne les y sollicite. Une fibre musculaire, par
+exemple, possède la propriété vitale qui lui est spéciale de se
+contracter, mais cette fibre vivante est inerte, en ce sens que,
+si rien ne change dans ses conditions environnantes ou
+intérieures, elle n'entrera pas en fonction et ne se contractera
+pas. Il faut nécessairement, pour que cette fibre musculaire se
+contracte, qu'il y ait un changement produit en elle par son
+entrée en relation avec une excitation qui lui est extérieure, et
+qui peut provenir soit du sang, soit d'un nerf. On peut en dire
+autant de tous les éléments histologiques, des éléments nerveux,
+des éléments glandulaires, des éléments sanguins, etc. Les divers
+éléments vivants jouent ainsi le rôle d'excitants les uns par
+rapport aux autres, et les manifestations fonctionnelles de
+l'organisme ne sont que l'expression de leurs relations
+harmoniques et réciproques. Les éléments histologiques réagissent
+soit séparément, soit les uns avec les autres, au moyen de
+propriétés vitales qui sont elles-mêmes en rapports nécessaires
+avec les conditions physico-chimiques environnantes, et cette
+relation est tellement intime, que l'on peut dire que l'intensité
+des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un être
+vivant, peuvent servir à mesurer l'intensité de ses phénomènes
+vitaux. Il ne faut donc pas, ainsi que nous l'avons déjà dit,
+établir un antagonisme entre les phénomènes vitaux et les
+phénomènes physico-chimiques, mais bien au contraire, constater un
+parallélisme complet et nécessaire entre ces deux ordres de
+phénomènes. En résumé, la matière vivante, pas plus que la matière
+brute, ne peut se donner l'activité et le mouvement par elle-même.
+Tout changement dans la matière suppose l'intervention d'une
+relation nouvelle, c'est-à-dire d'une condition ou d'une influence
+extérieure. Or le rôle du savant est de chercher à définir et à
+déterminer pour chaque phénomène les conditions matérielles qui
+produisent sa manifestation. Ces conditions étant connues,
+l'expérimentateur devient maître du phénomène, en ce sens qu'il
+peut à son gré donner ou enlever le mouvement à la matière.
+
+Ce que nous venons de dire est aussi absolu pour les phénomènes
+des corps vivants que pour les phénomènes des corps bruts.
+Seulement, quand il s'agit des organismes élevés et complexes, ce
+n'est point dans les rapports de l'organisme total avec le milieu
+cosmique général que le physiologiste et le médecin doivent
+étudier les excitants des phénomènes vitaux, mais bien dans les
+conditions organiques du milieu intérieur. En effet, considérées
+dans le milieu général cosmique, les fonctions du corps de l'homme
+et des animaux supérieurs nous paraissent libres et indépendantes
+des conditions physico-chimiques de ce milieu, parce que c'est
+dans un milieu liquide organique intérieur que se trouvent leurs
+véritables excitants. Ce que nous voyons extérieurement n'est que
+le résultat des excitations physico-chimiques du milieu intérieur;
+c'est là que le physiologiste doit établir le déterminisme réel
+des fonctions vitales.
+
+Les machines vivantes sont donc créés et construites de telle
+façon, qu'en se perfectionnant, elles deviennent de plus en plus
+libres dans le milieu cosmique général. Mais il n'en existe pas
+moins toujours le déterminisme le plus absolu dans leur milieu
+interne, qui, par suite de ce même perfectionnement organique
+s'est isolé de plus en plus du milieu cosmique extérieur. La
+machine vivante entretient son mouvement parce que le mécanisme
+interne de l'organisme répare, par des actions et par des forces
+sans cesse renaissantes, les pertes qu'entraîne l'exercice des
+fonctions. Les machines que l'intelligence de l'homme crée,
+quoique infiniment plus grossières, ne sont pas autrement
+construites. Une machine à vapeur possède une activité
+indépendante des conditions physico-chimiques extérieures puisque
+par le froid, le chaud, le sec et l'humide, la machine continue à
+fonctionner. Mais pour le physicien qui descend dans le milieu
+intérieur de la machine, il trouve que cette indépendance n'est
+qu'apparente, et que le mouvement de chaque rouage intérieur est
+déterminé par des conditions physiques absolues, et dont il
+connaît la loi. De même pour le physiologiste, s'il peut descendre
+dans le milieu intérieur de la machine vivante, il y trouve un
+déterminisme absolu qui doit devenir pour lui la base réelle de la
+science des corps vivants.
+
+
+§ IX. -- La limite de nos connaissances est la même dans les
+phénomènes des corps vivants et dans les phénomènes des corps
+bruts.
+
+
+La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le
+pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but
+qu'il nous est donné d'atteindre; car l'expérience nous apprend
+bientôt que nous ne pouvons pas aller au delà du comment, c'est-à-
+dire au delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence
+des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance
+sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les
+sciences physico-chimiques.
+
+Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause
+prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les
+circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons
+atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser. Quand
+nous savons que l'eau et toutes ses propriétés résultent de la
+combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène, dans certaines
+proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce
+sujet, et cela répond au comment, et non au pourquoi des choses.
+Nous savons comment on peut faire de l'eau; mais pourquoi la
+combinaison d'un volume d'oxygène et de deux volumes d'hydrogène
+forme-t-elle de l'eau? Nous n'en savons rien. En médecine, il
+serait également absurde de s'occuper de la question du pourquoi,
+et cependant les médecins la posent souvent. C'est probablement
+pour se moquer de cette tendance, qui résulte de l'absence du
+sentiment de la limite de nos connaissances que Molière a mis dans
+la bouche de son candidat docteur à qui l'on demandait pourquoi
+l'opium fait dormir, la réponse suivante: Quia est in eo virtus
+dormitiva, cujus est natura sensus assoupire. Cette réponse paraît
+plaisante ou absurde; elle est cependant la seule qu'on pourrait
+faire. De même que si l'on voulait répondre à cette question:
+Pourquoi l'hydrogène, en se combinant à l'oxygène, forme-t-il de
+l'eau? on serait obligé de dire: Parce qu'il y a dans l'hydrogène
+une propriété capable d'engendrer de l'eau. C'est donc seulement
+la question du pourquoi qui est absurde, puisqu'elle entraîne
+nécessairement une réponse naïve ou ridicule. Il vaut donc mieux
+reconnaître que nous ne savons pas, et que c'est là que se place
+la limite de notre connaissance.
+
+Si, en physiologie, nous prouvons, par exemple, que l'oxyde de
+carbone tue en s'unissant plus énergiquement que l'oxygène à la
+matière du globule du sang, nous savons tout ce que nous pouvons
+savoir sur la cause de la mort. L'expérience nous apprend qu'un
+rouage de la vie manque; l'oxygène ne peut plus entrer dans
+l'organisme, parce qu'il ne peut pas déplacer l'oxyde de carbone
+de son union avec le globule. Mais pourquoi l'oxyde de carbone a-
+t-il plus d'affinité pour le globule de sang que l'oxygène?
+Pourquoi l'entrée de l'oxygène dans l'organisme est-elle
+nécessaire à la vie? C'est là la limite de notre connaissance dans
+l'état actuel de nos connaissances; et en supposant même que nous
+parvenions à pousser plus loin l'analyse expérimentale, nous
+arrivons à une cause sourde à laquelle nous serons obligés de nous
+arrêter sans avoir la raison première des choses.
+
+Nous ajouterons de plus, que le déterminisme relatif d'un
+phénomène étant établi, notre but scientifique est atteint.
+L'analyse expérimentale des conditions du phénomène, poussée plus
+loin, nous fournit de nouvelles connaissances, mais ne nous
+apprend plus rien, en réalité, sur la nature du phénomène
+primitivement déterminé. La condition d'existence d'un phénomène
+ne saurait nous rien apprendre sur sa nature. Quand nous savons
+que le contact physique et chimique du sang avec les éléments
+nerveux cérébraux est nécessaire pour produire les phénomènes
+intellectuels, cela nous indique les conditions, mais cela ne peut
+rien nous apprendre sur la nature première de l'intelligence. De
+même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques
+produisent l'électricité, cela nous indique des conditions, mais
+cela ne nous apprend rien sur la nature première de l'électricité.
+
+Il faut donc cesser, suivant moi, d'établir entre les phénomènes
+des corps vivants et les phénomènes des corps bruts, une
+différence fondée sur ce que l'on peut connaître la nature des
+premiers, et que l'on doit ignorer celle des seconds. Ce qui est
+vrai, c'est que la nature ou l'essence même de tous les
+phénomènes, qu'ils soient vitaux ou minéraux, nous restera
+toujours inconnue. L'essence du phénomène minéral le plus simple
+est aussi totalement ignorée aujourd'hui du chimiste ou du
+physicien que l'est pour le physiologiste l'essence des phénomènes
+intellectuels ou d'un autre phénomène vital quelconque. Cela se
+conçoit d'ailleurs; la connaissance de la nature intime ou de
+l'absolu, dans le phénomène le plus simple, exigerait la
+connaissance de tout l'univers; car il est évident qu'un phénomène
+de l'univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans
+l'harmonie duquel il entre pour sa part. La vérité absolue, dans
+les corps vivants, serait encore plus difficile à atteindre, car,
+outre qu'elle supposerait la connaissance de tout l'univers
+extérieur au corps vivant, elle exigerait aussi la connaissance
+complète de l'organisme qui forme lui-même, ainsi qu'on l'a dit
+depuis longtemps, un petit monde (microcosme) dans le grand
+univers (macrocosme). La connaissance absolue ne saurait donc rien
+laisser en dehors d'elle, et ce serait à la condition de tout
+savoir qu'il pourrait être donné à l'homme de l'atteindre. L'homme
+se conduit comme s'il devait parvenir à cette connaissance
+absolue, et le pourquoi incessant qu'il adresse à la nature en est
+la preuve. C'est en effet cet espoir constamment déçu, constamment
+renaissant, qui soutient et soutiendra toujours les générations
+successives dans leur ardeur passionnée à rechercher la vérité.
+
+Notre sentiment nous porte à croire, dès l'abord, que la vérité
+absolue doit être de notre domaine; mais l'étude nous enlève peu à
+peu de ces prétentions chimériques. La science a précisément le
+privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant
+la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant
+clairement la limite de notre connaissance actuelle. Mais, par une
+merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi
+notre orgueil, elle augmente notre puissance. Le savant, qui a
+poussé l'analyse expérimentale jusqu'au déterminisme relatif d'un
+phénomène, voit sans doute clairement qu'il ignore ce phénomène
+dans sa cause première, mais il en est devenu maître; l'instrument
+qui agit lui est inconnu, mais il peut s'en servir. Cela est vrai
+dans toutes les sciences expérimentales, où nous ne pouvons
+atteindre que des vérités relatives ou partielles, et connaître
+les phénomènes seulement dans leurs conditions d'existence. Mais
+cette connaissance nous suffit pour étendre notre puissance sur la
+nature. Nous pouvons produire ou empêcher l'apparition des
+phénomènes, quoique nous en ignorions l'essence, par cela seul que
+nous pouvons régler leurs conditions physico-chimiques. Nous
+ignorons l'essence du feu, de l'électricité, de la lumière, et
+cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous
+ignorons complètement l'essence même de la vie, mais nous n'en
+réglerons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaîtrons
+suffisamment leurs conditions d'existence. Seulement dans les
+corps vivants ces conditions sont beaucoup plus complexes et plus
+délicates à saisir que dans les corps bruts; c'est là toute la
+différence.
+
+En résumé, si notre sentiment pose toujours la question du
+pourquoi, notre raison nous montre que la question du comment est
+seule à notre portée; pour le moment, c'est donc la question du
+comment qui seule intéresse le savant et l'expérimentateur. Si
+nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font
+dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et
+savoir comment l'opium ou ses principes font dormir; car le
+sommeil n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en
+contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie. La
+connaissance de ces modifications nous donnera le moyen de
+produire le sommeil ou de l'empêcher, et nous pourrons agir sur le
+phénomène et le régler à notre gré.
+
+Dans les connaissances que nous pouvons acquérir nous devons
+distinguer deux ordres de notions: les unes répondant à la cause
+des phénomènes, et les autres aux moyens de les produire. Nous
+entendons par cause d'un phénomène la condition constante et
+déterminée de son existence; c'est ce que nous appelons le
+déterminisme relatif ou le comment des choses, c'est-à-dire la
+cause prochaine ou déterminante. Les moyens d'obtenir les
+phénomènes sont les procédés variés à l'aide desquels on peut
+arriver à mettre en activité cette cause déterminante unique qui
+réalise le phénomène. La cause nécessaire de la formation de l'eau
+est la combinaison de deux volumes d'hydrogène et d'un volume
+d'oxygène; c'est la cause unique qui doit toujours déterminer le
+phénomène. Il nous serait impossible de concevoir de l'eau sans
+cette condition essentielle. Les conditions accessoires ou les
+procédés pour la formation de l'eau peuvent être très-divers;
+seulement, tous ces procédés arriveront au même résultat:
+combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène dans des proportions
+invariables. Choisissons un autre exemple. Je suppose que l'on
+veuille transformer de la fécule en glycose; on aura une foule de
+moyens ou de procédés pour cela, mais il y aura toujours au fond
+une cause identique, et un déterminisme unique engendrera le
+phénomène. Cette cause, c'est la fixation d'un équivalent d'eau de
+plus sur la substance pour opérer la transformation. Seulement, on
+pourra réaliser cette hydratation dans une foule de conditions et
+par une foule de moyens: à l'aide de l'eau acidulée, à l'aide de
+la chaleur, à l'aide de la diastase animale ou végétale, mais tous
+ces procédés arriveront finalement à une condition unique, qui est
+l'hydratation de la fécule. Le déterminisme, c'est-à-dire la cause
+d'un phénomène est donc unique, quoique les moyens pour le faire
+apparaître puissent être multiples et en apparence très-divers.
+Cette distinction est très-importante à établir, surtout en
+médecine, où il règne, à ce sujet, la plus grande confusion,
+précisément parce que les médecins reconnaissent une multitude de
+causes pour une même maladie. Il suffit, pour se convaincre de ce
+que j'avance, d'ouvrir le premier venu des traités de pathologie.
+Mais toutes les circonstances que l'on énumère ainsi ne sont point
+des causes; ce sont tout au plus des moyens ou des procédés à
+l'aide desquels la maladie peut se produire. Mais la cause réelle
+efficiente d'une maladie doit être constante et déterminée, c'est-
+à-dire unique; autrement ce serait nier la science en médecine.
+Les causes déterminantes sont, il est vrai, beaucoup plus
+difficiles à reconnaître et à déterminer dans les phénomènes des
+êtres vivants; mais elles existent cependant, malgré la diversité
+apparente des moyens employés. C'est ainsi que dans certaines
+actions toxiques, nous voyons des poisons divers amener une cause
+identique et un déterminisme unique pour la mort des éléments
+histologiques, soit, par exemple, la coagulation de la substance
+musculaire. De même, les circonstances variées qui produisent une
+même maladie doivent répondre toutes à une action pathogénique,
+unique et déterminée. En un mot, le déterminisme, qui veut
+l'identité d'effet liée à l'identité de cause, est un axiome
+scientifique qui ne saurait être violé pas plus dans les sciences
+de la vie que dans les sciences des corps bruts.
+
+
+§ X. -- Dans les sciences des corps vivants comme dans celles des
+corps bruts, l'expérimentateur ne crée rien; il ne fait qu'obéir
+aux lois de la nature.
+
+
+Nous ne connaissons les phénomènes de la nature que par leur
+relation avec les causes qui les produisent. Or, la loi des
+phénomènes n'est rien autre chose que cette relation établie
+numériquement, de manière à faire prévoir le rapport de la cause à
+l'effet dans tous les cas donnés. C'est ce rapport établi par
+l'observation, qui permet à l'astronome de prédire les phénomènes
+célestes; c'est encore ce même rapport, établi par l'observation
+et par l'expérience, qui permet au physicien, au chimiste, au
+physiologiste, non-seulement de prédire les phénomènes de la
+nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr,
+pourvu qu'il ne sorte pas des rapports que l'expérience lui a
+indiqués, c'est-à-dire de la loi. Ceci veut dire, en d'autres
+termes, que nous ne pouvons gouverner les phénomènes de la nature
+qu'en nous soumettant aux lois qui les régissent.
+
+L'observateur ne peut qu'observer les phénomènes naturels;
+l'expérimentateur ne peut que les modifier, il ne lui est pas
+donné de les créer ni de les anéantir absolument, parce qu'il ne
+peut pas changer les lois de la nature. Nous avons souvent répété
+que l'expérimentateur n'agit pas sur les phénomènes eux-mêmes,
+mais seulement sur les conditions physico-chimiques qui sont
+nécessaires à leurs manifestations. Les phénomènes ne sont que
+l'expression même du rapport de ces conditions; d'où il résulte,
+que les conditions étant semblables, le rapport sera constant et
+le phénomène identique, et que les conditions venant à changer, le
+rapport sera autre et le phénomène différent. En un mot, pour
+faire apparaître un phénomène nouveau, l'expérimentateur ne fait
+que réaliser des conditions nouvelles, mais il ne crée rien, ni
+comme force ni comme matière. À la fin du siècle dernier, la
+science a proclamé une grande vérité, à savoir, qu'en fait de
+matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; tous
+les corps dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux ne
+sont que des transmutations d'agrégation de matières équivalentes
+en poids. Dans ces derniers temps, la science a proclamé une
+seconde vérité dont elle poursuit encore la démonstration et qui
+est en quelque sorte le complément de la première, à savoir, qu'en
+fait de forces, rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature;
+d'où il suit que toutes les formes des phénomènes de l'univers,
+variées à l'infini, ne sont que des transformations équivalentes
+de forces les unes dans les autres. Je me réserve de traiter
+ailleurs la question de savoir s'il y a des différences qui
+séparent les forces des corps vivants de celles des corps bruts;
+qu'il me suffise de dire pour le moment que les deux vérités qui
+précèdent sont universelles et qu'elles embrassent les phénomènes
+des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts.
+
+Tous les phénomènes, de quelque ordre qu'ils soient, existent
+virtuellement dans les lois immuables de la nature, et ils ne se
+manifestent que lorsque leurs conditions d'existence sont
+réalisées. Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre
+terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de
+notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les
+phénomènes dont elles permettent l'existence. D'autres conditions
+cosmiques feraient nécessairement apparaître un autre monde dans
+lequel se manifesteraient tous les phénomènes qui y
+rencontreraient leurs conditions d'existence, et dans lequel
+disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s'y développer. Mais,
+quelles que soient les variétés de phénomènes infinis que nous
+concevions sur la terre, en nous plaçant par la pensée dans toutes
+les conditions cosmiques que notre imagination peut enfanter, nous
+sommes toujours obligés d'admettre que tout cela se passera
+d'après les lois de la physique, de la chimie et de la
+physiologie, qui existent à notre insu de toute éternité, et que
+dans tout ce qui arriverait il n'y aurait rien de créé ni en force
+ni en matière: qu'il y aurait seulement production de rapports
+différents et par suite création d'êtres et de phénomènes
+nouveaux.
+
+Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature,
+il ne saurait se flatter d'avoir créé les lois qui l'ont fait
+naître; il n'a fait que réaliser les conditions qu'exigeait la loi
+créatrice pour se manifester. Il en est de même pour les corps
+organisés. Un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire
+apparaître des êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu'en
+obéissant à des lois de la nature, qu'ils ne sauraient en aucune
+façon modifier.
+
+Il n'est pas donné à l'homme de pouvoir modifier les phénomènes
+cosmiques de l'univers entier ni même ceux de la terre; mais la
+science qu'il acquiert lui permet cependant de faire varier et de
+modifier les conditions des phénomènes qui sont à sa portée.
+L'homme a déjà gagné ainsi sur la nature minérale une puissance
+qui se révèle avec éclat dans les applications des sciences
+modernes, bien qu'elle paraisse n'être encore qu'à son aurore. La
+science expérimentale appliquée aux corps vivants doit avoir
+également pour résultat de modifier les phénomènes de la vie en
+agissant uniquement sur les conditions de ces phénomènes. Mais ici
+les difficultés se multiplient à raison de la délicatesse des
+conditions des phénomènes vitaux, de la complexité et de la
+solidarité de toutes les parties qui se groupent pour constituer
+un être organisé. C'est ce qui fait que probablement jamais
+l'homme ne pourra agir aussi facilement sur les espèces animales
+ou végétales que sur les espèces minérales. Sa puissance restera
+plus bornée dans les êtres vivants, et d'autant plus qu'ils
+constitueront des organismes plus élevés, c'est-à-dire plus
+compliqués. Néanmoins les entraves qui arrêtent la puissance du
+physiologiste ne résident point dans la nature même des phénomènes
+de la vie, mais seulement dans leur complexité. Le physiologiste
+commencera d'abord par atteindre les phénomènes des végétaux et
+ceux des animaux qui sont en relation plus facile avec le milieu
+cosmique extérieur. L'homme et les animaux élevés paraissent au
+premier abord devoir échapper à son action modificatrice, parce
+qu'ils semblent s'affranchir de l'influence directe de ce milieu
+extérieur. Mais nous savons que les phénomènes vitaux chez
+l'homme, ainsi que chez les animaux qui s'en rapprochent, sont
+liés aux conditions physico-chimiques d'un milieu organique
+intérieur. C'est ce milieu intérieur qu'il nous faudra d'abord
+chercher à connaître, parce que c'est lui qui doit devenir le
+champ d'action réel de la physiologie et de la médecine
+expérimentale.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+CONSIDÉRATIONS EXPÉRIMENTALES SPÉCIALES AUX ÊTRES VIVANTS.
+
+
+
+§ I. -- Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un
+ensemble harmonique des phénomènes.
+
+
+Jusqu'à présent nous avons développé des considérations
+expérimentales qui s'appliquaient aux corps vivants comme aux
+corps bruts; la différence pour les corps vivants résidait
+seulement dans une complexité beaucoup plus grande des phénomènes,
+ce qui rendait l'analyse expérimentale et le déterminisme des
+conditions incomparablement plus difficiles. Mais il existe dans
+les manifestations des corps vivants une solidarité de phénomènes
+toute spéciale sur laquelle nous devons appeler l'attention de
+l'expérimentateur; car, si ce point de vue physiologique était
+négligé dans l'étude des fonctions de la vie, on serait conduit,
+même en expérimentant bien, aux idées les plus fausses et aux
+conséquences les plus erronées.
+
+Nous avons vu dans le chapitre précédent que le but de la méthode
+expérimentale est d'atteindre au déterminisme des phénomènes, de
+quelque nature qu'ils soient, vitaux ou minéraux. Nous savons de
+plus que ce que nous appelons déterminisme d'un phénomène ne
+signifie rien autre chose que la cause déterminante ou la cause
+prochaine qui détermine l'apparition des phénomènes. On obtient
+nécessairement ainsi les conditions d'existence des phénomènes sur
+lesquelles l'expérimentateur doit agir pour faire varier les
+phénomènes. Nous regardons donc comme équivalentes les diverses
+expressions qui précèdent, et le mot déterminisme les résume
+toutes.
+
+Il est très-vrai, comme nous l'avons dit, que la vie n'introduit
+absolument aucune différence dans la méthode scientifique
+expérimentale qui doit être appliquée à l'étude des phénomènes
+physiologiques et que, sous ce rapport, les sciences
+physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent
+exactement sur les mêmes principes d'investigation. Mais cependant
+il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la
+vie est non-seulement un déterminisme très-complexe, mais que
+c'est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement
+hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques
+complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples
+qui se déterminent les uns les autres en s'associant ou se
+combinant pour un but final commun. Or l'objet essentiel pour le
+physiologiste est de déterminer les conditions élémentaires des
+phénomènes physiologiques et de saisir leur subordination
+naturelle, afin d'en comprendre et d'en suivre ensuite les
+diverses combinaisons dans le mécanisme si varié des organismes
+des animaux. L'emblème antique qui représente la vie par un cercle
+formé par un serpent qui se mord la queue donne une image assez
+juste des choses. En effet, dans les organismes complexes,
+l'organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle
+qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes
+vitaux n'ont pas la même importance quoiqu'ils se fassent suite
+dans l'accomplissement du circulus vital. Ainsi les organes
+musculaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui
+préparent le sang; mais le sang à son tour nourrit les organes qui
+le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale qui
+entretient une sorte de mouvement perpétuel jusqu'à ce que le
+dérangement ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire
+ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu
+de la machine animale. Le problème du médecin expérimentateur
+consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement
+organique, c'est-à-dire à saisir le phénomène initial qui amène
+tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, mais
+aussi nécessaire dans sa condition que l'a été le déterminisme
+initial. Ce déterminisme initial sera comme le fil d'Ariane qui
+dirigera l'expérimentateur dans le labyrinthe obscur des
+phénomènes physiologiques et pathologiques, et qui lui permettra
+d'en comprendre les mécanismes variés, mais toujours reliés par
+des déterminismes absolus. Nous verrons, par des exemples
+rapportés plus loin, comment une dislocation de l'organisme ou un
+dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un
+déterminisme simple initial qui provoque ensuite des déterminismes
+plus complexes. Tel est le cas de l'empoisonnement par l'oxyde de
+carbone (voy. IIIe partie). J'ai consacré tout mon enseignement de
+cette année au Collège de France à l'étude du curare, non pour
+faire l'histoire de cette substance par elle-même, mais parce que
+cette étude nous montre comment un déterminisme unique des plus
+simples, tel que la lésion d'une extrémité nerveuse motrice,
+retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux pour
+amener des déterminismes secondaires qui vont en se compliquant de
+plus en plus jusqu'à la mort. J'ai voulu établir ainsi
+expérimentalement l'existence de ces déterminismes intra-
+organiques sur lesquels je reviendrai plus tard, parce que je
+considère leur étude comme la véritable base de la pathologie et
+de la thérapeutique scientifique.
+
+Le physiologiste et le médecin ne doivent donc jamais oublier que
+l'être vivant forme un organisme et une individualité. Le
+physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de
+l'univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour
+eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à
+l'ensemble de la nature. Mais le physiologiste, se trouvant au
+contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il voit
+l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble en
+même temps qu'il cherche à pénétrer dans son intérieur pour
+comprendre le mécanisme de chacune de ces parties. De là il
+résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute
+idée de causes finales dans les faits qu'ils observent; tandis que
+le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et
+préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions
+partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il
+faut donc bien savoir que, si l'on décompose l'organisme vivant en
+isolant ses diverses parties, ce n'est que pour la facilité de
+l'analyse expérimentale, et non point pour les concevoir
+séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété
+physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut
+toujours la rapporter à l'ensemble et ne tirer de conclusion
+définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble. C'est
+sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes
+les parties d'un organisme, que Cuvier a dit que l'expérimentation
+n'était pas applicable aux êtres vivants, parce qu'elle séparait
+des parties organisées qui devaient rester réunies. C'est dans le
+même sens que d'autres physiologistes ou médecins dits vitalistes
+ont proscrit ou proscrivent encore l'expérimentation en médecine.
+Ces vues, qui ont un côté juste, sont néanmoins restées fausses
+dans leurs conclusions générales et elles ont nui considérablement
+à l'avancement de la science. Il est juste de dire, sans doute,
+que les parties constituantes de l'organisme sont inséparables
+physiologiquement les unes des autres, et que toutes concourent à
+un résultat vital commun; mais on ne saurait conclure de là qu'il
+ne faut pas analyser la machine vivante comme on analyse une
+machine brute dont toutes les parties ont également un rôle à
+remplir dans un ensemble. Nous devons, autant que nous le pouvons,
+à l'aide des analyses expérimentales, transporter les actes
+physiologiques en dehors de l'organisme; cet isolement nous permet
+de voir et de mieux saisir les conditions intimes des phénomènes,
+afin de les poursuivre ensuite dans l'organisme pour interpréter
+leur rôle vital. C'est ainsi que nous instituons les digestions et
+les fécondations artificielles pour mieux connaître les digestions
+et les fécondations naturelles. Nous pouvons encore, à raison des
+autonomies organiques, séparer les tissus vivants et les placer,
+au moyen de la circulation artificielle ou autrement, dans des
+conditions où nous pouvons mieux étudier leurs propriétés. On
+isole parfois un organe en détruisant par des anesthésiques les
+réactions du consensus général; on arrive au même résultat en
+divisant les nerfs qui se rendent à une partie, tout en conservant
+les vaisseaux sanguins. À l'aide de l'expérimentation analytique,
+j'ai pu transformer en quelque sorte des animaux à sang chaud en
+animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs
+éléments histologiques; j'ai réussi à empoisonner des glandes
+séparément ou à les faire fonctionner à l'aide de leurs nerfs
+divisés d'une manière tout à fait indépendante de l'organisme.
+Dans ce dernier cas, on peut avoir à volonté la glande
+successivement à l'état de repos absolu ou dans un état de
+fonction exagérée; les deux extrêmes du phénomène étant connus, on
+saisit ensuite facilement tous les intermédiaires, et l'on
+comprend alors comment une fonction toute chimique peut être
+réglée par le système nerveux, de manière à fournir les liquides
+organiques dans des conditions toujours identiques. Nous ne nous
+étendrons pas davantage sur ces indications d'analyse
+expérimentale; nous nous résumerons en disant, que proscrire
+l'analyse des organismes, au moyen de l'expérience, c'est arrêter
+la science et nier la méthode expérimentale; mais que, d'un autre
+côté, pratiquer l'analyse physiologique en perdant de vue l'unité
+harmonique de l'organisme, c'est méconnaître la science vitale et
+lui enlever tout son caractère.
+
+Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l'analyse des
+phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin de voir
+l'action réunie de toutes les parties que l'on avait isolées. À
+propos de ce mot synthèse physiologique, il importe que nous
+développions notre pensée. Il est admis en général que la synthèse
+reconstitue ce que l'analyse avait séparé, et qu'à ce titre la
+synthèse vérifie l'analyse dont elle n'est que la contre-épreuve
+ou le complément nécessaire. Cette définition est absolument vraie
+pour les analyses et les synthèses de la matière. En chimie, la
+synthèse donne poids pour poids le même corps composé de matières
+identiques, unies dans les mêmes proportions; mais quand il s'agit
+de faire l'analyse et la synthèse des propriétés des corps, c'est-
+à-dire la synthèse des phénomènes, cela devient beaucoup plus
+difficile. En effet, les propriétés des corps ne résultent pas
+seulement de la nature et des proportions de la matière, mais
+encore de l'arrangement de cette même matière. En outre, il
+arrive, comme on sait, que les propriétés qui apparaissent ou
+disparaissent dans la synthèse et dans l'analyse, ne peuvent pas
+être considérées comme une simple addition ou une pure
+soustraction des propriétés des corps composants. C'est ainsi, par
+exemple, que les propriétés de l'oxygène et de l'hydrogène ne nous
+rendent pas compte de propriétés de l'eau qui résulte cependant de
+leur combinaison.
+
+Je ne veux pas examiner ces questions ardues, mais cependant
+fondamentales, des propriétés relatives des corps composés ou
+composants; elles trouveront mieux leur place ailleurs. Je
+rappellerai seulement ici que les phénomènes ne sont que
+l'expression des relations des corps, d'où il résulte qu'en
+dissociant les parties d'un tout, on doit faire cesser des
+phénomènes par cela seul qu'on détruit des relations. Il en
+résulte encore qu'en physiologie, l'analyse qui nous apprend les
+propriétés des parties organisées élémentaires isolées ne nous
+donnerait cependant jamais qu'une synthèse idéale très-incomplète;
+de même que la connaissance de l'homme isolé ne nous apporterait
+pas la connaissance de toutes les institutions qui résultent de
+son association et qui ne peuvent se manifester que par la vie
+sociale. En un mot, quand on réunit des éléments physiologiques,
+on voit apparaître des propriétés qui n'étaient pas appréciables
+dans ces éléments séparés. Il faut donc toujours procéder
+expérimentalement dans la synthèse vitale, parce que des
+phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de
+l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments
+organisés. Tout cela prouve que ces éléments, quoique distincts et
+autonomes, ne jouent pas pour cela le rôle de simples associés, et
+que leur union exprime plus que l'addition de leurs propriétés
+séparées. Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l'étude
+expérimentale de phénomènes psychologiques sont en grande partie
+dus à des difficultés de cet ordre; car, malgré leur nature
+merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est
+impossible, selon moi, de ne pas faire rentrer les phénomènes
+cérébraux, comme tous les autres phénomènes des corps vivants,
+dans les lois d'un déterminisme scientifique.
+
+Le physiologiste et le médecin doivent donc toujours considérer en
+même temps les organismes dans leur ensemble et dans leurs
+détails, sans jamais perdre de vue les conditions spéciales de
+tous les phénomènes particuliers dont la résultante constitue
+l'individu. Toutefois les faits particuliers ne sont jamais
+scientifiques: la généralisation seule peut constituer la science.
+Mais il y a là un double écueil à éviter; car si l'excès des
+particularités est antiscientifique, l'excès des généralités crée
+une science idéale qui n'a plus de lien avec la réalité. Cet
+écueil, qui est minime pour le naturaliste contemplatif, devient
+très-grand pour le médecin qui doit surtout rechercher les vérités
+objectives et pratiques. Il faut admirer sans doute ces vastes
+horizons entrevus par le génie des Goethe, Oken, Carus, Geoffroy
+Saint-Hilaire, Darwin, dans lesquels une conception générale nous
+montre tous les êtres vivants comme étant l'expression de types
+qui se transforment sans cesse dans l'évolution des organismes et
+des espèces, et dans lesquels chaque être vivant disparaît
+individuellement comme un reflet de l'ensemble auquel il
+appartient. En médecine, on peut aussi s'élever aux généralités
+les plus abstraites, soit que, se plaçant au point de vue du
+naturaliste, on regarde les maladies comme des espèces morbides
+qu'il s'agit de définir et de classer nosologiquement, soit que,
+partant du point de vue physiologique, on considère que la maladie
+n'existe pas en ce sens qu'elle ne serait qu'un cas particulier de
+l'état physiologique. Sans doute toutes ces vues sont des clartés
+qui nous dirigent et nous sont utiles. Mais si l'on se livrait
+exclusivement à cette contemplation hypothétique, on tournerait
+bientôt le dos à la réalité; et ce serait, suivant moi, mal
+comprendre la vraie philosophie scientifique que d'établir une
+sorte d'opposition ou d'exclusion entre la pratique qui exige la
+connaissance des particularités et les généralisations précédentes
+qui tendent à confondre tout dans tout. En effet, le médecin n'est
+point le médecin des êtres vivants en général, pas même le médecin
+du genre humain, mais bien le médecin de l'individu humain, et de
+plus le médecin d'un individu dans certaines conditions morbides
+qui lui sont spéciales et qui constituent ce que l'on a appelé son
+idiosyncrasie. D'où il semblerait résulter que la médecine, à
+rencontre des autres sciences, doive se constituer en
+particularisant de plus en plus. Cette opinion serait une erreur;
+il n'y a là que des apparences, car pour toutes les sciences,
+c'est la généralisation qui conduit à la loi des phénomènes et au
+vrai but scientifique. Seulement, il faut savoir que toutes les
+généralisations morphologiques auxquelles nous avons fait allusion
+plus haut, et qui servent de point d'appui au naturaliste, sont
+trop superficielles et dès lors insuffisantes pour le
+physiologiste et pour le médecin. Le naturaliste, le physiologiste
+et le médecin ont en vue des problèmes tout différents, ce qui
+fait que leurs recherches ne marchent point parallèlement et qu'on
+ne peut pas, par exemple, établir une échelle physiologique
+exactement superposée à l'échelle zoologique. Le physiologiste et
+le médecin descendent dans le problème biologique beaucoup plus
+profondément que le zoologiste; le physiologiste considère les
+conditions générales d'existence des phénomènes de la vie ainsi
+que les diverses modifications que ces conditions peuvent subir.
+Mais le médecin ne se contente pas de savoir que tous les
+phénomènes vitaux ont des conditions identiques chez tous les
+êtres vivants, il faut qu'il aille encore plus loin dans l'étude
+des détails de ces conditions chez chaque individu considéré dans
+des circonstances morbides données. Ce ne sera donc qu'après être
+descendus aussi profondément que possible dans l'intimité des
+phénomènes vitaux à l'état normal et à l'état pathologique, que le
+physiologiste et le médecin pourront remonter à des généralités
+lumineuses et fécondes.
+
+La vie a son essence primitive dans la force de développement
+organique, force qui constituait la nature médicatrice
+d'Hippocrate et l'archeus faber de van Helmont. Mais, quelle que
+soit l'idée que l'on ait de la nature de cette force, elle se
+manifeste toujours concurremment et parallèlement avec des
+conditions physico-chimiques propres aux phénomènes vitaux. C'est
+donc par l'étude des particularités physico-chimiques que le
+médecin comprendra les individualités comme des cas spéciaux
+contenus dans la loi générale, et retrouvera là, comme partout,
+une généralisation harmonique de la variété dans l'unité. Mais le
+médecin traitant la variété, il doit toujours chercher à la
+déterminer dans ses études et la comprendre dans ses
+généralisations.
+
+S'il fallait définir la vie d'un seul mot, qui, en exprimant bien
+ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi,
+distingue nettement la science biologique, je dirais: la vie,
+c'est la création. En effet, l'organisme créé est une machine qui
+fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico-
+chimiques de ses éléments constituants. Nous distinguons
+aujourd'hui trois ordres de propriétés manifestées dans les
+phénomènes des êtres vivants: propriétés physiques, propriétés
+chimiques et propriétés vitales. Cette dernière dénomination de
+propriétés vitales n'est, elle-même, que provisoire; car nous
+appelons vitales les propriétés organiques que nous n'avons pas
+encore pu réduire à des considérations physico-chimiques; mais il
+n'est pas douteux qu'on y arrivera un jour. De sorte que ce qui
+caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses
+propriétés physico-chimiques, si complexes qu'elles soient, mais
+bien la création de cette machine qui se développe sous nos yeux
+dans les conditions qui lui sont propres et d'après une idée
+définie qui exprime la nature de l'être vivant et l'essence même
+de la vie.
+
+Quand un poulet se développe dans un oeuf, ce n'est point la
+formation du corps animal, en tant que groupement d'éléments
+chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale. Ce
+groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les
+propriétés chimico-physiques de la matière; mais ce qui est
+essentiellement du domaine de la vie et ce qui n'appartient ni à
+la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c'est l'idée
+directrice de cette évolution vitale. Dans tout germe vivant, il y
+a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par
+l'organisation. Pendant toute sa durée, l'être vivant reste sous
+l'influence de cette même force vitale créatrice, et la mort
+arrive lorsqu'elle ne peut plus se réaliser. Ici, comme partout,
+tout dérive de l'idée qui elle seule crée et dirige; les moyens de
+manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes
+de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères
+de l'alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour
+exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers. C'est
+toujours cette même idée vitale qui conserve l'être, en
+reconstituant les parties vivantes désorganisées par l'exercice ou
+détruites par les accidents et par les maladies; de sorte que
+c'est aux conditions physico-chimiques de ce développement
+primitif qu'il faudra toujours faire remonter les explications
+vitales, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique. Nous
+verrons en effet que le physiologiste et le médecin ne peuvent
+réellement agir que par l'intermédiaire de la physico-chimie
+animale, c'est-à-dire par une physique et une chimie qui
+s'accomplissent sur le terrain vital spécial où se développent, se
+créent et s'entretiennent, d'après une idée définie et suivant des
+déterminismes rigoureux, les conditions d'existence de tous les
+phénomènes de l'organisme vivant.
+
+
+§ II. -- De la pratique expérimentale sur les êtres vivants.
+
+
+La méthode expérimentale et les principes de l'expérimentation
+sont, ainsi que nous l'avons dit, identiques dans les phénomènes
+des corps bruts et dans les phénomènes des corps vivants. Mais il
+ne saurait en être de même de la pratique expérimentale, et il est
+facile de concevoir que l'organisation spéciale des corps vivants
+doive exiger, pour être analysés, des procédés d'une nature
+particulière et nous présenter des difficultés sui generis.
+Toutefois, les considérations et les préceptes spéciaux que nous
+allons avoir à donner pour prémunir le physiologiste contre les
+causes d'erreur de la pratique expérimentale, ne se rapportent
+qu'à la délicatesse, à la mobilité et à la fugacité des propriétés
+vitales, ainsi qu'à la complexité des phénomènes de la vie. Il ne
+s'agit en effet pour le physiologiste que de décomposer la machine
+vivante, afin d'étudier et de mesurer, à l'aide d'instruments et
+de procédés empruntés à la physique et à la chimie, les divers
+phénomènes vitaux dont il cherche à découvrir les lois.
+
+Les sciences possèdent chacune sinon une méthode propre, au moins
+des procédés spéciaux, et, de plus, elles se servent
+réciproquement d'instruments les unes aux autres. Les
+mathématiques servent d'instrument à la physique, à la chimie et à
+la biologie dans des limites diverses; la physique et la chimie
+servent d'instruments puissants à la physiologie et à la médecine.
+Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien
+distinguer le savant qui fait avancer chaque science de celui qui
+s'en sert. Le physicien et le chimiste ne sont pas mathématiciens
+parce qu'ils emploient le calcul; le physiologiste n'est pas
+chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de réactifs chimiques
+ou d'instruments de physique, pas plus que le chimiste et le
+physicien ne sont physiologistes parce qu'ils étudient la
+composition ou les propriétés de certains liquides et tissus
+animaux ou végétaux. Chaque science a son problème et son point de
+vue qu'il ne faut point confondre sans s'exposer à égarer la
+recherche scientifique. Cette confusion s'est pourtant fréquemment
+présentée dans la science biologique qui, à raison de sa
+complexité, a besoin du secours de toutes les autres sciences. On
+a vu et l'on voit souvent encore des chimistes et des physiciens
+qui, au lieu de se borner à demander aux phénomènes des corps
+vivants de leur fournir des moyens ou des arguments propres à
+établir certains principes de leur science, veulent encore
+absorber la physiologie et la réduire à de simples phénomènes
+physico-chimiques. Ils donnent de la vie des explications ou des
+systèmes qui parfois séduisent par leur trompeuse simplicité, mais
+qui dans tous les cas nuisent à la science biologique en y
+introduisant une fausse direction et des erreurs qu'il faut
+ensuite longtemps pour dissiper. En un mot, la biologie a son
+problème spécial et son point de vue déterminé; elle n'emprunte
+aux autres sciences que leur secours et leurs méthodes, mais non
+leurs théories. Ce secours des autres sciences est si puissant,
+que sans lui le développement de la science des phénomènes de la
+vie est impossible. La connaissance préalable des sciences
+physico-chimiques n'est donc point accessoire à la biologie comme
+on le dit ordinairement, mais au contraire elle lui est
+essentielle et fondamentale. C'est pourquoi je pense qu'il
+convient d'appeler les sciences physico-chimiques les sciences
+auxiliaires et non les sciences accessoires de la physiologie.
+Nous verrons que l'anatomie devient aussi une science auxiliaire
+de la physiologie, de même que la physiologie elle-même, qui exige
+le secours de l'anatomie de toutes les sciences physico-chimiques,
+devient la science la plus immédiatement auxiliaire de la médecine
+et constitue sa vraie base scientifique.
+
+L'application des sciences physico-chimiques à la physiologie et
+l'emploi de leurs procédés comme instruments propres à analyser
+les phénomènes de la vie, offrent un grand nombre de difficultés
+inhérentes, ainsi que nous l'avons dit, à la mobilité et à la
+fugacité des phénomènes de la vie. C'est là une cause de la
+spontanéité et de la mobilité dont jouissent les êtres vivants, et
+c'est une circonstance qui rend les propriétés des corps organisés
+très-difficiles à fixer et à étudier. Il importe de revenir ici un
+instant sur la nature de ces difficultés, ainsi que j'ai déjà eu
+l'occasion de le faire souvent dans mes cours[20].
+
+Pour tout le monde un corps vivant diffère essentiellement dès
+l'abord d'un corps brut au point de vue de l'expérimentation. D'un
+côté, le corps brut n'a en lui aucune spontanéité; ses propriétés
+s'équilibrant avec les conditions extérieures, il tombe bientôt,
+comme on le dit, en indifférence physico-chimique, c'est-à-dire
+dans un équilibre stable avec ce qui l'entoure. Dès lors toutes
+les modifications de phénomènes qu'il éprouvera proviendront
+nécessairement de changements survenus dans les circonstances
+ambiantes, et l'on conçoit qu'en tenant compte exactement de ces
+circonstances, on soit sûr de posséder les conditions
+expérimentales qui sont nécessaires à la conception d'une bonne
+expérience. Le corps vivant, surtout chez les animaux élevés, ne
+tombe jamais en indifférence chimico-physique avec le milieu
+extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution
+organique en apparence spontanée et constante, et, bien que cette
+évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se
+manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et
+dans sa modalité. Ce qui le prouve, c'est qu'on voit un être
+vivant naître, se développer, devenir malade et mourir, sans que
+cependant les conditions du monde extérieur changent pour
+l'observateur.
+
+De ce qui précède il résulte que celui qui expérimente sur les
+corps bruts peut, à l'aide de certains instruments, tels que le
+baromètre, le thermomètre, l'hygromètre, se placer dans des
+conditions identiques et obtenir par conséquent des expériences
+bien définies et semblables. Les physiologistes et les médecins,
+avec raison, ont imité les physiciens et cherché à rendre leurs
+expériences plus exactes en se servant des mêmes instruments
+qu'eux. Mais on voit aussitôt que ces conditions extérieures, dont
+le changement importe tant au physicien et au chimiste, sont d'une
+beaucoup plus faible valeur pour le médecin. En effet, les
+modifications sont toujours sollicitées dans les phénomènes des
+corps bruts, par un changement cosmique extérieur, et il arrive
+parfois qu'une très-légère modification dans la température
+ambiante ou dans la pression barométrique amène des changements
+importants dans les phénomènes des corps bruts. Mais les
+phénomènes de la vie, chez l'homme et chez les animaux élevés,
+peuvent se modifier sans qu'il arrive aucun changement cosmique
+extérieur appréciable, et de légères modifications thermométriques
+et barométriques n'exercent souvent aucune influence réelle sur
+les manifestations vitales; et, bien qu'on ne puisse pas dire que
+ces influences cosmiques extérieures soient essentiellement
+nulles, il arrive des circonstances où il serait presque ridicule
+d'en tenir compte. Tel est le cas d'un expérimentateur qui,
+répétant mes expériences de la piqûre du plancher du quatrième
+ventricule pour produire le diabète artificiel, a cru faire preuve
+d'une plus grande exactitude, en notant avec soin la pression
+barométrique au moment où il pratiquait l'expérience!
+
+Cependant si, au lieu d'expérimenter sur l'homme ou sur les
+animaux supérieurs, nous expérimentons sur des êtres vivants
+inférieurs, animaux ou végétaux, nous verrons que ces indications
+thermométriques, barométriques et hygrométriques, qui avaient si
+peu d'importance pour les premiers, doivent, au contraire, être
+tenues en très-sérieuse considération pour les seconds. En effet,
+si pour des infusoires nous faisons varier les conditions
+d'humidité, de chaleur et de pression atmosphérique, nous verrons
+les manifestations vitales de ces êtres se modifier ou s'anéantir
+suivant les variations plus ou moins considérables que nous
+introduirons dans les influences cosmiques citées plus haut. Chez
+les végétaux et chez les animaux à sang froid, nous voyons encore
+les conditions de température et d'humidité du milieu cosmique
+jouer un très-grand rôle dans les manifestations de la vie. C'est
+ce qu'on appelle l'influence des saisons, que tout le monde
+connaît. Il n'y aurait donc en définitive que les animaux à sang
+chaud et l'homme qui sembleraient se soustraire à ces influences
+cosmiques et avoir des manifestations libres et indépendantes.
+Nous avons déjà dit ailleurs que cette sorte d'indépendance des
+manifestations vitales de l'homme et des animaux supérieurs est le
+résultat d'une perfection plus grande de leur organisme, mais non
+la preuve que les manifestations de la vie chez ces êtres,
+physiologiquement plus parfaits, se trouvent soumises à d'autres
+lois ou à d'autres causes. En effet, nous savons que ce sont les
+éléments histologiques de nos organes qui expriment les phénomènes
+de la vie; or, si ces éléments ne subissent pas de variations dans
+leurs fonctions sous l'influence des variations de température,
+d'humidité et de pression de l'atmosphère extérieure, c'est qu'ils
+se trouvent plongés dans un milieu organique ou dans une
+atmosphère intérieure dont les conditions de température,
+d'humidité et de pression ne changent pas avec les variations du
+milieu cosmique. D'où il faut conclure qu'au fond les
+manifestations vitales chez les animaux à sang chaud et chez
+l'homme sont également soumises à des conditions physico-chimiques
+précises et déterminées.
+
+En récapitulant tout ce que nous avons dit précédemment, on voit
+qu'il y a dans tous les phénomènes naturels des conditions de
+milieu qui règlent leurs manifestations phénoménales. Les
+conditions de notre milieu cosmique règlent en général les
+phénomènes minéraux qui se passent à la surface de la terre; mais
+les êtres organisés renferment en eux les conditions particulières
+de leurs manifestations vitales, et, à mesure que l'organisme,
+c'est-à-dire la machine vivante, se perfectionne, ses éléments
+organisés devenant plus délicats, elle crée les conditions
+spéciales d'un milieu organique qui s'isole de plus en plus du
+milieu cosmique. Nous retombons ainsi dans la distinction que j'ai
+établie depuis longtemps et que je crois très-féconde, à savoir,
+qu'il y a en physiologie deux milieux à considérer: le milieu
+macrocosmique, général, et le milieu microcosmique, particulier à
+l'être vivant; le dernier se trouve plus ou moins indépendant du
+premier suivant le degré de perfectionnement de l'organisme.
+D'ailleurs ce que nous voyons ici pour la machine vivante se
+conçoit facilement, puisqu'il en est de même pour les machines
+brutes que l'homme crée. Ainsi, les modifications climatériques
+n'ont aucune influence sur la marche d'une machine à vapeur,
+quoique tout le monde sache que dans l'intérieur de cette machine
+il y a des conditions précises de température, de pression et
+d'humidité qui règlent mathématiquement tous ses mouvements. Nous
+pourrions donc aussi, pour les machines brutes, distinguer un
+milieu macrocosmique et un milieu microcosmique. Dans tous les
+cas, la perfection de la machine consistera à être de plus en plus
+libre et indépendante, de façon à subir de moins en moins les
+influences du milieu extérieur. La machine humaine sera d'autant
+plus parfaite qu'elle se défendra mieux contre la pénétration des
+influences du milieu extérieur; quand l'organisme vieillit et
+qu'il s'affaiblit, il devient plus sensible aux influences
+extérieures du froid, du chaud, de l'humide, ainsi qu'à toutes les
+autres influences climatériques en général.
+
+En résumé, si nous voulons atteindre les conditions exactes des
+manifestations vitales chez l'homme et chez les animaux
+supérieurs, ce n'est point réellement dans le milieu cosmique
+extérieur qu'il faut chercher, mais bien dans le milieu organique
+intérieur. C'est, en effet, dans l'étude de ces conditions
+organiques intérieures, ainsi que nous l'avons dit souvent, que se
+trouve l'explication directe et vraie des phénomènes de la vie, de
+la santé, de la maladie et de la mort de l'organisme. Nous ne
+voyons à l'extérieur que la résultante de toutes les actions
+intérieures du corps, qui nous apparaissent alors comme le
+résultat d'une force vitale distincte n'ayant que des rapports
+éloignés avec les conditions physico-chimiques du milieu extérieur
+et se manifestant toujours comme une sorte de personnification
+organique douée de tendances spécifiques. Nous avons dit ailleurs
+que la médecine antique considéra l'influence du milieu cosmique,
+des eaux, des airs et des lieux; on peut, en effet, tirer de là
+d'utiles indications pour l'hygiène et pour les modifications
+morbides. Mais ce qui distinguera la médecine expérimentale
+moderne, ce sera d'être fondée surtout sur la connaissance du
+milieu intérieur dans lequel viennent agir les influences normales
+et morbides ainsi que les influences médicamenteuses. Mais comment
+connaître ce milieu intérieur de l'organisme si complexe chez
+l'homme et chez les animaux supérieurs, si ce n'est en y
+descendant en quelque sorte et en y pénétrant au moyen de
+l'expérimentation appliquée aux corps vivants? Ce qui veut dire
+que, pour analyser les phénomènes de la vie, il faut
+nécessairement pénétrer dans les organismes vivants à l'aide des
+procédés de vivisection.
+
+En résumé, c'est seulement dans les conditions physico-chimiques
+du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des
+phénomènes extérieurs de la vie. La vie de l'organisme n'est
+qu'une résultante de toutes les actions intimes; elle peut se
+montrer plus ou moins vive et plus ou moins affaiblie et
+languissante, sans que rien dans le milieu extérieur puisse nous
+l'expliquer parce qu'elle est réglée par les conditions du milieu
+intérieur. C'est donc dans les propriétés physico-chimiques du
+milieu intérieur que nous devons chercher les véritables bases de
+la physique et de la chimie animales. Toutefois, nous verrons plus
+loin qu'il y a à considérer, outre les conditions physico-
+chimiques indispensables à la manifestation de la vie, des
+conditions physiologiques évolutives spéciales qui sont le quid
+proprium de la science biologique. J'ai toujours beaucoup insisté
+sur cette distinction, parce que je crois qu'elle est
+fondamentale, et que les considérations physiologiques doivent
+être prédominantes dans un traité d'expérimentation appliquée à la
+médecine. En effet, c'est là que nous trouverons les différences
+dues aux influences de l'âge, du sexe, de l'espèce, de la race, de
+l'état d'abstinence ou de digestion, etc. Cela nous amènera à
+considérer dans l'organisme des réactions réciproques et
+simultanées du milieu intérieur sur les organes, et des organes
+sur le milieu intérieur.
+
+
+§ III. -- De la vivisection.
+
+
+On n'a pu découvrir les lois de la matière brute qu'en pénétrant
+dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra
+arriver à connaître les lois et les propriétés de la matière
+vivante qu'en disloquant les organismes vivants pour s'introduire
+dans leur milieu intérieur. Il faut donc nécessairement, après
+avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à
+découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées
+de l'organisme; c'est à ces sortes d'opérations qu'on donne le nom
+de vivisections, et sans ce mode d'investigation, il n'y a pas de
+physiologie ni de médecine scientifique possibles: pour apprendre
+comment l'homme et les animaux vivent, il est indispensable d'en
+voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne
+peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des
+mécanismes de la mort.
+
+À toutes les époques on a senti cette vérité et, dès les temps les
+plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non-seulement des
+expériences thérapeutiques, mais même des vivisections. On raconte
+que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins
+afin qu'ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine.
+Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent
+trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les
+poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à
+mort[21]. Celse rappelle et approuve les vivisections d'Hérophile
+et d'Érasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement
+des Ptolémées. Il n'est pas cruel, dit-il, d'imposer des supplices
+à quelques coupables, supplices qui doivent profiter à des
+multitudes d'innocents pendant le cours de tous les siècles[22]. Le
+grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d'anatomie
+à Pise, un criminel avec permission qu'il le fît mourir et qu'il
+le disséquât à son gré. Le condamné ayant une fièvre quarte,
+Fallope voulut expérimenter l'influence des effets de l'opium sur
+les paroxysmes. Il administra deux gros d'opium pendant
+l'intermission; la mort survint à la deuxième expérimentation[23].
+De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l'on
+connaît l'histoire de l'archer de Meudon[24], qui reçut sa grâce
+parce qu'on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès. Les
+vivisections sur les animaux remontent également très-loin. On
+peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les
+animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes
+ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les
+procédés employés pour l'expérimentation. Galien ne pratiqua guère
+que des expériences du genre de celles que nous avons appelées
+expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à
+détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le
+trouble que sa soustraction produit. Galien a résumé les
+expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les
+effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs
+diverses, ceux de la perforation de la poitrine, d'un côté ou des
+deux côtés à la fois; les effets de la section des nerfs qui se
+rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent. Il
+a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la
+déglutition[25]. Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en
+loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents.
+C'est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli,
+Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu'à nous. De notre
+temps, et surtout sous l'influence de Magendie, la vivisection est
+entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine
+comme un procédé d'étude habituel et indispensable.
+
+Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont
+pendant très-longtemps arrêté le progrès de l'anatomie. De même la
+vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des
+détracteurs. Nous n'avons pas la prétention de détruire tous les
+préjugés dans le monde; nous n'avons pas non plus à nous occuper
+ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections,
+puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à-
+dire la médecine scientifique. Toutefois nous examinerons quelques
+questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique
+que se proposent les vivisections.
+
+D'abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des
+vivisections sur l'homme? Tous les jours le médecin fait des
+expériences thérapeutiques sur ses malades, et tous les jours le
+chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc
+expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites? On a le
+devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une
+expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le
+guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de
+moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais
+pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être
+nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût
+intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres.
+Mais cela n'empêche pas qu'en faisant les expériences et les
+opérations toujours exclusivement au point de l'intérêt du malade
+qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la
+science. En effet, il ne saurait en être autrement; un vieux
+médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup
+traité de malades, sera plus expérimenté, c'est-à-dire
+expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu'il s'est
+instruit par les expériences qu'il a faites sur d'autres. Le
+chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas
+divers s'instruira et se perfectionnera expérimentalement. Donc,
+on le voit, l'instruction n'arrive jamais que par l'expérience, et
+cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons
+données au commencement de cette introduction.
+
+Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les
+condamnés à mort? On a cité des exemples analogues à celui que
+nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s'était permis
+des opérations dangereuses en offrant aux condamnés leur grâce en
+échange. Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives;
+je partage complètement ces idées. Cependant, je considère comme
+très-utile à la science et comme parfaitement permis de faire des
+recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la
+décapitation chez les suppliciés. Un helminthologiste fit avaler à
+une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans
+qu'elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s'étaient
+développés dans ses intestins[26]. D'autres ont fait des
+expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt
+succomber; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes.
+Ces sortes d'expériences étant très-intéressantes pour la science,
+et ne pouvant être concluantes que sur l'homme, me semblent très-
+permises quand elles n'entraînent aucune souffrance ni aucun
+inconvénient chez le sujet expérimenté. Car, il ne faut pas s'y
+tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son
+prochain ni sur soi-même; dans la pratique de la vie, les hommes
+ne font que faire des expériences les uns sur les autres. La
+morale chrétienne ne défend qu'une seule chose, c'est de faire du
+mal à son prochain. Donc, parmi les expériences qu'on peut tenter
+sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues,
+celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent
+faire du bien sont commandées.
+
+Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de
+faire des expériences et des vivisections sur les animaux? Quant à
+moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue.
+Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le
+droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie,
+pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui
+défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les
+plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter; la science de la
+vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut
+sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié
+d'autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les
+animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop
+d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir
+étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il soit
+moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus
+ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement
+expérimentés sur des chiens; car je prouverai plus loin que tout
+ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être
+concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il
+est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est
+dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux
+autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des
+expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès
+qu'elles peuvent être utiles pour l'homme.
+
+Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de
+sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les
+objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées
+scientifiques? Tous les sentiments sont respectables, et je me
+garderai bien d'en jamais froisser aucun. Je les explique très-
+bien, et c'est pour cela qu'ils ne m'arrêtent pas. Je comprends
+parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de
+certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne
+puissent passe rendre compte de la nécessité des expériences et
+des vivisections pour constituer la science biologique. Je
+comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus
+par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le
+physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il
+ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans
+cette introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne
+aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même
+dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques
+matériellement peuvent avoir une signification morale opposée,
+suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin,
+le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le
+sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est
+l'idée qui dirige leur bras? Le chirurgien, le physiologiste et
+Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres
+vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée?
+Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois[27], de
+justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur
+adressent les gens étrangers à la science; la différence des idées
+explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est
+un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée
+scientifique qu'il poursuit: il n'entend plus les cris des
+animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son
+idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des
+problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas
+arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce
+qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même
+encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier
+horrible; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit
+avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides
+qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et
+d'horreur. D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses
+ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est
+impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si
+différentes, puissent jamais s'entendre; et comme il est
+impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir
+souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer
+de règle de conduite que de sa propre conscience.
+
+Le principe scientifique de la vivisection est d'ailleurs facile à
+saisir. Il s'agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier
+certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et
+de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité. La vivisection,
+considérée comme méthode analytique d'investigation sur le vivant,
+comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à
+agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes, soit
+sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes. Il y a
+des vivisections extemporanées et d'autres vivisections dans
+lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en
+conservant les animaux. D'autres fois la vivisection n'est qu'une
+autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus
+immédiatement après la mort. Ces procédés divers d'étude
+analytique des mécanismes de la vie, chez l'animal vivant, sont
+indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la
+pathologie et à la thérapeutique. Toutefois, il ne faudrait pas
+croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la
+méthode expérimentale appliquée à l'étude des phénomènes de la
+vie. La vivisection n'est qu'une dissection anatomique sur le
+vivant; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens
+physico-chimiques d'investigation qu'il s'agit de porter dans
+l'organisme. Réduite à elle-même, la vivisection n'aurait qu'une
+portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous
+induire en erreur sur le véritable rôle des organes. Par ces
+réserves je ne nie pas l'utilité ni même la nécessité absolue de
+la vivisection dans l'étude des phénomènes de la vie; je la
+déclare seulement insuffisante. En effet, nos instruments de
+vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits,
+que nous ne pouvons atteindre dans l'organisme que des parties
+grossières et complexes. La vivisection, sous le microscope,
+arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très-
+grandes difficultés et n'est applicable qu'à de très-petits
+animaux. Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la
+vivisection, nous avons d'autres moyens de pénétrer plus loin et
+de nous adresser même aux parties élémentaires de l'organisme dans
+lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes
+vitaux. Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire
+dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur
+tel ou tel élément histologique. Les empoisonnements localisés,
+ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent
+de précieux moyens d'analyse physiologique. Les poisons sont de
+véritables réactifs de la vie, des instruments d'une délicatesse
+extrême qui vont disséquer les éléments vitaux. Je crois avoir été
+le premier à considérer l'étude des poisons à ce point de vue, car
+je pense que l'étude attentive des modificateurs histologiques
+doit former la base commune de la physiologie générale, de la
+pathologie et de la thérapeutique. En effet, c'est toujours aux
+éléments organiques qu'il faut remonter pour trouver les
+explications vitales les plus simples.
+
+En résumé, la vivisection est la dislocation de l'organisme vivant
+à l'aide d'instruments et de procédés qui peuvent en isoler les
+différentes parties. Il est facile de comprendre que cette
+dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le
+mort.
+
+
+§ IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection.
+
+
+L'anatomie est la base nécessaire de toutes les recherches
+médicales théoriques et pratiques. Le cadavre est l'organisme
+privé du mouvement vital, et c'est naturellement dans l'étude des
+organes morts que l'on a cherché la première explication des
+phénomènes de la vie, de même que c'est dans l'étude des organes
+d'une machine en repos que l'on cherche l'explication du jeu de la
+machine en mouvement. L'anatomie de l'homme semblait donc devoir
+être la base de la physiologie et de la médecine humaines.
+Cependant les préjugés s'opposèrent à la dissection des cadavres,
+et l'on disséqua, à défaut de corps humains, des cadavres
+d'animaux aussi rapprochés de l'homme que possible par leur
+organisation: c'est ainsi que toute l'anatomie et la physiologie
+de Galien furent faites principalement sur des singes. Galien
+pratiquait en même temps des dissections cadavériques et des
+expériences sur les animaux vivants, ce qui prouve qu'il avait
+parfaitement compris que la dissection cadavérique n'a d'intérêt
+qu'autant qu'on la met en comparaison avec la dissection sur le
+vivant. De cette manière, en effet, l'anatomie n'est que le
+premier pas de la physiologie. L'anatomie est une science stérile
+par elle-même; elle n'a de raison d'être que parce qu'il y a des
+hommes et des animaux vivants, sains et malades, et qu'elle peut
+être utile à la physiologie et à la pathologie. Nous nous
+bornerons à examiner ici les genres de services que, dans l'état
+actuel de nos connaissances, l'anatomie, soit de l'homme, soit des
+animaux, peut rendre à la physiologie et à la médecine. Cela m'a
+paru d'autant plus nécessaire qu'il règne à ce sujet dans la
+science des idées différentes; il est bien entendu que, pour juger
+ces questions, nous nous plaçons toujours à notre point de vue de
+la physiologie et de la médecine expérimentales, qui forment la
+science médicale vraiment active. Dans la biologie on peut
+admettre des points de vue divers qui constituent, en quelque
+sorte, autant de sous-sciences distinctes. En effet, chaque
+science n'est séparée d'une autre science que parce qu'elle a un
+point de vue particulier et un problème spécial. On peut
+distinguer dans la biologie normale le point de vue zoologique, le
+point de vue anatomique simple et comparatif, le point de vue
+physiologique spécial et général. La zoologie, donnant la
+description et la classification des espèces, n'est qu'une science
+d'observation qui sert de vestibule à la vraie science des
+animaux. Le zoologiste ne fait que cataloguer les animaux d'après
+les caractères extérieurs et intérieurs de forme, suivant les
+types et les lois que la nature lui présente dans la formation de
+ces types. Le but du zoologiste est la classification des êtres
+d'après une sorte de plan de création, et le problème se résume
+pour lui à trouver la place exacte que doit occuper un animal dans
+une classification donnée.
+
+L'anatomie, ou science de l'organisation des animaux, a une
+relation plus intime et plus nécessaire avec la physiologie.
+Cependant le point de vue anatomique diffère du point de vue
+physiologique, en ce que l'anatomiste veut expliquer l'anatomie
+par la physiologie, tandis que le physiologiste cherche à
+expliquer la physiologie par l'anatomie, ce qui est bien
+différent. Le point de vue anatomique a dominé la science depuis
+son début jusqu'à nos jours, et il compte encore beaucoup de
+partisans. Tous les grands anatomistes qui se sont placés à ce
+point de vue ont cependant contribué puissamment au développement
+de la science physiologique, et Haller a résumé cette idée de
+subordination de la physiologie à l'anatomie en définissant la
+physiologie: anatomia animata. Je comprends facilement que le
+principe anatomique devait se présenter nécessairement le premier,
+mais je crois que ce principe est faux en voulant être exclusif,
+et qu'il est devenu aujourd'hui nuisible à la physiologie, après
+lui avoir rendu de très-grands services, que je ne conteste pas
+plus que personne. En effet, l'anatomie est une science plus
+simple que la physiologie, et, par conséquent, elle doit lui être
+subordonnée, au lieu de la dominer. Toute explication des
+phénomènes de la vie basée exclusivement sur des considérations
+anatomiques est nécessairement incomplète. Le grand Haller, qui a
+résumé cette grande période anatomique de la physiologie dans ses
+immenses et admirables écrits, a été conduit à fonder une
+physiologie réduite à la fibre irritable et à la fibre sensitive.
+Toute la partie humorale ou physico-chimique de la physiologie,
+qui ne se dissèque pas et qui constitue ce que nous appelons notre
+milieu intérieur, a été négligée et mise dans l'ombre. Le reproche
+que j'adresse ici aux anatomistes qui veulent subordonner la
+physiologie à leur point de vue, je l'adresserai de même aux
+chimistes et aux physiciens, qui ont voulu en faire autant. Ils
+ont le même tort de vouloir subordonner la physiologie, science
+plus complexe, à la chimie ou à la physique, qui sont des sciences
+plus simples. Ce qui n'empêche pas que beaucoup de travaux de
+chimie et de physique physiologiques, conçus d'après ce faux point
+de vue, n'aient pu rendre de grands services à la physiologie.
+
+En un mot, je considère que la physiologie, la plus complexe de
+toutes les sciences, ne peut pas être expliquée complètement par
+l'anatomie. L'anatomie n'est qu'une science auxiliaire de la
+physiologie, la plus immédiatement nécessaire, j'en conviens, mais
+insuffisante à elle seule; à moins de vouloir supposer que
+l'anatomie comprend tout, et que l'oxygène, le chlorure de sodium
+et le fer qui se trouvent dans le corps sont des éléments
+anatomiques de l'organisme. Des tentatives de ce genre ont été
+renouvelées de nos jours par des anatomistes histologistes
+éminents. Je ne partage pas ces vues, parce que c'est, ce me
+semble, établir une confusion dans les sciences et amener
+l'obscurité au lieu de la clarté.
+
+L'anatomiste, avons-nous dit plus haut, veut expliquer l'anatomie
+par la physiologie; c'est-à-dire qu'il prend l'anatomie pour point
+de départ exclusif et prétend en déduire directement toutes les
+fonctions, par la logique seule et sans expériences. Je me suis
+déjà élevé contre les prétentions de ces déductions
+anatomiques[28], en montrant qu'elles reposent sur une illusion
+dont l'anatomiste ne se rend pas compte. En effet, il faut
+distinguer dans l'anatomie deux ordres de choses: 1° les
+dispositions mécaniques passives des divers organes et appareils
+qui, à ce point de vue, ne sont que de véritables instruments de
+mécanique animale; 2° les éléments actifs ou vitaux qui mettent en
+jeu ces divers appareils. L'anatomie cadavérique peut bien rendre
+compte des dispositions mécaniques de l'organisme animal;
+l'inspection du squelette montre bien un ensemble de leviers dont
+on comprend l'action uniquement par leur arrangement. De même,
+pour le système de canaux ou de tubes qui conduisent les liquides;
+et c'est ainsi que les valvules des veines ont des usages
+mécaniques qui mirent Harvey sur les traces de la découverte de la
+circulation du sang. Les réservoirs, les vessies, les poches
+diverses dans lesquels séjournent des liquides sécrétés ou
+excrétés, présentent des dispositions mécaniques qui nous
+indiquent plus ou moins clairement les usages qu'ils doivent
+remplir, sans que nous soyons obligés de recourir à des
+expériences sur le vivant pour le savoir. Mais il faut remarquer
+que ces déductions mécaniques n'ont rien qui soit absolument
+spécial aux fonctions d'un être vivant; partout nous déduirons de
+même que des tuyaux sont destinés à conduire, que des réservoirs
+sont destinés à contenir, que des leviers sont destinés à mouvoir.
+
+Mais quand nous arrivons aux éléments actifs ou vitaux qui mettent
+en jeu tous ces instruments passifs de l'organisation, alors
+l'anatomie cadavérique n'apprend rien et ne peut rien apprendre.
+Toutes nos connaissances à ce sujet nous arrivent nécessairement
+de l'expérience ou de l'observation sur le vivant; et quand alors
+l'anatomiste croit faire des déductions physiologiques par
+l'anatomie seule et sans expérience, il oublie qu'il prend son
+point de départ dans cette même physiologie expérimentale qu'il a
+l'air de dédaigner. Lorsqu'un anatomiste déduit, comme il le dit,
+les fonctions des organes de leur texture, il ne fait qu'appliquer
+des connaissances acquises sur le vivant pour interpréter ce qu'il
+voit sur le mort; mais l'anatomie ne lui apprend rien en réalité;
+elle lui fournit seulement un caractère de tissu. Ainsi, quand un
+anatomiste rencontre dans une partie du corps des fibres
+musculaires, il en conclut qu'il y a mouvement contractile; quand
+il rencontre des cellules glandulaires, il en conclut qu'il y a
+sécrétion; quand il rencontre des fibres nerveuses, il en conclut
+qu'il y a sensibilité ou mouvement. Mais qu'est-ce qui lui a
+appris que la fibre musculaire se contracte, que la cellule
+glandulaire sécrète, que le nerf est sensible ou moteur, si ce
+n'est l'observation sur le vivant ou la vivisection? Seulement,
+ayant remarqué que ces tissus contractiles sécrétoires ou nerveux
+ont des formes anatomiques déterminées, il a établi un rapport
+entre la forme de l'élément anatomique et ses fonctions; de telle
+sorte que, quand il rencontre l'une, il conclut à l'autre. Mais,
+je le répète, dans tout cela l'anatomie cadavérique n'apprend
+rien, elle n'a fait que s'appuyer sur ce que la physiologie
+expérimentale lui enseigne; ce qui le prouve clairement, c'est que
+là où la physiologie expérimentale n'a encore rien appris,
+l'anatomiste ne sait rien interpréter par l'anatomie seule. Ainsi,
+l'anatomie de la rate, des capsules surrénales et de la thyroïde,
+est aussi bien connue que l'anatomie d'un muscle ou d'un nerf, et
+cependant l'anatomiste est muet sur les usages de ces parties.
+Mais dès que le physiologiste aura découvert quelque chose sur les
+fonctions de ces organes, alors l'anatomiste mettra les propriétés
+physiologiques constatées en rapport avec les formes anatomiques
+déterminées des éléments. Je dois en outre faire remarquer que,
+dans ses localisations, l'anatomiste ne peut jamais aller au delà
+de ce que lui apprend la physiologie, sous peine de tomber dans
+l'erreur. Ainsi, si l'anatomiste avance, d'après ce que lui a
+appris la physiologie, que, quand il y a des fibres musculaires,
+il y a contraction et mouvement, il ne saurait en inférer que, là
+où il ne voit pas de fibre musculaire, il n'y a jamais contraction
+ni mouvement. La physiologie expérimentale a prouvé, en effet, que
+l'élément contractile a des formes variées parmi lesquelles il en
+est que l'anatomiste n'a pas encore pu préciser.
+
+En un mot, pour savoir quelque chose des fonctions de la vie, il
+faut les étudier sur le vivant. L'anatomie ne donne que des
+caractères pour reconnaître les tissus, mais elle n'apprend rien
+par elle-même sur leurs propriétés vitales. Comment, en effet, la
+forme d'un élément nerveux nous indiquerait-elle les propriétés
+nerveuses qu'il transmet? comment la forme d'une cellule du foie
+nous montrerait-elle qu'il s'y fait du sucre? comment la forme
+d'un élément musculaire nous ferait-elle connaître la contraction
+musculaire? Il n'y a là qu'une relation empirique que nous
+établissons par l'observation comparative faite sur le vivant et
+sur le mort. Je me rappelle avoir souvent entendu de Blainville
+s'efforcer dans ses cours de distinguer ce qu'il fallait, suivant
+lui, appeler un substratum de ce qu'il fallait au contraire nommer
+un organe. Dans un organe, suivant de Blainville, on devait
+pouvoir comprendre un rapport mécanique nécessaire entre la
+structure et la fonction. Ainsi, disait-il, d'après la forme des
+leviers osseux, on conçoit un mouvement déterminé; d'après la
+disposition des conduits sanguins, des réservoirs de liquides, des
+conduits excréteurs des glandes, on comprend que des fluides
+soient mis en circulation ou retenus par des dispositions
+mécaniques que l'on explique. Mais, pour l'encéphale, ajoutait-il,
+il n'y a aucun rapport matériel à établir entre la structure du
+cerveau et la nature des phénomènes intellectuels. Donc, concluait
+de Blainville, le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, il en
+est seulement le substratum. On pourrait, si l'on veut, admettre
+la distinction de de Blainville, mais elle serait générale et non
+limitée au cerveau. Si, en effet, nous comprenons qu'un muscle
+inséré sur deux os puisse faire l'office mécanique d'une puissance
+qui les rapproche, nous ne comprenons pas du tout comment le
+muscle se contracte, et nous pouvons tout aussi bien dire que le
+muscle est le substratum de la contraction. Si nous comprenons
+comment un liquide sécrété s'écoule par les conduits d'une glande,
+nous ne pouvons avoir aucune idée sur l'essence des phénomènes
+sécréteurs, et nous pouvons, tout aussi bien dire que la glande
+est le substratum de la sécrétion. En résumé, le point de vue
+anatomique est entièrement subordonné au point de vue
+physiologique expérimental en tant qu'explication des phénomènes
+de la vie. Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il y a deux
+choses dans l'anatomie, les instruments de l'organisme et les
+agents essentiels de la vie. Les agents essentiels de la vie
+résident dans les propriétés vitales de nos tissus qui ne peuvent
+être déterminés que par l'observation ou par l'expérience sur le
+vivant. Ces agents sont les mêmes chez tous les animaux, sans
+distinction de classe, de genre ni d'espèce. C'est là le domaine
+de l'anatomie et de la physiologie générales. Ensuite viennent des
+instruments de la vie qui ne sont autre chose que des appareils
+mécaniques ou des armes dont la nature a pourvu chaque organisme
+d'une manière définie suivant sa classe, son genre, son espèce. On
+pourrait même dire que ce sont ces appareils spéciaux qui
+constituent l'espèce; car un lapin ne diffère d'un chien que parce
+que l'un a des instruments organiques qui le forcent à manger de
+l'herbe, et l'autre des organes qui l'obligent à manger de la
+chair. Mais, quant aux phénomènes intimes de la vie, ce sont deux
+animaux identiques. Le lapin est carnivore si on lui donne de la
+viande toute préparée, et j'ai prouvé depuis longtemps qu'à jeun
+tous les animaux sont carnivores.
+
+L'anatomie comparée n'est qu'une zoologie intérieure; elle a pour
+objet de classer les appareils ou instruments de la vie. Ces
+classifications anatomiques doivent corroborer et rectifier les
+caractères tirés des formes extérieures. C'est ainsi que la
+baleine, qui pourrait être placée parmi les poissons en raison de
+sa forme extérieure, est rangée dans les mammifères à cause de son
+organisation intérieure. L'anatomie comparée nous montre encore
+que les dispositions des instruments de la vie sont entre eux dans
+des rapports nécessaires et harmoniques avec l'ensemble de
+l'organisme. Ainsi un animal qui a des griffes doit avoir les
+mâchoires, les dents et les articulations des membres disposés
+d'une manière déterminée. Le génie de Cuvier a développé ces vues
+et en a tiré une science nouvelle, la paléontologie, qui
+reconstruit un animal entier d'après un fragment de son squelette.
+L'objet de l'anatomie comparée est donc de nous montrer l'harmonie
+fonctionnelle des instruments dont la nature a doué un animal et
+de nous apprendre la modification nécessaire de ces instruments
+suivant les diverses circonstances de la vie animale. Mais au fond
+de toutes ces modifications, l'anatomie comparée nous montre
+toujours un plan uniforme de création; c'est ainsi qu'une foule
+d'organes existent, non comme utiles à la vie (souvent même ils
+sont nuisibles), mais comme caractères d'espèce ou comme vestiges
+d'un même plan de composition organique. Le bois du cerf n'a pas
+d'usage utile à la vie de l'animal; l'omoplate de l'orvet et la
+mamelle chez les mâles, sont des vestiges d'organes devenus sans
+fonctions. La nature, comme l'a dit Goethe, est un grand artiste;
+elle ajoute, pour l'ornementation de la forme, des organes souvent
+inutiles pour la vie en elle-même, de même qu'un architecte fait
+pour l'ornementation de son monument des frises, des corniches et
+des tourillons qui n'ont aucun usage pour l'habitation.
+
+L'anatomie et la physiologie comparées ont donc pour objet de
+trouver les lois morphologiques des appareils ou des organes dont
+l'ensemble constitue les organismes. La physiologie comparée, en
+tant qu'elle déduit les fonctions de la comparaison des organes,
+serait une science insuffisante et fausse si elle repoussait
+l'expérimentation. Sans doute la comparaison des formes des
+membres ou des appareils mécaniques de la vie de relation peut
+nous donner des indications sur les usages de ces parties. Mais
+que peut nous dire la forme du foie, du pancréas, sur les
+fonctions de ces organes? L'expérience n'a-t-elle pas montré
+l'erreur de cette assimilation du pancréas à une glande
+salivaire[29]? Que peut nous apprendre la forme du cerveau et des
+nerfs sur leurs fonctions? Tout ce qu'on en sait a été appris par
+l'expérimentation ou l'observation sur le vivant. Que pourra-t-on
+dire sur le cerveau des poissons, par exemple, tant que
+l'expérimentation n'aura pas débrouillé la question? En un mot, la
+déduction anatomique a donné ce qu'elle pouvait donner, et vouloir
+rester dans cette voie exclusive, c'est rester en arrière du
+progrès de la science, et croire qu'on peut imposer des principes
+scientifiques sans vérification expérimentale; c'est, en un mot,
+un reste de la scolastique du moyen âge. Mais, d'un autre côté, la
+physiologie comparée, en tant que s'appuyant sur l'expérience et
+en tant que cherchant chez les animaux les propriétés des tissus
+ou des organes, ne me paraît pas avoir une existence distincte
+comme science. Elle retombe nécessairement dans la physiologie
+spéciale ou générale, puisque son but devient le même.
+
+On ne distingue les diverses sciences biologiques entre elles que
+par le but que l'on se propose ou par l'idée que l'on poursuit en
+les étudiant. Le zoologiste et l'anatomiste comparateur voient
+l'ensemble des êtres vivants, et ils cherchent à découvrir par
+l'étude des caractères extérieurs et intérieurs de ces êtres les
+lois morphologiques de leur évolution et de leur transformation.
+Le physiologiste se place à un tout autre point de vue: il ne
+s'occupe que d'une seule chose, des propriétés de la matière
+vivante et du mécanisme de la vie, sous quelque forme qu'elle se
+manifeste. Pour lui, il n'y a plus ni genre ni espèce ni classe,
+il n'y a que des êtres vivants, et s'il en choisit un pour ses
+études, c'est ordinairement pour la commodité de
+l'expérimentation. Le physiologiste suit encore une idée
+différente de celle de l'anatomiste; ce dernier, ainsi que nous
+l'avons vu, veut déduire la vie exclusivement de l'anatomie; il
+adopte, par conséquent, un plan anatomique. Le physiologiste
+adopte un autre plan et suit une conception différente: au lieu de
+procéder de l'organe pour arriver à la fonction, il doit partir du
+phénomène physiologique et en rechercher l'explication dans
+l'organisme. Alors le physiologiste appelle à son secours pour
+résoudre le problème vital toutes les sciences; l'anatomie, la
+physique, la chimie, qui sont toutes des auxiliaires qui servent
+d'instruments indispensables à l'investigation. Il faut donc
+nécessairement connaître assez ces diverses sciences pour savoir
+toutes les ressources qu'on en peut tirer. Ajoutons en terminant
+que de tous les points de vue de la biologie, la physiologie
+expérimentale constitue à elle seule la science vitale active,
+parce qu'en déterminant les conditions d'existence des phénomènes
+de la vie, elle arrivera à s'en rendre maître et à les régir par
+la connaissance des lois qui leur sont spéciales.
+
+
+§ V. -- De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques
+dans leurs rapports avec la vivisection.
+
+
+Ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent de l'anatomie
+et de la physiologie normales peut se répéter pour l'anatomie et
+la physiologie considérées dans l'état pathologique. Nous trouvons
+également les trois points de vue qui apparaissent successivement:
+le point de vue taxonomique ou nosologique, le point de vue
+anatomique et le point de vue physiologique. Nous ne pouvons
+entrer ici dans l'examen détaillé de ces questions qui ne
+comprendraient ni plus ni moins que l'histoire entière de la
+science médicale. Nous nous bornerons à indiquer notre idée en
+quelques mots.
+
+En même temps qu'on a observé et décrit les maladies, on a dû
+chercher à les classer, comme on a cherché à classer les animaux,
+et exactement d'après les mêmes principes des méthodes
+artificielles ou naturelles. Pinel a appliqué en pathologie la
+classification naturelle introduite en botanique par de Jussieu et
+en zoologie par Cuvier. Il suffira de citer la première phrase de
+la Nosographie de Pinel: «Une maladie étant donnée, trouver sa
+place dans un cadre nosologique[30].» Personne, je pense, ne
+considérera que ce but doive être celui de la médecine entière; ce
+n'est donc là qu'un point de vue partiel, le point de vue
+taxonomique.
+
+Après la nosologie est venu le point de vue anatomique, c'est-à-
+dire, qu'après avoir considéré les maladies comme des espèces
+morbides, on a voulu les localiser anatomiquement. On a pensé que,
+de même qu'il y avait une organisation normale qui devait rendre
+compte des phénomènes vitaux à l'état normal, il devait y avoir
+une organisation anormale qui rendait compte des phénomènes
+morbides. Bien que le point de vue anatomo-pathologique puisse
+déjà être reconnu dans Morgagni et Bonnet, cependant c'est dans ce
+siècle surtout, sous l'influence de Broussais et de Laënnec, que
+l'anatomie pathologique a été créée systématiquement. On a fait
+l'anatomie pathologique comparée des maladies et l'on a classé les
+altérations des tissus.
+
+Mais on a voulu de plus mettre les altérations en rapport avec les
+phénomènes morbides et déduire, en quelque sorte, les seconds des
+premières. Là se sont présentés les mêmes problèmes que pour
+l'anatomie comparée normale. Quand il s'est agi d'altérations
+morbides apportant des modifications physiques ou mécaniques dans
+une fonction, comme par exemple une compression vasculaire, une
+lésion mécanique d'un membre, on a pu comprendre la relation qui
+rattachait le symptôme morbide à sa cause et établir ce qu'on
+appelle le diagnostic rationnel. Laënnec, un de mes prédécesseurs
+dans la chaire de médecine du Collége de France, s'est immortalisé
+dans cette voie par la précision qu'il a donnée au diagnostic
+physique des maladies du coeur et du poumon. Mais ce diagnostic
+n'était plus possible quand il s'est agi de maladies dont les
+altérations étaient imperceptibles à nos moyens d'investigation et
+résidaient dans les éléments organiques. Alors, ne pouvant plus
+établir de rapport anatomique, on disait que la maladie était
+essentielle, c'est-à-dire sans lésion; ce qui est absurde, car
+c'est admettre un effet sans cause. On a donc compris qu'il
+fallait, pour trouver l'explication des maladies, porter
+l'investigation dans les parties les plus déliées de l'organisme
+où siège la vie. Cette ère nouvelle de l'anatomie microscopique
+pathologique a été inaugurée en Allemagne par Johannes Müller[31],
+et un professeur illustre de Berlin, Virchow, a systématisé dans
+ces derniers temps la pathologie microscopique[32]. On a donc tiré
+des altérations des tissus des caractères propres à définir les
+maladies, mais on s'est servi aussi de ces altérations pour
+expliquer les symptômes des maladies. On a créé, à ce propos, la
+dénomination de physiologie pathologique pour désigner cette sorte
+de fonction pathologique en rapport avec l'anatomie anormale. Je
+n'examinerai pas ici si ces expressions d'anatomie pathologique et
+de physiologie pathologique sont bien choisies, je dirai seulement
+que cette anatomie pathologique dont on déduit les phénomènes
+pathologiques est sujette aux mêmes objections d'insuffisance que
+j'ai faites précédemment à l'anatomie normale. D'abord, l'anatomo-
+pathologiste suppose démontré que toutes les altérations
+anatomiques sont toujours primitives, ce que je n'admets pas,
+croyant, au contraire, que très-souvent l'altération pathologique
+est consécutive et qu'elle est la conséquence ou le fruit de la
+maladie, au lieu d'en être le germe; ce qui n'empêche pas que ce
+produit ne puisse devenir ensuite un germe morbide pour d'autres
+symptômes. Je n'admettrai donc pas que les cellules ou les fibres
+des tissus soient toujours primitivement atteintes; une altération
+morbide physico-chimique du milieu organique pouvant à elle seule
+amener le phénomène morbide à la manière d'un symptôme toxique qui
+survient sans lésion primitive des tissus, et par la seule
+altération du milieu.
+
+Le point de vue anatomique est donc tout à fait insuffisant et les
+altérations que l'on constate dans les cadavres après la mort
+donnent bien plutôt des caractères pour reconnaître et classer les
+maladies que des lésions capables d'expliquer la mort. Il est même
+singulier de voir combien les médecins en général se préoccupent
+peu de ce dernier point de vue qui est le vrai point de vue
+physiologique. Quand un médecin fait une autopsie de fièvre
+typhoïde, par exemple, il constate les lésions intestinales et est
+satisfait. Mais, en réalité, cela ne lui explique absolument rien
+ni sur la cause de la maladie, ni sur l'action des médicaments, ni
+sur la raison de la mort. L'anatomie microscopique n'en apprend
+pas davantage, car, quand un individu meurt de tubercules, de
+pneumonie, de fièvre typhoïde, les lésions microscopiques qu'on
+trouve après la mort existaient avant et souvent depuis longtemps,
+la mort n'est pas expliquée par les éléments du tubercule ni par
+ceux des plaques intestinales, ni par ceux d'autres produits
+morbides; la mort ne peut être en effet comprise que parce que
+quelque élément histologique a perdu ses propriétés
+physiologiques, ce qui a amené à sa suite la dislocation des
+phénomènes vitaux. Mais il faudrait, pour saisir les lésions
+physiologiques dans leurs rapports avec le mécanisme de la mort,
+faire des autopsies de cadavres aussitôt après la mort, ce qui
+n'est pas possible. C'est donc pourquoi il faut pratiquer des
+expériences sur les animaux et placer nécessairement la médecine
+au point de vue expérimental si l'on veut fonder une médecine
+vraiment scientifique qui embrasse logiquement la physiologie, la
+pathologie et la thérapeutique. Je m'efforce de marcher depuis un
+grand nombre d'années dans cette direction[33]. Mais le point de
+vue de la médecine expérimentale est très-complexe en ce sens
+qu'il est physiologique et qu'il comprend l'explication des
+phénomènes pathologiques par la physique et par la chimie aussi
+bien que par l'anatomie. Je reproduirai d'ailleurs, à propos de
+l'anatomie pathologique, ce que j'ai dit à propos de l'anatomie
+normale, à savoir, que l'anatomie n'apprend rien par elle-même
+sans l'observation sur le vivant. Il faut donc instituer pour la
+pathologie une vivisection pathologique, c'est-à-dire qu'il faut
+créer des maladies chez les animaux et les sacrifier à diverses
+périodes de ces maladies. On pourra ainsi étudier sur le vivant
+les modifications des propriétés physiologiques des tissus, ainsi
+que les altérations des éléments ou des milieux. Quand l'animal
+mourra, il faudra faire l'autopsie immédiatement après la mort,
+absolument comme s'il s'agissait de ces maladies instantanées
+qu'on appelle des empoisonnements; car, au fond, il n'y a pas de
+différences dans l'étude des actions physiologiques, morbides,
+toxiques, ou médicamenteuses. En un mot, le médecin ne doit pas
+s'en tenir à l'anatomie pathologique seule pour expliquer la
+maladie; il part de l'observation du malade et explique ensuite la
+maladie par la physiologie aidée de l'anatomie pathologique et de
+toutes les sciences auxiliaires dont se sert l'investigateur des
+phénomènes biologiques.
+
+
+§ VI. -- De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation;
+de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils
+s'offrent à l'expérimentateur.
+
+
+Tous les animaux peuvent servir aux recherches physiologiques
+parce que la vie et la maladie se retrouvent partout le résultat
+des mêmes propriétés et des mêmes lésions, quoique les mécanismes
+des manifestations vitales varient beaucoup. Toutefois les animaux
+qui servent le plus au physiologiste, sont ceux qu'il peut se
+procurer le plus facilement, et à ce titre il faut placer au
+premier rang les animaux domestiques, tels que le chien, le chat,
+le cheval, le lapin, le boeuf, le mouton, le porc, les oiseaux de
+basse-cour, etc. Mais s'il fallait tenir compte des services
+rendus à la science, la grenouille mériterait la première place.
+Aucun animal n'a servi à faire de plus grandes et de plus
+nombreuses découvertes sur tous les points de la science, et
+encore aujourd'hui, sans la grenouille, la physiologie serait
+impossible. Si la grenouille est, comme on l'a dit, le Job de la
+physiologie, c'est-à-dire l'animal le plus maltraité par
+l'expérimentateur, elle est l'animal qui, sans contredit, s'est
+associé le plus directement à ses travaux et à sa gloire
+scientifique[34]. À la liste des animaux cités précédemment, il
+faut en ajouter encore un grand nombre d'autres à sang chaud ou à
+sang froid, vertébrés ou invertébrés et même des infusoires qui
+peuvent être utilisés pour des recherches spéciales. Mais la
+diversité spécifique ne constitue pas la seule différence que
+présentent les animaux soumis à l'expérimentation par le
+physiologiste; ils offrent encore, par les conditions où ils se
+trouvent, un très-grand nombre de différences qu'il importe
+d'examiner ici; car c'est dans la connaissance et l'appréciation
+de ces conditions individuelles que réside toute l'exactitude
+biologique et toute la précision de l'expérimentation.
+
+La première condition pour instituer une expérience, c'est que les
+circonstances en soient assez bien connues et assez exactement
+déterminées pour qu'on puisse toujours s'y replacer et reproduire
+à volonté les mêmes phénomènes. Nous avons dit ailleurs que cette
+condition fondamentale de l'expérimentation est relativement très-
+facile à remplir chez les êtres bruts, et qu'elle est entourée de
+très-grandes difficultés chez les êtres vivants, particulièrement
+chez les animaux à sang chaud. En effet, il n'y a plus seulement à
+tenir compte des variations du milieu cosmique ambiant, mais il
+faut encore tenir compte des variations du milieu organique,
+c'est-à-dire de l'état actuel de l'organisme animal. On serait
+donc grandement dans l'erreur si l'on croyait qu'il suffit de
+faire une expérience sur deux animaux de la même espèce pour être
+placé exactement dans les mêmes conditions expérimentales. Il y a
+dans chaque animal des conditions physiologiques de milieu
+intérieur qui sont d'une variabilité extrême et qui, à un moment
+donné, introduisent des différences considérables au point de vue
+de l'expérimentation entre des animaux de la même espèce qui ont
+une apparence extérieure identique. Je crois avoir, plus qu'aucun
+autre, insisté sur la nécessité d'étudier ces diverses conditions
+physiologiques et avoir montré qu'elles sont la base essentielle
+de la physiologie expérimentale.
+
+En effet, il faut admettre que, chez un animal, les phénomènes
+vitaux ne varient que suivant des conditions de milieu intérieur
+précises et déterminées. On cherchera donc à trouver ces
+conditions physiologiques expérimentales au lieu de faire des
+tableaux des variations de phénomènes, et de prendre des moyennes
+comme expression de la vérité; on arriverait ainsi à des
+conclusions qui, quoique fournies par des statistiques exactes
+n'auraient pas plus de réalité scientifique que si elles étaient
+purement arbitraires. Si en effet on voulait effacer la diversité
+que présentent les liquides organiques en prenant les moyennes de
+toutes les analyses d'urine ou de sang faites même sur un animal
+de même espèce, on aurait ainsi une composition idéale de ces
+humeurs qui ne correspondrait à aucun état physiologique déterminé
+de cet animal. J'ai montré, en effet, qu'à jeun, les urines ont
+toujours une composition déterminée et identique; j'ai montré que
+le sang qui sort d'un organe est tout à fait différent, suivant
+que l'organe est à l'état de fonction ou de repos. Si l'on
+recherchait le sucre dans le foie, par exemple, et qu'on fît des
+tables d'absence et de présence, et qu'on prît des moyennes pour
+savoir combien de fois sur cent il y a du sucre ou de la matière
+glycogène dans cet organe, on aurait un nombre qui ne signifierait
+rien, quel qu'il fût, parce qu'en effet j'ai montré qu'il y a des
+conditions physiologiques dans lesquelles il y a toujours du sucre
+et d'autres conditions dans lesquelles il n'y en a jamais. Si
+maintenant, se plaçant à un autre point de vue, on voulait
+considérer comme bonnes toutes les expériences dans lesquelles il
+y a du sucre hépatique et considérer comme mauvaises toutes celles
+dans lesquelles on n'en rencontre pas, on tomberait dans un autre
+genre d'erreur non moins répréhensible. J'ai posé en effet en
+principe: qu'il n'y a jamais de mauvaises expériences; elles sont
+toutes bonnes dans leurs conditions déterminées, de sorte que les
+résultats négatifs ne peuvent infirmer les résultats positifs. Je
+reviendrai d'ailleurs plus loin sur cet important sujet. Pour le
+moment je veux seulement appeler l'attention des expérimentateurs
+sur l'importance qu'il y a à préciser les conditions organiques,
+parce qu'elles sont, ainsi que je l'ai déjà dit, la seule base de
+la physiologie et de la médecine expérimentale. Il me suffira,
+dans ce qui va suivre, de donner quelques indications, car c'est à
+propos de chaque expérience en particulier qu'il s'agira ensuite
+d'examiner ces conditions, aux trois points de vue physiologique,
+pathologique et thérapeutique.
+
+Dans toute expérience sur les animaux vivants, il y a à
+considérer, indépendamment des conditions cosmiques générales,
+trois ordres de conditions physiologiques propres à l'animal,
+savoir: conditions anatomiques opératoires, conditions physico-
+chimiques du milieu intérieur, conditions organiques élémentaires
+des tissus.
+
+1° Conditions anatomiques opératoires. -- L'anatomie est la base
+nécessaire de la physiologie, et jamais on ne deviendra bon
+physiologiste si l'on n'est préalablement profondément versé dans
+les études anatomiques et rompu aux dissections délicates, de
+manière à pouvoir faire toutes les préparations que nécessitent
+souvent les expériences physiologiques. En effet, l'anatomie
+physiologique opératoire n'est pas encore fondée; l'anatomie
+comparée des zoologistes est trop superficielle et trop vague pour
+que le physiologiste y puisse trouver les connaissances
+topographiques précises dont il a besoin; l'anatomie des animaux
+domestiques est faite par les vétérinaires à un point de vue trop
+spécial et trop restreint, pour être d'une grande utilité à
+l'expérimentateur. De sorte que le physiologiste en est réduit à
+exécuter lui-même le plus ordinairement les recherches anatomiques
+dont il a besoin pour instituer ses expériences. On comprendra, en
+effet, que, quand il s'agit de couper un nerf, de lier un conduit
+ou d'injecter un vaisseau, il soit absolument indispensable de
+connaître les dispositions anatomiques des parties sur l'animal
+opéré, afin de comprendre et de préciser les résultats
+physiologiques de l'expérience. Il y a des expériences qui
+seraient impossibles chez certaines espèces animales, et le choix
+intelligent d'un animal présentant une disposition anatomique
+heureuse est souvent la condition essentielle du succès d'une
+expérience et de la solution d'un problème physiologique très-
+important. Les dispositions anatomiques peuvent parfois présenter
+des anomalies qu'il faut également bien connaître, ainsi que les
+variétés qui s'observent d'un animal à l'autre. J'aurai donc le
+soin, dans la suite de cet ouvrage, de mettre toujours en regard
+la description des procédés d'expérience avec les dispositions
+anatomiques, et je montrerai que plus d'une fois les divergences
+d'opinions entre physiologistes ont eu pour cause des différences
+anatomiques dont on n'avait pas tenu compte dans l'interprétation
+des résultats de l'expérience. La vie n'étant qu'un mécanisme, il
+y a des dispositions anatomiques spéciales à certains animaux, qui
+au premier abord pourraient paraître insignifiantes ou même des
+minuties futiles et qui suffisent souvent pour faire différer
+complètement les manifestations physiologiques et constituer ce
+qu'on appelle une idiosyncrasie des plus importantes. Tel est le
+cas de la section des deux faciaux qui est mortelle chez le
+cheval, tandis qu'elle ne l'est pas chez d'autres animaux très-
+voisins.
+
+2° Conditions physico-chimiques du milieu intérieur. -- La vie est
+manifestée par l'action des excitants extérieurs sur les tissus
+vivants qui sont irritables et réagissent en manifestant leurs
+propriétés spéciales. Les conditions physiologiques de la vie ne
+sont donc rien autre chose que les excitants physico-chimiques
+spéciaux qui mettent en activité les tissus vivants de
+l'organisme. Ces excitants se rencontrent dans l'atmosphère ou
+dans le milieu qu'habitent l'animal; mais nous savons que les
+propriétés de l'atmosphère extérieure générale passent dans
+l'atmosphère organique intérieure dans laquelle se rencontrent
+toutes les conditions physiologiques de l'atmosphère extérieure,
+plus un certain nombre d'autres qui sont propres au milieu
+intérieur. Il nous suffira de nommer ici les conditions physico-
+chimiques principales du milieu intérieur sur lesquelles
+l'expérimentateur doit porter son attention. Ce ne sont d'ailleurs
+que les conditions que doit présenter tout milieu dans lequel la
+vie se manifeste.
+
+L'eau est la condition première indispensable à toute
+manifestation vitale, comme à toute manifestation des phénomènes
+physico-chimiques. On peut distinguer, dans le milieu cosmique
+extérieur, des animaux aquatiques et des animaux aériens; mais
+cette distinction ne peut plus se faire pour les éléments
+histologiques; plongés dans le milieu intérieur, ils sont
+aquatiques chez tous les êtres vivants, c'est-à-dire qu'ils vivent
+baignés par des liquides organiques qui renferment de très-grandes
+quantités d'eau. La proportion d'eau atteint parfois de 90 à 99
+pour 100 dans les liquides organiques, et quand cette proportion
+d'eau diminue notablement, il en résulte des troubles
+physiologiques spéciaux. C'est ainsi qu'en enlevant de l'eau aux
+grenouilles par l'exposition prolongée d'un air très-sec, et par
+l'introduction dans le corps de substances douées d'un équivalent
+endosmotique très-élevé, on diminue la quantité d'eau du sang, et
+l'on voit survenir alors des cataractes et des phénomènes
+convulsifs qui cessent dès qu'on restitue au sang sa proportion
+d'eau normale. La soustraction totale de l'eau dans les corps
+vivants amène invariablement la mort chez les grands organismes
+pourvus d'éléments histologiques délicats; mais il est bien connu
+que pour de petits organismes inférieurs la soustraction d'eau ne
+fait que suspendre la vie. Les phénomènes vitaux réapparaissent
+dès qu'on rend aux tissus l'eau qui est une condition des plus
+indispensables de leur manifestation vitale. Tels sont les cas de
+reviviscence des rotifères, des tardigrades, des anguillules du
+blé niellé. Il y a une foule de cas de vie latente dans les
+végétaux et dans les animaux, qui sont dus à la soustraction de
+l'eau des organismes.
+
+La température influe considérablement sur la vie. L'élévation de
+la température rend plus actifs les phénomènes vitaux aussi bien
+que la manifestation des phénomènes physico-chimiques.
+L'abaissement de la température diminue l'énergie des phénomènes
+physico-chimiques et engourdit les manifestations de la vie. Dans
+le milieu cosmique extérieur, les variations de température
+constituent les saisons qui ne sont en réalité caractérisées que
+par la variation des manifestations de la vie animale ou végétale
+à la surface de la terre. Ces variations n'ont lieu que parce que
+le milieu intérieur ou l'atmosphère organique des plantes et de
+certains animaux se met en équilibre avec l'atmosphère extérieure.
+Si l'on place les plantes dans des serres chaudes, l'influence
+hibernale cesse de se faire sentir, il en est de même pour les
+animaux à sang froid et hibernants. Mais les animaux à sang chaud
+maintiennent en quelque sorte leurs éléments organiques en serre
+chaude; aussi ne sentent-ils pas l'influence de l'hibernation.
+Toutefois, comme ce n'est ici qu'une résistance particulière du
+milieu intérieur à se mettre en équilibre de température avec le
+milieu extérieur; cette résistance peut être vaincue dans certains
+cas, et les animaux à sang chaud peuvent eux-mêmes dans quelques
+circonstances s'échauffer ou se refroidir. Les limites supérieures
+de température compatibles avec la vie ne montent pas en général
+au delà de 75°. Les limites inférieures ne descendent généralement
+pas au delà de la température capable de congeler les liquides
+organiques végétaux ou animaux. Toutefois ces limites peuvent
+varier. Chez les animaux à sang chaud, la température de
+l'atmosphère intérieure est normalement de 38 à 40 degrés; elle ne
+peut pas dépasser + 45 à 50 degrés ni descendre au delà de -15 à
+20 degrés, sans amener des troubles physiologiques ou même la mort
+quand ces variations sont rapides. Chez les animaux hibernants
+l'abaissement de température, arrivant graduellement, peut
+descendre beaucoup plus bas en amenant la disparition progressive
+des manifestations de la vie jusqu'à la léthargie ou la vie
+latente qui peut durer quelquefois un temps très-long, si la
+température ne varie pas.
+
+L'air est nécessaire à la vie de tous les êtres végétaux ou
+animaux; l'air existe donc dans l'atmosphère organique intérieure.
+Les trois gaz de l'air extérieur: oxygène, azote et acide
+carbonique, sont en dissolution dans les liquides organiques où
+les éléments histologiques respirent directement comme les
+poissons dans l'eau. La cessation de la vie par soustraction des
+gaz, et particulièrement de l'oxygène, est ce qu'on appelle la
+mort par asphyxie. Il y a chez les êtres vivants un échange
+constant entre les gaz du milieu intérieur et les gaz du milieu
+extérieur; toutefois les végétaux et les animaux, comme on sait,
+ne se ressemblent pas sous le rapport des altérations qu'ils
+produisent dans l'air ambiant.
+
+La pression existe dans l'atmosphère extérieure; on sait que l'air
+exerce sur les êtres vivants à la surface de la terre une pression
+qui soulève une colonne de mercure à la hauteur de 0m, 76 environ.
+Dans l'atmosphère intérieure des animaux à sang chaud, les
+liquides nourriciers circulent sous l'influence d'une pression
+supérieure à la pression atmosphérique extérieure, à peu près
+150mm, mais cela n'indique pas nécessairement que les éléments
+histologiques supportent réellement cette pression. L'influence
+des variations de pressions sur les manifestations de la vie des
+éléments organiques est d'ailleurs peu connue. On sait toutefois
+que la vie ne peut pas se produire dans un air trop raréfié, parce
+qu'alors non-seulement les gaz de l'air ne peuvent pas se
+dissoudre dans le liquide nourricier, mais les gaz qui étaient
+dissous dans ce dernier se dégagent. C'est ce qu'on observe quand
+on met un petit animal sous la machine pneumatique; ses poumons
+sont obstrués par les gaz devenus libres dans le sang. Les animaux
+articulés résistent beaucoup plus à cette raréfaction de l'air,
+ainsi que l'ont prouvé diverses expériences. Les poissons dans la
+profondeur des mers vivent quelquefois sous une pression
+considérable.
+
+La composition chimique du milieu cosmique ou extérieur est très-
+simple et constante. Elle est représentée par la composition de
+l'air qui reste identique, sauf les proportions de vapeur d'eau et
+quelques conditions électriques et ozonifiantes qui peuvent
+varier. La composition chimique des milieux internes ou organiques
+est beaucoup plus complexe, et cette complication augmente à
+mesure que l'animal devient lui-même plus élevé et plus complexe.
+Les milieux organiques, avons-nous dit, sont toujours aqueux; ils
+tiennent en dissolution des matières salines et organiques
+déterminées; ils présentent des réactions fixes. L'animal le plus
+inférieur a son milieu organique propre; un infusoire possède un
+milieu qui lui appartient, en ce sens que, pas plus qu'un poisson,
+il n'est imbibé par l'eau dans laquelle il nage. Dans le milieu
+organique des animaux élevés, les éléments histologiques sont
+comme de véritables infusoires, c'est-à-dire qu'ils sont encore
+pourvus d'un milieu propre, qui n'est pas le milieu organique
+général. Ainsi le globule du sang est imbibé par un liquide qui
+diffère de la liqueur sanguine dans laquelle il nage.
+
+3° Conditions organiques. -- Les conditions organiques sont celles
+qui répondent à l'évolution ou aux modifications des propriétés
+vitales des éléments organiques. Les variations de ces conditions
+amènent nécessairement un certain nombre de modifications
+générales dont il importe de rappeler ici les traits principaux.
+Les manifestations de la vie deviennent plus variées, plus
+délicates et plus actives à mesure que les êtres s'élèvent dans
+l'échelle de l'organisation. Mais aussi, en même temps, les
+aptitudes aux maladies se manifestent plus multipliées.
+L'expérimentation, ainsi que nous l'avons déjà dit, se montre
+nécessairement d'autant plus difficile, que l'organisation est
+plus complexe.
+
+Les espèces animales et végétales sont séparées par des conditions
+spéciales qui les empêchent de se mélanger en ce sens que les
+fécondations, les greffes, et les transfusions ne peuvent pas
+s'opérer d'un être à l'autre. Ce sont là des problèmes du plus
+haut intérêt, mais que je crois abordables et susceptibles de les
+réduire à différences de propriétés physico-chimiques de milieu.
+
+Dans la même espèce animale les races peuvent encore présenter un
+certain nombre de différences très-intéressantes à connaître pour
+l'expérimentateur. J'ai constaté, dans les diverses races de
+chiens et de chevaux, des caractères physiologiques tout à fait
+particuliers qui sont relatifs à des degrés différents dans les
+propriétés de certains éléments histologiques particulièrement du
+système nerveux. Enfin on peut trouver chez des individus de la
+même race des particularités physiologiques qui tiennent encore à
+des variations spéciales de propriétés dans certains éléments
+histologiques. C'est ce qu'on appelle alors des idiosyncrasies.
+
+Le même individu ne se ressemble pas lui-même à toutes les
+périodes de son évolution, c'est ce qui amène les différences
+relatives à l'âge. Dès la naissance, les phénomènes de la vie sont
+peu intenses, puis ils deviennent bientôt très-actifs pour se
+ralentir de nouveau vers la vieillesse.
+
+Le sexe et l'état physiologique des organes génitaux peuvent
+amener des modifications quelquefois très-profondes, surtout chez
+des êtres inférieurs où les propriétés physiologiques des larves
+diffèrent dans certains cas complètement des propriétés des
+animaux parfaits et pourvus d'organes génitaux.
+
+La mue amène des modifications organiques parfois si profondes,
+que les expériences pratiquées sur les animaux dans ces divers
+états ne donnent pas du tout les mêmes résultats[35].
+
+L'hibernation amène aussi de grandes différences dans les
+phénomènes de la vie, et ce n'est pas du tout la même chose
+d'opérer sur la grenouille ou sur le crapaud pendant l'été ou
+pendant l'hiver[36].
+
+L'état de digestion ou d'abstinence, de santé ou de maladie, amène
+aussi des modifications très-grandes dans l'intensité des
+phénomènes de la vie, et par suite dans la résistance des animaux
+à l'influence de certaines substances toxiques et dans l'aptitude
+à contracter telle ou telle maladie parasitique ou virulente.
+
+L'habitude est encore une condition des plus puissantes pour
+modifier les organismes. Cette condition est des plus importantes
+à tenir en considération, surtout quand on veut expérimenter
+l'action des substances toxiques ou médicamenteuses sur les
+organismes.
+
+La taille des animaux amène aussi dans l'intensité des phénomènes
+vitaux des modifications importantes. En général, les phénomènes
+vitaux sont plus intenses chez les petits animaux que chez les
+gros, ce qui fait, comme on le verra plus loin, qu'on ne peut pas
+rigoureusement rapporter les phénomènes physiologiques au
+kilogramme d'animal.
+
+En résumé, d'après tout ce qui a été dit précédemment, on voit
+quelle énorme complexité présente l'expérimentation chez les
+animaux, à raison des conditions innombrables dont le
+physiologiste est appelé à tenir compte. Néanmoins, on peut y
+parvenir quand on apporte, ainsi que nous venons de l'indiquer,
+une distinction et une subordination convenables dans
+l'appréciation de ces diverses conditions, et que l'on cherche à
+les rattacher à des circonstances physico-chimiques déterminées.
+
+
+§ VII. -- Du choix des animaux; de l'utilité que l'on peut tirer
+pour la médecine des expériences faites sur les diverses espèces
+animales.
+
+
+Parmi les objections que les médecins ont adressées à
+l'expérimentation, il en est une qu'il importe d'examiner
+sérieusement, parce qu'elle consisterait à mettre en doute
+l'utilité que la physiologie et la médecine de l'homme peuvent
+retirer des études expérimentales faites sur les animaux. On a
+dit, en effet, que les expériences pratiquées sur le chien ou sur
+la grenouille ne pouvaient, dans l'application, être concluantes
+que pour le chien et pour la grenouille, mais jamais pour l'homme,
+parce que l'homme aurait une nature physiologique et pathologique
+qui lui est propre et diffère de celle de tous les autres animaux.
+On a ajouté que, pour être réellement concluantes pour l'homme, il
+faudrait que les expériences fussent faites sur des hommes ou sur
+des animaux aussi rapprochés de lui que possible. C'est
+certainement dans cette vue que Galien avait choisi pour sujet de
+ses expériences le singe, et Vésale le porc, comme ressemblant
+davantage à l'homme en sa qualité d'omnivore. Aujourd'hui encore
+beaucoup de personnes choisissent le chien pour expérimenter, non-
+seulement parce qu'il est plus facile de se procurer cet animal,
+mais aussi parce qu'elles pensent que les expériences que l'on
+pratique sur lui peuvent s'appliquer plus convenablement à l'homme
+que celles qui se pratiqueraient sur la grenouille, par exemple.
+Qu'est-ce qu'il y a de fondé dans toutes ces opinions, quelle
+importance faut-il donner au choix des animaux relativement à
+l'utilité que les expériences peuvent avoir pour le médecin?
+
+Il est bien certain que pour les questions d'application immédiate
+à la pratique médicale, les expériences faites sur l'homme sont
+toujours les plus concluantes. Jamais personne n'a dit le
+contraire; seulement, comme il n'est pas permis par les lois de la
+morale ni par celles de l'État, de faire sur l'homme les
+expériences qu'exige impérieusement l'intérêt de la science, nous
+proclamons bien haut l'expérimentation sur les animaux, et nous
+ajoutons qu'au point de vue théorique, les expériences sur toutes
+les espèces d'animaux sont indispensables à la médecine, et qu'au
+point de vue de la pratique immédiate, elles lui sont très-utiles.
+En effet, il y a, ainsi que nous l'avons déjà souvent exprimé,
+deux choses à considérer dans les phénomènes de la vie: les
+propriétés fondamentales des éléments vitaux qui sont générales,
+puis des arrangements et des mécanismes d'organisations qui
+donnent les formes anatomiques et physiologiques spéciales à
+chaque espèce animale. Or, parmi tous les animaux sur lesquels le
+physiologiste et le médecin peuvent porter leur expérimentation,
+il en est qui sont plus propres les uns que les autres aux études
+qui dérivent de ces deux points de vue. Nous dirons seulement ici
+d'une manière générale que, pour l'étude des tissus, les animaux à
+sang froid ou les jeunes mammifères sont plus convenables, parce
+que les propriétés des tissus vivants, disparaissant plus
+lentement, peuvent mieux être étudiées. Il est aussi des
+expériences, dans lesquelles il convient de choisir certains
+animaux qui offrent des dispositions anatomiques plus favorables
+ou une susceptibilité particulière à certaines influences. Nous
+aurons soin, à chaque genre de recherches, d'indiquer le choix des
+animaux qu'il conviendra de faire. Cela est si important, que
+souvent la solution d'un problème physiologique ou pathologique
+résulte uniquement d'un choix plus convenable du sujet de
+l'expérience, qui rend le résultat plus clair ou plus probant.
+
+La physiologie et la pathologie générales sont nécessairement
+fondées sur l'étude des tissus chez tous les animaux, car une
+pathologie générale qui ne s'appuierait pas essentiellement sur
+des considérations tirées de la pathologie comparée des animaux
+dans tous les degrés de l'organisation, ne peut constituer qu'un
+ensemble de généralités sur la pathologie humaine, mais jamais une
+pathologie générale dans le sens scientifique du mot. De même que
+l'organisme ne peut vivre que par le concours ou par la
+manifestation normale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses
+éléments vitaux, de même l'organisme ne peut devenir malade que
+par la manifestation anormale des propriétés d'un ou de plusieurs
+de ses éléments vitaux. Or, les éléments vitaux étant de nature
+semblable dans tous les êtres vivants, ils sont soumis aux mêmes
+lois organiques, se développent, vivent, deviennent malades et
+meurent sous des influences de nature nécessairement semblables,
+quoique manifestés par des mécanismes variés à l'infini. Un poison
+ou une condition morbide qui agiraient sur un élément histologique
+déterminé, devrait l'atteindre dans les mêmes circonstances chez
+tous les animaux qui en sont pourvus, sans cela ces éléments ne
+seraient plus de même nature; et si l'on continuait à considérer
+comme de même nature des éléments vitaux qui réagiraient d'une
+manière opposée ou différente sous l'influence des réactifs
+normaux ou pathologiques de la vie, ce serait non-seulement nier
+la science en général, mais de plus introduire dans la biologie
+une confusion et une obscurité qui l'entraveraient absolument dans
+sa marche; car, dans la science de la vie, le caractère qui doit
+être placé au premier rang et qui doit dominer tous les autres,
+c'est le caractère vital. Sans doute ce caractère vital pourra
+présenter de grandes diversités dans son degré et dans son mode de
+manifestation, suivant les circonstances spéciales des milieux ou
+des mécanismes que présenteront les organismes sains ou malades.
+Les organismes inférieurs possèdent moins d'éléments vitaux
+distincts que les organismes supérieurs; d'où il résulte que ces
+êtres sont moins faciles à atteindre par les influences de mort ou
+de maladies. Mais dans les animaux de même classe, de même ordre
+ou de même espèce, il y a aussi des différences constantes ou
+passagères que le physiologiste médecin doit absolument connaître
+et expliquer, parce que, bien que ces différences ne reposent que
+sur des nuances, elles donnent aux phénomènes une expression
+essentiellement différente. C'est précisément là ce qui
+constituera le problème de la science; rechercher l'unité de
+nature des phénomènes physiologiques et pathologiques au milieu de
+la variété infinie de leurs manifestations spéciales.
+L'expérimentation sur les animaux est donc une des bases de la
+physiologie et de la pathologie comparées; et nous citerons plus
+loin des exemples qui prouveront combien il est important de ne
+point perdre de vue les idées qui précèdent.
+
+L'expérimentation sur les animaux élevés fournit tous les jours
+des lumières sur les questions de physiologie et de pathologie
+spéciales qui sont applicables à la pratique, c'est-à-dire à
+l'hygiène ou à la médecine; les études sur la digestion faites
+chez les animaux sont évidemment comparables aux mêmes phénomènes
+chez l'homme, et les observations de W. Beaumont sur son Canadien
+comparées à celles que l'on a faites à l'aide des fistules
+gastriques chez le chien, l'ont surabondamment prouvé. Les
+expériences faites chez les animaux, soit sur les nerfs cérébro-
+spinaux, soit sur les nerfs vaso-moteurs et sécréteurs du grand
+sympathique, de même que les expériences sur la circulation, sont,
+en tout point, applicables à la physiologie et à la pathologie de
+l'homme. Les expériences faites sur des animaux, avec des
+substances délétères ou dans des conditions nuisibles, sont très-
+utiles et parfaitement concluantes pour la toxicologie et
+l'hygiène de l'homme. Les recherches sur les substances
+médicamenteuses ou toxiques sont également tout à fait applicables
+à l'homme au point de vue thérapeutique; car, ainsi que je l'ai
+montré[37], les effets de ces substances sont les mêmes chez
+l'homme et les animaux, sauf des différences de degrés. Dans les
+recherches de physiologie pathologique sur la formation du cal,
+sur la production du pus et dans beaucoup d'autres recherches de
+pathologie comparée, les expériences sur les animaux sont d'une
+utilité incontestable pour la médecine de l'homme.
+
+Mais à côté de tous ces rapprochements que l'on peut établir entre
+l'homme et les animaux, il faut bien reconnaître aussi qu'il y a
+des différences. Ainsi, au point de vue physiologique, l'étude
+expérimentale des organes des sens et des fonctions cérébrales
+doit être faite sur l'homme, parce que, d'une part, l'homme est
+au-dessus des animaux pour des facultés dont les animaux sont
+dépourvus, et que, d'autre part, les animaux ne peuvent pas nous
+rendre compte directement des sensations qu'ils éprouvent. Au
+point de vue pathologique, on constate aussi des différences entre
+l'homme et les animaux; ainsi les animaux possèdent des maladies
+parasitiques ou autres qui sont inconnues à l'homme, aut vice
+versa. Parmi ces maladies il en est qui sont transmissibles de
+l'homme aux animaux et des animaux à l'homme, et d'autres qui ne
+le sont pas. Enfin, il y a certaines susceptibilités
+inflammatoires du péritoine ou d'autres organes qui ne se
+rencontrent pas développées au même degré chez l'homme que chez
+les animaux des diverses classes ou des diverses espèces. Mais,
+loin que ces différences puissent être des motifs pour nous
+empêcher d'expérimenter et de conclure des recherches
+pathologiques faites sur ces animaux à celles qui sont observées
+sur l'homme, elles deviennent des raisons puissantes du contraire.
+Les diverses espèces d'animaux nous offrent des différences
+d'aptitudes pathologiques très-nombreuses et très-importantes;
+j'ai déjà dit que parmi les animaux domestiques, ânes, chiens et
+chevaux, il existe des races ou des variétés qui nous offrent des
+susceptibilités physiologiques ou pathologiques tout à fait
+spéciales; j'ai constaté même des différences individuelles
+souvent assez tranchées. Or, l'étude expérimentale de ces
+diversités peut seule nous donner l'explication des différences
+individuelles que l'on observe chez l'homme soit dans les
+différentes races, soit chez les individus d'une même race, et que
+les médecins appellent des prédispositions ou des idiosyncrasies.
+Au lieu de rester des états indéterminés de l'organisme, les
+prédispositions, étudiées expérimentalement, rentreront par la
+suite dans des cas particuliers d'une loi générale physiologique,
+qui deviendra ainsi la base scientifique de la médecine pratique.
+
+En résumé, je conclus que les résultats des expériences faites sur
+les animaux aux points de vue physiologique, pathologique et
+thérapeutique sont, non-seulement applicables à la médecine
+théorique, mais je pense que la médecine pratique ne pourra
+jamais, sans cette étude comparative sur les animaux, prendre le
+caractère d'une science. Je terminerai, à ce sujet, par les mots
+de Buffon, auxquels on pourrait donner une signification
+philosophique différente, mais qui sont très-vrais
+scientifiquement dans cette circonstance: «S'il n'existait pas
+d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus
+incompréhensible.»
+
+
+§ VIII. -- De la comparaison des animaux et l'expérimentation
+comparative.
+
+
+Dans les animaux et particulièrement dans les animaux supérieurs,
+l'expérimentation est si complexe et entourée de causes d'erreurs
+prévues ou imprévues si nombreuses et si multipliées, qu'il
+importe, pour les éviter, de procéder avec la plus grande
+circonspection. En effet, pour porter l'expérimentation sur les
+parties de l'organisme que l'on veut explorer, il faut souvent
+faire des délabrements considérables et produire des désordres
+médiats ou immédiats qui masquent, altèrent ou détruisent les
+résultats de l'expérience. Ce sont ces difficultés très-réelles
+qui ont si souvent entaché d'erreur les recherches expérimentales
+faites sur les êtres vivants, et qui ont fourni des arguments aux
+détracteurs de l'expérimentation. Mais la science n'avancerait
+jamais si l'on se croyait autorisé à renoncer aux méthodes
+scientifiques parce qu'elles sont imparfaites; la seule chose à
+faire en ce cas, c'est de les perfectionner. Or, le
+perfectionnement de l'expérimentation physiologique consiste non-
+seulement dans l'amélioration des instruments et des procédés
+opératoires, mais surtout et plus dans l'usage raisonné et bien
+réglé de l'expérimentation comparative.
+
+Nous avons dit ailleurs (page 97) qu'il ne fallait pas confondre
+la contre-épreuve expérimentale avec l'expérimentation
+comparative. La contre-épreuve ne fait aucunement allusion aux
+causes d'erreurs qui peuvent se rencontrer dans l'observation du
+fait; elle les suppose toutes évitées, et elle ne s'adresse qu'au
+raisonnement expérimental; elle n'a en vue que de juger si la
+relation que l'on a établie entre un phénomène et sa cause
+prochaine est exacte et rationnelle. -- La contre-épreuve n'est au
+contraire qu'une synthèse qui vérifie une analyse, ou une analyse
+qui contrôle une synthèse. L'expérimentation comparative au
+contraire ne porte que sur la constatation du fait et sur l'art de
+le dégager des circonstances ou des autres phénomènes avec
+lesquels il peut être mêlé. L'expérimentation comparative n'est
+pourtant pas précisément ce que les philosophes ont appelé la
+méthode par différence. Quand un expérimentateur est en face de
+phénomènes complexes dus aux propriétés réunies de divers corps,
+il procède par différenciation, c'est-à-dire qu'il sépare
+successivement chacun de ces corps un à un, et voit par différence
+ce qui appartient à chacun d'eux dans le phénomène total. Mais
+cette méthode d'exploration suppose deux choses: elle suppose
+d'abord que l'on sait quel est le nombre des corps qui concourent
+à l'expression de l'ensemble du phénomène; et ensuite elle admet
+que ces corps ne se combinent point de manière à confondre leur
+action dans une résultante harmonique finale. En physiologie la
+méthode des différences est rarement applicable, parce qu'on ne
+peut presque jamais se flatter de connaître tous les corps et
+toutes les conditions qui entrent dans l'expression d'un ensemble
+de phénomènes, et parce qu'ensuite, dans une infinité de cas,
+divers organes du corps peuvent se suppléer dans les phénomènes
+qui leur étaient en partie communs, et dissimuler plus ou moins ce
+qui résulte de l'ablation d'une partie limitée. Je suppose, par
+exemple, que l'on paralyse isolément et successivement tout le
+corps en n'agissant que sur un seul muscle à la fois, le désordre
+produit par le muscle paralysé sera plus ou moins remplacé et
+rétabli par les muscles voisins, et l'on arriverait finalement à
+conclure que chaque muscle en particulier entre pour peu de chose
+dans les mouvements du corps. On a très-bien exprimé la nature de
+cette cause d'erreur en la comparant à ce qui arriverait à un
+expérimentateur qui supprimerait l'une après l'autre chacune des
+briques qui servent de base à une colonne. Il verrait, en effet,
+que la soustraction successive d'une seule brique à la fois ne
+fait pas chanceler la colonne, et il arriverait à en conclure
+logiquement mais faussement qu'aucune de ces briques ne sert à
+soutenir la colonne. L'expérimentation comparative en physiologie
+répond à une tout autre idée: car elle a pour objet de réduire à
+l'unité la recherche la plus complexe, et pour résultat d'éliminer
+en bloc toutes les causes d'erreurs connues ou inconnues.
+
+Les phénomènes physiologiques sont tellement complexes, qu'il ne
+serait jamais possible d'expérimenter avec quelque rigueur sur les
+animaux vivants, s'il fallait nécessairement déterminer toutes les
+modifications que l'on peut apporter dans l'organisme sur lequel
+on opère. Mais heureusement il nous suffira de bien isoler le seul
+phénomène sur lequel doit porter notre examen en le séparant, à
+l'aide de l'expérimentation comparative, de toutes les
+complications qui peuvent l'environner. Or, l'expérimentation
+comparative atteint ce but en ajoutant dans un organisme
+semblable, qui doit servir de comparaison, toutes les
+modifications expérimentales, moins une, qui est celle que l'on
+veut dégager.
+
+Si l'on veut savoir, par exemple, quel est le résultat de la
+section ou de l'ablation d'un organe profondément situé, et qui ne
+peut être atteint qu'en blessant beaucoup d'organes circonvoisins,
+on est nécessairement exposé à confondre dans le résultat total ce
+qui appartient aux lésions produites par le procédé opératoire
+avec ce qui appartient proprement à la section et à l'ablation de
+l'organe dont on veut juger le rôle physiologique. Le seul moyen
+d'éviter l'erreur consiste à pratiquer sur un animal semblable une
+opération identique, mais sans faire la section ou l'ablation de
+l'organe sur lequel on expérimente. On a alors deux animaux chez
+lesquels toutes les conditions expérimentales sont les mêmes sauf
+une, l'ablation d'un organe, dont les effets se trouvent alors
+dégagés et exprimés par la différence que l'on observe entre les
+deux animaux. L'expérimentation comparative est une règle générale
+et absolue en médecine expérimentale et elle s'applique à toute
+espèce de recherche, soit qu'on veuille connaître les effets sur
+l'économie des agents divers qui exercent une influence sur elle,
+soit qu'on veuille reconnaître par des expériences de vivisection
+le rôle physiologique des diverses parties du corps.
+
+Tantôt l'expérimentation comparative peut être faite sur deux
+animaux de la même espèce et pris dans des conditions aussi
+comparables que possible; tantôt il faut faire l'expérience sur le
+même animal. Quand on agit sur deux animaux, il faut, ainsi que
+nous venons de le dire, placer les deux animaux semblables dans
+les mêmes conditions moins une, celle que l'on veut comparer. Cela
+suppose que les deux animaux comparés sont assez semblables pour
+que la différence que l'on constate sur eux, à la suite de
+l'expérience, ne puisse pas être attribuée à une différence tenant
+à leur organisme même. Quand il s'agit d'expérimenter sur des
+organes ou sur des tissus dont les propriétés sont fixes et
+faciles à distinguer, la comparaison faite sur deux animaux de la
+même espèce suffit, mais quand au contraire on veut comparer des
+propriétés mobiles et délicates, il faut alors faire la
+comparaison sur le même animal, soit que la nature de l'expérience
+permette d'expérimenter sur lui successivement et à des reprises
+différentes, soit qu'il faille agir au même moment et
+simultanément sur des parties similaires du même individu. En
+effet, les différences sont plus difficiles à saisir à mesure que
+les phénomènes qu'on veut étudier deviennent plus mobiles et plus
+délicats; sous ce rapport, jamais aucun animal n'est absolument
+comparable à un autre, et de plus, ainsi que nous l'avons déjà
+dit, le même animal n'est pas non plus comparable à lui-même dans
+les différents moments où on l'examine, soit parce qu'il est dans
+des conditions de nutrition différentes, soit parce que son
+organisme est devenu moins sensible en ayant pu s'habituer à la
+substance qu'on lui a donnée ou à l'opération qu'on lui fait
+subir.
+
+Enfin, il arrive quelquefois qu'il faut étendre l'expérimentation
+comparative en dehors de l'animal, parce que les causes d'erreurs
+peuvent aussi se rencontrer dans les instruments que l'on emploie
+pour expérimenter.
+
+Je me borne ici à signaler et à définir le principe de
+l'expérimentation comparative; il sera développé à propos des cas
+particuliers dans le cours de cet ouvrage. Je citerai, dans la
+troisième partie de cette introduction, des exemples propres à
+démontrer l'importance de l'expérimentation comparative, qui est
+la véritable base de la médecine expérimentale; il serait facile
+en effet de prouver que presque toutes les erreurs expérimentales
+viennent de ce qu'on a négligé de juger comparativement les faits,
+ou de ce que l'on a cru comparables des cas qui ne l'étaient pas.
+
+
+§ IX. -- De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des
+êtres vivants; des moyennes et de la statistique.
+
+
+Dans les sciences expérimentales, la mesure des phénomènes est un
+point fondamental, puisque c'est par la détermination quantitative
+d'un effet relativement à une cause donnée que la loi des
+phénomènes peut être établie. Si en biologie on veut arriver à
+connaître les lois de la vie, il faut donc non-seulement observer
+et constater les phénomènes vitaux, mais de plus il faut fixer
+numériquement les relations d'intensité dans lesquelles ils sont
+les uns par rapport aux autres.
+
+Cette application des mathématiques aux phénomènes naturels est le
+but de toute science, parce que l'expression de la loi des
+phénomènes doit toujours être mathématique. Il faudrait pour cela,
+que les données soumises au calcul fussent des résultats de faits
+suffisamment analysés de manière à être sûr qu'on connaît
+complètement les conditions des phénomènes entre lesquels on veut
+établir une équation. Or je pense que les tentatives de ce genre
+sont prématurées dans la plupart des phénomènes de la vie,
+précisément parce que ces phénomènes sont tellement complexes,
+qu'à côté de quelques-unes de leurs conditions que nous
+connaissons, nous devons non-seulement supposer, mais être
+certain, qu'il en existe une foule d'autres qui nous sont encore
+absolument inconnues. Je crois qu'actuellement la voie la plus
+utile à suivre pour la physiologie et pour la médecine est de
+chercher à découvrir des faits nouveaux, au lieu d'essayer de
+réduire en équations ceux que la science possède. Ce n'est point
+que je condamne l'application mathématique dans les phénomènes
+biologiques, car c'est par elle seule que, dans la suite, la
+science se constituera; seulement j'ai la conviction que
+l'équation générale est impossible pour le moment, l'étude
+qualitative des phénomènes devant nécessairement précéder leur
+étude quantitative.
+
+Les physiciens et les chimistes ont déjà essayé bien souvent de
+réduire au calcul les phénomènes physico-chimiques des êtres
+vivants. Parmi les anciens, aussi bien que parmi les modernes, des
+physiciens et des chimistes les plus éminents ont voulu établir
+les principes d'une mécanique animale et les lois d'une statique
+chimique des animaux. Bien que les progrès des sciences physico-
+chimiques aient rendu la solution de ces problèmes plus abordable
+de nos jours que par le passé, cependant il me paraît impossible
+d'arriver actuellement à des conclusions exactes parce que les
+bases physiologiques manquent pour asseoir tous ces calculs. On
+peut bien sans doute établir le bilan de ce que consomme un
+organisme vivant en aliments et de ce qu'il rend en excrétions,
+mais ce ne seront là que de purs résultats de statistique
+incapables d'apporter la lumière sur les phénomènes intimes de la
+nutrition chez les êtres vivants. Ce serait, suivant l'expression
+d'un chimiste hollandais, vouloir raconter ce qui se passe dans
+une maison en regardant ce qui entre par la porte et ce qui sort
+par la cheminée. On peut fixer exactement les deux termes extrêmes
+de la nutrition, mais si l'on veut ensuite interpréter
+l'intermédiaire qui les sépare, on se trouve dans un inconnu dont
+l'imagination crée la plus grande partie, et d'autant plus
+facilement que les chiffres se prêtent souvent merveilleusement à
+la démonstration des hypothèses les plus diverses. Il y a vingt-
+cinq ans, à mon début dans la carrière physiologique, j'essayai,
+je crois, un des premiers, de porter l'expérimentation dans le
+milieu intérieur de l'organisme, afin de suivre pas à pas et
+expérimentalement toutes ces transformations de matières que les
+chimistes expliquaient théoriquement. J'instituai alors des
+expériences pour rechercher comment se détruit dans l'être vivant
+le sucre, un des principes alimentaires les mieux définis. Mais,
+au lieu de m'instruire sur la destruction du sucre, mes
+expériences me conduisirent à découvrir[38] qu'il se produit
+constamment du sucre dans les animaux, indépendamment de la nature
+de l'alimentation. De plus, ces recherches me donnèrent la
+conviction qu'il s'accomplit dans le milieu organique animal une
+infinité de phénomènes physico-chimiques très-complexes qui
+donnent naissance à beaucoup d'autres produits que nous ignorons
+encore et dont les chimistes ne tiennent par conséquent aucun
+compte dans leurs équations de statique.
+
+Ce qui manque aux statiques chimiques de la vie ou aux diverses
+appréciations numériques que l'on donne des phénomènes
+physiologiques, ce ne sont certainement point les lumières
+chimiques ni la rigueur des calculs; mais ce sont leurs bases
+physiologiques qui, la plupart du temps, sont fausses par cela
+seul qu'elles sont incomplètes. On est ensuite conduit à l'erreur
+d'autant plus facilement qu'on part de ce résultat expérimental
+incomplet et qu'on raisonne sans vérifier à chaque pas les
+déductions du raisonnement. Je vais citer des exemples de ces
+calculs que je condamne en les prenant dans des ouvrages pour
+lesquels j'ai d'ailleurs la plus grande estime. MM. Bidder et
+Schmidt (de Dorpat) ont publié en 1852 des travaux très-importants
+sur la digestion et sur la nutrition. Leurs recherches contiennent
+des matériaux bruts, excellents et très-nombreux; mais les
+déductions de leurs calculs sont souvent selon moi hasardées ou
+erronées. Ainsi, par exemple, ces auteurs ont pris un chien pesant
+16 kilogrammes, ils ont placé dans le conduit de la glande sous-
+maxillaire un tube par lequel s'écoulait la sécrétion, et ils ont
+obtenu en une heure 5gr, 640 de salive; d'où ils concluent que
+pour les deux glandes cela doit faire 11gr, 280. Ils ont ensuite
+placé un autre tube dans le conduit d'une glande parotide du même
+animal, et ils ont obtenu en une heure 8gr, 790 de salive, ce qui
+pour les deux glandes parotides équivaudrait à 17gr, 580.
+Maintenant, ajoutent-ils, si l'on veut appliquer ces nombres à
+l'homme, il faut établir que l'homme étant environ quatre fois
+plus pesant que le chien en question, nous offre un poids de 64
+kilogrammes; par conséquent le calcul établi sur ce rapport nous
+donne pour les glandes sous-maxillaires de l'homme 45 grammes de
+salive en une heure, soit par jour 1kil, 082. Pour les glandes
+parotides nous avons en une heure 70 grammes, soit par jour 1kil,
+687; ce qui, réduction faite de moitié, donnerait environ 1kil, 40
+de salive sécrétée en vingt-quatre heures par les glandes
+salivaires d'un homme adulte, etc.[39]
+
+Il n'y a dans ce qui précède, ainsi que le sentent bien les
+auteurs eux-mêmes, qu'une chose qui soit vraie, c'est le résultat
+brut qu'on a obtenu sur le chien, mais tous les calculs qu'on en
+déduit sont établis sur des bases fausses ou contestables; d'abord
+il n'est pas exact de doubler le produit d'une des glandes pour
+avoir celui des deux, parce que la physiologie apprend que le plus
+souvent les glandes doubles sécrètent alternativement, et que,
+quand l'une sécrète beaucoup, l'autre sécrète moins; ensuite,
+outre les deux glandes salivaires sous-maxillaire et parotide, il
+en existe encore d'autres dont il n'est pas fait mention. Il est
+ensuite inexact de croire qu'en multipliant par 24 le produit de
+la salive d'une heure, on ait la salive versée dans la bouche de
+l'animal en vingt-quatre heures. En effet, la sécrétion salivaire
+est éminemment intermittente et n'a lieu qu'au moment du repas ou
+d'une excitation; pendant tout le reste du temps, la sécrétion est
+nulle ou insignifiante. Enfin la quantité de salive qu'on a
+obtenue des glandes salivaires du chien mis en expérience n'est
+pas une quantité absolue; elle aurait été nulle si l'on n'avait
+pas excité la membrane muqueuse buccale, elle aurait pu être plus
+ou moins considérable si l'on avait employé une autre excitation
+plus forte ou plus faible que celle du vinaigre.
+
+Maintenant, quant à l'application des calculs précédents à
+l'homme, elle est encore plus discutable. Si l'on avait multiplié
+la quantité de salive obtenue par le poids des glandes salivaires,
+on aurait obtenu un rapport plus approché, mais je n'admets pas
+qu'on puisse calculer la quantité de salive sur le poids de tout
+le corps pris en masse. L'appréciation d'un phénomène par kilos du
+corps de l'animal me paraît tout à fait inexacte, quand on y
+comprend des tissus de toute nature et étrangers à la production
+du phénomène sur lequel on calcule.
+
+Dans la partie de leurs recherches qui concerne la nutrition,
+MM. Bidder et Schmidt ont donné une expérience très-importante et
+peut-être une des plus laborieuses qui aient jamais été exécutées.
+Ils ont fait, au point de vue de l'analyse élémentaire, le bilan
+de tout ce qu'une chatte a pris et rendu pendant huit jours
+d'alimentation et dix-neuf jours d'abstinence. Mais cette chatte
+s'est trouvée dans des conditions physiologiques qu'ils
+ignoraient; elle était pleine et elle mit bas ses petits au dix-
+septième jour de l'expérience. Dans cette circonstance les auteurs
+ont considéré les petits comme des excréments et les ont calculés
+avec les substances éliminées comme une simple perte de poids[40].
+Je crois qu'il faudrait justifier ces interprétations quand il
+s'agit de préciser des phénomènes aussi complexes.
+
+En un mot, je considère que, si dans ces travaux de statique
+chimique appliqués aux phénomènes de la vie, les chiffres
+répondent à la réalité, ce n'est que par hasard ou parce que le
+sentiment des expérimentateurs dirige et redresse le calcul.
+Toutefois je répéterai que la critique que je viens de faire ne
+s'adresse pas en principe à l'emploi du calcul dans la
+physiologie, mais qu'elle est seulement relative à son application
+dans l'état actuel de complexité des phénomènes de la vie. Je suis
+d'ailleurs heureux de pouvoir ici m'appuyer sur l'opinion de
+physiciens et de chimistes les plus compétents en pareille
+matière. MM. Regnault et Reiset, dans leur beau travail sur la
+respiration, s'expriment ainsi à propos des calculs que l'on a
+donnés pour établir la théorie de la chaleur animale. «Nous ne
+doutons pas que la chaleur animale ne soit produite entièrement
+par les réactions chimiques qui se passent dans l'économie; mais
+nous pensons que le phénomène est beaucoup trop complexe pour
+qu'il soit possible de le calculer d'après la quantité d'oxygène
+consommé. Les substances qui se brûlent par la respiration sont
+formées en général de carbone, d'hydrogène, d'azote ou d'oxygène,
+souvent en proportions considérables; lorsqu'elles se détruisent
+complètement par la respiration, l'oxygène qu'elles renferment
+contribue à la formation de l'eau et de l'acide carbonique, et la
+chaleur qui se dégage est alors nécessairement bien différente de
+celle que produiraient, en se brûlant, le carbone et l'hydrogène,
+supposés libres. Ces substances ne se détruisent d'ailleurs pas
+complètement, une portion se transforme en d'autres substances qui
+jouent des rôles spéciaux dans l'économie animale, ou qui
+s'échappent, dans les excrétions, à l'état de matières très-
+oxydées (urée, acide urique). Or, dans toutes ces transformations
+et dans les assimilations de substances qui ont lieu dans les
+organes, il y a dégagement ou absorption de chaleur; mais les
+phénomènes sont évidemment tellement complexes, qu'il est peu
+probable qu'on parvienne jamais à les soumettre au calcul. C'est
+donc par une coïncidence fortuite que les quantités de chaleur,
+dégagées par un animal, se sont trouvées, dans les expériences de
+Lavoisier, de Dulong et de Despretz, à peu près égales à celles
+que donneraient en brûlant le carbone contenu dans l'acide
+carbonique produit, et l'hydrogène dont on détermine la quantité
+par une hypothèse bien gratuite, en admettant que la portion de
+l'oxygène consommée qui ne se retrouve pas dans l'acide carbonique
+a servi à transformer cet oxygène en eau[41].»
+
+Les phénomènes chimico-physiques de l'organisme vivant sont donc
+encore aujourd'hui trop complexes pour pouvoir être embrassés dans
+leur ensemble autrement que par des hypothèses. Pour arriver à la
+solution exacte de problèmes aussi vastes, il faut commencer par
+analyser les résultantes de ces réactions compliquées, et les
+décomposer au moyen de l'expérimentation en questions simples et
+distinctes. J'ai déjà fait quelques tentatives dans cette voie
+analytique, en montrant qu'au lieu d'embrasser le problème de la
+nutrition en bloc, il importe d'abord de déterminer la nature des
+phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un organe formé
+d'un tissu défini, tel qu'un muscle, une glande, un nerf; qu'il
+est nécessaire en même temps de tenir compte de l'état de fonction
+ou de repos de l'organe. J'ai montré de plus que l'on peut régler
+à volonté l'état de repos et de fonction d'un organe à l'aide de
+ses nerfs, et que l'on peut même agir sur lui localement en se
+mettant à l'abri du retentissement sur l'organisme, quand on a
+préalablement séparé les nerfs périphériques des centres
+nerveux[42]. Quand on aura ainsi analysé les phénomènes physico-
+chimiques propres à chaque tissu, à chaque organe, alors seulement
+on pourra essayer de comprendre l'ensemble de la nutrition et de
+faire une statique chimique fondée sur une base solide, c'est-à-
+dire sur l'étude de faits physiologiques précis, complets et
+comparables.
+
+Une autre forme d'application très-fréquente des mathématiques à
+la biologie se trouve dans l'usage des moyennes ou dans l'emploi
+de la statistique qui, en médecine et en physiologie, conduisent
+pour ainsi dire nécessairement à l'erreur. Il y a sans doute
+plusieurs raisons pour cela; mais le plus grand écueil de
+l'application du calcul aux phénomènes physiologiques, est
+toujours au fond leur trop grande complexité qui les empêche
+d'être définis et suffisamment comparables entre eux. L'emploi des
+moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent
+qu'une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère
+biologique des phénomènes. On pourrait distinguer, à notre point
+de vue, plusieurs espèces de moyennes: les moyennes physiques, les
+moyennes chimiques et les moyennes physiologiques ou
+pathologiques. Si l'on observe, par exemple, le nombre des
+pulsations et l'intensité de la pression sanguine par les
+oscillations d'un instrument hémométrique pendant toute une
+journée et qu'on prenne la moyenne de tous ces chiffres pour avoir
+la pression vraie ou moyenne du sang, ou pour connaître le nombre
+vrai ou moyen de pulsations, on aura précisément des nombres faux.
+En effet, la pulsation diminue de nombre et d'intensité à jeun et
+augmente pendant la digestion ou sous d'autres influences de
+mouvement ou de repos; tous ces caractères biologiques du
+phénomène disparaissent dans la moyenne. On fait aussi très-
+souvent usage des moyennes chimiques. Si l'on recueille l'urine
+d'un homme pendant vingt-quatre heures et qu'on mélange toutes les
+urines pour avoir l'analyse de l'urine moyenne, on a précisément
+l'analyse d'une urine qui n'existe pas; car à jeun l'urine diffère
+de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans le
+mélange. Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste
+qui, ayant pris de l'urine dans un urinoir de la gare d'un chemin
+de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir
+donner ainsi l'analyse de l'urine moyenne européenne! À côté de
+ces moyennes physiques et chimiques, il y a les moyennes
+physiologiques ou ce qu'on pourrait appeler les descriptions
+moyennes de phénomènes qui sont encore plus fausses. Je suppose
+qu'un médecin recueille un grand nombre d'observations
+particulières sur une maladie, et qu'il fasse ensuite une
+description moyenne de tous les symptômes observés dans les cas
+particuliers; il aura ainsi une description qui ne se trouvera
+jamais dans la nature. De même en physiologie il ne faut jamais
+donner des descriptions moyennes d'expériences, parce que les
+vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne;
+quand on a affaire à des expériences complexes et variables, il
+faut en étudier les diverses circonstances et ensuite donner
+l'expérience la plus parfaite comme type, mais qui représentera
+toujours un fait vrai. Les moyennes, dans les cas où nous venons
+de les considérer, doivent donc être repoussées parce qu'elles
+confondent en voulant réunir et faussent en voulant simplifier.
+Les moyennes ne sont applicables qu'à la réduction de données
+numériques variant très-peu et se rapportant à des cas
+parfaitement déterminés et absolument simples.
+
+Je signalerai encore comme entachée de nombreuses causes d'erreurs
+la réduction des phénomènes physiologiques au kilo d'animal. Cette
+méthode est fort employée par les physiologistes depuis un certain
+nombre d'années dans l'étude des phénomènes de la nutrition (voy.
+page 230). On observe, par exemple, ce qu'un animal consomme
+d'oxygène ou d'un aliment quelconque en un jour; puis on divise
+par le poids de l'animal et l'on en tire la consommation d'aliment
+ou d'oxygène par kilo d'animal. On peut aussi appliquer cette
+méthode pour doser l'action des substances toxiques ou
+médicamenteuses. On empoisonne un animal avec une dose limite de
+strychnine ou de curare, et l'on divise la quantité de poison
+administrée par le poids du corps pour avoir la quantité de poison
+par kilo. Il faudrait, pour être plus exact, dans les expériences
+que nous venons de citer, calculer non par kilo du corps de
+l'animal, pris en masse, mais par kilo du sang et de l'élément sur
+lequel agit le poison; sans cela on ne saurait tirer de ces
+réductions aucune loi directe. Mais il resterait encore d'autres
+conditions qu'il faudrait de même établir expérimentalement et qui
+varient avec l'âge, la taille, l'état de digestion, etc.; telles
+sont toutes les conditions physiologiques, qui, dans ces mesures,
+doivent toujours tenir le premier rang.
+
+En résumé, toutes les applications du calcul seraient excellentes
+si les conditions physiologiques étaient bien exactement
+déterminées. C'est donc sur la détermination de ces conditions que
+le physiologiste et le médecin doivent concentrer pour le moment
+tous leurs efforts. Il faut d'abord déterminer exactement les
+conditions de chaque phénomène; c'est là la véritable exactitude
+biologique, et sans cette première étude toutes les données
+numériques sont inexactes et d'autant plus inexactes qu'elles
+donnent des chiffres qui trompent et en imposent par une fausse
+apparence d'exactitude.
+
+Quant à la statistique, on lui fait jouer un grand rôle en
+médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu'il
+importe d'examiner ici. La première condition pour employer la
+statistique, c'est que les faits auxquels on l'applique soient
+exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités
+comparables entre elles. Or, cela ne se rencontre pas le plus
+souvent en médecine. Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent
+de quelles causes d'erreurs grossières ont pu être empreintes les
+déterminations qui servent de base à la statistique. Très-souvent
+le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le
+diagnostic était obscur, soit parce que la cause de mort a été
+inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un
+élève qui n'avait pas vu le malade, ou par une personne de
+l'administration étrangère à la médecine. Sous ce rapport, il ne
+pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui
+est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui-
+même. Mais dans ce cas même, jamais deux malades ne se ressemblent
+exactement; l'âge, le sexe, le tempérament, et une foule d'autres
+circonstances apporteront toujours des différences, d'où il
+résulte que la moyenne ou le rapport que l'on déduira de la
+comparaison des faits sera toujours sujet à contestation. Mais,
+même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent
+jamais être absolument identiques et comparables dans la
+statistique, il faut nécessairement qu'ils diffèrent par quelque
+point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat
+scientifique absolu, tandis qu'elle ne peut donner qu'une
+probabilité, mais jamais une certitude. J'avoue que je ne
+comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu'on peut
+tirer de la statistique; car la loi scientifique, suivant moi, ne
+peut être fondée que sur une certitude et sur un déterminisme
+absolu et non sur une probabilité. Ce serait sortir de mon sujet
+que d'aller m'égarer dans toutes les explications qu'on pourrait
+donner sur la valeur des méthodes de statistique fondées sur le
+calcul des probabilités; mais cependant il est indispensable que
+je dise ici ce que je pense de l'application de la statistique aux
+sciences physiologiques en général, et à la médecine en
+particulier. Il faut reconnaître dans toute science deux classes
+de phénomènes, les uns dont la cause est actuellement déterminée,
+les autres dont la cause est encore indéterminée. Pour tous les
+phénomènes dont la cause est déterminée, la statistique n'a rien à
+faire; elle serait même absurde. Ainsi, dès que les circonstances
+de l'expérience sont bien établies, on ne peut plus faire de
+statistique: on n'ira pas, par exemple, rassembler les cas pour
+savoir combien de fois il arrivera que l'eau soit formée d'oxygène
+et d'hydrogène; pour savoir combien de fois il arrivera qu'en
+coupant le nerf sciatique on ait la paralysie des muscles auxquels
+il se rend. Les effets arriveront toujours sans exception et
+nécessairement, parce que la cause du phénomène est exactement
+déterminée. Ce n'est donc que lorsqu'un phénomène renferme des
+conditions encore indéterminées, qu'on pourrait faire de la
+statistique; mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'on ne fait de la
+statistique que parce qu'on est dans l'impossibilité de faire
+autrement; car jamais la statistique, suivant moi, ne peut donner
+la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une
+méthode scientifique définitive. Un exemple expliquera ma pensée.
+Des expérimentateurs, ainsi que nous le verrons plus loin, ont
+donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les
+racines rachidiennes antérieures étaient insensibles; d'autres
+expérimentateurs ont donné des expériences dans lesquelles ils ont
+trouvé que les mêmes racines étaient sensibles. Ici les cas
+paraissaient aussi comparables que possible; il s'agissait de la
+même opération faite par le même procédé, sur les mêmes animaux,
+sur les mêmes racines rachidiennes. Fallait-il alors compter les
+cas positifs et négatifs et dire: la loi est que les racines
+antérieures sont sensibles, par exemple: 25 fois sur 100? Ou bien
+fallait-il admettre, d'après la théorie de ce qu'on appelle la loi
+des grands nombres, que dans un nombre immense d'expériences on
+serait arrivé à trouver que les racines sont aussi souvent
+sensibles qu'insensibles? Une pareille statistique eût été
+ridicule, car il y a une raison pour que les racines soient
+insensibles et une autre raison pour qu'elles soient sensibles;
+c'est cette raison qu'il fallait déterminer, je l'ai cherchée et
+je l'ai trouvée; de sorte qu'on peut dire maintenant: Les racines
+rachidiennes antérieures sont toujours sensibles dans des
+conditions données, et toujours insensibles dans d'autres
+conditions également déterminées.
+
+Je citerai encore un autre exemple emprunté à la chirurgie. Un
+grand chirurgien fait des opérations de taille par le même
+procédé; il fait ensuite un relevé statistique des cas de mort et
+des cas de guérison, et il conclut, d'après la statistique, que la
+loi de la mortalité dans cette opération est de deux sur cinq. Eh
+bien, je dis que ce rapport ne signifie absolument rien
+scientifiquement et ne donne aucune certitude pour faire une
+nouvelle opération, car on ne sait pas si ce nouveau cas devra
+être dans les guéris ou dans les morts. Ce qu'il y a réellement à
+faire, au lieu de rassembler empiriquement les faits, c'est de les
+étudier plus exactement et chacun dans leur déterminisme spécial.
+Il faut examiner les cas de mort avec grand soin, chercher à y
+découvrir la cause des accidents mortels, afin de s'en rendre
+maître et d'éviter ces accidents. Alors, si l'on connaît
+exactement la cause de la guérison et la cause de la mort, on aura
+toujours la guérison dans un cas déterminé. On ne saurait
+admettre, en effet, que les cas qui ont eu des terminaisons
+différentes fussent identiques en tout point. Il y a évidemment
+quelque chose qui a été cause de la mort chez le malade qui a
+succombé, et qui ne s'est pas rencontré chez le malade qui a
+guéri; c'est ce quelque chose qu'il faut déterminer, et alors on
+pourra agir sur ces phénomènes ou les reconnaître et les prévoir
+exactement; alors seulement on aura atteint le déterminisme
+scientifique. Mais ce n'est pas à l'aide de la statistique qu'on y
+arrivera; jamais la statistique n'a rien appris ni ne peut rien
+apprendre sur la nature des phénomènes. J'appliquerai encore ce
+que je viens de dire à toutes les statistiques faites pour
+connaître l'efficacité de certains remèdes dans la guérison des
+maladies. Outre qu'on ne peut pas faire le dénombrement des
+malades qui guérissent tout seuls, malgré le remède, la
+statistique n'apprend absolument rien sur le mode d'action du
+médicament ni sur le mécanisme de la guérison chez ceux où le
+remède aurait pu avoir une action.
+
+Les coïncidences, dit-on, peuvent jouer dans les causes d'erreurs
+de la statistique un si grand rôle, qu'il ne faut conclure que
+d'après des grands nombres. Mais le médecin n'a que faire de ce
+qu'on appelle la loi des grands nombres, loi qui, suivant
+l'expression d'un grand mathématicien, est toujours vraie en
+général et fausse en particulier. Ce qui veut dire que la loi des
+grands nombres n'apprend jamais rien pour un cas particulier. Or,
+ce qu'il faut au médecin, c'est de savoir si son malade guérira,
+et la recherche du déterminisme scientifique seul peut le conduire
+à cette connaissance. Je ne comprends pas qu'on puisse arriver à
+une science pratique et précise en se fondant sur la statistique.
+En effet, les résultats de la statistique, même ceux qui sont
+fournis par les grands nombres, semblent indiquer qu'il y a dans
+les variations des phénomènes une compensation qui amène la loi;
+mais comme cette compensation est illimitée, cela ne peut jamais
+rien nous apprendre sur un cas particulier, même de l'aveu des
+mathématiciens; car ils admettent que, si la boule rouge est
+sortie cinquante fois de suite, ce n'est pas une raison pour
+qu'une boule blanche ait plus de chance de sortir la cinquante et
+unième fois.
+
+La statistique ne saurait donc enfanter que les sciences
+conjecturales; elle ne produira jamais les sciences actives et
+expérimentales, c'est-à-dire les sciences qui règlent les
+phénomènes d'après les lois déterminées. On obtiendra par la
+statistique une conjecture avec une probabilité plus ou moins
+grande, sur un cas donné, mais jamais une certitude, jamais une
+détermination absolue. Sans doute la statistique peut guider le
+pronostic du médecin, et en cela elle lui est utile. Je ne
+repousse donc pas l'emploi de la statistique en médecine, mais je
+blâme qu'on ne cherche pas à aller au delà et qu'on croie que la
+statistique doive servir de base à la science médicale; c'est
+cette idée fausse qui porte certains médecins à penser que la
+médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le
+médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des
+cas particuliers par son génie, par son tact médical. Ce sont là
+des idées antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de
+toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire
+croupir la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps.
+Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être
+conjecturales, il y a encore aujourd'hui dans chaque science des
+parties conjecturales. La médecine est encore presque partout
+conjecturale, je ne le nie pas; mais je veux dire seulement que la
+science moderne doit faire ses efforts pour sortir de cet état
+provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif pas
+plus pour la médecine que pour les autres sciences. L'état
+scientifique sera plus long à se constituer et plus difficile à
+obtenir en médecine à cause de la complexité des phénomènes; mais
+le but du médecin savant est de ramener dans sa science comme dans
+toutes les autres l'indéterminé au déterminé. La statistique ne
+s'applique donc qu'à des cas dans lesquels il y a encore
+indétermination dans la cause du phénomène observé. Dans ces
+circonstances, la statistique ne peut servir, suivant moi, qu'à
+diriger l'observateur vers la recherche de cette cause
+indéterminée, mais elle ne peut jamais conduire à aucune loi
+réelle. J'insiste sur ce point, parce que beaucoup de médecins ont
+grande confiance dans la statistique, et ils croient que,
+lorsqu'elle est établie sur des faits bien observés qu'ils
+considèrent comme comparables entre eux, elle peut conduire à la
+connaissance de la loi des phénomènes. J'ai dit plus haut que
+jamais les faits ne sont identiques, dès lors la statistique n'est
+qu'un dénombrement empirique d'observations.
+
+En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne
+pourrait être jamais qu'une science conjecturale; c'est seulement
+en se fondant sur le déterminisme expérimental qu'elle deviendra
+une science vraie, c'est-à-dire une science certaine. Je considère
+cette idée comme le pivot de la médecine expérimentale, et, sous
+ce rapport, le médecin expérimentateur se place à un tout autre
+point de vue que le médecin dit observateur. En effet, il suffit
+qu'un phénomène se soit montré une seule fois avec une certaine
+apparence pour admettre que dans les mêmes conditions il doive se
+montrer toujours de la même manière. Si donc il diffère dans ses
+manifestations, c'est que les conditions diffèrent. Mais il n'y a
+pas de lois dans l'indéterminisme; il n'y en a que dans le
+déterminisme expérimental, et sans cette dernière condition, il ne
+saurait y avoir de science. Les médecins en général semblent
+croire qu'en médecine il y a des lois élastiques et indéterminées.
+Ce sont là des idées fausses qu'il faut faire disparaître si l'on
+veut fonder la médecine scientifique. La médecine, en tant que
+science, a nécessairement des lois qui sont précises et
+déterminées, qui, comme celles de toutes les sciences, dérivent du
+critérium expérimental. C'est au développement de ces idées que
+sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l'ai intitulé
+Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée
+est simplement d'appliquer à la médecine les principes de la
+méthode expérimentale, afin qu'au lieu de rester science
+conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une
+science exacte fondée sur le déterminisme expérimental. En effet,
+une science conjecturale peut reposer sur l'indéterminé; mais une
+science expérimentale n'admet que des phénomènes déterminés ou
+déterminables.
+
+Le déterminisme dans l'expérience donne seul la loi qui est
+absolue, et celui qui connaît la loi véritable n'est plus libre de
+prévoir le phénomène autrement. L'indéterminisme dans la
+statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par
+les nombres eux-mêmes, et c'est dans ce sens que les philosophes
+ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit. Mais
+quand l'indéterminisme augmente, la statistique ne peut plus le
+saisir et l'enfermer dans une limite de variations. On sort alors
+de la science, car c'est le hasard ou une cause occulte quelconque
+qu'on est obligé d'invoquer pour régir les phénomènes.
+Certainement nous n'arriverons jamais au déterminisme absolu de
+toute chose; l'homme ne pourrait plus exister. Il y aura donc
+toujours de l'indéterminisme dans, toutes les sciences, et dans la
+médecine plus que dans toute autre. Mais la conquête
+intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler
+l'indéterminisme à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale
+il gagne du terrain sur le déterminisme. Cela seul doit satisfaire
+son ambition, car c'est par cela qu'il étend et qu'il étendra de
+plus en plus sa puissance sur la nature.
+
+
+§ X. -- Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens
+nécessaires à l'étude de la médecine expérimentale.
+
+
+Toute science expérimentale exige un laboratoire. C'est là que le
+savant se retire pour chercher à comprendre, au moyen de l'analyse
+expérimentale, les phénomènes qu'il a observés dans la nature.
+
+Le sujet d'étude du médecin est nécessairement le malade, et son
+premier champ d'observation est par conséquent l'hôpital. Mais si
+l'observation clinique peut lui apprendre à connaître la forme et
+la marche des maladies, elle est insuffisante pour lui en faire
+comprendre la nature; il lui faut pour cela pénétrer dans
+l'intérieur du corps et chercher quelles sont les parties internes
+qui sont lésées dans leurs fonctions. C'est pourquoi on joignit
+bientôt à l'observation clinique des maladies leur étude
+nécropsique et les dissections cadavériques. Mais aujourd'hui ces
+divers moyens ne suffisent plus; il faut pousser plus loin
+l'investigation et analyser sur le vivant les phénomènes
+élémentaires des corps organisés en comparant l'état normal à
+l'état pathologique. Nous avons montré ailleurs l'insuffisance de
+l'anatomie seule pour rendre compte des phénomènes de la vie, et
+nous avons vu qu'il faut encore y ajouter l'étude de toutes les
+conditions physico-chimiques qui entrent comme éléments
+nécessaires des manifestations vitales, normales ou pathologiques.
+Cette simple indication fait déjà pressentir que le laboratoire du
+physiologiste médecin doit être le plus compliqué de tous les
+laboratoires, parce qu'il a à expérimenter les phénomènes de la
+vie, qui sont les plus complexes de tous les phénomènes naturels.
+
+Les bibliothèques pourraient encore être considérées comme faisant
+partie du laboratoire du savant et du médecin expérimentateur.
+Mais c'est à la condition qu'il lise, pour connaître et contrôler
+sur la nature, les observations, les expériences ou les théories
+de ses devanciers, et non pour trouver dans les livres des
+opinions toutes faites qui le dispenseront de travailler et de
+chercher à pousser plus loin l'investigation des phénomènes
+naturels. L'érudition mal comprise a été et est encore un des plus
+grands obstacles à l'avancement des sciences expérimentales. C'est
+cette fausse érudition qui, mettant l'autorité des hommes à la
+place des faits, arrêta la science aux idées de Galien pendant
+plusieurs siècles sans que personne osât y toucher, et cette
+superstition scientifique était telle, que Mundini et Vésale, qui
+vinrent les premiers contredire Galien en confrontant ses opinions
+avec leurs dissections sur nature, furent considérés comme des
+novateurs et comme de vrais révolutionnaires. C'est pourtant
+toujours ainsi que l'érudition scientifique devait se pratiquer.
+Il faudrait toujours l'accompagner de recherches critiques faites
+sur la nature, destinées à contrôler les faits dont on parle et à
+juger les opinions qu'on discute. De cette manière, la science, en
+avançant, se simplifierait en s'épurant par une bonne critique
+expérimentale, au lieu de s'encombrer par l'exhumation et
+l'accumulation de faits et d'opinions innombrables parmi
+lesquelles il n'est bientôt plus possible de distinguer le vrai du
+faux. Il serait hors de propos de m'étendre ici sur les erreurs et
+sur la fausse direction de la plupart de ces études de littérature
+médicale que l'on qualifie d'études historiques ou philosophiques
+de la médecine. Peut-être aurai-je occasion de m'expliquer
+ailleurs sur ce sujet; pour le moment, je me bornerai à dire que,
+suivant moi, toutes ces erreurs ont leur origine dans une
+confusion perpétuelle que l'on fait entre les productions
+littéraires ou artistiques et les productions de la science, entre
+la critique d'art et la critique scientifique, entre l'histoire de
+la science et l'histoire des hommes.
+
+Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais,
+en ce sens qu'elles sont des expressions de sentiments immuables
+comme la nature humaine. On peut ajouter que les idées
+philosophiques représentent des aspirations de l'esprit humain qui
+sont également de tous les temps. Il y a donc là grand intérêt à
+rechercher ce que les anciens nous ont laissé, parce que sous ce
+rapport ils peuvent encore nous servir de modèle. Mais la science,
+qui représente ce que l'homme a appris, est essentiellement mobile
+dans son expression; elle varie et se perfectionne à mesure que
+les connaissances acquises augmentent. La science du présent est
+donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n'y a
+aucune espèce de raison d'aller, chercher un accroissement de la
+science moderne dans les connaissances des anciens. Leurs
+théories, nécessairement fausses puisqu'elles ne renferment pas
+les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel
+pour les sciences actuelles. Toute science expérimentale ne peut
+donc faire de progrès qu'en avançant et en poursuivant son oeuvre
+dans l'avenir. Ce serait absurde de croire qu'on doit aller la
+chercher dans l'étude des livres que nous a légués le passé. On ne
+peut trouver là que l'histoire de l'esprit humain, ce qui est tout
+autre chose.
+
+Il faut sans doute connaître ce qu'on appelle la littérature
+scientifique et savoir ce qui a été fait par les devanciers. Mais
+la critique scientifique, faite littérairement, ne saurait avoir
+aucune utilité pour la science. En effet, si, pour juger une
+oeuvre littéraire ou artistique, il n'est pas nécessaire d'être
+soi-même poëte ou artiste, il n'en est pas de même pour les
+sciences expérimentales. On ne saurait juger un mémoire de chimie
+sans être chimiste, ni un mémoire de physiologie si l'on n'est pas
+physiologiste. S'il s'agit de décider entre deux opinions
+scientifiques différentes, il ne suffit pas d'être bon philologue
+ou bon traducteur, il faut surtout être profondément versé dans la
+science technique, il faut même être maître dans cette science et
+être capable d'expérimenter par soi-même et de faire mieux que
+ceux dont on discute les opinions. J'ai eu autrefois à discuter
+une question anatomique relativement aux anastomoses du pneumo-
+gastrique et du spinal[43]. Willis, Scarpa, Bischoff, avaient émis
+à ce sujet des opinions différentes et même opposées. Un érudit
+n'aurait pu que rapporter ces diverses opinions et collationner
+les textes avec plus ou moins d'exactitude, mais cela n'aurait pas
+résolu la question scientifique. Il fallait donc disséquer et
+perfectionner les moyens de dissection pour mieux suivre les
+anastomoses nerveuses, et collationner sur la nature la
+description de chaque anatomiste: c'est ce que je fis, et je
+trouvai que la divergence des auteurs venait de ce qu'ils
+n'avaient pas assigné aux deux nerfs les mêmes délimitations. Dès
+lors c'est l'anatomie, poussée plus loin, qui a pu expliquer les
+dissidences anatomiques. Je n'admets donc pas qu'il puisse y avoir
+dans les sciences des hommes qui fassent leur spécialité de la
+critique, comme il y en a dans les lettres et dans les arts. La
+critique dans chaque science, pour être vraiment utile, doit être
+faite par les savants eux-mêmes et par les maîtres les plus
+éminents.
+
+Une autre erreur assez fréquente est celle qui consiste à
+confondre l'histoire des hommes avec l'histoire d'une science.
+L'évolution logique et didactique d'une science expérimentale
+n'est pas du tout représentée par l'histoire chronologique des
+hommes qui s'en sont occupés. Toute fois il faut excepter les
+sciences mathématiques et astronomiques, mais cela ne saurait
+exister pour les sciences expérimentales physico-chimiques et pour
+la médecine en particulier. La médecine est née du besoin, a dit
+Baglivi, c'est-à-dire que, dès qu'il a existé un malade, on lui a
+porté secours et l'on a cherché à le guérir. La médecine s'est
+donc trouvée à son berceau une science appliquée mêlée à la
+religion et aux sentiments de commisération que les hommes
+éprouvent les uns pour les autres. Mais la médecine existait-elle
+comme science? Évidemment non. C'était un empirisme aveugle qui
+s'est succédé pendant des siècles en s'enrichissant peu à peu et
+comme par hasard d'observations et de recherches faites dans des
+directions isolées. La physiologie, la pathologie et la
+thérapeutique se sont développées comme des sciences distinctes
+les unes des autres, ce qui est une fausse voie. Aujourd'hui
+seulement on peut entrevoir la conception d'une médecine
+scientifique expérimentale par la fusion de ces trois points de
+vue en un seul.
+
+Le point de vue expérimental est le couronnement d'une science
+achevée, car il ne faut pas s'y tromper, la science vraie n'existe
+que lorsque l'homme est arrivé à prévoir exactement les phénomènes
+de la nature et à les maîtriser. La constatation et le classement
+des corps ou des phénomènes naturels ne constituent point la
+science complète. La vraie science agit et explique son action ou
+sa puissance: c'est là son caractère, c'est là son but. Il est
+nécessaire ici de développer ma pensée. J'ai entendu souvent dire
+à des médecins que la physiologie, c'est-à-dire l'explication des
+phénomènes de la vie soit à l'état physiologique, soit à l'état
+pathologique, n'était qu'une partie de la médecine, parce que la
+médecine était la connaissance générale des maladies. J'ai
+également entendu dire à des zoologistes que la physiologie,
+c'est-à-dire l'explication des phénomènes de la vie dans toutes
+leurs variétés, n'était qu'un démembrement ou une spécialité de la
+zoologie, parce que la zoologie était la connaissance générale des
+animaux. En parlant dans le même sens, un géologue ou un
+minéralogiste pourraient dire que la physique et la chimie ne sont
+que des démembrements de la géologie et de la minéralogie qui
+comprennent la connaissance générale de la terre et des minéraux.
+Il y a là des erreurs ou au moins des malentendus qu'il importe
+d'expliquer. D'abord il faut savoir que toutes nos divisions de
+sciences ne sont pas dans la nature; elles n'existent que dans
+notre esprit qui, à raison de son infirmité, est obligé de créer
+des catégories de corps et de phénomènes afin de mieux les
+comprendre en étudiant leurs qualités ou propriétés sous des
+points de vue spéciaux. Il en résulte qu'un même corps peut être
+étudié minéralogiquement, physiologiquement, pathologiquement,
+physiquement, chimiquement, etc.; mais au fond il n'y a dans la
+nature ni chimie, ni physique, ni zoologie, ni physiologie, ni
+pathologie; il n'y a que des corps qu'il s'agit de classer et des
+phénomènes qu'il s'agit de connaître et de maîtriser. Or la
+science qui donne à l'homme le moyen d'analyser et de maîtriser
+expérimentalement les phénomènes est la science la plus avancée et
+la plus difficile à atteindre. Elle doit nécessairement arriver à
+être constituée la dernière; mais on ne saurait pour cela la
+considérer comme un démembrement des sciences qui l'ont précédée.
+Sous ce rapport la physiologie, qui est la science des êtres
+vivants la plus difficile et la plus élevée, ne saurait être
+regardée comme un démembrement de la médecine ou de la zoologie,
+pas plus que la physique et la chimie ne sont un démembrement de
+la géologie ou de la minéralogie. La physique et la chimie sont
+les deux sciences minérales actives par l'intermédiaire desquelles
+l'homme peut maîtriser les phénomènes des corps bruts. La
+physiologie est la science vitale active à l'aide de laquelle
+l'homme pourra agir sur les animaux et sur l'homme, soit à l'état
+sain, soit à l'état malade. Ce serait une grande illusion du
+médecin que de croire qu'il connaît les maladies pour leur avoir
+donné un nom, pour les avoir classées et décrites, de même que ce
+serait une illusion du zoologiste et du botaniste que de croire
+qu'ils connaissent les animaux et les végétaux parce qu'ils les
+ont dénommés, catalogués, disséqués et renfermés dans un musée
+après les avoir empaillés, préparés ou desséchés. Un médecin ne
+connaîtra les maladies que lorsqu'il pourra agir rationnellement
+et expérimentalement sur elles; de même le zoologiste ne connaîtra
+les animaux que lorsqu'il expliquera et réglera les phénomènes de
+la vie. En résumé, il ne faut pas devenir les dupes de nos propres
+oeuvres; on ne saurait donner aucune valeur absolue aux
+classifications scientifiques, ni dans les livres ni dans les
+académies. Ceux qui sortent des cadres tracés sont les novateurs,
+et ceux qui y persistent aveuglément s'opposent aux progrès
+scientifiques. L'évolution même des connaissances humaines veut
+que les sciences expérimentales soient le but, et cette évolution
+exige que les sciences de classification qui les précèdent perdent
+de leur importance à mesure que les sciences expérimentales se
+développent.
+
+L'esprit de l'homme suit une marche logique et nécessaire dans la
+recherche de la vérité scientifique. Il observe des faits, les
+rapproche, en déduit des conséquences qu'il contrôle par
+l'expérience pour s'élever à des propositions ou à des vérités de
+plus en plus générales. Il faut sans doute que dans ce travail
+successif le savant connaisse ce qu'ont fait ses devanciers et en
+tienne compte. Mais il faut qu'il sache bien que ce ne sont là que
+des points d'appui pour aller ensuite plus loin, et que toutes les
+vérités scientifiques nouvelles ne se trouvent pas dans l'étude du
+passé, mais bien dans des études nouvelles faites sur la nature,
+c'est-à-dire dans les laboratoires. La littérature scientifique
+utile est donc surtout la littérature scientifique des travaux
+modernes afin d'être au courant du progrès scientifique, et encore
+ne doit-elle pas être poussée trop loin, car elle dessèche
+l'esprit, étouffe l'invention et l'originalité scientifique. Mais
+quelle utilité pourrions-nous retirer de l'exhumation de théories
+vermoulues ou d'observations faites en l'absence de moyens
+d'investigations convenables? Sans doute cela peut être
+intéressant pour connaître les erreurs par lesquelles passe
+l'esprit humain dans son évolution, mais cela est du temps perdu
+pour la science proprement dite. Je pense qu'il importe beaucoup
+de diriger de bonne heure l'esprit des élèves vers la science
+active expérimentale, en leur faisant comprendre qu'elle se
+développe dans les laboratoires, au lieu de laisser croire qu'elle
+réside dans les livres et dans l'interprétation des écrits des
+anciens. Nous savons par l'histoire la stérilité de cette voie
+scolastique, et les sciences n'ont pris leur essor que lorsqu'on a
+substitué à l'autorité des livres l'autorité des faits précisés
+dans la nature à l'aide de moyens d'expérimentation de plus en
+plus perfectionnés; le plus grand mérite de Bacon est d'avoir
+proclamé bien haut cette vérité. Je considère, quant à moi, que
+reporter aujourd'hui la médecine vers ces commentaires attardés et
+vieillis de l'antiquité, c'est rétrograder et retourner vers la
+scolastique, tandis que la diriger vers les laboratoires et vers
+l'étude analytique expérimentale des maladies, c'est marcher dans
+la voie du véritable progrès, c'est-à-dire vers la fondation d'une
+science médicale expérimentale. C'est chez moi une conviction
+profonde que je chercherai toujours à faire prévaloir, soit par
+mon enseignement, soit par mes travaux.
+
+Le laboratoire physiologique doit donc être, actuellement, l'objet
+cumulant des études du médecin scientifique; mais il importe
+encore ici de m'expliquer afin d'éviter les malentendus. L'hôpital
+ou plutôt la salle de malades n'est pas le laboratoire du médecin
+comme on le croit souvent; ce n'est, ainsi que nous l'avons dit
+plus haut, que son champ d'observation; c'est là que doit se faire
+ce qu'on appelle la clinique, c'est-à-dire l'étude aussi complète
+que possible de la maladie au lit du malade. La médecine débute
+nécessairement par la clinique, puisque c'est elle qui détermine
+et définit l'objet de la médecine, c'est-à-dire le problème
+médical; mais, pour être la première étude du médecin, la clinique
+n'est pas pour cela la base de la médecine scientifique: c'est la
+physiologie qui est la base de la médecine scientifique, parce que
+c'est elle qui doit donner l'explication des phénomènes morbides
+en montrant les rapports qu'ils ont avec l'état normal. Il n'y
+aura jamais de science médicale tant que l'on séparera
+l'explication des phénomènes de la vie à l'état pathologique de
+l'explication des phénomènes de la vie à l'état normal.
+
+C'est donc là que gît réellement le problème médical, c'est la
+base sur laquelle la médecine scientifique moderne s'édifiera. On
+le voit, la médecine expérimentale n'exclut pas la médecine
+clinique d'observation; au contraire, elle ne vient qu'après elle.
+Mais elle constitue une science plus élevée et nécessairement plus
+vaste et plus générale. On conçoit qu'un médecin observateur ou
+empirique qui ne sort jamais de son hôpital, considère que la
+médecine s'y renferme tout entière comme une science qui est
+distincte de la physiologie, dont il ne sent pas le besoin. Mais,
+pour le savant, il n'y a ni médecine ni physiologie distinctes, il
+n'y a qu'une science de la vie, il n'y a que des phénomènes de la
+vie qu'il s'agit d'expliquer aussi bien à l'état pathologique qu'à
+l'état physiologique. En introduisant cette idée fondamentale et
+cette conception générale de la médecine dans l'esprit des jeunes
+gens dès le début de leurs études médicales, on leur montrerait
+que les sciences physico-chimiques qu'ils ont dû apprendre sont
+des instruments qui les aideront à analyser les phénomènes de la
+vie à l'état normal et pathologique. Quand ils fréquenteront
+l'hôpital, les amphithéâtres et les laboratoires, ils saisiront
+facilement le lien général qui unit toutes les sciences médicales,
+au lieu de les apprendre comme des fragments de connaissances
+détachées n'ayant aucun rapport entre elles.
+
+En un mot, je considère l'hôpital seulement comme le vestibule de
+la médecine scientifique; c'est le premier champ d'observation
+dans lequel doit entrer le médecin, mais c'est le laboratoire qui
+est le vrai sanctuaire de la science médicale; c'est là seulement
+qu'il cherche les explications de la vie à l'état normal et
+pathologique au moyen de l'analyse expérimentale. Je n'aurai pas
+ici à m'occuper de la partie clinique de la médecine, je la
+suppose connue ou continuant à se perfectionner dans les hôpitaux
+avec les moyens nouveaux de diagnostic que la physique et la
+chimie offrent sans cesse à la séméiotique. Je pense que la
+médecine ne finit pas à l'hôpital comme on le croit souvent, mais
+qu'elle ne fait qu'y commencer. Le médecin qui est jaloux de
+mériter ce nom dans le sens scientifique doit, en sortant de
+l'hôpital, aller dans son laboratoire, et c'est là qu'il cherchera
+par des expériences sur les animaux à se rendre compte de ce qu'il
+a observé chez ses malades, soit relativement au mécanisme des
+maladies, soit relativement à l'action des médicaments, soit
+relativement à l'origine des lésions morbides des organes ou des
+tissus. C'est là, en un mot, qu'il fera la vraie science médicale.
+Tout médecin savant doit donc avoir un laboratoire physiologique,
+et cet ouvrage est spécialement destiné à donner aux médecins les
+règles et les principes d'expérimentation qui devront les diriger
+dans l'étude de la médecine expérimentale, c'est-à-dire dans
+l'étude analytique et expérimentale des maladies. Les principes de
+la médecine expérimentale seront donc simplement les principes de
+l'analyse expérimentale appliqués aux phénomènes de la vie à
+l'état sain et à l'état morbide.
+
+Aujourd'hui les sciences biologiques n'en sont plus à chercher
+leur voie. Après avoir, à cause de leur nature complexe, oscillé
+plus longtemps que les autres sciences plus simples, dans les
+régions philosophiques et systématiques, elles ont fini par
+prendre leur essor dans la voie expérimentale, et elles y sont
+aujourd'hui pleinement entrées. Il ne leur faut donc plus qu'une
+chose, ce sont des moyens de développement; or ces moyens, ce sont
+les laboratoires et toutes les conditions et instruments
+nécessaires à la culture du champ scientifique de la biologie.
+
+Il faut dire à l'honneur de la science française qu'elle a eu la
+gloire d'inaugurer d'une manière définitive la méthode
+expérimentale dans la science des phénomènes de la vie. Vers la
+fin du siècle dernier, la rénovation de la chimie exerça une
+action puissante sur la marche des sciences physiologiques, et les
+travaux de Lavoisier et Laplace sur la respiration ouvrirent une
+voie féconde d'expérimentation physico-chimique analytique pour
+les phénomènes de la vie. Magendie, mon maître, poussé dans la
+carrière médicale par la même influence, a consacré sa vie à
+proclamer l'expérimentation dans l'étude des phénomènes
+physiologiques. Toutefois l'application de la méthode
+expérimentale aux animaux s'est trouvée entravée à son début par
+l'absence de laboratoires appropriés et par des difficultés de
+tout genre qui disparaissent aujourd'hui, mais que j'ai souvent
+ressenties moi-même dans ma jeunesse. L'impulsion scientifique
+partie de la France s'est répandue en Europe, et peu à peu la
+méthode analytique expérimentale est entrée comme méthode générale
+d'investigation dans le domaine des sciences biologiques. Mais
+cette méthode s'est perfectionnée davantage et a donné plus de
+fruits dans les pays où elle a trouvé des conditions de
+développement plus favorables. Aujourd'hui, dans toute
+l'Allemagne, il existe des laboratoires auxquels on donne le nom
+d'instituts physiologiques, qui sont admirablement dotés et
+organisés pour l'étude expérimentale des phénomènes de la vie. En
+Russie il en existe également et l'on en construit actuellement de
+nouveaux sur des proportions gigantesques. Il est tout naturel que
+la production scientifique soit en harmonie avec les moyens de
+culture que possède la science, et il n'y a rien d'étonnant dès
+lors que l'Allemagne, où se trouvent installés le plus largement
+les moyens de culture des sciences physiologiques, devance les
+autres pays par le nombre de ses produits scientifiques. Sans
+doute le génie de l'homme dans les sciences a une suprématie qui
+ne perd jamais ses droits. Cependant, pour les sciences
+expérimentales, le savant se trouve captif dans ses idées s'il
+n'apprend à interroger la nature par lui-même et s'il ne possède
+pour cela les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait
+pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Mais, pour le
+médecin, on n'est pas encore assez habitué à croire qu'un
+laboratoire lui soit nécessaire; on croit que l'hôpital et les
+livres lui suffisent. C'est là une erreur; la connaissance
+clinique ne suffit pas plus au médecin que la connaissance des
+minéraux ne suffirait au chimiste ou au physicien. Il faut que le
+physiologiste médecin analyse expérimentalement les phénomènes de
+la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent
+expérimentalement les phénomènes de la matière brute. Le
+laboratoire est donc la condition sine qua non du développement de
+la médecine expérimentale, comme il l'a été pour toutes les autres
+sciences physico-chimiques. Sans cela l'expérimentateur et la
+science expérimentale ne sauraient exister.
+
+Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur un sujet aussi important
+et qu'il serait impossible de développer ici suffisamment; je
+terminerai en disant qu'il est une vérité bien établie dans la
+science moderne, c'est que les cours scientifiques ne peuvent que
+faire naître le goût des sciences et leur servir d'introduction.
+Le professeur, en indiquant dans une chaire didactique les
+résultats acquis d'une science ainsi que sa méthode, forme
+l'esprit de ses auditeurs, les rend aptes à apprendre et à choisir
+leur direction, mais il ne saurait jamais prétendre en faire des
+savants. C'est dans le laboratoire que se trouve la pépinière
+réelle du vrai savant expérimentateur, c'est-à-dire de celui qui
+crée la science que d'autres pourront ensuite vulgariser. Or, si
+l'on veut avoir beaucoup de fruits, la première chose est de
+soigner les pépinières des arbres à fruits. L'évidence de cette
+vérité tend à amener et amènera nécessairement une réforme
+universelle et profonde dans l'enseignement scientifique. Car, je
+le répète, on a reconnu partout aujourd'hui que c'est dans le
+laboratoire que germe et s'élabore la science pure pour se
+répandre ensuite et couvrir le monde de ses applications utiles.
+C'est donc de la source scientifique qu'il faut avant tout se
+préoccuper, puisque la science appliquée procède nécessairement de
+la science pure.
+
+La science et les savants sont cosmopolites, et il semble peu
+important qu'une vérité scientifique se développe sur un point
+quelconque du globe dès que tous les hommes, par suite de la
+diffusion générale des sciences, peuvent y participer. Cependant
+je ne saurais m'empêcher de faire des voeux pour que mon pays, qui
+se montre le promoteur et le protecteur de tout progrès
+scientifique et qui a été le point de départ de cette ère
+brillante que parcourent aujourd'hui les sciences physiologiques
+expérimentales[44], possède le plus tôt possible des laboratoires
+physiologiques vastes et publiquement organisés de manière à
+former des pléiades de physiologistes et de jeunes médecins
+expérimentateurs. Le laboratoire seul apprend les difficultés
+réelles de la science à ceux qui le fréquentent, il leur montre
+que la science pure a toujours été la source de toutes les
+richesses que l'homme acquiert et de toutes les conquêtes réelles
+qu'il fait sur les phénomènes de la nature. C'est là en outre une
+excellente éducation pour la jeunesse, parce qu'elle lui fait
+comprendre que les applications actuelles si brillantes des
+sciences ne sont que l'épanouissement de travaux antérieurs, et
+que ceux qui, aujourd'hui, profitent de leurs bienfaits, doivent
+un tribut de reconnaissance à leurs devanciers qui ont péniblement
+cultivé l'arbre de la science sans le voir fructifier.
+
+Je ne saurais traiter ici de toutes les conditions qui sont
+nécessaires à l'installation d'un bon laboratoire de physiologie
+ou de médecine expérimentale. Ce serait, on le comprend,
+rassembler tout ce qui doit être développé plus tard dans cet
+ouvrage. Je me bornerai donc à ajouter un seul mot. J'ai dit plus
+haut que le laboratoire du physiologiste médecin doit être le plus
+complexe de tous les laboratoires, parce qu'il s'agit d'y faire
+l'analyse expérimentale la plus complexe de toutes, analyse pour
+laquelle l'expérimentateur a besoin du secours de toutes les
+autres sciences. Le laboratoire du médecin physiologiste doit être
+en rapport avec l'hôpital, de manière à en recevoir les divers
+produits pathologiques sur lesquels doit porter l'investigation
+scientifique. Il faut ensuite que ce laboratoire renferme des
+animaux sains ou malades pour l'étude des questions de physiologie
+normale ou pathologique. Mais comme c'est surtout par des moyens
+empruntés aux sciences physico-chimiques que se fait l'analyse des
+phénomènes vitaux soit à l'état normal, soit à l'état
+pathologique, il faut nécessairement être pourvu d'un plus ou
+moins grand nombre d'instruments. Souvent même certaines questions
+scientifiques exigent impérieusement, pour pouvoir être résolues,
+des instruments coûteux et compliqués, de sorte qu'on peut dire
+alors que la question scientifique est véritablement subordonnée à
+une question d'argent. Toutefois je n'approuve pas le luxe
+d'instruments dans lequel sont tombés certains physiologistes. Il
+faut, selon moi, chercher autant que possible à simplifier les
+instruments, non-seulement pour des raisons pécuniaires, mais
+aussi pour des raisons scientifiques; car il faut bien savoir que
+plus un instrument est compliqué, plus il introduit de causes
+d'erreur dans les expériences. L'expérimentateur ne grandit pas
+par le nombre et la complexité de ses instruments; c'est le
+contraire. Berzelius et Spallanzani sont de grands
+expérimentateurs qui ont été grands par leurs découvertes et par
+la simplicité des instruments qu'ils ont mis en usage pour y
+arriver. Notre principe sera donc, dans le cours de cet ouvrage,
+de chercher autant que possible à simplifier les moyens d'études,
+car il faut que l'instrument soit un auxiliaire et un moyen de
+travail pour l'expérimentateur, mais non une source d'erreur de
+plus en raison de ses complications.
+
+
+
+
+TROISIÈME PARTIE
+
+
+APPLICATIONS DE LA MÉTHODE EXPÉRIMENTALE À L'ÉTUDE DES PHÉNOMÈNES
+DE LA VIE.
+
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+EXEMPLES D'INVESTIGATION EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE.
+
+
+Les idées que nous avons développées dans les deux premières
+parties de cette introduction seront d'autant mieux comprises que
+nous pourrons en faire l'application aux recherches de physiologie
+et de médecine expérimentales et les montrer ainsi comme des
+préceptes faciles à retenir pour l'expérimentateur. C'est pourquoi
+j'ai réuni dans ce qui va suivre un certain nombre d'exemples qui
+m'ont paru les plus convenables pour atteindre mon but. Dans tous
+ces exemples, je me suis, autant que possible, cité moi-même, par
+cette seule raison qu'en fait de raisonnement et de procédés
+intellectuels, je serai bien plus sûr de ce que j'avancerai en
+racontant ce qui m'est arrivé qu'en interprétant ce qui a pu se
+passer dans l'esprit des autres. D'ailleurs je n'ai pas la
+prétention de donner ces exemples comme des modèles à suivre; je
+ne les emploie que pour mieux exprimer mes idées et mieux faire
+saisir ma pensée. Des circonstances très-diverses peuvent servir
+de point de départ aux recherches d'investigations scientifiques;
+je ramènerai cependant toutes ces variétés à deux cas principaux:
+
+1° Une recherche expérimentale a pour point de départ une
+observation.
+
+2° Une recherche expérimentale a pour point de départ une
+hypothèse ou une théorie.
+
+
+§ I. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une
+observation.
+
+
+Les idées expérimentales naissent très-souvent par hasard et à
+l'occasion d'une observation fortuite. Rien n'est plus ordinaire,
+et c'est même le procédé le plus simple pour commencer un travail
+scientifique. On se promène, comme l'on dit, dans le domaine de la
+science, et l'on poursuit ce qui se présente par hasard devant les
+yeux. Bacon compare l'investigation scientifique à une chasse; les
+observations qui se présentent sont le gibier. En continuant la
+même comparaison, on peut ajouter que si le gibier se présente
+quand on le cherche, il arrive aussi qu'il se présente quand on ne
+le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d'une autre espèce.
+Je vais citer un exemple dans lequel ces deux cas se sont
+présentés successivement. J'aurai soin en même temps d'analyser
+chaque circonstance de cette investigation physiologique, afin de
+montrer l'application des principes que nous avons développés dans
+la première partie de cette introduction et principalement dans
+les chapitres Ier et IIe. Premier exemple. -- On apporta un jour
+dans mon laboratoire des lapins venant du marché. On les plaça sur
+une table où ils urinèrent et j'observai par hasard que leur urine
+était claire et acide. Ce fait me frappa, parce que les lapins ont
+ordinairement l'urine trouble et alcaline en leur qualité
+d'herbivores, tandis que les carnivores, ainsi qu'on le sait, ont,
+au contraire, les urines claires et acides. Cette observation
+d'acidité de l'urine chez les lapins me fit venir la pensée que
+ces animaux devaient être dans la condition alimentaire des
+carnivores. Je supposai qu'ils n'avaient probablement pas mangé
+depuis longtemps et qu'ils se trouvaient ainsi transformés par
+l'abstinence en véritables animaux carnivores vivant de leur
+propre sang. Rien n'était plus facile que de vérifier par
+l'expérience cette idée préconçue ou cette hypothèse. Je donnai à
+manger de l'herbe aux lapins, et quelques heures après, leurs
+urines étaient devenues troubles et alcalines. On soumit ensuite
+les mêmes lapins à l'abstinence, et après vingt-quatre ou trente-
+six heures au plus leurs urines étaient redevenues claires et
+fortement acides; puis elles devenaient de nouveau alcalines en
+leur donnant de l'herbe, etc. Je répétai cette expérience si
+simple un grand nombre de fois sur les lapins et toujours avec le
+même résultat. Je la répétai ensuite chez le cheval, animal
+herbivore qui a également l'urine trouble et alcaline. Je trouvai
+que l'abstinence produit comme chez le lapin une prompte acidité
+de l'urine avec un accroissement relativement très-considérable de
+l'urée, au point qu'elle cristallise parfois spontanément dans
+l'urine refroidie. J'arrivai ainsi, à la suite de mes expériences,
+à cette proposition générale qui alors n'était pas connue, à
+savoir, qu'à jeun tous les animaux se nourrissent de viande, de
+sorte que les herbivores ont alors des urines semblables à celles
+des carnivores.
+
+Il s'agit ici d'un fait particulier bien simple qui permet de
+suivre facilement l'évolution du raisonnement expérimental. Quand
+on voit un phénomène qu'on n'a pas l'habitude de voir, il faut
+toujours se demander à quoi il peut tenir, ou autrement dit,
+quelle en est la cause prochaine; alors il se présente à l'esprit
+une réponse ou une idée qu'il s'agit de soumettre à l'expérience.
+En voyant l'urine acide chez les lapins, je me suis demandé
+instinctivement quelle pouvait en être la cause. L'idée
+expérimentale a consisté dans le rapprochement que mon esprit a
+fait spontanément entre l'acidité de l'urine chez le lapin, et
+l'état d'abstinence que je considérai comme une vraie alimentation
+de carnassier. Le raisonnement inductif que j'ai fait
+implicitement est le syllogisme suivant: Les urines des carnivores
+sont acides; or, les lapins que j'ai sous les yeux ont les urines
+acides; donc ils sont carnivores, c'est-à-dire à jeun. C'est ce
+qu'il fallait établir par l'expérience.
+
+Mais pour prouver que mes lapins à jeun étaient bien des
+carnivores, il y avait une contre-épreuve à faire. Il fallait
+réaliser expérimentalement un lapin carnivore en le nourrissant
+avec de la viande, afin de voir si ses urines seraient alors
+claires, acides et relativement chargées d'urée comme pendant
+l'abstinence. C'est pourquoi je fis nourrir des lapins avec du
+boeuf bouilli froid (nourriture qu'ils mangent très-bien quand on
+ne leur donne pas autre chose). Ma prévision fut encore vérifiée,
+et pendant toute la durée de cette alimentation animale les lapins
+gardèrent des urines claires et acides.
+
+Pour achever mon expérience, je voulus en outre voir par
+l'autopsie de mes animaux si la digestion de la viande s'opérait
+chez un lapin comme chez un carnivore. Je trouvai, en effet, tous
+les phénomènes d'une très-bonne digestion dans les réactions
+intestinales, et je constatai que tous les vaisseaux chylifères
+étaient gorgés d'un chyle très-abondant, blanc, laiteux, comme
+chez les carnivores. Mais voici qu'à propos de ces autopsies, qui
+m'offrirent la confirmation de mes idées sur la digestion de la
+viande chez les lapins, il se présenta un fait auquel je n'avais
+nullement pensé et qui devint pour moi, comme on va le voir, le
+point de départ d'un nouveau travail.
+
+Deuxième exemple (suite du précédent). -- Il m'arriva, en
+sacrifiant les lapins auxquels j'avais fait manger de la viande,
+de remarquer que des chylifères blancs et laiteux commençaient à
+être visibles sur l'intestin grêle à la partie inférieure du
+duodenum, environ à 30 centimètres au-dessous du pylore. Ce fait
+attira mon attention, parce que chez les chiens les chylifères
+commencent à être visibles beaucoup plus haut dans le duodenum et
+immédiatement après le pylore. En examinant la chose de plus près,
+je constatai que cette particularité chez le lapin coïncidait avec
+l'insertion du canal pancréatique situé dans un point très-bas, et
+précisément dans le voisinage du lieu où les chylifères
+commençaient à contenir du chyle rendu blanc et laiteux par
+l'émulsion des matières grasses alimentaires.
+
+L'observation fortuite de ce fait réveilla en moi une idée et fit
+naître dans mon esprit la pensée que le suc pancréatique pouvait
+bien être la cause de l'émulsion des matières grasses et par suite
+celle de leur absorption par les vaisseaux chylifères. Je fis
+encore instinctivement le syllogisme suivant: Le chyle blanc est
+dû à l'émulsion de la graisse; or chez le lapin, le chyle blanc se
+forme au niveau du déversement du suc pancréatique dans
+l'intestin; donc c'est le suc pancréatique qui émulsionne la
+graisse et forme le chyle blanc. C'est ce qu'il fallait juger par
+l'expérience.
+
+En vue de cette idée préconçue, j'imaginai et j'instituai aussitôt
+une expérience propre à vérifier la réalité ou la fausseté de ma
+supposition. Cette expérience consistait à essayer directement la
+propriété du suc pancréatique sur les matières grasses, neutres ou
+alimentaires. Mais le suc pancréatique ne s'écoule pas
+naturellement au dehors, comme la salive ou l'urine, par exemple;
+son organe sécréteur est, au contraire, profondément situé dans la
+cavité abdominale. Je fus donc obligé de mettre en usage des
+procédés d'expérimentation pour me procurer chez l'animal vivant
+ce liquide pancréatique dans des conditions physiologiques
+convenables et en quantité suffisante. C'est alors que je pus
+réaliser mon expérience, c'est-à-dire contrôler mon idée
+préconçue, et l'expérience me prouva que l'idée était juste. En
+effet, du suc pancréatique obtenu dans des conditions convenables
+sur des chiens, des lapins et divers autres animaux, mêlé avec de
+l'huile ou de la graisse fondue, s'émulsionnait instantanément
+d'une manière persistante, et plus tard acidifiait ces corps gras
+en les décomposant, à l'aide d'un ferment particulier, en acide
+gras et glycérine, etc., etc.
+
+Je ne poursuivrai pas plus loin ces expériences que j'ai
+longuement développées dans un travail spécial[45]. J'ai voulu
+seulement montrer ici comment une première observation faite par
+hasard sur l'acidité de l'urine des lapins m'a donné l'idée de
+faire des expériences sur leur alimentation carnassière, et
+comment ensuite, en poursuivant ces expériences, j'ai fait naître,
+sans la chercher, une autre observation relative à la disposition
+spéciale de l'insertion du canal pancréatique chez le lapin. Cette
+seconde observation, survenue dans l'expérience et engendrée par
+elle, m'a donné à son tour l'idée de faire des expériences sur
+l'action du suc pancréatique.
+
+On voit par les exemples précédents comment l'observation d'un
+fait ou phénomène, survenu par hasard, fait naître par
+anticipation une idée préconçue ou une hypothèse sur la cause
+probable du phénomène observé; comment l'idée préconçue engendre
+un raisonnement qui déduit l'expérience propre à la vérifier;
+comment, dans un cas, il a fallu pour opérer cette vérification
+recourir à l'expérimentation, c'est-à-dire à l'emploi de procédés
+opératoires plus ou moins compliqués, etc. Dans le dernier exemple
+l'expérience a eu un double rôle; elle a d'abord jugé et confirmé
+les prévisions du raisonnement qui l'avait engendrée, mais de plus
+elle a provoqué une nouvelle observation. On peut donc appeler
+cette observation une observation provoquée ou engendrée par
+l'expérience. Cela prouve qu'il faut, comme nous l'avons dit,
+observer tous les résultats d'une expérience, ceux qui sont
+relatifs à l'idée préconçue et ceux même qui n'ont aucun rapport
+avec elle. Si l'on ne voyait que les faits relatifs à son idée
+préconçue, on se priverait souvent de faire des découvertes. Car
+il arrive fréquemment qu'une mauvaise expérience peut provoquer
+une très-bonne observation, comme le prouve l'exemple qui va
+suivre.
+
+Troisième exemple. -- En 1857, j'entrepris une série d'expériences
+sur l'élimination des substances par l'urine, et cette fois les
+résultats de l'expérience ne confirmèrent pas, comme dans les
+exemples précédents, mes prévisions ou mes idées préconçues sur le
+mécanisme de l'élimination des substances par l'urine. Je fis donc
+ce qu'on appelle habituellement une mauvaise expérience ou de
+mauvaises expériences. Mais nous avons précédemment posé en
+principe qu'il n'y a pas de mauvaises expériences, car, quand
+elles ne répondent pas à la recherche pour laquelle on les avait
+instituées, il faut encore profiter des observations qu'elles
+peuvent fournir pour donner lieu à d'autres expériences.
+
+En recherchant comment s'éliminaient par le sang qui sort du rein
+les substances que j'avais injectées, j'observai par hasard que le
+sang de la veine rénale était rutilant, tandis que le sang des
+veines voisines était noir comme du sang veineux ordinaire. Cette
+particularité imprévue me frappa et je fis ainsi l'observation
+d'un fait nouveau qu'avait engendré l'expérience et qui était
+étranger au but expérimental que je poursuivais dans cette même
+expérience. Je renonçai donc à mon idée primitive qui n'avait pas
+été vérifiée et je portai toute mon attention sur cette singulière
+coloration du sang veineux rénal, et lorsque je l'eus bien
+constatée et que je me fus assuré qu'il n'y avait pas de cause
+d'erreur dans l'observation du fait, je me demandai tout
+naturellement quelle pouvait en être la cause. Ensuite, examinant
+l'urine qui coulait par l'uretère et en réfléchissant, l'idée me
+vint que cette coloration rouge du sang veineux pourrait bien être
+en rapport avec l'état sécrétoire ou fonctionnel du rein. Dans
+cette hypothèse, en faisant cesser la sécrétion rénale, le sang
+veineux devait devenir noir: c'est ce qui arriva; en rétablissant
+la sécrétion rénale, le sang veineux devait redevenir rutilant:
+c'est ce que je pus vérifier encore chaque fois que j'excitais la
+sécrétion de l'urine. J'obtins ainsi la preuve expérimentale qu'il
+y a un rapport entre la sécrétion de l'urine et la coloration du
+sang de la veine rénale.
+
+Mais ce n'est point encore tout. À l'état normal le sang veineux
+du rein est à peu près constamment rutilant, parce que l'organe
+urinaire sécrète d'une manière à peu près continue bien
+qu'alternativement pour chaque rein. Or, je voulus savoir si la
+couleur rutilante du sang veineux constituait un fait général
+propre aux autres glandes, et obtenir de cette manière une contre-
+épreuve bien nette qui me démontrât que c'était le phénomène
+sécrétoire par lui-même qui amenait cette modification dans la
+coloration du sang veineux. Voici comment je raisonnai: si, dis-
+je, c'est la sécrétion qui entraîne, ainsi que cela paraît être,
+la rutilance du sang veineux glandulaire, il arrivera, dans les
+organes glandulaires qui comme glandes salivaires sécrètent d'une
+manière intermittente, que le sang veineux changera de couleur
+d'une manière intermittente et se montrera noir pendant le repos
+de la glande et rouge pendant la sécrétion. Je mis donc à
+découvert sur un chien la glande sous-maxillaire, ses conduits,
+ses nerfs et ses vaisseaux. Cette glande fournit à l'état normal
+une sécrétion intermittente que l'on peut exciter ou faire cesser
+à volonté. Or je constatai clairement que pendant le repos de la
+glande, quand rien ne coulait par le conduit salivaire, le sang
+veineux offrait en effet une coloration noire, tandis qu'aussitôt
+que la sécrétion apparaissait, le sang devenait rutilant pour
+reprendre la couleur noire quand la sécrétion s'arrêtait, puis
+restait noir pendant tout le temps que durait l'intermittence,
+etc.[46]
+
+Ces dernières observations ont ensuite été le point de départ de
+nouvelles idées qui m'ont guidé pour faire des recherches
+relatives à la cause chimique du changement de couleur du sang
+glandulaire pendant la sécrétion. Je ne poursuivrai pas ces
+expériences dont j'ai d'ailleurs publié les détails[47]. Il me
+suffira d'avoir prouvé que les recherches scientifiques ou les
+idées expérimentales peuvent prendre naissance à l'occasion
+d'observations fortuites et en quelque sorte involontaires qui se
+présentent à nous, soit spontanément, soit à l'occasion d'une
+expérience faite dans un autre but. Mais il arrive encore un autre
+cas, c'est celui dans lequel l'expérimentateur provoque et fait
+naître volontairement une observation. Ce cas rentre pour ainsi
+dire dans le précédent; seulement il en diffère en ce que, au lieu
+d'attendre que l'observation se présente par hasard dans une
+circonstance fortuite, on la provoque par une expérience. En
+reprenant la comparaison de Bacon, nous pourrions dire que
+l'expérimentateur ressemble dans ce cas à un chasseur qui, au lieu
+d'attendre tranquillement le gibier, cherche à le faire lever en
+pratiquant une battue dans les lieux où il suppose son existence.
+C'est ce que nous avons appelé l'expérience pour voir (p. 37 et
+38). On met ce procédé en usage toutes les fois qu'on n'a pas
+d'idée préconçue pour entreprendre des recherches sur un sujet à
+l'occasion duquel des observations antérieures manquent. Alors on
+expérimente pour faire naître des observations qui puissent à leur
+tour faire naître des idées. C'est ce qui arrive habituellement en
+médecine quand on veut rechercher l'action d'un poison ou d'une
+substance médicamenteuse quelconque sur l'économie animale; on
+fait des expériences pour voir, et ensuite on se guide d'après ce
+qu'on a vu.
+
+Quatrième exemple. -- En 1845, M. Pelouze me remit une substance
+toxique appelée curare qui lui avait été rapportée d'Amérique. On
+ne connaissait alors rien sur le mode d'action physiologique de
+cette substance. On savait seulement, d'après d'anciennes
+observations et par les relations intéressantes de Alex. de
+Humboldt, de MM. Boussingault et Roulin, que cette substance d'une
+préparation complexe et difficile à déterminer tue très-rapidement
+un animal quand on l'introduit sous la peau. Mais je ne pouvais
+point par les observations antérieures me faire une idée préconçue
+sur le mécanisme de la mort par le curare, il me fallait avoir
+pour cela des observations nouvelles relatives aux troubles
+organiques que ce poison pouvait amener. Dès lors je provoquai
+l'apparition de ces observations, c'est-à-dire que je fis des
+expériences pour voir des choses sur lesquelles je n'avais aucune
+idée préconçue. Je plaçai d'abord du curare sous la peau d'une
+grenouille, elle mourut après quelques minutes; aussitôt je
+l'ouvris et j'examinai successivement, dans cette autopsie
+physiologique, ce qu'étaient devenues les propriétés
+physiologiques connues des divers tissus. Je dis à dessein
+autopsie physiologique parce qu'il n'y a que celles-là qui soient
+réellement instructives. C'est la disparition des propriétés
+physiologiques qui explique la mort et non pas les altérations
+anatomiques. En effet, dans l'état actuel de la science, nous
+voyons les propriétés physiologiques disparaître dans une foule de
+cas sans que nous puissions démontrer, à l'aide de nos moyens
+d'investigation, aucune altération anatomique correspondante;
+c'est le cas du curare, par exemple. Tandis que nous trouverons,
+au contraire, des exemples où les propriétés physiologiques
+persistent malgré des altérations anatomiques très-marquées avec
+lesquelles les fonctions, ne sont point incompatibles. Or chez ma
+grenouille empoisonnée par le curare, le coeur continuait ses
+mouvements, les globules du sang n'étaient point altérés en
+apparence dans leurs propriétés physiologiques non plus que les
+muscles, qui avaient conservé leur contractilité normale. Mais,
+bien que l'appareil nerveux eût conservé son apparence anatomique
+normale, les propriétés des nerfs avaient cependant complètement
+disparu. Il n'y avait plus de mouvements ni volontaires ni
+reflexes, et les nerfs moteurs excités directement ne
+déterminaient plus aucune contraction dans les muscles. Pour
+savoir s'il n'y avait rien d'accidentel et d'erroné dans cette
+première observation, je la répétai plusieurs fois et je la
+vérifiai de diverses manières; car la première chose indispensable
+quand on veut raisonner expérimentalement, c'est d'être bon
+observateur et de bien s'assurer qu'il n'y a pas d'erreur dans
+l'observation qui sert de point de départ au raisonnement. Or, je
+trouvai chez les mammifères et chez les oiseaux les mêmes
+phénomènes que chez les grenouilles, et la disparition des
+propriétés physiologiques du système nerveux moteur devint le fait
+constant. Partant de ce fait bien établi, je pus alors pousser
+plus avant l'analyse des phénomènes et déterminer le mécanisme de
+la mort par le curare. Je procédai toujours par des raisonnements
+analogues à ceux signalés dans l'exemple précédent, et d'idée en
+idée, d'expérience en expérience, je m'élevai à des faits de plus
+en plus précis. J'arrivai finalement à cette proposition générale
+que le curare détermine la mort par la destruction de tous les
+nerfs moteurs sans intéresser les nerfs sensitifs[48].
+
+Dans les cas où l'on fait une expérience pour voir, l'idée
+préconçue et le raisonnement, avons-nous dit, semblent manquer
+complètement, et cependant on a nécessairement raisonné à son insu
+par syllogisme. Dans le cas du curare j'ai instinctivement
+raisonné de la manière suivante:
+
+Il n'y a pas de phénomène sans cause, et par conséquent pas
+d'empoisonnement sans une lésion physiologique qui sera
+particulière ou spéciale au poison employé; or, pensai-je, le
+curare doit produire la mort par une action qui lui est propre et
+en agissant sur certaines parties organiques déterminées. Donc, en
+empoisonnant l'animal par le curare et en examinant aussitôt après
+la mort les propriétés de ses divers tissus, je pourrai peut-être
+trouver et étudier une lésion spéciale à ce poison.
+
+L'esprit ici est donc encore actif et l'expérience pour voir, qui
+paraît faite à l'aventure, rentre cependant dans notre définition
+générale de l'expérience (p. 20). En effet, dans toute initiative,
+l'esprit raisonne toujours, et même quand nous semblons faire les
+choses sans motifs, une logique instinctive dirige l'esprit.
+Seulement on ne s'en rend pas compte, par cette raison bien simple
+qu'on commence par raisonner avant de savoir et de dire qu'on
+raisonne, de même qu'on commence par parler avant d'observer que
+l'on parle, de même encore que l'on commence par voir et entendre
+avant de savoir ce que l'on voit et ce que l'on entend.
+
+Cinquième exemple. -- Vers 1846, je voulus faire des expériences
+sur la cause de l'empoisonnement par l'oxyde de carbone. Je savais
+que ce gaz avait été signalé comme toxique, mais je ne savais
+absolument rien sur le mécanisme de cet empoisonnement; je ne
+pouvais donc pas avoir d'opinion préconçue. Que fallait il faire
+alors? Il fallait faire naître une idée en faisant apparaître un
+fait, c'est-à-dire instituer encore là une expérience pour voir.
+En effet, j'empoisonnai un chien en lui faisant respirer de
+l'oxyde de carbone, et immédiatement après la mort je fis
+l'ouverture de son corps. Je regardai l'état des organes et des
+liquides. Ce qui fixa tout aussitôt mon attention, ce fut que le
+sang était rutilant dans tous les vaisseaux; dans les veines aussi
+bien que dans les artères, dans le coeur droit aussi bien que dans
+le coeur gauche. Je répétai cette expérience sur des lapins, sur
+des oiseaux, sur des grenouilles, et partout je trouvai la même
+coloration rutilante générale du sang. Mais je fus distrait de
+poursuivre cette recherche et je gardai cette observation pendant
+longtemps sans m'en servir autrement que pour la citer dans mes
+cours à propos de la coloration du sang.
+
+En 1856, personne n'avait poussé la question expérimentale plus
+loin, et dans mon cours au Collège de France sur les substances
+toxiques et médicamenteuses, je repris l'étude sur
+l'empoisonnement par l'oxyde de carbone que j'avais commencée en
+1846. Je me trouvais alors dans un cas mixte, car, à cette époque,
+je savais déjà que l'empoisonnement par l'oxyde de carbone rend le
+sang rutilant dans tout le système circulatoire. Il fallait faire
+des hypothèses et établir une idée préconçue sur cette première
+observation afin d'aller plus avant. Or, en réfléchissant sur ce
+fait de rutilance du sang, j'essayai de l'interpréter avec les
+connaissances antérieures que j'avais sur la cause de la couleur
+du sang, et alors toutes les réflexions suivantes se présentèrent
+à mon esprit. La couleur rutilante du sang, dis-je, est spéciale
+au sang artériel et en rapport avec la présence de l'oxygène en
+forte proportion, tandis que la coloration noire tient à la
+disparition de l'oxygène et à la présence d'une plus grande
+proportion d'acide carbonique; dès lors il me vint à l'idée que
+l'oxyde de carbone, en faisant persister la couleur rutilante dans
+le sang veineux, aurait peut-être empêché l'oxygène de se changer
+en acide carbonique dans les capillaires. Il semblait pourtant
+difficile de comprendre comment tout cela pouvait être la cause de
+la mort. Mais continuant toujours mon raisonnement intérieur et
+préconçu, j'ajoutai: Si tout cela était vrai, le sang pris dans
+les veines des animaux empoisonnés par l'oxyde de carbone devra
+contenir de l'oxygène comme le sang artériel; c'est ce qu'il faut
+voir. À la suite de ces raisonnements fondés sur l'interprétation
+de mon observation, j'instituai une expérience pour vérifier mon
+hypothèse relative à la persistance de l'oxygène dans le sang
+veineux. Je fis pour cela passer un courant d'hydrogène dans du
+sang veineux rutilant pris sur un animal empoisonné par l'oxyde de
+carbone, mais je ne pus déplacer, comme à l'ordinaire, de
+l'oxygène. J'essayai d'agir de même sur le sang artériel, je ne
+réussis pas davantage. Mon idée préconçue était donc fausse. Mais
+cette impossibilité d'obtenir de l'oxygène du sang d'un chien
+empoisonné par l'oxyde de carbone fut pour moi une deuxième
+observation qui me suggéra de nouvelles idées d'après lesquelles
+je formai une nouvelle hypothèse. Que pouvait être devenu cet
+oxygène du sang? Il ne s'était pas changé en acide carbonique, car
+on ne déplaçait pas non plus des grandes quantités de ce gaz en
+faisant passer un courant d'hydrogène dans le sang des animaux
+empoisonnés. D'ailleurs cette supposition était en opposition avec
+la couleur du sang. Je m'épuisai en conjectures sur la manière
+dont l'oxyde de carbone pouvait faire disparaître l'oxygène du
+sang, et comme les gaz se déplacent les uns par les autres, je dus
+naturellement penser que l'oxyde de carbone pouvait avoir déplacé
+l'oxygène et l'avoir chassé du sang. Pour le savoir, je résolus de
+varier l'expérimentation et de placer le sang dans des conditions
+artificielles qui me permissent de retrouver l'oxygène déplacé.
+J'étudiai alors l'action de l'oxyde de carbone sur le sang par
+l'empoisonnement artificiel. Pour cela, je pris une certaine
+quantité de sang artériel d'un animal sain, je plaçai ce sang sur
+le mercure dans une éprouvette contenant de l'oxyde de carbone,
+j'agitai ensuite le tout afin d'empoisonner le sang à l'abri du
+contact de l'air extérieur. Puis après un certain temps j'examinai
+si l'air contenu dans l'éprouvette, en contact avec le sang
+empoisonné, avait été modifié, et je constatai que cet air en
+contact avec le sang s'était notablement enrichi en oxygène, en
+même temps que la proportion d'oxyde de carbone y avait diminué.
+Ces expériences, répétées dans les mêmes conditions, m'apprirent
+qu'il y avait eu là un simple échange volume à volume entre
+l'oxyde de carbone et l'oxygène du sang. Mais l'oxyde de carbone,
+en déplaçant l'oxygène qu'il avait expulsé du sang, était resté
+fixé dans le globule du sang et ne pouvait plus être déplacé par
+l'oxygène ni par d'autres gaz. De sorte que la mort arrivait par
+la mort des globules sanguins, ou autrement dit par la cessation
+de l'exercice de leur propriété physiologique qui est essentielle
+à la vie.
+
+Ce dernier exemple, que je viens de rapporter d'une manière très-
+succincte, est complet, et il montre d'un bout à l'autre comment
+la méthode expérimentale procède et réussit pour arriver à
+connaître la cause prochaine des phénomènes. D'abord je ne savais
+absolument rien sur le mécanisme du phénomène empoisonnement par
+l'oxyde de carbone. Je fis une expérience pour voir, c'est-à-dire
+pour observer. Je recueillis une première observation sur une
+modification spéciale de la couleur du sang. J'interprétai cette
+observation, et je fis une hypothèse que l'expérience prouva être
+fausse. Mais cette expérience me fournit une deuxième observation,
+sur laquelle je raisonnai de nouveau en m'en servant comme point
+de départ pour faire une nouvelle hypothèse sur le mécanisme de la
+soustraction de l'oxygène au sang. En construisant des hypothèses
+successivement sur les faits à mesure que je les observais,
+j'arrivai finalement à démontrer que l'oxyde de carbone se
+substitue dans le globule du sang à la place de l'oxygène, par
+suite d'une combinaison avec la substance du globule du sang.
+
+Ici l'analyse expérimentale a atteint son but. C'est un des rares
+exemples en physiologie que je suis heureux de pouvoir citer. Ici
+la cause prochaine du phénomène empoisonnement est trouvée, et
+elle se traduit par une expression théorique qui rend compte de
+tous les faits et qui renferme en même temps toutes les
+observations et toutes les expériences. La théorie formulée ainsi
+pose le fait principal d'où se déduisent tous les autres: L'oxyde
+de carbone se combine plus fortement que l'oxygène avec l'hémato-
+globuline du globule du sang. On a prouvé tout récemment que
+l'oxyde de carbone forme une combinaison définie avec l'hémato-
+globuline[49]. De sorte que le globule du sang, comme minéralisé
+par la stabilité de cette combinaison, perd ses propriétés
+vitales. Dès lors tout se déduit logiquement: l'oxyde de carbone,
+à raison de sa propriété de plus forte combinaison, chasse du sang
+l'oxygène qui est essentiel à la vie; les globules du sang
+deviennent inertes et l'on voit l'animal mourir avec les symptômes
+de l'hémorrhagie, par une vraie paralysie des globules.
+
+Mais quand une théorie est bonne et qu'elle donne bien la cause
+physico-chimique réelle et déterminée des phénomènes, elle
+renferme non-seulement les faits observés, mais elle en peut
+prévoir d'autres et conduire à des applications raisonnées, qui
+seront les conséquences logiques de la théorie. Nous rencontrons
+encore ici ce criterium. En effet, si l'oxyde de carbone a la
+propriété de chasser l'oxygène en se combinant à sa place avec le
+globule du sang, on pourra se servir de ce gaz pour faire
+l'analyse des gaz du sang et en particulier pour la détermination
+de l'oxygène. J'ai déduit de mes expériences cette application qui
+est aujourd'hui généralement adoptée[50]. On a fait des
+applications à la médecine légale de cette propriété de l'oxyde de
+carbone pour retrouver la matière colorante du sang, et l'on peut
+déjà aussi tirer des faits physiologiques signalés plus haut, des
+conséquences relatives à l'hygiène, à la pathologie expérimentale,
+et notamment au mécanisme de certaines anémies.
+
+Sans doute, toutes ces déductions de la théorie, demandent encore
+comme toujours les vérifications expérimentales, et la logique ne
+suffit pas; mais cela tient à ce que les conditions d'action de
+l'oxyde de carbone sur le sang peuvent présenter d'autres
+circonstances complexes et une foule de détails que la théorie ne
+peut encore prévoir. Sans cela, ainsi que nous l'avons dit souvent
+(voy. p. 52), nous conclurions par la seule logique et sans avoir
+besoin de vérification expérimentale. C'est donc à cause des
+nouveaux éléments variables et imprévus, qui peuvent s'introduire
+dans les conditions d'un phénomène, que jamais dans les sciences
+expérimentales la logique seule ne suffit. Même quand on a une
+théorie qui paraît bonne, elle n'est jamais que relativement bonne
+et elle renferme toujours une certaine proportion d'inconnu.
+
+
+§ II. -- Une recherche expérimentale a pour point de départ une
+hypothèse ou une théorie.
+
+
+Nous avons déjà dit (p. 46) et nous verrons plus loin que dans la
+constatation d'une observation, il ne faut jamais aller au delà du
+fait. Mais il n'en est pas de même dans l'institution d'une
+expérience; je veux montrer qu'à ce moment les hypothèses sont
+indispensables et que leur utilité est précisément alors de nous
+entraîner hors du fait et de porter la science en avant. Les
+hypothèses ont pour objet non-seulement de nous faire faire des
+expériences nouvelles, mais elles nous font découvrir souvent des
+faits nouveaux que nous n'aurions pas aperçus sans elles. Dans les
+exemples qui précèdent nous avons vu que l'on peut partir d'un
+fait particulier pour s'élever successivement à des idées plus
+générales, c'est-à-dire à une théorie. Mais il arrive aussi, comme
+nous venons de le voir, qu'on peut partir d'une hypothèse qui se
+déduit d'une théorie. Dans ce cas, bien qu'il s'agisse d'un
+raisonnement déduit logiquement d'une théorie, c'est néanmoins
+encore une hypothèse qu'il faut vérifier par l'expérience. Ici en
+effet les théories ne nous représentent qu'un assemblage de faits
+antérieurs sur lesquels s'appuie l'hypothèse, mais qui ne
+sauraient lui servir de démonstration expérimentale. Nous avons
+dit que dans ce cas il fallait ne pas subir le joug des théories,
+et que garder l'indépendance de son esprit était la meilleure
+condition pour trouver la vérité et pour faire faire des progrès à
+la science. C'est ce que prouveront les exemples suivants.
+
+Premier exemple. -- En 1843, dans un de mes premiers travaux,
+j'entrepris d'étudier ce que deviennent les différentes substances
+alimentaires dans la nutrition. Je commençai, ainsi que je l'ai
+déjà dit, par le sucre, qui est une substance définie et plus
+facile que toutes les autres à reconnaître et à poursuivre dans
+l'économie. J'injectai dans ce but des dissolutions de sucre de
+canne dans le sang des animaux et je constatai que ce sucre, même
+injecté dans le sang à faible dose, passait dans les urines. Je
+reconnus ensuite que le suc gastrique, en modifiant ou en
+transformant ce sucre de canne, le rendait assimilable, c'est-à-
+dire destructible dans le sang[51].
+
+Alors je voulus savoir dans quel organe ce sucre alimentaire
+disparaissait, et j'admis par hypothèse que le sucre que
+l'alimentation introduit dans le sang pourrait être détruit dans
+le poumon ou dans les capillaires généraux. En effet, la théorie
+régnante à cette époque et qui devait être naturellement mon point
+de départ, admettait que le sucre qui existe chez les animaux
+provient exclusivement des aliments et que ce sucre se détruit
+dans l'organisme animal par des phénomènes de combustion, c'est-à-
+dire de respiration. C'est ce qui avait fait donner au sucre le
+nom d'aliment respiratoire. Mais je fus immédiatement conduit à
+voir que la théorie sur l'origine du sucre chez les animaux, qui
+me servait de point de départ, était fausse. En effet, par suite
+d'expériences que j'indiquerai plus loin, je fus amené non à
+trouver l'organe destructeur du sucre, mais au contraire je
+découvris un organe formateur de cette substance, et je trouvai
+que le sang de tous les animaux contient du sucre, même quand ils
+n'en mangent pas. Je constatai donc là un fait nouveau, imprévu
+par la théorie et que l'on n'avait pas remarqué, sans doute, parce
+que l'on était sous l'empire d'idées théoriques opposées
+auxquelles on avait accordé trop de confiance. Alors, j'abandonnai
+tout aussitôt toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre,
+pour suivre ce résultat inattendu qui a été depuis l'origine
+féconde d'une voie nouvelle d'investigation et une mine de
+découvertes qui est loin d'être épuisée.
+
+Dans ces recherches je me suis conduit d'après les principes de la
+méthode expérimentale que nous avons établis, c'est-à-dire qu'en
+présence d'un fait nouveau bien constaté et en contradiction avec
+une théorie, au lieu de garder la théorie et d'abandonner le fait,
+j'ai gardé le fait que j'ai étudié, et je me suis hâté de laisser
+la théorie, me conformant à ce précepte que nous avons indiqué
+dans le deuxième chapitre: Quand le fait qu'on rencontre est en
+opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et
+abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de
+grands noms, est généralement adoptée.
+
+Il faut donc distinguer, comme nous l'avons dit, les principes
+d'avec les théories et ne jamais croire à ces dernières d'une
+manière absolue. Ici nous avions une théorie d'après laquelle on
+admettait que le règne végétal avait seul le pouvoir de créer les
+principes immédiats que le règne animal doit détruire. D'après
+cette théorie établie et soutenue par les chimistes contemporains
+les plus illustres, les animaux étaient incapables de produire du
+sucre dans leur organisme. Si j'avais cru à la théorie d'une
+manière absolue, j'aurais dû conclure que mon expérience devait
+être entachée d'erreur, et peut-être que des expérimentateurs
+moins défiants que moi auraient passé condamnation immédiatement
+et ne se seraient pas arrêtés plus longtemps sur une observation
+qu'on pouvait théoriquement accuser de renfermer des causes
+d'erreurs, puisqu'elle montrait du sucre dans le sang chez les
+animaux soumis à une alimentation dépourvue de matières amidonnées
+ou sucrées. Mais, au lieu de me préoccuper de la validité de la
+théorie, je ne m'occupai que du fait dont je cherchai à bien
+établir la réalité. Je fus ainsi amené par de nouvelles
+expériences et au moyen de contre-épreuves convenables à confirmer
+ma première observation et à trouver que le foie était un organe
+où du sucre animal se formait dans certaines circonstances données
+pour se répandre ensuite dans toute la masse du sang et dans les
+tissus et liquides organiques. Cette glycogénie animale que j'ai
+découverte, c'est-à-dire cette faculté que possèdent les animaux,
+aussi bien que les végétaux, de produire du sucre, est aujourd'hui
+un résultat acquis à la science, mais on n'est point encore fixé
+sur une théorie plausible des phénomènes. Les faits nouveaux que
+j'ai fait connaître ont été la source de grand nombre de travaux
+et de beaucoup de théories diverses et contradictoires en
+apparence entre elles soit avec les miennes. Quand on entre sur un
+terrain neuf, il ne faut pas craindre d'émettre des vues même
+hasardées afin d'exciter la recherche dans toutes les directions.
+Il ne faut pas, suivant l'expression de Priestley, rester dans
+l'inaction par une fausse modestie fondée sur la crainte de se
+tromper. J'ai donc fait des théories plus ou moins hypothétiques
+sur la glycogénie; depuis moi, on en a fait d'autres: mes
+théories, ainsi que celles des autres, vivront ce que doivent
+vivre des théories nécessairement très-partielles et provisoires
+quand on est au début d'une nouvelle série de recherches. Mais
+elles seront plus tard remplacées par d'autres qui représenteront
+un état plus avancé de la question, et ainsi de suite. Les
+théories sont comme des degrés successifs que monte la science en
+élargissant de plus en plus son horizon, parce que les théories
+représentent et comprennent nécessairement d'autant plus de faits
+qu'elles sont plus avancées. Le vrai progrès est de changer de
+théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les
+premières jusqu'à ce qu'on en trouve une qui soit assise sur un
+plus grand nombre de faits. Dans le cas qui nous occupe, la
+question n'est pas de condamner l'ancienne théorie au profit de
+celle qui est plus récente. Ce qui est important, c'est d'avoir
+ouvert une voie nouvelle, car ce qui ne périra jamais, ce sont les
+faits bien observés que les théories éphémères ont fait surgir; ce
+sont là les seuls matériaux sur lesquels l'édifice de la science
+s'élèvera un jour quand elle possédera un nombre de faits
+suffisants et qu'elle aura pénétré assez loin dans l'analyse des
+phénomènes pour en connaître la loi ou le déterminisme exact.
+
+En résumé, les théories ne sont que des hypothèses vérifiées par
+un nombre plus ou moins considérable de faits; celles qui sont
+vérifiées par le plus grand nombre de faits sont les meilleures;
+mais encore ne sont-elles jamais définitives et ne doit-on jamais
+y croire d'une manière absolue. On a vu, par les exemples qui
+précèdent, que, si l'on avait eu une confiance entière dans la
+théorie régnante sur la destruction du sucre chez les animaux, et
+si l'on n'avait eu en vue que sa confirmation, on n'aurait
+probablement pas été mis sur la voie des faits nouveaux que nous
+avons rencontrés. L'hypothèse fondée sur une théorie a, il est
+vrai, provoqué l'expérience, mais dès que les résultats de
+l'expérience sont apparus, la théorie et l'hypothèse ont dû
+disparaître, car le fait expérimental n'était plus qu'une
+observation qu'il fallait faire sans idée préconçue (voy. p. 40).
+
+Le grand principe est donc dans des sciences aussi complexes et
+aussi peu avancées que la physiologie, de se préoccuper très-peu
+de la valeur des hypothèses ou des théories et d'avoir toujours
+l'oeil attentif pour observer tout ce qui apparaît dans une
+expérience. Une circonstance en apparence accidentelle et
+inexplicable peut devenir l'occasion de la découverte d'un fait
+nouveau important, comme on va le voir par la continuation de
+l'exemple cité précédemment.
+
+Deuxième exemple, suite du précédent. -- Après avoir trouvé, ainsi
+que je l'ai dit plus haut, qu'il existe dans le foie des animaux
+du sucre à l'état normal et dans toute espèce d'alimentation, je
+voulus connaître la proportion de cette substance et ses
+variations dans certains états physiologiques et pathologiques. Je
+commençai donc des dosages de sucre dans le foie d'animaux placés
+dans diverses circonstances physiologiquement déterminées. Je
+répétais toujours deux dosages de la matière sucrée, et d'une
+manière simultanée, avec le même tissu hépatique. Mais un jour il
+m'arriva, étant pressé par le temps, de ne pas pouvoir faire mes
+deux analyses au même moment, je fis rapidement un dosage
+immédiatement après la mort de l'animal, et je renvoyai l'autre
+analyse au lendemain. Mais je trouvai cette fois des quantités de
+sucre beaucoup plus grandes que celles que j'avais obtenues la
+veille pour le même tissu hépatique, et je remarquai d'un autre
+côté que la proportion de sucre que j'avais trouvée la veille dans
+le foie, examiné immédiatement après la mort de l'animal, était
+beaucoup plus faible que celle que j'avais rencontrée dans les
+expériences que j'avais fait connaître comme donnant la proportion
+normale du sucre hépatique. Je ne savais à quoi rapporter cette
+singulière variation obtenue avec le même foie et le même procédé
+d'analyse. Que fallait-il faire? Fallait-il considérer ces deux
+dosages si discordants comme une mauvaise expérience et ne pas en
+tenir compte? Fallait-il prendre une moyenne entre les deux
+expériences? C'est un expédient que plusieurs expérimentateurs
+auraient pu choisir pour se tirer d'embarras. Mais je n'approuve
+pas cette manière d'agir par des raisons que j'ai données
+ailleurs. J'ai dit, en effet, qu'il ne faut jamais rien négliger
+dans l'observation des faits, et je regarde comme une règle
+indispensable de critique expérimentale (p. 299) de ne jamais
+admettre sans preuve l'existence d'une cause d'erreur dans une
+expérience, et de chercher toujours à se rendre raison de toutes
+les circonstances anormales qu'on observe. Il n'y a rien
+d'accidentel, et ce qui pour nous est accident n'est qu'un fait
+inconnu qui peut devenir, si on l'explique, l'occasion d'une
+découverte plus ou moins importante. C'est ce qui m'est arrivé
+dans ce cas.
+
+Je voulus savoir en effet quelle était la raison qui m'avait fait
+trouver deux nombres si différents dans le dosage du foie de mon
+lapin. Après m'être assuré qu'il n'y avait pas d'erreur tenant au
+procédé de dosage; après avoir constaté que les diverses parties
+du foie sont sensiblement toutes également riches en sucre, il ne
+me resta plus à examiner que l'influence du temps qui s'était
+écoulé depuis la mort de l'animal jusqu'au moment de mon deuxième
+dosage. Jusqu'alors, sans y attacher aucune importance, j'avais
+fait mes expériences quelques heures après la mort de l'animal,
+et, pour la première fois, je m'étais trouvé dans le cas de faire
+immédiatement un dosage quelques minutes après la mort et de
+renvoyer l'autre au lendemain, c'est-à-dire vingt-quatre heures
+après. En physiologie, les questions de temps ont toujours une
+grande importance, parce que la matière organique éprouve des
+modifications nombreuses et incessantes. Il pouvait donc s'être
+produit quelque modification chimique dans le tissu hépatique.
+Pour m'en assurer, je fis une série de nouvelles expériences qui
+dissipèrent toutes les obscurités en me montrant que le tissu du
+foie va constamment en s'enrichissant en sucre pendant un certain
+temps après la mort. De sorte qu'on peut avoir des quantités de
+sucre très-variables, suivant le moment dans lequel on fait son
+examen. Je fus donc ainsi amené à rectifier mes anciens dosages et
+à découvrir ce fait nouveau, à savoir, que des quantités
+considérables de sucre se produisent dans le foie des animaux
+après la mort. Je montrai, par exemple, qu'en faisant passer dans
+un foie encore chaud et aussitôt après la mort de l'animal un
+courant d'eau froide injecté avec force par les vaisseaux
+hépatiques, on débarrasse complètement le tissu hépatique du sucre
+qu'il contient; mais le lendemain ou quelques heures après, quand
+on place le foie lavé à une douce température, on trouve son tissu
+de nouveau chargé d'une grande quantité de sucre qui s'est produit
+depuis le lavage[52]. Quand je fus en possession de cette première
+découverte que le sucre se forme chez les animaux après la mort
+comme pendant la vie, je voulus pousser plus loin l'examen de ce
+singulier phénomène, et c'est alors que je fus amené à trouver que
+le sucre se produit dans le foie à l'aide d'une matière
+diastasique réagissant sur une substance amylacée que j'ai isolée
+et que j'ai appelée matière glycogène. De sorte que j'ai pu
+démontrer de la manière la plus nette que chez les animaux le
+sucre se forme par un mécanisme en tout semblable à celui qui se
+rencontre dans les végétaux.
+
+Cette seconde série de faits représente des résultats qui sont
+encore aujourd'hui solidement acquis à la science et qui ont fait
+faire beaucoup de progrès à la question glycogénique dans les
+animaux. Je viens de dire très-succinctement comment ces faits ont
+été découverts et comment ils ont eu pour point de départ une
+circonstance expérimentale futile en apparence. J'ai cité ce cas
+afin de prouver qu'on ne saurait jamais rien négliger dans les
+recherches expérimentales; car tous les accidents ont leur cause
+nécessaire. On ne doit donc jamais être trop absorbé par la pensée
+qu'on poursuit, ni s'illusionner sur la valeur de ses idées ou de
+ses théories scientifiques; il faut toujours avoir les yeux
+ouverts à tout événement, l'esprit douteur et indépendant (p.
+138), disposé à examiner tout ce qui se présente et à ne rien
+laisser passer sans en rechercher la raison. Il faut être, en un
+mot, dans une disposition intellectuelle qui semble paradoxale,
+mais qui, suivant moi, représente le véritable esprit de
+l'investigateur. Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire;
+je m'explique en disant qu'il faut en science croire fermement aux
+principes et douter des formules; en effet, d'un côté nous sommes
+sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais
+certains de le tenir. Il faut être inébranlable sur les principes
+de la science expérimentale (déterminisme), et ne pas croire
+absolument aux théories. L'aphorisme que j'ai exprimé plus haut
+peut s'appuyer sur ce que nous avons développé ailleurs (voy. p.
+116), à savoir, que pour les sciences expérimentales, le principe
+est dans notre esprit, tandis que les formules sont dans les
+choses extérieures. Pour la pratique des choses on est bien obligé
+de laisser croire que la vérité (au moins la vérité provisoire)
+est représentée par la théorie ou par la formule. Mais en
+philosophie scientifique et expérimentale ceux qui placent leur
+foi dans les formules ou dans les théories ont tort. Toute la
+science humaine consiste à chercher la vraie formule ou la vraie
+théorie de la vérité dans un ordre quelconque. Nous en approchons
+toujours, mais la trouverons-nous jamais d'une manière complète?
+Ce n'est pas le lieu d'entrer dans le développement de ces idées
+philosophiques; reprenons notre sujet et passons à un nouvel
+exemple expérimental.
+
+Troisième exemple. -- Vers l'année 1852, je fus amené par mes
+études à faire des expériences sur l'influence du système nerveux
+sur les phénomènes de la nutrition et de la calorification. On
+avait observé que dans beaucoup de cas, les paralysies complexes,
+ayant leur siège dans des nerfs mixtes, sont suivies tantôt d'un
+réchauffement, tantôt d'un refroidissement des parties paralysées.
+Or, voici comment je raisonnai, pour expliquer ce fait, en me
+fondant, d'une part, sur les observations connues, et d'autre
+part, sur les théories régnantes relativement aux phénomènes de la
+nutrition et de la calorification. La paralysie des nerfs, dis-je,
+doit amener le refroidissement des parties en ralentissant les
+phénomènes de combustion dans le sang, puisque ces phénomènes sont
+considérés comme la cause de la calorification animale. Or, d'un
+autre côté, les anatomistes ont remarqué depuis longtemps que les
+nerfs sympathiques accompagnent spécialement les vaisseaux
+artériels. Donc, pensai-je par induction, ce doivent être les
+nerfs sympathiques qui, dans la lésion d'un tronc nerveux mixte,
+agissent pour produire le ralentissement des phénomènes chimiques
+dans les vaisseaux capillaires, et c'est leur paralysie qui doit
+amener par suite le refroidissement des parties. Si mon hypothèse
+est vraie, ajoutai-je, elle pourra se vérifier en coupant
+seulement les nerfs sympathiques vasculaires qui vont dans une
+partie et en respectant les autres. Je devrai obtenir alors un
+refroidissement par la paralysie des nerfs vasculaires sans que le
+mouvement ni la sensibilité aient disparu, puisque j'aurai laissé
+intacts les nerfs moteurs et sensitifs ordinaires. Pour réaliser
+mon expérience je cherchai donc un procédé d'expérimentation
+convenable qui me permît de couper les nerfs vasculaires seuls en
+respectant les autres. Le choix des animaux prenait ici de
+l'importance relativement à la solution de la question (p. 213);
+or je trouvai que la disposition anatomique qui rend isolé le
+grand sympathique cervical chez certains animaux, tels que le
+lapin et le cheval, rendait cette solution possible.
+
+Après tous ces raisonnements je fis donc la section du grand
+sympathique dans le cou sur un lapin pour contrôler mon hypothèse
+et voir ce qui arriverait relativement à la calorification dans le
+côté de la tête où se distribue ce nerf. J'avais été conduit,
+ainsi qu'on vient de le voir, en me fondant sur la théorie
+régnante et sur des observations antérieures, à faire l'hypothèse
+que la température devait être abaissée par la section de ce nerf
+sympathique. Or c'est précisément le contraire qui arriva.
+Aussitôt après la section du grand sympathique dans la partie
+moyenne du cou, je vis survenir dans tout le côté correspondant de
+la tête du lapin, une suractivité considérable dans la circulation
+accompagnée d'une augmentation de caloricité. Le résultat était
+donc exactement contraire à celui que mon hypothèse déduite de la
+théorie m'avait fait prévoir; mais alors je fis comme toujours,
+c'est-à-dire que j'abandonnai aussitôt les théories et les
+hypothèses pour observer et étudier le fait en lui-même afin d'en
+déterminer aussi exactement que possible les conditions
+expérimentales. Aujourd'hui mes expériences sur les nerfs
+vasculaires et calorifiques ont ouvert une voie nouvelle de
+recherches et ont été le sujet d'un grand nombre de travaux qui,
+j'espère, pourront fournir un jour des résultats d'une grande
+importance en physiologie et en pathologie[53].
+
+Cet exemple prouve, comme les précédents, qu'on peut rencontrer
+dans les expériences des résultats différents de ceux que les
+théories et les hypothèses nous font prévoir. Mais si je désire
+appeler plus particulièrement l'attention sur ce troisième
+exemple, c'est qu'il nous offre encore un enseignement important,
+à savoir que, sans cette hypothèse directrice de l'esprit, le fait
+expérimental qui la contredit n'aurait pas été aperçu. En effet,
+je ne suis pas le premier expérimentateur qui ait coupé sur des
+animaux vivants la portion cervicale du grand sympathique.
+Pourfour du Petit avait pratiqué cette expérience au commencement
+du siècle dernier, et il découvrit les effets de ce nerf sur la
+pupille en partant d'une hypothèse anatomique d'après laquelle ce
+nerf était supposé porter les esprits animaux dans les yeux[54].
+Depuis lors beaucoup de physiologistes ont répété la même
+opération dans le but de vérifier ou d'expliquer les modifications
+de l'oeil que Pourfour du Petit avait le premier signalées. Mais
+aucun de ces physiologistes n'avait remarqué le phénomène de
+calorification des parties dont je parle et ne l'avait rattaché à
+la section du grand sympathique, bien que ce phénomène dû se
+produire nécessairement sous les yeux de tous ceux qui, avant moi,
+avaient coupé cette partie du sympathique. L'hypothèse, ainsi
+qu'on le voit, m'avait préparé l'esprit à voir les choses suivant
+une certaine direction donnée par l'hypothèse même, et ce qui le
+prouve, c'est que moi-même, comme les autres expérimentateurs,
+j'avais bien souvent divisé le grand sympathique pour répéter
+l'expérience de Pourtour du Petit sans voir le fait de
+calorification que j'ai découvert plus tard quand une hypothèse
+m'a porté à faire des recherches dans ce sens. L'influence de
+l'hypothèse est donc ici des plus évidentes; on avait le fait sous
+les yeux et on ne le voyait pas parce qu'il ne disait rien à
+l'esprit. Il était cependant des plus simples à apercevoir, et,
+depuis que je l'ai signalé, tous les physiologistes sans exception
+l'ont constaté et vérifié avec la plus grande facilité.
+
+En résumé, les hypothèses et les théories, même mauvaises, sont
+utiles pour conduire à des découvertes. Cette remarque est vraie
+pour toutes les sciences. Les alchimistes ont fondé la chimie en
+poursuivant des problèmes chimériques et des théories fausses
+aujourd'hui. Dans les sciences physiques, qui sont plus avancées
+que la biologie, on pourrait citer encore maintenant des savants
+qui font de grandes découvertes en s'appuyant sur des théories
+fausses. Cela paraît être en effet une nécessité de la faiblesse
+de notre esprit que de ne pouvoir arriver à la vérité qu'en
+passant par une multitude d'erreurs et d'écueils.
+
+Quelle conclusion générale le physiologiste tirera t-il de tous
+les exemples qui précèdent? Il doit en conclure que les idées et
+les théories admises, dans l'état actuel de la science biologique,
+ne représentent que des vérités restreintes et précaires qui sont
+destinées à périr. Il doit conséquemment avoir fort peu de
+confiance dans la valeur réelle de ces théories, mais pourtant
+s'en servir comme d'instruments intellectuels nécessaires à
+l'évolution de la science et propres à lui faire découvrir des
+faits nouveaux. Aujourd'hui l'art de découvrir des phénomènes
+nouveaux et de les constater exactement doit être l'objet spécial
+des préoccupations de tous les biologues. Il faut fonder la
+critique expérimentale en créant des méthodes rigoureuses
+d'investigation et d'expérimentation qui permettront d'établir les
+observations d'une manière indiscutable et feront disparaître par
+suite les erreurs de faits qui sont la source des erreurs de
+théories. Celui qui tenterait maintenant une généralisation de la
+biologie entière prouverait qu'il n'a pas un sentiment exact de
+l'état actuel de cette science. Aujourd'hui le problème biologique
+commence à peine à être posé, et, de même qu'il faut assembler et
+tailler les pierres avant de songer à édifier un monument, de même
+il faut d'abord assembler et préparer les faits qui devront
+constituer la science des corps vivants. C'est à l'expérimentation
+que ce rôle incombe, sa méthode est fixée, mais les phénomènes
+qu'elle doit analyser sont si complexes, que le vrai promoteur de
+la science pour le moment sera celui qui pourra donner quelques
+principes de simplification dans les procédés d'analyse ou
+apporter des perfectionnements dans les instruments de recherches.
+Quand les faits existent en nombre suffisant et bien clairement
+établis, les généralisations ne se font jamais attendre. Je suis
+convaincu que dans les sciences expérimentales en évolution, et
+particulièrement dans celles qui sont aussi complexes que la
+biologie, la découverte d'un nouvel instrument d'observation ou
+d'expérimentation rend beaucoup plus de services que beaucoup de
+dissertations systématiques ou philosophiques. En effet, un
+nouveau procédé, un nouveau moyen d'investigation, augmentent
+notre puissance et rend possibles des découvertes et des
+recherches qui ne l'auraient pas été sans son secours. C'est ainsi
+que les recherches sur la formation du sucre chez les animaux
+n'ont pu être faites que lorsque la chimie a eu donné des réactifs
+pour reconnaître le sucre beaucoup plus sensibles que ceux que
+l'on avait auparavant.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+EXEMPLES DE CRITIQUE EXPÉRIMENTALE PHYSIOLOGIQUE.
+
+
+La critique expérimentale repose sur des principes absolus qui
+doivent diriger l'expérimentateur dans la constatation et dans
+l'interprétation des phénomènes de la nature. La critique
+expérimentale sera particulièrement utile dans les sciences
+biologiques où règnent des théories si souvent étayées par des
+idées fausses ou assises sur des faits mal observés. Il s'agira
+ici de rappeler, par des exemples, les principes en vertu desquels
+il convient de juger les théories physiologiques et de discuter
+les faits qui leur servent de bases. Le criterium par excellence
+est, ainsi que nous les avons déjà, le principe du déterminisme
+expérimental uni au doute philosophique. À ce propos, je
+rappellerai encore que dans les sciences il ne faut jamais
+confondre les principes avec les théories. Les principes sont les
+axiomes scientifiques; ce sont des vérités absolues qui
+constituent un critérium immuable. Les théories sont des
+généralités ou des idées scientifiques qui résument l'état actuel
+de nos connaissances; elles constituent des vérités toujours
+relatives et destinées à se modifier par le progrès même des
+sciences. Donc si nous posons comme conclusion fondamentale qu'il
+ne faut pas croire absolument aux formules de la science, il faut
+croire au contraire d'une manière absolue à ses principes. Ceux
+qui croient trop aux théories et qui négligent les principes
+prennent l'ombre pour la réalité, ils manquent de criterium solide
+et ils sont livrés à toutes les causes d'erreurs qui en dérivent.
+Dans toute science le progrès réel consiste à changer les théories
+de manière à en obtenir qui soient de plus en plus parfaites. En
+effet, à quoi servirait d'étudier, si l'on ne pouvait changer
+d'opinion ou de théorie; mais les principes et la méthode
+scientifiques sont supérieurs à la théorie, ils sont immuables et
+ne doivent jamais varier.
+
+La critique expérimentale doit donc se prémunir non-seulement
+contre la croyance aux théories, mais éviter aussi de se laisser
+égarer en accordant trop de valeur aux mots que nous avons créés
+pour nous représenter les prétendues forces de la nature. Dans
+toutes les sciences, mais dans les sciences physiologiques plus
+que dans toutes les autres, on est exposé à se faire illusion sur
+les mots. Il ne faut jamais oublier que toutes les qualifications
+de forces minérales ou vitales données aux phénomènes de la nature
+ne sont qu'un langage figuré dont il importe que nous ne soyons
+pas les dupes. Il n'y a de réel que les manifestations des
+phénomènes et les conditions de ces manifestations qu'il s'agit de
+déterminer; c'est là ce que la critique expérimentale ne doit
+jamais perdre de vue. En un mot, la critique expérimentale met
+tout en doute, excepté le principe du déterminisme scientifique et
+rationnel dans les faits (p. 92-115). La critique expérimentale
+est toujours fondée sur cette même base, soit qu'on se l'applique
+à soi-même, soit qu'on l'applique aux autres; c'est pourquoi dans
+ce qui va suivre nous donnerons en général deux exemples: l'un
+choisi dans nos propres recherches, l'autre choisi dans les
+travaux des autres. En effet, dans la science il ne s'agit pas
+seulement de chercher à critiquer les autres, mais le savant doit
+toujours jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d'un critique sévère.
+Toutes les fois qu'il avance une opinion ou qu'il émet une
+théorie, il doit être le premier à chercher à les contrôler par la
+critique et à les asseoir sur des faits bien observés et
+exactement déterminés.
+
+
+§ I. -- Le principe du déterminisme expérimental n'admet pas des
+faits contradictoires.
+
+
+Premier exemple. -- Il y a longtemps déjà que j'ai fait connaître
+une expérience qui, à cette époque, surprit beaucoup les
+physiologistes, cette expérience consiste à rendre un animal
+artificiellement diabétique au moyen de la piqûre du plancher du
+quatrième ventricule. J'arrivai à tenter cette piqûre par suite de
+considérations théoriques que je n'ai pas à rappeler; ce qu'il
+importe seulement de savoir ici, c'est que je réussis du premier
+coup, c'est-à-dire que je vis le premier lapin que j'opérai
+devenir très-fortement diabétique. Mais ensuite il m'arriva de
+répéter un grand nombre de fois (huit ou dix fois) cette
+expérience sans obtenir le premier résultat. Je me trouvais dès
+lors en présence d'un fait positif et de huit ou dix faits
+négatifs; cependant il ne me vint jamais dans l'esprit de nier ma
+première expérience positive au profit des expériences négatives
+qui la suivirent. Étant bien convaincu que mes insuccès ne
+tenaient qu'à ce que j'ignorais le déterminisme de ma première
+expérience, je persistai à expérimenter en cherchant à reconnaître
+exactement les conditions de l'opération. Je parvins, à la suite
+de mes essais, à fixer le lieu précis de la piqûre, et à donner
+les conditions dans lesquelles doit être placé l'animal opéré; de
+sorte qu'aujourd'hui on peut reproduire le fait du diabète
+artificiel toutes les fois que l'on se met dans les conditions
+connues exigées pour sa manifestation.
+
+À ce qui précède j'ajouterai une réflexion qui montrera de combien
+de causes d'erreurs le physiologiste peut se trouver entouré dans
+l'investigation des phénomènes de la vie. Je suppose qu'au lieu de
+réussir du premier coup à rendre un lapin diabétique, tous les
+faits négatifs se fussent d'abord montrés, il est évident qu'après
+avoir échoué deux ou trois fois, j'en aurais conclu non-seulement
+que la théorie qui m'avait guidé était mauvaise, mais que la
+piqûre du quatrième ventricule ne produisait pas le diabète.
+Cependant je me serais trompé. Combien de fois a-t-on dû et devra-
+t-on encore se tromper ainsi! Il paraît impossible même d'éviter
+d'une manière absolue ces sortes d'erreurs. Mais nous voulons
+seulement tirer de cette expérience une autre conclusion générale
+qui sera corroborée par les exemples suivants, à savoir, que les
+faits négatifs considérés seuls n'apprennent jamais rien.
+
+Deuxième exemple. -- Tous les jours on voit des discussions qui
+restent sans profit pour la science parce que l'on n'est pas assez
+pénétré de ce principe, que chaque fait ayant son déterminisme, un
+fait négatif ne prouve rien et ne saurait jamais détruire un fait
+positif. Pour prouver ce que j'avance, je citerai les critiques
+que M. Longet a faites autrefois des expériences de Magendie. Je
+choisirai cet exemple, d'une part, parce qu'il est très-
+instructif, et d'autre part, parce que je m'y suis trouvé mêlé et
+que j'en connais exactement toutes les circonstances. Je
+commencerai par les critiques de M. Longet relatives aux
+expériences de Magendie sur les propriétés de la sensibilité
+récurrente des racines rachidiennes antérieures[55]. La première
+chose que M. Longet reproche à Magendie, c'est d'avoir varié
+d'opinion sur la sensibilité des racines antérieures, et d'avoir
+dit en 1822 que les racines antérieures sont à peine sensibles, et
+en 1839 qu'elles sont très-sensibles, etc. À la suite de ces
+critiques, M. Longet s'écrie: «La vérité est une; que le lecteur
+choisisse, s'il l'ose, au milieu de ces assertions contradictoires
+opposées du même auteur (loc. cit., p. 22). Enfin, ajoute
+M. Longet, M. Magendie aurait dû au moins nous dire, pour nous
+tirer d'embarras, lesquelles de ses expériences il a
+convenablement faites, celles de 1822 ou celles de 1839» (loc.
+cit., p. 23).
+
+Toutes ces critiques sont mal fondées et manquent complètement aux
+règles de la critique scientifique expérimentale. En effet, si
+Magendie a dit en 1822 que les racines antérieures étaient
+insensibles, c'est évidemment qu'il les avait trouvées
+insensibles; s'il a dit ensuite en 1839 que les racines
+antérieures étaient très-sensibles, c'est qu'alors il les avait
+trouvées très-sensibles. Il n'y a pas à choisir, comme le croit
+M. Longet, entre ces deux résultats; il faut les admettre tous
+deux, mais seulement les expliquer et les déterminer dans leurs
+conditions respectives. Quand M. Longet s'écrie: La vérité est
+une..., cela voudrait-il dire que, si l'un des deux résultats est
+vrai, l'autre doit être faux? Pas du tout; ils sont vrais tous
+deux, à moins de dire que dans un cas Magendie a menti, ce qui
+n'est certainement pas dans la pensée du critique. Mais, en vertu
+du principe scientifique du déterminisme des phénomènes, nous
+devons affirmer à priori et d'une manière absolue qu'en 1822 et en
+1839, Magendie n'a pas vu le phénomène dans des conditions
+identiques, et ce sont précisément ces différences de conditions
+qu'il faut chercher à déterminer afin de faire concorder les deux
+résultats et de trouver ainsi la cause de la variation du
+phénomène. Tout ce que M. Longet aurait pu reprocher à Magendie,
+c'était de ne pas avoir cherché lui-même la raison de la
+différence des deux résultats; mais la critique d'exclusion que
+M. Longet applique aux expériences de Magendie est fausse et en
+désaccord, ainsi que nous l'avons dit, avec les principes de la
+critique expérimentale.
+
+On ne saurait douter qu'il s'agisse dans ce qui précède d'une
+critique sincère et purement scientifique, car, dans une autre
+circonstance relative à la même discussion, M. Longet s'est
+appliqué à lui-même cette même critique d'exclusion, et il a été
+conduit, dans sa propre critique, au même genre d'erreur que dans
+celle qu'il appliquait à Magendie.
+
+En 1839, M. Longet suivait, ainsi que moi, le laboratoire du
+Collège de France, lorsque Magendie, retrouvant la sensibilité des
+racines rachidiennes antérieures, montra qu'elle est empruntée aux
+racines postérieures, et revient par la périphérie, d'où le nom de
+sensibilité en retour ou sensibilité récurrente qu'il lui donna.
+M. Longet vit donc alors, comme Magendie et moi, que la racine
+antérieure était sensible et qu'elle l'était par l'influence de la
+racine postérieure, et il le vit si bien, qu'il réclama pour lui
+la découverte de ce dernier fait[56]. Mais il arriva plus tard, en
+1841, que M. Longet, voulant répéter l'expérience de Magendie, ne
+trouva pas la sensibilité dans la racine antérieure. Par une
+circonstance assez piquante, M. Longet se trouva alors,
+relativement au même fait de sensibilité des racines rachidiennes
+antérieures, exactement dans la même position que celle qu'il
+avait reprochée à Magendie, c'est-à-dire qu'en 1839 M. Longet
+avait vu la racine antérieure sensible et qu'en 1841 il la voyait
+insensible. L'esprit sceptique de Magendie ne s'émouvait pas de
+ces obscurités et de ces contradictions apparentes; il continuait
+à expérimenter et disait toujours ce qu'il voyait. L'esprit de
+M. Longet, au contraire, voulait avoir la vérité d'un côté ou de
+l'autre; c'est pourquoi il se décida pour les expériences de 1841,
+c'est-à-dire pour les expériences négatives, et voici ce qu'il
+dit, à ce propos: «Bien que j'aie fait valoir à cette époque
+(1839) mes prétentions à la découverte de l'un de ces faits (la
+sensibilité récurrente), aujourd'hui, que j'ai multiplié et varié
+les expériences sur ce point de physiologie, je viens combattre
+ces mêmes faits comme erronés, qu'on les regarde comme la
+propriété de Magendie ou la mienne. Le culte dû à la vérité exige
+qu'on ne craigne jamais de revenir sur une erreur commise. Je ne
+ferai que rappeler ici l'insensibilité tant de fois prouvée par
+nous des racines et des faisceaux antérieurs, pour que l'on
+comprenne bien l'inanité de ces résultats qui, comme tant
+d'autres, ne font qu'encombrer la science et gêner sa marche[57].»
+Il est certain, d'après cet aveu, que M. Longet n'est animé que du
+désir de trouver la vérité, et M. Longet le prouve quand il dit
+qu'il ne faut jamais craindre de revenir sur une erreur commise.
+Je partage tout à fait son sentiment et j'ajouterai qu'il est
+toujours instructif de revenir d'une erreur commise. Ce précepte
+est donc excellent et chacun peut en faire usage; car tout le
+monde est exposé à se tromper, excepté ceux qui ne font rien.
+Mais, la première condition pour revenir d'une erreur, c'est de
+prouver qu'il y a erreur. Il ne suffit pas de dire: Je me suis
+trompé; il faut dire comment on s'est trompé, et c'est là
+précisément ce qui est important. Or, M. Longet n'explique rien;
+il semble dire purement et simplement: En 1839, j'ai vu les
+racines sensibles, en 1841 je les ai vues insensibles plus
+souvent, donc je me suis trompé en 1839. Un pareil raisonnement
+n'est pas admissible. Il s'agit en effet, en 1839, à propos de la
+sensibilité des racines antérieures, d'expériences nombreuses dans
+lesquelles on a coupé successivement les racines rachidiennes,
+pincé les différents bouts pour constater leurs propriétés.
+Magendie a écrit un demi-volume sur ce sujet. Quand ensuite on ne
+rencontre plus ces résultats, même un grand nombre de fois, il ne
+suffit pas de dire, pour juger la question, qu'on s'est trompé la
+première fois et qu'on a raison la seconde. Et d'ailleurs pourquoi
+se serait-on trompé? Dira-t-on qu'on a eu les sens infidèles à une
+époque et non à l'autre? Mais alors il faut renoncer à
+l'expérimentation; car la première condition pour un
+expérimentateur, c'est d'avoir confiance dans ses sens et de ne
+jamais douter que de ses interprétations. Si maintenant, malgré
+tous les efforts et toutes les recherches, on ne peut pas trouver
+la raison matérielle de l'erreur, il faut suspendre son jugement
+et conserver en attendant les deux résultats, mais ne jamais
+croire qu'il suffise de nier des faits positifs au nom de faits
+négatifs plus nombreux, aut vice versâ. Des faits négatifs,
+quelque nombreux qu'ils soient, ne détruisent jamais un seul fait
+positif. C'est pourquoi la négation pure et simple n'est point de
+la critique, et, en science, ce procédé doit être repoussé d'une
+manière absolue, parce que jamais la science ne se constitue par
+des négations.
+
+En résumé, il faut être convaincu que les faits négatifs ont leur
+déterminisme comme les faits positifs. Nous avons posé en principe
+que toutes les expériences sont bonnes dans le déterminisme de
+leurs conditions respectives; c'est dans la recherche des
+conditions de chacun de ces déterminismes que gît précisément
+l'enseignement qui doit nous donner les lois du phénomène, puisque
+par là nous connaissons les conditions de son existence et de sa
+non-existence. C'est en vertu de ce principe que je me suis
+dirigé, quand, après avoir assisté en 1839 aux expériences de
+Magendie et en 1841 aux discussions de M. Longet, je voulus moi-
+même me rendre compte des phénomènes et juger les dissidences. Je
+répétai les expériences et je trouvai, comme Magendie et comme
+M. Longet, des cas de sensibilité et des cas d'insensibilité des
+racines rachidiennes antérieures; mais, convaincu que ces deux cas
+tenaient à des circonstances expérimentales différentes, je
+cherchai à déterminer ces circonstances, et, à force d'observation
+et de persévérance, je finis par trouver[58] les conditions dans
+lesquelles il faut se placer pour obtenir l'un ou l'autre
+résultat. Aujourd'hui que les conditions du phénomène sont
+connues, personne ne discute plus. M. Longet lui-même[59] et tous
+les physiologistes admettent le fait de la sensibilité écurrente
+comme constant dans les conditions que j'ai fait connaître.
+
+D'après ce qui précède il faut donc établir comme principe de la
+critique expérimentale le déterminisme absolu et nécessaire des
+phénomènes. Ce principe, bien compris, doit nous rendre
+circonspects contre cette tendance naturelle à la contradiction
+que nous avons tous. Il est certain que tout expérimentateur,
+particulièrement un débutant, éprouve toujours un secret plaisir
+quand il rencontre quelque chose qui est autrement que ce que
+d'autres avaient vu avant lui. Il est porté par son premier
+mouvement à contredire, surtout quand il s'agit de contredire un
+homme haut placé dans la science. C'est un sentiment dont il faut
+se défendre parce qu'il n'est pas scientifique. La contradiction
+pure serait une accusation de mensonge, et il faut l'éviter, car
+heureusement les faussaires scientifiques sont rares. D'ailleurs
+ce dernier cas ne relevant plus de la science, je n'ai pas à
+donner de précepte à ce sujet. Je veux seulement faire remarquer
+ici que la critique ne consiste pas à prouver que d'autres se sont
+trompés, et quand même on prouverait qu'un homme éminent s'est
+trompé, ce ne serait pas une grande découverte; et cela ne peut
+devenir un travail profitable pour la science qu'autant que l'on
+montre comment cet homme s'est trompé. En effet, les grands hommes
+nous instruisent souvent autant par leurs erreurs que par leurs
+découvertes. J'entends quelquefois dire: Signaler une erreur, cela
+équivaut à faire une découverte. Oui, à la condition que l'on
+mette au jour une vérité nouvelle en montrant la cause de
+l'erreur, et alors il n'est plus nécessaire de combattre l'erreur,
+elle tombe d'elle-même. C'est ainsi que la critique équivaut à une
+découverte; c'est quand elle explique tout sans rien nier, et
+qu'elle trouve le déterminisme exact de faits en apparence
+contradictoires. Par ce déterminisme tout se réduit, tout devient
+lumineux, et alors, comme dit Leibnitz, la science en s'étendant
+s'éclaire et se simplifie.
+
+
+§ II -- Le principe du déterminisme repousse de la science les
+faits indéterminés ou irrationnels.
+
+
+Nous avons dit ailleurs (p. 95) que notre raison comprend
+scientifiquement le déterminé et l'indéterminé, mais qu'elle ne
+saurait admettre l'indéterminable, car ce ne serait rien autre
+chose qu'admettre le merveilleux, l'occulte ou le surnaturel, qui
+doivent être absolument bannis de toute science expérimentale. De
+là il résulte que, quand un fait se présente à nous, il n'acquiert
+de valeur scientifique que par la connaissance de son
+déterminisme. Un fait brut n'est pas scientifique et un fait dont
+le déterminisme n'est point rationnel doit de même être repoussé
+de la science. En effet, si l'expérimentateur doit soumettre ses
+idées au criterium des faits, je n'admets pas qu'il doive y
+soumettre sa raison; car alors il éteindrait le flambeau de son
+seul criterium intérieur, et il tomberait nécessairement dans le
+domaine de l'indéterminable, c'est-à-dire de l'occulte et du
+merveilleux. Sans doute il existe dans la science un grand nombre
+de faits bruts qui sont encore incompréhensibles; je ne veux pas
+conclure qu'il faut de parti pris repousser tous ces faits, mais
+je veux seulement dire qu'ils doivent être gardés en réserve, en
+attendant, comme faits bruts, et ne pas être introduits dans la
+science, c'est-à-dire dans le raisonnement expérimental, avant
+qu'ils soient fixés dans leur condition d'existence par un
+déterminisme rationnel. Autrement on serait arrêté à chaque
+instant dans le raisonnement expérimental ou bien conduit
+inévitablement à l'absurde. Les exemples suivants, que je pourrais
+beaucoup multiplier, prouveront ce que j'avance.
+
+Premier exemple. -- J'ai fait, il y a quelques années[60], des
+expériences sur l'influence de l'éther sur les sécrétions
+intestinales. Or, il m'arriva d'observer à ce propos que
+l'injection de l'éther dans le canal intestinal d'un chien à jeun,
+même depuis plusieurs jours, faisait naître des chylifères blancs
+magnifiques, absolument comme chez un animal en pleine digestion
+d'aliments mixtes dans lesquels il y a de la graisse. Ce fait,
+répété un grand nombre de fois, était indubitable. Mais quelle
+signification lui donner? Quel raisonnement établir sur sa cause?
+Fallait-il dire: L'éther fait sécréter du chyle, c'est un fait?
+Mais cela devenait absurde, puisqu'il n'y avait pas d'aliments
+dans l'intestin. Comme on le voit, la raison repoussait ce
+déterminisme absurde et irrationnel dans l'état actuel de nos
+connaissances. C'est pourquoi je cherchais où pouvait se trouver
+la raison de ce fait incompréhensible, et je finis par voir qu'il
+y avait une cause d'erreur, et que ces chylifères provenaient de
+ce que l'éther dissolvait l'huile qui graissait le piston de la
+seringue avec laquelle je l'injectais dans l'estomac; de sorte
+qu'en injectant l'éther avec une pipette de verre au lieu d'une
+seringue, il n'y avait plus de chylifères. C'est donc
+l'irrationalisme du fait qui m'a conduit à voir à priori qu'il
+devait être faux et qu'il ne pouvait servir de base à un
+raisonnement scientifique. Sans cela, je n'aurais pas trouvé cette
+singulière cause d'erreur, qui résidait dans le piston d'une
+seringue. Mais cette cause d'erreur reconnue, tout s'expliqua, et
+le fait devient rationnel, en ce sens que les chylifères s'étaient
+produits là par l'absorption de la graisse, comme toujours;
+seulement l'éther activait cette absorption et rendait le
+phénomène plus apparent.
+
+Deuxième exemple. -- Il avait été vu par des expérimentateurs
+habiles et exacts[61] que le venin du crapaud empoisonne très-
+rapidement les grenouilles et d'autres animaux, tandis qu'il n'a
+aucun effet sur le crapaud lui-même. En effet, voici l'expérience
+bien simple qui semble le prouver: si l'on prend sur le bout d'une
+lancette du venin des parotides d'un crapaud de nos contrées et
+qu'on insinue ce venin sous la peau d'une grenouille ou d'un
+oiseau, on voit bientôt périr ces animaux, tandis que, si l'on a
+introduit la même quantité de venin sous la peau d'un crapaud à
+peu près du même volume, ce dernier n'en meurt pas et n'en éprouve
+même aucun effet. C'est là encore un fait brut qui ne pouvait
+devenir scientifique qu'à la condition de savoir comment ce venin
+agit sur la grenouille et pourquoi ce venin n'agit pas sur le
+crapaud. Il fallait nécessairement pour cela étudier le mécanisme
+de la mort, car il aurait pu se rencontrer des circonstances
+particulières qui eussent expliqué la différence des résultats sur
+la grenouille et sur le crapaud. C'est ainsi qu'il y a une
+disposition particulière des naseaux et de l'épiglotte qui
+explique très-bien par exemple pourquoi la section des deux
+faciaux est mortelle chez le cheval et ne l'est pas chez les
+autres animaux. Mais ce fait exceptionnel reste néanmoins
+rationnel; il confirme la règle, comme on dit, en ce qu'il ne
+change rien au fond de la paralysie nerveuse qui est identique
+chez tous les animaux. Il n'en fut pas ainsi pour le cas qui nous
+occupe; l'étude du mécanisme de la mort par le venin de crapaud
+amena à cette conclusion, que le venin de crapaud tue en arrêtant
+le coeur des grenouilles, tandis qu'il n'agit pas sur le coeur du
+crapaud. Or, pour être logique, il fallait nécessairement admettre
+que les fibres musculaires du coeur du crapaud sont d'une autre
+nature que celles du coeur de la grenouille, puisqu'un poison qui
+agit sur les unes n'agit pas sur les autres. Cela devenait
+impossible; car admettre que des éléments organiques identiques
+quant à leur structure et à leurs propriétés physiologiques,
+cessent d'être identiques devant une action toxique identique, ce
+serait prouver qu'il n'y a pas de déterminisme nécessaire dans les
+phénomènes; et dès lors la science se trouverait niée par ce fait.
+C'est en vertu de ces idées que j'ai repoussé le fait mentionné
+ci-dessus comme irrationnel et que j'ai voulu répéter des
+expériences, bien que je ne doutasse pas de leur exactitude, comme
+fait brut. J'ai vu alors[62] que le venin du crapaud tue la
+grenouille très-facilement avec une dose qui est de beaucoup
+insuffisante pour le crapaud, mais que celui-ci s'empoisonne
+néanmoins si l'on augmente assez la dose. De sorte que la
+différence signalée se réduisait à une question de quantité et
+n'avait plus la signification contradictoire qu'on pouvait lui
+donner. C'est donc encore l'irrationalisme du fait qui a porté à
+lui donner une autre signification.
+
+
+§ III. -- Le principe du déterminisme exige que les faits soient
+comparativement déterminés.
+
+
+Nous venons de voir que notre raison nous oblige à repousser des
+faits qui ont une apparence indéterminée et nous porte à les
+critiquer afin de leur trouver un sens rationnel avant de les
+introduire dans le raisonnement expérimental. Mais comme la
+critique, ainsi que nous l'avons dit, repose à la fois sur la
+raison et sur le doute philosophique, il en résulte qu'il ne
+suffit pas qu'un fait expérimental se présente avec une apparence
+simple et logique pour que nous l'admettions, mais nous devons
+encore douter et voir par une contre-expérience si cette apparence
+rationnelle n'est pas trompeuse. Ce précepte est de rigueur
+absolue, surtout dans les sciences médicales qui, à raison de leur
+complexité, recèlent davantage de causes d'erreurs. J'ai donné
+ailleurs (p. 97) le caractère expérimental de la contre-épreuve,
+je n'y reviendrai pas; je veux seulement faire remarquer ici que,
+lors même qu'un fait paraît logique, c'est-à-dire rationnel, cela
+ne saurait jamais suffire pour nous dispenser de faire la contre-
+épreuve ou la contre-expérience, de sorte que je considérerai ce
+précepte comme une sorte de consigne qu'il faut suivre aveuglément
+même dans les cas qui paraissent les plus clairs et les plus
+rationnels. Je vais citer deux exemples, qui montreront la
+nécessité d'exécuter toujours et quand même cette consigne de
+l'expérience comparative.
+
+Premier exemple. -- J'ai expliqué précédemment (p. 288) comment je
+fus autrefois conduit à étudier le rôle du sucre dans la
+nutrition, et à rechercher le mécanisme de la destruction de ce
+principe alimentaire dans l'organisme. Il fallait, pour résoudre
+la question, rechercher le sucre dans le sang et le poursuivre
+dans les vaisseaux intestinaux qui l'avaient absorbé, jusqu'à ce
+qu'on pût constater le lieu de sa disparition. Pour réaliser mon
+expérience, je donnai à un chien une soupe au lait sucrée; puis je
+sacrifiai l'animal en digestion, et je trouvai que le sang des
+vaisseaux sus-hépatiques, qui représente le sang total des organes
+intestinaux et du foie, renfermait du sucre. Il était tout naturel
+et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les
+veines sus-hépatiques était celui que j'avais donné à l'animal
+dans sa soupe. Je suis certain même que plus d'un expérimentateur
+s'en serait tenu là et aurait considéré comme superflu, sinon
+comme ridicule, de faire une expérience comparative. Cependant, je
+fis l'expérience comparative, parce que j'étais convaincu par
+principe de sa nécessité absolue: ce qui veut dire que je suis
+convaincu qu'en physiologie il faut toujours douter, même dans les
+cas où le doute semble le moins permis. Cependant je dois ajouter
+qu'ici l'expérience comparative était encore commandée par cette
+autre circonstance que j'employais, pour déceler le sucre, la
+réduction des sels de cuivre dans la potasse. C'est en effet là un
+caractère empirique du sucre, qui pouvait être donné par des
+substances encore inconnues de l'économie. Mais, je le répète,
+même sans cela il eût fallu faire l'expérience comparative comme
+une consigne expérimentale; car ce cas même prouve qu'on ne
+saurait jamais prévoir quelle peut en être l'importance.
+
+Je pris donc par comparaison avec le chien à la soupe sucrée un
+autre chien auquel je donnai de la viande à manger, en ayant soin
+qu'il n'entrât d'ailleurs aucune matière sucrée ou amidonnée dans
+son alimentation, puis je sacrifiai cet animal pendant la
+digestion, et j'examinai comparativement le sang de ses veines
+sus-hépatiques. Mais mon étonnement fut grand quand je constatai
+que ce sang contenait également du sucre chez l'animal qui n'en
+avait pas mangé.
+
+On voit donc qu'ici l'expérience comparative m'a conduit à la
+découverte de la présence constante du sucre dans le sang des
+veines sus-hépatiques des animaux, quelle que soit leur
+alimentation. On conçoit qu'alors j'abandonnai toutes mes
+hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau
+et inattendu. Je mis d'abord son existence hors de doute par des
+expériences répétées, et je constatai que chez les animaux à jeun,
+le sucre existait aussi dans le sang. Tel fut le début de mes
+recherches sur la glycogénie animale. Elles eurent pour origine,
+ainsi qu'on le voit, une expérience comparative faite dans un cas
+où l'on aurait pu s'en croire dispensé. Mais s'il y a des
+avantages attachés à l'expérience comparative, il y a
+nécessairement aussi des inconvénients à ne pas la pratiquer.
+C'est ce que prouve l'exemple suivant.
+
+Deuxième exemple. -- Magendie fit autrefois des recherches sur les
+usages du liquide céphalo-rachidien, et il fut amené à conclure
+que la soustraction du liquide céphalo-rachidien entraîne chez les
+animaux une sorte de titubation et un désordre caractéristique
+dans les mouvements. En effet, si, après avoir mis à découvert la
+membrane occipito-atloïdienne, on la perce pour faire écouler le
+liquide céphalo-rachidien, on remarque que l'animal est pris de
+désordres moteurs spéciaux. Rien ne semblait plus naturel et plus
+simple que d'attribuer cette influence sur les mouvements à la
+soustraction du liquide céphalo-rachidien, cependant c'était une
+erreur, et Magendie m'a raconté comment un autre expérimentateur
+fut amené par hasard à le trouver. Cet expérimentateur fut
+interrompu dans son expérience au moment où, ayant coupé les
+muscles de la nuque, il venait de mettre la membrane occipito-
+atloïdienne à nu, mais sans l'avoir encore percée pour faire
+évacuer le liquide céphalo-rachidien. Or, l'expérimentateur vit,
+en revenant continuer son expérience, que cette simple opération
+préliminaire avait produit la même titubation, quoique le liquide
+céphalo-rachidien n'eût pas été soustrait. On avait donc attribué
+à la soustraction du liquide céphalo-rachidien ce qui n'était que
+le fait de la section des muscles de la nuque. Évidemment
+l'expérience comparative eût résolu la difficulté. Il aurait
+fallu, dans ce cas, mettre, ainsi que nous l'avons dit, deux
+animaux dans les mêmes conditions moins une, c'est-à-dire mettre
+la membrane occipito-atloïdienne à nu chez deux animaux, et ne la
+piquer, pour faire écouler le liquide, que chez l'un d'eux; alors
+on aurait pu juger par comparaison et préciser ainsi la part
+exacte de la soustraction du liquide céphalo-rachidien dans les
+désordres de la myotilité. Je pourrais citer un grand nombre
+d'erreurs arrivées à des expérimentateurs habiles pour avoir
+négligé le précepte de l'expérience comparative. Seulement, comme
+il est souvent difficile, ainsi que l'ont prouvé les exemples que
+j'ai cités, de savoir d'avance si l'expérience comparative sera
+nécessaire ou non, je répète qu'il faut, pour éviter tout
+embarras, admettre l'expérience comparative comme une véritable
+consigne devant être exécutée même quand elle est inutile, afin de
+ne pas en manquer quand elle est nécessaire. L'expérience
+comparative aura lieu tantôt sur deux animaux, comme nous l'avons
+dit dans le cas précédent, tantôt, pour être plus exacte, elle
+devra porter sur deux organes similaires d'un même animal. C'est
+ainsi que, voulant autrefois juger de l'influence de certaines
+substances sur la production de la matière glycogène dans le foie,
+je n'ai jamais pu trouver deux animaux comparables sous ce
+rapport, même en les mettant dans des conditions alimentaires
+exactement semblables, c'est-à-dire à jeun pendant le même nombre
+de jours. Les animaux, suivant leur âge, leur sexe, leur
+embonpoint, etc., supportent plus ou moins l'abstinence et
+détruisent plus ou moins de matière glycogène, de sorte que je
+n'étais jamais sûr que les différences trouvées fussent le
+résultat de la différence d'alimentation. Pour enlever cette cause
+d'erreur, je fus obligé de faire l'expérience complète sur le même
+animal en lui enlevant préalablement un morceau de foie, avant
+l'injection alimentaire et un autre après. De même quand il s'agit
+aussi de voir l'influence de la contraction sur la respiration
+musculaire chez la grenouille, il est nécessaire de comparer les
+deux membres d'un même animal parce que, dans ce cas, deux
+grenouilles ne sont pas toujours comparables entre elles.
+
+
+§ IV. -- La critique expérimentale ne doit porter que sur des
+faits et jamais sur des mots.
+
+
+J'ai dit, au commencement de ce chapitre, que l'on était souvent
+illusionné par une valeur trompeuse que l'on donne aux mots. Je
+désire expliquer ma pensée par des exemples:
+
+Premier exemple. -- En 1845, je faisais à la Société philomathique
+une communication dans laquelle je discutais des expériences de
+Brodie et de Magendie sur la ligature du canal cholédoque, et je
+montrais que les résultats différents que ces expérimentateurs
+avaient obtenus tenaient à ce que l'un, ayant opéré sur des
+chiens, avait lié le canal cholédoque seul, tandis que l'autre,
+ayant opéré sur des chats, avait compris sans s'en douter, dans sa
+ligature, à la fois le canal cholédoque et un conduit
+pancréatique. Je donnais ainsi la raison de la différence des
+résultats obtenus, et je concluais qu'en physiologie comme
+ailleurs, les expériences peuvent être rigoureuses et fournir des
+résultats identiques toutes les fois que l'on opère dans des
+conditions exactement semblables.
+
+À ce propos, un membre de la Société, Gerdy, chirurgien de la
+Charité, professeur à la Faculté de médecine et connu par divers
+ouvrages de chirurgie et de physiologie, demanda la parole pour
+attaquer mes conclusions. «L'explication anatomique que vous
+donnez, me dit-il, des expériences de Brodie et de Magendie est
+juste, mais je n'admets pas la conclusion générale que vous en
+tirez. En effet, vous dites qu'en physiologie les résultats des
+expériences sont identiques quand on opère dans des conditions
+identiques; je nie qu'il en soit ainsi. Cette conclusion serait
+exacte pour la nature brute, mais elle ne saurait être vraie pour
+la nature vivante. Toutes les fois, ajouta-t-il, que la vie
+intervient dans les phénomènes, on a beau être dans des conditions
+identiques, les résultats peuvent être différents». Comme preuve
+de son opinion, Gerdy cita des cas d'individus atteints de la même
+maladie auxquels il avait administré les mêmes médicaments et chez
+lesquels les résultats avaient été différents. Il rappela aussi
+des cas d'opérations semblables faites pour les mêmes maladies,
+mais suivies de guérison dans un cas et de mort dans l'autre.
+Toutes ces différences tenaient, suivant lui, à ce que la vie
+modifie par elle-même les résultats, quoique les conditions de
+l'expérience aient été les mêmes; ce qui ne pouvait pas arriver,
+pensait-il, pour les phénomènes des corps bruts, dans lesquels la
+vie n'intervient pas. Dans la Société philomathique, ces idées
+trouvèrent immédiatement une opposition générale. Tout le monde
+fit remarquer à Gerdy que ses opinions n'étaient rien moins que la
+négation de la science biologique et qu'il se faisait complètement
+illusion sur l'identité des conditions dans les cas dont il
+parlait, en ce sens que les maladies qu'il regardait comme
+semblables et identiques ne l'étaient pas du tout, et qu'il
+rapportait à l'influence de la vie ce qui devait être mis sur le
+compte de notre ignorance dans des phénomènes aussi complexes que
+ceux de la pathologie. Gerdy persista à soutenir que la vie avait
+pour effet de modifier les phénomènes de manière à les faire
+différer, chez les divers individus, lors même que les conditions
+dans lesquelles ils s'accomplissaient étaient identiques. Gerdy
+croyait que la vitalité de l'un n'était pas la vitalité de
+l'autre, et que par suite il devait exister entre les individus
+des différences qu'il était impossible de déterminer. Il ne voulut
+pas abandonner son idée, il se retrancha dans le mot de vitalité,
+et l'on ne put lui faire comprendre que ce n'était là qu'un mot
+vide de sens qui ne répondait à rien, et que dire qu'une chose
+était due à la vitalité, c'était dire qu'elle était inconnue.
+
+Eu effet, on est très-souvent la dupe de ce mirage des mots vie,
+mort, santé, maladie, idiosyncrasie. On croit avoir donné une
+explication quand on a dit qu'un phénomène est dû à l'influence
+vitale, à l'influence morbide ou à l'idiosyncrasie individuelle.
+Cependant il faut bien savoir que, quand nous disons phénomène
+vital, cela ne veut rien dire, si ce n'est que c'est un phénomène
+propre aux êtres vivants dont nous ignorons encore la cause, car
+je pense que tout phénomène appelé vital aujourd'hui devra tôt ou
+tard être ramené à des propriétés définies de la matière organisée
+ou organique. On peut sans doute employer l'expression de
+vitalité, comme les chimistes emploient le mot d'affinité, mais en
+sachant qu'au fond il n'y a que des phénomènes et des conditions
+de phénomènes qu'il faut connaître; quand la condition du
+phénomène sera connue, alors les forces vitales ou minérales
+occultes disparaîtront.
+
+Sur ce point, je suis très-heureux d'être en parfaite harmonie
+d'idées avec mon confrère et ami M. Henri Saint-Claire Deville.
+C'est ce qu'on verra dans les paroles suivantes prononcées par
+M. Saint-Claire Deville en exposant devant la Société chimique de
+Paris ses belles découvertes sur les effets des hautes
+températures[63].
+
+«Il ne faut pas se dissimuler que l'étude des causes premières
+dans les phénomènes que nous observons et que nous mesurons
+présente en elle un danger sérieux. Échappant à toute définition
+précise et indépendante des faits particuliers, elles nous amènent
+bien plus souvent que nous ne le pensons à commettre de véritables
+pétitions de principes, et à nous contenter d'explications
+spécieuses qui ne peuvent résister à une critique sévère.
+L'affinité principalement, définie comme la force qui préside aux
+combinaisons chimiques, a été pendant longtemps et est encore une
+cause occulte, une sorte d'archée à laquelle on rapporte tous les
+faits incompris et qu'on considère dès lors comme expliqués,
+tandis qu'ils ne sont souvent que classés et souvent même mal
+classés: de même on attribue à la force catalytique[64] une
+multitude de phénomènes fort obscurs et qui, selon moi, le
+deviennent davantage lorsqu'on les rapporte en bloc à une cause
+entièrement inconnue. Certainement on a cru les ranger dans une
+même catégorie quand on leur a donné le même nom. Mais la
+légitimité de cette classification n'a même pas été démontrée.
+Qu'y a-t-il, en effet, de plus arbitraire que de placer les uns à
+côté des autres les phénomènes catalytiques qui dépendent de
+l'action ou de la présence de la mousse de platine et de l'acide
+sulfurique concentré, quand le platine ou l'acide ne sont pas,
+pour ainsi dire, partie prenante dans l'opération. Ces phénomènes
+seront peut-être expliqués plus tard d'une manière essentiellement
+différente, suivant qu'ils auront été produits sous l'influence
+d'une matière poreuse comme la mousse de platine, ou sous
+l'influence d'un agent chimique très-énergique comme l'acide
+sulfurique concentré.
+
+«Il faut donc laisser de côté dans nos études toutes ces forces
+inconnues auxquelles on n'a recours que parce qu'on n'en a pas
+mesuré les effets. Au contraire, toute notre attention doit être
+portée sur l'observation et la détermination numérique de ces
+effets, lesquels sont seuls à notre portée. On établit par ce
+travail leurs différences et leurs analogies et une lumière
+nouvelle résulte de ces comparaisons et de ces mesures.
+
+«Ainsi la chaleur et l'affinité sont constamment en présence dans
+nos théories chimiques. L'affinité nous échappe entièrement et
+nous lui attribuons cependant la combinaison qui serait l'effet de
+cette cause inconnue. Étudions simplement les circonstances
+physiques qui accompagnent la combinaison, et nous verrons combien
+de phénomènes mesurables, combien de rapprochements curieux
+s'offrent à nous à chaque instant. La chaleur détruit, dit-on,
+l'affinité. Étudions avec persistance la décomposition des corps
+sous l'influence de la chaleur estimée en quantité ou travail,
+température ou force vive: nous verrons de suite combien cette
+étude est fructueuse et indépendante de toute hypothèse, de toute
+force inconnue, inconnue même au point de vue de l'espèce d'unités
+à laquelle il faut rapporter sa mesure exacte ou approchée. C'est
+en ce sens surtout que l'affinité, considérée comme force, est une
+cause occulte, à moins qu'elle ne soit simplement l'expression
+d'une qualité de la matière. Dans ce cas elle servirait simplement
+à désigner le fait que telles ou telles substances peuvent ou ne
+peuvent pas se combiner dans telles ou telles circonstances
+définies.»
+
+Quand un phénomène qui a lieu en dehors du corps vivant ne se
+passe pas dans l'organisme, ce n'est pas parce qu'il y a là une
+entité appelé la vie qui empêche le phénomène d'avoir lieu, mais
+c'est parce que la condition du phénomène ne se rencontre pas dans
+le corps comme au dehors. C'est ainsi qu'on a pu dire que la vie
+empêche la fibrine de se coaguler dans les vaisseaux chez un
+animal vivant, tandis que, en dehors des vaisseaux la fibrine se
+coagule, parce que la vie n'agit plus sur elle. Il n'en est rien;
+il faut certaines conditions physico-chimiques pour faire coaguler
+la fibrine; elles sont plus difficiles à réaliser sur le vivant,
+mais elles peuvent cependant s'y rencontrer, et, dès qu'elles se
+montrent, la fibrine se coagule aussi bien dans l'organisme qu'au
+dehors. La vie qu'on invoquait n'est donc qu'une condition
+physique qui existe ou qui n'existe pas. J'ai montré que le sucre
+se produit en plus grande abondance dans le foie après la mort que
+pendant la vie; il est des physiologistes qui en ont conclu que la
+vie avait une influence sur la formation du sucre dans le foie;
+ils ont dit que la vie empêchait cette formation et que la mort la
+favorisait. Ce sont là des opinions vitales qu'on est surpris
+d'entendre à notre époque et qu'on est étonné de voir être
+soutenues par des hommes qui se piquent d'appliquer l'exactitude
+des sciences physiques à la physiologie et à la médecine. Je
+montrerai plus tard que ce ne sont encore là que des conditions
+physiques qui sont présentes ou absentes, mais il n'y a rien autre
+chose de réel; car encore une fois, au fond de toutes ces
+explications il n'y a que les conditions ou le déterminisme des
+phénomènes à trouver.
+
+En résumé, il faut savoir que les mots que nous employons pour
+exprimer les phénomènes, quand nous ignorons leurs causes, ne sont
+rien par eux-mêmes, et que, dès que nous leur accordons une valeur
+dans la critique ou dans les discussions, nous sortons de
+l'expérience et nous tombons dans la scolastique. Dans les
+discussions ou dans les explications de phénomènes, il faut
+toujours bien se garder de sortir de l'observation et de
+substituer un mot à la place du fait. On est même très-souvent
+attaquable uniquement parce qu'on est sorti du fait et qu'on a
+conclu par un mot qui va au delà de ce qui a été observé.
+L'exemple suivant le prouvera clairement.
+
+Deuxième exemple. -- Lorsque je fis mes recherches sur le suc
+pancréatique, je constatai que ce fluide renferme une matière
+spéciale, la pancréatine, qui a les caractères mixtes de
+l'albumine et de la caséine. Cette matière se rapproche de
+l'albumine en ce qu'elle est coagulable par la chaleur, mais elle
+diffère en ce que, comme la caséine, elle est précipitable par le
+sulfate de magnésie. Avant moi, Magendie avait fait des
+expériences sur le suc pancréatique et il avait dit, d'après ses
+essais, que le suc pancréatique est un liquide qui contient de
+l'albumine, tandis que moi, je concluais d'après mes recherches,
+que le suc pancréatique ne renfermait pas d'albumine, mais
+contenait de la pancréatine, qui est une matière distincte de
+l'albumine. Je montrai mes expériences à Magendie en lui faisant
+remarquer que nous étions en désaccord sur la conclusion, mais que
+nous étions cependant d'accord sur le fait que le suc pancréatique
+était coagulable par la chaleur; mais seulement il y avait
+d'autres caractères nouveaux que j'avais vus qui m'empêchaient de
+conclure à la présence de l'albumine. Magendie me répondit: «Cette
+dissidence entre nous vient de ce que j'ai conclu plus que je n'ai
+vu; si j'avais dit simplement: Le suc pancréatique est un liquide
+coagulable par la chaleur, je serais resté dans le fait et
+j'aurais été inattaquable.» Cet exemple que j'ai toujours retenu
+me paraît bien fait pour montrer combien peu il faut attacher de
+valeur aux mots en dehors des faits qu'ils représentent. Ainsi le
+mot albumine ne signifie rien par lui-même; il nous rappelle
+seulement des caractères et des phénomènes. En étendant cet
+exemple à la médecine, nous verrions qu'il en est de même et que
+les mots fièvre, inflammation, et les noms des maladies en
+général, n'ont aucune signification par eux-mêmes.
+
+Quand on crée un mot pour caractériser un phénomène, on s'entend
+en général à ce moment sur l'idée qu'on veut lui faire exprimer et
+sur la signification exacte qu'on lui donne, mais plus tard, par
+les progrès de la science, le sens du mot change pour les uns,
+tandis que pour les autres le mot reste dans le langage avec sa
+signification primitive. Il en résulte alors une discordance qui,
+souvent, est telle, que des hommes, en employant le même mot,
+expriment des idées très-différentes. Notre langage n'est en effet
+qu'approximatif, et il est si peu précis, même dans les sciences,
+que, si l'on perd les phénomènes de vue pour s'attacher aux mots,
+on est bien vite en dehors de la réalité. On ne peut alors que
+nuire à la science quand on discute pour conserver un mot qui
+n'est plus qu'une cause d'erreur, en ce sens qu'il n'exprime plus
+la même idée pour tous. Concluons donc qu'il faut toujours
+s'attacher aux phénomènes et ne voir dans le mot qu'une expression
+vide de sens si les phénomènes qu'il doit représenter ne sont pas
+déterminés ou s'ils viennent à manquer.
+
+L'esprit a naturellement des tendances systématiques, et c'est
+pour cela que l'on cherche à s'accorder plutôt sur les mots que
+sur les choses. C'est une mauvaise direction dans la critique
+expérimentale qui embrouille les questions et fait croire à des
+dissidences qui, le plus souvent, n'existent que dans la manière
+dont on interprète les phénomènes au lieu de porter sur
+l'existence des faits et sur leur importance réelle. Comme tous
+ceux qui ont eu le bonheur d'introduire dans la science des faits
+inattendus ou des idées nouvelles, j'ai été et je suis encore
+l'objet de beaucoup de critiques. Je n'ai point répondu jusqu'ici
+à mes contradicteurs parce que, ayant toujours des travaux à
+poursuivre, le temps et l'occasion m'ont manqué; mais dans la
+suite de cet ouvrage l'opportunité se présentera tout
+naturellement de faire cet examen, et en appliquant les principes
+de critique expérimentale que nous avons indiqués dans les
+paragraphes précédents, il nous sera facile de juger toutes ces
+critiques. Nous dirons seulement, en attendant, qu'il y a toujours
+deux choses essentielles à distinguer dans la critique
+expérimentale: le fait d'expérience et son interprétation. La
+science exige avant tout qu'on s'accorde sur le fait parce que
+c'est lui qui constitue la base sur laquelle on doit raisonner.
+Quant aux interprétations et aux idées, elles peuvent varier, et
+c'est même un bien qu'elles soient discutées, parce que ces
+discussions portent à faire d'autres recherches et à entreprendre
+de nouvelles expériences. Il s'agira donc de ne jamais perdre de
+vue en physiologie les principes de la vraie critique scientifique
+et de n'y jamais mêler aucune personnalité ni aucun artifice.
+Parmi les artifices de la critique, il en est beaucoup dont nous
+n'avons pas à nous occuper parce qu'ils sont extra-scientifiques,
+mais il en est un cependant qu'il faut signaler. C'est celui qui
+consiste à ne relever dans un travail que ce qu'il y a
+d'attaquable et de défectueux en négligeant ou en dissimulant ce
+qu'il y a de bon et d'important. Ce procédé est celui d'une fausse
+critique. En science, le mot de critique n'est point synonyme de
+dénigrement; critiquer signifie rechercher la vérité en séparant
+ce qui est vrai de ce qui est faux, en distinguant ce qui est bon
+de ce qui est mauvais. Cette critique, en même temps qu'elle est
+juste pour le savant, est la seule qui soit profitable pour la
+science. C'est ce qu'il nous sera facile de démontrer par la suite
+dans les exemples particuliers dont nous aurons à faire mention.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+DE L'INVESTIGATION ET DE LA CRITIQUE APPLIQUÉES À LA MÉDECINE
+EXPÉRIMENTALE.
+
+
+Les procédés d'investigation et de critique scientifiques ne
+sauraient différer d'une science à l'autre, et à plus forte raison
+dans les diverses parties d'une même science. Il sera donc facile
+de montrer que les règles que nous avons indiquées dans le
+chapitre précédent pour les recherches physiologiques sont
+absolument les mêmes que celles qu'il convient de suivre pour la
+pathologie et pour la thérapeutique. Ce qui veut dire que les
+méthodes d'investigation dans les phénomènes de la vie doivent
+être les mêmes à l'état normal et à l'état pathologique. C'est là
+un principe qui nous paraît fondamental dans les sciences
+biologiques.
+
+
+§ I. -- De l'investigation pathologique et thérapeutique.
+
+
+En pathologie et en thérapeutique, comme en physiologie,
+l'investigation scientifique a pour point de départ tantôt un fait
+fortuit ou survenu par hasard, tantôt une hypothèse, c'est-à-dire
+une idée.
+
+J'ai entendu parfois émettre par des médecins l'opinion que la
+médecine n'est pas une science, parce que toutes les connaissances
+que l'on possède en médecine pratique sont empiriques et nées du
+hasard, tandis que les connaissances scientifiques se déduisent
+avec certitude d'une théorie ou d'un principe. Il y a là une
+erreur que je désire faire remarquer.
+
+Toutes les connaissances humaines ont forcément commencé par des
+observations fortuites. L'homme ne pouvait en effet avoir la
+connaissance des choses qu'après les avoir vues, et la première
+fois c'est nécessairement par hasard qu'il a dû les voir. Ce n'est
+qu'après avoir acquis un certain nombre de notions, par
+l'observation, que l'homme a raisonné sur ce qu'il avait observé
+d'abord par hasard, puis il a été conduit à se faire des idées sur
+les choses, à rapprocher les faits anciens et à en déduire de
+nouveaux qui leur étaient analogues; en un mot, il a été amené,
+après l'observation empirique, à trouver d'autres faits, non plus
+par pur hasard, mais par induction.
+
+Au fond l'empirisme, c'est-à-dire l'observation ou l'expérience
+fortuite, a donc été l'origine de toutes les sciences, il en a été
+forcément la première période. Mais l'empirisme n'est un état
+permanent dans aucune science. Dans les sciences complexes de
+l'humanité, l'empirisme gouvernera nécessairement la pratique bien
+plus longtemps que dans les sciences plus simples. Aujourd'hui la
+pratique médicale est empirique dans le plus grand nombre des cas;
+mais cela ne veut pas dire que la médecine ne sortira jamais de
+l'empirisme. Elle en sortira plus difficilement à cause de la
+complexité des phénomènes, mais c'est une raison pour redoubler
+d'efforts et pour entrer dans la voie scientifique aussitôt qu'on
+le pourra. En un mot, l'empirisme n'est point la négation de la
+science expérimentale, comme semblent le croire certains médecins,
+ce n'en est que le premier état. Il faut ajouter même que
+l'empirisme ne disparaît jamais complètement d'aucune science. Les
+sciences, en effet, ne s'illuminent pas dans toutes leurs parties
+à la fois; elles ne se développent que successivement. En physique
+et en chimie, il est des parties où l'empirisme existe encore; ce
+qui le prouve, c'est que tous les jours on y fait des découvertes
+par hasard, c'est-à-dire imprévues par les théories régnantes. Je
+conclurai donc que dans les sciences on ne fait des découvertes
+que parce que toutes ont encore des parties obscures. En médecine,
+les découvertes à faire sont plus nombreuses, car l'empirisme et
+l'obscurité règnent presque partout. Cela prouve que cette science
+si complexe est plus arriérée que d'autres, mais voilà tout.
+
+Les observations médicales nouvelles se font généralement par
+hasard; si un malade porteur d'une affection jusqu'alors inconnue
+entre dans un hôpital ou vient consulter un médecin, c'est bien
+par hasard que le médecin rencontre ce malade. Mais c'est
+exactement de la même manière qu'un botaniste rencontre dans la
+campagne une plante qu'il ne connaissait pas, et c'est aussi par
+hasard qu'un astronome aperçoit dans le ciel une planète dont il
+ignorait l'existence. Dans ces circonstances, l'initiative du
+médecin consiste à voir et à ne pas laisser échapper le fait que
+le hasard lui a offert et son mérite se réduit à l'observer avec
+exactitude. Je ne puis entrer ici dans l'examen des caractères que
+doit avoir une bonne observation médicale. Il serait également
+fastidieux de rapporter des exemples d'observations médicales
+faites par hasard; elles fourmillent dans les ouvrages de médecine
+et tout le monde en connaît. Je me bornerai donc à dire d'une
+manière générale que, pour faire une bonne observation médicale,
+il est non-seulement nécessaire d'avoir l'esprit d'observation,
+mais il faut de plus être physiologiste. On interprétera mieux les
+significations diverses d'un phénomène morbide, on lui donnera sa
+valeur réelle et on ne tombera point dans l'inconvénient que
+Sydenham reprochait à certains médecins de mettre des phénomènes
+importants d'une maladie sur le même plan que d'autres phénomènes
+insignifiants et accidentels, comme un botaniste qui décrirait les
+morsures de chenilles au nombre des caractères d'une plante[65]. Il
+faut apporter du reste dans l'observation d'un phénomène
+pathologique, c'est-à-dire d'une maladie, exactement les mêmes
+conditions d'esprit et la même rigueur que dans l'observation d'un
+phénomène physiologique. Il ne faut jamais aller au delà du fait
+et être en quelque sorte le photographe de la nature.
+
+Mais une fois l'observation médicale bien posée, elle devient,
+comme en physiologie, le point de départ d'idées ou d'hypothèses
+que le médecin expérimentateur est conduit à vérifier par de
+nouvelles observations faites sur les malades ou par des
+expérimentations instituées sur les animaux.
+
+Nous avons dit qu'il arrive souvent qu'en faisant une recherche
+physiologique, il surgit un fait nouveau qu'on ne cherchait pas,
+cela se voit également en pathologie. Il me suffira de citer, pour
+le prouver, l'exemple récent de Zenker qui, en poursuivant la
+recherche de certaines altérations du système musculaire dans la
+fièvre typhoïde, trouva des trichines qu'il ne cherchait pas[66].
+En pathologie comme en physiologie, le mérite de l'investigateur
+consiste à poursuivre dans une expérience ce qu'il y cherche, mais
+de voir en même temps ce qu'il ne cherchait pas.
+
+L'investigation pathologique peut aussi avoir pour point de départ
+une théorie, une hypothèse ou une idée préconçue. Il serait facile
+de donner des exemples qui prouveraient qu'en pathologie comme en
+physiologie, des idées absurdes peuvent parfois conduire à des
+découvertes utiles, de même qu'il ne serait pas difficile de
+trouver des arguments pour prouver que les théories même les plus
+accréditées ne doivent être regardées que comme des théories
+provisoires et non comme des vérités absolues auxquelles il faille
+faire plier les faits.
+
+L'investigation thérapeutique rentre exactement dans les mêmes
+règles que l'investigation physiologique et pathologique. Tout le
+monde sait que le hasard a été le premier promoteur de la science
+thérapeutique, et que c'est par hasard qu'on a observé les effets
+de la plupart des médicaments. Souvent aussi les idées ont guidé
+le médecin dans ses essais thérapeutiques, et il faut dire aussi
+que souvent c'étaient des théories ou des idées les plus étranges
+ou les plus absurdes. Il me suffira de citer les théories de
+Paracelse qui déduisaient l'action des médicaments d'après des
+influences astrologiques, et de rappeler les idées de Porta qui
+donnait aux plantes des usages médicamentaux déduits de la
+ressemblance de ces plantes avec certains organes malades; ainsi
+la carotte guérissait la jaunisse; la pulmonaire, la phthisie,
+etc.[67]
+
+En résumé, nous ne saurions établir aucune distinction fondée
+entre les méthodes d'investigation que l'on doit appliquer en
+physiologie, en pathologie et en thérapeutique. C'est toujours la
+même méthode d'observation et d'expérimentation immuable dans ses
+principes, offrant seulement quelques particularités dans
+l'application suivant la complexité relative des phénomènes. Nous
+ne saurions trouver, en effet, aucune différence radicale entre la
+nature des phénomènes physiologiques, pathologiques et
+thérapeutiques. Tous ces phénomènes dérivent de lois qui, étant
+propres à la matière vivante, sont identiques dans leur essence et
+ne varient que par les conditions diverses dans lesquelles les
+phénomènes se manifestent. Nous verrons, plus tard, que les lois
+physiologiques se retrouvent dans les phénomènes pathologiques
+d'où il suit que la véritable base scientifique de la
+thérapeutique doit être donnée par la connaissance de l'action
+physiologique des causes morbides, des médicaments ou des poisons,
+ce qui est exactement la même chose.
+
+
+§ II. -- De la critique expérimentale pathologique et
+thérapeutique.
+
+
+C'est la critique des faits qui donne aux sciences leur véritable
+caractère. Toute critique scientifique doit ramener les faits au
+rationalisme. Si, au contraire, la critique est ramenée à un
+sentiment personnel, la science disparaît parce qu'elle repose sur
+un criterium qui ne peut ni se prouver ni se transmettre ainsi que
+cela doit avoir lieu pour les vérités scientifiques. J'ai souvent
+entendu des médecins à qui l'on demandait la raison de leur
+diagnostic répondre: Je ne sais pas comment je reconnais tel cas,
+mais cela se voit; ou bien quand on leur demandait pourquoi ils
+administraient certains remèdes, ils répondaient qu'ils ne
+sauraient le dire exactement, et que d'ailleurs ils n'étaient pas
+tenus d'en rendre raison, puisque c'était leur tact médical et
+leur intuition qui les dirigeait. Il est facile de comprendre que
+les médecins qui raisonnent ainsi nient la science. Mais, en
+outre, on ne saurait s'élever avec trop de force contre de
+semblables idées qui sont mauvaises non-seulement parce qu'elles
+étouffent pour la jeunesse tout germe scientifique, mais parce
+qu'elles favorisent surtout la paresse, l'ignorance et le
+charlatanisme. Je comprends parfaitement qu'un médecin dise qu'il
+ne se rend pas toujours compte d'une manière rationnelle de ce
+qu'il fait et j'admets qu'il en conclue que la science médicale
+est encore plongée dans les ténèbres de l'empirisme; mais qu'il
+parte de là pour élever son tact médical ou son intuition à la
+hauteur d'un criterium qu'il prétend ensuite imposer sans autre
+preuve, c'est ce qui est complètement antiscientifique.
+
+La seule critique scientifique qui existe en pathologie et en
+thérapeutique comme en physiologie est la critique expérimentale,
+et cette critique, qu'on se l'applique à soi-même ou aux travaux
+des autres, doit toujours être fondée sur le déterminisme absolu
+des faits. La critique expérimentale, ainsi que nous l'avons vu,
+doit faire repousser la statistique comme base de la science
+pathologique et thérapeutique expérimentales. Il faudra en
+pathologie et en thérapeutique répudier les faits indéterminés,
+c'est-à-dire ces observations mal faites ou parfois même imaginées
+que l'on apporte sans cesse comme des objections perpétuelles. Ce
+sont, comme en physiologie, des faits bruts qui ne sauraient
+entrer dans le raisonnement scientifique qu'à la condition d'être
+déterminés et exactement définis dans leurs conditions
+d'existence.
+
+Mais le caractère de la critique en pathologie et en
+thérapeutique, c'est d'exiger avant tout l'observation ou
+l'expérience comparative. En effet, comment un médecin pourra-t-il
+juger l'influence d'une cause morbifique s'il n'élimine par une
+expérience comparative toutes les circonstances accessoires qui
+peuvent devenir des causes d'erreurs et lui faire prendre de
+simples coïncidences pour des relations de cause à effet. En
+thérapeutique surtout la nécessité de l'expérience comparative a
+toujours frappé les médecins doués de l'esprit scientifique. On ne
+peut juger de l'influence d'un remède sur la marche et la
+terminaison d'une maladie, si préalablement on ne connaît la
+marche et la terminaison naturelles de cette maladie. C'est
+pourquoi Pinel disait dans sa clinique: Cette année nous
+observerons les maladies sans les traiter, et l'année prochaine
+nous les traiterons. On doit scientifiquement adopter l'idée de
+Pinel sans cependant admettre cette expérience comparative à
+longue échéance qu'il proposait. En effet, les maladies peuvent
+varier dans leur gravité d'une année à l'autre; les observations
+de Sydenham sur l'influence indéterminée ou inconnue de ce qu'il
+appelle le génie épidémique sont là pour le prouver. L'expérience
+comparative exige donc, pour être valable, d'être faite dans le
+même temps et sur des malades aussi comparables que possible.
+Malgré cela, cette comparaison est encore hérissée de difficultés
+immenses que le médecin doit chercher à diminuer; car l'expérience
+comparative est la condition sine qua non de la médecine
+expérimentale et scientifique, autrement le médecin marche à
+l'aventure et devient le jouet de mille illusions. Un médecin qui
+essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire
+que la guérison est due à son traitement. Souvent des médecins se
+vantent d'avoir guéri tous leurs malades par un remède qu'ils ont
+employé. Mais la première chose qu'il faudrait leur demander, ce
+serait s'ils ont essayé de ne rien faire, c'est-à-dire de ne pas
+traiter d'autres malades; car, autrement, comment savoir si c'est
+le remède ou la nature qui a guéri? Gall a écrit un livre assez
+peu connu[68] sur cette question de savoir quelle est la part de la
+nature et de la médecine dans la guérison des maladies, et il
+conclut tout naturellement que cette part est fort difficile à
+faire. Tous les jours on peut se faire les plus grandes illusions
+sur la valeur d'un traitement si on n'a pas recours à l'expérience
+comparative. J'en rappellerai seulement un exemple récent relatif
+au traitement de la pneumonie. L'expérience comparative a montré
+en effet que le traitement de la pneumonie par la saignée, que
+l'on croyait très-efficace, n'est qu'une illusion
+thérapeutique[69].
+
+De tout cela je conclurai donc que l'observation et l'expérience
+comparatives sont la seule base solide de la médecine
+expérimentale, et que la physiologie, la pathologie et la
+thérapeutique doivent être soumises aux lois de cette critique
+commune.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+DES OBSTACLES PHILOSOPHIQUES QUE RENCONTRE LA MÉDECINE
+EXPÉRIMENTALE.
+
+
+D'après tout ce qui a été dit dans cette introduction, les
+obstacles principaux que rencontre la médecine expérimentale
+résident dans la complexité énorme des phénomènes qu'elle étudie.
+Je n'ai pas à revenir sur ce point qui a été développé déjà sous
+toutes les formes. Mais, outre ces difficultés toutes matérielles
+et en quelque sorte objectives, il y a pour la médecine
+expérimentale des obstacles qui résident dans des vices de
+méthodes, dans des mauvaises habitudes de l'esprit ou dans
+certaines idées fausses dont nous allons dire quelques mots.
+
+
+§I. -- De la fausse application de la physiologie à la médecine.
+
+
+Je n'ai certainement pas la prétention d'avoir le premier proposé
+d'appliquer la physiologie à la médecine. Cela a été recommandé
+depuis longtemps et des tentatives très-nombreuses ont été faites
+dans cette direction. Dans mes travaux et dans mon enseignement au
+Collège de France je ne fais donc que poursuivre une idée qui déjà
+porte ses fruits par les applications qu'on en fait à la médecine.
+Aujourd'hui plus que jamais les jeunes médecins marchent dans
+cette voie, qui est considérée avec juste raison comme la voie du
+progrès. Toutefois j'ai vu bien souvent cette application de la
+physiologie à la médecine être très-mal comprise, de sorte que
+non-seulement elle ne produit pas tous les bons résultats qu'on
+est en droit d'en attendre, mais elle devient même nuisible et
+fournit alors des arguments aux détracteurs de la médecine
+expérimentale. Il importe donc beaucoup de nous expliquer à ce
+sujet; car il s'agit ici d'une importante question de méthode, et
+ce sera une nouvelle occasion de fixer d'une manière plus précise
+le véritable point de vue de ce que nous appelons la Médecine
+expérimentale.
+
+La médecine expérimentale diffère dans son but de la Médecine
+d'observation de la même manière que les sciences d'observation,
+en général, diffèrent des sciences expérimentales. Le but d'une
+science d'observation est de découvrir les lois des phénomènes
+naturels afin de les prévoir; mais elle ne saurait les modifier ni
+les maîtriser à son gré. Le type de ces sciences est l'astronomie;
+nous pouvons prévoir les phénomènes astronomiques, mais nous ne
+saurions rien y changer. Le but d'une science expérimentale est de
+découvrir les lois des phénomènes naturels, non-seulement pour les
+prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s'en
+rendre maître; telles sont la physique et la chimie.
+
+Or, parmi les médecins il en est qui ont pu croire que la médecine
+devait rester une science d'observation, c'est-à-dire une médecine
+capable de prévoir le cours et l'issue des maladies, mais ne
+devant pas agir directement sur la maladie. Il en est d'autres, et
+je suis du nombre, qui ont pensé que la médecine pouvait être une
+science expérimentale, c'est-à-dire une médecine capable de
+descendre dans l'intérieur de l'organisme, et de trouver le moyen
+de modifier et de régler jusqu'à un certain point les ressorts
+cachés de la machine vivante. Les médecins observateurs ont
+considéré l'organisme vivant comme un petit monde contenu dans le
+grand, comme une sorte de planète vivante et éphémère dont les
+mouvements étaient régis par des lois que l'observation simple
+pouvait nous faire découvrir de manière à prévoir la marche et
+l'évolution des phénomènes vitaux à l'état sain ou malade, mais
+sans jamais devoir modifier en rien leur cours naturel. Cette
+doctrine se trouve dans toute sa pureté dans Hippocrate. La
+médecine d'observation simple, on le comprend, exclut toute
+intervention médicale active, c'est pour cela qu'elle est aussi
+connue sous le nom de médecine expectante, c'est-à-dire de
+médecine qui observe et prévoit le cours des maladies, mais sans
+avoir pour but d'agir directement sur leur marche[70]. Sous ce
+rapport il est très-rare de trouver un médecin purement
+hippocratiste, et il serait facile de prouver que beaucoup de
+médecins, qui préconisent bien haut l'hippocratisme, ne s'en
+réfèrent pas du tout à ses préceptes quand ils se livrent aux
+écarts des médications empiriques les plus actives et les plus
+désordonnées. Ce n'est pas que je condamne ces essais
+thérapeutiques qui ne sont, la plupart du temps, que des
+expérimentations pour voir, seulement je dis que ce n'est plus là
+de la médecine hippocratique, mais de l'empirisme. Le médecin
+empirique, qui agit plus ou moins aveuglément, expérimente en
+définitive sur les phénomènes vitaux et, à ce titre, il se place
+dans la période empirique de la médecine expérimentale.
+
+La médecine expérimentale est donc la médecine qui a la prétention
+de connaître les lois de l'organisme sain et malade de manière
+non-seulement à prévoir les phénomènes, mais aussi de façon à
+pouvoir les régler et les modifier dans certaines limites. D'après
+ce que nous avons dit plus haut, on s'apercevra facilement que la
+médecine tend fatalement à devenir expérimentale, et que tout
+médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à
+l'édification de la médecine expérimentale. Mais, pour que cette
+action du médecin expérimentateur sorte de l'empirisme et mérite
+le nom de science, il faut qu'elle soit fondée sur la connaissance
+des lois qui régissent les actions vitales dans le milieu
+intérieur de l'organisme, soit à l'état sain, soit à l'étal
+pathologique. La base scientifique de la médecine expérimentale
+est la physiologie; nous l'avons dit bien souvent, il faut le
+proclamer bien haut parce que, hors de là, il n'y a point de
+science médicale possible. Les malades ne sont au fond que des
+phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu'il
+s'agit de déterminer; les actions toxiques et médicamenteuses se
+ramènent, comme nous le verrons, à de simples modifications
+physiologiques dans les propriétés des éléments histologiques de
+nos tissus. En un mot, la physiologie doit être constamment
+appliquée à la médecine pour comprendre et expliquer le mécanisme
+des maladies et l'action des agents médicamenteux ou toxiques. Or,
+c'est précisément cette application de la physiologie qu'il s'agit
+ici de bien définir.
+
+Nous avons vu plus haut en quoi la médecine expérimentale diffère
+de l'hippocratisme et de l'empirisme; mais nous n'avons pas dit
+pour cela que la médecine expérimentale dût renier la médecine
+d'observation et l'emploi empirique des médicaments; loin de là,
+la médecine expérimentale se sert de l'observation médicale et de
+l'empirisme comme point d'appui nécessaire. En effet, la médecine
+expérimentale ne repousse jamais systématiquement aucun fait ni
+aucune observation populaire, elle doit tout examiner
+expérimentalement et elle cherche l'explication scientifique des
+faits que la médecine d'observation et l'empirisme ont d'abord
+constatés. Donc la médecine expérimentale est ce que je pourrais
+appeler la seconde période de la médecine scientifique, la
+première période étant la médecine d'observation; et il est tout
+naturel dès lors que la seconde période s'ajoute à la première en
+reposant sur elle. Donc la première condition pour faire de la
+médecine expérimentale, c'est d'être d'abord médecin observateur;
+c'est de partir de l'observation pure et simple du malade faite
+aussi complètement que possible; puis la science expérimentale,
+arrive ensuite pour analyser chacun des symptômes en cherchant à
+les ramener à des explications et à des lois vitales qui
+comprendront le rapport de l'état pathologique avec l'état normal
+ou physiologique. Mais dans l'état actuel de la science
+biologique, nul ne saurait avoir la prétention d'expliquer
+complètement la pathologie par la physiologie; il faut y tendre
+parce que c'est la voie scientifique; mais il faut se garder de
+l'illusion de croire que le problème est résolu. Par conséquent,
+ce qu'il est prudent et raisonnable de faire pour le moment, c'est
+d'expliquer dans une maladie tout ce que l'on peut en expliquer
+par la physiologie en laissant ce qui est encore inexplicable pour
+les progrès ultérieurs de la science biologique. Cette sorte
+d'analyse successive, qui ne s'avance dans l'application des
+phénomènes pathologiques qu'à mesure que les progrès de la science
+physiologique le permettent, isole peu à peu, et par voie
+d'élimination, l'élément essentiel de la maladie, en saisit plus
+exactement les caractères et permet de diriger les efforts de la
+thérapeutique avec plus de certitude. En outre, avec cette marche
+analytique progressive, on conserve toujours à la maladie son
+caractère et sa physionomie propres. Mais si au lieu de cela on
+profite de quelques rapprochements possibles entre la pathologie
+et la physiologie pour vouloir expliquer d'emblée toute la
+maladie, alors on perd le malade de vue, on défigure la maladie et
+par une fausse application de la physiologie on retarde la
+médecine expérimentale au lieu de lui faire faire des progrès.
+
+Malheureusement je devrai faire ce reproche de fausse application
+de la physiologie à la pathologie non-seulement à des
+physiologistes purs, mais je l'adresserai aussi à des
+pathologistes ou à des médecins de profession. Dans diverses
+publications récentes de médecine dont j'approuve et loue
+d'ailleurs les tendances physiologiques, j'ai vu par exemple qu'on
+commençait par faire, avant l'exposé des observations médicales,
+un résumé de tout ce que la physiologie expérimentale avait appris
+sur les phénomènes relatifs à la maladie dont on devait s'occuper.
+Ensuite on apportait des observations de malades parfois sans but
+scientifique, précis d'autres fois pour montrer que la physiologie
+et la pathologie concordaient. Mais, outre que la concordance
+n'est pas toujours facile à établir, parce que la physiologie
+expérimentale offre souvent des points encore à l'étude, je trouve
+une semblable manière de procéder essentiellement funeste pour la
+science médicale, en ce qu'elle subordonne la pathologie, science
+plus complexe, à la physiologie, science plus simple. En effet,
+c'est l'inverse de ce qui a été dit précédemment qu'il faut faire;
+il faut poser d'abord le problème médical tel qu'il est donné par
+l'observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les
+phénomènes pathologiques en cherchant à en donner l'explication
+physiologique. Mais dans cette analyse l'observation médicale ne
+doit jamais disparaître ni être perdue de vue; elle reste comme la
+base constante ou le terrain commun de toutes les études et de
+toutes les explications.
+
+Dans mon ouvrage, je ne pourrai présenter les choses dans
+l'ensemble que je viens de dire, parce que j'ai dû me borner à
+donner les résultats de mon expérience dans la science
+physiologique, que j'ai le plus étudiée. J'ai la pensée d'être
+utile à la médecine scientifique en publiant ce simple essai sur
+les principes de la médecine expérimentale. En effet, la médecine
+est si vaste, que jamais on ne peut espérer trouver un homme qui
+puisse en cultiver avec fruit toutes les parties à la fois.
+Seulement il faut que chaque médecin, dans la partie où il s'est
+cantonné, comprenne bien la connexion scientifique de toutes les
+sciences médicales afin de donner à ses recherches une direction
+utile pour l'ensemble et d'éviter ainsi l'anarchie scientifique.
+Si je ne fais pas ici de la médecine clinique, je dois néanmoins
+la sous-entendre et lui assigner la première place dans la
+médecine expérimentale. Donc, si je concevais un traité de
+médecine expérimentale, je procéderais en faisant de l'observation
+des maladies la base invariable de toutes les analyses
+expérimentales. Je procéderais ensuite symptôme par symptôme dans
+mes explications jusqu'à épuisement des lumières qu'on peut
+obtenir aujourd'hui de la physiologie expérimentale, et de tout
+cela il résulterait une observation médicale réduite et
+simplifiée.
+
+En disant plus haut qu'il ne faut expliquer dans les maladies, au
+moyen de la physiologie expérimentale, que ce qu'on peut
+expliquer, je ne voudrais pas qu'on comprît mal ma pensée et qu'on
+crût que j'avoue qu'il y a dans les maladies des choses qu'on ne
+pourra jamais expliquer physiologiquement. Ma pensée serait
+complètement opposée; car je crois qu'on expliquera tout en
+pathologie mais peu à peu, à mesure que la physiologie
+expérimentale se développera. Il y a sans doute aujourd'hui des
+maladies, comme les maladies éruptives, par exemple, sur
+lesquelles nous ne pouvons rien encore expliquer parce que les
+phénomènes physiologiques qui leur sont relatifs nous sont
+inconnus. L'objection qu'en tirent certains médecins contre
+l'utilité de la physiologie, en médecine, ne saurait donc être
+prise en considération. C'est là une manière d'argumenter qui
+tient de la scolastique et qui prouve que ceux qui l'emploient
+n'ont pas une idée exacte du développement d'une science telle que
+peut être la médecine expérimentale.
+
+En résumé, la physiologie expérimentale, en devenant la base
+naturelle de la médecine expérimentale, ne saurait supprimer
+l'observation du malade ni en diminuer l'importance. De plus, les
+connaissances physiologiques sont indispensables non-seulement
+pour expliquer la maladie, mais elles sont aussi nécessaires pour
+faire une bonne observation clinique. J'ai vu par exemple des
+observateurs décrire comme accidentel ou s'étonner de certains
+phénomènes calorifiques qui résultaient parfois de la lésion des
+nerfs; s'ils avaient été physiologistes, ils auraient su quelle
+valeur il fallait donner à ces phénomènes morbides, qui ne sont en
+réalité que des phénomènes physiologiques.
+
+
+§ II. -- L'ignorance scientifique et certaines illusions de
+l'esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine
+expérimentale.
+
+
+Nous venons de dire que les connaissances en physiologie sont les
+bases scientifiques indispensables au médecin; par conséquent il
+faut cultiver et répandre les sciences physiologiques si l'on veut
+favoriser le développement de la médecine expérimentale. Cela est
+d'autant plus nécessaire que c'est le seul moyen de fonder la
+médecine scientifique, et nous sommes malheureusement encore loin
+du temps où nous verrons l'esprit scientifique régner généralement
+parmi les médecins. Or, cette absence d'habitude scientifique de
+l'esprit est un obstacle considérable parce qu'elle laisse croire
+aux forces occultes dans la médecine, repousse le déterminisme
+dans les phénomènes de la vie et admet facilement que les
+phénomènes des êtres vivants sont régis par des forces vitales
+mystérieuses qu'on invoque à tout instant. Quand un phénomène
+obscur ou inexplicable se présente en médecine, au lieu de dire:
+Je ne sais, ainsi que tout savant doit faire, les médecins ont
+l'habitude de dire: C'est la vie; sans paraître se douter que
+c'est expliquer l'obscur par le plus obscur encore. Il faut donc
+s'habituer à comprendre que la science n'est que le déterminisme
+des conditions des phénomènes, et chercher toujours à supprimer
+complètement la vie de l'explication de tout phénomène
+physiologique; la vie n'est rien qu'un mot qui veut dire
+ignorance, et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela
+équivaut à dire que c'est un phénomène dont nous ignorons la cause
+prochaine ou les conditions. La science doit expliquer toujours le
+plus obscur et le plus complexe par le plus simple et le plus
+clair. Or, la vie, qui est ce qu'il y a de plus obscur, ne peut
+jamais servir d'explication à rien. J'insiste sur ce point parce
+que j'ai vu des chimistes invoquer parfois eux-mêmes la vie pour
+expliquer certains phénomènes physico-chimiques spéciaux aux êtres
+vivants. Ainsi le ferment de la levûre de bière est une matière
+vivante organisée qui a la propriété de dédoubler le sucre en
+alcool et acide carbonique et en quelques autres produits. J'ai
+quelquefois entendu dire que cette propriété de dédoubler le sucre
+était due à la vie propre du globule de levûre. C'est là une
+explication vitale qui ne veut rien dire et qui n'explique en rien
+la faculté dédoublante de la levûre de bière. Nous ignorons la
+nature de cette propriété dédoublante, mais elle doit
+nécessairement appartenir à l'ordre physico-chimique et être aussi
+nettement déterminée que la propriété de la mousse de platine, par
+exemple, qui provoque des dédoublements plus ou moins analogues,
+mais qu'on ne saurait attribuer dans ce cas à aucune force vitale.
+En un mot, toutes les propriétés de la matière vivante sont, au
+fond, ou des propriétés connues et déterminées, et alors nous les
+appelons propriétés physico-chimiques, ou des propriétés inconnues
+et indéterminées, et alors nous les nommons propriétés vitales.
+Sans doute il y a pour les êtres vivants une force spéciale qui ne
+se rencontre pas ailleurs, et qui préside à leur organisation,
+mais l'existence de cette force ne saurait rien changer aux
+notions que nous nous faisons des propriétés de la matière
+organisée, matière qui, une fois créée, est douée de propriétés
+physico-chimiques fixes et déterminées. La force vitale est donc
+une force organisatrice et nutritive, mais elle ne détermine en
+aucune façon la manifestation des propriétés de la matière
+vivante. En un mot, le physiologiste et le médecin doivent
+chercher à ramener les propriétés vitales à des propriétés
+physico-chimiques et non les propriétés physico-chimiques à des
+propriétés vitales.
+
+Cette habitude des explications vitales rend crédule et favorise
+l'introduction dans la science de faits erronés ou absurdes. Ainsi
+tout récemment j'ai été consulté par un médecin-praticien très-
+honorable et très-considéré d'ailleurs, qui me demandait mon avis
+sur un cas très-merveilleux dont il était très-sûr, disait-il,
+parce qu'il avait pris toutes les précautions nécessaires pour
+bien l'observer; il s'agissait d'une femme qui vivait en bonne
+santé, sauf quelques accidents nerveux, et qui n'avait rien mangé
+ni bu depuis plusieurs années. Il est évident que ce médecin,
+persuadé que la force vitale était capable de tout, ne cherchait
+pas d'autre explication et croyait que son cas pouvait être vrai.
+La plus petite idée scientifique et les plus simples notions de
+physiologie auraient cependant pu le détromper en lui montrant que
+ce qu'il avançait équivalait à peu près à dire qu'une bougie peut
+briller et rester allumée pendant plusieurs années sans s'user.
+
+La croyance que les phénomènes des êtres vivants sont dominés par
+une force vitale indéterminée donne souvent aussi une base fausse
+à l'expérimentation, et substitue un mot vague à la place d'une
+analyse expérimentale précise. J'ai vu souvent des médecins
+soumettre à l'investigation expérimentale certaines questions dans
+lesquelles ils prenaient pour point de départ la vitalité de
+certains organes, l'idiosyncrasie de certains individus ou
+l'antagonisme de certains médicaments. Or, la vitalité,
+l'idiosyncrasie et l'antagonisme ne sont que des mots vagues qu'il
+s'agirait d'abord de caractériser et de ramener à une
+signification définie. C'est donc un principe absolu en méthode
+expérimentale de prendre toujours pour point de départ d'une
+expérimentation ou d'un raisonnement un fait précis ou une bonne
+observation, et non un mot vague. C'est pour ne pas se conformer à
+ce précepte analytique que, le plus souvent, les discussions des
+médecins et des naturalistes n'aboutissent pas. En un mot, il est
+de rigueur dans l'expérimentation sur les êtres vivants comme dans
+les corps bruts, de bien s'assurer avant de commencer l'analyse
+expérimentale d'un phénomène, que ce phénomène existe, et de ne
+jamais se laisser illusionner par les mots qui nous font perdre de
+vue la réalité des faits.
+
+Le doute est, ainsi que nous l'avons développé ailleurs, la base
+de l'expérimentation; toutefois il ne faut pas confondre le doute
+philosophique avec la négation systématique qui met en doute même
+les principes de la science. Il ne faut douter que des théories,
+et encore il ne faut en douter que jusqu'au déterminisme
+expérimental. Il y a des médecins qui croient que l'esprit
+scientifique n'impose pas de limite au doute. À côté de ces
+médecins qui nient la science médicale en admettant qu'on ne peut
+rien savoir de positif, il en est d'autres qui la nient par un
+procédé contraire, en admettant qu'on apprend la médecine sans
+savoir comment et qu'on la possède par sorte de science infuse
+qu'ils appellent le tact médical. Sans doute je ne conteste pas
+qu'il puisse exister en médecine comme dans les autres sciences
+pratiques, ce qu'on appelle le tact ou le coup d'oeil. Tout le
+monde sait, en effet, que l'habitude peut donner une sorte de
+connaissance empirique des choses capables de guider le praticien,
+quoiqu'il ne s'en rende pas toujours exactement compte au premier
+abord. Mais ce que je blâme, c'est de rester volontairement dans
+cet état d'empirisme et de ne pas chercher à en sortir. Par
+l'observation attentive et par l'étude on peut toujours arriver à
+se rendre compte de ce que l'on fait et parvenir par suite à
+transmettre aux autres ce que l'on sait. Je ne nie pas d'ailleurs
+que la pratique médicale n'ait de grandes exigences; mais ici je
+parle science pure et je combats le tact médical comme une donnée
+antiscientifique qui, par ses excès faciles, nuit considérablement
+à la science.
+
+Une autre opinion fausse assez accréditée et même professée par de
+grands médecins praticiens, est celle qui consiste à dire que la
+médecine n'est pas destinée à devenir une science, mais seulement
+un art, et que par conséquent le médecin ne doit pas être un
+savant, mais un artiste. Je trouve cette idée erronée et encore
+essentiellement nuisible au développement de la médecine
+expérimentale. D'abord qu'est-ce qu'un artiste? C'est un homme qui
+réalise dans une oeuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est
+personnel. Il y a donc deux choses: l'artiste et son oeuvre;
+l'oeuvre juge nécessairement l'artiste. Mais que sera le médecin
+artiste? Si c'est un médecin qui traite une maladie d'après une
+idée ou un sentiment qui lui sont personnels, où sera alors
+l'oeuvre d'art, qui jugera cet artiste médecin? Sera-ce la
+guérison de la maladie? Outre que ce serait là une oeuvre d'art
+d'un genre singulier, cette oeuvre lui sera toujours fortement
+disputée par la nature. Quand un grand peintre ou un grand
+sculpteur font un beau tableau ou une magnifique statue, personne
+n'imagine que la statue ait pu pousser de la terre ou que le
+tableau ait pu se faire tout seul, tandis qu'on peut parfaitement
+soutenir que la maladie a guéri toute seule et prouver souvent
+qu'elle aurait mieux guéri sans l'intervention de l'artiste. Que
+deviendra donc alors le criterium ou l'oeuvre de l'art médicale!
+Le criterium disparaîtra évidemment, car on ne saurait juger le
+mérite d'un médecin par le nombre des malades qu'il dit avoir
+guéris; il devra avant tout prouver scientifiquement que c'est lui
+qui les a guéris et non la nature. Je n'insisterai pas plus
+longtemps sur cette prétention artistique des médecins qui n'est
+pas soutenable. Le médecin ne peut être raisonnablement qu'un
+savant ou, en attendant, un empirique. L'empirisme, qui au fond
+veut dire expérience ( expérience), n'est que
+l'expérience inconsciente ou non raisonnée, acquise par
+l'observation journalière des faits d'où naît la méthode
+expérimentale elle-même (voy. p. 23). Mais, ainsi que nous le
+verrons encore dans le paragraphe suivant, l'empirisme, pris dans
+son vrai sens, n'est que le premier pas de la médecine
+expérimentale. Le médecin empirique doit tendre à la science, car
+si, dans la pratique, il se détermine souvent d'après le sentiment
+d'une expérience inconsciente, il doit toujours au moins, se
+diriger d'après une induction fondée sur une instruction médicale
+aussi solide que possible. En un mot, il n'y a pas d'artiste
+médecin parce qu'il ne peut y avoir d'oeuvre d'art médical; ceux
+qui se qualifient ainsi nuisent à l'avancement de la science
+médicale parce qu'ils augmentent la personnalité du médecin en
+diminuant l'importance de la science; ils empêchent par là qu'on
+ne cherche dans l'étude expérimentale des phénomènes un appui et
+un criterium que l'on croit posséder en soi, par suite d'une
+inspiration ou par un simple sentiment. Mais, ainsi que je viens
+de le dire, cette prétendue inspiration thérapeutique du médecin
+n'a souvent d'autres preuves qu'un fait de hasard qui peut
+favoriser l'ignorant et le charlatan, aussi bien que l'homme
+instruit. Cela n'a donc aucun rapport avec l'inspiration de
+l'artiste qui doit se réaliser finalement dans une oeuvre que
+chacun peut juger et dont l'exécution exige toujours des études
+profondes et précises accompagnées souvent d'un travail opiniâtre.
+Je considère donc que l'inspiration des médecins qui ne s'appuient
+pas sur la science expérimentale n'est que de la fantaisie, et
+c'est au nom de la science et de l'humanité qu'il faut la blâmer
+et la proscrire.
+
+En résumé, la médecine expérimentale, qui est synonyme de médecine
+scientifique, ne pourra se constituer qu'en introduisant de plus
+en plus l'esprit scientifique parmi les médecins. La seule chose à
+faire pour atteindre ce but est, selon moi, de donner à la
+jeunesse une solide instruction physiologique expérimentale. Ce
+n'est pas que je veuille dire que la physiologie constitue toute
+la médecine, je me suis expliqué ailleurs à ce sujet, mais je veux
+dire que la physiologie expérimentale est la partie la plus
+scientifique de la médecine, et que les jeunes médecins prendront,
+par cette étude, des habitudes scientifiques qu'ils porteront
+ensuite dans l'investigation pathologique et thérapeutique. Le
+désir que j'exprime ici répondrait à peu près à la pensée de
+Laplace, à qui on demandait pourquoi il avait proposé de mettre
+des médecins à l'Académie des sciences puisque la médecine n'est
+pas une science: «C'est, répondit-il, afin qu'ils se trouvent avec
+des savants.»
+
+
+§ III. -- La médecine empirique et la médecine expérimentale ne
+sont point incompatibles; elles doivent être au contraire
+inséparables l'une de l'autre.
+
+
+Il y a bien longtemps que l'on dit et que l'on répète que les
+médecins physiologistes les plus savants sont les plus mauvais
+médecins et qu'ils sont les plus embarrassés quand il faut agir au
+lit du malade. Cela voudrait-il dire que la science physiologique
+nuit à la pratique médicale, et dans ce cas, je me serais placé à
+un point de vue complètement faux. Il importe donc d'examiner avec
+soin cette opinion qui est le thème favori de beaucoup de médecins
+praticiens et que je considère pour mon compte comme entièrement
+erronée et comme étant toujours éminemment nuisible au
+développement de la médecine expérimentale.
+
+D'abord considérons que la pratique médicale est une chose
+extrêmement complexe dans laquelle interviennent une foule de
+questions d'ordre social et extra-scientifiques. Dans la médecine
+pratique vétérinaire elle-même, il arrive souvent que la
+thérapeutique se trouve dominée par des questions d'intérêt ou
+d'agriculture. Je me souviens d'avoir fait partie d'une commission
+dans laquelle il s'agissait d'examiner ce qu'il y avait à faire
+pour prévenir les ravages de certaines épizooties de bêtes à
+cornes. Chacun se livrait à des considérations physiologiques et
+pathologiques dans le but d'établir un traitement convenable pour
+obtenir la guérison des animaux malades, lorsqu'un vétérinaire
+praticien prit parole pour dire que la question n'était pas là, et
+il prouva clairement qu'un traitement qui guérirait serait la
+ruine de l'agriculteur, et que ce qu'il y avait de mieux à faire,
+c'était d'abattre les animaux malades en en tirant le meilleur
+parti possible. Dans la médecine humaine, il n'intervient jamais
+de considérations de ce genre, parce que la conservation de la vie
+de l'homme doit être le seul but de la médecine. Mais cependant le
+médecin se trouve souvent obligé de tenir compte, dans son
+traitement, ce qu'on appelle de l'influence du moral sur le
+physique, et par conséquent d'une foule de considérations de
+famille ou de position sociale qui n'ont rien à faire avec la
+science. C'est ce qui fait qu'un médecin praticien accompli doit
+non-seulement être un homme très-instruit dans sa science, mais il
+doit encore être un homme honnête, doué de beaucoup d'esprit, de
+tact et de bon sens. L'influence du médecin praticien trouve à
+s'exercer dans tous les rangs de la société. Le médecin est, dans
+une foule de cas, le dépositaire des intérêts de l'État, dans les
+grandes opérations d'administration publique; il est en même temps
+le confident des familles et tient souvent entre ses mains leur
+honneur et leurs intérêts les plus chers. Les praticiens habiles
+peuvent donc acquérir une grande et légitime puissance parmi les
+hommes, parce que, en dehors de la science, ils ont une action
+morale dans la société. Aussi, à l'exemple d'Hippocrate, tous ceux
+qui ont eu à coeur la dignité de la médecine, ont toujours
+beaucoup insisté sur les qualités morales du médecin.
+
+Je n'ai pas l'intention de parler ici de l'influence sociale et
+morale des médecins ni de pénétrer dans ce qu'on pourrait appeler
+les mystères de la médecine pratique, je traite simplement le côté
+scientifique et je le sépare afin de mieux juger de son influence.
+Il est bien certain que je ne veux pas examiner ici la question de
+savoir si un médecin instruit traitera mieux ou plus mal son
+malade qu'un médecin ignorant. Si je posais la question ainsi,
+elle serait absurde; je suppose naturellement deux médecins
+également instruits, dans les moyens de traitement employés en
+thérapeutique, et je veux seulement examiner si, comme on l'a dit,
+le médecin savant, c'est-à-dire celui qui sera doué de l'esprit
+expérimental, traitera moins bien son malade que le médecin
+empirique qui se contentera de la constatation des faits en se
+fondant uniquement, sur la tradition médicale, ou que le médecin
+systématique, qui se conduira d'après les principes d'une doctrine
+quelconque.
+
+Il y a toujours eu dans la médecine deux tendances différentes qui
+résultent de la nature même des choses. La première tendance de la
+médecine qui dérive des bons sentiments de l'homme, est de porter
+secours à son semblable quand il souffre, et de le soulager par
+des remèdes ou par un moyen moral ou religieux. La médecine a donc
+dû, dès son origine, se mêler à la religion, en même temps qu'elle
+s'est trouvée en possession d'une foule d'agents plus ou moins
+énergiques; ces remèdes trouvés par hasard ou par nécessité se
+sont transmis ensuite par tradition simple ou avec des pratiques
+religieuses. Mais après ce premier élan de la médecine qui partait
+du coeur pour ainsi dire, la réflexion a dû venir, et en voyant
+des malades qui guérissaient seuls, sans médicaments, on fut porté
+à se demander, non-seulement si les remèdes qu'on donnait étaient
+utiles, mais s'ils n'étaient pas nuisibles. Cette première
+réflexion ou ce premier raisonnement médical, résultat de l'étude
+des malades, fit reconnaître dans l'organisme vivant une force
+médicatrice spontanée, et l'observation apprit qu'il fallait la
+respecter et chercher seulement à la diriger et à l'aider dans ses
+tendances heureuses. Ce doute porté sur l'action curative des
+moyens empiriques, et cet appel aux lois de l'organisme vivant
+pour opérer la guérison des maladies, furent le premier pas de la
+médecine scientifique, accompli par Hippocrate. Mais cette
+médecine, fondée sur l'observation, comme science, et sur
+l'expectation, comme traitement, laissa encore subsister d'autres
+doutes. Tout en reconnaissant qu'il pouvait être funeste pour le
+malade de troubler par des médications empiriques les tendances de
+la nature quand elles sont heureuses, on dut se demander si d'un
+autre côté il ne pouvait pas être possible et utile pour le malade
+de les troubler et de les modifier quand elles sont mauvaises. Il
+ne s'agissait donc plus d'être simplement un médecin qui dirige et
+aide la nature dans ses tendances heureuses: Quò vergit natura, eò
+ducendum, mais d'être aussi un médecin qui combat et domine la
+nature dans ses tendances mauvaises, medicus naturæ superator. Les
+remèdes héroïques, les panacées universelles, les spécifiques de
+Paracelse et autres ne sont que l'expression empirique de cette
+réaction contre la médecine hippocratique, c'est-à-dire contre
+l'expectation.
+
+La médecine expérimentale, par sa nature même de science
+expérimentale, n'a pas de système et ne repousse rien en fait de
+traitement ou de guérison de maladies; elle croit et admet tout,
+pourvu que cela soit fondé sur l'observation et prouvé par
+l'expérience. Il importe de rappeler ici, quoique nous l'ayons
+déjà bien souvent répété, que ce que nous appelons médecine
+expérimentale n'est point une théorie médicale nouvelle. C'est la
+médecine de tout le monde et de tous les temps, dans ce qu'elle a
+de solidement acquis et de bien observé. La médecine scientifique
+expérimentale va aussi loin que possible dans l'étude des
+phénomènes de la vie; elle ne saurait se borner à l'observation
+des maladies, ni se contenter de l'expectation, ni s'arrêter à
+l'administration empirique des remèdes; mais il lui faut de plus
+étudier expérimentalement le mécanisme des maladies et l'action
+des remèdes pour s'en rendre compte scientifiquement. Il faut
+surtout introduire dans la médecine l'esprit analytique de la
+méthode expérimentale des sciences modernes; mais cela n'empêche
+pas que le médecin expérimentateur ne doive être avant tout un bon
+observateur, il doit être profondément instruit dans la clinique,
+connaître exactement les maladies avec toutes leurs formes
+normales, anormales ou insidieuses, être familiarisé avec tous les
+moyens d'investigations pathologiques et avoir, comme l'on dit, un
+diagnostic sûr et un bon pronostic; il devra en outre être ce
+qu'on appelle un thérapeutiste consommé et savoir tout ce que les
+essais empiriques ou systématiques, ont appris sur l'action des
+remèdes dans les diverses maladies. En un mot, le médecin
+expérimentateur possédera toutes les connaissances que nous venons
+d'énumérer comme doit le faire tout médecin instruit, mais il
+différera du médecin systématique en ce qu'il ne se conduira
+d'après aucun système; il se distinguera des médecins
+hippocratistes et des médecins empiriques en ce qu'au lieu d'avoir
+pour but l'observation des maladies et la constatation de l'action
+des remèdes, il voudra aller plus loin et pénétrer, à l'aide de
+l'expérimentation, dans l'explication des mécanismes vitaux. En
+effet, le médecin hippocratiste se trouve satisfait quand, par
+l'observation exacte, il est arrivé à bien caractériser une
+maladie dans son évolution, à connaître et à prévoir à des signes
+précis ses diverses terminaisons favorables ou funestes, de
+manière à pouvoir intervenir s'il y a lieu pour aider la nature,
+la diriger vers une terminaison heureuse; il croira que c'est là
+l'objet que doit se proposer la science médicale. Un médecin
+empirique se trouve satisfait quand, à l'aide de l'empirisme, il
+est parvenu à savoir qu'un remède donné guérit une maladie donnée,
+à connaître exactement les doses suivant lesquelles il faut
+l'administrer et les cas dans lesquels il faut l'employer; il
+pourra croire aussi avoir atteint les limites de la science
+médicale. Mais le médecin expérimentateur, tout en étant le
+premier à admettre et à comprendre l'importance scientifique et
+pratique des notions précédentes sans lesquelles la médecine ne
+saurait exister, ne croira pas que la médecine, comme science,
+doive s'arrêter à l'observation et à la connaissance empirique des
+phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus on moins vagues. De
+sorte que le médecin hippocratique, l'empirique et le médecin
+expérimentateur ne se distingueront aucunement par la nature de
+leurs connaissances; ils se distingueront seulement par le point
+de vue de leur esprit, qui les portera à pousser plus ou moins
+loin le problème médical. La puissance médicatrice de la nature
+invoquée par l'hippocratiste et la force thérapeutique ou autre
+imaginée par l'empirique paraîtront de simples hypothèses aux yeux
+du médecin expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à l'aide de
+l'expérimentation dans les phénomènes intimes de la machine
+vivante et en déterminer le mécanisme à l'état normal et à l'état
+pathologique. Il faut rechercher les causes prochaines des
+phénomènes morbides aussi bien que les causes prochaines des
+phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver dans des
+conditions organiques déterminées et en rapport avec des
+propriétés de liquides ou de tissus. Il ne suffirait pas de
+connaître empiriquement les phénomènes de la nature minérale ainsi
+que leurs effets, mais le physicien et le chimiste veulent
+remonter à leur condition d'existence, c'est-à-dire à leurs causes
+prochaines afin de pouvoir régler leur manifestation. De même il
+ne suffit pas au physiologiste de connaître empiriquement les
+phénomènes normaux et anormaux de la nature vivante, mais il veut,
+comme le physicien et le chimiste, remonter aux causes prochaines
+de ces phénomènes, c'est-à-dire à leur condition d'existence. En
+un mot, il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au
+médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre;
+mais ce qui lui importe surtout, c'est de savoir ce que c'est que
+la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le
+quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin expérimentateur,
+parce que, dès qu'il le saura, le fait de guérison de la fièvre
+par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé, mais un
+fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des conditions
+qui le relieront à d'autres phénomènes et nous serons conduits
+ainsi à la connaissance des lois de l'organisme et à la
+possibilité d'en régler les manifestations. Ce qui préoccupe
+surtout le médecin expérimentateur, c'est donc de chercher à
+constituer la science médicale sur les mêmes principes que toutes
+les autres sciences expérimentales. Voyons actuellement comment un
+homme animé de cet esprit scientifique devra se comporter au lit
+du malade.
+
+L'hippocratiste, qui croit à la nature médicatrice et peu à
+l'action curative des remèdes, suit tranquillement le cours de la
+maladie; il reste à peu près dans l'expectation en se bornant à
+favoriser par quelques médications simples les tendances heureuses
+de la nature. L'empirique qui a foi dans l'action des remèdes
+comme moyens de changer la direction des maladies et de les
+guérir, se contente de constater empiriquement les actions
+médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le
+mécanisme. Il n'est jamais dans l'embarras; quand un remède a
+échoué, il en essaye un autre; il a toujours des recettes ou des
+formules à son service pour tous les cas, parce qu'il puise, comme
+on dit, dans l'arsenal thérapeutique qui est immense. La médecine
+empirique est certainement la plus populaire de toutes. On croit
+dans le peuple que, par suite d'une sorte de compensation, la
+nature a mis le remède à côté du mal, et que la médecine consiste
+dans l'assemblage de recettes pour tous les maux qui nous ont été
+transmises d'âge en âge et depuis l'origine de l'art de guérir. Le
+médecin expérimentateur est à la fois hippocratiste et empirique
+en ce qu'il croit à la puissance de la nature et à l'action des
+remèdes; seulement il veut comprendre ce qu'il fait; il ne lui
+suffit pas d'observer ou d'agir empiriquement, mais il veut
+expérimenter scientifiquement et comprendre le mécanisme
+physiologique de la production de la maladie et le mécanisme de
+l'action curative du médicament. Il est vrai qu'avec cette
+tendance d'esprit, s'il était exclusif, le médecin expérimentateur
+se trouverait autant embarrassé que le médecin empirique l'était
+peu. En effet, dans l'état actuel de la science, on comprend si
+peu de chose dans l'action des médicaments, que, pour être
+logique, le médecin expérimentateur se trouverait réduit à ne rien
+faire et à rester le plus souvent dans l'expectation que lui
+commanderaient ses doutes et ses incertitudes. C'est dans ce sens
+qu'on a pu dire que le médecin savant était toujours le plus
+embarrassé au lit du malade. Cela est très-vrai, il est réellement
+embarrassé, parce que d'une part sa conviction est que l'on peut
+agir à l'aide de moyens médicamenteux puissants, mais d'un côté
+son ignorance du mécanisme de ces actions le retient, car l'esprit
+scientifique expérimental répugne absolument à produire des effets
+et à étudier des phénomènes sans chercher à les comprendre.
+
+Il y aurait évidemment excès de ces deux dispositions radicales de
+l'esprit chez l'empirique et chez l'expérimentateur; dans la
+pratique il doit y avoir fusion de ces deux points de vue, et leur
+contradiction apparente doit disparaître. Ce que je dis ici n'est
+point une sorte de transaction ou d'accommodement pour faciliter
+la pratique médicale. Je soutiens une opinion purement
+scientifique parce qu'il me sera facile de prouver que c'est
+l'union raisonnée de l'empirisme et de l'expérimentation qui
+constitue la vraie méthode expérimentale. En effet, nous avons vu
+qu'avant de prévoir les faits d'après les lois qui les régissent,
+il faut les avoir observés empiriquement ou par hasard; de même
+qu'avant d'expérimenter en vertu d'une théorie scientifique, il
+faut avoir expérimenté empiriquement ou pour voir. Or,
+l'empirisme, sous ce rapport, n'est pas autre chose que le premier
+degré de la méthode expérimentale; car, ainsi que nous l'avons
+dit, l'empirisme ne peut pas être un état définitif; l'expérience
+vague et inconsciente qui en résulte et qu'on peut appeler le tact
+médical est transformé ensuite en notion scientifique par la
+méthode expérimentale qui est consciente et raisonnée. Le médecin
+expérimentateur sera donc d'abord empirique, mais, au lieu d'en
+rester là, il cherchera à traverser l'empirisme pour en sortir et
+arriver au second degré de la méthode expérimentale, c'est-à-dire
+à l'expérience précise et consciente que donne la connaissance
+expérimentale de la loi des phénomènes. En un mot, il faut subir
+l'empirisme, mais vouloir l'ériger en système est une tendance
+antiscientifique. Quant aux médecins systématiques ou
+doctrinaires, ce sont des empiriques qui, au lieu de recourir à
+l'expérimentation, relient de pures hypothèses ou bien les faits
+que l'empirisme leur a appris à l'aide d'un système idéal dont ils
+déduisent ensuite leur ligne de conduite médicale.
+
+Par conséquent, je pense qu'un médecin expérimentateur qui, au lit
+d'un malade, ne voudrait employer que les médicaments dont il
+comprend physiologiquement l'action, serait dans une exagération
+qui lui ferait fausser le vrai sens de la méthode expérimentale.
+Avant de comprendre les faits, l'expérimentateur doit d'abord les
+constater et les débarrasser de toutes les causes d'erreurs dont
+ils pourraient être entachés. L'esprit de l'expérimentateur doit
+donc, d'abord, s'appliquer à recueillir les observations médicales
+ou thérapeutiques faites empiriquement. Mais il fait plus encore,
+il ne se borne pas à soumettre au criterium expérimental tous les
+faits empiriques que la médecine lui offrira; il ira au-devant. Au
+lieu d'attendre que le hasard ou des accidents lui enseignent
+l'action des médicaments, il expérimentera empiriquement sur les
+animaux, afin d'avoir des indications qui le dirigent dans les
+essais qu'il fera ultérieurement sur l'homme.
+
+D'après ce qui précède, je considère donc que le véritable médecin
+expérimentateur ne doit pas être plus embarrassé au lit d'un
+malade qu'un médecin empirique. Il fera usage de tous les moyens
+thérapeutiques que l'empirisme conseille; seulement, au lieu de
+les employer, d'après une autorité quelconque, et avec une
+confiance qui tient de la superstition, il les administrera avec
+le doute philosophique qui convient au véritable expérimentateur;
+il en contrôlera les effets par des expériences sur les animaux et
+par des observations comparatives sur l'homme, de manière à
+déterminer rigoureusement la part d'influence de la nature et du
+médicament dans la guérison de la maladie. Dans le cas où il
+serait prouvé à l'expérimentateur que le remède ne guérit pas, et
+à plus forte raison s'il lui était démontré qu'il est nuisible, il
+devrait s'abstenir et rester, comme l'hippocratiste, dans
+l'expectation. Il y a des médecins praticiens qui, convaincus
+jusqu'au fanatisme de l'excellence de leurs médications, ne
+comprendraient pas la critique expérimentale thérapeutique dont je
+viens de parler. Ils disent qu'on ne peut donner aux malades que
+des médicaments dans lesquels on a foi, et ils pensent
+qu'administrer à son semblable un remède dont on doute, c'est
+manquer à la moralité médicale. Je n'admets pas ce raisonnement
+qui conduirait à chercher à se tromper soi-même afin de tromper
+les autres sans scrupule. Je pense, quant à moi, qu'il vaut mieux
+chercher à s'éclairer afin de ne tromper personne.
+
+Le médecin expérimentateur ne devra donc pas être, comme certaines
+personnes semblent le croire, un simple physiologiste qui attendra
+les bras croisés que la médecine expérimentale soit constituée
+scientifiquement avant d'agir auprès de ses malades. Loin de là,
+il doit employer tous les remèdes connus empiriquement, non-
+seulement à l'égal de l'empirique, mais aller même au delà et
+essayer le plus possible de médicaments nouveaux d'après les
+règles que nous avons indiquées plus haut. Le médecin
+expérimentateur sera donc, comme l'empirique, capable de porter
+secours aux malades avec tous les moyens que possède la médecine
+pratique; mais de plus, à l'aide de l'esprit scientifique qui le
+dirige, il contribuera à fonder la médecine expérimentale, ce qui
+doit être le plus ardent désir de tous les médecins qui pour la
+dignité de la médecine voudraient la voir sortir de l'état où elle
+est. Il faut, comme nous l'avons dit, subir l'empirisme comme un
+état transitoire et imparfait de la médecine, mais non l'ériger en
+système. Il ne faudrait donc passe borner, comme on a pu le dire,
+à faire des guérisseurs empiriques dans les facultés de médecine;
+ce serait dégrader la médecine et la rabaisser au niveau d'une
+industrie. Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l'esprit
+scientifique et les initier aux notions et aux tendances des
+sciences modernes. D'ailleurs faire autrement serait en désaccord
+avec le grand nombre de connaissances que l'on exige d'un docteur,
+uniquement afin qu'il puisse cultiver les sciences médicales, car
+on exige beaucoup moins de connaissances d'un officier de santé
+qui doit simplement s'occuper de la pratique empirique.
+
+Mais, on pourra objecter que la médecine expérimentale dont je
+parle beaucoup, est une conception théorique dont rien pour le
+moment ne justifie la réalité pratique, parce qu'aucun fait ne
+démontre qu'on puisse atteindre en médecine la précision
+scientifique des sciences expérimentales. Je désire autant que
+possible ne laisser aucun doute dans l'esprit du lecteur ni aucune
+ambiguïté dans ma pensée; c'est pourquoi je vais revenir en
+quelques mots sur ce sujet, en montrant que la médecine
+expérimentale n'est que l'épanouissement naturel de
+l'investigation médicale pratique dirigée par un esprit
+scientifique.
+
+J'ai dit plus haut que la commisération et l'empirisme aveugle ont
+été les premiers moteurs de la médecine; ensuite la réflexion est
+venue amenant le doute, puis la vérification scientifique. Cette
+évolution médicale peut se vérifier encore chaque jour autour de
+nous; car chaque homme s'instruit dans les connaissances qu'il
+acquiert, comme l'humanité dans son ensemble.
+
+L'expectation avec l'aide qu'elle peut donner aux tendances de la
+nature ne saurait constituer qu'une méthode incomplète de
+traitement. Il faut souvent aussi agir contrairement aux tendances
+de la nature; si par exemple une artère est ouverte, il est clair
+qu'il ne faudra pas favoriser la nature qui fait sortir le sang et
+amène la mort; il faudra agir en sens contraire, arrêter
+l'hémorrhagie et la vie sera sauvée. De même, quand un malade aura
+un accès de fièvre pernicieuse, il faut agir contrairement à la
+nature et arrêter la fièvre si l'on veut guérir son malade.
+L'empirique peut donc sauver un malade que l'expectation aurait
+laissé mourir, de même que l'expectation aura pu permettre la
+guérison d'un malade que l'empirique aurait tué. De sorte que
+l'empirisme est aussi une méthode insuffisante de traitement en ce
+qu'elle est incertaine et souvent dangereuse. Or la médecine
+expérimentale n'est que la réunion de l'expectation et de
+l'empirisme éclairés par le raisonnement et par l'expérimentation.
+Mais la médecine expérimentale ne peut arriver que la dernière et
+c'est alors seulement que la médecine est devenue scientifique.
+Nous allons voir, en effet, que toutes les connaissances médicales
+se recommandent et sont nécessairement subordonnées les unes aux
+autres dans leur évolution.
+
+Quand un médecin est appelé auprès d'un malade, il doit faire
+successivement le diagnostic, le pronostic et le traitement de la
+maladie. Le diagnostic n'a pu s'établir que par l'observation; le
+médecin qui reconnaît une maladie ne fait que la rattacher à l'une
+des formes de maladies déjà observées, connues et décrites. La
+marche et le pronostic de la maladie sont également donnés par
+l'observation; le médecin doit savoir l'évolution de la maladie,
+sa durée, sa gravité afin d'en prédire le cours et l'issue. Ici la
+statistique intervient pour guider le médecin, parce qu'elle
+apprend la proportion de cas mortels; et si de plus l'observation
+a montré que les cas heureux ou malheureux sont reconnaissables à
+certains signes, alors le pronostic devient plus certain. Enfin
+arrive le traitement; si le médecin est hippocratiste, il se
+bornera à l'expectation; si le médecin est empirique, il donnera
+des remèdes, en se fondant encore sur l'observation qui aura
+appris, par des expérimentations ou autrement, que tel remède a
+réussi dans cette maladie un certain nombre de fois; si le médecin
+est systématique il pourra accompagner son traitement
+d'explications vitalistes ou autres et cela ne changera rien au
+résultat. C'est la statistique seule qui sera encore ici invoquée
+pour établir la valeur du traitement.
+
+Tel est, en effet, l'état de la médecine empirique qui est une
+médecine conjecturale, parce qu'elle est fondée sur la statistique
+qui réunit et compare des cas analogues ou plus ou moins
+semblables dans leurs caractères extérieurs, mais indéterminés
+dans leurs causes prochaines.
+
+Cette médecine conjecturale doit nécessairement précéder la
+médecine certaine, que j'appelle la médecine expérimentale parce
+qu'elle est fondée sur le déterminisme expérimental de la cause de
+la maladie. En attendant, il faut bien se résigner à faire de la
+médecine conjecturale ou empirique, mais je le répète encore,
+quoique je l'aie déjà dit bien souvent, il faut savoir que la
+médecine ne doit pas en rester là et qu'elle est destinée à
+devenir expérimentale et scientifique. Sans doute nous sommes loin
+de cette époque où l'ensemble de la médecine sera devenu
+scientifique, mais cela ne nous empêche pas d'en concevoir la
+possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en
+cherchant dès aujourd'hui à introduire dans la médecine la méthode
+qui doit nous y conduire.
+
+La médecine deviendra nécessairement expérimentale d'abord dans
+les maladies les plus facilement accessibles à l'expérimentation.
+Je choisirai parmi celles-ci un exemple qui me servira à faire
+comprendre comment je conçois que la médecine empirique puisse
+devenir scientifique. La gale est une maladie dont le déterminisme
+est aujourd'hui à peu près scientifiquement établi; mais il n'en a
+pas toujours été ainsi. Autrefois, on ne connaissait la gale et
+son traitement que d'une manière empirique. On pouvait alors faire
+des suppositions sur les rétrocessions ou les dépôts de gale et
+établir des statistiques sur la valeur de telle ou telle pommade
+pour en obtenir la guérison de la maladie. Aujourd'hui que la
+cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout
+est devenu scientifique, et l'empirisme a disparu. On connaît
+l'acare et on explique par lui la contagion de la gale, les
+altérations de la peau et la guérison qui n'est que la mort de
+l'acare par des agents toxiques convenablement appliqués.
+Aujourd'hui il n'y a plus d'hypothèse à faire sur les métastases
+de la gale, plus de statistique à établir sur son traitement. On
+guérit toujours et sans exception quand on se place dans les
+conditions expérimentales connues pour atteindre ce but[71].
+
+Voilà donc une maladie qui est arrivée à la période expérimentale
+et le médecin en est maître tout aussi bien qu'un physicien ou un
+chimiste sont maîtres d'un phénomène de la nature minérale. Le
+médecin expérimentateur exercera successivement son influence sur
+les maladies dès qu'il en connaîtra expérimentalement le
+déterminisme exact, c'est-à-dire la cause prochaine. Le médecin
+empirique, même le plus instruit, n'a jamais la sûreté de
+l'expérimentateur. Un des cas les plus clairs de la médication
+empirique est la guérison de la fièvre par la quinine. Cependant
+cette guérison est loin d'avoir la certitude de la guérison de la
+gale. Les maladies qui ont leur siège dans le milieu organique
+extérieur, telles que les maladies épiphytiques et épizoaires
+seront plus faciles à étudier et à analyser expérimentalement;
+elles arriveront plus vite à devenir des maladies dont le
+déterminisme sera obtenu et dont le traitement sera scientifique.
+Mais, plus tard, et à mesure que la physiologie fera des progrès,
+on pourra pénétrer dans le milieu intérieur, c'est-à-dire dans le
+sang, y découvrir les altérations parasitiques ou autres qui
+seront les causes de maladies et déterminer les actions
+médicamenteuses physico-chimiques ou spécifiques capables d'agir
+dans ce milieu intérieur pour modifier les mécanismes
+pathologiques qui y ont leur siège et qui de là retentissent sur
+l'organisme tout entier.
+
+Dans ce qui précède se trouve résumée la manière dont je conçois
+la médecine expérimentale. Elle n'est rien autre chose, ainsi que
+je l'ai répété bien souvent, que la conséquence de l'évolution
+toute naturelle de la médecine scientifique. En cela, la médecine
+ne diffère pas des autres sciences qui toutes ont traversé
+l'empirisme avant d'arriver à leur période expérimentale
+définitive. En chimie et en physique on a connu empiriquement
+l'extraction des métaux, la fabrication des verres grossissants,
+etc., avant d'en avoir la théorie scientifique.
+
+L'empirisme a donc aussi servi de guide à ces sciences pendant
+leurs temps nébuleux; mais ce n'est que depuis l'avènement des
+théories expérimentales que les sciences physiques et chimiques
+ont pris leur essor si brillant comme sciences appliquées, car il
+faut se garder de confondre l'empirisme avec la science appliquée.
+La science appliquée suppose toujours la science pure comme point
+d'appui. Sans doute la médecine traversera l'empirisme beaucoup
+plus lentement et beaucoup plus difficilement que les sciences
+physico-chimiques, parce que les phénomènes organiques dont elle
+s'occupe sont beaucoup plus complexes mais aussi parce que les
+exigences de la pratique médicale, que je n'ai pas à examiner ici,
+contribuent à retenir la médecine dans le domaine des systèmes
+personnels et s'opposent ainsi à l'avènement de la médecine
+expérimentale. Je n'ai pas à revenir, ici, sur ce que j'ai si
+amplement développé ailleurs, à savoir, que la spontanéité des
+êtres vivants ne s'oppose pas à l'application de la méthode
+expérimentale, et que la connaissance du déterminisme simple ou
+complexe des phénomènes vitaux est la seule base de la médecine
+scientifique.
+
+Le but d'un médecin expérimentateur est de découvrir et de saisir
+le déterminisme initial d'une série de phénomènes morbides obscurs
+et complexes; il dominera ainsi tous les phénomènes secondaires;
+c'est ainsi que nous avons vu qu'en se rendant maître de l'acare
+qui est la cause de la gale, on maîtrise naturellement tous les
+phénomènes qui en dérivent. En connaissant le déterminisme initial
+de l'empoisonnement par le curare, on explique parfaitement tous
+les déterminismes secondaires de cet empoisonnement, et pour
+guérir, c'est toujours finalement au déterminisme initial des
+phénomènes qu'il faut remonter.
+
+La médecine est donc destinée à sortir peu à peu de l'empirisme,
+et elle en sortira de même que toutes les autres sciences par la
+méthode expérimentale. Cette conviction profonde soutient et
+dirige ma vie scientifique. Je suis sourd à la voix des médecins
+qui demandent qu'on leur explique expérimentalement la rougeole et
+la scarlatine et qui croient tirer de là un argument contre
+l'emploi de la méthode expérimentale en médecine. Ces objections
+décourageantes et négatives dérivent en général d'esprits
+systématiques ou paresseux qui préfèrent se reposer sur leurs
+systèmes ou s'endormir dans les ténèbres au lieu de travailler et
+de faire effort pour en sortir. Les sciences physico-chimiques ne
+se sont élucidées que successivement dans leurs diverses branches
+par la méthode expérimentale, et aujourd'hui elles ont encore des
+parties obscures que l'on étudie à l'aide de la même méthode.
+Malgré tous les obstacles qu'elle rencontre, la médecine suivra la
+même marche; elle la suivra fatalement. En préconisant
+l'introduction de la méthode expérimentale dans la médecine, je ne
+fais donc que chercher à diriger les esprits vers un but que la
+science poursuit instinctivement et à son insu, mais qu'elle
+atteindra plus rapidement et plus sûrement si elle peut parvenir à
+l'entrevoir clairement. Le temps fera ensuite le reste. Sans doute
+nous ne verrons pas de nos jours cet épanouissement de la médecine
+scientifique; mais c'est là le sort de l'humanité; ceux qui sèment
+et qui cultivent péniblement le champ de la science ne sont pas
+ceux qui sont destinés à recueillir la moisson.
+
+En résumé, la médecine expérimentale telle que nous la concevons,
+comprend le problème médical dans son ensemble et elle renferme la
+médecine théorique et la médecine pratique. Mais en disant que
+chacun doit être médecin expérimentateur, je n'ai pas voulu
+établir que chaque médecin devait cultiver toute l'étendue de la
+médecine expérimentale. Il y aura toujours nécessairement des
+médecins qui se livreront plus spécialement aux expériences
+physiologiques, d'autres aux investigations anatomiques normales
+ou pathologiques, d'autres à la pratique chirurgicale ou médicale,
+etc. Ce fractionnement n'est pas mauvais pour l'avancement de la
+science; au contraire. Les spécialités pratiques sont une
+excellente chose pour la science proprement dite, mais à la
+condition que ceux qui se livrent à l'investigation d'une partie
+spéciale de la médecine, aient été instruits de manière à posséder
+la médecine expérimentale dans son ensemble et à savoir la place
+que doit occuper dans cet ensemble la science spéciale qu'ils
+cultivent. De cette manière, tout en se spécialisant, ils
+dirigeront leurs études de façon à contribuer aux progrès de la
+médecine scientifique ou expérimentale. Les études pratiques et
+les études théoriques concourront ainsi au même but; c'est tout ce
+que l'on peut demander dans une science qui, comme la médecine,
+est forcée d'être sans cesse agissante avant d'être constituée
+scientifiquement.
+
+La médecine expérimentale ou la médecine scientifique tend de tous
+côtés à se constituer en prenant pour base la physiologie. La
+direction des travaux qui se publient chaque jour, tant en France
+qu'à l'étranger, en fournit la preuve évidente. C'est pourquoi je
+développe dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de
+France toutes les idées qui peuvent aider ou favoriser cette
+tendance médicale. Je considère que c'est mon devoir, à la fois
+comme savant et comme professeur de médecine au Collège de France.
+En effet, le Collège de France n'est point une faculté de médecine
+dans laquelle on doive traiter classiquement et successivement
+toutes les parties de la médecine. Le Collège de France, par la
+nature de son institution, doit toujours être à l'avant-garde des
+sciences et en représenter le mouvement et les tendances. Par
+conséquent le cours de médecine dont je suis chargé doit
+représenter la partie des sciences médicales qui est actuellement
+en voie d'un plus grand développement et qui entraîne les autres
+dans son évolution. Je me suis expliqué déjà depuis longtemps sur
+le caractère que doit avoir le cours de médecine du Collège de
+France, je n'y reviendrai pas[72]. Je dirai seulement que, tout en
+admettant que cette direction expérimentale que prend la médecine
+sera lente à s'introniser, à cause des difficultés inhérentes à la
+complexité de la médecine, il faut reconnaître que cette direction
+est aujourd'hui définitive. En effet, ce n'est point là le fait de
+l'influence éphémère d'un système personnel quelconque; c'est le
+résultat de l'évolution scientifique de la médecine elle-même. Ce
+sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer
+dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collège
+de France. Je tâche de leur montrer qu'ils sont tous appelés à
+concourir pour leur part à l'accroissement et au développement de
+la médecine scientifique ou expérimentale. Je les invite à cause
+de cela à se familiariser avec les procédés modernes
+d'investigation mis en usage dans les sciences anatomiques,
+physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, parce que ces
+diverses branches de la médecine doivent toujours rester
+indissolublement unies, dans la théorie et dans la pratique. Je
+dis à ceux que leur voie portera vers la théorie ou vers la
+science pure, de ne jamais perdre de vue le problème de la
+médecine, qui est de conserver la santé et de guérir les maladies.
+Je dis à ceux que leur carrière dirigera au contraire vers la
+pratique, de ne jamais oublier que si la théorie est destinée à
+éclairer la pratique, la pratique à son tour doit tourner au
+profit de la science. Le médecin bien imbu de ces idées ne cessera
+jamais de s'intéresser aux progrès de la science, en même temps
+qu'il remplira ses devoirs de praticien. Il notera avec exactitude
+et discernement les cas intéressants qui se présenteront à lui en
+comprenant tout le profit que la science peut en tirer. La
+médecine scientifique expérimentale deviendra ainsi l'oeuvre de
+tous, et chacun, ne fût-il qu'un simple médecin de campagne, y
+apportera son concours utile.
+
+Maintenant, pour nous reporter au titre de ce long paragraphe, je
+conclurai que la médecine empirique et la médecine expérimentale,
+loin d'être incompatibles, doivent au contraire être réunies
+intimement, car toutes deux sont indispensables pour l'édification
+de la médecine expérimentale. Je pense que cette conclusion a été
+bien établie par tout ce qui précède.
+
+
+§ IV. -- La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine
+médicale ni à aucun système philosophique.
+
+
+Nous avons dit[73] que la médecine expérimentale n'est pas un
+système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de
+tous les systèmes. En effet, l'avènement de la médecine
+expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la
+science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des
+théories impersonnelles et générales qui ne seront, comme dans les
+autres sciences, qu'une coordination régulière et raisonnée des
+faits fournis par l'expérience.
+
+Aujourd'hui la médecine scientifique n'est point encore
+constituée; mais grâce à la méthode expérimentale qui y pénètre de
+plus en plus, elle tend à devenir une science précise. La médecine
+est en voie de transition; le temps des doctrines et des systèmes
+personnels est passé et peu à peu ils seront remplacés par des
+théories représentant l'état actuel de la science et donnant à ce
+point de vue le résultat des efforts de tous. Toutefois il ne faut
+pas croire pour cela que les théories soient jamais des vérités
+absolues; elles sont toujours perfectibles et par conséquent
+toujours mobiles. C'est pourquoi j'ai eu soin de dire qu'il ne
+faut pas confondre, comme on le fait souvent, les théories
+progressives et perfectibles avec les méthodes ou avec les
+principes de la science qui sont fixes et inébranlables. Or il
+faut se le rappeler, le principe scientifique immuable, aussi bien
+dans la médecine que dans les autres sciences expérimentales,
+c'est le déterminisme absolu des phénomènes. Nous avons donné le
+nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des
+phénomènes. Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de
+la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul
+que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme
+sur lequel on ne saurait agir. Le fatalisme suppose la
+manifestation nécessaire d'un phénomène indépendamment de ses
+conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire
+d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Une fois
+que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le
+principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni
+matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière
+vivante, il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les
+conditions, c'est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport
+à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Au delà il n'y a plus
+rien de déterminé scientifiquement; il n'y a que des mots, qui
+sont nécessaires sans doute, mais qui peuvent nous faire illusion
+et nous tromper si nous ne sommes pas constamment en garde contre
+les piéges que notre esprit se tend perpétuellement à lui-même.
+
+La médecine expérimentale, comme d'ailleurs toutes les sciences
+expérimentales, ne devant pas aller au delà des phénomènes, n'a
+besoin de se rattacher à aucun mot systématique; elle ne sera ni
+vitaliste, ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale,
+elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes
+prochaines des phénomènes de la vie à l'état sain et à l'état
+morbide. Elle n'a que faire en effet de s'embarrasser de systèmes
+qui, ni les uns ni les autres, ne sauraient jamais exprimer la
+vérité.
+
+À ce propos il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots
+les caractères essentiels de la méthode expérimentale et de
+montrer comment l'idée qui lui est soumise se distingue des idées
+systématiques et doctrinales. Dans la méthode expérimentale on ne
+fait jamais des expériences que pour voir ou pour prouver, c'est-
+à-dire pour contrôler et vérifier. La méthode expérimentale, en
+tant que méthode scientifique, repose tout entière sur la
+vérification expérimentale d'une hypothèse scientifique. Cette
+vérification peut être obtenue tantôt à l'aide d'une nouvelle
+observation (science d'observation), tantôt à l'aide d'une
+expérience (science expérimentale). En méthode expérimentale,
+l'hypothèse est une idée scientifique qu'il s'agit de livrer à
+l'expérience. L'invention scientifique réside dans la création
+d'une hypothèse heureuse et féconde; elle est donnée par le
+sentiment ou par le génie même du savant qui l'a créée.
+
+Quand l'hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, elle
+devient une théorie; tandis que, si elle est soumise à la logique
+seule, elle devient un système. Le système est donc une hypothèse
+à laquelle on a ramené logiquement les faits à l'aide du
+raisonnement, mais sans une vérification critique expérimentale.
+La théorie est l'hypothèse vérifiée, après qu'elle a été soumise
+au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale. La
+meilleure théorie est celle qui a été vérifiée par le plus grand
+nombre de faits. Mais une théorie, pour rester bonne, doit
+toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer
+constamment soumise à la vérification et à la critique des faits
+nouveaux qui apparaissent. Si on considérait une théorie comme
+parfaite et si l'on cessait de la vérifier par l'expérience
+scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine. Une
+doctrine est donc une théorie que l'on regarde comme immuable et
+que l'on prend pour point de départ de déductions ultérieures, que
+l'on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification
+expérimentale.
+
+En un mot, les systèmes et les doctrines en médecine sont des
+idées hypothétiques ou théoriques transformées en principes
+immuables. Cette manière de procéder appartient essentiellement à
+la scolastique et elle diffère radicalement de la méthode
+expérimentale. Il y a en effet contradiction entre ces deux
+procédés de l'esprit. Le système et la doctrine procèdent par
+affirmation et par déduction purement logique; la méthode
+expérimentale procède toujours par le doute et par la vérification
+expérimentale. Les systèmes et les doctrines sont individuels; ils
+veulent être immuables et conserver leur personnalité. La méthode
+expérimentale au contraire est impersonnelle; elle détruit
+l'individualité en ce qu'elle réunit et sacrifie les idées
+particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité
+générale établie à l'aide du critérium expérimental. Elle a une
+marche lente et laborieuse, et, sous ce rapport, elle plaira
+toujours moins à l'esprit. Les systèmes au contraire sont
+séduisants parce qu'ils donnent la science absolue réglée par la
+logique seule; ce qui dispense d'étudier et rend la médecine
+facile. La médecine expérimentale est donc par nature une médecine
+antisystématique et antidoctrinale, ou plutôt elle est libre et
+indépendante par essence, et ne veut se rattacher à aucune espèce
+de système médical.
+
+Ce que je viens de dire relativement aux systèmes médicaux, je
+puis l'appliquer aux systèmes philosophiques. La médecine
+expérimentale (comme d'ailleurs toutes les sciences
+expérimentales) ne sent le besoin de se rattacher à aucun système
+philosophique. Le rôle du physiologiste comme celui de tout savant
+est de chercher la vérité pour elle-même, sans vouloir la faire
+servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie. Quand le
+savant poursuit l'investigation scientifique en prenant pour base
+un système philosophique quelconque, il s'égare dans des régions
+trop loin de la réalité ou bien le système donne à son esprit une
+sorte d'assurance trompeuse et une inflexibilité qui s'accorde mal
+avec la liberté et la souplesse que doit toujours garder
+l'expérimentateur dans ses recherches. Il faut donc éviter avec
+soin toute espèce de système, et la raison que j'en trouve, c'est
+que les systèmes ne sont point dans la nature, mais seulement dans
+l'esprit des hommes. Le positivisme qui, au nom de la science,
+repousse les systèmes philosophiques, a comme eux le tort d'être
+un système. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se
+mette en face de la nature et qu'il l'interroge en suivant la
+méthode expérimentale et à l'aide de moyens d'investigation de
+plus en plus parfaits. Je pense que, dans ce cas, le meilleur
+système philosophique consiste à ne pas en avoir.
+
+Comme expérimentateur, j'évite donc les systèmes philosophiques,
+mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique
+qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à
+aucun système, doit régner non-seulement sur toutes les sciences,
+mais sur toutes les connaissances humaines. C'est ce qui fait que,
+tout en fuyant les systèmes philosophiques, j'aime beaucoup les
+philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce. En
+effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente
+l'aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance
+de l'inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans
+les questions en controverse et dans les régions élevées, limites
+supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée
+scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils
+fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique
+intellectuelle générale en même temps qu'ils le reportent sans
+cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes; ils
+entretiennent ainsi une sorte de soif de l'inconnu et le feu sacré
+de la recherche qui ne doivent jamais s'éteindre chez un savant.
+
+En effet, le désir ardent de la connaissance est l'unique mobile
+qui attire et soutient l'investigateur dans ses efforts; et c'est
+précisément cette connaissance qu'il saisit réellement et qui fuit
+cependant toujours devant lui, qui devient à la fois son seul
+tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les
+tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui
+sont certainement les plus vives que l'esprit de l'homme puisse
+jamais ressentir. Mais par un caprice de notre nature, cette joie
+de la découverte tant cherchée et tant espérée s'évanouit dès
+qu'elle est trouvée. Ce n'est qu'un éclair dont la lueur nous a
+découvert d'autres horizons vers lesquels notre curiosité
+inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur. C'est ce qui fait
+que dans la science même le connu perd son attrait, tandis que
+l'inconnu est toujours plein de charmes. C'est pour cela que les
+esprits qui s'élèvent et deviennent vraiment grands, sont ceux qui
+ne sont jamais satisfaits d'eux-mêmes dans leurs oeuvres
+accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des oeuvres
+nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu
+des savants et des philosophes. C'est ce sentiment qui a fait dire
+à Priestley[74] qu'une découverte que nous faisons nous en montre
+beaucoup d'autres à faire; c'est ce sentiment qu'exprime
+Pascal[75], sous une forme paradoxale peut-être quand il dit: «Nous
+ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses.»
+Pourtant c'est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si
+nous la cherchons toujours, c'est parce que ce que nous en avons
+trouvé jusqu'à présent ne peut nous satisfaire. Sans cela nous
+ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que
+nous représente la fable de Sisyphe qui roule toujours son rocher
+qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n'est
+point exacte scientifiquement; le savant monte toujours en
+cherchant la vérité, et s'il ne la trouve jamais tout entière, il
+en découvre néanmoins des fragments très-importants, et ce sont
+précisément ces fragments de la vérité générale qui constituent la
+science.
+
+Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, il
+cherche la vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans des
+limites qu'expriment les sciences elles-mêmes dans leur état
+actuel. Mais le savant ne doit pas s'arrêter en chemin; il doit
+toujours s'élever plus haut et tendre à la perfection; il doit
+toujours chercher tant qu'il voit quelque chose à trouver. Sans
+cette excitation constante donnée par l'aiguillon de l'inconnu,
+sans cette soif scientifique sans cesse renaissante, il serait à
+craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu'il a d'acquis
+ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et
+s'arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les
+corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se
+cristallisent. Il faut donc empêcher que l'esprit, trop absorbé
+par le connu d'une science spéciale, ne tende au repos ou ne se
+traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui
+restent à résoudre. La philosophie, en agitant sans cesse la masse
+inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce
+mouvement salutaire dans les sciences. Car, dans le sens restreint
+où je considère ici la philosophie, l'indéterminé seul lui
+appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine
+scientifique. Je n'admets donc pas la philosophie qui voudrait
+assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui
+prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont
+actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne
+supprime rien, mais elle cherche toujours et regarde en face et
+sans se troubler les choses qu'elle ne comprend pas encore. Nier
+ces choses ne serait pas les supprimer; ce serait fermer les yeux
+et croire que la lumière n'existe pas. Ce serait l'illusion de
+l'autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête
+dans le sable. Selon moi, le véritable esprit philosophique est
+celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les
+entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en
+dehors d'elles, mais qui ne doivent pas être supprimées par cela
+qu'elles s'éloignent et s'élèvent de plus en plus à mesure
+qu'elles sont abordées par des esprits philosophiques plus
+puissants et plus délicats. Maintenant, cette aspiration de
+l'esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite?
+Je ne saurais le comprendre; mais en attendant, ainsi que je l'ai
+dit plus haut, le savant n'a rien de mieux à faire que de marcher
+sans cesse, parce qu'il avance toujours.
+
+Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche
+générale et libre des connaissances humaines, est donc la tendance
+qui porte les diverses connaissances à s'individualiser dans des
+systèmes. Cela n'est point une conséquence des choses elles-mêmes,
+parce que dans la nature tout se tient et rien ne saurait être vu
+isolément et systématiquement, mais c'est un résultat de la
+tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous
+porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation
+personnelle. Une science qui s'arrêterait dans un système
+resterait stationnaire et s'isolerait, car la systématisation est
+un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée
+dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet
+organisme. Les systèmes tendent donc à asservir l'esprit humain,
+et la seule utilité que l'on puisse, suivant moi, leur trouver,
+c'est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en
+excitant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à
+briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques,
+comme on briserait les chaînes d'un esclavage intellectuel. La
+vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et, pour
+la découvrir l'expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de
+tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d'un
+système quelconque. La philosophie et la science ne doivent donc
+point être systématiques: elles doivent être unies sans vouloir se
+dominer l'une l'autre. Leur séparation ne pourrait être que
+nuisible aux progrès des connaissances humaines. La philosophie,
+tendant sans cesse à s'élever, fait remonter la science vers la
+cause ou vers la source des choses. Elle lui montre qu'en dehors
+d'elle il y a des questions qui tourmentent l'humanité, et qu'elle
+n'a pas encore résolues. Cette union solide de la science et de la
+philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient
+l'autre. Mais si le lien qui unit la philosophie à la science
+vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contre-
+poids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les
+nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans
+aspiration élevée, tombe, s'arrête ou vogue à l'aventure.
+
+Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle, la
+philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et la
+régenter dogmatiquement dans ses productions et dans ses méthodes
+de manifestation, alors l'accord ne pourrait plus exister. En
+effet, ce serait une illusion que de prétendre absorber les
+découvertes particulières d'une science au profit d'un système
+philosophique quelconque. Pour faire des observations, des
+expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et
+procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants;
+il n'y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques
+souvent très-spéciaux qui ne peuvent être connus que des
+expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent
+une science déterminée. Les connaissances humaines sont tellement
+enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur
+évolution, qu'il est impossible de croire qu'une influence
+individuelle puisse suffire à les faire avancer quand les éléments
+du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même. C'est
+pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes,
+je pense néanmoins que dans l'influence particulière ou générale
+qu'ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement
+plus ou moins fonction de leur temps. Il en est de même des
+philosophes, ils ne peuvent que suivre la marche de l'esprit
+humain, et ils ne contribuent à son avancement qu'en ouvrant plus
+largement pour tous la voie du progrès que beaucoup
+n'apercevraient peut-être pas. Mais ils sont en cela l'expression
+de leur temps. Il ne faudrait donc pas qu'un philosophe, arrivant
+dans un moment où les sciences prennent une direction féconde,
+vînt faire un système en harmonie avec cette marche de la science
+et s'écrier ensuite que tous les progrès scientifiques du temps
+sont dus à l'influence de son système. En un mot, si les savants
+sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le
+savant n'en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense,
+quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs
+théories et leur science sans les philosophes. Si l'on rencontrait
+des incrédules à cet égard, il serait peut-être facile de leur
+prouver, comme dit J. de Maistre, que ceux qui ont fait le plus de
+découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu
+Bacon[76], tandis que ceux qui l'ont lu et médité, ainsi que Bacon
+lui-même, n'y ont guère réussi. C'est qu'en effet ces procédés et
+ces méthodes scientifiques ne s'apprennent, que dans les
+laboratoires, quand l'expérimentateur est aux prises avec les
+problèmes de la nature; c'est là qu'il faut diriger d'abord les
+jeunes gens, l'érudition et la critique scientifique sont le
+partage de l'âge mur; elles ne peuvent porter des fruits que
+lorsqu'on a commencé à s'initier à la science dans son sanctuaire
+réel, c'est-à-dire dans le laboratoire. Pour l'expérimentateur,
+les procédés du raisonnement doivent varier à l'infini, suivant
+les diverses sciences et les cas plus ou moins difficiles et plus
+ou moins complexes auxquels il les applique. Les savants, et même
+les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir
+dans de pareilles questions, parce que l'esprit du naturaliste
+n'est pas celui du physiologiste, et que l'esprit du chimiste
+n'est pas non plus celui du physicien. Quand des philosophes, tels
+que Bacon ou d'autres plus modernes, ont voulu entrer dans une
+systématisation générale des préceptes, pour la recherche
+scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne
+voient les sciences que de loin; mais de pareils ouvrages ne sont
+d'aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se
+livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse
+simplicité des choses; de plus, ils les gênent en chargeant
+l'esprit d'une foule de préceptes vagues ou inapplicables, qu'il
+faut se hâter d'oublier si l'on veut entrer dans la science et
+devenir un véritable expérimentateur.
+
+Je viens de dire que l'éducation du savant et de l'expérimentateur
+ne se fait que dans le laboratoire spécial de la science qu'il
+veut cultiver, et que les préceptes utiles sont seulement ceux qui
+ressortent des détails d'une pratique expérimentale dans une
+science déterminée. J'ai voulu donner dans cette introduction une
+idée aussi précise que possible de la science physiologique et de
+la médecine expérimentale. Cependant je serais bien loin d'avoir
+la prétention de croire que j'ai donné des règles et des préceptes
+qui devront être suivis d'une manière rigoureuse et absolue par un
+expérimentateur. J'ai voulu seulement examiner la nature des
+problèmes que l'on a à résoudre dans la science expérimentale des
+êtres vivants, afin que chacun puisse bien comprendre les
+questions scientifiques qui sont du domaine de la biologie et
+connaître les moyens que la science possède aujourd'hui pour les
+attaquer. J'ai cité des exemples d'investigation, mais je me
+serais bien gardé de donner des explications superflues ou de
+tracer une règle unique et absolue, parce que je pense que le rôle
+d'un maître doit se borner à montrer clairement à l'élève le but
+que la science se propose, et à lui indiquer tous les moyens qu'il
+peut avoir à sa disposition pour l'atteindre. Mais le maître doit
+ensuite laisser l'élève libre de se mouvoir à sa manière et
+suivant sa nature pour parvenir au but qu'il lui a montré, sauf à
+venir à son secours s'il voit qu'il s'égare. Je crois, en un mot,
+que la vraie méthode est celle qui contient l'esprit sans
+l'étouffer, et en le laissant autant que possible en face de lui-
+même, qui le dirige, tout en respectant son originalité créatrice
+et sa spontanéité scientifique qui sont les qualités les plus
+précieuses. Les sciences n'avancent que par les idées nouvelles et
+par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc
+prendre garde, dans l'éducation, que les connaissances qui doivent
+armer l'intelligence ne l'accablent par leur poids et que les
+règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l'esprit
+n'en atrophient ou n'en étouffent les côtés puissants et féconds.
+Je n'ai pas à entrer ici dans d'autres développements; j'ai dû me
+borner à prémunir les sciences biologiques et la médecine
+expérimentale contre les exagérations de l'érudition et contre
+l'envahissement et la domination des systèmes, parce que ces
+sciences, en s'y soumettant, verraient disparaître leur fécondité
+et perdraient l'indépendance et la liberté d'esprit qui seront
+toujours les conditions essentielles de tous les progrès de
+l'humanité.
+
+FIN.
+
+
+
+ [1] Voy. Cours de pathologie expérimentale. - Médical
+Times, 1859-1860. - Leçon d'ouverture du cours de
+médecine du Collège de France sur la médecine
+expérimentale. - Gazette médicale. Paris, 15 avril 1864. -
+Revue des cours scientifiques. Paris, 31 décembre 1864.
+ [2] Zimmermann, Traité sur l'expérience en médecine.
+Paris, 1774, t. I, p. 45.
+ [3] W. Beaumont, Exper. and Obs. on the gastric Juice
+and the physiological Digestion. Boston, 1834.
+ [4] Lallemand, Propositions de pathologie tendant à
+éclairer plusieurs points de physiologie. Thèse. Paris,
+1818 ; 2e édition, 1824.
+ [5] Laromiguière, Discours sur l'identité. oeuvres, t. I,
+p. 329.
+ [6] Jenner, On the natural history of the Cuckoo
+(Philosophical Transactions, 1788, ch. XVI, p. 432).
+ [7] Laplace, Système du monde, ch. II.
+ [8] François Huber, Nouvelles observations sur les
+Abeilles, 2e édition augmentée par son fils, Pierre Huber.
+Genève, 1814.
+ [9] Discours prononcé à la 6e séance publique et
+annuelle de la Société de secours des amis des sciences.
+ [10] Goethe, OEuvres d'histoire naturelle, traduction de
+M. Martine. - Introduction, p. 1.
+ [11] Leçons sur les propriétés et les altérations des
+liquides de l'organisme. Paris, 1859. 1re leçon.
+ [12] Voy. Cours de médecine expérimentale ; leçon
+d'ouverture (Gazette méd., 15 avril 1864.)
+ [13] Euler, Acta academiæ scientiarum imperialis
+Petropolitanæ, pro anno MDCCLXXX, pars posterior, p. 38,
+§ 1.
+ [14] Bacon, oeuvres, édition par Fr. Riaux,
+Introduction, p. 30.
+ [15] J. de Maistre, Examen de la philosophie de
+Bacon.
+ [16] De Rémusat, Bacon, sa vie, son temps et sa
+philosophie, 1857.
+ [17] Descartes, Discours sur la méthode.
+ [18] Lettre à J. C. Mertrud, p. 5. an VIII.
+ [19] Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la
+pathologie du système nerveux. Leçon d'ouverture, 17 déc.
+1856. Paris, 1858, t. I. - Cours de pathologie
+expérimentale, The medical Times, 1860.
+ [20] Claude Bernard, Leçons sur les propriétés
+physiologiques et les altérations pathologiques des
+liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. 1. Leçon d'ouverture,
+9 décembre 1857.
+ [21] Daniel Leclerq, Histoire de la médecine, p. 338.
+ [22] Celsus, De medicinâ, in præfalione, edit. Elezevir
+de Vander Linden, p. 6 et 7.
+ [23] Astruc, De morbis venereis, t. II, p. 748 et 749.
+ [24] Rayer, Traité des maladies des reins, t. III, p. 213.
+Paris, 1841.
+ [25] Dezeimeris, Dictionnaire historique, t.II, p. 444.
+- Daremberg, Exposition des connaissances de Galien sur
+l'anatomie pathologique et la pathologie du système
+nerveux. Thèse, 1841, p. 13 et 80.
+ [26] Davaine, Traité des entozoaires. Paris, 1860.
+Synopsis, p. XXVII.
+ [27] Le Gallois, OEuvres, Paris, 1824. Avant-propos, p.
+30.
+ [28] Voy. Leçons de physiologie expérimentale. Paris,
+1856, tome II. Leçon d'ouverture, 2 mai 1855.
+ [29] Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas
+(Supplément aux comptes rendus de l'Académie des
+sciences, 1856, t. I).
+ [30] Pinel, Nosographie philosophique, 1800.
+ [31] Müller, De glandularum secernentium structura
+penitiori earumque prima formatione in homine atque
+animalibus. Leipzig, 1830.
+ [32] Virchow, La pathologie cellulaire basée sur
+l'étude physiologique et pathologique des tissus, trad. par
+P. Picard. Paris, 1860.
+ [33] Claude Bernard, Cours de pathologie
+expérimentale. (Medical Times, 1860.)
+ [34] C. Duméril, Notice historique sur les découvertes
+faites dans les sciences d'observation par l'étude de
+l'organisme des grenouilles. 1840.
+ [35] Voy. L. Ziegler, Ueber die Brunst und den
+Embryo der Rehe. Hannover, 1843.
+ [36] Voy. Stannius, Beobachtungen über
+Verjungungsvorgange im thierischen Organismus.
+Rostoch und Schwerin, 1853.
+ [37] Claude Bernard, Recherches sur l'opium et ses
+alcaloïdes (Comptes rendus de l'Académie des sciences,
+1864).
+ [38] Voyez la troisième partie de cette introduction.
+ [39] Die Verdaungssäfte und der Stoffwechsel. Milau
+und Leipzig, 1852, S. 12.
+ [40] Loc. cit., p. 397.
+ [41] Voy. Regnault et Reiset, Recherches chimiques
+sur la respiration des animaux des diverses classes (Ann.
+de chimie et de physique, IIIe série, t. XXVI, p. 217).
+ [42] Claude Bernard, Sur le changement de couleur du
+sang dans l'état de fonction et de repos des glandes. -
+Analyse du sang des muscles au repos et en contraction.
+Leçons sur les liquides de l'organisme. Paris, 1859.
+ [43] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur
+les fonctions du nerf spinal (Mémoires présentés par
+divers savants étrangers à l'Académie des sciences, t. X.
+1851).
+ [44] En 1771, un cours de physiologie expérimentale
+était professé par A. Portal au Collège de France ; les
+expériences furent recueillies par M. Collomb, qui les
+publia sous forme de lettres en 1771 ; elles ont reparu en
+1808 avec quelques additions dans l'ouvrage de Portal,
+intitulé : Mémoires sur la nature et le traitement de
+plusieurs maladies, avec le précis d'expériences sur les
+animaux vivants. Paris, 1800-1825.
+ [45] Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas et sur
+le rôle du suc pancréatique dans les phénomènes digestifs.
+Paris, 1856.
+ [46] Claude Bernard, Leçons sur les propriétés
+physiologiques et les altérations pathologiques des
+liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. II.
+ [47] Claude Bernard, Sur la quantité d'oxygène que
+contient le sang veineux des organes glandulaires (Compt.
+rend. de l'Acad. des sciences), t. XLVII, 6 septembre 1858).
+ [48] Voy. Claude Bernard, Leçons sur les effets des
+substances toxiques. Paris, 1857 ; Du curare (Revue des
+Deux-Mondes, 1er septembre 1864).
+ [49] Hope-Seyler, Handbuch der physiologisch and
+pathologisch chemischen Analyse. Berlin, 1865.
+ [50] Claude Bernard, De l'emploi de l'oxyde de
+carbone pour la détermination de l'oxygène du sang
+(Compt. rend. de l'Acad. des sciences, séance du 6
+septembre 1858, t. XLVII).
+ [51] Claude Bernard, thèse pour le doctorat en
+médecine. Paris, 1843.
+ [52] Claude Bernard, Sur le mécanisme de la
+formation du sucre dans le foie (Comptes rendus par
+l'Acad. des sciences. 24 septembre 1855). (Compt. rend. de
+l'Acad. des sciences, 23 mars 1857).
+ [53] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur le
+grand sympathique, etc. (Mémoires de la Société de
+biologie, t. V, 1833). - Sur les nerfs vasculaires et
+caloriques du grand sympathique (Comptes rendus de
+l'Acad. des sciences, 1852, t. XXXIV, 1862, t. LV.)
+ [54] Pourfour du Petit, Mémoire dans lequel il est
+démontré que les nerfs intercostaux fournissent des
+rameaux qui portent des esprits dans les yeux (Histoire de
+l'Académie pour l'année 1727).
+ [55] F. A. Longet, Recherches cliniques et
+expérimentales sur les fonctions des faisceaux de la moelle
+épinière et des racines des nerfs rachidiens, précédées d'un
+Examen historique et critique des expériences faites sur ces
+organes depuis sir Ch. Bell, et suivies d'autres recherches
+sur diverses parties du système nerveux (Archives
+générales de médecine, 1841, 3e série, t. X, p. 296, et XI, p.
+129).
+ [56] Comptes rendus de l'Académie des sciences,
+t.VIII, p. 787, 3 et 10 juin ; Comptes rendus de l'Académie
+des sciences, 4 juin ; Gazette des hôpitaux, 13 et 18 juin
+1839.
+ [57] Loc. cit. p. 21.
+ [58] Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la
+pathologie du système nerveux, p. 32.
+ [59] Voy. Longet, Traité de physiologie, 1860, t.II, p.
+177.
+ [60] Claude Bernard, Leçons sur les effets des
+substances toxiques et médicamenteuses, p. 428.
+ [61] Vulpian, Comptes rendus et Mémoires de la
+Société de biologie, 1854, p. 133 ; 1856, p. 123 ; 1858, 2e
+série, t. V, Paris, 1859, p. 113 ; 1864.
+ [62] Claude Bernard, Cours de pathologie
+expérimentale, Medical Times, 1800.
+ [63] H. Sainte-Claire Deville, Leçons sur la
+dissociation prononcées devant la Société chimique. Paris,
+1866. Sous-presse.
+ [64] Tout ceci est applicable aux forces inventées
+récemment, forces de dissolution, de diffusion, force
+cristallogénique, à toutes les forces particulières attractives
+et répulsives qu'on fait intervenir pour expliquer les
+phénomènes de caléfaction, de surfusion, les phénomènes
+électriques, etc.
+ [65] Sydenham, Médecine pratique. Préface p. 12.
+ [66] Voy. Rapport des prix de médecine et de chirurgie
+pour 1864 (Compt. rendus de l'Acad. des sciences).
+ [67] Voy Chevreul, Considérations sur l'histoire de la
+partie de la médecine qui concerne la prescription des
+remèdes (Journal des savants, 1865.)
+ [68] Gall, Philosophische medicinische
+Untersuchungen über Kunst und Natur im gesunden und
+kranken Zustand der Menschen. Leipzig, 1800.
+ [69] Béclard, Rapport général sur les prix décernés en
+1862 (Mémoires de l'Académie de médecine). Paris 1863,
+tome XXVI, page xxiii).
+ [70] Leçon d'ouverture du cours de médecine au
+Collège de France. Revue des cours scientifiques, 31
+décembre 1864.
+ [71] Hardy, Bulletin de l'Académie de médecine. Paris,
+1863-64, t.XXIX, p. 546.
+ [72] Claude Bernard, Leçons de physiologie
+expérimentale appliquée à la médecine, faites au Collége de
+France. Première leçon, Paris, 1857. - Cours de médecine
+du Collége de France. Première leçon, Paris, 1855.
+ [73] Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864.
+ [74] Priestley, Recherches sur les différentes espèces
+d'airs. Introduction, p. 15.
+ [75] Pascal, Pensées morales détachées, art. IX-
+XXXIV.
+ [76] J. de Maistre, Examen de la philosophie de
+Bacon, t. I, p. 81.
+
+
+
+
+
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+expérimentale, by Claude Bernard
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
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+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
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+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
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+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
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+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+For additional contact information:
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+
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+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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