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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:39:58 -0700 |
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J'eus peine à reconnaître mon écriture, +tant elle était meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne +vous est pas souvent arrivé à vous-même, de retrouver toute la +spontanéité de votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la +netteté d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et +les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige +tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas +quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce +manuscrit, la mémoire de la première donnée me revint aussitôt, et +j'écrivis le reste sans incertitude. + +Sans attacher aucune importance à cette courte peinture de l'esprit +provincial, je ne crois pas avoir faussé les caractères donnés par les +situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que +l'extrême gêne et l'extrême souffrance, sont un terrible milieu pour +la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de +poésie ne seraient point incompatibles, même au fond des provinces, +avec les vertus austères de la médiocrité; mais il ne faut pas que la +médiocrité touche à la détresse; c'est là une situation que ni l'homme +ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni même l'âge mûr, ne +peuvent regarder comme le développement normal de la destinée +providentielle. + +GEORGE SAND. + +20 mars 1859 + + + + + + +PAULINE + + + + +I. + + +Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui +est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher +sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup +jaser, quoiqu'elle n'eût rien de bien intéressant par elle-même, mais +dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su. + +C'était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de +poste entra dans la cour de l'auberge du _Lion couronné_. Une voix de +femme demanda des chevaux, _vite, vite!_... Le postillon vint lui +répondre fort lentement que cela était facile à dire; qu'il n'y avait +pas de chevaux, vu que l'épidémie (cette même épidémie qui est en +permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en +avait enlevé trente-sept la semaine dernière; qu'enfin on pourrait +partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui +venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi. -- Cela sera-t-il +bien long? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était +installé sur le siège. -- C'est l'affaire d'une heure, répondit le +postillon à demi débotté; nous allons nous mettre tout de suite à +manger l'avoine. + +Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à +la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne +sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages. +Quant à la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit +lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de +martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule +parole. + +C'était une jeune femme d'une beauté vive et saisissante, mais pâlie +par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses +valets préférèrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit, +devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du +voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit, +se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur +la table. Le chat, qui s'était dérangé avec humeur pour faire place à +la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant +quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins +de dépit et de méfiance; mais peu à peu sa prunelle se resserra et +s'amoindrit jusqu'à n'être plus qu'une mince raie noire sur un fond +d'émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit +le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par +s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de +vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour +le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort. + +La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses +passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces +souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se +pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et +sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur +place. + +«Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues +anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre +comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les +glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux, +peut-être trois réverbères, et là -bas il n'y en avait pas un seul. +Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu. +C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des +années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais +pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je +souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction; +mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée par sa propre +puissance? Ô jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...» Puis, après +ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent +parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite +d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à +leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si +une voix intérieure lui eût répondu qu'elle était heureuse encore; et +elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure fût écoulée. + +La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer +suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large +étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et +rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond. + +L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et +l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de +faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait. + +Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux +tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna, +jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout +l'intérieur de l'âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant +machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur +une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis +de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux +appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les +caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: -- Ah +Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais? + +À cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se +tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée. + +-- Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit +ces deux noms sur le mur? + +-- Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms? + +-- Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son +nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._! +Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici? + +-- Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention, +et d'ailleurs je ne sais pas lire. + +-- Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas +Villiers, la première poste après L...? + +-- Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris, +hôtel du _Lion couronné_. + +-- Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup. + +La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune +femme l'arrêtant: + +-- Oh! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il +que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi! + +-- Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense, +répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon +Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout +naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci, +toutes les voitures de poste vont à Paris. + +-- Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon. + +-- Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon, +et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses +bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci... + +-- À Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me +ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne +point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le +hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le +veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur. +Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille +d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...? + +-- Je n'y connais personne, Madame, répondit la fille; je ne suis dans +ce pays que depuis huit jours. + +-- Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le +savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée? +est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc! + +La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le +garçon d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs +chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller +réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut +mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que +mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait +toujours la ville. Aussitôt l'étrangère ordonna qu'on mît sa voiture +sous la remise et qu'on lui préparât une chambre. + +Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses +souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute +leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa +vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique hôtellerie +eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était +resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de +tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les +bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les +bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur +perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier +romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée +dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un +groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un +dais de verre filé. + +-- Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette +même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma +bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de +misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la +nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et +d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en +m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans +savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le +mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation! +Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là ? +l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux! +Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant +je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! -- Je +vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de +bonheur dans sa triste vie! -- Si elle me repoussait pourtant! Si elle +était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident, +ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle +pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris? +Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact +d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle +aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... À présent que je +me sens si près d'elle, à présent que je suis sûre de la retrouver +dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir +de la voir. Oh! je la verrai, dût-elle me repousser! Si elle le fait, +que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances +de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle +qui se sera parjurée! + +Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid +derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient +disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui +sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller +les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures +dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux +fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous +les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les +fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait +sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de +ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la +voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre. + +-- Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans +entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là , +j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces +rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu +de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle +qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat! + +Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva +sa toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge +et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et +cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle +s'enfonça dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle, +marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et +faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui +une figure nouvelle était un grave événement. + +La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort +ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le +froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition +romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le +moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et +chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la +porte, jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et +rechignée qui vint ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui +tourna le dos après lui avoir répondu sèchement: _Elle y est_. + +La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en +montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe. +Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les +plus pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de +son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait +s'empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse +verdâtre qui se traînait sur les murs humides. + +Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en +silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les +hôtes du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées, +les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace +dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au +petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois +tableaux de dévotion légués par l'oncle, curé de la ville, tout était +précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté +robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'étrangère avait +vécu des siècles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un +rêve. + +La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui +n'était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la +perspective, de l'austérité et de la méditation, comme dans ces +tableaux de Rembrandt où l'on ne distingue, sur le clair-obscur, +qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse +comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où +elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de +pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce; +mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l'embrasure, et +semblait placée là , comme à dessein, pour ressortir seule et par sa +propre beauté dans le tableau: c'était Pauline. + +Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son +visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé +Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était +grande et d'une ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se +briser en changeant d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une +petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une égalité de plis +vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses +tempes avec un soin affecté; elle se livrait à un ouvrage classique, +ennuyeux, odieux à toute organisation pensante: elle faisait de +très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un +morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de +la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle +occupation. + +Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la +clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline: +ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants, +son front pur et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate +qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement +belle et jolie! mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on +pouvait regarder comme passée à l'état chronique. Dans le premier +instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre; mais, en +admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement +penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus +que de pitié. + +Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa +présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du +coeur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement +sans dire un mot et sans changer de visage. + +-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié +la figure de Laurence? + +Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un +siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient. + +-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence. + +-- Oh! que dis-tu là ! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais +je n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que +les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges +idées. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se +logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma +mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas +folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans +mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup +au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant +cette porte, debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant +d'un air indécis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger, +pour que l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand +je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est +venue me frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi +vraiment! dis-moi bien que c'est toi! + +Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui +l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de +son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant. + +-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je +rougissais de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime, +moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était +possible à une âme comme la tienne de s'égarer! + +Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un +soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération. + +-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte +les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je +vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de +regret: c'est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela; +mais elle cherche à t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi +l'anathème avec douleur. Son esprit, n'est pas éclairé, tu le sais; +mais son coeur est bon, pauvre femme! + +-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence. + +-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle +est aveugle. + +-- Aveugle! ah! mon Dieu! + +Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse +existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression +d'une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect. +Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui +dit avec une naïveté touchante: + +-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli +me marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois, +comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si +j'avais été mariée, qui sait si je l'aurais pu? + +Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes. + +-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses +pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également +sacrés, et qu'elle eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est. + +-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec +assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre +voisine. + +Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme +aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune +et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument +l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur +involontaire. Pauline s'approcha de sa mère, pencha doucement son +visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle +dormait. L'aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du +lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres +étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le +salon. + +-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous +avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un +moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être +suffira-t-il de lui dire que tu es là ! Mais, dis-moi, Laurence, tu as +pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mépriser! Quelle +insulte tu m'as faite là ! Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû +prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j'aurais dû +t'expliquer mes motifs... Hélas! c'était bien difficile à te faire +comprendre! Tu m'aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il +me fallait tant de force pour renoncer à t'écrire, à te suivre dans ce +monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a été si souvent te chercher! +Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne pouvais pas me décider +à t'avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son +esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand +on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche +difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-même, et +l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te +voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon. +Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est +si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu +dois avoir à me raconter! + +Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit +fut même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le +transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la +situation. + +Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une +position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide. +Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère, +il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère. +Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en +qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où +elle contracta une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline, +âgée de quinze ans comme elle. + +Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais +quelle douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation +des filles d'un banquier. + +Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa +vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances +et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de +mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier. + +Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par +toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou +méconnu; enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie +pénible que l'artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une +belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée, +tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d'une +position brillante et d'une considération justifiée aux yeux des gens +d'esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses +passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle +ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt: Pauline +n'eût pas compris. + + + + +II. + + +Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait +toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et +cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu +dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se +représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles +s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation +intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien +un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à +dédommager des longs ennuis de la solitude. + +-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit, +appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum +d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue +de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas +voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine. + +-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay. + +-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit +Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère. +-- Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant +ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame +Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi +qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant +je connais cette main-là . Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu +depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? -- Ma voix a changé comme ma +main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans +les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore. + +-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la +reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la +main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont +la fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à +Pauline. -- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa +mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il +est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine +Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main +de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur, +dit de sa voix sèche et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui +joue la comédie!_ Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la +recevoir, Pauline! + +-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et +en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce +qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je +m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur +et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu. + +-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire +à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement, +laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et +comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais +pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous +appelle-t-on maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec +calme. -- Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne +Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble +coeur... -- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait +changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni +à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline; +j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient +en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet... +C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et +offres-en aussi à ... cette dame. + +Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit +par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante +d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet +blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du +visage, se fut assise vis-à -vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit +peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce +degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus +enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle +dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de +celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables +petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la +vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle +ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, +elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres +et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais, +aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et +enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le +loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en +fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait +une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable +sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un +muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et +redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent +de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient +d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être +vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque +instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette +tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre. + +Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble, +se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette +souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne +faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit +que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage +passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle +était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la +journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette +poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste, +enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir +persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son +martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère +heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être +aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre +tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de +lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la +réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait +ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure +détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y +avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot +errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation; +mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait +tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement +monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui +aussi bien qu'à nous-mêmes. + +Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve +s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit +d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez +les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes +mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être +à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de +terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter +un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce, +ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt +libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du +public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle +sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux, +quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte, +entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était +instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette +voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie +intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les +vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de +Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale, +était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où +elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et +charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son +entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais +rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même; +mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir +de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille +femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice, +qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des +chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la +pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa +mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille, +n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le +théâtre d'Orléans l'avaient forcée de les y devancer; mais elle leur +avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même +temps qu'elles, sachant bien que sa mère et sa soeur, après quinze +jours de séparation (la première de leur vie), l'attendraient +impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, à +l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son +amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, écrivit à sa +mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour son arrivée à +Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir. +L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à +vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la +mère de Laurence. + +-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu +plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien +excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie! +car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du +malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y +opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai écrit trois lettres à +cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'eût +écoutée, tu n'en serais pas là !... + +-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec +une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire +l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma +bonne mère rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus +heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-être à mon +travail et à ma persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne +madame D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime +autant que Pauline vous aime. + +-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais +enfin comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que +ta mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé +ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y +songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que +tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras +pénitence. + +Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route +de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers, +route de Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait +lieu, depuis quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel +hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être +arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la +journée? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment +pouvait-elle les connaître? Et que pouvaient-elles avoir à se dire +depuis si longtemps qu'elles étaient enfermées ensemble? Le secrétaire +de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement +en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et +repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue +singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de +voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon goût; mais +la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres +atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des +maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent +même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de +découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante +comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien, +elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question +était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait +avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait +ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne, +soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des +deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau +de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la +duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être +légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire, +assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un +expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne +propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à +l'étrangère que sur le _vu_ de son passe-port. L'étrangère, se +ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son +domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle +redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable +Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de +Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions +circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent +très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima +à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de +l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour. + +-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et +un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme +pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je +ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche +qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer +son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous +voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique. +La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il +fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse +possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres +supérieurs, demander à l'inconnue son passeport. + +Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs +étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette +démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et +blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle +l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les +personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une +merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua +pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnaître. Elle +fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba +amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que +lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire dîner +chez elles ce même jour avec la belle actrice de _la capitale_. Le +dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions +tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle du +sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques +heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur +ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter +à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un +délire d'enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort +effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était +singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu +de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini +par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se +retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois +être encore en rêve. + +On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de +prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annonça +l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant +résister plus longtemps à sa curiosité, venait _adroitement_ et comme +par hasard voir madame D... Elle se fût bien gardée d'amener ses +filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût +laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de +la nuit, et jamais l'autorité maternelle ne leur sembla plus inique. +La plus jeune en pleura de dépit. + +Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l'accueil qu'elle +ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses +filles), se garda bien d'être impolie. Elle fut même gracieuse en +voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais quelques +minutes après, une seconde visite étant arrivée, _par hasard_ aussi, +la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l'actrice. Elle +était observée par une de ses amies intimes, qui n'eût pas manqué de +critiquer beaucoup son _intimité_ avec une comédienne. Cette seconde +visiteuse s'était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant +causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave +et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les +curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux +premières, et fut à son tour encore plus gênée par l'arrivée de la +quatrième. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut +rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée. +Personne n'y pouvait résister; on voulait, au risque de faire une +chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont +personne n'avait soupçonné l'intelligence, et qui maintenant était +connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité +présente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans +le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on +se disait à l'oreille: -- Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la +protégée de mademoiselle Mars? -- On dit qu'elle a un si grand succès +à Paris -- Croyez-vous bien que ce soit possible? -- Il paraît que les +plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. -- Peut-être +exagère-t-on beaucoup tout cela! -- Lui avez-vous parlé? -- Lui +parlez-vous? etc. + +Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la +beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir +sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait à ces +noix enchantées où les fées font tenir d'un coup de baguette tout le +trousseau d'une princesse, était sortie une parure très-simple, mais +d'un goût exquis et d'une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait +comprendre qu'on pût avec si peu de temps et de soin se métamorphoser +ainsi en voyage, et l'élégance de son amie la frappait d'une sorte de +vertige. Les dames de la ville s'étaient flattées d'avoir à critiquer +cette toilette et cette tournure qu'on avait annoncées si étranges; +elles étaient forcées d'admirer et de dévorer du regard ces étoffes +moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes +d'ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle +n'arrivera jamais l'élégante de petite ville, même lorsqu'elle copie +exactement l'élégante des grandes villes; enfin toutes ces recherches +de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes +sans goût exagèrent jusqu'à l'absurde, ou suppriment jusqu'à la +malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste, +c'était l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure +compagnie qu'on ne s'attend guère, en province, à trouver chez une +comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à +Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle +souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits +esprits qui étaient venus à l'insu les uns des autres, chacun croyant +être le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une +bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de +la présence des autres, et plus encore du désappointement d'avoir à +envier ce qu'il était venu persifler, humilier peut-être! Toutes ces +femmes se tenaient d'un côté du salon comme un régiment en déroute, et +de l'autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes +de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec +elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son +peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le +malaise croissait d'un côté, tandis que la véritable dignité +triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait même plus +regarder, si ce n'est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus +désappointées eut éclairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une +parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingère, +le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à +Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait +à la capitale. + +À l'arrivée des premières visites, l'aveugle avait été confuse, puis +contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir +son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti, +et, cessant de rougir de l'amitié qu'elle avait témoignée à Laurence, +elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et +moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer. -- Oui-da, Mesdames, +répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes +infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on +n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard +qui m'amène toute la ville à la fois. Est-ce qu'on aurait dérangé le +calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois, +tomberait-elle aujourd'hui? Puis, s'adressant à d'autres qui n'étaient +presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu'à leur +dire en face et tout haut: -- Ah! vous faites comme moi, vous faites +taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre +hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe +toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S... de s'être +mise au théâtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez +trouvé cela révoltant, affreux! Eh bien, vous voilà toutes à ses +pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être +devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne +en foule jouir de ma société. + +Quant à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour +son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant, +avec un courage héroïque en province, le blâme qu'on s'apprêtait à +déverser sur elle, elle prit franchement le parti d'être en public à +l'égard de Laurence ce qu'elle était en particulier. Elle l'accabla +de soins, de prévenances, de respects même; elle plaça elle-même un +tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de +rafraîchissements; puis elle répondit par un baiser plein d'effusion +à son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprès d'elle, +elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du +fauteuil. + +Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des +miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût +annoncé la nécessité la veille; et maintenant il lui coûtait si peu +qu'elle s'en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de +sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était +le seul qui l'élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est +certain que jusque-là la grâce, la noblesse et l'intelligence de +l'actrice l'avaient déconcertée un peu; mais, depuis qu'elle l'avait +posée auprès d'elle en protégée, Pauline ne s'apercevait plus de cette +supériorité, difficile à accepter de femme à femme aussi bien que +d'homme à homme. + +Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se +retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et +même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa +reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise +que l'actrice, baisant la main de madame D... et l'aidant à reprendre +le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce +qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait été pour elle durant cette +petite épreuve. -- Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie +lorsqu'elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le +même remerciement. Tu n'as point de préjugés assez obstinés pour que +ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te +connais, tu ne serais plus toi-même si tu n'avais pas trouvé un vrai +plaisir à t'élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules. + +-- C'est à cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, répondit +Pauline un peu déconcertée. + +-- Allons donc, rusée! reprit Laurence en l'embrassant, c'est à cause +de vous-même! + +Était-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de +Pauline? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres +et la plus sincère vis-à -vis d'elle-même. Si l'effort de son amie lui +eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer +de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si +légitime de sa propre dignité, qu'elle croyait le courage de Pauline +aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement +de l'angoisse secrète qu'elle excitait dans cette âme troublée. Elle +ne pouvait la deviner; elle ne l'eût pas comprise. + +Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormît +dans son propre lit. Elle s'était fait arranger un grand canapé où +elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus +longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquiétude de la jeune +recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l'art +et celles de la gloire, celles de l'activité et celles de +l'indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait +imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages +d'une position si différente de la sienne; il lui eût semblé peu +délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle +s'efforça de répondre à ses questions par d'autres questions; elle +voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et +tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette poésie du +devoir qui lui semblait devoir être le partage d'une âme pieuse et +résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur +premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa +vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le +soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu'elle éprouvait +de vivre et de s'épanouir, comme une fleur longtemps privée d'air et +de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et força +Laurence à s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connût, celui +d'épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art, +non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de +l'élévation d'esprit et d'habitudes qu'il lui avait procurées. Elle +s'honorait de nobles amitiés; elle avait connu aussi des affections +passionnées, et, quoiqu'elle eût la délicatesse de n'en point parler à +Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son +éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d'entraînement. + +Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son coeur et dans +son cerveau comme une pluie de feu; pâle, les cheveux épars, l'oeil +embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle +comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre +les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l'expression de ses +traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique +pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d'une mère +à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales, +et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'écria, +frappée de plus en plus: -- Mon Dieu, que tu es belle, ma chère +enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne +t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'école moderne; +mais c'est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine +peut-être, mais celle d'Euripide, disant: + + Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!... + +Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un +léger bâillement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu +le sais, toi... + +-- Le grec! quelle folie! répondit Pauline en s'efforçant de sourire. +Que ferais-je de cela? + +-- Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'étudier tout, s'écria +Laurence, je voudrais tout savoir! + +Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux +retour sur elle-même; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous +ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues +heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pensée ni +son coeur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il +lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de +son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se +releva encore sur son coude, et dit à Laurence: -- Pourquoi donc me +comparais-tu à Phèdre? Sais-tu que c'est là un type affreux? Peux-tu +poétiser le vice et le crime?... -- Laurence ne répondit pas. Fatiguée +de l'insomnie de la nuit précédente, calme d'ailleurs au fond de +l'âme, comme on l'est, malgré tous les orages passagers, lorsqu'on a +trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence, +elle s'était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible +sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est +heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-même, sans +effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... Ô mon Dieu! cela +est injuste! + +Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence +s'éveilla aussi paisiblement qu'elle s'était endormie, et se montra au +jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie +robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis +que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de +Laurence, celle-ci repassait le rôle qu'elle devait jouer à Lyon, à +trois jours de là . C'était à son tour d'être belle avec ses cheveux +épars et l'expression tragique. De temps en temps, elle échappait +brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans +l'appartement en s'écriant: «Ce n'est pas cela!... je veux le dire +comme je le sens!» Et elle laissait échapper des exclamations, des +phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de +Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces +choses, et l'oubli complet où Laurence semblait être de tous les +objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale. +Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de +pythonisse; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence, +comme Laurence l'avait été de la sienne quelques heures auparavant. +Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec +une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est +fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de +Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre! + +Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement: -- Je fais tout +ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu étais là sur +ton coude... je ne peux pas en venir à bout! C'était magnifique. +Allons! c'est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par +inspiration! Toute inspiration est une réminiscence, n'est-ce pas, +Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes +cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te +montrer. + +Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit +l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si +embellie qu'elle fit un cri de surprise. -- Ah! mon Dieu, quelle +adresse! s'écria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y +perdre trop de temps, et j'en mettais le double. + +-- Oh! c'est que nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées +de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible. + +-- Et à quoi cela me servirait-il, à moi? dit Pauline en laissant +tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un +air sombre et désolé. + +-- Tiens, s'écria Laurence, te voilà encore Phèdre! Reste comme cela, +j'étudie! + +Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne +s'en aperçût pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde +en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pièce et dévora d'amers +sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais +elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s'élevaient en elle. +Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant +monter en voiture, et, cette fois, c'était de regret; car Laurence +venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait +avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit, +et s'endormit brisée, désirant ne plus s'éveiller. Lorsqu'elle +s'éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles +qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué. +Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et +essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la +réalité par le chant de son serin qui s'éveillait dans sa cage, +toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva, +ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l'oiseau sédentaire, +qui ne voulait pas s'envoler. «Ah! tu n'es pas digne de la liberté!» +dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt. Elle retourna à sa +toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage +sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu'à l'heure où sa mère +s'éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n'avait pas +senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de +toutes ses forces. + + + + +III. + + +Un an s'était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et +l'on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice +avait reparu avec tant d'éclat parmi ses concitoyens; car on se +tromperait grandement si l'on supposait que les préventions de la +province sont difficiles à vaincre. Quoi qu'on dise à cet égard, il +n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir, +de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit +ailleurs que le temps est un grand maître; il faut dire en province +que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc +d'une nouveauté quelconque contre les habitudes d'une petite ville est +certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on +reconnaît que ce n'était rien, et que mille curiosités inquiètes +n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrière +des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la +première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut +traitée de cosaque en jupon, et où, l'année suivante, toutes les dames +de l'endroit voulurent avoir équipage d'amazone jusqu'à la cravache +inclusivement. + +À peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle +réaction s'opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier +l'empressement qu'il avait mis à la voir en grandissant la réputation +de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son +mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l'honneur de lui avoir +parlé le premier, et ceux qui n'avaient pu se résoudre à l'aller voir +prétendirent qu'ils y avaient fortement poussé les autres. Cette +année-là , une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et +plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui +possèdent 15,000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se déplacent pas +aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait +dans la barbarie), se risquèrent enfin à faire le voyage de la +capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et +fiers d'avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première +galerie, au moment où la salle _croulait_, comme on dit, sous les +applaudissements: -- Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité +la ville que j'habite. C'était l'amie intime de ma femme. Elle dînait +quasi tous les jours _à la maison_. Oh! nous avions bien deviné son +talent! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous +nous disions entre nous: «Voilà une jeune personne qui peut aller +loin!» Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles +racontèrent avec orgueil qu'elles avaient été rendre leurs devoirs à +la grande actrice, qu'elles avaient dîné à sa table, qu'elles avaient +passé la soirée dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels +meubles! quelles peintures! et quelle société amusante et honorable! +des artistes, des députés; monsieur un tel, le peintre de portraits; +madame une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la +musique... Que sais-je? la tête en tournait à tous ceux qui +entendaient ces beaux récits, et chacun de s'écrier: Je l'avais +toujours dit qu'elle réussirait! Nul autre que moi ne l'avait devinée. + +Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de +bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui +jusqu'au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent +pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais +celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses +devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et +soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et +son zèle ne purent la sauver. Madame D... expira dans ses bras environ +quinze mois après l'époque où Laurence était passée à Saint-Front. + +Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance +assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et +agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans +sa paisible et sombre demeure, à s'y reposer du bruit de la foule +auprès du fauteuil de l'aveugle et des géraniums de la fenêtre; +Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait +l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'étendait sur +elle, et de s'élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait +Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble +orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres +avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui, +loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondément. Enfin +les plaintes s'exhalèrent du coeur de Pauline, et Laurence fut forcée +de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de +certaines vertus paralyse l'âme des femmes, au lieu de la fortifier. +-- Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant +sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline; +et où faut-il aller chercher le repos de l'âme? Celle qui me plaignait +tant au début de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa +réclusion d'une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau +des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire +heureuse sous le poids du travail et des émotions. + +Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint +conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort +aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie +de sa fille. Elle voulut la détourner d'un projet qu'elle caressait +depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en +lui faisant partager la sienne aussitôt qu'elle serait libre. -- Que +deviendra cette pauvre enfant désormais? disait Laurence. Le devoir +qui l'attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne +viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d'une +petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes +choses, son intelligence cherche à se développer. Qu'elle vienne donc +près de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra. + +-- Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S..., la mère de +Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son âme n'en sera +que plus inquiète et plus avide. + +-- Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive à +comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et +n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée? + +-- Elle le dit, repartit madame S..., elle te trompe, elle se trompe +elle-même. C'est par le coeur qu'elle demande à vivre, la pauvre +fille! + +-- Eh bien! s'écria Laurence, son coeur ne trouvera-t-il pas un +aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville +comme je l'aime? Et si l'amitié ne suffit pas à son bonheur, +croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de +son amour? + +La bonne madame S... secoua la tête. -- Elle ne voudra pas être aimée +en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la +mélancolie. + +L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline +annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par +d'anciennes dettes que son père avait laissées, et qu'elle voulait +payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait +fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D...; mais sa +fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit +aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son +mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer +la pitié; elle renonçait à la succession de ses parents et allait +essayer de monter un petit atelier de broderie. + +Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent +silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en +voiture, et huit jours après elles revinrent à Paris avec Pauline. + +Ce n'était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son +amie de l'emmener et de se charger d'elle à jamais. Elle s'attendait +bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion; mais la +vérité est que Pauline n'était pas réellement pieuse. C'était une âme +fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le +catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les +nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de +siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice, +tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs +trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se +trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses +y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par +là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles +s'écroulent. + +Pauline n'était pas douée des instincts de douceur, d'amour et +d'humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle +était si peu portée à l'abnégation, qu'elle s'était toujours trouvée +malheureuse, immolée qu'elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de +sa propre estime, et peut-être aussi de celle d'autrui, bien plus que +de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence, +moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et +de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la +sienne, malgré elle et dans le fond de son coeur, cette longue +satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment +d'austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l'offre de son +amie, ce fut la crainte de n'être pas assez dignement placée auprès +d'elle. + +D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'être blâmée +par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'était pas là non +plus le motif de Pauline. L'opinion avait changé autour d'elle; +l'amitié de la grande actrice n'était plus une honte, c'était un +honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son +attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit à +Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut +obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à +lui rendre, et la préférence exclusive qu'elle montrait à Pauline +excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir. + +Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de +délicatesse empêchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne +comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d'accepter le poids de +la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu'à la +prière, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui +serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices +n'étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette +insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empêcher +de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blessée de cette +méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en +triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du coeur dont +elle avait le don; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un +pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de +revenir sur ses pas au premier mécompte qu'elle y rencontrerait. + +Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et +charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il +y avait déjà deux mois, un congé qu'elle consacrait à des études +consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au +milieu de jardins où le bruit de la ville n'arrivait qu'à peine, et où +elle recevait peu de monde. C'était la saison où chacun est à la +campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes +aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais +décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie +paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un +monde d'intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à +toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le +compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours été +aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa +propre vie qu'elle l'était désormais. Elle avait acquis à ses dépens +de l'expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore, +elle avait été fort éprouvée par l'ingratitude et la méchanceté. Après +avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup +regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s'était résignée à +subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme +à ne rien provoquer de la part de l'opinion, à sacrifier souvent +l'enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil, +l'irritation d'une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un +mot, elle commençait à résoudre, dans l'exercice de son art comme dans +sa vie privée, un problème difficile. Elle s'était apaisée sans se +refroidir, elle se contenait sans s'effacer. + +Sa mère, dont la raison l'avait quelquefois irritée, mais dont la +bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle +n'avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs, +elle avait été assez sage pour l'en retirer à temps. Laurence s'était +parfois égarée, et jamais perdue. Madame S... avait su à propos lui +faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise, +quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse +suggérer l'amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par +la crainte d'être réputée sa complaisante ou sa complice! Madame S... +avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas +épargnée. Le grand coeur de Laurence l'avait compris, et, désormais +sauvée par elle, arrachée au vertige qui l'avait un instant suspendue +au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente, +même un espoir légitime, à la crainte d'attirer sur sa mère un outrage +nouveau. + +Ce qui se passait à cet égard dans l'âme de ces deux femmes était si +délicat, si exquis et entouré d'un si chaste mystère, que Pauline, +ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de +quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle +ne songea pas à le pénétrer; elle ne fut frappée que du bonheur et de +l'harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille: la mère, la +fille artiste et les deux jeunes soeurs, ses élèves, ses filles aussi, +car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et +consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur +intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien +étrange avec l'espèce de haine et de crainte qui avait cimenté +l'attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la +remarque avec une souffrance intérieure qui n'était pas du remords +(elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs), +mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir +humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus +domestiques dans la demeure élégante d'une comédienne, qu'elle n'avait +pu en pratiquer au sein de ses austères foyers? Que de pensées +brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle +veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique +cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de +sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de +Shakspeare à ses petites soeurs attentives et recueillies pendant que +la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur +toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si +cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis +l'enthousiasme d'artiste, la bonté, la poésie, l'affection, et +au-dessus planait encore la sagesse, c'est-à -dire le sentiment du beau +moral, le respect de soi-même, le courage du coeur. Pauline pensait +rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu'elle voyait; +peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à +Laurence. + +Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable +dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours +fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre +utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme +extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que +Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement à son +deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette +blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisça +volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence +n'entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail +devenait un peu lourd pour la bonne madame S... Elle y apporta des +réformes d'économie, sans en diminuer l'élégance et le confortable. +Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle +consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites +filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans +l'intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre +ses rôles en les lui faisant réciter; enfin elle sut se faire une +place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son +juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu'elle +reçut en échange. + +Cette vie fut sans nuage jusqu'à l'entrée de l'hiver. Tous les jours +Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six à +huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et +causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur +la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de +charme et d'intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient +rappeler, pour le bon goût, l'esprit et la politesse, celles qu'on +avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon +qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles +avaient plus d'animation véritable; car l'esprit de notre époque est +plus profond, et d'assez graves questions peuvent être agitées, même +entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable +esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir +interroger et écouter; mais il leur est déjà permis de comprendre ce +qu'elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu'elles +demandent. + +Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la société intime +de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain âge, +étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas +seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence +éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant +pour les personnes sérieuses. Autour d'une femme remarquable, tout +tend à s'harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses +sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule +personne qui pût déranger le calme de son esprit; et ce qui fut +étrange, même à ses propres yeux, c'est qu'elle commençait déjà à +trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se +demander si le rêve qu'elle avait fait du _tourbillon_ de Laurence +devait n'avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s'étonna de +retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans +la solitude; et, pour justifier vis-à -vis d'elle-même cette singulière +inquiétude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une +tendance au spleen que rien ne pourrait guérir. + +Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que +l'actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin +qu'elle prît d'écarter de son intimité tout caractère léger, toute +assiduité dangereuse, l'hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs +hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le +public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail +hâté, l'inquiétude et l'attrait du succès envahirent le paisible +intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du +sanctuaire à d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres, +des camarades de théâtre, des hommes d'État, en rapport par les +subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns +remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'élégance, +d'autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu +d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans +images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner +enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne +sentit pas son coeur s'émouvoir. Seulement sa vie changea forcément de +cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par +l'étude, ses fibres d'artiste plus excitées par le contact du public. +Sa mère et ses soeurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites, +dans son orbe éblouissant. Mais Pauline!... Ici commença enfin à +poindre la vie de son âme, et à s'agiter dans son âme le drame de sa +vie. + + + + +IV. + + +Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y +avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour +son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s'avouait point +homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde, +quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il +avait hérité d'une fortune considérable, et ne songeait point à +l'augmenter, mais ne se mettait guère en peine d'en faire un usage +plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux théâtres, +de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes. +Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand coeur, il faut dire à +son excuse qu'il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne +le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'était +un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale; +passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises +qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par +goût; sceptique par éducation, par habitude et par ton; porté aux +vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus +que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, écrivain +pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les +branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un +peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et +fréquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie +de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir +avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il +était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès +des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les +personnes d'un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison +avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce +qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était +précisément ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les +artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule +des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gré de n'être +ni un juif, ni un sot, ni un maniaque. + +Il était de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde +connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il +n'était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il +n'eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs, +point d'entreprise où il n'eût quelques capitaux, point +d'administration où il n'eût quelque influence, point de cercle dont +il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'était pas le +dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le +monde; c'était un certain savoir-faire, plein d'égoïsme, exempt de +passion, mêlé de vanité, et soutenu d'assez d'esprit pour faire +paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de +l'art qu'il ne l'était en effet. + +Sa position l'avait, depuis quelques années déjà , mis en rapport avec +Laurence; mais ce furent d'abord des rapports éloignés, de pure +politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie, +c'était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable. +Laurence s'était un peu méfiée de lui d'abord, sachant fort bien qu'il +n'est point de société plus funeste à la réputation d'une jeune +actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que +Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez +souvent pour manifester quelque prétention, et qu'il n'en manifestait +cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d'être, la prit +pour un témoignage d'estime de très-bon goût; et, craignant de se +montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa +pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits +services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement +respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis +véritables, lui faisant un grand mérite d'être beau, riche, jeune, +influent, et de n'avoir aucune fatuité. + +La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose +étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu'elle +le flattait. Soit qu'on le prît pour l'amant ou pour l'ami de +Laurence, son amour-propre était caressé. Mais lorsqu'il se disait +qu'elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en +éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l'esprit de s'en +venger quelque jour. + +Le fait est qu'il n'était point épris d'elle. Du moins, depuis trois +ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de +son coeur n'en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà +blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de +désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu'il avait +connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche +ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'étaient assez constatés pour +qu'il attachât un grand prix à sa conquête. D'ailleurs, il avait bien +assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point +aujourd'hui de succès infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence +avait une âme trop élevée pour céder jamais à d'autres entraînements +que ceux du coeur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-être de +l'opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment +généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l'imputation d'être +protégée et assistée par un amant. Il s'enquit de son passé, de sa vie +intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet +serait repoussé d'elle comme un sanglant affront; et en même temps que +ces découvertes lui donnèrent de l'estime pour Laurence, elles +éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela +était difficile et aurait du retentissement. C'était donc dans ce but +qu'il s'était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant +bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses +intentions. + +Pendant ces trois ans le temps avait marché, et l'occasion de risquer +une tentative ne s'était pas présentée. Le talent de Laurence était +devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était +assurée, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son coeur ne +s'était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme, +triste parfois, mais résolue de ne plus se risquer à la légère sur +l'aile des orages. Peut-être ses réflexions l'avaient-elle rendue plus +difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son +choix... Était-ce dédain, était-ce courage? Montgenays se le demandait +avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu'il était aimé en secret, +et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop +adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect +enchaînerait toujours en lui la pensée d'être autre chose pour +Laurence qu'un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et +on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre +Montgenays d'une déclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui +faire. -- Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne +pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient à aimer. Cette réponse +revenait à Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la +raillerie du dépit ou pour la douceur de l'indifférence. Sa vanité en +était parfois si tourmentée, qu'il était prêt à tout risquer pour le +savoir; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait, +et le temps s'écoulait sans qu'il vît jour à sortir de ce cercle +vicieux où chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir à une +phase de découragement, et d'une résolution d'hypocrisie à une +résolution d'impertinence, sans qu'il lui fût jamais possible de +trouver l'heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas +insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu'il +craignait le plus au monde, c'était de prêter à rire, lui qui mettait +son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline +lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience +lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but. + +Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui +manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une +sotte vanité. Il pensa qu'en feignant une velléité d'amour pour +Pauline il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent +de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de +Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le +cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commençait à souffrir du +peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans +ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du +moins attrayantes à force d'art; puis, en se comparant à elles, en se +comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté +était plus régulière, plus irréprochable, et qu'un peu de toilette +suffirait pour l'établir devant tous les yeux. En passant et repassant +dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la +clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu'elle avait +assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait +dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la +choquer. Dans un de ces moments-là elle rencontra précisément dans la +glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle +ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontré dans +l'antichambre sans le voir lorsqu'il était arrivé. C'était le premier +homme d'une belle figure et d'une véritable élégance qu'elle eût +encore pu remarquer. Elle en fut frappée d'une sorte de terreur; elle +reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe +flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche. +Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait +toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans +les sentiments d'une donnée vulgaire pour comprendre d'emblée ce qui +se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que +Montgenays parlait d'elle à Laurence; car, tout en s'entretenant à +voix basse, leurs regards se portaient sur elle. -- Est-ce une +première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là ? +demandait Montgenays à Laurence, quoiqu'il sût fort bien le roman de +Pauline. -- Ni l'une ni l'autre, répondit Laurence. C'est mon amie de +province dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle? +-- Montgenays affecta de ne pas répondre d'abord, de regarder fixement +Pauline; puis il dit d'un ton étrange que Laurence ne lui connaissait +pas, car c'était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour +faire son effet dans l'occasion: -- Admirablement belle, +délicieusement jolie! -- En vérité! s'écria Laurence toute surprise de +ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que +je vous présente à elle. -- Et, sans attendre sa réponse, elle le prit +par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait +de se faire une contenance on rangeant son métier de broderie. +-- Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un +de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps +désire beaucoup te connaître. -- Puis, ayant nommé Montgenays à +Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la +parole à un de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe, +elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à +tête, dans le coin du salon. + +Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté, +chaussé et parfumé. Hélas! on n'imagine pas quel prestige ces minuties +de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province. +Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur +à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque +sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur +étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les +regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les +coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera +bien sot s'il n'en accapare pas quelques-uns. + +Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline. Intelligente +et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de _provincialité_ mais +elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand +charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi +d'être troublée par le seul extérieur d'un homme. Elle se réconcilia +avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet +homme le même cachet d'élégance dont toute sa personne portait +l'empreinte. Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le +soin qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée +dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le +plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts, +sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord +comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout +juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline +ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa +langueur habituelle. Elle s'excusa un instant sur son ignorance de +toutes choses; Montgenays parut prendre cette timidité pour une +admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d'une +façon cafarde. Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer +qu'elle aussi avait de l'esprit, du goût, de l'instruction. Le fait +est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence +passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie +étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu +commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression +triviale, il était facile de voir que son esprit n'était pas encore +sorti tout à fait de l'état de chrysalide. Un homme supérieur à +Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le +vaniteux en conçut un secret mépris pour l'intelligence de Pauline, et +il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait +jamais que de jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait. + +Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une +résolution si sèche et si cruelle? Personne, à coup sûr. Laurence, +malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins +que personne, devait en concevoir l'idée. + +Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude +qu'elle l'avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu'à la +fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la +retrouver brillante, enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque +aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde. + +-- Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux +comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille de voir comme en un +instant l'esprit vient aux filles? + +Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua +pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre +visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence +sortait de la répétition à quatre heures; et depuis trois jusqu'à +quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché +sur le métier de Pauline. + +Au grand jour, Pauline l'avait trouvé fort vieux. Quoiqu'il n'eût que +trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès; l'on +sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la +fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci +faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au +front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d'hommes dans +notre époque de romantisme ont été réputés penseurs et poëtes, rien +que pour avoir l'orbite creusé et le front dévasté avant l'âge! +Combien ont paru hommes de génie qui n'étaient que malades! + +Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille. +Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée +sait apprécier à leur valeur, tombaient dans l'âme aride et flétrie de +la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop +longtemps privé de satisfactions légitimes, s'épanouissait au souffle +dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable! celle d'un +homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait +en faire un marchepied pour s'élever jusqu'à Laurence. + + + + +V. + + +La première personne qui s'aperçut de l'amour insensé de Pauline fut +madame S... Elle avait pressenti et deviné, avec l'instinct du génie +maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n'avait jamais +été dupe de son indifférence simulée, et s'était toujours tenue en +méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S... +était, comme toutes les mères d'artiste, une femme bornée, maussade, +fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu'il fit la cour à +Pauline, madame S..., emportée par sa sollicitude, craignit que cette +ruse n'eût une sorte de succès, et que Laurence ne se sentît piquée +d'avoir passé inaperçue devant les yeux d'un homme à la mode. Elle +n'eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment; mais +madame S..., au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces +enfantillages de mère qui s'effraie hors de raison au moindre danger. +Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l'intrigue +entamée par Montgenays, et, au lieu d'appeler la raison et la +tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de +détromper celle-ci et de l'éclairer sur son imprudence. + +Mais, quoiqu'elle y mît de l'affection et de la délicatesse, elle fut +fort mal accueillie. Pauline était enivrée; on lui eût arraché la vie +plutôt que la présomption d'être adorée. La manière un peu aigre dont +elle repoussa les avertissements de madame S... donnèrent un peu +d'amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées où perçait +d'une part le sentiment de l'infériorité de Pauline, de l'autre +l'orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui +était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie, +s'imagina que madame S... avait été en ceci la confidente et l'écho du +dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui +double son enjeu, il redoubla d'attentions et d'assiduités auprès de +Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d'un amour +qu'il n'éprouvait pas. Elle avait feint de n'y pas croire; mais elle +n'y croyait que trop, l'infortunée! Quoiqu'elle se fût défendue avec +courage, Montgenays n'en était pas moins sûr d'avoir bouleversé +profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa +victoire, et attendait, pour la remporter ou l'abandonner, que +Laurence se prononçât pour ou contre. + +Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses +journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les +représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays +faisait dans l'estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de +l'émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux +comédien, homme d'esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire +de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le +caractère et l'esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous +les hommes vulgaires; et, comme Laurence défendait au moins les +qualités de son coeur, Lavallée s'écria: -- Quant à moi, je sais bien +que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui +veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l'aime? c'est qu'il +n'est pas méchant. -- Il me semble que c'est quelque chose, dit +Pauline avec intention et en lançant un regard plein d'amertume au +vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne +prit rien pour lui de l'allusion. -- C'est moins que rien, +répondit-il; car il n'est pas bon, et voilà pourquoi je ne l'aime pas, +si vous voulez le savoir. On n'a jamais rien à espérer et l'on a tout +à craindre d'un homme qui n'est ni bon ni méchant. + +Plusieurs voix s'élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de +Laurence par-dessus toutes les autres; seulement elle ne put l'excuser +lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n'avait +point d'ami véritable, et qu'on ne lui avait jamais vu aucun de ces +mouvements de vertueuse colère qui trahissent un coeur généreux et +grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence +qu'elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en +laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués +sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie +étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie; son +agitation fut si marquée qu'il se fit un instant de silence, et tous +les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son +imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d'une manière générale +le train du monde en ces sortes d'affaires. -- C'est une chose bien +triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l'indifférence avec +laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant +pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je +suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage; mais je ne peux +m'habituer à cela... Voyons, monsieur Lavallée, c'est à vous de me +donner raison; car me voici précisément dans un de ces mouvements de +vertu brutale dont vous reprochez l'absence à M. Montgenays. -- En +prononçant ces derniers mots, Pauline s'efforçait de sourire à +Laurence pour atténuer l'effet de ce qu'elle avait dit, et elle y +avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le +regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au +bord de sa paupière. Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut +une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du +_Misanthrope_ sur l'ami du genre humain. Il avait la tradition de +Fleury pour jouer ce rôle, et il l'aimait tellement que, malgré lui, +il s'était identifié avec le caractère d'Alceste plus que sa nature ne +l'exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes: leur instinct les +porte à moitié vers un type qu'ils reproduisent avec amour, le succès +qu'ils obtiennent dans cette création fait l'autre moitié de +l'assimilation; et c'est ainsi que l'art, qui est l'expression de la +vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même. + +Lorsque Laurence fut seule le soir avec son amie, elle l'interrogea +avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise +de la réserve et de l'espèce de crainte qui régnait dans ses réponses, +et elle finit par s'en inquiéter. -- Écoute, ma chérie, lui dit-elle +en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne +l'aimes pas me fait craindre que tu ne l'aimes réellement. Je ne te +dirai pas que cela m'afflige, car je crois Montgenays digne de ton +estime; mais je ne sais pas s'il t'aime, et je voudrais en être sûre. +Si cela était, il me semble qu'il aurait dû me le dire avant de te le +faire entendre. Je suis ta mère, moi! La connaissance que j'ai du +monde et de ses abîmes me donne le droit et m'impose le devoir de te +guider et de t'éclairer au besoin. Je t'en supplie, n'écoute les +belles paroles d'aucun homme avant de m'avoir consultée; c'est à moi +de lire la première dans le coeur qui s'offrira à toi; car je suis +calme, et je ne crois pas que lorsqu'il s'agira de Pauline, de la +personne que j'aime le plus au monde après ma mère et mes soeurs, on +puisse être habile à me tromper. + +Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu'au fond de l'âme. Il lui +sembla que Laurence voulait s'élever au-dessus d'elle en s'arrogeant +le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où +Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières +orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du Pharisien, demandant +un peu de pitié pour l'excommuniée rejetée à la porte du temple. +Laurence aussi l'avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de +tendresse et d'engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété +dans ses lettres qu'elle était devant ses yeux comme un ange de +lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute +mauvaise pensée. Pauline s'était habituée à poser devant Laurence +comme une madone, et recevoir d'elle désormais un avertissement +maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même +courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit +en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa +tendre inquiétude; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses +sentiments pour Montgenays. + +Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s'endormit plus. Elle +eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir +dit plus tôt ce qu'elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance +de Pauline, qu'elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa +toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de +temps pour s'assurer que madame S... avait deviné juste, et, trois +jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu'elle +cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d'un +tête-à -tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline, +et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet +d'étude, où elle dit: -- Je vous croyais mon ami, et j'ai pourtant un +manque d'amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez +Pauline, et vous ne me l'avez pas confié. Vous lui faites la cour, et +vous ne m'avez pas demandé de vous y autoriser. + +Elle dit ces paroles avec un peu d'émotion, car elle blâmait +sérieusement Montgenays dans son coeur, et la marche mystérieuse qu'il +avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays +désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment +personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d'être +sur la défensive jusqu'à ce que Laurence fît éclater le dépit qu'il +lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie +volontaire et avec l'intention d'inquiéter de plus en plus Laurence. + +Cette absence de franchise l'inquiéta en effet, mais toujours à cause +de son amie, et sans qu'elle eût seulement la pensée de mêler sa +personnalité à cette intrigue. + +Montgenays, tout homme du monde qu'il était, eut la sottise de s'y +tromper; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la +jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu'il avait +longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n'était qu'une +feinte vis-à -vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être +pour s'étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d'une passion +malheureuse... Un regard accablant de Laurence l'arrêta au moment où +il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n'était +pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus +favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se +retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences, +protesta qu'il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans +promettre de l'aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans +rassurer l'amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de +le condamner. + +Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il +était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux +et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et +savamment vers un _fiasco_ misérable. Il sut durant plusieurs semaines +tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l'avait jamais +soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait +l'amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son +bonheur, qu'elle n'osait pas la préserver du danger en éloignant +Montgenays. -- Non, il ne m'adressait pas une impudente insinuation, +disait-elle à sa mère, lorsqu'il m'a dit qu'un amour malheureux le +tenait dans l'incertitude. J'ai cru un instant qu'il avait cette +pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d'honneur. Il +m'a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse. +Il ne lui serait pas venu à l'esprit tout d'un coup de se jouer de moi +et d'outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple +que d'être sa dupe. + +-- Je le crois capable de tout, répondait madame S... Demandez à +Lavallée ce qu'il en pense; confiez-lui ce qui se passe: c'est un +homme sûr, pénétrant et dévoué. + +-- Je le sais, dit Laurence; mais je ne puis cependant disposer d'un +secret que Pauline refuse de me confier: on n'a pas le droit de trahir +un mystère aussi délicat, quand on l'a surpris volontairement; Pauline +en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l'est, ne me le +pardonnerait de sa vie. D'ailleurs Lavallée a des prétentions +exagérées: il déteste Montgenays; il ne saurait le juger avec +impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous +trompons! S'il est vrai que Montgenays l'aime (et pourquoi ne +serait-ce pas? elle est si belle, si sage, si intelligente!) nous +tuons son avenir en éloignant d'elle un homme qui peut l'épouser et +lui donner dans le monde un rang qu'à coup sûr elle désire; car elle +souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position +l'affecte plus qu'elle ne peut l'avouer; elle aspire à l'indépendance, +et la fortune peut seule la lui donner. + +-- Et s'il ne l'épouse pas! reprit madame S... Quant à moi, je crois +qu'il n'y songe nullement. + +-- Et moi, s'écria Laurence, je ne puis croire qu'un homme comme lui +soit assez infâme ou assez fou pour croire qu'il obtiendra Pauline +autrement. + +-- Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaie de les séparer; +ferme-lui ta porte: ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que, +s'il l'aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour +par des offres honorables. + +-- Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en +s'accusant d'un amour mal guéri qui l'empêche encore de se prononcer. +Cela ne se voit-il pas tous les jours? Un homme est quelquefois +incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient +par sa coquetterie, tandis que l'autre l'attire par sa douceur et sa +bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la +bonne, où l'esprit s'éclaire sur les défauts de l'ingrate maîtresse et +sur les qualités de l'amie généreuse. Aujourd'hui, si nous brusquons +l'incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau +sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit, +renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner +aux pieds d'une perfide qui brisera ou desséchera son coeur; au lieu +que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de +délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l'autre +femme, il reconnaîtra qu'elle seule est digne d'amour, et il arrivera +à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve? +Que Pauline l'aime sérieusement? c'est déjà fait; qu'elle se laisse +égarer par lui? c'est impossible. Il n'est pas homme à le tenter; elle +n'est pas femme à s'y laisser prendre. + +Ces raisons ébranlèrent un peu madame S... Elle fit seulement +consentir Laurence à empêcher les tête-à -tête que ses courses et ses +occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et +Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie +avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler +augmenterait l'ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir +entretiendrait son admiration. + +Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline +à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour +Laurence; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en +lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui +représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels +travaux du ménage; qu'elle avait besoin de mouvement, de distraction. +On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins +sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la +force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son +amie, comme un service, qu'elle vînt l'aider au théâtre à s'habiller +et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était +maladroite, disait-on; madame S... était souffrante et succombait à la +fatigue de cette vie agitée; Laurence y succombait elle-même. Les +tendres soins d'une amie pouvaient seuls adoucir les corvées +journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers +retranchements, et poussée d'ailleurs par un reste d'amitié et de +dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près +chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle +jamais elle n'avait pu s'habituer; et maintenant cette souffrance +devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur. +Depuis que Montgenays s'était mis en tête l'espérance de réussir +auprès de l'actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son +dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s'éclairer, elle +fermait les yeux à l'évidence avec terreur; mais, en dépit +d'elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme. + + + + +VI. + + +Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l'éloigner de +Pauline; il vit aussi la sombre tristesse qui s'emparait de cette +jeune fille. Il la pressa de questions; mais comme elle était encore +avec lui sur la défensive, et qu'elle ne voulait plus lui parler qu'à +la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement il remarqua +l'espèce d'autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne +craignait pas de s'arroger sur son amie, et il remarqua aussi que +Pauline ne s'y soumettait qu'avec une sorte d'indignation contenue. Il +crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie; il ne +voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser +Laurence indifférente et loyale. + +Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui +devait les laisser toutes deux dans l'incertitude. Il affecta de +passer des semaines entières sans paraître devant elles; puis, tout à +coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté, +montrant de l'humeur lorsqu'il était calme, feignant l'indifférence +lorsqu'on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait +Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière +s'aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays, +après lui avoir montré tant d'empressement, devenait si nonchalant à +vaincre les obstacles qu'on avait mis entre eux. Elle s'en prenait +secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne +voulait pas reconnaître qu'en l'éclairant on lui rendait service. +Lorsqu'elle interrogeait Montgenays, d'un air qu'elle essayait de +rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s'il +était seul avec elle, qu'il avait eu des occupations, des affaires +indispensables; mais, si Laurence était présente, il s'excusait sur la +simple fantaisie d'un besoin de solitude ou de distraction. Un jour, +Pauline lui dit devant madame S..., dont la présence assidue lui était +un supplice, qu'il devait avoir une passion dans le grand monde, +puisqu'il était devenu si rare dans la société des artistes. +Montgenays répondit assez brutalement: -- Quand cela serait, je ne +vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait +s'intéresser aux folies d'un jeune homme. En cet instant, Laurence +entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire +douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son +âme. Laurence s'approcha d'elle et posa la main affectueusement sur +son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une +souffrance qu'en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa +rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main +de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l'avoir haïe et +calomniée dans son coeur. Laurence ne comprit ce mouvement qu'à +moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde +sympathie, sur l'épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant +ses larmes et faisant un nouvel effort: -- J'étais, dit-elle en +crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à +_votre ami_ l'abandon où il vous laisse. -- L'oeil scrutateur de +Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité +pour un élan de colère féminine, et se rapprochant d'elle: -- Vous en +plaignez-vous, Madame? dit-il avec une expression qui fit tressaillir +Pauline. -- Oui, je m'en plains, répondit Laurence d'un ton plus +sévère encore que son regard. -- Eh bien! cela me console de ce que +j'ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main. +Laurence sentit frissonner Pauline. -- Vous avez souffert? dit madame +S..., qui voulait pénétrer dans l'âme de Montgenays; ce n'est pas ce +que vous disiez tout à l'heure. Vous nous parliez de _folies de jeune +homme_ qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l'absence. +-- Je me prêtais à la plaisanterie que vous m'adressiez, répondit +Montgenays. Laurence ne s'y fût pas trompée. Elle sait bien qu'il +n'est plus de folies, plus de légèretés de coeur possibles à l'homme +qu'elle honore de son estime. En parlant ainsi, son oeil brillait d'un +feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d'une +paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements; elle vit ce +regard, et elle en fut atteinte jusqu'au coeur. Elle pâlit et repoussa +la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut +un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui +répondit par un signe d'intelligence. Au bout d'un instant, elles +sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l'une à +l'autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du +jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d'iniquité +dont s'enveloppait le lâche amant de Pauline. -- Ce que je crois +deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J'en suis +indignée, je n'ose y croire encore. -- Il y a longtemps que j'en ai la +conviction, répondit madame S... Il joue une odieuse comédie; mais ses +prétentions s'élèvent jusqu'à toi, et Pauline est sacrifiée à ses +orgueilleux projets. -- Eh bien! répondit Laurence, je détromperai +Pauline. Pour cela, il me faut une certitude; je le laisserai +s'avancer, et je le dévoilerai quand il se sera pris au piége. +Puisqu'il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et +si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons +lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n'aurais jamais +cru qu'il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n'est +pas la profession. + +-- Prends garde, dit madame S..., tu t'en feras un ennemi mortel, et +un ennemi littéraire, qui plus est. + +-- Puisqu'il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme, +reprit Laurence, que m'importe un de plus? Mon devoir est de préserver +Pauline, et, pour qu'elle ne souffre pas de l'idée d'une trahison de +ma part, je vais, avant tout, l'avertir de mes desseins. + +-- Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S... Pauline +est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime, +elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra +quand tu l'auras fait. + +-- Eh bien! qu'elle me haïsse s'il le faut, dit Laurence en laissant +échapper quelques larmes; j'aime mieux supporter cette douleur que de +la voir devenir victime d'une infamie. + +-- En ce cas, attends-toi à tout; mais, si tu veux réussir, ne +l'avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais +avec lui en pure perte. + +Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu'elle rentra au salon, +Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient +rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante; elle embrassa +son amie d'un air où perçaient la haine et l'ironie du triomphe. +Laurence renferma le chagrin mortel qu'elle en ressentit, et comprit +tout à fait le jeu que jouait Montgenays. + +Ne voulant pas s'abaisser à donner une espérance positive à ce +misérable, elle imita son air et ses manières, et l'enferma dans un +système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie +inquiète d'un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d'une résolution +courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds +découragements. Incapable d'échanger avec Montgenays un regard +provocant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où +Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l'impatience +d'une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d'une +femme au désespoir, mais fière jusqu'à préférer la mort à +l'humiliation d'un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle, +et ne songea plus qu'à deviner celui qu'elle avait pris. Sa vanité +l'interprétait suivant ses désirs; mais il n'osait encore se risquer, +car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une +déclaration de sa part. Excellente artiste qu'elle était, il lui était +impossible de représenter parfaitement un personnage sans +vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa +mère avait mis dans la confidence (il avait d'ailleurs tout deviné de +lui-même): -- J'ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C'est +comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la +situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce +pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les +plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire. Eh +bien, avec ce Montgenays, c'est absolument de même; quand tu es là et +que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d'éclater; +alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au +malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement; mais à +mes dépens, car mon coeur saigne. Ah! je ne savais pas que la comédie +fût plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches! + +-- Il faudra que je t'aide, répondit Lavallée; car je vois bien que +seule tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque. +Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers +retranchements sans te compromettre sérieusement. + +Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie _d'Andromaque_. Il y +avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce. +Soit qu'elle l'eût bien étudiée récemment, soit que la vue d'un +auditoire nombreux et brillant l'électrisât plus qu'à l'ordinaire, +soit enfin qu'elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la +verve et tout l'art qu'elle employait si désagréablement depuis quinze +jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel +qu'elle n'en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n'était pas tant +le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à +Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se +montrait un peu froid pour elle, il s'endormait plus tranquillement, +dans la pensée qu'il pouvait échouer dans son entreprise; mais, +lorsqu'on la rappelait sur la scène et qu'on lui jetait des couronnes, +il ne dormait point, et passait la nuit à machiner ses plans de +séduction. Ce soir-là , il assistait à la représentation, dans une +petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S... et Lavallée. Il +était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la +belle tragédienne, qu'il ne songeait pas seulement à la présence de +Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que +ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement. +Il désirait que Laurence le vît, l'entendît par-dessus tout le bruit +de la salle; et Pauline s'étant plainte avec aigreur de ce que son +empressement à applaudir l'empêchait d'entendre les derniers mots de +chaque réplique, il lui dit brutalement: -- Qu'avez-vous besoin +d'entendre? Est ce que vous comprenez cela, vous? + +Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie, +Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette +malheureuse fille. Il ne l'aimait point, quelles que fussent sa beauté +et les qualités réelles de son caractère; et il s'indignait en +lui-même de l'aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait +effacer à ses yeux l'éclat de la grande actrice; et lui aussi était +fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu'on soit, on ne +réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n'est le remords, +c'est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité. + +Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence; puis, au bout d'un +instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur; elle se +leva et sortit. La bonne madame S..., qui la plaignait sincèrement, la +suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur +le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S... et la femme de +chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer, +Montgenays, incapable de songer au mal qu'il lui avait fait, +continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l'acte fut +fini, Lavallée s'empara de lui, et, se composant le visage le plus +sincère que jamais l'artifice du comédien ait porté sur la scène: +-- Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n'a été plus +étonnante qu'aujourd'hui? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que +je ne leur connaissais pas. Cela m'inquiète! + +-- Comment donc? reprit Montgenays. Craindriez-vous que ce ne fût +l'effet de la fièvre? + +-- Sans aucun doute; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je +m'y connais; je sais qu'une femme délicate et souffrante comme elle +l'est n'arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je +gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l'entr'acte. +C'est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait +toute la force. + +-- Allons la voir! dit Montgenays en se levant. + +-- Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une +solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à +calmer ses esprits. + +-- Que voulez-vous dire? s'écria Montgenays. + +-- Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l'air d'un homme qui +craint de s'être trahi. + +Ce jeu dura pendant tout l'entr'acte. Montgenays ne manquait pas de +méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité +pour voir qu'on le raillait. D'ailleurs, il avait affaire à trop forte +partie, et Lavallée se disait en lui-même: -- Oui-da! tu veux te +frotter à un comédien qui pendant cinquante ans a fait rire et pleurer +le public sans seulement sortir ses mains de ses poches! tu verras! + +À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans +lui dire une seule fois qu'il était aimé, lui avait fait entendre de +mille manières qu'il l'était passionnément. Aussitôt que Montgenays +s'y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper, +mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s'enferrait de plus +en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame +S... -- Emmenez coucher Pauline, lui dit-il; faites-vous accompagner +de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu'un quart +d'heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un +tête-à -tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu; il est à +nous: je serai là , caché derrière la psyché; je ne quitterai pas votre +fille d'un instant. Allez, et fiez-vous à moi. + +Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et le hasard les +seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras +de Montgenays, et n'y trouvant personne (Lavallée était déjà caché +derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille, +et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son +amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle +adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement +vrai) qu'on avait été forcé d'emporter mademoiselle D... qui avait des +convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait +Lavallée; d'ailleurs elle l'eût oubliée en apprenant cette triste +nouvelle. Son coeur se serra, et, l'idée des souffrances de son amie +se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur +son siège et fondit en larmes. C'est alors que l'impertinent +Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes, +perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et +la plus froidement délirante qu'il eût faite de sa vie. C'était +Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui +pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un +suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir +d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le +monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un +nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour +mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une +froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté +d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir, +ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage, +il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble +résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la +lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle +indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait +qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait +à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il +feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup +d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que +Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui +laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de +chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée +se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était +passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir +Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le +reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant +toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment +comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez +lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y +retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une +insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien +feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite. + +-- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore +longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une +inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil +des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer +clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger +cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange +peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites +ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos +saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce +qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque, +elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement +généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa +rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le +crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais +voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire +tous les scrupules. + +Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença... +Lavallée la porta à Laurence. + + + + +VII. + + +Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez +Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence +et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une +école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude. + +Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient +en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener +son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible +d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle +irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle +espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour +lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence +pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme +Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie +d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à +ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette +conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition +de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle, +d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle +l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et +d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par +un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son +espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous +les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là +enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le +lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme +faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie. + +Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que +celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans +un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de +l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus +grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre, +et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait +d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même +des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait +Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même +était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le +sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant +dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui +laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle +soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je +me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour +de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon +inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays +ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat +d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par +l'éclat de ma vertu. + +Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On +aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par +besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de +la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont +toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il +n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de +tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être +humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et +bonnes seulement quand elles rêvent. + +Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice; +mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui +couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien +n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à +développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère, +la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là +devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans +cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui; +car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se +rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre +l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût +descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde +sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que +ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son +christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance +passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi +cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin +tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu, +à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui +fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas +lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se +donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité +d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce +pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en +arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après +s'être laissé diviniser. + +Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle +affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec +stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car +elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait +pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la +honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer +l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas +voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le +contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée +pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût +voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait +bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune. + +Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays, +qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il +était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de +reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les +épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations +jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en +menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put +contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina +en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être +vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour +empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège +pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais +vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets. + +-- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de +fureur, et je vous renvoie l'outrage. Si j'avais vingt ans de plus, en +fait de soufflets j'aurais l'initiative. + +-- Eh bien! s'écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout; car +je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute +honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la +moindre méchanceté contre une personne dont l'honneur m'est beaucoup +plus cher que le mien. + +Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison +que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre +lui; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que +toutes les autres: ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec +Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être +humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu'après le premier +orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le +mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l'une, afin d'effrayer +et d'affliger l'autre. + +Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et +protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et +Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication, +promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le +trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait +secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au +rendez-vous; son orgueil et son amour avaient également besoin de +consolation. + +Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit +le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas +abandonner Pauline à son mauvais dessein, et dès cet instant il ne la +perdit pas de vue, il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à +pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante qu'à chaque +pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se +présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée +par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir. -- Ne crains rien, ma +pauvre enfant, lui dit Lavallée d'un ton paternel; mais vois à quoi tu +t'exposes d'aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant +le bras de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie! au moins +fais-la convenablement. Je te conduirai, moi; je sais où tu vas, je ne +te perdrai pas de vue. Je n'entendrai rien, vous causerez, je me +tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement rappelle-toi que, +si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là , ou si tu +essaies de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de +canne. + +Pauline n'essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l'assurance de +Lavallée; et, ne sachant comment s'expliquer sa conduite, préférant +d'ailleurs toutes les humiliations à celle d'être trahie par son +amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu'au +parc de Monceaux, où Montgenays l'attendait dans une allée. Le +comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l'oeil tandis que +Pauline, docile à ses avertissements, se promena avec Montgenays sans +se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l'obstination +qu'elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette +persistance à une pruderie bourgeoise qu'il trouva fort ridicule, car +il n'était pas assez sot pour débuter par de l'audace. Il se composa +un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment +et de respect. Il s'aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la +malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre; et, dès cet instant, il +eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d'être +en proie à un repentir profond et d'avoir pris des résolutions +sérieuses; il arrangea un nouveau roman, se confessa d'un ancien amour +pour Laurence, qu'il n'avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de +temps en temps s'était réveillé malgré lui, même lorsqu'il était aux +genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si +supérieure à l'orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions +terribles, à des avances délirantes; et, dernièrement encore, il avait +été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre +bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu'il désavouait, qu'il +détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à +Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu'elle +avait de plus coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant +pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant +pas mériter son mépris. -- Jamais Laurence ne vous montrera cette +lettre, lui dit-il; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour +vous fournir cette preuve de sa coquetterie; je n'avais donc rien à +craindre de ce côté; mais je n'ai pas voulu vous perdre sans vous +faire savoir que j'accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir, +avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et +voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence. +Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise, +elle! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m'a jamais aimé et qui +voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie, +non pas seulement parce qu'elle a déjoué toutes les espérances qu'elle +m'avait données, mais encore parce qu'elle m'a empêché de m'attacher à +vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais +encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma +folie. Partagé entre deux amours, l'un orageux, dévorant, funeste, +l'autre pur, céleste, vivifiant, j'ai trahi celui qui eût relevé mon +âme pour celui qui la tue. le suis un misérable, mais non un scélérat. +Ne voyez en moi qu'un homme affaibli et vaincu par les longues +souffrances d'une passion déplorable; mais sachez bien que je ne +survivrai pas à mes remords: votre pardon eût seul été capable de me +sauver. Je ne puis l'implorer, car je sais que je ne le mérite pas. +Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas +longtemps. Ne craignez pas de m'accorder au moins quelque pitié; vous +entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été +outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable c'est moi; le vengeur, +ce sera moi encore. + +Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à +Pauline. Elle fondait en larmes; elle lui pardonna, elle lui jura +d'oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de +s'éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec +Laurence: Montgenays n'en espérait pas tant et n'en demandait pas +davantage. + +Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant tout le +chemin. Sa tranquillité n'étonna point le vieux comédien; il pensa +bien que Montgenays n'avait pas manqué de belles paroles et de +robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu'elle était perdue s'il +n'employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de +Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays, +qui n'avait pas encore été décachetée. + +Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir +entrer dans sa chambre, d'un air calme et avec des manières +affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé +que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu'elle +lui remit, en lui disant que c'était Lavallée qui l'en avait chargée. +En reconnaissant l'écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa +que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce +message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le +grand remède. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, la +parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie, +tant elle en prévoyait l'effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en +lisant ce qui suit: + +«Laurence, je vous ai trompée; ce n'est pas vous que j'aime, c'est +Pauline; ne m'accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je +vous ai dit, je le pensais en cet instant-là ; l'instant d'après, et +maintenant, et toujours, je le désavoue. C'est votre amie que j'adore +et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes +bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m'égarer, m'abuser, +me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux; +vous n'y eussiez pas réussi, car vous n'aimez pas, et moi j'ai besoin +d'une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma +faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais +vous êtes femme; je suis sincère, mais je suis homme; au moment de +commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement, +nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n'est-ce +pas? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement +de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui +faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez +qu'en vous conduisant avec franchise et avec noblesse vous aurez en +moi un ami fidèle et sûr.» + +Laurence resta confondue; elle ne pouvait comprendre une telle +impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de +sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et +s'indignait des mauvaises intentions qu'elle lui supposait. Il y avait +une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans +sa chambre, et on me l'a remise, en voici une qu'on suppose devoir me +consoler, et on ne me la remet pas. Elle s'endormit pleine de mépris +pour son amie; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir +de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l'amitié trahie +de placer un regret. L'infortunée triomphait lorsqu'elle-même venait +de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine. + +Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée. +Le hasard ou l'habitude avait fait qu'elle était absolument conforme, +pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les +yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n'avait pas eu deux +lettres semblables dans sa poche lorsqu'elle avait remis celle-ci à +Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua +l'étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas +savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l'avait +glissée dans sa poche. L'autre était déjà retournée entre les mains de +Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un +grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait +envoyée sans l'ouvrir. + +Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de +Montgenays. Lavallée ne pouvait s'y tromper. Il lui raconta le +rendez-vous où il avait conduit Pauline, et se le reprocha. Il avait +compté qu'au sortir d'une entrevue où Montgenays aurait menti +impudemment, l'effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne +pouvait s'expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement +aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne +voulait pas croire qu'elle aussi s'entendît à l'intrigue et y prît une +part si funeste à sa dignité. + +Que pouvait faire Laurence? Elle tenta un dernier effort pour +dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant +de croire à d'autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui +avait donnés, lui déchira le coeur par l'amertume de ses reproches et +le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui +adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de +l'exaspérer; et comme Pauline lui déclarait qu'elle était +indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée +à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d'une personne qui +l'avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu'elle ne +pouvait donner les mains à sa perte, et qu'elle ne se pardonnerait +jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les +entreprises d'un corrupteur et d'un lâche -- Je réponds de toi devant +Dieu et devant les hommes, lui dit-elle; si tu veux te jeter dans un +abîme, je ne veux pas, moi, t'y pousser. -- C'est pourquoi votre +dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y +jeter vous-même à ma place. + +Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva, +jeta un regard terrible sur Pauline, et, craignant de laisser déborder +le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une +expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne +n'avait été plus belle, même lorsqu'elle disait dans _Bajazet_ son +impérieux et magnifique: _Sortez!_ + +Lors qu'elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une +lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes, +froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs. +Tout ce qu'elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable +tendresse dans l'âme, venait d'être méconnu et avili par celle qu'elle +avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie! Il est des +colères saintes où Jehovah est en nous, et où la terre tremblerait si +elle sentait ce qui se passe dans un grand coeur outragé. La petite +soeur de Laurence entra, crut qu'elle étudiait un rôle, la regarda +quelques instants sans rien dire, sans oser remuer; puis, s'effrayant +de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S...: +-- Maman, va donc voir Laurence; elle se rendra malade à force de +travailler. Elle m'a fait peur. + +Madame S... courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle +se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d'une heure, ayant +réussi à s'apaiser, elle pria sa mère d'aller chercher Pauline. Elle +voulait lui demander pardon de sa violence, afin d'avoir occasion de +lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans +le jardin, dans la rue... On revint dans sa chambre avec effroi. +Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d'une évasion; elle +frémissait d'y trouver celles d'un suicide. Elle était dans un état +impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu'il venait de +rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son +retour avec anxiété; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put +manger; la famille était consternée; on craignait de faire un outrage +à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s'informer +d'elle chez Montgenays, au risque d'une scène orageuse, lorsque +Laurence reçut une lettre ainsi conçue: + +«Vous m'avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le +séjour de votre maison m'était odieux, j'avais senti, dès le premier +jour, qu'il me serait funeste. Il s'y était passé trop de scandales et +d'orages pour qu'une âme paisible et honnête n'y fût pas flétrie ou +brisée. Vous m'avez assez avilie! vous avez fait de moi votre +servante, votre dupe et votre victime! Je n'oublierai jamais le jour +où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas +assez vite, vous m'avez arraché des mains votre diadème de reine, en +disant: «Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi!» Vous vous +êtes couronnée en effet! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon +déshonneur (car vous m'avez déshonorée dans votre famille et parmi vos +amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne; mais c'est une +royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n'en impose qu'à vous-même +et au public qui vous paie. Maintenant, adieu; je vous quitte pour +jamais, dévorée de la honte d'avoir vécu de vos bienfaits; je les ai +payés cher.» + +Laurence n'acheva pas cette lettre; elle continuait sur ce ton pendant +quatre pages: Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant +quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses +mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au +lit avec la fièvre, et y resta huit jours accablée, brisée jusque dans +ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d'une mère et +d'une soeur. + +Pauline s'était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et +vivant misérablement du fruit de son travail durant quelques mois. +Montgenays n'avait pas été long à la découvrir; il la voyait tous les +jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait +supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours. +Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans +sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile. +Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité, +devinait celles de Laurence avec l'instinct de la haine, et les lui +renvoyait avec l'héroïsme de l'orgueil. Elle ne voulut point la voir, +quoique Laurence fit mille tentatives; elle lui renvoyait ses lettres +toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse +sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces. + +Comme elle n'aimait pas réellement Montgenays, et qu'elle n'avait +voulu que triompher de Laurence en se l'attachant, cet homme sans +coeur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s'en débarrasser, lui mit +presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire +que Laurence lui avait pardonné, et qu'il allait retourner chez elle. +Aussitôt elle le rappela, et c'est ainsi qu'il la tint sous son empire +pendant six mois encore. Il s'attachait à elle de son côté par la +difficulté de vaincre sa vertu; mais il en vint à bout par un odieux +moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à +émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute +heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se +faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des moeurs +de Laurence, qu'on remarquait depuis plusieurs années, avait été +souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit. +Elle l'eût voulue désordonnée, afin d'avoir une supériorité éclatante +sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un +nouveau jour. Il s'attacha à lui démontrer qu'en se refusant à lui, +elle s'abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de +se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu'en +s'abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle +donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et +de grandeur d'âme. Il le lui redit si souvent que la malheureuse fille +finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était +l'âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de +la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente. +Elle se perdit. + +Quand Montgenays l'eut rendue mère, et que toute cette aventure eut +fait beaucoup de bruit, il l'épousa par ostentation. Il avait, comme +on sait, la prétention d'être excentrique, moral par principes, +quoique, selon lui, il fût roué par excès d'habileté et de puissance +sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu'il put. Il dit du mal de +Laurence, de Pauline et de lui-même; et se laissa accuser et blâmer +avec constance, afin d'avoir l'occasion de produire un grand effet en +donnant son nom et sa fortune à l'enfant de son amour. + +Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus +grand malheur de Pauline. Montgenays ne l'aimait déjà plus, si tant +est qu'il l'eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d'un +admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière +le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir +seulement qu'elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse +de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle +revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son +bonheur. Laurence ne s'y trompa point, mais elle lui épargna la +douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia +tous ses torts, pour n'être touchée que de ses souffrances. Pauline ne +put jamais lui pardonner d'avoir été aimée de Montgenays, et fut +jalouse d'elle toute sa vie. + +Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas +les estimer moins pour cela. La rose ne s'est pas créée elle-même, son +parfum n'en est pas moins suave parce qu'il émane d'elle sans qu'elle +en ait conscience; mais il ne faut pas trop s'étonner si la rose se +flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s'altèrent vite +sur un théâtre pour lequel elles n'avaient pas été créées. + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12447 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + + + + +Title: Pauline + +Author: George Sand + +Release Date: May 26, 2004 [eBook #12447] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + + +***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAULINE*** + + +GEORGE SAND + +PAULINE + + + + +NOTICE + + +J'avais commencé ce roman en 1832, à Paris, dans une mansarde où je me +plaisais beaucoup. Le manuscrit s'égara: je crus l'avoir jeté au feu +par mégarde, et comme, au bout de trois jours, je ne me souvenais déjà +plus de ce que j'avais voulu faire (ceci n'est pas mépris de l'art ni +légèreté à l'endroit du public, mais infirmité véritable), je ne +songeai point à recommencer. Au bout de dix ans environ, en ouvrant un +_in-quarto_ à la campagne, j'y retrouvai la moitié d'un volume +manuscrit intitulé _Pauline_. J'eus peine à reconnaître mon écriture, +tant elle était meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne +vous est pas souvent arrivé à vous-même, de retrouver toute la +spontanéité de votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la +netteté d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et +les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige +tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas +quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce +manuscrit, la mémoire de la première donnée me revint aussitôt, et +j'écrivis le reste sans incertitude. + +Sans attacher aucune importance à cette courte peinture de l'esprit +provincial, je ne crois pas avoir faussé les caractères donnés par les +situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que +l'extrême gêne et l'extrême souffrance, sont un terrible milieu pour +la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de +poésie ne seraient point incompatibles, même au fond des provinces, +avec les vertus austères de la médiocrité; mais il ne faut pas que la +médiocrité touche à la détresse; c'est là une situation que ni l'homme +ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni même l'âge mûr, ne +peuvent regarder comme le développement normal de la destinée +providentielle. + +GEORGE SAND. + +20 mars 1859 + + + + + + +PAULINE + + + + +I. + + +Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui +est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher +sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup +jaser, quoiqu'elle n'eût rien de bien intéressant par elle-même, mais +dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su. + +C'était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de +poste entra dans la cour de l'auberge du _Lion couronné_. Une voix de +femme demanda des chevaux, _vite, vite!_... Le postillon vint lui +répondre fort lentement que cela était facile à dire; qu'il n'y avait +pas de chevaux, vu que l'épidémie (cette même épidémie qui est en +permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en +avait enlevé trente-sept la semaine dernière; qu'enfin on pourrait +partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui +venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi. -- Cela sera-t-il +bien long? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était +installé sur le siège. -- C'est l'affaire d'une heure, répondit le +postillon à demi débotté; nous allons nous mettre tout de suite à +manger l'avoine. + +Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à +la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne +sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages. +Quant à la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit +lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de +martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule +parole. + +C'était une jeune femme d'une beauté vive et saisissante, mais pâlie +par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses +valets préférèrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit, +devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du +voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit, +se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur +la table. Le chat, qui s'était dérangé avec humeur pour faire place à +la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant +quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins +de dépit et de méfiance; mais peu à peu sa prunelle se resserra et +s'amoindrit jusqu'à n'être plus qu'une mince raie noire sur un fond +d'émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit +le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par +s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de +vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour +le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort. + +La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses +passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces +souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se +pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et +sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur +place. + +«Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues +anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre +comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les +glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux, +peut-être trois réverbères, et là-bas il n'y en avait pas un seul. +Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu. +C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des +années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais +pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je +souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction; +mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée par sa propre +puissance? Ô jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...» Puis, après +ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent +parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite +d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à +leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si +une voix intérieure lui eût répondu qu'elle était heureuse encore; et +elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure fût écoulée. + +La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer +suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large +étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et +rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond. + +L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et +l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de +faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait. + +Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux +tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna, +jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout +l'intérieur de l'âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant +machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur +une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis +de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux +appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les +caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: -- Ah +Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais? + +À cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se +tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée. + +-- Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit +ces deux noms sur le mur? + +-- Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms? + +-- Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son +nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._! +Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici? + +-- Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention, +et d'ailleurs je ne sais pas lire. + +-- Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas +Villiers, la première poste après L...? + +-- Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris, +hôtel du _Lion couronné_. + +-- Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup. + +La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune +femme l'arrêtant: + +-- Oh! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il +que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi! + +-- Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense, +répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon +Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout +naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci, +toutes les voitures de poste vont à Paris. + +-- Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon. + +-- Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon, +et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses +bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci... + +-- À Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me +ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne +point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le +hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le +veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur. +Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille +d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...? + +-- Je n'y connais personne, Madame, répondit la fille; je ne suis dans +ce pays que depuis huit jours. + +-- Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le +savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée? +est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc! + +La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le +garçon d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs +chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller +réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut +mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que +mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait +toujours la ville. Aussitôt l'étrangère ordonna qu'on mît sa voiture +sous la remise et qu'on lui préparât une chambre. + +Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses +souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute +leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa +vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique hôtellerie +eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était +resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de +tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les +bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les +bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur +perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier +romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée +dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un +groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un +dais de verre filé. + +-- Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette +même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma +bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de +misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la +nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et +d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en +m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans +savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le +mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation! +Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là? +l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux! +Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant +je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! -- Je +vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de +bonheur dans sa triste vie! -- Si elle me repoussait pourtant! Si elle +était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident, +ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle +pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris? +Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact +d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle +aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... À présent que je +me sens si près d'elle, à présent que je suis sûre de la retrouver +dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir +de la voir. Oh! je la verrai, dût-elle me repousser! Si elle le fait, +que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances +de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle +qui se sera parjurée! + +Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid +derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient +disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui +sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller +les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures +dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux +fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous +les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les +fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait +sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de +ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la +voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre. + +-- Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans +entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là, +j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces +rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu +de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle +qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat! + +Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva +sa toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge +et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et +cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle +s'enfonça dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle, +marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et +faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui +une figure nouvelle était un grave événement. + +La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort +ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le +froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition +romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le +moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et +chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la +porte, jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et +rechignée qui vint ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui +tourna le dos après lui avoir répondu sèchement: _Elle y est_. + +La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en +montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe. +Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les +plus pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de +son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait +s'empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse +verdâtre qui se traînait sur les murs humides. + +Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en +silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les +hôtes du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées, +les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace +dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au +petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois +tableaux de dévotion légués par l'oncle, curé de la ville, tout était +précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté +robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'étrangère avait +vécu des siècles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un +rêve. + +La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui +n'était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la +perspective, de l'austérité et de la méditation, comme dans ces +tableaux de Rembrandt où l'on ne distingue, sur le clair-obscur, +qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse +comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où +elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de +pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce; +mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l'embrasure, et +semblait placée là, comme à dessein, pour ressortir seule et par sa +propre beauté dans le tableau: c'était Pauline. + +Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son +visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé +Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était +grande et d'une ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se +briser en changeant d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une +petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une égalité de plis +vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses +tempes avec un soin affecté; elle se livrait à un ouvrage classique, +ennuyeux, odieux à toute organisation pensante: elle faisait de +très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un +morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de +la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle +occupation. + +Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la +clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline: +ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants, +son front pur et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate +qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement +belle et jolie! mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on +pouvait regarder comme passée à l'état chronique. Dans le premier +instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre; mais, en +admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement +penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus +que de pitié. + +Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa +présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du +coeur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement +sans dire un mot et sans changer de visage. + +-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié +la figure de Laurence? + +Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un +siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient. + +-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence. + +-- Oh! que dis-tu là! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais +je n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que +les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges +idées. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se +logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma +mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas +folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans +mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup +au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant +cette porte, debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant +d'un air indécis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger, +pour que l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand +je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est +venue me frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi +vraiment! dis-moi bien que c'est toi! + +Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui +l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de +son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant. + +-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je +rougissais de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime, +moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était +possible à une âme comme la tienne de s'égarer! + +Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un +soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération. + +-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte +les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je +vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de +regret: c'est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela; +mais elle cherche à t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi +l'anathème avec douleur. Son esprit, n'est pas éclairé, tu le sais; +mais son coeur est bon, pauvre femme! + +-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence. + +-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle +est aveugle. + +-- Aveugle! ah! mon Dieu! + +Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse +existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression +d'une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect. +Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui +dit avec une naïveté touchante: + +-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli +me marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois, +comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si +j'avais été mariée, qui sait si je l'aurais pu? + +Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes. + +-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses +pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également +sacrés, et qu'elle eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est. + +-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec +assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre +voisine. + +Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme +aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune +et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument +l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur +involontaire. Pauline s'approcha de sa mère, pencha doucement son +visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle +dormait. L'aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du +lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres +étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le +salon. + +-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous +avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un +moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être +suffira-t-il de lui dire que tu es là! Mais, dis-moi, Laurence, tu as +pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mépriser! Quelle +insulte tu m'as faite là! Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû +prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j'aurais dû +t'expliquer mes motifs... Hélas! c'était bien difficile à te faire +comprendre! Tu m'aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il +me fallait tant de force pour renoncer à t'écrire, à te suivre dans ce +monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a été si souvent te chercher! +Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne pouvais pas me décider +à t'avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son +esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand +on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche +difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-même, et +l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te +voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon. +Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est +si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu +dois avoir à me raconter! + +Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit +fut même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le +transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la +situation. + +Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une +position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide. +Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère, +il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère. +Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en +qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où +elle contracta une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline, +âgée de quinze ans comme elle. + +Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais +quelle douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation +des filles d'un banquier. + +Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa +vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances +et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de +mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier. + +Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par +toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou +méconnu; enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie +pénible que l'artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une +belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée, +tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d'une +position brillante et d'une considération justifiée aux yeux des gens +d'esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses +passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle +ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt: Pauline +n'eût pas compris. + + + + +II. + + +Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait +toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et +cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu +dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se +représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles +s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation +intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien +un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à +dédommager des longs ennuis de la solitude. + +-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit, +appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum +d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue +de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas +voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine. + +-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay. + +-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit +Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère. +-- Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant +ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame +Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi +qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant +je connais cette main-là. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu +depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? -- Ma voix a changé comme ma +main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans +les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore. + +-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la +reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la +main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont +la fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à +Pauline. -- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa +mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il +est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine +Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main +de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur, +dit de sa voix sèche et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui +joue la comédie!_ Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la +recevoir, Pauline! + +-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et +en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce +qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je +m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur +et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu. + +-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire +à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement, +laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et +comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais +pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous +appelle-t-on maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec +calme. -- Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne +Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble +coeur... -- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait +changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni +à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline; +j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient +en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet... +C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et +offres-en aussi à... cette dame. + +Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit +par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante +d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet +blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du +visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit +peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce +degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus +enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle +dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de +celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables +petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la +vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle +ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures, +elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres +et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais, +aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et +enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le +loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en +fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait +une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable +sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un +muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et +redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent +de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient +d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être +vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque +instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette +tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre. + +Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble, +se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette +souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne +faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit +que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage +passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle +était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la +journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette +poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste, +enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir +persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son +martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère +heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être +aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre +tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de +lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la +réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait +ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure +détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y +avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot +errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation; +mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait +tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement +monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui +aussi bien qu'à nous-mêmes. + +Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve +s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit +d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez +les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes +mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être +à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de +terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter +un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce, +ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt +libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du +public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle +sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux, +quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte, +entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était +instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette +voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie +intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les +vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de +Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale, +était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où +elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et +charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son +entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais +rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même; +mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir +de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille +femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice, +qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des +chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la +pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa +mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille, +n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le +théâtre d'Orléans l'avaient forcée de les y devancer; mais elle leur +avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même +temps qu'elles, sachant bien que sa mère et sa soeur, après quinze +jours de séparation (la première de leur vie), l'attendraient +impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, à +l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son +amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, écrivit à sa +mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour son arrivée à +Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir. +L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à +vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la +mère de Laurence. + +-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu +plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien +excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie! +car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du +malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y +opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai écrit trois lettres à +cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'eût +écoutée, tu n'en serais pas là!... + +-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec +une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire +l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma +bonne mère rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus +heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-être à mon +travail et à ma persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne +madame D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime +autant que Pauline vous aime. + +-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais +enfin comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que +ta mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé +ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y +songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que +tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras +pénitence. + +Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route +de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers, +route de Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait +lieu, depuis quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel +hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être +arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la +journée? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment +pouvait-elle les connaître? Et que pouvaient-elles avoir à se dire +depuis si longtemps qu'elles étaient enfermées ensemble? Le secrétaire +de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement +en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et +repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue +singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de +voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon goût; mais +la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres +atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des +maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent +même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de +découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante +comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien, +elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question +était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait +avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait +ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne, +soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des +deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau +de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la +duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être +légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire, +assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un +expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne +propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à +l'étrangère que sur le _vu_ de son passe-port. L'étrangère, se +ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son +domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle +redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable +Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de +Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions +circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent +très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima +à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de +l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour. + +-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et +un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme +pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je +ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche +qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer +son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous +voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique. +La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il +fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse +possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres +supérieurs, demander à l'inconnue son passeport. + +Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs +étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette +démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et +blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle +l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les +personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une +merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua +pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnaître. Elle +fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba +amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que +lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire dîner +chez elles ce même jour avec la belle actrice de _la capitale_. Le +dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions +tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle du +sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques +heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur +ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter +à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un +délire d'enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort +effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était +singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu +de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini +par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se +retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois +être encore en rêve. + +On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de +prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annonça +l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant +résister plus longtemps à sa curiosité, venait _adroitement_ et comme +par hasard voir madame D... Elle se fût bien gardée d'amener ses +filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût +laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de +la nuit, et jamais l'autorité maternelle ne leur sembla plus inique. +La plus jeune en pleura de dépit. + +Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l'accueil qu'elle +ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses +filles), se garda bien d'être impolie. Elle fut même gracieuse en +voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais quelques +minutes après, une seconde visite étant arrivée, _par hasard_ aussi, +la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l'actrice. Elle +était observée par une de ses amies intimes, qui n'eût pas manqué de +critiquer beaucoup son _intimité_ avec une comédienne. Cette seconde +visiteuse s'était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant +causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave +et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les +curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux +premières, et fut à son tour encore plus gênée par l'arrivée de la +quatrième. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut +rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée. +Personne n'y pouvait résister; on voulait, au risque de faire une +chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont +personne n'avait soupçonné l'intelligence, et qui maintenant était +connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité +présente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans +le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on +se disait à l'oreille: -- Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la +protégée de mademoiselle Mars? -- On dit qu'elle a un si grand succès +à Paris -- Croyez-vous bien que ce soit possible? -- Il paraît que les +plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. -- Peut-être +exagère-t-on beaucoup tout cela! -- Lui avez-vous parlé? -- Lui +parlez-vous? etc. + +Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la +beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir +sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait à ces +noix enchantées où les fées font tenir d'un coup de baguette tout le +trousseau d'une princesse, était sortie une parure très-simple, mais +d'un goût exquis et d'une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait +comprendre qu'on pût avec si peu de temps et de soin se métamorphoser +ainsi en voyage, et l'élégance de son amie la frappait d'une sorte de +vertige. Les dames de la ville s'étaient flattées d'avoir à critiquer +cette toilette et cette tournure qu'on avait annoncées si étranges; +elles étaient forcées d'admirer et de dévorer du regard ces étoffes +moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes +d'ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle +n'arrivera jamais l'élégante de petite ville, même lorsqu'elle copie +exactement l'élégante des grandes villes; enfin toutes ces recherches +de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes +sans goût exagèrent jusqu'à l'absurde, ou suppriment jusqu'à la +malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste, +c'était l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure +compagnie qu'on ne s'attend guère, en province, à trouver chez une +comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à +Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle +souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits +esprits qui étaient venus à l'insu les uns des autres, chacun croyant +être le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une +bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de +la présence des autres, et plus encore du désappointement d'avoir à +envier ce qu'il était venu persifler, humilier peut-être! Toutes ces +femmes se tenaient d'un côté du salon comme un régiment en déroute, et +de l'autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes +de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec +elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son +peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le +malaise croissait d'un côté, tandis que la véritable dignité +triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait même plus +regarder, si ce n'est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus +désappointées eut éclairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une +parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingère, +le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à +Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait +à la capitale. + +À l'arrivée des premières visites, l'aveugle avait été confuse, puis +contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir +son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti, +et, cessant de rougir de l'amitié qu'elle avait témoignée à Laurence, +elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et +moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer. -- Oui-da, Mesdames, +répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes +infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on +n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard +qui m'amène toute la ville à la fois. Est-ce qu'on aurait dérangé le +calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois, +tomberait-elle aujourd'hui? Puis, s'adressant à d'autres qui n'étaient +presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu'à leur +dire en face et tout haut: -- Ah! vous faites comme moi, vous faites +taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre +hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe +toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S... de s'être +mise au théâtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez +trouvé cela révoltant, affreux! Eh bien, vous voilà toutes à ses +pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être +devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne +en foule jouir de ma société. + +Quant à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour +son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant, +avec un courage héroïque en province, le blâme qu'on s'apprêtait à +déverser sur elle, elle prit franchement le parti d'être en public à +l'égard de Laurence ce qu'elle était en particulier. Elle l'accabla +de soins, de prévenances, de respects même; elle plaça elle-même un +tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de +rafraîchissements; puis elle répondit par un baiser plein d'effusion +à son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprès d'elle, +elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du +fauteuil. + +Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des +miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût +annoncé la nécessité la veille; et maintenant il lui coûtait si peu +qu'elle s'en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de +sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était +le seul qui l'élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est +certain que jusque-là la grâce, la noblesse et l'intelligence de +l'actrice l'avaient déconcertée un peu; mais, depuis qu'elle l'avait +posée auprès d'elle en protégée, Pauline ne s'apercevait plus de cette +supériorité, difficile à accepter de femme à femme aussi bien que +d'homme à homme. + +Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se +retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et +même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa +reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise +que l'actrice, baisant la main de madame D... et l'aidant à reprendre +le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce +qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait été pour elle durant cette +petite épreuve. -- Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie +lorsqu'elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le +même remerciement. Tu n'as point de préjugés assez obstinés pour que +ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te +connais, tu ne serais plus toi-même si tu n'avais pas trouvé un vrai +plaisir à t'élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules. + +-- C'est à cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, répondit +Pauline un peu déconcertée. + +-- Allons donc, rusée! reprit Laurence en l'embrassant, c'est à cause +de vous-même! + +Était-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de +Pauline? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres +et la plus sincère vis-à-vis d'elle-même. Si l'effort de son amie lui +eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer +de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si +légitime de sa propre dignité, qu'elle croyait le courage de Pauline +aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement +de l'angoisse secrète qu'elle excitait dans cette âme troublée. Elle +ne pouvait la deviner; elle ne l'eût pas comprise. + +Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormît +dans son propre lit. Elle s'était fait arranger un grand canapé où +elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus +longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquiétude de la jeune +recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l'art +et celles de la gloire, celles de l'activité et celles de +l'indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait +imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages +d'une position si différente de la sienne; il lui eût semblé peu +délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle +s'efforça de répondre à ses questions par d'autres questions; elle +voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et +tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette poésie du +devoir qui lui semblait devoir être le partage d'une âme pieuse et +résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur +premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa +vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le +soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu'elle éprouvait +de vivre et de s'épanouir, comme une fleur longtemps privée d'air et +de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et força +Laurence à s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connût, celui +d'épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art, +non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de +l'élévation d'esprit et d'habitudes qu'il lui avait procurées. Elle +s'honorait de nobles amitiés; elle avait connu aussi des affections +passionnées, et, quoiqu'elle eût la délicatesse de n'en point parler à +Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son +éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d'entraînement. + +Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son coeur et dans +son cerveau comme une pluie de feu; pâle, les cheveux épars, l'oeil +embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle +comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre +les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l'expression de ses +traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique +pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d'une mère +à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales, +et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'écria, +frappée de plus en plus: -- Mon Dieu, que tu es belle, ma chère +enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne +t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'école moderne; +mais c'est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine +peut-être, mais celle d'Euripide, disant: + + Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!... + +Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un +léger bâillement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu +le sais, toi... + +-- Le grec! quelle folie! répondit Pauline en s'efforçant de sourire. +Que ferais-je de cela? + +-- Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'étudier tout, s'écria +Laurence, je voudrais tout savoir! + +Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux +retour sur elle-même; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous +ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues +heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pensée ni +son coeur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il +lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de +son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se +releva encore sur son coude, et dit à Laurence: -- Pourquoi donc me +comparais-tu à Phèdre? Sais-tu que c'est là un type affreux? Peux-tu +poétiser le vice et le crime?... -- Laurence ne répondit pas. Fatiguée +de l'insomnie de la nuit précédente, calme d'ailleurs au fond de +l'âme, comme on l'est, malgré tous les orages passagers, lorsqu'on a +trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence, +elle s'était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible +sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est +heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-même, sans +effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... Ô mon Dieu! cela +est injuste! + +Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence +s'éveilla aussi paisiblement qu'elle s'était endormie, et se montra au +jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie +robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis +que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de +Laurence, celle-ci repassait le rôle qu'elle devait jouer à Lyon, à +trois jours de là. C'était à son tour d'être belle avec ses cheveux +épars et l'expression tragique. De temps en temps, elle échappait +brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans +l'appartement en s'écriant: «Ce n'est pas cela!... je veux le dire +comme je le sens!» Et elle laissait échapper des exclamations, des +phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de +Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces +choses, et l'oubli complet où Laurence semblait être de tous les +objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale. +Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de +pythonisse; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence, +comme Laurence l'avait été de la sienne quelques heures auparavant. +Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec +une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est +fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de +Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre! + +Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement: -- Je fais tout +ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu étais là sur +ton coude... je ne peux pas en venir à bout! C'était magnifique. +Allons! c'est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par +inspiration! Toute inspiration est une réminiscence, n'est-ce pas, +Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes +cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te +montrer. + +Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit +l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si +embellie qu'elle fit un cri de surprise. -- Ah! mon Dieu, quelle +adresse! s'écria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y +perdre trop de temps, et j'en mettais le double. + +-- Oh! c'est que nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées +de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible. + +-- Et à quoi cela me servirait-il, à moi? dit Pauline en laissant +tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un +air sombre et désolé. + +-- Tiens, s'écria Laurence, te voilà encore Phèdre! Reste comme cela, +j'étudie! + +Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne +s'en aperçût pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde +en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pièce et dévora d'amers +sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais +elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s'élevaient en elle. +Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant +monter en voiture, et, cette fois, c'était de regret; car Laurence +venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait +avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit, +et s'endormit brisée, désirant ne plus s'éveiller. Lorsqu'elle +s'éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles +qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué. +Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et +essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la +réalité par le chant de son serin qui s'éveillait dans sa cage, +toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva, +ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l'oiseau sédentaire, +qui ne voulait pas s'envoler. «Ah! tu n'es pas digne de la liberté!» +dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt. Elle retourna à sa +toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage +sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu'à l'heure où sa mère +s'éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n'avait pas +senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de +toutes ses forces. + + + + +III. + + +Un an s'était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et +l'on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice +avait reparu avec tant d'éclat parmi ses concitoyens; car on se +tromperait grandement si l'on supposait que les préventions de la +province sont difficiles à vaincre. Quoi qu'on dise à cet égard, il +n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir, +de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit +ailleurs que le temps est un grand maître; il faut dire en province +que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc +d'une nouveauté quelconque contre les habitudes d'une petite ville est +certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on +reconnaît que ce n'était rien, et que mille curiosités inquiètes +n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrière +des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la +première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut +traitée de cosaque en jupon, et où, l'année suivante, toutes les dames +de l'endroit voulurent avoir équipage d'amazone jusqu'à la cravache +inclusivement. + +À peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle +réaction s'opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier +l'empressement qu'il avait mis à la voir en grandissant la réputation +de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son +mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l'honneur de lui avoir +parlé le premier, et ceux qui n'avaient pu se résoudre à l'aller voir +prétendirent qu'ils y avaient fortement poussé les autres. Cette +année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et +plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui +possèdent 15,000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se déplacent pas +aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait +dans la barbarie), se risquèrent enfin à faire le voyage de la +capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et +fiers d'avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première +galerie, au moment où la salle _croulait_, comme on dit, sous les +applaudissements: -- Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité +la ville que j'habite. C'était l'amie intime de ma femme. Elle dînait +quasi tous les jours _à la maison_. Oh! nous avions bien deviné son +talent! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous +nous disions entre nous: «Voilà une jeune personne qui peut aller +loin!» Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles +racontèrent avec orgueil qu'elles avaient été rendre leurs devoirs à +la grande actrice, qu'elles avaient dîné à sa table, qu'elles avaient +passé la soirée dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels +meubles! quelles peintures! et quelle société amusante et honorable! +des artistes, des députés; monsieur un tel, le peintre de portraits; +madame une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la +musique... Que sais-je? la tête en tournait à tous ceux qui +entendaient ces beaux récits, et chacun de s'écrier: Je l'avais +toujours dit qu'elle réussirait! Nul autre que moi ne l'avait devinée. + +Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de +bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui +jusqu'au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent +pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais +celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses +devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et +soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et +son zèle ne purent la sauver. Madame D... expira dans ses bras environ +quinze mois après l'époque où Laurence était passée à Saint-Front. + +Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance +assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et +agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans +sa paisible et sombre demeure, à s'y reposer du bruit de la foule +auprès du fauteuil de l'aveugle et des géraniums de la fenêtre; +Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait +l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'étendait sur +elle, et de s'élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait +Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble +orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres +avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui, +loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondément. Enfin +les plaintes s'exhalèrent du coeur de Pauline, et Laurence fut forcée +de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de +certaines vertus paralyse l'âme des femmes, au lieu de la fortifier. +-- Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant +sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline; +et où faut-il aller chercher le repos de l'âme? Celle qui me plaignait +tant au début de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa +réclusion d'une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau +des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire +heureuse sous le poids du travail et des émotions. + +Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint +conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort +aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie +de sa fille. Elle voulut la détourner d'un projet qu'elle caressait +depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en +lui faisant partager la sienne aussitôt qu'elle serait libre. -- Que +deviendra cette pauvre enfant désormais? disait Laurence. Le devoir +qui l'attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne +viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d'une +petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes +choses, son intelligence cherche à se développer. Qu'elle vienne donc +près de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra. + +-- Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S..., la mère de +Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son âme n'en sera +que plus inquiète et plus avide. + +-- Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive à +comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et +n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée? + +-- Elle le dit, repartit madame S..., elle te trompe, elle se trompe +elle-même. C'est par le coeur qu'elle demande à vivre, la pauvre +fille! + +-- Eh bien! s'écria Laurence, son coeur ne trouvera-t-il pas un +aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville +comme je l'aime? Et si l'amitié ne suffit pas à son bonheur, +croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de +son amour? + +La bonne madame S... secoua la tête. -- Elle ne voudra pas être aimée +en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la +mélancolie. + +L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline +annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par +d'anciennes dettes que son père avait laissées, et qu'elle voulait +payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait +fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D...; mais sa +fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit +aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son +mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer +la pitié; elle renonçait à la succession de ses parents et allait +essayer de monter un petit atelier de broderie. + +Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent +silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en +voiture, et huit jours après elles revinrent à Paris avec Pauline. + +Ce n'était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son +amie de l'emmener et de se charger d'elle à jamais. Elle s'attendait +bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion; mais la +vérité est que Pauline n'était pas réellement pieuse. C'était une âme +fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le +catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les +nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de +siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice, +tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs +trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se +trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses +y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par +là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles +s'écroulent. + +Pauline n'était pas douée des instincts de douceur, d'amour et +d'humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle +était si peu portée à l'abnégation, qu'elle s'était toujours trouvée +malheureuse, immolée qu'elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de +sa propre estime, et peut-être aussi de celle d'autrui, bien plus que +de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence, +moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et +de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la +sienne, malgré elle et dans le fond de son coeur, cette longue +satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment +d'austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l'offre de son +amie, ce fut la crainte de n'être pas assez dignement placée auprès +d'elle. + +D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'être blâmée +par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'était pas là non +plus le motif de Pauline. L'opinion avait changé autour d'elle; +l'amitié de la grande actrice n'était plus une honte, c'était un +honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son +attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit à +Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut +obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à +lui rendre, et la préférence exclusive qu'elle montrait à Pauline +excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir. + +Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de +délicatesse empêchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne +comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d'accepter le poids de +la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu'à la +prière, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui +serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices +n'étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette +insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empêcher +de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blessée de cette +méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en +triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du coeur dont +elle avait le don; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un +pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de +revenir sur ses pas au premier mécompte qu'elle y rencontrerait. + +Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et +charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il +y avait déjà deux mois, un congé qu'elle consacrait à des études +consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au +milieu de jardins où le bruit de la ville n'arrivait qu'à peine, et où +elle recevait peu de monde. C'était la saison où chacun est à la +campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes +aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais +décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie +paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un +monde d'intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à +toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le +compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours été +aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa +propre vie qu'elle l'était désormais. Elle avait acquis à ses dépens +de l'expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore, +elle avait été fort éprouvée par l'ingratitude et la méchanceté. Après +avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup +regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s'était résignée à +subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme +à ne rien provoquer de la part de l'opinion, à sacrifier souvent +l'enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil, +l'irritation d'une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un +mot, elle commençait à résoudre, dans l'exercice de son art comme dans +sa vie privée, un problème difficile. Elle s'était apaisée sans se +refroidir, elle se contenait sans s'effacer. + +Sa mère, dont la raison l'avait quelquefois irritée, mais dont la +bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle +n'avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs, +elle avait été assez sage pour l'en retirer à temps. Laurence s'était +parfois égarée, et jamais perdue. Madame S... avait su à propos lui +faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise, +quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse +suggérer l'amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par +la crainte d'être réputée sa complaisante ou sa complice! Madame S... +avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas +épargnée. Le grand coeur de Laurence l'avait compris, et, désormais +sauvée par elle, arrachée au vertige qui l'avait un instant suspendue +au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente, +même un espoir légitime, à la crainte d'attirer sur sa mère un outrage +nouveau. + +Ce qui se passait à cet égard dans l'âme de ces deux femmes était si +délicat, si exquis et entouré d'un si chaste mystère, que Pauline, +ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de +quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle +ne songea pas à le pénétrer; elle ne fut frappée que du bonheur et de +l'harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille: la mère, la +fille artiste et les deux jeunes soeurs, ses élèves, ses filles aussi, +car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et +consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur +intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien +étrange avec l'espèce de haine et de crainte qui avait cimenté +l'attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la +remarque avec une souffrance intérieure qui n'était pas du remords +(elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs), +mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir +humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus +domestiques dans la demeure élégante d'une comédienne, qu'elle n'avait +pu en pratiquer au sein de ses austères foyers? Que de pensées +brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle +veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique +cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de +sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de +Shakspeare à ses petites soeurs attentives et recueillies pendant que +la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur +toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si +cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis +l'enthousiasme d'artiste, la bonté, la poésie, l'affection, et +au-dessus planait encore la sagesse, c'est-à-dire le sentiment du beau +moral, le respect de soi-même, le courage du coeur. Pauline pensait +rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu'elle voyait; +peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à +Laurence. + +Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable +dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours +fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre +utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme +extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que +Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement à son +deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette +blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisça +volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence +n'entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail +devenait un peu lourd pour la bonne madame S... Elle y apporta des +réformes d'économie, sans en diminuer l'élégance et le confortable. +Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle +consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites +filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans +l'intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre +ses rôles en les lui faisant réciter; enfin elle sut se faire une +place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son +juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu'elle +reçut en échange. + +Cette vie fut sans nuage jusqu'à l'entrée de l'hiver. Tous les jours +Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six à +huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et +causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur +la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de +charme et d'intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient +rappeler, pour le bon goût, l'esprit et la politesse, celles qu'on +avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon +qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles +avaient plus d'animation véritable; car l'esprit de notre époque est +plus profond, et d'assez graves questions peuvent être agitées, même +entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable +esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir +interroger et écouter; mais il leur est déjà permis de comprendre ce +qu'elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu'elles +demandent. + +Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la société intime +de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain âge, +étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas +seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence +éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant +pour les personnes sérieuses. Autour d'une femme remarquable, tout +tend à s'harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses +sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule +personne qui pût déranger le calme de son esprit; et ce qui fut +étrange, même à ses propres yeux, c'est qu'elle commençait déjà à +trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se +demander si le rêve qu'elle avait fait du _tourbillon_ de Laurence +devait n'avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s'étonna de +retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans +la solitude; et, pour justifier vis-à-vis d'elle-même cette singulière +inquiétude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une +tendance au spleen que rien ne pourrait guérir. + +Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que +l'actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin +qu'elle prît d'écarter de son intimité tout caractère léger, toute +assiduité dangereuse, l'hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs +hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le +public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail +hâté, l'inquiétude et l'attrait du succès envahirent le paisible +intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du +sanctuaire à d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres, +des camarades de théâtre, des hommes d'État, en rapport par les +subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns +remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'élégance, +d'autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu +d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans +images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner +enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne +sentit pas son coeur s'émouvoir. Seulement sa vie changea forcément de +cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par +l'étude, ses fibres d'artiste plus excitées par le contact du public. +Sa mère et ses soeurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites, +dans son orbe éblouissant. Mais Pauline!... Ici commença enfin à +poindre la vie de son âme, et à s'agiter dans son âme le drame de sa +vie. + + + + +IV. + + +Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y +avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour +son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s'avouait point +homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde, +quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il +avait hérité d'une fortune considérable, et ne songeait point à +l'augmenter, mais ne se mettait guère en peine d'en faire un usage +plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux théâtres, +de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes. +Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand coeur, il faut dire à +son excuse qu'il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne +le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'était +un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale; +passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises +qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par +goût; sceptique par éducation, par habitude et par ton; porté aux +vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus +que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, écrivain +pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les +branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un +peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et +fréquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie +de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir +avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il +était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès +des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les +personnes d'un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison +avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce +qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était +précisément ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les +artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule +des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gré de n'être +ni un juif, ni un sot, ni un maniaque. + +Il était de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde +connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il +n'était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il +n'eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs, +point d'entreprise où il n'eût quelques capitaux, point +d'administration où il n'eût quelque influence, point de cercle dont +il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'était pas le +dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le +monde; c'était un certain savoir-faire, plein d'égoïsme, exempt de +passion, mêlé de vanité, et soutenu d'assez d'esprit pour faire +paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de +l'art qu'il ne l'était en effet. + +Sa position l'avait, depuis quelques années déjà, mis en rapport avec +Laurence; mais ce furent d'abord des rapports éloignés, de pure +politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie, +c'était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable. +Laurence s'était un peu méfiée de lui d'abord, sachant fort bien qu'il +n'est point de société plus funeste à la réputation d'une jeune +actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que +Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez +souvent pour manifester quelque prétention, et qu'il n'en manifestait +cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d'être, la prit +pour un témoignage d'estime de très-bon goût; et, craignant de se +montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa +pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits +services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement +respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis +véritables, lui faisant un grand mérite d'être beau, riche, jeune, +influent, et de n'avoir aucune fatuité. + +La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose +étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu'elle +le flattait. Soit qu'on le prît pour l'amant ou pour l'ami de +Laurence, son amour-propre était caressé. Mais lorsqu'il se disait +qu'elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en +éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l'esprit de s'en +venger quelque jour. + +Le fait est qu'il n'était point épris d'elle. Du moins, depuis trois +ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de +son coeur n'en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà +blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de +désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu'il avait +connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche +ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'étaient assez constatés pour +qu'il attachât un grand prix à sa conquête. D'ailleurs, il avait bien +assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point +aujourd'hui de succès infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence +avait une âme trop élevée pour céder jamais à d'autres entraînements +que ceux du coeur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-être de +l'opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment +généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l'imputation d'être +protégée et assistée par un amant. Il s'enquit de son passé, de sa vie +intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet +serait repoussé d'elle comme un sanglant affront; et en même temps que +ces découvertes lui donnèrent de l'estime pour Laurence, elles +éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela +était difficile et aurait du retentissement. C'était donc dans ce but +qu'il s'était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant +bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses +intentions. + +Pendant ces trois ans le temps avait marché, et l'occasion de risquer +une tentative ne s'était pas présentée. Le talent de Laurence était +devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était +assurée, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son coeur ne +s'était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme, +triste parfois, mais résolue de ne plus se risquer à la légère sur +l'aile des orages. Peut-être ses réflexions l'avaient-elle rendue plus +difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son +choix... Était-ce dédain, était-ce courage? Montgenays se le demandait +avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu'il était aimé en secret, +et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop +adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect +enchaînerait toujours en lui la pensée d'être autre chose pour +Laurence qu'un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et +on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre +Montgenays d'une déclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui +faire. -- Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne +pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient à aimer. Cette réponse +revenait à Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la +raillerie du dépit ou pour la douceur de l'indifférence. Sa vanité en +était parfois si tourmentée, qu'il était prêt à tout risquer pour le +savoir; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait, +et le temps s'écoulait sans qu'il vît jour à sortir de ce cercle +vicieux où chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir à une +phase de découragement, et d'une résolution d'hypocrisie à une +résolution d'impertinence, sans qu'il lui fût jamais possible de +trouver l'heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas +insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu'il +craignait le plus au monde, c'était de prêter à rire, lui qui mettait +son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline +lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience +lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but. + +Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui +manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une +sotte vanité. Il pensa qu'en feignant une velléité d'amour pour +Pauline il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent +de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de +Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le +cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commençait à souffrir du +peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans +ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du +moins attrayantes à force d'art; puis, en se comparant à elles, en se +comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté +était plus régulière, plus irréprochable, et qu'un peu de toilette +suffirait pour l'établir devant tous les yeux. En passant et repassant +dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la +clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu'elle avait +assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait +dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la +choquer. Dans un de ces moments-là elle rencontra précisément dans la +glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle +ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontré dans +l'antichambre sans le voir lorsqu'il était arrivé. C'était le premier +homme d'une belle figure et d'une véritable élégance qu'elle eût +encore pu remarquer. Elle en fut frappée d'une sorte de terreur; elle +reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe +flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche. +Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait +toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans +les sentiments d'une donnée vulgaire pour comprendre d'emblée ce qui +se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que +Montgenays parlait d'elle à Laurence; car, tout en s'entretenant à +voix basse, leurs regards se portaient sur elle. -- Est-ce une +première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là? +demandait Montgenays à Laurence, quoiqu'il sût fort bien le roman de +Pauline. -- Ni l'une ni l'autre, répondit Laurence. C'est mon amie de +province dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle? +-- Montgenays affecta de ne pas répondre d'abord, de regarder fixement +Pauline; puis il dit d'un ton étrange que Laurence ne lui connaissait +pas, car c'était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour +faire son effet dans l'occasion: -- Admirablement belle, +délicieusement jolie! -- En vérité! s'écria Laurence toute surprise de +ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que +je vous présente à elle. -- Et, sans attendre sa réponse, elle le prit +par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait +de se faire une contenance on rangeant son métier de broderie. +-- Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un +de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps +désire beaucoup te connaître. -- Puis, ayant nommé Montgenays à +Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la +parole à un de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe, +elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à +tête, dans le coin du salon. + +Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté, +chaussé et parfumé. Hélas! on n'imagine pas quel prestige ces minuties +de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province. +Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur +à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque +sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur +étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les +regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les +coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera +bien sot s'il n'en accapare pas quelques-uns. + +Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline. Intelligente +et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de _provincialité_ mais +elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand +charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi +d'être troublée par le seul extérieur d'un homme. Elle se réconcilia +avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet +homme le même cachet d'élégance dont toute sa personne portait +l'empreinte. Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le +soin qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée +dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le +plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts, +sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord +comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout +juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline +ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa +langueur habituelle. Elle s'excusa un instant sur son ignorance de +toutes choses; Montgenays parut prendre cette timidité pour une +admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d'une +façon cafarde. Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer +qu'elle aussi avait de l'esprit, du goût, de l'instruction. Le fait +est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence +passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie +étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu +commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression +triviale, il était facile de voir que son esprit n'était pas encore +sorti tout à fait de l'état de chrysalide. Un homme supérieur à +Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le +vaniteux en conçut un secret mépris pour l'intelligence de Pauline, et +il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait +jamais que de jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait. + +Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une +résolution si sèche et si cruelle? Personne, à coup sûr. Laurence, +malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins +que personne, devait en concevoir l'idée. + +Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude +qu'elle l'avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu'à la +fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la +retrouver brillante, enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque +aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde. + +-- Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux +comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille de voir comme en un +instant l'esprit vient aux filles? + +Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua +pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre +visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence +sortait de la répétition à quatre heures; et depuis trois jusqu'à +quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché +sur le métier de Pauline. + +Au grand jour, Pauline l'avait trouvé fort vieux. Quoiqu'il n'eût que +trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès; l'on +sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la +fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci +faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au +front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d'hommes dans +notre époque de romantisme ont été réputés penseurs et poëtes, rien +que pour avoir l'orbite creusé et le front dévasté avant l'âge! +Combien ont paru hommes de génie qui n'étaient que malades! + +Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille. +Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée +sait apprécier à leur valeur, tombaient dans l'âme aride et flétrie de +la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop +longtemps privé de satisfactions légitimes, s'épanouissait au souffle +dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable! celle d'un +homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait +en faire un marchepied pour s'élever jusqu'à Laurence. + + + + +V. + + +La première personne qui s'aperçut de l'amour insensé de Pauline fut +madame S... Elle avait pressenti et deviné, avec l'instinct du génie +maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n'avait jamais +été dupe de son indifférence simulée, et s'était toujours tenue en +méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S... +était, comme toutes les mères d'artiste, une femme bornée, maussade, +fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu'il fit la cour à +Pauline, madame S..., emportée par sa sollicitude, craignit que cette +ruse n'eût une sorte de succès, et que Laurence ne se sentît piquée +d'avoir passé inaperçue devant les yeux d'un homme à la mode. Elle +n'eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment; mais +madame S..., au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces +enfantillages de mère qui s'effraie hors de raison au moindre danger. +Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l'intrigue +entamée par Montgenays, et, au lieu d'appeler la raison et la +tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de +détromper celle-ci et de l'éclairer sur son imprudence. + +Mais, quoiqu'elle y mît de l'affection et de la délicatesse, elle fut +fort mal accueillie. Pauline était enivrée; on lui eût arraché la vie +plutôt que la présomption d'être adorée. La manière un peu aigre dont +elle repoussa les avertissements de madame S... donnèrent un peu +d'amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées où perçait +d'une part le sentiment de l'infériorité de Pauline, de l'autre +l'orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui +était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie, +s'imagina que madame S... avait été en ceci la confidente et l'écho du +dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui +double son enjeu, il redoubla d'attentions et d'assiduités auprès de +Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d'un amour +qu'il n'éprouvait pas. Elle avait feint de n'y pas croire; mais elle +n'y croyait que trop, l'infortunée! Quoiqu'elle se fût défendue avec +courage, Montgenays n'en était pas moins sûr d'avoir bouleversé +profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa +victoire, et attendait, pour la remporter ou l'abandonner, que +Laurence se prononçât pour ou contre. + +Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses +journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les +représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays +faisait dans l'estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de +l'émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux +comédien, homme d'esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire +de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le +caractère et l'esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous +les hommes vulgaires; et, comme Laurence défendait au moins les +qualités de son coeur, Lavallée s'écria: -- Quant à moi, je sais bien +que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui +veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l'aime? c'est qu'il +n'est pas méchant. -- Il me semble que c'est quelque chose, dit +Pauline avec intention et en lançant un regard plein d'amertume au +vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne +prit rien pour lui de l'allusion. -- C'est moins que rien, +répondit-il; car il n'est pas bon, et voilà pourquoi je ne l'aime pas, +si vous voulez le savoir. On n'a jamais rien à espérer et l'on a tout +à craindre d'un homme qui n'est ni bon ni méchant. + +Plusieurs voix s'élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de +Laurence par-dessus toutes les autres; seulement elle ne put l'excuser +lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n'avait +point d'ami véritable, et qu'on ne lui avait jamais vu aucun de ces +mouvements de vertueuse colère qui trahissent un coeur généreux et +grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence +qu'elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en +laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués +sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie +étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie; son +agitation fut si marquée qu'il se fit un instant de silence, et tous +les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son +imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d'une manière générale +le train du monde en ces sortes d'affaires. -- C'est une chose bien +triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l'indifférence avec +laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant +pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je +suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage; mais je ne peux +m'habituer à cela... Voyons, monsieur Lavallée, c'est à vous de me +donner raison; car me voici précisément dans un de ces mouvements de +vertu brutale dont vous reprochez l'absence à M. Montgenays. -- En +prononçant ces derniers mots, Pauline s'efforçait de sourire à +Laurence pour atténuer l'effet de ce qu'elle avait dit, et elle y +avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le +regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au +bord de sa paupière. Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut +une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du +_Misanthrope_ sur l'ami du genre humain. Il avait la tradition de +Fleury pour jouer ce rôle, et il l'aimait tellement que, malgré lui, +il s'était identifié avec le caractère d'Alceste plus que sa nature ne +l'exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes: leur instinct les +porte à moitié vers un type qu'ils reproduisent avec amour, le succès +qu'ils obtiennent dans cette création fait l'autre moitié de +l'assimilation; et c'est ainsi que l'art, qui est l'expression de la +vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même. + +Lorsque Laurence fut seule le soir avec son amie, elle l'interrogea +avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise +de la réserve et de l'espèce de crainte qui régnait dans ses réponses, +et elle finit par s'en inquiéter. -- Écoute, ma chérie, lui dit-elle +en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne +l'aimes pas me fait craindre que tu ne l'aimes réellement. Je ne te +dirai pas que cela m'afflige, car je crois Montgenays digne de ton +estime; mais je ne sais pas s'il t'aime, et je voudrais en être sûre. +Si cela était, il me semble qu'il aurait dû me le dire avant de te le +faire entendre. Je suis ta mère, moi! La connaissance que j'ai du +monde et de ses abîmes me donne le droit et m'impose le devoir de te +guider et de t'éclairer au besoin. Je t'en supplie, n'écoute les +belles paroles d'aucun homme avant de m'avoir consultée; c'est à moi +de lire la première dans le coeur qui s'offrira à toi; car je suis +calme, et je ne crois pas que lorsqu'il s'agira de Pauline, de la +personne que j'aime le plus au monde après ma mère et mes soeurs, on +puisse être habile à me tromper. + +Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu'au fond de l'âme. Il lui +sembla que Laurence voulait s'élever au-dessus d'elle en s'arrogeant +le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où +Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières +orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du Pharisien, demandant +un peu de pitié pour l'excommuniée rejetée à la porte du temple. +Laurence aussi l'avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de +tendresse et d'engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété +dans ses lettres qu'elle était devant ses yeux comme un ange de +lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute +mauvaise pensée. Pauline s'était habituée à poser devant Laurence +comme une madone, et recevoir d'elle désormais un avertissement +maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même +courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit +en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa +tendre inquiétude; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses +sentiments pour Montgenays. + +Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s'endormit plus. Elle +eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir +dit plus tôt ce qu'elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance +de Pauline, qu'elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa +toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de +temps pour s'assurer que madame S... avait deviné juste, et, trois +jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu'elle +cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d'un +tête-à-tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline, +et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet +d'étude, où elle dit: -- Je vous croyais mon ami, et j'ai pourtant un +manque d'amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez +Pauline, et vous ne me l'avez pas confié. Vous lui faites la cour, et +vous ne m'avez pas demandé de vous y autoriser. + +Elle dit ces paroles avec un peu d'émotion, car elle blâmait +sérieusement Montgenays dans son coeur, et la marche mystérieuse qu'il +avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays +désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment +personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d'être +sur la défensive jusqu'à ce que Laurence fît éclater le dépit qu'il +lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie +volontaire et avec l'intention d'inquiéter de plus en plus Laurence. + +Cette absence de franchise l'inquiéta en effet, mais toujours à cause +de son amie, et sans qu'elle eût seulement la pensée de mêler sa +personnalité à cette intrigue. + +Montgenays, tout homme du monde qu'il était, eut la sottise de s'y +tromper; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la +jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu'il avait +longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n'était qu'une +feinte vis-à-vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être +pour s'étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d'une passion +malheureuse... Un regard accablant de Laurence l'arrêta au moment où +il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n'était +pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus +favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se +retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences, +protesta qu'il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans +promettre de l'aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans +rassurer l'amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de +le condamner. + +Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il +était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux +et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et +savamment vers un _fiasco_ misérable. Il sut durant plusieurs semaines +tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l'avait jamais +soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait +l'amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son +bonheur, qu'elle n'osait pas la préserver du danger en éloignant +Montgenays. -- Non, il ne m'adressait pas une impudente insinuation, +disait-elle à sa mère, lorsqu'il m'a dit qu'un amour malheureux le +tenait dans l'incertitude. J'ai cru un instant qu'il avait cette +pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d'honneur. Il +m'a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse. +Il ne lui serait pas venu à l'esprit tout d'un coup de se jouer de moi +et d'outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple +que d'être sa dupe. + +-- Je le crois capable de tout, répondait madame S... Demandez à +Lavallée ce qu'il en pense; confiez-lui ce qui se passe: c'est un +homme sûr, pénétrant et dévoué. + +-- Je le sais, dit Laurence; mais je ne puis cependant disposer d'un +secret que Pauline refuse de me confier: on n'a pas le droit de trahir +un mystère aussi délicat, quand on l'a surpris volontairement; Pauline +en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l'est, ne me le +pardonnerait de sa vie. D'ailleurs Lavallée a des prétentions +exagérées: il déteste Montgenays; il ne saurait le juger avec +impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous +trompons! S'il est vrai que Montgenays l'aime (et pourquoi ne +serait-ce pas? elle est si belle, si sage, si intelligente!) nous +tuons son avenir en éloignant d'elle un homme qui peut l'épouser et +lui donner dans le monde un rang qu'à coup sûr elle désire; car elle +souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position +l'affecte plus qu'elle ne peut l'avouer; elle aspire à l'indépendance, +et la fortune peut seule la lui donner. + +-- Et s'il ne l'épouse pas! reprit madame S... Quant à moi, je crois +qu'il n'y songe nullement. + +-- Et moi, s'écria Laurence, je ne puis croire qu'un homme comme lui +soit assez infâme ou assez fou pour croire qu'il obtiendra Pauline +autrement. + +-- Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaie de les séparer; +ferme-lui ta porte: ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que, +s'il l'aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour +par des offres honorables. + +-- Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en +s'accusant d'un amour mal guéri qui l'empêche encore de se prononcer. +Cela ne se voit-il pas tous les jours? Un homme est quelquefois +incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient +par sa coquetterie, tandis que l'autre l'attire par sa douceur et sa +bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la +bonne, où l'esprit s'éclaire sur les défauts de l'ingrate maîtresse et +sur les qualités de l'amie généreuse. Aujourd'hui, si nous brusquons +l'incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau +sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit, +renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner +aux pieds d'une perfide qui brisera ou desséchera son coeur; au lieu +que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de +délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l'autre +femme, il reconnaîtra qu'elle seule est digne d'amour, et il arrivera +à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve? +Que Pauline l'aime sérieusement? c'est déjà fait; qu'elle se laisse +égarer par lui? c'est impossible. Il n'est pas homme à le tenter; elle +n'est pas femme à s'y laisser prendre. + +Ces raisons ébranlèrent un peu madame S... Elle fit seulement +consentir Laurence à empêcher les tête-à-tête que ses courses et ses +occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et +Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie +avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler +augmenterait l'ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir +entretiendrait son admiration. + +Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline +à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour +Laurence; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en +lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui +représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels +travaux du ménage; qu'elle avait besoin de mouvement, de distraction. +On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins +sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la +force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son +amie, comme un service, qu'elle vînt l'aider au théâtre à s'habiller +et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était +maladroite, disait-on; madame S... était souffrante et succombait à la +fatigue de cette vie agitée; Laurence y succombait elle-même. Les +tendres soins d'une amie pouvaient seuls adoucir les corvées +journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers +retranchements, et poussée d'ailleurs par un reste d'amitié et de +dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près +chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle +jamais elle n'avait pu s'habituer; et maintenant cette souffrance +devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur. +Depuis que Montgenays s'était mis en tête l'espérance de réussir +auprès de l'actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son +dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s'éclairer, elle +fermait les yeux à l'évidence avec terreur; mais, en dépit +d'elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme. + + + + +VI. + + +Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l'éloigner de +Pauline; il vit aussi la sombre tristesse qui s'emparait de cette +jeune fille. Il la pressa de questions; mais comme elle était encore +avec lui sur la défensive, et qu'elle ne voulait plus lui parler qu'à +la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement il remarqua +l'espèce d'autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne +craignait pas de s'arroger sur son amie, et il remarqua aussi que +Pauline ne s'y soumettait qu'avec une sorte d'indignation contenue. Il +crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie; il ne +voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser +Laurence indifférente et loyale. + +Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui +devait les laisser toutes deux dans l'incertitude. Il affecta de +passer des semaines entières sans paraître devant elles; puis, tout à +coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté, +montrant de l'humeur lorsqu'il était calme, feignant l'indifférence +lorsqu'on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait +Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière +s'aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays, +après lui avoir montré tant d'empressement, devenait si nonchalant à +vaincre les obstacles qu'on avait mis entre eux. Elle s'en prenait +secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne +voulait pas reconnaître qu'en l'éclairant on lui rendait service. +Lorsqu'elle interrogeait Montgenays, d'un air qu'elle essayait de +rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s'il +était seul avec elle, qu'il avait eu des occupations, des affaires +indispensables; mais, si Laurence était présente, il s'excusait sur la +simple fantaisie d'un besoin de solitude ou de distraction. Un jour, +Pauline lui dit devant madame S..., dont la présence assidue lui était +un supplice, qu'il devait avoir une passion dans le grand monde, +puisqu'il était devenu si rare dans la société des artistes. +Montgenays répondit assez brutalement: -- Quand cela serait, je ne +vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait +s'intéresser aux folies d'un jeune homme. En cet instant, Laurence +entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire +douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son +âme. Laurence s'approcha d'elle et posa la main affectueusement sur +son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une +souffrance qu'en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa +rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main +de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l'avoir haïe et +calomniée dans son coeur. Laurence ne comprit ce mouvement qu'à +moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde +sympathie, sur l'épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant +ses larmes et faisant un nouvel effort: -- J'étais, dit-elle en +crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à +_votre ami_ l'abandon où il vous laisse. -- L'oeil scrutateur de +Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité +pour un élan de colère féminine, et se rapprochant d'elle: -- Vous en +plaignez-vous, Madame? dit-il avec une expression qui fit tressaillir +Pauline. -- Oui, je m'en plains, répondit Laurence d'un ton plus +sévère encore que son regard. -- Eh bien! cela me console de ce que +j'ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main. +Laurence sentit frissonner Pauline. -- Vous avez souffert? dit madame +S..., qui voulait pénétrer dans l'âme de Montgenays; ce n'est pas ce +que vous disiez tout à l'heure. Vous nous parliez de _folies de jeune +homme_ qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l'absence. +-- Je me prêtais à la plaisanterie que vous m'adressiez, répondit +Montgenays. Laurence ne s'y fût pas trompée. Elle sait bien qu'il +n'est plus de folies, plus de légèretés de coeur possibles à l'homme +qu'elle honore de son estime. En parlant ainsi, son oeil brillait d'un +feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d'une +paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements; elle vit ce +regard, et elle en fut atteinte jusqu'au coeur. Elle pâlit et repoussa +la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut +un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui +répondit par un signe d'intelligence. Au bout d'un instant, elles +sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l'une à +l'autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du +jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d'iniquité +dont s'enveloppait le lâche amant de Pauline. -- Ce que je crois +deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J'en suis +indignée, je n'ose y croire encore. -- Il y a longtemps que j'en ai la +conviction, répondit madame S... Il joue une odieuse comédie; mais ses +prétentions s'élèvent jusqu'à toi, et Pauline est sacrifiée à ses +orgueilleux projets. -- Eh bien! répondit Laurence, je détromperai +Pauline. Pour cela, il me faut une certitude; je le laisserai +s'avancer, et je le dévoilerai quand il se sera pris au piége. +Puisqu'il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et +si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons +lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n'aurais jamais +cru qu'il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n'est +pas la profession. + +-- Prends garde, dit madame S..., tu t'en feras un ennemi mortel, et +un ennemi littéraire, qui plus est. + +-- Puisqu'il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme, +reprit Laurence, que m'importe un de plus? Mon devoir est de préserver +Pauline, et, pour qu'elle ne souffre pas de l'idée d'une trahison de +ma part, je vais, avant tout, l'avertir de mes desseins. + +-- Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S... Pauline +est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime, +elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra +quand tu l'auras fait. + +-- Eh bien! qu'elle me haïsse s'il le faut, dit Laurence en laissant +échapper quelques larmes; j'aime mieux supporter cette douleur que de +la voir devenir victime d'une infamie. + +-- En ce cas, attends-toi à tout; mais, si tu veux réussir, ne +l'avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais +avec lui en pure perte. + +Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu'elle rentra au salon, +Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient +rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante; elle embrassa +son amie d'un air où perçaient la haine et l'ironie du triomphe. +Laurence renferma le chagrin mortel qu'elle en ressentit, et comprit +tout à fait le jeu que jouait Montgenays. + +Ne voulant pas s'abaisser à donner une espérance positive à ce +misérable, elle imita son air et ses manières, et l'enferma dans un +système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie +inquiète d'un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d'une résolution +courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds +découragements. Incapable d'échanger avec Montgenays un regard +provocant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où +Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l'impatience +d'une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d'une +femme au désespoir, mais fière jusqu'à préférer la mort à +l'humiliation d'un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle, +et ne songea plus qu'à deviner celui qu'elle avait pris. Sa vanité +l'interprétait suivant ses désirs; mais il n'osait encore se risquer, +car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une +déclaration de sa part. Excellente artiste qu'elle était, il lui était +impossible de représenter parfaitement un personnage sans +vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa +mère avait mis dans la confidence (il avait d'ailleurs tout deviné de +lui-même): -- J'ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C'est +comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la +situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce +pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les +plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire. Eh +bien, avec ce Montgenays, c'est absolument de même; quand tu es là et +que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d'éclater; +alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au +malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement; mais à +mes dépens, car mon coeur saigne. Ah! je ne savais pas que la comédie +fût plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches! + +-- Il faudra que je t'aide, répondit Lavallée; car je vois bien que +seule tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque. +Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers +retranchements sans te compromettre sérieusement. + +Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie _d'Andromaque_. Il y +avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce. +Soit qu'elle l'eût bien étudiée récemment, soit que la vue d'un +auditoire nombreux et brillant l'électrisât plus qu'à l'ordinaire, +soit enfin qu'elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la +verve et tout l'art qu'elle employait si désagréablement depuis quinze +jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel +qu'elle n'en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n'était pas tant +le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à +Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se +montrait un peu froid pour elle, il s'endormait plus tranquillement, +dans la pensée qu'il pouvait échouer dans son entreprise; mais, +lorsqu'on la rappelait sur la scène et qu'on lui jetait des couronnes, +il ne dormait point, et passait la nuit à machiner ses plans de +séduction. Ce soir-là, il assistait à la représentation, dans une +petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S... et Lavallée. Il +était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la +belle tragédienne, qu'il ne songeait pas seulement à la présence de +Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que +ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement. +Il désirait que Laurence le vît, l'entendît par-dessus tout le bruit +de la salle; et Pauline s'étant plainte avec aigreur de ce que son +empressement à applaudir l'empêchait d'entendre les derniers mots de +chaque réplique, il lui dit brutalement: -- Qu'avez-vous besoin +d'entendre? Est ce que vous comprenez cela, vous? + +Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie, +Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette +malheureuse fille. Il ne l'aimait point, quelles que fussent sa beauté +et les qualités réelles de son caractère; et il s'indignait en +lui-même de l'aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait +effacer à ses yeux l'éclat de la grande actrice; et lui aussi était +fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu'on soit, on ne +réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n'est le remords, +c'est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité. + +Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence; puis, au bout d'un +instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur; elle se +leva et sortit. La bonne madame S..., qui la plaignait sincèrement, la +suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur +le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S... et la femme de +chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer, +Montgenays, incapable de songer au mal qu'il lui avait fait, +continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l'acte fut +fini, Lavallée s'empara de lui, et, se composant le visage le plus +sincère que jamais l'artifice du comédien ait porté sur la scène: +-- Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n'a été plus +étonnante qu'aujourd'hui? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que +je ne leur connaissais pas. Cela m'inquiète! + +-- Comment donc? reprit Montgenays. Craindriez-vous que ce ne fût +l'effet de la fièvre? + +-- Sans aucun doute; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je +m'y connais; je sais qu'une femme délicate et souffrante comme elle +l'est n'arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je +gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l'entr'acte. +C'est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait +toute la force. + +-- Allons la voir! dit Montgenays en se levant. + +-- Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une +solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à +calmer ses esprits. + +-- Que voulez-vous dire? s'écria Montgenays. + +-- Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l'air d'un homme qui +craint de s'être trahi. + +Ce jeu dura pendant tout l'entr'acte. Montgenays ne manquait pas de +méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité +pour voir qu'on le raillait. D'ailleurs, il avait affaire à trop forte +partie, et Lavallée se disait en lui-même: -- Oui-da! tu veux te +frotter à un comédien qui pendant cinquante ans a fait rire et pleurer +le public sans seulement sortir ses mains de ses poches! tu verras! + +À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans +lui dire une seule fois qu'il était aimé, lui avait fait entendre de +mille manières qu'il l'était passionnément. Aussitôt que Montgenays +s'y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper, +mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s'enferrait de plus +en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame +S... -- Emmenez coucher Pauline, lui dit-il; faites-vous accompagner +de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu'un quart +d'heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un +tête-à-tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu; il est à +nous: je serai là, caché derrière la psyché; je ne quitterai pas votre +fille d'un instant. Allez, et fiez-vous à moi. + +Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et le hasard les +seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras +de Montgenays, et n'y trouvant personne (Lavallée était déjà caché +derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille, +et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son +amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle +adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement +vrai) qu'on avait été forcé d'emporter mademoiselle D... qui avait des +convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait +Lavallée; d'ailleurs elle l'eût oubliée en apprenant cette triste +nouvelle. Son coeur se serra, et, l'idée des souffrances de son amie +se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur +son siège et fondit en larmes. C'est alors que l'impertinent +Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes, +perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et +la plus froidement délirante qu'il eût faite de sa vie. C'était +Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui +pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un +suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir +d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le +monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un +nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour +mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une +froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté +d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir, +ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage, +il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble +résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la +lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle +indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait +qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait +à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il +feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup +d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que +Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui +laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de +chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée +se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était +passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir +Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le +reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant +toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment +comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez +lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y +retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une +insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien +feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite. + +-- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore +longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une +inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil +des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer +clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger +cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange +peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites +ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos +saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce +qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque, +elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement +généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa +rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le +crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais +voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire +tous les scrupules. + +Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença... +Lavallée la porta à Laurence. + + + + +VII. + + +Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez +Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence +et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une +école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude. + +Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient +en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener +son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible +d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle +irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle +espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour +lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence +pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme +Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie +d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à +ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette +conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition +de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle, +d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle +l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et +d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par +un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son +espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous +les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là +enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le +lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme +faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie. + +Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que +celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans +un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de +l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus +grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre, +et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait +d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même +des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait +Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même +était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le +sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant +dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui +laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle +soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je +me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour +de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon +inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays +ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat +d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par +l'éclat de ma vertu. + +Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On +aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par +besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de +la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont +toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il +n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de +tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être +humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et +bonnes seulement quand elles rêvent. + +Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice; +mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui +couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien +n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à +développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère, +la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là +devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans +cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui; +car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se +rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre +l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût +descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde +sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que +ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son +christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance +passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi +cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin +tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu, +à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui +fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas +lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se +donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité +d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce +pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en +arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après +s'être laissé diviniser. + +Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle +affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec +stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car +elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait +pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la +honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer +l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas +voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le +contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée +pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût +voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait +bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune. + +Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays, +qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il +était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de +reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les +épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations +jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en +menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put +contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina +en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être +vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour +empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège +pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais +vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets. + +-- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de +fureur, et je vous renvoie l'outrage. Si j'avais vingt ans de plus, en +fait de soufflets j'aurais l'initiative. + +-- Eh bien! s'écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout; car +je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute +honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la +moindre méchanceté contre une personne dont l'honneur m'est beaucoup +plus cher que le mien. + +Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison +que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre +lui; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que +toutes les autres: ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec +Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être +humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu'après le premier +orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le +mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l'une, afin d'effrayer +et d'affliger l'autre. + +Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et +protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et +Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication, +promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le +trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait +secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au +rendez-vous; son orgueil et son amour avaient également besoin de +consolation. + +Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit +le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas +abandonner Pauline à son mauvais dessein, et dès cet instant il ne la +perdit pas de vue, il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à +pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante qu'à chaque +pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se +présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée +par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir. -- Ne crains rien, ma +pauvre enfant, lui dit Lavallée d'un ton paternel; mais vois à quoi tu +t'exposes d'aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant +le bras de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie! au moins +fais-la convenablement. Je te conduirai, moi; je sais où tu vas, je ne +te perdrai pas de vue. Je n'entendrai rien, vous causerez, je me +tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement rappelle-toi que, +si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là, ou si tu +essaies de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de +canne. + +Pauline n'essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l'assurance de +Lavallée; et, ne sachant comment s'expliquer sa conduite, préférant +d'ailleurs toutes les humiliations à celle d'être trahie par son +amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu'au +parc de Monceaux, où Montgenays l'attendait dans une allée. Le +comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l'oeil tandis que +Pauline, docile à ses avertissements, se promena avec Montgenays sans +se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l'obstination +qu'elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette +persistance à une pruderie bourgeoise qu'il trouva fort ridicule, car +il n'était pas assez sot pour débuter par de l'audace. Il se composa +un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment +et de respect. Il s'aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la +malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre; et, dès cet instant, il +eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d'être +en proie à un repentir profond et d'avoir pris des résolutions +sérieuses; il arrangea un nouveau roman, se confessa d'un ancien amour +pour Laurence, qu'il n'avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de +temps en temps s'était réveillé malgré lui, même lorsqu'il était aux +genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si +supérieure à l'orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions +terribles, à des avances délirantes; et, dernièrement encore, il avait +été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre +bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu'il désavouait, qu'il +détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à +Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu'elle +avait de plus coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant +pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant +pas mériter son mépris. -- Jamais Laurence ne vous montrera cette +lettre, lui dit-il; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour +vous fournir cette preuve de sa coquetterie; je n'avais donc rien à +craindre de ce côté; mais je n'ai pas voulu vous perdre sans vous +faire savoir que j'accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir, +avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et +voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence. +Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise, +elle! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m'a jamais aimé et qui +voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie, +non pas seulement parce qu'elle a déjoué toutes les espérances qu'elle +m'avait données, mais encore parce qu'elle m'a empêché de m'attacher à +vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais +encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma +folie. Partagé entre deux amours, l'un orageux, dévorant, funeste, +l'autre pur, céleste, vivifiant, j'ai trahi celui qui eût relevé mon +âme pour celui qui la tue. le suis un misérable, mais non un scélérat. +Ne voyez en moi qu'un homme affaibli et vaincu par les longues +souffrances d'une passion déplorable; mais sachez bien que je ne +survivrai pas à mes remords: votre pardon eût seul été capable de me +sauver. Je ne puis l'implorer, car je sais que je ne le mérite pas. +Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas +longtemps. Ne craignez pas de m'accorder au moins quelque pitié; vous +entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été +outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable c'est moi; le vengeur, +ce sera moi encore. + +Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à +Pauline. Elle fondait en larmes; elle lui pardonna, elle lui jura +d'oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de +s'éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec +Laurence: Montgenays n'en espérait pas tant et n'en demandait pas +davantage. + +Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant tout le +chemin. Sa tranquillité n'étonna point le vieux comédien; il pensa +bien que Montgenays n'avait pas manqué de belles paroles et de +robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu'elle était perdue s'il +n'employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de +Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays, +qui n'avait pas encore été décachetée. + +Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir +entrer dans sa chambre, d'un air calme et avec des manières +affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé +que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu'elle +lui remit, en lui disant que c'était Lavallée qui l'en avait chargée. +En reconnaissant l'écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa +que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce +message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le +grand remède. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, la +parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie, +tant elle en prévoyait l'effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en +lisant ce qui suit: + +«Laurence, je vous ai trompée; ce n'est pas vous que j'aime, c'est +Pauline; ne m'accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je +vous ai dit, je le pensais en cet instant-là; l'instant d'après, et +maintenant, et toujours, je le désavoue. C'est votre amie que j'adore +et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes +bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m'égarer, m'abuser, +me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux; +vous n'y eussiez pas réussi, car vous n'aimez pas, et moi j'ai besoin +d'une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma +faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais +vous êtes femme; je suis sincère, mais je suis homme; au moment de +commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement, +nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n'est-ce +pas? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement +de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui +faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez +qu'en vous conduisant avec franchise et avec noblesse vous aurez en +moi un ami fidèle et sûr.» + +Laurence resta confondue; elle ne pouvait comprendre une telle +impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de +sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et +s'indignait des mauvaises intentions qu'elle lui supposait. Il y avait +une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans +sa chambre, et on me l'a remise, en voici une qu'on suppose devoir me +consoler, et on ne me la remet pas. Elle s'endormit pleine de mépris +pour son amie; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir +de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l'amitié trahie +de placer un regret. L'infortunée triomphait lorsqu'elle-même venait +de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine. + +Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée. +Le hasard ou l'habitude avait fait qu'elle était absolument conforme, +pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les +yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n'avait pas eu deux +lettres semblables dans sa poche lorsqu'elle avait remis celle-ci à +Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua +l'étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas +savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l'avait +glissée dans sa poche. L'autre était déjà retournée entre les mains de +Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un +grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait +envoyée sans l'ouvrir. + +Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de +Montgenays. Lavallée ne pouvait s'y tromper. Il lui raconta le +rendez-vous où il avait conduit Pauline, et se le reprocha. Il avait +compté qu'au sortir d'une entrevue où Montgenays aurait menti +impudemment, l'effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne +pouvait s'expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement +aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne +voulait pas croire qu'elle aussi s'entendît à l'intrigue et y prît une +part si funeste à sa dignité. + +Que pouvait faire Laurence? Elle tenta un dernier effort pour +dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant +de croire à d'autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui +avait donnés, lui déchira le coeur par l'amertume de ses reproches et +le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui +adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de +l'exaspérer; et comme Pauline lui déclarait qu'elle était +indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée +à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d'une personne qui +l'avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu'elle ne +pouvait donner les mains à sa perte, et qu'elle ne se pardonnerait +jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les +entreprises d'un corrupteur et d'un lâche -- Je réponds de toi devant +Dieu et devant les hommes, lui dit-elle; si tu veux te jeter dans un +abîme, je ne veux pas, moi, t'y pousser. -- C'est pourquoi votre +dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y +jeter vous-même à ma place. + +Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva, +jeta un regard terrible sur Pauline, et, craignant de laisser déborder +le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une +expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne +n'avait été plus belle, même lorsqu'elle disait dans _Bajazet_ son +impérieux et magnifique: _Sortez!_ + +Lors qu'elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une +lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes, +froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs. +Tout ce qu'elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable +tendresse dans l'âme, venait d'être méconnu et avili par celle qu'elle +avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie! Il est des +colères saintes où Jehovah est en nous, et où la terre tremblerait si +elle sentait ce qui se passe dans un grand coeur outragé. La petite +soeur de Laurence entra, crut qu'elle étudiait un rôle, la regarda +quelques instants sans rien dire, sans oser remuer; puis, s'effrayant +de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S...: +-- Maman, va donc voir Laurence; elle se rendra malade à force de +travailler. Elle m'a fait peur. + +Madame S... courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle +se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d'une heure, ayant +réussi à s'apaiser, elle pria sa mère d'aller chercher Pauline. Elle +voulait lui demander pardon de sa violence, afin d'avoir occasion de +lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans +le jardin, dans la rue... On revint dans sa chambre avec effroi. +Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d'une évasion; elle +frémissait d'y trouver celles d'un suicide. Elle était dans un état +impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu'il venait de +rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son +retour avec anxiété; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put +manger; la famille était consternée; on craignait de faire un outrage +à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s'informer +d'elle chez Montgenays, au risque d'une scène orageuse, lorsque +Laurence reçut une lettre ainsi conçue: + +«Vous m'avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le +séjour de votre maison m'était odieux, j'avais senti, dès le premier +jour, qu'il me serait funeste. Il s'y était passé trop de scandales et +d'orages pour qu'une âme paisible et honnête n'y fût pas flétrie ou +brisée. Vous m'avez assez avilie! vous avez fait de moi votre +servante, votre dupe et votre victime! Je n'oublierai jamais le jour +où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas +assez vite, vous m'avez arraché des mains votre diadème de reine, en +disant: «Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi!» Vous vous +êtes couronnée en effet! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon +déshonneur (car vous m'avez déshonorée dans votre famille et parmi vos +amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne; mais c'est une +royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n'en impose qu'à vous-même +et au public qui vous paie. Maintenant, adieu; je vous quitte pour +jamais, dévorée de la honte d'avoir vécu de vos bienfaits; je les ai +payés cher.» + +Laurence n'acheva pas cette lettre; elle continuait sur ce ton pendant +quatre pages: Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant +quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses +mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au +lit avec la fièvre, et y resta huit jours accablée, brisée jusque dans +ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d'une mère et +d'une soeur. + +Pauline s'était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et +vivant misérablement du fruit de son travail durant quelques mois. +Montgenays n'avait pas été long à la découvrir; il la voyait tous les +jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait +supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours. +Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans +sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile. +Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité, +devinait celles de Laurence avec l'instinct de la haine, et les lui +renvoyait avec l'héroïsme de l'orgueil. Elle ne voulut point la voir, +quoique Laurence fit mille tentatives; elle lui renvoyait ses lettres +toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse +sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces. + +Comme elle n'aimait pas réellement Montgenays, et qu'elle n'avait +voulu que triompher de Laurence en se l'attachant, cet homme sans +coeur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s'en débarrasser, lui mit +presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire +que Laurence lui avait pardonné, et qu'il allait retourner chez elle. +Aussitôt elle le rappela, et c'est ainsi qu'il la tint sous son empire +pendant six mois encore. Il s'attachait à elle de son côté par la +difficulté de vaincre sa vertu; mais il en vint à bout par un odieux +moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à +émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute +heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se +faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des moeurs +de Laurence, qu'on remarquait depuis plusieurs années, avait été +souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit. +Elle l'eût voulue désordonnée, afin d'avoir une supériorité éclatante +sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un +nouveau jour. Il s'attacha à lui démontrer qu'en se refusant à lui, +elle s'abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de +se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu'en +s'abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle +donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et +de grandeur d'âme. Il le lui redit si souvent que la malheureuse fille +finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était +l'âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de +la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente. +Elle se perdit. + +Quand Montgenays l'eut rendue mère, et que toute cette aventure eut +fait beaucoup de bruit, il l'épousa par ostentation. Il avait, comme +on sait, la prétention d'être excentrique, moral par principes, +quoique, selon lui, il fût roué par excès d'habileté et de puissance +sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu'il put. Il dit du mal de +Laurence, de Pauline et de lui-même; et se laissa accuser et blâmer +avec constance, afin d'avoir l'occasion de produire un grand effet en +donnant son nom et sa fortune à l'enfant de son amour. + +Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus +grand malheur de Pauline. Montgenays ne l'aimait déjà plus, si tant +est qu'il l'eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d'un +admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière +le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir +seulement qu'elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse +de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle +revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son +bonheur. Laurence ne s'y trompa point, mais elle lui épargna la +douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia +tous ses torts, pour n'être touchée que de ses souffrances. Pauline ne +put jamais lui pardonner d'avoir été aimée de Montgenays, et fut +jalouse d'elle toute sa vie. + +Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas +les estimer moins pour cela. La rose ne s'est pas créée elle-même, son +parfum n'en est pas moins suave parce qu'il émane d'elle sans qu'elle +en ait conscience; mais il ne faut pas trop s'étonner si la rose se +flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s'altèrent vite +sur un théâtre pour lequel elles n'avaient pas été créées. + + + + + + +***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAULINE*** + + +******* This file should be named 12447-8.txt or 12447-8.zip ******* + + +This and all associated files of various formats will be found in: +https://www.gutenberg.org/1/2/4/4/12447 + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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