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+The Project Gutenberg EBook of Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les pilotes de l'Iroise
+
+Author: Édouard Corbière
+
+Release Date: May 23, 2005 [EBook #15885]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+
+
+ LES PILOTES
+ DE L'IROISE
+
+
+ ROMAN MARITIME;
+ PAR ÉDOUARD CORBIÈRE,
+ Auteur du _Négrier_.
+
+ 1832.
+
+
+
+ LES PILOTES DE L'IROISE.
+
+
+
+1
+
+_Trouvaille en Mer_.
+
+
+Un jour que la brume d'automne, chassée par un vent d'Ouest assez
+fort, commençait à s'étendre sur les flots qui s'agitent presque
+continuellement entre l'île d'Ouessant et le terrible Raz-des-Saints,
+une petite barque de pilote, surmontée d'une misaine et d'un
+taille-vent, tournoyait au milieu des lames, dans le passage de
+l'Iroise, attendant les navires qui voudraient entrer à Brest ou
+relâcher à Camaret.[1]
+
+[Note 1: Les navires qui entrent à Brest y arrivent par une des
+trois passes suivantes: celle du _Raz-des-Saints_, formée par la côte du
+Sud-Est et l'île des Saints; celle de l'_Iroise_, comprise entre l'île
+des Saints et Ouessant: c'est la plus large et la moins dangereuse; et
+enfin celle que forme Ouessant et la terre du Conquet: cette dernière se
+nomme le _Passage du Four_.]
+
+En courant ça et là des bordées, tantôt au Nord-Nord-Ouest, tantôt au
+Sud-Sud-Ouest, le vieux patron du bateau s'entretenait gravement, la
+barre en main, avec les deux marins qui composaient son équipage.
+C'étaient tous trois de ces hommes simples, moitié cultivateurs, moitié
+matelots, comme la plupart de ces braves gens qui naissent sur les îlots
+et les rivages de la Basse-Bretagne. L'île d'Ouessant, posée avec son
+phare célèbre, à sept lieues de Brest, en sentinelle avancée de
+l'Océan, était la patrie du pilote Tanguy et de ses deux compagnons.
+La conversation qu'ils avaient entamée en bas-breton, en courant leurs
+bordées, roulait sur différents objets, monotone et inconstante, comme
+les vagues qui battaient la petite barque.
+
+--Maître Tanguy, dit l'un, des jeunes matelots, vous allez souvent à
+Brest, vous, n'est-ce pas? Pour moi, je ne l'ai encore vu ce fameux
+Brest, qu'en traversant le Goulet. On dit que c'est une bien belle
+ville.
+
+--Superbe, répond Tanguy à son élève Jean-Marie. Il n'y a rien de plus
+beau que le spectacle; mais ce qu'il y a de plus joli, c'est le bagne,
+où l'on garde huit mille forçats habillés en rouge de la tête aux pieds.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça, le spectacle?
+
+--La comédie, fichue bête! Borde six pouces de ton écoute de misaine, et
+tiens bon dessous!
+
+Jean-Marie, après avoir exécuté l'ordre que vient de lui donner son
+patron, reprend ainsi le fil de l'entretien.
+
+--Vous disiez donc que le spectacle de Brest est une bien belle chose?
+
+--Comment, je te demande un peu, ça ne serait-il pas beau? C'est un
+grand magasin tout doré en dedans, où de belles dames et des messieurs
+ne parlent qu'en musique, et où on brûle trente-six mille chandelles en
+plein jour dans l'été... Pare-toi à filer ton écoute en grand; voilà un
+grain qui va nous tomber à bord.... Tu ne vois donc plus les grains,
+toi, à présent?...--Le grain passe, le dialogue continue.
+
+--Mais comment vous, maître Tanguy, qui étiez chef de pièce à bord d'un
+vaisseau de 74, avez-vous pu quitter Brest pour venir vivre chez nous?
+Je suis bien sûr que si vous étiez resté au service, vous seriez
+à présent second maître canonnier au moins; qu'est-ce que je dis?
+maître-canonnier, peut-être bien....
+
+--Si j'avais voulu, j'aurais été ce que je ne suis pas, je le sais bien;
+mais jamais je n'ai eu d'ambition, moi. J'aime mieux manger ma bouillie
+de blé noir avec des loups comme vous autres, que de vivre dans les
+grandeurs.... File ton écoute de misaine en grand! Attrape à amener le
+taille-vent en double!... Chien de grain qui m'a surpris pendant que
+vous êtes là à me faire conter un tas de bêtises!...
+
+--Le grain est crevé, ne vous fâchez pas. V'là l'éclaircie qui se fait
+dans l'Ouest. Faut-il rehisser le taille-vent et la misaine, maître
+Tanguy?
+
+--Oui, rehisse tout, parce que nous allons pousser notre bordée jusqu'en
+vue de l'île des Saints, d'autant que j'ai rêvé la nuit dernière qu'il y
+aurait un grand navire à aborder dans le Sud.
+
+--Vous avez rêvé, dites-vous? racontez-nous donc cela un peu.
+
+--Oui, tout de suite, n'est-ce pas? comme si je rêvais tout exprès pour
+vous conter des histoires? Les songes sont des choses que vous ne pouvez
+pas comprendre, mes amis; et d'ailleurs, vous êtes trop superstitieux,
+dans votre pays, pour qu'on s'amuse à vous mettre un tas de balivernes
+en tête. Un rien vous fait trop de peur; mais ce n'est pas de votre
+faute: la superstition, comme on dit, sera toujours la superstition.
+Voyons, prends ton écuelle, et vide un peu la cale de ce bateau.
+
+--Pardieu, ce n'est pas comme vous, qui n'avez peur ni de Dieu ni du
+diable!
+
+--Quand tu en auras vu autant que moi, mon garçon, tu ne seras pas
+plus malin peut-être, mais tu seras au moins un peu plus déluré. En
+attendant, continue toujours à être aussi borné que tu l'es; c'est ce
+que tu peux faire de mieux.
+
+--Combien de combats avez-vous bien eus dans votre vie?
+
+--Tiens, il me demande cela avec son air nigaud, comme si dans mon temps
+on comptait les combats!
+
+--Ah! c'est vrai, que je suis bête! Avez-vous été blessé quelquefois,
+maître Tanguy?
+
+--En voilà encore une meilleure que l'autre! Il voit que j'ai un sabord
+de crevé, et il me demande encore si j'ai été blessé! Pourquoi donc
+prends-tu un écubier de la figure, enfoncé avec la pointe d'une hache
+d'armes?
+
+--C'est encore vrai, vous avez perdu un oeil, et je n'y faisais pas
+attention dans le moment actuel... Ce que c'est pourtant que d'avoir
+servi! Je suis bien sûr que vous verriez des morts plein votre bateau,
+et des bras et des jambes coupés comme des chiques de tabac, que vous
+n'y feriez pas plus d'attention...
+
+--Moi! ah bien, oui! j'ai bien autre chose à faire! Quand ma femme
+Soisic, mes cinq enfants et tout Ouessant, seraient écrasés à mes
+pieds par le tonnerre de Dieu, je fumerais ma pipe, vois-tu, aussi
+tranquillement sur leurs cadavres, que quand tu danses au son du biniou.
+On est un homme ou on ne l'est pas, quoi! En attendant, hache-moi ce
+bout de tabac, et allume-moi ma pipe, non pas au feu du canon, mais au
+feu de ton briquet, puisque tu ne connais que celui-là.»
+
+Pendant cet entretien, qui n'avait rien de bien piquant pour ceux qui
+le prolongeaient, la petite barque faisait de la route vers l'île des
+Saints, avec la brise qui fraîchissait. L'île des Saints! nom terrible
+pour les pêcheurs même qui l'habitent; langue de terre hérissée
+de redoutables rochers, et couchée au niveau des flots comme pour
+surprendre et briser les navires qui viennent se perdre corps et
+biens sur les rescifs qui l'entourent! A l'approche de cette île
+imperceptible, au milieu des vagues qui se déroulent sur elle, nos trois
+pilotes firent, comme d'habitude, le signe de la croix. Tanguy commença
+un _pater_, son bonnet à la main; et Jean-Marie, agenouillé sur l'avant,
+dans le fond de l'embarcation, posa dévotement ses mains jointes, sur
+l'étrave. Mais en relevant les yeux, qu'il avait tenus religieusement
+baissés pendant sa prière, quel objet frappe ses regards? Un grand
+navire couvert de voiles lui apparaît à travers la brume, devenue moins
+épaisse, courant largue dans le Raz-des-Saints! Les trois pilotes, à
+cette vue, poussèrent un cri d'effroi: ils savaient que ce bâtiment
+allait s'abîmer sous les eaux, en poursuivant quelques minutes encore la
+route funeste qu'il avait prise. Il aurait fallu voir la promptitude que
+mirent nos trois Ouessantins à larguer, pour faire plus de route, un des
+deux riz qu'ils avaient pris auparavant dans leurs voiles! Rien n'égale
+leur impatience, si ce n'est la vivacité avec laquelle ils agissent;
+c'est un navire qu'ils ont à sauver: une minute de retard, et tout un
+équipage est perdu. Ils crient tant qu'ils peuvent, comme si à bord
+du bâtiment qu'ils hêlent en hurlant, on pouvait les entendre. Maître
+Tanguy frappe du pied, s'arrache les cheveux: Jean-Marie et son autre
+compagnon prient la sainte Vierge, en étarquant leurs drisses à bloc.
+Leur barque, chargée de voiles, risque à chaque instant de chavirer;
+mais ils ne font attention ni à la brise, qui les couche sur le flanc,
+ni à la lame, qui les couvre en déferlant par le travers. Le ciel
+secondera leur empressement, et comblera leurs voeux: ils touchent
+presque au navire, qui a dû les apercevoir. Un moment encore, et ils
+lui feront changer de route: une seule minute, et ils arracheront son
+équipage à la mort..... Vain espoir! la brume, qui pendant quelque temps
+s'est dissipée, s'épaissit de nouveau: on ne voit plus qu'à peine les
+hautes voiles du bâtiment que les regards des pilotes cherchent avec
+avidité dans le nuage qui les environne; il disparaît..... Et comment
+encore? Est-ce au sein de la brume ou dans l'abîme des flots? Quelle
+anxiété pour ces malheureux, dont le coeur palpitait à l'espoir d'une
+bonne action!..... Leur barque glisse impunément sur les bancs de roches
+que recouvrent à peine trois pieds d'eau: elle semble chercher dans
+l'épaisseur du brouillard, le bâtiment à l'endroit où ils l'ont perdu de
+vue il y a encore si peu d'instants. Rien ne s'offre à leurs regards,
+errant avec anxiété autour d'eux. Mais une éclaircie va se faire, et
+ils pourront bientôt peut-être arracher au naufrage les infortunés
+pour lesquels ils exposent leur vie avec tant de dévouement et de
+simplicité....
+
+L'éclaircie se fit en effet, mais plus de navire! Nul doute qu'il venait
+de s'engloutir... Quelques débris s'offrent aux regards consternés des
+pilotes: ce sont des planches, des morceaux de pavois et des bouts de
+mâture, entraînés par la violence du courant, qui bouillonne autour
+d'eux avec un bruit effroyable. La barque de Tanguy court incertaine,
+en tournoyant, au milieu de ces débris, qui n'attestent que trop le
+naufrage du bâtiment que les pilotes n'ont pu sauver. Pas un homme ne
+flotte sur les vagues, pas un cri ne les appelle: les remous de la marée
+ont tout enlevé en bouillonnant au-dessus de l'endroit où le navire a
+péri. Jean-Marie, le premier encore, croit apercevoir une embarcation:
+un cri de joie s'échappe de sa poitrine oppressée; c'est peut-être un
+des canots du navire, dans lequel des naufragés auront réussi à se
+soustraire à la mort. À cette vue, nos pilotes se dirigent sur l'objet
+que leur indique leur camarade. Mais en l'approchant, cet objet ne
+présente plus la forme d'une embarcation: c'est une cage à poules; ils
+s'en emparent avec vivacité: elle deviendra au moins pour eux un
+indice. Mais ô surprise! sous les barreaux de cette espèce de nacelle,
+abandonnée aux flots, qui la submergent à chaque mouvement, ils croient
+distinguer un paquet enveloppé avec soin: des cris aigus sortent de ce
+paquet qu'ils ont déjà dégagé de la cage à poules, hallée à leur
+bord. L'étonnement des bons pilotes redouble lorsque, tout palpitants
+d'espoir, ils retirent d'un manteau encore tout trempé d'eau de mer,
+deux petits enfants à moitié évanouis. Une croix en bois, garnie d'or,
+se trouve cachée dans les vêtements dont ils débarrassent les deux
+jeunes naufragés. On ne peut se faire une idée de l'attendrissement du
+patron Tanguy, à l'aspect d'un petit garçon qui lui tend ses deux bras
+transis de froid. Jean-Marie s'est déjà emparé de la petite fille, et
+Tanguy, qui, quelques minutes auparavant, aurait vu, disait-il, sans la
+moindre émotion toute sa famille périr à ses côtés, se prend à fondre en
+larmes, en réchauffant sous sa grosse capote les frêles créatures qu'il
+vient d'arracher à la mort.[2]
+
+[Note 2: Dans le naufrage du navire _le Pégase_, sur les côtes de
+Normandie, l'équipage, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir de sauver
+les passagers, plaça deux jeunes enfants confiés au capitaine, non
+dans une cage à poules, comme les orphelins de mon histoire, mais dans
+l'enveloppe en bois d'un philtre de bord. Ces deux jeunes infortunés
+furent trouvés noyés au fond du meuble dans lequel la prévoyance des
+matelots avait cru pouvoir les soustraire à la mort.]
+
+Ce n'est pas tout encore, dit-il à ses deux amis: après avoir sauvé ces
+petits êtres que le bon Dieu nous a envoyés, il faut essayer avant la
+nuit de porter secours à d'autres naufragés, qui nous élèvent peut-être
+leurs bras vers nous, sur ces chiennes de lames tournantes que Dieu
+confonde!
+
+--Oui, oui, maître Tanguy, répondent les deux autres pilotes: courons
+encore quelques petits bords au milieu de ces épaves. Mais au nom du bon
+Dieu, ne jurez pas tant contre cette mer, qui est bien mauvaise, il est
+vrai, mais qui nous fait vivre, avec la protection de la sainte vierge
+Marie et du bon Jésus, son fils.
+
+Et puis Tanguy élève vers le ciel la petite croix qu'il a trouvée dans
+les vêtements des deux enfants. Chacun des pilotes, à l'exemple de leur
+chef, baise avec respect ce signe révéré, et la barque continue à courir
+entre les débris qui couvrent la mer.
+
+Toutes les recherches furent vaines: la nuit voilait déjà les flots; les
+vents d'Ouest semblaient en mollissant vouloir passer au Sud-Ouest. À
+onze heures du soir, ils hallèrent en effet le Ouest-Sud-Ouest, et puis
+après ils tournèrent au Sud: désespérés de ne rien trouver sur les
+vagues qu'ils avaient battues pendant plusieurs heures, nos pilotes
+se décidèrent à gouverner sur Ouessant, où leurs familles devaient
+s'inquiéter de ne pas les avoir vus rentrer à l'heure accoutumée. Ils
+orientèrent en larguant le ris qu'ils avaient encore conservé, de
+manière à rentrer chez eux sans perdre de tems. Ce fut après avoir
+fait leur petite manoeuvre, qu'ils purent examiner enfin en repos la
+trouvaille précieuse qu'ils venaient de faire.
+
+Le petit garçon, que Tanguy avait enveloppé dans sa capote, pouvait
+avoir dix-huit mois ou deux ans; la petite fille, dont Jean-Marie
+s'était emparé, paraissait plus jeune encore que son frère, car à la
+ressemblance parfaite qu'ils avaient entr'eux, il n'était guère permis
+de douter que ce ne fussent le frère et la soeur. Leurs cris perçants
+pendant le trajet déchiraient le coeur de ces pauvres gens. Je sais bien
+ce qu'ils demandent, répétait Tanguy: ils veulent téter; mais avec la
+meilleure volonté du monde, nous ne pouvons pas leur servir de mère.
+Une fois à la maison, ce sera différent. Ta femme nourrit, à toi,
+Jean-Marie, eh bien, elle aura un nourrisson de plus, et la mienne, un
+beau gros garçon en supplément.
+
+--Oh! pour ce qui est de ça, maître Tanguy, je vous promets bien que je
+ne laisserai pas aller à d'autres cette chère enfant. Ce que le bon Dieu
+nous envoie est toujours bien reçu chez nous. Et puis, voyez-vous, j'ai
+dans l'idée que ces enfants-là nous porteront bonheur.
+
+--Mon embarras à moi, tu ne le sais pas, toi, Jean-Marie, parce que
+tu n'as pas l'esprit assez ouvert pour ces sortes de choses-là:
+mon embarras donc, c'est de savoir à quelle nation ces deux petits
+particuliers appartiennent.
+
+--Mais à la nation des enfants trouvés.
+
+--Encore une bonne! Comment tu ne comprends pas que je veux dire, s'ils
+sont anglais ou français?
+
+--Mais le petit garçon dit à chaque instant _da da_. Est-ce anglais ou
+français, vous qui parlez toutes les langues?
+
+--Allons, imbécile, étarque ta misaine, et amarre-moi ferme ta drisse,
+qui a molli déjà de plus d'un pied. Tu ne comprends pas plus ce que je
+yeux te dire, que le _pater noster_ que tu _rognones_ à tout bout de
+champ, bord à bord avec notre curé.»
+
+Pendant cette conversation, qui ne jetait pas un grand jour sur
+l'origine des enfants qu'ils venaient de sauver, nos pilotes avaient
+fait de la route, et le feu de leur île bien-aimée brillait déjà
+vivement à leurs jeux. Quelle joie ils se promettaient, en déposant dans
+le sein de leurs familles leurs deux nouveaux hôtes! Avec quel plaisir
+Jeanne, la femme de Jean-Marie, et Soisic, la femme de Tanguy, recevront
+le cadeau que leurs époux leur destinent! Nos pilotes n'étaient pas
+riches, tant s'en faut; l'un avait déjà deux enfants, et l'autre cinq;
+mais un marmot de plus ou de moins ne fait pas grand'chose pour les
+pauvres gens. Il n'y a que les riches qui s'affligent, en comptant avec
+eux-mêmes, de voir leur famille s'augmenter. Où il n'y a rien le partage
+est bientôt fait. C'est là ce que disaient nos trois Ouessantins.
+
+L'arrivée du bateau pilote était impatiemment attendue dans l'île:
+le vent avait été fort et le temps brumeux pendant la journée; on
+commençait à avoir des inquiétudes sur le compte de nos trois chercheurs
+de navires. Tanguy passait pour ambitieux, et pour vouloir tenter trop
+souvent de faire des rencontres, quand ses autres confrères relâchaient
+prudemment. Déjà on l'accusait de s'être engagé trop témérairement
+dans de mauvais parages; mais quand on vit sa barque rentrer d'un air
+triomphant, avec quelques épaves de ce navire, qu'il avait inutilement
+cherché à sauver, on ne lui adressa plus que des félicitations. Sa femme
+lui sauta au cou; le syndic des gens de mer l'accabla de questions. Pour
+toute réponse il mit son petit garçon dans les bras de son épouse, en
+lui disant: En voilà un autre de ma façon; et au syndic des gens de mer
+il se contenta de dire en quelques mots, que lui, syndic, en savait tout
+autant que lui-même sur ce qu'il lui faisait l'honneur de lui demander.
+
+Pour Jean-Marie, il avait déjà fait cadeau à sa femme du marmot, avec
+lequel il n'avait fait qu'un saut du bateau au rivage, en accostant à
+terre.
+
+
+
+2
+
+Le Baptême par précaution.
+
+
+Le lendemain de l'arrivée du bateau de Tanguy, la curiosité publique
+se trouva très-vivement excitée à Ouessant, par la nouvelle de la
+trouvaille que venait de faire notre maître pilote. Tous les insulaires
+voulurent voir les deux jolis petits enfants sauvés si miraculeusement.
+Le commandant de place rendit visite aux nouveaux hôtes de la femme de
+Jean-Marie et de celle de Tanguy. Le juge de paix et le syndic de la
+marine se déplacèrent même pour féliciter ces deux bonnes mères de
+famille, sur l'hospitalité qu'elles avaient accordée à leurs infortunés
+nourrissons. Et puis arriva le curé du lieu, la pipe à la bouche,
+le bonnet brun sur la tête et les sabots aux pieds. Il examina
+attentivement la croix trouvée sur les deux naufragés; il fit ensuite
+un petit sermon sur le miracle opéré en faveur des deux enfants par la
+vertu de ce signe de rédemption; et, après avoir conclu que les petits
+naufragés devaient être nés dans la religion catholique romaine, il
+ajouta qu'il ne serait peut-être pas mauvais de les baptiser, au risque
+de leur administrer une seconde fois le sacrement de vie. La parole d'un
+curé est sacrée en Basse-Bretagne, surtout quand il s'avise d'entremêler
+deux ou trois mots à peu près latins, aux exhortations qu'il fait, ou
+aux sentences qu'il prononce en langue celtique. _Quid benè non défuit_,
+dit le pasteur, et il fut annoncé qu'on ferait administrer au plus tôt
+le baptême aux deux petits orphelins.
+
+Le juge du canton voulut verbaliser avant tout; l'agent maritime fit
+son rapport au commissaire-général de la marine, à Brest, et Tanguy se
+prépara à la solennité fixée au lendemain par son gros curé.
+
+La cage à poules, ce berceau flottant, dans lequel avaient été trouvés
+les enfants, donna lieu, ainsi que quelques débris ramassés par les
+pilotes, à plus d'une longue dissertation parmi les marins de l'île. Les
+uns soutenaient que la peinture verte qui la couvrait et la forme des
+barreaux, indiquaient assez que cette cage appartenait à un bâtiment
+anglais. Les autres prétendaient que le linge fin et le manteau qui
+enveloppaient les deux orphelins, étaient d'étoffe française; les femmes
+d'Ouessant, dont les connaissances en fait de toilette sont assez
+bornées, pensaient que les petites chemises n'avaient pu être cousues,
+et taillées que par une main étrangère. Enfin survint un pauvre
+cordonnier qui avait été marin, et qui soutint que les souliers des
+jeunes naufragés avaient été confectionnes aux Colonies, tant ils
+étaient mal cousus et de mauvaise qualité. Le curé à ce propos voulut
+lui appliquer le _ne sutor ultra crepidam_. Le cordonnier fit la grimace
+au curé, qui riait de ne pas être compris, et la discussion en resta
+là. Mais un fait sur lequel tout le monde tomba d'accord, c'était la
+ressemblance prodigieuse qui existait entre la mignonne petite fille et
+le joli petit garçon. Plus de doute, c'étaient le frère et la soeur.
+Malheureux enfants! s'écriait-on: ils n'ont ni père ni mère, et
+Tanguy alors de répondre, en montrant sa femme:--Pour qui donc nous
+prenez-vous, vous autres? Voyons, qu'on leur donne vite le baptême en
+double ration, et que tout cela finisse!
+
+Le baptême arriva. Deux pilotes et deux grosses paysannes servirent de
+parrains et de marraines aux néophytes. Tanguy et Jean-Marie devinrent
+leurs pères adoptifs. L'un, pendant la cérémonie, se tenait dans un coin
+de l'église, impatienté de voir le curé prodiguer le sel et l'eau aux
+deux pauvres enfants qui criaient de toute la force de leurs petits
+poumons. Le brave homme ne concevait pas bien que l'on fit souffrir
+autant d'aussi faibles créatures, pour leur mettre sur les lèvres une
+vilaine eau salée, quand il venait de les retirer à moitié noyés du
+milieu de la mer. Le meilleur baptême qu'ils aient reçu, disait-il en
+lui-même, c'est celui d'avant-hier: ce petit garçon-là sera marin, ou
+que le diable m'emp--!
+
+--Et quel nom lui donnez-vous, maître Tanguy? demanda le curé.
+
+--Mais le mien d'abord, et puis un nom de circonstance, puisqu'il ne
+peut avoir un nom de famille.
+
+--Quel nom de circonstance, encore?
+
+--Et ma foi, appelez-le... ma foi... appelez-le _Cavet_, puisqu'il a été
+trouvé en mer[3].
+
+[Note 3: Cavet signifie _trouvé_, en bas-breton.]
+
+On nomma la petite fille _Jeannette_, comme la femme de Jean-Marie, sa
+mère adoptive.
+
+Le soir de la cérémonie, tout Ouessant était dans la joie et dans
+l'ivresse, mais dans l'ivresse du vin, car dans ces pays on boit pour
+célébrer chaque solennité. Les peuples auxquels sourit sans cesse un
+beau ciel, peuvent bien se passer de ce véhicule de gaîté que les
+Bas-Bretons vont puiser au fond d'un verre, et quelquefois dans les
+flancs d'un tonneau rempli de lie. Mais au milieu de ces rochers
+sauvages, toujours battus par la mer, et recouverts d'une froide et
+brumeuse atmosphère, comment se trouver assez de gaîté naturelle dans
+le coeur, pour rire au milieu d'un festin, et pour danser au bruit des
+vagues sur un rivage aride! Ne faut-il pas que les Bas-Bretons oublient
+tout ce qui les entoure, quand ils veulent se réchauffer l'imagination
+et se créer d'heureuses illusions? Vous trouvez que leur joie est
+brutale et leur rire frénétique, au sein des orgies qui les rassemblent;
+mais plaignez plutôt la destinée qui les force à ne jouir que d'un
+délire factice, et à n'éprouver que des plaisirs qui s'envolent, hélas,
+si vite avec ce délire d'un jour que le vin allume dans leurs sens.
+
+Tous les instants du festin, auquel présidait maître Tanguy, ne furent
+pas cependant consacrés à une stupide joie: le sentiment, qui inspire
+quelquefois les buveurs, eut son tour. L'un des convives proposa, au
+sein de l'enthousiasme général, de se rendre en grand cortége autour de
+la barque des trois pilotes, pour procéder à une nouvelle inauguration
+du bateau, et clouer solennellement sur son étrave la petite croix qui
+passait pour avoir été le palladium des deux enfants trouvés. Cette
+proposition fut accueillie avec une faveur unanime par la joyeuse
+assemblée, qui se mit en marche, autant qu'il lui fut possible. De longs
+manches de gaffe, au bout desquels brûlaient des morceaux de toile à
+voile goudronnés, servirent de flambeaux à cette procession d'un nouveau
+genre. Le curé marchait en tête, car il était de la partie. Les pilotes
+chantaient des cantiques et des couplets à boire. On arriva au bateau,
+qui se trouvait à sec sur le rivage, à cet instant de la marée; et tous
+les assistants se mirent à danser autour de cette nouvelle arche sainte,
+pendant que le curé, muni de quelques longues pointes et d'un marteau,
+clouait avec respect la croix garnie d'or, sur l'étrave du bateau
+de Tanguy.--«Au nom du père, du fils et du saint Esprit, s'écria
+le pasteur, en s'adressant à l'embarcation, je te nomme _la
+Croix-du-bon-Dieu_!» et depuis ce temps-là, le bateau des trois pilotes
+ne fut connu à Ouessant, que sous le nom de _la Croix-du-bon-Dieu_. Le
+syndic des gens de mer prit note de la nouvelle appellation de la barque
+bénie, pour que le commissaire-général eu fût informé, afin de demander
+à son excellence le ministre de la marine, qu'elle voulût bien autoriser
+un changement de nom, qui s'était fait, et très-bien fait même, sans
+l'intervention de l'autorité maritime.
+
+Le curé d'Ouessant était, au reste, un excellent pasteur, jouant aux
+quilles avec ses paroissiens, buvant avec eux et mieux qu'eux; les
+battant quelquefois, mais les aimant tous comme ses propres enfants.
+
+Après l'orgie de la consécration du bateau de maître Tanguy, tous les
+assistants s'endormirent pêle-mêle, les femmes à côté des hommes, les
+enfants couchés sur les vieillards, et monsieur le curé entre la robuste
+moitié de son bedeau et celle d'un débitant d'eau-de-vie.
+
+Partout ailleurs, on en aurait beaucoup médit le lendemain. Les pilotes
+ne songèrent seulement pas à s'en égayer, quand vint l'aurore, et que
+chacun se leva pour retourner chez soi, ou pour s'embarquer dans les
+bateaux que la marée bruyante faisait déjà flotter.
+
+
+
+3
+
+Ouessant.
+
+
+Vers la fin de la paix de 1783, c'était une bien bonne île qu'Ouessant,
+pour ceux qui l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle. Le tabac et
+le rum y parvenaient en franchise, avantage dont ne jouissaient pas, à
+coup sûr, les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi il fallait voir
+avec quelle luxueuse prodigalité les heureux insulaires consommaient
+les denrées qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque les pêcheurs de
+sardines, de la côte voisine, abordaient les bateaux d'Ouessant, que de
+pipes se chargeaient! combien de gorgées de rum se _flûtaient_ entre les
+marins de Camaret ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée! C'était
+à Ouessant, cette autre Cythère des consommateurs, qu'il fallait aller
+vivre pour trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants de ce lieu
+aimé du ciel ne croisaient pas facilement leur race. Pour obtenir droit
+de bourgeoisie parmi eux, il fallait s'être illustré par plus d'une
+belle action, ou avoir rendu plus d'un grand service à la patrie
+adoptive. L'espèce aborigène enfin restait aussi intacte que celle de
+ces chevaux-nains que produit l'île, et qui sont si recherchés par les
+petites maîtresses de nos riches cités.[4]
+
+[Note 4: L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que
+par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne se
+perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage d'un navire
+qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre, que les naturels
+d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé chez eux une espèce de
+chevaux qui forme une des premières richesses de leur pays.]
+
+Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient pas à gagner leur vie
+en conduisant périlleusement des navires dans les ports de Brest, de
+Camaret ou du Conquet, employaient encore très-activement leurs loisirs.
+Ils se livraient à la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines
+de Béniguet et de Molène, chasser les lapins qui peuplent ces langues de
+terre, oubliées au sein des flots. Vivant au milieu des vagues et entre
+les rochers qui hérissent leurs côtes, ils portaient dans toutes leurs
+habitudes l'empreinte sauvage des moeurs des anciens Armoricains, leurs
+ancêtres; mais aussi avec ces moeurs ils avaient su conserver les vertus
+natives de leurs pères: le vol était ignoré chez eux; jamais ils ne
+fermaient leurs portes contre leurs voisins; et si parfois de malheureux
+naufragés venaient à franchir le seuil de leurs humbles foyers, ce seuil
+devenait inviolable, comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste, assez
+peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli un Anglais, en temps de
+guerre, cet Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un frère, en
+vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient par instinct: c'était la loi
+naturelle et celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes si
+droites et des moeurs si simples, on faisait la fraude à Ouessant, mais
+la fraude contre l'Angleterre en faveur de la France.
+
+Les pêcheurs Ouessantins achetaient des petits barils d'eau-de-vie,
+qu'ils allaient mouiller sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué,
+dans une lettre, à leur correspondant anglais, l'endroit où ils avaient
+fait couler les petits barils, attachés ensemble au fond de l'eau: une
+bouée flottante, comme celle que l'on amarre sur les casiers de pêche,
+révélait aux fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient tirer des
+eaux leur chapelet de barillons. Les côtres de la douane anglaise,
+quelquefois plus alertes que les contrebandiers, leur épargnaient la
+peine de faire cette pêche. Mais quel que fût le sort des objets que
+l'on voulait frauder, rien n'était payé avec plus de scrupule, que
+les avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs commettants
+d'Angleterre.
+
+Quand la terreur éclata sur la France, comme la foudre du sein d'un
+orage dès longtemps prévu, la petite île de Bretagne resta calme et pure
+des crimes qui souillaient les rivages placés à quatre lieues d'elle.
+On aurait dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle était
+éloignée de deux mille lieues de cette France que décimait la
+guillotine, et que voulaient vendre à l'étranger les traîtres de
+l'émigration. Mais dès que l'Angleterre déclara la guerre à notre
+patrie, on n'eut qu'à dire aux marins d'Ouessant: _Voilà vous ennemis!_
+et ils ne virent plus dans les Anglais que des hommes qu'il fallait
+repousser de leurs côtes, ou immoler à la gloire de leur pays.
+
+Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été marqué par une suite de
+circonstances heureuses, qu'il attribuait à la belle action qu'il
+avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux orphelins. Tout lui
+réussissait. C'était lui qui qui faisait la meilleure pêche: les plus
+gros navires, il les abordait toujours le premier, pour les conduire au
+port. Le bonheur donne de l'assurance aux gens simples, à peu près comme
+il donne de la fatuité aux sots. Il fallait voir le ton de confiance
+avec lequel Tanguy montait sur le pont des navires qu'il devait piloter.
+
+--Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous? Combien calez-vous de pieds
+d'eau? Faites brasser plus pointu un peu, car les vents hallent l'avant.
+La barre un peu dessous, timonnier!
+
+--Et que pensez-vous du temps, pilote?
+
+--Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas, mon capitaine? Eh bien, je
+ne vous en dis pas davantage.
+
+Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre maître pilote s'écriait,
+en revoyant le capitaine:
+
+Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien dit hier, hein? Voyez-vous
+le temps qu'il fait aujourd'hui!
+
+--C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.
+
+--Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude que nous avons, nous autres,
+de deviner ces choses-là. La théorie, mon capitaine, est une belle
+chose; mais la pratique, c'est tout... Voulez-vous dire, sans vous
+commander, au maître d'équipage, de faire frapper un fort orin sur
+l'ancre de tribord, car le fond est grand où nous allons mouiller, et la
+tenue est _coriace_.»
+
+Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant pilote sous maître Tanguy,
+était devenu chef d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité
+qu'il avait reconnue dans son ancien patron, il ne lui prenait jamais
+envie de lutter de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder le
+premier un navire, sur lequel avait déjà orienté maître Tanguy. La plus
+parfaite cordialité régnait entre eux enfin, parce que l'un était aussi
+content d'avoir conservé sa vieille autorité, que l'autre se montrait
+docile à la subir encore.
+
+Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur la tête desquels sept à huit
+années ont passé, depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui les
+avait recueillis presque mourants.
+
+Jeannette croissait chaque jour en grâce et en beauté: elle faisait la
+gloire de ses parents adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et
+le plus intelligent des enfants de son âge: on le citait partout comme
+un prodige, et Soisic, sa nourrice, malgré son attachement pour le petit
+infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait s'empêcher de concevoir
+un peu de jalousie, en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de ses
+autres enfants. Tanguy même, le brave Tanguy, sans partager le sentiment
+de préférence trop visible que sa femme accordait à ses propres enfants,
+élevait avec un peu de dureté son fils de l'autre bord, comme il
+l'appelait. Pour celui-ci, courant, comme sa petite soeur, dans les
+bateaux pilotes du pays, il cherchait, à un âge où les autres savent à
+peine comment ils existent, à se rendre utile aux bonnes gens chez qui
+il avait trouvé une famille. Le matin, avant que la _Croix-du-bon-Dieu_
+appareillât, il disposait tout à bord, pour que son patron n'eût qu'à
+lui dire de larguer les amarres. Pendant le temps qu'on passait à la
+mer, il gouvernait l'embarcation quand le temps était beau, ou il
+s'occupait à vider le fond du bateau, quand la lame embarquait à bord.
+De son côté, la pauvre Jeannette rendait dans la barque de Jean-Marie le
+même service à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes et les
+filles des pêcheurs partagent à la mer les travaux et les périls
+de leurs époux ou de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton
+s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes masculines; mais les
+moeurs et la santé des maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent
+fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni le teint de Jeannette,
+mais sans rien ôter à l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la
+grâce d'un front charmant, que couvrait une superbe chevelure. C'était
+une fleur venue dans l'interstice de ces rochers qui bordent la mer.
+
+L'attachement des deux orphelins l'un pour l'autre, faisait l'admiration
+de tous les habitants: Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans lui
+rapporter les petits cadeaux qu'il recevait à bord des navires que son
+bateau accostait. Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la cîme des
+rochers ou sur les bords arides de la mer, on était sûr de voir paraître
+bientôt l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer, à la mode
+des couples bas-bretons, leurs petites mains déjà durcies par le travail
+qu'on exigeait d'eux.
+
+Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie rentrait, Jeannette, qui
+s'était embarquée le matin, ne revint pas dans ce bateau. Cavet, qui
+depuis long-temps attendait le retour de sa soeur bien aimée, la demande
+en vain. Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison: Cavet le suit en
+jetant des cris. Jean-Marie, les larmes aux yeux, peut à peine prononcer
+ces paroles:
+
+--Vous savez bien la division anglaise, qui louvoie depuis quelque temps
+à vue de l'île. Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant, près duquel
+je pêchais sans défiance, m'avait fait venir à son bord, pour avoir
+du poisson. Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée à terre,
+m'aperçoit. Une espèce de pressentiment me disait de me défier ce
+jour-là des Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau me gagne, et
+tire sur moi un coup de canon à boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée,
+se met à jeter les hauts cris...
+
+--Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie Cavet.
+
+--Achève donc, reprend avec impatience Tanguy. Les Anglais
+l'auraient-ils tuée, la pauvre enfant? Les monstres!
+
+--Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie. Écoutez-moi, je vous en prie:
+J'aborde le vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore paraît
+sur le gaillard d'arrière; il avait déjà vu dans mon bateau la petite
+Jeannette, à qui il avait fait beaucoup de caresses: cette fois, il me
+propose de la lui laisser à son bord. Je refuse. Il me montre une bourse
+remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...
+
+--Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait la traite des blancs? As-tu
+vendu ta fille enfin? Parle donc, animal!
+
+--Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en supplie, maître Tanguy. Je jette
+sur le pont la bourse du commodore, et je saisis dans mes bras la pauvre
+petite. Le commodore me dit avec colère, que cette enfant n'est pas à
+moi, et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise. Je veux
+résister de toutes mes forces: on me jette dans mon bateau, malgré mes
+larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»
+
+Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation de tous ceux qui
+l'écoutaient. On enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre frère de
+la jeune victime. Allons porter nos plaintes au maire, au commandant
+de place et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens, comme si les
+autorités de leur île avaient eu le pouvoir de punir le ravisseur
+anglais!
+
+--Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur demanda Tanguy, consterné.
+
+--Cela nous servira à nous faire rendre justice.
+
+--Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant de place, avec sa garnison
+et ses pièces de trente-six, a quelque droit sur ces chiens d'Anglais,
+qui viennent bloquer Brest à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?
+
+--Il n'y a donc plus de gouvernement en France?
+
+--Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de pauvres b...... comme nous?
+Notre gouvernement à nous, voyez-vous, vous autres, continua Tanguy,
+c'est ça! Il se frappait le front, et montrait ses bras nerveux, en
+prononçant ces derniers mots:--Demain, je m'en vais à bord du vaisseau
+anglais avec mon petit Cavet, et je dirai au commodore: Vous dites que
+l'enfant que vous avez prise appartient à une famille anglaise. Eh bien,
+voilà son frère: voulez-vous le prendre aussi? Non, n'est-ce pas? Vous
+ne voulez vous charger que des petites filles. Alors vous êtes des
+gueux, et puis je m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au premier
+Anglais qui tombera sous ma coupe!
+
+--Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy, au premier Anglais, avec
+votre pauvre petite barque?
+
+--Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore; mais c'est dans
+l'occasion que l'on fait les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu
+déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton: ils sauront bientôt,
+avec la protection de la bonne vierge Marie, ce que c'est que ma... que
+ma..... enfin, comment dites-vous ça?... que ma vengeance.
+
+Le lendemain de cette allocution, maître Tanguy, tout rempli encore de
+la juste indignation qu'il avait exprimée devant ses compatriotes, se
+jeta dans son frêle bateau _la Croix-du-bon-Dieu_, accompagné du pauvre
+petit Cavet, qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise
+louvoyait encore à trois lieues au nord d'Ouessant. Dès que le pilote
+aperçut le vaisseau commandant à la tête des autres bâtiments ennemis,
+il se dirigea vers lui; mais l'amiral ne mit pas en panne pour attendre
+la barque qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de laquelle
+passait Tanguy, le héla, en lui donnant l'ordre de venir à elle. Force
+fut au pilote d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda assez
+impérieusement:
+
+--Es-tu pilote de cette côte?
+
+--Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis depuis vingt ans maître
+pilote reçu.
+
+--Tu connais par conséquent le passage du Four?
+
+--Mieux que vous ne connaissez, peut-être, le fond de cale de votre
+frégate.
+
+--À quelle heure la marée sera-t-elle pleine dans la passe?
+
+--Dans deux heures. Vous devez savoir cela aussi bien que moi, par
+l'épacte et le nombre d'or.
+
+--Dans deux heures donc, tu me piloteras dans le Four?
+
+Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la tête, et en hésitant à
+répondre au capitaine, qui continua à lui parler en ces termes:
+
+--J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on élève à Lochrist. Si tu me
+pilotes bien, comme je l'entends, cette bourse de cent guinées te sera
+remise. Si tu jettes, par ignorance ou par méchanceté, la frégate sur
+les écueils du passage, la balle que tu me vois mettre dans ce pistolet,
+te fera sauter la tête au premier coup de talon du navire.
+
+--Mais mon commandant, vous ne savez donc pas que dans mon pays on me
+fusillera, quand on saura que je vous ai piloté?
+
+--Tu diras, pour te justifier, que tu n'as cédé qu'à la peur de la mort.
+
+--Allons, je veux bien gagner ces cent guinées, puisqu'il n'y a pas
+moyen de faire autrement; mais comptez-les moi en attendant, cela me
+donnera du coeur, et vous serez toujours assez à temps de les reprendre,
+si par malheur il vous prenait fantaisie de me casser la boule.
+
+Les cent guinées furent remises à Tanguy, qui ordonna à son embarcation
+de se tenir toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre
+commença alors; mais le capitaine anglais commanda au pilote de se tenir
+assis sur le bastingage, pendant que lui, monté sur une caronnade et à
+ses côtés, lui présenterait le bout du pistolet destiné à le percer,
+dans le cas où le bâtiment viendrait à toucher.
+
+La large frégate, chargée de toile, file bientôt avec la belle brise
+à laquelle elle livre ses voiles élégamment bordées sur ses longues
+vergues; elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est et de l'Est
+d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent son approche aux signaux du
+Conquet: les canonniers garde-côtes se placent à leur poste, disposés
+à faire feu dès qu'elle sera rendue à portée de leurs pièces. Mais de
+quelle consternation ne sont pas frappés les pilotes, lorsqu'à la longue
+vue ils reconnaissent, à la croix noire que porte la grande voile du
+bateau de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment ennemi! Quoi!
+c'est ainsi, disent-ils, qu'il se venge de ces Anglais, contre lesquels
+il jetait hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui aurait dit ça
+de lui? Oh! s'il pouvait mettre cette chienne de frégate à la côte; avec
+quel plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la justice du pays,
+et jouir du bonheur de le voir fusiller! Ces voeux funestes ne devaient
+pas être tout-à-fait exaucés.
+
+La frégate gouverne déjà de manière à enfiler la passe du Four, et à
+canonner bientôt la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il y a à
+peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils se livrent à l'espoir de
+la voir toucher, le pauvre Tanguy, toujours perché sur son bastingage,
+commande la manoeuvre, et dès qu'il fait un mouvement, le canon du
+pistolet que le capitaine tient obstinément appuyé sur sa tête, se
+présente à son oeil effrayé. Notre pauvre homme tremblait de tous ses
+membres, et se repentait déjà de la résolution hardie qu'il avait prise
+dans un moment où il était loin d'avoir calculé les dangers auxquels
+son projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui restait assez de
+sang-froid pour dire, selon le besoin, _loffe, laisse arriver; comme ça
+va bien!_ Ces maudites batteries de la côte, qui allaient faire feu,
+cette arme du capitaine toujours dirigée sur lui, sa femme, ses petits
+enfants, son île chérie, tout cela effrayait son imagination ou brisait
+son coeur, et cependant il n'y avait plus moyen de reculer.
+
+Le fort de Lochrist commença à tirer: la détonnation de ces pièces que
+Tanguy redoutait, il n'y avait encore que quelques minutes, sembla au
+contraire lui ôter le poids énorme qu'il se sentait sur la poitrine. La
+frégate riposta, et au moindre geste que faisait le pilote, perché comme
+un therme sur son bastingage, toujours le bout du pistolet du capitaine
+accompagnait chacun de ses mouvements. Le feu commencé entre la terre et
+la frégate devient plus vif, les boulets sifflent, la mitraille pleut.
+La fumée, ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs de la frégate,
+couvre à chaque volée et les bastingages et les basses voiles. Dans un
+de ces moments où le fracas de l'artillerie ébranle le navire, et où les
+nuages de la poudre en feu voilent tous les objets sur le pont, Tanguy,
+que le capitaine a sans cesse tenu par le collet au début de la
+canonnade, saisit le bras de son incommode surveillant; le coup de
+pistolet qui lui était promis part; mais la balle, détournée de sa
+direction, le manque, et au même instant, notre pilote s'élance à la
+mer, plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du bord: les coups de
+fusil sifflent sur sa tête, qui sort des flots; il disparaît encore; son
+bateau, resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un homme à la mer:
+il court sur lui; la frégate lance quelques paquets de mitraille sur _la
+Croix-du-bon-Dieu_, qui s'éloigne d'elle; les voiles de la barque sont
+criblées, sa coque percée; mais la barque court toujours à terre, et
+elle a le bonheur de sauver son patron sous la grêle de boulets et de
+biscaïens, qui fait jaillir la mer autour d'elle. Pauvre frégate, si
+bien espalmée quelques minutes auparavant, si bien disposée au combat,
+et si fringante dans sa voilure et sa haute mâture! Abandonnée par le
+pilote qui la faisait passer comme une anguille entre les roches et les
+rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse d'un poisson vers une
+basse terrible qui va la dévorer, comme ces monstres des mers que
+l'imagination des anciens plaçait sur les côtes de la Sicile; elle
+court cependant encore, elle tonne: son pavillon est hissé tout haut,
+au-dessus des nuages de fumée dont elle marche si majestueusement
+enveloppée. Pas un homme ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable
+se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre qu'elle lance: c'est
+son fond qui laboure, en craquant horriblement, les rochers sur lesquels
+elle s'étend en filant encore avec vitesse, et en s'enfonçant dans les
+flots qu'elle entr'ouvre, et qui, mugissants, se replient sur elle:
+sa mâture chargée de voiles immenses, s'incline, tombe, les vagues
+l'entraînent: des centaines d'hommes se disputent, à la surface de la
+mer, la place qu'ils saisissent sur les débris du vaste bâtiment. Et
+Tanguy, triomphant dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève
+les mains au ciel, en criant, comme si tout l'univers était là pour
+l'entendre: _C'est moi, c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur!
+mort à l'Anglais!_
+
+Des chaloupes canonnières, mouillées en rade du Conquet, sortent
+aussitôt pour recueillir les lambeaux de la frégate naufragée, et le
+reste de son malheureux équipage.
+
+Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu, après son beau fait d'armes,
+aller au Conquet recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement
+prétendre: il n'avait qu'une lieue à courir, en continuant sa bordée,
+pour se rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle à cet amour
+national qu'ont surtout les insulaires, il aima mieux faire quatre
+lieues pour arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour aborder au
+Conquet. C'est dans sa patrie qu'il est le plus doux de jouir d'un
+succès: ce sont les applaudissements de ceux qui nous ont vus naître,
+qui sont les plus flatteurs au coeur. Et qu'est-ce que l'estime ou
+l'admiration des hommes que l'on ne connaît pas?
+
+L'arrivée de _la Croix-du-bon-Dieu_ à Ouessant, avec ses voiles
+déchirées par les boulets et sa coque mitraillée, fut un véritable
+triomphe. Après que Tanguy eut raconté son aventure, le commandant de
+place s'écria:
+
+--Brave homme, tu as bien mérité de la patrie!
+
+--Le syndic des gens de mer: J'en ferai part à son excellence
+monseigneur le ministre de la marine et des colonies.
+
+--Le curé: Je vous bénis, au nom du père, du fils et du saint Esprit!
+
+--La bonne Soisic, la femme de Tanguy: Viens-t'en te changer, car tu es
+encore tout mouillé.
+
+Les assistants, attendris, se contentèrent de répéter, avec l'accent du
+regret et de l'admiration: Et nous, qui le prenions pour un traître!...
+
+Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le patron, un peu remis de
+ses émotions de gloire. Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:
+
+--Vous voyez bien cet enfant, monsieur le curé? Eh bien, les boulets
+ne lui ont pas plus fait de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous
+l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du sel, n'est-ce pas?
+Moi, je viens de le baptiser avec de la mitraille, et sa pauvre soeur
+Jeannette est un peu vengée de l'Anglais, qui nous l'a escamotée, le
+gueux!
+
+--C'est fort bien fait, maître Tanguy; mais après avoir jeté cette
+frégate à la côte, pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver une partie
+de son équipage? La charité chrétienne vous l'ordonnait.
+
+--Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais les gens que je noie.
+
+Et maître Tanguy alla boire et fumer toute la nuit avec ses
+compatriotes, remplis d'un saint respect pour lui, et d'un tendre
+sentiment de bienveillance pour son fils adoptif, le petit Cavet.
+
+Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire pour être de très-bonnes gens;
+mais, néanmoins, c'est presque toujours en buvant qu'ils prennent les
+résolutions les plus généreuses. Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie
+se vidaient en l'honneur de la belle action de Tanguy, les pilotes ne se
+lassaient pas d'embrasser Cavet, qui passait de main en main autour de
+la table, avec les verres dont on lui faisait avaler le reste malgré
+lui.--C'est bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant, qui est
+malin comme un singe, ne sait pas encore lire, et ça me fait honte pour
+lui. Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent guinées pour les
+noyer; je ne leur ai pas volé leur argent, parce que je suis un honnête
+homme avant tout. Sans le malheur arrivé à ce pauvre petit bonhomme,
+qui a perdu sa soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées, bien
+certainement; et comme c'est _quasiment_ lui qui me les a fait gagner,
+il est juste qu'il en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié pour
+qu'il aille à l'école de Brest.
+
+--Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie ajouta:
+
+--Il faut, chaque mois, que nous donnions chacun un demi-écu pour que
+Cavet, qui est bien triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus sa
+pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et qu'il ne soit pas toute sa vie
+une fichue bête comme nous, en vous exceptant cependant, maître Tanguy.
+
+--Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce sera maître Tanguy qui sera
+chargé de recevoir un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage, pour
+payer la pension de Cavet.
+
+Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance, en entendant
+ses bienfaiteurs parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de Tanguy
+et dans les bras de Jean-Marie, et ceux-ci, malgré eux, sentaient
+couler sur leurs joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur et
+d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée tenante, que maître Tanguy
+partirait le plus tôt possible pour Brest, afin de mettre en pension
+celui qu'il regardait comme son fils. Il promit de s'acquitter de cette
+tâche, et il tint parole.
+
+
+
+4
+
+Voyage à Brest.
+
+
+On se disposa donc, à Ouessant, au grand voyage de Brest. Le bateau
+_la Croix-du-bon-Dieu_, bien réparé, trop bien réparé peut-être de
+ses glorieuses avaries, conduisit à la ville les quatre pilotes avec
+lesquels Tanguy avait été chargé d'aller arranger l'affaire de son
+nourrisson. Cavet, tout inondé de ses larmes et de celles de sa nourrice
+Soisic, partit au milieu d'eux, accompagné des bénédictions de toute
+l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que d'étonnement et
+d'admiration dans les yeux des Ouessantins, qui, pour la première fois,
+voyaient le magnifique spectacle d'un port militaire et d'une ville
+guerrière! Ces vaisseaux de ligne, où le tambour battait comme dans une
+caserne; ces arsenaux immenses, où une multitude d'ouvriers préparaient
+les foudres qui devaient venger la France; les cris des matelots;
+les sifflets aigus des maîtres d'équipages; le bruit des chaînes
+des forçats; l'éclat des armes; le fracas des exercices à feu; tout
+éblouissait, fatiguait ou consternait ces hommes simples, dont le seul
+murmure des vagues et des vents avait agité le berceau et la vie.
+
+En se dirigeant dans les rues tumultueuses de Brest, pour arriver chez
+le maître de pension qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients de
+la célébrité, d'une célébrité pourtant bien nouvelle, vinrent assaillir
+notre pilote. La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les six
+Ouessantins, dont la mise d'apparat ne laissait pas que d'être assez
+bizarre au milieu d'une grande ville.
+
+--Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur leur passage.
+
+--Mais c'est le pilote qui a mis la frégate anglaise à la côte.
+
+--Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté. Est-ce que ça vous fait
+quelque chose, à vous?
+
+--Tiens, il a un oeil de moins!
+
+--Et vous autres, eu avez-vous un de plus? Ils arrivèrent, toujours la
+foule à leurs trousses, chez le maître de pension:
+
+--Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy, voilà un enfant que j'ai
+trouvé à la mer, il y a à peu près douze ans, et je me suis fait son
+père, comme de raison. C'est déjà marin comme les cordes, et pilote
+comme un rocher. Il est aussi bon _pratique_ de la côte que moi; mais ça
+ne sait pas encore lire.
+
+Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa sur le plancher des yeux
+remplis de grosses larmes.
+
+--Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour ça? Crois-tu être déshonoré
+parce que tu ne sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous sommes plus
+savants que toi? Et cependant nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta
+tête, imbécile!... Tanguy continua.
+
+Nous nous serions bien présentés à un maître calfat ou à un maître
+voilier; mais on nous a dit qu'il était trop âgé pour devenir calfat
+ou pour apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon qu'à faire un
+capitaine ou tout au plus un chirurgien. Il faut donc lui donner de
+l'éducation, et nous vous paierons ce qu'il faudra pour qu'il ne soit
+pas aussi borné que nous.
+
+Le professeur était un excellent homme, qui demanda peu, et qui se
+chargea avec plaisir de l'éducation du petit pilote. Nos loups de mer,
+enchantés du succès de leur démarche, emmenèrent pour le soir seulement
+avec eux leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer de lui. Le
+lendemain ils appareillèrent pour retourner à Ouessant, tout émus de
+l'adieu qu'il avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents
+d'avoir fait une bonne action.
+
+En trois semaines le jeune élève sut lire; au bout de trois mois,
+il écrivait déjà les petites leçons qu'il apprenait avec une ardeur
+infatigable. Cette vive et sûre intelligence surprenait et enchantait
+ses professeurs. C'était un sourd-muet, qui venait de recouvrer un
+sens et un organe nouveaux; mais à mesure que la sphère de ses idées
+s'agrandissait, son caractère prenait une teinte plus sombre. Le travail
+semblait être plutôt pour lui un besoin qu'un devoir; et loin de
+rechercher, comme les autres enfants de son âge, la récompense de
+ses progrès dans ces jouissances d'amour-propre que les professeurs
+réservent à leurs élèves, Cavet paraissait ne supporter qu'avec une
+espèce de honte les éloges qu'on prodiguait à son application et à
+ses rares facultés. Jamais on ne le voyait partager avec ses jeunes
+condisciples le plaisir de leurs bruyantes récréations. Il n'y avait
+enfin en lui rien d'ingénu ni d'expansif, et pourtant ses traits étaient
+vifs et doux, son regard innocent et paisible.
+
+Une telle disposition d'humeur inquiétait l'homme instruit et
+bienveillant à qui son éducation avait été confiée. Il avait d'abord
+attribué à l'excès du travail la mélancolie qu'il remarquait dans son
+jeune élève; mais les lectures auxquelles se livrait celui-ci lui
+indiquèrent la pente de son esprit et la nature de son caractère.
+Plusieurs fois son professeur avait été réduit à écarter de lui ces
+livres où La Rochefoucauld, Helvétius et Jean-Jacques. ont calomnié trop
+souvent la nature humaine et la civilisation. Les jeunes gens élevés
+dans l'austérité de l'étude ne sont que trop disposés à se nourrir
+l'esprit, de ces productions éloquentes, dans lesquelles la misanthropie
+de plusieurs moralistes ardents offre de bonne heure un aliment à des
+âmes qui détestent la société avant de l'avoir connue. Lequel de nous
+n'a pas été à quinze ans l'ennemi des femmes, avec Juvénal ou Boileau,
+et le contempteur de la nature policée, avec Rousseau? Mais chez notre
+orphelin, cette disposition à haïr la société prenait une direction plus
+sérieuse que chez la plupart des enfants de collège, parce que cette
+direction avait chez lui un motif. Le pauvre Cavet était sans famille,
+sans nom, sans protecteur puissant. Cette éducation, qui tendait à lui
+faire connaître toute l'étendue de ses facultés, lui apprenait aussi à
+apprécier tout ce qui lui manquait du côté de la position que ses moyens
+devaient lui acquérir dans le monde. Lorsqu'au terme de l'année, il
+voyait d'heureuses mères venir chercher leurs enfants couronnés dans les
+concours, où il avait lui-même obtenu le premier prix, il gémissait de
+ne pouvoir faire l'hommage de ses succès à une famille qui en aurait été
+fière. Nourri par la charité de quelques pauvres pêcheurs, élevé par
+leur générosité, il sentait trop bien ce qu'il devait à leurs bienfaits,
+pour ne pas éprouver aussi tout ce qu'il aurait voulu devoir à une
+famille qui aurait été la sienne... Une soeur lui avait été laissée par
+ce sort cruel qui lui avait ravi tout hors la vie. Cette petite soeur
+avait partagé son infortune, l'innocence de ses premières années, la
+douceur de ses jeux, l'amertume même de leurs premières peines; mais un
+Anglais puissant, mais un monstre, avait arraché cette soeur bien aimée
+à sa tendresse... Un Anglais!.... Oh! qu'à ce nom, oh! qu'à cette idée
+de la violence et de la brutalité, le jeune orphelin sentait s'allumer
+de rage dans ce coeur, dont il cachait à tous les regards les mouvements
+impétueux!
+
+A chaque vacance, Cavet obtenait la permission d'aller voir à Ouessant
+ses parents adoptifs, qui ne le recevaient jamais sans se montrer
+orgueilleux de pouvoir dire: Celui-là aussi est notre fils! Oui, disait
+Tanguy, en allant visiter avec lui toutes les maisons de l'île, celui-là
+nous fera honneur dans peu. Il en sait déjà plus que nous tous. Quelle
+gloire pour l'île d'Ouessant, qui n'a fourni encore que des pilotes,
+s'il pouvait un jour devenir capitaine au long-cours!.... Un capitaine
+au long-cours!... Vous figurez-vous cela, vous autres? Je mourrai
+content si de l'oeil qui me reste je puis voir, dans quelques années,
+Tanguy-Cavet commander un navire de deux à trois cents tonneaux. C'est
+tout ce que je demande au bon Dieu pour la fin de mes jours.
+
+--Oui, répondait l'orphelin; mais pour devenir capitaine, il me faudrait
+naviguer, mon père, et vous ne voulez pas encore que je quitte mes
+classes. Cependant, si vous me laissiez battre un peu la mer dans les
+bateaux d'Argenton, de Labervrack et de l'Ile-de-Bas, je parviendrais à
+connaître bientôt la côte; et alors je pourrais m'embarquer utilement
+sur un des corsaires qui relâchent dans la Manche. Ils gagnent de
+l'argent, au moins les corsaires!
+
+--Et tu veux donc en gagner aussi, toi?
+
+--Sans doute. Ne faut-il pas que je vous rende un jour tout ce que je
+vous ai coûté?...
+
+--Eh bien! est-ce que tu as besoin de pleurer encore pour cela? Il
+pleure toujours ce petit diable, comme si on lui reprochait ce qu'on
+a fait pour lui!--Allons, puisque définitivement tu le veux, va-t'en
+patouiller dans les bateaux des _pratiques_; et apprends surtout à bien
+prendre tes marques à terre, car, vois-tu, c'est le _marquage_ qui fait
+les bons pilotes; il n'y a que cela qui puisse former un homme. Mais, au
+surplus, je verrai bien, dans quelques mois, si tu en sais plus que tous
+ces _lamaneurs_, qui font le métier comme de vraies mécaniques à piloter
+les navires.
+
+Cavet quitta sa pension avec une éducation fort imparfaite encore, pour
+courir les mers de la côte pendant quelque temps. Mais chaque fois qu'il
+revenait à Ouessant, il n'oubliait pas de demander: Et ma pauvre soeur?
+Pas de nouvelles encore?
+
+Et chaque fois on lui répondait: Pas de nouvelles!
+
+Un jour cependant, son père adoptif arriva tout joyeux vers lui, au
+moment où il revenait le voir, après un petit voyage sur les attérages
+de Péros. Bonne nouvelle! bonne nouvelle! s'écria-t-il, du plus loin
+qu'il l'aperçut: Jean-Marie vient de recevoir, par une embarcation
+anglaise, une lettre et une bourse de la part de ta soeur. Viens vite,
+viens nous lire, viens lire cette lettre.
+
+Cavet accourt tout palpitant: les pilotes, ses amis, lui remettent la
+lettre, qu'il ouvre avec agitation. Il lit:
+
+«Mes bons amis, mes véritables et mes seuls parents,
+
+«Vous avez dû être bien inquiets sur mon sort, depuis le temps où l'on
+m'a séparée de vous; mais rassurez-vous. L'homme généreux qui m'a pris
+sous sa protection, me fait donner une éducation dont je crois avoir
+profité. Qu'il vous suffise de savoir que je suis heureuse, et qu'on
+m'élève pour occuper un rang bien supérieur, sans doute, à la condition
+dans laquelle j'étais née... Un jour, un jour, j'ose l'espérer, avec la
+grâce de Dieu, je vous reverrai, je reverrai mon frère, mon bon
+frère, sans lequel, je le sens bien, il me serait impossible de vivre
+long-temps. Adieu, adieu, mes bons amis! Recevez de votre pauvre
+Jeannette un petit présent, dont je destine la moitié à mon frère. Mon
+seul désir est de vous faire tout le bien que vous méritez, et que
+ne cessera de vous souhaiter toute sa vie votre bien aimée et
+reconnaissante,
+
+«JEANNETTE.»
+
+Cavet, après avoir lu ces mots d'une voix altérée, s'arrêta, tant son
+émotion était vive.
+
+--Mais il y a encore autre chose, lui dit Tanguy; monsieur le curé nous
+a dit avoir vu un baragouinage en anglais, après la lettre de Jeannette.
+Va donc de l'avant, et plus vite que ça!
+
+--Oui, oui, effectivement, reprit Cavet, dont un nuage semblait
+obscurcir la vue; et il continua, en traduisant ainsi les mots d'anglais
+ajoutés à la lettre de Jeannette:
+
+«Soyez sûrs que la jeune enfant, que vous avez si long-temps traitée
+comme votre fille, ne recevra de moi que des bienfaits et que l'exemple
+des bonnes moeurs. Je la destine à l'un de mes neveux, dont elle fera,
+j'en suis sûr, le bonheur et la gloire.
+
+«Commodore WOODBRIDGE.»
+
+Deux sacs remplis de guinées étaient joints à ce billet. L'un portait
+ces mots: _A mon père Jean-Marie_; l'autre, ceux-ci: _A mon bon frère
+Tanguy Cavet_. Cet argent fui présenté à Cavet, qui s'en empara avec
+brusquerie: étonné de l'expression de sa physionomie à la vue de cet or,
+Jean-Marie demande à l'orphelin ce qu'il veut en faire.
+
+--Ce que je veux en faire, répond Cavet; tiens.... et au même instant,
+il jette avec colère les deux sacs de guinées dans les flots, sur
+lesquels les bateaux-pilotes étaient ramarrés près du rivage.
+
+Jean-Marie. tout surpris de la vivacité de cette action, s'écrie, dans
+un moment où il ne calculait que la perte qu'il venait de faire: mais il
+a aussi jeté ma part à l'eau!
+
+--Ta part! répond Cavet, avec mépris: je te la rendrai, et tu pourras au
+moins la recevoir, de ma main, sans rougir.
+
+Cavet s'éloigne à ces mots: il sent le besoin d'être seul. La lettre que
+lui ont remise les pilotes, il la pose sur son coeur, qu'elle brûle.
+Cette lettre, qu'il relit cent fois et qu'il déteste, il la gardera par
+un secret instinct de vengeance. Il sait enfin le nom de celui qui lui
+a ravi sa soeur; si jamais il pouvait!.... Elle se dit heureuse,
+s'écrie-t-il! L'infortunée ne sait pas encore le sort qu'on lui prépare:
+son ravisseur lui a fait donner de l'éducation pour rendre ses infâmes
+plaisirs plus piquants, et le déshonneur de sa victime plus digne
+de lui. Et il voulait encore nous faire accepter le prix de cette
+malheureuse enfant!... Le lâche! Que ne peut-il savoir le cas que j'ai
+fait de ses honteux présents, et l'espèce de reconnaissance qu'ils
+m'inspirent! Mais l'homme à qui il en destinait une partie, pleure
+peut-être l'or dont je l'ai privé. Je lui ai promis de lui payer la part
+sur laquelle il comptait, ce malheureux: il l'aura sa part, il l'aura
+bientôt, dussé-je acheter de ma vie la somme qu'il lui faut? Il y
+compte, le malheureux; il l'aura....
+
+Errant toute la nuit sur les rochers de l'île, absorbé dans ses cruelles
+réflexions, il n'entend ni la voix des pêcheurs qui l'appellent,
+inquiets de son absence, ni les pas de ses camarades, qui le cherchent
+dans les cavernes qu'il parcourt; accablé de fatigues et de douleur, il
+s'arrête quelquefois enfin, et ce sommeil, qui ressemble aux spasmes de
+l'agonie, s'empare de ses organes vaincus. Il s'endort, sa tête exaltée
+se penche: un rêve bondissant vient agiter encore ses sens déjà si
+cruellement tourmentés. C'est un navire ennemi dont il s'empare avec
+une simple barque de pêcheur. Cette idée fantastique, que poursuit son
+imagination en délire, convulsionne tous ses membres, et ses lèvres
+frémissantes laissent échapper plusieurs fois ces mots: _Tu la veux, ta
+part: tu l'auras. Tiens, la voilà!_
+
+Ses paupières fatiguées se rouvrirent bientôt. Le jour éclairait
+déjà l'horizon, et s'étendait sur la mer tranquille, qui gémissait
+mélancoliquement sur les plages de l'île. Tout préoccupé encore du songe
+auquel il vient de s'arracher, Cavet aperçoit sur les flots, que la nuit
+abandonne, un bâtiment immobile..... C'est mon rêve, s'écrie-t-il, en
+s'essuyant les yeux, comme s'il craignait de s'abuser encore: puis il
+court au milieu des pêcheurs, qu'il réveille, en répétant toujours:
+_C'est mon rêve, c'est mon rêve!_
+
+Les pêcheurs attribuent d'abord le désordre de ses sens et de ses
+discours à la douleur qui l'égarait la veille; mais il leur montre le
+navire dérivant vers l'île, au sein du calme; mais il leur raconte le
+songe qu'il a fait, les moyens que dans son sommeil la Providence semble
+lui avoir révélés, pour s'emparer du bâtiment ennemi: les jeunes marins
+l'écoutent. Convaincu comme il l'est, il les persuade; superstitieux
+comme ils sont, ils se laissent entraîner. On va chercher quelques armes
+dans les cahuttes voisines, et quinze ou seize petits marins consentent
+à s'embarquer sur le bateau de Tanguy, sur cette _Croix-du-bon-Dieu_, si
+heureuse jusque-là dans tous les événements de mer, qu'Ouessant a été
+appelée à admirer.
+
+Tanguy consent aussi à prêter sa barque chérie à son fils adoptif;
+mais, devenu prudent, il se refuse à partager le sort de ces corsaires
+improvisés, qui partent armés seulement de quelques mauvais fusils de
+chasse.
+
+--Si c'est un navire de guerre encalminé, que feras-tu? demanda-t-il à
+Cavet.
+
+--Nous jetterons nos armes à la mer, et nous lui dirons que nous sommes
+venus pour lui porter secours, en voyant le danger qu'il court avec les
+courants qui le drossent.
+
+--Et si c'est un navire marchand?
+
+Oh! alors nous tapperons à bord, et Dieu ou le diable fera le reste. La
+division anglaise est loin; et avant qu'elle ne puisse le secourir, il
+sera à nous et à vous aussi.
+
+En disant ces mots, il embrasse avec une sorte de délire son père
+Tanguy, il jette un coup d'oeil de mépris à Jean-Marie. et saute à bord
+du bateau avec son nouvel équipage. La barque était lourde en calme. Les
+avirons sont bordés: ils frappent à coups réguliers la mer immobile;
+les deux voiles que l'on hisse tombent flasques sur les mâts qu'elles
+frappent à chaque coup de roulis. Cavet, placé à la barre, encourage ses
+nageurs à ramer ensemble et avec force. _La Croix-du-bon-Dieu_ s'éloigne
+du rivage couvert de la foule des spectateurs impatients. Le bâtiment
+aperçu grossit déjà à la vue de ceux qui se proposent de l'abandonner
+s'il est armé, et de l'attaquer s'il est sans défense. Une mauvaise
+longue vue est braquée sur lui, et Cavet, après l'avoir observé, annonce
+que c'est un-brick marchand. Le courage redouble: les avirons font
+bouillonner la mer le long de la barque, qu'ils forcent à _sailler_
+avec une extrême vitesse. Le jour se fait; le navire encalminé met ses
+embarcations à la mer, et les fait nager sur son avant, pour se haller
+au large; mais cette masse reste immobile au sein des flots que nos
+petits pilotes fendent avec rapidité: ils gagnent le navire, et
+tellement même, que bientôt ils parlent de faire feu sur lui.
+
+Mais c'est en ce moment décisif que la scène la plus plaisante se passe
+à leur bord! Beaucoup plus au fait de manoeuvrer pacifiquement leur
+barque, que de faire le coup de fusil, ils ne savent'trop comment
+commencer le feu. Cavet passe de l'arrière à l'avant dans cet instant
+solennel: il ordonne à ses guerriers, encore bien novices, de l'imiter;
+et pendant qu'une partie de l'équipage continue à ramer, l'autre portion
+ajuste l'arrière de l'ennemi, et fait pétiller la fusillade, non sans
+que chacun des héros n'ait fait le signe de la croix, et n'ait fixé son
+bonnet brun sur ses oreilles, avant de lâcher son coup. Cette attaque,
+toute grotesque qu'elle est, réussit. Le navire assailli par nos
+nouveaux Jean-Bart, hisse son pavillon, un large pavillon espagnol.
+Attention, voici le moment! s'écrie Cavet, prenant une posture héroïque:
+il arbore sa couleur, c'est pour nous envoyer du tabac par l'arrière!»
+Tous ses intrépides compagnons se couchent dans le fond du bateau, à ce
+mot d'avertissement. Mais le pavillon espagnol n'a été hissé que
+pour être bientôt amené, et pour donner aux vainqueurs un signal de
+reddition. Des cris de victoire s'élèvent à cette vue, du groupe des
+petits corsaires, qui deviennent indomptables. Ils abordent, le fusil
+couché en joue, le brick vaincu. C'était un bâtiment de Cadix, qui
+venait d'être pris par des mousses en sabots!...
+
+
+
+5
+
+_Première Prise._
+
+
+Grande était sans doute la joie de nos petits vainqueurs, et leur
+embarras aussi.
+
+Ils venaient d'amariner un navire dont ils ne savaient plus que faire.
+
+--Comment le conduirons-nous à Ouessant? demande un des gens de Cavet à
+celui-ci.
+
+--Comment? tu vas le voir. Il faut que nos prisonniers nous aident
+eux-mêmes à conduire leur bâtiment au port.
+
+--Parles-tu espagnol, Cavet, et pourras-tu te faire entendre d'eux?
+
+--Tu vas voir qu'avec ce bras-là on parle toutes les langues.
+
+Et au même instant, Cavet ordonne d'un geste impérieux, aux matelots
+espagnols qui se sont jetés dans la cale, de monter sur le pont et de
+sauter dans leurs embarcations, pour nager sur l'avant de la prise.
+Ils obéissent au geste du capitaine Cavet, et bientôt ils hallent sur
+l'avant la touline qu'on leur présente, et le navire s'achemine vers
+l'île, roulant tribord et babord au sein du calme, qui favorise avec le
+courant le projet des petits Ouessantins.
+
+Le capitaine espagnol se montrait altéré. Être pris par des enfants!
+Mais ces enfants tenaient toujours leurs fusils à la main, et ils
+couchaient en joue de temps à autre les canotiers, qui nageaient
+péniblement sur l'avant du navire. Il n'y avait pas moyen de résister,
+et il fallait bien se résigner, car les vainqueurs heureux ne sont pas
+ordinairement faciles.
+
+Les pilotes, qui, restés à terre, avaient suivi de l'oeil avec la plus
+grande anxiété toute la manoeuvre des petits pêcheurs, ne pouvaient
+encore s'expliquer comment ils étaient parvenus à se rendre maîtres du
+brick à vue. Mais quand ils virent la prise s'approcher avec le pavillon
+espagnol renversé, ils ne purent plus douter du succès que ces enfants
+venaient de remporter. La joie des habitants de l'île fut au comble. On
+détacha du rivage toutes les embarcations dont on put disposer. Tout
+le monde voulut aller à la rencontre de la prise: le curé d'Ouessant
+lui-même se jeta, malgré son obésité, dans un des canots, et en moins de
+quelques minutes le _Palafox_ (c'était le nom du bâtiment capturé) se
+trouva environné d'une multitude de chaloupes, qui aidèrent à l'envi à
+faire cingler le navire à terre.
+
+Tanguy, en embrassant son fils adoptif, ne sut que pleurer d'ivresse: il
+ne put lui parler.
+
+Le curé, en montant à bord de la prise, s'empressa de bénir le premier
+navire capturé par ses ouailles. On plaça le ministre des autels à la
+barre du gouvernail, pour porter bonheur à la prise, et pour faire
+honneur au bâtiment.
+
+Jean-Marie tendit la main à Cavet; mais celui-ci, avant de recevoir
+les félicitations du pauvre Jean-Marie, lui dit solennellement:--Tu
+regrettais hier la part d'or qui te revenait de la charité du commodore
+anglais; tiens, voilà de quoi te payer ta part!
+
+Et en prononçant ces mots avec l'accent du reproche, Cavet montrait à
+Jean-Marie humilié le pont du navire, de l'avant à l'arrière.
+
+En peu d'instants le _Palafox_ se trouva amené, amarré à terre dans
+une des bonnes criques de la côte escarpée d'Ouessant. On remit les
+prisonniers à l'autorité, qui, de son côté, s'empressa d'apposer les
+scellés sur les panneaux et les écoutilles de la prise, afin d'assurer,
+disait-on, l'intégrité du partage à chaque intéressé. Le vin de
+Bénicarlos, extrait de la cambuse du _Palafox_, alla abreuver à flots
+épais tous les gens qui venaient féliciter Cavet du succès de sa
+téméraire entreprise. L'enthousiasme était dans toute l'île. On ne
+parlait que de l'audace et du sang-froid des petits corsaires, et de
+leur intrépide petit chef.
+
+Qu'une prise fait bien à terre dans une île sauvage, lorsque ses vergues
+et sa haute mâture dominent au loin les rochers arides au milieu
+desquels s'ébat un large pavillon renversé! De quel orgueil se sentaient
+animés les naturels d'Ouessant, en voyant le Palafox enterré entre les
+cailloux du rivage, comme un renard dans un piège de fer! Et quel bon
+air de piraterie cette prise donnait à l'île, où les marins à la jambe
+velue, à la figure arénacée, n'avaient encore su conduire que des
+paquets immenses de goémon pour fumer leurs terres paresseuses! Eux qui
+ne se croyaient que les premiers _lamaneurs_[5] de la côte de Bretagne,
+les voilà devenus des espèces de _corsairiens_, d'intrépides forbans.
+Ils ne se sentaient pas d'aise, et tous voulaient armer leurs bateaux de
+pêche, en course, et aller au loin écumer la mer, à laquelle jusque-là
+ils n'avaient demandé que du poisson à pêcher et des navires à piloter.
+
+[Note 5: Nom que l'on donne aux pilotes côtiers.]
+
+Il fallut songer à conduire à Brest le brick _le Palafox_, ce brick si
+précieux pour eux, ce gage parlant de leur gloire. On lui composa un
+équipage d'élite. Le commandement en fut laissé à Cavet, sons lequel
+maître Tanguy s'honora de remplir les fonctions de second dans le petit
+trajet d'Ouessant au Fer-à-Cheval. Avec quelle sollicitude nos bons
+pêcheurs pilotèrent leur prise, pendant les huit lieues qu'ils avaient
+à faire pour mettre leur capture en sûreté! Ils rangeaient tous les
+cailloux à les toucher, comme s'ils avaient été à chaque instant
+poursuivis par la division anglaise qui louvoyait au large. Nulle passe
+dangereuse ne leur paraissait assez sûre contre l'audace des croiseurs
+qui ne songeaient seulement pas à eux: ils _fignolaient_ tous les
+écueils en fins pilotes, jaloux d'employer la fleur de leur science
+_côtière_, à préserver de toute tentative ennemie ce qu'ils avaient de
+plus cher au monde.
+
+Enfin, après quelques heures de travail et d'anxiété, ils mouillèrent
+dans le port de Brest, après avoir salué le stationnaire de quelques
+coups de canon, tirés par deux mauvaises pièces qu'ils avaient sur le
+pont.
+
+La foule curieuse assista au débarquement de nos pilotes. Un
+commissaire-général de marine fendit les flots de la multitude pour
+demander aux insulaires: Qu'est-ce que c'est que ce navire?
+
+--_Le Palafox_, brick espagnol, si vous savez, monsieur le commissaire,
+ce que c'est qu'un brick.
+
+--Et qui a pris ce bâtiment?
+
+--Moi!
+
+--Vous?
+
+--Et pourquoi pas? Il me semble que j'ai tout ce qu'il faut pour
+prendre, aussi bien qu'un autre, un navire comme ça.
+
+--J'avais cru que c'était un bâtiment de l'État qui avait capturé ce
+brick.
+
+--Ah! oui, c'aurait été plus régulier, n'est-ce pas? Mais c'est un
+bateau de pêche avec une douzaine de mousses comme moi. La manière de
+prendre, au surplus, ne fait rien à l'affaire. Ce qu'il est important de
+savoir, c'est la part qui nous reviendra pour avoir mis ce brick là dans
+le sac.
+
+--Mais, mon petit ami, vous pourrez avoir le tiers du navire.
+
+--Pourquoi pas tout, puisque c'est nous qui l'avons pris tout et tout
+seuls?
+
+--Parce qu'il faut que le conseil des prises détermine si ce bâtiment
+doit être considéré comme prise ou comme épave on débris résultant d'un
+naufrage.
+
+--Comment, si c'est une prise! Mais il me semble que la chose est toute
+décidée par le fait. Comment le conseil pourrait-il décider qu'une prise
+faite, n'est pas une prise?
+
+--Comment pourriez-vous prouver que ce n'est pas une épave?
+
+--On vous en donnera des épaves comme ça, trouvées à coups de fusil!
+
+Ici maître Tanguy s'approche, et se mêle à la discussion. C'est-à-dire,
+monsieur le commissaire, que l'État veut mettre la patte sur notre
+bien....
+
+--Pilote, apprenez que l'État n'a pas de patte, et que vous devriez
+parler avec plus de respect d'un gouvernement aussi équitable et aussi
+intègre que celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre.
+
+--Quand je dis la patte, monsieur le commissaire, c'est la griffe que je
+voulais dire, car je respecte toujours tous les gouvernements. Mais vous
+dites que si la prise est regardée _censément_ comme une épave trouvée
+en mer, nous n'aurons pas grand'chose à gratter.
+
+--Vous aurez ce que le conseil des prises et la loi devront vous
+accorder. Voilà ce que je puis au moins vous affirmer.
+
+--Eh bien, c'est bon, je vais vous prendre là-dessus:
+
+Vous voyez bien ce petit garçon-là qui a pris _le Palafox_? Eh bien! je
+l'ai trouvé en mer avec sa petite soeur, qu'un gueux d'Anglais nous a
+enlevée; mais ça ne fait rien à l'affaire que je veux vous conter.
+
+Je vous disais donc que j'ai pêché ce petit garçon-là et sa soeur.
+C'étaient bien des épaves aussi, puisque je les ai trouvés à la mer,
+dans une cage à poules. Cependant l'État n'a pas réclame sa part dans
+ces débris-là, et il m'a laissé à moi toute ma trouvaille, parce qu'il
+savait bien qu'il fallait nourrir ces épaves, et l'État, comme vous
+dites, n'a pas _exercé la loi_; mais aujourd'hui que nous avons fait
+une prise qui vaut de l'argent, et que l'État sent qu'il y a non pas de
+dépenses à faire, mais de la monnaie à gratter, il veut qu'un navire
+halle dedans, sans que ça lui ait coûté un sou, soit une épave, pour
+qu'il puisse mettre la patte,.... non, non, pardon, pas la patte, mais
+son grappin dessus, enfin!.... C'est juste, si l'on veut; mais c'est
+juste d'une drôle de manière, et j'ai dans l'idée que si je faisais de
+la justice, j'en ferais mieux que ça, ou je ne m'en mêlerais pas du
+tout.
+
+--Je ne suis chargé ni d'expliquer ni de commenter les lois. Mon devoir
+est de les faire exécuter. Quand le conseil des prises aura prononcé, on
+vous fera connaître sa décision.
+
+Cette contestation ne laissait pas que de contrarier nos insulaires,
+plus habitués à interpréter la loi naturelle selon leur instinct, qu'à
+se soumettre au texte de la loi civile, et à la lettre des décrets
+impériaux. Une autre difficulté vint les blesser dans leurs affections,
+à la suite de celle qui les avait déjà trompés dans leurs espérances.
+
+L'ancien maître de pension de Cavet conseilla à Tanguy, pendant son
+séjour à Brest, de faire des démarches afin d'obtenir la naturalisation
+de son fils adoptif. Tanguy s'empressa ensuivre l'avis du maître de
+pension, qui lui fit comprendre, non sans quelque peine, tous les
+avantages attachés à la qualité de Français. Il fallait en effet que
+Cavet fût naturalisé pour pouvoir prétendre un jour au grade éminent
+de capitaine au long-cours. Cette considération seule aurait déterminé
+maître Tanguy. Il alla présenter une déclaration au greffe du juge de
+paix.
+
+Mais ce fut là une nouvelle difficulté! Le magistrat lui prouva clair et
+net, le Code civil à la main, que, d'après les art. 543, 344 et 346,
+il n'avait été que le _tuteur officieux_ de celui qu'il avait regardé
+jusque-là comme son fils d'adoption. Cette circonstance étonna, affligea
+notre pauvre pêcheur; mais le Code était là, mais le texte de la loi
+venait d'arracher au bon Tanguy une illusion qui avait fait une partie
+du charme de sa vie si simple, et la consolation de sa confiante
+vieillesse.--Va, on aura beau me prouver que tu n'es pas mon enfant,
+dit-il à Cavet, je sais bien que tu es pour moi quelque chose de plus
+qu'un étranger. Allons-nous-en d'ici le plus tôt possible. La ville de
+Brest, avec ses lois, me pèse sur le coeur. Retournons à Ouessant, on y
+respire plus à l'aise.
+
+Cavet, irrité de tout ce qu'un peu d'expérience lui avait appris,
+s'efforçait de consoler le vieux pilote. Qu'importé, lui répétait-il, en
+s'efforçant de lui cacher son propre dépit, qu'importé que je ne puisse
+pas être reconnu par ces gens-là comme votre fils et comme un bon
+Français! Cela change-t-il les sentiments que j'ai pour vous et ceux
+que vous avez pour moi? Croyez-vous qu'avec leurs lois inhumaines, ces
+gens-là m'empêcheront de gagner ma vie et de secourir vos vieux jours?
+Nous serions bien bons, ma foi, de nous affliger pour si peu de chose!
+Tenez, si vous m'en croyez, pour oublier toutes ces sottes contrariétés,
+nous irons, ce soir même, au spectacle.
+
+--Au spectacle? Ah! oui, il me souvient qu'il y a trente ans à peu près,
+quand monsieur Hector était gouverneur, on me paya une fois la comédie;
+c'était bien beau alors! Mais quelle diable de mine irai-je faire au
+milieu de tout ce monde, avec mes _bragou-brasse_[6] et ma veste de
+paysan? Que verrons-nous enfin de si curieux à ton spectacle?
+
+[Note 6: Bragou-brasse, larges braies, grandes culottes, en
+bas-breton.]
+
+--Nous y verrons, parbleu, la pièce que l'on donne ce soir! C'est
+justement _le Petit Matelot_ que l'on va représenter. Cet opéra vous
+plaira, j'en suis sûr, car on y parle de marine: c'est un corsaire et
+son fils; ce sera vous et moi enfin, que vous vous imaginerez voir..
+
+--Un corsaire? un pilote peut-être et son enfant? Quoi! ce serait comme
+qui dirait toi et moi, n'est-ce pas, Cavet? Eh bien, allons-y, mon
+enfant, si ça ne coûte pas trop cher cependant; car des pauvres gens
+comme nous ne doivent pas faire de folies pour s'amuser un instant.
+
+Nos deux insulaires se rendent au théâtre. Cavet place aux premières
+galeries son père endimanché. La toile se lève: la pièce commence.
+Tanguy, étonné, écoute d'abord avec attention, et puis, au bout de
+quelques minutes, se prend à rire de toutes ses forces. Les spectateurs
+le regardent avec un peu de surprise et d'ironie. Les acteurs chantent,
+et le pilote devient inattentif; de la distraction il passe à l'ennui,
+et pendant que le public, plus occupé du costume étrange du spectateur
+que de la pièce, observe ses mouvements assez plaisants, il s'endort
+à moitié sur l'épaule de son fils, qui veille, lui, et qui enrage, en
+promenant sur le parterre et sur les loges des regards remplis de mépris
+et de colère.
+
+Au moment où l'acteur chargé du rôle du capitaine Sabord doit dire: _Il
+fallait un vent de Nord-Est pour nous relever de la côte_, le marin
+de coulisses se trompe, et parle d'un vent de _Nord-Ouest_, et en
+prononçant encore ce dernier terme comme il est écrit. Tanguy, à cette
+expression, qui résonne assez mal à son oreille, semble se réveiller
+d'un somme, et se met à crier de sa grosse voix d'ancien aide-canonnier:
+_Dis donc au moins un vent de Nordais et non pas de Norois, espèce
+de Parisien, puisque la côte court Nord et Sud!_ A cette sauvage
+interruption, qui n'amuse qu'une partie du public, le parterre hurle: _A
+la porte, le vieux borgne! à la porte!...._ Tanguy, tout consterné, se
+trouble; des commissaires de police arrivent pour mettre à exécution
+l'arrêt porté par le parterre contre le pauvre pilote. A la vue du
+commissaire, Cavet, indigné, se lève:--Qui osera, s'écrie-t-il, en
+grinçant des dents, porter la main sur ce brave homme dont je suis le
+fils? Apprenez que celui que vous traitez ici avec tant d'inhumanité est
+le pilote qui, au péril de sa vie, a jeté une frégate ennemie sur
+vos côtes. Quel est celui d'entre vous tous, qui méprisez tant sa
+simplicité, qui oserait se vanter d'avoir rendu autant de services que
+lui à son pays? Qu'il se montre celui-là, s'il en a le coeur, et je lui
+ferai payer cher son insolence et son stupide orgueil!...» Un profond
+silence succède à cette chaleureuse provocation: personne ne se présente
+à Cavet, qai semble chercher des yeux le premier qui osera se montrer.
+C'est au tour des spectateurs d'être stupéfaits.... Mais le bonhomme
+Tanguy, profitant de cet instant de calme, se lève tout ému; il saisit
+avec énergie la main palpitante de son garçon: Viens-t'en, viens-t'en
+d'ici, mon pauvre Cavet, lui dit-il, presque en sanglotant. Ils m'ont
+appelé _vieux borgne_. Allons-nous-en, puisque c'est une honte pour ces
+gens-là, que d'avoir perdu un oeil dans un combat. Le pilote et son fils
+s'éloignent alors, l'un en essuyant une larme, l'autre en menaçant les
+imbéciles qui n'ont pas craint d'insulter aux cicatrices du vieillard
+dont il protège avec passion les cheveux blancs et la tête mutilée.
+
+Le lendemain de cette scène, nos pilotes retournèrent dans leur île,
+désabusés tristement des illusions qu'ils s'étaient faites en arrivant
+à Brest avec leur prise. Oh! que leur vie innocente, obscure et
+laborieuse, leur parut bonne à retrouver, après les tribulations qu'ils
+venaient d'éprouver, et le bruit qu'ils venaient d'entendre à la ville!
+Ici, dit Tanguy, en revoyant son île paternelle, je suis chef, je me
+sens aimé, et enfin on me croit quelque chose. À peine sait-on dans le
+pays si je suis borgne ni comment j'ai perdu mon oeil. A Brest je me
+suis vu rebuté, méprisé: ce n'est pas là qu'est ma place, et c'est ici
+qu'est le bonheur pour un pauvre diable démon espèce.
+
+La décision du conseil des prises touchant _le Palafox_ arriva.
+L'autorité annonça aux capteurs que l'arrêt ne leur était pas favorable,
+et ils s'en étonnèrent peu, car une fois que l'on s'est habitué à croire
+à l'injustice, l'arbitraire n'a plus le pouvoir de nous surprendre:
+c'est à peine s'il a encore le privilège de nous affliger.
+
+_Le Palafox_ ayant été considéré comme épave, les petits marins qui s'en
+étaient emparés ne pouvaient prétendre qu'au tiers de la valeur de la
+prise, tandis que, s'ils avaient capturé ce bâtiment avec un bateau
+commissionné du gouvernement pour courir sur l'ennemi, on leur aurait
+accordé les deux tiers de leur capture.
+
+Comment, répétait encore Cavet, en s'indiquant toujours, comment, pour
+avoir le droit de faire tort à l'ennemi qui cherche tous les moyens de
+nous nuire, il faut que le gouvernement que nous voulons servir, nous
+permette, par brevets, de nous emparer d'un bâtiment ennemi! Il ne veut
+donc pas du bien qu'on veut lui faire, ni du mal que l'on veut causer
+à nos rivaux?--Si, si fait, répondit Tanguy, il veut bien recevoir le
+bien, puisque tu vois qu'il s'empare du navire que tu as enlevé.
+
+--Ce n'est pas ainsi que je comprends le gouvernement qui doit nous
+régir, ni la société au milieu de laquelle je prétends vivre.
+
+--Eh bien, veux-tu nous faire un autre gouvernement et une autre société
+qui t'arrangent mieux? Tu es bien malin, mon garçon; mais il n'y a pas
+moyen: c'est à prendre ou à laisser.
+
+--Vous avez raison; c'est à laisser. Aussi. ne pouvant changer ce qui ne
+me convient pas, je veux du moins m'ôter de dessous les yeux les choses
+qui me blessent la vue, qui me font mal au coeur, et qui révoltent ma
+fierté d'homme.
+
+--Qu'as-tu donc encore qui te passe en travers dans la tête?
+
+--Ce que j'ai? J'ai, que je veux vivre ailleurs que dans ce monde qui
+me gêne, et dont je me sens trop près. Je veux enfin être corsaire, me
+faire tuer, ou devenir quelque chose en respirant l'odeur de la
+poudre au milieu des combats, et non cet air pesant et corrompu qui
+m'empoisonne.
+
+--Corsaire! corsaire! Mais si tu te fais _chenoper_ en course par les
+Anglais, qui vous font de si belles rafles sur la mer?
+
+--Eh bien, peut-être alors je reverrai ma soeur en Angleterre, et ce
+sera au moins une consolation que de pouvoir espérer d'être réuni à
+elle.
+
+--Et à bord de quel corsaire encore veux-tu courir bon bord.
+
+--A bord du premier venu. Il y en a une pacotille de mouillés à
+Labreuvrack. J'irai trouver un capitaine qui ne me demandera pas qui je
+suis, mais bien ce que je sais faire, et je lui dirai: J'ai du courage
+et de la force...
+
+--Oh! pour ça, c'est vrai.
+
+--Je connais la côte de Bretagne aussi bien que n'importe quel pilote.
+
+--Ça, c'est encore vrai.
+
+--Prenez-moi à l'essai, si vous croyez que je vous trompe.
+
+--Oh! il te prendra, pour quelque chose de mieux qu'à l'essai.
+
+--Et puis après...
+
+--Et puis après?
+
+--Et puis après, ma foi, largue les huniers, hisse le grand foc, et
+adieu la terre... Ici, le père Tanguy s'essuya une larme d'une main, et
+de l'autre prit celle de son fils... Puisque tu le veux, et que ce que
+tu as dans la tête n'en sort jamais, je ne te dirai rien pour t'empêcher
+de faire la course. Il y a long-temps que je sais bien que tu as trop
+d'esprit pour rester avec de pauvres gens comme nous. C'est quand tu
+seras malheureux qu'il faudra revenir ici; mais si tu as du bonheur, ne
+reviens pas, et pense seulement quelquefois à moi; à ton vieux Tanguy,
+qui n'a d'autre peine que celle de ne pas t'avoir donné le jour....
+
+Cavet était attendri des larmes du vieillard, mais sa résolution était
+prise. Il comprit qu'il fallait brusquer son départ, et saisir son père
+au mot, pour ne pas lui donner le temps de la réflexion. Le matin, après
+avoir embrassé tout le monde, reçu les bénédictions de sa famille et les
+voeux de ses amis, il fit voile avec quelques pilotes dans un bateau qui
+devait le conduire, muni d'un léger paquet d'effets, à Labreuvrack, port
+de réunion de quelques corsaires en relâche.
+
+Il arrive la nuit avec sa barque dans ce havre immense et sauvage.
+Quelques masses noires, qui se balancent çà et là sur les flots
+plaintifs de la rade, lui indiquent le mouillage des corsaires. Il
+gouverne sur les navires ancrés en tête. Lequel abordera-t-il le
+premier? Quel est celui d'entre tous auquel il va confier sa destinée?
+Ici est mouillé un brick avec un fanal sur l'avant. Là s'élance sur la
+mer un lougre avec sa mâture de forban et ses longues vergues amenées en
+pagaie sur ses hauts bastingages. Plus loin, un côtre au large bau, au
+lourd beaupré, au gui immense, se présente silencieux et immobile sur
+les flots, sur la surface desquels il semble étendre ses flancs garnis
+de longs canons. On travaille à bord du brick, on chante à bord du
+lougre, et l'on dort à bord du côtre. C'est à bord du lougre qu'il se
+rendra, certain d'être mieux accueilli au milieu d'un équipage qui
+boit et qui danse, que par des hommes qu'il faudrait distraire de leur
+travail ou arracher au sommeil, pour se faire écouter.
+
+En approchant du lougre avec son bateau, le tumulte cesse un instant à
+bord de ce navire, et une grosse voix lui crie:
+
+--_Oh de la chaloupe, ho?_
+
+--_Holà!_ répond Cavet, selon l'usage en pareille circonstance.
+
+--_Vient-elle à bord?_
+
+--_Oui._
+
+--_Y a-t-il des officiers?_
+
+--_Non; mais il y a du bois pour en faire_, ajoute plaisamment un des
+pilotes.
+
+On accoste le lougre, et aussitôt cinquante ou soixante bandits, en
+bonnets et en chemises rouges, passent tous du bord qu'élonge la
+chaloupe, pour savoir ce qu'elle vient faire à bord du navire, à cette
+heure de la nuit.
+
+--Qui êtes-vous, vous autres? demande un des maîtres du bord.
+
+--Des pilotes d'Ouessant.
+
+--Ah! oui, des pilotes en cheveux mal peignés, en sabots crottés et le
+reste. Nous connaissons ça. Et que voulez-vous? Boire un coup? on vous
+en donnera deux. Fumer une pipe? vous en fumerez quatre et non pas sans
+tabac encore. Mais enfin qu'y a-t-il pour votre vilain service?
+
+--Nous voudrions parler au capitaine, dit Cavet.
+
+--Pas moyen, pour le quart d'heure, mon ancien, vu que notre capitaine
+est _sâ_ comme un anglais (est soûl).
+
+--Et le second?
+
+--Hors de combat aussi.
+
+--Mais puis-je au moins parler à un des lieutenants?
+
+--Les lieutenants ne peuvent pas dans le moment actuel te donner
+audience, attendu qu'ils dorment comme des bûches qu'ils sont, pour leur
+propre compte et celui de l'armateur. C'est moi qui suis le plus à jeûn
+de tout l'équipage et de l'état-major.
+
+--Oui, et encore vous êtes joliment _bituré_, vous! s'écrie l'équipage.
+
+--Mais c'est égal; j'entends bien les raisons des autres, quand je suis
+_paff_, et que je ne peux plus parler couramment. Parle, petit pilote;
+mais parle vite, si tu veux commencer à ne pas m'embêter.
+
+--Je désirais demander au capitaine s'il veut de moi à bord de son
+corsaire. Comment d'abord se nomme le navire?
+
+--Oh! pour ce qui est de ça, tu n'as pas besoin de le demander au
+capitaine. Le corsaire, mon garçon, s'appelle le lougre _l'Empereur_,
+et avec un nom de ce calibre on peut aller partout, et même en prison
+d'Angleterre. _L'Empereur!_ hein, j'espère que c'est un nom joliment
+_estropé_ et proprement garni en _queue-de-rat!_ Mais à quoi te sens-tu
+bon à bord?
+
+--Je me sens bon à gouverner, à haller sur une manoeuvre, à piloter
+le lougre ou une prise dans tous les ports de la côte, depuis Bréhat
+jusqu'à Concarneau, et puis, ma foi, à faire le coup de feu comme un
+autre.
+
+--Dites donc, vous autres, là-devant: v'là un petit jeune homme qui
+est _pratique_ de la côte, et il demande à courir bon bord avec nous.
+Faut-il rembarquer à la part?
+
+--Faites comme vous voudrez, répondent les bandits, qui chantaient sur
+l'avant; et laissez-nous tranquillement nous rafraîchir et nous tapper
+entre nous.
+
+--En ce cas, petit pilote, je te reçois, en attendant la _réveillaison_
+du capitaine, matelot à la part, à bord du lougre _l'Empereur_, de
+Saint-Malo-de-l'Ile. Si tu n'as pas de papiers, on t'en fera. Si tu en
+as, tu pourras te les mettre, je ne te dirai pas où, car ici on navigue
+à la douce, sans feuille de route et sans paquet. À propos, as-tu un
+sac?
+
+--Oui; le voilà.
+
+--Ah! en v'là une bonne, dites donc, vous autres, il a fait sa malle
+dans un bas de soie! C'est bon signe, mon ami; on voit que tu as besoin
+de refaire ton butin à la mer. Mais embarque toujours ta malle de poche,
+et dis à ces paysans qui sont avec toi, de monter à bord pour boire un
+coup de trop. Il faut ici que tout le monde vive. Voilà la touque au
+rogomme. Enfle!
+
+Les compagnons de Cavet s'empressèrent de se rendre à une aussi aimable
+invitation, et ils firent, en montant à bord de _l'Empereur_, retentir
+le pont du bruit de leurs lourds sabots. Je vous laisse à penser si
+la gauche tournure de ces pauvres pêcheurs amusa les corsaires déjà à
+moitié ivres! Viens-t'en donc voir, disaient les uns à leurs camarades,
+viens-t'en donc voir ces espèces de gabiers-volants en escarpins de
+bois! On voit bien que ces voltigeurs-là ne montent pas souvent sur
+leurs vergues pour _manger du ris_[7]. Mais si nous les invitions à
+faire une contredanse sans façon, avec leurs souliers fins: ils ne
+feraient peut-être pas tant les bégueules....
+
+[Note 7: Prendre des ris.]
+
+--Oui, oui, faisons-les danser _an anigous_[8], et _paffons-les_, mais
+du bon numéro.
+
+[Note 8: Nom d'un chant bas-breton.]
+
+On invite les Bas-Bretons à danser: ils refusent d'abord en se grattant
+l'oreille. On leur propose de grandes lampées d'eau-de-vie: ils
+acceptent en s'essuyant les lèvres; puis, après avoir reçu d'autres
+invitations, ils consentent enfin à sauter en rond avec tous les
+corsaires, qui s'égaient beaucoup de leur pesante allure et des grands
+coups de sabots qu'ils lancent sur le pont pour suivre la cadence.
+Ils burent et dansèrent tant, qu'ils tombèrent enfin de lassitude et
+d'ivresse.
+
+--Pardieu, dit un des matelots du corsaire, pour finir la bamboche, il
+faut affaler au palan, ces ivrognes-là dans leur bateau. Donne-moi
+une élingue, quelqu'un, et avec la candelette nous allons faire le
+déchargement de ces sacs-à-vin, au coup de sifflet de maître Boinet.
+
+--Maître Boinet consent à prêter à l'opération du déchargement, le
+secours de son coup de sifflet académique.
+
+--Mais il me vient une idée, fait maître Boinet, en se ravisant. Pour
+savoir ce que le petit pilote sait faire en matelotage, si nous
+l'invitions, avec aisance et facilité, à élinguer lui-même, de sa main
+blanche, le casaquin de ses pas-propres de compagnons de voyage?
+
+--Volontiers, dit Cavet, en prenant l'élingue, et en passant le croc de
+la candelette dans la croisure. Hisse à présent!
+
+À ce mot prononcé avec sang-froid et avec une plaisante gravité,
+l'équipage, enchanté de la bonne volonté et de la science matelotière du
+nouveau venu, se range sur le garant de la candelette: le sifflet aigre
+du maître part comme un trait, et roucoule en vrai rossignol; on hisse
+chaque pilote ivre-mort, et Cavet les reçoit dans le bateau, où ils sont
+affalés comme des ballots de marchandises que l'on va mettre à terre.
+De long-temps l'équipage de _l'Empereur_ n'avait ri de si bon aloi.
+C'étaient farces innocentes de corsaires, petits jeux enfantins de
+cette société de loups de mer, jeux bien lourds sans doute, mais qui
+suffisaient pour amuser la pesante oisiveté de ces gaillards-là.
+
+Le bateau pilote fut mouillé au large avec ses gens cuvant leur
+eau-de-vie dans la cale. Cavet revint à bord du lougre, où déjà
+les matelots, las de danser, de boire et de chanter, s'endormirent
+pêle-mêle, couchés sur le pont, sur les canons et les panneaux. Notre
+jeune homme finit lui-même par se laisser aussi aller au sommeil, et
+la nuit couvrit de l'obscurité qui lui restait encore, la fin de cette
+orgie, au délire de laquelle succéda le ronflement de tout l'équipage,
+livré aux douceurs d'un court repos.
+
+Image trop frappante de cette bonne vie de corsaires, qu'il faut avoir
+faite pour la connaître, la concevoir et pour pouvoir bien la décrire!
+Dangers, insouciance, orgies, prodigalité, combats, querelles et
+misères, voilà de quoi elle se compose. Et pourtant qu'elle finit vite,
+remplie comme elle l'est de tout ce qui peut la varier et la rendre
+irritante!
+
+Le soleil se leva pour le lougre _l'Empereur_, mais à travers des
+vapeurs brumeuses et froides, comme en hiver avec un bon frais de
+vent de nord. La piquante fraîcheur du matin réveilla le premier, le
+capitaine Felouc, qui, en se frottant les yeux, encore tout rouges de la
+ribote de la veille, aperçut tout son monde étalé sur le pont, dans les
+postures les plus nonchalantes. Le capitaine Felouc n'était pas tendre à
+jeûn. En voyant son lougre éviter le cap au Nord par l'impulsion de la
+brise qui lui glace l'oreille, il tourne sa mine refrognée du côté du
+vent, et, après avoir jeté un regard scrutateur sur les nuages qui
+filent vers le sud, il prend une barre d'anspect, réveille ses gens à
+grands coups, et en criant d'une voix passée au rum: _Debout tout le
+monde, et va à terre me chercher un pilote!_
+
+A ces mots, et surtout à ces gestes, nos corsaires, endormis
+très-profondément une minute auparavant, se lèvent tous comme s'ils
+avaient été parés depuis une heure à obéir à l'ordre de leur capitaine.
+
+On vire à pic sur le câble; on largue les rabans des voiles paquetées:
+c'est le grand appareil qui doit être hissé, car il s'agit de louvoyer
+pour sortir. Une embarcation se dispose à aller chercher le pilote à
+terre.
+
+Mais à ce mot de pilote, le jeune Cavet, qui n'a pas encore parlé au
+capitaine Felouc, s'avance vers loi, le chapeau bas.
+
+--Que veux tu? lui demande Felouc, en fixant sur lui ses deux yeux de
+loup.
+
+--Mettre le corsaire dehors, si vous le voulez, capitaine, et faire la
+course avec vous?
+
+--A quoi es-tu bon?
+
+--A vous conduire partout où vous voudrez, dans les cailloux de la côte,
+depuis les Penmarck jusqu'au raz de Bréhat.
+
+--Sans _badigoincer_?
+
+--Sans badigoincer, capitaine.
+
+--Et qui me répondra de ton savoir-faire?
+
+--Qui? mais moi, donc!
+
+--Toi; mais qui me répondra de toi?
+
+--Ma vie, s'il le faut. Envoyez-moi par-dessus le bord, si je ne vous
+pilote pas à votre idée, et si je fais une bêtise.
+
+--Allons, voyons un peu comment tu vas te patiner. Je suis aussi un peu
+_côtier_, et je verrai bien si tu connais ton affaire, en mettant le
+lougre dehors. D'ailleurs, je serai là pour veiller au grain, et pour
+corriger la route, si tu ne fais pas gouverner droit et à l'oeil.
+
+Cavet devient donc le pilote du bord. A lui le soin de la manoeuvre, et
+faites bien attention à ce qu'il va commander.
+
+--Vire à dérâper, et parez-vous à hisser le foc devant et le _tape-cul_
+derrière (pardon du terme, il est technique), la barre un peu dessous,
+timonnier!
+
+--Pas mal cela, dit tout bas Felouc.
+
+--L'ancre est dérâpée, pilote, s'écrie le second, perché devant!
+
+--Traverse le foc au vent, borde le tape-cul à plat, la barre toute
+dessous!.... Voyez-vous, capitaine, nous avons le temps de mettre notre
+ancre en haut, avant de faire de la toile. Il ne doit d'ailleurs y avoir
+que dix brasses à pic, où nous sommes.
+
+--C'est vrai ça; mais où donc as-tu appris si jeune à te manier de cette
+façon?
+
+--Je vous conterai tout ça plus tard, mon capitaine; voilà l'ancre à
+bloc. Parons-nous à hisser le grand appareil pour _bordailler_ un peu à
+terre, et pour couper ensuite sur la boraine.
+
+--Le tonnerre de D... m'élingue, c'est qu'il est bon là, le petit lapin!
+Cavet continue.
+
+--Amure les basses voiles, et hisse la misaine et la grande voile,
+devant et derrière en dedans des bastaques! Vire, vire, à courir
+partout. Comme ça va bien, la barre; sans plus venir au vent!
+
+On court un petit bord: le lougre se penche et pince le vent à quatre
+quarts, avec une belle mer et la jolie brise qui siffle le long de ses
+ralingues bien bordées. Le petit pilote regarde de temps à autre sous le
+vent, puis repasse au vent, dit un mot au timonnier en portant l'oeil
+sur l'avant du navire. La terre approche: le corsaire l'attaque, à une
+portée de pistolet; capitaine Felouc commence à croire qu'il est temps
+d'envoyer vent-devant. Mais Cavet lui répète avec assurance, et en
+continuant de se promener sur le gaillard, qu'il n'y a rien à craindre
+avec plus de deux brasses d'eau sous la quille. Le commandement de
+_pare-à-virer_ est fait cependant: celui d'_adieu-vat_! le suit de près;
+mais le corsaire range la côte à la toucher, en s'élançant au coup de
+barre, dans le lit du vent. Felouc, au moment de l'évolution, prend un
+plomb de sonde, et avant de le jeter le long du bord, il demande à son
+pilote: _Combien fais-tu d'eau ici?--Trois brasses à trois brasses
+et demie, tout au plus_. Le plomb est lancé, la ligne le suit: trois
+brasses et demie à pic! Felouc est dans l'admiration et reste stupéfait,
+les coques de sa ligne en main. Il ne reprend l'usage de la parole que
+pour demander au nouvel arrivé:
+
+--Comment te nommes-tu?
+
+--Cavet. J'ai été trouvé en mer, dans une cage à poules. Des pilotes
+d'Ouessant m'ont élevé...._Loffe à la risée, timonnier! La marée porte
+au vent_....C'est moi qui ai amariné dans un bateau de pêche, le brick
+_le Palafox_.... _Sans arriver_, la barre droite, laisse le navire, qui
+est ardent, venir tout seul _au vent!_
+
+--Quoi! c'est toi, qui...._Le Palafox!_ Parbleu, je me souviens bien, un
+petit brick espagnol, chargé de vin et de drap brun!
+
+--C'est justement cela. Il y a quelque temps. Les autorités n'ayant pas
+voulu me reconnaître comme Français, je me suis dit: Il faut aller en
+course, et peut-être qu'on te reconnaîtra là pour marin. Un marin, vous
+le savez bien, est de toutes les nations.
+
+--Oui, de toutes les nations, car la mer appartient à tout le monde,
+c'est-à-dire à tous ceux qui savent vivre sur elle. Mais puisque tu
+as mis _le Palafox_ dans le sac, il ne faut plus t'appeler à bord que
+_Palafox_: ce sera ton nom de course, et je te baptise, au nom de je ne
+sais pas encore qui, quatrième capitaine de prise, si tu veux.
+
+--Ce n'est pas de refus, capitaine. Mais voulez-vous dire de nous parer
+à virer? Il y a là à terre une basse dont voilà l'accore. Là où vous
+voyez la mer clapoter.» On vira de bord encore une fois, d'après l'avis
+de _Palafox_, car ce fut le nom de guerre de l'orphelin, à bord de
+_l'Empereur_. En peu d'instants, le lougre, piloté adroitement par
+notre homme, se glisse comme une anguille entre les rochers de la côte,
+laissant tantôt arriver pour un brisant, et revenant tantôt au vent pour
+un autre. Le corsaire s'élève, ainsi habilement conduit, de la partie
+du rivage où les flots vont se briser avec un horrible fracas sur les
+rochers, les bancs de sable et les basses de ces parages dangereux.
+Honneur en soit rendu au petit pilote _Palafox_! Le capitaine Felouc lui
+assure qu'il l'estime, en lui faisant boire le reste d'un verre de rum
+qu'il a déjà humé à moitié. L'équipage le regarde d'un air qui a cessé
+d'être goguenard, et avec une sorte de surprise qui semble dire: Ce
+petit gaillard-là est plus malin qu'il n'en a la mine!... Le lougre
+_l'Empereur_ était déjà en mer.
+
+
+
+6
+
+Course, capture, baraterie du Patron, avant-goût de piraterie.
+
+
+Quel changement de physionomie s'opère au large dans la physionomie d'un
+équipage qui vient de quitter le mouillage! A peine ces corsaires, dont
+je vous ai dépeint la lourde joie et les grossiers amusements dans
+la rade de Labervrack, eurent-ils senti la lame de la Manche, qu'ils
+prirent tous un air grave et une contenance impassible. Plus de gaîté
+dans leurs propos, plus d'abandon dans leurs gestes. Leurs yeux, rôdant
+autour du bord et sur tous les points de l'horizon qui s'étend devant
+eux, semblent chercher à découvrir la proie dont ils veulent se saisir.
+Leur conversation ne roule que sur le partage du large butin qu'ils
+se promettent. C'est un trois-mâts chargé de piastres qu'ils veulent
+aborder, un bâtiment de la Compagnie qu'ils voudraient attaquer. Bien
+ne leur semblerait trop redoutable, parce qu'ils se sentent autant de
+courage que d'avidité.
+
+Un convoi se présente: le capitaine Felouc se jette au beau milieu des
+navires qu'escorte une corvette. La vue d'un lougre effraie tous les
+navires marchands, qui s'empressent d'abord de fuir. La corvette chasse
+le corsaire qui l'amuse ainsi jusqu'à la nuit. Puis quand l'obscurité
+enveloppe et le bâtiment chasseur et le bâtiment chassé, celui-ci
+revient sur sa route, rejoint les navires du convoi, et en élonge trois,
+en jetant mystérieusement à leur bord des paquets d'hommes qui menacent
+les Anglais du bout de leur poignard, au moindre cri, au moindre signe
+dont le but serait de trahir leur présence.
+
+On expédie les prises. La nuit favorise leur fuite; mais les équipages
+qu'il a fallu leur donner, épuisent le nombre d'hommes du corsaire. Le
+lendemain il faudra songer à là retraite, et aller dans quelques ports
+de France se ravitailler d'hommes nouveaux pour continuer la course.
+
+Trois ou quatre jours se passent avant qu'on ne puisse gagner la terre
+avec des vents de Sud. Un petit brick anglais se rencontre sur les
+attérages. Le corsaire oriente sur lui. En quelques heures il le tient
+sous son écoute. Un coup de canon siffle dans sa mâture, et le brick
+amène. On va à bord s'assurer si sa cargaison vaut la peine qu'on
+se démunisse de quelques hommes pour le conduire en France. Il est
+richement chargé. Le petit pilote _Palafox_ a fait preuve de capacité et
+d'audace. Les capitaines de prise commencent à être rares à bord. Aucun
+de ceux qui restent ne connaît assez bien la côte, pour qu'on le charge
+de piloter le navire amariné, en lieu sûr. _Palafox_ se propose: on
+lui donne dix hommes. Il saute à bord du brick, et vogue la barque! Le
+corsaire l'escorte pendant quelque temps: le mauvais temps vient, et
+sépare le lougre du brick. Mais celui-ci, avec les premiers vents
+d'Ouest, laisse courir au Sud-Sud-Est, et au bout de quelque temps
+Palafox découvre les roches des Épées de Tréguier. Tréguier, bel
+attérage pour des corsaires qui, garantis par les dangers que présente
+cette côte, peuvent braver les croiseurs trop prudents pour s'engager
+dans de tels parages! Un soir enfin, la prise laisse les Sept-Iles par
+tribord à elle, et va s'enfoncer dans les roches qui s'étendent sur
+l'avant: son capitaine connaît toute cette côte, dont l'aspect fait
+dresser les cheveux à nos marins du midi. Un navire, qui semble
+poursuivi par un bâtiment à la haute voilure, se montre sur la partie de
+l'horizon que la prise laisse derrière elle. Bientôt elle reconnaît un
+lougre dans le navire chassé. C'est peut-être le corsaire _l'Empereur_
+lui-même, et le navire qui le presse, une corvette ou une frégate.
+Le vent qui bat en côte pousse grand largue le navire carré, et doit
+contrarier le lougre, dont la marche est _le plus près_. Hélas! oui, le
+croiseur gagne, gagne le pauvre lougre: il sera bientôt sur lui.... Il
+l'a joint, et quelques longs coups de canon qui résonnent au loin avec
+un lugubre fracas, annoncent qu'avant la nuit le lougre a été amariné!
+
+Plus heureux, le petit brick, en refoulant un horrible courant, en se
+laissant pousser par un vent qui grossit les lames, passe entre tous les
+dangers qu'il effleure, qu'il contourne, et va mouiller avec la nuit
+tombante, à la Roche-Jaune.
+
+Douce fête que l'arrivée d'une prise! Triomphe pour les marins, joie
+pour les habitants du port, que les richesses conquises sur l'ennemi
+vont vivifier! Ivresse enfin pour tout le monde, ivresse surtout pour
+l'équipage du navire capturé! Les embarcations du stationnaire de
+Tréguier, les pataches de la Douane, environnent le brick. On embrasse
+Cavet sans le connaître. On lui offre un lit, un repas, des femmes même.
+sans savoir s'il a le sou en poche. La prise paiera toutes ses dépenses,
+ses profusions, ses folies. Arrivent du vin, des amis qu'il n'a jamais
+vus, des femmes dont il ne se soucie guère! Il est corsaire, corsaire
+heureux, et de plus, un des mieux bâtis des jolis garçons que l'on ait
+vus sous une chemise de molleton rouge! Qu'avec plaisir les jeunes
+filles promènent leurs regards animés sur ses traits hardis et son front
+expressif! Il entend et parle leur langage bas-breton. Il fait mieux
+encore, il comprend cet autre langage plus tendre qui ne se parle
+pas. Il finit par répandre l'or qu'on lui compte, entre des marins
+insouciants qui boivent avec lui, et des femmes qui l'enchaînent une
+heure ou deux au sein de ces orgies qui sont à peine des excès pour sa
+brûlante imagination et pour la force de son organisation. Ouessant et
+ses innocentes moeurs, le bon Tanguy et ses paternelles exhortations, sa
+soeur même, ravie par les Anglais, tout est oublié avec des corsaires
+qui oublient tout, hors le plaisir brutal dont ils sont altérés.
+
+Ce ne fut que lorsqu'il n'y eut plus d'argent à dépenser, que notre
+jeune pilote se rappela quelque chose.
+
+Un matin il se réveille calme, après avoir prolongé dans le sommeil les
+grossières illusions de l'orgie du soir. Il ne trouve près de lui ni
+les femmes qui l'avaient flatté la veille, ni les amis avec lesquels
+il s'était enivré. Il porte la main à sa ceinture: elle est vide. L'or
+qu'elle renfermait s'est évanoui en fumée; il ne le regrette pas: au
+contraire, même, il se félicite d'être délivré du souci de le dépenser.
+Ses réflexions se reportent plus librement au-delà de la vie qu'il a
+menée depuis quelques jours. Il entend la mer battre le rivage sur
+lequel, il a trouvé un refuge. Cette mer, qui a bercé son enfance,
+et qui s'est fait entendre si constamment à son oreille, semble, en
+mugissant au loin, le rappeler sur son sein maternel. Jamais le bruit
+des vagues n'avait retenti si harmonieusement pour lui. «Ah! dit-il,
+en ouvrant une fenêtre qui donne sur les flots, c'est là qu'est ma
+vocation, ma vie! La terre m'a trompé, elle m'a toujours repoussé.
+Les hommes, là, sont trop méprisables, leur existence trop fade. J'ai
+éprouvé déjà leur injustice, leur égoïsme. J'ai voulu goûter de
+leurs plaisirs. Les femmes, qu'ils estiment et qu'ils flattent
+avec délicatesse, auraient peut-être consenti à jeter un regard de
+bienveillance sur ma figure; mais sur mon sort aucune d'elles n'aurait
+gémi. J'aurais pu être l'amant caché de quelques-unes: aucune n'aurait
+songé à devenir ma protectrice désintéressée. Je me suis livré aux
+dernières de ces créatures qui tiennent une si grande place dans
+l'existence des hommes; elles ne m'ont inspiré qu'une passion sans
+fièvre, qu'a bientôt suivie le dégoût. C'est à la mer qu'il faut aller
+oublier ces impressions pénibles. La lame de l'Océan effacera tout cela.
+Ce n'est que loin d'ici que je puis respirer à l'aise. Un corsaire, un
+corsaire encore, pour celui qu'ils appellent l'orphelin! Des combats,
+du fracas et du carnage pour l'enfant qui n'a pas eu le courage d'être,
+bas, rampant et méprisé. À l'eau! à l'eau! toi, petit pilote, que l'eau
+a jeté expirant dans la barque d'un pêcheur.»
+
+Il trouva bientôt un autre corsaire. Pour l'aller chercher, il prend un
+bâton à la main, marche vers Saint-Malo, comme s'il allait porter une
+lettre à la poste du lieu le plus voisin. Lui, qui, quelques jours
+auparavant, nageait dans une certaine opulence, au milieu de ses femmes,
+des flatteurs qu'il avait trouvés, se traîner sur une grande route comme
+un vil piéton!... Oui, sans doute, il marche, sans bagage même, mais
+aussi sans souci, sans regret, sans pénible prévoyance de l'avenir. Il
+ne lui reste plus rien; mais l'avenir se déroule riant devant lui, comme
+ce chemin sinueux et long, dont les blancs contours semblent se perdre
+capricieusement au sein des forêts qui le bordent, ou des rivières qu'il
+divise. Il marche en piéton, le petit corsaire; mais ne voyez-vous pas,
+à cette allure franche, à ce pas rapide et décidé, qu'il porte toute une
+fortune avec lui? Dans quel endroit du monde pourrait-il tomber avec sa
+jeune et jolie figure, sa noble et vigoureuse taille, où il fût réduit à
+demander le pain de la pitié?
+
+Comme lui, j'ai été voyageur à vingt ans; pauvre, mais rempli
+d'espérance, et allant chercher la fortune, à pied, un bâton à la main,
+une gibecière sur le dos. Le soir, dans la modeste auberge que j'avais
+choisie tout exprès bien mesquine, la jeune fille qui me portait un
+léger repas, me regardait du moins avec intérêt, avec une tendre
+curiosité qui me faisait oublier jusqu'aux fatigues de la journée.
+L'hôtesse me questionnait avec bonté sur mon âge, ma vie et mes projets,
+et je me couchais heureux d'avoir rencontré de braves gens qu'avaient
+intéressés ma jeunesse, ma figure, mon naïf langage. Plus tard, j'ai
+voyagé moins modestement. Une voiture, louée à grands frais, m'a
+quelquefois transporté avec vivacité, avec éclat, d'une brillante
+hôtellerie à une autre hôtellerie aussi brillante, où mon arrivée
+mettait filles et garçons sur pied. Mais là, plus de doux regards de
+femmes sur moi; plus de bienveillantes et familières questions sur les
+rêves bien aimés que j'avais caressés en route. Je n'étais plus jeune,
+je n'étais plus pauvre non plus. Ah! ma première manière de voyager
+était la bonne!
+
+Saint-Malo se présente aux yeux de notre piéton, avec ses grands murs
+étroits au milieu des flots qu'ils défient, avec ses pieux pour briser
+la lame furieuse, qui vient blanchir sous les remparts de cette cité à
+la fois commerçante et guerrière. Oh! c'était bien alors une ville
+de corsaires. Des matelots, en grosses bottes et en bonnets rouges,
+inondaient ses rues, remplissaient ses cafés et ses cabarets. C'était un
+bruit, une activité, un mouvement! La course était l'industrie du pays;
+on ne parlait qu'armement, prises, capitaines capturés, hommes tués,
+lougres, côtres amarinés. Saint-Malo était enfin la ville d'Alger de la
+France, moins toutefois la barbarie et le pillage.
+
+Cavet va trouver l'armateur du lougre _l'Empereur_, qui se consolait
+de la capture de son corsaire en en équipant un autre, sous le nom du
+_Grand-Napoléon_.
+
+--Monsieur l'armateur, c'est moi qui ai attéri le brick anglais, dont
+vous m'avez payé mes parts de prise à Tréguier. J'ai mangé tout, et je
+veux naviguer.
+
+--Soyez le bien venu, jeune homme. Il y a à bord du _Grand-Napoléon_ une
+place de sous-lieutenant.
+
+--N'y aurait-il pas moyen d'être lieutenant, en considération de la
+prise que j'ai mise à terre?
+
+--Non, mon ami, toutes les places de lieutenant sont occupées; mais je
+crois pouvoir vous promettre que vous aurez une des premières prises que
+l'on amarinera.
+
+--Et combien me donnerez-vous de parts?
+
+--Trois parts, selon votre grade.
+
+--Mais je crois valoir mieux que le grade que vous me donnez, faute de
+place. Accordez-moi quatre parts, et qu'il n'en soit plus question: je
+suis pilote, je connais mon état, et quatre parts ne sont pas trop.
+
+--Je voudrais bien pouvoir vous rendre justice, mais je ne puis vous
+offrir que ce qu'il m'est permis de vous proposer.
+
+--Je chercherai ailleurs, en ce cas.
+
+--Essayez; mais je crois devoir vous prévenir que mon corsaire sera le
+meilleur marcheur de la Manche peut-être, et qu'il est un des mieux
+équipés du port.
+
+Cavet réfléchit un moment. Peu de temps lui restait pour se déterminer,
+et il conclut avec son armateur, mais en se promettant tout bas de
+rétablir, à la première occasion, l'équilibre entre le mérite qu'il se
+suppose, et les avantages trop mesquins qu'on lui a faits.
+
+--Il saute à bord du _Grand-Napoléon_. Le capitaine le reçoit en lui
+faisant la mine sans trop savoir pourquoi. Le corsaire appareille: il se
+bat, se sauve, revient à la charge, happe çà et là quelques navires sur
+la côte d'Angleterre. On jette d'un côté et d'autre quelques dizaines
+d'hommes sur les bâtiments amarinés. Cavet demande à commander une des
+prises. Le gaillard avait prouvé qu'il était marin. On lui donne à
+conduire en France un petit trois-mâts chargé d'objets d'équipement,
+de vivres et d'armes. Le capitaine du _Grand-Napoléon_ lui compose
+un équipage des plus mauvais sujets du bord, et voilà notre homme
+manoeuvrant d'abord pour attérir sa prise, après avoir quitté le
+corsaire.
+
+Mais à bord de cette prise se trouvaient deux officiers marchands et
+trois passagers, que le corsaire n'avait pas eu le temps de prendre avec
+l'équipage du navire.
+
+Les matelots du _Grand-Napoléon_ s'empresseront, toujours galants, de
+faire leur cour aux passagères, qui étaient jeunes, et qui, après les
+premiers instants accordés à la douleur, parurent écouter nos écumeurs
+de mer avec moins de cruauté. Le capitaine Cavet songea d'abord à la
+manoeuvre. Les vents étaient contraires pour attérir. On louvoya.
+
+Les mauvaises pensées naissent quelquefois des contrariétés que l'on
+éprouve. Il est si facile de rester honnête quand on est toujours
+heureux, et si difficile de rester toujours probe quand la fortune ne se
+lasse pas de vous poursuivre! Pardieu, se dit notre jeune capitaine, si,
+au lieu de chercher à crocher la terre avec ce bâtiment, qui était si
+richement chargé pour la Colombie, je lui faisais suivre sa première
+destination, et si j'allais m'enrichir moi-même plutôt que contribuer
+à augmenter assez inutilement pour moi, la fortune d'un armateur
+ingrat!... On m'a refusé, malgré mes services, le grade de lieutenant à
+bord du corsaire.... Je puis maintenant faire tout seul mon bien-être,
+me venger d'une injustice aux dépens de qui l'a commise, et me traiter
+selon mon mérite... Voyons un peu.
+
+Le soir il rassemble ses gens, à qui il avait laissé prendre, dans la
+journée, une assez forte ration de grog.
+
+--Enfants! leur dit-il, vous êtes de braves et vaillants matelots.
+Chacun de nous, dans le cas où nous terririons la prise que nous avons
+sous les pieds, recevrait peut-être pour sa part douze à quinze cents
+francs, deux mille francs, tout au plus.
+
+--Oui, capitaine, ça irait tout au plus à quatre ou cinq cents gourdes.
+
+--Ce n'est pas trop, n'est-ce pas?
+
+--Ce n'est pas assez, capitaine...
+
+--Eh bien! si je vous proposais de tripler, de quadrupler, de décupler
+vos parts de prises, que diriez-vous?
+
+--Nous dirions que vous êtes un bon... un bon enfant, quoi! Mais il
+faudrait un moyen honnête, car l'honnêteté avant tout, et l'argent
+après.
+
+--Le moyen que j'ai à vous proposer est tout simple, c'est de terrir la
+prise en Colombie, où nous la vendrons pour notre compte.
+
+--Ah çà, capitaine, c'est-il là un moyen honnête; parce que nous,
+voyez-vous, pour ce qui est de ça, nous ne nous y connaissons pas
+beaucoup. Nous avons de bonnes intentions, mais l'éducation manque.
+
+--Mais c'est un moyen tout comme un autre, et meilleur même que tout
+autre. Je sais conduire un navire partout. Nous avons des vivres, des
+femmes, et un bon bâtiment à patiner. Cela vous va-t-il, avec des
+piastres en piles, au bout de la route?
+
+Les gens de la prise se concertèrent un instant entre eux, avant de
+prendre une détermination qui pourrait blesser leurs scrupules. Au bout
+de quelques minutes de discussion sur le gaillard d'avant, l'un d'eux
+s'avance, le bonnet à la main, et dit, au nom de tous, au capitaine
+Cavet:
+
+--Ma foi, capitaine, ils se sont décidés devant, et ils ont dit que vous
+feriez comme vous voudrez.
+
+--En ce cas-là, changeons de route, répond le capitaine. Nous allons
+mettre le cap au Ouest, et laisse courir la bordée qui porte au vent!
+
+La brise de Nord-Est favorisa ce scandaleux projet. On va si vite quand
+on va mal! Nos forbans se livrèrent dès ce moment à toute la joie et
+à tous les désordres qu'ils pouvaient se permettre. Les vivres de la
+cambuse allèrent grand train. Les passagères furent laissées libres
+d'accorder leurs bonnes grâces à tous ceux qui sauraient les mériter.
+Les deux Anglais furent contraints de faire la cuisine. On buvait, on se
+battait, on se raccommodait à bord, et la manoeuvre allait comme elle
+pouvait, après que le capitaine avait trouvé le sang-froid nécessaire
+pour donner chaque jour la route à suivre. Jamais travers n'alla mieux
+au gré d'un équipage. C'étaient des chants et des cris continuels.
+Chacun des actes d'insubordination, qui se multipliaient à bord, était
+puni comme on le pouvait, à coups de poing, à coups de barre d'anspect;
+et la discipline temporaire, que ce genre de répression rétablissait
+tant bien que mal, permettait quelquefois au capitaine de faire exécuter
+les manoeuvres nécessaires. Un autre bâtiment bien conduit, bien tenu
+et sévèrement mené, aurait pu vingt fois être aperçu et pris par les
+croiseurs ennemis. La prise, commandée par Cavet, espèce de demi-forban,
+apprenti pirate, au milieu d'une dizaine de renégats, faisait son
+chemin, sans être seulement inquiétée par le plus petit événement. À
+la mer comme à terre, il est rare que le hasard ne favorise pas les
+mauvaises actions, et ne tourne pas entièrement du côté de ceux qui
+savent tenter les mauvais coups avec audace.
+
+--Où nous conduis-tu à la fin? capitaine, demandait l'équipage, quand il
+était à jeun, au chef qui avait promis de les amener à bon port.
+
+--Je vous conduis dans un lieu où il n'y a ni prison ni potence pour
+nous.
+
+--Mais encore, où est cela?
+
+--Vous le saurez dans cinq à six jours, si la brise dure, et si vous
+ne vous soûlez pas de manière à ne plus pouvoir brasser une vergue, ou
+gréer une bonnette.
+
+--En ce cas-là, nous nous griserons en douceur. Mais nous l'avertissons
+que si tu nous joues un mauvais tour, tu la goberas le premier, car nous
+ne voulons pas être trahis. Nous voulons seulement nous amuser, et nous
+faire tuer un peu proprement, s'il n'y a pas moyen de faire mieux.
+
+Au terme marqué par le capitaine, on aperçut la terre que l'on désirait
+aborder, après avoir laissé derrière soi quelques îles françaises ou
+anglaises, qu'il aurait été malsain d'accoster, comme disaient nos
+écumeurs de mer. La côte sur laquelle courait la prise était haute;
+chacun la contemplait avec un peu de préoccupation: l'équipage ne dansa
+plus, ne se grisa plus; mais il s'assembla sur l'avant, pour prendre une
+détermination. On se rendit près de Cavet, qui se trouva entouré bientôt
+de fous ses matelots.
+
+--Quelle est cette terre? lui demanda l'un d'eux, au nom de ses
+camarades. Il est plus que temps que tu parles, ou que tu cesses de
+pouvoir parler.
+
+--Cette terre, puisque vous voulez le savoir, est la côte de Carthagène.
+Le pays est insurgé. L'armée révoltée a besoin des objets qui se
+trouvent à bord de notre navire. La nécessité la forcera à nous
+accueillir avec bienveillance. D'ailleurs des forbans sont toujours
+bien venus chez des révoltés. Ce soir ou demain matin, notre prise sera
+peut-être vendue au prix que nous voudrons.
+
+--Bien sûr? Tu ne cherches pas à nous mettre dedans?
+
+--Foi d'honnête homme, c'est-à-dire foi de je ne sais plus trop quoi, je
+vous parle comme je pense.
+
+--En ce cas-là, tu nous permettras de prendre nos précautions. Voici ce
+que l'équipage a décidé. Il a décidé qu'on t'amarrerait derrière,
+au pied du mât d'artimon, de manière à te laisser voir le compas de
+l'habitacle, et à veiller à la manoeuvre; que nous ferions faction
+auprès de toi, un couteau de cuisine à la main; qu'une fois mouillés au
+large, nous enverrions une embarcation à terre, et que si l'embarcation
+ne revenait pas, ou si elle revenait pour nous dire que nous sommes
+vendus, nous te larderions comme un porc que tu serais.
+
+--Eh bien! amarrez-moi, puisque vous êtes tous des Jeanfesse, capables
+de me soupçonner d'une lâcheté qui me compromettrait autant que vous.
+Mettez-moi seulement une carte de Carthagène sous les yeux, et faites
+attention à bien exécuter les ordres que je vous donnerai.
+
+Cavet est amarré au poste qu'on lui a assigné. Pour plus de sûreté, on
+lui passe au cou un cartahu destiné à le hisser au bout de la grande
+vergue, dans le cas où on jugerait utile ou consolant de le tuer et de
+le pendre, pour l'exemple des traîtres à punir.--Au surplus, dit-il à
+ceux qui le garrottaient, l'homme immortel qui découvrit cette terre que
+j'aperçois valait mieux que moi, et il fut traité comme je le suis par
+des gens qui valaient mieux que vous: je n'ai pas à me plaindre.
+C'est une rude école que vous me faites faire, mais il faut que mon
+apprentissage soit dur pour le métier que je veux exercer. Je serai un
+jour capitaine de pirates, et j'aurai pour matelots des canailles de
+votre espèce. Amarrez-moi bien.»
+
+Le navire cingle vers la terre. On se dispose à mouiller au large de la
+côte, qui grossît aux yeux inquiets de l'équipage. Mais une embarcation
+aux voiles blanches et légères approche avec beaucoup d'hommes armés. On
+ne peut la fuir, et Cavet commence à trembler. Ses gens deviennent
+plus menaçants; le cartahu qu'on lui a passé au cou est raidi par deux
+matelots furieux, qui veulent le pendre avant que le canot qui chasse la
+prise ait accosté. Les deux passagères se jettent aux genoux des plus
+forcenés pour obtenir la grâce du malheureux capitaine. Quelques minutes
+se passent en menaces, en contestations, et l'embarcation aborde enfin
+le navire. C'est Cavet lui-même qui crie à l'officier qui la commande:
+_Où sommes-nous? Répondez vite, il y va de ma vie_.--L'officier répond:
+_Sur la côte de Carthagène.--Qui êtes-vous? Que nous voulez-vous?_
+demandent les hommes de la prise.--Des soldats de Bolivar, et nous
+venons vous proposer d'aborder la partie de _la côte où se trouve
+l'armée libératrice qui assiège Carthagène._
+
+À ces mots, l'équipage de Cavet passe de l'anxiété la plus vive à la
+joie la plus folle: on danse, on chante, on s'embrasse avec délire, sur
+ce pont où quelques minutes auparavant le sang allait ruisseler. Les
+Colombiens montent à bord de la prise, et ils sourient en voyant tous
+les matelots français se livrer aux transports les plus désordonnés.
+Mais Cavet, à qui personne ne songeait au milieu de cette ivresse
+commune, s'écrie:
+
+--Eh bien, aucun de vous ne songe seulement à me démarrer! Voyez
+cependant ce que c'est qu'un tas de gueux de la sorte! Pour prix de les
+avoir conduits ici et de leur avoir sauvé la vie, ils me garrottent
+comme un traître, et quand ils voient que leur affaire est bonne,
+ils dansent comme des imbéciles, et me laissent avec un cartahu à la
+gargaïole!
+
+--Ah! c'est vrai, dit un des matelots. Il est juste de le dégager.
+C'était un bon b..... que notre petit capitaine! Portons-le en triomphe,
+et buvons trois coups à sa santé.
+
+--Oui, en triomphe! Démarrez-moi d'abord.... Et si par hasard ces
+Colombiens, qui sont sans doute de braves gens, avaient été des
+Espagnols, vous vous seriez laissé aborder, avec les paroles qu'ils vous
+ont dites, n'est-ce pas? et moi je serais pendu! Voyez à quoi cependant
+tient la vie d'un homme comme moi au milieu de bandits comme vous!...
+
+--C'est encore vrai ce qu'il _rognonne_ là! Nous nous serions fait
+_carotter_ du bon coin... Mais c'est égal: ce qui n'est pas arrivé n'est
+pas arrivé. Portons notre petit capitaine en triomphe... En triomphe le
+capitaine Cavet!
+
+Les bras vigoureux de deux matelots se croisent et enlèvent le
+capitaine. Tout l'équipage, la bouteille en main, suit le triomphateur,
+en faisant par trois fois le tour du navire. Vive notre petit capitaine!
+vive Cavet! À sa santé! On buvait, on braillait; chacun se disputait
+l'honneur de coller ses chaudes lèvres sur les joues du capitaine.
+C'était à qui le tirerait à soi pour lui tenir la main, lui toucher le
+pied, lui appliquer un lourd baiser. Pour lui, assez indifférent à cette
+ovation, il ne s'adressait à ses gens que pour leur répéter: Prenez
+bien garde au moins de ne pas me jeter par-dessus le bord, à force de
+tendresse. La scène se termina enfin par épuisement. Le héros prit le
+parti de sauter sur le pont et de se placer à la barre de son navire,
+car il était temps de manoeuvrer.
+
+Les Colombiens étaient d'avis que l'on gouvernât le bâtiment vers
+l'embouchure de la Magdeleine, rivière près de laquelle se trouvait le
+petit corps d'armée de Bolivar. On suivit leur conseil. Les matelots
+étrangers aidèrent les français à rentrer le navire dans une des criques
+de la côte.
+
+Une fois à terre, ce fut bien une autre affaire! La petite armée
+insurgée manquait de tout. Aussi avec quel empressement les officiers et
+les soldats accueillirent les marins qui semblaient leur apporter ce qui
+leur était le plus nécessaire. On se jeta sur les armes et les vêtements
+que contenait la cale du bâtiment. Mais qui nous paiera tout cela?
+demandait l'équipage.--La république, lui répondaient ies soldats.--Mais
+où est votre république?--Nous ne savons pas encore où; nous cherchons à
+en faire une.» En attendant que la république fût trouvée, on donna des
+bons sur l'État au capitaine Cavet, pour les objets qu'on lui prenait.
+Du reste, on permit à ses hommes et à lui de s'introduire et de
+combattre dans les rangs des Colombiens, et de partager avec les
+patriotes l'honneur de marcher sous Bolivar.
+
+Les matelots, qui avaient cru enlever la prise pour leur compte, se
+trouvèrent un peu déconcertés en voyant qu'ils n'avaient travaillé, en
+définitive, que pour une cause dont ils ne comprenaient pas bien toute
+la noblesse. Mais ils se consolaient de leur mésaventure en répétant:
+Un voleur qui vole l'autre, le diable en rit. Nous avions escroqué nos
+camarades et notre armateur, d'antres forbans nous escroquent: le sort
+est juste, et nous sommes les dindons de la farce.
+
+Quant à leur jeune capitaine, ce fut lui qui se résigna le plus
+facilement au sacrifice de la forte part sur laquelle il avait compté en
+s'appropriant le bâtiment. On le présenta à Bolivar, qui lui promit
+de le naturaliser colombien, en reconnaissance du service que sans le
+savoir il avait rendu à l'Indépendance. Il répondit qu'il était disposé
+à accepter le titre de citoyen de la Colombie, comme il avait accepté
+les bons de la république. Mais, lui demanda le héros de Caraccas, qui
+donc a pu vous conduire ici?
+
+--Mais moi-même, général.
+
+--Et par quel événement, avec une prise faite sur les Anglais, êtes-vous
+venu à Carthagène?
+
+--Par un événement que j'ai fait moi-même: j'ai enlevé la prise que je
+commandais.
+
+--Mais c'est là au moins une action blâmable.
+
+--Pas plus blâmable que celle que vous avez commise en me payant
+avec des bons-en-l'air les marchandises que je m'étais injustement
+appropriées.
+
+--Vous paraissez avoir affaire à des matelots qui m'ont l'air d'être
+d'assez mauvais bandits.
+
+--Pardieu, ce n'est pas avec des Aristides et des Catons que l'on
+fait des actions blâmables, comme celle que vous me reprochiez
+tout-à-l'heure.
+
+--Et si par hasard vous étiez tombé sur une terre ou chez un peuple qui
+eussent eu des lois?
+
+--Nous aurions été punis peut-être comme écumeurs de mer, ou livrés à la
+prétendue justice de notre pays. Mais j'ai eu le nez bon. J'ai cherché
+des gens parmi lesquels la nécessité est encore la première des lois. On
+s'est emparé de la prise que j'avais volée; et, pour empêcher un bandit
+de crier à l'iniquité, on a proposé à ce bandit d'en faire un citoyen
+de la république en herbe. Vous avez raison: Rome n'eut pas d'autres
+commencements. Vous voulez asseoir les bases de l'édifice sur de la
+boue, faute de mieux. L'édifice encore pourra s'élever et tenir bon.
+
+Étonné de ce langage brusque et fleuri, de cette audace et de cette
+raison dans un homme si jeune, Bolivar regarde son interlocuteur avec
+intérêt. Il lui demande d'un ton bienveillant:
+
+--Quel motif a donc pu vous déterminer à quitter l'Europe, comme vous
+l'avez fait?
+
+--Des injustices, que j'ai mieux aimé punir que supporter. Vous
+connaissez d'ailleurs cette Europe, et vous savez si tout y est bien.
+
+--Et quel grade vous sentiriez-vous la force d'occuper dans mon armée?
+
+--Aucun. Vos soldats ne me plaisent pas. Au surplus, je ne sais pas leur
+métier. Cependant si vous croyez devoir m'employer, mettez-moi à bord de
+ma prise avec quelques barils de poudre, une vingtaine d'hommes et trois
+ou quatre canons. Si les Espagnols viennent, je les canarderai un peu,
+et pour cela je ne vous demanderai rien.
+
+Bolivar consent à tout ce que lui propose Cavet. La prise, embossée à
+l'entrée de la Magdeleine, devient un stationnaire, et voilà une marine
+pour les indépendants. Quelques-uns des ivrognes qui ont fait partie
+de l'équipage du capitaine Cavet, consentent à servir encore sous ses
+ordres. Les préparatifs sont faits pour rendre le bâtiment redoutable à
+l'ennemi qui oserait s'approcher. Mais la nuit même de l'exécution de
+ce petit projet, les Espagnols attaquent à l'improviste les insurgés,
+qu'ils mettent en fuite. Cavet, surpris à bord de sa prise, est
+abandonné par les siens, qui disparaissent avec l'armée indépendante
+mise en déroute. Quelle destinée que celle de cette prise anglaise!
+Capturée d'abord par un corsaire, enlevée par son équipage ensuite;
+puis après, tombant dans les mains des indépendants, pour être livrée
+quelques jours plus tard aux Espagnols!
+
+Le capitaine suivit le sort de son bâtiment. On l'amena à Carthagène,
+où il se plaignit bien haut des prétendus mauvais traitements que lui
+avaient fait subir les insurgés. Resté seul, et pouvant dire tout ce
+qu'il voulait sans qu'un témoin vînt élever contre lui le souvenir de
+l'acte qu'il avait à se reprocher, notre jeune marin put facilement
+donner le change à ses capteurs, et il parvint à se faire indemniser
+par les Espagnols, comme une victime de l'injustice et de l'avidité des
+troupes de Bolivar.
+
+Il y a dans la destinée de quelques hommes une espèce de fatalité qui
+semble les porter au vice ou au crime, en récompensant, comme de bonnes
+actions, tout ce qu'ils font de plus coupable. Quand une tentative
+condamnable leur réussit, quand le mensonge leur profite, comment
+voudriez-vous qu'ils s'arrêtassent sur la pente d'un abîme qu'ils
+trouvent bordée de fleurs? C'est au malheur peut-être qu'il est seul
+donné d'inspirer le remords aux coupables. Le bonheur quelquefois
+réservé aux mauvaises actions, semble trop justifier le crime.
+
+Les Espagnols ne crurent qu'à moitié à la sincérité de Cavet. Il ne leur
+inspira pas assez de défiance pour qu'ils pensassent être en droit de
+ne pas l'indemniser, mais il ne leur inspira pas non plus assez de
+confiance pour qu'ils cherchassent à se l'attacher. Et lui, trop disposé
+à braver l'opinion qui pouvait s'attacher à sa personne, il employait
+l'argent qu'on lui avait donné, à s'enivrer froidement de folles orgies,
+non pas pour la débauche elle-même, mais pour la connaître, pour en
+épuiser la coupe brûlante, et pour plus tard s'en détacher sans regret
+et la mépriser avec orgueil.
+
+Qui n'a pas vu, dans les colonies, ces marins indolents oublier sous le
+tiède climat qui les endort, cette vie active qu'ils menaient sur les
+flots, et réunir autour du hamac où des femmes les bercent mollement,
+les voluptés qu'ils se procurent à force d'or et de profusion! Comment
+alors reconnaîtrait-on dans ces étranges sybarites, ces sauvages enfants
+de la mer, si insouciants d'eux-mêmes, si indomptés dans les périls qui
+semblent les avoir endurcis? Eux bercés comme de faibles nourrissons par
+la main d'une femme! Eux s'endormant au bruit d'une chansonnette chantée
+par la bouche d'une fille!... Oui, mais qu'un cri de guerre les appelle
+au combat; oui, mais que les gémissements d'un naufragé les implorent
+sur les flots au milieu de la tempête, vous les verrez s'élancer du
+hamac où ils s'alanguissent, pour voler au-devant du trépas ou pour
+aller s'engloutir dans les vagues que nul autre qu'eux ne saurait
+affronter ou même voir en face!
+
+L'argent s'épuise, se perd bien vite dans les mains d'un marin oisif:
+celui de Cavet se répandait partout où ses pieds laissaient une trace;
+c'était son luxe à lui; c'est celui de tous les marins, luxe dévergondé,
+sans dignité, mais qui quelquefois n'est pas sans noblesse. Non content
+encore de semer en tous lieux et en de stériles mains, les gourdes dont
+il faisait si peu de cas, il se dit un jour: Un philosophe jeta toute sa
+fortune à la mer pour se croire libre: faisons mieux, jetons l'argent
+qui nous reste, dans les mains de quelques misérables matelots, pour
+nous réduire à leur condition et ne pas nous abrutir dans la mollesse.
+Voyons qui vent de l'or? J'en ai encore à dissiper, et les matelots sans
+emploi abondèrent. Cavet, à sa grande satisfaction, se trouva ce qu'un
+autre aurait appelé ruiné; mais lui se sentit au contraire dégagé d'un
+fardeau qu'il ne pouvait plus porter. «C'est maintenant, pensa-t-il,
+que je me sens disposé à redevenir tout-à-fait homme en me livrant à la
+nécessité de gagner ma vie. Fait pour être, à le bien prendre, autre
+chose qu'un matelot, voyons si je vaux réellement ceux qui sont
+au-dessous de moi. Devenons matelot parmi des gens qui n'auront pour
+moi, ni indulgence, ni pitié, et qui me prendront pour ce que je pourrai
+valoir. Il y a ici des bâtiments anglais et américains; c'est à leur
+bord que je veux gagner rudement le pain amer de l'exil auquel je me
+suis condamné. Ils m'appelleront renégat, s'ils veulent, ces étrangers
+que je vais revoir; ils me traiteront en demi-forban si cela leur
+convient. Qu'importé, je m'élèverai à mes propres yeux, en m'abaissant
+jusqu'à leur être utile. Femmelettes de l'Europe qui n'avez pas voulu de
+moi, je vous apprendrai comme on grandit en force dans les rudes travaux
+qui effraient votre paresse. Vous n'avez pas daigné me reconnaître comme
+Français, j'ai déjà reçu le titre de citoyen de la Colombie! Vous ne
+m'avez pas rendu justice même sur un corsaire, et c'est en me vengeant
+de vous par le pillage d'un de vos navires, que je suis venu ailleurs me
+faire naturaliser citoyen d'un pays où l'on ne me connaît pas, et
+que j'ai enrichi du fruit de ce que vous appellerez un crime. Allons
+maintenant couronner l'oeuvre que j'ai entreprise en voulant me rendre
+un de ces hommes hardis que vous maudissez et que vous mettez au ban des
+nations policées. Devenu pour vous aussi exécrable que vous m'avez paru
+vils et petits, soyons un monstre à pendre, s'il est possible. Pour
+devenir un homme comme moi, je vous apprendrai peut-être qu'il faudrait
+bien des douzaines d'honnêtes citoyens comme vous.»
+
+Quelques heures après cette belle résolution, notre jeune marin, forcé
+par le besoin qu'il s'était créé, d'aller chercher un emploi, rôdait sur
+les quais de Carthagène, abordant chaque capitaine de navire, et lui
+demandant, le chapeau à la main, mais avec un air encore très-décidé:
+
+--Capitaine, n'auriez-vous pas par hasard besoin d'un matelot?
+
+--Non, répondait l'un. Tu m'as l'air d'un vaillant garçon; mais j'ai
+tout mon monde. Va chercher ailleurs.
+
+--Combien voudrais-tu par mois? lui demandait un autre. On m'a proposé
+trois bons matelots à huit gourdes, pour remplacer les gens que j'ai
+perdus de la fièvre jaune.
+
+--Huit gourdes! ce n'est pas mettre le prix pour un homme comme moi. A
+douze gourdes et un mois d'avance, vous m'aurez.
+
+--Dix gourdes, et demain à bord. C'est mon dernier mot. Décide-toi
+rondement, car dans trois jours j'appareille.
+
+--Onze gourdes, et taupez-là.
+
+--Pas un _noir_ de plus que ce que je t'ai dit.
+
+--Ça m'est impossible.
+
+--En ce cas, mon garçon, va chercher ailleurs.
+
+Et il chercha tant en effet, content d'être marchandé pour une gourde ou
+deux, qu'il rencontra un vieux capitaine de schooner américain, qui le
+prit à la place de deux hommes qui lui manquaient. Pris à la place de
+deux matelots! se dit le jeune homme, tout enchanté de lui; c'est là
+ce qu'il me faut, à moi. Cette condition m'impose l'obligation de
+multiplier mes efforts et de doubler mon courage: tant mieux. Je
+grandirai en force et en détermination, par cela seul que l'on exigera
+plus de moi que de tout autre. J'aurai de la misère, mais suis-je né sur
+un lit de plume? Je ne le crois pas; et d'ailleurs ai-je été élevé dans
+la mollesse? Oh! pour cela, je suis bien sûr que non...... Ah! si le
+sort m'avait fait naître ou m'avait placé dans un rang un peu élevé de
+la société, peut-être aurais-je fait de grandes choses! Avec ma tête, ma
+résolution et les facultés que je sens là!... Mais le sort en a décidé
+autrement..... Abandonnons-nous à lui, et cherchons un navire avant
+tout.»
+
+Il se remua tellement qu'il finit par trouver une place de matelot sur
+un pauvre caboteur des États-Unis. Le lendemain de son engagement, il
+était à bord, se barbouillant les mains dans du goudron, et cachant sa
+noble figure sous un large chapeau de paille. Il allait naviguer comme
+matelot à onze gourdes par mois, et un coup d'eau-de-vie à la fin
+du grand quart dans les mauvais temps: c'était une disposition
+supplémentaire, ajoutée à l'engagement qu'il venait de contracter avec
+le capitaine américain.
+
+
+
+7
+
+_Le Renégat._
+
+
+La cruelle vie que celle d'un renégat à bord de l'étranger!
+
+Le renégat pour les Américains, les Anglais, les Danois ou les
+Hollandais, c'est le matelot français qui, fuyant la patrie qu'il s'est
+fermée pour jamais, se trouve obligé de supporter tous les mauvais
+traitements dont ses hôtes tyranniques peuvent l'accabler impunément.
+
+Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord? on appelle le renégat, et
+la dernière des _mateluches_ de l'équipage lui dit: _Chien de Français,
+va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle!_ Prend-il envie au
+capitaine, au second ou au maître d'équipage, de donner un coup de poing
+à quelqu'un pour se refaire la main? Il appelle le renégat, qui arrive
+le chapeau bas pour recevoir la volée et racheter, comme le bouc
+expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise humeur de son chef.
+
+C'est encore bien-pis quand les hommes de quart s'avisent de vouloir
+s'égayer pendant le beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils
+sont encore plus barbares dans leurs jeux. Voyez-les jouer à la drogue,
+par exemple, avec les cartes crasseuses qui pendant un mois ont servi à
+la chambre! C'est toujours le nez du renégat qui porte le long cabillot
+dans la fente duquel la partie proéminente et cartilagineuse de son
+visage est violemment pincée. Et quand on compte les points, que de
+coups de paquets de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri par
+le pavillon de drogue! Les plus grossières farces, c'est le renégat qui
+en fait les frais. Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie,
+les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit les supporter sans
+murmures, sans observations, sans larmes même. Ah! si les marins
+qui abandonnent leur patrie commettent une faute, ils l'expient si
+terriblement en servant l'étranger, qu'on pourrait les amnistier à leur
+retour chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les effets d'une
+dangereuse impunité.
+
+Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures. Mais il apprit du moins
+en subissant l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait, à
+détester plus qu'il ne l'avait fait encore, tout ce qui portait le nom
+d'anglais ou d'américain; et plus il abhorrait les étrangers, et mieux
+il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien, au fond de son
+coeur haineux, qu'un jour il pourrait leur faire payer cher toutes leurs
+injustices, et les punir de toute la rage qu'il amassait contre leur
+nation.
+
+En attendant qu'il pût trouver l'occasion de se venger en grand, il se
+consolait un peu une fois à terre, en se donnant force coups de poing
+avec les matelots dont il avait eu le plus à se plaindre pendant les
+traversées de Carthagène, de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston
+ou à New-York, car c'était à bord des navires qui faisaient ce genre
+de navigation, qu'il avait été réduit à chercher un refuge contre les
+Espagnols, et une ration de biscuit contre la faim.
+
+Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais ces habitudes sauvages
+l'endurcirent... Ah! vienne, disait-il, le moment de montrer qui je suis
+et de prouver ce que je peux faire, et nous verrons, nous verrons....
+J'ai là dans ce coeur qui me brûle sous la main, dans cette force dont
+je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour être aussi cruel envers
+les autres, que ces brigands sont inhumains envers moi. Plongé dans
+ces réflexions, entendait-il l'officier de quart crier de l'arrière:
+_Allons, monte vite crocher un ris_; il fallait le voir grimper
+aussitôt, car il savait bien ce que lui aurait coûté une seule seconde
+de retard.
+
+L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle manque rarement à ceux qui
+ont tout ce qu'il faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.
+
+Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain, simple matelot et
+matelot assez mal vêtu même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille
+mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage, venait
+de s'emparer de cette place formidable. Il allait passer en revue ses
+troupes victorieuses. Cavet, comme les autres curieux, se trouve sur
+le chemin du Libérateur. Celui-ci, en promenant son oeil rapide et
+pénétrant sur la foule qu'il est obligé de fendre, aperçoit le marin
+français: il s'arrête devant lui. Que faites-vous ici sous ces haillons
+de matelot?
+
+--Général, j'y meurs de faim.
+
+--Sans chercher à gagner votre vie avec honneur, avec gloire?
+
+--Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en avez tant acquis de cette
+gloire, où il peut y en avoir un peu pour un pauvre diable comme moi?
+
+--Là!....
+
+Et en prononçant ces mots le Libérateur montrait du doigt un brick
+espagnol mouillé, pour narguer les indépendants, en dehors de l'entrée
+de Carthagène, à deux petites portées de canon des batteries.
+
+--Je comprends, répond Cavet, dont les yeux flamboient déjà d'espoir
+et de plaisir. Mais, il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu
+d'équipage.... et pas le sou!....
+
+--Montès, approchez, dit le Libérateur à l'un de ses aides-de-camp:
+faites à ce Français un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour combien
+de gourdes, capitaine?
+
+--Mettez mille gourdes, général, et ce soir... Et demain soir au plus
+tard je serai tué, ou ce brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.
+
+Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire est fait: Cavet le
+saisit; il disparaît avec la foule qui le suit. Le Libérateur passe
+sa revue, et le soir vient bientôt envelopper les murs imposants de
+Carthagène, de ses voiles riants et sombres.
+
+Le soir dans un port! Que ce moment est doux pour le matelot! c'est le
+terme de ses travaux journaliers, c'est le commencement des brutales
+jouissances dans lesquelles il va se noyer, et qui ont besoin de l'ombre
+de la nuit pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur et de la
+délicatesse. Entendez ces marins chanter leurs rauques chansons dans
+les cabarets qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré dans sa
+caserne, cherche tristement à dissiper l'ennui qui l'assiège. Voyez
+l'imprévoyance et l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent à
+ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils ont arraché aux flots,
+et dites-nous quel est l'homme le moins malheureux, ou de celui qui
+s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va courir, ou de celui qui
+marchera avec tant de discipline et de réserve à la voix d'un chef qui,
+en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet d'espérer aucune
+compensation?
+
+Quelle puissance attractive un billet de mille gourdes exerce dans les
+mains d'un marin, sur les autres matelots! Cavet, avec son bon signé
+_Bolivar_, parcourait toutes les cabanes à tafia. Il eut bientôt rallié
+autour de lui les bandits de Carthagène, en criant partout: _Il me faut
+des Français, des Anglais et des Américains! Rallie à la gloire et au
+tafia!_
+
+--Que veux-tu faire de nous? lui demandaient tous les bandits.
+
+--C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y a de l'argent à gagner avec
+moi, et un coup de flibuste à faire.
+
+--Monte sur la table, monte sur la table, lui disaient les matelots
+disponibles, et parle-nous du bon coin! Voyons, que veux-tu faire de
+nous? Nègre, en attendant, porte-nous à boire au compte de ce savant-là!
+À notre santé, tas de forbans! À présent parle, Français, nous pouvons
+t'entendre; nous avons le gosier frais et l'oreille tendue.
+
+--Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur: il veut que nous nous
+tappions, et dur.
+
+--Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur? Il n'est pas plus
+matelot que ma petite soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...
+
+--Et moi, ne suis-je pas matelot autant que le plus faraud d'entre tous
+ceux que vous êtes là?
+
+--Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi, c'est connu; mais encore que
+veux-tu nous conter au bout de ton câble?
+
+--Je veux vous conter qu'il m'est impossible de tout vous expliquer,
+mais que j'ai besoin de vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.
+
+--Bambochons d'abord, et puis tu nous mèneras ensuite où tu voudras.
+
+--Non, je veux vous mener d'abord où je voudrai,: et nous mangerons
+ensuite les mille piastres.
+
+--Les manger! pas si bête. Les boire, oui, et sans _dégourder_; mais
+tout de suite. Si tu nous fais tuer, la belle avance, après! les
+décomptes ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur _d'arrérages?_
+
+--Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y a rien à faire avec vous.
+Je croyais m'adresser à des matelots, et vous n'êtes que des _matelas!_
+
+--Des _matelas!_ des _matelas!_ hurlent avec indignation tous les
+ivrognes. Sors avec moi, s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la
+mine ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous, dit un troisième,
+et que cela finisse. À l'eau! à l'eau! le mangeur de prise!
+
+--J'ai dit des _matelas_, répond Cavet, avec calme, et je ne m'en dédis
+pas; car si j'avais eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient dit:
+Mets ton billet de mille gourdes dans les mains de l'hôtesse, et allons
+le gagner vaillamment, pour le boire quand le coup sera fait.
+
+--Tu crois donc, espèce de Parisien, que c'est parce que nous avons
+peur, que nous avons renardé, et que nous avons voulu casser d'avance
+les reins à ton torche c... de mille gourdes?
+
+--Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit de penser ce que je veux.
+
+--Eh bien! que faut-il faire pour te prouver que nous valons à nous
+seuls, tout _matelas_ que nous sommes dix mille _matelots_ de ta façon?
+
+--Ce qu'il faut faire?
+
+--Oui, malin, ce qu'il faut faire?
+
+--Me suivre, et se donner un coup de peigne avec des Espagnols.
+
+--Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons! Rallie à nous les _matelas_, et
+Jean f.... qui s'en dédit.
+
+--Rallie les _matelas!_ répète la foule, et Jean f... qui s'en dédit.
+
+Cette écume de mer, rougie de vin et saturée de tafia, se jette en
+jurant et en menaçant, dans des bongas, des espèces de chaloupes que les
+plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu par ces bandits sous le
+nom de Rodriguez, les suit, traînant avec lui quelques coffres, dans
+lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas et des grenades.
+
+--Où veut-il nous mener comme ça? se demandent les bandits.
+
+--Où il me plaira pour vous faire gagner votre argent! répond-il.
+Gouvernons, pour commencer, sur la passe.
+
+--Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros de l'expédition. Tu veux que
+nous enlevions à l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au
+large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là? Et avec quoi
+soutirerons-nous, sans être trop curieux, ce marchand de boulets?
+
+--Vous le verrez, une fois à la Bocachica.
+
+--Ah. je sais à présent sa malice, dit un des expéditionnaires à l'un
+de ses camarades: il veut faire des quartiers-marrons avec les planches
+qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol; car avec des
+b.... de f.... barquasses comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un
+navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans la brume.
+
+Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait au vent ses paroles
+avinées, fut un éclair pour l'imagination de Rodriguez.
+
+--Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt: c'est avec des
+quartiers-marrons que nous enlèverons le brick. C'était mon projet, mais
+à terre j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon secret devant
+des espions espagnols peut-être.
+
+--Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en fricasse, disent les
+uns.--Oui, oui, il a raison, disent les autres.--Non? non?--Si! si! Je
+te dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns. Je te dis qu'il
+n'y a que ça de bon, répètent les autres.
+
+Pendant ce temps, les embarcations font de la route, et en peu de
+minutes elles arrivent à l'endroit du rivage, le plus rapproché du
+mouillage où le brick espagnol se pavanait sous son large pavillon
+blanc, écussonné du sceau royal.
+
+Un schooner américain, chargé de planches, stationnait dans cette partie
+du littoral. Rodriguez lui achète une petite portion de sa cargaison.
+Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur du matin. On cherche dans les
+environs, de gros bambous, et avec trois de ces énormes roseaux disposés
+triangulairement, on compose la charpente horizontale sur laquelle on
+cloue quelques planches. Trois radeaux, formés ainsi, se trouvent prêts,
+avant le soir, à recevoir les nouveaux Argonautes. C'est là ce qu'ils
+appellent des _quartiers-marrons_.
+
+La nuit, une nuit obscure et légèrement agitée par un petit vent d'Est,
+s'étend enfin sur les flots, sur les chantiers improvisés par la bande
+expéditionnaire, et sur le brick espagnol mouillé sans défiance à dix ou
+douze encablures du bord de la mer.
+
+Veille bien, malheureux équipage du brick! veille bien au bossoir, car
+dans cette Carthagène que tu braves, parce que tu la vois sans navires,
+sans chaloupes armées, il y a encore des renégats anglais et français,
+et ces gens-là savent, en sortant d'un cabaret, se créer des moyens
+terribles contre l'ennemi, et courir bravement aux périls qu'ils se sont
+faits eux-mêmes.... Veille bien, bon quart partout! que tes officiers et
+tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus ces flots qui ne paraissent
+t'apporter que la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu comme un
+funeste fardeau, ces radeaux chargés d'immondes combattants, de tigres
+d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais non, les hommes de
+bossoir s'endorment sur le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué
+de se promener, s'est assis, la tête pleine de douces idées sur le
+banc où il trouvera peut-être la mort et une mort honteuse. Le
+maître-d'équipage chante en attendant l'heure désirée où son coup de
+sifflet appellera l'autre bordée au quart. Et pendant ces moments de
+tranquillité à bord du brick, les trois quartiers-marrons de Rodriguez
+dérivent, gouvernés sur l'arrière par les chaloupes qui ont conduit les
+renégats à Bocachica. Le poids des combattants fait couler à moitié les
+radeaux sur lesquels ils sont entassés; mais Rodriguez leur répète:
+Attention, enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les forbans
+élèvent pour les préserver du contact de l'eau, leurs pistolets
+au-dessus des vagues qui battent leur ceinture.
+
+--Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à demi-voix Rodriguez,
+lorsqu'il se voit rendu à une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder.
+Levons son ancre!
+
+--Non, non, répond un des forbans, il n'est pas nécessaire: et un large
+coutelas à la main, cet homme plonge le long de l'orin: il coupe le
+câble du brick à l'étalingure, puis il revient sur l'eau au bout ce
+quelques minutes, son coutelas à la main: Les premiers mots qu'il
+profère, sont: le brick est en dérive; sautons à bord.
+
+Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles rament les forbans,
+avancent plus vite que le brick ne dérive. Rendus à toucher presque le
+navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi: Nous dérivons, nous
+dérivons, notre ancre chasse! Cette confusion de voix double répandu
+parmi l'équipage, portent la joie au coeur palpitant des renégats; mais
+pas un mot n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord du brick on
+prépare, avec embarras, une autre ancre pour la laisser tomber. C'est
+lorsque cette ancre de veille descend dans l'onde, et que le câble
+roule sur son écubier, que les matelots espagnols, perchés sur l'avant,
+aperçoivent les quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient, il n'est
+plus temps; ils s'arment avec précipitation, il n'est plus temps; ils
+tirent quelques coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus
+temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi quelques grenades enflammées,
+qui répandent, avec leur effrayante clarté, la confusion et la peur sur
+les visages des marins espagnols. Le poignard à la bouche, le pistolet
+au poing, les renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans
+de saine; ils glissent, rampants comme des crocodiles, par les sabords
+que remplissent les gueules de caronades prêtes à faire feu sur eux;
+répondent sourdement aux coups de poignard, les coups de pique au feu
+des pistolets; les Espagnols se massacrent entre eux, croyant frapper
+leurs assaillants; les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets à la mer,
+pour mieux se reconnaître dans la mêlée, frappent tous ceux qui ont
+la tête couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols fuient,
+s'engouffrent partout où ils trouvent une issue, et le pont n'est
+encombré bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante de
+Rodriguez se fait entendre la première après ce moment de carnage: A
+nous le brick! s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...
+
+On cherche les fanaux: on les allume à la lampe de l'habitacle. Un sang
+gluant inonde le pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire de sa
+joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon de pique qui lui est resté
+dans le visage.
+
+Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement succède à l'exaltation
+du combat, à la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés s'asseoient
+sur les caronades, sur les bittes, sur le banc de quart pour respirer
+un moment. Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets noircis de
+poudre, pendent à leurs bras fatigués et meurtris.
+
+Une voix criarde, une voix d'enfant, celle d'un mousse qui les a suivis,
+sort de la cale et demande au milieu du moment de silence qui a suivi la
+victoire: Que ferons-nous des prisonniers?
+
+--Ce qu'ils auraient fait de nous, répond un matelot: de la viande à
+requin!
+
+Ce mot atroce réveille la fureur presque éteinte des forbans. Ce mot
+devient un arrêt, et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont,
+dans la chambre. A la lueur des fanaux, ils arrachent les Espagnols de
+toutes les parties du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit
+traîne sa proie sur le pont, et là on entend chaque bourreau dire à sa
+victime: Tu es bon chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe de la
+croix, et bonsoir.
+
+Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot avec un sourire infernal, les
+bandits jetaient leurs prisonniers par-dessus le bord...
+
+--La besogne est faite! s'écria l'un des héros après l'exécution.
+Attrape à laver le pont, et un homme de chaque plat à la ration!
+
+Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante parodie de ce qui se
+fait à bord des bâtiments, à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée;
+l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac, et au milieu de
+cette brutale orgie, les compagnons de Rodriguez se mirent à danser une
+ronde, une de ces rondes naïves que les marins bas-bretons chantent dans
+leurs moments d'innocentes joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui la
+chanta pour les forbans, sautant gaîment sur le pont qu'ils venaient
+d'ensanglanter. On mit les morts au centre de là chaîne formée par les
+danseurs, et Rodriguez fit entendre cet air ingénu que dans son enfance
+il avait appris à Ouessant:
+
+ Adieu, la belle, je m'en vas,
+ Adieu, la belle, je m'en vas;
+ Puisque mon bâtiment s'en va. (_Bis._)
+ Je m'en vais faire un tour à Nantes,
+ Puisque la loi me le commande.
+
+Et les forbans répètent ce refrain:
+
+ Ah! puisqu'à Nantes vous allez,
+ Ah! puisqu'à Nantes vous allez,
+ Un corsage m'apporterez. (_Bis._)
+ Mais un corsage avec des manches,
+ Qui soit doublé de roses blanches.
+
+ A Nantes étant arrivé,
+ A Nantes étant arrivé,
+ Au corsage n'ai plus pensé. (_Bis._)
+ Je n'ai pensé qu'à la ribote,
+ Au cabaret avec les autres.
+
+ Ah! que dira ma mie à ça?
+ Ah! que dira ma mie à ça?
+ --Tu mentiras, tu lui diras (_Bis._)
+ Qu'il n'y a pas de corsage à Nantes,
+ De la façon qu'elle demande.
+
+La nuit avait caché sous ses voiles épais cette sanglante saturnale: le
+jour vint en éclairer les restes. Avec l'aurore les yeux appesantis des
+forbans, ivres encore, se rouvrirent. Il fallut appareiller: la voix
+impérieuse de Rodriguez alla réveiller les buveurs endormis. Pour avoir
+plus tôt fait, on coupe le câble: le brick dérive, on largue enfin
+les voiles, et le bâtiment capturé louvoie tant bien que mal dans les
+passes, pour gagner la rade. Quelle ne dut pas être la surprise des
+hommes placés sur les hautes batteries de terre, en voyant le pavillon
+colombien flotter sur le brick qui la veille avait arboré si fièrement
+le pavillon espagnol! Le navire amariné salue les forts de la rade,
+mais par des salves irrégulières, des salves à la pirate. Les forts lui
+répondent, et Rodriguez et ses écumeurs de mer accueillent, par des
+hourras délirants, les hourras que la foule rassemblée sur le rivage
+pousse vers eux. C'est la première émotion de gloire qu'éprouvaient
+peut-être ces bandits: elle n'éveilla chez eux qu'un sentiment
+d'ambitieuse cruauté.
+
+La prise de Rodriguez laisse enfin tomber l'ancre dans la rade de
+Carthagène. Des centaines de pirogues l'entourent; des amas de femmes,
+d'oisifs, de buveurs et de curieux tombent à bord. Le vin coule de
+nouveau sur le pont, encore fumant de carnage; et dans une seconde
+orgie, les forbans oublient leur gloire de la nuit, leurs blessures et
+jusqu'à ce qu'ils ont fait d'extraordinaire. Le Libérateur fait appeler
+Rodriguez. Rodriguez se rend, figure toute saignante encore de son coup
+de pique, au palais de Bolivar. La multitude suit, comme ces lames
+bruyantes qui viennent de battre l'arrière de son navire, à son entrée
+glorieuse dans le port.
+
+--Français, vous êtes un brave homme, lui dit le héros! Que puis-je
+faire pour vous?
+
+--Général! me faire donner un gilet rond, car le mien est percé aux
+coudes. Voyez!
+
+--Combien avez-vous fait de prisonniers?
+
+--Aucun, général. Je n'ai pas eu le temps de m'amuser à si peu de chose.
+
+À ces mots le Libérateur frémit. Rodriguez remarque ce mouvement, et il
+s'empresse d'ajouter:
+
+--En ont-ils fait eux, les brigands, lorsqu'à Basinas ils ont massacré
+huit cents de vos plus braves soldats?
+
+--Capitaine Rodriguez, le brick que vous avez enlevé avec tant
+d'intrépidité, appartiendra à vous et à vos gens. Voici un de mes
+gilets: vous ira-t-il?.
+
+--Un autre que moi vous dirait peut-être, général, qu'il ne va pas à
+toutes les tailles; mais moi, sans compliment, je le prends, et je
+tâcherai de le remplir.
+
+--Et ces pistolets, voulez-vous les accepter aussi, avec le gilet et
+cette ceinture? Tout cela m'a plus d'une fois servi.
+
+--Et ces armes-là vous serviront encore, mais dans mes mains, général.
+
+--Allez vous faire panser de votre blessure, et revenez chez moi, quand
+vous voudrez. Votre hamac sera pendu dans ma chambre. Je n'ai pas besoin
+de vous dire que ma table est devenue la vôtre.
+
+--Trop d'honneur, mon général; ce n'est pas de refus.
+
+Une poignée de main suit ce rapide entretien. Rodriguez sort, porté
+par la foule, suivi des aides-de-camp qui l'admirent, parce que le
+Libérateur l'a accueilli avec distinction. Il ne savait où porter ses
+pas, ni comment échapper à l'ovation populaire dont il se voyait menacé.
+Il n'aimait pas les triomphes.
+
+Une jeune fille, jolie, alerte et palpitante, saute vers lui, d'un des
+groupes qui lui barraient le passage par enthousiasme. Elle court à
+sa rencontre, un mouchoir blanc à la main. Rodriguez s'arrête
+machinalement, et, sans savoir encore ce que lui veut cette belle
+enfant, il la laisse passer sur sa joue ensanglantée le mouchoir qu'elle
+lui présente avec la grâce la plus naïve et la plus touchante.
+
+Etonné de cette prévenance si familière, il s'écrie, en portant ses
+regards distraits sur les grands yeux vifs de l'inconnue: La drôle de
+petite fille! Et la petite fille lui sourit avec une expression de
+tendresse qui le consterne.
+
+--Comment te nommes-tu?
+
+--Mosquita, monsieur le capitaine.
+
+--Qui es-tu? Où est ta famille?
+
+--Je suis née à Popayan. Je n'ai plus de parents, les Espagnols les ont
+tués.
+
+--Oui: les gredins! Eh bien! moi, je t'adopte, et je te vengerai. Où
+demeures-tu?
+
+--Là! C'est ma maison: elle est à moi.
+
+--Allons-y. Cette maison sera la mienne. Mais m'as-tu jamais vu?
+
+--Sans doute, il y a trois jours: Je vous ai vu parler au Libérateur, et
+dès ce moment j'ai juré de vous suivre partout.
+
+Oh! la drôle de petite fille! répète Rodriguez. Et le voilà entrant dans
+la maison de Mosquita. Il se repose enfin!
+
+La chambre de Mosquita n'était pas richement ornée, mais elle était
+proprette. Un lit de courbari, un hamac en filet élégant, une petite
+table et une grande armoire composaient, avec quelques chaises en crin
+et un christ, tout son ameublement. Un vieux nègre servait de domestique
+à la petite orpheline, qui vivait à Carthagène d'une faible pension que
+le gouvernement colombien lui payait quand il pouvait.
+
+Rodriguez, après s'être laissé laver sa plaie avec une eau de Gombeau,
+préparée par sa jolie hôtesse, s'empare du hamac. Il jette à terre
+le gilet rond du Libérateur, qu'il trouve cousu de quadruples, mais
+l'attention délicate du général est à peine remarquée: c'est son
+pantalon qui l'occupe. Ce pantalon est percé, Mosquita le prend des
+mains du corsaire pour le raccommoder, et elle le répare avec autant de
+tranquillité que si depuis dix ans elle vivait avec l'homme que pour la
+première fois elle vient de recevoir chez elle. Accablé de fatigues,
+Rodriguez s'endort pendant que sa nouvelle conquête travaille auprès
+de lui son pantalon, et qu'elle veille à ne pas interrompre le silence
+parfait qui règne dans cette modeste habitation, qui va devenir bientôt
+l'asile de l'amour et du bonheur.
+
+Vers le soir notre corsaire se réveille: ses yeux, en se rouvrant,
+rencontrent ceux de Mosquita. En penchant sa tête reposée sur le rebord
+du hamac, il voit sur une petite table, tout auprès de lui, des pipes,
+du tabac de Varinas et une tasse de café tout chaud. Il fume, il boit,
+et Mosquita le sert avec une grâce et une attention parfaite. Une de
+ses mains cherche celle de la jeune Américaine, et Mosquita a l'air
+heureuse, mais heureuse de ce bonheur innocent qui ne sait rien prévoir,
+et qui s'abandonne à toutes les illusions qui l'ont produit.
+
+--Mais dis-moi donc comment, charmante petite fille, tu t'es déterminée
+à te donner à moi, plutôt qu'à tout autre?
+
+--Mais je ne sais pas! De riches Espagnols, de brillants officiers m'ont
+recherchée, et j'ai tout refusé. Mais dès que je vous ai vu, je me suis
+dit: Voilà l'homme que je veux, et je n'en aurai jamais d'autre.
+
+--Et quelle est ton intention, encore? À quoi prétends-tu? Qu'espères-tu
+enfin, en te donnant à moi avec tant d'abandon et de confiance?
+
+--A être votre compagne, si je suis assez heureuse, et à vous servir, si
+vous ne m'aimez pas.
+
+Elle prononçait ces derniers mots avec peine, et en baissant ses yeux
+mouillés des plus belles larmes que Rodriguez eût encore vues.
+
+--Et comment ne t'aimerait-on pas avec ta voix si pénétrante, tes
+regards si caressants et ton air si bon, si tendre!...
+
+--Vous m'aimez donc un peu?
+
+--Mais je t'aimerai, du moins. Tiens, faisons tout de suite
+connaissance.
+
+La connaissance fut bientôt faite. Une fille qui se livre à celui
+qu'elle a choisi comme l'homme qui lui est destiné, ne met pas de
+coquetterie dans sa défaite: elle croit ne remplir que le devoir que lui
+impose son coeur; et puis, dans ces pays à demi civilisés, où l'amour
+n'est pas encore devenu tout-à-fait un calcul, on trouve parfois de la
+naïveté dans les faveurs que les femmes offrent à leur amant. Mosquita
+devint la maîtresse de Rodriguez, sans chercher à lui faire acheter,
+par des combats irritants, un bonheur qu'elle paraissait fière de lui
+accorder. Elle lui donna ce qu'elle avait de plus précieux, comme une
+preuve de la tendresse qu'elle voulait lui inspirer. Hommes de l'Europe,
+vous auriez trouvé bien étrange de voir, quelques instants après la
+perte de son innocence, cette jeune fille au pied de la couche de son
+nouvel amant, raccommoder les vêtements de celui à qui elle venait de
+vouer son existence, et qu'elle connaissait encore à peine. Oh! sans
+doute, en la voyant ainsi, vous l'eussiez prise pour une de ces
+créatures qui semblent s'abandonner, non à tel homme plutôt qu'à tel
+autre, mais qui étendent leur facile attachement sur tous ceux qui
+veulent bien se charger d'elles. Et cependant cette petite Mosquita
+n'avait pas encore aimé, et Rodriguez, à qui elle venait de s'offrir,
+devait être son premier et son dernier amant.
+
+Cet enchantement d'une vie paisible, cet enivrement d'un amour
+inattendu, et qui s'offrait à lui sous des formes aussi piquantes,
+lui fit oublier pendant quelques jours tout ce qui auparavant l'avait
+occupé. Mosquita le charmait par son ingénuité, et le touchait par
+l'abandon de sa tendresse, enfantine. Sans cesse attachée à ses pas,
+en évitant de l'importuner, elle paraissait épier l'instant où elle
+pourrait prévenir un de ses désirs, lui épargner un moment d'ennui.
+Il se sentait presque honteux de se laisser aller au charme qui
+l'environnait, et cependant il y cédait avec une complaisance qu'il
+n'avait pas encore connue.--Ah! disait-il à sa maîtresse, je vois
+maintenant le tort que j'ai eu. Je ne pourrai plus me séparer de toi,
+sans éprouver un regret qui humiliera trop ma fierté.
+
+--Et pourquoi te séparerais-tu de moi?
+
+--Pour courir à des dangers que me réserve une destinée que je veux
+remplir.
+
+--Eh bien! je te suivrai.
+
+--Me suivre sur mer, au milieu des combats, parmi des forbans?
+
+--Suis-je devenue ta compagne pour ne partager que ton bonheur? Tu me
+parles de dangers, de combats, comme si près de toi il pouvait y avoir
+quelque chose à craindre pour moi. C'est la mort, n'est-ce pas, que
+je pourrai trouver en te suivant? Mais crois-tu que je vivrais, si tu
+t'éloignais de moi? Oh! quand je me suis attachée à toi, c'est ma vie
+que je t'ai donnée, et la liane doit mourir avec l'arbre qu'elle a
+enlacé une fois.
+
+--Mais, Mosquita, entends-tu bien ces matelots qui viennent m'arracher
+d'ici, en me reprochant le temps que j'ai passé dans tes bras! Vois,
+comme ils sont rudes et impitoyables! Ils ne conçoivent pas comment j'ai
+pu les oublier un instant pour toi, et ils ne me pardonneraient pas,
+une fois à bord, ce qu'ils appellent non pas une faiblesse, mais une
+lâcheté. Les entends-tu crier à ta porte même contre toi, qu'ils
+accusent de m'avoir retenu quelques jours loin d'eux? Et les hurlements
+de ces hommes effroyables ne t'intimident pas, et tu ne frémirais pas de
+me suivre au milieu de ces tigres!
+
+--Moi? non. Ne serais-je pas avec toi?
+
+--Mais s'ils voulaient t'arracher de mes bras, aux dépens même de ma
+vie?
+
+--Oh! alors je mourrais contente, car tu m'aurais défendue contre eux.
+
+--Je ne puis consentir à te laisser partager un sort qui n'est pas fait
+pour toi, pour ta faiblesse, pour ton sexe enfin.
+
+--Eh bien, je te suivrai malgré toi, quand ce serait avec l'un de ces
+hommes que tu me dépeins si terribles.
+
+--Allons! allons! capitaine, à bord, à bord! hurlèrent au même instant
+une douzaine de matelots ivres, qui venaient chercher Cavet. L'ouvrage
+ne va pas à bord du brick, depuis que vous vous êtes _encotillonné_. Ce
+n'est pas ça, il nous faut un capitaine, il nous faut vous, enfin;
+et puisque vous ne pouvez pas vous en passer, amenez avec vous votre
+camarade de lit, que Dieu confonde!
+
+--Vois-tu? s'écria Mosquita, ce sont ces hommes-là même que tu voulais
+me faire redouter, qui te donnent le même avis que moi. Je te suivrai,
+je m'attacherai à tes pas, à toutes tes actions, à ta vie, et la mort
+seule pourra me séparer de toi, par qui j'existe, par qui je pense, par
+qui je respire, enfin.
+
+--Eh bien, puisque tu le veux avec tant d'acharnement, viens, suis-moi;
+mais surtout, garde-toi bien de me reprocher, quel que puisse être notre
+sort, la faiblesse d'avoir consenti à t'enchaîner à une destinés de
+pirate.
+
+
+
+8
+
+Appareillage pour courir bon-bord.
+
+
+Un navire de cent pieds de tête en tête, fait comme une moule, raz sur
+l'eau comme une chaloupe, une mâture penchée sur l'arrière comme si à
+chaque coup de tangage elle allait tomber, quatorze caronades de 16, en
+batterie, une pièce en fonte de 24, à pivot entre le grand mât et le
+mât de misaine, un gréement en désordre, des voiles mal pliées, et
+deux bords peints en noir, tel était le brick espagnol que Cavet avait
+enlevé, et sur lequel il se disposait à prendre la mer.
+
+Son équipage avait été ramassé dans tous les lieux où il avait pu se
+procurer des hommes de bonne volonté. Quelques matelots colombiens fort
+paresseux, des Américains criards et entêtés, des Anglais vaillants
+et ivrognes, des Français tapageurs et insubordonnés composaient son
+personnel, et la bigarrure que l'on remarquait dans tous ces gens
+rassemblés sur le même bâtiment pour aller courir la même fortune,
+aurait présenté quelque chose d'assez piquant, sans l'effroi que devait
+inspirer cette réunion d'êtres si semblables dans leur brutalité et si
+différents dans leurs moeurs et leur jargon.
+
+Cavet arrive à bord avec Mosquita. Quelques matelots occupés dans les
+haubans à réparer des enfléchures, se demandent, en les voyant paraître:
+Quelle est cette femme-là?
+
+--La mienne! répond leur capitaine.
+
+--Eh bien, excusez: il paraît que le capitaine veut naviguer avec de la
+viande fraîche. Elle n'est pas déjà si déchirée sa petite camarade de
+lit!
+
+--Cette camarade de lit vous la respecterez, ou nous aurons affaire
+ensemble.
+
+--Oui, mais nous verrons un peu quelle langue elle parle. Cela ne nous
+empêchera pas de la respecter, capitaine. D'ailleurs elle nous portera
+bonheur. Il n'y a que les grandes dames et les calotins qui jettent un
+mauvais sort sur les navires. Mais les femmes à tout le monde, ça c'est
+comme un morceau de corde de pendu, ça porte bonheur.
+
+--Tu vois, dit avec affliction Cavet en se retournant vers sa compagne,
+tu vois à quels gens nous aurons affaire!
+
+--Ne serai-je pas toujours avec toi au milieu d'eux! c'était-là la seule
+réponse que faisait Mosquita aux observations de son amant.
+
+Le jour marqué pour l'appareillage, cinq à six embarcations chargées de
+matelots ivres, se rendirent à bord, et chacune d'elles semblait vomir
+cette espèce immonde sur le pont de _l'Albatros_. Les uns chantaient,
+criaient, beuglaient en se rendant à bord; les autres se jetaient à la
+mer tout habillés pour faire plus noblement le trajet. Les canots du
+navire recueillaient deux qui par fanfaronnade s'exposaient ainsi à se
+noyer. En vain le capitaine avait-il envoyé sur les vergues les hommes
+qui devaient larguer les voiles: en vain encourageait-il les autres
+à virer sur le câble pour mettre l'ancre en haut: les voiles ne se
+larguaient pas, l'ancre restait toujours au fond, et le pavillon
+colombien flottant sur l'arrière du bâtiment couvrait de son éclat tant
+de désordre et de turpitude. Que de jurons se croisaient, que d'injures
+grossières s'échangeaient à bord! Le capitaine seul, impassible au sein
+de cette scène dégoûtante, semblait attendre qu'il plût à ses gens
+d'exécuter ses commandements. C'est demain, se disait-il, que tout
+rentrera dans l'ordre, si l'autorité, qu'ils méconnaissent encore
+aujourd'hui, m'est laissée. Et il se promenait avec calme sur son pont.
+
+Pour la pauvre Mosquita, retirée dans un des coins du gaillard
+d'arrière, elle voyait sans oser dire un mot toute cette confusion
+au milieu de laquelle son amant lui paraissait admirable. Toutes ses
+pensées, toute son amoureuse attention se portaient sur lui, sur lui
+seul. C'était un dieu pour elle, et les autres hommes des misérables
+indignes d'un tel chef.
+
+Vers le soir enfin _l'Albatros_ se trouva appareillé, ou pour mieux dire
+mis en dérive par son équipage. Le capitaine, placé à la barre, gouverna
+le navire en dehors des passes, et, après la manoeuvre, il voyait ses
+plus galants matelots lancer des oeillades fripponnes à sa maîtresse, et
+hasarder même de ces petites caresses lourdes et brutales que Mosquita
+repoussait avec plus de complaisance que de dure sévérité.
+
+--Comment finira tout ceci? disait-il, en lui-même et en soupirant.
+
+Quelques pavillons jetés sur le gaillard d'arrière et près du
+couronnement servirent de couche au capitaine pendant la nuit. Un nègre,
+qu'il avait pris depuis quelque temps en affection, lui porta une paire
+de pistolets chargés. Mosquita s'assit à côté de son amant, et la nuit,
+une nuit de désordre encore, se passa dans cette anxiété.
+
+Mais déjà même, au milieu de ses premières et de ses plus vives
+appréhensions sur l'avenir, l'amoureuse Mosquita sentait la douceur de
+se voir rapprochée plus intimement de celui qu'elle aimait plus que
+sa vie. Quel bonheur elle éprouvait de pouvoir se dire qu'elle
+contribuerait peut-être à charmer ou à préserver même une existence si
+chère! Que son Rodriguez lui paraissait beau au milieu de ces hommes
+terribles, dont il s'était rendu le chef par la supériorité du courage
+et l'empire de son mérite! Que d'avenir dans ce regard perçant, qui
+semblait contenir la destinée de tout le corsaire! que de noblesse
+naturelle dans sa taille élevée, dans ses traits simules et quelquefois
+si doux! Oh! sans doute à terre, les autres femmes lui auraient disputé
+victorieusement le bonheur de posséder ce coeur si bien fait pour
+recevoir d'impétueuses impressions. Mais là, à bord, seule avec lui,
+sans cesse auprès de lui, elle pouvait sans craindre de déchirantes
+rivalités, s'enivrer de la volupté de posséder celui qu'elle adorait.
+La vie sauvage du bord, l'aspect même de ces êtres odieux que son amant
+était réduit à commander, l'embellirait encore aux yeux de Rodriguez,
+et ces épanchements intimes du fond du coeur au milieu des dangers, la
+rendraient plus chère à l'homme dont elle voulait seule occuper tous les
+moments, toutes les pensées, toute l'existence enfin.
+
+
+
+9
+
+_Courses, Combats._
+
+
+Sous le ciel bouillant et convulsif du tropique du Cancer, s'étendent
+dans l'Occident des mers qui vont baigner de leurs tièdes flots une
+multitude d'îles et de rochers à peine connus de notre froide Europe.
+Avec quelle pittoresque bizarrerie et quelle capricieuse profusion la
+Providence semble avoir semé ces terres tantôt hautes et étroites,
+tantôt longues et basses, sur ce golfe mexicain qui se recourbe du côté
+des Florides et du côté de la Colombie, comme pour resserrer dans ses
+bras immenses ces myriades d'îles si diverses par leurs formes, et
+pourtant si uniformes dans leur variété même! Que de majesté dans ces
+montagnes audacieuses qui semblent être tombées des nuages qu'elles
+dominent, pour éteindre leur base volcanique au sein des mers qui
+bouillonnent autour d'elles!
+
+Si jamais il put entrer dans les desseins de la Providence de réserver
+aux malfaiteurs errants sur les flots un asile où ils pussent perpétuer
+leur brigandage, sans doute que c'est dans le golfe du Mexique qu'elle
+a voulu créer un théâtre à leurs funestes exploits, et leur ménager un
+refuge contre les châtiments que la société destine à leurs crimes.
+Parcourez ces petites criques si bien cachées, ces ports naturels si
+bien défendus par eux-mêmes contre les croiseurs, et vous resterez
+convaincu que le golfe du Mexique est bien mieux encore la terre promise
+pour les pirates, que les Abruzzes ou la Sierra-Morena pour les bandits
+de notre continent.
+
+Ce fut dans ces parages, où la brûlante imagination d'un jeune marin
+peut trouver encore tant de poésie, que notre capitaine Rodriguez voulut
+commencer ses courses, courses fatales qui devaient bientôt remplir
+d'horreur ces mers presque toujours si belles, si transparentes et si
+paisibles! Ce fut sous l'ardeur de ce soleil si majestueux et si fécond,
+qu'il sentit s'allumer dans son coeur la passion des grandes choses,
+mais des choses atroces qui retentissent aussi dans le monde. Comment se
+fait-il que la chaleur que l'on semble dérober au ciel de ces climats
+incandescents, ne serve quelquefois qu'à développer dans notre coeur la
+soif du pillage et du sang humain!
+
+_L'Albatros_ était parti de Carthagène, le pont couvert de ces bandits,
+qui jusque-là avaient reconnu, pendant l'armement, l'autorité de
+Rodriguez. Mais une fois au large, un des plus hardis de l'équipage
+s'avance vers le capitaine, et lui dit:
+
+--Au nom de tous nos gens, je te dégomme, jusqu'à nouvel ordre, du titre
+de capitaine.
+
+Rodriguez s'attendait à cette destitution, et même à la forme brutale
+sous laquelle elle devait lui être annoncée.
+
+--Je veux bien, répond-il, rentrer dans la classe des autres hommes de
+l'équipage. Mais de quel droit me prives-tu ainsi de l'autorité que m'a
+confiée le Libérateur?
+
+--De quel droit? Tu vas le savoir.
+
+Le Libérateur, d'abord, n'a pas enlevé le navire que nous avons
+actuellement sous la plante des pieds; mais il nous en a fait cadeau
+après l'enlèvement auquel tu as aidé plus que n'importe qui, c'est vrai.
+Cependant il ne faut pas que ta part soit trop forte; et puisque le
+navire nous a été donné à tous, nous nous trouvons tous être armateurs
+du bâtiment. Il ne s'agit plus que de choisir un capitaine qui convienne
+à l'équipage.
+
+--Rien de mieux: le plus capable doit commander. Choisissons.
+
+--C'est bien là ce que nous voulons faire aussi, et le plus justement
+que nous pourrons. As-tu un plan d'arrêté?
+
+--Aucun.
+
+--Eh bien, nous sommes déjà plus avancés que toi, car nous en avons
+bâclé un, et un fameux encore. Comme il n'y a que trois particuliers,
+entre nous tous, capables de nous commander, nous allons choisir aux
+voix qui des trois sera gradé capitaine.
+
+--En ce cas, il faudra que chacun écrive le nom de celui à qui il voudra
+accorder son suffrage.
+
+--Oui, et il n'y a pas une douzaine d'entre nous qui sachent écrire!
+J'ai un moyen de faire l'affaire sans plume et sans papier; écoute,
+voici mon plan: Chaque individu prendra un biscaïen, une balle et une
+pomme de racage. On mettra sur le capot d'arrière une baille de
+combat. Toi, tu feras l'appel, et à mesure que tu nommeras un homme
+de l'équipage, le particulier larguera dans la baille de combat, son
+biscaïen, sa balle ou sa pomme de racage, selon son idée. Tous les
+biscaïens seront pour toi, les balles pour Gouffier et les pommes de
+racage pour moi, Pierre Chouart. Ça te chausse-t-il un peu proprement?
+
+--Comme une paire de gants. Mais faisons vite, car le navire ne peut pas
+rester sans commandement.
+
+--Eh bien, fais mettre vent-dessus-vent-dedans pendant l'opération, et
+je vais expliquer ma mécanique à tout notre monde.
+
+Rodriguez commande: Cargue la grand'voile, amène déborde, et cargue les
+perroquets; borde l'écoute de guy, masque le grand hunier, la barre
+dessous, et halle bas le grand foc.
+
+La baille de combat est placée derrière: elle servira d'urne pour le
+scrutin qui s'apprête. Les biscaïens, les balles et les pommes de racage
+sont distribués aux votants: ces objets tiendront lieu de boules. Trois
+notabilités se chargent de compter les suffrages. Au coup de sifflet de
+silence, lancé par Pierre Chouart, tout le monde se tait, Rodriguez
+fait l'appel. Chaque votant passe à son tour. Les biscaïens tombent
+lourdement au fond de la baille de combat: les pommes de racage
+résonnent quelquefois, mais il est bientôt facile de deviner que
+Rodriguez l'emportera. Ses compétiteurs pâlissent. Leur rire aigre et
+forcé dénote le dépit qu'ils éprouvent. Le moment d'examiner et de
+compter les suffrages arrive, quand tout l'équipage a voté. On
+soulève la toile qui recouvre l'urne; on fait le partage des voix:
+quatre-vingt-neuf biscaïens pour Rodriguez, trente-six balles pour
+Gouffier et vingt-cinq pommes de racage pour Pierre Chouart.... Vive
+Rodrignez! vive Rodriguez! Il est élu capitaine du corsaire _l'Albatros,
+et malheur à qui lui désobéira!_--Capitaine! lui crie-t-on de toutes
+parts, il faut vous faire reconnaître. Attention, vous autres tous, le
+capitaine va parler!
+
+Rodriguez prend en effet la parole:
+
+--Mes amis, vous m'avez reconnu pour votre capitaine, et, sans me
+flatter, je crois que vous avez bien fait. Je vous commanderai rudement,
+et il faudra que vous m'obéissiez sans murmure. Si je fais le capon,
+vous me punirez après l'affaire. Si je vous traite injustement, une
+fois à terre, vous me trouverez prêt à m'aligner avec celui ou ceux qui
+auront à se plaindre de moi. Mais à bord, vous m'avez nommé chef, et je
+veux l'être tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines et
+une arme dans la main.
+
+--Bravo! bravo! capitaine. C'est parler comme un livre, ça, et nous vous
+obéirons!
+
+--Vous avez donné aussi vos suffrages à Gouffier et à Pierre Chouart:
+l'un doit être second du bord, et Pierre Chouart, lieutenant. Les
+capitaines de prise, je les nommerai à ma fantaisie, et d'après la
+manière dont les officiers que j'aurai choisis se seront comportés. Les
+maîtres sont déjà trouvés. Moralès sera maître de manoeuvre, Bugalet,
+contre-maître; Fillon commandera la batterie, et chaque matelot
+gouvernera à son tour. Cela vous va-t-il? J'écouterai pendant une heure
+toutes les observations qu'on voudra me faire. Passé ce temps, plus de
+réclamation, et vogue la galère: tout le monde à son poste, le navire
+sera droit.
+
+--Non, non, pas d'observation, vive le capitaine! c'est un bon b....,
+vive le capitaine Rodriguez!
+
+--J'ai encore cependant une autre chose à vous demander, et j'ai besoin
+de vous consulter.
+
+--Parlez! parlez! capitaine; nous vous écoutons. Maître Moralès, sans
+vous commander, disent les matelots, voudriez-vous faire faire silence?
+
+Le coup de sifflet de silence se fait entendre: tout le monde se tait,
+et Rodriguez reprend:
+
+--Sur quels navires courrons-nous, avec notre pavillon colombien?
+
+--Sur tous les navires, capitaine.
+
+--Mais la république, que nous servons, n'est en guerre qu'avec les
+Espagnols, et, d'après nos instructions, nous ne devrions courir que sur
+les bâtiments ennemis de la république.
+
+--Les Espagnols n'ont presque pas de navires en mer: il n'y aura rien à
+faire avec eux, _c'est_ des raffalés. Courons sur tout le monde.
+
+--Mais ce sont les seuls ennemis pourtant que nous devions combattre!
+
+--Si nous attaquons pas moins les Anglais et les Américains, ils nous
+répondront, et de cette manière ils deviendront nos ennemis.
+
+--Vous voulez, par conséquent, que nous attaquions tous les navires que
+nous pourrons rencontrer à la mer?
+
+--Oui, oui, certainement. C'est le plus sûr pour ne pas se tromper.
+
+--Mais c'est donc de la piraterie que vous voulez faire, et non pas de
+la course?
+
+--Course ou piraterie, ça nous est égal, pourvu que nous fassions notre
+beurre.
+
+--Eh bien! nous courrons sur tous les bâtiments, et nous sauterons à
+bord de ceux que nous pourrons amariner. C'est bien votre avis et celui
+de tout le monde?
+
+--Mais un peu. N'est-ce pas, vous autres?
+
+--Oui, oui. C'est notre idée.
+
+--C'était aussi la mienne, mais j'étais bien aise d'avoir là-dessus
+l'assentiment général. A présent que je suis certain de votre opinion,
+le temps des réclamations est passé.
+
+--Pardon, excuse, dit un gros gaillard, en s'avançant vers Rodriguez; il
+n'y a pas encore une heure de passée depuis votre avancement au grade de
+capitaine, et j'ai une observation à vous faire.
+
+--Laquelle? Parle vite, car tu n'as pas cinq minutes à causer.
+
+--Je venais vous demander sur quel pied est à bord le petit camarade de
+lit que vous avez amené à la traîne avec vous ce matin?
+
+--Sur quel pied? Mais sur ses deux pieds, ce me semble.
+
+--Ce n'est pas ça que je veux dire; je veux dire à quoi elle servira à
+bord, cette femme, ou cette fille, comme vous voudrez l'appeler?
+
+--Puisqu'il faut te l'expliquer, elle me servira de femme.
+
+--Mais ce n'est pas juste, cela. Il n'y aura que vous qui aurez une
+femme, à bord?
+
+--Et pourquoi pas? pourvu qu'elle n'ait pas des parts de prise.
+
+--Mais la ration qu'elle mangera et la place qu'elle va occuper, comment
+les gagnera-t-elle?
+
+--Sa ration, je la paierai; sa place, elle l'aura dans ma cabane, que je
+partagerai avec elle.
+
+--Mais si cette petite amoureuse vient à aimer quelques-uns de nous, et
+à ne plus vous aimer, aurez-vous le droit de la chicaner dans sa manière
+de faire l'amour à sa fantaisie?
+
+--Non. Je ne prétends pas plus la gêner dans ses goûts, que vous autres
+ne devez prétendre à la contrarier dans son choix. Après l'avoir admise
+à bord, aucun de vous ne pourra pas plus la contraindre à aimer qui bon
+vous semblera, que vous ne pourriez forcer l'un d'entre vous, à avoir de
+l'amitié pour un de nos gens qui ne lui plairait pas.
+
+--Ah mais, il faut s'entendre cependant....
+
+--Il est inutile de prolonger cette discussion, dit Mosquita
+impatientée. Vous avez parlé de ma ration à bord, cette ration je veux
+la gagner en me rendant utile. A quoi suis-je bonne? A faire la cuisine,
+à servir le capitaine? Eh bien, je ferai l'une, et je servirai l'autre.
+Quant à mes sentiments de préférence, il sont à moi: j'aimerai qui je
+voudrai, et personne ne viendra contrarier mon choix. Dès ce moment, je
+suis à bord comme tout autre; je ne demande rien, qu'à me rendre utile
+et qu'à rester tranquille au milieu de vous tous.
+
+Rodriguez, à ce mouvement de Mosquita, la contemple, comme enchanté de
+son énergie et du parti qu'elle a su prendre. Les matelots, témoins de
+la résolution de l'amazone colombienne, la regardent avec une sorte
+de bienveillance, et, en s'en allant sur le gaillard d'avant, ils se
+disent: Pardieu, elle a l'air d'être taillée sur un bon gabarit de
+femme, cette petite brune-là! Et dès lors Mosquita put compter sur les
+brusques égards de tout le monde.
+
+L'intrépide Colombienne ne se borna pas à une stérile résolution. Le
+soir même on la vit, habillée en petit matelot, prendre son poste à la
+cuisine, et aider les hommes de chaudière à préparer et à faire bouillir
+les aliments destinés au souper de l'équipage. Cette détermination
+si étrange dans une jeune fille aussi gentille, ce zèle si absolu,
+étonnèrent les plus rudes, et produisirent l'effet que Mosquita en
+attendait. En moins de quelques jours, elle devint l'objet des égards
+les plus délicats que des forbans puissent avoir pour une femme, et
+elle se trouva avoir conquis la bienveillance de ceux des matelots
+qui avaient vu avec le plus de répugnance son arrivée à bord de
+_l'Albatros_. Rien de plus plaisant que l'empressement que mettaient les
+hommes placés à la cuisine, pour lui rendre moins désagréables les soins
+et le travail qu'elle s'était imposés et qu'elle continuait avec une
+résolution inébranlable. Avait-elle besoin d'eau, aussitôt cinq à six
+farouches matelots se disputaient le plaisir d'aller remplir son bidon
+dans la cale. Fallait-il chercher du bois pour alimenter le feu sur
+lequel bouillait la chaudière de l'équipage, c'était à qui le premier
+lui apporterait quelques bûches fendues. L'un épluchait un giraumon pour
+sa soupe, l'autre écumait le large pot-au-feu du bord. Aucun des gens
+du corsaire ne se serait permis d'allumer sa pipe à la cuisine sans en
+demander la permission à la jolie _cookeresse_, car c'était le nom qu'on
+lui donnait sur le gaillard d'avant, où elle avait établi l'empire de
+sa gentillesse. Quelquefois il lui fallait acheter, il est vrai, par
+quelques petits désagréments l'avantage de vivre en paix avec tout son
+monde. Tantôt c'était un matelot fringant qui, prétentieux diseur de
+bons mots, cherchait, après avoir mis sa chique en poche, à lui ravir
+familièrement un baiser. Tantôt c'était un audacieux gabier qui lui
+serrait la taille en laissant échapper une expression d'amour et de
+regret de ne pouvoir en faire davantage. Mais un revers de main appliqué
+au premier, on un _finissez donc_ très-sec, signifié au second,
+délivraient bientôt Mosquita de ces galantes importunités.
+
+Pour le capitaine Rodriguez, il était émerveillé de l'adresse et du
+courage de sa petite compagne. C'était le soir seulement qu'il pouvait
+la posséder tout entière, mais alors qu'il se dédommageait avec ivresse
+de la contrainte que lui avait imposée le jour! Retiré avec elle dans
+son étroite chambre, il retrouvait, dans les plus intimes épanchements,
+ces moments de bonheur et de confiance que sa Mosquita lui avait fait
+goûter à Carthagène. La vie bruyante et sauvage du bord, l'aspect brutal
+d'un équipage d'hommes désordonnés, ne servaient même qu'à lui rendre
+plus chers et plus doux les instants où il pouvait entendre la voix
+passionnée de sa maîtresse, et jouir du bonheur de contempler ses
+traits, où se peignait la joie d'avoir fait à l'amour le plus absolu des
+sacrifices.
+
+Ce fut dans un de ces instants de calme et de tendre recueillement que
+la maîtresse de Rodriguez lui révéla un complot qui le menaçait, et sur
+lequel il n'avait conçu encore aucune défiance.
+
+--Tu vois bien, lui dit-elle, ces hommes qui te prodiguent les marques
+de la déférence la plus complète. Eh bien, ce sont ceux-là même qui
+t'en veulent le plus! Tu me disais, pour me détourner du projet de
+t'accompagner, que je ne connaissais pas ces gens au milieu desquels
+nous allions vivre. Sache aujourd'hui que je les connais mieux que
+toi-même tu ne pourrais le faire. C'est sur leurs physionomies, c'est
+par quelques mots échappés à plusieurs d'entre eux, que j'ai appris, en
+cachant l'émotion que leurs desseins m'inspirent, la trame qu'ils ont
+formée contre toi.
+
+--Et quel est donc leur projet, quelle est donc cette trame?
+
+--De t'arracher peut-être la vie, ou tout au moins le commandement du
+corsaire.
+
+--Lequel d'entre eux oserait se mettre à la tête d'un complot qui
+soulèverait contre ses lâches auteurs tout l'équipage qui m'a reconnu
+pour son chef? Serait-ce Gouffier, celui que j'ai choisi moi-même pour
+mon second?
+
+--Non, lui je le crois attaché à toi. Mais je suis presque sûre que ton
+lieutenant, Pierre Chouart, doit se mettre à la tête des révoltés, que
+ses conseils ont disposés à tenter un coup de main.
+
+--Et qui encore a-t-il réussi à égarer? les plus misérables et les plus
+mutiles de mes hommes, sans doute?
+
+--Une vingtaine d'entre eux, si j'en crois ce que j'ai entendu sans
+qu'on soupçonnât l'attention avec laquelle j'ai tout écouté, tout saisi.
+
+Et alors Mosquita nomma à son amant, indigné de tant d'audace, les
+complices de la révolte qu'elle avait soupçonnée et découverte.
+
+--Cela me suffit, s'écria Rodriguez. Je frapperai un grand coup avant
+qu'ils n'aient pu préparer celui qu'ils me destinent. Je suis libre de
+choisir les hommes qui devront équiper nos prises.... Oui, oui, ils
+apprendront quelle vengeance je prépare aux traîtres qui veulent si
+lâchement me perdre.... Mais il me faudrait trouver un navire, et par
+une fatalité inconcevable, depuis notre sortie nous n'avons encore rien
+vu, rien aperçu... Oh! les malheureux, ils ne savent pas ce que je puis
+contre eux.... Ils l'apprendront bientôt!
+
+--Et quelle est donc ton intention, mon ami? Comme tu es agité... Oh! je
+t'en supplie, cache-leur bien ta colère: ils soupçonneraient trop tôt
+peut-être ce qu'il faut leur taire encore par prudence.
+
+--Mais n'entends-je pas du bruit sur le pont?.... Oui, il me semble
+avoir entendu parler d'un bâtiment... Si par un coup du ciel c'était....
+Montons, montons! On m'appelle!... Oui, oui, c'est un bâtiment...
+Mosquita, prépare-moi mes armes! viens! viens! c'est un bâtiment!
+
+Gouffier était de quart, il avait appelé en effet le capitaine pour lui
+montrer un navire qui semblait courir à contre-bord d'eux. En un instant
+les deux bâtiments sont l'un sur l'autre, poussés par la brise avec une
+égale vitesse. On crie: _Tout le monde sur le pont!_ à bord du corsaire.
+À ce commandement chacun vole à son poste de combat. Le navire aperçu,
+sans avoir vu le corsaire, continue à courir sa bordée, et il ne
+commence à manoeuvrer pour éviter _l'Albatros_, que lorsqu'il lui
+est devenu impossible de ne pas l'aborder. On crie à bord des deux
+bâtiments. L'équipage de Rodriguez demande à faire feu en accostant
+le navire. _Ce ne sera rien que pour essayer nos pièces, capitaine_,
+hurlent quelques hommes.--_Non, non_, leur répond Rodriguez, _arrêtez le
+feu.... Vous ne voyez donc pas que c'est un bâtiment marchand. Sautons à
+bord et amarinons-le en silence, puisqu'il a été assez bête pour venir
+s'empêtrer avec nous!_
+
+Les forbans pleuvent à bord du bâtiment abordé. Le capitaine de ce
+malheureux navire ne se réveille qu'au bruit de la moitié d'un équipage
+qui tombe sur son pont; il ne trouve d'asile contre la chasse que lui
+donnent les assaillants, qu'en passant à bord du corsaire qui vient de
+l'attaquer.
+
+--Capitaine Rodriguez, le navire est amariné, crie Gouffier, le premier
+sauté à bord de la prise.
+
+--C'est bien, Gouffier. De quoi est-il chargé?
+
+--De cailloux, capitaine; c'est une mauvaise barque anglaise sur lest.
+
+--Dépêtrons-nous de lui; coupons tout ce qui gêne pour le faire déborder
+du corsaire. Pierre Chouart, sautez à bord, mon ami, avec quelques-uns
+de nos gens; vous prendrez le commandement de la prise jusqu'à ce que
+nous ayons pu nous débrouiller et reconnaître ce qu'elle vaut.
+
+--Quels hommes voulez-vous que je prenne avec moi, capitaine?
+
+--Ceux qu'il vous plaira de choisir. Je m'en rapporte à vous. Nommez-les
+et ils vous suivront.
+
+Rodriguez, en agissant ainsi, avait son plan. Il savait bien que
+l'officier dont il voulait se défaire, désignerait pour l'accompagner
+sur la prise, qu'on ne devait conserver que quelques heures, ceux des
+marins sur lesquels il comptait le plus pour exécuter le complot qu'il
+avait préparé.
+
+Pierre Chouart en effet prend une quinzaine de marins. À mesure qu'il
+les nomme, Mosquita fait remarquer à son amant que chacun d'eux fait
+partie de la bande dont elle-même lui a déjà désigné les complices.
+Laisse-le s'entourer de ses affidés, répond Rodriguez. Chacun des noms
+qu'il appelle est un arrêt de mort qu'il prononce.
+
+--Quel est donc ton projet, Rodriguez? Tu es tranquille et cela me
+rassure.
+
+--Oui, je suis tranquille, mais c'est le calme de ma vengeance à
+moi..... Eh bien, Pierre Chouart, êtes-vous à bord avec vos hommes?
+
+--Oui, capitaine: à présent que les deux navires sont parés l'un et
+l'autre, je vais me tenir à portée de pistolet de vous.
+
+--C'est cela, mon ami, à portée de pistolet. Vous avez deviné
+parfaitement mon intention.
+
+Mais à peine les deux bâtiments sont-ils en train de faire route presque
+bord à bord, que la scène change. Rodriguez ordonne à ses gens de
+reprendre leur poste de combat. Tout le monde lui obéit sans savoir ce
+qu'il prétend faire. C'est pour faire l'appel, disent les uns. Non,
+c'est pour nous commander un tour d'exercice, disent les autres.
+L'équipage ne resta pas long-temps dans l'incertitude sur l'intention
+de son chef. Monté sur le dôme de la chambre, Rodriguez, au milieu du
+silence le plus profond, s'adresse ainsi à son équipage attentif:
+
+--Enfants, un complot devait éclater à bord contre moi, que vous avez
+nommé votre chef. En m'arrachant la vie, c'était le grade que je tenais
+de vous, que l'on voulait anéantir. Vous m'avez demandé à essayer vos
+pièces et notre poudre contre ce navire-là: eh bien, voici l'occasion
+de vous satisfaire. Il faut punir les traîtres qui voulaient enlever le
+corsaire sur les cadavres de leurs camarades. Délivrés de ces lâches,
+dont nous devons faire un exemple sanglant, il n'y aura plus que des
+braves à bord, dévoués les uns aux autres à la vie et à la mort.
+Parez-vous partout à faire feu à mon commandement.
+
+--Quels sont ces traîtres, capitaine Rodriguez?
+
+--Les voilà! Et il montre la prise montée par Pierre Chouart. Puis,
+prenant son porte-voix, et s'adressant à celui-ci:
+
+«Pierre Chouart, recommande ton âme à Dieu! Nous venons à bord du
+corsaire de prononcer ton jugement et celui de tes infâmes complices.
+Traître et lâche, apprends à mourir de la main de celui que tu voulais
+assassiner.»
+
+Pierre Chouart, altéré par ces paroles qu'il entend sortir comme un coup
+de foudre, du porte-voix de Rodriguez, prie en grâce son capitaine de
+suspendre un moment sa colère et d'entendre sa justification. La prise
+fait un mouvement pour approcher le corsaire, et les hommes qui la
+montent élèvent leurs mains suppliantes vers le ciel, en criant qu'ils
+ont été égarés par le perfide Pierre Chouart. Mais Rodriguez, au moment
+où la prise va l'accoster, fait donner un coup de barre pour l'éviter,
+et il commande le feu. Une bordée lancée à bout portant et à double
+charge en fut assez pour faire voler en éclats le malheureux bâtiment,
+dont la coque, percée, mitraillée et hachée, s'abîma bientôt sous les
+flots.
+
+Loin d'être troublé par ce spectacle horrible, Rodriguez, satisfait
+d'avoir essayé l'étendue de son empire sur les gens de son équipage,
+leur dit froidement ces mots au moment où le bruit de la volée venait de
+s'éteindre sur les vergues ensanglantées: Mes amis, nos pièces sont
+en bon état, et notre poudre est excellente! Vous pointez bien, et je
+serais indigne de vous commander, si je n'étais pas content de vous.
+Double ration à tout le monde. Mosquita, embrasse-moi: tu n'as pas
+seulement détourné la tête pour ta première volée.
+
+Ils allèrent, les forbans de _l'Albatros_, prendre leur double ration à
+la cambuse en chantant, en se félicitant d'avoir fait couler comme un
+plomb le navire sur lest. Il n'était bon qu'à cela, disaient-ils, et
+notre capitaine, l'as-tu vu? C'est un b..... qui a de la tête et qui
+parle bien au moins... Quelle carotte de longueur il vous a tirée à son
+lieutenant Pierre Chouart!
+
+--Oui, une fameuse carotte, et Pierre Chouart a dû l'avaler en faisant
+une drôle de grimace!
+
+--Ecoute donc, il voulait toujours faire des cabales, et moi je n'aime
+pas les cabales. À bord d'un corsaire, il faut un peu de subordination,
+d'autant que nous pourrons envoyer notre capitaine par-dessus le bord
+s'il ne nous va pas.
+
+--Celui-là par-dessus le bord! oui, on t'en fricassera! Il nous ferait
+plutôt à tous battre des entrechats en l'air, en faisant sauter la
+barque, le brigand qu'il est!
+
+--On dira tout ce qu'on voudra, mais c'est un poulet, et un bel homme!
+A-t-il donc l'air guerrier, le chien, quand il commande le feu! Tiens,
+j'étais à la barre tout-à-l'heure quand nous avons envoyé des prunes
+qui n'étaient pas cuites, à la prise anglaise: eh bien, le fanal de
+l'arrière donnait sur la figure du capitaine, et je te fiche mon billet
+qu'il avait une mine bien bordée, va!
+
+--C'est un lapin, je ne dis pas le contraire, et il y a plaisir à en
+découdre avec un particulier de ce calibre. Avec lui, au moins, on peut
+dire: _Enlevez, c'est pesé!_... Le vin de la cambuse est bon tout de
+même! C'est dommage qu'il faille ménager les vivres, car une double
+ration, c'est pas assez pour des hommes qui ont le gosier sec. Il n'y a
+rien qui vous porte à la soif comme la _brûlure_ de la poudre et un coup
+de peigne.
+
+Tout se réduisit, à bord du corsaire, à des conversations pareilles
+entre les matelots. Mais le sang-froid et la cruauté même de Rodriguez
+produisirent sur son équipage une impression profonde. Ses hommes,
+en admirant en lui une résolution qu'aucun d'eux n'aurait osé avoir,
+apprirent à le respecter comme le seul qui put les commander avec
+fermeté, et maintenir à bord la discipline qu'il leur fallait pour faire
+quelque chose de profitable à chacun. Une occasion nouvelle de prouver
+combien il était fait pour les diriger avec intelligence, se présenta
+bientôt.
+
+Une chaloupe gréée de deux voiles fut aperçue à cinq ou six lieues de
+l'île de la Marguerite, sur laquelle _l'Albatros_ courait à toutes
+voiles. L'embarcation, en voyant un bâtiment tout noir cingler sur elle
+avec une marche qui devait lui paraître supérieure, revira de bord, et
+prit chasse aussitôt. Rodriguez la poursuit: il la gagne, il l'accoste.
+Seize hommes armés de sabres et de carabines la montaient; un pierrier
+établi sur l'avant composait toute son artillerie.
+
+--Qui êtes-vous? demanda Rodriguez à celui qui paraissait être le patron
+de la barque.
+
+--Ce que nous sommes, commandant? Nous ne sommes rien du tout; nous
+gagnons notre vie à pêcher, au large de la Marguerite, quelques perles,
+comme vous savez bien qu'on en trouve quelquefois dans ces parages.
+
+--Vous pêchez des perles avec des carabines et des sabres? Il parait que
+c'est une nouvelle manière de prendre du poisson et des bijoux.
+
+--Oui, c'est notre manière à nous, et nous ne faisons pas grand'-chose.
+Vous voyez aussi combien nous sommes pauvres.
+
+--Votre façon de faire la pêche ne me convient pas; et si vous ne me
+dites pas dans cinq minutes, montre à la main, ce que vous cherchiez
+ici, je vous ferai pendre tous les seize au bout de mes vergues,
+comme des gâte-métier, faisant la piraterie de manière à compromettre
+d'honnêtes forbans comme nous.
+
+--Ah grands dieux! commandant, est-ce que, par la bonté divine, vous
+seriez des pirates? Le ciel en soit loué! Vous pouvez nous assister, et
+nous partagerons.
+
+--Voyons un peu ce que tu veux dire. Accoste à bord avec ton bateau, et
+si tu es un bon enfant, nous pourrons faire des affaires ensemble...
+Envoyez une amarre devant à cette embarcation, et ne laissez monter à
+bord que le patron.
+
+Une fois arrivé sur le pont du navire, le patron Raphael adressa ces
+mots au capitaine Rodriguez, après lui avoir fait trois humbles saluts
+et lui avoir souhaité la bénédiction de Dieu:
+
+«Il faut que vous sachiez, mon commandant, qu'un gros trois-mâts
+espagnol a relâché pour une voie d'eau, à la Marguerite. Il a fallu
+mettre sa cargaison à terre pour l'abattre en carène. Dès que la
+réparation a été faite, nous avons été employés à refaire son arrimage,
+car nous sommes tous de pauvres arrimeurs à une gourde par jour. A
+présent que ce navire se dispose à partir, nous nous sommes associés
+pour louer cette chaloupe, et venir l'attendre, armés de carabines, afin
+de l'enlever. Comme il a des barils de piastres à bord, et que nous
+savons où ils sont placés, nous ne serons pas embarrassés de les
+trouver.
+
+--Où allait ce navire? Combien d'hommes d'équipage a-t-il?
+
+--Il va à Campêche. Il a vingt hommes d'équipage, mais des mollasses,
+qui ne demandent pas mieux que de se laisser prendre. Tenez, à présent
+que nous approchons de terre, vous pouvez découvrir sa mâture, dans
+cette petite fente de la côte, là, dans le Nord-Est du compas...
+
+--Eh bien, sais-tu, patron Raphael, ce qu'il nous faut faire pour ne
+donner aucune défiance au capitaine de ce bâtiment, qui craindrait
+d'appareiller peut-être, après avoir vu un brick de ma façon?
+
+--Non, mon commandant; mais je m'en rapporterai à vous, et j'écouterai
+vos conseils, comme si c'était la bonne vierge Sainte-Marie qui me
+parlât par votre noble et sincère bouche: _In nomine patris, filii et
+spiritûs sancti, amen!_
+
+--Fais-nous grâce de tes prières, et écoute-moi.
+
+--Je vous écoute, illustre commandant
+
+--Je vais carguer toutes mes voiles: tu vas aller, avec ta chaloupe, me
+haller par l'avant, comme si le brick avait besoin de ton secours, et
+voulait gagner, avarié, un mouillage près de la côte.
+
+--C'est cela, mon commandant; je vous comprends très-bien, et une fois
+que vous serez à l'ancre, je rentrerai dans le port, en disant au
+capitaine espagnol que vous êtes un bâtiment anglais en croisière, venu
+pour boucher une voie d'eau; que je vous ai donné aide et assistance
+avec ma chaloupe, et que...
+
+--Saute plus vite que ça dans ton embarcation. Tu diras après au
+capitaine du trois-mâts tout ce que tu jugeras convenable. Qu'il te
+suffise de savoir que si nous amarinons ce navire, tu recevras pour ta
+part une récompense proportionnée aux services que tu nous auras rendus.
+
+Les voiles de _l'Albatros_ sont carguées et serrées: la chaloupe de
+Raphaël nage sur l'avant du brick contre le vent: les autres canots du
+corsaire aident la chaloupe. En quelques heures _l'Albatros_ atteint
+un bon mouillage, d'où il peut être vu du navire espagnol. Un grand
+pavillon anglais est déployé sur l'arrière du pirate. Raphael revient
+dans le port, et il annonce partout que le brick qu'a remorqué sa
+chaloupe, n'a jeté l'ancre que pour visiter quelque couture molle un
+peu au-dessous de sa flottaison, et boucher une petite voie d'eau;
+qu'ensuite il appareillera pour continuer sa croisière contre les
+forbans. Il nomme le brick au capitaine de _la Quintanilla_, c'est le
+nom du trois-mâts espagnol; il cite même le nom du commandant anglais.
+Par San-Antonio, dit l'Espagnol, la circonstance est favorable pour moi.
+Tandis que ce croiseur anglais sera mouillé près de l'ile, je pourrai
+appareiller sans craindre les forbans qui rôdent toujours dans ces
+parages. Les scélérats craignent les bâtiments de guerre, comme
+les voleurs la corde: ils les sentent à vingt lieues à la ronde.
+J'appareille demain.»
+
+Raphael vient la nuit, dans une pirogue, rendre compte à Rodriguez des
+intentions du capitaine espagnol. Rodriguez fait des dispositions pour
+tromper ce malheureux capitaine. Il ordonne de dépasser les mâts de
+perroquets de _l'Albatros_, de mouiller une ancre par le travers, et de
+frapper sur le câble de cette ancre, et sur celui de l'autre ancre
+de mouillage, deux cayornes qui, crochées à la tête des bas-mâts,
+inclineront le brick comme s'il était à moitié abattu en carène.
+_L'Albatros_, bientôt couché sur le côté de tribord, présente le flanc
+opposé, à des hommes qui, dans les embarcations du bord et la chaloupe
+de Raphael, font semblant de visiter et de réparer les coutures
+avariées.
+
+C'est à la clarté naissante du matin que cette petite comédie se jouait
+sur les flots tranquilles, et des forbans étaient les acteurs de cette
+scène.
+
+La pauvre _Quintanilla_ avait aussi mis sous voiles aux premiers rayons
+de l'aurore. Loin d'éprouver la défiance qu'aurait dû lui inspirer
+l'aspect d'un navire comme _l'Albatros_, le crédule capitaine espagnol
+comptait, au contraire, sur la présence du brick, qu'il supposait
+anglais. _La Quintanilla_ quitte donc le port, ses basses voiles sur les
+cargues, ses huniers bien étarqués et bien bordés, les perroquets hissés
+à bloc. La brise du matin enfle les voiles et semble se jouer dans son
+gréement, en apportant aux matelots les douces émanations des fleurs de
+la côte, couvertes de rosée. Les cris cadencés des hommes qui hallent
+sur les cordages, vont réveiller les échos sonores de la terre, qui fuit
+battue par les lames que le navire forme en fendant les flots encore
+brunis par les dernières ombres de la nuit. Le soleil dore déjà
+l'horizon; tous les objets reprennent leur forme naturelle avec le jour,
+autour du bâtiment; on aperçoit sur l'avant, le brick, que l'on a pris
+la veille pour un croiseur anglais, la mâture penchée et le côté de
+tribord éventé. A mesure qu'on l'approche, on l'observe avec plus
+de curiosité. C'est un beau navire et qui doit bien marcher, dit le
+capitaine espagnol à son second. Voyez dans cette longue vue, ces façons
+si fines, cet élancement et cette quête!....
+
+--Effectivement, capitaine, c'est un bâtiment qui doit bien escarpiner,
+mais qui ne doit pas porter grand'-chose. Il me semble même plus fin que
+la plupart des bricks de guerre de construction anglaise. Quel bau il a!
+On rebat les coutures de son côté de tribord; entendez-vous les coups de
+maillet des calfats?
+
+--Oui, le voilà dans la position où nous nous trouvions, il y a quinze
+jours, cherchant une voie d'eau. Mais à bord d'un navire de guerre il
+y a tant de ressources: c'est couvert d'hommes cela. Vous voyez, par
+exemple, ce brick: hé bien le voilà abattu presque en carène en haute
+mer.... Là.... il a frappé ses cayornes d'abattage sur deux ancres....
+Allez donc faire une opération aussi hardie à bord d'une barque
+marchande de 400 tonneaux comme nous, avec vingt hommes d'équipage!
+
+--Voilà que nous allons passer à le ranger, capitaine. Voulez-vous que
+nous hissions notre pavillon?
+
+--Sans doute; montrez-lui nos couleurs et saluez-le en amenant et
+rehissant trois fois le pavillon national. Nous lui devrons peut-être
+l'avantage de pouvoir sortir sans avoir quelque forban à nos trousses,
+et il est bien juste que nous lui rendions hommage.
+
+Pendant ce paisible entretien entre le capitaine et le second de
+_la Quintanilla_, une scène toute différente se passait à bord de
+_l'Albatros_. Quelques hommes, placés à tribord dans les embarcations,
+faisaient bien mine de tapoter à coups de maillet sur les bordages: mais
+sur le pont, une partie de l'équipage était parée à filer les cayornes
+pour redresser le navire, et une autre partie disposée à hisser les
+voiles, guinder les mâts de perroquets passés sur l'arrière du tenon
+des mâts de hune. Rodriguez, assis sur son couronnement et caché par
+l'extrémité des bastingages de l'arrière, guette à la longue vue, d'un
+oeil avide, le trois-mâts qui va passer à côté de lui. C'est une proie
+facile, qu'il convoite et qu'il brûle d'étreindre dans ses serres. Le
+capitaine espagnol salue à portée fusil _l'Albatros_, qui, pour répondre
+à son salut, élève et amène par trois fois dans sa mâture inclinée,
+le pavillon anglais avec lequel il abuse son confiant ennemi. Oui,
+saluons-le bien, dit Rodriguez à voix basse: bientôt, quand il sera au
+large, nous le saluerons autrement qu'avec cette misérable étamine.
+
+L'Espagnol file toujours; il dépasse le corsaire, il est déjà plus
+éloigné de terre que celui-ci... C'est alors que les coyornes qui
+tenaient _l'Albatros_ couché sur les flots sont filées peu à peu, et que
+le brick se redresse fièrement sur ses lignes d'eau; c'est alors que,
+par un mouvement qui tient presque de la magie, tant il est prompt et
+sûr, les vergues, qui se trouvaient apiquées, se croisent carrément sur
+les bas-mâts et sur les mâts de hune. Les huniers montent lentement à
+tête de bois, les mâts de perroquets s'élèvent sur leurs guinderesses,
+et les perroquets presque en même temps grimpent le haut des
+calle-haubans pour être gréés sur leurs mâts, déjà mis en clé.
+
+--Voyez donc, fait remarquer le capitaine espagnol à son second, voyez
+comme ce navire anglais semble se redresser!
+
+--C'est le changement de position, capitaine. Il nous paraît maintenant
+sous un autre aspect que lorsque nous nous trouvions par son travers.
+
+--Non, je ne me trompe pardieu pas, ses huniers montent sur leurs
+drisses; il guinde ses mâts de perroquets! Ah Dieu tout puissant, si
+c'était un forban, à présent que nous sommes au large!... Revirons de
+bord, rentrons avant qu'il n'ait le temps de nous couper la terre.
+
+Il n'est plus temps, _l'Albatros_ est sous voiles: il marche comme un
+dauphin, et, avec ses huniers qu'il largue et ses basses voiles qu'il
+vient d'amurer, il pourrait sans ses perroquets gagner _la Quintanilla_,
+comme l'agile dorade atteint le poisson volant qui cherche à fuir sous
+la lame qu'il perce de ses ailerons. Et comment, imprudent Espagnol,
+as-tu pu ne pas deviner un corsaire à cette coque si noire, à cette
+guibre si élancée, à cette haute mâture penchée sur cet arrière qui rase
+la mer, et enfin à cette multitude de matelots qui bouillonnaient sur ce
+large pont bordé de caronades! Tremble maintenant à l'approche de ces
+voiles brunes que la brise pousse vers toi avec tant de vitesse; tremble
+surtout à la vue de ces figures sinistres qui se grouppent sur l'avant
+du pirate! Ce pavillon anglais, qui t'a si grossièrement abusé, va
+s'amener pour céder sa place sur la drisse, à un pavillon colombien.
+Reconnais maintenant ta funeste erreur en voyant dans les eaux du
+corsaire la chaloupe de Raphael. C'est lui qui a conduit ton redoutable
+ennemi sur tes traces. Sauve-toi si tu le peux encore, mais songe
+bien que tu pourras payer cher les efforts inutiles que tu feras pour
+échapper au terrible _Albatros_!
+
+_La Quintanilla_ a viré de bord, _l'Albatros_ a imité sa manoeuvre: elle
+veut tâcher de gagner la terre, fût-ce même pour faire côte, avant que
+le brick n'ait pu mettre le grapin dessus.
+
+_L'Albatros_ poursuit jusqu'en dedans des brisants, la proie qui veut
+lui échapper. Chaque fois que l'Espagnol croit toucher au rivage, le
+Colombien passe entre la terre et lui, et le force ainsi à regagner le
+large. Ce n'est pas à coups de canon que le brick veut faire amener le
+trois-mâts: il cherche au contraire à l'amariner à l'abordage pour ne
+pas donner l'éveil au large, et révéler peut-être aux croiseurs les
+parages où il se trouve. _La Quintanilla_, sans cesse chassée par
+_l'Albatros_, perd à chaque bordée l'avantage qu'elle s'était promis en
+louvoyant dans les dangers. A chaque évolution, elle dérive vers son
+infatigable ennemi, et comme l'oiseau qui perd ses forces en luttant de
+vitesse avec le vautour qui le menace, elle finit par s'abandonner à la
+voracité du corsaire. C'est alors que le terrible cri _à l'abordage, à
+l'abordage!_ se fait entendre sur le pont du colombien, qui élonge le
+trois-mâts comme pour le dévorer. Tous les Espagnols tombent à genoux;
+et Rodriguez, en les voyant dans cette posture suppliante sous le
+poignard de ses forbans, se met à rire avec dédain, en ordonnant du
+geste qu'on épargne d'aussi méprisables victimes.
+
+--Qu'on m'amène le capitaine, je veux lui parler.
+
+Le capitaine espagnol s'avance en tremblant et en élevant vers son
+vainqueur des mains agitées par la peur.
+
+--Qu'as-tu de précieux à ton bord?
+
+--Ma cargaison et ma malle.
+
+--Rien de plus?
+
+--Rien, illustre commandant, je vous le jure par saint Antoine et les
+plus saints de nos martyrs.
+
+--Réfléchis bien à ce que tu vas me répondre. J'ai en main le manifeste
+de ta cargaison. Si tu m'avoues tout, je te laisse la vie: si tu mens,
+ce cartahu, frappé à ma grande vergue, punira ta dissimulation?
+
+--J'ai trois barils de piastres dans ma chambre. Raphael a dû vous le
+dire, puisque c'est lui qui nous a trahis.
+
+--Passe-lui une cravate de franc-filain, Gouffier, puisqu'il n'a que
+trois barils de piastres.
+
+--Illustre commandant, j'oubliais de vous dire, tant je suis ému, qu'il
+y en a encore cinq barils, mais cinq barils tout petits, tout petits,
+dans une cachette sous le panneau de la chambre.
+
+--Ce n'est pas encore assez. Range à virer sur le cartahu.
+
+--Oh! en grâce, noble et brave commandant, laissez-moi me remettre un
+peu et me rappeler ce que je puis encore avoir.... J'ai, j'ai... j'ai
+caché entre bord et serre, sous le lambris de ma cabane, deux sacs
+de doublons, deux petits sacs de rien, qui ne vous serviront pas à
+grand'-chose... Mais je veux tout dire.
+
+--Oui, c'est à peu près cela. On va fouiller ton navire d'ailleurs, et
+si l'on trouve, dans la visite, des objets que tu peux avoir oublié de
+m'indiquer, je te rafraîchirai la mémoire en te faisant hisser au bout
+de la grande vergue, pour l'exemple d'abord, et puis pour avoir de la
+viande fraîche pendue à mon croc.
+
+On visite, on fouille la prise de la carlingue à la pomme. Tout l'or et
+l'argent est trouvé, enlevé, transporté à bord du corsaire. On jette un
+équipage à bord de _la Quintanilla_, qui quitte _l'Albatros_ pour aller
+à Carthagène, où elle attérira. Rodriguez, avec ses barils de piastres
+et ses sacs de doublons, fait voile pour Saint-Thomas, île danoise,
+repaire de forbans, où il pourra en toute sûreté plonger ses hommes dans
+la débauche et repartir ensuite, après avoir pris des renseignements sur
+les navires qu'il se propose de piller.
+
+En s'élevant au Nord, _l'Albatros_ rencontre des bâtiments anglais ou
+américains: pour dérober aux croiseurs la direction de sa route, il
+coule tous les navires inutiles qu'il rencontre. Il jette sur quelques
+rochers déserts leurs malheureux équipages avec un baril d'eau et
+quelques livres de biscuit. Le pillage, l'incendie et la cruauté
+marquent partout son passage, et il arrive sous pavillon colombien à
+Saint-Thomas, au milieu des navires mouillés sur rade, qui remarquent
+avec terreur ce long brick tout noir, chargé de renégats, de mulâtres et
+de nègres. Son gréement est en désordre, ses voiles mal serrées, malgré
+le grand nombre d'hommes qui se pressent sur ses vergues. Il mouille, et
+la voix du capitaine est à peine entendue au milieu du bruit que font
+les matelots perchés sur les marche-pieds ou placés aux bittes pour
+filer du câble. Mais ce désordre même et cette confusion donnent un
+air funeste à tout cet ensemble de forbans, à toute cette harmonie de
+mauvaises figures, de manoeuvres pendantes et de voiles tannées et
+sombres.
+
+Les capitaines des navires marchands se demandent avec inquiétude ce que
+_l'Albatros_ vient faire parmi eux. Tous regardent avec curiosité et
+avec effroi ce jeune capitaine aux traits hardis, à la chevelure noire
+et bouclée, se promenant avec un petit matelot que l'on dit être sa
+maîtresse déguisée. Quant à Rodriguez, il sourit, il est flatté de la
+défiance qu'il inspire. Il s'égaie d'entendre dire partout que ses
+matelots portent le désordre dans toute l'île. Il lit surtout avec
+avidité les journaux, dans lesquels on signale déjà son bâtiment comme
+la terreur des mers qu'il a à peine parcourues. Vois, dit-il, à sa
+Mosquita, vois comment ils rendent compte de moi, à leurs peureux de
+capitaines. Mosquita lit:
+
+«Un grand brick pirate, peint en noir, ayant sa mâture penchée sur
+l'arrière et naviguant sous pavillon colombien, a été vu dans les mers
+des Antilles, où il a coulé ou pillé déjà une quinzaine de bâtiments
+marchands, après avoir exercé les cruautés les plus inouïes sur les
+équipages. On le dit commandé par un insurgé espagnol.»
+
+--C'est bon, ils ne me connaissent pas. Continue.
+
+«Le brick anglais _la Baleine_, de 18 canons, le plus fin voilier de
+la division des Antilles, est à sa poursuite avec d'autres croiseurs
+américains et français. On ne doute pas qu'ils ne réussissent à
+s'emparer de ce bâtiment pirate, dont voici le signalement:
+
+«Mâture haute et inclinée.»
+
+--Je redresserai ma mâture.
+
+«Bordages peints en noir.»
+
+--Je les peindrai en blanc.
+
+«Guibre élancée, avec un oiseau représentant un albatros, pour figure.»
+
+--Je ferai sauter la figure. Ah! ils s'imaginent qu'en donnant le
+signalement de _l'Albatros_ à leurs bâtiments marchands, ceux-ci seront
+à même de m'éviter quand ils auront été assez près de moi pour me
+reconnaître à ma mâture inclinée et à mes bords barbouillés de noir....
+Ah! ah! les plaisants marins! Il faut rendre hommage à leur prudence et
+à leur discernement. Ils ont eu, il est vrai, la précaution d'envoyer
+des croiseurs sur mes traces, pour me donner la chasse et s'emparer de
+mon redoutable corsaire. Eh bien! je défie leurs plus fins voiliers, et
+je donnerai peut-être une leçon terrible à quelques-uns d'entre eux....
+_La Baleine!_ un brick anglais de 18 canons!... Je ne sais, mais ce
+nom-là m'affriande, et j'ai un pressentiment que si jamais je le
+rencontre... Mon _Albatros_... Oh! les Anglais, les Anglais, depuis
+qu'ils m'ont enlevé ma soeur... Tu sais, Mosquita, cette soeur bien
+aimée dont je t'ai si souvent parlé, et dont le souvenir est resté
+si cher au fond de ce coeur qui n'a plus pitié de rien. Il y a des
+bâtiments de guerre mouillés à Saint-Thomas; mais, malgré la défiance
+que je leur ai inspirée en entrant ici, ils ne peuvent me saisir: je
+suis dans un port neutre, préservé par le pavillon colombien qui couvre
+mon navire. Mes expéditions sont en règle; mais, pour plus de prudence,
+cependant, je sortirai demain avec un équipage que j'augmenterai d'un
+bon tiers.... Nous avons de l'argent en abondance, grâce au navire
+espagnol que nous avons amariné. Avec des piastres on a toujours des
+hommes dans cette île, rendez-vous de tous les écumeurs de mer. Allons à
+bord, Mosquita, j'ai des ordres à donner à Gouffier; la soirée ensuite
+sera toute à nous, toute à toi; viens, mon bon petit mousse, suis ton
+capitaine.»
+
+Il se rend à bord: il ordonne à son second de recruter des hommes. Il
+veut avoir deux cents matelots sur le pont de _l'Albatros_. A la mer il
+se peindra une batterie blanche. Il saura, au moyen des coins placés sur
+l'arrière de ses bas-mâts, rendre sa mâture plus perpendiculaire, en
+raidissant les étais et en mollissant ses calle-haubans de l'arrière.
+Ses projets arrêtés, ses ordres donnés, il redescend à terre avec sa
+Mosquita. Il ne passera qu'un moment dans la chambre qu'il loue pour la
+soirée; mais là du moins il sera seul près de sa maîtresse, mais dans
+cette chambre il pendra un hamac où la main de celle qu'il aime le
+bercera, l'endormira pour quelques heures. C'est la volupté qu'il a
+trouvée dans la petite maison de Carthagène qu'il cherche à ressaisir
+partout où il peut échapper à la vie tourmentante du bord. Un seul
+instant de calme, d'amour et de solitude, lui retrace tout ce qu'il
+désire se rappeler de son existence passée. Il est enfant dans les bras
+de sa maîtresse, sa force l'abandonne au sein des plaisirs qu'il veut
+cacher à tout le monde; il peut en liberté dépouiller toute sa fierté
+et sa cruauté, et puis cet enfant, bercé par la main d'une femme,
+s'élancera comme un tigre au milieu d'un équipage palpitant, et
+recouvrant tout-à-coup cette force qu'il a perdue un instant, cette
+cruauté qui semblait s'être éteinte dans les voluptés, il recommencera
+le carnage, il s'assouvira de crimes s'il le faut. C'est la mer, c'est
+l'horrible devoir qu'il s'est tracé, qui lui rendront sa férocité en
+exaltant son âme et en enveloppant son coeur de ce triple airain que le
+poète attribue au premier qui osa affronter les flots et les tempêtes.
+
+_L'Albatros_ quitte Saint-Thomas pendant la nuit. Il appareille avec
+mystère, comme ces voleurs qui osent à peine troubler le silence des
+ténèbres dont ils cherchent à couvrir leurs funestes exploits. Deux
+cents hommes, parmi lesquels il en est qui n'ont pas encore vu leurs
+camarades, manoeuvrent sans se dire un mot, sans hasarder une seule
+parole, même à voix basse. Les voiles brunes du corsaire sont larguées
+et bordées sur leurs vergues longues et noires. Le voilà filant
+vent-arrière et faisant clapoter sur ses larges flancs, la mer
+caressante qu'il refoule avec vitesse. La brise de Nord-Est le poussera
+pendant la nuit sous le vent de cet arc de cercle que forment les îles
+orientales de l'archipel des Antilles. C'est dans ces parages qu'il
+pourra faire de bonnes captures et vomir à bord de quelques prises une
+partie de l'avide équipage qui se grouppe dans sa calle, sur son pont,
+dans ses hunes même. Mais cette nuit, pendant laquelle _l'Albatros_
+coule si mollement sur les flots avec la légèreté d'une plume soulevée
+par un souffle de vent, doit être utilement employée. Rodriguez
+ordonne: ses hommes obéissent non plus avec ce silence qui a présidé à
+l'appareillage, mais ils obéissent en causant entre eux, en échangeant
+des mots facétieux, en se jetant et en repoussant avec gaîté, le
+sarcasme grossier qui ronfle dans leurs bouches. Les uns, pour exécuter
+les ordres du capitaine, dégréent le grand mât de hune pour y substituer
+un mât de perroquet à flèche. Les autres travaillent à mettre
+perpendiculairement, d'à-plomb la mâture basse. Une vingtaine de
+matelots se jettent dans les embarcations ou sur des échelles suspendues
+le long du bord pour peindre une batterie blanche sur le bordage tout
+noir du brick, et tout ces travaux différents s'exécutent à la lueur
+des fanaux dont le bâtiment est illuminé. Des matelots transformés en
+peintres nocturnes pour donner un déguisement à leur corsaire! Quelle
+bonne occasion pour s'égayer de la maladresse de celui qui trace
+une ligne courbe au lieu d'une ligne droite, sous le pinceau qu'il
+barbouille de peinture blanche! Que _l'Albatros_ se trouvera artistement
+peint quand le soleil viendra éclairer le chef-d'oeuvre de ces
+barbouilleurs de nuit! Mais qu'importe, pourvu qu'il trompe l'oeil du
+commandant du croiseur ou celui d'un malheureux capitaine marchand, sa
+batterie sera toujours assez bien élégamment peinte!
+
+Aux premiers rayons de l'aurore, le corsaire se trouva tout-à-fait
+travesti. Son grand mât, devenu perpendiculaire, n'était plus surmonté
+que d'un matereau, sur l'arrière duquel on avait gréé une voile
+en pointe. Ce n'était plus qu'un dogre au lieu d'un brick, que
+_l'Albatros_; et puis sa grande raie blanche, étendue de l'arrière à
+l'avant, venait de lui ôter cet air pirate que lui donnaient auparavant
+ses pavois et ses presceintes recouvertes de noir luisant. Rodriguez
+s'embarque dans un canot, pour admirer, à quelque distance du bord, la
+transformation de son navire. Il est enchanté de ce changement, qui
+semble n'avoir pas altéré sensiblement la marche de son fin voilier....
+Mais à peine est-il éloigné de deux cents brasses du navire, qu'on le
+rappelle à bord.... On vient de découvrir deux voiles!
+
+Sur l'horizon immense qu'enflamme l'aube naissante, deux voiles se
+dessinent en effet, séparées l'une de l'autre par une grande distance...
+Sur laquelle faudra-t-il courir d'abord?--Sur la plus grosse!--Mais
+laquelle est la plus grosse?--Tous les yeux se portent tantôt vers celui
+des navires qui se montre dans le Sud, tantôt sur celui qui reste au
+Sud-Ouest. On les observe avec attention, on compare leur grosseur: la
+brise est faible, mais _l'Albatros_ est couvert de voiles; il a rentré
+ses embarcations, il a même réparé autant que possible le désordre
+qu'ont laissé sur son pont les travaux rapides de la nuit. Quelques pots
+de peinture restent cependant entre les caronades; le grand mât de hune
+dépassé n'est pas encore bien saisi dans la drôme; mais cette petite
+confusion intérieure ne nuit pas à la marche du navire. _L'Albatros_
+cingle sur le bâtiment aperçu qui lui a paru le plus fort, et il
+l'approche avec d'autant plus de facilité, que les deux navires en vue
+cherchent plutôt à se rallier qu'à prendre chasse et à continuer leur
+route. Un peu de brise se fait, de cette brise capricieuse qui le le
+matin verdit par chaudes bouffées les mers d'azur des tropiques. Les
+voiles larges de _l'Albatros_, gonflées et abandonnées tout-à-coup
+par le vent, qui semble se jouer avec elles, poussent le navire léger
+qu'elles dominent, sur le plus gros bâtiment. _Nous tombons dessus, nous
+tombons dessus et rudement_, disent les corsaires en se frottant les
+mains et en se promenant d'un pas cadencé de l'arrière à l'avant. C'est
+un trois-mâts! Le second bâtiment à vue a dirigé sa route sur le point
+où tend _l'Albatros_. Il veut peut-être porter du secours au trois-mâts.
+Mais quel est ce second navire?... Un brick, rien qu'un brick, et il est
+encore à une bonne lieue de l'endroit où l'affaire va se décider.
+
+Vous avez demandé à courir sur le plus gros, fait Rodriguez à son
+équipage. Eh bien, le voilà! Branle-bas général de combat; mais pas de
+coups de canon, ni de coups de fusil, mes garçons. C'est un branle-bas
+de combat à l'arme blanche que je vous commande.
+
+Le trois-mâts n'était plus qu'à une portée de pistolet du pirate. Il ne
+hissa son pavillon anglais que pour l'amener aussitôt pour _l'Albatros_,
+dès qu'il vit sur l'avant de son redoutable ennemi, un forban élever,
+du milieu d'un groupe d'horribles matelots, un petit pavillon rouge. Ce
+signal, si mystérieux et si expressif, en dit plus au capitaine anglais,
+que ne l'aurait fait une bordée à bout portant. _L'Albatros_ élonge sa
+prise, et jette à bord du navire capturé cent hommes armés jusqu'aux
+dents, cent hommes commandés par Gouffier, à qui Rodriguez a confié des
+ordres que le docile second a juré d'exécuter, en donnant une poignée de
+main à son intrépide capitaine.
+
+Le corsaire se sépare du navire anglais. C'est sur le brick qui s'avance
+qu'il pousse sa bordée, non pour engager l'affaire avec lui, mais pour
+l'observer, mais pour l'attirer dans le piége, et pour prendre chasse
+devant lui, afin de le conduire près de la prise qui vient d'être
+amarinée.
+
+Pour qui saurait peindre ces mouvements si rapides, si intelligents et
+si subtils de ces navires qui, au moment décisif du combat, cherchent
+à se tromper, à s'éviter ou à se faire poursuivre pour tomber d'une
+manière plus sûre et plus terrible l'un sur l'autre, il y aurait un beau
+tableau à faire en voyant nos trois bâtiments dans la position que
+nous venons d'indiquer. Mais quel talent pourrait rendre ces choses
+imposantes, que l'on ne voit bien, que l'on ne sait bien que lorsque la
+réalité est sous les yeux, que lorsque votre coeur palpite à l'idée du
+carnage qui s'apprête sur ces flots que vous entendez clapoter, sur ces
+navires qui manoeuvrent chargés de leurs équipages, disposés à faire
+feu! Là est le trois-mâts qui vient d'être enlevé par cent hommes
+du corsaire... A quelque distance de lui est _l'Albatros_, qui fait
+semblant de prendre chasse devant le brick, qui s'avance pour secourir
+le trois-mâts enlevé.... Le brick court toutes voiles dehors, pour
+ranger la prise et cingler ensuite sur le corsaire, qu'il veut prendre,
+qu'il veut punir de sa témérité... Il est bientôt près de la prise, à
+portée de voix d'elle. Il peut la héler, la reprendre... Mais quelle
+scène se passe à bord de ce dernier navire?...
+
+Les cent forbans qui s'en sont rendus maîtres, voyant approcher le
+brick, forcent le capitaine et les matelots anglais devenus leurs
+prisonniers, à faire, à dire ce qu'ils veulent que ceux-ci fassent et
+disent pour tromper le commandant du brick. Le capitaine et les matelots
+prisonniers ne savent qu'obéir aux ordres que les pirates leur intiment
+le pistolet ou le poignard sur la gorge. C'est ainsi que le malheureux
+capitaine anglais crie au brick qui l'approche: Commandant, sauvez-nous,
+les pirates veulent nous tuer! Abordez-nous, abordez-nous avant de
+courir sur le corsaire! Tous les marins prisonniers répètent en criant:
+_Sauvez-nous! sauvez-nous!_ ce que les forbans ont ordonné à leur chef
+de crier. Et comment auraient-ils hésité à obéir à leurs vainqueurs,
+quand, pour leur arracher ce cri trompeur, les forbans, cachés par les
+bastingages et se traînant à quatre pattes vers eux, les menacent de
+leur faire sauter la tête pour peu qu'ils se refusent à implorer le
+secours du brick de guerre!
+
+Le commandant du brick ne balance plus. Au lieu de s'obstiner à
+poursuivre _l'Albatros_, il élonge d'abord le trois-mâts, sur le pont
+duquel il a l'intention de jeter quelques hommes pour contenir les
+forbans qui veulent égorger ses compatriotes. Mais à peine a-t-il
+abordé la prise, que les cent pirates se dressent, se hérissent sur les
+bastingages auprès desquels ils s'étaient cachés. Les Anglais, surpris
+par cette terrible apparition, se défendent. Ils étaient préparés au
+combat, mais pas à cet abordage subit. Les sabres se croisent, les
+poignards, les haches, les piques frappent avec fureur. Le canon ne peut
+rien dans cette mêlée de deux équipages qui se massacrent bord à bord.
+Les coups de fusil et de pistolet se font seuls entendre, et dominent
+les hurlements de rage des combattants, les cris de douleur des blessés.
+Les corsaires qui ont surpris les Anglais du brick obtiennent d'abord
+l'avantage; mais au bout de quelques minutes ils éprouvent une
+résistance que leurs efforts désespérés ne peuvent vaincre encore. Ils
+redoublent d'efforts, certains d'être secourus bientôt par _l'Albatros_;
+les Anglais redoublent de résolution, sûrs qu'ils sont que le corsaire
+les anéantira s'ils ne réussissent pas à s'emparer de la prise avant
+l'arrivée des pirates. Ils cherchent en vain à écarter leur brick du
+trois-mâts, pour réduire par le canon, une fois débordés, le navire
+qu'ils n'ont plus l'espoir de réduire par l'abordage. Mais ils ont
+affaire à des ennemis qui n'abandonnent pas ainsi la partie, et qui ont
+eu soin d'amarrer le brick au trois-mâts, de manière à rendre impossible
+la séparation prompte des deux bâtiments. Le combat se prolongera
+long-temps encore.
+
+Mais _l'Albatros_ que fait-il en voyant l'abordage engagé entre sa prise
+et son ennemi! Chassé d'abord par le brick anglais, il a reviré de
+bord du moment où celui-ci a renoncé à le poursuivre pour accoster le
+trois-mâts. De chassé qu'il était, il devient chasseur. Avec la brise
+qui enfle ses voiles, il ne pourra tarder de joindre le brick, qui
+se trouve avoir tombé dans le piége en abordant un navire chargé
+d'assaillants. Rodriguez, monté sur son bastingage, encourage ses gens à
+frapper sans pitié sur l'équipage anglais qu'ils vont atteindre, harassé
+déjà de l'attaque qu'il a eu à soutenir. Ses gens répondent par des cris
+de joie à son exhortation. La pluie tombe avec les gros nuages qui leur
+apportent la brise, et, pour mieux se disposer au combat, tous les
+hommes de _l'Albatros_ se dépouillent de leurs vêtements: un pantalon
+et un bonnet rouge composent leur sauvage accoutrement. L'ondée mouille
+leurs larges épaules et leurs corps velus. Ils rient à la veille de se
+baigner dans le sang, de prendre à si bon compte, disent-ils, un bain de
+santé. Quelques objets dont on s'est servi pour le travail de la nuit
+encombrent encore le pont: on jette les échelles à l'eau, les pinceaux
+qui ont servi à barbouiller le navire. On va envoyer aussi par-dessus
+le bord quelques pots de peinture oubliés entre les caronades... _Un
+instant!_ s'écrie l'un des matelots, _il ne faut pas perdre ainsi le
+bien de l'armateur. Nous avons peinturé le navire cette nuit: peinturons
+aussi l'équipage, noir et blanc, comme _l'Albatros_; et aussitôt les
+mains du facétieux matelot se trempent dans la peinture, et il se
+barbouille de noir et de blanc depuis la ceinture jusqu'à la tête. Tous
+ses camarades l'imitent. Rodriguez sourit en voyant ses gens se rendre
+ainsi méconnaissables. Il pense même qu'il est bon, à tout événement,
+que personne, à bord de l'ennemi, ne puisse distinguer les traits des
+combattants. Lui-même se barbouille aussi la figure; il n'est pas
+jusqu'à Mosquita qui ne voie les doigts badins de officiers étendre
+sur son joli visage l'infecte peinture à l'huile qu'elle repousse avec
+dégoût. L'équipage à moitié ivre de _l'Albatros_ offrait en ce moment
+l'aspect le plus terrible: c'est ainsi qu'il va à l'ennemi, armé de
+sabres et de poignards, et bien certain de pouvoir reconnaître dans la
+mêlée ceux qu'il faut frapper comme ennemis, et ceux qu'on doit épargner
+comme forbans.
+
+Mais la brise, qui a redoublé avec le grain, s'affaiblit quand les
+nuages qui l'ont amener passent à l'horizon, du bord de dessous le vent.
+Un calme plat lui succède, et _l'Albatros_ s'arrête immobile à une
+portée de fusil des deux navires, qui combattent toujours. Comment faire
+pour rejoindre le brick anglais? Mettre les canots à la mer, border des
+avirons qu'il faudra rentrer si le moindre souffle s'élève! Chaque gros
+nuage qui s'avance peut ramener le vent, et il en faudrait si peu!
+Rodriguez court de l'avant à l'arrière. Il offre sa main au souffle, qui
+semble venir tantôt à tribord, tantôt à babord. Le peneau de plume placé
+sur le bastingage de l'arrière paraît se soulever: la brise va venir,
+les voiles ne battent plus sur leurs mâts; elles s'enflent, mais un
+moment après elles retombent flasques sur leurs ralingues, là brise ne
+vient pas... Oh! qu'il donnerait quelque chose; de bon pour un souffle
+de vent qui lui permettrait de secourir les cent hommes qu'il entend
+combattre si près de lui! Oh! que pour dix années de sa vie, il voudrait
+pouvoir sauter à bord de l'ennemi!... Mais il fait en vain des voeux;
+il jure, il blasphème, et la brise, la brise ne s'élève pas... Il croit
+remarquer que le trois-mâts n'a plus de pavillon, et que l'on a cessé de
+se battre... Il ne se reconnaît plus; il accuse ses cent hommes
+d'être des lâches; il menace de les punir..... Son équipage voit avec
+consternation la fureur de son capitaine. _Bordons nos avirons de
+galère, bordons nos avirons!_ s'écrient les matelots. On saute sur les
+avirons; tout le monde se range à nager; mais au moment où la pelle
+des rames va labourer la mer, le vent souffle, frémit dans les voiles:
+_l'Albatros_ est emporté par la brise. L'équipage quitte la nage
+pour sauter sur l'avant; les grappins sont parés. On vire de bord
+vent-arrière, après avoir dépassé le brick, pour l'aborder de long en
+large et le serrer entre la prise et le corsaire. _L'Albatros_ accoste
+enfin son ennemi, et, en passant à le ranger, Rodriguez lit sur
+l'arrière du brick le nom du navire qui a promis de l'amariner. _La
+Baleine!_ A ce nom, son équipage ne se sent pas de joie. _La Baleine!_
+c'est _la Baleine_, capitaine, crient tous les matelots.--Oui. mes amis,
+c'est _la Baleine_, leur répond Rodriguez, et _l'Albatros_ mange le gras
+de _la Baleine_. _A l'abordage, tout le monde, à l'abordage!_
+
+Ce commandement n'est que trop bien exécuté. Les forbans pleurent sur le
+pont de l'Anglais, qui résiste bravement, mais en vain, à cette terrible
+et seconde attaque. Ils frappent avec frénésie sur tout ce qu'ils
+rencontrent encore vivant à bord du brick, et les trois navires, amarrés
+ensemble, n'en forment plus qu'un. Le vent souffle dans leurs voiles
+désorientées, et les pousse irrégulièrement sur les flots que le sang
+rougit autour d'eux. Rodriguez, le pistolet au poing, est sauté à bord
+de l'Anglais à la tête de ses gens; poursuivi, après avoir fait un
+carnage horrible, par cinq ou six matelots ennemis, il va recevoir un
+coup de sabre, lorsque Mosquita, qui voit le danger que court son amant,
+se précipite sur lui, et tombe sous le coup qui lui était destiné. Son
+amant, furieux, s'élance sur ceux qui l'ont poursuivi: quelques-uns de
+ses hommes volent à son secours. L'acharnement des corsaires se décuple,
+et bientôt ils restent maîtres du navire, dont ils ont haché les deux
+tiers de l'équipage....
+
+Un moment d'affaissement suit cette victoire si chèrement achetée.
+
+Une centaine de cadavres embarrassent les pieds des combattants, qui
+contemplent avec une atroce ivresse le carnage qu'ils ont fait. On
+relève les corsaires blessés, on les transporte à bord de _l'Albatros_.
+Rodriguez a déjà placé sa Mosquita toute sanglante dans sa cabine, et le
+chirurgien du navire assure que sa blessure, quoique grave, ne sera pas
+mortelle.
+
+--Elle sera mortelle cependant cette blessure, répond Rodriguez.
+
+--Et pour qui? demande le chirurgien.--Pour vous, capitaine?
+
+--Non, pour eux! Et il montrait les Anglais.
+
+Ce mot en dit assez, et le chirurgien devina qu'il était un arrêt
+de mort pour tous les ennemis qui avaient échappé à la fureur des
+corsaires.
+
+Le brick anglais est donc réduit. _L'Albatros_, comme l'avait dit le
+capitaine Rodriguez, avant l'abordage, _a mangé le gras de la Baleine_.
+Il faut prendre connaissance de la nouvelle capture. Elle est belle!
+quelques canons, un équipage à moitié massacré, un navire fin voilier,
+mais à peu près écrasé par le choc du trois-mâts, qui le serrait à
+babord, et par le choc du corsaire, qui l'a accosté violemment par
+tribord. La prise marchande, le trois-mâts que _l'Albatros_ a amariné
+le premier, produira mieux. Là, au moins, on trouvera quelques sacs de
+gourdes, un peu d'or dans la chambre du capitaine. Il faut voir les
+forbans, tout ensanglantés encore du combat dont ils viennent de sortir,
+fouillant partout: ils pillent ce qu'ils trouvent de précieux; ils
+s'enivrent du vin et du rum qu'ils puisent dans le fond des barriques,
+qu'ils enfoncent à coup de hache... Les officiers et les matelots
+anglais que le fer des forbans a épargnés, contemplent avec effroi,
+groupés dans un coin de l'arrière de leur malheureux navire, tous les
+pirates barbouillés de peinture noire et blanche, de sueur et de sang;
+ils frémissent en les voyant jeter à l'eau les cadavres des infortunés
+qui ont péri sous leurs coups. Quel sera le destin des prisonniers et
+des blessés, que l'on se met à peine en devoir de secourir? Quelques
+malheureux Anglais, écharpés dans le combat, implorent comme une faveur,
+qu'on les lance à la mer avec ceux de leurs camarades qui ont reçu la
+mort. Mais les forbans n'ont pas assez de pitié pour exaucer leurs
+voeux. Ils sourient à leurs cris de douleur, ils chantent quand les
+blessés les supplient. Rodriguez se promène, l'air sombre, les pieds
+nus, le pantalon retroussé jusqu'à la cheville; il se promène dans le
+sang, les bras croisés, et l'oeil distrait. Gouffier, son fidèle et
+digne second, est venu l'embrasser après la victoire. C'est lui qui
+commandait les cent hommes jetés sur la prise. Il n'a seulement pas reçu
+une égratignure, et de sa terrible main il se félicite d'avoir tué une
+demi-douzaine d'ennemis.
+
+--Qu'allons-nous faire de ce reste? demande t-il à son capitaine, en
+regardant les prisonniers tremblants.
+
+--Tu vas le savoir, répond Rodriguez, en abaissant le sourcil sur
+ses yeux irrités.... Ils ont frappé Mosquita, ma femme, d'un coup de
+sabre... Va me chercher le rôle d'équipage de ce trick...
+
+--Il est dans ma chambre, s'écrie le commandant du navire, qui a survécu
+au carnage.
+
+--C'est bien! Qu'on me l'apporte!
+
+Le rôle est remis dans les mains de Rodriguez. Il appelle les noms; les
+hommes encore vivants lui répondent: Présents. Mais en parcourant ce
+registre, un nom le frappe, il s'arrête... Ce nom est celui d'un amiral
+qui se rendait en mission, sur _la Baleine_, pour traiter avec les
+Mexicains, au nom de son gouvernement.... _Woodbridge!_ s'écrie
+Rodriguez, en lisant avec effroi ce mot dans la liste des passagers.....
+_Woodbridge!_ cet amiral a-t-il été tué dans l'action? Existe-t-il
+encore? Voyons! où est-il? qu'on me réponde! Je donnerais tout mon sang
+pour qu'il vécût encore....
+
+A ces mots pressés, à cette émotion si vive, on ne doute pas que le
+capitaine de _l'Albatros_ ne porte le plus touchant intérêt à la
+conservation de l'amiral. Un vieillard, à la figure calme et noble,
+paraît: il est devant Rodriguez. Rodriguez jette sur lui des regards
+pénétrants et rapides. On ne sait quel sentiment peut l'agiter.... Il
+va parler, et la parole expire sur ses lèvres contractées... Un soupir,
+longtemps contenu dans son sein, s'en exhale avec force... Le vieillard
+attend, et Rodriguez l'examine encore de la tête aux pieds, sans pouvoir
+détacher de lui ses regards de feu.
+
+--C'est donc vous que l'on appelle l'amiral _Woodbridge_?
+
+--Oui, c'est moi, et je ne sais quel intérêt vous pouvez avoir à
+connaître mon nom.
+
+--Vous l'apprendrez bientôt. C'est vous qui avez commandé une division
+qui croisait, pendant la guerre dernière, devant Ouessant?
+
+--C'est moi!
+
+--C'est donc vous, en ce cas, qui avez... qui avez quelquefois épargné
+de pauvres pêcheurs, que les cruelles lois de la guerre vous auraient
+permis de sacrifier impunément?...
+
+--J'ai pu rendre des services à quelques infortunés dans ma longue
+carrière, mais ce n'est pas à vous qu'il appartient de m'en récompenser.
+--Oh si! si, vous vous trompez; c'est à moi, c'est bien à moi....
+Mes enfants, jetez par-dessus le bord ceux de nos camarades qui ont
+vaillamment péri: inhumez-les avec les honneurs de la guerre et à la
+manière des forbans, comme nous: une poignée de main dans leur main
+glacée, un coup de pistolet dans leur tête endormie; mais frappez-les
+sur le front, en avant, afin que si on retrouve leurs cadavres, on sache
+qu'ils ont péri sans détourner les yeux. Après avoir rempli ce devoir,
+vous nettoierez le pont du brick: je ne veux pas voir une seule tache de
+sang sur ces bordages... On apprêtera la table ensuite, la table de la
+chambre du navire,... on la couvrira de tout ce qu'on pourra trouver
+à bord pour composer un repas splendide, s'il est possible... Mon
+intention est d'offrir à dîner à ces braves prisonniers et de me
+réconcilier avec eux avant de les quitter.
+
+Les prisonniers, à ces mots, tressaillent de joie. Ils espèrent la vie.
+Chacun d'eux se rappelle que souvent on a vu des forbans se montrer
+aussi généreux après le carnage qu'ils avaient été cruels dans le
+combat. L'air élevé du capitaine pirate ne semble pas éloigner l'idée
+d'un acte de générosité et de clémence. Les infortunés!
+
+Rodriguez, après avoir donné ses ordres à bord du brick, saute à bord
+de _l'Albatros_. Il se présente tout palpitant aux yeux affaiblis de sa
+maîtresse, sur la plaie de qui on a posé le premier appareil. Mosquita
+jette sur son amant des regards où se peignent à la fois la douleur,
+l'espoir et la satisfaction. Sa bouche décolorée murmure, malgré les
+recommandations du chirurgien, des mots que l'oreille de Rodriguez
+recueille avec distraction. Je t'ai sauvé la vie, lui dit-elle, c'est là
+ce que je demandais au ciel avec le plus de ferveur. Oh! que je serais
+heureuse de mourir pour toi!... Mais qu'as-tu donc, mon ami? que
+cherches-tu ainsi avec tant d'agitation?--Je ne puis tout t'expliquer
+encore, Mosquita. J'avais une soeur... Celui qui me l'a ravie, l'infâme
+capitaine anglais, je le tiens... Tu sais cette lettre signée de son nom
+odieux, jamais encore elle ne m'avait quitté... Avant le combat j'ai ôté
+ma veste; la lettre était dans ma poche, je la cherche!.. je la... Ah!
+que le hasard soit béni! tiens la voilà, la voilà, cette lettre!...
+Ils ont répandu ton sang les lâches... Ils vont payer cher chacune des
+gouttes de ce sang précieux.... Sois tranquille, dans une heure je serai
+près de toi, et tu auras été vengée, et le ravisseur de ma soeur aura
+expié son crime... Adieu. une heure de patience encore, ma Mosquita, ma
+bien-aimée...
+
+Rodriguez, en prononçant ces paroles, revient à bord du brick anglais;
+les prisonniers l'attendent; le repas de réconciliation est servi dans
+la chambre, comme il l'a ordonné; le mot, un mot mystérieux est donné
+aux forbans par leur capitaine: ils n'ont répondu à ses ordres cachés
+que par des signes de tête, et en jetant des regards brûlants sur leurs
+victimes. Les officiers prisonniers descendent: ils se placent à table,
+Rodriguez au milieu d'eux, le vieil amiral en face de lui. On sert le
+dîner: les bouches sont muettes; les mets sont à peine effleurés par les
+tristes convives de ce festin si sombre; c'est par complaisance et pour
+obéir à la fantaisie de leur funeste vainqueur, que les Anglais ont
+consenti à s'asseoir à ses côtés. Le dessert est servi: Rodriguez
+sourit; le vin est versé dans des verres qu'élèvent des mains
+tremblantes. _A la réconciliation et à la générosité!_ dit en se levant
+le vieil amiral!... Non, répond Rodriguez d'une voix tonnante: _A
+la vengeance et à la mort!_ Connais-tu cette écriture et ce nom?
+s'écrie-t-il, en présentant à l'amiral sa propre lettre au bout d'un
+poignard.--Ah! nous sommes perdus! crie le vieillard à la vue de ce
+billet qu'il reconnaît avoir écrit aux pêcheurs d'Ouessant. Il a à peine
+le temps de prononcer ces derniers mots: les forbans restés dans le
+vestibule et au bas de l'escalier de la chambre pendant le repas,
+entrent le poignard levé: chacun d'eux saisit un des Anglais, et d'un
+bras guidé par la rage, ils clouent sur la table même où ils s'étaient
+assis, les convives infortunés de ce repas de sang! Les meurtriers
+montent haletants sur le pont; les autres prisonniers ont entendu les
+cris de leurs chefs: ils veulent fuir les pirates en se jetant dans les
+flots; la fureur de leurs assassins les poursuit partout: ils tombent
+sous les coups qu'ils cherchent à éviter, et leurs cadavres saignants
+sont hissés au bout des vergues, suspendus sous les hunes ou amarrés
+dans les haubans....
+
+C'est alors que l'on sépare le trois-mâts et le corsaire, du brick où
+la mort seule règne... L'ordre d'incendier le trois-mâts est donné:
+son malheureux équipage va périr dans les flammes, et pendant cette
+exécrable exécution, Rodriguez, un morceau de craie à la main, trace
+avec rapidité sur les bordages et les pavois du brick anglais, ce mot,
+ce mot cruel qui s'échappe de son coeur et que sa bouche convulsive
+murmure encore: VENGEANCE! VENGEANCE!
+
+_L'Albatros_ s'éloigne du trois-mâts, qui flamboie, et du brick, qui se
+balance sur les flots avec ses vergues garnies de cadavres et ses dalots
+d'où le sang coule pour aller rougir la mer qui clapote sur les bordages
+couverts de chairs éparpillées... La nuit descend bientôt sur les vagues
+plaintives, et au loin dans l'obscurité, les pirates, le menton
+appuyé sur le bastingage de leur corsaire, contemplent l'incendie
+du trois-mâts, qu'ils aperçoivent encore comme un phare immense.
+_L'Albatros_ cingle vers Carthagène. Il est temps qu'après tant
+d'exploits et de fatigues, les pirates aillent chercher dans le port ce
+repos qu'ils ont si vaillamment et si noblement acheté!
+
+Quelques jours, un mois peut-être, après ce massacre, des caboteurs
+rencontrèrent à la mer le brick _la Baleine_. Les premiers marins qui
+l'abordèrent dans leurs embarcations, s'en éloignèrent avec terreur en
+voyant ces cadavres putréfiés suspendus au bout des vergues, ou cloués
+avec des poignards rouillés sur la table de la chambre, encore couverte
+des restes du repas funeste.... Au haut des mâts, des têtes d'hommes
+pourrissaient, battues par les vents et la pluie.... Sur toutes les
+côtes et dans toutes les îles, on entendit répéter que des pirates
+massacraient les équipages qui tombaient entre leurs mains; et le mot
+VENGEANCE, VENGEANCE écrit sur les pavois du brick _la Baleine_, alla
+porter l'effroi bien au-delà encore des mers où _l'Albatros_ avait
+laissé la trace sanglante de sa route!
+
+
+
+10
+
+_Crainte, dégoût, trame homicide, fuite, rencontre._
+
+
+«Enfants, nous nous sommes tous conduits avec bravoure, et de manière à
+nous faire pendre ou fusiller si jamais on vient à découvrir ce que nous
+avons fait de grand et d'audacieux. Je compte aussi sur votre silence,
+parce que votre tête est au bout de la moindre indiscrétion; mais si
+l'un de vous osait trahir ses camarades, son affaire serait bientôt
+prête. Je promets un baril de piastres à celui qui m'apportera le
+cadavre du coupable. Au moyen de cette récompense, je serai sûr de
+trouver plus de vengeurs que de traîtres parmi nous. Voilà ce que
+j'avais à vous dire pour votre sûreté et la mienne, avant de rentrer à
+Carthagène... Amure la grand'voile, hisse et borde les perroquets, et
+laisse courir la barque!»
+
+Cette simple allocution de leur capitaine est accueillie avec faveur par
+les forbans. Ils jurent d'exterminer le premier d'entre eux qui ouvrira
+la bouche sur les événements qui doivent être ensevelis dans l'oubli
+le plus profond. L'ivrognerie, disent-ils, n'excusera même pas
+l'indiscrétion, et celui qui, même fût-il en ribote, rompra un silence
+qui importe à tous, ne se réveillera pas de sa coupable ivresse.--Et, à
+ces mots, les mains des matelots ont arraché leurs poignards de leurs
+ceintures, pour sceller leur serment de la plus terrible menace...
+
+_L'Albatros_ rencontre sur sa route des croiseurs, des corvettes et des
+frégates. Mais, travesti en dogre comme il l'est, mais misérablement
+barbouillé, et ayant l'air de se traîner péniblement sur les flots,
+aucun bâtiment de guerre ne songe à lui donner chasse et à le visiter.
+Une frégate française va même jusqu'à lui demander s'il n'a pas eu
+connaissance d'un brick peint en noir, avec une guibre surmontée d'une
+figure représentant un oiseau de proie. C'est _l'Albatros_ lui-même que
+veut désigner la frégate, et le capitaine de _l'Albatros_ lui répond
+qu'il a laissé le navire dont on lui parle mouillé à Saint-Thomas sous
+pavillon colombien. La frégate le remercie de ce renseignement, et
+elle s'éloigne du pirate, qui, pour lui parler, a fait cacher tous ses
+matelots dans la cale, et fait mettre inoffensivement ses canons _en
+vache_, le long du bord.
+
+Bientôt on aperçoit la côte de Carthagène! Carthagène, d'où le terrible
+_Albatros_ est parti avec de la poudre et des canons, et où il va
+rentrer chargé d'or et de gloire, car les forbans prennent le carnage
+pour de la gloire! Déjà dans le port un grand nombre des prises qu'il
+a faites ont attéri. Le nom de Rodriguez a été porté aux nues par les
+indépendants, et c'est Rodriguez qui revient avec des blessés, avec son
+navire avarié et sortant victorieux d'un long et terrible combat.
+
+--Contre qui s'est-il battu ainsi? se demande-t-on.
+
+--Contre deux navires espagnols, qu'il a incendiés et coulés.
+
+--Qu'a-t-il fait des prisonniers?
+
+--Rien: il ne fait jamais de prisonniers, vous savez bien.
+
+--Oh! le vaillant capitaine que ce Rodriguez! Gloire à Rodriguez! C'est
+le pourvoyeur de notre république. Des couronnes à lui, le triomphe pour
+Rodriguez! Vive le capitaine de _l'Albatros!_
+
+Le Libérateur l'embrasse, le peuple le porte en triomphe. On couvre de
+fleurs et de lauriers le cadre dans lequel on débarque Mosquita blessée,
+toute rayonnante, toute émue de la gloire de son amant.
+
+--Où va loger l'illustre capitaine, l'honneur de la marine colombienne?
+Le Libérateur a dit de porter ses effets dans l'hôtel du gouvernement.
+
+--Oui, mais moi je veux qu'on les porte dans l'ancienne maison que
+j'habitais.
+
+--Quoi! dans la case de Mosquita?
+
+--Justement; c'est là que j'ai été heureux et tranquille quelques jours;
+ce sera mon palais.
+
+--Oh! le brave et digne capitaine! C'est cela un homme courageux et
+simple, comme il en faudrait mille à la république!
+
+--Oui, tas de badauds, on vous en donnera mille comme moi. Allons,
+suivez les ordres que je vous ai donnés, et pas de compliments.
+
+Il croyait, notre pirate, retrouver dans la chambre de sa maîtresse
+cette lueur de plaisir qui l'avait un instant séduit avant son départ
+sur _l'Albatros_. Mais les vives émotions qu'il avait éprouvées dans
+ses courses, ces émotions plus conformes à ses goûts altiers, que les
+tendres sentiments de l'amour, avaient déjà distrait son âme du penchant
+qu'il croyait encore avoir pour sa maîtresse. Quand un devoir de
+reconnaissance l'attachait pendant des jours entiers près du lit où elle
+souffrait encore pour lui, ces jours lui semblaient éternels. La satiété
+des plaisirs avait rendu ce coeur à son indifférence naturelle pour tout
+ce qui n'était pas irritant ou remuant. Les sensations nouvelles et
+inconnues qu'il avait éprouvées dans ses premières amours avec Mosquita,
+il ne les retrouvait plus avec elle. Plus la tendresse de celle-ci
+s'était augmentée pour lui, et plus ses marques d'attachement
+paraissaient lui être devenues importunes. Par égard peut-être il lui
+disait encore quelquefois cependant: Tu souffres, Mosquita, et c'est
+pour moi.
+
+--Oui, lui répondait avec passion sa maîtresse; mais chacune de mes
+douleurs m'est plus chère que je ne puis te l'exprimer. Je t'ai sauvé la
+vie au prix de mon sang, et je ne demandais rien de plus au ciel. Ah! si
+j'avais pu mourir pour toi!...
+
+--Quelle idée!
+
+--C'était là le plus vif de mes désirs secrets. En mourant ainsi
+j'aurais du moins laissé dans ton âme un souvenir ineffaçable.
+
+--Et crois-tu que jamais je puisse oublier les liens nouveaux qui nous
+unissent, et que tu as scellés de ton sang?
+
+--Je ne sais si je m'abuse, et si la tendresse toujours plus vive que tu
+m'inspires ne me rend pas plus exigeante; mais il me semble que tu ne
+m'aimes plus comme autrefois.
+
+--Et qui m'obligerait, s'il en était ainsi, à feindre pour toi un amour
+que je n'aurais plus?
+
+--Oh, tu sais bien qu'aimée ou détestée, je me suis attachée à toi pour
+toujours, et que je périrais plutôt de ta main, que de séparer jamais
+mon existence de la tienne. Mais laisse-moi m'enivrer d'une erreur qui
+fait encore ma félicité. Dis-moi que tu n'as pas cessé de m'aimer, et je
+tâcherai de te croire.
+
+La convalescence de Mosquita arriva. Penchée sur le bras de son amant,
+elle aimait à se montrer encore affaiblie, dans les rues de Carthagène,
+où tout le monde admirait le dévoûment que lui avait inspiré l'amour.
+Sans cesse elle rappelait à Rodriguez le bonheur qu'elle ressentait de
+lui avoir conservé, au péril de sa vie, des jours qui lui rendaient
+l'existence si précieuse. Les femmes ne se doutent pas de ce qu'elles
+perdent en cherchant à nous enchaîner à elles par les liens de la
+reconnaissance qu'elles veulent imposer à notre amour. Les sacrifices
+qu'elles nous offrent obtiennent rarement le prix qu'elles attachent
+à leur dévoûment le plus absolu. Ils nous deviennent à charge dès
+l'instant où elles semblent ne pas les ignorer assez ou s'en faire un
+trop grand mérite.
+
+Un mois se passe pour Rodriguez dans la contrainte et le désoeuvrement.
+Il n'y tient plus. Il apprend qu'un bâtiment anglais est venu à
+Carthagène, pour procéder à une enquête sur la dernière croisière de
+_l'Albatros_. Le Libérateur a repoussé tous les faits qui paraissent
+s'élever contre son capitaine, qu'il regarde comme une des gloires de la
+république. Les matelots de Rodriguez se sont tus. Mais les soupçons les
+plus terribles planent sur lui. Mosquita, alarmée sur le sort de son
+amant, court à lui: Tu ne sais pas, lui dit-elle, ce que les Anglais
+exigent du Libérateur?
+
+--Que peuvent-ils exiger?
+
+--Qu'il te livre à leur justice. Les plus sinistres accusations planent
+sur toi.
+
+--Que pourront-ils me prouver?
+
+--Rien; mais la violence et la force peuvent tout.
+
+--Le pavillon colombien me protège; mon titre de citoyen de la
+république me préserve.
+
+--Tu dois tout redouter d'une vengeance peut-être trop méritée. Il faut
+partir!
+
+--Oui; mais sur mon corsaire même. Il va armer. Tous mes braves
+compagnons de course me redemandent. J'irai chercher un refuge au milieu
+d'eux, et c'est là que l'Anglais viendra m'arracher, s'il veut me punir
+des maux que je lui ai déjà fait souffrir.
+
+--Ma prévoyance t'a réservé un destin plus sûr et plus heureux. Cet
+argent que tu as conquis d'une manière si funeste à la mer, tu l'as
+placé, par mes conseils, sous un nom supposé, en Europe. En prenant ce
+nom, et en nous dérobant à toutes les poursuites, nous pourrons échapper
+à la réputation que partout ici tu traînerais avec toi. Comment,
+d'ailleurs, oserais-tu reparaître sur _l'Albatros_ dans ces mers où tu
+as déjà porté tant d'effroi.
+
+--Mon projet n'est pas non plus de prendre ici le commandement du
+corsaire. J'irai l'attendre à Saint-Thomas. C'est là qu'il me rejoindra,
+et que je pourrai m'élancer avec lui sur ces flots où je veux répandre
+une nouvelle terreur. La vie me parut indifférente dès que je pus la
+connaître: aujourd'hui elle m'est à charge. Je partirai.
+
+Fuir! se dit-il en lui-même, dès qu'il put s'abandonner seul à ses
+réflexions.... Oui, je fuirai, mais en affranchissant ma vie des
+obsessions d'une femme que je crus aimer, et en courant porter ailleurs
+l'effroi chez des ennemis qui s'acharnent sur moi après le combat. Homme
+sans patrie, sans liens, sans famille, sans préjugés, sans crainte, et
+sans honte, qu'ai-je à faire ici plus qu'ailleurs? Qu'un autre jouisse
+de l'existence qu'il s'est créée sur le coin de terre où il est né;
+qu'il s'attache, une fois que la fortune l'abandonne, au gîte où sont
+ses habitudes, pour pleurer les biens qu'il n'a plus! Moi je vois en
+pitié et les jouissances et les larmes du vulgaire des hommes. J'ai de
+l'or, de l'or, que j'ai teint du sang de mes ennemis! Eh bien! ce n'est
+pas à lui que je demanderai le bonheur. J'ai étanché dans les bras d'une
+femme jolie, séduisante, cette soif de volupté à laquelle succède la
+satiété. Le bonheur n'est pas fait pour moi: il n'y a pas assez de
+plaisirs dans toute la vie des êtres d'ici-bas, pour occuper mon
+imagination, pour remplir ce coeur avide de choses fortes. Allons porter
+sur un autre théâtre les désordres que je rêve encore; mais que nul des
+hommes qui m'ont accompagné dans mes courses, et qui se sont faits les
+complices de mon existence aventureuse, ne puisse venir un jour me
+trahir ou m'importuner! Un forban doit briser les instruments dont il
+s'est servi, dès que le sort l'oblige à fuir. Ces misérables, qui se
+sont voués à moi pour eux-mêmes, et qui peut-être m'auraient égorgé si
+je ne leur avais pas imposé le joug d'une règle de fer, doivent
+périr. Il faut que seul, tout seul, je reste de tout l'équipage de
+_l'Albatros_. Mosquita elle-même....
+
+À ce nom il s'arrête; il ne veut prendre aucune résolution contre celle
+qui fut maîtresse si dévouée, si résignée... Il ne l'aime plus, mais son
+sang a coulé pour lui. La pitié ne l'intéresse pas en faveur d'une femme
+qui lui est devenue importune; mais il éloigne de son âme l'idée d'un
+attentat qui coûterait la vie à l'être qui lui a sacrifié la sienne.
+
+On réarmait _l'Albatros_. Il se rend à bord. Il appelle le contre-maître
+des noirs qui travaillent dans la cale.
+
+--Benito! lui dit-il, avec mystère: Tu es un vaillant nègre.
+
+--On le dit, capitaine.
+
+--Je te crois capable de tout?
+
+--C'est vrai, capitaine.
+
+--Je t'ai chargé de l'arrimage du navire. J'attends de toi un service
+secret, pour lequel je vais te donner cinq cents gourdes. C'est cinq
+cents fois ce que tu gagnes dans un jour. Si, après avoir reçu
+ma confidence, tu hésites ou si tu dis un mot, tu me connais: tu
+n'existeras pas une heure après m'avoir trahi.
+
+--Captaine, j'écoute: que faut-il faire?
+
+--Il faut, sans que personne ne puisse s'en douter, au moyen d'une des
+pinces dont tu te sers pour l'arrimage, pousser en dehors du navire une
+ou deux des gournables au-dessous de la flottaison, de manière que le
+corsaire ne fasse pas d'eau en rade, mais qu'au premier mauvais temps au
+large, les gournables partent.
+
+--J'entends bien! vous voulez qu'il aille au fond. Mais vous, capitaine,
+vous ne serez donc pas à bord?
+
+--Ce n'est pas ton affaire. Voilà six onces d'or! c'est ce que je t'ai
+promis. Tu en recevras autant dès que ta discrétion m'aura été prouvée.
+
+--Dans une heure, mon capitaine, vos ordres auront été exécutés, et ma
+journée sera gagnée.
+
+_L'Albatros_ se trouve prêt enfin à mettre sous voiles. Il est convenu
+entre les officiers et le capitaine, que celui-ci ira attendre à
+Saint-Thomas le navire, qui se rendra sans lui dans cette dernière île,
+pour ne pas donner trop de crédit aux soupçons qui se sont élevés
+sur son compte. Oui, _l'Albatros_ se séparera de Rodriguez, comme un
+coursier fidèle se sépare du maître qui l'a dompté, et sous lequel il
+est habitué à courir au combat! Mais il le faut: l'équipage approuve la
+prudence de son capitaine, et à Saint-Thomas il le retrouvera pour
+ne plus le quitter. Jusqu'à ce moment on est bien décidé à ne rien
+entreprendre, à ne rien hasarder; et qu'oserait-on tenter sans
+Rodriguez, lui le chef le plus renommé entre tous les corsaires, lui,
+l'idole des forbans, si les forbans peuvent avoir une idole! C'est
+lorsqu'il aura rejoint ceux qu'il appelle ses braves, qu'on se
+dédommagera de n'avoir rien fait dans les premiers jours de mer.
+Rodriguez part pour Maracaïbo: il a son plan arrêté. Son équipage
+connaît le motif de son départ: personne ne s'alarme de son absence.
+Mosquita seule accourt: elle n'a pas été prévenue de la fuite de son
+amant; elle l'accuse de trahison; elle veut partir sur _l'Albatros_;
+mais le nègre dont Rodriguez s'est servi dans l'arrimage du corsaire,
+la supplie de rester, prenant en pitié le sort qui l'attend si
+elle s'obstine à suivre le perfide qui a voulu aussi la sacrifier.
+_L'Albatros_ appareille, et Mosquita, les yeux attachés sur ce navire,
+qui lui rappelle tant et de si cruels souvenirs, reste sur le rivage en
+proie au désespoir le plus affreux, et elle voit disparaître à l'horizon
+cette voile si connue, cette voile si redoutable, qui porte la terreur
+sur ces mers où elle doit bientôt s'engloutir!
+
+Rodriguez, sous le nom de l'espagnol Montenegro, a réussi à gagner
+Curaçao. Un passeport et des lettres de change, obtenus sous ce faux
+nom, lui permettent de prendre passage sur une mauvaise galiote
+hollandaise qui doit se rendre à Londres. C'est à bord de cet humble
+navire qu'il cachera sa funeste célébrité. Le plus cruel des pirates
+va naviguer au milieu d'un équipage paisible, qui, pendant le quart de
+nuit, racontera, en frémissant, les exploits récents de l'écumeur de
+mer; et lui, à côté du conteur troublé, écoutera en souriant les récits
+de ces bonnes gens, si éloignées de penser que le héros de leurs
+terribles histoires est là tout près d'eux, qu'il les regarde et qu'il
+les entend.
+
+La grosse galiote file vers les débouquements avec une bien pauvre
+cargaison et une marche bien médiocre. Tous les navires qu'elle aperçoit
+la dépassent en quelques heures. Peu de jours après sa sortie de
+Curaçao, vers le soir, elle est ralliée par un bâtiment dans la mâture
+duquel elle distingue des signaux de détresse. Le temps menace, la mer
+commence à grossir, et la nuit va se faire. Le bon capitaine hollandais
+attend le navire aperçu, pour lui porter secours, s'il lui est possible.
+C'est un grand brick armé, et Rodriguez reconnaît dans ce brick, son
+_Albatros!_ À cette vue, devinant trop bien le motif des signaux du
+corsaire, le faux Montenegro descend dans sa cabine, où il se couche,
+malade qu'il se dit, du mal de mer. _L'Albatros_ est déjà rendu le long
+de la galiote hollandaise. Mettre une embarcation à la mer avec quelques
+hommes et un officier dedans, n'est pour lui que l'affaire de peu
+d'instants. Cet officier accoste la galiote.
+
+--Capitaine, dit-il, au Hollandais, je viens te demander un peu de cuir
+et des clous à pompe. Depuis notre sortie de Carthagène nous avons usé
+toutes les garnitures de nos appareils de pompe; nous faisons de l'eau
+comme un panier.
+
+Le Hollandais s'empresse de donner à l'officier ce qu'il juge qu'il ne
+serait ni humain ni prudent de lui refuser. Il s'informe de la cause,
+qui a pu déterminer une aussi forte voie d'eau.
+
+--Oh! cette cause-là, nous la connaissons à peu près: c'est un complot.
+
+--Un complot! vous avez donc des montres à bord.
+
+--Non, les monstres, ou plutôt le monstre n'est pas à bord. Mais nous le
+trouverons peut-être à Saint-Thomas, où nous allons. Deux pieds d'eau
+à l'heure, concevez-vous cela, vous autres Hollandais, qui n'en faites
+jamais à bord de vos grosses barques? Mais à propos, de quoi êtes-vous
+chargé?
+
+--De sucre et de café.
+
+--Raffale que tout cela! Ce ne serait pas la peine de vous chagriner
+pour si peu, dans votre voyage. Nous n'en voulons qu'à l'argent nous
+autres. Et pas de passagers, sans doute, à bord de votre _paquebot à
+cul-rond?_
+
+--Un seul passager. Il est couché: le mal de mer l'a gagné.
+
+--Le mal de mer! Ce n'est donc pas un habitué? Mais voyons-lui donc un
+peu la mine; je suis docteur en mal de mer, tel que vous me voyez...
+
+Rodriguez entend cette conversation. Il tremble que l'officier, dont il
+reconnaît la voix, ne vienne lui arracher la couverture sous laquelle
+il s'est blotti dans sa cabine. L'officier a déjà fait un pas sur
+l'escalier de la chambre: il va descendre, lorsque du corsaire il
+entend qu'on lui crie au porte-voix: _Revenez à bord, avant le grain!_
+L'officier, à cet ordre, s'empresse de sauter dans son embarcation avec
+ses hommes, et de pousser au large de la galiote, muni du cuir et des
+clous à pompe que lui a donnés le capitaine hollandais.
+
+Rodriguez respire: il monte sur le pont; il jette sur _l'Albatros_ un
+regard de curiosité et de colère, et bientôt il voit son ancien
+corsaire disparaître au sein du nuage qui s'abaisse sur les flots pour
+l'envelopper et peut-être pour le plonger sous les vagues que la tempête
+qui se prépare amoncèle entre les deux bâtiments.
+
+Le pirate Rodriguez enfin quitte bientôt ces mers, qu'il a remplies de
+son nom exécré. La tête pleine de funestes souvenirs et de projets plus
+funestes encore, il se promène pendant deux mois de traversée sur le
+pont étroit du tranquille bâtiment qui porte sa fortune et ses destinées
+nouvelles. C'est à Londres, qu'à la faveur du nom sous lequel il s'est
+caché, il pourra, seul de tout l'équipage de _l'Albatros_, réaliser les
+vues qu'il caresse, comme un lion caresse sa crinière.
+
+
+
+11
+
+Londres, reconnaissance, contrariété, passagers, préparatifs de départ,
+départ.
+
+
+En débarquant dans la vaste capitale du monde marin, notre Montenegro se
+sentit soulagé du poids des réflexions auxquelles deux mois de traversée
+l'ont livré sans distraction aucune. Il se retrouve au milieu de ces
+Anglais qu'il déteste, mais qui ne peuvent trahir son incognito. Cette
+multitude innombrable de figures qui passent sous ses yeux fatigués, ne
+lui offre aucun visage qu'il puisse craindre. Il peut rester là impuni,
+tandis qu'il lit dans les journaux et dans les brochures qu'on crie
+autour de lui: _l'Histoire des crimes du pirate Rodriguez_. Il éprouve
+même un certain plaisir à pouvoir braver, sans danger, la fatale
+réputation qu'il s'est acquise, au milieu de ses ennemis les plus
+acharnés. On raconte sa mort à ses côtés; on parle en sa présence des
+pirateries qu'il n'a jamais faites; et pendant qu'on exagère ses affreux
+exploits, il rêve aux moyens d'ajouter de nouveaux faits aux faits qui
+déjà ont attaché une si odieuse célébrité au nom qu'il a laissé chez les
+Colombiens.
+
+Maître de choisir, avec les lettres de change qu'il a dans son
+portefeuille, le navire auquel il pourra confier sa fortune sur des
+mers éloignées, il parcourt les quais immenses des docks de Londres. Un
+trois-mâts désarmé, récemment capturé sur les côtes d'Afrique, fixe son
+attention: il le visite, il le marchande; il l'achète. Dans ces
+bureaux où des courtiers d'hommes vendent des matelots pour toutes les
+opérations que l'industrie ou l'avidité veulent tenter, il trouve un
+équipage. Son nouveau bâtiment portera le nom de _Revanche_: ce nom
+s'accorde bien avec les désirs qu'il nourrit et les projets qu'il
+médite. Il fait annoncer que _la Revanche_ partira bientôt pour
+Calcutta, sous le commandement d'un capitaine anglais, qu'il associe
+à une entreprise dont il cache le but réel sous l'apparence d'une
+expédition commerciale. _La Revanche_ devient l'objet de la curiosité
+des marins et des promeneurs, qui admirent, et la vélocité de
+ses formes, et l'élégance de son gréement, et le bon goût de ses
+emménagements.
+
+Un jour où il se rend à bord pour donner, comme à l'ordinaire, les
+ordres qui doivent régler les travaux de l'armement, son capitaine
+anglais l'informe que des passagers sont venus visiter les chambres:
+un colonel de la compagnie des Indes et son épouse. Une fille, une
+gouvernante qui les suivait, lui a remis, avec une sorte de mystère, une
+lettre pour M. _Rodriguez Montenegro_. Ce nom de _Rodriguez_ inscrit sur
+l'adresse, agite le coeur de notre pirate: il ouvre précipitamment la
+lettre et il lit avec effroi, avec terreur, ces mots qui lui laissent à
+peine la force de cacher son émotion au capitaine anglais, dont l'oeil
+suit tous ses mouvements:
+
+«Celle à qui tu as voulu arracher la vie, pour prix d'avoir conservé tes
+jours, existe encore. Elle ne doit le malheur de te revoir qu'au nègre
+que tu avais chargé d'exécuter l'affreux projet qui a fait périr les
+complices de tes crimes. Enchaînée à tes pas, j'ai su découvrir le lieu
+où tu voulais échapper à tous les soupçons qui planaient sur toi. Un
+bâtiment m'a débarquée à Londres au moment où tu y arrivais. J'ai su
+m'attacher aux personnes que j'ai décidées à venir aujourd'hui chercher
+un passage à bord de ton bâtiment J'emploierai les jours que tu as voulu
+me ravir, à te poursuivre partout où tu voudras m'éviter. Si tu dis un
+seul mot, je te démasquerai, je t'accuserai et je périrai avec toi, toi
+sans qui il m'est impossible de vivre ou de mourir.
+
+«Je ne me nomme pas. À cette écriture, que j'ai tracée de mon sang, tu
+reconnaîtras ce sang qui a déjà coulé pour toi, et tu devineras le nom
+de l'infortunée qui s'attache à ta vie, comme un remords ou comme un
+reste d'espérance.
+
+«Adieu! tu me reverras bientôt pour ne plus te quitter.»
+
+Mosquita! encore Mosquita! murmure Montenegro en se promenant sur le
+pont avec fougue et dépit. Maudit soit le jour où je crus aimer une
+femme! La vengeance d'un homme me paraîtrait cent fois moins implacable
+que les obsessions de cette jalousie qui s'acharne à me poursuivre
+jusque sur les mers que je voulais mettre comme un abîme, entre elle
+et moi!... Mais qu'elle ne croie pas m'asservir à l'esclavage qu'elle
+prétend m'imposer. La mort, la mort la plus affreuse me paraîtrait
+préférable au supplice de redouter sans cesse la présence d'un être qui
+m'est devenu si odieux!.. Elle s'attacher à ma vie comme un fantôme
+accusateur!... Elle me menacer de faire tomber sur ma tête le soupçon,
+qu'elle tiendrait suspendu comme une épée!... Tous les liens qui
+m'attachaient à elle sont rompus depuis long-temps, et, une fois l'amour
+évanoui, la pitié éteinte, il reste le dégoût, la vengeance et le
+châtiment...
+
+Une voiture élégante roule sur le quai du dock où _la Revanche_
+est amarrée. Cette voiture, dont le bruit arrache Montenegro à sa
+préoccupation, s'arrête. Un jockei descend; il remet dans les mains
+agitées du pirate, un billet de la part du colonel Fischel. C'est une
+invitation au capitaine espagnol de vouloir bien se rendre chez le
+colonel pour traiter du passage que celui-ci désire prendre à bord
+de _la Revanche_. La voiture attend Montenegro. Elle le conduit à
+Peccadilli, dans un hôtel élégant. Le marin voit s'avancer vers lui, du
+fond d'une longue cour, un homme d'une quarantaine d'années, à la figure
+noble et froide, aux manières polies et réservées. C'est le colonel. Il
+invite le capitaine à monter dans un salon où une femme belle, encore
+jeune et richement parée, lit avec distraction un livre qu'elle quitte
+nonchalamment eu apercevant Montenegro. Après quelques questions sur le
+jour du départ, la longueur présumée de la traversée, l'état du navire,
+sa marche, les commodités du logement, on parle du prix du passage.
+Le colonel veut occuper toute la chambre, à l'exception des cabines
+réservées au capitaine et aux officiers. Montenegro, encore tout ému de
+la lettre de Mosquita, répond avec distraction, et en prévoyant avec
+inquiétude l'instant où Mosquita peut-être paraîtra. Il n'insiste pas
+d'ailleurs sur le prix qu'il a fixé, Ses manières, dont la contrainte
+qu'il éprouve laisse encore deviner l'abandon et la vivacité, paraissent
+plaire au colonel; et sa femme, la jolie Sophia, remarque, avec une
+modeste curiosité, les nobles traits de ce jeune marin, empreints d'un
+air d'héroïsme et de franchise. On parle du nombre de passagers dont se
+compose la famille du colonel: lui, sa femme et trois domestiques...
+Mosquita sans doute sera comprise dans ces derniers... Mais elle ne
+paraît pas encore, et Montenegro respire plus librement. On se quitte,
+on est tombé d'accord sur toutes les conditions. On reverra le capitaine
+chaque jour avant le départ de _la Revanche_... Les époux anglais sont
+enchantés de Montenegro, et lui s'abandonnerait presqu'au plaisir de
+s'être assuré de tels compagnons de voyage jusqu'à Calcutta, sans la
+crainte qu'il éprouve de voir arriver avec eux la femme dont l'idée pèse
+tant sur son coeur et sur son esprit.
+
+L'armement de _la Revanche_ s'exécute avec promptitude, et le colonel,
+fidèle à sa promesse, vient chaque jour à bord; quelquefois Sophia
+l'accompagne, mais Mosquita ne paraît pas avec eux. Le moment du départ
+approche pourtant, et Montenegro se flatte de l'espoir que la femme qui
+s'est promis de le suivre, aura peut-être renoncé à la folie de son
+projet inconcevable. Ce n'est qu'au bas de la Tamise que ses passagers
+le rejoindront. Le navire dérive avec le courant du fleuve, et l'on voit
+arriver enfin à bord, le colonel, son épouse, deux domestiques et une
+femme dont les traits sont voilés sous un large chapeau de paille. Sa
+mise est simple, sa tournure modeste. Montenegro ne s'occupe que d'elle:
+aucun de ses mouvements ne lui échappe. Il ne pressent que trop que
+c'est là le fantôme qui depuis près d'un mois, agite toutes ses nuits,
+poursuit tous ses rêves d'avenir... Cette femme passe devant lui: il
+cherche à voir la figure qu'elle évite encore de lui montrer... Il
+parvient enfin à découvrir cette figure, qui l'inquiète, qui le
+tourmente, qui le fatigue: c'est Mosquita! c'est Mosquita!..
+
+--Malheureuse, toi ici! redoute ma vengeance!
+
+--Crains plutôt de te trahir!...
+
+On part: le bâtiment quitte les eaux de la Tamise; la terre fuit, et
+Montenegro trouve à peine le sang-froid qui lui est nécessaire pour
+commander l'appareillage et la manoeuvre. Un sentiment de malaise qu'il
+n'a jamais éprouvé encore, l'enchaîne sans force et sans volonté,
+pendant toute la nuit, sur son banc de quart; et à bord de ce navire qui
+enlève l'équipage et les passagers aux adieux de leurs parents et
+de leurs amis, tout avec le soir semble s'abandonner au repos, à la
+langueur et au silence. Tout est tranquille, excepté Montenegro et
+Mosquita, qui veillent eux, et qui souffrent!
+
+
+
+12
+
+Amour, jalousie, duel, délire, remords, désespoir, retour à Ouessant,
+fin.
+
+Si quelque chose avait pu arracher Montenegro aux sombres pensées qui
+l'agitaient, avec quel plaisir il eût vu sa _Revanche_ sillonner les
+flots plus mâles, plus impétueux de l'Océan, en quittant les eaux de la
+Tamise! C'est au large qu'elle pourra s'élancer en liberté, batailler
+avec les vents, et bondir courroucée sur les lames qu'elle va faire
+gémir, écumer et retentir sous sa guibre si leste et si fine! Elle
+cingle dans la Manche avec vitesse, et pour ainsi dire avec colère. Les
+bâtiments nombreux qu'elle rencontre et qu'elle dépasse, comme s'ils
+étaient à l'ancre, arborent leur pavillon à son approche. Elle ne leur
+répond seulement pas, tant elle paraît les mépriser. Son capitaine,
+nonchalamment assis sur le bastingage, contemple de temps à autre,
+mais encore avec distraction, la haute et flexible mâture de son léger
+navire, qui, à chaque coup de tangage, secoue tout son gréement, comme
+une lionne, sortant des eaux, secouerait sa crinière! Que de cuivre
+vert, si bien appliqué un peu au-dessus de la flottaison, contraste
+bien avec le noir de cette peinture, qui reluit comme du jais sur
+ces presceintes polies que l'on croirait grattées avec du verre! _La
+Revanche_, avec seize pieds de tirant d'eau, est rase au-dessus des
+flots, comme une chaloupe; ses mâts effilés et ses longues vergues
+décèlent seuls, avec l'entredeux de ses phares, les vastes dimensions de
+sa coque: mais à voir son plabord à trois pieds du niveau de la mer, on
+dirait qu'elle coule sous la charge, et pourtant elle est sur lest... Ce
+n'est que lorsqu'on l'examine de l'arrière ou de l'avant, que l'on peut
+remarquer ses larges flancs ras et arrondis vers sa poupe élégante, et
+que l'on croirait que c'est le fond d'une frégate que l'on a pris pour
+en faire un aussi joli navire.
+
+Oh! qu'avec _ma coureuse_, dit le capitaine, je ferai de ravages sur
+les mers de l'Inde! A chaque gros navire qu'il dépasse, et qui paraît
+richement chargé, l'écumeur de mer sent palpiter son coeur; ses dents
+claquent d'impatience de ne pouvoir sauter à bord du bâtiment qu'il est
+encore forcé de laisser derrière lui. Enchaînez un vautour auprès
+d'une faible alouette, et vous aurez une idée de la figure que fait
+Montenegro, réduit à ne pas happer les bâtiments dans chacun desquels il
+voit une capture qui lui échappe.
+
+Mais de quoi se compose l'état-major de _la Revanche_, et son équipage?
+
+De quatre à cinq officiers, cinq passagers, le colonel Fischel, son
+épouse, deux domestiques et Mosquita... Mosquita!...
+
+De trente hommes qui, une fois rendus dans l'Inde, serviront à former le
+noyau du personnel avec lequel Montenegro ira écumer les mers de Ceylan,
+de Sumatra et des îles de la Sonde.
+
+L'épouse du colonel vient, avec cette coquette agacerie que le mal de
+mer n'ôte pas toujours aux jolies passagères, arracher le capitaine
+Montenegro à ses rêveries. C'est la première fois qu'elle paraît sur le
+pont depuis le départ. Il y a deux jours que l'on est à la mer, et c'est
+en entendant dire que l'on est en vue d'Ouessant, que Sophia s'est
+efforcée de monter, pour voir l'île, que l'on découvre à peine encore à
+l'horizon, du côté de babord. Les regards de la jolie passagère
+restent long-temps attachés sur cette terre lointaine, qui bientôt va
+disparaître sous le cercle immense que le ciel et les flots forment
+autour du rapide navire. Pour Montenegro, il ne peut arracher ses yeux
+du point où, le premier, il a vu la petite île qui lui retrace tant de
+souvenirs, depuis si long-temps oubliés. Il ne peut, en se rappelant,
+presque malgré lui, les premières années de son enfance, se défendre
+d'une émotion dont il ne se croyait plus susceptible. Le bonhomme
+Tanguy, sa nourrice Soisic, les rochers du rivage, les bateaux des
+pêcheurs, sa soeur enlevée à sa tendresse, dans les parages même où
+il se trouve, s'offrent à son imagination pénétrée; et il s'étonne de
+sentir des larmes couler de ses yeux immobiles, attachés toujours sur
+l'île, qu'il va perdre de vue. La voix de Sophia, une voix douce et
+caressante, vient encore dans ce moment ajouter au trouble qu'il
+éprouve, et qu'il se reproche. Sophia lui adresse des questions
+auxquelles il répond avec intérêt, parce que sa passagère lui parle de
+cette terre, de cette côte dont l'aspect agite son coeur. C'est sur le
+bras de Montenegro, plus sûr que celui de son mari, fort peu accoutumé
+aux mouvements du navire, qu'elle s'appuie pour regagner sa chambre, et
+l'officieux capitaine se sent déjà tout subjugué du son de cette voix
+qui s'est insinuée dans son âme, et de la légèreté de cette main qui, en
+effleurant son bras, semble y avoir laissé une impression douce comme
+une caresse... Il admire les manières simples et nobles de cette femme
+dont la taille est si belle et la figure si élevée.... C'est une sorte
+d'extase qu'il éprouve en la voyant sourire à son époux..... La figure
+de Mosquita se montre au même instant à lui, comme pour lui disputer les
+regards qu'il tient attachés sur Sophia..... Il s'éloigne....
+
+Les jours de la traversée se succèdent à bord de _la Revanche_ avec leur
+triste uniformité. Les passagers se rapprochent des officiers, et du
+capitaine surtout. L'heure du repas réunit à la même table cette petite
+colonie de voyageurs et de marins. On s'étudie: on cause, on se devine,
+on se choisit. Le colonel anglais, avec sa politesse un peu froide,
+témoigne beaucoup d'égards et de confiance au capitaine. La douce Sophia
+semble rechercher sa conversation avec un intérêt qu'elle explique
+en exagérant le désir qu'elle a de s'exercer à parler l'espagnol. Le
+colonel sourit toutes les fois qu'il voit sa femme s'efforcer, en
+s'appuyant sur le bras du capitaine, à traduire sa pensée dans un idiôme
+qu'elle n'a encore qu'imparfaitement étudié. Mais lorsque les matelots,
+assis nonchalamment devant, remarquent leur capitaine se promenant avec
+la belle passagère, ils tirent à leur manière l'horoscope de cette
+récente familiarité: Cette femme-là, se disent-ils, en veut à notre
+capitaine, et le colonel anglais en aura à garder.
+
+Quant à la malheureuse Mosquita, son rôle à bord est tout passif en
+apparence. Montenegro seul éprouve combien cette femme peut avoir
+d'influence sur sa vie. Depuis qu'il est condamné à vivre près d'elle,
+il ne lui a pas adressé un seul mot... Dès que les regards de Mosquita
+s'arrêtent sur lui, avec l'expression du désespoir ou du reproche, il y
+répond avec l'air du mépris ou de la colère, et l'infortunée va cacher
+sa douleur dans le petit appartement qu'on lui a préparé auprès de celui
+de sa maîtresse.
+
+Sophia, qui quelquefois croit avoir deviné la préoccupation avec
+laquelle sa femme de chambre suit les mouvements de Montenegro plaisante
+celui-ci sur l'intérêt qu'il semble avoir inspiré à la jeune camériste.
+Savez-vous bien, capitaine, lui dit-elle, que vous pourriez bien, malgré
+vous peut-être, et en dépit de ce dédain que vous paraissez témoigner à
+notre sexe, avoir fait naître une passion sérieuse?
+
+--Moi, madame? Et quelle passion, s'il vous plaît?
+
+--Quelle passion? Avec moins de modestie, vous ne me le demanderiez pas.
+Voyez cette pauvre Mosquita! Je crois qu'elle maigrit et qu'elle en a
+perdu le contentement et le sommeil. Le colonel l'a remarqué comme moi,
+et vous seul paraissez ignorer les tendres douleurs dont vous êtes
+l'heureux objet.
+
+--Au reste, je reconnaîtrais bien encore dans cette circonstance, si
+elle était vraie, la bizarrerie de ma destinée.
+
+--Et pourquoi cela? Mosquita est une jeune et piquante orpheline,
+chez qui, je le parierais, une passion vive a laissé des traces fort
+touchantes. Elle est un peu brune, il est vrai, sa beauté a acquis, sous
+le climat où elle est née, des formes un peu prononcées; mais n'est-ce
+pas quelque chose de séduisant pour un chevalier espagnol, que cette
+langueur que laissent après eux les orages du coeur! Plaisanterie à
+part, je vous assure que c'est bien la meilleure et la plus intelligente
+des filles. Elle se présenta à moi, avant notre départ de Londres, avec
+un air si malheureux et si suppliant, que je crus faire une bonne action
+en l'attachant à mon service; et aujourd'hui plus que jamais j'ai lieu
+de me féliciter pour moi-même d'avoir cédé à ce mouvement de compassion.
+Mosquita, telle que vous la voyez, a déjà fait deux ou trois voyages sur
+mer. C'est presque un matelot féminin. Sa vie est tout un roman; mais
+elle est sur ce qui la concerne d'une réserve qui me fait penser que
+beaucoup d'amour a passé par là... Tenez, capitaine, voyez comme elle
+nous écoute et comme elle nous regarde! La pauvre fille sait que je
+parle d'elle, quoiqu'elle n'entende pas un mot d'anglais...
+
+Montenegro était au supplice pendant des entretiens semblables: aussi,
+dès que la conversation prenait un caractère qui le contrariait, on le
+voyait aussitôt se promener gravement sur le pont et s'occuper, comme
+pour échapper à une situation pénible, du soin de la manoeuvre de son
+bâtiment.
+
+Mais quel peut être cet homme, se demandait Sophia, après avoir remarqué
+ces mouvements impétueux et la réserve que gardait Montenegro dans tout
+ce qui semblait se rattacher à sa naissance, à ses voyages, à sa vie
+passée. Certes, ce n'est pas là un être vulgaire, se disait-elle. Il y
+a dans sa physionomie quelque chose de trop élevé, dans sa conversation
+des traits trop saillants, pour qu'il soit né dans une condition
+commune. Je ne sais, mais, malgré la défiance qu'il m'inspire
+quelquefois, j'aime dans cet homme l'empire qu'il paraît exercer sur
+tous ses marins, le mépris qu'il montre au milieu des dangers, et
+l'attitude à la fois noble et franche de sa personne. Quelle figure
+énergique et expressive! Et condamné, à un âge encore si jeune, à passer
+sa vie sur les flots, parmi quelques grossiers matelots!... Oh! qu'élevé
+pour la société et pour un haut rang, Montenegro aurait brillé dans nos
+cercles, et près des femmes surtout!..
+
+Le mari de Sophia n'avait pas conçu une opinion plus désavantageuse sur
+le compte du capitaine. Souvent il avait parlé à sa femme des brillantes
+qualités que lui semblait posséder Montenegro; mais il trouvait en lui
+quelque chose d'impénétrable: jamais, dans les fréquentes conversations
+qulls avaient eues ensemble, il n'était parvenu à découvrir ce
+qu'il tenait le plus à savoir à l'égard du jeune marin. «Cet homme,
+répétait-il, est un problème. Il a reçu beaucoup d'éducation; il a dû
+avoir une vie fort agitée; mais il se cache si adroitement sous son air
+de franchise et de brusquerie, que l'on ne peut rien deviner... C'est un
+être indéfinissable... Au surplus, tout cela pique la curiosité, il est
+vrai, mais ce qu'il est et ce qu'il fut ne doit pas nous intéresser
+au-delà de ce que nous pouvons exiger de lui. Qu'il nous conduise vite à
+Calcutta, c'est tout ce que nous lui demandons.»
+
+Les soirées délicieuses que l'on passe sous le ciel des Tropiques et de
+la Ligne, arrivèrent. Assis nonchalamment sur leurs nattes, à l'abri des
+tentes du gaillard d'arrière, les passagers se livraient, pendant de
+longues heures, à ces conversations intimes que le doux bruit des vagues
+et de la brise indolente semblait accompagner mélodieusement. Oh!
+que dans ces moments d'exquise oisiveté l'âme se sent disposée aux
+impressions tendres et mélancoliques! Sophia, placée presque toujours
+entre son mari et Montenegro, écoutait celui-ci raconter avec
+originalité les sensations diverses qu'il avait éprouvées dans sa
+carrière de marin. Ces naïfs récits l'amusaient beaucoup plus que tout
+ce qu'elle avait encore entendu dans le monde.
+
+Souvent, pendant ces narrations si expansives et si attachantes par leur
+simplicité même, l'épouse du colonel laissait échapper de ses doigts
+distraits l'ouvrage qu'elle avait pris pour se donner une contenance.
+Rien n'égalait sa gaîté à bord; il n'y avait que lorsque Montenegro lui
+parlait qu'elle se montrait pensive ou préoccupée. Son mari avait vu
+avec étonnement, mais avec plaisir, au moins le disait-il, le changement
+heureux que la mer avait opéré dans le caractère, ordinairement
+mélancolique, de son épouse... Ce changement, qu'elle ignorait encore
+elle-même, n'avait pas non plus échappé à Mosquita, et la malheureuse
+fille se désespérait en voyant sa maîtresse captiver l'attention de
+Montenegro, et partager le plaisir qu'il semblait avoir à passer des
+heures entières auprès d'elle. La jalousie est la plus pénétrante de
+toutes les passions. Ce que Sophia ne s'était pas encore avoué, Mosquita
+l'avait deviné. Aucun mot, aucune plainte n'était échappée de sa bouche;
+elle souffrait et se taisait. Ses yeux seuls exprimaient à son amant
+tout ce qu'elle voulait cacher aux personnes parmi lesquelles elle
+s'était condamnée à vivre, pour jouir de la cruelle satisfaction de
+suivre, de voir et de surveiller un homme qui ne payait tant d'amour et
+de constance, que par du mépris et de la haine.
+
+Montenegro ne pouvait plus s'abuser sur le sentiment qu'il inspirait à
+Sophia, ni sur celui qu'elle avait fait naître dans son propre coeur. Ce
+n'était pas de l'amour qu'il avait pour elle: c'était quelque chose de
+moins fougueux, mais de plus tendre et de plus soumis.... Quelque chose
+de tendre à lui! Avec une âme comme celle qu'il s'était faite, soupirer
+aux pieds d'une femme! Oh! s'il n'avait éprouvé qu'une folle ardeur pour
+Sophia, il n'aurait eu qu'un mot à dire, qu'un ordre à donner, pour se
+débarrasser de son mari, de Mosquita elle-même, et pour triompher en
+pirate de sa nouvelle conquête.... Mais près de Sophia, il sentait le
+désir s'éteindre, son impétuosité se calmer et sa volonté s'évanouir. Il
+ne se reconnaissait plus. Sa force même l'abandonnait, ses habitudes les
+plus dures s'amollissaient, et c'est à peine s'il retrouve quelquefois
+assez de colère pour punir des matelots mutins ou paresseux. Ce n'est
+que lorsqu'il voit l'importune Mosquita épier les mots qu'il adresse
+à Sophia, qu'il sent s'allumer dans son coeur cette indignation, qui
+auparavant aurait coûté la vie à qui eût osé le braver à son bord, ou
+s'opposer à son impérieuse volonté.
+
+En doublant le cap de Bonne-Espérance, _la Revanche_ est assaillie par
+ces tempêtes qui accueillent ordinairement les navires dans ces parages
+redoutés. Pendant plusieurs jours la peur retient les passagers
+prisonniers dans leurs chambres. Montenegro ne quitte pas le pont, et
+Mosquita seule essaie de se tenir près de lui. Mais il ordonne à ses
+gens de le délivrer de la présence de cette femme imprudente, et la
+malheureuse est condamnée à ne pas quitter sa maîtresse. Que ces jours
+de mauvais temps passés sans voir Sophia, sont pénibles! Mais la
+bourrasque s'apaise enfin; le calme renaît du sein de l'orage; on se
+revoit: les yeux fatigués de Sophia expriment la langueur, mais aussi
+ils peignent le plaisir qu'elle éprouve à retrouver Montenegro, qui de
+son côté oublie ses fatigues pour recommencer ses entretiens du soir.
+La politesse du colonel pour le capitaine devient moins froide: elle
+ressemble un peu même à de l'affectation. Le colonel au reste paraît
+si bon homme! Il se montre heureux de la bienveillance que son épouse
+témoigne au capitaine espagnol, tant il est loin de deviner les progrès
+que le marin a faits dans le coeur de sa femme, et du sentiment que
+celui-ci a conçu pour celle à qui, lui, mari confiant, il a cru avoir
+inspiré non pas peut-être de la passion, mais la plus tendre estime.
+
+Près de quatre mois s'écoulent ainsi sur les flots, temps d'ennui pour
+le colonel, temps de douleur pour Mosquita, mais de bonheur et de douce
+inquiétude pour Montenegro et Sophia... On va bientôt atteindre le terme
+du voyage: on va annoncer la terre, et c'est alors seulement que la
+tendre Sophia, en entrevoyant le jour où il faudra se séparer de
+Montenegro, ne peut plus s'abuser sur l'état de son coeur. Par quelle
+fatalité s'est-elle laissé entraîner vers cet homme, qu'elle ne comprend
+pas, vers cet être mystérieux, dont la vie est une énigme, et dont l'âme
+paraît recéler des passions si peu faites pour égarer une femme résignée
+jusque-là avec tant de vertu à ses devoirs d'épouse! Par quelle
+effrayante bizarrerie éprouve-t-elle pour un inconnu, élevé loin du
+monde, au milieu des mers, un entraînement que ne lui a jamais inspiré
+l'époux qui la chérit, l'homme distingué à qui elle s'est unie, à qui
+elle doit bonheur, rang et fortune! À un père, à un frère, elle pourrait
+au moins confier le désordre et le trouble de son âme.... Mais son
+penchant coupable, à qui l'avouer?... À son époux, dont il ferait le
+désespoir et peut-être le déshonneur?... Non loin de lui paraître
+redoutable, le terme du voyage viendra l'arracher au danger, à la honte
+de sa position cruelle. Elle dévorera, loin du triste objet de son
+criminel penchant, le crime d'avoir aimé un homme à qui elle ne peut
+plus penser sans remords.... L'immensité des mers, l'éternité du temps
+les sépareront....
+
+On aperçoit la terre. Les pilotes anglais du Gange viennent aborder
+_la Revanche_ au large. L'équipage et les passagers sont dans la joie.
+Montenegro est calme et sévère: Sophia essaie de sourire, et des larmes
+roulent dans ses yeux. L'aspect de ce pays, si étrange pour elle, lui
+rappelle trop douloureusement encore la patrie qu'elle a perdue, dit le
+colonel en parlant de sa femme. Mais la patrie sera pour elle dans les
+soins que je lui prodiguerai... Époux trop confiant, la patrie pour
+Sophia était auprès de Montenegro, et bientôt c'est près de toi que ton
+épouse se croira exilée!
+
+_La Revanche_ remonte les eaux bourbeuses du vaste fleuve, qui, après
+avoir parcouru six cents lieues, vient jeter ses ondes, révérées des
+Indous, dans la vaste mer du Bengale. Les gens de l'équipage, dans les
+intervalles de temps que leur laisse la manoeuvre du navire, regardent
+avec étonnement les bords opulents de ce Gange, dont l'antique
+superstition de l'Inde a fait un Dieu. Ils voient pendant le jour rouler
+le long du bâtiment les cadavres dont les avides albatros se disputent
+les lambeaux: ils contemplent avec effroi et curiosité ces troupeaux
+de léopards et ces bandes d'éléphants sauvages traversant à la nage le
+courant au milieu duquel ils se jouent. La nuit, les matelots cherchent
+des yeux ces feux errants, qui, sur les bords du rivage, indiquent que
+les Indous transportent un ami, un parent malade, sur les limites du
+fleuve sacré, dont l'onde religieuse deviendra pour lui un tombeau ou la
+source de régénérescence. Ils écoutent les cris glapissants des chacals,
+qui se disputent les dépouilles des morts, que la fureur de ces chiens
+indomptés entraîne sur les vases. Les murmures de l'onde, les cris des
+bêtes féroces, dont l'air troublé retentit, les rugissements affreux qui
+se prolongent dans les bois, tout dans cette rapide navigation du Gange
+porte dans l'âme des Européens une émotion que l'habitude seule pourra
+affaiblir. Mais pendant que l'équipage et les passagers du navire
+s'abandonnent aux impressions que ces scènes si nouvelles produisent
+sur eux, Montenegro reste indifférent à ce qui se passe autour de lui:
+Sophia est immobile et glacée: Mosquita, la tête pressée dans ses
+deux mains, semble vouloir se cacher l'avenir qu'elle prévoit et qui
+l'épouvante.
+
+On arrive à Calcutta. Les malles et les effets de la famille anglaise
+ont été disposés par les ordres du colonel, pour être transportés à
+terre. Plusieurs personnes, informées de l'arrivée du colonel Fischel et
+de son épouse, s'empressent de venir à leur rencontre dans des barques
+élégantes, ornées avec un luxe tout oriental. L'instant de se séparer
+est venu. Sophia et son époux vont quitter _la Revanche_. Le colonel
+s'approche du capitaine: il le remercie d'un ton solennel de tous les
+égards dont il a été entouré à bord, et puis, en lui serrant la main
+avec une affectation qui étonne Montenegro, il prononce ces seuls mots:
+«Nous nous reverrons bientôt, monsieur le capitaine.»
+
+Sophia, surmontant l'émotion qui lui laisse à peine l'usage de la
+parole, adresse aussi ses adieux à Montenegro. Elle retient ses larmes,
+mais les efforts qu'elle fait pour cacher sa douleur, oppressent son
+sein, agitent ses lèvres, et sa main tremblante, que Montenegro ose
+presser, se retire glacée pour saisir avec force le bras de son époux...
+
+Mosquita les suit. Elle a tout vu, tout pénétré, tout maudit: elle
+adressera aussi ses adieux à Montenegro, et, pour parodier les mots que
+le confiant époux de Sophia vient d'adresser au capitaine, elle lui
+répète, avec une infernale ironie, en le quittant: Tu me reverras
+bientôt aussi.
+
+Il reste à peine assez de résolution à Montenegro, pour qu'il puisse
+s'occuper des affaires qui se rattachent à son arrivée dans le port
+étranger... Oui, je la reverrai, se dit-il, cette femme, qui exerce sur
+toutes mes idées un empire qui me confond et qui humilie ma fierté!... À
+quelle folle ardeur elle a livré tous mes sens! Les projets que j'avais
+formés avant de la voir se sont évanouis depuis que je l'ai connue. Je
+ne sais plus que faire, que résoudre; et misérable jouet du charme
+dont elle m'a environné, je ne puis penser qu'à elle, qu'à elle seule,
+lorsque j'appelais à Londres avec tant d'impatience le moment où je
+pourrais porter la terreur de mon nom, sur ces rivages où je languis
+maintenant en enfant!... Quels adieux son mari m'a faits! Aurait-il
+soupçonné ma ridicule et imprudente passion? Non si le funeste penchant,
+que je n'ai pas su peut-être cacher assez, a dû l'alarmer, la réserve
+et la sagesse de son épouse l'auront rassuré sur les suites d'une
+inclination dont lui-même a sans doute été le premier à mépriser la
+vanité.... Je veux les revoir cependant: il me serait pénible de rester
+dans cette anxiété qui me tue, dans cette incertitude qui me révolte....
+
+Le lendemain de son entrée à Calcutta, on remet à Montenegro un billet
+de la part du colonel Fischel: Ah! je respire, dit-il, en le recevant;
+c'est sans doute une invitation polie, dictée peut-être par Sophia.
+Oh! que je reconnais bien là la finesse ordinaire des femmes et le
+complaisant aveuglement des maris. Il ouvre avec précipitation le
+billet, et il lit:
+
+«Monsieur le capitaine,
+
+Je hais le scandale, et je sais la subordination qui doit exister à
+bord d'un bâtiment, où tout est soumis à l'autorité du chef. Pendant la
+traversée, j'ai supporté la conduite que vous teniez à l'égard de la
+femme que je n'ose plus appeler mon épouse. Aujourd'hui je viens vous
+demander satisfaction d'un outrage qui m'a été révélé, et que je n'avais
+que trop bien deviné. Je vous attends avec des armes, à cinq heures,
+derrière les magasins de la Compagnie. Si, contre mon attente, vous me
+refusez la réparation que j'exige de vous, je vous insulterai à chaque
+rencontre. C'est assez vous dire que je n'admettrai aucune excuse, ni
+aucune explication.
+
+Le colonel FISCHEL.»
+
+Cette lettre tombe des mains tremblantes de Montenegro. Il en croit à
+peine ses yeux. Il la relit plusieurs fois... Il n'y a plus à en douter:
+le colonel a été abusé par un soupçon jaloux, ou égaré par des rapports
+calomnieux... Mosquita n'échappera pas à la vengeance du pirate, qui, en
+pensant à elle, retrouve toute la fureur qu'il avait perdue auprès de
+Sophia. Mais il n'est plus temps de chercher à éclairer le mari de
+l'infortunée, sur son erreur. Il menace Montenegro de l'insulter chaque
+fois qu'il le rencontrera, dans le cas où il ne pourrait pas obtenir la
+satisfaction qu'il réclame... Ai-je donc un front fait pour recevoir
+des outrages perpétuels! s'écrie en pâtissant de rage, le terrible
+adversaire que vient de provoquer le colonel. Courons apprendre à cet
+insolent Anglais ce qu'on gagne à irriter un coeur comme celui qui
+frémit sous ma main... Le besoin de frapper un ennemi se réveille dans
+ce coeur où la haine s'était trop long-temps endormie... Marchons au
+lieu du rendez-vous. Il ne faut pas lui faire trop long-temps attendre
+le coup fatal qu'il est venu chercher avec tant d'imprudence et
+d'imbécile orgueil.
+
+Un palanquin transporte Montenegro et un de ses lieutenants, derrière
+les magasins de la Compagnie. Le colonel Fischel et deux officiers
+Anglais se trouvaient déjà rendus à l'endroit désigné. Ils remarquent,
+avec curiosité, le palanquin qui s'avance vers eux. Un jeune homme, vêtu
+négligemment, y saute lestement à terre, avant que les nègres ne se
+soient arrêtés. Ce jeune homme, avant d'adresser un mot aux trois
+Anglais, jette au loin son habit sur le sable, et demande une arme au
+colonel. Les témoins l'entourent pour régler les conditions du combat.
+Il les écoute long-temps avec dédain, et se borne ensuite, pour le choix
+des armes, à faire remarquer, d'un ton ironique, que le colonel porte
+une épée. A ce geste, le malheureux Fischel s'avance l'épée nue vers
+Montenegro, qui s'est armé en jetant sur son adversaire un regard de
+mépris et de pitié. Je jure, s'écrie-t-il, par ceux qui m'entendent, que
+la femme de ce malheureux fou est innocente, et que ce n'est qu'à
+regret que je suis réduit à venger l'affront qu'il m'a fait! Le colonel
+s'indigne de ce propos insultant. Les fers se croisent: la pointe de
+chaque épée voltige sur le sein de chacun des adversaires; le colonel
+avance en furieux; Montenegro se défend avec sang-froid et sans chercher
+à tirer parti de la supériorité de sa force. Les témoins, effrayés,
+suivent de l'oeil les mouvements rapides des épées, qui s'enlacent et
+qui se froissent en brillant comme des éclairs. La main du colonel
+s'élève et réussit à faire glisser son arme sur celle de Montenegro. Le
+bras de Montenegro, traversé par le fer de son adversaire, se raidit, et
+la poitrine du colonel vient s'enferrer sur la pointe de l'épée qui lui
+présente la mort.
+
+Il tombe: sa bouche expirante vomit avec le sang, qui rougit le sable,
+quelques mots que l'on ne comprend pas. Il expire, et Montenegro
+s'éloigne sans attendre que son palanquin s'approche pour le prendre. Il
+court vers la ville, exalté qu'il est par la douleur que lui cause
+sa blessure, et égaré par le spectacle douloureux qui, malgré son
+impassibilité ordinaire, a affecté ses regards. En parcourant une des
+rues de Calcutta, dans le désordre de ses sens et de ses idées, la
+vue de la tranquille maison de Sophia le frappe. Il monte: les femmes
+placées dans les appartements veulent l'arrêter, il les repousse, et,
+tout haletant, tout saignant de la plaie que le fer vient d'ouvrir, il
+se précipite vers Sophia, qui vole au-devant de lui.
+
+--Ah! grand Dieu! que venez-vous m'apprendre? quel malheur vous est-il
+arrivé?
+
+--Je viens t'apprendre la mort de ton mari. Je l'ai tué!
+
+--Mon mari! vous! La voix expire sur les lèvres décolorées de la
+malheureuse épouse.....
+
+Montenegro s'est emparé d'une de ses mains; il s'attache à elle; il
+implore son pardon, il accuse le ciel; il se traîne sur les pas de
+Sophia, qui le repousse avec horreur... Oui, s'écrie-t-il, tu me fuis
+comme un monstre... Mais ce n'est pas moi qui suis le monstre que tu
+dois punir... Le monstre est ici, tu l'as caché dans ton sein: c'est
+là, s'il le faut, que j'irai le frapper!... Qu'elle paraisse, l'infâme
+Mosquita; elle est ici, qu'elle paraisse: je veux la dévorer et éteindre
+dans son coeur la soif de vengeance qui me brûle!..On entoure Montenegro
+et Sophia, qui se débat dans ses bras palpitants: l'infortunée parvient
+enfin à s'échapper des mains de celui qui s'attache à elle, comme un
+démon à sa proie. Montenegro la poursuit; il renverse une porte qu'elle
+oppose à sa rage, et, en franchissant le seuil de cette porte, le
+corps d'une femme roule à ses pieds: c'est Mosquita, qui vient de
+s'entr'ouvrir le sein avec un poignard, qu'elle jette tout sanglant
+sur Montenegro... Des mots entrecoupés sortent de la bouche de cette
+nouvelle victime... _Je suis vengée du pirate!_ s'écrie-t-elle, et
+ce n'est plus qu'un cadavre que Montenegro presse de ses pieds
+chancelants!... Effrayé du spectacle de tant d'horreurs, affaibli par le
+sang qui coule de son bras, il tremble, il se trouble; un nuage s'étend
+sur sa vue, et une sueur froide coule de son front, sur sa poitrine,
+sur tous ses membres..... Il tombe sur le corps encore palpitant de
+Mosquita... Des esclaves l'enlèvent, le transportent sur un lit où,
+pendant plusieurs jours, il reste enseveli comme dans un tombeau...
+
+La raison lui revint trop tôt hélas! Entouré de quelques Européens que
+son malheur avait intéressés, il ne se rappelait plus ce qui lui était
+arrivé... Autour de lui il n'apercevait que des figures inconnues! Un
+des vieux matelots de son navire le gardait avec calme et respect.....
+Il lui demande ce qu'on fait à bord... On vous attend, mon capitaine,
+lui répond le marin... Il y a donc long-temps que je suis malade?
+reprend Montenegro.--Mais, mon capitaine, depuis quinze, jours _la
+fièvre_ vous a ôté la connaissance?--Et notre passagère, où est-elle?
+je ne la vois pas.--Qui? la dame du colonel?--Oui, la dame du
+colonel!... Et à ces mots le malade commence à se rappeler l'événement
+funeste après lequel la vie semble s'être séparée de lui... Il regarde
+son bras; il touche sa blessure: l'appareil est encore sur la plaie:
+un médecin, avec de douces paroles, s'oppose à ce qu'il lève son bras
+encore engourdi... Ah! je me rappelle tout à présent, s'écrie-t-il
+douloureusement: la mort aurait mieux valu que vos soins homicides...
+C'est vous qui m'avez tué en me rendant à la vie, et c'est votre art qui
+est homicide, et non pas le désespoir auquel je devais succomber.
+
+Il ne pleurait pas: il ne pouvait pas pleurer; les larmes sont la
+ressource bienfaisante des âmes tendres: elles ne viennent pas aux
+coeurs qui ne sont que passionnés, car les passions extrêmes ont aussi
+leur endurcissement.
+
+Les officiers de _la Revanche_ vinrent voir chaque jour leur capitaine,
+dès qu'ils apprirent qu'il pouvait leur parler, et leur donner des
+ordres.
+
+--Dans quelle maison suis-je ici? leur demanda-t-il en les apercevant.
+On n'a pas encore voulu me le dire.
+
+--Mais, capitaine, dans la maison qu'avait occupée le... nos passagers,
+à leur arrivée.... Votre état de faiblesse n'a pas permis qu'on vous
+transportât ailleurs, et nous avons obtenu qu'on vous laissât ici.
+
+--Et de qui avez-vous obtenu _cette faveur_?
+
+--De personne. Nous avons loué la maison.
+
+--Et les _passagers_, les personnes qui l'occupaient, où sont-elles
+allées?
+
+--Nous ne savons. Elles ont pris des appartements ailleurs, à une des
+extrémités de Calcutta.
+
+Un long soupir, à ces mots, s'exhale péniblement de la poitrine
+oppressée du malade. Puis il ajoute, après un moment de sombre silence:
+Messieurs, en partant de Londres, et même en arrivant ici, j'avais des
+projets que je voulais confier à votre bravoure et surtout à votre
+discrétion. Mais les événements qui sont survenus, et la douleur qui a
+affaibli jusqu'à ma volonté, en ont décidé autrement. Je ne suis plus en
+état d'entreprendre: je ne sais plus que souffrir... Ma convalescence
+sera longue... Vous retournerez en Europe sans moi: dès que je pourrai
+vous rejoindre à Londres, vous me verrez... Le chargement du navire est
+assuré: je me repose sur vous pour tous les soins que je ne puis donner
+à mes affaires. Votre intelligence suppléera à ma faiblesse.
+
+Après son rétablissement, la sombre mélancolie qu'avait éprouvée le
+malade sembla redoubler. Ce n'était plus ce jeune homme impétueux,
+nourrissant avec une apparente satisfaction les funestes desseins vers
+lesquels une fatalité, qu'il paraissait ignorer, conduisait toutes ses
+idées. Caché à tous les regards pendant le jour, il ne parcourt que
+la nuit les quartiers de Calcutta, seul, livré à ses déchirantes
+réflexions. Souvent il porte, avec un froid délire, ses regards altérés
+sur la demeure où Sophia a cherché un asile pour sa douleur, et
+peut-être un refuge contre la passion de son effroyable amant. Durant
+des heures entières, il s'arrête devant cette maison, où règne le
+calme du malheur et la solitude du veuvage. Lorsqu'une lumière pâle et
+mourante projette sa lueur vacillante sur les rideaux de l'appartement
+où veille Sophia, le coeur de Montenegro se gonfle, ses yeux
+s'enflamment; des soupirs, long-temps contenus, se pressent dans sa
+poitrine bouillonnante... Mille vagues idées passent dans sa tête
+égarée... Mille projets, aussitôt évanouis que conçus, se présentent
+à son esprit bouleversé... Un soir, à l'heure où tout est encore
+tranquille dans cette demeure, sur les portes de laquelle sont
+nonchalamment assis les esclaves et les domestiques, affaissés par le
+poids du jour brûlant qui s'éteint, Montenegro s'introduit dans le vaste
+jardin sur lequel donnent les croisées de Sophia. Il pénètre jusque dans
+l'appartement où la veuve va bientôt venir chercher le repos, qui semble
+toujours la fuir. De légères persiennes, que le souffle d'un vent tiède
+et lourd agite à peine près d'un lit que des voiles de deuil entourent,
+le dérobent aux yeux des jeunes Indiennes qui préparent la couche de
+leur maîtresse....
+
+Sophia s'avance: sa figure souffrante et amaigrie parait avoir pris la
+blancheur d'un linceul sous les crêpes qui l'environnent. Sa démarche
+est lente et maladive. L'infortunée tombe au pied de la couche qu'elle
+va bientôt occuper, et sa tête s'abaisse sur ses mains jointes... C'est
+une prière que ses lèvres murmurent, et que des sanglots viennent
+interrompre.... Elle se relève avec effort; ses yeux mouillés de pleurs
+se tournent vers le portrait de l'époux à qui elle adresse du fond
+de l'âme une humble parole, à qui peut-être aussi elle demande
+un pardon.... Un homme, un fantôme s'offre à ses yeux... C'est
+Montenegro!...
+
+Un cri d'épouvante part de sa bouche... Ce cri ne sera pas entendu... Sa
+main, agitée par l'effroi, cherche une porte! Cette porte s'est refermée
+sur elle..... C'est en présence du meurtrier de son époux, qu'elle se
+trouve seule, sans défense dans la nuit, dans la solitude.... Elle tombe
+sans force, sans idée, sur un fauteuil, et Montenegro s'avance vers
+elle:
+
+--Écoute, Sophia, ce n'est pas la mort que je t'apporte ici.
+
+--Je le sais; c'est le déshonneur.
+
+--Je suis couvert du sang le plus précieux, mais ce sang j'ai été réduit
+à le répandre pour échapper à l'infamie..... Ma vie! je n'ai pu la
+perdre....
+
+--Tu as arraché celle de mon époux.
+
+--Pour te posséder, j'aurais commis plus qu'un crime ordinaire. J'étais
+innocent. Le sort m'a condamné à subir ta haine. Je veux me venger du
+sort qui me poursuit, et de cette fatalité qui m'entraîne vers toi. Ma
+vie t'appartient, mais je ne mourrai qu'après avoir mérité d'être maudit
+par la femme à qui je veux m'immoler.
+
+--Ah! plutôt, je t'en supplie, si quelque pitié peut encore entrer dans
+ton coeur, frappe, frappe-moi, avant de me déshonorer.
+
+--Non; c'est ton déshonneur qu'il faut à ma rage. Il y a entre toi et
+moi un abîme que le crime seul peut franchir.... Je m'abandonne à cette
+destinée infernale qui m'entraîne vers toi...
+
+--Au nom du ciel, qui m'abandonne! au nom des mânes de mon époux, qui
+planent en ce moment sur moi! oh! je t'en supplie, par la mémoire de ta
+mère, épargne, épargne encore une infortunée qui te fut chère!...
+
+--Non, non, rien! toi, toi seule et la mort!
+
+Un silence de mort succède à ce funeste et rapide entretien. Plus de
+mots pour exprimer l'horreur de la victime, plus de mots pour exprimer
+le délire de son persécuteur. Les souvenirs du tombeau sont oubliés; les
+voiles de deuil sont profanés, non par l'amour, non par la volupté des
+désirs, mais par la rage de la passion la plus infernale... Mais cet
+homme, qui n'avait pu trouver de larmes pour sa douleur, en trouve
+enfin dans ses yeux dessillés, quand il n'a plus à pleurer que sa
+frénésie...... Il pleure comme un enfant sur le sein de la victime que
+sa fureur vient de sacrifier à la fougue de son imagination égarée. Il
+pleure avec amertume sur cette destinée fatale qui l'a conduit au crime
+malgré lui, et comme pour le rendre le plus misérable et le plus à
+plaindre des hommes. Pour venger son honneur outragé, sa main a répandu
+un sang innocent.... Mais lui, n'était-il pas innocent aussi du crime
+que l'erreur lui imputait? Il a caché long-temps dans son coeur cette
+passion funeste qui pouvait faire le malheur de deux époux.... Mais
+cette passion ne le rendait-elle pas le plus malheureux de tous les
+êtres? La mort! une mort qu'il n'a pas cherché à donner, a rompu tous
+les liens qui s'opposaient à ses désirs: le préjugé le condamne à fuir
+l'objet du seul amour qu'il ait éprouvé dans sa vie: il se soumet à ce
+préjugé. Il fuit celle à qui il a voué sa triste vie; il se soumet à
+tout ce qu'une vaine morale qu'il commence à comprendre, lui impose de
+souffrances: mais le sort, plus fort encore que sa volonté et que sa
+raison, semble prendre plaisir à le ramener vers les occasions du crime
+qu'il redoute, qu'il emploie tous ses efforts à éviter.... Il se repaît
+du déshonneur de la victime que lui offre une implacable destinée, et,
+après l'avoir immolée, et, après avoir ravi à la femme qu'il adore, à la
+femme pour qui il donnerait sa vie, tout ce qu'elle a de plus cher, il
+se sent plus malheureux mille fois, que lorsqu'il se trouvait condamné
+au supplice de ne pas la posséder.... Oh! qu'il est malheureux, après
+avoir triomphé si cruellement de la résistance de sa déplorable amante,
+cet homme qui a répandu tant de sang! Oh! que le remords qui le déchire
+est venu tard dans ce coeur impétueux, et que les larmes ont été
+long-temps refusées à ces yeux qui maintenant s'abreuvent de pleurs
+inutiles...
+
+Le jour vient: il éclaire de ses premiers rayons la honte de
+l'infortunée Sophia, et l'opprobre de son amant. Réduite à le supplier
+encore, après lui avoir immolé jusqu'à ses remords, elle lui répète:
+_Fuis, fuis, malheureux! Laisse-moi seule à mon désespoir! Te faut-il
+encore plus que mon déshonneur_! Montenegro trouve à peine assez de
+force pour s'éloigner de ces lieux où son délire a porté le crime, la
+profanation et la fureur. Il fuit enfin, mais plus à plaindre peut-être
+que l'infortunée dont il n'ose implorer le pardon. Il fuit en promettant
+à sa victime que les adieux qu'il lui adresse sont éternels, et les
+larmes intarissables de Sophia ont répondu à ses derniers adieux.
+
+Dans ces pays de l'Inde, où les moeurs participent, pour ainsi dire,
+du relâchement du climat, on excuse toutes les fautes, parce qu'on les
+oublie bientôt par un effet de l'inconstance des esprits. La mort du
+colonel Fischel, loin d'avoir détruit la calomnie qu'elle n'avait que
+trop favorisée, tendit à donner un nouveau degré de probabilité aux
+coupables liaisons que l'on supposait avoir existé entre Sophia et
+Montenegro.--Le capitaine reste, dirent les Européens; il a laissé
+partir son bâtiment, c'est qu'il veut jouir du fruit de sa victoire. En
+Europe, on aurait condamné sans pitié la prétendue faiblesse de Sophia.
+A Calcutta on ne l'excusa pas, mais on se l'expliqua: un duel avec un
+mari trompé n'était qu'une partie dans laquelle le mari avait eu le
+malheur d'avoir mauvais jeu, et il était assez juste que le gagnant
+se dédommageât des chances qu'il avait courues. Sophia seule, plus
+innocente qu'on ne le supposait, s'accusait bien plus que la voix
+publique ne la blâmait, et se trouvait bien plus malheureuse encore que
+les soupçons qui planaient sur elle n'avaient été calomnieux. Seuls à
+souffrir, seuls à pleurer leur malheur dans cette ville immense où ils
+ne trouvaient que des indifférents ou des curieux, les deux amants,
+conduits l'un vers l'autre par une fatalité à laquelle ils sentaient ne
+pouvoir échapper, ou peut-être par le besoin d'apaiser leurs remords en
+confondant leur douleur, se virent encore. Sans rien se cacher de
+sa coupable faiblesse, Sophia croit qu'elle a obéi à une destinée
+irrésistible; car elle éprouvait qu'il y avait dans ce qu'elle se
+reprochait comme un crime quelque chose de plus fort que toutes ses
+résolutions et que toute cette vertu, qui, jusqu'à la mort de son époux,
+avait été la règle de toute sa vie.
+
+«Oui, répétait-elle à Montenegro, je sens comme toi qu'il y a dans
+l'affreuse destinée qui nous réunit, une influence fatale à laquelle je
+ne puis échapper. Je t'aime avec tout l'entraînement du crime, et sans
+aucune des illusions de la passion. Je te crains, et je me livre à toi,
+comme à un être infernal que je voudrais fuir, et qui triomphe, par un
+charme invincible, de tous mes efforts et de tous mes remords. Seul
+entre tous les hommes, tu m'as inspiré un sentiment que j'ai pris pour
+de l'amour, et qui, trop souvent, a ressemblé à de l'effroi... Ce nom de
+mère, que j'aurais été si fière de porter avec mon époux, fera bientôt
+mon désespoir, car c'est toi qui seras le père de cet enfant que je
+porte si douloureusement dans mon sein.... Je n'ai pu échapper à mon
+sort; le ciel, qui connaît mon coeur, m'en est témoin. Mais, au moins,
+aide-moi à échapper à l'opprobre de notre union, ou à cacher ma honte
+à ce monde qui nous oubliera dès que le spectacle de notre criminel
+attachement ne fatiguera plus ses yeux. Il est, dans ces contrées, des
+êtres réprouvés qui s'ensevelissent au milieu des forêts, et qui vouent
+un culte mystérieux aux dieux impuissants que l'Inde proscrit. Eh
+bien! imitons ces infortunés. Que notre honte nous exile, comme la
+superstition exile loin des villes ces castes vouées, innocentes, au
+mépris de la société. Coupables, nous, notre exil sera plus difficile
+à supporter. Mais nos remords, nous les cacherons, et ils seront moins
+poignants quand personne ne viendra insulter à notre repentir. Dans
+le fond des forêts, nous ne porterons pas notre culte: quels dieux
+pourrions-nous invoquer! Mais là je crois que je pourrai t'aimer avec
+moins d'effroi, peut-être, et quoique ignorée dans tes bras, je mourrai
+avec moins de terreur, en offrant, comme une trop faible expiation, mes
+dernières souffrances à ce ciel qui ne m'a pas permis de vivre innocente
+et pure.
+
+--Cesse, oh! cesse! je t'en supplie, au nom de ce ciel que tu implores,
+de me poursuivre de ces craintes qui ne pèsent que trop déjà sur mon
+coeur malade, fatigué de tout ce que tu souffres, de tout ce qui te
+déchire. Enchaîné près de toi, lorsque la vie s'ouvrait encore pleine
+d'avenir à mes yeux abusés, je sens que j'aurais pu, sans cesse soumis
+à la vertu, parcourir avec bonheur une carrière peut-être glorieuse. Ta
+douceur angélique aurait exercé sur moi un charme si puissant, un empire
+si absolu! Car tu es la première femme pour laquelle j'aie éprouvé ce
+sentiment qui domine toute la vie, et qui, comme la pins impérieuse
+des passions, commande à toutes les passions coupables..... Mais c'est
+lorsqu'il ne m'était plus permis de revenir sur les événements qui ont
+marqué ma malheureuse existence, que je t'ai connue. C'est lorsqu'il ne
+m'était plus permis de te posséder qu'en violant tous les devoirs, qu'en
+étouffant tous les sentiments généreux, que la fatalité m'a entraîné
+vers toi, que je t'ai vue, que je t'ai aimée... Tu me parles, n'est-ce
+pas, de cette fatalité qui semble nous pousser l'un vers l'autre pour
+nous condamner à des regrets éternels. Eh bien, sache qu'il n'est pas un
+reproche que tu ne te fasses, que je ne me sois mille fois adressé! Je
+t'aime, que dis-je? je t'idolâtre; jamais le moindre préjugé n'a
+troublé mon âme, que la passion a pu soumettre, mais qu'une force plus
+qu'ordinaire a toujours placée au-dessus des terreurs du vulgaire; et
+cependant, lorsque je cherche dans tes bras ces moments de volupté, pour
+un seul desquels je donnerais toute ma vie, je frémis des caresses que
+je recois ou que je te prodigue. Une impression vague et pénible se mêle
+à cet abandon au sein duquel je voudrais éteindre les derniers instants
+de mon existence. Qu'y a-t-il donc dans notre amour? N'est-il donc pas
+des amants plus coupables que nous, avec moins de remords? Seraient-ce
+les fautes cruelles dont j'ai marqué quelques-unes des années de ma
+fougueuse carrière, qui me feraient payer si chèrement le malheur
+de vivre encore? Mais toi, toujours si pure, toujours si vertueuse,
+qu'aurais-tu fait au ciel, pour éprouver les mêmes tourments que moi? Et
+cependant tu souffres, comme je souffre, et cependant tu subis les mêmes
+tortures que celles auxquelles je suis en proie! Oh! que la destinée
+des êtres faibles et passionnés comme nous, est inconcevable, et que la
+Providence, s'il existe une Providence, est quelquefois cruelle pour
+des crimes qu'elle a permis, ou pour l'innocence même qu'elle devrait
+préserver et protéger!
+
+--Mais quels funestes pressentiments viens-tu m'inspirer encore! Tu me
+parles de fautes coupables dont tu as semé ton existence! Aurais-je
+encore quelque chose à redouter, en soulevant le voile dont tu as
+toujours cherché à couvrir le passé!... Ah! mon ami, s'il est quelque
+chose qui puisse ajouter aux terreurs qui m'agitent, c'est ce sombre
+mystère qui reste étendu sur toute ta vie. L'aveu de tous les crimes
+qu'un homme ait pu commettre serait aussi affreux pour moi, que
+l'effroyable réserve avec laquelle tu m'as caché jusqu'ici ta naissance,
+ton pays et tes parents. Peut-être moins impénétrable pour moi,
+m'aurais-tu inspiré moins de contrainte et de terreur. Mais en
+recueillant mes souvenirs et en me rappelant la mort de cette femme,
+à qui nous devons nos malheurs, je me suis senti souvent agitée d'un
+effroi involontaire... Par pitié, Montenegro, ne me cache plus rien...
+Et que pourrions-nous avoir à nous cacher encore! Le sort t'a peut-être
+fait naître dans un rang obscur: ce serait là le moindre de ses
+torts envers toi et envers nous; car moi-même, riche et élevée dans
+l'opulence, je n'ai pas reçu le jour au sein du luxe qui m'environnait
+lorsque tu m'as connue... Hélas! depuis bien long-temps déjà j'ai oublié
+l'orgueil que je mettais à dissimuler l'humble condition à laquelle
+j'étais appelée dès mes premières années. Le moment des illusions est
+passé pour Sophia... Ah! par pitié pour moi, ne laisse plus planer entre
+nous un mystère qui me fait peur. Parle, parle, au nom du ciel, au nom
+de notre amour, qui est la seule puissance que je puisse invoquer.
+Parle, parle! Je meurs d'impatience et d'effroi.
+
+--Tu le veux? C'est le dernier sacrifice que je puisse te faire. Tu vas
+frémir, me détester, me maudire....
+
+--Ne crains rien: nous sommes seuls dans ces immenses jardins. Les
+domestiques et les esclaves se sont retirés: ils sommeillent eux!
+Personne ne peut nous entendre. La nuit est sombre, le silence règne
+sous ces arbres immobiles qui nous recouvrent. Parle, mais donne-moi ta
+main; j'aurai moins de peur. J'écoute.
+
+--. Tu as entendu nommer quelquefois, pendant ton séjour à Londres, un
+pirate, un monstre, dont on racontait, en les exagérant encore, les
+cruautés inouïes et les crimes?
+
+--Rodriguez, peut-être?
+
+--Oui, Rodriguez.
+
+--Grands dieux! que dis-tu! Était-ce ton père, ton frère, ton capitaine?
+Je tremble, achève.
+
+--C'est moi!
+
+--Toi! malheureux! Ah! que m'apprends-tu? C'est donc toi qui, conduit
+par la rage, as sacrifié le vieillard le plus respectable, le plus
+généreux.
+
+--Un vieillard? Oui, je me rappelle. Oh! son souvenir est trop présent
+encore à ma pensée, il a pesé trop violemment sur ma vie, pour que je
+l'oublie. Cette vengeance-là du moins fut juste, légitime.
+
+--Légitime! Et tu l'as assassiné?
+
+--L'infâme Woodbrige! Oui, eût-il eu mille vies à perdre, il n'aurait
+pu, en tombant coup à coup sous ma main, satisfaire la soif de vengeance
+qui me dévorait. N'est-ce pas lui qui m'avait arraché ma soeur?
+
+--Ta soeur!...
+
+--Écoute, écoute-moi! Laisse encore ta main dans la mienne.....Écoute,
+Sophia. Recueillis en mer par quelques pêcheurs, après le naufrage du
+bâtiment qui nous portait, sur les côtes de Bretagne, ma jeune soeur et
+moi nous fûmes élevés par la pitié des pauvres gens qui nous avaient
+arrachés à la mort.... Ma soeur.... Mais ta main se glace!... Sophia!
+Ciel! qu'as-tu?...
+
+O mon amie!... Elle s'évanouit..... Elle se meurt..... Quelqu'un!
+quelqu'un! Je suis seul!... A moi! à moi! au secours!... Elle se
+meurt!...
+
+Des domestiques accourent aux cris qu'ils entendent. Leur maîtresse
+vient de tomber sans connaissance dans les bras de Montenegro, qui
+lui-même chancelle. On transporte l'infortunée sur le lit qu'elle a tant
+de fois inondé de ses larmes. Des médecins sont appelés: ils arrivent,
+et leurs efforts parviennent, au bout de quelques heures, à rendre à la
+vie la femme qui gémit de revoir encore le jour et de recouvrer si tôt
+la raison. Ah! j'avais cru, dit-elle d'une voix qui semble sortir du
+cercueil, avoir obtenu la seule grâce que j'eusse à demander au ciel!...
+Montenegro est là, agenouillé près du chevet de Sophia; sa tête repose
+sur une de ses mains glacées que ses pleurs inondent. Sophia, en
+tournant ses yeux autour d'elle, aperçoit son amant: elle jette un cri
+d'épouvante, et sa main mourante se retire avec effort de celle de
+Montenegro. Le malheureux, désespéré, le coeur brisé, et l'âme en proie
+au plus affreux délire, retombe en sanglotant au pied de la couche qu'il
+craint de profaner en la touchant... Sophia, les regards attachés sur
+lui, paraît le plaindre encore, et ses larmes, qui la suffoquent,
+coulent en abondance de ses yeux presque éteints... Approche, approche,
+lui dit-elle,... le moment de te pardonner est arrivé... Demain il ne
+sera plus temps peut-être... Mais ne me touche pas... tes caresses
+me... me brûleraient. Il y a de l'enfer même jusque dans nos regards...
+Montenegro, je veux rester seule un moment avec l'homme qui reçut les
+dernières volontés de mon époux, un jour avant sa mort... Qu'on appelle
+vite cet homme qui consacre, comme une loi, les derniers voeux des
+mourants... Tu me reverras après... A lui mes dernières volontés, à toi
+mon dernier soupir...
+
+--Sophia, ma Sophia, de grâce, au nom du ciel, éloigne ces funestes
+idées... Pense à notre enfant, lui n'est pas coupable; il doit vivre,
+vivre avec toi!
+
+--Non, le ciel n'est pas si cruel, il doit mourir, mourir avec moi,
+mourir avant d'avoir reçu le jour qu'il souillerait... Je suis donc bien
+criminelle, puisqu'on me refuse d'écouter mes dernières volontés!
+
+Les médecins entraînent Montenegro, anéanti, loin de l'appartement de
+la mourante. Le notaire arrive: il s'enferme avec elle et deux autres
+personnes pour recueillir les voeux de l'infortunée... Montenegro,
+que l'on retient avec peine, s'élance, dès qu'il le voit sortir, dans
+l'appartement de Sophia. Ses mains suppliantes s'étendent vers elle,
+comme vers l'image sacrée d'une divinité que l'on implore...
+
+--Viens, lui dit-elle en le voyant, viens, je me sens plus tranquille;
+viens, mais de grâce, c'est une mourante qui t'en supplie, n'approche
+pas ta main de la mienne,... tu me ferais trop de mal!
+
+--Voilà donc, Sophia, l'effet de ces aveux horribles qu'hier encore tu
+me demandais avec tant d'ardeur, malgré mes justes appréhensions. Tu le
+voulais, j'ai obéi, et maintenant tu me regardes comme un monstre, ma
+présence semble infecter l'air que tu respires, et ton coeur, si tendre,
+si compatissant, me maudit au milieu même des souffrances qui absorbent
+toute la sensibilité de ton âme angélique.
+
+--Peut-on maudire quand on va mourir?... Va, Montenegro, mon ami, mon...
+ah! je ne te hais pas. Le sort a été plus coupable que toi... Une
+puissance plus forte, plus criminelle que nous encore, a tout fait...
+Mais je n'ai plus que peu d'instants à passer près de toi... Ecoute:
+
+Mes dernières volontés viennent d'être tracées... Tu les respecteras,
+toi, toi dont le coeur gardera seul le souvenir que je vais laisser sur
+cette terre de deuil et de malheur... Oui, ma mémoire te sera chère...
+et tu ne l'oublieras jamais... Tu m'as dit hier...
+
+--Que viens-tu me rappeler... Non, je ne t'ai rien dit...
+
+--Tu m'as dit hier, oh! je m'en souviens bien, que, recueilli mourant
+sur les flots par de pauvres pêcheurs, tu fus élevé avec ta soeur par
+la pitié de ces bonnes gens... C'est parmi eux, c'est aux lieux où ton
+enfance s'écoula dans l'innocence et le bonheur, qu'il faut que tu
+ailles vivre... après moi..., qu'il faut que tu ailles oublier ou du
+moins expier les fautes que tu pourrais te reprocher... Tu m'as parlé,
+je crois, de l'île où tu as été élevé... Attends... je sais... j'ai su
+son nom... Tiens, vois-tu ces papiers déposés sur le pied de mon lit...
+Ils sont cachetés... Prends-les... Je le veux....
+
+--Oh! par pitié, cesse, Sophia... Ta voix affaiblie épuise ton sein que
+tes efforts accablent... Cesse, cesse, par pitié de mes larmes..
+
+--Et qu'importe une minute de plus ou de moins.... Je n'ai que trop
+vécu.... Prends ces papiers.. J'ai le droit d'ordonner aujourd'hui...
+
+--Les voilà.
+
+--Ils renferment mes derniers voeux, la dernière espérance que je vais
+porter dans la tombe... Tu me promets, n'est-ce pas? de retourner, après
+ma mort, au milieu de tes parents adoptifs?...
+
+--Qu'exiges-tu? la douleur t'égare! Pourquoi me parler sans cesse de ta
+mort?....
+
+--C'est que je sens là qu'elle s'avance..... Me promets-tu.... me
+promets-tu... de n'ouvrir... de n'ouvrir ces papiers... ma dernière
+volonté.... qu'au milieu des pêcheurs?... Je meurs si tu ne parles....
+
+--Oui, je promets, je jure à genoux...
+
+--Tu le jures... à genoux... O mon ami!... mon.... Le ciel t'a
+entendu!..... que le ciel nous pardonne!.... Ah!...
+
+A ce cri échappé avec le râle de la mort, Montenegro se lève avec
+effroi: ses yeux épouvantés se fixent sur ceux de Sophia, que le
+trépas a déjà éteints. Ses bras s'enlacent sur ce corps qui s'est
+convulsivement raidi.... Sa bouche cherche avec avidité la bouche
+décolorée de son amante--Cette bouche pâle, béante, se referme sous ses
+lèvres avec un horrible claquement de dents.... Le malheureux tombe
+inanimé auprès du corps glacé.
+
+Au bruit de sa chute, les domestiques, restés dans l'appartement voisin,
+accourent effrayés:
+
+Ce fut seulement quelques jours après qu'un peu de terre eut recouvert
+le corps de Sophia, que son amant retrouva des larmes pour la pleurer.
+Une fièvre dévorante, en lui ravissant l'usage de ses sens, lui avait au
+moins épargné le spectacle de ces funérailles qui renouvellent tant de
+fois la douleur que laisse la mort à ceux qui gémissent. Quelques-uns de
+ces hommes qui n'aiment personne, mais qui, par curiosité, s'intéressent
+aux infortunes qu'on leur signale comme extraordinaires, avaient entouré
+Sophia et Montenegro de ces attentions banales, qu'on accorde assez
+volontiers aux étrangers malheureux, dans les colonies surtout. Une fois
+le dénouement du drame connu, les curieux s'éloignèrent. Ils n'avaient
+plus rien de pathétique à voir, rien qu'un homme absorbé dans sa
+douleur, ou ne sortant de ses rêveries sombres que par la folie; triste
+spectacle, ennuyeuse monotonie, même pour les plus avides d'émotions.
+Pour s'ôter de dessous les yeux un objet importun, les personnes qui
+daignèrent encore, par un reste de convenance, s'occuper de Montenegro,
+l'engagèrent, pour lui-même et pour remplir les dernières volontés de la
+femme qu'il pleurait sans cesse, à quitter les lieux où sa douleur ne
+rencontrait que trop d'aliment. C'est en Europe qu'il devait aller
+chercher des consolations au sein de sa famille et de ses amis. En
+restant plus long-temps à Calcutta, l'action d'un climat qui tue les
+plus fortes constitutions, finirait par le conduire au tombeau avant
+qu'il ne pût remplir les devoirs que ses serments avaient dû lui rendre
+sacrés. Le reste d'existence qu'il traînait si péniblement ne pouvait
+être mieux employé qu'à satisfaire l'engagement solennel qu'il avait
+pris aux pieds de sa maîtresse expirante. Les distractions auxquelles
+on est forcé de se livrer pendant le cours d'un long voyage,
+triompheraient, plus que toute la force de sa raison, de la mélancolie
+profonde qui le consumait trop visiblement. Il fallait partir enfin
+par raison, par vertu, par honneur.... Montenegro consentit à quitter
+Calcutta.... Un navire anglais fut choisi.... Mais à bord de navire, il
+ne devait pas voyager seul avec sa douleur, ses regrets et ses remords.
+Le cercueil de Sophia, déposé dans la chambre qui lui est destiné,
+l'accompagnera dans son voyage. Cette idée si amère le console:
+c'est près de cette dépouille si précieuse, arrachée à une terre
+inhospitalière, qu'il reposera plus tranquille au bruit des flots, au
+mugissement de la tempête..... C'est près des cendres refroidies de sa
+maîtresse qu'il pourra adresser sa prière de tous les jours à ce ciel, à
+ce Dieu, qu'il commence à comprendre depuis qu'il souffre.....
+
+Seul, il appellerait peut-être le naufrage qui menacerait sa vie, mais
+avec les restes de Sophia, il craindra les tempêtes, il redoutera le
+naufrage, comme s'il avait encore quelque chose à perdre.... Et puis
+quand la mort viendra pour lui, c'est encore auprès du cercueil de sa
+maîtresse, que son corps dormira plus paisible dans l'éternité, protégé
+peut-être par ces cendres chéries sur lesquelles le pardon du ciel a
+déjà dû descendre!...
+
+Le navire s'éloigne du port: c'est un tombeau qu'il porte sur les flots
+religieux de ce Gange où Sophia, quelques mois auparavant, voyait avec
+tant d'indifférence les Indiens offrir à leur divinité un tribut de
+souffrance et de larmes... La mer, la vaste mer bat bientôt ses flancs
+rapides, et les vents conduisent le sépulcre à travers les flots et les
+orages. Les éléments seront en aide au navire, car un culte est voué à
+ce sépulcre. Montenegro prie toute la nuit au pied du cercueil: c'est
+l'âme de Sophia qui semble habiter la chambre de l'infortuné, et
+qui parait animer le bâtiment où ses restes ont été déposés... Quel
+recueillement elle inspire à son amant! Quelle douce mélancolie a
+succédé aux sombres accès de son désespoir, maintenant qu'il est seul
+avec ses souvenirs et un tombeau!... Oh! depuis la mort de celle qu'il
+a perdue, ce n'est que maintenant qu'il a vécu et qu'il s'est senti
+vivre!... Le moment le plus cruel pour lui, sera celui où il découvrira
+la terre. Mais sur cette terre qui vit son enfance, il peut faire
+reposer les cendres de son amie... Mais si le soin sacré de lui faire
+expier les cruautés de sa vie, lui rendait jamais sa soeur, sa soeur
+bien aimée, qu'avec transport il lui dirait: Tiens, viens, toi qui fus
+toujours innocente, viens prier pour moi et Sophia, là, sur ce tombeau
+qui cache celle qui, plus que toi, encore, me fut chère, trop chère!...
+
+Les mois d'ennui d'une longue traversée se succèdent pour l'équipage
+du navire, avec ces alternatives de calme, de tempêtes, d'orages et de
+fatigues, accidents trop ordinaires dans la vie monotone du marin. Mais
+le temps n'a plus rien de trop pénible pour le coeur de Montenegro. Il
+souffre encore, mais non plus sans consolation, si c'est sans espérance.
+Il ne demande plus rien à l'avenir, car il n'a plus rien à espérer. Un
+devoir seul lui reste à remplir; Sophia lui a confié l'exécution de
+ses dernières volontés; ces volontés suprêmes sont contenues dans les
+papiers qu'avec un soin religieux son amant a placés sur son cercueil.
+Le vieux prêtre d'Ouessant, s'il vit encore, sera l'interprète de la
+pensée de Sophia expirante... Mais quelle a pu être la dernière pensée
+que Sophia a confiée au notaire de Calcutta... _Tu m'as dit hier_,
+répéta-t-elle, une minute avant d'expirer, _Tu m'as dit hier que,
+recueilli mourant sur les flots, par de pauvres pécheurs, tu fus élevé
+avec ta soeur par la pitié de ces bonnes gens!... C'est parmi eux qu'il
+faut que tu ailles vivre, après moi_... Oh! c'est sans doute une pensée
+d'ange, la dernière volonté d'une céleste créature, qui vit comme un
+bienfait de la divinité, dans ces papiers auxquels j'ai consacré un
+culte!... Que la terre paraît lente à se montrer!... Qu'avec impatience
+j'attends le moment où mon pied pourra franchir ces bords, sur lesquels
+Sophia va reposer en m'attendant! Des lois, que j'ai bravées il y a déjà
+long-temps, m'interdisent encore la terre de France; mais qu'ai-je à
+redouter quand j'ai tout perdu, et que je n'ai plus rien à espérer? Le
+déshonneur! est-il donc encore de l'honneur à mes yeux? La mort! mais
+ai-je autre chose à désirer... Oh! la mort cependant, sans l'assurance
+de dormir près du cercueil de Sophia, me serait bien amère... Mais
+pourra-t-on me refuser une place à mon gré dans la tombe! Les haines
+humaines seraient-elles assez lâches pour ne pas s'éteindre sur un
+cadavre!
+
+Du haut des mâts du navire, on cria _Terre_, enfin. A ce mot, à ce
+signal si connu de Montenegro, son coeur, tranquillisé pour ainsi dire
+par la coutume du malheur, battit plus fort qu'il n'avait encore fait
+depuis long-temps. Moi qui croyais, dit-il, n'avoir plus d'émotion
+à redouter pour cette âme que je supposais fermée à tous sentiments
+nouveaux!... Palpiter encore de crainte ou d'espoir, comme aux jours où
+je vivais près de Sophia!... Quel pressentiment m'agite et me trouble!
+descendons encore une fois près de son cercueil, là je me sentirai plus
+tranquille, mieux protégé contre les coups du sort que je commence à
+redouter encore aujourd'hui.
+
+Un bateau-pilote des _Scylly_ vient d'aborder le navire, qui déjà se
+trouve arrivé en Manche.
+
+Le capitaine annonce cette nouvelle à Montenegro, encore plongé dans ses
+méditations ordinaires.
+
+Un bateau-pilote! s'écrie-t-il comme en sortant d'un rêve que des
+fantômes auraient agité. Où sommes nous donc?
+
+--A cinq à six lieues des îles Scylly, et à vingt-cinq ou vingt-six
+lieues d'Ouessant.
+
+--D'Ouessant! Mais en êtes-vous bien sûr, capitaine?
+
+--Parbleu! si j'en suis sûr! Mon point se trouve parfaitement d'accord
+avec les renseignements que viennent de me donner les pilotes... Voyez
+plutôt la carte.
+
+--En ce cas, je n'ai pas un instant à perdre. Demandez, je en vous prie,
+je vous en supplie en grâce, à ces pilotes, s'ils veulent me transporter
+à Ouessant. Les vents sont Nord, n'est-ce pas?
+
+--Oui; Nord tirant un peu vers le Nord-Nord-Est; mais à la bordée, on
+peut dans quelques heures toucher Ouessant.
+
+--Eh bien! à quelque prix que ce soit, il faut que le bateau-pilote m'y
+conduise. Offrez aux pilotes tout ce qu'ils voudront, et dans un quart
+d'heure je pars, je vous quitte.
+
+--Mais il vous faudra au moins le temps de vous préparer, d'arranger et
+d'embarquer vos malles et vos effets.
+
+--Songez seulement à embarquer ce cercueil!.. Vous le savez depuis
+long-temps, c'est là mon seul bagage; mon unique compagnon de voyage!...
+
+--Excellent et malheureux jeune homme!
+
+Le capitaine fait un prix avec les pilotes; ceux-ci disposent leur
+bateau à recevoir le bagage du passager. Les matelots du navire, le
+chapeau bas, la bouche muette, pénètrent avec recueillement dans la
+chambre de Montenegro. Ils montent les escaliers de la chambre avec
+lenteur, et portent sur leurs larges épaules le cercueil que Montenegro
+suit avec sollicitude, et en palpitant de peur qu'un faux pas de la part
+de ceux qui le transportent, ne l'expose à se briser sur le pont ou à
+tomber à la mer. Les pilotes, rangés silencieusement dans leur bateau,
+reçoivent avec respect le fardeau précieux... Montenegro, les larmes
+aux yeux, le coeur gonflé, tend la main au capitaine. Le brave homme,
+attendri, s'élance, et presse sur son coeur ému son pauvre passager, son
+malheureux collègue, comme il l'appelle; car il sait que Montenegro a
+été marin comme lui... Tout l'équipage, attristé par cette scène de
+deuil, ne prononce pas un mot; quelques sanglots étouffés viennent seuls
+interrompre le silence de ce moment de recueillement, et la barque,
+couverte des bénédictions de tous les marins, déborde du navire,
+s'éloigne et se perd bientôt à l'horizon, comme une de ces ombres
+fantastiques que l'on voit errer sous la voûte du ciel, dans les jours
+où les nuages se jouent avec les flots lointains.
+
+Il était nuit depuis quelques heures, quand les pilotes aperçurent le
+feu solitaire d'Ouessant, spectre imposant, sortant du sein des vagues
+pour braver les tempêtes et guider vers le port les infortunés marins
+poursuivis par la fureur des vents. A cette vue, Montenegro se sentit
+presque défaillir. Tous les souvenirs de son enfance étaient venus se
+grouper autour de ce phare immobile, témoin des jeux, des peines et des
+espérances de ses premières années. Ses yeux, voilés long-temps par la
+douleur, se raniment à l'aspect des lieux où il va retrouver l'innocence
+et la candeur des moeurs dans lesquelles il fut élevé... Il va presser
+dans ses bras le bon Tanguy, la femme simple et affectueuse qui fut sa
+nourrice, sa mère. Des larmes douces et pures vont inonder ses joues
+flétries par le malheur, minées par le remords,... et ce remords
+empoisonnera ce moment d'ivresse, et le malheur le poursuivra jusque
+dans les embrassements de la seule famille qu'il ait eue...
+
+La barque aborde à Ouessant. Tout est calme dans l'île, tout repose
+à cette heure de la nuit. Un pêcheur seul s'approche des voyageurs.
+Montenegro lui parle de Tanguy; le pêcheur lui propose d'aller réveiller
+le maître pilote. Mais Tanguy est devenu aveugle; il ne pourra venir à
+la rencontre de celui qui le demande. Jean-Marie est mort; Soisic et
+Jeannette vivent encore...
+
+--C'est Tanguy que je veux voir, dit Montenegro.
+
+--A l'heure même, monsieur? lui demanda le pêcheur.
+
+--A l'heure même. Dis-lui que c'est son fils, Cavet, qui arrive chez
+lui.
+
+--Cavet! Quoi ce serait!... Cela suffit, mon bon monsieur; suivez-moi;
+je vais vous conduire chez maître Tanguy.
+
+Montenegro et les pilotes suivent leur guide, mais lentement; car ils
+portent avec eux le cercueil. Aux cris du pêcheur qui l'appelle, Tanguy,
+sa femme et ses enfants se lèvent. Des lumières paraissent. Tanguy a
+reconnu la voix de son fils, et Soisic, dans ses traits altérés par
+l'âge et le malheur, cherche à reconnaître son nourrison. Toute la
+famille l'entoure, le presse; des larmes d'attendrissement coulent de
+tous les yeux, et, à la vue du cercueil, une scène de consternation
+succède à ce court moment d'ivresse. Tanguy, privé de la vue, n'éprouve
+que la joie de retrouver celui qui devait faire la joie de ses vieux
+jours. Le bon Dieu, s'écrie-t-il, a exaucé une partie de mes voeux: il
+m'a ôté l'usage de mes pauvres yeux, mais il me rend mon fils... Mais
+qu'avez-vous donc, vous autres? Je ne vous entends plus, et vous
+pleurez;... et toi aussi, tu pleures, mon pauvre Cavet... Va, ne me
+plains pas trop: avec toi, je serai moins malheureux que tu ne penses...
+Que de temps il y a que je ne t'ai vu, mon pauvre ami! Et quand tu
+reviens parmi nous, les yeux n'y sont plus. Embrasse-nous donc,
+embrasse-nous encore une fois tous... Mais d'où viens-tu? qu'as-tu fait?
+Depuis un siècle on n'a pas entendu parler de toi.
+
+Le reste de la nuit se passa dans ces alternatives d'épanchement d'une
+part et de contrainte de l'autre. On parla du cercueil apporté sur les
+pas de Cavet dans la maison de Tanguy. «C'est la cendre de ma femme, de
+la femme qui m'a été la plus chère, que je ramène de bien loin avec moi
+au milieu de vous... À ses derniers moments, vous l'avez occupée, mes
+bons amis: elle savait tout ce que vous avez fait pour moi, et ce paquet
+que je porte sur mon coeur contient les dispositions qu'elle a
+faites avant d'expirer, pour assurer votre bonheur et soulager votre
+vieillesse.
+
+--Est-il possible! quoi s'occuper de nous, misérables pêcheurs?... Mais
+dis donc, Cavet, sais-tu bien que nous n'avons besoin de rien, et que
+ta soeur, avant de faire un long voyage, nous a fait parvenir beaucoup
+d'argent?
+
+--Quoi, ma soeur! l'auriez-vous vue? Auriez-vous, depuis notre
+séparation, reçu quelques indices sur son sort?
+
+--Hélas, non, la pauvre enfant! Tout ce que nous avons su d'elle, ce
+sont ses bienfaits pour nous. Une lettre à peu près comme la première
+que tu nous lus, et de l'argent, voilà tout.
+
+--Mais encore, dans cette dernière lettre, que disait-elle?
+
+--Qu'elle était mariée, qu'elle était riche, bien riche, et qu'elle
+allait faire un long voyage. Ah! elle parlait aussi de toi, et nous
+avons gardé une grosse somme qu'elle t'envoyait....
+
+--Voici le jour, mon père; je suis venu ici pour remplir un devoir
+sacré. Le curé, m'avez-vous dit, existe encore. Il faut qu'il vienne.
+C'est lui que la femme angélique que je pleure, a chargé de vous faire
+connaître les dernières volontés exprimées dans ce testament... Ma mère,
+ma bonne Soisic, invitez, s'il vous plaît, le respectable curé à se
+rendre ici, au milieu de nous, en famille. Jeannette, la nourrice de ma
+soeur, est là avec ses enfants.... Le curé nous lira le testament, et
+j'aurai rempli le seul devoir dont je tienne encore à m'acquitter...
+
+Un moment de recueillement suivit ces paroles de Cavet. Tanguy,
+Jeannette et leurs enfants, agenouillés près de la bière de Sophia, se
+mirent à prier, et bientôt Soisic arrive avec le ministre des autels.
+Après avoir embrassé avec attendrissement Cavet, dont il se rappelait
+à peine les traits, le vieillard jeta un regard, de compassion sur le
+cercueil, qu'il bénit d'un air pénétré; puis, se tournant vers Cavet, il
+lui dit:
+
+--Mon fils, je connais le motif pour lequel vous avez réclamé mon
+ministère. C'est un devoir bien pieux que vous avez rempli. Le ciel vous
+en récompensera. Ma voix, cassée par l'âge, va vous faire entendre
+la dernière volonté d'un être qui n'est plus, et bientôt cette voix
+s'éteindra elle-même aussi dans la nuit de la mort. L'ecclésiastique
+prend des mains de Cavet, le testament que celui-ci lui présente avec
+respect. Après avoir fait le signe de la croix, il l'ouvre, il va lire;
+chacun écoute, prosterné, comme si le ministre des autels allait prier
+ou parler au nom de la Divinité. Le prêtre dit, avec une émotion
+solennelle: «Je meurs loin de vous, bien loin de vous qui fûtes mes
+parents et ma seule famille... Mes bons, mes respectables amis, priez
+pour moi, quand je ne serai plus, priez pour votre fille, qui meurt bien
+malheureuse...
+
+Vous avez occupé sa dernière pensée, et ma seule consolation, au
+moment de paraître devant Dieu, est de pouvoir vous rendre riches, en
+m'acquittant de ce que vous avez fait pour moi et mon frère...»
+
+--Grands dieux, qu'entends-je? que dites-vous, mon père? cette
+lettre!...
+
+--Cette lettre est donc de ta soeur Jeannette, de ta pauvre soeur?...
+C'est donc son cercueil que tu as ramené avec toi? La voilà, là près de
+nous, et tu ne nous le disais pas, malheureux enfant!
+
+--Mais non, non, il n'est pas possible! Cette lettre que je viens
+d'entendre n'est pas, ne peut pas être... de... Ma tête s'égare... Mon
+père, lisez, lisez encore, voyez la signature...
+
+Le curé lit: Mon fils, cette lettre, qu'une main mourante a sans doute
+signée, porte en caractères tremblants, le nom de...
+
+--Le nom de... Achevez, achevez, je n'ai plus de sang dans les veines,
+achevez...
+
+--Le nom de votre soeur... JEANNETTE!...
+
+--Quoi, il serait possible!... Ah! je comprends enfin maintenant ce
+funeste secret, cet affreux mystère de l'enfer... Malédiction sur moi!
+anathème sur ma vie, sur mon front, sur le sang qui brûle dans mon
+coeur, qui coule, avec le remords éternel, dans toutes mes artères... Ma
+soeur, elle ma soeur?.. Montrez-moi ce nom, ce nom qui doit être écrit
+en caractères de sang et de feu!... _Jeannette_, oui, _Jeannette_! Je me
+meurs, je brûle, je me sens glacer...Au secours! au secours!...
+
+--Sa tête se perd, sa raison s'égare! Ah! monsieur le curé, j'entends
+qu'il se déchire la poitrine! Cavet, mon fils, calme ce désespoir! Oh!
+que je suis malheureux de n'avoir plus mes yeux! Soisic, ma femme, mes
+enfants; empêchez-le de crier ainsi, d'attenter à ses jours!...
+
+--Non, non, ne craignez plus rien, mon père, mes amis! laissez-moi
+respirer en liberté... Je me sens plus calme... Voilà le cercueil de ma
+soeur, de _Jeannette_! Oui, c'est bien elle qui dort là, qui repose du
+sommeil d'un ange! Et moi, malheureux, misérable, criminel, oh! oui,
+bien criminel, je souffre sans espoir, je gémis sans consolation... Une
+éternité de douleurs et de remords!... Par pitié, laissez-moi... Je
+suis tranquille... Ah! si j'avais une arme sous ma main, qu'avec joie,
+qu'avec plaisir, je déchirerais ces entrailles qui me brûlent, ce coeur
+qui me tourmente! Ah! grands Dieux, pas une larme dans mes yeux, pas une
+seule larme!... J'étouffe, je succombe!
+
+C'est au sein de ces tortures, c'est au milieu des pauvres pêcheurs qui
+le retiennent dans leurs bras, que l'infortuné Cavet achève de perdre
+sa raison, déjà altérée par son long désespoir. Ses parents, ses amis,
+attendris, pleurent autour de lui, sans pouvoir deviner le fatal
+motif de son égarement! Quel spectacle pour ces bonnes gens, qui,
+en accueillant leur ami après plusieurs années de séparation, ne le
+retrouvent que pour voir sa raison s'éteindre sur le cercueil de sa
+soeur! Quel funèbre mystère dans cet événement que les mots échappés au
+délire de Cavet n'expliquent à personne! Une bière, un testament, un
+homme fou! Tels sont les seuls indices de ce mystère épouvantable...
+
+Et le malheureux Cavet, que va-t-il devenir? Il court, il échappe à ses
+amis, qui s'opposent à la funeste résolution qu'il a paru méditer...
+On croit qu'il va attenter à ses jours, et terminer, par un suicide,
+l'existence qu'il maudit! Non! il ne se désespère plus; il rit au
+contraire, mais d'un rire infernal. Sa bouche murmure encore des mots
+étouffés, sans suite, mais il ne lance plus vers le ciel de menaces
+furieuses... Le jour, assis sur le bord du rivage, il porte ses yeux
+égarés sur la vaste mer qui mugit à son oreille, et qui vient expirer
+à ses pieds... Quelquefois il nomme ses amis, son père Tanguy, sa mère
+Soisic, et puis la nuit, quand les vents amènent la tempête, il erre sur
+les rochers, et là il crie: _Jeannette! Jeannette! ma soeur! ma soeur!_
+et sa voix plaintive, mêlée au bruit des flots et de l'orage, se
+prolonge répétée par l'écho sépulcral des cavernes.
+
+Les habitants d'Ouessant qui le rencontrent pâle, amaigri, déguenillé,
+le regardent avec compassion, et lui les fuit avec effroi. En passant à
+ses côtés, ils font le signe de la croix, et lui, répond à leurs marques
+de sensibilité et de respect, en leur montrant la mer et en courant se
+cacher, comme un des monstres du rivage, dans les grottes profondes où
+la mer et les vents viennent s'engouffrer.
+
+Le malheureux! plaignez-le bien, car il existe peut-être encore sur
+cette petite île, où les flots hospitaliers jetèrent son berceau dans
+une barque de pilote!
+
+FIN.
+
+
+
+
+
+TABLE DES CHAPITRES.
+
+I.--Trouvaille en mer.
+II.--Le Baptême par précaution.
+III.--Ouessant.
+IV.--Voyage à Brest.
+V.--Première Prise.
+VI.--Course, Capture, Baraterie du Patron, avant-goût de Piraterie.
+VII.--Le Renégat.
+VIII.--Appareillage pour courir Bon-Bord.
+IX.--Course, Combats.
+X.--Crainte. Dégoût, Trame homicide, Fuite, Rencontre.
+XI.--Londres, Reconnaissance, Contrariété, Passagers, Préparatifs de
+ départ. Départ.
+XII.--Amour, Jalousie, Duel. Délire, Remords, Désespoir, Retour à
+ Ouessant.
+Fin.
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
+
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+electronic works
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+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+opportunities to fix the problem.
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+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
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+The Project Gutenberg EBook of Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Les pilotes de l'Iroise
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+Author: Édouard Corbière
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+Release Date: May 23, 2005 [EBook #15885]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
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+Produced by Carlo Traverso, Renald Levesque and the Online
+Distributed Proofreading Team. This file was produced from
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+nationale de France (BnF/Gallica)
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+<h1>LES PILOTES<br>
+
+DE L'IROISE</h1>
+<br><br>
+
+
+<p class="mid">ROMAN MARITIME</p>
+
+<h3>PAR ÉDOUARD CORBIÈRE<br><br>
+Auteur du <i>Négrier</i>.</h3>
+
+<h3>1832.</h3>
+
+<br><br>
+<a name="c1" id="c1"></a>
+
+
+
+<h3>1</h3>
+
+<h3><i>Trouvaille en Mer</i>.</h3>
+
+
+<p>Un jour que la brume d'automne, chassée
+par un vent d'Ouest assez fort, commençait à
+s'étendre sur les flots qui s'agitent presque continuellement
+entre l'île d'Ouessant et le terrible
+Raz-des-Saints, une petite barque de pilote,
+surmontée d'une misaine et d'un taille-vent,
+tournoyait au milieu des lames, dans le passage
+de l'Iroise, attendant les navires qui voudraient
+entrer à Brest ou relâcher à Camaret.<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1"><sup>1</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> (retour) </a> Les navires qui entrent à Brest y arrivent par une des trois
+passes suivantes: celle du <i>Raz-des-Saints</i>, formée par la côte du
+Sud-Est et l'île des Saints; celle de l'<i>Iroise</i>, comprise entre
+l'île des Saints et Ouessant: c'est la plus large et la moins dangereuse;
+et enfin celle que forme Ouessant et la terre du Conquet:
+cette dernière se nomme le <i>Passage du Four</i>.</blockquote>
+
+<p>En courant ça et là des bordées, tantôt au
+Nord-Nord-Ouest, tantôt au Sud-Sud-Ouest, le
+vieux patron du bateau s'entretenait gravement,
+la barre en main, avec les deux marins qui composaient
+son équipage. C'étaient tous trois de
+ces hommes simples, moitié cultivateurs, moitié
+matelots, comme la plupart de ces braves
+gens qui naissent sur les îlots et les rivages de
+la Basse-Bretagne. L'île d'Ouessant, posée avec
+son phare célèbre, à sept lieues de Brest, en
+sentinelle avancée de l'Océan, était la patrie du
+pilote Tanguy et de ses deux compagnons.
+La conversation qu'ils avaient entamée en bas-breton,
+en courant leurs bordées, roulait sur
+différents objets, monotone et inconstante,
+comme les vagues qui battaient la petite barque.</p>
+
+<p>&mdash;Maître Tanguy, dit l'un, des jeunes matelots,
+vous allez souvent à Brest, vous, n'est-ce
+pas? Pour moi, je ne l'ai encore vu ce fameux
+Brest, qu'en traversant le Goulet. On dit que
+c'est une bien belle ville.</p>
+
+<p>&mdash;Superbe, répond Tanguy à son élève Jean-Marie.
+Il n'y a rien de plus beau que le spectacle;
+mais ce qu'il y a de plus joli, c'est le
+bagne, où l'on garde huit mille forçats habillés
+en rouge de la tête aux pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ça, le spectacle?</p>
+
+<p>&mdash;La comédie, fichue bête! Borde six pouces
+de ton écoute de misaine, et tiens bon dessous!</p>
+
+<p>Jean-Marie, après avoir exécuté l'ordre que
+vient de lui donner son patron, reprend ainsi
+le fil de l'entretien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous disiez donc que le spectacle de Brest
+est une bien belle chose?</p>
+
+<p>&mdash;Comment, je te demande un peu, ça ne
+serait-il pas beau? C'est un grand magasin tout
+doré en dedans, où de belles dames et des
+messieurs ne parlent qu'en musique, et où on
+brûle trente-six mille chandelles en plein jour
+dans l'été... Pare-toi à filer ton écoute en grand;
+voilà un grain qui va nous tomber à bord....
+Tu ne vois donc plus les grains, toi, à présent?...&mdash;Le
+grain passe, le dialogue continue.</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment vous, maître Tanguy, qui
+étiez chef de pièce à bord d'un vaisseau de
+74, avez-vous pu quitter Brest pour venir vivre
+chez nous? Je suis bien sûr que si vous étiez
+resté au service, vous seriez à présent second
+maître canonnier au moins; qu'est-ce que je
+dis? maître-canonnier, peut-être bien....</p>
+
+<p>&mdash;Si j'avais voulu, j'aurais été ce que je ne
+suis pas, je le sais bien; mais jamais je n'ai eu
+d'ambition, moi. J'aime mieux manger ma
+bouillie de blé noir avec des loups comme vous
+autres, que de vivre dans les grandeurs....
+File ton écoute de misaine en grand! Attrape
+à amener le taille-vent en double!... Chien de
+grain qui m'a surpris pendant que vous êtes là
+à me faire conter un tas de bêtises!...</p>
+
+<p>&mdash;Le grain est crevé, ne vous fâchez pas.
+V'là l'éclaircie qui se fait dans l'Ouest. Faut-il
+rehisser le taille-vent et la misaine, maître
+Tanguy?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, rehisse tout, parce que nous allons
+pousser notre bordée jusqu'en vue de l'île des
+Saints, d'autant que j'ai rêvé la nuit dernière
+qu'il y aurait un grand navire à aborder dans
+le Sud.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez rêvé, dites-vous? racontez-nous
+donc cela un peu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tout de suite, n'est-ce pas? comme
+si je rêvais tout exprès pour vous conter des
+histoires? Les songes sont des choses que vous
+ne pouvez pas comprendre, mes amis; et
+d'ailleurs, vous êtes trop superstitieux, dans
+votre pays, pour qu'on s'amuse à vous mettre
+un tas de balivernes en tête. Un rien vous fait
+trop de peur; mais ce n'est pas de votre faute:
+la superstition, comme on dit, sera toujours
+la superstition. Voyons, prends ton écuelle, et
+vide un peu la cale de ce bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, ce n'est pas comme vous, qui
+n'avez peur ni de Dieu ni du diable!</p>
+
+<p>&mdash;Quand tu en auras vu autant que moi, mon
+garçon, tu ne seras pas plus malin peut-être,
+mais tu seras au moins un peu plus déluré.
+En attendant, continue toujours à être aussi
+borné que tu l'es; c'est ce que tu peux faire
+de mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Combien de combats avez-vous bien eus
+dans votre vie?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il me demande cela avec son air
+nigaud, comme si dans mon temps on comptait
+les combats!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, que je suis bête! Avez-vous
+été blessé quelquefois, maître Tanguy?</p>
+
+<p>&mdash;En voilà encore une meilleure que l'autre!
+Il voit que j'ai un sabord de crevé, et il
+me demande encore si j'ai été blessé! Pourquoi
+donc prends-tu un écubier de la figure, enfoncé
+avec la pointe d'une hache d'armes?</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore vrai, vous avez perdu un
+oeil, et je n'y faisais pas attention dans le moment
+actuel... Ce que c'est pourtant que
+d'avoir servi! Je suis bien sûr que vous verriez
+des morts plein votre bateau, et des bras et des
+jambes coupés comme des chiques de tabac,
+que vous n'y feriez pas plus d'attention...</p>
+
+<p>&mdash;Moi! ah bien, oui! j'ai bien autre chose
+à faire! Quand ma femme Soisic, mes cinq
+enfants et tout Ouessant, seraient écrasés à mes
+pieds par le tonnerre de Dieu, je fumerais ma
+pipe, vois-tu, aussi tranquillement sur leurs
+cadavres, que quand tu danses au son du biniou.
+On est un homme ou on ne l'est pas,
+quoi! En attendant, hache-moi ce bout de tabac,
+et allume-moi ma pipe, non pas au feu du
+canon, mais au feu de ton briquet, puisque
+tu ne connais que celui-là.»</p>
+
+<p>Pendant cet entretien, qui n'avait rien de
+bien piquant pour ceux qui le prolongeaient,
+la petite barque faisait de la route vers l'île des
+Saints, avec la brise qui fraîchissait. L'île des
+Saints! nom terrible pour les pêcheurs même
+qui l'habitent; langue de terre hérissée de redoutables
+rochers, et couchée au niveau des
+flots comme pour surprendre et briser les navires
+qui viennent se perdre corps et biens sur
+les rescifs qui l'entourent! A l'approche de
+cette île imperceptible, au milieu des vagues
+qui se déroulent sur elle, nos trois pilotes firent,
+comme d'habitude, le signe de la croix. Tanguy
+commença un <i>pater</i>, son bonnet à la main;
+et Jean-Marie, agenouillé sur l'avant, dans le
+fond de l'embarcation, posa dévotement ses
+mains jointes, sur l'étrave. Mais en relevant les
+yeux, qu'il avait tenus religieusement baissés
+pendant sa prière, quel objet frappe ses regards?
+Un grand navire couvert de voiles lui
+apparaît à travers la brume, devenue moins
+épaisse, courant largue dans le Raz-des-Saints!
+Les trois pilotes, à cette vue, poussèrent un
+cri d'effroi: ils savaient que ce bâtiment allait
+s'abîmer sous les eaux, en poursuivant quelques
+minutes encore la route funeste qu'il avait
+prise. Il aurait fallu voir la promptitude que
+mirent nos trois Ouessantins à larguer, pour
+faire plus de route, un des deux riz qu'ils
+avaient pris auparavant dans leurs voiles!
+Rien n'égale leur impatience, si ce n'est la vivacité
+avec laquelle ils agissent; c'est un navire
+qu'ils ont à sauver: une minute de retard, et
+tout un équipage est perdu. Ils crient tant qu'ils
+peuvent, comme si à bord du bâtiment qu'ils
+hêlent en hurlant, on pouvait les entendre.
+Maître Tanguy frappe du pied, s'arrache les
+cheveux: Jean-Marie et son autre compagnon
+prient la sainte Vierge, en étarquant leurs
+drisses à bloc. Leur barque, chargée de voiles,
+risque à chaque instant de chavirer; mais ils
+ne font attention ni à la brise, qui les couche
+sur le flanc, ni à la lame, qui les couvre en
+déferlant par le travers. Le ciel secondera leur
+empressement, et comblera leurs voeux: ils
+touchent presque au navire, qui a dû les apercevoir.
+Un moment encore, et ils lui feront
+changer de route: une seule minute, et ils arracheront
+son équipage à la mort..... Vain
+espoir! la brume, qui pendant quelque temps
+s'est dissipée, s'épaissit de nouveau: on ne voit
+plus qu'à peine les hautes voiles du bâtiment
+que les regards des pilotes cherchent avec avidité
+dans le nuage qui les environne; il disparaît..... Et
+comment encore? Est-ce au sein de
+la brume ou dans l'abîme des flots? Quelle
+anxiété pour ces malheureux, dont le coeur palpitait
+à l'espoir d'une bonne action!..... Leur
+barque glisse impunément sur les bancs de roches
+que recouvrent à peine trois pieds d'eau:
+elle semble chercher dans l'épaisseur du brouillard,
+le bâtiment à l'endroit où ils l'ont perdu
+de vue il y a encore si peu d'instants. Rien ne
+s'offre à leurs regards, errant avec anxiété autour
+d'eux. Mais une éclaircie va se faire, et ils
+pourront bientôt peut-être arracher au naufrage
+les infortunés pour lesquels ils exposent leur vie
+avec tant de dévouement et de simplicité....</p>
+
+<p>L'éclaircie se fit en effet, mais plus de navire!
+Nul doute qu'il venait de s'engloutir... Quelques
+débris s'offrent aux regards consternés des pilotes:
+ce sont des planches, des morceaux de
+pavois et des bouts de mâture, entraînés par la
+violence du courant, qui bouillonne autour
+d'eux avec un bruit effroyable. La barque de
+Tanguy court incertaine, en tournoyant, au
+milieu de ces débris, qui n'attestent que trop
+le naufrage du bâtiment que les pilotes n'ont
+pu sauver. Pas un homme ne flotte sur les vagues,
+pas un cri ne les appelle: les remous de
+la marée ont tout enlevé en bouillonnant au-dessus
+de l'endroit où le navire a péri. Jean-Marie,
+le premier encore, croit apercevoir une
+embarcation: un cri de joie s'échappe de sa
+poitrine oppressée; c'est peut-être un des canots
+du navire, dans lequel des naufragés
+auront réussi à se soustraire à la mort. À cette
+vue, nos pilotes se dirigent sur l'objet que leur
+indique leur camarade. Mais en l'approchant,
+cet objet ne présente plus la forme d'une embarcation:
+c'est une cage à poules; ils s'en emparent
+avec vivacité: elle deviendra au moins
+pour eux un indice. Mais ô surprise! sous les
+barreaux de cette espèce de nacelle, abandonnée
+aux flots, qui la submergent à chaque
+mouvement, ils croient distinguer un paquet
+enveloppé avec soin: des cris aigus sortent de
+ce paquet qu'ils ont déjà dégagé de la cage à
+poules, hallée à leur bord. L'étonnement des
+bons pilotes redouble lorsque, tout palpitants
+d'espoir, ils retirent d'un manteau encore tout
+trempé d'eau de mer, deux petits enfants à
+moitié évanouis. Une croix en bois, garnie d'or,
+se trouve cachée dans les vêtements dont ils
+débarrassent les deux jeunes naufragés. On
+ne peut se faire une idée de l'attendrissement
+du patron Tanguy, à l'aspect d'un petit garçon
+qui lui tend ses deux bras transis de froid.
+Jean-Marie s'est déjà emparé de la petite fille,
+et Tanguy, qui, quelques minutes auparavant,
+aurait vu, disait-il, sans la moindre émotion
+toute sa famille périr à ses côtés, se prend à
+fondre en larmes, en réchauffant sous sa grosse
+capote les frêles créatures qu'il vient d'arracher
+à la mort.<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2"><sup>2</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> (retour) </a> Dans le naufrage du navire <i>le Pégase</i>, sur les côtes de
+Normandie, l'équipage, voyant qu'il n'y avait plus d'espoir de
+sauver les passagers, plaça deux jeunes enfants confiés au capitaine,
+non dans une cage à poules, comme les orphelins de
+mon histoire, mais dans l'enveloppe en bois d'un philtre de
+bord. Ces deux jeunes infortunés furent trouvés noyés au fond
+du meuble dans lequel la prévoyance des matelots avait cru
+pouvoir les soustraire à la mort.</blockquote>
+
+<p>Ce n'est pas tout encore, dit-il à ses deux
+amis: après avoir sauvé ces petits êtres que le
+bon Dieu nous a envoyés, il faut essayer avant
+la nuit de porter secours à d'autres naufragés,
+qui nous élèvent peut-être leurs bras vers nous,
+sur ces chiennes de lames tournantes que Dieu
+confonde!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, maître Tanguy, répondent les
+deux autres pilotes: courons encore quelques
+petits bords au milieu de ces épaves. Mais au
+nom du bon Dieu, ne jurez pas tant contre
+cette mer, qui est bien mauvaise, il est vrai,
+mais qui nous fait vivre, avec la protection de
+la sainte vierge Marie et du bon Jésus, son fils.</p>
+
+<p>Et puis Tanguy élève vers le ciel la petite
+croix qu'il a trouvée dans les vêtements des
+deux enfants. Chacun des pilotes, à l'exemple
+de leur chef, baise avec respect ce signe révéré,
+et la barque continue à courir entre les débris
+qui couvrent la mer.</p>
+
+<p>Toutes les recherches furent vaines: la nuit
+voilait déjà les flots; les vents d'Ouest semblaient
+en mollissant vouloir passer au Sud-Ouest. À
+onze heures du soir, ils hallèrent en effet le
+Ouest-Sud-Ouest, et puis après ils tournèrent
+au Sud: désespérés de ne rien trouver sur les
+vagues qu'ils avaient battues pendant plusieurs
+heures, nos pilotes se décidèrent à gouverner
+sur Ouessant, où leurs familles devaient s'inquiéter
+de ne pas les avoir vus rentrer à l'heure
+accoutumée. Ils orientèrent en larguant le ris
+qu'ils avaient encore conservé, de manière à
+rentrer chez eux sans perdre de tems. Ce fut
+après avoir fait leur petite manoeuvre, qu'ils
+purent examiner enfin en repos la trouvaille
+précieuse qu'ils venaient de faire.</p>
+
+<p>Le petit garçon, que Tanguy avait enveloppé
+dans sa capote, pouvait avoir dix-huit mois ou
+deux ans; la petite fille, dont Jean-Marie s'était
+emparé, paraissait plus jeune encore que son
+frère, car à la ressemblance parfaite qu'ils
+avaient entr'eux, il n'était guère permis de douter
+que ce ne fussent le frère et la soeur. Leurs
+cris perçants pendant le trajet déchiraient le
+coeur de ces pauvres gens. Je sais bien ce qu'ils
+demandent, répétait Tanguy: ils veulent téter;
+mais avec la meilleure volonté du monde, nous
+ne pouvons pas leur servir de mère. Une fois à
+la maison, ce sera différent. Ta femme nourrit, à
+toi, Jean-Marie, eh bien, elle aura un nourrisson
+de plus, et la mienne, un beau gros garçon
+en supplément.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce qui est de ça, maître Tanguy,
+je vous promets bien que je ne laisserai
+pas aller à d'autres cette chère enfant. Ce que
+le bon Dieu nous envoie est toujours bien reçu
+chez nous. Et puis, voyez-vous, j'ai dans l'idée
+que ces enfants-là nous porteront bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Mon embarras à moi, tu ne le sais pas,
+toi, Jean-Marie, parce que tu n'as pas l'esprit
+assez ouvert pour ces sortes de choses-là: mon
+embarras donc, c'est de savoir à quelle nation
+ces deux petits particuliers appartiennent.</p>
+
+<p>&mdash;Mais à la nation des enfants trouvés.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une bonne! Comment tu ne comprends
+pas que je veux dire, s'ils sont anglais
+ou français?</p>
+
+<p>&mdash;Mais le petit garçon dit à chaque instant
+<i>da da</i>. Est-ce anglais ou français, vous qui
+parlez toutes les langues?</p>
+
+<p>&mdash;Allons, imbécile, étarque ta misaine, et
+amarre-moi ferme ta drisse, qui a molli déjà
+de plus d'un pied. Tu ne comprends pas plus
+ce que je yeux te dire, que le <i>pater noster</i> que
+tu <i>rognones</i> à tout bout de champ, bord à bord
+avec notre curé.»</p>
+
+<p>Pendant cette conversation, qui ne jetait pas
+un grand jour sur l'origine des enfants qu'ils
+venaient de sauver, nos pilotes avaient fait de
+la route, et le feu de leur île bien-aimée brillait
+déjà vivement à leurs jeux. Quelle joie ils
+se promettaient, en déposant dans le sein de
+leurs familles leurs deux nouveaux hôtes! Avec
+quel plaisir Jeanne, la femme de Jean-Marie,
+et Soisic, la femme de Tanguy, recevront le
+cadeau que leurs époux leur destinent! Nos
+pilotes n'étaient pas riches, tant s'en faut; l'un
+avait déjà deux enfants, et l'autre cinq; mais
+un marmot de plus ou de moins ne fait pas
+grand'chose pour les pauvres gens. Il n'y a
+que les riches qui s'affligent, en comptant avec
+eux-mêmes, de voir leur famille s'augmenter.
+Où il n'y a rien le partage est bientôt fait. C'est
+là ce que disaient nos trois Ouessantins.</p>
+
+<p>L'arrivée du bateau pilote était impatiemment
+attendue dans l'île: le vent avait été fort
+et le temps brumeux pendant la journée; on
+commençait à avoir des inquiétudes sur le
+compte de nos trois chercheurs de navires.
+Tanguy passait pour ambitieux, et pour vouloir
+tenter trop souvent de faire des rencontres,
+quand ses autres confrères relâchaient prudemment.
+Déjà on l'accusait de s'être engagé
+trop témérairement dans de mauvais parages;
+mais quand on vit sa barque rentrer d'un air
+triomphant, avec quelques épaves de ce navire,
+qu'il avait inutilement cherché à sauver,
+on ne lui adressa plus que des félicitations.
+Sa femme lui sauta au cou; le syndic des
+gens de mer l'accabla de questions. Pour toute
+réponse il mit son petit garçon dans les bras
+de son épouse, en lui disant: En voilà un autre
+de ma façon; et au syndic des gens de mer il
+se contenta de dire en quelques mots, que lui,
+syndic, en savait tout autant que lui-même
+sur ce qu'il lui faisait l'honneur de lui demander.</p>
+
+<p>Pour Jean-Marie, il avait déjà fait cadeau à
+sa femme du marmot, avec lequel il n'avait fait
+qu'un saut du bateau au rivage, en accostant à
+terre.</p>
+<br><br>
+<a name="c2" id="c2"></a>
+
+
+<h3>2</h3>
+
+<h3>Le Baptême par précaution.</h3>
+
+
+<p>Le lendemain de l'arrivée du bateau de Tanguy,
+la curiosité publique se trouva très-vivement
+excitée à Ouessant, par la nouvelle de la
+trouvaille que venait de faire notre maître pilote.
+Tous les insulaires voulurent voir les deux
+jolis petits enfants sauvés si miraculeusement.
+Le commandant de place rendit visite aux nouveaux
+hôtes de la femme de Jean-Marie et de
+celle de Tanguy. Le juge de paix et le syndic
+de la marine se déplacèrent même pour féliciter
+ces deux bonnes mères de famille, sur
+l'hospitalité qu'elles avaient accordée à leurs
+infortunés nourrissons. Et puis arriva le curé
+du lieu, la pipe à la bouche, le bonnet brun
+sur la tête et les sabots aux pieds. Il examina
+attentivement la croix trouvée sur les deux naufragés;
+il fit ensuite un petit sermon sur le miracle
+opéré en faveur des deux enfants par la
+vertu de ce signe de rédemption; et, après avoir
+conclu que les petits naufragés devaient être
+nés dans la religion catholique romaine, il
+ajouta qu'il ne serait peut-être pas mauvais de
+les baptiser, au risque de leur administrer une
+seconde fois le sacrement de vie. La parole d'un
+curé est sacrée en Basse-Bretagne, surtout
+quand il s'avise d'entremêler deux ou trois
+mots à peu près latins, aux exhortations qu'il
+fait, ou aux sentences qu'il prononce en langue
+celtique. <i>Quid benè non défuit</i>, dit le pasteur, et
+il fut annoncé qu'on ferait administrer au plus
+tôt le baptême aux deux petits orphelins.</p>
+
+<p>Le juge du canton voulut verbaliser avant
+tout; l'agent maritime fit son rapport au commissaire-général
+de la marine, à Brest, et Tanguy
+se prépara à la solennité fixée au lendemain
+par son gros curé.</p>
+
+<p>La cage à poules, ce berceau flottant, dans
+lequel avaient été trouvés les enfants, donna
+lieu, ainsi que quelques débris ramassés par
+les pilotes, à plus d'une longue dissertation
+parmi les marins de l'île. Les uns soutenaient
+que la peinture verte qui la couvrait et la forme
+des barreaux, indiquaient assez que cette cage
+appartenait à un bâtiment anglais. Les autres
+prétendaient que le linge fin et le manteau qui
+enveloppaient les deux orphelins, étaient d'étoffe
+française; les femmes d'Ouessant, dont
+les connaissances en fait de toilette sont assez
+bornées, pensaient que les petites chemises
+n'avaient pu être cousues, et taillées que par
+une main étrangère. Enfin survint un pauvre
+cordonnier qui avait été marin, et qui soutint
+que les souliers des jeunes naufragés avaient
+été confectionnes aux Colonies, tant ils étaient
+mal cousus et de mauvaise qualité. Le curé à
+ce propos voulut lui appliquer le <i>ne sutor ultra
+crepidam</i>. Le cordonnier fit la grimace au curé,
+qui riait de ne pas être compris, et la discussion
+en resta là. Mais un fait sur lequel tout le
+monde tomba d'accord, c'était la ressemblance
+prodigieuse qui existait entre la mignonne petite
+fille et le joli petit garçon. Plus de doute,
+c'étaient le frère et la soeur. Malheureux enfants!
+s'écriait-on: ils n'ont ni père ni mère,
+et Tanguy alors de répondre, en montrant sa
+femme:&mdash;Pour qui donc nous prenez-vous,
+vous autres? Voyons, qu'on leur donne vite
+le baptême en double ration, et que tout cela
+finisse!</p>
+
+<p>Le baptême arriva. Deux pilotes et deux
+grosses paysannes servirent de parrains et de
+marraines aux néophytes. Tanguy et Jean-Marie
+devinrent leurs pères adoptifs. L'un, pendant la
+cérémonie, se tenait dans un coin de l'église, impatienté
+de voir le curé prodiguer le sel et l'eau
+aux deux pauvres enfants qui criaient de toute la
+force de leurs petits poumons. Le brave homme
+ne concevait pas bien que l'on fit souffrir autant
+d'aussi faibles créatures, pour leur mettre sur
+les lèvres une vilaine eau salée, quand il venait
+de les retirer à moitié noyés du milieu de la
+mer. Le meilleur baptême qu'ils aient reçu,
+disait-il en lui-même, c'est celui d'avant-hier:
+ce petit garçon-là sera marin, ou que le diable
+m'emp&mdash;!</p>
+
+<p>&mdash;Et quel nom lui donnez-vous, maître
+Tanguy? demanda le curé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais le mien d'abord, et puis un nom de
+circonstance, puisqu'il ne peut avoir un nom
+de famille.</p>
+
+<p>&mdash;Quel nom de circonstance, encore?</p>
+
+<p>&mdash;Et ma foi, appelez-le... ma foi... appelez-le
+<i>Cavet</i>, puisqu'il a été trouvé en mer<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3"><sup>3</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote3" name="footnote3"></a><b>Note 3:</b><a href="#footnotetag3"> (retour) </a> Cavet signifie <i>trouvé</i>, en bas-breton.</blockquote>
+
+<p>On nomma la petite fille <i>Jeannette</i>, comme
+la femme de Jean-Marie, sa mère adoptive.</p>
+
+<p>Le soir de la cérémonie, tout Ouessant était
+dans la joie et dans l'ivresse, mais dans l'ivresse
+du vin, car dans ces pays on boit pour célébrer
+chaque solennité. Les peuples auxquels sourit
+sans cesse un beau ciel, peuvent bien se passer
+de ce véhicule de gaîté que les Bas-Bretons
+vont puiser au fond d'un verre, et quelquefois
+dans les flancs d'un tonneau rempli de lie.
+Mais au milieu de ces rochers sauvages, toujours
+battus par la mer, et recouverts d'une
+froide et brumeuse atmosphère, comment se
+trouver assez de gaîté naturelle dans le coeur,
+pour rire au milieu d'un festin, et pour danser
+au bruit des vagues sur un rivage aride! Ne
+faut-il pas que les Bas-Bretons oublient tout ce
+qui les entoure, quand ils veulent se réchauffer
+l'imagination et se créer d'heureuses illusions?
+Vous trouvez que leur joie est brutale et leur
+rire frénétique, au sein des orgies qui les rassemblent;
+mais plaignez plutôt la destinée qui
+les force à ne jouir que d'un délire factice, et
+à n'éprouver que des plaisirs qui s'envolent,
+hélas, si vite avec ce délire d'un jour que le
+vin allume dans leurs sens.</p>
+
+<p>Tous les instants du festin, auquel présidait
+maître Tanguy, ne furent pas cependant consacrés
+à une stupide joie: le sentiment, qui
+inspire quelquefois les buveurs, eut son tour.
+L'un des convives proposa, au sein de l'enthousiasme
+général, de se rendre en grand cortége
+autour de la barque des trois pilotes,
+pour procéder à une nouvelle inauguration du
+bateau, et clouer solennellement sur son étrave
+la petite croix qui passait pour avoir été le
+palladium des deux enfants trouvés. Cette
+proposition fut accueillie avec une faveur unanime
+par la joyeuse assemblée, qui se mit en
+marche, autant qu'il lui fut possible. De longs
+manches de gaffe, au bout desquels brûlaient
+des morceaux de toile à voile goudronnés, servirent
+de flambeaux à cette procession d'un
+nouveau genre. Le curé marchait en tête, car
+il était de la partie. Les pilotes chantaient des
+cantiques et des couplets à boire. On arriva au
+bateau, qui se trouvait à sec sur le rivage, à
+cet instant de la marée; et tous les assistants
+se mirent à danser autour de cette nouvelle
+arche sainte, pendant que le curé, muni de
+quelques longues pointes et d'un marteau,
+clouait avec respect la croix garnie d'or, sur
+l'étrave du bateau de Tanguy.&mdash;«Au nom du
+père, du fils et du saint Esprit, s'écria le
+pasteur, en s'adressant à l'embarcation, je te
+nomme <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>!» et depuis ce
+temps-là, le bateau des trois pilotes ne fut
+connu à Ouessant, que sous le nom de <i>la
+Croix-du-bon-Dieu</i>. Le syndic des gens de mer
+prit note de la nouvelle appellation de la
+barque bénie, pour que le commissaire-général
+eu fût informé, afin de demander à son
+excellence le ministre de la marine, qu'elle
+voulût bien autoriser un changement de nom,
+qui s'était fait, et très-bien fait même, sans
+l'intervention de l'autorité maritime.</p>
+
+<p>Le curé d'Ouessant était, au reste, un excellent
+pasteur, jouant aux quilles avec ses
+paroissiens, buvant avec eux et mieux qu'eux;
+les battant quelquefois, mais les aimant tous
+comme ses propres enfants.</p>
+
+<p>Après l'orgie de la consécration du bateau
+de maître Tanguy, tous les assistants s'endormirent
+pêle-mêle, les femmes à côté des
+hommes, les enfants couchés sur les vieillards,
+et monsieur le curé entre la robuste
+moitié de son bedeau et celle d'un débitant
+d'eau-de-vie.</p>
+
+<p>Partout ailleurs, on en aurait beaucoup
+médit le lendemain. Les pilotes ne songèrent
+seulement pas à s'en égayer, quand vint l'aurore,
+et que chacun se leva pour retourner
+chez soi, ou pour s'embarquer dans les bateaux
+que la marée bruyante faisait déjà
+flotter.</p>
+<br><br>
+<a name="c3" id="c3"></a>
+
+
+<h3>3</h3>
+
+<h3>Ouessant.</h3>
+
+
+<p>Vers la fin de la paix de 1783, c'était une
+bien bonne île qu'Ouessant, pour ceux qui
+l'habitaient, et qui ne connaissaient qu'elle.
+Le tabac et le rum y parvenaient en franchise,
+avantage dont ne jouissaient pas, à coup sûr,
+les fumeurs et les buveurs du continent. Aussi
+il fallait voir avec quelle luxueuse prodigalité
+les heureux insulaires consommaient les denrées
+qu'ils se procuraient à bas prix! Lorsque
+les pêcheurs de sardines, de la côte voisine,
+abordaient les bateaux d'Ouessant, que de
+pipes se chargeaient! combien de gorgées de
+rum se <i>flûtaient</i> entre les marins de Camaret
+ou de Douamenez, et ceux de l'île privilégiée!
+C'était à Ouessant, cette autre Cythère des
+consommateurs, qu'il fallait aller vivre pour
+trouver le bonheur. Mais les paisibles habitants
+de ce lieu aimé du ciel ne croisaient pas facilement
+leur race. Pour obtenir droit de bourgeoisie
+parmi eux, il fallait s'être illustré par
+plus d'une belle action, ou avoir rendu plus
+d'un grand service à la patrie adoptive. L'espèce
+aborigène enfin restait aussi intacte que
+celle de ces chevaux-nains que produit l'île, et
+qui sont si recherchés par les petites maîtresses
+de nos riches cités.<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4"><sup>4</sup></a></p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote4" name="footnote4"></a><b>Note 4:</b><a href="#footnotetag4"> (retour) </a> L'ile d'Ouessant n'est guère connue dans l'intérieur que
+par ces jolis petits chevaux qu'elle produit, et dont la race ne
+se perpétue guère ailleurs. On raconte que c'est au naufrage
+d'un navire qui amenait des petits bidets arabes en Angleterre,
+que les naturels d'Ouessant doivent l'avantage d'avoir naturalisé
+chez eux une espèce de chevaux qui forme une des premières
+richesses de leur pays.</blockquote>
+
+<p>Les pilotes du lieu, quand ils ne trouvaient
+pas à gagner leur vie en conduisant périlleusement
+des navires dans les ports de Brest, de
+Camaret ou du Conquet, employaient encore
+très-activement leurs loisirs. Ils se livraient à
+la pêche, ou bien ils allaient sur les îles voisines
+de Béniguet et de Molène, chasser les lapins
+qui peuplent ces langues de terre, oubliées au
+sein des flots. Vivant au milieu des vagues et
+entre les rochers qui hérissent leurs côtes, ils
+portaient dans toutes leurs habitudes l'empreinte
+sauvage des moeurs des anciens Armoricains,
+leurs ancêtres; mais aussi avec ces
+moeurs ils avaient su conserver les vertus natives
+de leurs pères: le vol était ignoré chez
+eux; jamais ils ne fermaient leurs portes contre
+leurs voisins; et si parfois de malheureux
+naufragés venaient à franchir le seuil de leurs
+humbles foyers, ce seuil devenait inviolable,
+comme la loi, qu'ils connaissaient, du reste,
+assez peu. Quand l'hospitalité même avait accueilli
+un Anglais, en temps de guerre, cet
+Anglais cessait d'être un ennemi. Il devenait un
+frère, en vertu d'une autre loi, qu'ils connaissaient
+par instinct: c'était la loi naturelle et
+celle de leur conscience. Cependant avec des habitudes
+si droites et des moeurs si simples, on
+faisait la fraude à Ouessant, mais la fraude
+contre l'Angleterre en faveur de la France.</p>
+
+<p>Les pêcheurs Ouessantins achetaient des
+petits barils d'eau-de-vie, qu'ils allaient mouiller
+sur les côtes de Plymouth, après avoir indiqué,
+dans une lettre, à leur correspondant
+anglais, l'endroit où ils avaient fait couler les
+petits barils, attachés ensemble au fond de
+l'eau: une bouée flottante, comme celle que l'on
+amarre sur les casiers de pêche, révélait aux
+fraudeurs de Plymouth le point où ils devaient
+tirer des eaux leur chapelet de barillons. Les
+côtres de la douane anglaise, quelquefois plus
+alertes que les contrebandiers, leur épargnaient
+la peine de faire cette pêche. Mais quel que fût
+le sort des objets que l'on voulait frauder, rien
+n'était payé avec plus de scrupule, que les
+avances faites par les pilotes d'Ouessant à leurs
+commettants d'Angleterre.</p>
+
+<p>Quand la terreur éclata sur la France,
+comme la foudre du sein d'un orage dès longtemps
+prévu, la petite île de Bretagne resta
+calme et pure des crimes qui souillaient les
+rivages placés à quatre lieues d'elle. On aurait
+dit, à la tranquillité dont elle jouissait, qu'elle
+était éloignée de deux mille lieues de cette
+France que décimait la guillotine, et que voulaient
+vendre à l'étranger les traîtres de l'émigration.
+Mais dès que l'Angleterre déclara la
+guerre à notre patrie, on n'eut qu'à dire aux
+marins d'Ouessant: <i>Voilà vous ennemis!</i> et ils
+ne virent plus dans les Anglais que des hommes
+qu'il fallait repousser de leurs côtes, ou immoler
+à la gloire de leur pays.</p>
+
+<p>Jusque-là le sort du bon Tanguy avait été
+marqué par une suite de circonstances heureuses,
+qu'il attribuait à la belle action qu'il
+avait faite avec Jean-Marie, en adoptant les deux
+orphelins. Tout lui réussissait. C'était lui qui
+qui faisait la meilleure pêche: les plus gros
+navires, il les abordait toujours le premier,
+pour les conduire au port. Le bonheur donne
+de l'assurance aux gens simples, à peu près
+comme il donne de la fatuité aux sots. Il fallait
+voir le ton de confiance avec lequel Tanguy
+montait sur le pont des navires qu'il devait
+piloter.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon capitaine. D'où venez-vous?
+Combien calez-vous de pieds d'eau?
+Faites brasser plus pointu un peu, car les vents
+hallent l'avant. La barre un peu dessous, timonnier!</p>
+
+<p>&mdash;Et que pensez-vous du temps, pilote?</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien ce ciel-là, n'est-ce pas,
+mon capitaine? Eh bien, je ne vous en dis pas
+davantage.</p>
+
+<p>Et le lendemain, quelque temps qu'il fît, notre
+maître pilote s'écriait, en revoyant le capitaine:</p>
+
+<p>Eh bien, mon capitaine, je vous l'avais bien
+dit hier, hein? Voyez-vous le temps qu'il fait
+aujourd'hui!</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, pilote; vous êtes prophète.</p>
+
+<p>&mdash;Ah dam! que voulez-vous? c'est l'habitude
+que nous avons, nous autres, de deviner ces
+choses-là. La théorie, mon capitaine, est une
+belle chose; mais la pratique, c'est tout...
+Voulez-vous dire, sans vous commander, au
+maître d'équipage, de faire frapper un fort
+orin sur l'ancre de tribord, car le fond est
+grand où nous allons mouiller, et la tenue est
+<i>coriace</i>.»</p>
+
+<p>Jean-Marie, le bon Jean-Marie, jadis aspirant
+pilote sous maître Tanguy, était devenu chef
+d'une barque; mais toujours soumis à la supériorité
+qu'il avait reconnue dans son ancien
+patron, il ne lui prenait jamais envie de lutter
+de vitesse, et de forcer de voiles, pour aborder
+le premier un navire, sur lequel avait déjà
+orienté maître Tanguy. La plus parfaite cordialité
+régnait entre eux enfin, parce que l'un
+était aussi content d'avoir conservé sa vieille
+autorité, que l'autre se montrait docile à la
+subir encore.</p>
+
+<p>Revenons à nos deux jeunes orphelins, sur
+la tête desquels sept à huit années ont passé,
+depuis leur arrivée dans l'île hospitalière, qui
+les avait recueillis presque mourants.</p>
+
+<p>Jeannette croissait chaque jour en grâce et
+en beauté: elle faisait la gloire de ses parents
+adoptifs. Cavet, son frère, était le plus fort et
+le plus intelligent des enfants de son âge: on
+le citait partout comme un prodige, et Soisic,
+sa nourrice, malgré son attachement pour le
+petit infortuné qu'elle avait allaité, ne pouvait
+s'empêcher de concevoir un peu de jalousie,
+en entendant vanter l'orphelin, aux dépens de
+ses autres enfants. Tanguy même, le brave
+Tanguy, sans partager le sentiment de préférence
+trop visible que sa femme accordait à
+ses propres enfants, élevait avec un peu de
+dureté son fils de l'autre bord, comme il l'appelait.
+Pour celui-ci, courant, comme sa petite
+soeur, dans les bateaux pilotes du pays, il cherchait,
+à un âge où les autres savent à peine
+comment ils existent, à se rendre utile aux
+bonnes gens chez qui il avait trouvé une famille.
+Le matin, avant que la <i>Croix-du-bon-Dieu</i>
+appareillât, il disposait tout à bord, pour
+que son patron n'eût qu'à lui dire de larguer
+les amarres. Pendant le temps qu'on passait à
+la mer, il gouvernait l'embarcation quand le
+temps était beau, ou il s'occupait à vider le
+fond du bateau, quand la lame embarquait à
+bord. De son côté, la pauvre Jeannette rendait
+dans la barque de Jean-Marie le même service
+à celui-ci; car sur la côte de Bretagne, les femmes
+et les filles des pêcheurs partagent à la
+mer les travaux et les périls de leurs époux ou
+de leurs pères. Les charmes du sexe bas-breton
+s'accommodent assez mal de ces habitudes toutes
+masculines; mais les moeurs et la santé des
+maritimes amazones de l'Armorique s'en trouvent
+fort bien. L'air de la mer avait un peu bruni
+le teint de Jeannette, mais sans rien ôter à
+l'expression de ses beaux yeux noirs, ni à la
+grâce d'un front charmant, que couvrait une
+superbe chevelure. C'était une fleur venue
+dans l'interstice de ces rochers qui bordent la
+mer.</p>
+
+<p>L'attachement des deux orphelins l'un pour
+l'autre, faisait l'admiration de tous les habitants:
+Cavet ne revoyait jamais sa soeur sans
+lui rapporter les petits cadeaux qu'il recevait
+à bord des navires que son bateau accostait.
+Rencontrait-on l'un des deux enfants sur la
+cîme des rochers ou sur les bords arides de la
+mer, on était sûr de voir paraître bientôt
+l'autre. Jamais ils ne se promenaient sans enlacer,
+à la mode des couples bas-bretons,
+leurs petites mains déjà durcies par le travail
+qu'on exigeait d'eux.</p>
+
+<p>Un soir, à l'heure où le bateau de Jean-Marie
+rentrait, Jeannette, qui s'était embarquée
+le matin, ne revint pas dans ce bateau.
+Cavet, qui depuis long-temps attendait le retour
+de sa soeur bien aimée, la demande en vain.
+Jean-Marie entraîne Tanguy dans sa maison:
+Cavet le suit en jetant des cris. Jean-Marie, les
+larmes aux yeux, peut à peine prononcer ces
+paroles:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien la division anglaise, qui
+louvoie depuis quelque temps à vue de l'île.
+Plusieurs fois déjà le vaisseau commandant,
+près duquel je pêchais sans défiance, m'avait
+fait venir à son bord, pour avoir du poisson.
+Ce matin, ce même vaisseau, courant une bordée
+à terre, m'aperçoit. Une espèce de pressentiment
+me disait de me défier ce jour-là des
+Anglais. Je veux fuir aussi, mais le vaisseau
+me gagne, et tire sur moi un coup de canon à
+boulet. La pauvre Jeannette, épouvantée, se
+met à jeter les hauts cris...</p>
+
+<p>&mdash;Ah ma soeur, ma soeur est morte! s'écrie
+Cavet.</p>
+
+<p>&mdash;Achève donc, reprend avec impatience
+Tanguy. Les Anglais l'auraient-ils tuée, la
+pauvre enfant? Les monstres!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, pas tuée, répond Jean-Marie.
+Écoutez-moi, je vous en prie: J'aborde le
+vaisseau, qui m'ordonne d'accoster. Le commodore
+paraît sur le gaillard d'arrière; il
+avait déjà vu dans mon bateau la petite Jeannette,
+à qui il avait fait beaucoup de caresses:
+cette fois, il me propose de la lui laisser à
+son bord. Je refuse. Il me montre une bourse
+remplie de guinées; je crois qu'il veut plaisanter...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit vivement Tanguy, as-tu fait
+la traite des blancs? As-tu vendu ta fille enfin?
+Parle donc, animal!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! écoutez-moi de grâce, je vous en
+supplie, maître Tanguy. Je jette sur le pont la
+bourse du commodore, et je saisis dans mes
+bras la pauvre petite. Le commodore me dit
+avec colère, que cette enfant n'est pas à moi,
+et qu'il sait qu'elle appartient à une famille anglaise.
+Je veux résister de toutes mes forces:
+on me jette dans mon bateau, malgré mes
+larmes et mes cris, et le vaisseau s'éloigne.»</p>
+
+<p>Le récit de Jean-Marie porta au comble l'indignation
+de tous ceux qui l'écoutaient. On
+enleva, suffoqué par ses sanglots, le pauvre
+frère de la jeune victime. Allons porter nos
+plaintes au maire, au commandant de place
+et à notre curé! s'écrièrent ces braves gens,
+comme si les autorités de leur île avaient eu
+le pouvoir de punir le ravisseur anglais!</p>
+
+<p>&mdash;Mais à quoi cela vous servira-t-il? leur
+demanda Tanguy, consterné.</p>
+
+<p>&mdash;Cela nous servira à nous faire rendre
+justice.</p>
+
+<p>&mdash;Le pensez-vous? Est-ce que notre commandant
+de place, avec sa garnison et ses
+pièces de trente-six, a quelque droit sur ces
+chiens d'Anglais, qui viennent bloquer Brest
+à une demi-lieue de la pointe Saint-Mathieu?</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a donc plus de gouvernement en
+France?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il y en a jamais eu pour de
+pauvres b...... comme nous? Notre gouvernement
+à nous, voyez-vous, vous autres, continua
+Tanguy, c'est ça! Il se frappait le front,
+et montrait ses bras nerveux, en prononçant
+ces derniers mots:&mdash;Demain, je m'en vais à
+bord du vaisseau anglais avec mon petit Cavet,
+et je dirai au commodore: Vous dites que l'enfant
+que vous avez prise appartient à une famille
+anglaise. Eh bien, voilà son frère: voulez-vous
+le prendre aussi? Non, n'est-ce pas?
+Vous ne voulez vous charger que des petites
+filles. Alors vous êtes des gueux, et puis je
+m'en reviendrai avec mon bateau, et gare au
+premier Anglais qui tombera sous ma coupe!</p>
+
+<p>&mdash;Et que lui ferez-vous donc, maître Tanguy,
+au premier Anglais, avec votre pauvre
+petite barque?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je lui ferai? Je n'en sais rien encore;
+mais c'est dans l'occasion que l'on fait
+les choses que l'on a dans la tête. Ils ont vu
+déjà ce que c'était que l'amitié d'un Bas-Breton:
+ils sauront bientôt, avec la protection de la
+bonne vierge Marie, ce que c'est que ma...
+que ma..... enfin, comment dites-vous ça?...
+que ma vengeance.</p>
+
+<p>Le lendemain de cette allocution, maître
+Tanguy, tout rempli encore de la juste indignation
+qu'il avait exprimée devant ses compatriotes,
+se jeta dans son frêle bateau <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>,
+accompagné du pauvre petit Cavet,
+qui pleurait toujours sa soeur. La division anglaise
+louvoyait encore à trois lieues au nord
+d'Ouessant. Dès que le pilote aperçut le vaisseau
+commandant à la tête des autres bâtiments
+ennemis, il se dirigea vers lui; mais l'amiral
+ne mit pas en panne pour attendre la barque
+qui cherchait à l'accoster. Une frégate, près de
+laquelle passait Tanguy, le héla, en lui donnant
+l'ordre de venir à elle. Force fut au pilote
+d'obéir. Rendu à bord, le capitaine lui demanda
+assez impérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu pilote de cette côte?</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, je ne suis pas pilote; je suis
+depuis vingt ans maître pilote reçu.</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais par conséquent le passage du
+Four?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que vous ne connaissez, peut-être,
+le fond de cale de votre frégate.</p>
+
+<p>&mdash;À quelle heure la marée sera-t-elle pleine
+dans la passe?</p>
+
+<p>&mdash;Dans deux heures. Vous devez savoir cela
+aussi bien que moi, par l'épacte et le nombre
+d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Dans deux heures donc, tu me piloteras
+dans le Four?</p>
+
+<p>Ici Tanguy se gratta l'oreille en baissant la
+tête, et en hésitant à répondre au capitaine,
+qui continua à lui parler en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'ordre de canonner la batterie qu'on
+élève à Lochrist. Si tu me pilotes bien, comme
+je l'entends, cette bourse de cent guinées te
+sera remise. Si tu jettes, par ignorance ou par
+méchanceté, la frégate sur les écueils du passage,
+la balle que tu me vois mettre dans ce
+pistolet, te fera sauter la tête au premier coup
+de talon du navire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais mon commandant, vous ne savez donc
+pas que dans mon pays on me fusillera, quand
+on saura que je vous ai piloté?</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras, pour te justifier, que tu n'as
+cédé qu'à la peur de la mort.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, je veux bien gagner ces cent guinées,
+puisqu'il n'y a pas moyen de faire autrement;
+mais comptez-les moi en attendant,
+cela me donnera du coeur, et vous serez toujours
+assez à temps de les reprendre, si par
+malheur il vous prenait fantaisie de me casser
+la boule.</p>
+
+<p>Les cent guinées furent remises à Tanguy,
+qui ordonna à son embarcation de se tenir
+toujours à petite distance de la frégate. La manoeuvre
+commença alors; mais le capitaine
+anglais commanda au pilote de se tenir assis
+sur le bastingage, pendant que lui, monté sur
+une caronnade et à ses côtés, lui présenterait
+le bout du pistolet destiné à le percer, dans le
+cas où le bâtiment viendrait à toucher.</p>
+
+<p>La large frégate, chargée de toile, file bientôt
+avec la belle brise à laquelle elle livre ses voiles
+élégamment bordées sur ses longues vergues;
+elle contourne avec grâce la partie du Nord-Est
+et de l'Est d'Ouessant. Les signaux de l'île annoncent
+son approche aux signaux du Conquet:
+les canonniers garde-côtes se placent à
+leur poste, disposés à faire feu dès qu'elle sera
+rendue à portée de leurs pièces. Mais de quelle
+consternation ne sont pas frappés les pilotes,
+lorsqu'à la longue vue ils reconnaissent, à la
+croix noire que porte la grande voile du bateau
+de Tanguy, que c'est lui qui pilote le bâtiment
+ennemi! Quoi! c'est ainsi, disent-ils, qu'il se
+venge de ces Anglais, contre lesquels il jetait
+hier au soir sa malédiction! Ah le traître! qui
+aurait dit ça de lui? Oh! s'il pouvait mettre
+cette chienne de frégate à la côte; avec quel
+plaisir nous irions le sauver, pour le livrer à la
+justice du pays, et jouir du bonheur de le voir
+fusiller! Ces voeux funestes ne devaient pas
+être tout-à-fait exaucés.</p>
+
+<p>La frégate gouverne déjà de manière à enfiler
+la passe du Four, et à canonner bientôt
+la terre. Les pilotes du Conquet pensent qu'il
+y a à peine assez d'eau pour elle: pendant qu'ils
+se livrent à l'espoir de la voir toucher, le pauvre
+Tanguy, toujours perché sur son bastingage,
+commande la manoeuvre, et dès qu'il
+fait un mouvement, le canon du pistolet que
+le capitaine tient obstinément appuyé sur sa
+tête, se présente à son oeil effrayé. Notre pauvre
+homme tremblait de tous ses membres,
+et se repentait déjà de la résolution hardie
+qu'il avait prise dans un moment où il était
+loin d'avoir calculé les dangers auxquels son
+projet l'exposerait. C'est tout au plus s'il lui
+restait assez de sang-froid pour dire, selon le
+besoin, <i>loffe, laisse arriver; comme ça va bien!</i>
+Ces maudites batteries de la côte, qui allaient
+faire feu, cette arme du capitaine toujours dirigée
+sur lui, sa femme, ses petits enfants, son
+île chérie, tout cela effrayait son imagination
+ou brisait son coeur, et cependant il n'y avait
+plus moyen de reculer.</p>
+
+<p>Le fort de Lochrist commença à tirer: la
+détonnation de ces pièces que Tanguy redoutait,
+il n'y avait encore que quelques minutes,
+sembla au contraire lui ôter le poids énorme qu'il
+se sentait sur la poitrine. La frégate riposta, et
+au moindre geste que faisait le pilote, perché
+comme un therme sur son bastingage, toujours
+le bout du pistolet du capitaine accompagnait
+chacun de ses mouvements. Le feu commencé
+entre la terre et la frégate devient plus vif, les
+boulets sifflent, la mitraille pleut. La fumée,
+ronde, épaisse et blanche, qui sort des flancs
+de la frégate, couvre à chaque volée et les bastingages
+et les basses voiles. Dans un de ces
+moments où le fracas de l'artillerie ébranle le
+navire, et où les nuages de la poudre en feu
+voilent tous les objets sur le pont, Tanguy,
+que le capitaine a sans cesse tenu par le collet
+au début de la canonnade, saisit le bras de son
+incommode surveillant; le coup de pistolet
+qui lui était promis part; mais la balle, détournée
+de sa direction, le manque, et au
+même instant, notre pilote s'élance à la mer,
+plonge sous l'eau, et reparait à dix brasses du
+bord: les coups de fusil sifflent sur sa tête, qui
+sort des flots; il disparaît encore; son bateau,
+resté jusque-là près de la frégate, aperçoit un
+homme à la mer: il court sur lui; la frégate
+lance quelques paquets de mitraille sur <i>la
+Croix-du-bon-Dieu</i>, qui s'éloigne d'elle; les voiles
+de la barque sont criblées, sa coque percée;
+mais la barque court toujours à terre, et elle a
+le bonheur de sauver son patron sous la grêle
+de boulets et de biscaïens, qui fait jaillir la mer
+autour d'elle. Pauvre frégate, si bien espalmée
+quelques minutes auparavant, si bien disposée
+au combat, et si fringante dans sa voilure et sa
+haute mâture! Abandonnée par le pilote qui la
+faisait passer comme une anguille entre les roches
+et les rescifs du Four, elle glisse avec la vitesse
+d'un poisson vers une basse terrible qui va la
+dévorer, comme ces monstres des mers que
+l'imagination des anciens plaçait sur les côtes
+de la Sicile; elle court cependant encore, elle
+tonne: son pavillon est hissé tout haut, au-dessus
+des nuages de fumée dont elle marche
+si majestueusement enveloppée. Pas un homme
+ne bouge à son bord...... Un bruit effroyable
+se fait entendre, ce n'est plus celui de la foudre
+qu'elle lance: c'est son fond qui laboure, en
+craquant horriblement, les rochers sur lesquels
+elle s'étend en filant encore avec vitesse,
+et en s'enfonçant dans les flots qu'elle entr'ouvre,
+et qui, mugissants, se replient sur
+elle: sa mâture chargée de voiles immenses,
+s'incline, tombe, les vagues l'entraînent: des
+centaines d'hommes se disputent, à la surface
+de la mer, la place qu'ils saisissent sur les débris
+du vaste bâtiment. Et Tanguy, triomphant
+dans son petit bateau criblé de biscaïens, lève
+les mains au ciel, en criant, comme si tout
+l'univers était là pour l'entendre: <i>C'est moi,
+c'est moi qui ai fait tout ça! vive l'Empereur!
+mort à l'Anglais!</i></p>
+
+<p>Des chaloupes canonnières, mouillées en
+rade du Conquet, sortent aussitôt pour recueillir
+les lambeaux de la frégate naufragée,
+et le reste de son malheureux équipage.</p>
+
+<p>Tanguy, l'illustre Tanguy, aurait bien pu,
+après son beau fait d'armes, aller au Conquet
+recevoir l'ovation à laquelle il devait assez justement
+prétendre: il n'avait qu'une lieue à
+courir, en continuant sa bordée, pour se
+rendre dans ce petit port. Mais, toujours fidèle
+à cet amour national qu'ont surtout les insulaires,
+il aima mieux faire quatre lieues pour
+arriver à Ouessant, qu'une seule lieue pour
+aborder au Conquet. C'est dans sa patrie qu'il
+est le plus doux de jouir d'un succès: ce sont
+les applaudissements de ceux qui nous ont vus
+naître, qui sont les plus flatteurs au coeur. Et
+qu'est-ce que l'estime ou l'admiration des hommes
+que l'on ne connaît pas?</p>
+
+<p>L'arrivée de <i>la Croix-du-bon-Dieu</i> à Ouessant,
+avec ses voiles déchirées par les boulets et
+sa coque mitraillée, fut un véritable triomphe.
+Après que Tanguy eut raconté son aventure,
+le commandant de place s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Brave homme, tu as bien mérité de la
+patrie!</p>
+
+<p>&mdash;Le syndic des gens de mer: J'en ferai
+part à son excellence monseigneur le ministre
+de la marine et des colonies.</p>
+
+<p>&mdash;Le curé: Je vous bénis, au nom du père,
+du fils et du saint Esprit!</p>
+
+<p>&mdash;La bonne Soisic, la femme de Tanguy:
+Viens-t'en te changer, car tu es encore tout
+mouillé.</p>
+
+<p>Les assistants, attendris, se contentèrent de
+répéter, avec l'accent du regret et de l'admiration:
+Et nous, qui le prenions pour un
+traître!...</p>
+
+<p>Viens ici, petit Cavet, s'écria à son tour le
+patron, un peu remis de ses émotions de gloire.
+Viens ici, à moi. Le petit Cavet s'approcha:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez bien cet enfant, monsieur le
+curé? Eh bien, les boulets ne lui ont pas plus fait
+de peur, qu'à moi un verre d'eau-de-vie! Vous
+l'avez baptisé et rebaptisé avec de l'eau et du
+sel, n'est-ce pas? Moi, je viens de le baptiser
+avec de la mitraille, et sa pauvre soeur Jeannette
+est un peu vengée de l'Anglais, qui nous
+l'a escamotée, le gueux!</p>
+
+<p>&mdash;C'est fort bien fait, maître Tanguy;
+mais après avoir jeté cette frégate à la côte,
+pourquoi n'avez-vous pas cherché à sauver
+une partie de son équipage? La charité chrétienne
+vous l'ordonnait.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, monsieur le curé! je ne sauve jamais
+les gens que je noie.</p>
+
+<p>Et maître Tanguy alla boire et fumer toute
+la nuit avec ses compatriotes, remplis d'un
+saint respect pour lui, et d'un tendre sentiment
+de bienveillance pour son fils adoptif, le
+petit Cavet.</p>
+
+<p>Les Bas-Bretons n'ont pas besoin de boire
+pour être de très-bonnes gens; mais, néanmoins,
+c'est presque toujours en buvant
+qu'ils prennent les résolutions les plus généreuses.
+Pendant que les bouteilles d'eau-de-vie
+se vidaient en l'honneur de la belle action
+de Tanguy, les pilotes ne se lassaient pas
+d'embrasser Cavet, qui passait de main en
+main autour de la table, avec les verres dont
+on lui faisait avaler le reste malgré lui.&mdash;C'est
+bien, tout cela! s'écria son père: mais cet enfant,
+qui est malin comme un singe, ne sait
+pas encore lire, et ça me fait honte pour lui.
+Les Anglais m'ont donné cette bourse de cent
+guinées pour les noyer; je ne leur ai pas volé
+leur argent, parce que je suis un honnête
+homme avant tout. Sans le malheur arrivé à
+ce pauvre petit bonhomme, qui a perdu sa
+soeur, je n'aurais pas happé ces cent guinées,
+bien certainement; et comme c'est <i>quasiment</i>
+lui qui me les a fait gagner, il est juste qu'il
+en ait sa part. Ainsi je lui en donne la moitié
+pour qu'il aille à l'école de Brest.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! dirent tous les pilotes. Et Jean-Marie
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, chaque mois, que nous donnions
+chacun un demi-écu pour que Cavet, qui est bien
+triste, le pauvre enfant, depuis qu'il n'a plus
+sa pauvre Jeannette, soit éduqué à Brest, et
+qu'il ne soit pas toute sa vie une fichue bête
+comme nous, en vous exceptant cependant,
+maître Tanguy.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! s'écrièrent tous les pilotes: ce
+sera maître Tanguy qui sera chargé de recevoir
+un demi-écu tous les mois, sur notre pilotage,
+pour payer la pension de Cavet.</p>
+
+<p>Le jeune orphelin pleurait de joie et de reconnaissance,
+en entendant ses bienfaiteurs
+parler ainsi: il se jetait tour à tour au cou de
+Tanguy et dans les bras de Jean-Marie, et
+ceux-ci, malgré eux, sentaient couler sur leurs
+joues, déjà enluminées, des larmes de bonheur
+et d'attendrissement. Il fut décidé, assemblée
+tenante, que maître Tanguy partirait le plus tôt
+possible pour Brest, afin de mettre en pension
+celui qu'il regardait comme son fils. Il promit
+de s'acquitter de cette tâche, et il tint parole.</p>
+<br><br>
+<a name="c4" id="c4"></a>
+
+
+<h3>4</h3>
+
+<h3>Voyage à Brest.</h3>
+
+<p>On se disposa donc, à Ouessant, au grand
+voyage de Brest. Le bateau <i>la Croix-du-bon-Dieu</i>,
+bien réparé, trop bien réparé peut-être
+de ses glorieuses avaries, conduisit à la ville
+les quatre pilotes avec lesquels Tanguy avait
+été chargé d'aller arranger l'affaire de son nourrisson.
+Cavet, tout inondé de ses larmes et de
+celles de sa nourrice Soisic, partit au milieu
+d'eux, accompagné des bénédictions de toute
+l'île. On arrive à l'entrée du port de Brest. Que
+d'étonnement et d'admiration dans les yeux
+des Ouessantins, qui, pour la première fois,
+voyaient le magnifique spectacle d'un port
+militaire et d'une ville guerrière! Ces vaisseaux
+de ligne, où le tambour battait comme dans
+une caserne; ces arsenaux immenses, où une
+multitude d'ouvriers préparaient les foudres
+qui devaient venger la France; les cris des matelots;
+les sifflets aigus des maîtres d'équipages;
+le bruit des chaînes des forçats; l'éclat des armes;
+le fracas des exercices à feu; tout éblouissait,
+fatiguait ou consternait ces hommes simples,
+dont le seul murmure des vagues et des
+vents avait agité le berceau et la vie.</p>
+
+<p>En se dirigeant dans les rues tumultueuses
+de Brest, pour arriver chez le maître de pension
+qu'on avait indiqué à Tanguy, les inconvénients
+de la célébrité, d'une célébrité pourtant
+bien nouvelle, vinrent assaillir notre pilote.
+La foule suivait avec curiosité, avec avidité, les
+six Ouessantins, dont la mise d'apparat ne
+laissait pas que d'être assez bizarre au milieu
+d'une grande ville.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est que ça? s'écriait-on sur
+leur passage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est le pilote qui a mis la frégate
+anglaise à la côte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais un peu! répondait Tanguy, impatienté.
+Est-ce que ça vous fait quelque chose,
+à vous?</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, il a un oeil de moins!</p>
+
+<p>&mdash;Et vous autres, eu avez-vous un de plus?
+Ils arrivèrent, toujours la foule à leurs trousses,
+chez le maître de pension:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le maître d'école, lui dit Tanguy,
+voilà un enfant que j'ai trouvé à la mer,
+il y a à peu près douze ans, et je me suis fait
+son père, comme de raison. C'est déjà marin
+comme les cordes, et pilote comme un rocher.
+Il est aussi bon <i>pratique</i> de la côte que moi;
+mais ça ne sait pas encore lire.</p>
+
+<p>Ici Cavet rougit jusqu'aux oreilles, et baissa
+sur le plancher des yeux remplis de grosses
+larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! est-ce qu'il faut pleurer pour
+ça? Crois-tu être déshonoré parce que tu ne
+sais pas lire? Est-ce que nous autres, nous
+sommes plus savants que toi? Et cependant
+nous sommes d'honnêtes gens. Lève donc ta
+tête, imbécile!... Tanguy continua.</p>
+
+<p>Nous nous serions bien présentés à un maître
+calfat ou à un maître voilier; mais on nous a dit
+qu'il était trop âgé pour devenir calfat ou pour
+apprendre la couture, et qu'il n'était plus bon
+qu'à faire un capitaine ou tout au plus un
+chirurgien. Il faut donc lui donner de l'éducation,
+et nous vous paierons ce qu'il faudra
+pour qu'il ne soit pas aussi borné que nous.</p>
+
+<p>Le professeur était un excellent homme,
+qui demanda peu, et qui se chargea avec plaisir
+de l'éducation du petit pilote. Nos loups de
+mer, enchantés du succès de leur démarche,
+emmenèrent pour le soir seulement avec eux
+leur élève, qu'ils grisèrent avant de se séparer
+de lui. Le lendemain ils appareillèrent pour
+retourner à Ouessant, tout émus de l'adieu qu'il
+avait fallu dire au jeune orphelin, mais très-contents
+d'avoir fait une bonne action.</p>
+
+<p>En trois semaines le jeune élève sut lire; au
+bout de trois mois, il écrivait déjà les petites
+leçons qu'il apprenait avec une ardeur infatigable.
+Cette vive et sûre intelligence surprenait
+et enchantait ses professeurs. C'était un sourd-muet,
+qui venait de recouvrer un sens et un
+organe nouveaux; mais à mesure que la sphère
+de ses idées s'agrandissait, son caractère prenait
+une teinte plus sombre. Le travail semblait
+être plutôt pour lui un besoin qu'un devoir;
+et loin de rechercher, comme les autres enfants
+de son âge, la récompense de ses progrès dans
+ces jouissances d'amour-propre que les professeurs
+réservent à leurs élèves, Cavet paraissait
+ne supporter qu'avec une espèce de honte les
+éloges qu'on prodiguait à son application et à
+ses rares facultés. Jamais on ne le voyait partager
+avec ses jeunes condisciples le plaisir de
+leurs bruyantes récréations. Il n'y avait enfin
+en lui rien d'ingénu ni d'expansif, et pourtant
+ses traits étaient vifs et doux, son regard innocent
+et paisible.</p>
+
+<p>Une telle disposition d'humeur inquiétait
+l'homme instruit et bienveillant à qui son
+éducation avait été confiée. Il avait d'abord
+attribué à l'excès du travail la mélancolie qu'il
+remarquait dans son jeune élève; mais les lectures
+auxquelles se livrait celui-ci lui indiquèrent
+la pente de son esprit et la nature de
+son caractère. Plusieurs fois son professeur
+avait été réduit à écarter de lui ces livres où
+La Rochefoucauld, Helvétius et Jean-Jacques.
+ont calomnié trop souvent la nature humaine
+et la civilisation. Les jeunes gens élevés dans
+l'austérité de l'étude ne sont que trop disposés à
+se nourrir l'esprit, de ces productions éloquentes,
+dans lesquelles la misanthropie de plusieurs
+moralistes ardents offre de bonne heure un
+aliment à des âmes qui détestent la société avant
+de l'avoir connue. Lequel de nous n'a pas été
+à quinze ans l'ennemi des femmes, avec Juvénal
+ou Boileau, et le contempteur de la nature
+policée, avec Rousseau? Mais chez notre orphelin,
+cette disposition à haïr la société prenait
+une direction plus sérieuse que chez la
+plupart des enfants de collège, parce que cette
+direction avait chez lui un motif. Le pauvre
+Cavet était sans famille, sans nom, sans protecteur
+puissant. Cette éducation, qui tendait
+à lui faire connaître toute l'étendue de ses facultés,
+lui apprenait aussi à apprécier tout ce
+qui lui manquait du côté de la position que
+ses moyens devaient lui acquérir dans le monde.
+Lorsqu'au terme de l'année, il voyait d'heureuses
+mères venir chercher leurs enfants couronnés
+dans les concours, où il avait lui-même
+obtenu le premier prix, il gémissait de ne pouvoir
+faire l'hommage de ses succès à une famille
+qui en aurait été fière. Nourri par la
+charité de quelques pauvres pêcheurs, élevé
+par leur générosité, il sentait trop bien ce qu'il
+devait à leurs bienfaits, pour ne pas éprouver
+aussi tout ce qu'il aurait voulu devoir à une
+famille qui aurait été la sienne... Une soeur lui
+avait été laissée par ce sort cruel qui lui avait
+ravi tout hors la vie. Cette petite soeur avait
+partagé son infortune, l'innocence de ses premières
+années, la douceur de ses jeux, l'amertume
+même de leurs premières peines; mais
+un Anglais puissant, mais un monstre, avait
+arraché cette soeur bien aimée à sa tendresse...
+Un Anglais!.... Oh! qu'à ce nom, oh! qu'à
+cette idée de la violence et de la brutalité, le
+jeune orphelin sentait s'allumer de rage dans
+ce coeur, dont il cachait à tous les regards les
+mouvements impétueux!</p>
+
+<p>A chaque vacance, Cavet obtenait la permission
+d'aller voir à Ouessant ses parents
+adoptifs, qui ne le recevaient jamais sans se
+montrer orgueilleux de pouvoir dire: Celui-là
+aussi est notre fils! Oui, disait Tanguy, en
+allant visiter avec lui toutes les maisons de l'île,
+celui-là nous fera honneur dans peu. Il en sait
+déjà plus que nous tous. Quelle gloire pour l'île
+d'Ouessant, qui n'a fourni encore que des pilotes,
+s'il pouvait un jour devenir capitaine au
+long-cours!.... Un capitaine au long-cours!...
+Vous figurez-vous cela, vous autres? Je mourrai
+content si de l'oeil qui me reste je puis voir,
+dans quelques années, Tanguy-Cavet commander
+un navire de deux à trois cents tonneaux.
+C'est tout ce que je demande au bon
+Dieu pour la fin de mes jours.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, répondait l'orphelin; mais pour
+devenir capitaine, il me faudrait naviguer,
+mon père, et vous ne voulez pas encore que je
+quitte mes classes. Cependant, si vous me laissiez
+battre un peu la mer dans les bateaux
+d'Argenton, de Labervrack et de l'Ile-de-Bas,
+je parviendrais à connaître bientôt la côte; et
+alors je pourrais m'embarquer utilement sur
+un des corsaires qui relâchent dans la Manche.
+Ils gagnent de l'argent, au moins les corsaires!</p>
+
+<p>&mdash;Et tu veux donc en gagner aussi, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute. Ne faut-il pas que je vous
+rende un jour tout ce que je vous ai coûté?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! est-ce que tu as besoin de
+pleurer encore pour cela? Il pleure toujours
+ce petit diable, comme si on lui reprochait ce
+qu'on a fait pour lui!&mdash;Allons, puisque définitivement
+tu le veux, va-t'en patouiller dans
+les bateaux des <i>pratiques</i>; et apprends surtout
+à bien prendre tes marques à terre, car, vois-tu,
+c'est le <i>marquage</i> qui fait les bons pilotes;
+il n'y a que cela qui puisse former un homme.
+Mais, au surplus, je verrai bien, dans quelques
+mois, si tu en sais plus que tous ces <i>lamaneurs</i>,
+qui font le métier comme de vraies mécaniques
+à piloter les navires.</p>
+
+<p>Cavet quitta sa pension avec une éducation
+fort imparfaite encore, pour courir les mers de
+la côte pendant quelque temps. Mais chaque
+fois qu'il revenait à Ouessant, il n'oubliait pas
+de demander: Et ma pauvre soeur? Pas de
+nouvelles encore?</p>
+
+<p>Et chaque fois on lui répondait: Pas de
+nouvelles!</p>
+
+<p>Un jour cependant, son père adoptif arriva
+tout joyeux vers lui, au moment où il revenait
+le voir, après un petit voyage sur les attérages
+de Péros. Bonne nouvelle! bonne nouvelle!
+s'écria-t-il, du plus loin qu'il l'aperçut: Jean-Marie
+vient de recevoir, par une embarcation
+anglaise, une lettre et une bourse de la part
+de ta soeur. Viens vite, viens nous lire, viens
+lire cette lettre.</p>
+
+<p>Cavet accourt tout palpitant: les pilotes, ses
+amis, lui remettent la lettre, qu'il ouvre avec
+agitation. Il lit:</p>
+
+<p>«Mes bons amis, mes véritables et mes seuls
+parents,</p>
+
+<p>«Vous avez dû être bien inquiets sur mon
+sort, depuis le temps où l'on m'a séparée de
+vous; mais rassurez-vous. L'homme généreux
+qui m'a pris sous sa protection, me fait donner
+une éducation dont je crois avoir profité.
+Qu'il vous suffise de savoir que je suis heureuse,
+et qu'on m'élève pour occuper un rang
+bien supérieur, sans doute, à la condition
+dans laquelle j'étais née... Un jour, un jour,
+j'ose l'espérer, avec la grâce de Dieu, je vous
+reverrai, je reverrai mon frère, mon bon
+frère, sans lequel, je le sens bien, il me serait
+impossible de vivre long-temps. Adieu, adieu,
+mes bons amis! Recevez de votre pauvre
+Jeannette un petit présent, dont je destine la
+moitié à mon frère. Mon seul désir est de vous
+faire tout le bien que vous méritez, et que ne
+cessera de vous souhaiter toute sa vie votre
+bien aimée et reconnaissante,</p>
+
+<p>«JEANNETTE.»</p>
+
+<p>Cavet, après avoir lu ces mots d'une voix
+altérée, s'arrêta, tant son émotion était vive.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il y a encore autre chose, lui dit
+Tanguy; monsieur le curé nous a dit avoir vu
+un baragouinage en anglais, après la lettre de
+Jeannette. Va donc de l'avant, et plus vite que ça!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, effectivement, reprit Cavet,
+dont un nuage semblait obscurcir la vue; et il
+continua, en traduisant ainsi les mots d'anglais
+ajoutés à la lettre de Jeannette:</p>
+
+<p>«Soyez sûrs que la jeune enfant, que vous
+avez si long-temps traitée comme votre fille,
+ne recevra de moi que des bienfaits et que
+l'exemple des bonnes moeurs. Je la destine à
+l'un de mes neveux, dont elle fera, j'en suis
+sûr, le bonheur et la gloire.</p>
+
+<p>«Commodore WOODBRIDGE.»</p>
+
+<p>Deux sacs remplis de guinées étaient joints
+à ce billet. L'un portait ces mots: <i>A mon père
+Jean-Marie</i>; l'autre, ceux-ci: <i>A mon bon frère
+Tanguy Cavet</i>. Cet argent fui présenté à Cavet,
+qui s'en empara avec brusquerie: étonné de
+l'expression de sa physionomie à la vue de cet
+or, Jean-Marie demande à l'orphelin ce qu'il
+veut en faire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je veux en faire, répond Cavet;
+tiens.... et au même instant, il jette avec colère
+les deux sacs de guinées dans les flots,
+sur lesquels les bateaux-pilotes étaient ramarrés
+près du rivage.</p>
+
+<p>Jean-Marie. tout surpris de la vivacité de
+cette action, s'écrie, dans un moment où il ne
+calculait que la perte qu'il venait de faire:
+mais il a aussi jeté ma part à l'eau!</p>
+
+<p>&mdash;Ta part! répond Cavet, avec mépris: je
+te la rendrai, et tu pourras au moins la recevoir,
+de ma main, sans rougir.</p>
+
+<p>Cavet s'éloigne à ces mots: il sent le besoin
+d'être seul. La lettre que lui ont remise les pilotes,
+il la pose sur son coeur, qu'elle brûle.
+Cette lettre, qu'il relit cent fois et qu'il déteste,
+il la gardera par un secret instinct de vengeance.
+Il sait enfin le nom de celui qui lui a ravi sa
+soeur; si jamais il pouvait!.... Elle se dit heureuse,
+s'écrie-t-il! L'infortunée ne sait pas encore
+le sort qu'on lui prépare: son ravisseur
+lui a fait donner de l'éducation pour rendre
+ses infâmes plaisirs plus piquants, et le déshonneur
+de sa victime plus digne de lui. Et il
+voulait encore nous faire accepter le prix de
+cette malheureuse enfant!... Le lâche! Que ne
+peut-il savoir le cas que j'ai fait de ses honteux
+présents, et l'espèce de reconnaissance qu'ils
+m'inspirent! Mais l'homme à qui il en destinait
+une partie, pleure peut-être l'or dont je
+l'ai privé. Je lui ai promis de lui payer la part
+sur laquelle il comptait, ce malheureux: il
+l'aura sa part, il l'aura bientôt, dussé-je acheter
+de ma vie la somme qu'il lui faut? Il y compte,
+le malheureux; il l'aura....</p>
+
+<p>Errant toute la nuit sur les rochers de l'île,
+absorbé dans ses cruelles réflexions, il n'entend
+ni la voix des pêcheurs qui l'appellent, inquiets
+de son absence, ni les pas de ses camarades,
+qui le cherchent dans les cavernes qu'il parcourt;
+accablé de fatigues et de douleur, il s'arrête
+quelquefois enfin, et ce sommeil, qui ressemble
+aux spasmes de l'agonie, s'empare de ses
+organes vaincus. Il s'endort, sa tête exaltée se
+penche: un rêve bondissant vient agiter encore
+ses sens déjà si cruellement tourmentés. C'est un
+navire ennemi dont il s'empare avec une simple
+barque de pêcheur. Cette idée fantastique,
+que poursuit son imagination en délire, convulsionne
+tous ses membres, et ses lèvres frémissantes
+laissent échapper plusieurs fois ces
+mots: <i>Tu la veux, ta part: tu l'auras. Tiens,
+la voilà!</i></p>
+
+<p>Ses paupières fatiguées se rouvrirent bientôt.
+Le jour éclairait déjà l'horizon, et s'étendait
+sur la mer tranquille, qui gémissait mélancoliquement
+sur les plages de l'île. Tout
+préoccupé encore du songe auquel il vient de
+s'arracher, Cavet aperçoit sur les flots, que la
+nuit abandonne, un bâtiment immobile.....
+C'est mon rêve, s'écrie-t-il, en s'essuyant les
+yeux, comme s'il craignait de s'abuser encore:
+puis il court au milieu des pêcheurs, qu'il réveille,
+en répétant toujours: <i>C'est mon rêve,
+c'est mon rêve!</i></p>
+
+<p>Les pêcheurs attribuent d'abord le désordre
+de ses sens et de ses discours à la douleur qui
+l'égarait la veille; mais il leur montre le navire
+dérivant vers l'île, au sein du calme;
+mais il leur raconte le songe qu'il a fait, les
+moyens que dans son sommeil la Providence
+semble lui avoir révélés, pour s'emparer du
+bâtiment ennemi: les jeunes marins l'écoutent.
+Convaincu comme il l'est, il les persuade;
+superstitieux comme ils sont, ils se laissent
+entraîner. On va chercher quelques armes
+dans les cahuttes voisines, et quinze ou seize
+petits marins consentent à s'embarquer sur
+le bateau de Tanguy, sur cette <i>Croix-du-bon-Dieu</i>,
+si heureuse jusque-là dans tous les
+événements de mer, qu'Ouessant a été appelée
+à admirer.</p>
+
+<p>Tanguy consent aussi à prêter sa barque
+chérie à son fils adoptif; mais, devenu prudent,
+il se refuse à partager le sort de ces
+corsaires improvisés, qui partent armés seulement
+de quelques mauvais fusils de chasse.</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est un navire de guerre encalminé,
+que feras-tu? demanda-t-il à Cavet.</p>
+
+<p>&mdash;Nous jetterons nos armes à la mer, et
+nous lui dirons que nous sommes venus pour
+lui porter secours, en voyant le danger qu'il
+court avec les courants qui le drossent.</p>
+
+<p>&mdash;Et si c'est un navire marchand?</p>
+
+<p>Oh! alors nous tapperons à bord, et Dieu
+ou le diable fera le reste. La division anglaise
+est loin; et avant qu'elle ne puisse le secourir,
+il sera à nous et à vous aussi.</p>
+
+<p>En disant ces mots, il embrasse avec une
+sorte de délire son père Tanguy, il jette un
+coup d'oeil de mépris à Jean-Marie. et saute à
+bord du bateau avec son nouvel équipage. La
+barque était lourde en calme. Les avirons sont
+bordés: ils frappent à coups réguliers la mer
+immobile; les deux voiles que l'on hisse tombent
+flasques sur les mâts qu'elles frappent à
+chaque coup de roulis. Cavet, placé à la barre,
+encourage ses nageurs à ramer ensemble et avec
+force. <i>La Croix-du-bon-Dieu</i> s'éloigne du rivage
+couvert de la foule des spectateurs impatients.
+Le bâtiment aperçu grossit déjà à la vue de
+ceux qui se proposent de l'abandonner s'il est
+armé, et de l'attaquer s'il est sans défense. Une
+mauvaise longue vue est braquée sur lui, et
+Cavet, après l'avoir observé, annonce que c'est
+un-brick marchand. Le courage redouble: les
+avirons font bouillonner la mer le long de la
+barque, qu'ils forcent à <i>sailler</i> avec une extrême
+vitesse. Le jour se fait; le navire encalminé
+met ses embarcations à la mer, et les fait
+nager sur son avant, pour se haller au large;
+mais cette masse reste immobile au sein des
+flots que nos petits pilotes fendent avec rapidité:
+ils gagnent le navire, et tellement même,
+que bientôt ils parlent de faire feu sur lui.</p>
+
+<p>Mais c'est en ce moment décisif que la scène
+la plus plaisante se passe à leur bord! Beaucoup
+plus au fait de manoeuvrer pacifiquement leur
+barque, que de faire le coup de fusil, ils ne
+savent'trop comment commencer le feu. Cavet
+passe de l'arrière à l'avant dans cet instant solennel:
+il ordonne à ses guerriers, encore bien
+novices, de l'imiter; et pendant qu'une partie
+de l'équipage continue à ramer, l'autre portion
+ajuste l'arrière de l'ennemi, et fait pétiller la
+fusillade, non sans que chacun des héros n'ait
+fait le signe de la croix, et n'ait fixé son bonnet
+brun sur ses oreilles, avant de lâcher son coup.
+Cette attaque, toute grotesque qu'elle est,
+réussit. Le navire assailli par nos nouveaux
+Jean-Bart, hisse son pavillon, un large pavillon
+espagnol. Attention, voici le moment! s'écrie
+Cavet, prenant une posture héroïque: il arbore
+sa couleur, c'est pour nous envoyer du
+tabac par l'arrière!» Tous ses intrépides compagnons
+se couchent dans le fond du bateau,
+à ce mot d'avertissement. Mais le pavillon espagnol
+n'a été hissé que pour être bientôt
+amené, et pour donner aux vainqueurs un
+signal de reddition. Des cris de victoire s'élèvent
+à cette vue, du groupe des petits corsaires, qui
+deviennent indomptables. Ils abordent, le fusil
+couché en joue, le brick vaincu. C'était un
+bâtiment de Cadix, qui venait d'être pris par
+des mousses en sabots!...</p>
+<br><br>
+<a name="c5" id="c5"></a>
+
+<h3>5</h3>
+
+<h3><i>Première Prise.</i></h3>
+
+
+<p>Grande était sans doute la joie de nos petits
+vainqueurs, et leur embarras aussi.</p>
+
+<p>Ils venaient d'amariner un navire dont ils
+ne savaient plus que faire.</p>
+
+<p>&mdash;Comment le conduirons-nous à Ouessant?
+demande un des gens de Cavet à celui-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? tu vas le voir. Il faut que nos
+prisonniers nous aident eux-mêmes à conduire
+leur bâtiment au port.</p>
+
+<p>&mdash;Parles-tu espagnol, Cavet, et pourras-tu
+te faire entendre d'eux?</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas voir qu'avec ce bras-là on parle
+toutes les langues.</p>
+
+<p>Et au même instant, Cavet ordonne d'un
+geste impérieux, aux matelots espagnols qui
+se sont jetés dans la cale, de monter sur le
+pont et de sauter dans leurs embarcations,
+pour nager sur l'avant de la prise. Ils obéissent
+au geste du capitaine Cavet, et bientôt ils
+hallent sur l'avant la touline qu'on leur présente,
+et le navire s'achemine vers l'île, roulant
+tribord et babord au sein du calme, qui
+favorise avec le courant le projet des petits
+Ouessantins.</p>
+
+<p>Le capitaine espagnol se montrait altéré.
+Être pris par des enfants! Mais ces enfants tenaient
+toujours leurs fusils à la main, et ils
+couchaient en joue de temps à autre les canotiers,
+qui nageaient péniblement sur l'avant
+du navire. Il n'y avait pas moyen de résister,
+et il fallait bien se résigner, car les vainqueurs
+heureux ne sont pas ordinairement faciles.</p>
+
+<p>Les pilotes, qui, restés à terre, avaient suivi
+de l'oeil avec la plus grande anxiété toute la
+manoeuvre des petits pêcheurs, ne pouvaient
+encore s'expliquer comment ils étaient parvenus
+à se rendre maîtres du brick à vue.
+Mais quand ils virent la prise s'approcher avec
+le pavillon espagnol renversé, ils ne purent
+plus douter du succès que ces enfants venaient
+de remporter. La joie des habitants de l'île fut
+au comble. On détacha du rivage toutes les
+embarcations dont on put disposer. Tout le
+monde voulut aller à la rencontre de la prise:
+le curé d'Ouessant lui-même se jeta, malgré
+son obésité, dans un des canots, et en moins
+de quelques minutes le <i>Palafox</i> (c'était le nom
+du bâtiment capturé) se trouva environné
+d'une multitude de chaloupes, qui aidèrent à
+l'envi à faire cingler le navire à terre.</p>
+
+<p>Tanguy, en embrassant son fils adoptif, ne
+sut que pleurer d'ivresse: il ne put lui parler.</p>
+
+<p>Le curé, en montant à bord de la prise,
+s'empressa de bénir le premier navire capturé
+par ses ouailles. On plaça le ministre des autels
+à la barre du gouvernail, pour porter
+bonheur à la prise, et pour faire honneur au
+bâtiment.</p>
+
+<p>Jean-Marie tendit la main à Cavet; mais
+celui-ci, avant de recevoir les félicitations du
+pauvre Jean-Marie, lui dit solennellement:&mdash;Tu
+regrettais hier la part d'or qui te revenait de
+la charité du commodore anglais; tiens, voilà
+de quoi te payer ta part!</p>
+
+<p>Et en prononçant ces mots avec l'accent du
+reproche, Cavet montrait à Jean-Marie humilié
+le pont du navire, de l'avant à l'arrière.</p>
+
+<p>En peu d'instants le <i>Palafox</i> se trouva amené,
+amarré à terre dans une des bonnes criques
+de la côte escarpée d'Ouessant. On remit les
+prisonniers à l'autorité, qui, de son côté,
+s'empressa d'apposer les scellés sur les panneaux
+et les écoutilles de la prise, afin d'assurer,
+disait-on, l'intégrité du partage à chaque
+intéressé. Le vin de Bénicarlos, extrait de la
+cambuse du <i>Palafox</i>, alla abreuver à flots
+épais tous les gens qui venaient féliciter Cavet
+du succès de sa téméraire entreprise. L'enthousiasme
+était dans toute l'île. On ne parlait
+que de l'audace et du sang-froid des petits
+corsaires, et de leur intrépide petit chef.</p>
+
+<p>Qu'une prise fait bien à terre dans une île
+sauvage, lorsque ses vergues et sa haute mâture
+dominent au loin les rochers arides au milieu
+desquels s'ébat un large pavillon renversé!
+De quel orgueil se sentaient animés les naturels
+d'Ouessant, en voyant le Palafox enterré entre
+les cailloux du rivage, comme un renard dans
+un piège de fer! Et quel bon air de piraterie
+cette prise donnait à l'île, où les marins à la
+jambe velue, à la figure arénacée, n'avaient
+encore su conduire que des paquets immenses
+de goémon pour fumer leurs terres paresseuses!
+Eux qui ne se croyaient que les premiers
+<i>lamaneurs</i><a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5"><sup>5</sup></a> de la côte de Bretagne, les
+voilà devenus des espèces de <i>corsairiens</i>, d'intrépides
+forbans. Ils ne se sentaient pas d'aise,
+et tous voulaient armer leurs bateaux de pêche,
+en course, et aller au loin écumer la
+mer, à laquelle jusque-là ils n'avaient demandé
+que du poisson à pêcher et des navires à
+piloter.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote5" name="footnote5"></a><b>Note 5:</b><a href="#footnotetag5"> (retour) </a> Nom que l'on donne aux pilotes côtiers.</blockquote>
+
+<p>Il fallut songer à conduire à Brest le brick
+<i>le Palafox</i>, ce brick si précieux pour eux, ce
+gage parlant de leur gloire. On lui composa
+un équipage d'élite. Le commandement en fut
+laissé à Cavet, sons lequel maître Tanguy
+s'honora de remplir les fonctions de second
+dans le petit trajet d'Ouessant au Fer-à-Cheval.
+Avec quelle sollicitude nos bons pêcheurs pilotèrent
+leur prise, pendant les huit lieues
+qu'ils avaient à faire pour mettre leur capture
+en sûreté! Ils rangeaient tous les cailloux à
+les toucher, comme s'ils avaient été à chaque
+instant poursuivis par la division anglaise qui
+louvoyait au large. Nulle passe dangereuse ne
+leur paraissait assez sûre contre l'audace des
+croiseurs qui ne songeaient seulement pas à
+eux: ils <i>fignolaient</i> tous les écueils en fins pilotes,
+jaloux d'employer la fleur de leur science
+<i>côtière</i>, à préserver de toute tentative ennemie
+ce qu'ils avaient de plus cher au monde.</p>
+
+<p>Enfin, après quelques heures de travail et
+d'anxiété, ils mouillèrent dans le port de Brest,
+après avoir salué le stationnaire de quelques
+coups de canon, tirés par deux mauvaises
+pièces qu'ils avaient sur le pont.</p>
+
+<p>La foule curieuse assista au débarquement
+de nos pilotes. Un commissaire-général de
+marine fendit les flots de la multitude pour
+demander aux insulaires: Qu'est-ce que c'est
+que ce navire?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Le Palafox</i>, brick espagnol, si vous savez,
+monsieur le commissaire, ce que c'est
+qu'un brick.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui a pris ce bâtiment?</p>
+
+<p>&mdash;Moi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas? Il me semble que j'ai
+tout ce qu'il faut pour prendre, aussi bien
+qu'un autre, un navire comme ça.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais cru que c'était un bâtiment de
+l'État qui avait capturé ce brick.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, c'aurait été plus régulier,
+n'est-ce pas? Mais c'est un bateau de pêche
+avec une douzaine de mousses comme moi.
+La manière de prendre, au surplus, ne fait rien
+à l'affaire. Ce qu'il est important de savoir,
+c'est la part qui nous reviendra pour avoir
+mis ce brick là dans le sac.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon petit ami, vous pourrez avoir
+le tiers du navire.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas tout, puisque c'est nous
+qui l'avons pris tout et tout seuls?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il faut que le conseil des prises
+détermine si ce bâtiment doit être considéré
+comme prise ou comme épave on débris résultant
+d'un naufrage.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, si c'est une prise! Mais il me
+semble que la chose est toute décidée par le
+fait. Comment le conseil pourrait-il décider
+qu'une prise faite, n'est pas une prise?</p>
+
+<p>&mdash;Comment pourriez-vous prouver que ce
+n'est pas une épave?</p>
+
+<p>&mdash;On vous en donnera des épaves comme
+ça, trouvées à coups de fusil!</p>
+
+<p>Ici maître Tanguy s'approche, et se mêle à
+la discussion. C'est-à-dire, monsieur le commissaire,
+que l'État veut mettre la patte sur
+notre bien....</p>
+
+<p>&mdash;Pilote, apprenez que l'État n'a pas de
+patte, et que vous devriez parler avec plus
+de respect d'un gouvernement aussi équitable
+et aussi intègre que celui sous lequel nous
+avons le bonheur de vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je dis la patte, monsieur le commissaire,
+c'est la griffe que je voulais dire,
+car je respecte toujours tous les gouvernements.
+Mais vous dites que si la prise est regardée
+<i>censément</i> comme une épave trouvée
+en mer, nous n'aurons pas grand'chose à
+gratter.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aurez ce que le conseil des prises
+et la loi devront vous accorder. Voilà ce que
+je puis au moins vous affirmer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est bon, je vais vous prendre
+là-dessus:</p>
+
+<p>Vous voyez bien ce petit garçon-là qui a pris
+<i>le Palafox</i>? Eh bien! je l'ai trouvé en mer
+avec sa petite soeur, qu'un gueux d'Anglais
+nous a enlevée; mais ça ne fait rien à l'affaire
+que je veux vous conter.</p>
+
+<p>Je vous disais donc que j'ai pêché ce petit
+garçon-là et sa soeur. C'étaient bien des épaves
+aussi, puisque je les ai trouvés à la mer, dans
+une cage à poules. Cependant l'État n'a pas
+réclame sa part dans ces débris-là, et il m'a laissé
+à moi toute ma trouvaille, parce qu'il savait
+bien qu'il fallait nourrir ces épaves, et l'État,
+comme vous dites, n'a pas <i>exercé la loi</i>; mais
+aujourd'hui que nous avons fait une prise qui
+vaut de l'argent, et que l'État sent qu'il y a
+non pas de dépenses à faire, mais de la monnaie
+à gratter, il veut qu'un navire halle dedans,
+sans que ça lui ait coûté un sou, soit une
+épave, pour qu'il puisse mettre la patte,....
+non, non, pardon, pas la patte, mais son
+grappin dessus, enfin!.... C'est juste, si l'on
+veut; mais c'est juste d'une drôle de manière,
+et j'ai dans l'idée que si je faisais de la justice,
+j'en ferais mieux que ça, ou je ne m'en mêlerais
+pas du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis chargé ni d'expliquer ni de
+commenter les lois. Mon devoir est de les faire
+exécuter. Quand le conseil des prises aura prononcé,
+on vous fera connaître sa décision.</p>
+
+<p>Cette contestation ne laissait pas que de contrarier
+nos insulaires, plus habitués à interpréter
+la loi naturelle selon leur instinct, qu'à
+se soumettre au texte de la loi civile, et à la
+lettre des décrets impériaux. Une autre difficulté
+vint les blesser dans leurs affections, à la
+suite de celle qui les avait déjà trompés dans
+leurs espérances.</p>
+
+<p>L'ancien maître de pension de Cavet conseilla
+à Tanguy, pendant son séjour à Brest,
+de faire des démarches afin d'obtenir la naturalisation
+de son fils adoptif. Tanguy s'empressa
+ensuivre l'avis du maître de pension,
+qui lui fit comprendre, non sans quelque
+peine, tous les avantages attachés à la qualité
+de Français. Il fallait en effet que Cavet fût naturalisé
+pour pouvoir prétendre un jour au
+grade éminent de capitaine au long-cours. Cette
+considération seule aurait déterminé maître
+Tanguy. Il alla présenter une déclaration au
+greffe du juge de paix.</p>
+
+<p>Mais ce fut là une nouvelle difficulté! Le
+magistrat lui prouva clair et net, le Code civil
+à la main, que, d'après les art. 543, 344 et
+346, il n'avait été que le <i>tuteur officieux</i> de
+celui qu'il avait regardé jusque-là comme son
+fils d'adoption. Cette circonstance étonna,
+affligea notre pauvre pêcheur; mais le Code
+était là, mais le texte de la loi venait d'arracher
+au bon Tanguy une illusion qui avait fait une
+partie du charme de sa vie si simple, et la consolation
+de sa confiante vieillesse.&mdash;Va, on
+aura beau me prouver que tu n'es pas mon
+enfant, dit-il à Cavet, je sais bien que tu es
+pour moi quelque chose de plus qu'un étranger.
+Allons-nous-en d'ici le plus tôt possible.
+La ville de Brest, avec ses lois, me pèse sur le
+coeur. Retournons à Ouessant, on y respire
+plus à l'aise.</p>
+
+<p>Cavet, irrité de tout ce qu'un peu d'expérience
+lui avait appris, s'efforçait de consoler
+le vieux pilote. Qu'importé, lui répétait-il, en
+s'efforçant de lui cacher son propre dépit,
+qu'importé que je ne puisse pas être reconnu
+par ces gens-là comme votre fils et comme un
+bon Français! Cela change-t-il les sentiments
+que j'ai pour vous et ceux que vous avez pour
+moi? Croyez-vous qu'avec leurs lois inhumaines,
+ces gens-là m'empêcheront de gagner
+ma vie et de secourir vos vieux jours? Nous
+serions bien bons, ma foi, de nous affliger pour
+si peu de chose! Tenez, si vous m'en croyez,
+pour oublier toutes ces sottes contrariétés,
+nous irons, ce soir même, au spectacle.</p>
+
+<p>&mdash;Au spectacle? Ah! oui, il me souvient
+qu'il y a trente ans à peu près, quand monsieur
+Hector était gouverneur, on me paya une
+fois la comédie; c'était bien beau alors! Mais
+quelle diable de mine irai-je faire au milieu de
+tout ce monde, avec mes <i>bragou-brasse</i><a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6"><sup>6</sup></a> et ma
+veste de paysan? Que verrons-nous enfin de si
+curieux à ton spectacle?</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote6" name="footnote6"></a><b>Note 6:</b><a href="#footnotetag6"> (retour) </a> Bragou-brasse, larges braies, grandes culottes, en bas-breton.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Nous y verrons, parbleu, la pièce que
+l'on donne ce soir! C'est justement <i>le Petit
+Matelot</i> que l'on va représenter. Cet opéra vous
+plaira, j'en suis sûr, car on y parle de marine:
+c'est un corsaire et son fils; ce sera vous et
+moi enfin, que vous vous imaginerez voir..</p>
+
+<p>&mdash;Un corsaire? un pilote peut-être et son
+enfant? Quoi! ce serait comme qui dirait toi et
+moi, n'est-ce pas, Cavet? Eh bien, allons-y,
+mon enfant, si ça ne coûte pas trop cher cependant;
+car des pauvres gens comme nous ne
+doivent pas faire de folies pour s'amuser un
+instant.</p>
+
+<p>Nos deux insulaires se rendent au théâtre.
+Cavet place aux premières galeries son père
+endimanché. La toile se lève: la pièce commence.
+Tanguy, étonné, écoute d'abord avec
+attention, et puis, au bout de quelques minutes,
+se prend à rire de toutes ses forces.
+Les spectateurs le regardent avec un peu de
+surprise et d'ironie. Les acteurs chantent, et
+le pilote devient inattentif; de la distraction il
+passe à l'ennui, et pendant que le public, plus
+occupé du costume étrange du spectateur que
+de la pièce, observe ses mouvements assez
+plaisants, il s'endort à moitié sur l'épaule de
+son fils, qui veille, lui, et qui enrage, en promenant
+sur le parterre et sur les loges des regards
+remplis de mépris et de colère.</p>
+
+<p>Au moment où l'acteur chargé du rôle du
+capitaine Sabord doit dire: <i>Il fallait un vent
+de Nord-Est pour nous relever de la côte</i>, le
+marin de coulisses se trompe, et parle d'un
+vent de <i>Nord-Ouest</i>, et en prononçant
+encore ce dernier terme comme il est écrit.
+Tanguy, à cette expression, qui résonne assez
+mal à son oreille, semble se réveiller d'un
+somme, et se met à crier de sa grosse voix
+d'ancien aide-canonnier: <i>Dis donc au moins un
+vent de Nordais et non pas de Norois, espèce de
+Parisien, puisque la côte court Nord et Sud!</i> A
+cette sauvage interruption, qui n'amuse qu'une
+partie du public, le parterre hurle: <i>A la porte,
+le vieux borgne! à la porte!....</i> Tanguy, tout
+consterné, se trouble; des commissaires de
+police arrivent pour mettre à exécution l'arrêt
+porté par le parterre contre le pauvre pilote.
+A la vue du commissaire, Cavet, indigné, se
+lève:&mdash;Qui osera, s'écrie-t-il, en grinçant des
+dents, porter la main sur ce brave homme
+dont je suis le fils? Apprenez que celui que
+vous traitez ici avec tant d'inhumanité est le
+pilote qui, au péril de sa vie, a jeté une frégate
+ennemie sur vos côtes. Quel est celui d'entre
+vous tous, qui méprisez tant sa simplicité,
+qui oserait se vanter d'avoir rendu autant de
+services que lui à son pays? Qu'il se montre
+celui-là, s'il en a le coeur, et je lui ferai payer
+cher son insolence et son stupide orgueil!...» Un
+profond silence succède à cette chaleureuse
+provocation: personne ne se présente à Cavet,
+qai semble chercher des yeux le premier qui
+osera se montrer. C'est au tour des spectateurs
+d'être stupéfaits.... Mais le bonhomme Tanguy,
+profitant de cet instant de calme, se
+lève tout ému; il saisit avec énergie la main
+palpitante de son garçon: Viens-t'en, viens-t'en
+d'ici, mon pauvre Cavet, lui dit-il,
+presque en sanglotant. Ils m'ont appelé <i>vieux
+borgne</i>. Allons-nous-en, puisque c'est une
+honte pour ces gens-là, que d'avoir perdu un
+oeil dans un combat. Le pilote et son fils
+s'éloignent alors, l'un en essuyant une larme,
+l'autre en menaçant les imbéciles qui n'ont pas
+craint d'insulter aux cicatrices du vieillard dont
+il protège avec passion les cheveux blancs et
+la tête mutilée.</p>
+
+<p>Le lendemain de cette scène, nos pilotes retournèrent
+dans leur île, désabusés tristement
+des illusions qu'ils s'étaient faites en arrivant à
+Brest avec leur prise. Oh! que leur vie innocente,
+obscure et laborieuse, leur parut bonne
+à retrouver, après les tribulations qu'ils venaient
+d'éprouver, et le bruit qu'ils venaient
+d'entendre à la ville! Ici, dit Tanguy, en
+revoyant son île paternelle, je suis chef, je
+me sens aimé, et enfin on me croit quelque
+chose. À peine sait-on dans le pays si je suis
+borgne ni comment j'ai perdu mon oeil. A
+Brest je me suis vu rebuté, méprisé: ce n'est
+pas là qu'est ma place, et c'est ici qu'est le
+bonheur pour un pauvre diable démon espèce.</p>
+
+<p>La décision du conseil des prises touchant
+<i>le Palafox</i> arriva. L'autorité annonça aux capteurs
+que l'arrêt ne leur était pas favorable, et
+ils s'en étonnèrent peu, car une fois que l'on
+s'est habitué à croire à l'injustice, l'arbitraire
+n'a plus le pouvoir de nous surprendre: c'est
+à peine s'il a encore le privilège de nous
+affliger.</p>
+
+<p><i>Le Palafox</i> ayant été considéré comme épave,
+les petits marins qui s'en étaient emparés
+ne pouvaient prétendre qu'au tiers de la
+valeur de la prise, tandis que, s'ils avaient
+capturé ce bâtiment avec un bateau commissionné
+du gouvernement pour courir sur l'ennemi,
+on leur aurait accordé les deux tiers de
+leur capture.</p>
+
+<p>Comment, répétait encore Cavet, en s'indiquant
+toujours, comment, pour avoir le droit
+de faire tort à l'ennemi qui cherche tous les
+moyens de nous nuire, il faut que le gouvernement
+que nous voulons servir, nous permette,
+par brevets, de nous emparer d'un bâtiment
+ennemi! Il ne veut donc pas du bien
+qu'on veut lui faire, ni du mal que l'on veut
+causer à nos rivaux?&mdash;Si, si fait, répondit
+Tanguy, il veut bien recevoir le bien, puisque
+tu vois qu'il s'empare du navire que tu as
+enlevé.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ainsi que je comprends le
+gouvernement qui doit nous régir, ni la société
+au milieu de laquelle je prétends vivre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, veux-tu nous faire un autre
+gouvernement et une autre société qui t'arrangent
+mieux? Tu es bien malin, mon garçon;
+mais il n'y a pas moyen: c'est à prendre ou
+à laisser.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez raison; c'est à laisser. Aussi.
+ne pouvant changer ce qui ne me convient pas,
+je veux du moins m'ôter de dessous les yeux les
+choses qui me blessent la vue, qui me font
+mal au coeur, et qui révoltent ma fierté
+d'homme.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc encore qui te passe en
+travers dans la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'ai? J'ai, que je veux vivre ailleurs
+que dans ce monde qui me gêne, et
+dont je me sens trop près. Je veux enfin être
+corsaire, me faire tuer, ou devenir quelque
+chose en respirant l'odeur de la poudre au
+milieu des combats, et non cet air pesant et
+corrompu qui m'empoisonne.</p>
+
+<p>&mdash;Corsaire! corsaire! Mais si tu te fais
+<i>chenoper</i> en course par les Anglais, qui vous
+font de si belles rafles sur la mer?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, peut-être alors je reverrai ma
+soeur en Angleterre, et ce sera au moins une
+consolation que de pouvoir espérer d'être réuni
+à elle.</p>
+
+<p>&mdash;Et à bord de quel corsaire encore veux-tu
+courir bon bord.</p>
+
+<p>&mdash;A bord du premier venu. Il y en a une
+pacotille de mouillés à Labreuvrack. J'irai
+trouver un capitaine qui ne me demandera
+pas qui je suis, mais bien ce que je sais
+faire, et je lui dirai: J'ai du courage et de
+la force...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ça, c'est vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Je connais la côte de Bretagne aussi bien
+que n'importe quel pilote.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est encore vrai.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez-moi à l'essai, si vous croyez que
+je vous trompe.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il te prendra, pour quelque chose
+de mieux qu'à l'essai.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis après...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis après?</p>
+
+<p>&mdash;Et puis après, ma foi, largue les huniers,
+hisse le grand foc, et adieu la terre... Ici,
+le père Tanguy s'essuya une larme d'une
+main, et de l'autre prit celle de son fils...
+Puisque tu le veux, et que ce que tu as
+dans la tête n'en sort jamais, je ne te dirai
+rien pour t'empêcher de faire la course. Il y
+a long-temps que je sais bien que tu as trop
+d'esprit pour rester avec de pauvres gens
+comme nous. C'est quand tu seras malheureux
+qu'il faudra revenir ici; mais si tu as du
+bonheur, ne reviens pas, et pense seulement
+quelquefois à moi; à ton vieux Tanguy, qui
+n'a d'autre peine que celle de ne pas t'avoir
+donné le jour....</p>
+
+<p>Cavet était attendri des larmes du vieillard,
+mais sa résolution était prise. Il comprit qu'il
+fallait brusquer son départ, et saisir son père
+au mot, pour ne pas lui donner le temps de
+la réflexion. Le matin, après avoir embrassé
+tout le monde, reçu les bénédictions de sa
+famille et les voeux de ses amis, il fit voile avec
+quelques pilotes dans un bateau qui devait
+le conduire, muni d'un léger paquet d'effets,
+à Labreuvrack, port de réunion de quelques
+corsaires en relâche.</p>
+
+<p>Il arrive la nuit avec sa barque dans ce
+havre immense et sauvage. Quelques masses
+noires, qui se balancent çà et là sur les flots
+plaintifs de la rade, lui indiquent le mouillage
+des corsaires. Il gouverne sur les navires ancrés
+en tête. Lequel abordera-t-il le premier? Quel
+est celui d'entre tous auquel il va confier sa
+destinée? Ici est mouillé un brick avec un
+fanal sur l'avant. Là s'élance sur la mer un
+lougre avec sa mâture de forban et ses longues
+vergues amenées en pagaie sur ses hauts bastingages.
+Plus loin, un côtre au large bau, au
+lourd beaupré, au gui immense, se présente
+silencieux et immobile sur les flots, sur la surface
+desquels il semble étendre ses flancs garnis
+de longs canons. On travaille à bord du brick,
+on chante à bord du lougre, et l'on dort à
+bord du côtre. C'est à bord du lougre qu'il se
+rendra, certain d'être mieux accueilli au milieu
+d'un équipage qui boit et qui danse, que
+par des hommes qu'il faudrait distraire de
+leur travail ou arracher au sommeil, pour se
+faire écouter.</p>
+
+<p>En approchant du lougre avec son bateau,
+le tumulte cesse un instant à bord de ce navire,
+et une grosse voix lui crie:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Oh de la chaloupe, ho?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Holà!</i> répond Cavet, selon l'usage en
+pareille circonstance.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Vient-elle à bord?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Oui.</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Y a-t-il des officiers?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Non; mais il y a du bois pour en faire</i>,
+ajoute plaisamment un des pilotes.</p>
+
+<p>On accoste le lougre, et aussitôt cinquante
+ou soixante bandits, en bonnets et en chemises
+rouges, passent tous du bord qu'élonge la
+chaloupe, pour savoir ce qu'elle vient faire à
+bord du navire, à cette heure de la nuit.</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous, vous autres? demande un
+des maîtres du bord.</p>
+
+<p>&mdash;Des pilotes d'Ouessant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, des pilotes en cheveux mal
+peignés, en sabots crottés et le reste. Nous
+connaissons ça. Et que voulez-vous? Boire un
+coup? on vous en donnera deux. Fumer une
+pipe? vous en fumerez quatre et non pas sans
+tabac encore. Mais enfin qu'y a-t-il pour votre
+vilain service?</p>
+
+<p>&mdash;Nous voudrions parler au capitaine, dit
+Cavet.</p>
+
+<p>&mdash;Pas moyen, pour le quart d'heure, mon
+ancien, vu que notre capitaine est <i>sâ</i> comme
+un anglais (est soûl).</p>
+
+<p>&mdash;Et le second?</p>
+
+<p>&mdash;Hors de combat aussi.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puis-je au moins parler à un des
+lieutenants?</p>
+
+<p>&mdash;Les lieutenants ne peuvent pas dans le
+moment actuel te donner audience, attendu
+qu'ils dorment comme des bûches qu'ils sont,
+pour leur propre compte et celui de l'armateur.
+C'est moi qui suis le plus à jeûn de tout
+l'équipage et de l'état-major.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et encore vous êtes joliment <i>bituré</i>,
+vous! s'écrie l'équipage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est égal; j'entends bien les raisons
+des autres, quand je suis <i>paff</i>, et que je ne
+peux plus parler couramment. Parle, petit
+pilote; mais parle vite, si tu veux commencer
+à ne pas m'embêter.</p>
+
+<p>&mdash;Je désirais demander au capitaine s'il
+veut de moi à bord de son corsaire. Comment
+d'abord se nomme le navire?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce qui est de ça, tu n'as pas
+besoin de le demander au capitaine. Le corsaire,
+mon garçon, s'appelle le lougre <i>l'Empereur</i>,
+et avec un nom de ce calibre on peut
+aller partout, et même en prison d'Angleterre.
+<i>L'Empereur!</i> hein, j'espère que c'est un nom
+joliment <i>estropé</i> et proprement garni en <i>queue-de-rat!</i>
+Mais à quoi te sens-tu bon à bord?</p>
+
+<p>&mdash;Je me sens bon à gouverner, à haller sur
+une manoeuvre, à piloter le lougre ou une
+prise dans tous les ports de la côte, depuis
+Bréhat jusqu'à Concarneau, et puis, ma foi,
+à faire le coup de feu comme un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, vous autres, là-devant: v'là
+un petit jeune homme qui est <i>pratique</i> de la
+côte, et il demande à courir bon bord avec
+nous. Faut-il rembarquer à la part?</p>
+
+<p>&mdash;Faites comme vous voudrez, répondent
+les bandits, qui chantaient sur l'avant; et
+laissez-nous tranquillement nous rafraîchir et
+nous tapper entre nous.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, petit pilote, je te reçois, en
+attendant la <i>réveillaison</i> du capitaine, matelot
+à la part, à bord du lougre <i>l'Empereur</i>, de
+Saint-Malo-de-l'Ile. Si tu n'as pas de papiers,
+on t'en fera. Si tu en as, tu pourras te les
+mettre, je ne te dirai pas où, car ici on navigue
+à la douce, sans feuille de route et sans
+paquet. À propos, as-tu un sac?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; le voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! en v'là une bonne, dites donc, vous
+autres, il a fait sa malle dans un bas de soie!
+C'est bon signe, mon ami; on voit que tu as
+besoin de refaire ton butin à la mer. Mais
+embarque toujours ta malle de poche, et dis
+à ces paysans qui sont avec toi, de monter à
+bord pour boire un coup de trop. Il faut ici
+que tout le monde vive. Voilà la touque au
+rogomme. Enfle!</p>
+
+<p>Les compagnons de Cavet s'empressèrent de
+se rendre à une aussi aimable invitation, et
+ils firent, en montant à bord de <i>l'Empereur</i>,
+retentir le pont du bruit de leurs lourds sabots.
+Je vous laisse à penser si la gauche tournure
+de ces pauvres pêcheurs amusa les corsaires
+déjà à moitié ivres! Viens-t'en donc voir,
+disaient les uns à leurs camarades, viens-t'en
+donc voir ces espèces de gabiers-volants en
+escarpins de bois! On voit bien que ces voltigeurs-là
+ne montent pas souvent sur leurs
+vergues pour <i>manger du ris</i><a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7"><sup>7</sup></a>. Mais si nous les
+invitions à faire une contredanse sans façon,
+avec leurs souliers fins: ils ne feraient peut-être
+pas tant les bégueules....</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote7" name="footnote7"></a><b>Note 7:</b><a href="#footnotetag7"> (retour) </a> Prendre des ris.</blockquote>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, faisons-les danser <i>an anigous</i><a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8"><sup>8</sup></a>,
+et <i>paffons-les</i>, mais du bon numéro.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote8" name="footnote8"></a><b>Note 8:</b><a href="#footnotetag8"> (retour) </a> Nom d'un chant bas-breton.</blockquote>
+
+<p>On invite les Bas-Bretons à danser: ils refusent
+d'abord en se grattant l'oreille. On leur
+propose de grandes lampées d'eau-de-vie: ils
+acceptent en s'essuyant les lèvres; puis, après
+avoir reçu d'autres invitations, ils consentent
+enfin à sauter en rond avec tous les corsaires,
+qui s'égaient beaucoup de leur pesante allure
+et des grands coups de sabots qu'ils lancent
+sur le pont pour suivre la cadence. Ils burent
+et dansèrent tant, qu'ils tombèrent enfin de
+lassitude et d'ivresse.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, dit un des matelots du corsaire,
+pour finir la bamboche, il faut affaler au
+palan, ces ivrognes-là dans leur bateau. Donne-moi
+une élingue, quelqu'un, et avec la candelette
+nous allons faire le déchargement de
+ces sacs-à-vin, au coup de sifflet de maître
+Boinet.</p>
+
+<p>&mdash;Maître Boinet consent à prêter à l'opération
+du déchargement, le secours de son coup
+de sifflet académique.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il me vient une idée, fait maître</p>
+
+
+
+<p>Boinet, en se ravisant. Pour savoir ce que le
+petit pilote sait faire en matelotage, si nous
+l'invitions, avec aisance et facilité, à élinguer
+lui-même, de sa main blanche, le casaquin de
+ses pas-propres de compagnons de voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, dit Cavet, en prenant l'élingue,
+et en passant le croc de la candelette
+dans la croisure. Hisse à présent!</p>
+
+<p>À ce mot prononcé avec sang-froid et avec
+une plaisante gravité, l'équipage, enchanté de
+la bonne volonté et de la science matelotière
+du nouveau venu, se range sur le garant de
+la candelette: le sifflet aigre du maître part
+comme un trait, et roucoule en vrai rossignol;
+on hisse chaque pilote ivre-mort, et Cavet les
+reçoit dans le bateau, où ils sont affalés comme
+des ballots de marchandises que l'on va mettre
+à terre. De long-temps l'équipage de <i>l'Empereur</i>
+n'avait ri de si bon aloi. C'étaient farces innocentes
+de corsaires, petits jeux enfantins de
+cette société de loups de mer, jeux bien lourds
+sans doute, mais qui suffisaient pour amuser
+la pesante oisiveté de ces gaillards-là.</p>
+
+<p>Le bateau pilote fut mouillé au large avec
+ses gens cuvant leur eau-de-vie dans la cale.
+Cavet revint à bord du lougre, où déjà les matelots,
+las de danser, de boire et de chanter,
+s'endormirent pêle-mêle, couchés sur le pont,
+sur les canons et les panneaux. Notre jeune
+homme finit lui-même par se laisser aussi aller
+au sommeil, et la nuit couvrit de l'obscurité
+qui lui restait encore, la fin de cette orgie,
+au délire de laquelle succéda le ronflement de
+tout l'équipage, livré aux douceurs d'un court
+repos.</p>
+
+<p>Image trop frappante de cette bonne vie de
+corsaires, qu'il faut avoir faite pour la connaître,
+la concevoir et pour pouvoir bien la
+décrire! Dangers, insouciance, orgies, prodigalité,
+combats, querelles et misères, voilà
+de quoi elle se compose. Et pourtant qu'elle
+finit vite, remplie comme elle l'est de tout ce
+qui peut la varier et la rendre irritante!</p>
+
+<p>Le soleil se leva pour le lougre <i>l'Empereur</i>,
+mais à travers des vapeurs brumeuses et froides,
+comme en hiver avec un bon frais de vent de
+nord. La piquante fraîcheur du matin réveilla
+le premier, le capitaine Felouc, qui, en se
+frottant les yeux, encore tout rouges de la ribote
+de la veille, aperçut tout son monde étalé
+sur le pont, dans les postures les plus nonchalantes.
+Le capitaine Felouc n'était pas tendre
+à jeûn. En voyant son lougre éviter le cap
+au Nord par l'impulsion de la brise qui lui
+glace l'oreille, il tourne sa mine refrognée du
+côté du vent, et, après avoir jeté un regard
+scrutateur sur les nuages qui filent vers le sud,
+il prend une barre d'anspect, réveille ses gens
+à grands coups, et en criant d'une voix passée
+au rum: <i>Debout tout le monde, et va à terre
+me chercher un pilote!</i></p>
+
+<p>A ces mots, et surtout à ces gestes, nos
+corsaires, endormis très-profondément une minute
+auparavant, se lèvent tous comme s'ils
+avaient été parés depuis une heure à obéir à
+l'ordre de leur capitaine.</p>
+
+<p>On vire à pic sur le câble; on largue les
+rabans des voiles paquetées: c'est le grand appareil
+qui doit être hissé, car il s'agit de louvoyer
+pour sortir. Une embarcation se dispose
+à aller chercher le pilote à terre.</p>
+
+<p>Mais à ce mot de pilote, le jeune Cavet, qui
+n'a pas encore parlé au capitaine Felouc,
+s'avance vers loi, le chapeau bas.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux tu? lui demande Felouc, en
+fixant sur lui ses deux yeux de loup.</p>
+
+<p>&mdash;Mettre le corsaire dehors, si vous le
+voulez, capitaine, et faire la course avec vous?</p>
+
+<p>&mdash;A quoi es-tu bon?</p>
+
+<p>&mdash;A vous conduire partout où vous voudrez,
+dans les cailloux de la côte, depuis les Penmarck
+jusqu'au raz de Bréhat.</p>
+
+<p>&mdash;Sans <i>badigoincer</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Sans badigoincer, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui me répondra de ton savoir-faire?</p>
+
+<p>&mdash;Qui? mais moi, donc!</p>
+
+<p>&mdash;Toi; mais qui me répondra de toi?</p>
+
+<p>&mdash;Ma vie, s'il le faut. Envoyez-moi par-dessus
+le bord, si je ne vous pilote pas à votre
+idée, et si je fais une bêtise.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, voyons un peu comment tu vas
+te patiner. Je suis aussi un peu <i>côtier</i>, et je
+verrai bien si tu connais ton affaire, en mettant
+le lougre dehors. D'ailleurs, je serai là pour
+veiller au grain, et pour corriger la route, si
+tu ne fais pas gouverner droit et à l'oeil.</p>
+
+<p>Cavet devient donc le pilote du bord. A lui
+le soin de la manoeuvre, et faites bien attention
+à ce qu'il va commander.</p>
+
+<p>&mdash;Vire à dérâper, et parez-vous à hisser le
+foc devant et le <i>tape-cul</i> derrière (pardon du
+terme, il est technique), la barre un peu
+dessous, timonnier!</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal cela, dit tout bas Felouc.</p>
+
+<p>&mdash;L'ancre est dérâpée, pilote, s'écrie le
+second, perché devant!</p>
+
+<p>&mdash;Traverse le foc au vent, borde le tape-cul
+à plat, la barre toute dessous!.... Voyez-vous,
+capitaine, nous avons le temps de mettre
+notre ancre en haut, avant de faire de la toile.
+Il ne doit d'ailleurs y avoir que dix brasses à
+pic, où nous sommes.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai ça; mais où donc as-tu appris
+si jeune à te manier de cette façon?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conterai tout ça plus tard, mon
+capitaine; voilà l'ancre à bloc. Parons-nous à
+hisser le grand appareil pour <i>bordailler</i> un
+peu à terre, et pour couper ensuite sur la
+boraine.</p>
+
+<p>&mdash;Le tonnerre de D... m'élingue, c'est qu'il
+est bon là, le petit lapin! Cavet continue.</p>
+
+<p>&mdash;Amure les basses voiles, et hisse la misaine
+et la grande voile, devant et derrière en
+dedans des bastaques! Vire, vire, à courir
+partout. Comme ça va bien, la barre; sans
+plus venir au vent!</p>
+
+<p>On court un petit bord: le lougre se penche
+et pince le vent à quatre quarts, avec une
+belle mer et la jolie brise qui siffle le long de
+ses ralingues bien bordées. Le petit pilote regarde
+de temps à autre sous le vent, puis
+repasse au vent, dit un mot au timonnier en
+portant l'oeil sur l'avant du navire. La terre
+approche: le corsaire l'attaque, à une portée
+de pistolet; capitaine Felouc commence à
+croire qu'il est temps d'envoyer vent-devant.
+Mais Cavet lui répète avec assurance, et en
+continuant de se promener sur le gaillard,
+qu'il n'y a rien à craindre avec plus de deux
+brasses d'eau sous la quille. Le commandement
+de <i>pare-à-virer</i> est fait cependant: celui
+d'<i>adieu-vat</i>! le suit de près; mais le corsaire
+range la côte à la toucher, en s'élançant au
+coup de barre, dans le lit du vent. Felouc,
+au moment de l'évolution, prend un plomb
+de sonde, et avant de le jeter le long du bord,
+il demande à son pilote: <i>Combien fais-tu d'eau
+ici?&mdash;Trois brasses à trois brasses et demie, tout
+au plus</i>. Le plomb est lancé, la ligne le suit:
+trois brasses et demie à pic! Felouc est dans
+l'admiration et reste stupéfait, les coques de
+sa ligne en main. Il ne reprend l'usage de la
+parole que pour demander au nouvel arrivé:</p>
+
+<p>&mdash;Comment te nommes-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Cavet. J'ai été trouvé en mer, dans une
+cage à poules. Des pilotes d'Ouessant m'ont
+élevé....<i>Loffe à la risée, timonnier! La marée
+porte au vent</i>....C'est moi qui ai amariné dans
+un bateau de pêche, le brick <i>le Palafox</i>....
+<i>Sans arriver</i>, la barre droite, laisse le navire,
+qui est ardent, venir tout seul <i>au vent!</i></p>
+
+<p>&mdash;Quoi! c'est toi, qui....<i>Le Palafox!</i> Parbleu,
+je me souviens bien, un petit brick espagnol,
+chargé de vin et de drap brun!</p>
+
+<p>&mdash;C'est justement cela. Il y a quelque temps.
+Les autorités n'ayant pas voulu me reconnaître
+comme Français, je me suis dit: Il faut aller
+en course, et peut-être qu'on te reconnaîtra
+là pour marin. Un marin, vous le savez bien,
+est de toutes les nations.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, de toutes les nations, car la mer
+appartient à tout le monde, c'est-à-dire à tous
+ceux qui savent vivre sur elle. Mais puisque
+tu as mis <i>le Palafox</i> dans le sac, il ne faut plus
+t'appeler à bord que <i>Palafox</i>: ce sera ton nom
+de course, et je te baptise, au nom de je ne
+sais pas encore qui, quatrième capitaine de
+prise, si tu veux.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas de refus, capitaine. Mais
+voulez-vous dire de nous parer à virer? Il y a
+là à terre une basse dont voilà l'accore. Là où
+vous voyez la mer clapoter.» On vira de bord
+encore une fois, d'après l'avis de <i>Palafox</i>, car
+ce fut le nom de guerre de l'orphelin, à bord
+de <i>l'Empereur</i>. En peu d'instants, le lougre,
+piloté adroitement par notre homme, se glisse
+comme une anguille entre les rochers de la
+côte, laissant tantôt arriver pour un brisant,
+et revenant tantôt au vent pour un autre. Le
+corsaire s'élève, ainsi habilement conduit, de
+la partie du rivage où les flots vont se briser
+avec un horrible fracas sur les rochers, les
+bancs de sable et les basses de ces parages
+dangereux. Honneur en soit rendu au petit
+pilote <i>Palafox</i>! Le capitaine Felouc lui assure
+qu'il l'estime, en lui faisant boire le reste d'un
+verre de rum qu'il a déjà humé à moitié. L'équipage
+le regarde d'un air qui a cessé d'être
+goguenard, et avec une sorte de surprise qui
+semble dire: Ce petit gaillard-là est plus malin
+qu'il n'en a la mine!... Le lougre <i>l'Empereur</i>
+était déjà en mer.</p>
+<br><br>
+<a name="c6" id="c6"></a>
+
+<h3>6</h3>
+
+<h3>Course, capture, baraterie du Patron, avant-goût<br>
+de piraterie.</h3>
+
+
+<p>Quel changement de physionomie s'opère
+au large dans la physionomie d'un équipage
+qui vient de quitter le mouillage! A peine ces
+corsaires, dont je vous ai dépeint la lourde
+joie et les grossiers amusements dans la rade
+de Labervrack, eurent-ils senti la lame de la
+Manche, qu'ils prirent tous un air grave et
+une contenance impassible. Plus de gaîté dans
+leurs propos, plus d'abandon dans leurs gestes.
+Leurs yeux, rôdant autour du bord et sur tous
+les points de l'horizon qui s'étend devant eux,
+semblent chercher à découvrir la proie dont
+ils veulent se saisir. Leur conversation ne
+roule que sur le partage du large butin qu'ils
+se promettent. C'est un trois-mâts chargé de
+piastres qu'ils veulent aborder, un bâtiment
+de la Compagnie qu'ils voudraient attaquer.
+Bien ne leur semblerait trop redoutable,
+parce qu'ils se sentent autant de courage que
+d'avidité.</p>
+
+<p>Un convoi se présente: le capitaine Felouc
+se jette au beau milieu des navires qu'escorte
+une corvette. La vue d'un lougre effraie tous
+les navires marchands, qui s'empressent d'abord
+de fuir. La corvette chasse le corsaire qui l'amuse
+ainsi jusqu'à la nuit. Puis quand l'obscurité
+enveloppe et le bâtiment chasseur et le
+bâtiment chassé, celui-ci revient sur sa route,
+rejoint les navires du convoi, et en élonge
+trois, en jetant mystérieusement à leur bord
+des paquets d'hommes qui menacent les Anglais
+du bout de leur poignard, au moindre cri,
+au moindre signe dont le but serait de trahir
+leur présence.</p>
+
+<p>On expédie les prises. La nuit favorise leur
+fuite; mais les équipages qu'il a fallu leur
+donner, épuisent le nombre d'hommes du
+corsaire. Le lendemain il faudra songer à là
+retraite, et aller dans quelques ports de France
+se ravitailler d'hommes nouveaux pour continuer
+la course.</p>
+
+<p>Trois ou quatre jours se passent avant qu'on
+ne puisse gagner la terre avec des vents de Sud.
+Un petit brick anglais se rencontre sur les
+attérages. Le corsaire oriente sur lui. En
+quelques heures il le tient sous son écoute.
+Un coup de canon siffle dans sa mâture, et
+le brick amène. On va à bord s'assurer si sa
+cargaison vaut la peine qu'on se démunisse de
+quelques hommes pour le conduire en France.
+Il est richement chargé. Le petit pilote <i>Palafox</i>
+a fait preuve de capacité et d'audace. Les capitaines
+de prise commencent à être rares à
+bord. Aucun de ceux qui restent ne connaît
+assez bien la côte, pour qu'on le charge de
+piloter le navire amariné, en lieu sûr. <i>Palafox</i>
+se propose: on lui donne dix hommes. Il saute
+à bord du brick, et vogue la barque! Le
+corsaire l'escorte pendant quelque temps: le
+mauvais temps vient, et sépare le lougre du
+brick. Mais celui-ci, avec les premiers vents
+d'Ouest, laisse courir au Sud-Sud-Est, et au
+bout de quelque temps Palafox découvre les
+roches des Épées de Tréguier. Tréguier, bel
+attérage pour des corsaires qui, garantis par
+les dangers que présente cette côte, peuvent
+braver les croiseurs trop prudents pour s'engager
+dans de tels parages! Un soir enfin, la
+prise laisse les Sept-Iles par tribord à elle, et
+va s'enfoncer dans les roches qui s'étendent
+sur l'avant: son capitaine connaît toute cette
+côte, dont l'aspect fait dresser les cheveux à
+nos marins du midi. Un navire, qui semble
+poursuivi par un bâtiment à la haute voilure,
+se montre sur la partie de l'horizon que la prise
+laisse derrière elle. Bientôt elle reconnaît un
+lougre dans le navire chassé. C'est peut-être le
+corsaire <i>l'Empereur</i> lui-même, et le navire qui
+le presse, une corvette ou une frégate. Le vent
+qui bat en côte pousse grand largue le navire
+carré, et doit contrarier le lougre, dont la
+marche est <i>le plus près</i>. Hélas! oui, le croiseur
+gagne, gagne le pauvre lougre: il sera bientôt
+sur lui.... Il l'a joint, et quelques longs coups
+de canon qui résonnent au loin avec un lugubre
+fracas, annoncent qu'avant la nuit le
+lougre a été amariné!</p>
+
+<p>Plus heureux, le petit brick, en refoulant
+un horrible courant, en se laissant pousser par
+un vent qui grossit les lames, passe entre tous
+les dangers qu'il effleure, qu'il contourne, et
+va mouiller avec la nuit tombante, à la Roche-Jaune.</p>
+
+<p>Douce fête que l'arrivée d'une prise! Triomphe
+pour les marins, joie pour les habitants du
+port, que les richesses conquises sur l'ennemi
+vont vivifier! Ivresse enfin pour tout le monde,
+ivresse surtout pour l'équipage du navire capturé!
+Les embarcations du stationnaire de Tréguier,
+les pataches de la Douane, environnent
+le brick. On embrasse Cavet sans le connaître.
+On lui offre un lit, un repas, des femmes même.
+sans savoir s'il a le sou en poche. La prise
+paiera toutes ses dépenses, ses profusions, ses
+folies. Arrivent du vin, des amis qu'il n'a jamais
+vus, des femmes dont il ne se soucie guère!
+Il est corsaire, corsaire heureux, et de plus,
+un des mieux bâtis des jolis garçons que l'on
+ait vus sous une chemise de molleton rouge!
+Qu'avec plaisir les jeunes filles promènent leurs
+regards animés sur ses traits hardis et son front
+expressif! Il entend et parle leur langage bas-breton.
+Il fait mieux encore, il comprend cet
+autre langage plus tendre qui ne se parle pas.
+Il finit par répandre l'or qu'on lui compte, entre
+des marins insouciants qui boivent avec lui, et
+des femmes qui l'enchaînent une heure ou deux
+au sein de ces orgies qui sont à peine des excès
+pour sa brûlante imagination et pour la force
+de son organisation. Ouessant et ses innocentes
+moeurs, le bon Tanguy et ses paternelles exhortations,
+sa soeur même, ravie par les Anglais,
+tout est oublié avec des corsaires qui
+oublient tout, hors le plaisir brutal dont ils
+sont altérés.</p>
+
+<p>Ce ne fut que lorsqu'il n'y eut plus d'argent
+à dépenser, que notre jeune pilote se rappela
+quelque chose.</p>
+
+<p>Un matin il se réveille calme, après avoir
+prolongé dans le sommeil les grossières illusions
+de l'orgie du soir. Il ne trouve près de lui ni
+les femmes qui l'avaient flatté la veille, ni les
+amis avec lesquels il s'était enivré. Il porte la
+main à sa ceinture: elle est vide. L'or qu'elle
+renfermait s'est évanoui en fumée; il ne le regrette
+pas: au contraire, même, il se félicite
+d'être délivré du souci de le dépenser. Ses réflexions
+se reportent plus librement au-delà de
+la vie qu'il a menée depuis quelques jours. Il
+entend la mer battre le rivage sur lequel, il a
+trouvé un refuge. Cette mer, qui a bercé son
+enfance, et qui s'est fait entendre si constamment
+à son oreille, semble, en mugissant au
+loin, le rappeler sur son sein maternel. Jamais
+le bruit des vagues n'avait retenti si harmonieusement
+pour lui. «Ah! dit-il, en ouvrant
+une fenêtre qui donne sur les flots, c'est là
+qu'est ma vocation, ma vie! La terre m'a
+trompé, elle m'a toujours repoussé. Les hommes,
+là, sont trop méprisables, leur existence
+trop fade. J'ai éprouvé déjà leur injustice,
+leur égoïsme. J'ai voulu goûter de leurs plaisirs.
+Les femmes, qu'ils estiment et qu'ils flattent
+avec délicatesse, auraient peut-être consenti
+à jeter un regard de bienveillance sur ma
+figure; mais sur mon sort aucune d'elles n'aurait
+gémi. J'aurais pu être l'amant caché de
+quelques-unes: aucune n'aurait songé à devenir
+ma protectrice désintéressée. Je me suis
+livré aux dernières de ces créatures qui tiennent
+une si grande place dans l'existence des hommes;
+elles ne m'ont inspiré qu'une passion sans
+fièvre, qu'a bientôt suivie le dégoût. C'est à la
+mer qu'il faut aller oublier ces impressions pénibles.
+La lame de l'Océan effacera tout cela.
+Ce n'est que loin d'ici que je puis respirer à
+l'aise. Un corsaire, un corsaire encore, pour
+celui qu'ils appellent l'orphelin! Des combats,
+du fracas et du carnage pour l'enfant qui n'a
+pas eu le courage d'être, bas, rampant et méprisé.
+À l'eau! à l'eau! toi, petit pilote, que
+l'eau a jeté expirant dans la barque d'un pêcheur.»</p>
+
+<p>Il trouva bientôt un autre corsaire. Pour
+l'aller chercher, il prend un bâton à la main,
+marche vers Saint-Malo, comme s'il allait porter
+une lettre à la poste du lieu le plus voisin.
+Lui, qui, quelques jours auparavant, nageait
+dans une certaine opulence, au milieu de ses
+femmes, des flatteurs qu'il avait trouvés, se
+traîner sur une grande route comme un vil
+piéton!... Oui, sans doute, il marche, sans
+bagage même, mais aussi sans souci, sans regret,
+sans pénible prévoyance de l'avenir. Il
+ne lui reste plus rien; mais l'avenir se déroule
+riant devant lui, comme ce chemin sinueux
+et long, dont les blancs contours semblent se
+perdre capricieusement au sein des forêts qui
+le bordent, ou des rivières qu'il divise. Il marche
+en piéton, le petit corsaire; mais ne voyez-vous
+pas, à cette allure franche, à ce pas rapide
+et décidé, qu'il porte toute une fortune
+avec lui? Dans quel endroit du monde pourrait-il
+tomber avec sa jeune et jolie figure, sa noble
+et vigoureuse taille, où il fût réduit à demander
+le pain de la pitié?</p>
+
+<p>Comme lui, j'ai été voyageur à vingt ans;
+pauvre, mais rempli d'espérance, et allant
+chercher la fortune, à pied, un bâton à la main,
+une gibecière sur le dos. Le soir, dans la modeste
+auberge que j'avais choisie tout exprès
+bien mesquine, la jeune fille qui me portait un
+léger repas, me regardait du moins avec intérêt,
+avec une tendre curiosité qui me faisait
+oublier jusqu'aux fatigues de la journée. L'hôtesse
+me questionnait avec bonté sur mon âge,
+ma vie et mes projets, et je me couchais heureux
+d'avoir rencontré de braves gens qu'avaient
+intéressés ma jeunesse, ma figure, mon
+naïf langage. Plus tard, j'ai voyagé moins modestement.
+Une voiture, louée à grands frais,
+m'a quelquefois transporté avec vivacité, avec
+éclat, d'une brillante hôtellerie à une autre
+hôtellerie aussi brillante, où mon arrivée mettait
+filles et garçons sur pied. Mais là, plus de
+doux regards de femmes sur moi; plus de bienveillantes
+et familières questions sur les rêves
+bien aimés que j'avais caressés en route. Je n'étais
+plus jeune, je n'étais plus pauvre non
+plus. Ah! ma première manière de voyager
+était la bonne!</p>
+
+<p>Saint-Malo se présente aux yeux de notre piéton,
+avec ses grands murs étroits au milieu des flots
+qu'ils défient, avec ses pieux pour briser la lame
+furieuse, qui vient blanchir sous les remparts
+de cette cité à la fois commerçante et guerrière.
+Oh! c'était bien alors une ville de corsaires. Des
+matelots, en grosses bottes et en bonnets rouges,
+inondaient ses rues, remplissaient ses cafés
+et ses cabarets. C'était un bruit, une activité,
+un mouvement! La course était l'industrie
+du pays; on ne parlait qu'armement, prises,
+capitaines capturés, hommes tués, lougres, côtres
+amarinés. Saint-Malo était enfin la ville d'Alger
+de la France, moins toutefois la barbarie et le
+pillage.</p>
+
+<p>Cavet va trouver l'armateur du lougre <i>l'Empereur</i>,
+qui se consolait de la capture de son
+corsaire en en équipant un autre, sous le nom
+du <i>Grand-Napoléon</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'armateur, c'est moi qui ai attéri
+le brick anglais, dont vous m'avez payé mes
+parts de prise à Tréguier. J'ai mangé tout, et
+je veux naviguer.</p>
+
+<p>&mdash;Soyez le bien venu, jeune homme. Il y a
+à bord du <i>Grand-Napoléon</i> une place de sous-lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;N'y aurait-il pas moyen d'être lieutenant,
+en considération de la prise que j'ai mise à
+terre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, toutes les places de lieutenant
+sont occupées; mais je crois pouvoir
+vous promettre que vous aurez une des premières
+prises que l'on amarinera.</p>
+
+<p>&mdash;Et combien me donnerez-vous de parts?</p>
+
+<p>&mdash;Trois parts, selon votre grade.</p>
+
+<p>&mdash;Mais je crois valoir mieux que le grade
+que vous me donnez, faute de place. Accordez-moi
+quatre parts, et qu'il n'en soit plus question:
+je suis pilote, je connais mon état, et quatre
+parts ne sont pas trop.</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien pouvoir vous rendre justice,
+mais je ne puis vous offrir que ce qu'il
+m'est permis de vous proposer.</p>
+
+<p>&mdash;Je chercherai ailleurs, en ce cas.</p>
+
+<p>&mdash;Essayez; mais je crois devoir vous prévenir
+que mon corsaire sera le meilleur marcheur
+de la Manche peut-être, et qu'il est un des
+mieux équipés du port.</p>
+
+<p>Cavet réfléchit un moment. Peu de temps
+lui restait pour se déterminer, et il conclut
+avec son armateur, mais en se promettant tout
+bas de rétablir, à la première occasion, l'équilibre
+entre le mérite qu'il se suppose, et les
+avantages trop mesquins qu'on lui a faits.</p>
+
+<p>&mdash;Il saute à bord du <i>Grand-Napoléon</i>. Le
+capitaine le reçoit en lui faisant la mine sans
+trop savoir pourquoi. Le corsaire appareille: il
+se bat, se sauve, revient à la charge, happe çà
+et là quelques navires sur la côte d'Angleterre.
+On jette d'un côté et d'autre quelques dizaines
+d'hommes sur les bâtiments amarinés. Cavet
+demande à commander une des prises. Le
+gaillard avait prouvé qu'il était marin. On lui
+donne à conduire en France un petit trois-mâts
+chargé d'objets d'équipement, de vivres et
+d'armes. Le capitaine du <i>Grand-Napoléon</i> lui
+compose un équipage des plus mauvais sujets
+du bord, et voilà notre homme manoeuvrant
+d'abord pour attérir sa prise, après avoir quitté
+le corsaire.</p>
+
+<p>Mais à bord de cette prise se trouvaient deux
+officiers marchands et trois passagers, que le
+corsaire n'avait pas eu le temps de prendre avec
+l'équipage du navire.</p>
+
+<p>Les matelots du <i>Grand-Napoléon</i> s'empresseront,
+toujours galants, de faire leur cour aux
+passagères, qui étaient jeunes, et qui, après les
+premiers instants accordés à la douleur, parurent
+écouter nos écumeurs de mer avec moins
+de cruauté. Le capitaine Cavet songea d'abord
+à la manoeuvre. Les vents étaient contraires
+pour attérir. On louvoya.</p>
+
+<p>Les mauvaises pensées naissent quelquefois
+des contrariétés que l'on éprouve. Il est si facile
+de rester honnête quand on est toujours
+heureux, et si difficile de rester toujours probe
+quand la fortune ne se lasse pas de vous poursuivre!
+Pardieu, se dit notre jeune capitaine,
+si, au lieu de chercher à crocher la terre avec
+ce bâtiment, qui était si richement chargé pour
+la Colombie, je lui faisais suivre sa première
+destination, et si j'allais m'enrichir moi-même
+plutôt que contribuer à augmenter assez inutilement
+pour moi, la fortune d'un armateur
+ingrat!... On m'a refusé, malgré mes services,
+le grade de lieutenant à bord du corsaire....
+Je puis maintenant faire tout seul mon bien-être,
+me venger d'une injustice aux dépens de
+qui l'a commise, et me traiter selon mon mérite...
+Voyons un peu.</p>
+
+<p>Le soir il rassemble ses gens, à qui il avait
+laissé prendre, dans la journée, une assez forte
+ration de grog.</p>
+
+<p>&mdash;Enfants! leur dit-il, vous êtes de braves
+et vaillants matelots. Chacun de nous, dans le
+cas où nous terririons la prise que nous avons
+sous les pieds, recevrait peut-être pour sa part
+douze à quinze cents francs, deux mille francs,
+tout au plus.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine, ça irait tout au plus à
+quatre ou cinq cents gourdes.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas trop, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas assez, capitaine...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! si je vous proposais de tripler,
+de quadrupler, de décupler vos parts de prises,
+que diriez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Nous dirions que vous êtes un bon... un
+bon enfant, quoi! Mais il faudrait un moyen
+honnête, car l'honnêteté avant tout, et l'argent
+après.</p>
+
+<p>&mdash;Le moyen que j'ai à vous proposer est tout
+simple, c'est de terrir la prise en Colombie,
+où nous la vendrons pour notre compte.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà, capitaine, c'est-il là un moyen
+honnête; parce que nous, voyez-vous, pour
+ce qui est de ça, nous ne nous y connaissons
+pas beaucoup. Nous avons de bonnes intentions,
+mais l'éducation manque.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est un moyen tout comme un
+autre, et meilleur même que tout autre. Je
+sais conduire un navire partout. Nous avons
+des vivres, des femmes, et un bon bâtiment à
+patiner. Cela vous va-t-il, avec des piastres en
+piles, au bout de la route?</p>
+
+<p>Les gens de la prise se concertèrent un instant
+entre eux, avant de prendre une détermination
+qui pourrait blesser leurs scrupules. Au
+bout de quelques minutes de discussion sur le
+gaillard d'avant, l'un d'eux s'avance, le bonnet
+à la main, et dit, au nom de tous, au capitaine
+Cavet:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, capitaine, ils se sont décidés devant,
+et ils ont dit que vous feriez comme vous
+voudrez.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-là, changeons de route, répond
+le capitaine. Nous allons mettre le cap au
+Ouest, et laisse courir la bordée qui porte au
+vent!</p>
+
+<p>La brise de Nord-Est favorisa ce scandaleux
+projet. On va si vite quand on va mal! Nos
+forbans se livrèrent dès ce moment à toute la
+joie et à tous les désordres qu'ils pouvaient se
+permettre. Les vivres de la cambuse allèrent
+grand train. Les passagères furent laissées libres
+d'accorder leurs bonnes grâces à tous ceux qui
+sauraient les mériter. Les deux Anglais furent
+contraints de faire la cuisine. On buvait, on se
+battait, on se raccommodait à bord, et la manoeuvre
+allait comme elle pouvait, après que le
+capitaine avait trouvé le sang-froid nécessaire
+pour donner chaque jour la route à suivre.
+Jamais travers n'alla mieux au gré d'un équipage.
+C'étaient des chants et des cris continuels.
+Chacun des actes d'insubordination, qui se
+multipliaient à bord, était puni comme on le
+pouvait, à coups de poing, à coups de barre
+d'anspect; et la discipline temporaire, que ce
+genre de répression rétablissait tant bien que
+mal, permettait quelquefois au capitaine de
+faire exécuter les manoeuvres nécessaires. Un
+autre bâtiment bien conduit, bien tenu et sévèrement
+mené, aurait pu vingt fois être aperçu
+et pris par les croiseurs ennemis. La prise,
+commandée par Cavet, espèce de demi-forban,
+apprenti pirate, au milieu d'une dizaine de
+renégats, faisait son chemin, sans être seulement
+inquiétée par le plus petit événement.
+À la mer comme à terre, il est rare que le
+hasard ne favorise pas les mauvaises actions, et
+ne tourne pas entièrement du côté de ceux qui
+savent tenter les mauvais coups avec audace.</p>
+
+<p>&mdash;Où nous conduis-tu à la fin? capitaine,
+demandait l'équipage, quand il était à jeun,
+au chef qui avait promis de les amener à bon
+port.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conduis dans un lieu où il n'y
+a ni prison ni potence pour nous.</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore, où est cela?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saurez dans cinq à six jours, si la
+brise dure, et si vous ne vous soûlez pas de
+manière à ne plus pouvoir brasser une vergue,
+ou gréer une bonnette.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-là, nous nous griserons en douceur.
+Mais nous l'avertissons que si tu nous
+joues un mauvais tour, tu la goberas le premier,
+car nous ne voulons pas être trahis.
+Nous voulons seulement nous amuser, et nous
+faire tuer un peu proprement, s'il n'y a pas
+moyen de faire mieux.</p>
+
+<p>Au terme marqué par le capitaine, on aperçut
+la terre que l'on désirait aborder, après
+avoir laissé derrière soi quelques îles françaises
+ou anglaises, qu'il aurait été malsain d'accoster,
+comme disaient nos écumeurs de mer. La côte
+sur laquelle courait la prise était haute; chacun
+la contemplait avec un peu de préoccupation:
+l'équipage ne dansa plus, ne se grisa
+plus; mais il s'assembla sur l'avant, pour
+prendre une détermination. On se rendit près
+de Cavet, qui se trouva entouré bientôt de fous
+ses matelots.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette terre? lui demanda l'un
+d'eux, au nom de ses camarades. Il est plus
+que temps que tu parles, ou que tu cesses de
+pouvoir parler.</p>
+
+<p>&mdash;Cette terre, puisque vous voulez le savoir,
+est la côte de Carthagène. Le pays est insurgé.
+L'armée révoltée a besoin des objets qui se
+trouvent à bord de notre navire. La nécessité
+la forcera à nous accueillir avec bienveillance.
+D'ailleurs des forbans sont toujours bien venus
+chez des révoltés. Ce soir ou demain matin,
+notre prise sera peut-être vendue au prix que
+nous voudrons.</p>
+
+<p>&mdash;Bien sûr? Tu ne cherches pas à nous
+mettre dedans?</p>
+
+<p>&mdash;Foi d'honnête homme, c'est-à-dire foi de
+je ne sais plus trop quoi, je vous parle comme
+je pense.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas-là, tu nous permettras de
+prendre nos précautions. Voici ce que l'équipage
+a décidé. Il a décidé qu'on t'amarrerait
+derrière, au pied du mât d'artimon, de manière
+à te laisser voir le compas de l'habitacle,
+et à veiller à la manoeuvre; que nous ferions
+faction auprès de toi, un couteau de cuisine à
+la main; qu'une fois mouillés au large, nous
+enverrions une embarcation à terre, et que si
+l'embarcation ne revenait pas, ou si elle revenait
+pour nous dire que nous sommes vendus,
+nous te larderions comme un porc que tu
+serais.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! amarrez-moi, puisque vous êtes
+tous des Jeanfesse, capables de me soupçonner
+d'une lâcheté qui me compromettrait autant
+que vous. Mettez-moi seulement une carte de
+Carthagène sous les yeux, et faites attention à
+bien exécuter les ordres que je vous donnerai.</p>
+
+<p>Cavet est amarré au poste qu'on lui a assigné.
+Pour plus de sûreté, on lui passe au cou
+un cartahu destiné à le hisser au bout de la
+grande vergue, dans le cas où on jugerait utile
+ou consolant de le tuer et de le pendre, pour
+l'exemple des traîtres à punir.&mdash;Au surplus,
+dit-il à ceux qui le garrottaient, l'homme immortel
+qui découvrit cette terre que j'aperçois
+valait mieux que moi, et il fut traité
+comme je le suis par des gens qui valaient
+mieux que vous: je n'ai pas à me plaindre.
+C'est une rude école que vous me faites faire,
+mais il faut que mon apprentissage soit dur
+pour le métier que je veux exercer. Je serai un
+jour capitaine de pirates, et j'aurai pour matelots
+des canailles de votre espèce. Amarrez-moi
+bien.»</p>
+
+<p>Le navire cingle vers la terre. On se dispose à
+mouiller au large de la côte, qui grossît aux
+yeux inquiets de l'équipage. Mais une embarcation
+aux voiles blanches et légères approche
+avec beaucoup d'hommes armés. On ne peut
+la fuir, et Cavet commence à trembler. Ses gens
+deviennent plus menaçants; le cartahu qu'on
+lui a passé au cou est raidi par deux matelots
+furieux, qui veulent le pendre avant que le canot
+qui chasse la prise ait accosté. Les deux
+passagères se jettent aux genoux des plus forcenés
+pour obtenir la grâce du malheureux capitaine.
+Quelques minutes se passent en menaces,
+en contestations, et l'embarcation aborde
+enfin le navire. C'est Cavet lui-même qui crie
+à l'officier qui la commande: <i>Où sommes-nous?
+Répondez vite, il y va de ma vie</i>.&mdash;L'officier répond:
+<i>Sur la côte de Carthagène.&mdash;Qui êtes-vous?
+Que nous voulez-vous?</i> demandent les
+hommes de la prise.&mdash;Des soldats de Bolivar,
+et nous venons vous proposer d'aborder la partie
+de <i>la côte où se trouve l'armée libératrice qui
+assiège Carthagène.</i></p>
+
+<p>À ces mots, l'équipage de Cavet passe de
+l'anxiété la plus vive à la joie la plus folle: on
+danse, on chante, on s'embrasse avec délire,
+sur ce pont où quelques minutes auparavant le
+sang allait ruisseler. Les Colombiens montent à
+bord de la prise, et ils sourient en voyant tous
+les matelots français se livrer aux transports les
+plus désordonnés. Mais Cavet, à qui personne
+ne songeait au milieu de cette ivresse commune,
+s'écrie:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, aucun de vous ne songe seulement
+à me démarrer! Voyez cependant ce que
+c'est qu'un tas de gueux de la sorte! Pour prix
+de les avoir conduits ici et de leur avoir sauvé
+la vie, ils me garrottent comme un traître, et
+quand ils voient que leur affaire est bonne, ils
+dansent comme des imbéciles, et me laissent
+avec un cartahu à la gargaïole!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vrai, dit un des matelots. Il est
+juste de le dégager. C'était un bon b..... que
+notre petit capitaine! Portons-le en triomphe,
+et buvons trois coups à sa santé.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, en triomphe! Démarrez-moi d'abord....
+Et si par hasard ces Colombiens, qui
+sont sans doute de braves gens, avaient été des
+Espagnols, vous vous seriez laissé aborder,
+avec les paroles qu'ils vous ont dites, n'est-ce
+pas? et moi je serais pendu! Voyez à quoi cependant
+tient la vie d'un homme comme moi
+au milieu de bandits comme vous!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est encore vrai ce qu'il <i>rognonne</i> là! Nous
+nous serions fait <i>carotter</i> du bon coin... Mais
+c'est égal: ce qui n'est pas arrivé n'est pas arrivé.
+Portons notre petit capitaine en triomphe...
+En triomphe le capitaine Cavet!</p>
+
+<p>Les bras vigoureux de deux matelots se croisent
+et enlèvent le capitaine. Tout l'équipage,
+la bouteille en main, suit le triomphateur, en
+faisant par trois fois le tour du navire. Vive notre
+petit capitaine! vive Cavet! À sa santé! On
+buvait, on braillait; chacun se disputait l'honneur
+de coller ses chaudes lèvres sur les joues
+du capitaine. C'était à qui le tirerait à soi pour
+lui tenir la main, lui toucher le pied, lui appliquer
+un lourd baiser. Pour lui, assez indifférent
+à cette ovation, il ne s'adressait à ses gens
+que pour leur répéter: Prenez bien garde au
+moins de ne pas me jeter par-dessus le bord, à
+force de tendresse. La scène se termina enfin
+par épuisement. Le héros prit le parti de sauter
+sur le pont et de se placer à la barre de son navire,
+car il était temps de manoeuvrer.</p>
+
+<p>Les Colombiens étaient d'avis que l'on gouvernât
+le bâtiment vers l'embouchure de la
+Magdeleine, rivière près de laquelle se trouvait
+le petit corps d'armée de Bolivar. On suivit
+leur conseil. Les matelots étrangers aidèrent les
+français à rentrer le navire dans une des criques
+de la côte.</p>
+
+<p>Une fois à terre, ce fut bien une autre affaire!
+La petite armée insurgée manquait de
+tout. Aussi avec quel empressement les officiers
+et les soldats accueillirent les marins qui semblaient
+leur apporter ce qui leur était le plus
+nécessaire. On se jeta sur les armes et les vêtements
+que contenait la cale du bâtiment. Mais
+qui nous paiera tout cela? demandait l'équipage.&mdash;La
+république, lui répondaient ies soldats.&mdash;Mais
+où est votre république?&mdash;Nous
+ne savons pas encore où; nous cherchons à en
+faire une.» En attendant que la république fût
+trouvée, on donna des bons sur l'État au capitaine
+Cavet, pour les objets qu'on lui prenait.
+Du reste, on permit à ses hommes et à lui de
+s'introduire et de combattre dans les rangs des
+Colombiens, et de partager avec les patriotes
+l'honneur de marcher sous Bolivar.</p>
+
+<p>Les matelots, qui avaient cru enlever la prise
+pour leur compte, se trouvèrent un peu déconcertés
+en voyant qu'ils n'avaient travaillé, en
+définitive, que pour une cause dont ils ne comprenaient
+pas bien toute la noblesse. Mais ils se
+consolaient de leur mésaventure en répétant:
+Un voleur qui vole l'autre, le diable en rit.
+Nous avions escroqué nos camarades et notre
+armateur, d'antres forbans nous escroquent:
+le sort est juste, et nous sommes les dindons de
+la farce.</p>
+
+<p>Quant à leur jeune capitaine, ce fut lui qui
+se résigna le plus facilement au sacrifice de la
+forte part sur laquelle il avait compté en s'appropriant
+le bâtiment. On le présenta à Bolivar,
+qui lui promit de le naturaliser colombien, en
+reconnaissance du service que sans le savoir il
+avait rendu à l'Indépendance. Il répondit qu'il
+était disposé à accepter le titre de citoyen de la
+Colombie, comme il avait accepté les bons de
+la république. Mais, lui demanda le héros de
+Caraccas, qui donc a pu vous conduire ici?</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi-même, général.</p>
+
+<p>&mdash;Et par quel événement, avec une prise faite
+sur les Anglais, êtes-vous venu à Carthagène?</p>
+
+<p>&mdash;Par un événement que j'ai fait moi-même:
+j'ai enlevé la prise que je commandais.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est là au moins une action blâmable.</p>
+
+<p>&mdash;Pas plus blâmable que celle que vous
+avez commise en me payant avec des bons-en-l'air
+les marchandises que je m'étais injustement
+appropriées.</p>
+
+<p>&mdash;Vous paraissez avoir affaire à des matelots
+qui m'ont l'air d'être d'assez mauvais bandits.</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu, ce n'est pas avec des Aristides
+et des Catons que l'on fait des actions blâmables,
+comme celle que vous me reprochiez tout-à-l'heure.</p>
+
+<p>&mdash;Et si par hasard vous étiez tombé sur une
+terre ou chez un peuple qui eussent eu des
+lois?</p>
+
+<p>&mdash;Nous aurions été punis peut-être comme
+écumeurs de mer, ou livrés à la prétendue justice
+de notre pays. Mais j'ai eu le nez bon. J'ai
+cherché des gens parmi lesquels la nécessité est
+encore la première des lois. On s'est emparé de
+la prise que j'avais volée; et, pour empêcher
+un bandit de crier à l'iniquité, on a proposé à
+ce bandit d'en faire un citoyen de la république
+en herbe. Vous avez raison: Rome n'eut pas
+d'autres commencements. Vous voulez asseoir
+les bases de l'édifice sur de la boue, faute de
+mieux. L'édifice encore pourra s'élever et tenir
+bon.</p>
+
+<p>Étonné de ce langage brusque et fleuri, de
+cette audace et de cette raison dans un homme
+si jeune, Bolivar regarde son interlocuteur avec
+intérêt. Il lui demande d'un ton bienveillant:</p>
+
+<p>&mdash;Quel motif a donc pu vous déterminer à
+quitter l'Europe, comme vous l'avez fait?</p>
+
+<p>&mdash;Des injustices, que j'ai mieux aimé punir
+que supporter. Vous connaissez d'ailleurs cette
+Europe, et vous savez si tout y est bien.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel grade vous sentiriez-vous la force
+d'occuper dans mon armée?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun. Vos soldats ne me plaisent pas.
+Au surplus, je ne sais pas leur métier. Cependant
+si vous croyez devoir m'employer, mettez-moi
+à bord de ma prise avec quelques barils
+de poudre, une vingtaine d'hommes et trois ou
+quatre canons. Si les Espagnols viennent, je les
+canarderai un peu, et pour cela je ne vous
+demanderai rien.</p>
+
+<p>Bolivar consent à tout ce que lui propose
+Cavet. La prise, embossée à l'entrée de la
+Magdeleine, devient un stationnaire, et voilà
+une marine pour les indépendants. Quelques-uns
+des ivrognes qui ont fait partie de l'équipage
+du capitaine Cavet, consentent à servir encore
+sous ses ordres. Les préparatifs sont faits pour
+rendre le bâtiment redoutable à l'ennemi qui
+oserait s'approcher. Mais la nuit même de l'exécution
+de ce petit projet, les Espagnols attaquent
+à l'improviste les insurgés, qu'ils mettent en fuite.
+Cavet, surpris à bord de sa prise, est abandonné
+par les siens, qui disparaissent avec
+l'armée indépendante mise en déroute. Quelle
+destinée que celle de cette prise anglaise! Capturée
+d'abord par un corsaire, enlevée par son équipage
+ensuite; puis après, tombant dans les
+mains des indépendants, pour être livrée quelques
+jours plus tard aux Espagnols!</p>
+
+<p>Le capitaine suivit le sort de son bâtiment.
+On l'amena à Carthagène, où il se plaignit bien
+haut des prétendus mauvais traitements que lui
+avaient fait subir les insurgés. Resté seul, et
+pouvant dire tout ce qu'il voulait sans qu'un
+témoin vînt élever contre lui le souvenir de
+l'acte qu'il avait à se reprocher, notre jeune
+marin put facilement donner le change à ses
+capteurs, et il parvint à se faire indemniser par
+les Espagnols, comme une victime de l'injustice
+et de l'avidité des troupes de Bolivar.</p>
+
+<p>Il y a dans la destinée de quelques hommes
+une espèce de fatalité qui semble les porter au
+vice ou au crime, en récompensant, comme de
+bonnes actions, tout ce qu'ils font de plus coupable.
+Quand une tentative condamnable leur
+réussit, quand le mensonge leur profite, comment
+voudriez-vous qu'ils s'arrêtassent sur la
+pente d'un abîme qu'ils trouvent bordée de
+fleurs? C'est au malheur peut-être qu'il est seul
+donné d'inspirer le remords aux coupables. Le
+bonheur quelquefois réservé aux mauvaises
+actions, semble trop justifier le crime.</p>
+
+<p>Les Espagnols ne crurent qu'à moitié à la sincérité
+de Cavet. Il ne leur inspira pas assez de
+défiance pour qu'ils pensassent être en droit de
+ne pas l'indemniser, mais il ne leur inspira pas
+non plus assez de confiance pour qu'ils cherchassent
+à se l'attacher. Et lui, trop disposé à
+braver l'opinion qui pouvait s'attacher à sa personne,
+il employait l'argent qu'on lui avait
+donné, à s'enivrer froidement de folles orgies,
+non pas pour la débauche elle-même, mais
+pour la connaître, pour en épuiser la coupe
+brûlante, et pour plus tard s'en détacher sans
+regret et la mépriser avec orgueil.</p>
+
+<p>Qui n'a pas vu, dans les colonies, ces marins
+indolents oublier sous le tiède climat qui les
+endort, cette vie active qu'ils menaient sur les
+flots, et réunir autour du hamac où des femmes
+les bercent mollement, les voluptés qu'ils
+se procurent à force d'or et de profusion! Comment
+alors reconnaîtrait-on dans ces étranges
+sybarites, ces sauvages enfants de la mer, si insouciants
+d'eux-mêmes, si indomptés dans les
+périls qui semblent les avoir endurcis? Eux
+bercés comme de faibles nourrissons par la main
+d'une femme! Eux s'endormant au bruit d'une
+chansonnette chantée par la bouche d'une
+fille!... Oui, mais qu'un cri de guerre les appelle
+au combat; oui, mais que les gémissements
+d'un naufragé les implorent sur les flots au milieu
+de la tempête, vous les verrez s'élancer du
+hamac où ils s'alanguissent, pour voler au-devant
+du trépas ou pour aller s'engloutir dans
+les vagues que nul autre qu'eux ne saurait affronter
+ou même voir en face!</p>
+
+<p>L'argent s'épuise, se perd bien vite dans les
+mains d'un marin oisif: celui de Cavet se répandait
+partout où ses pieds laissaient une trace;
+c'était son luxe à lui; c'est celui de tous les
+marins, luxe dévergondé, sans dignité, mais
+qui quelquefois n'est pas sans noblesse. Non
+content encore de semer en tous lieux et en de
+stériles mains, les gourdes dont il faisait si peu
+de cas, il se dit un jour: Un philosophe jeta
+toute sa fortune à la mer pour se croire libre:
+faisons mieux, jetons l'argent qui nous reste,
+dans les mains de quelques misérables matelots,
+pour nous réduire à leur condition et ne pas
+nous abrutir dans la mollesse. Voyons qui vent
+de l'or? J'en ai encore à dissiper, et les matelots
+sans emploi abondèrent. Cavet, à sa grande
+satisfaction, se trouva ce qu'un autre aurait
+appelé ruiné; mais lui se sentit au contraire
+dégagé d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter.
+«C'est maintenant, pensa-t-il, que je me
+sens disposé à redevenir tout-à-fait homme en
+me livrant à la nécessité de gagner ma vie. Fait
+pour être, à le bien prendre, autre chose qu'un
+matelot, voyons si je vaux réellement ceux qui
+sont au-dessous de moi. Devenons matelot parmi
+des gens qui n'auront pour moi, ni indulgence,
+ni pitié, et qui me prendront pour ce
+que je pourrai valoir. Il y a ici des bâtiments
+anglais et américains; c'est à leur bord que je
+veux gagner rudement le pain amer de l'exil
+auquel je me suis condamné. Ils m'appelleront
+renégat, s'ils veulent, ces étrangers que je vais
+revoir; ils me traiteront en demi-forban si cela
+leur convient. Qu'importé, je m'élèverai à mes
+propres yeux, en m'abaissant jusqu'à leur être
+utile. Femmelettes de l'Europe qui n'avez pas
+voulu de moi, je vous apprendrai comme on
+grandit en force dans les rudes travaux qui effraient
+votre paresse. Vous n'avez pas daigné
+me reconnaître comme Français, j'ai déjà reçu
+le titre de citoyen de la Colombie! Vous ne m'avez
+pas rendu justice même sur un corsaire, et
+c'est en me vengeant de vous par le pillage d'un
+de vos navires, que je suis venu ailleurs me
+faire naturaliser citoyen d'un pays où l'on ne
+me connaît pas, et que j'ai enrichi du fruit de
+ce que vous appellerez un crime. Allons maintenant
+couronner l'oeuvre que j'ai entreprise en
+voulant me rendre un de ces hommes hardis
+que vous maudissez et que vous mettez au ban
+des nations policées. Devenu pour vous aussi
+exécrable que vous m'avez paru vils et petits,
+soyons un monstre à pendre, s'il est possible.
+Pour devenir un homme comme moi, je vous
+apprendrai peut-être qu'il faudrait bien des
+douzaines d'honnêtes citoyens comme vous.»</p>
+
+<p>Quelques heures après cette belle résolution,
+notre jeune marin, forcé par le besoin qu'il
+s'était créé, d'aller chercher un emploi, rôdait
+sur les quais de Carthagène, abordant chaque
+capitaine de navire, et lui demandant, le chapeau
+à la main, mais avec un air encore très-décidé:</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, n'auriez-vous pas par hasard
+besoin d'un matelot?</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondait l'un. Tu m'as l'air d'un
+vaillant garçon; mais j'ai tout mon monde.
+Va chercher ailleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Combien voudrais-tu par mois? lui demandait
+un autre. On m'a proposé trois bons
+matelots à huit gourdes, pour remplacer les
+gens que j'ai perdus de la fièvre jaune.</p>
+
+<p>&mdash;Huit gourdes! ce n'est pas mettre le prix
+pour un homme comme moi. A douze gourdes
+et un mois d'avance, vous m'aurez.</p>
+
+<p>&mdash;Dix gourdes, et demain à bord. C'est
+mon dernier mot. Décide-toi rondement, car
+dans trois jours j'appareille.</p>
+
+<p>&mdash;Onze gourdes, et taupez-là.</p>
+
+<p>&mdash;Pas un <i>noir</i> de plus que ce que je t'ai dit.</p>
+
+<p>&mdash;Ça m'est impossible.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, mon garçon, va chercher ailleurs.</p>
+
+<p>Et il chercha tant en effet, content d'être
+marchandé pour une gourde ou deux, qu'il
+rencontra un vieux capitaine de schooner
+américain, qui le prit à la place de deux
+hommes qui lui manquaient. Pris à la place de
+deux matelots! se dit le jeune homme, tout
+enchanté de lui; c'est là ce qu'il me faut, à
+moi. Cette condition m'impose l'obligation de
+multiplier mes efforts et de doubler mon courage:
+tant mieux. Je grandirai en force et en
+détermination, par cela seul que l'on exigera
+plus de moi que de tout autre. J'aurai de la
+misère, mais suis-je né sur un lit de plume?
+Je ne le crois pas; et d'ailleurs ai-je été élevé
+dans la mollesse? Oh! pour cela, je suis bien
+sûr que non...... Ah! si le sort m'avait fait
+naître ou m'avait placé dans un rang un peu
+élevé de la société, peut-être aurais-je fait de
+grandes choses! Avec ma tête, ma résolution
+et les facultés que je sens là!... Mais le sort en
+a décidé autrement..... Abandonnons-nous à
+lui, et cherchons un navire avant tout.»</p>
+
+<p>Il se remua tellement qu'il finit par trouver
+une place de matelot sur un pauvre caboteur des
+États-Unis. Le lendemain de son engagement, il
+était à bord, se barbouillant les mains dans
+du goudron, et cachant sa noble figure sous
+un large chapeau de paille. Il allait naviguer
+comme matelot à onze gourdes par mois, et
+un coup d'eau-de-vie à la fin du grand quart
+dans les mauvais temps: c'était une disposition
+supplémentaire, ajoutée à l'engagement qu'il
+venait de contracter avec le capitaine américain.</p>
+
+<br><br>
+<a name="c7" id="c7"></a>
+
+<h3>7</h3>
+
+<h3><i>Le Renégat.</i></h3>
+
+
+<p>La cruelle vie que celle d'un renégat à bord
+de l'étranger!</p>
+
+<p>Le renégat pour les Américains, les Anglais,
+les Danois ou les Hollandais, c'est le matelot français
+qui, fuyant la patrie qu'il s'est fermée pour
+jamais, se trouve obligé de supporter tous les
+mauvais traitements dont ses hôtes tyranniques
+peuvent l'accabler impunément.</p>
+
+<p>Y a-t-il un travail repoussant à faire à bord?
+on appelle le renégat, et la dernière des <i>mateluches</i>
+de l'équipage lui dit: <i>Chien de Français,
+va nettoyer la poulaine ou laver cette gamelle!</i>
+Prend-il envie au capitaine, au second ou au
+maître d'équipage, de donner un coup de
+poing à quelqu'un pour se refaire la main? Il
+appelle le renégat, qui arrive le chapeau bas
+pour recevoir la volée et racheter, comme le
+bouc expiatoire, tout l'équipage de la mauvaise
+humeur de son chef.</p>
+
+<p>C'est encore bien-pis quand les hommes de
+quart s'avisent de vouloir s'égayer pendant le
+beau temps! s'ils sont cruels dans leur colère, ils
+sont encore plus barbares dans leurs jeux.
+Voyez-les jouer à la drogue, par exemple, avec
+les cartes crasseuses qui pendant un mois ont
+servi à la chambre! C'est toujours le nez du
+renégat qui porte le long cabillot dans la fente
+duquel la partie proéminente et cartilagineuse
+de son visage est violemment pincée. Et quand
+on compte les points, que de coups de paquets
+de cartes pleuvent sur ce nez déjà si bien meurtri
+par le pavillon de drogue! Les plus grossières
+farces, c'est le renégat qui en fait les frais.
+Les plus durs reproches, c'est lui qui les essuie,
+les privations le plus pénibles, c'est lui qui doit
+les supporter sans murmures, sans observations,
+sans larmes même. Ah! si les marins qui
+abandonnent leur patrie commettent une faute,
+ils l'expient si terriblement en servant l'étranger,
+qu'on pourrait les amnistier à leur retour
+chez eux, sans avoir à craindre à leur égard les
+effets d'une dangereuse impunité.</p>
+
+<p>Notre renégat Cavet éprouva toutes ces tortures.
+Mais il apprit du moins en subissant
+l'inhospitalité des marins avec lesquels il naviguait,
+à détester plus qu'il ne l'avait fait encore,
+tout ce qui portait le nom d'anglais ou d'américain;
+et plus il abhorrait les étrangers, et mieux
+il se croyait vengé d'eux. C'est qu'il sentait bien,
+au fond de son coeur haineux, qu'un jour il
+pourrait leur faire payer cher toutes leurs injustices,
+et les punir de toute la rage qu'il amassait
+contre leur nation.</p>
+
+<p>En attendant qu'il pût trouver l'occasion de
+se venger en grand, il se consolait un peu une
+fois à terre, en se donnant force coups de poing
+avec les matelots dont il avait eu le plus à se
+plaindre pendant les traversées de Carthagène,
+de Vera-Cruz ou de Saint-Thomas, à Charleston
+ou à New-York, car c'était à bord des navires
+qui faisaient ce genre de navigation, qu'il
+avait été réduit à chercher un refuge contre les
+Espagnols, et une ration de biscuit contre la
+faim.</p>
+
+<p>Mais ces voyages pénibles le formèrent; mais
+ces habitudes sauvages l'endurcirent... Ah!
+vienne, disait-il, le moment de montrer qui je
+suis et de prouver ce que je peux faire, et nous
+verrons, nous verrons.... J'ai là dans ce coeur
+qui me brûle sous la main, dans cette force
+dont je ne sais que faire, tout ce qu'il faut pour
+être aussi cruel envers les autres, que ces brigands
+sont inhumains envers moi. Plongé dans
+ces réflexions, entendait-il l'officier de quart
+crier de l'arrière: <i>Allons, monte vite crocher un
+ris</i>; il fallait le voir grimper aussitôt, car il savait
+bien ce que lui aurait coûté une seule seconde
+de retard.</p>
+
+<p>L'occasion qu'il cherchait se présente. Elle
+manque rarement à ceux qui ont tout ce qu'il
+faut pour la trouver ou pour la mettre à profit.</p>
+
+<p>Il arrive à Carthagène sur un caboteur américain,
+simple matelot et matelot assez mal vêtu
+même. Bolivar, ce Bolivar dont la dépouille
+mortelle dort ignorée sur le sol qu'il arracha à l'esclavage,
+venait de s'emparer de cette place formidable.
+Il allait passer en revue ses troupes
+victorieuses. Cavet, comme les autres curieux,
+se trouve sur le chemin du Libérateur. Celui-ci,
+en promenant son oeil rapide et pénétrant
+sur la foule qu'il est obligé de fendre,
+aperçoit le marin français: il s'arrête devant
+lui. Que faites-vous ici sous ces haillons de
+matelot?</p>
+
+<p>&mdash;Général, j'y meurs de faim.</p>
+
+<p>&mdash;Sans chercher à gagner votre vie avec honneur,
+avec gloire?</p>
+
+<p>&mdash;Sans, rien, général. Dites-moi, vous qui en
+avez tant acquis de cette gloire, où il peut y
+en avoir un peu pour un pauvre diable comme
+moi?</p>
+
+<p>&mdash;Là!....</p>
+
+<p>Et en prononçant ces mots le Libérateur
+montrait du doigt un brick espagnol mouillé,
+pour narguer les indépendants, en dehors de
+l'entrée de Carthagène, à deux petites portées
+de canon des batteries.</p>
+
+<p>&mdash;Je comprends, répond Cavet, dont les yeux
+flamboient déjà d'espoir et de plaisir. Mais,
+il n'y a ici que de mauvaises chaloupes, peu
+d'équipage.... et pas le sou!....</p>
+
+<p>&mdash;Montès, approchez, dit le Libérateur à
+l'un de ses aides-de-camp: faites à ce Français
+un bon pour....(s'adressant à Cavet), pour
+combien de gourdes, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Mettez mille gourdes, général, et ce soir...
+Et demain soir au plus tard je serai tué, ou ce
+brick espagnol vous sera amené dans Carthagène.</p>
+
+<p>Le billet de mille gourdes sur la caisse militaire
+est fait: Cavet le saisit; il disparaît avec la
+foule qui le suit. Le Libérateur passe sa revue, et le
+soir vient bientôt envelopper les murs imposants
+de Carthagène, de ses voiles riants et sombres.</p>
+
+<p>Le soir dans un port! Que ce moment est
+doux pour le matelot! c'est le terme de ses travaux
+journaliers, c'est le commencement des
+brutales jouissances dans lesquelles il va se
+noyer, et qui ont besoin de l'ombre de la nuit
+pour ne pas scandaliser les yeux de la pudeur
+et de la délicatesse. Entendez ces marins chanter
+leurs rauques chansons dans les cabarets
+qu'ils remplissent, pendant que le soldat, retiré
+dans sa caserne, cherche tristement à dissiper
+l'ennui qui l'assiège. Voyez l'imprévoyance et
+l'imprudent abandon avec lesquels ils se livrent
+à ces femmes à qui ils prodiguent l'or qu'ils
+ont arraché aux flots, et dites-nous quel est
+l'homme le moins malheureux, ou de celui qui
+s'étourdit si gaîment sur les dangers qu'il va
+courir, ou de celui qui marchera avec tant de
+discipline et de réserve à la voix d'un chef qui,
+en lui imposant tous les sacrifices, ne lui permet
+d'espérer aucune compensation?</p>
+
+<p>Quelle puissance attractive un billet de mille
+gourdes exerce dans les mains d'un marin, sur
+les autres matelots! Cavet, avec son bon signé
+<i>Bolivar</i>, parcourait toutes les cabanes à tafia.
+Il eut bientôt rallié autour de lui les bandits de
+Carthagène, en criant partout: <i>Il me faut des
+Français, des Anglais et des Américains! Rallie
+à la gloire et au tafia!</i></p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu faire de nous? lui demandaient
+tous les bandits.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon affaire, leur répondait-il. Il y
+a de l'argent à gagner avec moi, et un coup de
+flibuste à faire.</p>
+
+<p>&mdash;Monte sur la table, monte sur la table,
+lui disaient les matelots disponibles, et parle-nous
+du bon coin! Voyons, que veux-tu faire
+de nous? Nègre, en attendant, porte-nous à
+boire au compte de ce savant-là! À notre santé,
+tas de forbans! À présent parle, Français, nous
+pouvons t'entendre; nous avons le gosier frais
+et l'oreille tendue.</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, j'ai reçu carte blanche du Libérateur:
+il veut que nous nous tappions, et
+dur.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ça nous fait à nous, le Libérateur?
+Il n'est pas plus matelot que ma petite
+soeur, celui-là, et il veut nous faire tapper!...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, ne suis-je pas matelot autant que
+le plus faraud d'entre tous ceux que vous
+êtes là?</p>
+
+<p>&mdash;Matelot! matelot!.... Oui, tu l'es, toi,
+c'est connu; mais encore que veux-tu nous
+conter au bout de ton câble?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux vous conter qu'il m'est impossible
+de tout vous expliquer, mais que j'ai besoin de
+vous, et qu'il y a mille gourdes à bambocher.</p>
+
+<p>&mdash;Bambochons d'abord, et puis tu nous
+mèneras ensuite où tu voudras.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je veux vous mener d'abord où je
+voudrai,: et nous mangerons ensuite les mille
+piastres.</p>
+
+<p>&mdash;Les manger! pas si bête. Les boire, oui,
+et sans <i>dégourder</i>; mais tout de suite. Si tu
+nous fais tuer, la belle avance, après! les décomptes
+ce sera pour toi, n'est-ce pas, payeur
+<i>d'arrérages?</i></p>
+
+<p>&mdash;Allons, je rengaine: je vois bien qu'il n'y
+a rien à faire avec vous. Je croyais m'adresser à
+des matelots, et vous n'êtes que des <i>matelas!</i></p>
+
+<p>&mdash;Des <i>matelas!</i> des <i>matelas!</i> hurlent avec
+indignation tous les ivrognes. Sors avec moi,
+s'écrie l'un; non, laisse-moi lui casser la mine
+ici, s'écrie l'autre: tuons-le plutôt entre nous,
+dit un troisième, et que cela finisse. À l'eau!
+à l'eau! le mangeur de prise!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dit des <i>matelas</i>, répond Cavet, avec
+calme, et je ne m'en dédis pas; car si j'avais
+eu affaire à de vrais matelots, ils m'auraient
+dit: Mets ton billet de mille gourdes dans
+les mains de l'hôtesse, et allons le gagner vaillamment,
+pour le boire quand le coup sera
+fait.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois donc, espèce de Parisien, que
+c'est parce que nous avons peur, que nous
+avons renardé, et que nous avons voulu casser
+d'avance les reins à ton torche c... de mille
+gourdes?</p>
+
+<p>&mdash;Je crois ce qu'il me plaît, et j'ai le droit
+de penser ce que je veux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! que faut-il faire pour te prouver
+que nous valons à nous seuls, tout <i>matelas</i> que
+nous sommes dix mille <i>matelots</i> de ta façon?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il faut faire?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, malin, ce qu'il faut faire?</p>
+
+<p>&mdash;Me suivre, et se donner un coup de
+peigne avec des Espagnols.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! ce n'est qu'ça? Allons, garçons!
+Rallie à nous les <i>matelas</i>, et Jean f.... qui s'en
+dédit.</p>
+
+<p>&mdash;Rallie les <i>matelas!</i> répète la foule, et Jean
+f... qui s'en dédit.</p>
+
+<p>Cette écume de mer, rougie de vin et saturée
+de tafia, se jette en jurant et en menaçant, dans
+des bongas, des espèces de chaloupes que les
+plus alertes enlèvent au rivage. Cavet, connu
+par ces bandits sous le nom de Rodriguez, les
+suit, traînant avec lui quelques coffres, dans
+lesquels il a renfermé des pistolets, des coutelas
+et des grenades.</p>
+
+<p>&mdash;Où veut-il nous mener comme ça? se
+demandent les bandits.</p>
+
+<p>&mdash;Où il me plaira pour vous faire gagner
+votre argent! répond-il. Gouvernons, pour
+commencer, sur la passe.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je vois ton plan, ajoute un des héros
+de l'expédition. Tu veux que nous enlevions à
+l'abordage le brick espagnol qui est mouillé au
+large? Excusez! il n'est pas dégoûté ce particulier-là?
+Et avec quoi soutirerons-nous, sans être
+trop curieux, ce marchand de boulets?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le verrez, une fois à la Bocachica.</p>
+
+<p>&mdash;Ah. je sais à présent sa malice, dit un des
+expéditionnaires à l'un de ses camarades: il veut
+faire des quartiers-marrons avec les planches
+qu'il y a là-bas sur le plein, pour enlever l'espagnol;
+car avec des b.... de f.... barquasses
+comme ceci, il n'y a pas moyen d'accoster un
+navire de guerre, sans être vu à sept lieues dans
+la brume.</p>
+
+<p>Cette idée d'un malheureux ivrogne qui jetait
+au vent ses paroles avinées, fut un éclair pour
+l'imagination de Rodriguez.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mes garçons, s'écria-t-il aussitôt:
+c'est avec des quartiers-marrons que nous enlèverons
+le brick. C'était mon projet, mais à terre
+j'ai dû vous le cacher, pour ne pas ébruiter mon
+secret devant des espions espagnols peut-être.</p>
+
+<p>&mdash;Avec des quartiers-marrons? Oui, je t'en
+fricasse, disent les uns.&mdash;Oui, oui, il a raison,
+disent les autres.&mdash;Non? non?&mdash;Si! si! Je te
+dis que ça ne vaut pas un f...., répètent les uns.
+Je te dis qu'il n'y a que ça de bon, répètent
+les autres.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, les embarcations font de
+la route, et en peu de minutes elles arrivent à
+l'endroit du rivage, le plus rapproché du mouillage
+où le brick espagnol se pavanait sous son
+large pavillon blanc, écussonné du sceau royal.</p>
+
+<p>Un schooner américain, chargé de planches,
+stationnait dans cette partie du littoral. Rodriguez
+lui achète une petite portion de sa cargaison.
+Ses hommes se dégrisent avec la fraîcheur
+du matin. On cherche dans les environs, de
+gros bambous, et avec trois de ces énormes
+roseaux disposés triangulairement, on compose
+la charpente horizontale sur laquelle on
+cloue quelques planches. Trois radeaux, formés
+ainsi, se trouvent prêts, avant le soir, à recevoir
+les nouveaux Argonautes. C'est là ce
+qu'ils appellent des <i>quartiers-marrons</i>.</p>
+
+<p>La nuit, une nuit obscure et légèrement
+agitée par un petit vent d'Est, s'étend enfin
+sur les flots, sur les chantiers improvisés par la
+bande expéditionnaire, et sur le brick espagnol
+mouillé sans défiance à dix ou douze encablures
+du bord de la mer.</p>
+
+<p>Veille bien, malheureux équipage du brick!
+veille bien au bossoir, car dans cette Carthagène
+que tu braves, parce que tu la vois sans
+navires, sans chaloupes armées, il y a encore
+des renégats anglais et français, et ces gens-là
+savent, en sortant d'un cabaret, se créer des
+moyens terribles contre l'ennemi, et courir bravement
+aux périls qu'ils se sont faits eux-mêmes....
+Veille bien, bon quart partout! que tes
+officiers et tes maîtres ne quittent pas l'oeil de dessus
+ces flots qui ne paraissent t'apporter que
+la fraîcheur de la nuit, mais qui ont déjà reçu
+comme un funeste fardeau, ces radeaux
+chargés d'immondes combattants, de tigres
+d'abordage... Veille bien, malheureux!... Mais
+non, les hommes de bossoir s'endorment sur
+le pied des bittes, l'officier de quart, fatigué de
+se promener, s'est assis, la tête pleine de douces
+idées sur le banc où il trouvera peut-être
+la mort et une mort honteuse. Le maître-d'équipage
+chante en attendant l'heure désirée où
+son coup de sifflet appellera l'autre bordée au
+quart. Et pendant ces moments de tranquillité
+à bord du brick, les trois quartiers-marrons de
+Rodriguez dérivent, gouvernés sur l'arrière par
+les chaloupes qui ont conduit les renégats à
+Bocachica. Le poids des combattants fait couler
+à moitié les radeaux sur lesquels ils sont
+entassés; mais Rodriguez leur répète: Attention,
+enfants, à ne pas mouiller votre poudre; et les
+forbans élèvent pour les préserver du contact
+de l'eau, leurs pistolets au-dessus des vagues
+qui battent leur ceinture.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la bouée de l'ancre du brick, dit à
+demi-voix Rodriguez, lorsqu'il se voit rendu à
+une encâblure du bâtiment qu'il veut aborder.
+Levons son ancre!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, répond un des forbans, il
+n'est pas nécessaire: et un large coutelas à la
+main, cet homme plonge le long de l'orin: il
+coupe le câble du brick à l'étalingure, puis il
+revient sur l'eau au bout ce quelques minutes,
+son coutelas à la main: Les premiers mots
+qu'il profère, sont: le brick est en dérive;
+sautons à bord.</p>
+
+<p>Les radeaux aidés par les pagayes avec lesquelles
+rament les forbans, avancent plus vite que
+le brick ne dérive. Rendus à toucher presque
+le navire, ils entendent crier à bord de l'ennemi:
+Nous dérivons, nous dérivons, notre ancre
+chasse! Cette confusion de voix double répandu
+parmi l'équipage, portent la joie au
+coeur palpitant des renégats; mais pas un mot
+n'échappe à leurs bouches haletantes. A bord
+du brick on prépare, avec embarras, une autre
+ancre pour la laisser tomber. C'est lorsque cette
+ancre de veille descend dans l'onde, et que le
+câble roule sur son écubier, que les matelots
+espagnols, perchés sur l'avant, aperçoivent les
+quartiers-marrons qui les abordent. Ils crient,
+il n'est plus temps; ils s'arment avec précipitation,
+il n'est plus temps; ils tirent quelques
+coups de fusil, il n'est plus temps, il n'est plus
+temps! Rodriguez, lance sur le pont ennemi
+quelques grenades enflammées, qui répandent,
+avec leur effrayante clarté, la confusion et la
+peur sur les visages des marins espagnols. Le
+poignard à la bouche, le pistolet au poing, les
+renégats grimpant par la poulaine, par les porte-haubans
+de saine; ils glissent, rampants
+comme des crocodiles, par les sabords que remplissent
+les gueules de caronades prêtes à faire
+feu sur eux; répondent
+sourdement aux coups de poignard, les coups
+de pique au feu des pistolets; les Espagnols se
+massacrent entre eux, croyant frapper leurs assaillants;
+les assaillants, qui ont jeté leurs bonnets
+à la mer, pour mieux se reconnaître dans
+la mêlée, frappent tous ceux qui ont la tête
+couverte. Les panneaux sont ouverts: les Espagnols
+fuient, s'engouffrent partout où ils
+trouvent une issue, et le pont n'est encombré
+bientôt que de forbans à la tête nue. La voix tonnante
+de Rodriguez se fait entendre la première
+après ce moment de carnage: A nous le brick!
+s'écrie-t-il: allumez les fanaux!...</p>
+
+<p>On cherche les fanaux: on les allume à la
+lampe de l'habitacle. Un sang gluant inonde le
+pont: des renégats ont péri. Rodriguez retire
+de sa joue sa main ensanglantée: c'est un tronçon
+de pique qui lui est resté dans le visage.</p>
+
+<p>Un moment de stupeur, un paroxysme d'affaissement
+succède à l'exaltation du combat, à
+la fièvre du carnage. Les vainqueurs essouflés
+s'asseoient sur les caronades, sur les bittes,
+sur le banc de quart pour respirer un moment.
+Leurs coutelas rougis de sang, leurs pistolets
+noircis de poudre, pendent à leurs bras fatigués
+et meurtris.</p>
+
+<p>Une voix criarde, une voix d'enfant, celle
+d'un mousse qui les a suivis, sort de la cale et
+demande au milieu du moment de silence qui
+a suivi la victoire: Que ferons-nous des prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'ils auraient fait de nous, répond
+un matelot: de la viande à requin!</p>
+
+<p>Ce mot atroce réveille la fureur presque
+éteinte des forbans. Ce mot devient un arrêt,
+et quel arrêt!... Ils se précipitent dans l'entrepont,
+dans la chambre. A la lueur des fanaux,
+ils arrachent les Espagnols de toutes les parties
+du navire où ils se sont réfugiés. Chacun des bandit
+traîne sa proie sur le pont, et là on entend
+chaque bourreau dire à sa victime: Tu es bon
+chrétien, meurs dans ta religion: fais le signe
+de la croix, et bonsoir.</p>
+
+<p>Bonsoir!... et après avoir prononcé ce mot
+avec un sourire infernal, les bandits jetaient
+leurs prisonniers par-dessus le bord...</p>
+
+<p>&mdash;La besogne est faite! s'écria l'un des héros
+après l'exécution. Attrape à laver le pont, et un
+homme de chaque plat à la ration!</p>
+
+<p>Elle fut copieuse cette ration, cette sanglante
+parodie de ce qui se fait à bord des bâtiments,
+à l'heure des repas. La cambuse fut défoncée;
+l'eau-de-vie et le vin répandus à flots sur le tillac,
+et au milieu de cette brutale orgie, les compagnons
+de Rodriguez se mirent à danser une
+ronde, une de ces rondes naïves que les marins
+bas-bretons chantent dans leurs moments d'innocentes
+joies. Ce fut aussi un Bas-Breton qui
+la chanta pour les forbans, sautant gaîment sur
+le pont qu'ils venaient d'ensanglanter. On mit les
+morts au centre de là chaîne formée par les danseurs,
+et Rodriguez fit entendre cet air ingénu
+que dans son enfance il avait appris à Ouessant:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Adieu, la belle, je m'en vas,</p>
+<p>Adieu, la belle, je m'en vas;</p>
+<p>Puisque mon bâtiment s'en va. (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Je m'en vais faire un tour à Nantes,</p>
+<p>Puisque la loi me le commande.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>Et les forbans répètent ce refrain:</p>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>Ah! puisqu'à Nantes vous allez,</p>
+<p>Ah! puisqu'à Nantes vous allez,</p>
+<p>Un corsage m'apporterez. (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Mais un corsage avec des manches,</p>
+<p>Qui soit doublé de roses blanches.</p>
+ </div> </div>
+
+<div class="poem"> <div class="stanza">
+<p>A Nantes étant arrivé,</p>
+<p>A Nantes étant arrivé,</p>
+<p>Au corsage n'ai plus pensé. (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Je n'ai pensé qu'à la ribote,</p>
+<p>Au cabaret avec les autres.</p>
+ </div><div class="stanza">
+<p>Ah! que dira ma mie à ça?</p>
+<p>Ah! que dira ma mie à ça?</p>
+<p>&mdash;Tu mentiras, tu lui diras (<i>Bis.</i>)</p>
+<p>Qu'il n'y a pas de corsage à Nantes,</p>
+<p>De la façon qu'elle demande.</p>
+ </div> </div>
+
+<p>La nuit avait caché sous ses voiles épais
+cette sanglante saturnale: le jour vint en éclairer
+les restes. Avec l'aurore les yeux appesantis des
+forbans, ivres encore, se rouvrirent. Il fallut
+appareiller: la voix impérieuse de Rodriguez
+alla réveiller les buveurs endormis. Pour avoir
+plus tôt fait, on coupe le câble: le brick dérive,
+on largue enfin les voiles, et le bâtiment capturé
+louvoie tant bien que mal dans les passes,
+pour gagner la rade. Quelle ne dut pas être la
+surprise des hommes placés sur les hautes batteries
+de terre, en voyant le pavillon colombien
+flotter sur le brick qui la veille avait arboré si
+fièrement le pavillon espagnol! Le navire amariné
+salue les forts de la rade, mais par des salves
+irrégulières, des salves à la pirate. Les forts
+lui répondent, et Rodriguez et ses écumeurs de
+mer accueillent, par des hourras délirants,
+les hourras que la foule rassemblée sur le rivage
+pousse vers eux. C'est la première émotion
+de gloire qu'éprouvaient peut-être ces bandits:
+elle n'éveilla chez eux qu'un sentiment
+d'ambitieuse cruauté.</p>
+
+<p>La prise de Rodriguez laisse enfin tomber
+l'ancre dans la rade de Carthagène. Des centaines
+de pirogues l'entourent; des amas de
+femmes, d'oisifs, de buveurs et de curieux
+tombent à bord. Le vin coule de nouveau sur
+le pont, encore fumant de carnage; et dans
+une seconde orgie, les forbans oublient leur
+gloire de la nuit, leurs blessures et jusqu'à ce
+qu'ils ont fait d'extraordinaire. Le Libérateur
+fait appeler Rodriguez. Rodriguez se rend,
+figure toute saignante encore de son coup de
+pique, au palais de Bolivar. La multitude
+suit, comme ces lames bruyantes qui viennent
+de battre l'arrière de son navire, à son entrée
+glorieuse dans le port.</p>
+
+<p>&mdash;Français, vous êtes un brave homme, lui
+dit le héros! Que puis-je faire pour vous?</p>
+
+<p>&mdash;Général! me faire donner un gilet rond,
+car le mien est percé aux coudes. Voyez!</p>
+
+<p>&mdash;Combien avez-vous fait de prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun, général. Je n'ai pas eu le temps
+de m'amuser à si peu de chose.</p>
+
+<p>À ces mots le Libérateur frémit. Rodriguez
+remarque ce mouvement, et il s'empresse
+d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;En ont-ils fait eux, les brigands, lorsqu'à
+Basinas ils ont massacré huit cents de vos plus
+braves soldats?</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Rodriguez, le brick que vous
+avez enlevé avec tant d'intrépidité, appartiendra
+à vous et à vos gens. Voici un de mes
+gilets: vous ira-t-il?.</p>
+
+<p>&mdash;Un autre que moi vous dirait peut-être,
+général, qu'il ne va pas à toutes les tailles; mais
+moi, sans compliment, je le prends, et je
+tâcherai de le remplir.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces pistolets, voulez-vous les accepter
+aussi, avec le gilet et cette ceinture? Tout cela
+m'a plus d'une fois servi.</p>
+
+<p>&mdash;Et ces armes-là vous serviront encore, mais
+dans mes mains, général.</p>
+
+<p>&mdash;Allez vous faire panser de votre blessure,
+et revenez chez moi, quand vous voudrez.
+Votre hamac sera pendu dans ma chambre. Je
+n'ai pas besoin de vous dire que ma table est
+devenue la vôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Trop d'honneur, mon général; ce n'est
+pas de refus.</p>
+
+<p>Une poignée de main suit ce rapide entretien.
+Rodriguez sort, porté par la foule, suivi
+des aides-de-camp qui l'admirent, parce que
+le Libérateur l'a accueilli avec distinction. Il
+ne savait où porter ses pas, ni comment
+échapper à l'ovation populaire dont il se voyait
+menacé. Il n'aimait pas les triomphes.</p>
+
+<p>Une jeune fille, jolie, alerte et palpitante,
+saute vers lui, d'un des groupes qui lui barraient
+le passage par enthousiasme. Elle court
+à sa rencontre, un mouchoir blanc à la main.
+Rodriguez s'arrête machinalement, et, sans
+savoir encore ce que lui veut cette belle enfant,
+il la laisse passer sur sa joue ensanglantée le
+mouchoir qu'elle lui présente avec la grâce la
+plus naïve et la plus touchante.</p>
+
+<p>Etonné de cette prévenance si familière, il
+s'écrie, en portant ses regards distraits sur les
+grands yeux vifs de l'inconnue: La drôle
+de petite fille! Et la petite fille lui sourit avec
+une expression de tendresse qui le consterne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment te nommes-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Mosquita, monsieur le capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Qui es-tu? Où est ta famille?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis née à Popayan. Je n'ai plus de
+parents, les Espagnols les ont tués.</p>
+
+<p>&mdash;Oui: les gredins! Eh bien! moi, je t'adopte,
+et je te vengerai. Où demeures-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Là! C'est ma maison: elle est à moi.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-y. Cette maison sera la mienne.
+Mais m'as-tu jamais vu?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, il y a trois jours: Je vous ai vu
+parler au Libérateur, et dès ce moment j'ai
+juré de vous suivre partout.</p>
+
+<p>Oh! la drôle de petite fille! répète Rodriguez.
+Et le voilà entrant dans la maison de Mosquita.
+Il se repose enfin!</p>
+
+<p>La chambre de Mosquita n'était pas richement
+ornée, mais elle était proprette. Un lit
+de courbari, un hamac en filet élégant, une
+petite table et une grande armoire composaient,
+avec quelques chaises en crin et un christ, tout
+son ameublement. Un vieux nègre servait de
+domestique à la petite orpheline, qui vivait à
+Carthagène d'une faible pension que le gouvernement
+colombien lui payait quand il pouvait.</p>
+
+<p>Rodriguez, après s'être laissé laver sa plaie
+avec une eau de Gombeau, préparée par sa
+jolie hôtesse, s'empare du hamac. Il jette à terre
+le gilet rond du Libérateur, qu'il trouve cousu
+de quadruples, mais l'attention délicate du général
+est à peine remarquée: c'est son pantalon
+qui l'occupe. Ce pantalon est percé, Mosquita
+le prend des mains du corsaire pour le raccommoder,
+et elle le répare avec autant de
+tranquillité que si depuis dix ans elle vivait avec
+l'homme que pour la première fois elle vient
+de recevoir chez elle. Accablé de fatigues, Rodriguez
+s'endort pendant que sa nouvelle conquête
+travaille auprès de lui son pantalon, et
+qu'elle veille à ne pas interrompre le silence parfait
+qui règne dans cette modeste habitation,
+qui va devenir bientôt l'asile de l'amour et du
+bonheur.</p>
+
+<p>Vers le soir notre corsaire se réveille: ses
+yeux, en se rouvrant, rencontrent ceux de
+Mosquita. En penchant sa tête reposée sur le
+rebord du hamac, il voit sur une petite table,
+tout auprès de lui, des pipes, du tabac de Varinas
+et une tasse de café tout chaud. Il fume, il
+boit, et Mosquita le sert avec une grâce et une
+attention parfaite. Une de ses mains cherche
+celle de la jeune Américaine, et Mosquita a
+l'air heureuse, mais heureuse de ce bonheur
+innocent qui ne sait rien prévoir, et qui s'abandonne
+à toutes les illusions qui l'ont produit.</p>
+
+<p>&mdash;Mais dis-moi donc comment, charmante
+petite fille, tu t'es déterminée à te donner
+à moi, plutôt qu'à tout autre?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne sais pas! De riches Espagnols,
+de brillants officiers m'ont recherchée, et j'ai
+tout refusé. Mais dès que je vous ai vu, je me
+suis dit: Voilà l'homme que je veux, et je n'en
+aurai jamais d'autre.</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est ton intention, encore? À
+quoi prétends-tu? Qu'espères-tu enfin, en te
+donnant à moi avec tant d'abandon et de
+confiance?</p>
+
+<p>&mdash;A être votre compagne, si je suis assez
+heureuse, et à vous servir, si vous ne m'aimez
+pas.</p>
+
+<p>Elle prononçait ces derniers mots avec peine,
+et en baissant ses yeux mouillés des plus belles
+larmes que Rodriguez eût encore vues.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment ne t'aimerait-on pas avec ta
+voix si pénétrante, tes regards si caressants et
+ton air si bon, si tendre!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'aimez donc un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je t'aimerai, du moins. Tiens, faisons
+tout de suite connaissance.</p>
+
+<p>La connaissance fut bientôt faite. Une fille qui
+se livre à celui qu'elle a choisi comme l'homme
+qui lui est destiné, ne met pas de coquetterie
+dans sa défaite: elle croit ne remplir que le devoir
+que lui impose son coeur; et puis, dans ces
+pays à demi civilisés, où l'amour n'est pas encore
+devenu tout-à-fait un calcul, on trouve parfois
+de la naïveté dans les faveurs que les femmes
+offrent à leur amant. Mosquita devint la maîtresse
+de Rodriguez, sans chercher à lui faire
+acheter, par des combats irritants, un bonheur
+qu'elle paraissait fière de lui accorder. Elle lui
+donna ce qu'elle avait de plus précieux, comme
+une preuve de la tendresse qu'elle voulait lui
+inspirer. Hommes de l'Europe, vous auriez
+trouvé bien étrange de voir, quelques instants
+après la perte de son innocence, cette jeune
+fille au pied de la couche de son nouvel amant,
+raccommoder les vêtements de celui à qui elle
+venait de vouer son existence, et qu'elle connaissait
+encore à peine. Oh! sans doute, en
+la voyant ainsi, vous l'eussiez prise pour une
+de ces créatures qui semblent s'abandonner,
+non à tel homme plutôt qu'à tel autre, mais
+qui étendent leur facile attachement sur tous
+ceux qui veulent bien se charger d'elles. Et
+cependant cette petite Mosquita n'avait pas
+encore aimé, et Rodriguez, à qui elle venait
+de s'offrir, devait être son premier et son dernier
+amant.</p>
+
+<p>Cet enchantement d'une vie paisible, cet
+enivrement d'un amour inattendu, et qui
+s'offrait à lui sous des formes aussi piquantes,
+lui fit oublier pendant quelques jours tout ce
+qui auparavant l'avait occupé. Mosquita le charmait
+par son ingénuité, et le touchait par
+l'abandon de sa tendresse, enfantine. Sans cesse
+attachée à ses pas, en évitant de l'importuner,
+elle paraissait épier l'instant où elle pourrait prévenir
+un de ses désirs, lui épargner un moment
+d'ennui. Il se sentait presque honteux de se laisser
+aller au charme qui l'environnait, et cependant
+il y cédait avec une complaisance qu'il
+n'avait pas encore connue.&mdash;Ah! disait-il à
+sa maîtresse, je vois maintenant le tort que j'ai
+eu. Je ne pourrai plus me séparer de toi, sans
+éprouver un regret qui humiliera trop ma fierté.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi te séparerais-tu de moi?</p>
+
+<p>&mdash;Pour courir à des dangers que me réserve
+une destinée que je veux remplir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je te suivrai.</p>
+
+<p>&mdash;Me suivre sur mer, au milieu des combats,
+parmi des forbans?</p>
+
+<p>&mdash;Suis-je devenue ta compagne pour ne
+partager que ton bonheur? Tu me parles de
+dangers, de combats, comme si près de toi
+il pouvait y avoir quelque chose à craindre
+pour moi. C'est la mort, n'est-ce pas, que je
+pourrai trouver en te suivant? Mais crois-tu
+que je vivrais, si tu t'éloignais de moi? Oh!
+quand je me suis attachée à toi, c'est ma vie
+que je t'ai donnée, et la liane doit mourir avec
+l'arbre qu'elle a enlacé une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Mosquita, entends-tu bien ces matelots
+qui viennent m'arracher d'ici, en me
+reprochant le temps que j'ai passé dans tes
+bras! Vois, comme ils sont rudes et impitoyables!
+Ils ne conçoivent pas comment j'ai pu
+les oublier un instant pour toi, et ils ne me
+pardonneraient pas, une fois à bord, ce qu'ils
+appellent non pas une faiblesse, mais une lâcheté.
+Les entends-tu crier à ta porte même
+contre toi, qu'ils accusent de m'avoir retenu
+quelques jours loin d'eux? Et les hurlements
+de ces hommes effroyables ne t'intimident pas,
+et tu ne frémirais pas de me suivre au milieu
+de ces tigres!</p>
+
+<p>&mdash;Moi? non. Ne serais-je pas avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Mais s'ils voulaient t'arracher de mes bras,
+aux dépens même de ma vie?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! alors je mourrais contente, car tu
+m'aurais défendue contre eux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis consentir à te laisser partager
+un sort qui n'est pas fait pour toi, pour ta faiblesse,
+pour ton sexe enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je te suivrai malgré toi, quand
+ce serait avec l'un de ces hommes que tu me
+dépeins si terribles.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! allons! capitaine, à bord, à bord!
+hurlèrent au même instant une douzaine de
+matelots ivres, qui venaient chercher Cavet.
+L'ouvrage ne va pas à bord du brick, depuis
+que vous vous êtes <i>encotillonné</i>. Ce n'est pas ça,
+il nous faut un capitaine, il nous faut vous,
+enfin; et puisque vous ne pouvez pas vous en
+passer, amenez avec vous votre camarade de
+lit, que Dieu confonde!</p>
+
+<p>&mdash;Vois-tu? s'écria Mosquita, ce sont ces
+hommes-là même que tu voulais me faire redouter,
+qui te donnent le même avis que moi.
+Je te suivrai, je m'attacherai à tes pas, à toutes
+tes actions, à ta vie, et la mort seule pourra me
+séparer de toi, par qui j'existe, par qui je
+pense, par qui je respire, enfin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, puisque tu le veux avec tant
+d'acharnement, viens, suis-moi; mais surtout,
+garde-toi bien de me reprocher, quel que puisse
+être notre sort, la faiblesse d'avoir consenti à
+t'enchaîner à une destinés de pirate.</p>
+<br><br>
+<a name="c8" id="c8"></a>
+
+<h3>8</h3>
+
+<h3>Appareillage pour courir bon-bord.</h3>
+
+<p>Un navire de cent pieds de tête en tête, fait
+comme une moule, raz sur l'eau comme une
+chaloupe, une mâture penchée sur l'arrière
+comme si à chaque coup de tangage elle allait
+tomber, quatorze caronades de 16, en batterie,
+une pièce en fonte de 24, à pivot entre le grand
+mât et le mât de misaine, un gréement en désordre,
+des voiles mal pliées, et deux bords peints
+en noir, tel était le brick espagnol que Cavet
+avait enlevé, et sur lequel il se disposait à prendre
+la mer.</p>
+
+<p>Son équipage avait été ramassé dans tous
+les lieux où il avait pu se procurer des hommes
+de bonne volonté. Quelques matelots colombiens
+fort paresseux, des Américains criards
+et entêtés, des Anglais vaillants et ivrognes, des
+Français tapageurs et insubordonnés composaient
+son personnel, et la bigarrure que l'on
+remarquait dans tous ces gens rassemblés sur
+le même bâtiment pour aller courir la même
+fortune, aurait présenté quelque chose d'assez
+piquant, sans l'effroi que devait inspirer cette
+réunion d'êtres si semblables dans leur brutalité
+et si différents dans leurs moeurs et leur
+jargon.</p>
+
+<p>Cavet arrive à bord avec Mosquita. Quelques
+matelots occupés dans les haubans à réparer
+des enfléchures, se demandent, en les voyant
+paraître: Quelle est cette femme-là?</p>
+
+<p>&mdash;La mienne! répond leur capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, excusez: il paraît que le capitaine
+veut naviguer avec de la viande fraîche. Elle n'est
+pas déjà si déchirée sa petite camarade de lit!</p>
+
+<p>&mdash;Cette camarade de lit vous la respecterez,
+ou nous aurons affaire ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais nous verrons un peu quelle
+langue elle parle. Cela ne nous empêchera pas
+de la respecter, capitaine. D'ailleurs elle nous
+portera bonheur. Il n'y a que les grandes dames
+et les calotins qui jettent un mauvais sort
+sur les navires. Mais les femmes à tout le monde,
+ça c'est comme un morceau de corde de pendu,
+ça porte bonheur.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, dit avec affliction Cavet en se retournant
+vers sa compagne, tu vois à quels
+gens nous aurons affaire!</p>
+
+<p>&mdash;Ne serai-je pas toujours avec toi au milieu
+d'eux! c'était-là la seule réponse que faisait
+Mosquita aux observations de son amant.</p>
+
+<p>Le jour marqué pour l'appareillage, cinq à
+six embarcations chargées de matelots ivres, se
+rendirent à bord, et chacune d'elles semblait
+vomir cette espèce immonde sur le pont de
+<i>l'Albatros</i>. Les uns chantaient, criaient, beuglaient
+en se rendant à bord; les autres se jetaient
+à la mer tout habillés pour faire plus noblement
+le trajet. Les canots du navire recueillaient
+deux qui par fanfaronnade s'exposaient
+ainsi à se noyer. En vain le capitaine avait-il
+envoyé sur les vergues les hommes qui devaient
+larguer les voiles: en vain encourageait-il les
+autres à virer sur le câble pour mettre l'ancre
+en haut: les voiles ne se larguaient pas, l'ancre
+restait toujours au fond, et le pavillon colombien
+flottant sur l'arrière du bâtiment couvrait
+de son éclat tant de désordre et de turpitude.
+Que de jurons se croisaient, que d'injures
+grossières s'échangeaient à bord! Le capitaine
+seul, impassible au sein de cette scène dégoûtante,
+semblait attendre qu'il plût à ses gens
+d'exécuter ses commandements. C'est demain,
+se disait-il, que tout rentrera dans l'ordre, si
+l'autorité, qu'ils méconnaissent encore aujourd'hui,
+m'est laissée. Et il se promenait avec
+calme sur son pont.</p>
+
+<p>Pour la pauvre Mosquita, retirée dans un des
+coins du gaillard d'arrière, elle voyait sans oser
+dire un mot toute cette confusion au milieu de
+laquelle son amant lui paraissait admirable.
+Toutes ses pensées, toute son amoureuse attention
+se portaient sur lui, sur lui seul. C'était
+un dieu pour elle, et les autres hommes des
+misérables indignes d'un tel chef.</p>
+
+<p>Vers le soir enfin <i>l'Albatros</i> se trouva appareillé,
+ou pour mieux dire mis en dérive par
+son équipage. Le capitaine, placé à la barre, gouverna
+le navire en dehors des passes, et, après
+la manoeuvre, il voyait ses plus galants matelots
+lancer des oeillades fripponnes à sa maîtresse,
+et hasarder même de ces petites caresses lourdes
+et brutales que Mosquita repoussait avec
+plus de complaisance que de dure sévérité.</p>
+
+<p>&mdash;Comment finira tout ceci? disait-il, en
+lui-même et en soupirant.</p>
+
+<p>Quelques pavillons jetés sur le gaillard d'arrière
+et près du couronnement servirent de
+couche au capitaine pendant la nuit. Un nègre,
+qu'il avait pris depuis quelque temps en affection,
+lui porta une paire de pistolets chargés.
+Mosquita s'assit à côté de son amant, et la nuit,
+une nuit de désordre encore, se passa dans cette
+anxiété.</p>
+
+<p>Mais déjà même, au milieu de ses premières
+et de ses plus vives appréhensions sur l'avenir,
+l'amoureuse Mosquita sentait la douceur de se
+voir rapprochée plus intimement de celui qu'elle
+aimait plus que sa vie. Quel bonheur elle éprouvait
+de pouvoir se dire qu'elle contribuerait
+peut-être à charmer ou à préserver même une
+existence si chère! Que son Rodriguez lui paraissait
+beau au milieu de ces hommes terribles,
+dont il s'était rendu le chef par la supériorité du
+courage et l'empire de son mérite! Que d'avenir
+dans ce regard perçant, qui semblait contenir
+la destinée de tout le corsaire! que de noblesse
+naturelle dans sa taille élevée, dans ses
+traits simules et quelquefois si doux! Oh! sans
+doute à terre, les autres femmes lui auraient
+disputé victorieusement le bonheur de posséder
+ce coeur si bien fait pour recevoir d'impétueuses
+impressions. Mais là, à bord, seule avec lui,
+sans cesse auprès de lui, elle pouvait sans craindre
+de déchirantes rivalités, s'enivrer de la volupté
+de posséder celui qu'elle adorait. La vie
+sauvage du bord, l'aspect même de ces êtres
+odieux que son amant était réduit à commander,
+l'embellirait encore aux yeux de Rodriguez,
+et ces épanchements intimes du fond du coeur
+au milieu des dangers, la rendraient plus
+chère à l'homme dont elle voulait seule occuper
+tous les moments, toutes les pensées, toute
+l'existence enfin.</p>
+<br><br>
+<a name="c9" id="c9"></a>
+
+<h3>9</h3>
+
+<h3><i>Courses, Combats.</i></h3>
+
+
+<p>Sous le ciel bouillant et convulsif du tropique
+du Cancer, s'étendent dans l'Occident des
+mers qui vont baigner de leurs tièdes flots une
+multitude d'îles et de rochers à peine connus
+de notre froide Europe. Avec quelle pittoresque
+bizarrerie et quelle capricieuse profusion la
+Providence semble avoir semé ces terres tantôt
+hautes et étroites, tantôt longues et basses, sur
+ce golfe mexicain qui se recourbe du côté des
+Florides et du côté de la Colombie, comme
+pour resserrer dans ses bras immenses ces myriades
+d'îles si diverses par leurs formes, et
+pourtant si uniformes dans leur variété même!
+Que de majesté dans ces montagnes audacieuses
+qui semblent être tombées des nuages qu'elles
+dominent, pour éteindre leur base volcanique
+au sein des mers qui bouillonnent autour d'elles!</p>
+
+<p>Si jamais il put entrer dans les desseins de la
+Providence de réserver aux malfaiteurs errants
+sur les flots un asile où ils pussent perpétuer
+leur brigandage, sans doute que c'est dans le
+golfe du Mexique qu'elle a voulu créer un
+théâtre à leurs funestes exploits, et leur ménager
+un refuge contre les châtiments que la société
+destine à leurs crimes. Parcourez ces petites
+criques si bien cachées, ces ports naturels
+si bien défendus par eux-mêmes contre les
+croiseurs, et vous resterez convaincu que le
+golfe du Mexique est bien mieux encore la
+terre promise pour les pirates, que les Abruzzes
+ou la Sierra-Morena pour les bandits de notre
+continent.</p>
+
+<p>Ce fut dans ces parages, où la brûlante imagination
+d'un jeune marin peut trouver encore
+tant de poésie, que notre capitaine Rodriguez
+voulut commencer ses courses, courses fatales
+qui devaient bientôt remplir d'horreur ces mers
+presque toujours si belles, si transparentes et
+si paisibles! Ce fut sous l'ardeur de ce soleil si
+majestueux et si fécond, qu'il sentit s'allumer
+dans son coeur la passion des grandes choses,
+mais des choses atroces qui retentissent aussi
+dans le monde. Comment se fait-il que la chaleur
+que l'on semble dérober au ciel de ces climats
+incandescents, ne serve quelquefois qu'à
+développer dans notre coeur la soif du pillage
+et du sang humain!</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> était parti de Carthagène, le pont
+couvert de ces bandits, qui jusque-là avaient
+reconnu, pendant l'armement, l'autorité de
+Rodriguez. Mais une fois au large, un des plus
+hardis de l'équipage s'avance vers le capitaine,
+et lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de tous nos gens, je te dégomme,
+jusqu'à nouvel ordre, du titre de capitaine.</p>
+
+<p>Rodriguez s'attendait à cette destitution, et
+même à la forme brutale sous laquelle elle
+devait lui être annoncée.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien, répond-il, rentrer dans la
+classe des autres hommes de l'équipage. Mais
+de quel droit me prives-tu ainsi de l'autorité
+que m'a confiée le Libérateur?</p>
+
+<p>&mdash;De quel droit? Tu vas le savoir.</p>
+
+<p>Le Libérateur, d'abord, n'a pas enlevé le navire
+que nous avons actuellement sous la plante
+des pieds; mais il nous en a fait cadeau après
+l'enlèvement auquel tu as aidé plus que n'importe
+qui, c'est vrai. Cependant il ne faut pas
+que ta part soit trop forte; et puisque le navire
+nous a été donné à tous, nous nous trouvons
+tous être armateurs du bâtiment. Il ne
+s'agit plus que de choisir un capitaine qui
+convienne à l'équipage.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de mieux: le plus capable doit commander.
+Choisissons.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien là ce que nous voulons faire
+aussi, et le plus justement que nous pourrons.
+As-tu un plan d'arrêté?</p>
+
+<p>&mdash;Aucun.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, nous sommes déjà plus avancés
+que toi, car nous en avons bâclé un, et un
+fameux encore. Comme il n'y a que trois particuliers,
+entre nous tous, capables de nous
+commander, nous allons choisir aux voix qui
+des trois sera gradé capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, il faudra que chacun écrive
+le nom de celui à qui il voudra accorder son
+suffrage.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et il n'y a pas une douzaine d'entre
+nous qui sachent écrire! J'ai un moyen de faire
+l'affaire sans plume et sans papier; écoute,
+voici mon plan: Chaque individu prendra un
+biscaïen, une balle et une pomme de racage.
+On mettra sur le capot d'arrière une baille de
+combat. Toi, tu feras l'appel, et à mesure que
+tu nommeras un homme de l'équipage, le
+particulier larguera dans la baille de combat,
+son biscaïen, sa balle ou sa pomme de racage,
+selon son idée. Tous les biscaïens seront pour
+toi, les balles pour Gouffier et les pommes de
+racage pour moi, Pierre Chouart. Ça te chausse-t-il
+un peu proprement?</p>
+
+<p>&mdash;Comme une paire de gants. Mais faisons
+vite, car le navire ne peut pas rester sans commandement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, fais mettre vent-dessus-vent-dedans
+pendant l'opération, et je vais expliquer
+ma mécanique à tout notre monde.</p>
+
+<p>Rodriguez commande: Cargue la grand'voile,
+amène déborde, et cargue les perroquets; borde
+l'écoute de guy, masque le grand hunier, la
+barre dessous, et halle bas le grand foc.</p>
+
+<p>La baille de combat est placée derrière: elle
+servira d'urne pour le scrutin qui s'apprête.
+Les biscaïens, les balles et les pommes de racage
+sont distribués aux votants: ces objets tiendront
+lieu de boules. Trois notabilités se chargent de
+compter les suffrages. Au coup de sifflet de
+silence, lancé par Pierre Chouart, tout le
+monde se tait, Rodriguez fait l'appel. Chaque
+votant passe à son tour. Les biscaïens tombent
+lourdement au fond de la baille de combat:
+les pommes de racage résonnent quelquefois,
+mais il est bientôt facile de deviner que Rodriguez
+l'emportera. Ses compétiteurs pâlissent.
+Leur rire aigre et forcé dénote le dépit qu'ils
+éprouvent. Le moment d'examiner et de compter
+les suffrages arrive, quand tout l'équipage
+a voté. On soulève la toile qui recouvre l'urne;
+on fait le partage des voix: quatre-vingt-neuf
+biscaïens pour Rodriguez, trente-six balles
+pour Gouffier et vingt-cinq pommes de racage
+pour Pierre Chouart.... Vive Rodrignez! vive
+Rodriguez! Il est élu capitaine du corsaire
+<i>l'Albatros, et malheur à qui lui désobéira!</i>&mdash;Capitaine!
+lui crie-t-on de toutes parts, il faut
+vous faire reconnaître. Attention, vous autres
+tous, le capitaine va parler!</p>
+
+<p>Rodriguez prend en effet la parole:</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis, vous m'avez reconnu pour
+votre capitaine, et, sans me flatter, je crois
+que vous avez bien fait. Je vous commanderai
+rudement, et il faudra que vous m'obéissiez
+sans murmure. Si je fais le capon, vous me
+punirez après l'affaire. Si je vous traite injustement,
+une fois à terre, vous me trouverez
+prêt à m'aligner avec celui ou ceux qui auront
+à se plaindre de moi. Mais à bord, vous m'avez
+nommé chef, et je veux l'être tant qu'il me
+restera une goutte de sang dans les veines et
+une arme dans la main.</p>
+
+<p>&mdash;Bravo! bravo! capitaine. C'est parler
+comme un livre, ça, et nous vous obéirons!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez donné aussi vos suffrages à
+Gouffier et à Pierre Chouart: l'un doit être
+second du bord, et Pierre Chouart, lieutenant.
+Les capitaines de prise, je les nommerai à ma
+fantaisie, et d'après la manière dont les officiers
+que j'aurai choisis se seront comportés. Les
+maîtres sont déjà trouvés. Moralès sera maître
+de manoeuvre, Bugalet, contre-maître; Fillon
+commandera la batterie, et chaque matelot
+gouvernera à son tour. Cela vous va-t-il?
+J'écouterai pendant une heure toutes les observations
+qu'on voudra me faire. Passé ce
+temps, plus de réclamation, et vogue la galère:
+tout le monde à son poste, le navire
+sera droit.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, pas d'observation, vive le
+capitaine! c'est un bon b...., vive le capitaine
+Rodriguez!</p>
+
+<p>&mdash;J'ai encore cependant une autre chose à vous
+demander, et j'ai besoin de vous consulter.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez! parlez! capitaine; nous vous écoutons.
+Maître Moralès, sans vous commander,
+disent les matelots, voudriez-vous faire faire
+silence?</p>
+
+<p>Le coup de sifflet de silence se fait entendre:
+tout le monde se tait, et Rodriguez reprend:</p>
+
+<p>&mdash;Sur quels navires courrons-nous, avec
+notre pavillon colombien?</p>
+
+<p>&mdash;Sur tous les navires, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la république, que nous servons,
+n'est en guerre qu'avec les Espagnols, et,
+d'après nos instructions, nous ne devrions
+courir que sur les bâtiments ennemis de la
+république.</p>
+
+<p>&mdash;Les Espagnols n'ont presque pas de navires
+en mer: il n'y aura rien à faire avec eux,
+<i>c'est</i> des raffalés. Courons sur tout le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce sont les seuls ennemis pourtant
+que nous devions combattre!</p>
+
+<p>&mdash;Si nous attaquons pas moins les Anglais
+et les Américains, ils nous répondront, et de
+cette manière ils deviendront nos ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez, par conséquent, que nous
+attaquions tous les navires que nous pourrons
+rencontrer à la mer?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, certainement. C'est le plus sûr
+pour ne pas se tromper.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est donc de la piraterie que vous
+voulez faire, et non pas de la course?</p>
+
+<p>&mdash;Course ou piraterie, ça nous est égal,
+pourvu que nous fassions notre beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! nous courrons sur tous les bâtiments,
+et nous sauterons à bord de ceux
+que nous pourrons amariner. C'est bien votre
+avis et celui de tout le monde?</p>
+
+<p>&mdash;Mais un peu. N'est-ce pas, vous autres?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui. C'est notre idée.</p>
+
+<p>&mdash;C'était aussi la mienne, mais j'étais bien
+aise d'avoir là-dessus l'assentiment général. A
+présent que je suis certain de votre opinion,
+le temps des réclamations est passé.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, excuse, dit un gros gaillard, en
+s'avançant vers Rodriguez; il n'y a pas encore
+une heure de passée depuis votre avancement
+au grade de capitaine, et j'ai une observation
+à vous faire.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle? Parle vite, car tu n'as pas cinq
+minutes à causer.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais vous demander sur quel pied
+est à bord le petit camarade de lit que vous
+avez amené à la traîne avec vous ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Sur quel pied? Mais sur ses deux pieds,
+ce me semble.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ça que je veux dire; je veux
+dire à quoi elle servira à bord, cette femme,
+ou cette fille, comme vous voudrez l'appeler?</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il faut te l'expliquer, elle me servira
+de femme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas juste, cela. Il n'y aura
+que vous qui aurez une femme, à bord?</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi pas? pourvu qu'elle n'ait
+pas des parts de prise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la ration qu'elle mangera et la place
+qu'elle va occuper, comment les gagnera-t-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Sa ration, je la paierai; sa place, elle l'aura
+dans ma cabane, que je partagerai avec elle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais si cette petite amoureuse vient à
+aimer quelques-uns de nous, et à ne plus vous
+aimer, aurez-vous le droit de la chicaner dans
+sa manière de faire l'amour à sa fantaisie?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Je ne prétends pas plus la gêner
+dans ses goûts, que vous autres ne devez prétendre
+à la contrarier dans son choix. Après
+l'avoir admise à bord, aucun de vous ne pourra
+pas plus la contraindre à aimer qui bon vous
+semblera, que vous ne pourriez forcer l'un
+d'entre vous, à avoir de l'amitié pour un de
+nos gens qui ne lui plairait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Ah mais, il faut s'entendre cependant....</p>
+
+<p>&mdash;Il est inutile de prolonger cette discussion,
+dit Mosquita impatientée. Vous avez parlé
+de ma ration à bord, cette ration je veux la gagner
+en me rendant utile. A quoi suis-je bonne?
+A faire la cuisine, à servir le capitaine? Eh
+bien, je ferai l'une, et je servirai l'autre. Quant
+à mes sentiments de préférence, il sont à moi:
+j'aimerai qui je voudrai, et personne ne viendra
+contrarier mon choix. Dès ce moment, je
+suis à bord comme tout autre; je ne demande
+rien, qu'à me rendre utile et qu'à rester tranquille
+au milieu de vous tous.</p>
+
+<p>Rodriguez, à ce mouvement de Mosquita,
+la contemple, comme enchanté de son énergie
+et du parti qu'elle a su prendre. Les matelots,
+témoins de la résolution de l'amazone colombienne,
+la regardent avec une sorte de bienveillance,
+et, en s'en allant sur le gaillard d'avant,
+ils se disent: Pardieu, elle a l'air d'être taillée
+sur un bon gabarit de femme, cette petite
+brune-là! Et dès lors Mosquita put compter
+sur les brusques égards de tout le monde.</p>
+
+<p>L'intrépide Colombienne ne se borna pas à
+une stérile résolution. Le soir même on la vit,
+habillée en petit matelot, prendre son poste à
+la cuisine, et aider les hommes de chaudière à
+préparer et à faire bouillir les aliments destinés
+au souper de l'équipage. Cette détermination
+si étrange dans une jeune fille aussi gentille, ce
+zèle si absolu, étonnèrent les plus rudes, et
+produisirent l'effet que Mosquita en attendait.
+En moins de quelques jours, elle devint l'objet
+des égards les plus délicats que des forbans
+puissent avoir pour une femme, et elle se
+trouva avoir conquis la bienveillance de ceux
+des matelots qui avaient vu avec le plus de répugnance
+son arrivée à bord de <i>l'Albatros</i>. Rien
+de plus plaisant que l'empressement que mettaient
+les hommes placés à la cuisine, pour lui
+rendre moins désagréables les soins et le travail
+qu'elle s'était imposés et qu'elle continuait avec
+une résolution inébranlable. Avait-elle besoin
+d'eau, aussitôt cinq à six farouches matelots se
+disputaient le plaisir d'aller remplir son bidon
+dans la cale. Fallait-il chercher du bois pour
+alimenter le feu sur lequel bouillait la chaudière
+de l'équipage, c'était à qui le premier lui apporterait
+quelques bûches fendues. L'un épluchait
+un giraumon pour sa soupe, l'autre écumait
+le large pot-au-feu du bord. Aucun des
+gens du corsaire ne se serait permis d'allumer
+sa pipe à la cuisine sans en demander la permission
+à la jolie <i>cookeresse</i>, car c'était le nom
+qu'on lui donnait sur le gaillard d'avant, où elle
+avait établi l'empire de sa gentillesse. Quelquefois
+il lui fallait acheter, il est vrai, par quelques
+petits désagréments l'avantage de vivre en
+paix avec tout son monde. Tantôt c'était un
+matelot fringant qui, prétentieux diseur de
+bons mots, cherchait, après avoir mis sa chique
+en poche, à lui ravir familièrement un baiser.
+Tantôt c'était un audacieux gabier qui lui serrait
+la taille en laissant échapper une expression d'amour
+et de regret de ne pouvoir en faire davantage.
+Mais un revers de main appliqué au premier,
+on un <i>finissez donc</i> très-sec, signifié au
+second, délivraient bientôt Mosquita de ces
+galantes importunités.</p>
+
+<p>Pour le capitaine Rodriguez, il était émerveillé
+de l'adresse et du courage de sa petite
+compagne. C'était le soir seulement qu'il pouvait
+la posséder tout entière, mais alors qu'il
+se dédommageait avec ivresse de la contrainte
+que lui avait imposée le jour! Retiré avec elle
+dans son étroite chambre, il retrouvait, dans les
+plus intimes épanchements, ces moments de
+bonheur et de confiance que sa Mosquita lui
+avait fait goûter à Carthagène. La vie bruyante
+et sauvage du bord, l'aspect brutal d'un équipage
+d'hommes désordonnés, ne servaient
+même qu'à lui rendre plus chers et plus doux
+les instants où il pouvait entendre la voix passionnée
+de sa maîtresse, et jouir du bonheur de contempler
+ses traits, où se peignait la joie d'avoir
+fait à l'amour le plus absolu des sacrifices.</p>
+
+<p>Ce fut dans un de ces instants de calme et de
+tendre recueillement que la maîtresse de Rodriguez
+lui révéla un complot qui le menaçait,
+et sur lequel il n'avait conçu encore aucune
+défiance.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien, lui dit-elle, ces hommes qui
+te prodiguent les marques de la déférence la
+plus complète. Eh bien, ce sont ceux-là même
+qui t'en veulent le plus! Tu me disais, pour me
+détourner du projet de t'accompagner, que
+je ne connaissais pas ces gens au milieu desquels
+nous allions vivre. Sache aujourd'hui
+que je les connais mieux que toi-même tu ne
+pourrais le faire. C'est sur leurs physionomies,
+c'est par quelques mots échappés à plusieurs
+d'entre eux, que j'ai appris, en cachant l'émotion
+que leurs desseins m'inspirent, la trame
+qu'ils ont formée contre toi.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel est donc leur projet, quelle est
+donc cette trame?</p>
+
+<p>&mdash;De t'arracher peut-être la vie, ou tout au
+moins le commandement du corsaire.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel d'entre eux oserait se mettre à la
+tête d'un complot qui soulèverait contre ses lâches
+auteurs tout l'équipage qui m'a reconnu
+pour son chef? Serait-ce Gouffier, celui que
+j'ai choisi moi-même pour mon second?</p>
+
+<p>&mdash;Non, lui je le crois attaché à toi. Mais je suis
+presque sûre que ton lieutenant, Pierre Chouart,
+doit se mettre à la tête des révoltés, que ses
+conseils ont disposés à tenter un coup de main.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui encore a-t-il réussi à égarer? les
+plus misérables et les plus mutiles de mes hommes,
+sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Une vingtaine d'entre eux, si j'en crois ce
+que j'ai entendu sans qu'on soupçonnât l'attention
+avec laquelle j'ai tout écouté, tout saisi.</p>
+
+<p>Et alors Mosquita nomma à son amant, indigné
+de tant d'audace, les complices de la révolte
+qu'elle avait soupçonnée et découverte.</p>
+
+<p>&mdash;Cela me suffit, s'écria Rodriguez. Je frapperai
+un grand coup avant qu'ils n'aient pu
+préparer celui qu'ils me destinent. Je suis libre
+de choisir les hommes qui devront équiper nos
+prises.... Oui, oui, ils apprendront quelle vengeance
+je prépare aux traîtres qui veulent si
+lâchement me perdre.... Mais il me faudrait
+trouver un navire, et par une fatalité inconcevable,
+depuis notre sortie nous n'avons encore
+rien vu, rien aperçu... Oh! les malheureux, ils
+ne savent pas ce que je puis contre eux.... Ils
+l'apprendront bientôt!</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est donc ton intention, mon
+ami? Comme tu es agité... Oh! je t'en supplie,
+cache-leur bien ta colère: ils soupçonneraient
+trop tôt peut-être ce qu'il faut leur taire encore
+par prudence.</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'entends-je pas du bruit sur le
+pont?.... Oui, il me semble avoir entendu parler
+d'un bâtiment... Si par un coup du ciel c'était....
+Montons, montons! On m'appelle!...
+Oui, oui, c'est un bâtiment... Mosquita, prépare-moi
+mes armes! viens! viens! c'est un
+bâtiment!</p>
+
+<p>Gouffier était de quart, il avait appelé en
+effet le capitaine pour lui montrer un navire
+qui semblait courir à contre-bord d'eux. En un
+instant les deux bâtiments sont l'un sur l'autre,
+poussés par la brise avec une égale vitesse. On
+crie: <i>Tout le monde sur le pont!</i> à bord du corsaire.
+À ce commandement chacun vole à son
+poste de combat. Le navire aperçu, sans avoir vu
+le corsaire, continue à courir sa bordée, et il ne
+commence à manoeuvrer pour éviter <i>l'Albatros</i>,
+que lorsqu'il lui est devenu impossible de ne
+pas l'aborder. On crie à bord des deux bâtiments.
+L'équipage de Rodriguez demande à faire
+feu en accostant le navire. <i>Ce ne sera rien que
+pour essayer nos pièces, capitaine</i>, hurlent quelques
+hommes.&mdash;<i>Non, non</i>, leur répond Rodriguez,
+<i>arrêtez le feu.... Vous ne voyez donc pas
+que c'est un bâtiment marchand. Sautons à bord
+et amarinons-le en silence, puisqu'il a été assez
+bête pour venir s'empêtrer avec nous!</i></p>
+
+<p>Les forbans pleuvent à bord du bâtiment
+abordé. Le capitaine de ce malheureux navire
+ne se réveille qu'au bruit de la moitié d'un
+équipage qui tombe sur son pont; il ne trouve
+d'asile contre la chasse que lui donnent les assaillants,
+qu'en passant à bord du corsaire qui
+vient de l'attaquer.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine Rodriguez, le navire est amariné,
+crie Gouffier, le premier sauté à bord de
+la prise.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, Gouffier. De quoi est-il chargé?</p>
+
+<p>&mdash;De cailloux, capitaine; c'est une mauvaise
+barque anglaise sur lest.</p>
+
+<p>&mdash;Dépêtrons-nous de lui; coupons tout ce
+qui gêne pour le faire déborder du corsaire.
+Pierre Chouart, sautez à bord, mon ami, avec
+quelques-uns de nos gens; vous prendrez le
+commandement de la prise jusqu'à ce que nous
+ayons pu nous débrouiller et reconnaître ce
+qu'elle vaut.</p>
+
+<p>&mdash;Quels hommes voulez-vous que je prenne
+avec moi, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qu'il vous plaira de choisir. Je m'en
+rapporte à vous. Nommez-les et ils vous suivront.</p>
+
+<p>Rodriguez, en agissant ainsi, avait son plan.
+Il savait bien que l'officier dont il voulait se
+défaire, désignerait pour l'accompagner sur la
+prise, qu'on ne devait conserver que quelques
+heures, ceux des marins sur lesquels il comptait
+le plus pour exécuter le complot qu'il avait
+préparé.</p>
+
+<p>Pierre Chouart en effet prend une quinzaine
+de marins. À mesure qu'il les nomme, Mosquita
+fait remarquer à son amant que chacun
+d'eux fait partie de la bande dont elle-même
+lui a déjà désigné les complices. Laisse-le s'entourer
+de ses affidés, répond Rodriguez. Chacun
+des noms qu'il appelle est un arrêt de mort
+qu'il prononce.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est donc ton projet, Rodriguez? Tu
+es tranquille et cela me rassure.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je suis tranquille, mais c'est le calme
+de ma vengeance à moi..... Eh bien, Pierre
+Chouart, êtes-vous à bord avec vos hommes?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, capitaine: à présent que les deux
+navires sont parés l'un et l'autre, je vais me
+tenir à portée de pistolet de vous.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, mon ami, à portée de pistolet.
+Vous avez deviné parfaitement mon intention.</p>
+
+<p>Mais à peine les deux bâtiments sont-ils en
+train de faire route presque bord à bord, que
+la scène change. Rodriguez ordonne à ses gens
+de reprendre leur poste de combat. Tout le
+monde lui obéit sans savoir ce qu'il prétend
+faire. C'est pour faire l'appel, disent les uns.
+Non, c'est pour nous commander un tour
+d'exercice, disent les autres. L'équipage ne resta
+pas long-temps dans l'incertitude sur l'intention
+de son chef. Monté sur le dôme de la chambre,
+Rodriguez, au milieu du silence le plus profond,
+s'adresse ainsi à son équipage attentif:</p>
+
+<p>&mdash;Enfants, un complot devait éclater à bord
+contre moi, que vous avez nommé votre chef. En
+m'arrachant la vie, c'était le grade que je tenais
+de vous, que l'on voulait anéantir. Vous m'avez
+demandé à essayer vos pièces et notre poudre
+contre ce navire-là: eh bien, voici l'occasion de
+vous satisfaire. Il faut punir les traîtres qui voulaient
+enlever le corsaire sur les cadavres de
+leurs camarades. Délivrés de ces lâches, dont
+nous devons faire un exemple sanglant, il n'y
+aura plus que des braves à bord, dévoués les
+uns aux autres à la vie et à la mort. Parez-vous
+partout à faire feu à mon commandement.</p>
+
+<p>&mdash;Quels sont ces traîtres, capitaine Rodriguez?</p>
+
+<p>&mdash;Les voilà! Et il montre la prise montée par
+Pierre Chouart. Puis, prenant son porte-voix,
+et s'adressant à celui-ci:</p>
+
+<p>«Pierre Chouart, recommande ton âme à Dieu!
+Nous venons à bord du corsaire de prononcer
+ton jugement et celui de tes infâmes complices.
+Traître et lâche, apprends à mourir de la main
+de celui que tu voulais assassiner.»</p>
+
+<p>Pierre Chouart, altéré par ces paroles qu'il
+entend sortir comme un coup de foudre, du
+porte-voix de Rodriguez, prie en grâce son capitaine
+de suspendre un moment sa colère et
+d'entendre sa justification. La prise fait un
+mouvement pour approcher le corsaire, et les
+hommes qui la montent élèvent leurs mains
+suppliantes vers le ciel, en criant qu'ils ont été
+égarés par le perfide Pierre Chouart. Mais Rodriguez,
+au moment où la prise va l'accoster,
+fait donner un coup de barre pour l'éviter, et
+il commande le feu. Une bordée lancée à bout
+portant et à double charge en fut assez pour
+faire voler en éclats le malheureux bâtiment,
+dont la coque, percée, mitraillée et hachée,
+s'abîma bientôt sous les flots.</p>
+
+<p>Loin d'être troublé par ce spectacle horrible,
+Rodriguez, satisfait d'avoir essayé l'étendue de
+son empire sur les gens de son équipage, leur
+dit froidement ces mots au moment où le bruit
+de la volée venait de s'éteindre sur les vergues
+ensanglantées: Mes amis, nos pièces sont en
+bon état, et notre poudre est excellente! Vous
+pointez bien, et je serais indigne de vous commander,
+si je n'étais pas content de vous. Double
+ration à tout le monde. Mosquita, embrasse-moi:
+tu n'as pas seulement détourné la tête
+pour ta première volée.</p>
+
+<p>Ils allèrent, les forbans de <i>l'Albatros</i>, prendre
+leur double ration à la cambuse en chantant,
+en se félicitant d'avoir fait couler comme
+un plomb le navire sur lest. Il n'était bon qu'à
+cela, disaient-ils, et notre capitaine, l'as-tu vu?
+C'est un b..... qui a de la tête et qui parle bien
+au moins... Quelle carotte de longueur il vous
+a tirée à son lieutenant Pierre Chouart!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une fameuse carotte, et Pierre
+Chouart a dû l'avaler en faisant une drôle de
+grimace!</p>
+
+<p>&mdash;Ecoute donc, il voulait toujours faire des
+cabales, et moi je n'aime pas les cabales. À bord
+d'un corsaire, il faut un peu de subordination,
+d'autant que nous pourrons envoyer notre capitaine
+par-dessus le bord s'il ne nous va pas.</p>
+
+<p>&mdash;Celui-là par-dessus le bord! oui, on t'en
+fricassera! Il nous ferait plutôt à tous battre des
+entrechats en l'air, en faisant sauter la barque,
+le brigand qu'il est!</p>
+
+<p>&mdash;On dira tout ce qu'on voudra, mais
+c'est un poulet, et un bel homme! A-t-il donc
+l'air guerrier, le chien, quand il commande le
+feu! Tiens, j'étais à la barre tout-à-l'heure
+quand nous avons envoyé des prunes qui n'étaient
+pas cuites, à la prise anglaise: eh bien, le
+fanal de l'arrière donnait sur la figure du capitaine,
+et je te fiche mon billet qu'il avait une
+mine bien bordée, va!</p>
+
+<p>&mdash;C'est un lapin, je ne dis pas le contraire,
+et il y a plaisir à en découdre avec
+un particulier de ce calibre. Avec lui, au
+moins, on peut dire: <i>Enlevez, c'est pesé!</i>... Le
+vin de la cambuse est bon tout de même! C'est
+dommage qu'il faille ménager les vivres, car
+une double ration, c'est pas assez pour des
+hommes qui ont le gosier sec. Il n'y a rien qui
+vous porte à la soif comme la <i>brûlure</i> de la
+poudre et un coup de peigne.</p>
+
+<p>Tout se réduisit, à bord du corsaire, à des
+conversations pareilles entre les matelots. Mais
+le sang-froid et la cruauté même de Rodriguez
+produisirent sur son équipage une impression
+profonde. Ses hommes, en admirant en lui une
+résolution qu'aucun d'eux n'aurait osé avoir,
+apprirent à le respecter comme le seul qui put
+les commander avec fermeté, et maintenir à
+bord la discipline qu'il leur fallait pour faire
+quelque chose de profitable à chacun. Une occasion
+nouvelle de prouver combien il était fait
+pour les diriger avec intelligence, se présenta
+bientôt.</p>
+
+<p>Une chaloupe gréée de deux voiles fut aperçue
+à cinq ou six lieues de l'île de la Marguerite,
+sur laquelle <i>l'Albatros</i> courait à toutes
+voiles. L'embarcation, en voyant un bâtiment
+tout noir cingler sur elle avec une marche qui
+devait lui paraître supérieure, revira de bord, et
+prit chasse aussitôt. Rodriguez la poursuit: il la
+gagne, il l'accoste. Seize hommes armés de sabres
+et de carabines la montaient; un pierrier
+établi sur l'avant composait toute son artillerie.</p>
+
+<p>&mdash;Qui êtes-vous? demanda Rodriguez à celui
+qui paraissait être le patron de la barque.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que nous sommes, commandant?
+Nous ne sommes rien du tout; nous gagnons
+notre vie à pêcher, au large de la Marguerite,
+quelques perles, comme vous savez bien qu'on
+en trouve quelquefois dans ces parages.</p>
+
+<p>&mdash;Vous pêchez des perles avec des carabines
+et des sabres? Il parait que c'est une nouvelle
+manière de prendre du poisson et des bijoux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est notre manière à nous, et nous
+ne faisons pas grand'-chose. Vous voyez aussi
+combien nous sommes pauvres.</p>
+
+<p>&mdash;Votre façon de faire la pêche ne me convient
+pas; et si vous ne me dites pas dans cinq
+minutes, montre à la main, ce que vous cherchiez
+ici, je vous ferai pendre tous les seize au
+bout de mes vergues, comme des gâte-métier,
+faisant la piraterie de manière à compromettre
+d'honnêtes forbans comme nous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah grands dieux! commandant, est-ce
+que, par la bonté divine, vous seriez des pirates?
+Le ciel en soit loué! Vous pouvez nous assister,
+et nous partagerons.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons un peu ce que tu veux dire. Accoste
+à bord avec ton bateau, et si tu es un
+bon enfant, nous pourrons faire des affaires
+ensemble... Envoyez une amarre devant à cette
+embarcation, et ne laissez monter à bord que
+le patron.</p>
+
+<p>Une fois arrivé sur le pont du navire, le patron
+Raphael adressa ces mots au capitaine Rodriguez,
+après lui avoir fait trois humbles saluts
+et lui avoir souhaité la bénédiction de
+Dieu:</p>
+
+<p>«Il faut que vous sachiez, mon commandant,
+qu'un gros trois-mâts espagnol a relâché
+pour une voie d'eau, à la Marguerite. Il a fallu
+mettre sa cargaison à terre pour l'abattre en
+carène. Dès que la réparation a été faite, nous
+avons été employés à refaire son arrimage,
+car nous sommes tous de pauvres arrimeurs
+à une gourde par jour. A présent que ce navire
+se dispose à partir, nous nous sommes associés
+pour louer cette chaloupe, et venir l'attendre,
+armés de carabines, afin de l'enlever.
+Comme il a des barils de piastres à bord, et
+que nous savons où ils sont placés, nous ne
+serons pas embarrassés de les trouver.</p>
+
+<p>&mdash;Où allait ce navire? Combien d'hommes
+d'équipage a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Il va à Campêche. Il a vingt hommes
+d'équipage, mais des mollasses, qui ne demandent
+pas mieux que de se laisser prendre.
+Tenez, à présent que nous approchons de
+terre, vous pouvez découvrir sa mâture, dans
+cette petite fente de la côte, là, dans le Nord-Est
+du compas...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, sais-tu, patron Raphael, ce
+qu'il nous faut faire pour ne donner aucune
+défiance au capitaine de ce bâtiment, qui
+craindrait d'appareiller peut-être, après avoir
+vu un brick de ma façon?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon commandant; mais je m'en
+rapporterai à vous, et j'écouterai vos conseils,
+comme si c'était la bonne vierge Sainte-Marie
+qui me parlât par votre noble et sincère bouche:
+<i>In nomine patris, filii et spiritûs sancti,
+amen!</i></p>
+
+<p>&mdash;Fais-nous grâce de tes prières, et écoute-moi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, illustre commandant</p>
+
+<p>&mdash;Je vais carguer toutes mes voiles: tu vas
+aller, avec ta chaloupe, me haller par l'avant,
+comme si le brick avait besoin de ton secours,
+et voulait gagner, avarié, un mouillage près de
+la côte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, mon commandant; je vous
+comprends très-bien, et une fois que vous
+serez à l'ancre, je rentrerai dans le port, en
+disant au capitaine espagnol que vous êtes un
+bâtiment anglais en croisière, venu pour boucher
+une voie d'eau; que je vous ai donné aide
+et assistance avec ma chaloupe, et que...</p>
+
+<p>&mdash;Saute plus vite que ça dans ton embarcation.
+Tu diras après au capitaine du trois-mâts
+tout ce que tu jugeras convenable. Qu'il
+te suffise de savoir que si nous amarinons ce
+navire, tu recevras pour ta part une récompense
+proportionnée aux services que tu nous
+auras rendus.</p>
+
+<p>Les voiles de <i>l'Albatros</i> sont carguées et
+serrées: la chaloupe de Raphaël nage sur
+l'avant du brick contre le vent: les autres canots
+du corsaire aident la chaloupe. En quelques
+heures <i>l'Albatros</i> atteint un bon mouillage,
+d'où il peut être vu du navire espagnol.
+Un grand pavillon anglais est déployé sur l'arrière
+du pirate. Raphael revient dans le port,
+et il annonce partout que le brick qu'a remorqué
+sa chaloupe, n'a jeté l'ancre que pour visiter
+quelque couture molle un peu au-dessous
+de sa flottaison, et boucher une petite voie
+d'eau; qu'ensuite il appareillera pour continuer
+sa croisière contre les forbans. Il nomme le
+brick au capitaine de <i>la Quintanilla</i>, c'est le
+nom du trois-mâts espagnol; il cite même le
+nom du commandant anglais. Par San-Antonio,
+dit l'Espagnol, la circonstance est favorable
+pour moi. Tandis que ce croiseur anglais sera
+mouillé près de l'ile, je pourrai appareiller
+sans craindre les forbans qui rôdent toujours
+dans ces parages. Les scélérats craignent les
+bâtiments de guerre, comme les voleurs la
+corde: ils les sentent à vingt lieues à la ronde.
+J'appareille demain.»</p>
+
+<p>Raphael vient la nuit, dans une pirogue,
+rendre compte à Rodriguez des intentions du
+capitaine espagnol. Rodriguez fait des dispositions
+pour tromper ce malheureux capitaine.
+Il ordonne de dépasser les mâts de perroquets
+de <i>l'Albatros</i>, de mouiller une ancre par le travers,
+et de frapper sur le câble de cette ancre,
+et sur celui de l'autre ancre de mouillage, deux
+cayornes qui, crochées à la tête des bas-mâts,
+inclineront le brick comme s'il était à moitié
+abattu en carène. <i>L'Albatros</i>, bientôt couché
+sur le côté de tribord, présente le flanc opposé,
+à des hommes qui, dans les embarcations du
+bord et la chaloupe de Raphael, font semblant
+de visiter et de réparer les coutures avariées.</p>
+
+<p>C'est à la clarté naissante du matin que cette
+petite comédie se jouait sur les flots tranquilles,
+et des forbans étaient les acteurs de cette
+scène.</p>
+
+<p>La pauvre <i>Quintanilla</i> avait aussi mis sous
+voiles aux premiers rayons de l'aurore. Loin
+d'éprouver la défiance qu'aurait dû lui inspirer
+l'aspect d'un navire comme <i>l'Albatros</i>, le crédule
+capitaine espagnol comptait, au contraire,
+sur la présence du brick, qu'il supposait anglais.
+<i>La Quintanilla</i> quitte donc le port, ses basses
+voiles sur les cargues, ses huniers bien étarqués
+et bien bordés, les perroquets hissés à bloc. La
+brise du matin enfle les voiles et semble se jouer
+dans son gréement, en apportant aux matelots
+les douces émanations des fleurs de la côte, couvertes
+de rosée. Les cris cadencés des hommes
+qui hallent sur les cordages, vont réveiller les
+échos sonores de la terre, qui fuit battue par les
+lames que le navire forme en fendant les flots
+encore brunis par les dernières ombres de la
+nuit. Le soleil dore déjà l'horizon; tous les objets
+reprennent leur forme naturelle avec le
+jour, autour du bâtiment; on aperçoit sur l'avant,
+le brick, que l'on a pris la veille pour un
+croiseur anglais, la mâture penchée et le côté de
+tribord éventé. A mesure qu'on l'approche, on
+l'observe avec plus de curiosité. C'est un beau
+navire et qui doit bien marcher, dit le capitaine
+espagnol à son second. Voyez dans cette longue
+vue, ces façons si fines, cet élancement et
+cette quête!....</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement, capitaine, c'est un bâtiment
+qui doit bien escarpiner, mais qui ne doit
+pas porter grand'-chose. Il me semble même
+plus fin que la plupart des bricks de guerre de
+construction anglaise. Quel bau il a! On rebat
+les coutures de son côté de tribord; entendez-vous
+les coups de maillet des calfats?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le voilà dans la position où nous nous
+trouvions, il y a quinze jours, cherchant une
+voie d'eau. Mais à bord d'un navire de guerre il
+y a tant de ressources: c'est couvert d'hommes
+cela. Vous voyez, par exemple, ce brick: hé
+bien le voilà abattu presque en carène en haute
+mer.... Là.... il a frappé ses cayornes d'abattage
+sur deux ancres.... Allez donc faire une
+opération aussi hardie à bord d'une barque
+marchande de 400 tonneaux comme nous, avec
+vingt hommes d'équipage!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà que nous allons passer à le ranger,
+capitaine. Voulez-vous que nous hissions notre
+pavillon?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute; montrez-lui nos couleurs et
+saluez-le en amenant et rehissant trois fois le
+pavillon national. Nous lui devrons peut-être
+l'avantage de pouvoir sortir sans avoir quelque
+forban à nos trousses, et il est bien juste que
+nous lui rendions hommage.</p>
+
+<p>Pendant ce paisible entretien entre le capitaine
+et le second de <i>la Quintanilla</i>, une scène
+toute différente se passait à bord de <i>l'Albatros</i>.
+Quelques hommes, placés à tribord dans les embarcations,
+faisaient bien mine de tapoter à coups
+de maillet sur les bordages: mais sur le pont,
+une partie de l'équipage était parée à filer les
+cayornes pour redresser le navire, et une autre
+partie disposée à hisser les voiles, guinder les
+mâts de perroquets passés sur l'arrière du tenon
+des mâts de hune. Rodriguez, assis sur son
+couronnement et caché par l'extrémité des bastingages
+de l'arrière, guette à la longue vue,
+d'un oeil avide, le trois-mâts qui va passer à
+côté de lui. C'est une proie facile, qu'il convoite
+et qu'il brûle d'étreindre dans ses serres. Le capitaine
+espagnol salue à portée fusil <i>l'Albatros</i>,
+qui, pour répondre à son salut, élève et amène
+par trois fois dans sa mâture inclinée, le pavillon
+anglais avec lequel il abuse son confiant
+ennemi. Oui, saluons-le bien, dit Rodriguez à
+voix basse: bientôt, quand il sera au large,
+nous le saluerons autrement qu'avec cette misérable
+étamine.</p>
+
+<p>L'Espagnol file toujours; il dépasse le corsaire,
+il est déjà plus éloigné de terre que
+celui-ci... C'est alors que les coyornes qui tenaient
+<i>l'Albatros</i> couché sur les flots sont filées
+peu à peu, et que le brick se redresse fièrement
+sur ses lignes d'eau; c'est alors que, par
+un mouvement qui tient presque de la magie,
+tant il est prompt et sûr, les vergues, qui se
+trouvaient apiquées, se croisent carrément sur
+les bas-mâts et sur les mâts de hune. Les huniers
+montent lentement à tête de bois, les mâts
+de perroquets s'élèvent sur leurs guinderesses,
+et les perroquets presque en même temps grimpent
+le haut des calle-haubans pour être gréés
+sur leurs mâts, déjà mis en clé.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez donc, fait remarquer le capitaine
+espagnol à son second, voyez comme ce navire
+anglais semble se redresser!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le changement de position, capitaine.
+Il nous paraît maintenant sous un autre aspect
+que lorsque nous nous trouvions par son travers.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne me trompe pardieu pas, ses
+huniers montent sur leurs drisses; il guinde ses
+mâts de perroquets! Ah Dieu tout puissant,
+si c'était un forban, à présent que nous sommes
+au large!... Revirons de bord, rentrons avant
+qu'il n'ait le temps de nous couper la terre.</p>
+
+<p>Il n'est plus temps, <i>l'Albatros</i> est sous voiles:
+il marche comme un dauphin, et, avec ses
+huniers qu'il largue et ses basses voiles qu'il
+vient d'amurer, il pourrait sans ses perroquets
+gagner <i>la Quintanilla</i>, comme l'agile dorade
+atteint le poisson volant qui cherche à fuir sous
+la lame qu'il perce de ses ailerons. Et comment,
+imprudent Espagnol, as-tu pu ne pas deviner un
+corsaire à cette coque si noire, à cette guibre si
+élancée, à cette haute mâture penchée sur cet
+arrière qui rase la mer, et enfin à cette multitude
+de matelots qui bouillonnaient sur ce large
+pont bordé de caronades! Tremble maintenant
+à l'approche de ces voiles brunes que la brise
+pousse vers toi avec tant de vitesse; tremble
+surtout à la vue de ces figures sinistres qui se
+grouppent sur l'avant du pirate! Ce pavillon
+anglais, qui t'a si grossièrement abusé, va s'amener
+pour céder sa place sur la drisse, à un
+pavillon colombien. Reconnais maintenant ta
+funeste erreur en voyant dans les eaux du corsaire
+la chaloupe de Raphael. C'est lui qui a
+conduit ton redoutable ennemi sur tes traces.
+Sauve-toi si tu le peux encore, mais songe bien
+que tu pourras payer cher les efforts inutiles
+que tu feras pour échapper au terrible <i>Albatros</i>!</p>
+
+<p><i>La Quintanilla</i> a viré de bord, <i>l'Albatros</i> a
+imité sa manoeuvre: elle veut tâcher de gagner
+la terre, fût-ce même pour faire côte, avant
+que le brick n'ait pu mettre le grapin dessus.</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> poursuit jusqu'en dedans des brisants,
+la proie qui veut lui échapper. Chaque
+fois que l'Espagnol croit toucher au rivage, le
+Colombien passe entre la terre et lui, et le
+force ainsi à regagner le large. Ce n'est pas à
+coups de canon que le brick veut faire amener
+le trois-mâts: il cherche au contraire à l'amariner
+à l'abordage pour ne pas donner l'éveil
+au large, et révéler peut-être aux croiseurs les
+parages où il se trouve. <i>La Quintanilla</i>, sans
+cesse chassée par <i>l'Albatros</i>, perd à chaque
+bordée l'avantage qu'elle s'était promis en
+louvoyant dans les dangers. A chaque évolution,
+elle dérive vers son infatigable ennemi, et
+comme l'oiseau qui perd ses forces en luttant
+de vitesse avec le vautour qui le menace, elle
+finit par s'abandonner à la voracité du corsaire.
+C'est alors que le terrible cri <i>à l'abordage, à l'abordage!</i>
+se fait entendre sur le pont du colombien,
+qui élonge le trois-mâts comme pour le
+dévorer. Tous les Espagnols tombent à genoux;
+et Rodriguez, en les voyant dans cette posture
+suppliante sous le poignard de ses forbans,
+se met à rire avec dédain, en ordonnant du
+geste qu'on épargne d'aussi méprisables victimes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'on m'amène le capitaine, je veux lui
+parler.</p>
+
+<p>Le capitaine espagnol s'avance en tremblant
+et en élevant vers son vainqueur des mains
+agitées par la peur.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu de précieux à ton bord?</p>
+
+<p>&mdash;Ma cargaison et ma malle.</p>
+
+<p>&mdash;Rien de plus?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, illustre commandant, je vous le
+jure par saint Antoine et les plus saints de
+nos martyrs.</p>
+
+<p>&mdash;Réfléchis bien à ce que tu vas me répondre.
+J'ai en main le manifeste de ta cargaison.
+Si tu m'avoues tout, je te laisse la vie: si tu
+mens, ce cartahu, frappé à ma grande vergue,
+punira ta dissimulation?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai trois barils de piastres dans ma chambre.
+Raphael a dû vous le dire, puisque c'est
+lui qui nous a trahis.</p>
+
+<p>&mdash;Passe-lui une cravate de franc-filain,
+Gouffier, puisqu'il n'a que trois barils de piastres.</p>
+
+<p>&mdash;Illustre commandant, j'oubliais de vous
+dire, tant je suis ému, qu'il y en a encore cinq
+barils, mais cinq barils tout petits, tout petits,
+dans une cachette sous le panneau de la
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas encore assez. Range à virer
+sur le cartahu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! en grâce, noble et brave commandant,
+laissez-moi me remettre un peu et me rappeler
+ce que je puis encore avoir.... J'ai, j'ai...
+j'ai caché entre bord et serre, sous le lambris de
+ma cabane, deux sacs de doublons, deux petits
+sacs de rien, qui ne vous serviront pas à
+grand'-chose... Mais je veux tout dire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est à peu près cela. On va fouiller
+ton navire d'ailleurs, et si l'on trouve, dans la
+visite, des objets que tu peux avoir oublié de
+m'indiquer, je te rafraîchirai la mémoire en te
+faisant hisser au bout de la grande vergue, pour
+l'exemple d'abord, et puis pour avoir de la
+viande fraîche pendue à mon croc.</p>
+
+<p>On visite, on fouille la prise de la carlingue
+à la pomme. Tout l'or et l'argent est trouvé,
+enlevé, transporté à bord du corsaire. On jette
+un équipage à bord de <i>la Quintanilla</i>, qui quitte
+<i>l'Albatros</i> pour aller à Carthagène, où elle attérira.
+Rodriguez, avec ses barils de piastres et
+ses sacs de doublons, fait voile pour Saint-Thomas,
+île danoise, repaire de forbans, où il
+pourra en toute sûreté plonger ses hommes
+dans la débauche et repartir ensuite, après avoir
+pris des renseignements sur les navires qu'il se
+propose de piller.</p>
+
+<p>En s'élevant au Nord, <i>l'Albatros</i> rencontre
+des bâtiments anglais ou américains: pour dérober
+aux croiseurs la direction de sa route,
+il coule tous les navires inutiles qu'il rencontre.
+Il jette sur quelques rochers déserts leurs
+malheureux équipages avec un baril d'eau et
+quelques livres de biscuit. Le pillage, l'incendie
+et la cruauté marquent partout son passage,
+et il arrive sous pavillon colombien à
+Saint-Thomas, au milieu des navires mouillés
+sur rade, qui remarquent avec terreur ce long
+brick tout noir, chargé de renégats, de mulâtres
+et de nègres. Son gréement est en désordre,
+ses voiles mal serrées, malgré le grand
+nombre d'hommes qui se pressent sur ses vergues.
+Il mouille, et la voix du capitaine est à
+peine entendue au milieu du bruit que font
+les matelots perchés sur les marche-pieds ou
+placés aux bittes pour filer du câble. Mais ce
+désordre même et cette confusion donnent un
+air funeste à tout cet ensemble de forbans, à
+toute cette harmonie de mauvaises figures, de
+manoeuvres pendantes et de voiles tannées et
+sombres.</p>
+
+<p>Les capitaines des navires marchands se demandent
+avec inquiétude ce que <i>l'Albatros</i>
+vient faire parmi eux. Tous regardent avec curiosité
+et avec effroi ce jeune capitaine aux
+traits hardis, à la chevelure noire et bouclée,
+se promenant avec un petit matelot que l'on
+dit être sa maîtresse déguisée. Quant à Rodriguez,
+il sourit, il est flatté de la défiance qu'il
+inspire. Il s'égaie d'entendre dire partout que
+ses matelots portent le désordre dans toute l'île.
+Il lit surtout avec avidité les journaux, dans
+lesquels on signale déjà son bâtiment comme la
+terreur des mers qu'il a à peine parcourues.
+Vois, dit-il, à sa Mosquita, vois comment ils
+rendent compte de moi, à leurs peureux de
+capitaines. Mosquita lit:</p>
+
+<p>«Un grand brick pirate, peint en noir, ayant sa
+mâture penchée sur l'arrière et naviguant sous
+pavillon colombien, a été vu dans les mers des
+Antilles, où il a coulé ou pillé déjà une quinzaine
+de bâtiments marchands, après avoir exercé
+les cruautés les plus inouïes sur les équipages.
+On le dit commandé par un insurgé espagnol.»</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, ils ne me connaissent pas.
+Continue.</p>
+
+<p>«Le brick anglais <i>la Baleine</i>, de 18 canons,
+le plus fin voilier de la division des Antilles, est
+à sa poursuite avec d'autres croiseurs américains
+et français. On ne doute pas qu'ils ne
+réussissent à s'emparer de ce bâtiment pirate,
+dont voici le signalement:</p>
+
+<p>«Mâture haute et inclinée.»</p>
+
+<p>&mdash;Je redresserai ma mâture.</p>
+
+<p>«Bordages peints en noir.»</p>
+
+<p>&mdash;Je les peindrai en blanc.</p>
+
+<p>«Guibre élancée, avec un oiseau représentant
+un albatros, pour figure.»</p>
+
+<p>&mdash;Je ferai sauter la figure. Ah! ils s'imaginent
+qu'en donnant le signalement de <i>l'Albatros</i>
+à leurs bâtiments marchands, ceux-ci seront
+à même de m'éviter quand ils auront été
+assez près de moi pour me reconnaître à ma
+mâture inclinée et à mes bords barbouillés de
+noir.... Ah! ah! les plaisants marins! Il faut
+rendre hommage à leur prudence et à leur discernement.
+Ils ont eu, il est vrai, la précaution
+d'envoyer des croiseurs sur mes traces, pour
+me donner la chasse et s'emparer de mon redoutable
+corsaire. Eh bien! je défie leurs plus
+fins voiliers, et je donnerai peut-être une leçon
+terrible à quelques-uns d'entre eux.... <i>La Baleine!</i>
+un brick anglais de 18 canons!... Je ne
+sais, mais ce nom-là m'affriande, et j'ai un pressentiment
+que si jamais je le rencontre... Mon
+<i>Albatros</i>... Oh! les Anglais, les Anglais, depuis
+qu'ils m'ont enlevé ma soeur... Tu sais, Mosquita,
+cette soeur bien aimée dont je t'ai si
+souvent parlé, et dont le souvenir est resté si
+cher au fond de ce coeur qui n'a plus pitié de
+rien. Il y a des bâtiments de guerre mouillés à
+Saint-Thomas; mais, malgré la défiance que je
+leur ai inspirée en entrant ici, ils ne peuvent
+me saisir: je suis dans un port neutre, préservé
+par le pavillon colombien qui couvre mon navire.
+Mes expéditions sont en règle; mais, pour
+plus de prudence, cependant, je sortirai demain
+avec un équipage que j'augmenterai d'un
+bon tiers.... Nous avons de l'argent en abondance,
+grâce au navire espagnol que nous avons
+amariné. Avec des piastres on a toujours des
+hommes dans cette île, rendez-vous de tous les
+écumeurs de mer. Allons à bord, Mosquita,
+j'ai des ordres à donner à Gouffier; la soirée
+ensuite sera toute à nous, toute à toi; viens,
+mon bon petit mousse, suis ton capitaine.»</p>
+
+<p>Il se rend à bord: il ordonne à son second
+de recruter des hommes. Il veut avoir deux
+cents matelots sur le pont de <i>l'Albatros</i>. A la
+mer il se peindra une batterie blanche. Il saura,
+au moyen des coins placés sur l'arrière de ses
+bas-mâts, rendre sa mâture plus perpendiculaire,
+en raidissant les étais et en mollissant
+ses calle-haubans de l'arrière. Ses projets arrêtés,
+ses ordres donnés, il redescend à terre avec
+sa Mosquita. Il ne passera qu'un moment dans
+la chambre qu'il loue pour la soirée; mais là
+du moins il sera seul près de sa maîtresse, mais
+dans cette chambre il pendra un hamac où la
+main de celle qu'il aime le bercera, l'endormira
+pour quelques heures. C'est la volupté qu'il a
+trouvée dans la petite maison de Carthagène
+qu'il cherche à ressaisir partout où il peut échapper
+à la vie tourmentante du bord. Un seul
+instant de calme, d'amour et de solitude, lui
+retrace tout ce qu'il désire se rappeler de son
+existence passée. Il est enfant dans les bras de
+sa maîtresse, sa force l'abandonne au sein des
+plaisirs qu'il veut cacher à tout le monde; il
+peut en liberté dépouiller toute sa fierté et sa
+cruauté, et puis cet enfant, bercé par la main
+d'une femme, s'élancera comme un tigre au
+milieu d'un équipage palpitant, et recouvrant
+tout-à-coup cette force qu'il a perdue un instant,
+cette cruauté qui semblait s'être éteinte dans
+les voluptés, il recommencera le carnage, il
+s'assouvira de crimes s'il le faut. C'est la mer,
+c'est l'horrible devoir qu'il s'est tracé, qui lui
+rendront sa férocité en exaltant son âme et en
+enveloppant son coeur de ce triple airain que
+le poète attribue au premier qui osa affronter
+les flots et les tempêtes.</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> quitte Saint-Thomas pendant la
+nuit. Il appareille avec mystère, comme ces
+voleurs qui osent à peine troubler le silence des
+ténèbres dont ils cherchent à couvrir leurs funestes
+exploits. Deux cents hommes, parmi lesquels
+il en est qui n'ont pas encore vu leurs camarades,
+manoeuvrent sans se dire un mot, sans hasarder
+une seule parole, même à voix basse. Les voiles
+brunes du corsaire sont larguées et bordées sur
+leurs vergues longues et noires. Le voilà filant
+vent-arrière et faisant clapoter sur ses larges
+flancs, la mer caressante qu'il refoule avec vitesse.
+La brise de Nord-Est le poussera pendant
+la nuit sous le vent de cet arc de cercle que forment
+les îles orientales de l'archipel des Antilles. C'est
+dans ces parages qu'il pourra faire de bonnes
+captures et vomir à bord de quelques prises
+une partie de l'avide équipage qui se grouppe
+dans sa calle, sur son pont, dans ses hunes
+même. Mais cette nuit, pendant laquelle <i>l'Albatros</i>
+coule si mollement sur les flots avec la
+légèreté d'une plume soulevée par un souffle de
+vent, doit être utilement employée. Rodriguez
+ordonne: ses hommes obéissent non plus avec
+ce silence qui a présidé à l'appareillage, mais ils
+obéissent en causant entre eux, en échangeant
+des mots facétieux, en se jetant et en repoussant
+avec gaîté, le sarcasme grossier qui ronfle
+dans leurs bouches. Les uns, pour exécuter les
+ordres du capitaine, dégréent le grand mât de
+hune pour y substituer un mât de perroquet
+à flèche. Les autres travaillent à mettre perpendiculairement,
+d'à-plomb la mâture basse. Une
+vingtaine de matelots se jettent dans les embarcations
+ou sur des échelles suspendues le long
+du bord pour peindre une batterie blanche sur
+le bordage tout noir du brick, et tout ces travaux
+différents s'exécutent à la lueur des fanaux
+dont le bâtiment est illuminé. Des matelots
+transformés en peintres nocturnes pour donner
+un déguisement à leur corsaire! Quelle bonne
+occasion pour s'égayer de la maladresse de celui
+qui trace une ligne courbe au lieu d'une ligne
+droite, sous le pinceau qu'il barbouille de peinture
+blanche! Que <i>l'Albatros</i> se trouvera artistement
+peint quand le soleil viendra éclairer
+le chef-d'oeuvre de ces barbouilleurs de nuit!
+Mais qu'importe, pourvu qu'il trompe l'oeil du
+commandant du croiseur ou celui d'un malheureux
+capitaine marchand, sa batterie sera
+toujours assez bien élégamment peinte!</p>
+
+<p>Aux premiers rayons de l'aurore, le corsaire
+se trouva tout-à-fait travesti. Son grand mât,
+devenu perpendiculaire, n'était plus surmonté
+que d'un matereau, sur l'arrière duquel on avait
+gréé une voile en pointe. Ce n'était plus qu'un
+dogre au lieu d'un brick, que <i>l'Albatros</i>; et
+puis sa grande raie blanche, étendue de l'arrière
+à l'avant, venait de lui ôter cet air pirate que
+lui donnaient auparavant ses pavois et ses presceintes
+recouvertes de noir luisant. Rodriguez
+s'embarque dans un canot, pour admirer, à
+quelque distance du bord, la transformation
+de son navire. Il est enchanté de ce changement,
+qui semble n'avoir pas altéré sensiblement la
+marche de son fin voilier.... Mais à peine est-il
+éloigné de deux cents brasses du navire, qu'on
+le rappelle à bord.... On vient de découvrir
+deux voiles!</p>
+
+<p>Sur l'horizon immense qu'enflamme l'aube
+naissante, deux voiles se dessinent en effet, séparées
+l'une de l'autre par une grande distance...
+Sur laquelle faudra-t-il courir d'abord?&mdash;Sur
+la plus grosse!&mdash;Mais laquelle est la plus
+grosse?&mdash;Tous les yeux se portent tantôt vers
+celui des navires qui se montre dans le Sud,
+tantôt sur celui qui reste au Sud-Ouest. On les
+observe avec attention, on compare leur grosseur:
+la brise est faible, mais <i>l'Albatros</i> est
+couvert de voiles; il a rentré ses embarcations,
+il a même réparé autant que possible le désordre
+qu'ont laissé sur son pont les travaux rapides
+de la nuit. Quelques pots de peinture restent
+cependant entre les caronades; le grand
+mât de hune dépassé n'est pas encore bien saisi
+dans la drôme; mais cette petite confusion intérieure
+ne nuit pas à la marche du navire.
+<i>L'Albatros</i> cingle sur le bâtiment aperçu qui
+lui a paru le plus fort, et il l'approche avec
+d'autant plus de facilité, que les deux navires
+en vue cherchent plutôt à se rallier qu'à prendre
+chasse et à continuer leur route. Un peu de
+brise se fait, de cette brise capricieuse qui le
+le matin verdit par chaudes bouffées les mers
+d'azur des tropiques. Les voiles larges de <i>l'Albatros</i>,
+gonflées et abandonnées tout-à-coup
+par le vent, qui semble se jouer avec elles,
+poussent le navire léger qu'elles dominent, sur
+le plus gros bâtiment. <i>Nous tombons dessus,
+nous tombons dessus et rudement</i>, disent les corsaires
+en se frottant les mains et en se promenant
+d'un pas cadencé de l'arrière à l'avant.
+C'est un trois-mâts! Le second bâtiment à vue
+a dirigé sa route sur le point où tend <i>l'Albatros</i>.
+Il veut peut-être porter du secours au
+trois-mâts. Mais quel est ce second navire?...
+Un brick, rien qu'un brick, et il est encore à
+une bonne lieue de l'endroit où l'affaire va se
+décider.</p>
+
+<p>Vous avez demandé à courir sur le plus gros,
+fait Rodriguez à son équipage. Eh bien, le
+voilà! Branle-bas général de combat; mais pas
+de coups de canon, ni de coups de fusil, mes
+garçons. C'est un branle-bas de combat à l'arme
+blanche que je vous commande.</p>
+
+<p>Le trois-mâts n'était plus qu'à une portée
+de pistolet du pirate. Il ne hissa son pavillon
+anglais que pour l'amener aussitôt pour <i>l'Albatros</i>,
+dès qu'il vit sur l'avant de son redoutable
+ennemi, un forban élever, du milieu d'un
+groupe d'horribles matelots, un petit pavillon
+rouge. Ce signal, si mystérieux et si expressif,
+en dit plus au capitaine anglais, que ne l'aurait
+fait une bordée à bout portant. <i>L'Albatros</i>
+élonge sa prise, et jette à bord du navire capturé
+cent hommes armés jusqu'aux dents, cent
+hommes commandés par Gouffier, à qui Rodriguez
+a confié des ordres que le docile second
+a juré d'exécuter, en donnant une poignée de
+main à son intrépide capitaine.</p>
+
+<p>Le corsaire se sépare du navire anglais. C'est
+sur le brick qui s'avance qu'il pousse sa bordée,
+non pour engager l'affaire avec lui, mais pour
+l'observer, mais pour l'attirer dans le piége, et
+pour prendre chasse devant lui, afin de le conduire
+près de la prise qui vient d'être amarinée.</p>
+
+<p>Pour qui saurait peindre ces mouvements si
+rapides, si intelligents et si subtils de ces navires
+qui, au moment décisif du combat, cherchent
+à se tromper, à s'éviter ou à se faire poursuivre
+pour tomber d'une manière plus sûre et
+plus terrible l'un sur l'autre, il y aurait un beau
+tableau à faire en voyant nos trois bâtiments dans
+la position que nous venons d'indiquer. Mais
+quel talent pourrait rendre ces choses imposantes,
+que l'on ne voit bien, que l'on ne sait
+bien que lorsque la réalité est sous les yeux,
+que lorsque votre coeur palpite à l'idée du carnage
+qui s'apprête sur ces flots que vous entendez
+clapoter, sur ces navires qui manoeuvrent
+chargés de leurs équipages, disposés à
+faire feu! Là est le trois-mâts qui vient d'être
+enlevé par cent hommes du corsaire... A quelque
+distance de lui est <i>l'Albatros</i>, qui fait semblant
+de prendre chasse devant le brick, qui
+s'avance pour secourir le trois-mâts enlevé....
+Le brick court toutes voiles dehors, pour ranger
+la prise et cingler ensuite sur le corsaire,
+qu'il veut prendre, qu'il veut punir de sa témérité...
+Il est bientôt près de la prise, à portée
+de voix d'elle. Il peut la héler, la reprendre...
+Mais quelle scène se passe à bord de ce
+dernier navire?...</p>
+
+<p>Les cent forbans qui s'en sont rendus maîtres,
+voyant approcher le brick, forcent le
+capitaine et les matelots anglais devenus leurs
+prisonniers, à faire, à dire ce qu'ils veulent que
+ceux-ci fassent et disent pour tromper le commandant
+du brick. Le capitaine et les matelots
+prisonniers ne savent qu'obéir aux ordres que
+les pirates leur intiment le pistolet ou le poignard
+sur la gorge. C'est ainsi que le malheureux
+capitaine anglais crie au brick qui l'approche:
+Commandant, sauvez-nous, les pirates
+veulent nous tuer! Abordez-nous, abordez-nous
+avant de courir sur le corsaire! Tous les marins
+prisonniers répètent en criant: <i>Sauvez-nous!
+sauvez-nous!</i> ce que les forbans ont ordonné à
+leur chef de crier. Et comment auraient-ils hésité
+à obéir à leurs vainqueurs, quand, pour
+leur arracher ce cri trompeur, les forbans, cachés
+par les bastingages et se traînant à quatre
+pattes vers eux, les menacent de leur faire sauter
+la tête pour peu qu'ils se refusent à implorer
+le secours du brick de guerre!</p>
+
+<p>Le commandant du brick ne balance plus.
+Au lieu de s'obstiner à poursuivre <i>l'Albatros</i>, il
+élonge d'abord le trois-mâts, sur le pont duquel
+il a l'intention de jeter quelques hommes pour
+contenir les forbans qui veulent égorger ses
+compatriotes. Mais à peine a-t-il abordé la
+prise, que les cent pirates se dressent, se
+hérissent sur les bastingages auprès desquels ils
+s'étaient cachés. Les Anglais, surpris par cette
+terrible apparition, se défendent. Ils étaient
+préparés au combat, mais pas à cet abordage
+subit. Les sabres se croisent, les poignards, les
+haches, les piques frappent avec fureur. Le
+canon ne peut rien dans cette mêlée de deux
+équipages qui se massacrent bord à bord. Les
+coups de fusil et de pistolet se font seuls entendre,
+et dominent les hurlements de rage des
+combattants, les cris de douleur des blessés.
+Les corsaires qui ont surpris les Anglais du brick
+obtiennent d'abord l'avantage; mais au bout de
+quelques minutes ils éprouvent une résistance
+que leurs efforts désespérés ne peuvent vaincre
+encore. Ils redoublent d'efforts, certains d'être
+secourus bientôt par <i>l'Albatros</i>; les Anglais redoublent
+de résolution, sûrs qu'ils sont que
+le corsaire les anéantira s'ils ne réussissent pas
+à s'emparer de la prise avant l'arrivée des pirates.
+Ils cherchent en vain à écarter leur brick
+du trois-mâts, pour réduire par le canon, une
+fois débordés, le navire qu'ils n'ont plus l'espoir
+de réduire par l'abordage. Mais ils ont affaire
+à des ennemis qui n'abandonnent pas ainsi
+la partie, et qui ont eu soin d'amarrer le brick
+au trois-mâts, de manière à rendre impossible
+la séparation prompte des deux bâtiments. Le
+combat se prolongera long-temps encore.</p>
+
+<p>Mais <i>l'Albatros</i> que fait-il en voyant l'abordage
+engagé entre sa prise et son ennemi! Chassé
+d'abord par le brick anglais, il a reviré de bord
+du moment où celui-ci a renoncé à le poursuivre
+pour accoster le trois-mâts. De chassé qu'il
+était, il devient chasseur. Avec la brise qui enfle
+ses voiles, il ne pourra tarder de joindre
+le brick, qui se trouve avoir tombé dans le
+piége en abordant un navire chargé d'assaillants.
+Rodriguez, monté sur son bastingage,
+encourage ses gens à frapper sans pitié sur l'équipage
+anglais qu'ils vont atteindre, harassé
+déjà de l'attaque qu'il a eu à soutenir. Ses gens
+répondent par des cris de joie à son exhortation.
+La pluie tombe avec les gros nuages qui
+leur apportent la brise, et, pour mieux se disposer
+au combat, tous les hommes de <i>l'Albatros</i>
+se dépouillent de leurs vêtements: un
+pantalon et un bonnet rouge composent leur
+sauvage accoutrement. L'ondée mouille leurs
+larges épaules et leurs corps velus. Ils rient à
+la veille de se baigner dans le sang, de prendre
+à si bon compte, disent-ils, un bain de santé.
+Quelques objets dont on s'est servi pour le travail
+de la nuit encombrent encore le pont: on
+jette les échelles à l'eau, les pinceaux qui ont
+servi à barbouiller le navire. On va envoyer
+aussi par-dessus le bord quelques pots de peinture
+oubliés entre les caronades... <i>Un instant!</i>
+s'écrie l'un des matelots, <i>il ne faut pas perdre
+ainsi le bien de l'armateur. Nous avons peinturé
+le navire cette nuit: peinturons aussi l'équipage,
+noir et blanc, comme l'Albatros</i>; et aussitôt les
+mains du facétieux matelot se trempent dans
+la peinture, et il se barbouille de noir et de
+blanc depuis la ceinture jusqu'à la tête. Tous
+ses camarades l'imitent. Rodriguez sourit en
+voyant ses gens se rendre ainsi méconnaissables.
+Il pense même qu'il est bon, à tout événement,
+que personne, à bord de l'ennemi, ne
+puisse distinguer les traits des combattants. Lui-même
+se barbouille aussi la figure; il n'est pas
+jusqu'à Mosquita qui ne voie les doigts badins
+de officiers étendre sur son joli visage l'infecte
+peinture à l'huile qu'elle repousse avec dégoût.
+L'équipage à moitié ivre de <i>l'Albatros</i> offrait
+en ce moment l'aspect le plus terrible: c'est
+ainsi qu'il va à l'ennemi, armé de sabres et de
+poignards, et bien certain de pouvoir reconnaître
+dans la mêlée ceux qu'il faut frapper
+comme ennemis, et ceux qu'on doit épargner
+comme forbans.</p>
+
+<p>Mais la brise, qui a redoublé avec le grain,
+s'affaiblit quand les nuages qui l'ont amener
+passent à l'horizon, du bord de dessous le vent.
+Un calme plat lui succède, et <i>l'Albatros</i> s'arrête
+immobile à une portée de fusil des deux
+navires, qui combattent toujours. Comment
+faire pour rejoindre le brick anglais? Mettre les
+canots à la mer, border des avirons qu'il faudra
+rentrer si le moindre souffle s'élève! Chaque gros
+nuage qui s'avance peut ramener le vent, et il
+en faudrait si peu! Rodriguez court de l'avant
+à l'arrière. Il offre sa main au souffle, qui semble
+venir tantôt à tribord, tantôt à babord. Le
+peneau de plume placé sur le bastingage de
+l'arrière paraît se soulever: la brise va venir,
+les voiles ne battent plus sur leurs mâts; elles
+s'enflent, mais un moment après elles retombent
+flasques sur leurs ralingues, là brise ne
+vient pas... Oh! qu'il donnerait quelque chose;
+de bon pour un souffle de vent qui lui permettrait
+de secourir les cent hommes qu'il entend
+combattre si près de lui! Oh! que pour
+dix années de sa vie, il voudrait pouvoir sauter
+à bord de l'ennemi!... Mais il fait en vain des
+voeux; il jure, il blasphème, et la brise, la
+brise ne s'élève pas... Il croit remarquer que le
+trois-mâts n'a plus de pavillon, et que l'on a
+cessé de se battre... Il ne se reconnaît plus; il
+accuse ses cent hommes d'être des lâches; il
+menace de les punir..... Son équipage voit
+avec consternation la fureur de son capitaine.
+<i>Bordons nos avirons de galère, bordons nos avirons!</i>
+s'écrient les matelots. On saute sur les
+avirons; tout le monde se range à nager; mais
+au moment où la pelle des rames va labourer
+la mer, le vent souffle, frémit dans les voiles:
+<i>l'Albatros</i> est emporté par la brise. L'équipage
+quitte la nage pour sauter sur l'avant; les grappins
+sont parés. On vire de bord vent-arrière,
+après avoir dépassé le brick, pour l'aborder de
+long en large et le serrer entre la prise et le
+corsaire. <i>L'Albatros</i> accoste enfin son ennemi,
+et, en passant à le ranger, Rodriguez lit sur
+l'arrière du brick le nom du navire qui a promis
+de l'amariner. <i>La Baleine!</i> A ce nom, son
+équipage ne se sent pas de joie. <i>La Baleine!</i>
+c'est <i>la Baleine</i>, capitaine, crient tous les matelots.&mdash;Oui.
+mes amis, c'est <i>la Baleine</i>, leur
+répond Rodriguez, et <i>l'Albatros</i> mange le gras
+de <i>la Baleine</i>. <i>A l'abordage, tout le monde, à
+l'abordage!</i></p>
+
+<p>Ce commandement n'est que trop bien exécuté.
+Les forbans pleurent sur le pont de l'Anglais,
+qui résiste bravement, mais en vain, à
+cette terrible et seconde attaque. Ils frappent
+avec frénésie sur tout ce qu'ils rencontrent encore
+vivant à bord du brick, et les trois navires,
+amarrés ensemble, n'en forment plus qu'un.
+Le vent souffle dans leurs voiles désorientées, et
+les pousse irrégulièrement sur les flots que le
+sang rougit autour d'eux. Rodriguez, le pistolet
+au poing, est sauté à bord de l'Anglais à la
+tête de ses gens; poursuivi, après avoir fait un
+carnage horrible, par cinq ou six matelots ennemis,
+il va recevoir un coup de sabre, lorsque
+Mosquita, qui voit le danger que court son
+amant, se précipite sur lui, et tombe sous
+le coup qui lui était destiné. Son amant, furieux,
+s'élance sur ceux qui l'ont poursuivi:
+quelques-uns de ses hommes volent à son secours.
+L'acharnement des corsaires se décuple,
+et bientôt ils restent maîtres du navire, dont
+ils ont haché les deux tiers de l'équipage....</p>
+
+<p>Un moment d'affaissement suit cette victoire
+si chèrement achetée.</p>
+
+<p>Une centaine de cadavres embarrassent les
+pieds des combattants, qui contemplent avec
+une atroce ivresse le carnage qu'ils ont fait. On
+relève les corsaires blessés, on les transporte à
+bord de <i>l'Albatros</i>. Rodriguez a déjà placé sa
+Mosquita toute sanglante dans sa cabine, et le
+chirurgien du navire assure que sa blessure,
+quoique grave, ne sera pas mortelle.</p>
+
+<p>&mdash;Elle sera mortelle cependant cette blessure,
+répond Rodriguez.</p>
+
+<p>&mdash;Et pour qui? demande le chirurgien.&mdash;Pour
+vous, capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pour eux! Et il montrait les Anglais.</p>
+
+<p>Ce mot en dit assez, et le chirurgien devina
+qu'il était un arrêt de mort pour tous les ennemis
+qui avaient échappé à la fureur des
+corsaires.</p>
+
+<p>Le brick anglais est donc réduit. <i>L'Albatros</i>,
+comme l'avait dit le capitaine Rodriguez, avant
+l'abordage, <i>a mangé le gras de la Baleine</i>. Il
+faut prendre connaissance de la nouvelle capture.
+Elle est belle! quelques canons, un équipage
+à moitié massacré, un navire fin voilier, mais
+à peu près écrasé par le choc du trois-mâts,
+qui le serrait à babord, et par le choc du corsaire,
+qui l'a accosté violemment par tribord.
+La prise marchande, le trois-mâts que <i>l'Albatros</i>
+a amariné le premier, produira mieux. Là,
+au moins, on trouvera quelques sacs de gourdes,
+un peu d'or dans la chambre du capitaine. Il
+faut voir les forbans, tout ensanglantés encore
+du combat dont ils viennent de sortir, fouillant
+partout: ils pillent ce qu'ils trouvent de précieux;
+ils s'enivrent du vin et du rum qu'ils
+puisent dans le fond des barriques, qu'ils enfoncent
+à coup de hache... Les officiers et les
+matelots anglais que le fer des forbans a épargnés,
+contemplent avec effroi, groupés dans
+un coin de l'arrière de leur malheureux navire,
+tous les pirates barbouillés de peinture
+noire et blanche, de sueur et de sang; ils frémissent
+en les voyant jeter à l'eau les cadavres
+des infortunés qui ont péri sous leurs coups.
+Quel sera le destin des prisonniers et des blessés,
+que l'on se met à peine en devoir de secourir?
+Quelques malheureux Anglais, écharpés
+dans le combat, implorent comme une faveur,
+qu'on les lance à la mer avec ceux de leurs camarades
+qui ont reçu la mort. Mais les forbans
+n'ont pas assez de pitié pour exaucer leurs
+voeux. Ils sourient à leurs cris de douleur, ils
+chantent quand les blessés les supplient. Rodriguez
+se promène, l'air sombre, les pieds
+nus, le pantalon retroussé jusqu'à la cheville;
+il se promène dans le sang, les bras croisés,
+et l'oeil distrait. Gouffier, son fidèle et digne
+second, est venu l'embrasser après la victoire.
+C'est lui qui commandait les cent hommes jetés
+sur la prise. Il n'a seulement pas reçu une
+égratignure, et de sa terrible main il se félicite
+d'avoir tué une demi-douzaine d'ennemis.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'allons-nous faire de ce reste? demande t-il
+à son capitaine, en regardant les prisonniers
+tremblants.</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas le savoir, répond Rodriguez, en
+abaissant le sourcil sur ses yeux irrités.... Ils
+ont frappé Mosquita, ma femme, d'un coup
+de sabre... Va me chercher le rôle d'équipage
+de ce trick...</p>
+
+<p>&mdash;Il est dans ma chambre, s'écrie le commandant
+du navire, qui a survécu au carnage.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien! Qu'on me l'apporte!</p>
+
+<p>Le rôle est remis dans les mains de Rodriguez.
+Il appelle les noms; les hommes encore vivants
+lui répondent: Présents. Mais en parcourant
+ce registre, un nom le frappe, il s'arrête... Ce
+nom est celui d'un amiral qui se rendait en
+mission, sur <i>la Baleine</i>, pour traiter avec les
+Mexicains, au nom de son gouvernement....
+<i>Woodbridge!</i> s'écrie Rodriguez, en lisant avec
+effroi ce mot dans la liste des passagers.....
+<i>Woodbridge!</i> cet amiral a-t-il été tué dans
+l'action? Existe-t-il encore? Voyons! où est-il?
+qu'on me réponde! Je donnerais tout mon
+sang pour qu'il vécût encore....</p>
+
+<p>A ces mots pressés, à cette émotion si vive,
+on ne doute pas que le capitaine de <i>l'Albatros</i>
+ne porte le plus touchant intérêt à la conservation
+de l'amiral. Un vieillard, à la figure
+calme et noble, paraît: il est devant Rodriguez.
+Rodriguez jette sur lui des regards pénétrants
+et rapides. On ne sait quel sentiment peut l'agiter....
+Il va parler, et la parole expire sur
+ses lèvres contractées... Un soupir, longtemps
+contenu dans son sein, s'en exhale avec force...
+Le vieillard attend, et Rodriguez l'examine encore
+de la tête aux pieds, sans pouvoir détacher de
+lui ses regards de feu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vous que l'on appelle l'amiral
+<i>Woodbridge</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est moi, et je ne sais quel intérêt
+vous pouvez avoir à connaître mon nom.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'apprendrez bientôt. C'est vous qui
+avez commandé une division qui croisait, pendant
+la guerre dernière, devant Ouessant?</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi!</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc vous, en ce cas, qui avez... qui
+avez quelquefois épargné de pauvres pêcheurs,
+que les cruelles lois de la guerre vous auraient
+permis de sacrifier impunément?...</p>
+
+<p>&mdash;J'ai pu rendre des services à quelques infortunés
+dans ma longue carrière, mais ce n'est
+pas à vous qu'il appartient de m'en récompenser.
+&mdash;Oh si! si, vous vous trompez; c'est à moi,
+c'est bien à moi.... Mes enfants, jetez par-dessus
+le bord ceux de nos camarades qui ont
+vaillamment péri: inhumez-les avec les honneurs
+de la guerre et à la manière des forbans,
+comme nous: une poignée de main dans leur
+main glacée, un coup de pistolet dans leur tête
+endormie; mais frappez-les sur le front, en
+avant, afin que si on retrouve leurs cadavres, on
+sache qu'ils ont péri sans détourner les yeux.
+Après avoir rempli ce devoir, vous nettoierez le
+pont du brick: je ne veux pas voir une seule
+tache de sang sur ces bordages... On apprêtera
+la table ensuite, la table de la chambre du navire,...
+on la couvrira de tout ce qu'on pourra
+trouver à bord pour composer un repas splendide,
+s'il est possible... Mon intention est d'offrir
+à dîner à ces braves prisonniers et de me
+réconcilier avec eux avant de les quitter.</p>
+
+<p>Les prisonniers, à ces mots, tressaillent de
+joie. Ils espèrent la vie. Chacun d'eux se rappelle
+que souvent on a vu des forbans se montrer
+aussi généreux après le carnage qu'ils avaient
+été cruels dans le combat. L'air élevé du capitaine
+pirate ne semble pas éloigner l'idée d'un
+acte de générosité et de clémence. Les infortunés!</p>
+
+<p>Rodriguez, après avoir donné ses ordres à
+bord du brick, saute à bord de <i>l'Albatros</i>. Il
+se présente tout palpitant aux yeux affaiblis de
+sa maîtresse, sur la plaie de qui on a posé le
+premier appareil. Mosquita jette sur son amant
+des regards où se peignent à la fois la douleur,
+l'espoir et la satisfaction. Sa bouche décolorée
+murmure, malgré les recommandations du chirurgien,
+des mots que l'oreille de Rodriguez
+recueille avec distraction. Je t'ai sauvé la vie,
+lui dit-elle, c'est là ce que je demandais au ciel
+avec le plus de ferveur. Oh! que je serais heureuse
+de mourir pour toi!... Mais qu'as-tu donc,
+mon ami? que cherches-tu ainsi avec tant d'agitation?&mdash;Je
+ne puis tout t'expliquer encore,
+Mosquita. J'avais une soeur... Celui qui me l'a
+ravie, l'infâme capitaine anglais, je le tiens...
+Tu sais cette lettre signée de son nom odieux,
+jamais encore elle ne m'avait quitté... Avant le
+combat j'ai ôté ma veste; la lettre était dans ma
+poche, je la cherche!.. je la... Ah! que le hasard
+soit béni! tiens la voilà, la voilà, cette lettre!...
+Ils ont répandu ton sang les lâches... Ils vont
+payer cher chacune des gouttes de ce sang précieux....
+Sois tranquille, dans une heure je serai
+près de toi, et tu auras été vengée, et le ravisseur
+de ma soeur aura expié son crime... Adieu.
+une heure de patience encore, ma Mosquita,
+ma bien-aimée...</p>
+
+<p>Rodriguez, en prononçant ces paroles, revient
+à bord du brick anglais; les prisonniers
+l'attendent; le repas de réconciliation est servi
+dans la chambre, comme il l'a ordonné; le
+mot, un mot mystérieux est donné aux forbans
+par leur capitaine: ils n'ont répondu à ses ordres
+cachés que par des signes de tête, et en
+jetant des regards brûlants sur leurs victimes. Les
+officiers prisonniers descendent: ils se placent
+à table, Rodriguez au milieu d'eux, le vieil
+amiral en face de lui. On sert le dîner: les
+bouches sont muettes; les mets sont à peine
+effleurés par les tristes convives de ce festin si
+sombre; c'est par complaisance et pour obéir
+à la fantaisie de leur funeste vainqueur, que les
+Anglais ont consenti à s'asseoir à ses côtés.
+Le dessert est servi: Rodriguez sourit; le vin est
+versé dans des verres qu'élèvent des mains
+tremblantes. <i>A la réconciliation et à la générosité!</i>
+dit en se levant le vieil amiral!... Non,
+répond Rodriguez d'une voix tonnante: <i>A la
+vengeance et à la mort!</i> Connais-tu cette écriture
+et ce nom? s'écrie-t-il, en présentant à l'amiral
+sa propre lettre au bout d'un poignard.&mdash;Ah!
+nous sommes perdus! crie le vieillard à la
+vue de ce billet qu'il reconnaît avoir écrit aux
+pêcheurs d'Ouessant. Il a à peine le temps de
+prononcer ces derniers mots: les forbans restés
+dans le vestibule et au bas de l'escalier de la
+chambre pendant le repas, entrent le poignard
+levé: chacun d'eux saisit un des Anglais, et
+d'un bras guidé par la rage, ils clouent sur
+la table même où ils s'étaient assis, les convives
+infortunés de ce repas de sang! Les meurtriers
+montent haletants sur le pont; les autres prisonniers
+ont entendu les cris de leurs chefs:
+ils veulent fuir les pirates en se jetant dans les
+flots; la fureur de leurs assassins les poursuit
+partout: ils tombent sous les coups qu'ils cherchent
+à éviter, et leurs cadavres saignants sont
+hissés au bout des vergues, suspendus sous les
+hunes ou amarrés dans les haubans....</p>
+
+<p>C'est alors que l'on sépare le trois-mâts et
+le corsaire, du brick où la mort seule règne...
+L'ordre d'incendier le trois-mâts est donné:
+son malheureux équipage va périr dans les
+flammes, et pendant cette exécrable exécution,
+Rodriguez, un morceau de craie à la
+main, trace avec rapidité sur les bordages et les
+pavois du brick anglais, ce mot, ce mot cruel
+qui s'échappe de son coeur et que sa bouche
+convulsive murmure encore: VENGEANCE! VENGEANCE!</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> s'éloigne du trois-mâts, qui flamboie,
+et du brick, qui se balance sur les flots
+avec ses vergues garnies de cadavres et ses dalots
+d'où le sang coule pour aller rougir la mer
+qui clapote sur les bordages couverts de chairs
+éparpillées... La nuit descend bientôt sur les
+vagues plaintives, et au loin dans l'obscurité,
+les pirates, le menton appuyé sur le bastingage
+de leur corsaire, contemplent l'incendie du trois-mâts,
+qu'ils aperçoivent encore comme un phare
+immense. <i>L'Albatros</i> cingle vers Carthagène. Il
+est temps qu'après tant d'exploits et de fatigues,
+les pirates aillent chercher dans le port
+ce repos qu'ils ont si vaillamment et si noblement
+acheté!</p>
+
+<p>Quelques jours, un mois peut-être, après ce
+massacre, des caboteurs rencontrèrent à la mer
+le brick <i>la Baleine</i>. Les premiers marins qui
+l'abordèrent dans leurs embarcations, s'en éloignèrent
+avec terreur en voyant ces cadavres
+putréfiés suspendus au bout des vergues, ou
+cloués avec des poignards rouillés sur la table
+de la chambre, encore couverte des restes du
+repas funeste.... Au haut des mâts, des têtes
+d'hommes pourrissaient, battues par les vents
+et la pluie.... Sur toutes les côtes et dans toutes
+les îles, on entendit répéter que des pirates
+massacraient les équipages qui tombaient entre
+leurs mains; et le mot VENGEANCE, VENGEANCE
+écrit sur les pavois du brick <i>la Baleine</i>, alla
+porter l'effroi bien au-delà encore des mers
+où <i>l'Albatros</i> avait laissé la trace sanglante de
+sa route!</p>
+<br><br>
+<a name="c10" id="c10"></a>
+
+<h3>10</h3>
+
+<h3><i>Crainte, dégoût, trame homicide, fuite,<br>
+rencontre.</i></h3>
+
+
+<p>«Enfants, nous nous sommes tous conduits
+avec bravoure, et de manière à nous faire pendre
+ou fusiller si jamais on vient à découvrir
+ce que nous avons fait de grand et d'audacieux.
+Je compte aussi sur votre silence, parce que
+votre tête est au bout de la moindre indiscrétion;
+mais si l'un de vous osait trahir ses camarades,
+son affaire serait bientôt prête. Je promets un
+baril de piastres à celui qui m'apportera le cadavre
+du coupable. Au moyen de cette récompense,
+je serai sûr de trouver plus de vengeurs
+que de traîtres parmi nous. Voilà ce que j'avais
+à vous dire pour votre sûreté et la mienne,
+avant de rentrer à Carthagène... Amure la
+grand'voile, hisse et borde les perroquets, et
+laisse courir la barque!»</p>
+
+<p>Cette simple allocution de leur capitaine est
+accueillie avec faveur par les forbans. Ils jurent
+d'exterminer le premier d'entre eux qui ouvrira
+la bouche sur les événements qui doivent être
+ensevelis dans l'oubli le plus profond. L'ivrognerie,
+disent-ils, n'excusera même pas l'indiscrétion,
+et celui qui, même fût-il en ribote,
+rompra un silence qui importe à tous, ne
+se réveillera pas de sa coupable ivresse.&mdash;Et,
+à ces mots, les mains des matelots ont arraché
+leurs poignards de leurs ceintures, pour sceller
+leur serment de la plus terrible menace...</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> rencontre sur sa route des croiseurs,
+des corvettes et des frégates. Mais, travesti
+en dogre comme il l'est, mais misérablement
+barbouillé, et ayant l'air de se traîner péniblement
+sur les flots, aucun bâtiment de
+guerre ne songe à lui donner chasse et à le visiter.
+Une frégate française va même jusqu'à lui
+demander s'il n'a pas eu connaissance d'un
+brick peint en noir, avec une guibre surmontée
+d'une figure représentant un oiseau de proie.
+C'est <i>l'Albatros</i> lui-même que veut désigner la
+frégate, et le capitaine de <i>l'Albatros</i> lui répond
+qu'il a laissé le navire dont on lui parle mouillé
+à Saint-Thomas sous pavillon colombien. La
+frégate le remercie de ce renseignement, et elle
+s'éloigne du pirate, qui, pour lui parler, a fait
+cacher tous ses matelots dans la cale, et fait
+mettre inoffensivement ses canons <i>en vache</i>, le
+long du bord.</p>
+
+<p>Bientôt on aperçoit la côte de Carthagène!
+Carthagène, d'où le terrible <i>Albatros</i> est parti
+avec de la poudre et des canons, et où il va
+rentrer chargé d'or et de gloire, car les forbans
+prennent le carnage pour de la gloire! Déjà dans
+le port un grand nombre des prises qu'il a faites
+ont attéri. Le nom de Rodriguez a été porté
+aux nues par les indépendants, et c'est Rodriguez
+qui revient avec des blessés, avec son navire
+avarié et sortant victorieux d'un long et
+terrible combat.</p>
+
+<p>&mdash;Contre qui s'est-il battu ainsi? se demande-t-on.</p>
+
+<p>&mdash;Contre deux navires espagnols, qu'il a incendiés
+et coulés.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il fait des prisonniers?</p>
+
+<p>&mdash;Rien: il ne fait jamais de prisonniers,
+vous savez bien.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le vaillant capitaine que ce Rodriguez!
+Gloire à Rodriguez! C'est le pourvoyeur
+de notre république. Des couronnes à lui, le
+triomphe pour Rodriguez! Vive le capitaine de
+<i>l'Albatros!</i></p>
+
+<p>Le Libérateur l'embrasse, le peuple le
+porte en triomphe. On couvre de fleurs et
+de lauriers le cadre dans lequel on débarque
+Mosquita blessée, toute rayonnante, toute
+émue de la gloire de son amant.</p>
+
+<p>&mdash;Où va loger l'illustre capitaine, l'honneur
+de la marine colombienne? Le Libérateur a dit
+de porter ses effets dans l'hôtel du gouvernement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais moi je veux qu'on les porte
+dans l'ancienne maison que j'habitais.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! dans la case de Mosquita?</p>
+
+<p>&mdash;Justement; c'est là que j'ai été heureux
+et tranquille quelques jours; ce sera mon palais.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le brave et digne capitaine! C'est cela
+un homme courageux et simple, comme il en
+faudrait mille à la république!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tas de badauds, on vous en donnera
+mille comme moi. Allons, suivez les ordres que
+je vous ai donnés, et pas de compliments.</p>
+
+<p>Il croyait, notre pirate, retrouver dans la
+chambre de sa maîtresse cette lueur de plaisir
+qui l'avait un instant séduit avant son départ
+sur <i>l'Albatros</i>. Mais les vives émotions qu'il
+avait éprouvées dans ses courses, ces émotions
+plus conformes à ses goûts altiers, que les tendres
+sentiments de l'amour, avaient déjà distrait
+son âme du penchant qu'il croyait encore
+avoir pour sa maîtresse. Quand un devoir de
+reconnaissance l'attachait pendant des jours entiers
+près du lit où elle souffrait encore pour
+lui, ces jours lui semblaient éternels. La satiété
+des plaisirs avait rendu ce coeur à son indifférence
+naturelle pour tout ce qui n'était pas irritant
+ou remuant. Les sensations nouvelles
+et inconnues qu'il avait éprouvées dans ses
+premières amours avec Mosquita, il ne les retrouvait
+plus avec elle. Plus la tendresse de
+celle-ci s'était augmentée pour lui, et plus ses
+marques d'attachement paraissaient lui être devenues
+importunes. Par égard peut-être il lui
+disait encore quelquefois cependant: Tu souffres,
+Mosquita, et c'est pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, lui répondait avec passion sa maîtresse;
+mais chacune de mes douleurs m'est
+plus chère que je ne puis te l'exprimer. Je t'ai
+sauvé la vie au prix de mon sang, et je ne demandais
+rien de plus au ciel. Ah! si j'avais pu
+mourir pour toi!...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle idée!</p>
+
+<p>&mdash;C'était là le plus vif de mes désirs secrets.
+En mourant ainsi j'aurais du moins laissé dans
+ton âme un souvenir ineffaçable.</p>
+
+<p>&mdash;Et crois-tu que jamais je puisse oublier
+les liens nouveaux qui nous unissent, et que tu
+as scellés de ton sang?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais si je m'abuse, et si la tendresse
+toujours plus vive que tu m'inspires ne me rend
+pas plus exigeante; mais il me semble que tu
+ne m'aimes plus comme autrefois.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui m'obligerait, s'il en était ainsi, à
+feindre pour toi un amour que je n'aurais
+plus?</p>
+
+<p>&mdash;Oh, tu sais bien qu'aimée ou détestée, je
+me suis attachée à toi pour toujours, et que je
+périrais plutôt de ta main, que de séparer jamais
+mon existence de la tienne. Mais laisse-moi
+m'enivrer d'une erreur qui fait encore ma félicité.
+Dis-moi que tu n'as pas cessé de m'aimer, et je
+tâcherai de te croire.</p>
+
+<p>La convalescence de Mosquita arriva. Penchée
+sur le bras de son amant, elle aimait à se
+montrer encore affaiblie, dans les rues de Carthagène,
+où tout le monde admirait le dévoûment
+que lui avait inspiré l'amour. Sans cesse
+elle rappelait à Rodriguez le bonheur qu'elle
+ressentait de lui avoir conservé, au péril de sa
+vie, des jours qui lui rendaient l'existence si
+précieuse. Les femmes ne se doutent pas de ce
+qu'elles perdent en cherchant à nous enchaîner
+à elles par les liens de la reconnaissance qu'elles
+veulent imposer à notre amour. Les sacrifices
+qu'elles nous offrent obtiennent rarement
+le prix qu'elles attachent à leur dévoûment le
+plus absolu. Ils nous deviennent à charge dès
+l'instant où elles semblent ne pas les ignorer assez
+ou s'en faire un trop grand mérite.</p>
+
+<p>Un mois se passe pour Rodriguez dans la
+contrainte et le désoeuvrement. Il n'y tient plus.
+Il apprend qu'un bâtiment anglais est venu à
+Carthagène, pour procéder à une enquête sur
+la dernière croisière de <i>l'Albatros</i>. Le Libérateur
+a repoussé tous les faits qui paraissent s'élever
+contre son capitaine, qu'il regarde comme une
+des gloires de la république. Les matelots de
+Rodriguez se sont tus. Mais les soupçons les
+plus terribles planent sur lui. Mosquita, alarmée
+sur le sort de son amant, court à lui: Tu
+ne sais pas, lui dit-elle, ce que les Anglais
+exigent du Libérateur?</p>
+
+<p>&mdash;Que peuvent-ils exiger?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il te livre à leur justice. Les plus sinistres
+accusations planent sur toi.</p>
+
+<p>&mdash;Que pourront-ils me prouver?</p>
+
+<p>&mdash;Rien; mais la violence et la force peuvent
+tout.</p>
+
+<p>&mdash;Le pavillon colombien me protège; mon
+titre de citoyen de la république me préserve.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dois tout redouter d'une vengeance
+peut-être trop méritée. Il faut partir!</p>
+
+<p>&mdash;Oui; mais sur mon corsaire même. Il va
+armer. Tous mes braves compagnons de course
+me redemandent. J'irai chercher un refuge au
+milieu d'eux, et c'est là que l'Anglais viendra
+m'arracher, s'il veut me punir des maux que
+je lui ai déjà fait souffrir.</p>
+
+<p>&mdash;Ma prévoyance t'a réservé un destin plus
+sûr et plus heureux. Cet argent que tu as conquis
+d'une manière si funeste à la mer, tu l'as
+placé, par mes conseils, sous un nom supposé,
+en Europe. En prenant ce nom, et en nous
+dérobant à toutes les poursuites, nous pourrons
+échapper à la réputation que partout ici tu
+traînerais avec toi. Comment, d'ailleurs, oserais-tu
+reparaître sur <i>l'Albatros</i> dans ces mers où
+tu as déjà porté tant d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Mon projet n'est pas non plus de prendre
+ici le commandement du corsaire. J'irai l'attendre
+à Saint-Thomas. C'est là qu'il me rejoindra,
+et que je pourrai m'élancer avec lui
+sur ces flots où je veux répandre une nouvelle
+terreur. La vie me parut indifférente dès que je
+pus la connaître: aujourd'hui elle m'est à
+charge. Je partirai.</p>
+
+<p>Fuir! se dit-il en lui-même, dès qu'il put
+s'abandonner seul à ses réflexions.... Oui, je
+fuirai, mais en affranchissant ma vie des obsessions
+d'une femme que je crus aimer, et en
+courant porter ailleurs l'effroi chez des ennemis
+qui s'acharnent sur moi après le combat.
+Homme sans patrie, sans liens, sans famille,
+sans préjugés, sans crainte, et sans honte,
+qu'ai-je à faire ici plus qu'ailleurs? Qu'un autre
+jouisse de l'existence qu'il s'est créée sur le coin
+de terre où il est né; qu'il s'attache, une fois
+que la fortune l'abandonne, au gîte où sont
+ses habitudes, pour pleurer les biens qu'il n'a
+plus! Moi je vois en pitié et les jouissances et
+les larmes du vulgaire des hommes. J'ai de l'or,
+de l'or, que j'ai teint du sang de mes ennemis!
+Eh bien! ce n'est pas à lui que je demanderai
+le bonheur. J'ai étanché dans les bras d'une
+femme jolie, séduisante, cette soif de volupté
+à laquelle succède la satiété. Le bonheur n'est
+pas fait pour moi: il n'y a pas assez de plaisirs
+dans toute la vie des êtres d'ici-bas, pour occuper
+mon imagination, pour remplir ce coeur
+avide de choses fortes. Allons porter sur un
+autre théâtre les désordres que je rêve encore;
+mais que nul des hommes qui m'ont accompagné
+dans mes courses, et qui se sont faits les
+complices de mon existence aventureuse, ne
+puisse venir un jour me trahir ou m'importuner!
+Un forban doit briser les instruments
+dont il s'est servi, dès que le sort l'oblige à
+fuir. Ces misérables, qui se sont voués à moi
+pour eux-mêmes, et qui peut-être m'auraient
+égorgé si je ne leur avais pas imposé le joug
+d'une règle de fer, doivent périr. Il faut que
+seul, tout seul, je reste de tout l'équipage de
+<i>l'Albatros</i>. Mosquita elle-même....</p>
+
+<p>À ce nom il s'arrête; il ne veut prendre aucune
+résolution contre celle qui fut maîtresse
+si dévouée, si résignée... Il ne l'aime plus,
+mais son sang a coulé pour lui. La pitié ne
+l'intéresse pas en faveur d'une femme qui lui
+est devenue importune; mais il éloigne de son
+âme l'idée d'un attentat qui coûterait la vie à
+l'être qui lui a sacrifié la sienne.</p>
+
+<p>On réarmait <i>l'Albatros</i>. Il se rend à bord.
+Il appelle le contre-maître des noirs qui travaillent
+dans la cale.</p>
+
+<p>&mdash;Benito! lui dit-il, avec mystère: Tu es
+un vaillant nègre.</p>
+
+<p>&mdash;On le dit, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois capable de tout?</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai chargé de l'arrimage du navire.
+J'attends de toi un service secret, pour lequel
+je vais te donner cinq cents gourdes. C'est cinq
+cents fois ce que tu gagnes dans un jour. Si,
+après avoir reçu ma confidence, tu hésites ou
+si tu dis un mot, tu me connais: tu n'existeras
+pas une heure après m'avoir trahi.</p>
+
+<p>&mdash;Captaine, j'écoute: que faut-il faire?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut, sans que personne ne puisse s'en
+douter, au moyen d'une des pinces dont tu te
+sers pour l'arrimage, pousser en dehors du navire
+une ou deux des gournables au-dessous
+de la flottaison, de manière que le corsaire ne
+fasse pas d'eau en rade, mais qu'au premier
+mauvais temps au large, les gournables
+partent.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends bien! vous voulez qu'il aille au
+fond. Mais vous, capitaine, vous ne serez donc
+pas à bord?</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas ton affaire. Voilà six onces
+d'or! c'est ce que je t'ai promis. Tu en recevras
+autant dès que ta discrétion m'aura été prouvée.</p>
+
+<p>&mdash;Dans une heure, mon capitaine, vos
+ordres auront été exécutés, et ma journée sera
+gagnée.</p>
+
+<p><i>L'Albatros</i> se trouve prêt enfin à mettre sous
+voiles. Il est convenu entre les officiers et le capitaine,
+que celui-ci ira attendre à Saint-Thomas
+le navire, qui se rendra sans lui dans cette
+dernière île, pour ne pas donner trop de crédit
+aux soupçons qui se sont élevés sur son compte.
+Oui, <i>l'Albatros</i> se séparera de Rodriguez,
+comme un coursier fidèle se sépare du maître
+qui l'a dompté, et sous lequel il est habitué à
+courir au combat! Mais il le faut: l'équipage
+approuve la prudence de son capitaine, et à
+Saint-Thomas il le retrouvera pour ne plus le
+quitter. Jusqu'à ce moment on est bien décidé
+à ne rien entreprendre, à ne rien hasarder; et
+qu'oserait-on tenter sans Rodriguez, lui le chef
+le plus renommé entre tous les corsaires, lui,
+l'idole des forbans, si les forbans peuvent avoir une
+idole! C'est lorsqu'il aura rejoint ceux qu'il appelle
+ses braves, qu'on se dédommagera de n'avoir
+rien fait dans les premiers jours de mer. Rodriguez
+part pour Maracaïbo: il a son plan arrêté.
+Son équipage connaît le motif de son départ:
+personne ne s'alarme de son absence.
+Mosquita seule accourt: elle n'a pas été prévenue
+de la fuite de son amant; elle l'accuse
+de trahison; elle veut partir sur <i>l'Albatros</i>;
+mais le nègre dont Rodriguez s'est servi dans
+l'arrimage du corsaire, la supplie de rester,
+prenant en pitié le sort qui l'attend si elle
+s'obstine à suivre le perfide qui a voulu aussi
+la sacrifier. <i>L'Albatros</i> appareille, et Mosquita,
+les yeux attachés sur ce navire, qui lui rappelle
+tant et de si cruels souvenirs, reste sur le rivage
+en proie au désespoir le plus affreux, et
+elle voit disparaître à l'horizon cette voile si
+connue, cette voile si redoutable, qui porte la
+terreur sur ces mers où elle doit bientôt s'engloutir!</p>
+
+<p>Rodriguez, sous le nom de l'espagnol Montenegro,
+a réussi à gagner Curaçao. Un passeport
+et des lettres de change, obtenus sous ce
+faux nom, lui permettent de prendre passage
+sur une mauvaise galiote hollandaise qui doit
+se rendre à Londres. C'est à bord de cet humble
+navire qu'il cachera sa funeste célébrité.
+Le plus cruel des pirates va naviguer au milieu
+d'un équipage paisible, qui, pendant le quart
+de nuit, racontera, en frémissant, les exploits
+récents de l'écumeur de mer; et lui, à côté du
+conteur troublé, écoutera en souriant les récits
+de ces bonnes gens, si éloignées de penser que
+le héros de leurs terribles histoires est là tout
+près d'eux, qu'il les regarde et qu'il les entend.</p>
+
+<p>La grosse galiote file vers les débouquements
+avec une bien pauvre cargaison et une marche
+bien médiocre. Tous les navires qu'elle aperçoit
+la dépassent en quelques heures. Peu de
+jours après sa sortie de Curaçao, vers le soir,
+elle est ralliée par un bâtiment dans la mâture
+duquel elle distingue des signaux de détresse.
+Le temps menace, la mer commence à grossir,
+et la nuit va se faire. Le bon capitaine hollandais
+attend le navire aperçu, pour lui porter
+secours, s'il lui est possible. C'est un grand
+brick armé, et Rodriguez reconnaît dans ce
+brick, son <i>Albatros!</i> À cette vue, devinant
+trop bien le motif des signaux du corsaire, le
+faux Montenegro descend dans sa cabine, où il
+se couche, malade qu'il se dit, du mal de mer.
+<i>L'Albatros</i> est déjà rendu le long de la galiote
+hollandaise. Mettre une embarcation à la mer
+avec quelques hommes et un officier dedans,
+n'est pour lui que l'affaire de peu d'instants.
+Cet officier accoste la galiote.</p>
+
+<p>&mdash;Capitaine, dit-il, au Hollandais, je viens te
+demander un peu de cuir et des clous à pompe.
+Depuis notre sortie de Carthagène nous
+avons usé toutes les garnitures de nos appareils
+de pompe; nous faisons de l'eau comme un
+panier.</p>
+
+<p>Le Hollandais s'empresse de donner à l'officier
+ce qu'il juge qu'il ne serait ni humain ni
+prudent de lui refuser. Il s'informe de la cause,
+qui a pu déterminer une aussi forte voie d'eau.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cette cause-là, nous la connaissons à
+peu près: c'est un complot.</p>
+
+<p>&mdash;Un complot! vous avez donc des montres
+à bord.</p>
+
+<p>&mdash;Non, les monstres, ou plutôt le monstre
+n'est pas à bord. Mais nous le trouverons peut-être
+à Saint-Thomas, où nous allons. Deux
+pieds d'eau à l'heure, concevez-vous cela, vous
+autres Hollandais, qui n'en faites jamais à bord
+de vos grosses barques? Mais à propos, de quoi
+êtes-vous chargé?</p>
+
+<p>&mdash;De sucre et de café.</p>
+
+<p>&mdash;Raffale que tout cela! Ce ne serait pas la
+peine de vous chagriner pour si peu, dans
+votre voyage. Nous n'en voulons qu'à l'argent
+nous autres. Et pas de passagers, sans doute,
+à bord de votre <i>paquebot à cul-rond?</i></p>
+
+<p>&mdash;Un seul passager. Il est couché: le mal
+de mer l'a gagné.</p>
+
+<p>&mdash;Le mal de mer! Ce n'est donc pas un habitué?
+Mais voyons-lui donc un peu la mine;
+je suis docteur en mal de mer, tel que vous
+me voyez...</p>
+
+<p>Rodriguez entend cette conversation. Il tremble
+que l'officier, dont il reconnaît la voix, ne
+vienne lui arracher la couverture sous laquelle
+il s'est blotti dans sa cabine. L'officier a déjà
+fait un pas sur l'escalier de la chambre: il va
+descendre, lorsque du corsaire il entend qu'on
+lui crie au porte-voix: <i>Revenez à bord, avant le
+grain!</i> L'officier, à cet ordre, s'empresse de
+sauter dans son embarcation avec ses hommes,
+et de pousser au large de la galiote, muni du
+cuir et des clous à pompe que lui a donnés le
+capitaine hollandais.</p>
+
+<p>Rodriguez respire: il monte sur le pont; il
+jette sur <i>l'Albatros</i> un regard de curiosité et
+de colère, et bientôt il voit son ancien corsaire
+disparaître au sein du nuage qui s'abaisse sur
+les flots pour l'envelopper et peut-être pour le
+plonger sous les vagues que la tempête qui se
+prépare amoncèle entre les deux bâtiments.</p>
+
+<p>Le pirate Rodriguez enfin quitte bientôt ces
+mers, qu'il a remplies de son nom exécré. La tête
+pleine de funestes souvenirs et de projets plus
+funestes encore, il se promène pendant deux
+mois de traversée sur le pont étroit du tranquille
+bâtiment qui porte sa fortune et ses destinées
+nouvelles. C'est à Londres, qu'à la faveur du
+nom sous lequel il s'est caché, il pourra, seul
+de tout l'équipage de <i>l'Albatros</i>, réaliser les
+vues qu'il caresse, comme un lion caresse sa
+crinière.</p>
+<br><br>
+<a name="c11" id="c11"></a>
+
+
+<h3>11</h3>
+
+<h3>Londres, reconnaissance, contrariété, passagers,<br>
+préparatifs de départ, départ.</h3>
+
+
+<p>En débarquant dans la vaste capitale du
+monde marin, notre Montenegro se sentit soulagé
+du poids des réflexions auxquelles deux
+mois de traversée l'ont livré sans distraction aucune.
+Il se retrouve au milieu de ces Anglais qu'il
+déteste, mais qui ne peuvent trahir son incognito.
+Cette multitude innombrable de figures qui passent
+sous ses yeux fatigués, ne lui offre aucun visage
+qu'il puisse craindre. Il peut rester là impuni,
+tandis qu'il lit dans les journaux et dans les brochures
+qu'on crie autour de lui: <i>l'Histoire des
+crimes du pirate Rodriguez</i>. Il éprouve même
+un certain plaisir à pouvoir braver, sans danger,
+la fatale réputation qu'il s'est acquise, au
+milieu de ses ennemis les plus acharnés. On
+raconte sa mort à ses côtés; on parle en sa présence
+des pirateries qu'il n'a jamais faites; et
+pendant qu'on exagère ses affreux exploits, il
+rêve aux moyens d'ajouter de nouveaux faits
+aux faits qui déjà ont attaché une si odieuse
+célébrité au nom qu'il a laissé chez les Colombiens.</p>
+
+<p>Maître de choisir, avec les lettres de change
+qu'il a dans son portefeuille, le navire auquel
+il pourra confier sa fortune sur des mers éloignées,
+il parcourt les quais immenses des docks
+de Londres. Un trois-mâts désarmé, récemment
+capturé sur les côtes d'Afrique, fixe son attention:
+il le visite, il le marchande; il l'achète.
+Dans ces bureaux où des courtiers d'hommes
+vendent des matelots pour toutes les opérations
+que l'industrie ou l'avidité veulent tenter,
+il trouve un équipage. Son nouveau bâtiment
+portera le nom de <i>Revanche</i>: ce nom
+s'accorde bien avec les désirs qu'il nourrit et les
+projets qu'il médite. Il fait annoncer que <i>la
+Revanche</i> partira bientôt pour Calcutta, sous le
+commandement d'un capitaine anglais, qu'il
+associe à une entreprise dont il cache le but réel
+sous l'apparence d'une expédition commerciale.
+<i>La Revanche</i> devient l'objet de la curiosité des
+marins et des promeneurs, qui admirent, et la
+vélocité de ses formes, et l'élégance de son
+gréement, et le bon goût de ses emménagements.</p>
+
+<p>Un jour où il se rend à bord pour donner,
+comme à l'ordinaire, les ordres qui doivent régler
+les travaux de l'armement, son capitaine
+anglais l'informe que des passagers sont venus
+visiter les chambres: un colonel de la compagnie
+des Indes et son épouse. Une fille, une
+gouvernante qui les suivait, lui a remis, avec
+une sorte de mystère, une lettre pour M. <i>Rodriguez
+Montenegro</i>. Ce nom de <i>Rodriguez</i> inscrit
+sur l'adresse, agite le coeur de notre pirate:
+il ouvre précipitamment la lettre et il lit avec
+effroi, avec terreur, ces mots qui lui laissent à
+peine la force de cacher son émotion au capitaine
+anglais, dont l'oeil suit tous ses mouvements:</p>
+
+<p>«Celle à qui tu as voulu arracher la vie, pour
+prix d'avoir conservé tes jours, existe encore.
+Elle ne doit le malheur de te revoir qu'au
+nègre que tu avais chargé d'exécuter l'affreux
+projet qui a fait périr les complices de tes
+crimes. Enchaînée à tes pas, j'ai su découvrir
+le lieu où tu voulais échapper à tous les soupçons
+qui planaient sur toi. Un bâtiment m'a
+débarquée à Londres au moment où tu y arrivais.
+J'ai su m'attacher aux personnes que
+j'ai décidées à venir aujourd'hui chercher un
+passage à bord de ton bâtiment J'emploierai
+les jours que tu as voulu me ravir, à te poursuivre
+partout où tu voudras m'éviter. Si tu
+dis un seul mot, je te démasquerai, je t'accuserai
+et je périrai avec toi, toi sans qui il
+m'est impossible de vivre ou de mourir.</p>
+
+<p>«Je ne me nomme pas. À cette écriture, que
+j'ai tracée de mon sang, tu reconnaîtras ce
+sang qui a déjà coulé pour toi, et tu devineras
+le nom de l'infortunée qui s'attache à ta
+vie, comme un remords ou comme un reste
+d'espérance.</p>
+
+<p>«Adieu! tu me reverras bientôt
+pour ne plus te quitter.»</p>
+
+<p>Mosquita! encore Mosquita! murmure Montenegro
+en se promenant sur le pont avec fougue
+et dépit. Maudit soit le jour où je crus aimer une
+femme! La vengeance d'un homme me paraîtrait
+cent fois moins implacable que les obsessions
+de cette jalousie qui s'acharne à me poursuivre
+jusque sur les mers que je voulais mettre
+comme un abîme, entre elle et moi!... Mais
+qu'elle ne croie pas m'asservir à l'esclavage
+qu'elle prétend m'imposer. La mort, la mort la
+plus affreuse me paraîtrait préférable au supplice
+de redouter sans cesse la présence d'un
+être qui m'est devenu si odieux!.. Elle s'attacher
+à ma vie comme un fantôme accusateur!... Elle
+me menacer de faire tomber sur ma tête le
+soupçon, qu'elle tiendrait suspendu comme une
+épée!... Tous les liens qui m'attachaient à elle
+sont rompus depuis long-temps, et, une fois
+l'amour évanoui, la pitié éteinte, il reste le dégoût,
+la vengeance et le châtiment...</p>
+
+<p>Une voiture élégante roule sur le quai du
+dock où <i>la Revanche</i> est amarrée. Cette voiture,
+dont le bruit arrache Montenegro à sa préoccupation,
+s'arrête. Un jockei descend; il remet
+dans les mains agitées du pirate, un billet de la
+part du colonel Fischel. C'est une invitation au
+capitaine espagnol de vouloir bien se rendre
+chez le colonel pour traiter du passage que celui-ci
+désire prendre à bord de <i>la Revanche</i>. La
+voiture attend Montenegro. Elle le conduit à Peccadilli,
+dans un hôtel élégant. Le marin voit s'avancer
+vers lui, du fond d'une longue cour, un
+homme d'une quarantaine d'années, à la figure
+noble et froide, aux manières polies et réservées.
+C'est le colonel. Il invite le capitaine à
+monter dans un salon où une femme belle, encore
+jeune et richement parée, lit avec distraction
+un livre qu'elle quitte nonchalamment eu
+apercevant Montenegro. Après quelques questions
+sur le jour du départ, la longueur présumée
+de la traversée, l'état du navire, sa marche,
+les commodités du logement, on parle du
+prix du passage. Le colonel veut occuper toute
+la chambre, à l'exception des cabines réservées
+au capitaine et aux officiers. Montenegro, encore
+tout ému de la lettre de Mosquita, répond
+avec distraction, et en prévoyant avec inquiétude
+l'instant où Mosquita peut-être paraîtra.
+Il n'insiste pas d'ailleurs sur le prix qu'il a fixé,
+Ses manières, dont la contrainte qu'il éprouve
+laisse encore deviner l'abandon et la vivacité,
+paraissent plaire au colonel; et sa femme, la
+jolie Sophia, remarque, avec une modeste curiosité,
+les nobles traits de ce jeune marin, empreints
+d'un air d'héroïsme et de franchise. On
+parle du nombre de passagers dont se compose
+la famille du colonel: lui, sa femme et trois
+domestiques... Mosquita sans doute sera comprise
+dans ces derniers... Mais elle ne paraît
+pas encore, et Montenegro respire plus librement.
+On se quitte, on est tombé d'accord sur
+toutes les conditions. On reverra le capitaine
+chaque jour avant le départ de <i>la Revanche</i>...
+Les époux anglais sont enchantés de Montenegro,
+et lui s'abandonnerait presqu'au plaisir
+de s'être assuré de tels compagnons de voyage
+jusqu'à Calcutta, sans la crainte qu'il éprouve
+de voir arriver avec eux la femme dont l'idée
+pèse tant sur son coeur et sur son esprit.</p>
+
+<p>L'armement de <i>la Revanche</i> s'exécute avec
+promptitude, et le colonel, fidèle à sa promesse,
+vient chaque jour à bord; quelquefois
+Sophia l'accompagne, mais Mosquita ne paraît
+pas avec eux. Le moment du départ approche
+pourtant, et Montenegro se flatte de l'espoir que
+la femme qui s'est promis de le suivre, aura
+peut-être renoncé à la folie de son projet inconcevable.
+Ce n'est qu'au bas de la Tamise
+que ses passagers le rejoindront. Le navire dérive
+avec le courant du fleuve, et l'on voit arriver
+enfin à bord, le colonel, son épouse, deux
+domestiques et une femme dont les traits sont
+voilés sous un large chapeau de paille. Sa mise
+est simple, sa tournure modeste. Montenegro
+ne s'occupe que d'elle: aucun de ses mouvements
+ne lui échappe. Il ne pressent que trop
+que c'est là le fantôme qui depuis près d'un
+mois, agite toutes ses nuits, poursuit tous ses
+rêves d'avenir... Cette femme passe devant lui:
+il cherche à voir la figure qu'elle évite encore
+de lui montrer... Il parvient enfin à découvrir
+cette figure, qui l'inquiète, qui le tourmente,
+qui le fatigue: c'est Mosquita! c'est Mosquita!..</p>
+
+<p>&mdash;Malheureuse, toi ici! redoute ma vengeance!</p>
+
+<p>&mdash;Crains plutôt de te trahir!...</p>
+
+<p>On part: le bâtiment quitte les eaux de la
+Tamise; la terre fuit, et Montenegro trouve à
+peine le sang-froid qui lui est nécessaire pour
+commander l'appareillage et la manoeuvre. Un
+sentiment de malaise qu'il n'a jamais éprouvé
+encore, l'enchaîne sans force et sans volonté,
+pendant toute la nuit, sur son banc de quart;
+et à bord de ce navire qui enlève l'équipage et
+les passagers aux adieux de leurs parents et de
+leurs amis, tout avec le soir semble s'abandonner
+au repos, à la langueur et au silence. Tout
+est tranquille, excepté Montenegro et Mosquita,
+qui veillent eux, et qui souffrent!</p>
+<br><br>
+<a name="c12" id="c12"></a>
+
+<h3>12</h3>
+
+<h3>Amour, jalousie, duel, délire, remords, désespoir,<br>
+retour à Ouessant, fin.</h3>
+
+<p>Si quelque chose avait pu arracher Montenegro
+aux sombres pensées qui l'agitaient, avec
+quel plaisir il eût vu sa <i>Revanche</i> sillonner les
+flots plus mâles, plus impétueux de l'Océan,
+en quittant les eaux de la Tamise! C'est au
+large qu'elle pourra s'élancer en liberté, batailler
+avec les vents, et bondir courroucée sur
+les lames qu'elle va faire gémir, écumer et retentir
+sous sa guibre si leste et si fine! Elle
+cingle dans la Manche avec vitesse, et pour
+ainsi dire avec colère. Les bâtiments nombreux
+qu'elle rencontre et qu'elle dépasse, comme
+s'ils étaient à l'ancre, arborent leur pavillon à
+son approche. Elle ne leur répond seulement
+pas, tant elle paraît les mépriser. Son capitaine,
+nonchalamment assis sur le bastingage, contemple
+de temps à autre, mais encore avec
+distraction, la haute et flexible mâture de son
+léger navire, qui, à chaque coup de tangage,
+secoue tout son gréement, comme une lionne,
+sortant des eaux, secouerait sa crinière! Que
+de cuivre vert, si bien appliqué un peu au-dessus
+de la flottaison, contraste bien avec le
+noir de cette peinture, qui reluit comme du
+jais sur ces presceintes polies que l'on croirait
+grattées avec du verre! <i>La Revanche</i>, avec seize
+pieds de tirant d'eau, est rase au-dessus des
+flots, comme une chaloupe; ses mâts effilés et
+ses longues vergues décèlent seuls, avec l'entredeux
+de ses phares, les vastes dimensions de sa
+coque: mais à voir son plabord à trois pieds
+du niveau de la mer, on dirait qu'elle coule
+sous la charge, et pourtant elle est sur lest...
+Ce n'est que lorsqu'on l'examine de l'arrière ou
+de l'avant, que l'on peut remarquer ses larges
+flancs ras et arrondis vers sa poupe élégante,
+et que l'on croirait que c'est le fond d'une frégate
+que l'on a pris pour en faire un aussi joli
+navire.</p>
+
+<p>Oh! qu'avec <i>ma coureuse</i>, dit le capitaine,
+je ferai de ravages sur les mers de l'Inde! A
+chaque gros navire qu'il dépasse, et qui paraît
+richement chargé, l'écumeur de mer sent palpiter
+son coeur; ses dents claquent d'impatience
+de ne pouvoir sauter à bord du bâtiment qu'il
+est encore forcé de laisser derrière lui. Enchaînez
+un vautour auprès d'une faible alouette, et
+vous aurez une idée de la figure que fait Montenegro,
+réduit à ne pas happer les bâtiments
+dans chacun desquels il voit une capture qui
+lui échappe.</p>
+
+<p>Mais de quoi se compose l'état-major de <i>la
+Revanche</i>, et son équipage?</p>
+
+<p>De quatre à cinq officiers, cinq passagers,
+le colonel Fischel, son épouse, deux domestiques
+et Mosquita... Mosquita!...</p>
+
+<p>De trente hommes qui, une fois rendus
+dans l'Inde, serviront à former le noyau
+du personnel avec lequel Montenegro ira écumer
+les mers de Ceylan, de Sumatra et des
+îles de la Sonde.</p>
+
+<p>L'épouse du colonel vient, avec cette coquette
+agacerie que le mal de mer n'ôte pas toujours
+aux jolies passagères, arracher le capitaine
+Montenegro à ses rêveries. C'est la première fois
+qu'elle paraît sur le pont depuis le départ. Il
+y a deux jours que l'on est à la mer, et c'est
+en entendant dire que l'on est en vue d'Ouessant,
+que Sophia s'est efforcée de monter, pour
+voir l'île, que l'on découvre à peine encore à
+l'horizon, du côté de babord. Les regards de
+la jolie passagère restent long-temps attachés
+sur cette terre lointaine, qui bientôt va disparaître
+sous le cercle immense que le ciel et les
+flots forment autour du rapide navire. Pour
+Montenegro, il ne peut arracher ses yeux du
+point où, le premier, il a vu la petite île qui
+lui retrace tant de souvenirs, depuis si long-temps
+oubliés. Il ne peut, en se rappelant,
+presque malgré lui, les premières années de
+son enfance, se défendre d'une émotion dont
+il ne se croyait plus susceptible. Le bonhomme
+Tanguy, sa nourrice Soisic, les rochers du rivage,
+les bateaux des pêcheurs, sa soeur enlevée
+à sa tendresse, dans les parages même où il se
+trouve, s'offrent à son imagination pénétrée;
+et il s'étonne de sentir des larmes couler de ses
+yeux immobiles, attachés toujours sur l'île,
+qu'il va perdre de vue. La voix de Sophia,
+une voix douce et caressante, vient encore dans
+ce moment ajouter au trouble qu'il éprouve,
+et qu'il se reproche. Sophia lui adresse des
+questions auxquelles il répond avec intérêt,
+parce que sa passagère lui parle de cette terre,
+de cette côte dont l'aspect agite son coeur. C'est
+sur le bras de Montenegro, plus sûr que celui
+de son mari, fort peu accoutumé aux mouvements
+du navire, qu'elle s'appuie pour regagner
+sa chambre, et l'officieux capitaine se sent déjà
+tout subjugué du son de cette voix qui s'est insinuée
+dans son âme, et de la légèreté de cette main
+qui, en effleurant son bras, semble y avoir laissé
+une impression douce comme une caresse...
+Il admire les manières simples et nobles de
+cette femme dont la taille est si belle et la figure
+si élevée.... C'est une sorte d'extase qu'il
+éprouve en la voyant sourire à son époux.....
+La figure de Mosquita se montre au même
+instant à lui, comme pour lui disputer les regards
+qu'il tient attachés sur Sophia..... Il
+s'éloigne....</p>
+
+<p>Les jours de la traversée se succèdent à bord
+de <i>la Revanche</i> avec leur triste uniformité. Les
+passagers se rapprochent des officiers, et du capitaine
+surtout. L'heure du repas réunit à la
+même table cette petite colonie de voyageurs et
+de marins. On s'étudie: on cause, on se devine,
+on se choisit. Le colonel anglais, avec sa politesse
+un peu froide, témoigne beaucoup d'égards
+et de confiance au capitaine. La douce
+Sophia semble rechercher sa conversation avec
+un intérêt qu'elle explique en exagérant le désir
+qu'elle a de s'exercer à parler l'espagnol. Le
+colonel sourit toutes les fois qu'il voit sa femme
+s'efforcer, en s'appuyant sur le bras du capitaine,
+à traduire sa pensée dans un idiôme
+qu'elle n'a encore qu'imparfaitement étudié.
+Mais lorsque les matelots, assis nonchalamment
+devant, remarquent leur capitaine se promenant
+avec la belle passagère, ils tirent à leur manière
+l'horoscope de cette récente familiarité:
+Cette femme-là, se disent-ils, en veut à notre
+capitaine, et le colonel anglais en aura à garder.</p>
+
+<p>Quant à la malheureuse Mosquita, son rôle
+à bord est tout passif en apparence. Montenegro
+seul éprouve combien cette femme peut
+avoir d'influence sur sa vie. Depuis qu'il est
+condamné à vivre près d'elle, il ne lui a pas
+adressé un seul mot... Dès que les regards
+de Mosquita s'arrêtent sur lui, avec l'expression
+du désespoir ou du reproche, il y répond
+avec l'air du mépris ou de la colère, et l'infortunée
+va cacher sa douleur dans le petit appartement
+qu'on lui a préparé auprès de celui de
+sa maîtresse.</p>
+
+<p>Sophia, qui quelquefois croit avoir deviné
+la préoccupation avec laquelle sa femme de
+chambre suit les mouvements de Montenegro
+plaisante celui-ci sur l'intérêt qu'il semble avoir
+inspiré à la jeune camériste. Savez-vous bien,
+capitaine, lui dit-elle, que vous pourriez bien,
+malgré vous peut-être, et en dépit de ce dédain
+que vous paraissez témoigner à notre sexe,
+avoir fait naître une passion sérieuse?</p>
+
+<p>&mdash;Moi, madame? Et quelle passion, s'il
+vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle passion? Avec moins de modestie,
+vous ne me le demanderiez pas. Voyez cette
+pauvre Mosquita! Je crois qu'elle maigrit et
+qu'elle en a perdu le contentement et le sommeil.
+Le colonel l'a remarqué comme moi, et
+vous seul paraissez ignorer les tendres douleurs
+dont vous êtes l'heureux objet.</p>
+
+<p>&mdash;Au reste, je reconnaîtrais bien encore dans
+cette circonstance, si elle était vraie, la bizarrerie
+de ma destinée.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela? Mosquita est une jeune
+et piquante orpheline, chez qui, je le parierais,
+une passion vive a laissé des traces fort touchantes.
+Elle est un peu brune, il est vrai, sa
+beauté a acquis, sous le climat où elle est née,
+des formes un peu prononcées; mais n'est-ce
+pas quelque chose de séduisant pour un chevalier
+espagnol, que cette langueur que laissent
+après eux les orages du coeur! Plaisanterie à
+part, je vous assure que c'est bien la meilleure
+et la plus intelligente des filles. Elle se présenta
+à moi, avant notre départ de Londres, avec
+un air si malheureux et si suppliant, que je
+crus faire une bonne action en l'attachant à
+mon service; et aujourd'hui plus que jamais
+j'ai lieu de me féliciter pour moi-même d'avoir
+cédé à ce mouvement de compassion. Mosquita,
+telle que vous la voyez, a déjà fait deux ou
+trois voyages sur mer. C'est presque un matelot
+féminin. Sa vie est tout un roman; mais elle est
+sur ce qui la concerne d'une réserve qui me fait
+penser que beaucoup d'amour a passé par là...
+Tenez, capitaine, voyez comme elle nous écoute
+et comme elle nous regarde! La pauvre fille
+sait que je parle d'elle, quoiqu'elle n'entende
+pas un mot d'anglais...</p>
+
+<p>Montenegro était au supplice pendant des
+entretiens semblables: aussi, dès que la conversation
+prenait un caractère qui le contrariait,
+on le voyait aussitôt se promener gravement
+sur le pont et s'occuper, comme pour échapper
+à une situation pénible, du soin de la manoeuvre
+de son bâtiment.</p>
+
+<p>Mais quel peut être cet homme, se demandait
+Sophia, après avoir remarqué ces mouvements
+impétueux et la réserve que gardait
+Montenegro dans tout ce qui semblait se rattacher
+à sa naissance, à ses voyages, à sa vie passée.
+Certes, ce n'est pas là un être vulgaire,
+se disait-elle. Il y a dans sa physionomie quelque
+chose de trop élevé, dans sa conversation
+des traits trop saillants, pour qu'il soit né dans
+une condition commune. Je ne sais, mais, malgré
+la défiance qu'il m'inspire quelquefois,
+j'aime dans cet homme l'empire qu'il paraît
+exercer sur tous ses marins, le mépris qu'il
+montre au milieu des dangers, et l'attitude à la
+fois noble et franche de sa personne. Quelle figure
+énergique et expressive! Et condamné, à
+un âge encore si jeune, à passer sa vie sur les
+flots, parmi quelques grossiers matelots!... Oh!
+qu'élevé pour la société et pour un haut rang,
+Montenegro aurait brillé dans nos cercles, et
+près des femmes surtout!..</p>
+
+<p>Le mari de Sophia n'avait pas conçu une
+opinion plus désavantageuse sur le compte du
+capitaine. Souvent il avait parlé à sa femme des
+brillantes qualités que lui semblait posséder
+Montenegro; mais il trouvait en lui quelque
+chose d'impénétrable: jamais, dans les fréquentes
+conversations qulls avaient eues ensemble,
+il n'était parvenu à découvrir ce qu'il
+tenait le plus à savoir à l'égard du jeune marin.
+«Cet homme, répétait-il, est un problème. Il a
+reçu beaucoup d'éducation; il a dû avoir une
+vie fort agitée; mais il se cache si adroitement
+sous son air de franchise et de brusquerie, que
+l'on ne peut rien deviner... C'est un être indéfinissable...
+Au surplus, tout cela pique la curiosité,
+il est vrai, mais ce qu'il est et ce qu'il
+fut ne doit pas nous intéresser au-delà de ce
+que nous pouvons exiger de lui. Qu'il nous conduise
+vite à Calcutta, c'est tout ce que nous
+lui demandons.»</p>
+
+<p>Les soirées délicieuses que l'on passe sous le
+ciel des Tropiques et de la Ligne, arrivèrent. Assis
+nonchalamment sur leurs nattes, à l'abri des
+tentes du gaillard d'arrière, les passagers se livraient,
+pendant de longues heures, à ces conversations
+intimes que le doux bruit des vagues
+et de la brise indolente semblait accompagner
+mélodieusement. Oh! que dans ces moments
+d'exquise oisiveté l'âme se sent disposée aux
+impressions tendres et mélancoliques! Sophia,
+placée presque toujours entre son mari et Montenegro,
+écoutait celui-ci raconter avec originalité
+les sensations diverses qu'il avait éprouvées
+dans sa carrière de marin. Ces naïfs récits
+l'amusaient beaucoup plus que tout ce qu'elle
+avait encore entendu dans le monde.</p>
+
+<p>Souvent, pendant ces narrations si expansives
+et si attachantes par leur simplicité
+même, l'épouse du colonel laissait échapper de
+ses doigts distraits l'ouvrage qu'elle avait pris
+pour se donner une contenance. Rien n'égalait
+sa gaîté à bord; il n'y avait que lorsque Montenegro
+lui parlait qu'elle se montrait pensive
+ou préoccupée. Son mari avait vu avec étonnement,
+mais avec plaisir, au moins le disait-il,
+le changement heureux que la mer avait opéré
+dans le caractère, ordinairement mélancolique,
+de son épouse... Ce changement, qu'elle
+ignorait encore elle-même, n'avait pas non
+plus échappé à Mosquita, et la malheureuse
+fille se désespérait en voyant sa maîtresse
+captiver l'attention de Montenegro, et partager
+le plaisir qu'il semblait avoir à passer des
+heures entières auprès d'elle. La jalousie est
+la plus pénétrante de toutes les passions. Ce
+que Sophia ne s'était pas encore avoué, Mosquita
+l'avait deviné. Aucun mot, aucune
+plainte n'était échappée de sa bouche; elle
+souffrait et se taisait. Ses yeux seuls exprimaient
+à son amant tout ce qu'elle voulait cacher
+aux personnes parmi lesquelles elle s'était
+condamnée à vivre, pour jouir de la cruelle
+satisfaction de suivre, de voir et de surveiller
+un homme qui ne payait tant d'amour et de
+constance, que par du mépris et de la haine.</p>
+
+<p>Montenegro ne pouvait plus s'abuser sur le
+sentiment qu'il inspirait à Sophia, ni sur celui
+qu'elle avait fait naître dans son propre coeur.
+Ce n'était pas de l'amour qu'il avait pour elle:
+c'était quelque chose de moins fougueux,
+mais de plus tendre et de plus soumis....
+Quelque chose de tendre à lui! Avec une âme
+comme celle qu'il s'était faite, soupirer aux
+pieds d'une femme! Oh! s'il n'avait éprouvé
+qu'une folle ardeur pour Sophia, il n'aurait
+eu qu'un mot à dire, qu'un ordre à
+donner, pour se débarrasser de son mari, de
+Mosquita elle-même, et pour triompher en
+pirate de sa nouvelle conquête.... Mais près
+de Sophia, il sentait le désir s'éteindre, son
+impétuosité se calmer et sa volonté s'évanouir.
+Il ne se reconnaissait plus. Sa force même
+l'abandonnait, ses habitudes les plus dures
+s'amollissaient, et c'est à peine s'il retrouve
+quelquefois assez de colère pour punir des matelots
+mutins ou paresseux. Ce n'est que lorsqu'il
+voit l'importune Mosquita épier les mots
+qu'il adresse à Sophia, qu'il sent s'allumer
+dans son coeur cette indignation, qui auparavant
+aurait coûté la vie à qui eût osé le braver
+à son bord, ou s'opposer à son impérieuse
+volonté.</p>
+
+<p>En doublant le cap de Bonne-Espérance,
+<i>la Revanche</i> est assaillie par ces tempêtes qui
+accueillent ordinairement les navires dans ces
+parages redoutés. Pendant plusieurs jours la
+peur retient les passagers prisonniers dans
+leurs chambres. Montenegro ne quitte pas le
+pont, et Mosquita seule essaie de se tenir près
+de lui. Mais il ordonne à ses gens de le délivrer
+de la présence de cette femme imprudente,
+et la malheureuse est condamnée à ne pas
+quitter sa maîtresse. Que ces jours de mauvais
+temps passés sans voir Sophia, sont pénibles!
+Mais la bourrasque s'apaise enfin; le calme
+renaît du sein de l'orage; on se revoit: les yeux
+fatigués de Sophia expriment la langueur,
+mais aussi ils peignent le plaisir qu'elle éprouve
+à retrouver Montenegro, qui de son côté oublie
+ses fatigues pour recommencer ses entretiens
+du soir. La politesse du colonel pour le capitaine
+devient moins froide: elle ressemble un
+peu même à de l'affectation. Le colonel au
+reste paraît si bon homme! Il se montre heureux
+de la bienveillance que son épouse témoigne
+au capitaine espagnol, tant il est loin
+de deviner les progrès que le marin a faits dans
+le coeur de sa femme, et du sentiment que
+celui-ci a conçu pour celle à qui, lui, mari
+confiant, il a cru avoir inspiré non pas peut-être
+de la passion, mais la plus tendre estime.</p>
+
+<p>Près de quatre mois s'écoulent ainsi sur les
+flots, temps d'ennui pour le colonel, temps de
+douleur pour Mosquita, mais de bonheur et de
+douce inquiétude pour Montenegro et Sophia...
+On va bientôt atteindre le terme du voyage:
+on va annoncer la terre, et c'est alors seulement
+que la tendre Sophia, en entrevoyant le jour
+où il faudra se séparer de Montenegro, ne peut
+plus s'abuser sur l'état de son coeur. Par quelle
+fatalité s'est-elle laissé entraîner vers cet homme,
+qu'elle ne comprend pas, vers cet être
+mystérieux, dont la vie est une énigme, et dont
+l'âme paraît recéler des passions si peu faites
+pour égarer une femme résignée jusque-là avec
+tant de vertu à ses devoirs d'épouse! Par quelle
+effrayante bizarrerie éprouve-t-elle pour un inconnu,
+élevé loin du monde, au milieu des mers,
+un entraînement que ne lui a jamais inspiré l'époux
+qui la chérit, l'homme distingué à qui elle
+s'est unie, à qui elle doit bonheur, rang et fortune!
+À un père, à un frère, elle pourrait au moins
+confier le désordre et le trouble de son âme....
+Mais son penchant coupable, à qui l'avouer?...
+À son époux, dont il ferait le désespoir et peut-être
+le déshonneur?... Non loin de lui paraître
+redoutable, le terme du voyage viendra l'arracher
+au danger, à la honte de sa position cruelle.
+Elle dévorera, loin du triste objet de son criminel
+penchant, le crime d'avoir aimé un homme
+à qui elle ne peut plus penser sans remords....
+L'immensité des mers, l'éternité du
+temps les sépareront....</p>
+
+<p>On aperçoit la terre. Les pilotes anglais du
+Gange viennent aborder <i>la Revanche</i> au large.
+L'équipage et les passagers sont dans la joie.
+Montenegro est calme et sévère: Sophia essaie
+de sourire, et des larmes roulent dans ses yeux.
+L'aspect de ce pays, si étrange pour elle, lui
+rappelle trop douloureusement encore la patrie
+qu'elle a perdue, dit le colonel en parlant de sa
+femme. Mais la patrie sera pour elle dans les
+soins que je lui prodiguerai... Époux trop confiant,
+la patrie pour Sophia était auprès de
+Montenegro, et bientôt c'est près de toi que
+ton épouse se croira exilée!</p>
+
+<p><i>La Revanche</i> remonte les eaux bourbeuses du
+vaste fleuve, qui, après avoir parcouru six cents
+lieues, vient jeter ses ondes, révérées des Indous,
+dans la vaste mer du Bengale. Les gens de l'équipage,
+dans les intervalles de temps que leur
+laisse la manoeuvre du navire, regardent avec
+étonnement les bords opulents de ce Gange,
+dont l'antique superstition de l'Inde a fait un
+Dieu. Ils voient pendant le jour rouler le long
+du bâtiment les cadavres dont les avides albatros
+se disputent les lambeaux: ils contemplent
+avec effroi et curiosité ces troupeaux de léopards
+et ces bandes d'éléphants sauvages traversant à
+la nage le courant au milieu duquel ils se jouent.
+La nuit, les matelots cherchent des yeux ces
+feux errants, qui, sur les bords du rivage, indiquent
+que les Indous transportent un ami,
+un parent malade, sur les limites du fleuve sacré,
+dont l'onde religieuse deviendra pour lui
+un tombeau ou la source de régénérescence. Ils
+écoutent les cris glapissants des chacals, qui se
+disputent les dépouilles des morts, que la fureur
+de ces chiens indomptés entraîne sur les
+vases. Les murmures de l'onde, les cris des bêtes
+féroces, dont l'air troublé retentit, les rugissements
+affreux qui se prolongent dans les bois,
+tout dans cette rapide navigation du Gange
+porte dans l'âme des Européens une émotion
+que l'habitude seule pourra affaiblir. Mais
+pendant que l'équipage et les passagers du navire
+s'abandonnent aux impressions que ces scènes
+si nouvelles produisent sur eux, Montenegro
+reste indifférent à ce qui se passe autour de
+lui: Sophia est immobile et glacée: Mosquita, la
+tête pressée dans ses deux mains, semble vouloir
+se cacher l'avenir qu'elle prévoit et qui l'épouvante.</p>
+
+<p>On arrive à Calcutta. Les malles et les effets
+de la famille anglaise ont été disposés par les
+ordres du colonel, pour être transportés à terre.
+Plusieurs personnes, informées de l'arrivée du
+colonel Fischel et de son épouse, s'empressent
+de venir à leur rencontre dans des barques élégantes,
+ornées avec un luxe tout oriental. L'instant
+de se séparer est venu. Sophia et son époux
+vont quitter <i>la Revanche</i>. Le colonel s'approche
+du capitaine: il le remercie d'un ton solennel
+de tous les égards dont il a été entouré à bord,
+et puis, en lui serrant la main avec une affectation
+qui étonne Montenegro, il prononce ces
+seuls mots: «Nous nous reverrons bientôt,
+monsieur le capitaine.»</p>
+
+<p>Sophia, surmontant l'émotion qui lui laisse
+à peine l'usage de la parole, adresse aussi ses
+adieux à Montenegro. Elle retient ses larmes,
+mais les efforts qu'elle fait pour cacher sa douleur,
+oppressent son sein, agitent ses lèvres, et
+sa main tremblante, que Montenegro ose presser,
+se retire glacée pour saisir avec force le bras
+de son époux...</p>
+
+<p>Mosquita les suit. Elle a tout vu, tout pénétré,
+tout maudit: elle adressera aussi ses adieux à
+Montenegro, et, pour parodier les mots que le
+confiant époux de Sophia vient d'adresser au capitaine,
+elle lui répète, avec une infernale ironie,
+en le quittant: Tu me reverras bientôt aussi.</p>
+
+<p>Il reste à peine assez de résolution à Montenegro,
+pour qu'il puisse s'occuper des affaires
+qui se rattachent à son arrivée dans le port
+étranger... Oui, je la reverrai, se dit-il, cette
+femme, qui exerce sur toutes mes idées un
+empire qui me confond et qui humilie ma fierté!...
+À quelle folle ardeur elle a livré tous mes
+sens! Les projets que j'avais formés avant de la
+voir se sont évanouis depuis que je l'ai connue.
+Je ne sais plus que faire, que résoudre; et misérable
+jouet du charme dont elle m'a environné,
+je ne puis penser qu'à elle, qu'à elle seule, lorsque
+j'appelais à Londres avec tant d'impatience
+le moment où je pourrais porter la terreur de
+mon nom, sur ces rivages où je languis maintenant
+en enfant!... Quels adieux son mari m'a
+faits! Aurait-il soupçonné ma ridicule et imprudente
+passion? Non si le funeste penchant,
+que je n'ai pas su peut-être cacher assez, a dû
+l'alarmer, la réserve et la sagesse de son épouse
+l'auront rassuré sur les suites d'une inclination
+dont lui-même a sans doute été le premier à
+mépriser la vanité.... Je veux les revoir cependant:
+il me serait pénible de rester dans cette
+anxiété qui me tue, dans cette incertitude qui
+me révolte....</p>
+
+<p>Le lendemain de son entrée à Calcutta, on
+remet à Montenegro un billet de la part du colonel
+Fischel: Ah! je respire, dit-il, en le recevant;
+c'est sans doute une invitation polie,
+dictée peut-être par Sophia. Oh! que je reconnais
+bien là la finesse ordinaire des femmes
+et le complaisant aveuglement des maris.
+Il ouvre avec précipitation le billet, et il lit:</p>
+
+<p>«Monsieur le capitaine,</p>
+
+<p>Je hais le scandale, et je sais la subordination
+qui doit exister à bord d'un bâtiment,
+où tout est soumis à l'autorité du chef. Pendant
+la traversée, j'ai supporté la conduite que
+vous teniez à l'égard de la femme que je n'ose
+plus appeler mon épouse. Aujourd'hui je viens
+vous demander satisfaction d'un outrage qui
+m'a été révélé, et que je n'avais que trop bien
+deviné. Je vous attends avec des armes, à cinq
+heures, derrière les magasins de la Compagnie.
+Si, contre mon attente, vous me refusez
+la réparation que j'exige de vous, je vous
+insulterai à chaque rencontre. C'est assez vous
+dire que je n'admettrai aucune excuse, ni aucune
+explication.</p>
+
+<p>Le colonel FISCHEL.»</p>
+
+<p>Cette lettre tombe des mains tremblantes de
+Montenegro. Il en croit à peine ses yeux. Il la
+relit plusieurs fois... Il n'y a plus à en douter:
+le colonel a été abusé par un soupçon jaloux,
+ou égaré par des rapports calomnieux... Mosquita
+n'échappera pas à la vengeance du pirate,
+qui, en pensant à elle, retrouve toute la fureur
+qu'il avait perdue auprès de Sophia. Mais il n'est
+plus temps de chercher à éclairer le mari de
+l'infortunée, sur son erreur. Il menace Montenegro
+de l'insulter chaque fois qu'il le rencontrera,
+dans le cas où il ne pourrait pas obtenir
+la satisfaction qu'il réclame... Ai-je donc
+un front fait pour recevoir des outrages perpétuels!
+s'écrie en pâtissant de rage, le terrible
+adversaire que vient de provoquer le colonel.
+Courons apprendre à cet insolent Anglais ce
+qu'on gagne à irriter un coeur comme celui qui
+frémit sous ma main... Le besoin de frapper un
+ennemi se réveille dans ce coeur où la haine s'était
+trop long-temps endormie... Marchons au
+lieu du rendez-vous. Il ne faut pas lui faire trop
+long-temps attendre le coup fatal qu'il est venu
+chercher avec tant d'imprudence et d'imbécile
+orgueil.</p>
+
+<p>Un palanquin transporte Montenegro et un
+de ses lieutenants, derrière les magasins de la
+Compagnie. Le colonel Fischel et deux officiers
+Anglais se trouvaient déjà rendus à l'endroit
+désigné. Ils remarquent, avec curiosité, le palanquin
+qui s'avance vers eux. Un jeune homme,
+vêtu négligemment, y saute lestement à terre,
+avant que les nègres ne se soient arrêtés. Ce
+jeune homme, avant d'adresser un mot aux trois
+Anglais, jette au loin son habit sur le sable,
+et demande une arme au colonel. Les témoins
+l'entourent pour régler les conditions du combat.
+Il les écoute long-temps avec dédain, et se
+borne ensuite, pour le choix des armes, à faire
+remarquer, d'un ton ironique, que le colonel
+porte une épée. A ce geste, le malheureux Fischel
+s'avance l'épée nue vers Montenegro, qui
+s'est armé en jetant sur son adversaire un regard
+de mépris et de pitié. Je jure, s'écrie-t-il,
+par ceux qui m'entendent, que la femme de
+ce malheureux fou est innocente, et que ce n'est
+qu'à regret que je suis réduit à venger l'affront
+qu'il m'a fait! Le colonel s'indigne de ce propos
+insultant. Les fers se croisent: la pointe de
+chaque épée voltige sur le sein de chacun des
+adversaires; le colonel avance en furieux; Montenegro
+se défend avec sang-froid et sans chercher
+à tirer parti de la supériorité de sa force.
+Les témoins, effrayés, suivent de l'oeil les mouvements
+rapides des épées, qui s'enlacent et qui
+se froissent en brillant comme des éclairs. La
+main du colonel s'élève et réussit à faire glisser
+son arme sur celle de Montenegro. Le bras de
+Montenegro, traversé par le fer de son adversaire,
+se raidit, et la poitrine du colonel vient s'enferrer
+sur la pointe de l'épée qui lui présente la mort.</p>
+
+<p>Il tombe: sa bouche expirante vomit avec le
+sang, qui rougit le sable, quelques mots que
+l'on ne comprend pas. Il expire, et Montenegro
+s'éloigne sans attendre que son palanquin
+s'approche pour le prendre. Il court vers la ville,
+exalté qu'il est par la douleur que lui cause sa
+blessure, et égaré par le spectacle douloureux
+qui, malgré son impassibilité ordinaire, a affecté
+ses regards. En parcourant une des rues
+de Calcutta, dans le désordre de ses sens et de
+ses idées, la vue de la tranquille maison de Sophia
+le frappe. Il monte: les femmes placées
+dans les appartements veulent l'arrêter, il les
+repousse, et, tout haletant, tout saignant de la
+plaie que le fer vient d'ouvrir, il se précipite
+vers Sophia, qui vole au-devant de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! grand Dieu! que venez-vous m'apprendre?
+quel malheur vous est-il arrivé?</p>
+
+<p>&mdash;Je viens t'apprendre la mort de ton mari.
+Je l'ai tué!</p>
+
+<p>&mdash;Mon mari! vous! La voix expire sur les lèvres
+décolorées de la malheureuse épouse.....</p>
+
+<p>Montenegro s'est emparé d'une de ses mains; il
+s'attache à elle; il implore son pardon, il accuse
+le ciel; il se traîne sur les pas de Sophia,
+qui le repousse avec horreur... Oui, s'écrie-t-il,
+tu me fuis comme un monstre... Mais ce n'est
+pas moi qui suis le monstre que tu dois punir...
+Le monstre est ici, tu l'as caché dans ton sein:
+c'est là, s'il le faut, que j'irai le frapper!...
+Qu'elle paraisse, l'infâme Mosquita; elle est
+ici, qu'elle paraisse: je veux la dévorer et éteindre
+dans son coeur la soif de vengeance qui me
+brûle!..On entoure Montenegro et Sophia, qui
+se débat dans ses bras palpitants: l'infortunée
+parvient enfin à s'échapper des mains de celui
+qui s'attache à elle, comme un démon à sa
+proie. Montenegro la poursuit; il renverse une
+porte qu'elle oppose à sa rage, et, en franchissant
+le seuil de cette porte, le corps d'une femme
+roule à ses pieds: c'est Mosquita, qui vient de
+s'entr'ouvrir le sein avec un poignard, qu'elle
+jette tout sanglant sur Montenegro... Des mots
+entrecoupés sortent de la bouche de cette nouvelle
+victime... <i>Je suis vengée du pirate!</i> s'écrie-t-elle,
+et ce n'est plus qu'un cadavre que Montenegro
+presse de ses pieds chancelants!... Effrayé
+du spectacle de tant d'horreurs, affaibli
+par le sang qui coule de son bras, il tremble,
+il se trouble; un nuage s'étend sur sa vue, et
+une sueur froide coule de son front, sur sa
+poitrine, sur tous ses membres..... Il tombe
+sur le corps encore palpitant de Mosquita... Des
+esclaves l'enlèvent, le transportent sur un lit
+où, pendant plusieurs jours, il reste enseveli
+comme dans un tombeau...</p>
+
+<p>La raison lui revint trop tôt hélas! Entouré
+de quelques Européens que son malheur avait
+intéressés, il ne se rappelait plus ce qui lui était
+arrivé... Autour de lui il n'apercevait que des
+figures inconnues! Un des vieux matelots de
+son navire le gardait avec calme et respect.....
+Il lui demande ce qu'on fait à bord... On vous
+attend, mon capitaine, lui répond le marin...
+Il y a donc long-temps que je suis malade? reprend
+Montenegro.&mdash;Mais, mon capitaine, depuis
+quinze, jours <i>la fièvre</i> vous a ôté la connaissance?&mdash;Et
+notre passagère, où est-elle?
+je ne la vois pas.&mdash;Qui? la dame du colonel?&mdash;Oui,
+la dame du colonel!... Et à ces mots
+le malade commence à se rappeler l'événement
+funeste après lequel la vie semble s'être séparée
+de lui... Il regarde son bras; il touche sa blessure:
+l'appareil est encore sur la plaie: un médecin,
+avec de douces paroles, s'oppose à ce
+qu'il lève son bras encore engourdi... Ah! je
+me rappelle tout à présent, s'écrie-t-il douloureusement:
+la mort aurait mieux valu que vos
+soins homicides... C'est vous qui m'avez tué en
+me rendant à la vie, et c'est votre art qui est
+homicide, et non pas le désespoir auquel je devais
+succomber.</p>
+
+<p>Il ne pleurait pas: il ne pouvait pas pleurer;
+les larmes sont la ressource bienfaisante des âmes
+tendres: elles ne viennent pas aux coeurs qui
+ne sont que passionnés, car les passions extrêmes
+ont aussi leur endurcissement.</p>
+
+<p>Les officiers de <i>la Revanche</i> vinrent voir
+chaque jour leur capitaine, dès qu'ils apprirent
+qu'il pouvait leur parler, et leur donner des
+ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Dans quelle maison suis-je ici? leur demanda-t-il
+en les apercevant. On n'a pas encore
+voulu me le dire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, capitaine, dans la maison qu'avait
+occupée le... nos passagers, à leur arrivée....
+Votre état de faiblesse n'a pas permis qu'on vous
+transportât ailleurs, et nous avons obtenu
+qu'on vous laissât ici.</p>
+
+<p>&mdash;Et de qui avez-vous obtenu <i>cette faveur</i>?</p>
+
+<p>&mdash;De personne. Nous avons loué la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Et les <i>passagers</i>, les personnes qui l'occupaient,
+où sont-elles allées?</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne savons. Elles ont pris des appartements
+ailleurs, à une des extrémités de
+Calcutta.</p>
+
+<p>Un long soupir, à ces mots, s'exhale péniblement
+de la poitrine oppressée du malade.
+Puis il ajoute, après un moment de sombre
+silence: Messieurs, en partant de Londres, et
+même en arrivant ici, j'avais des projets que je
+voulais confier à votre bravoure et surtout à
+votre discrétion. Mais les événements qui sont
+survenus, et la douleur qui a affaibli jusqu'à
+ma volonté, en ont décidé autrement. Je ne
+suis plus en état d'entreprendre: je ne sais plus
+que souffrir... Ma convalescence sera longue...
+Vous retournerez en Europe sans moi: dès que
+je pourrai vous rejoindre à Londres, vous me
+verrez... Le chargement du navire est assuré:
+je me repose sur vous pour tous les soins que
+je ne puis donner à mes affaires. Votre intelligence
+suppléera à ma faiblesse.</p>
+
+<p>Après son rétablissement, la sombre mélancolie
+qu'avait éprouvée le malade sembla redoubler.
+Ce n'était plus ce jeune homme impétueux,
+nourrissant avec une apparente satisfaction
+les funestes desseins vers lesquels
+une fatalité, qu'il paraissait ignorer, conduisait
+toutes ses idées. Caché à tous les regards
+pendant le jour, il ne parcourt que la nuit les
+quartiers de Calcutta, seul, livré à ses déchirantes
+réflexions. Souvent il porte, avec un
+froid délire, ses regards altérés sur la demeure
+où Sophia a cherché un asile pour sa douleur,
+et peut-être un refuge contre la passion de son
+effroyable amant. Durant des heures entières,
+il s'arrête devant cette maison, où règne le
+calme du malheur et la solitude du veuvage.
+Lorsqu'une lumière pâle et mourante projette
+sa lueur vacillante sur les rideaux de l'appartement
+où veille Sophia, le coeur de Montenegro
+se gonfle, ses yeux s'enflamment; des
+soupirs, long-temps contenus, se pressent dans
+sa poitrine bouillonnante... Mille vagues idées
+passent dans sa tête égarée... Mille projets,
+aussitôt évanouis que conçus, se présentent à
+son esprit bouleversé... Un soir, à l'heure où
+tout est encore tranquille dans cette demeure,
+sur les portes de laquelle sont nonchalamment
+assis les esclaves et les domestiques, affaissés par
+le poids du jour brûlant qui s'éteint, Montenegro
+s'introduit dans le vaste jardin sur lequel
+donnent les croisées de Sophia. Il pénètre
+jusque dans l'appartement où la veuve va
+bientôt venir chercher le repos, qui semble
+toujours la fuir. De légères persiennes, que le
+souffle d'un vent tiède et lourd agite à
+peine près d'un lit que des voiles de deuil
+entourent, le dérobent aux yeux des jeunes Indiennes
+qui préparent la couche de leur maîtresse....</p>
+
+<p>Sophia s'avance: sa figure souffrante et
+amaigrie parait avoir pris la blancheur d'un
+linceul sous les crêpes qui l'environnent. Sa
+démarche est lente et maladive. L'infortunée
+tombe au pied de la couche qu'elle va bientôt
+occuper, et sa tête s'abaisse sur ses mains
+jointes... C'est une prière que ses lèvres murmurent,
+et que des sanglots viennent interrompre....
+Elle se relève avec effort; ses yeux
+mouillés de pleurs se tournent vers le portrait
+de l'époux à qui elle adresse du fond de l'âme
+une humble parole, à qui peut-être aussi elle
+demande un pardon.... Un homme, un fantôme
+s'offre à ses yeux... C'est Montenegro!...</p>
+
+<p>Un cri d'épouvante part de sa bouche... Ce
+cri ne sera pas entendu... Sa main, agitée par
+l'effroi, cherche une porte! Cette porte s'est
+refermée sur elle..... C'est en présence du
+meurtrier de son époux, qu'elle se trouve
+seule, sans défense dans la nuit, dans la solitude....
+Elle tombe sans force, sans idée,
+sur un fauteuil, et Montenegro s'avance vers
+elle:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, Sophia, ce n'est pas la mort que
+je t'apporte ici.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais; c'est le déshonneur.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis couvert du sang le plus précieux,
+mais ce sang j'ai été réduit à le répandre pour
+échapper à l'infamie..... Ma vie! je n'ai pu la
+perdre....</p>
+
+<p>&mdash;Tu as arraché celle de mon époux.</p>
+
+<p>&mdash;Pour te posséder, j'aurais commis plus
+qu'un crime ordinaire. J'étais innocent. Le
+sort m'a condamné à subir ta haine. Je veux
+me venger du sort qui me poursuit, et de cette
+fatalité qui m'entraîne vers toi. Ma vie t'appartient,
+mais je ne mourrai qu'après avoir mérité
+d'être maudit par la femme à qui je veux
+m'immoler.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! plutôt, je t'en supplie, si quelque
+pitié peut encore entrer dans ton coeur, frappe,
+frappe-moi, avant de me déshonorer.</p>
+
+<p>&mdash;Non; c'est ton déshonneur qu'il faut à
+ma rage. Il y a entre toi et moi un abîme que
+le crime seul peut franchir.... Je m'abandonne
+à cette destinée infernale qui m'entraîne vers
+toi...</p>
+
+<p>&mdash;Au nom du ciel, qui m'abandonne! au
+nom des mânes de mon époux, qui planent
+en ce moment sur moi! oh! je t'en supplie, par
+la mémoire de ta mère, épargne, épargne
+encore une infortunée qui te fut chère!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, rien! toi, toi seule et la mort!</p>
+
+<p>Un silence de mort succède à ce funeste et
+rapide entretien. Plus de mots pour exprimer
+l'horreur de la victime, plus de mots pour
+exprimer le délire de son persécuteur. Les
+souvenirs du tombeau sont oubliés; les voiles
+de deuil sont profanés, non par l'amour, non par
+la volupté des désirs, mais par la rage de la passion
+la plus infernale... Mais cet homme, qui
+n'avait pu trouver de larmes pour sa douleur,
+en trouve enfin dans ses yeux dessillés, quand
+il n'a plus à pleurer que sa frénésie...... Il
+pleure comme un enfant sur le sein de la victime
+que sa fureur vient de sacrifier à la fougue
+de son imagination égarée. Il pleure avec amertume
+sur cette destinée fatale qui l'a conduit
+au crime malgré lui, et comme pour le rendre
+le plus misérable et le plus à plaindre des
+hommes. Pour venger son honneur outragé,
+sa main a répandu un sang innocent.... Mais
+lui, n'était-il pas innocent aussi du crime que
+l'erreur lui imputait? Il a caché long-temps
+dans son coeur cette passion funeste qui pouvait
+faire le malheur de deux époux.... Mais
+cette passion ne le rendait-elle pas le plus malheureux
+de tous les êtres? La mort! une mort
+qu'il n'a pas cherché à donner, a rompu tous
+les liens qui s'opposaient à ses désirs: le préjugé
+le condamne à fuir l'objet du seul amour
+qu'il ait éprouvé dans sa vie: il se soumet à
+ce préjugé. Il fuit celle à qui il a voué sa triste
+vie; il se soumet à tout ce qu'une vaine morale
+qu'il commence à comprendre, lui impose de
+souffrances: mais le sort, plus fort encore que
+sa volonté et que sa raison, semble prendre
+plaisir à le ramener vers les occasions du crime
+qu'il redoute, qu'il emploie tous ses efforts à
+éviter.... Il se repaît du déshonneur de la
+victime que lui offre une implacable destinée,
+et, après l'avoir immolée, et, après avoir ravi
+à la femme qu'il adore, à la femme pour qui
+il donnerait sa vie, tout ce qu'elle a de plus
+cher, il se sent plus malheureux mille fois,
+que lorsqu'il se trouvait condamné au supplice
+de ne pas la posséder.... Oh! qu'il est malheureux,
+après avoir triomphé si cruellement
+de la résistance de sa déplorable amante, cet
+homme qui a répandu tant de sang! Oh! que
+le remords qui le déchire est venu tard dans
+ce coeur impétueux, et que les larmes ont été
+long-temps refusées à ces yeux qui maintenant
+s'abreuvent de pleurs inutiles...</p>
+
+<p>Le jour vient: il éclaire de ses premiers
+rayons la honte de l'infortunée Sophia, et l'opprobre
+de son amant. Réduite à le supplier
+encore, après lui avoir immolé jusqu'à ses
+remords, elle lui répète: <i>Fuis, fuis, malheureux!
+Laisse-moi seule à mon désespoir! Te faut-il
+encore plus que mon déshonneur</i>! Montenegro
+trouve à peine assez de force pour s'éloigner de
+ces lieux où son délire a porté le crime, la profanation
+et la fureur. Il fuit enfin, mais plus à
+plaindre peut-être que l'infortunée dont il n'ose
+implorer le pardon. Il fuit en promettant à sa
+victime que les adieux qu'il lui adresse sont
+éternels, et les larmes intarissables de Sophia
+ont répondu à ses derniers adieux.</p>
+
+<p>Dans ces pays de l'Inde, où les moeurs participent,
+pour ainsi dire, du relâchement du climat,
+on excuse toutes les fautes, parce qu'on
+les oublie bientôt par un effet de l'inconstance
+des esprits. La mort du colonel Fischel, loin
+d'avoir détruit la calomnie qu'elle n'avait que
+trop favorisée, tendit à donner un nouveau degré
+de probabilité aux coupables liaisons que
+l'on supposait avoir existé entre Sophia et Montenegro.&mdash;Le
+capitaine reste, dirent les Européens;
+il a laissé partir son bâtiment, c'est qu'il
+veut jouir du fruit de sa victoire. En Europe,
+on aurait condamné sans pitié la prétendue
+faiblesse de Sophia. A Calcutta on ne l'excusa
+pas, mais on se l'expliqua: un duel avec un
+mari trompé n'était qu'une partie dans laquelle
+le mari avait eu le malheur d'avoir mauvais
+jeu, et il était assez juste que le gagnant se dédommageât
+des chances qu'il avait courues.
+Sophia seule, plus innocente qu'on ne le supposait,
+s'accusait bien plus que la voix publique
+ne la blâmait, et se trouvait bien plus
+malheureuse encore que les soupçons qui planaient
+sur elle n'avaient été calomnieux. Seuls
+à souffrir, seuls à pleurer leur malheur dans
+cette ville immense où ils ne trouvaient que des
+indifférents ou des curieux, les deux amants,
+conduits l'un vers l'autre par une fatalité à laquelle
+ils sentaient ne pouvoir échapper, ou peut-être
+par le besoin d'apaiser leurs remords en confondant
+leur douleur, se virent encore. Sans rien se
+cacher de sa coupable faiblesse, Sophia croit
+qu'elle a obéi à une destinée irrésistible; car elle
+éprouvait qu'il y avait dans ce qu'elle se reprochait
+comme un crime quelque chose de plus
+fort que toutes ses résolutions et que toute
+cette vertu, qui, jusqu'à la mort de son époux,
+avait été la règle de toute sa vie.</p>
+
+<p>«Oui, répétait-elle à Montenegro, je sens
+comme toi qu'il y a dans l'affreuse destinée qui
+nous réunit, une influence fatale à laquelle je
+ne puis échapper. Je t'aime avec tout l'entraînement
+du crime, et sans aucune des illusions
+de la passion. Je te crains, et je me livre à toi,
+comme à un être infernal que je voudrais fuir,
+et qui triomphe, par un charme invincible, de
+tous mes efforts et de tous mes remords. Seul
+entre tous les hommes, tu m'as inspiré un sentiment
+que j'ai pris pour de l'amour, et qui,
+trop souvent, a ressemblé à de l'effroi... Ce
+nom de mère, que j'aurais été si fière de porter
+avec mon époux, fera bientôt mon désespoir,
+car c'est toi qui seras le père de cet enfant que
+je porte si douloureusement dans mon sein....
+Je n'ai pu échapper à mon sort; le ciel, qui connaît
+mon coeur, m'en est témoin. Mais, au moins,
+aide-moi à échapper à l'opprobre de notre
+union, ou à cacher ma honte à ce monde qui
+nous oubliera dès que le spectacle de notre
+criminel attachement ne fatiguera plus ses
+yeux. Il est, dans ces contrées, des êtres réprouvés
+qui s'ensevelissent au milieu des forêts,
+et qui vouent un culte mystérieux aux dieux
+impuissants que l'Inde proscrit. Eh bien! imitons
+ces infortunés. Que notre honte nous
+exile, comme la superstition exile loin des villes
+ces castes vouées, innocentes, au mépris de
+la société. Coupables, nous, notre exil sera plus
+difficile à supporter. Mais nos remords, nous
+les cacherons, et ils seront moins poignants
+quand personne ne viendra insulter à notre repentir.
+Dans le fond des forêts, nous ne porterons
+pas notre culte: quels dieux pourrions-nous
+invoquer! Mais là je crois que je pourrai
+t'aimer avec moins d'effroi, peut-être, et quoique
+ignorée dans tes bras, je mourrai avec
+moins de terreur, en offrant, comme une trop
+faible expiation, mes dernières souffrances à ce
+ciel qui ne m'a pas permis de vivre innocente
+et pure.</p>
+
+<p>&mdash;Cesse, oh! cesse! je t'en supplie, au nom
+de ce ciel que tu implores, de me poursuivre
+de ces craintes qui ne pèsent que trop déjà sur
+mon coeur malade, fatigué de tout ce que tu souffres,
+de tout ce qui te déchire. Enchaîné près
+de toi, lorsque la vie s'ouvrait encore pleine d'avenir
+à mes yeux abusés, je sens que j'aurais
+pu, sans cesse soumis à la vertu, parcourir avec
+bonheur une carrière peut-être glorieuse. Ta
+douceur angélique aurait exercé sur moi un
+charme si puissant, un empire si absolu! Car
+tu es la première femme pour laquelle j'aie
+éprouvé ce sentiment qui domine toute la vie,
+et qui, comme la pins impérieuse des passions,
+commande à toutes les passions coupables.....
+Mais c'est lorsqu'il ne m'était plus permis de
+revenir sur les événements qui ont marqué ma
+malheureuse existence, que je t'ai connue.
+C'est lorsqu'il ne m'était plus permis de te posséder
+qu'en violant tous les devoirs, qu'en
+étouffant tous les sentiments généreux, que la
+fatalité m'a entraîné vers toi, que je t'ai vue,
+que je t'ai aimée... Tu me parles, n'est-ce pas,
+de cette fatalité qui semble nous pousser l'un
+vers l'autre pour nous condamner à des regrets
+éternels. Eh bien, sache qu'il n'est pas un reproche
+que tu ne te fasses, que je ne me sois
+mille fois adressé! Je t'aime, que dis-je? je t'idolâtre;
+jamais le moindre préjugé n'a troublé
+mon âme, que la passion a pu soumettre, mais
+qu'une force plus qu'ordinaire a toujours placée
+au-dessus des terreurs du vulgaire; et cependant,
+lorsque je cherche dans tes bras ces
+moments de volupté, pour un seul desquels je
+donnerais toute ma vie, je frémis des caresses
+que je recois ou que je te prodigue. Une
+impression vague et pénible se mêle à cet
+abandon au sein duquel je voudrais éteindre les
+derniers instants de mon existence. Qu'y a-t-il
+donc dans notre amour? N'est-il donc pas des
+amants plus coupables que nous, avec moins
+de remords? Seraient-ce les fautes cruelles
+dont j'ai marqué quelques-unes des années de
+ma fougueuse carrière, qui me feraient payer
+si chèrement le malheur de vivre encore? Mais
+toi, toujours si pure, toujours si vertueuse,
+qu'aurais-tu fait au ciel, pour éprouver les
+mêmes tourments que moi? Et cependant tu
+souffres, comme je souffre, et cependant tu
+subis les mêmes tortures que celles auxquelles
+je suis en proie! Oh! que la destinée des êtres
+faibles et passionnés comme nous, est inconcevable,
+et que la Providence, s'il existe une
+Providence, est quelquefois cruelle pour des
+crimes qu'elle a permis, ou pour l'innocence
+même qu'elle devrait préserver et protéger!</p>
+
+<p>&mdash;Mais quels funestes pressentiments viens-tu
+m'inspirer encore! Tu me parles de fautes
+coupables dont tu as semé ton existence! Aurais-je
+encore quelque chose à redouter, en soulevant
+le voile dont tu as toujours cherché à
+couvrir le passé!... Ah! mon ami, s'il est quelque
+chose qui puisse ajouter aux terreurs qui
+m'agitent, c'est ce sombre mystère qui reste
+étendu sur toute ta vie. L'aveu de tous les crimes
+qu'un homme ait pu commettre serait
+aussi affreux pour moi, que l'effroyable réserve
+avec laquelle tu m'as caché jusqu'ici ta naissance,
+ton pays et tes parents. Peut-être moins
+impénétrable pour moi, m'aurais-tu inspiré
+moins de contrainte et de terreur. Mais en recueillant
+mes souvenirs et en me rappelant la
+mort de cette femme, à qui nous devons nos
+malheurs, je me suis senti souvent agitée d'un
+effroi involontaire... Par pitié, Montenegro, ne
+me cache plus rien... Et que pourrions-nous
+avoir à nous cacher encore! Le sort t'a peut-être
+fait naître dans un rang obscur: ce serait
+là le moindre de ses torts envers toi et envers
+nous; car moi-même, riche et élevée dans l'opulence,
+je n'ai pas reçu le jour au sein du luxe
+qui m'environnait lorsque tu m'as connue...
+Hélas! depuis bien long-temps déjà j'ai oublié
+l'orgueil que je mettais à dissimuler l'humble
+condition à laquelle j'étais appelée dès mes premières
+années. Le moment des illusions est
+passé pour Sophia... Ah! par pitié pour moi, ne
+laisse plus planer entre nous un mystère qui me
+fait peur. Parle, parle, au nom du ciel, au nom
+de notre amour, qui est la seule puissance que
+je puisse invoquer. Parle, parle! Je meurs d'impatience
+et d'effroi.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le veux? C'est le dernier sacrifice que
+je puisse te faire. Tu vas frémir, me détester, me
+maudire....</p>
+
+<p>&mdash;Ne crains rien: nous sommes seuls dans
+ces immenses jardins. Les domestiques et les
+esclaves se sont retirés: ils sommeillent eux!
+Personne ne peut nous entendre. La nuit est
+sombre, le silence règne sous ces arbres immobiles
+qui nous recouvrent. Parle, mais donne-moi
+ta main; j'aurai moins de peur. J'écoute.</p>
+
+<p>&mdash;. Tu as entendu nommer quelquefois,
+pendant ton séjour à Londres, un pirate,
+un monstre, dont on racontait, en les exagérant
+encore, les cruautés inouïes et les
+crimes?</p>
+
+<p>&mdash;Rodriguez, peut-être?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Rodriguez.</p>
+
+<p>&mdash;Grands dieux! que dis-tu! Était-ce ton
+père, ton frère, ton capitaine? Je tremble,
+achève.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi!</p>
+
+<p>&mdash;Toi! malheureux! Ah! que m'apprends-tu?
+C'est donc toi qui, conduit par la rage, as
+sacrifié le vieillard le plus respectable, le plus
+généreux.</p>
+
+<p>&mdash;Un vieillard? Oui, je me rappelle. Oh! son
+souvenir est trop présent encore à ma pensée,
+il a pesé trop violemment sur ma vie, pour que
+je l'oublie. Cette vengeance-là du moins fut juste,
+légitime.</p>
+
+<p>&mdash;Légitime! Et tu l'as assassiné?</p>
+
+<p>&mdash;L'infâme Woodbrige! Oui, eût-il eu mille
+vies à perdre, il n'aurait pu, en tombant coup à
+coup sous ma main, satisfaire la soif de vengeance
+qui me dévorait. N'est-ce pas lui qui
+m'avait arraché ma soeur?</p>
+
+<p>&mdash;Ta soeur!...</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, écoute-moi! Laisse encore ta
+main dans la mienne.....Écoute, Sophia. Recueillis
+en mer par quelques pêcheurs, après le
+naufrage du bâtiment qui nous portait, sur les
+côtes de Bretagne, ma jeune soeur et moi nous fûmes
+élevés par la pitié des pauvres gens qui nous
+avaient arrachés à la mort.... Ma soeur.... Mais
+ta main se glace!... Sophia! Ciel! qu'as-tu?...</p>
+
+<p>O mon amie!... Elle s'évanouit..... Elle se
+meurt..... Quelqu'un! quelqu'un! Je suis
+seul!... A moi! à moi! au secours!... Elle se
+meurt!...</p>
+
+<p>Des domestiques accourent aux cris qu'ils
+entendent. Leur maîtresse vient de tomber sans
+connaissance dans les bras de Montenegro, qui
+lui-même chancelle. On transporte l'infortunée
+sur le lit qu'elle a tant de fois inondé de ses
+larmes. Des médecins sont appelés: ils arrivent,
+et leurs efforts parviennent, au bout de quelques
+heures, à rendre à la vie la femme qui gémit
+de revoir encore le jour et de recouvrer si
+tôt la raison. Ah! j'avais cru, dit-elle d'une voix
+qui semble sortir du cercueil, avoir obtenu la
+seule grâce que j'eusse à demander au ciel!...
+Montenegro est là, agenouillé près du chevet
+de Sophia; sa tête repose sur une de ses mains
+glacées que ses pleurs inondent. Sophia, en
+tournant ses yeux autour d'elle, aperçoit son
+amant: elle jette un cri d'épouvante, et sa
+main mourante se retire avec effort de celle de
+Montenegro. Le malheureux, désespéré, le
+coeur brisé, et l'âme en proie au plus affreux
+délire, retombe en sanglotant au pied de la
+couche qu'il craint de profaner en la touchant...
+Sophia, les regards attachés sur lui,
+paraît le plaindre encore, et ses larmes, qui la
+suffoquent, coulent en abondance de ses yeux
+presque éteints... Approche, approche, lui
+dit-elle,... le moment de te pardonner est arrivé...
+Demain il ne sera plus temps peut-être...
+Mais ne me touche pas... tes caresses me... me
+brûleraient. Il y a de l'enfer même jusque dans
+nos regards... Montenegro, je veux rester seule
+un moment avec l'homme qui reçut les dernières
+volontés de mon époux, un jour avant
+sa mort... Qu'on appelle vite cet homme qui
+consacre, comme une loi, les derniers voeux des
+mourants... Tu me reverras après... A lui mes
+dernières volontés, à toi mon dernier soupir...</p>
+
+<p>&mdash;Sophia, ma Sophia, de grâce, au nom du
+ciel, éloigne ces funestes idées... Pense à notre
+enfant, lui n'est pas coupable; il doit vivre,
+vivre avec toi!</p>
+
+<p>&mdash;Non, le ciel n'est pas si cruel, il doit mourir,
+mourir avec moi, mourir avant d'avoir reçu
+le jour qu'il souillerait... Je suis donc bien
+criminelle, puisqu'on me refuse d'écouter mes
+dernières volontés!</p>
+
+<p>Les médecins entraînent Montenegro, anéanti,
+loin de l'appartement de la mourante. Le
+notaire arrive: il s'enferme avec elle et deux
+autres personnes pour recueillir les voeux de
+l'infortunée... Montenegro, que l'on retient
+avec peine, s'élance, dès qu'il le voit sortir,
+dans l'appartement de Sophia. Ses mains suppliantes
+s'étendent vers elle, comme vers l'image
+sacrée d'une divinité que l'on implore...</p>
+
+<p>&mdash;Viens, lui dit-elle en le voyant, viens, je
+me sens plus tranquille; viens, mais de grâce,
+c'est une mourante qui t'en supplie, n'approche
+pas ta main de la mienne,... tu me ferais
+trop de mal!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà donc, Sophia, l'effet de ces aveux
+horribles qu'hier encore tu me demandais avec
+tant d'ardeur, malgré mes justes appréhensions.
+Tu le voulais, j'ai obéi, et maintenant tu me regardes
+comme un monstre, ma présence semble
+infecter l'air que tu respires, et ton coeur,
+si tendre, si compatissant, me maudit au milieu
+même des souffrances qui absorbent toute
+la sensibilité de ton âme angélique.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on maudire quand on va mourir?...
+Va, Montenegro, mon ami, mon... ah! je ne
+te hais pas. Le sort a été plus coupable que
+toi... Une puissance plus forte, plus criminelle
+que nous encore, a tout fait... Mais je n'ai plus
+que peu d'instants à passer près de toi...
+Ecoute:</p>
+
+<p>Mes dernières volontés viennent d'être tracées...
+Tu les respecteras, toi, toi dont le coeur
+gardera seul le souvenir que je vais laisser sur
+cette terre de deuil et de malheur... Oui, ma
+mémoire te sera chère... et tu ne l'oublieras
+jamais... Tu m'as dit hier...</p>
+
+<p>&mdash;Que viens-tu me rappeler... Non, je ne
+t'ai rien dit...</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as dit hier, oh! je m'en souviens
+bien, que, recueilli mourant sur les flots par
+de pauvres pêcheurs, tu fus élevé avec ta soeur
+par la pitié de ces bonnes gens... C'est parmi
+eux, c'est aux lieux où ton enfance s'écoula
+dans l'innocence et le bonheur, qu'il faut que
+tu ailles vivre... après moi..., qu'il faut que tu
+ailles oublier ou du moins expier les fautes que
+tu pourrais te reprocher... Tu m'as parlé, je
+crois, de l'île où tu as été élevé... Attends...
+je sais... j'ai su son nom... Tiens, vois-tu ces
+papiers déposés sur le pied de mon lit... Ils
+sont cachetés... Prends-les... Je le veux....</p>
+
+<p>&mdash;Oh! par pitié, cesse, Sophia... Ta voix
+affaiblie épuise ton sein que tes efforts accablent...
+Cesse, cesse, par pitié de mes larmes..</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'importe une minute de plus ou de
+moins.... Je n'ai que trop vécu.... Prends ces
+papiers.. J'ai le droit d'ordonner aujourd'hui...</p>
+
+<p>&mdash;Les voilà.</p>
+
+<p>&mdash;Ils renferment mes derniers voeux, la
+dernière espérance que je vais porter dans la
+tombe... Tu me promets, n'est-ce pas? de
+retourner, après ma mort, au milieu de tes
+parents adoptifs?...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'exiges-tu? la douleur t'égare! Pourquoi
+me parler sans cesse de ta mort?....</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je sens là qu'elle s'avance.....
+Me promets-tu.... me promets-tu... de n'ouvrir...
+de n'ouvrir ces papiers... ma dernière
+volonté.... qu'au milieu des pêcheurs?... Je
+meurs si tu ne parles....</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je promets, je jure à genoux...</p>
+
+<p>&mdash;Tu le jures... à genoux... O mon ami!...
+mon.... Le ciel t'a entendu!..... que le ciel
+nous pardonne!.... Ah!...</p>
+
+<p>A ce cri échappé avec le râle de la mort,
+Montenegro se lève avec effroi: ses yeux épouvantés
+se fixent sur ceux de Sophia, que le
+trépas a déjà éteints. Ses bras s'enlacent sur
+ce corps qui s'est convulsivement raidi.... Sa
+bouche cherche avec avidité la bouche décolorée
+de son amante&mdash;Cette bouche pâle,
+béante, se referme sous ses lèvres avec un
+horrible claquement de dents.... Le malheureux
+tombe inanimé auprès du corps glacé.</p>
+
+<p>Au bruit de sa chute, les domestiques,
+restés dans l'appartement voisin, accourent
+effrayés:</p>
+
+<p>Ce fut seulement quelques jours après
+qu'un peu de terre eut recouvert le corps de Sophia,
+que son amant retrouva des larmes pour
+la pleurer. Une fièvre dévorante, en lui ravissant
+l'usage de ses sens, lui avait au moins épargné
+le spectacle de ces funérailles qui renouvellent
+tant de fois la douleur que laisse la
+mort à ceux qui gémissent. Quelques-uns de
+ces hommes qui n'aiment personne, mais qui,
+par curiosité, s'intéressent aux infortunes qu'on
+leur signale comme extraordinaires, avaient
+entouré Sophia et Montenegro de ces attentions
+banales, qu'on accorde assez volontiers aux
+étrangers malheureux, dans les colonies surtout.
+Une fois le dénouement du drame connu,
+les curieux s'éloignèrent. Ils n'avaient plus rien
+de pathétique à voir, rien qu'un homme absorbé
+dans sa douleur, ou ne sortant de ses
+rêveries sombres que par la folie; triste spectacle,
+ennuyeuse monotonie, même pour les plus
+avides d'émotions. Pour s'ôter de dessous les
+yeux un objet importun, les personnes qui daignèrent
+encore, par un reste de convenance, s'occuper
+de Montenegro, l'engagèrent, pour lui-même
+et pour remplir les dernières volontés de
+la femme qu'il pleurait sans cesse, à quitter les
+lieux où sa douleur ne rencontrait que trop
+d'aliment. C'est en Europe qu'il devait aller
+chercher des consolations au sein de sa famille
+et de ses amis. En restant plus long-temps à
+Calcutta, l'action d'un climat qui tue les plus
+fortes constitutions, finirait par le conduire au
+tombeau avant qu'il ne pût remplir les devoirs
+que ses serments avaient dû lui rendre
+sacrés. Le reste d'existence qu'il traînait si péniblement
+ne pouvait être mieux employé qu'à
+satisfaire l'engagement solennel qu'il avait pris
+aux pieds de sa maîtresse expirante. Les distractions
+auxquelles on est forcé de se livrer
+pendant le cours d'un long voyage, triompheraient,
+plus que toute la force de sa raison, de
+la mélancolie profonde qui le consumait trop
+visiblement. Il fallait partir enfin par raison,
+par vertu, par honneur.... Montenegro consentit
+à quitter Calcutta.... Un navire anglais
+fut choisi.... Mais à bord de navire, il ne devait
+pas voyager seul avec sa douleur, ses regrets
+et ses remords. Le cercueil de Sophia,
+déposé dans la chambre qui lui est destiné,
+l'accompagnera dans son voyage. Cette idée si
+amère le console: c'est près de cette dépouille
+si précieuse, arrachée à une terre inhospitalière,
+qu'il reposera plus tranquille au
+bruit des flots, au mugissement de la tempête.....
+C'est près des cendres refroidies de
+sa maîtresse qu'il pourra adresser sa prière de
+tous les jours à ce ciel, à ce Dieu, qu'il commence
+à comprendre depuis qu'il souffre.....</p>
+
+<p>Seul, il appellerait peut-être le naufrage qui
+menacerait sa vie, mais avec les restes de
+Sophia, il craindra les tempêtes, il redoutera
+le naufrage, comme s'il avait encore quelque
+chose à perdre.... Et puis quand la mort viendra
+pour lui, c'est encore auprès du cercueil
+de sa maîtresse, que son corps dormira
+plus paisible dans l'éternité, protégé peut-être
+par ces cendres chéries sur lesquelles le pardon
+du ciel a déjà dû descendre!...</p>
+
+<p>Le navire s'éloigne du port: c'est un tombeau
+qu'il porte sur les flots religieux de ce
+Gange où Sophia, quelques mois auparavant,
+voyait avec tant d'indifférence les Indiens offrir
+à leur divinité un tribut de souffrance et
+de larmes... La mer, la vaste mer bat bientôt
+ses flancs rapides, et les vents conduisent le sépulcre
+à travers les flots et les orages. Les éléments
+seront en aide au navire, car un culte
+est voué à ce sépulcre. Montenegro prie toute
+la nuit au pied du cercueil: c'est l'âme de Sophia
+qui semble habiter la chambre de l'infortuné,
+et qui parait animer le bâtiment où ses
+restes ont été déposés... Quel recueillement elle
+inspire à son amant! Quelle douce mélancolie
+a succédé aux sombres accès de son désespoir,
+maintenant qu'il est seul avec ses souvenirs et
+un tombeau!... Oh! depuis la mort de celle qu'il
+a perdue, ce n'est que maintenant qu'il a vécu
+et qu'il s'est senti vivre!... Le moment le plus
+cruel pour lui, sera celui où il découvrira la
+terre. Mais sur cette terre qui vit son enfance,
+il peut faire reposer les cendres de son amie...
+Mais si le soin sacré de lui faire expier les cruautés
+de sa vie, lui rendait jamais sa soeur, sa
+soeur bien aimée, qu'avec transport il lui dirait:
+Tiens, viens, toi qui fus toujours innocente,
+viens prier pour moi et Sophia, là, sur
+ce tombeau qui cache celle qui, plus que toi,
+encore, me fut chère, trop chère!...</p>
+
+<p>Les mois d'ennui d'une longue traversée
+se succèdent pour l'équipage du navire, avec
+ces alternatives de calme, de tempêtes, d'orages
+et de fatigues, accidents trop ordinaires dans
+la vie monotone du marin. Mais le temps n'a
+plus rien de trop pénible pour le coeur de Montenegro.
+Il souffre encore, mais non plus sans
+consolation, si c'est sans espérance. Il ne demande
+plus rien à l'avenir, car il n'a plus rien
+à espérer. Un devoir seul lui reste à remplir;
+Sophia lui a confié l'exécution de ses dernières
+volontés; ces volontés suprêmes sont contenues
+dans les papiers qu'avec un soin religieux son
+amant a placés sur son cercueil. Le vieux prêtre
+d'Ouessant, s'il vit encore, sera l'interprète de
+la pensée de Sophia expirante... Mais quelle a
+pu être la dernière pensée que Sophia a confiée
+au notaire de Calcutta... <i>Tu m'as dit hier</i>, répéta-t-elle,
+une minute avant d'expirer, <i>Tu m'as
+dit hier que, recueilli mourant sur les flots, par
+de pauvres pécheurs, tu fus élevé avec ta soeur par
+la pitié de ces bonnes gens!... C'est parmi eux
+qu'il faut que tu ailles vivre, après moi</i>... Oh!
+c'est sans doute une pensée d'ange, la dernière
+volonté d'une céleste créature, qui vit comme
+un bienfait de la divinité, dans ces papiers auxquels
+j'ai consacré un culte!... Que la terre paraît
+lente à se montrer!... Qu'avec impatience
+j'attends le moment où mon pied pourra franchir
+ces bords, sur lesquels Sophia va reposer
+en m'attendant! Des lois, que j'ai bravées il y a
+déjà long-temps, m'interdisent encore la terre de
+France; mais qu'ai-je à redouter quand j'ai tout
+perdu, et que je n'ai plus rien à espérer? Le
+déshonneur! est-il donc encore de l'honneur à
+mes yeux? La mort! mais ai-je autre chose à
+désirer... Oh! la mort cependant, sans l'assurance
+de dormir près du cercueil de Sophia,
+me serait bien amère... Mais pourra-t-on me
+refuser une place à mon gré dans la tombe!
+Les haines humaines seraient-elles assez lâches
+pour ne pas s'éteindre sur un cadavre!</p>
+
+<p>Du haut des mâts du navire, on cria <i>Terre</i>,
+enfin. A ce mot, à ce signal si connu de Montenegro,
+son coeur, tranquillisé pour ainsi dire
+par la coutume du malheur, battit plus fort
+qu'il n'avait encore fait depuis long-temps. Moi
+qui croyais, dit-il, n'avoir plus d'émotion à redouter
+pour cette âme que je supposais fermée
+à tous sentiments nouveaux!... Palpiter encore
+de crainte ou d'espoir, comme aux jours où je
+vivais près de Sophia!... Quel pressentiment
+m'agite et me trouble! descendons encore une
+fois près de son cercueil, là je me sentirai plus
+tranquille, mieux protégé contre les coups du
+sort que je commence à redouter encore aujourd'hui.</p>
+
+<p>Un bateau-pilote des <i>Scylly</i> vient d'aborder
+le navire, qui déjà se trouve arrivé en Manche.</p>
+
+<p>Le capitaine annonce cette nouvelle à Montenegro,
+encore plongé dans ses méditations
+ordinaires.</p>
+
+<p>Un bateau-pilote! s'écrie-t-il comme en sortant
+d'un rêve que des fantômes auraient agité.
+Où sommes nous donc?</p>
+
+<p>&mdash;A cinq à six lieues des îles Scylly, et à
+vingt-cinq ou vingt-six lieues d'Ouessant.</p>
+
+<p>&mdash;D'Ouessant! Mais en êtes-vous bien sûr,
+capitaine?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! si j'en suis sûr! Mon point se
+trouve parfaitement d'accord avec les renseignements
+que viennent de me donner les pilotes...
+Voyez plutôt la carte.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je n'ai pas un instant à perdre.
+Demandez, je en vous prie, je vous en supplie
+en grâce, à ces pilotes, s'ils veulent me transporter
+à Ouessant. Les vents sont Nord, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui; Nord tirant un peu vers le Nord-Nord-Est;
+mais à la bordée, on peut dans quelques
+heures toucher Ouessant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! à quelque prix que ce soit, il
+faut que le bateau-pilote m'y conduise. Offrez
+aux pilotes tout ce qu'ils voudront, et dans un
+quart d'heure je pars, je vous quitte.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il vous faudra au moins le temps de
+vous préparer, d'arranger et d'embarquer vos
+malles et vos effets.</p>
+
+<p>&mdash;Songez seulement à embarquer ce cercueil!..
+Vous le savez depuis long-temps, c'est
+là mon seul bagage; mon unique compagnon
+de voyage!...</p>
+
+<p>&mdash;Excellent et malheureux jeune homme!</p>
+
+<p>Le capitaine fait un prix avec les pilotes;
+ceux-ci disposent leur bateau à recevoir le bagage
+du passager. Les matelots du navire, le
+chapeau bas, la bouche muette, pénètrent avec
+recueillement dans la chambre de Montenegro.
+Ils montent les escaliers de la chambre avec
+lenteur, et portent sur leurs larges épaules le
+cercueil que Montenegro suit avec sollicitude,
+et en palpitant de peur qu'un faux pas de la
+part de ceux qui le transportent, ne l'expose à
+se briser sur le pont ou à tomber à la mer. Les
+pilotes, rangés silencieusement dans leur bateau,
+reçoivent avec respect le fardeau précieux...
+Montenegro, les larmes aux yeux, le
+coeur gonflé, tend la main au capitaine. Le
+brave homme, attendri, s'élance, et presse sur
+son coeur ému son pauvre passager, son malheureux
+collègue, comme il l'appelle; car il
+sait que Montenegro a été marin comme lui...
+Tout l'équipage, attristé par cette scène de
+deuil, ne prononce pas un mot; quelques
+sanglots étouffés viennent seuls interrompre le
+silence de ce moment de recueillement, et la
+barque, couverte des bénédictions de tous les
+marins, déborde du navire, s'éloigne et se perd
+bientôt à l'horizon, comme une de ces ombres
+fantastiques que l'on voit errer sous la voûte
+du ciel, dans les jours où les nuages se jouent
+avec les flots lointains.</p>
+
+<p>Il était nuit depuis quelques heures, quand
+les pilotes aperçurent le feu solitaire d'Ouessant,
+spectre imposant, sortant du sein des vagues
+pour braver les tempêtes et guider vers le port
+les infortunés marins poursuivis par la fureur
+des vents. A cette vue, Montenegro se sentit
+presque défaillir. Tous les souvenirs de son enfance
+étaient venus se grouper autour de ce
+phare immobile, témoin des jeux, des peines
+et des espérances de ses premières années. Ses
+yeux, voilés long-temps par la douleur, se raniment
+à l'aspect des lieux où il va retrouver
+l'innocence et la candeur des moeurs dans lesquelles
+il fut élevé... Il va presser dans ses bras
+le bon Tanguy, la femme simple et affectueuse
+qui fut sa nourrice, sa mère. Des larmes douces
+et pures vont inonder ses joues flétries par
+le malheur, minées par le remords,... et ce remords
+empoisonnera ce moment d'ivresse, et
+le malheur le poursuivra jusque dans les embrassements
+de la seule famille qu'il ait eue...</p>
+
+<p>La barque aborde à Ouessant. Tout est calme
+dans l'île, tout repose à cette heure de la
+nuit. Un pêcheur seul s'approche des voyageurs.
+Montenegro lui parle de Tanguy; le pêcheur
+lui propose d'aller réveiller le maître pilote.
+Mais Tanguy est devenu aveugle; il ne pourra
+venir à la rencontre de celui qui le demande.
+Jean-Marie est mort; Soisic et Jeannette vivent
+encore...</p>
+
+<p>&mdash;C'est Tanguy que je veux voir, dit Montenegro.</p>
+
+<p>&mdash;A l'heure même, monsieur? lui demanda
+le pêcheur.</p>
+
+<p>&mdash;A l'heure même. Dis-lui que c'est son
+fils, Cavet, qui arrive chez lui.</p>
+
+<p>&mdash;Cavet! Quoi ce serait!... Cela suffit,
+mon bon monsieur; suivez-moi; je vais vous
+conduire chez maître Tanguy.</p>
+
+<p>Montenegro et les pilotes suivent leur guide,
+mais lentement; car ils portent avec eux le
+cercueil. Aux cris du pêcheur qui l'appelle,
+Tanguy, sa femme et ses enfants se lèvent. Des
+lumières paraissent. Tanguy a reconnu la voix
+de son fils, et Soisic, dans ses traits altérés par
+l'âge et le malheur, cherche à reconnaître son
+nourrison. Toute la famille l'entoure, le presse;
+des larmes d'attendrissement coulent de tous
+les yeux, et, à la vue du cercueil, une scène
+de consternation succède à ce court moment
+d'ivresse. Tanguy, privé de la vue, n'éprouve
+que la joie de retrouver celui qui devait faire
+la joie de ses vieux jours. Le bon Dieu, s'écrie-t-il,
+a exaucé une partie de mes voeux: il m'a
+ôté l'usage de mes pauvres yeux, mais il me
+rend mon fils... Mais qu'avez-vous donc, vous
+autres? Je ne vous entends plus, et vous pleurez;...
+et toi aussi, tu pleures, mon pauvre Cavet...
+Va, ne me plains pas trop: avec toi, je
+serai moins malheureux que tu ne penses...
+Que de temps il y a que je ne t'ai vu, mon
+pauvre ami! Et quand tu reviens parmi nous,
+les yeux n'y sont plus. Embrasse-nous donc,
+embrasse-nous encore une fois tous... Mais
+d'où viens-tu? qu'as-tu fait? Depuis un siècle
+on n'a pas entendu parler de toi.</p>
+
+<p>Le reste de la nuit se passa dans ces alternatives
+d'épanchement d'une part et de contrainte
+de l'autre. On parla du cercueil apporté
+sur les pas de Cavet dans la maison de Tanguy.
+«C'est la cendre de ma femme, de la femme
+qui m'a été la plus chère, que je ramène de bien
+loin avec moi au milieu de vous... À ses derniers
+moments, vous l'avez occupée, mes bons amis:
+elle savait tout ce que vous avez fait pour moi,
+et ce paquet que je porte sur mon coeur contient
+les dispositions qu'elle a faites avant d'expirer,
+pour assurer votre bonheur et soulager
+votre vieillesse.</p>
+
+<p>&mdash;Est-il possible! quoi s'occuper de nous,
+misérables pêcheurs?... Mais dis donc, Cavet,
+sais-tu bien que nous n'avons besoin de rien, et
+que ta soeur, avant de faire un long voyage,
+nous a fait parvenir beaucoup d'argent?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, ma soeur! l'auriez-vous vue? Auriez-vous,
+depuis notre séparation, reçu quelques
+indices sur son sort?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, non, la pauvre enfant! Tout ce que
+nous avons su d'elle, ce sont ses bienfaits pour
+nous. Une lettre à peu près comme la première
+que tu nous lus, et de l'argent, voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore, dans cette dernière lettre,
+que disait-elle?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle était mariée, qu'elle était riche,
+bien riche, et qu'elle allait faire un long
+voyage. Ah! elle parlait aussi de toi, et nous
+avons gardé une grosse somme qu'elle t'envoyait....</p>
+
+<p>&mdash;Voici le jour, mon père; je suis venu
+ici pour remplir un devoir sacré. Le curé,
+m'avez-vous dit, existe encore. Il faut qu'il
+vienne. C'est lui que la femme angélique que je
+pleure, a chargé de vous faire connaître les dernières
+volontés exprimées dans ce testament...
+Ma mère, ma bonne Soisic, invitez, s'il vous plaît,
+le respectable curé à se rendre ici, au milieu
+de nous, en famille. Jeannette, la nourrice de
+ma soeur, est là avec ses enfants.... Le curé
+nous lira le testament, et j'aurai rempli le seul
+devoir dont je tienne encore à m'acquitter...</p>
+
+<p>Un moment de recueillement suivit ces paroles
+de Cavet. Tanguy, Jeannette et leurs
+enfants, agenouillés près de la bière de Sophia,
+se mirent à prier, et bientôt Soisic arrive
+avec le ministre des autels. Après avoir
+embrassé avec attendrissement Cavet, dont il
+se rappelait à peine les traits, le vieillard jeta
+un regard, de compassion sur le cercueil, qu'il
+bénit d'un air pénétré; puis, se tournant vers
+Cavet, il lui dit:</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils, je connais le motif pour lequel
+vous avez réclamé mon ministère. C'est un
+devoir bien pieux que vous avez rempli. Le
+ciel vous en récompensera. Ma voix, cassée par
+l'âge, va vous faire entendre la dernière volonté
+d'un être qui n'est plus, et bientôt cette
+voix s'éteindra elle-même aussi dans la nuit de
+la mort.
+L'ecclésiastique prend des mains de Cavet,
+le testament que celui-ci lui présente avec
+respect. Après avoir fait le signe de la croix,
+il l'ouvre, il va lire; chacun écoute, prosterné,
+comme si le ministre des autels allait prier ou
+parler au nom de la Divinité. Le prêtre dit,
+avec une émotion solennelle:
+«Je meurs loin de vous, bien loin de vous
+qui fûtes mes parents et ma seule famille...
+Mes bons, mes respectables amis, priez pour
+moi, quand je ne serai plus, priez pour
+votre fille, qui meurt bien malheureuse...</p>
+
+<p>Vous avez occupé sa dernière pensée, et ma
+seule consolation, au moment de paraître
+devant Dieu, est de pouvoir vous rendre riches,
+en m'acquittant de ce que vous avez
+fait pour moi et mon frère...»</p>
+
+<p>&mdash;Grands dieux, qu'entends-je? que dites-vous,
+mon père? cette lettre!...</p>
+
+<p>&mdash;Cette lettre est donc de ta soeur Jeannette,
+de ta pauvre soeur?... C'est donc son cercueil
+que tu as ramené avec toi? La voilà, là près de
+nous, et tu ne nous le disais pas, malheureux
+enfant!</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, non, il n'est pas possible! Cette
+lettre que je viens d'entendre n'est pas, ne peut
+pas être... de... Ma tête s'égare... Mon père,
+lisez, lisez encore, voyez la signature...</p>
+
+<p>Le curé lit: Mon fils, cette lettre, qu'une
+main mourante a sans doute signée, porte en
+caractères tremblants, le nom de...</p>
+
+<p>&mdash;Le nom de... Achevez, achevez, je n'ai
+plus de sang dans les veines, achevez...</p>
+
+<p>&mdash;Le nom de votre soeur... JEANNETTE!...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, il serait possible!... Ah! je comprends
+enfin maintenant ce funeste secret, cet
+affreux mystère de l'enfer... Malédiction sur
+moi! anathème sur ma vie, sur mon front, sur
+le sang qui brûle dans mon coeur, qui coule,
+avec le remords éternel, dans toutes mes artères...
+Ma soeur, elle ma soeur?.. Montrez-moi
+ce nom, ce nom qui doit être écrit en caractères
+de sang et de feu!... <i>Jeannette</i>, oui, <i>Jeannette</i>!
+Je me meurs, je brûle, je me sens glacer...Au
+secours! au secours!...</p>
+
+<p>&mdash;Sa tête se perd, sa raison s'égare! Ah!
+monsieur le curé, j'entends qu'il se déchire la
+poitrine! Cavet, mon fils, calme ce désespoir!
+Oh! que je suis malheureux de n'avoir plus mes
+yeux! Soisic, ma femme, mes enfants; empêchez-le
+de crier ainsi, d'attenter à ses jours!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ne craignez plus rien, mon père,
+mes amis! laissez-moi respirer en liberté... Je
+me sens plus calme... Voilà le cercueil de ma
+soeur, de <i>Jeannette</i>! Oui, c'est bien elle qui
+dort là, qui repose du sommeil d'un ange! Et
+moi, malheureux, misérable, criminel, oh!
+oui, bien criminel, je souffre sans espoir, je
+gémis sans consolation... Une éternité de douleurs
+et de remords!... Par pitié, laissez-moi...
+Je suis tranquille... Ah! si j'avais une arme sous
+ma main, qu'avec joie, qu'avec plaisir, je déchirerais
+ces entrailles qui me brûlent, ce coeur
+qui me tourmente! Ah! grands Dieux, pas une
+larme dans mes yeux, pas une seule larme!...
+J'étouffe, je succombe!</p>
+
+<p>C'est au sein de ces tortures, c'est au milieu
+des pauvres pêcheurs qui le retiennent dans leurs
+bras, que l'infortuné Cavet achève de perdre
+sa raison, déjà altérée par son long désespoir.
+Ses parents, ses amis, attendris, pleurent autour
+de lui, sans pouvoir deviner le fatal motif de
+son égarement! Quel spectacle pour ces bonnes
+gens, qui, en accueillant leur ami après plusieurs
+années de séparation, ne le retrouvent
+que pour voir sa raison s'éteindre sur le cercueil
+de sa soeur! Quel funèbre mystère dans cet événement
+que les mots échappés au délire de
+Cavet n'expliquent à personne! Une bière, un
+testament, un homme fou! Tels sont les seuls
+indices de ce mystère épouvantable...</p>
+
+<p>Et le malheureux Cavet, que va-t-il devenir?
+Il court, il échappe à ses amis, qui s'opposent
+à la funeste résolution qu'il a paru méditer...
+On croit qu'il va attenter à ses jours, et terminer,
+par un suicide, l'existence qu'il maudit!
+Non! il ne se désespère plus; il rit au
+contraire, mais d'un rire infernal. Sa bouche
+murmure encore des mots étouffés, sans
+suite, mais il ne lance plus vers le ciel de menaces
+furieuses... Le jour, assis sur le bord du
+rivage, il porte ses yeux égarés sur la vaste mer
+qui mugit à son oreille, et qui vient expirer à
+ses pieds... Quelquefois il nomme ses amis,
+son père Tanguy, sa mère Soisic, et puis la
+nuit, quand les vents amènent la tempête, il
+erre sur les rochers, et là il crie: <i>Jeannette!
+Jeannette! ma soeur! ma soeur!</i> et sa voix plaintive,
+mêlée au bruit des flots et de l'orage, se
+prolonge répétée par l'écho sépulcral des cavernes.</p>
+
+<p>Les habitants d'Ouessant qui le rencontrent
+pâle, amaigri, déguenillé, le regardent avec
+compassion, et lui les fuit avec effroi. En
+passant à ses côtés, ils font le signe de la croix,
+et lui, répond à leurs marques de sensibilité et
+de respect, en leur montrant la mer et en courant
+se cacher, comme un des monstres du rivage,
+dans les grottes profondes où la mer et les
+vents viennent s'engouffrer.</p>
+
+<p>Le malheureux! plaignez-le bien, car il existe
+peut-être encore sur cette petite île, où les flots
+hospitaliers jetèrent son berceau dans une barque
+de pilote!</p>
+
+<p>FIN.</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h3>TABLE DES CHAPITRES.</h3>
+
+<p><a href="#c1">I.</a>&mdash;Trouvaille en mer.<br>
+
+<a href="#c2">II.</a>&mdash;Le Baptême par précaution.<br>
+
+<a href="#c3">III.</a>&mdash;Ouessant.<br>
+
+<a href="#c4">IV.</a>&mdash;Voyage à Brest.<br>
+
+<a href="#c5">V.</a>&mdash;Première Prise.<br>
+
+<a href="#c6">VI.</a>&mdash;Course, Capture, Baraterie du Patron, avant-goût de Piraterie.<br>
+
+<a href="#c7">VII.</a>&mdash;Le Renégat.<br>
+
+<a href="#c8">VIII.</a>&mdash;Appareillage pour courir Bon-Bord.<br>
+
+<a href="#c9">IX.</a>&mdash;Course, Combats.<br>
+
+<a href="#c10">X.</a>&mdash;Crainte. Dégoût, Trame homicide, Fuite, Rencontre.<br>
+
+<a href="#c11">XI.</a>&mdash;Londres, Reconnaissance, Contrariété, Passagers, Préparatifs de Départ. Départ.<br>
+
+<a href="#c12">XII.</a>&mdash;Amour, Jalousie, Duel. Délire, Remords, Désespoir, Retour à Ouessant.</p>
+
+
+
+Fin.
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Les pilotes de l'Iroise, by Édouard Corbière
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES PILOTES DE L'IROISE ***
+
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+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+
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+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
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+Literary Archive Foundation
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+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
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+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
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+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+*** END: FULL LICENSE ***
+
+
+
+</pre>
+
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+status under the laws that apply to them.
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