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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:39:58 -0700
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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12447 ***
+
+GEORGE SAND
+
+PAULINE
+
+
+
+
+NOTICE
+
+
+J'avais commencé ce roman en 1832, à Paris, dans une mansarde où je me
+plaisais beaucoup. Le manuscrit s'égara: je crus l'avoir jeté au feu
+par mégarde, et comme, au bout de trois jours, je ne me souvenais déjà
+plus de ce que j'avais voulu faire (ceci n'est pas mépris de l'art ni
+légèreté à l'endroit du public, mais infirmité véritable), je ne
+songeai point à recommencer. Au bout de dix ans environ, en ouvrant un
+_in-quarto_ à la campagne, j'y retrouvai la moitié d'un volume
+manuscrit intitulé _Pauline_. J'eus peine à reconnaître mon écriture,
+tant elle était meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne
+vous est pas souvent arrivé à vous-même, de retrouver toute la
+spontanéité de votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la
+netteté d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et
+les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige
+tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas
+quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce
+manuscrit, la mémoire de la première donnée me revint aussitôt, et
+j'écrivis le reste sans incertitude.
+
+Sans attacher aucune importance à cette courte peinture de l'esprit
+provincial, je ne crois pas avoir faussé les caractères donnés par les
+situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que
+l'extrême gêne et l'extrême souffrance, sont un terrible milieu pour
+la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de
+poésie ne seraient point incompatibles, même au fond des provinces,
+avec les vertus austères de la médiocrité; mais il ne faut pas que la
+médiocrité touche à la détresse; c'est là une situation que ni l'homme
+ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni même l'âge mûr, ne
+peuvent regarder comme le développement normal de la destinée
+providentielle.
+
+GEORGE SAND.
+
+20 mars 1859
+
+
+
+
+
+
+PAULINE
+
+
+
+
+I.
+
+
+Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui
+est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher
+sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup
+jaser, quoiqu'elle n'eût rien de bien intéressant par elle-même, mais
+dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su.
+
+C'était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de
+poste entra dans la cour de l'auberge du _Lion couronné_. Une voix de
+femme demanda des chevaux, _vite, vite!_... Le postillon vint lui
+répondre fort lentement que cela était facile à dire; qu'il n'y avait
+pas de chevaux, vu que l'épidémie (cette même épidémie qui est en
+permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en
+avait enlevé trente-sept la semaine dernière; qu'enfin on pourrait
+partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui
+venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi. -- Cela sera-t-il
+bien long? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était
+installé sur le siège. -- C'est l'affaire d'une heure, répondit le
+postillon à demi débotté; nous allons nous mettre tout de suite à
+manger l'avoine.
+
+Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à
+la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne
+sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages.
+Quant à la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit
+lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de
+martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule
+parole.
+
+C'était une jeune femme d'une beauté vive et saisissante, mais pâlie
+par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses
+valets préférèrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit,
+devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du
+voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit,
+se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur
+la table. Le chat, qui s'était dérangé avec humeur pour faire place à
+la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant
+quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins
+de dépit et de méfiance; mais peu à peu sa prunelle se resserra et
+s'amoindrit jusqu'à n'être plus qu'une mince raie noire sur un fond
+d'émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit
+le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par
+s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de
+vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour
+le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort.
+
+La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses
+passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces
+souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se
+pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et
+sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur
+place.
+
+«Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues
+anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre
+comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les
+glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux,
+peut-être trois réverbères, et là-bas il n'y en avait pas un seul.
+Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu.
+C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des
+années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais
+pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je
+souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction;
+mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée par sa propre
+puissance? Ô jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...» Puis, après
+ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent
+parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite
+d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à
+leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si
+une voix intérieure lui eût répondu qu'elle était heureuse encore; et
+elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure fût écoulée.
+
+La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer
+suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large
+étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et
+rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond.
+
+L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et
+l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de
+faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait.
+
+Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux
+tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna,
+jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout
+l'intérieur de l'âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant
+machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur
+une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis
+de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux
+appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les
+caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: -- Ah
+Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais?
+
+À cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se
+tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée.
+
+-- Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit
+ces deux noms sur le mur?
+
+-- Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms?
+
+-- Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son
+nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._!
+Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici?
+
+-- Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention,
+et d'ailleurs je ne sais pas lire.
+
+-- Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas
+Villiers, la première poste après L...?
+
+-- Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris,
+hôtel du _Lion couronné_.
+
+-- Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup.
+
+La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune
+femme l'arrêtant:
+
+-- Oh! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il
+que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi!
+
+-- Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense,
+répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon
+Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout
+naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci,
+toutes les voitures de poste vont à Paris.
+
+-- Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon.
+
+-- Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon,
+et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses
+bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci...
+
+-- À Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me
+ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne
+point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le
+hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le
+veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur.
+Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille
+d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...?
+
+-- Je n'y connais personne, Madame, répondit la fille; je ne suis dans
+ce pays que depuis huit jours.
+
+-- Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le
+savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée?
+est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc!
+
+La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le
+garçon d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs
+chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller
+réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut
+mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que
+mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait
+toujours la ville. Aussitôt l'étrangère ordonna qu'on mît sa voiture
+sous la remise et qu'on lui préparât une chambre.
+
+Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses
+souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute
+leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa
+vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique hôtellerie
+eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était
+resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de
+tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les
+bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les
+bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur
+perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier
+romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée
+dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un
+groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un
+dais de verre filé.
+
+-- Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette
+même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma
+bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de
+misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la
+nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et
+d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en
+m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans
+savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le
+mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation!
+Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là?
+l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux!
+Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant
+je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! -- Je
+vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de
+bonheur dans sa triste vie! -- Si elle me repoussait pourtant! Si elle
+était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident,
+ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle
+pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris?
+Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact
+d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle
+aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... À présent que je
+me sens si près d'elle, à présent que je suis sûre de la retrouver
+dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir
+de la voir. Oh! je la verrai, dût-elle me repousser! Si elle le fait,
+que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances
+de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle
+qui se sera parjurée!
+
+Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid
+derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient
+disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui
+sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller
+les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures
+dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux
+fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous
+les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les
+fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait
+sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de
+ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la
+voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre.
+
+-- Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans
+entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là,
+j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces
+rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu
+de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle
+qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat!
+
+Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva
+sa toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge
+et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et
+cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle
+s'enfonça dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle,
+marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et
+faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui
+une figure nouvelle était un grave événement.
+
+La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort
+ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le
+froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition
+romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le
+moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et
+chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la
+porte, jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et
+rechignée qui vint ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui
+tourna le dos après lui avoir répondu sèchement: _Elle y est_.
+
+La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en
+montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe.
+Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les
+plus pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de
+son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait
+s'empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse
+verdâtre qui se traînait sur les murs humides.
+
+Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en
+silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les
+hôtes du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées,
+les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace
+dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au
+petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois
+tableaux de dévotion légués par l'oncle, curé de la ville, tout était
+précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté
+robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'étrangère avait
+vécu des siècles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un
+rêve.
+
+La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui
+n'était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la
+perspective, de l'austérité et de la méditation, comme dans ces
+tableaux de Rembrandt où l'on ne distingue, sur le clair-obscur,
+qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse
+comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où
+elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de
+pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce;
+mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l'embrasure, et
+semblait placée là, comme à dessein, pour ressortir seule et par sa
+propre beauté dans le tableau: c'était Pauline.
+
+Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son
+visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé
+Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était
+grande et d'une ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se
+briser en changeant d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une
+petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une égalité de plis
+vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses
+tempes avec un soin affecté; elle se livrait à un ouvrage classique,
+ennuyeux, odieux à toute organisation pensante: elle faisait de
+très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un
+morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de
+la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle
+occupation.
+
+Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la
+clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline:
+ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants,
+son front pur et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate
+qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement
+belle et jolie! mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on
+pouvait regarder comme passée à l'état chronique. Dans le premier
+instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre; mais, en
+admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement
+penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus
+que de pitié.
+
+Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa
+présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du
+coeur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement
+sans dire un mot et sans changer de visage.
+
+-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié
+la figure de Laurence?
+
+Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un
+siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient.
+
+-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence.
+
+-- Oh! que dis-tu là! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais
+je n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que
+les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges
+idées. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se
+logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma
+mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas
+folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans
+mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup
+au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant
+cette porte, debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant
+d'un air indécis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger,
+pour que l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand
+je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est
+venue me frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi
+vraiment! dis-moi bien que c'est toi!
+
+Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui
+l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de
+son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant.
+
+-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je
+rougissais de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime,
+moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était
+possible à une âme comme la tienne de s'égarer!
+
+Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un
+soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération.
+
+-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte
+les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je
+vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de
+regret: c'est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela;
+mais elle cherche à t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi
+l'anathème avec douleur. Son esprit, n'est pas éclairé, tu le sais;
+mais son coeur est bon, pauvre femme!
+
+-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence.
+
+-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle
+est aveugle.
+
+-- Aveugle! ah! mon Dieu!
+
+Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse
+existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression
+d'une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect.
+Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui
+dit avec une naïveté touchante:
+
+-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli
+me marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois,
+comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si
+j'avais été mariée, qui sait si je l'aurais pu?
+
+Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.
+
+-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses
+pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également
+sacrés, et qu'elle eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est.
+
+-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec
+assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre
+voisine.
+
+Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme
+aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune
+et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument
+l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur
+involontaire. Pauline s'approcha de sa mère, pencha doucement son
+visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle
+dormait. L'aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du
+lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres
+étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le
+salon.
+
+-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous
+avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un
+moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être
+suffira-t-il de lui dire que tu es là! Mais, dis-moi, Laurence, tu as
+pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mépriser! Quelle
+insulte tu m'as faite là! Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû
+prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j'aurais dû
+t'expliquer mes motifs... Hélas! c'était bien difficile à te faire
+comprendre! Tu m'aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il
+me fallait tant de force pour renoncer à t'écrire, à te suivre dans ce
+monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a été si souvent te chercher!
+Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne pouvais pas me décider
+à t'avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son
+esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand
+on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche
+difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-même, et
+l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te
+voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon.
+Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est
+si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu
+dois avoir à me raconter!
+
+Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit
+fut même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le
+transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la
+situation.
+
+Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une
+position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide.
+Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère,
+il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère.
+Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en
+qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où
+elle contracta une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline,
+âgée de quinze ans comme elle.
+
+Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais
+quelle douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation
+des filles d'un banquier.
+
+Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa
+vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances
+et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de
+mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier.
+
+Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par
+toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou
+méconnu; enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie
+pénible que l'artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une
+belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée,
+tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d'une
+position brillante et d'une considération justifiée aux yeux des gens
+d'esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses
+passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle
+ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt: Pauline
+n'eût pas compris.
+
+
+
+
+II.
+
+
+Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait
+toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et
+cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu
+dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se
+représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles
+s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation
+intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien
+un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à
+dédommager des longs ennuis de la solitude.
+
+-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit,
+appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum
+d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue
+de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas
+voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.
+
+-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay.
+
+-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit
+Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère.
+-- Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant
+ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame
+Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi
+qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant
+je connais cette main-là. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu
+depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? -- Ma voix a changé comme ma
+main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans
+les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore.
+
+-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la
+reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la
+main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont
+la fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à
+Pauline. -- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa
+mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il
+est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine
+Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main
+de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur,
+dit de sa voix sèche et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui
+joue la comédie!_ Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la
+recevoir, Pauline!
+
+-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et
+en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce
+qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je
+m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur
+et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu.
+
+-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire
+à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement,
+laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et
+comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais
+pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous
+appelle-t-on maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec
+calme. -- Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne
+Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble
+coeur... -- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait
+changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni
+à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline;
+j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient
+en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet...
+C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et
+offres-en aussi à... cette dame.
+
+Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit
+par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante
+d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet
+blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du
+visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit
+peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce
+degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus
+enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle
+dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de
+celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables
+petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la
+vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle
+ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures,
+elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres
+et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais,
+aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et
+enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le
+loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en
+fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait
+une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable
+sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un
+muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et
+redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent
+de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient
+d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être
+vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque
+instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette
+tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre.
+
+Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble,
+se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette
+souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne
+faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit
+que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage
+passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle
+était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la
+journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette
+poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste,
+enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir
+persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son
+martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère
+heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être
+aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre
+tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de
+lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la
+réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait
+ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure
+détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y
+avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot
+errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation;
+mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait
+tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement
+monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui
+aussi bien qu'à nous-mêmes.
+
+Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve
+s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit
+d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez
+les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes
+mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être
+à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de
+terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter
+un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce,
+ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt
+libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du
+public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle
+sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux,
+quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte,
+entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était
+instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette
+voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie
+intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les
+vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de
+Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale,
+était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où
+elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et
+charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son
+entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais
+rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même;
+mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir
+de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille
+femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice,
+qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des
+chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la
+pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa
+mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille,
+n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le
+théâtre d'Orléans l'avaient forcée de les y devancer; mais elle leur
+avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même
+temps qu'elles, sachant bien que sa mère et sa soeur, après quinze
+jours de séparation (la première de leur vie), l'attendraient
+impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, à
+l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son
+amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, écrivit à sa
+mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour son arrivée à
+Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir.
+L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à
+vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la
+mère de Laurence.
+
+-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu
+plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien
+excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie!
+car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du
+malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y
+opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai écrit trois lettres à
+cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'eût
+écoutée, tu n'en serais pas là!...
+
+-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec
+une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire
+l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma
+bonne mère rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus
+heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-être à mon
+travail et à ma persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne
+madame D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime
+autant que Pauline vous aime.
+
+-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais
+enfin comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que
+ta mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé
+ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y
+songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que
+tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras
+pénitence.
+
+Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route
+de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers,
+route de Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait
+lieu, depuis quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel
+hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être
+arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la
+journée? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment
+pouvait-elle les connaître? Et que pouvaient-elles avoir à se dire
+depuis si longtemps qu'elles étaient enfermées ensemble? Le secrétaire
+de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement
+en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et
+repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue
+singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de
+voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon goût; mais
+la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres
+atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des
+maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent
+même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de
+découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante
+comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien,
+elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question
+était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait
+avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait
+ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne,
+soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des
+deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau
+de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la
+duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être
+légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire,
+assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un
+expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne
+propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à
+l'étrangère que sur le _vu_ de son passe-port. L'étrangère, se
+ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son
+domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle
+redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable
+Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de
+Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions
+circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent
+très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima
+à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de
+l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.
+
+-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et
+un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme
+pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je
+ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche
+qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer
+son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous
+voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique.
+La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il
+fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse
+possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres
+supérieurs, demander à l'inconnue son passeport.
+
+Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs
+étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette
+démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et
+blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle
+l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les
+personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une
+merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua
+pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnaître. Elle
+fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba
+amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que
+lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire dîner
+chez elles ce même jour avec la belle actrice de _la capitale_. Le
+dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions
+tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle du
+sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques
+heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur
+ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter
+à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un
+délire d'enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort
+effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était
+singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu
+de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini
+par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se
+retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois
+être encore en rêve.
+
+On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de
+prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annonça
+l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant
+résister plus longtemps à sa curiosité, venait _adroitement_ et comme
+par hasard voir madame D... Elle se fût bien gardée d'amener ses
+filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût
+laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de
+la nuit, et jamais l'autorité maternelle ne leur sembla plus inique.
+La plus jeune en pleura de dépit.
+
+Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l'accueil qu'elle
+ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses
+filles), se garda bien d'être impolie. Elle fut même gracieuse en
+voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais quelques
+minutes après, une seconde visite étant arrivée, _par hasard_ aussi,
+la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l'actrice. Elle
+était observée par une de ses amies intimes, qui n'eût pas manqué de
+critiquer beaucoup son _intimité_ avec une comédienne. Cette seconde
+visiteuse s'était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant
+causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave
+et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les
+curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux
+premières, et fut à son tour encore plus gênée par l'arrivée de la
+quatrième. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut
+rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée.
+Personne n'y pouvait résister; on voulait, au risque de faire une
+chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont
+personne n'avait soupçonné l'intelligence, et qui maintenant était
+connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité
+présente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans
+le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on
+se disait à l'oreille: -- Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la
+protégée de mademoiselle Mars? -- On dit qu'elle a un si grand succès
+à Paris -- Croyez-vous bien que ce soit possible? -- Il paraît que les
+plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. -- Peut-être
+exagère-t-on beaucoup tout cela! -- Lui avez-vous parlé? -- Lui
+parlez-vous? etc.
+
+Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la
+beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir
+sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait à ces
+noix enchantées où les fées font tenir d'un coup de baguette tout le
+trousseau d'une princesse, était sortie une parure très-simple, mais
+d'un goût exquis et d'une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait
+comprendre qu'on pût avec si peu de temps et de soin se métamorphoser
+ainsi en voyage, et l'élégance de son amie la frappait d'une sorte de
+vertige. Les dames de la ville s'étaient flattées d'avoir à critiquer
+cette toilette et cette tournure qu'on avait annoncées si étranges;
+elles étaient forcées d'admirer et de dévorer du regard ces étoffes
+moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes
+d'ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle
+n'arrivera jamais l'élégante de petite ville, même lorsqu'elle copie
+exactement l'élégante des grandes villes; enfin toutes ces recherches
+de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes
+sans goût exagèrent jusqu'à l'absurde, ou suppriment jusqu'à la
+malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste,
+c'était l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure
+compagnie qu'on ne s'attend guère, en province, à trouver chez une
+comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à
+Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle
+souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits
+esprits qui étaient venus à l'insu les uns des autres, chacun croyant
+être le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une
+bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de
+la présence des autres, et plus encore du désappointement d'avoir à
+envier ce qu'il était venu persifler, humilier peut-être! Toutes ces
+femmes se tenaient d'un côté du salon comme un régiment en déroute, et
+de l'autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes
+de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec
+elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son
+peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le
+malaise croissait d'un côté, tandis que la véritable dignité
+triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait même plus
+regarder, si ce n'est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus
+désappointées eut éclairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une
+parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingère,
+le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à
+Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait
+à la capitale.
+
+À l'arrivée des premières visites, l'aveugle avait été confuse, puis
+contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir
+son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti,
+et, cessant de rougir de l'amitié qu'elle avait témoignée à Laurence,
+elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et
+moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer. -- Oui-da, Mesdames,
+répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes
+infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on
+n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard
+qui m'amène toute la ville à la fois. Est-ce qu'on aurait dérangé le
+calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois,
+tomberait-elle aujourd'hui? Puis, s'adressant à d'autres qui n'étaient
+presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu'à leur
+dire en face et tout haut: -- Ah! vous faites comme moi, vous faites
+taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre
+hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe
+toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S... de s'être
+mise au théâtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez
+trouvé cela révoltant, affreux! Eh bien, vous voilà toutes à ses
+pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être
+devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne
+en foule jouir de ma société.
+
+Quant à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour
+son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant,
+avec un courage héroïque en province, le blâme qu'on s'apprêtait à
+déverser sur elle, elle prit franchement le parti d'être en public à
+l'égard de Laurence ce qu'elle était en particulier. Elle l'accabla
+de soins, de prévenances, de respects même; elle plaça elle-même un
+tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de
+rafraîchissements; puis elle répondit par un baiser plein d'effusion
+à son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprès d'elle,
+elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du
+fauteuil.
+
+Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des
+miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût
+annoncé la nécessité la veille; et maintenant il lui coûtait si peu
+qu'elle s'en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de
+sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était
+le seul qui l'élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est
+certain que jusque-là la grâce, la noblesse et l'intelligence de
+l'actrice l'avaient déconcertée un peu; mais, depuis qu'elle l'avait
+posée auprès d'elle en protégée, Pauline ne s'apercevait plus de cette
+supériorité, difficile à accepter de femme à femme aussi bien que
+d'homme à homme.
+
+Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se
+retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et
+même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa
+reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise
+que l'actrice, baisant la main de madame D... et l'aidant à reprendre
+le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce
+qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait été pour elle durant cette
+petite épreuve. -- Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie
+lorsqu'elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le
+même remerciement. Tu n'as point de préjugés assez obstinés pour que
+ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te
+connais, tu ne serais plus toi-même si tu n'avais pas trouvé un vrai
+plaisir à t'élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules.
+
+-- C'est à cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, répondit
+Pauline un peu déconcertée.
+
+-- Allons donc, rusée! reprit Laurence en l'embrassant, c'est à cause
+de vous-même!
+
+Était-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de
+Pauline? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres
+et la plus sincère vis-à-vis d'elle-même. Si l'effort de son amie lui
+eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer
+de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si
+légitime de sa propre dignité, qu'elle croyait le courage de Pauline
+aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement
+de l'angoisse secrète qu'elle excitait dans cette âme troublée. Elle
+ne pouvait la deviner; elle ne l'eût pas comprise.
+
+Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormît
+dans son propre lit. Elle s'était fait arranger un grand canapé où
+elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus
+longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquiétude de la jeune
+recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l'art
+et celles de la gloire, celles de l'activité et celles de
+l'indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait
+imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages
+d'une position si différente de la sienne; il lui eût semblé peu
+délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle
+s'efforça de répondre à ses questions par d'autres questions; elle
+voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et
+tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette poésie du
+devoir qui lui semblait devoir être le partage d'une âme pieuse et
+résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur
+premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa
+vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le
+soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu'elle éprouvait
+de vivre et de s'épanouir, comme une fleur longtemps privée d'air et
+de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et força
+Laurence à s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connût, celui
+d'épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art,
+non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de
+l'élévation d'esprit et d'habitudes qu'il lui avait procurées. Elle
+s'honorait de nobles amitiés; elle avait connu aussi des affections
+passionnées, et, quoiqu'elle eût la délicatesse de n'en point parler à
+Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son
+éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d'entraînement.
+
+Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son coeur et dans
+son cerveau comme une pluie de feu; pâle, les cheveux épars, l'oeil
+embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle
+comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre
+les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l'expression de ses
+traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique
+pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d'une mère
+à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales,
+et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'écria,
+frappée de plus en plus: -- Mon Dieu, que tu es belle, ma chère
+enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne
+t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'école moderne;
+mais c'est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine
+peut-être, mais celle d'Euripide, disant:
+
+ Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!...
+
+Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un
+léger bâillement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu
+le sais, toi...
+
+-- Le grec! quelle folie! répondit Pauline en s'efforçant de sourire.
+Que ferais-je de cela?
+
+-- Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'étudier tout, s'écria
+Laurence, je voudrais tout savoir!
+
+Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux
+retour sur elle-même; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous
+ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues
+heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pensée ni
+son coeur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il
+lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de
+son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se
+releva encore sur son coude, et dit à Laurence: -- Pourquoi donc me
+comparais-tu à Phèdre? Sais-tu que c'est là un type affreux? Peux-tu
+poétiser le vice et le crime?... -- Laurence ne répondit pas. Fatiguée
+de l'insomnie de la nuit précédente, calme d'ailleurs au fond de
+l'âme, comme on l'est, malgré tous les orages passagers, lorsqu'on a
+trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence,
+elle s'était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible
+sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est
+heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-même, sans
+effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... Ô mon Dieu! cela
+est injuste!
+
+Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence
+s'éveilla aussi paisiblement qu'elle s'était endormie, et se montra au
+jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie
+robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis
+que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de
+Laurence, celle-ci repassait le rôle qu'elle devait jouer à Lyon, à
+trois jours de là. C'était à son tour d'être belle avec ses cheveux
+épars et l'expression tragique. De temps en temps, elle échappait
+brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans
+l'appartement en s'écriant: «Ce n'est pas cela!... je veux le dire
+comme je le sens!» Et elle laissait échapper des exclamations, des
+phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de
+Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces
+choses, et l'oubli complet où Laurence semblait être de tous les
+objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale.
+Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de
+pythonisse; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence,
+comme Laurence l'avait été de la sienne quelques heures auparavant.
+Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec
+une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est
+fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de
+Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre!
+
+Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement: -- Je fais tout
+ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu étais là sur
+ton coude... je ne peux pas en venir à bout! C'était magnifique.
+Allons! c'est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par
+inspiration! Toute inspiration est une réminiscence, n'est-ce pas,
+Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes
+cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te
+montrer.
+
+Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit
+l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si
+embellie qu'elle fit un cri de surprise. -- Ah! mon Dieu, quelle
+adresse! s'écria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y
+perdre trop de temps, et j'en mettais le double.
+
+-- Oh! c'est que nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées
+de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible.
+
+-- Et à quoi cela me servirait-il, à moi? dit Pauline en laissant
+tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un
+air sombre et désolé.
+
+-- Tiens, s'écria Laurence, te voilà encore Phèdre! Reste comme cela,
+j'étudie!
+
+Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne
+s'en aperçût pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde
+en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pièce et dévora d'amers
+sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais
+elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s'élevaient en elle.
+Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant
+monter en voiture, et, cette fois, c'était de regret; car Laurence
+venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait
+avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit,
+et s'endormit brisée, désirant ne plus s'éveiller. Lorsqu'elle
+s'éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles
+qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué.
+Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et
+essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la
+réalité par le chant de son serin qui s'éveillait dans sa cage,
+toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva,
+ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l'oiseau sédentaire,
+qui ne voulait pas s'envoler. «Ah! tu n'es pas digne de la liberté!»
+dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt. Elle retourna à sa
+toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage
+sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu'à l'heure où sa mère
+s'éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n'avait pas
+senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de
+toutes ses forces.
+
+
+
+
+III.
+
+
+Un an s'était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et
+l'on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice
+avait reparu avec tant d'éclat parmi ses concitoyens; car on se
+tromperait grandement si l'on supposait que les préventions de la
+province sont difficiles à vaincre. Quoi qu'on dise à cet égard, il
+n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir,
+de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit
+ailleurs que le temps est un grand maître; il faut dire en province
+que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc
+d'une nouveauté quelconque contre les habitudes d'une petite ville est
+certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on
+reconnaît que ce n'était rien, et que mille curiosités inquiètes
+n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrière
+des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la
+première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut
+traitée de cosaque en jupon, et où, l'année suivante, toutes les dames
+de l'endroit voulurent avoir équipage d'amazone jusqu'à la cravache
+inclusivement.
+
+À peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle
+réaction s'opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier
+l'empressement qu'il avait mis à la voir en grandissant la réputation
+de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son
+mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l'honneur de lui avoir
+parlé le premier, et ceux qui n'avaient pu se résoudre à l'aller voir
+prétendirent qu'ils y avaient fortement poussé les autres. Cette
+année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et
+plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui
+possèdent 15,000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se déplacent pas
+aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait
+dans la barbarie), se risquèrent enfin à faire le voyage de la
+capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et
+fiers d'avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première
+galerie, au moment où la salle _croulait_, comme on dit, sous les
+applaudissements: -- Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité
+la ville que j'habite. C'était l'amie intime de ma femme. Elle dînait
+quasi tous les jours _à la maison_. Oh! nous avions bien deviné son
+talent! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous
+nous disions entre nous: «Voilà une jeune personne qui peut aller
+loin!» Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles
+racontèrent avec orgueil qu'elles avaient été rendre leurs devoirs à
+la grande actrice, qu'elles avaient dîné à sa table, qu'elles avaient
+passé la soirée dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels
+meubles! quelles peintures! et quelle société amusante et honorable!
+des artistes, des députés; monsieur un tel, le peintre de portraits;
+madame une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la
+musique... Que sais-je? la tête en tournait à tous ceux qui
+entendaient ces beaux récits, et chacun de s'écrier: Je l'avais
+toujours dit qu'elle réussirait! Nul autre que moi ne l'avait devinée.
+
+Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de
+bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui
+jusqu'au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent
+pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais
+celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses
+devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et
+soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et
+son zèle ne purent la sauver. Madame D... expira dans ses bras environ
+quinze mois après l'époque où Laurence était passée à Saint-Front.
+
+Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance
+assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et
+agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans
+sa paisible et sombre demeure, à s'y reposer du bruit de la foule
+auprès du fauteuil de l'aveugle et des géraniums de la fenêtre;
+Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait
+l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'étendait sur
+elle, et de s'élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait
+Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble
+orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres
+avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui,
+loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondément. Enfin
+les plaintes s'exhalèrent du coeur de Pauline, et Laurence fut forcée
+de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de
+certaines vertus paralyse l'âme des femmes, au lieu de la fortifier.
+-- Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant
+sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline;
+et où faut-il aller chercher le repos de l'âme? Celle qui me plaignait
+tant au début de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa
+réclusion d'une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau
+des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire
+heureuse sous le poids du travail et des émotions.
+
+Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint
+conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort
+aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie
+de sa fille. Elle voulut la détourner d'un projet qu'elle caressait
+depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en
+lui faisant partager la sienne aussitôt qu'elle serait libre. -- Que
+deviendra cette pauvre enfant désormais? disait Laurence. Le devoir
+qui l'attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne
+viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d'une
+petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes
+choses, son intelligence cherche à se développer. Qu'elle vienne donc
+près de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra.
+
+-- Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S..., la mère de
+Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son âme n'en sera
+que plus inquiète et plus avide.
+
+-- Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive à
+comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et
+n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée?
+
+-- Elle le dit, repartit madame S..., elle te trompe, elle se trompe
+elle-même. C'est par le coeur qu'elle demande à vivre, la pauvre
+fille!
+
+-- Eh bien! s'écria Laurence, son coeur ne trouvera-t-il pas un
+aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville
+comme je l'aime? Et si l'amitié ne suffit pas à son bonheur,
+croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de
+son amour?
+
+La bonne madame S... secoua la tête. -- Elle ne voudra pas être aimée
+en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la
+mélancolie.
+
+L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline
+annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par
+d'anciennes dettes que son père avait laissées, et qu'elle voulait
+payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait
+fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D...; mais sa
+fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit
+aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son
+mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer
+la pitié; elle renonçait à la succession de ses parents et allait
+essayer de monter un petit atelier de broderie.
+
+Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent
+silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en
+voiture, et huit jours après elles revinrent à Paris avec Pauline.
+
+Ce n'était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son
+amie de l'emmener et de se charger d'elle à jamais. Elle s'attendait
+bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion; mais la
+vérité est que Pauline n'était pas réellement pieuse. C'était une âme
+fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le
+catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les
+nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de
+siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice,
+tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs
+trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se
+trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses
+y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par
+là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles
+s'écroulent.
+
+Pauline n'était pas douée des instincts de douceur, d'amour et
+d'humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle
+était si peu portée à l'abnégation, qu'elle s'était toujours trouvée
+malheureuse, immolée qu'elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de
+sa propre estime, et peut-être aussi de celle d'autrui, bien plus que
+de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence,
+moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et
+de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la
+sienne, malgré elle et dans le fond de son coeur, cette longue
+satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment
+d'austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l'offre de son
+amie, ce fut la crainte de n'être pas assez dignement placée auprès
+d'elle.
+
+D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'être blâmée
+par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'était pas là non
+plus le motif de Pauline. L'opinion avait changé autour d'elle;
+l'amitié de la grande actrice n'était plus une honte, c'était un
+honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son
+attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit à
+Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut
+obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à
+lui rendre, et la préférence exclusive qu'elle montrait à Pauline
+excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir.
+
+Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de
+délicatesse empêchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne
+comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d'accepter le poids de
+la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu'à la
+prière, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui
+serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices
+n'étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette
+insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empêcher
+de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blessée de cette
+méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en
+triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du coeur dont
+elle avait le don; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un
+pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de
+revenir sur ses pas au premier mécompte qu'elle y rencontrerait.
+
+Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et
+charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il
+y avait déjà deux mois, un congé qu'elle consacrait à des études
+consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au
+milieu de jardins où le bruit de la ville n'arrivait qu'à peine, et où
+elle recevait peu de monde. C'était la saison où chacun est à la
+campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes
+aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais
+décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie
+paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un
+monde d'intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à
+toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le
+compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours été
+aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa
+propre vie qu'elle l'était désormais. Elle avait acquis à ses dépens
+de l'expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore,
+elle avait été fort éprouvée par l'ingratitude et la méchanceté. Après
+avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup
+regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s'était résignée à
+subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme
+à ne rien provoquer de la part de l'opinion, à sacrifier souvent
+l'enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil,
+l'irritation d'une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un
+mot, elle commençait à résoudre, dans l'exercice de son art comme dans
+sa vie privée, un problème difficile. Elle s'était apaisée sans se
+refroidir, elle se contenait sans s'effacer.
+
+Sa mère, dont la raison l'avait quelquefois irritée, mais dont la
+bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle
+n'avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs,
+elle avait été assez sage pour l'en retirer à temps. Laurence s'était
+parfois égarée, et jamais perdue. Madame S... avait su à propos lui
+faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise,
+quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse
+suggérer l'amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par
+la crainte d'être réputée sa complaisante ou sa complice! Madame S...
+avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas
+épargnée. Le grand coeur de Laurence l'avait compris, et, désormais
+sauvée par elle, arrachée au vertige qui l'avait un instant suspendue
+au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente,
+même un espoir légitime, à la crainte d'attirer sur sa mère un outrage
+nouveau.
+
+Ce qui se passait à cet égard dans l'âme de ces deux femmes était si
+délicat, si exquis et entouré d'un si chaste mystère, que Pauline,
+ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de
+quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle
+ne songea pas à le pénétrer; elle ne fut frappée que du bonheur et de
+l'harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille: la mère, la
+fille artiste et les deux jeunes soeurs, ses élèves, ses filles aussi,
+car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et
+consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur
+intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien
+étrange avec l'espèce de haine et de crainte qui avait cimenté
+l'attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la
+remarque avec une souffrance intérieure qui n'était pas du remords
+(elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs),
+mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir
+humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus
+domestiques dans la demeure élégante d'une comédienne, qu'elle n'avait
+pu en pratiquer au sein de ses austères foyers? Que de pensées
+brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle
+veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique
+cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de
+sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de
+Shakspeare à ses petites soeurs attentives et recueillies pendant que
+la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur
+toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si
+cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis
+l'enthousiasme d'artiste, la bonté, la poésie, l'affection, et
+au-dessus planait encore la sagesse, c'est-à-dire le sentiment du beau
+moral, le respect de soi-même, le courage du coeur. Pauline pensait
+rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu'elle voyait;
+peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à
+Laurence.
+
+Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable
+dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours
+fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre
+utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme
+extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que
+Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement à son
+deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette
+blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisça
+volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence
+n'entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail
+devenait un peu lourd pour la bonne madame S... Elle y apporta des
+réformes d'économie, sans en diminuer l'élégance et le confortable.
+Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle
+consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites
+filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans
+l'intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre
+ses rôles en les lui faisant réciter; enfin elle sut se faire une
+place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son
+juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu'elle
+reçut en échange.
+
+Cette vie fut sans nuage jusqu'à l'entrée de l'hiver. Tous les jours
+Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six à
+huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et
+causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur
+la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de
+charme et d'intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient
+rappeler, pour le bon goût, l'esprit et la politesse, celles qu'on
+avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon
+qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles
+avaient plus d'animation véritable; car l'esprit de notre époque est
+plus profond, et d'assez graves questions peuvent être agitées, même
+entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable
+esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir
+interroger et écouter; mais il leur est déjà permis de comprendre ce
+qu'elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu'elles
+demandent.
+
+Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la société intime
+de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain âge,
+étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas
+seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence
+éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant
+pour les personnes sérieuses. Autour d'une femme remarquable, tout
+tend à s'harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses
+sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule
+personne qui pût déranger le calme de son esprit; et ce qui fut
+étrange, même à ses propres yeux, c'est qu'elle commençait déjà à
+trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se
+demander si le rêve qu'elle avait fait du _tourbillon_ de Laurence
+devait n'avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s'étonna de
+retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans
+la solitude; et, pour justifier vis-à-vis d'elle-même cette singulière
+inquiétude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une
+tendance au spleen que rien ne pourrait guérir.
+
+Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que
+l'actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin
+qu'elle prît d'écarter de son intimité tout caractère léger, toute
+assiduité dangereuse, l'hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs
+hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le
+public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail
+hâté, l'inquiétude et l'attrait du succès envahirent le paisible
+intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du
+sanctuaire à d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres,
+des camarades de théâtre, des hommes d'État, en rapport par les
+subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns
+remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'élégance,
+d'autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu
+d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans
+images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner
+enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne
+sentit pas son coeur s'émouvoir. Seulement sa vie changea forcément de
+cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par
+l'étude, ses fibres d'artiste plus excitées par le contact du public.
+Sa mère et ses soeurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites,
+dans son orbe éblouissant. Mais Pauline!... Ici commença enfin à
+poindre la vie de son âme, et à s'agiter dans son âme le drame de sa
+vie.
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y
+avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour
+son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s'avouait point
+homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde,
+quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il
+avait hérité d'une fortune considérable, et ne songeait point à
+l'augmenter, mais ne se mettait guère en peine d'en faire un usage
+plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux théâtres,
+de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes.
+Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand coeur, il faut dire à
+son excuse qu'il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne
+le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'était
+un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale;
+passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises
+qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par
+goût; sceptique par éducation, par habitude et par ton; porté aux
+vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus
+que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, écrivain
+pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les
+branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un
+peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et
+fréquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie
+de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir
+avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il
+était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès
+des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les
+personnes d'un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison
+avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce
+qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était
+précisément ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les
+artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule
+des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gré de n'être
+ni un juif, ni un sot, ni un maniaque.
+
+Il était de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde
+connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il
+n'était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il
+n'eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs,
+point d'entreprise où il n'eût quelques capitaux, point
+d'administration où il n'eût quelque influence, point de cercle dont
+il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'était pas le
+dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le
+monde; c'était un certain savoir-faire, plein d'égoïsme, exempt de
+passion, mêlé de vanité, et soutenu d'assez d'esprit pour faire
+paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de
+l'art qu'il ne l'était en effet.
+
+Sa position l'avait, depuis quelques années déjà, mis en rapport avec
+Laurence; mais ce furent d'abord des rapports éloignés, de pure
+politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie,
+c'était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable.
+Laurence s'était un peu méfiée de lui d'abord, sachant fort bien qu'il
+n'est point de société plus funeste à la réputation d'une jeune
+actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que
+Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez
+souvent pour manifester quelque prétention, et qu'il n'en manifestait
+cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d'être, la prit
+pour un témoignage d'estime de très-bon goût; et, craignant de se
+montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa
+pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits
+services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement
+respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis
+véritables, lui faisant un grand mérite d'être beau, riche, jeune,
+influent, et de n'avoir aucune fatuité.
+
+La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose
+étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu'elle
+le flattait. Soit qu'on le prît pour l'amant ou pour l'ami de
+Laurence, son amour-propre était caressé. Mais lorsqu'il se disait
+qu'elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en
+éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l'esprit de s'en
+venger quelque jour.
+
+Le fait est qu'il n'était point épris d'elle. Du moins, depuis trois
+ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de
+son coeur n'en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà
+blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de
+désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu'il avait
+connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche
+ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'étaient assez constatés pour
+qu'il attachât un grand prix à sa conquête. D'ailleurs, il avait bien
+assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point
+aujourd'hui de succès infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence
+avait une âme trop élevée pour céder jamais à d'autres entraînements
+que ceux du coeur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-être de
+l'opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment
+généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l'imputation d'être
+protégée et assistée par un amant. Il s'enquit de son passé, de sa vie
+intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet
+serait repoussé d'elle comme un sanglant affront; et en même temps que
+ces découvertes lui donnèrent de l'estime pour Laurence, elles
+éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela
+était difficile et aurait du retentissement. C'était donc dans ce but
+qu'il s'était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant
+bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses
+intentions.
+
+Pendant ces trois ans le temps avait marché, et l'occasion de risquer
+une tentative ne s'était pas présentée. Le talent de Laurence était
+devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était
+assurée, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son coeur ne
+s'était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme,
+triste parfois, mais résolue de ne plus se risquer à la légère sur
+l'aile des orages. Peut-être ses réflexions l'avaient-elle rendue plus
+difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son
+choix... Était-ce dédain, était-ce courage? Montgenays se le demandait
+avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu'il était aimé en secret,
+et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop
+adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect
+enchaînerait toujours en lui la pensée d'être autre chose pour
+Laurence qu'un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et
+on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre
+Montgenays d'une déclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui
+faire. -- Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne
+pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient à aimer. Cette réponse
+revenait à Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la
+raillerie du dépit ou pour la douceur de l'indifférence. Sa vanité en
+était parfois si tourmentée, qu'il était prêt à tout risquer pour le
+savoir; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait,
+et le temps s'écoulait sans qu'il vît jour à sortir de ce cercle
+vicieux où chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir à une
+phase de découragement, et d'une résolution d'hypocrisie à une
+résolution d'impertinence, sans qu'il lui fût jamais possible de
+trouver l'heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas
+insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu'il
+craignait le plus au monde, c'était de prêter à rire, lui qui mettait
+son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline
+lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience
+lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but.
+
+Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui
+manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une
+sotte vanité. Il pensa qu'en feignant une velléité d'amour pour
+Pauline il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent
+de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de
+Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le
+cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commençait à souffrir du
+peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans
+ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du
+moins attrayantes à force d'art; puis, en se comparant à elles, en se
+comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté
+était plus régulière, plus irréprochable, et qu'un peu de toilette
+suffirait pour l'établir devant tous les yeux. En passant et repassant
+dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la
+clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu'elle avait
+assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait
+dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la
+choquer. Dans un de ces moments-là elle rencontra précisément dans la
+glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle
+ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontré dans
+l'antichambre sans le voir lorsqu'il était arrivé. C'était le premier
+homme d'une belle figure et d'une véritable élégance qu'elle eût
+encore pu remarquer. Elle en fut frappée d'une sorte de terreur; elle
+reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe
+flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche.
+Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait
+toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans
+les sentiments d'une donnée vulgaire pour comprendre d'emblée ce qui
+se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que
+Montgenays parlait d'elle à Laurence; car, tout en s'entretenant à
+voix basse, leurs regards se portaient sur elle. -- Est-ce une
+première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là?
+demandait Montgenays à Laurence, quoiqu'il sût fort bien le roman de
+Pauline. -- Ni l'une ni l'autre, répondit Laurence. C'est mon amie de
+province dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle?
+-- Montgenays affecta de ne pas répondre d'abord, de regarder fixement
+Pauline; puis il dit d'un ton étrange que Laurence ne lui connaissait
+pas, car c'était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour
+faire son effet dans l'occasion: -- Admirablement belle,
+délicieusement jolie! -- En vérité! s'écria Laurence toute surprise de
+ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que
+je vous présente à elle. -- Et, sans attendre sa réponse, elle le prit
+par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait
+de se faire une contenance on rangeant son métier de broderie.
+-- Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un
+de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps
+désire beaucoup te connaître. -- Puis, ayant nommé Montgenays à
+Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la
+parole à un de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe,
+elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à
+tête, dans le coin du salon.
+
+Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté,
+chaussé et parfumé. Hélas! on n'imagine pas quel prestige ces minuties
+de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province.
+Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur
+à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque
+sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur
+étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les
+regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les
+coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera
+bien sot s'il n'en accapare pas quelques-uns.
+
+Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline. Intelligente
+et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de _provincialité_ mais
+elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand
+charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi
+d'être troublée par le seul extérieur d'un homme. Elle se réconcilia
+avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet
+homme le même cachet d'élégance dont toute sa personne portait
+l'empreinte. Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le
+soin qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée
+dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le
+plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts,
+sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord
+comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout
+juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline
+ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa
+langueur habituelle. Elle s'excusa un instant sur son ignorance de
+toutes choses; Montgenays parut prendre cette timidité pour une
+admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d'une
+façon cafarde. Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer
+qu'elle aussi avait de l'esprit, du goût, de l'instruction. Le fait
+est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence
+passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie
+étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu
+commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression
+triviale, il était facile de voir que son esprit n'était pas encore
+sorti tout à fait de l'état de chrysalide. Un homme supérieur à
+Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le
+vaniteux en conçut un secret mépris pour l'intelligence de Pauline, et
+il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait
+jamais que de jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait.
+
+Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une
+résolution si sèche et si cruelle? Personne, à coup sûr. Laurence,
+malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins
+que personne, devait en concevoir l'idée.
+
+Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude
+qu'elle l'avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu'à la
+fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la
+retrouver brillante, enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque
+aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde.
+
+-- Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux
+comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille de voir comme en un
+instant l'esprit vient aux filles?
+
+Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua
+pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre
+visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence
+sortait de la répétition à quatre heures; et depuis trois jusqu'à
+quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché
+sur le métier de Pauline.
+
+Au grand jour, Pauline l'avait trouvé fort vieux. Quoiqu'il n'eût que
+trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès; l'on
+sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la
+fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci
+faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au
+front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d'hommes dans
+notre époque de romantisme ont été réputés penseurs et poëtes, rien
+que pour avoir l'orbite creusé et le front dévasté avant l'âge!
+Combien ont paru hommes de génie qui n'étaient que malades!
+
+Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille.
+Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée
+sait apprécier à leur valeur, tombaient dans l'âme aride et flétrie de
+la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop
+longtemps privé de satisfactions légitimes, s'épanouissait au souffle
+dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable! celle d'un
+homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait
+en faire un marchepied pour s'élever jusqu'à Laurence.
+
+
+
+
+V.
+
+
+La première personne qui s'aperçut de l'amour insensé de Pauline fut
+madame S... Elle avait pressenti et deviné, avec l'instinct du génie
+maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n'avait jamais
+été dupe de son indifférence simulée, et s'était toujours tenue en
+méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S...
+était, comme toutes les mères d'artiste, une femme bornée, maussade,
+fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu'il fit la cour à
+Pauline, madame S..., emportée par sa sollicitude, craignit que cette
+ruse n'eût une sorte de succès, et que Laurence ne se sentît piquée
+d'avoir passé inaperçue devant les yeux d'un homme à la mode. Elle
+n'eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment; mais
+madame S..., au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces
+enfantillages de mère qui s'effraie hors de raison au moindre danger.
+Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l'intrigue
+entamée par Montgenays, et, au lieu d'appeler la raison et la
+tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de
+détromper celle-ci et de l'éclairer sur son imprudence.
+
+Mais, quoiqu'elle y mît de l'affection et de la délicatesse, elle fut
+fort mal accueillie. Pauline était enivrée; on lui eût arraché la vie
+plutôt que la présomption d'être adorée. La manière un peu aigre dont
+elle repoussa les avertissements de madame S... donnèrent un peu
+d'amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées où perçait
+d'une part le sentiment de l'infériorité de Pauline, de l'autre
+l'orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui
+était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie,
+s'imagina que madame S... avait été en ceci la confidente et l'écho du
+dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui
+double son enjeu, il redoubla d'attentions et d'assiduités auprès de
+Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d'un amour
+qu'il n'éprouvait pas. Elle avait feint de n'y pas croire; mais elle
+n'y croyait que trop, l'infortunée! Quoiqu'elle se fût défendue avec
+courage, Montgenays n'en était pas moins sûr d'avoir bouleversé
+profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa
+victoire, et attendait, pour la remporter ou l'abandonner, que
+Laurence se prononçât pour ou contre.
+
+Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses
+journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les
+représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays
+faisait dans l'estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de
+l'émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux
+comédien, homme d'esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire
+de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le
+caractère et l'esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous
+les hommes vulgaires; et, comme Laurence défendait au moins les
+qualités de son coeur, Lavallée s'écria: -- Quant à moi, je sais bien
+que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui
+veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l'aime? c'est qu'il
+n'est pas méchant. -- Il me semble que c'est quelque chose, dit
+Pauline avec intention et en lançant un regard plein d'amertume au
+vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne
+prit rien pour lui de l'allusion. -- C'est moins que rien,
+répondit-il; car il n'est pas bon, et voilà pourquoi je ne l'aime pas,
+si vous voulez le savoir. On n'a jamais rien à espérer et l'on a tout
+à craindre d'un homme qui n'est ni bon ni méchant.
+
+Plusieurs voix s'élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de
+Laurence par-dessus toutes les autres; seulement elle ne put l'excuser
+lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n'avait
+point d'ami véritable, et qu'on ne lui avait jamais vu aucun de ces
+mouvements de vertueuse colère qui trahissent un coeur généreux et
+grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence
+qu'elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en
+laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués
+sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie
+étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie; son
+agitation fut si marquée qu'il se fit un instant de silence, et tous
+les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son
+imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d'une manière générale
+le train du monde en ces sortes d'affaires. -- C'est une chose bien
+triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l'indifférence avec
+laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant
+pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je
+suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage; mais je ne peux
+m'habituer à cela... Voyons, monsieur Lavallée, c'est à vous de me
+donner raison; car me voici précisément dans un de ces mouvements de
+vertu brutale dont vous reprochez l'absence à M. Montgenays. -- En
+prononçant ces derniers mots, Pauline s'efforçait de sourire à
+Laurence pour atténuer l'effet de ce qu'elle avait dit, et elle y
+avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le
+regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au
+bord de sa paupière. Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut
+une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du
+_Misanthrope_ sur l'ami du genre humain. Il avait la tradition de
+Fleury pour jouer ce rôle, et il l'aimait tellement que, malgré lui,
+il s'était identifié avec le caractère d'Alceste plus que sa nature ne
+l'exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes: leur instinct les
+porte à moitié vers un type qu'ils reproduisent avec amour, le succès
+qu'ils obtiennent dans cette création fait l'autre moitié de
+l'assimilation; et c'est ainsi que l'art, qui est l'expression de la
+vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même.
+
+Lorsque Laurence fut seule le soir avec son amie, elle l'interrogea
+avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise
+de la réserve et de l'espèce de crainte qui régnait dans ses réponses,
+et elle finit par s'en inquiéter. -- Écoute, ma chérie, lui dit-elle
+en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne
+l'aimes pas me fait craindre que tu ne l'aimes réellement. Je ne te
+dirai pas que cela m'afflige, car je crois Montgenays digne de ton
+estime; mais je ne sais pas s'il t'aime, et je voudrais en être sûre.
+Si cela était, il me semble qu'il aurait dû me le dire avant de te le
+faire entendre. Je suis ta mère, moi! La connaissance que j'ai du
+monde et de ses abîmes me donne le droit et m'impose le devoir de te
+guider et de t'éclairer au besoin. Je t'en supplie, n'écoute les
+belles paroles d'aucun homme avant de m'avoir consultée; c'est à moi
+de lire la première dans le coeur qui s'offrira à toi; car je suis
+calme, et je ne crois pas que lorsqu'il s'agira de Pauline, de la
+personne que j'aime le plus au monde après ma mère et mes soeurs, on
+puisse être habile à me tromper.
+
+Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu'au fond de l'âme. Il lui
+sembla que Laurence voulait s'élever au-dessus d'elle en s'arrogeant
+le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où
+Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières
+orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du Pharisien, demandant
+un peu de pitié pour l'excommuniée rejetée à la porte du temple.
+Laurence aussi l'avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de
+tendresse et d'engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété
+dans ses lettres qu'elle était devant ses yeux comme un ange de
+lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute
+mauvaise pensée. Pauline s'était habituée à poser devant Laurence
+comme une madone, et recevoir d'elle désormais un avertissement
+maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même
+courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit
+en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa
+tendre inquiétude; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses
+sentiments pour Montgenays.
+
+Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s'endormit plus. Elle
+eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir
+dit plus tôt ce qu'elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance
+de Pauline, qu'elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa
+toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de
+temps pour s'assurer que madame S... avait deviné juste, et, trois
+jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu'elle
+cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d'un
+tête-à-tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline,
+et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet
+d'étude, où elle dit: -- Je vous croyais mon ami, et j'ai pourtant un
+manque d'amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez
+Pauline, et vous ne me l'avez pas confié. Vous lui faites la cour, et
+vous ne m'avez pas demandé de vous y autoriser.
+
+Elle dit ces paroles avec un peu d'émotion, car elle blâmait
+sérieusement Montgenays dans son coeur, et la marche mystérieuse qu'il
+avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays
+désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment
+personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d'être
+sur la défensive jusqu'à ce que Laurence fît éclater le dépit qu'il
+lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie
+volontaire et avec l'intention d'inquiéter de plus en plus Laurence.
+
+Cette absence de franchise l'inquiéta en effet, mais toujours à cause
+de son amie, et sans qu'elle eût seulement la pensée de mêler sa
+personnalité à cette intrigue.
+
+Montgenays, tout homme du monde qu'il était, eut la sottise de s'y
+tromper; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la
+jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu'il avait
+longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n'était qu'une
+feinte vis-à-vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être
+pour s'étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d'une passion
+malheureuse... Un regard accablant de Laurence l'arrêta au moment où
+il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n'était
+pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus
+favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se
+retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences,
+protesta qu'il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans
+promettre de l'aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans
+rassurer l'amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de
+le condamner.
+
+Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il
+était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux
+et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et
+savamment vers un _fiasco_ misérable. Il sut durant plusieurs semaines
+tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l'avait jamais
+soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait
+l'amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son
+bonheur, qu'elle n'osait pas la préserver du danger en éloignant
+Montgenays. -- Non, il ne m'adressait pas une impudente insinuation,
+disait-elle à sa mère, lorsqu'il m'a dit qu'un amour malheureux le
+tenait dans l'incertitude. J'ai cru un instant qu'il avait cette
+pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d'honneur. Il
+m'a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse.
+Il ne lui serait pas venu à l'esprit tout d'un coup de se jouer de moi
+et d'outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple
+que d'être sa dupe.
+
+-- Je le crois capable de tout, répondait madame S... Demandez à
+Lavallée ce qu'il en pense; confiez-lui ce qui se passe: c'est un
+homme sûr, pénétrant et dévoué.
+
+-- Je le sais, dit Laurence; mais je ne puis cependant disposer d'un
+secret que Pauline refuse de me confier: on n'a pas le droit de trahir
+un mystère aussi délicat, quand on l'a surpris volontairement; Pauline
+en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l'est, ne me le
+pardonnerait de sa vie. D'ailleurs Lavallée a des prétentions
+exagérées: il déteste Montgenays; il ne saurait le juger avec
+impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous
+trompons! S'il est vrai que Montgenays l'aime (et pourquoi ne
+serait-ce pas? elle est si belle, si sage, si intelligente!) nous
+tuons son avenir en éloignant d'elle un homme qui peut l'épouser et
+lui donner dans le monde un rang qu'à coup sûr elle désire; car elle
+souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position
+l'affecte plus qu'elle ne peut l'avouer; elle aspire à l'indépendance,
+et la fortune peut seule la lui donner.
+
+-- Et s'il ne l'épouse pas! reprit madame S... Quant à moi, je crois
+qu'il n'y songe nullement.
+
+-- Et moi, s'écria Laurence, je ne puis croire qu'un homme comme lui
+soit assez infâme ou assez fou pour croire qu'il obtiendra Pauline
+autrement.
+
+-- Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaie de les séparer;
+ferme-lui ta porte: ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que,
+s'il l'aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour
+par des offres honorables.
+
+-- Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en
+s'accusant d'un amour mal guéri qui l'empêche encore de se prononcer.
+Cela ne se voit-il pas tous les jours? Un homme est quelquefois
+incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient
+par sa coquetterie, tandis que l'autre l'attire par sa douceur et sa
+bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la
+bonne, où l'esprit s'éclaire sur les défauts de l'ingrate maîtresse et
+sur les qualités de l'amie généreuse. Aujourd'hui, si nous brusquons
+l'incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau
+sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit,
+renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner
+aux pieds d'une perfide qui brisera ou desséchera son coeur; au lieu
+que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de
+délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l'autre
+femme, il reconnaîtra qu'elle seule est digne d'amour, et il arrivera
+à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve?
+Que Pauline l'aime sérieusement? c'est déjà fait; qu'elle se laisse
+égarer par lui? c'est impossible. Il n'est pas homme à le tenter; elle
+n'est pas femme à s'y laisser prendre.
+
+Ces raisons ébranlèrent un peu madame S... Elle fit seulement
+consentir Laurence à empêcher les tête-à-tête que ses courses et ses
+occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et
+Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie
+avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler
+augmenterait l'ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir
+entretiendrait son admiration.
+
+Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline
+à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour
+Laurence; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en
+lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui
+représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels
+travaux du ménage; qu'elle avait besoin de mouvement, de distraction.
+On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins
+sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la
+force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son
+amie, comme un service, qu'elle vînt l'aider au théâtre à s'habiller
+et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était
+maladroite, disait-on; madame S... était souffrante et succombait à la
+fatigue de cette vie agitée; Laurence y succombait elle-même. Les
+tendres soins d'une amie pouvaient seuls adoucir les corvées
+journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers
+retranchements, et poussée d'ailleurs par un reste d'amitié et de
+dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près
+chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle
+jamais elle n'avait pu s'habituer; et maintenant cette souffrance
+devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur.
+Depuis que Montgenays s'était mis en tête l'espérance de réussir
+auprès de l'actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son
+dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s'éclairer, elle
+fermait les yeux à l'évidence avec terreur; mais, en dépit
+d'elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme.
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l'éloigner de
+Pauline; il vit aussi la sombre tristesse qui s'emparait de cette
+jeune fille. Il la pressa de questions; mais comme elle était encore
+avec lui sur la défensive, et qu'elle ne voulait plus lui parler qu'à
+la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement il remarqua
+l'espèce d'autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne
+craignait pas de s'arroger sur son amie, et il remarqua aussi que
+Pauline ne s'y soumettait qu'avec une sorte d'indignation contenue. Il
+crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie; il ne
+voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser
+Laurence indifférente et loyale.
+
+Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui
+devait les laisser toutes deux dans l'incertitude. Il affecta de
+passer des semaines entières sans paraître devant elles; puis, tout à
+coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté,
+montrant de l'humeur lorsqu'il était calme, feignant l'indifférence
+lorsqu'on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait
+Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière
+s'aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays,
+après lui avoir montré tant d'empressement, devenait si nonchalant à
+vaincre les obstacles qu'on avait mis entre eux. Elle s'en prenait
+secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne
+voulait pas reconnaître qu'en l'éclairant on lui rendait service.
+Lorsqu'elle interrogeait Montgenays, d'un air qu'elle essayait de
+rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s'il
+était seul avec elle, qu'il avait eu des occupations, des affaires
+indispensables; mais, si Laurence était présente, il s'excusait sur la
+simple fantaisie d'un besoin de solitude ou de distraction. Un jour,
+Pauline lui dit devant madame S..., dont la présence assidue lui était
+un supplice, qu'il devait avoir une passion dans le grand monde,
+puisqu'il était devenu si rare dans la société des artistes.
+Montgenays répondit assez brutalement: -- Quand cela serait, je ne
+vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait
+s'intéresser aux folies d'un jeune homme. En cet instant, Laurence
+entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire
+douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son
+âme. Laurence s'approcha d'elle et posa la main affectueusement sur
+son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une
+souffrance qu'en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa
+rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main
+de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l'avoir haïe et
+calomniée dans son coeur. Laurence ne comprit ce mouvement qu'à
+moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde
+sympathie, sur l'épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant
+ses larmes et faisant un nouvel effort: -- J'étais, dit-elle en
+crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à
+_votre ami_ l'abandon où il vous laisse. -- L'oeil scrutateur de
+Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité
+pour un élan de colère féminine, et se rapprochant d'elle: -- Vous en
+plaignez-vous, Madame? dit-il avec une expression qui fit tressaillir
+Pauline. -- Oui, je m'en plains, répondit Laurence d'un ton plus
+sévère encore que son regard. -- Eh bien! cela me console de ce que
+j'ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main.
+Laurence sentit frissonner Pauline. -- Vous avez souffert? dit madame
+S..., qui voulait pénétrer dans l'âme de Montgenays; ce n'est pas ce
+que vous disiez tout à l'heure. Vous nous parliez de _folies de jeune
+homme_ qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l'absence.
+-- Je me prêtais à la plaisanterie que vous m'adressiez, répondit
+Montgenays. Laurence ne s'y fût pas trompée. Elle sait bien qu'il
+n'est plus de folies, plus de légèretés de coeur possibles à l'homme
+qu'elle honore de son estime. En parlant ainsi, son oeil brillait d'un
+feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d'une
+paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements; elle vit ce
+regard, et elle en fut atteinte jusqu'au coeur. Elle pâlit et repoussa
+la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut
+un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui
+répondit par un signe d'intelligence. Au bout d'un instant, elles
+sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l'une à
+l'autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du
+jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d'iniquité
+dont s'enveloppait le lâche amant de Pauline. -- Ce que je crois
+deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J'en suis
+indignée, je n'ose y croire encore. -- Il y a longtemps que j'en ai la
+conviction, répondit madame S... Il joue une odieuse comédie; mais ses
+prétentions s'élèvent jusqu'à toi, et Pauline est sacrifiée à ses
+orgueilleux projets. -- Eh bien! répondit Laurence, je détromperai
+Pauline. Pour cela, il me faut une certitude; je le laisserai
+s'avancer, et je le dévoilerai quand il se sera pris au piége.
+Puisqu'il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et
+si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons
+lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n'aurais jamais
+cru qu'il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n'est
+pas la profession.
+
+-- Prends garde, dit madame S..., tu t'en feras un ennemi mortel, et
+un ennemi littéraire, qui plus est.
+
+-- Puisqu'il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme,
+reprit Laurence, que m'importe un de plus? Mon devoir est de préserver
+Pauline, et, pour qu'elle ne souffre pas de l'idée d'une trahison de
+ma part, je vais, avant tout, l'avertir de mes desseins.
+
+-- Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S... Pauline
+est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime,
+elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra
+quand tu l'auras fait.
+
+-- Eh bien! qu'elle me haïsse s'il le faut, dit Laurence en laissant
+échapper quelques larmes; j'aime mieux supporter cette douleur que de
+la voir devenir victime d'une infamie.
+
+-- En ce cas, attends-toi à tout; mais, si tu veux réussir, ne
+l'avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais
+avec lui en pure perte.
+
+Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu'elle rentra au salon,
+Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient
+rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante; elle embrassa
+son amie d'un air où perçaient la haine et l'ironie du triomphe.
+Laurence renferma le chagrin mortel qu'elle en ressentit, et comprit
+tout à fait le jeu que jouait Montgenays.
+
+Ne voulant pas s'abaisser à donner une espérance positive à ce
+misérable, elle imita son air et ses manières, et l'enferma dans un
+système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie
+inquiète d'un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d'une résolution
+courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds
+découragements. Incapable d'échanger avec Montgenays un regard
+provocant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où
+Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l'impatience
+d'une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d'une
+femme au désespoir, mais fière jusqu'à préférer la mort à
+l'humiliation d'un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle,
+et ne songea plus qu'à deviner celui qu'elle avait pris. Sa vanité
+l'interprétait suivant ses désirs; mais il n'osait encore se risquer,
+car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une
+déclaration de sa part. Excellente artiste qu'elle était, il lui était
+impossible de représenter parfaitement un personnage sans
+vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa
+mère avait mis dans la confidence (il avait d'ailleurs tout deviné de
+lui-même): -- J'ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C'est
+comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la
+situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce
+pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les
+plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire. Eh
+bien, avec ce Montgenays, c'est absolument de même; quand tu es là et
+que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d'éclater;
+alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au
+malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement; mais à
+mes dépens, car mon coeur saigne. Ah! je ne savais pas que la comédie
+fût plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches!
+
+-- Il faudra que je t'aide, répondit Lavallée; car je vois bien que
+seule tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque.
+Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers
+retranchements sans te compromettre sérieusement.
+
+Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie _d'Andromaque_. Il y
+avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce.
+Soit qu'elle l'eût bien étudiée récemment, soit que la vue d'un
+auditoire nombreux et brillant l'électrisât plus qu'à l'ordinaire,
+soit enfin qu'elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la
+verve et tout l'art qu'elle employait si désagréablement depuis quinze
+jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel
+qu'elle n'en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n'était pas tant
+le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à
+Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se
+montrait un peu froid pour elle, il s'endormait plus tranquillement,
+dans la pensée qu'il pouvait échouer dans son entreprise; mais,
+lorsqu'on la rappelait sur la scène et qu'on lui jetait des couronnes,
+il ne dormait point, et passait la nuit à machiner ses plans de
+séduction. Ce soir-là, il assistait à la représentation, dans une
+petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S... et Lavallée. Il
+était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la
+belle tragédienne, qu'il ne songeait pas seulement à la présence de
+Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que
+ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement.
+Il désirait que Laurence le vît, l'entendît par-dessus tout le bruit
+de la salle; et Pauline s'étant plainte avec aigreur de ce que son
+empressement à applaudir l'empêchait d'entendre les derniers mots de
+chaque réplique, il lui dit brutalement: -- Qu'avez-vous besoin
+d'entendre? Est ce que vous comprenez cela, vous?
+
+Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie,
+Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette
+malheureuse fille. Il ne l'aimait point, quelles que fussent sa beauté
+et les qualités réelles de son caractère; et il s'indignait en
+lui-même de l'aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait
+effacer à ses yeux l'éclat de la grande actrice; et lui aussi était
+fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu'on soit, on ne
+réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n'est le remords,
+c'est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité.
+
+Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence; puis, au bout d'un
+instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur; elle se
+leva et sortit. La bonne madame S..., qui la plaignait sincèrement, la
+suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur
+le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S... et la femme de
+chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer,
+Montgenays, incapable de songer au mal qu'il lui avait fait,
+continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l'acte fut
+fini, Lavallée s'empara de lui, et, se composant le visage le plus
+sincère que jamais l'artifice du comédien ait porté sur la scène:
+-- Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n'a été plus
+étonnante qu'aujourd'hui? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que
+je ne leur connaissais pas. Cela m'inquiète!
+
+-- Comment donc? reprit Montgenays. Craindriez-vous que ce ne fût
+l'effet de la fièvre?
+
+-- Sans aucun doute; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je
+m'y connais; je sais qu'une femme délicate et souffrante comme elle
+l'est n'arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je
+gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l'entr'acte.
+C'est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait
+toute la force.
+
+-- Allons la voir! dit Montgenays en se levant.
+
+-- Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une
+solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à
+calmer ses esprits.
+
+-- Que voulez-vous dire? s'écria Montgenays.
+
+-- Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l'air d'un homme qui
+craint de s'être trahi.
+
+Ce jeu dura pendant tout l'entr'acte. Montgenays ne manquait pas de
+méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité
+pour voir qu'on le raillait. D'ailleurs, il avait affaire à trop forte
+partie, et Lavallée se disait en lui-même: -- Oui-da! tu veux te
+frotter à un comédien qui pendant cinquante ans a fait rire et pleurer
+le public sans seulement sortir ses mains de ses poches! tu verras!
+
+À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans
+lui dire une seule fois qu'il était aimé, lui avait fait entendre de
+mille manières qu'il l'était passionnément. Aussitôt que Montgenays
+s'y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper,
+mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s'enferrait de plus
+en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame
+S... -- Emmenez coucher Pauline, lui dit-il; faites-vous accompagner
+de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu'un quart
+d'heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un
+tête-à-tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu; il est à
+nous: je serai là, caché derrière la psyché; je ne quitterai pas votre
+fille d'un instant. Allez, et fiez-vous à moi.
+
+Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et le hasard les
+seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras
+de Montgenays, et n'y trouvant personne (Lavallée était déjà caché
+derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille,
+et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son
+amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle
+adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement
+vrai) qu'on avait été forcé d'emporter mademoiselle D... qui avait des
+convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait
+Lavallée; d'ailleurs elle l'eût oubliée en apprenant cette triste
+nouvelle. Son coeur se serra, et, l'idée des souffrances de son amie
+se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur
+son siège et fondit en larmes. C'est alors que l'impertinent
+Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes,
+perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et
+la plus froidement délirante qu'il eût faite de sa vie. C'était
+Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui
+pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un
+suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir
+d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le
+monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un
+nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour
+mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une
+froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté
+d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir,
+ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage,
+il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble
+résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la
+lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle
+indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait
+qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait
+à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il
+feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup
+d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que
+Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui
+laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de
+chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée
+se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était
+passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir
+Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le
+reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant
+toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment
+comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez
+lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y
+retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une
+insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien
+feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite.
+
+-- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore
+longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une
+inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil
+des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer
+clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger
+cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange
+peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites
+ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos
+saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce
+qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque,
+elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement
+généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa
+rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le
+crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais
+voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire
+tous les scrupules.
+
+Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença...
+Lavallée la porta à Laurence.
+
+
+
+
+VII.
+
+
+Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez
+Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence
+et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une
+école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude.
+
+Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient
+en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener
+son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible
+d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle
+irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle
+espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour
+lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence
+pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme
+Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie
+d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à
+ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette
+conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition
+de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle,
+d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle
+l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et
+d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par
+un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son
+espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous
+les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là
+enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le
+lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme
+faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie.
+
+Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que
+celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans
+un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de
+l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus
+grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre,
+et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait
+d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même
+des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait
+Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même
+était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le
+sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant
+dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui
+laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle
+soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je
+me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour
+de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon
+inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays
+ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat
+d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par
+l'éclat de ma vertu.
+
+Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On
+aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par
+besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de
+la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont
+toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il
+n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de
+tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être
+humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et
+bonnes seulement quand elles rêvent.
+
+Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice;
+mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui
+couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien
+n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à
+développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère,
+la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là
+devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans
+cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui;
+car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se
+rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre
+l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût
+descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde
+sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que
+ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son
+christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance
+passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi
+cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin
+tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu,
+à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui
+fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas
+lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se
+donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité
+d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce
+pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en
+arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après
+s'être laissé diviniser.
+
+Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle
+affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec
+stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car
+elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait
+pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la
+honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer
+l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas
+voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le
+contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée
+pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût
+voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait
+bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune.
+
+Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays,
+qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il
+était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de
+reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les
+épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations
+jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en
+menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put
+contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina
+en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être
+vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour
+empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège
+pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais
+vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets.
+
+-- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de
+fureur, et je vous renvoie l'outrage. Si j'avais vingt ans de plus, en
+fait de soufflets j'aurais l'initiative.
+
+-- Eh bien! s'écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout; car
+je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute
+honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la
+moindre méchanceté contre une personne dont l'honneur m'est beaucoup
+plus cher que le mien.
+
+Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison
+que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre
+lui; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que
+toutes les autres: ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec
+Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être
+humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu'après le premier
+orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le
+mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l'une, afin d'effrayer
+et d'affliger l'autre.
+
+Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et
+protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et
+Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication,
+promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le
+trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait
+secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au
+rendez-vous; son orgueil et son amour avaient également besoin de
+consolation.
+
+Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit
+le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas
+abandonner Pauline à son mauvais dessein, et dès cet instant il ne la
+perdit pas de vue, il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à
+pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante qu'à chaque
+pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se
+présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée
+par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir. -- Ne crains rien, ma
+pauvre enfant, lui dit Lavallée d'un ton paternel; mais vois à quoi tu
+t'exposes d'aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant
+le bras de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie! au moins
+fais-la convenablement. Je te conduirai, moi; je sais où tu vas, je ne
+te perdrai pas de vue. Je n'entendrai rien, vous causerez, je me
+tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement rappelle-toi que,
+si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là, ou si tu
+essaies de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de
+canne.
+
+Pauline n'essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l'assurance de
+Lavallée; et, ne sachant comment s'expliquer sa conduite, préférant
+d'ailleurs toutes les humiliations à celle d'être trahie par son
+amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu'au
+parc de Monceaux, où Montgenays l'attendait dans une allée. Le
+comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l'oeil tandis que
+Pauline, docile à ses avertissements, se promena avec Montgenays sans
+se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l'obstination
+qu'elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette
+persistance à une pruderie bourgeoise qu'il trouva fort ridicule, car
+il n'était pas assez sot pour débuter par de l'audace. Il se composa
+un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment
+et de respect. Il s'aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la
+malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre; et, dès cet instant, il
+eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d'être
+en proie à un repentir profond et d'avoir pris des résolutions
+sérieuses; il arrangea un nouveau roman, se confessa d'un ancien amour
+pour Laurence, qu'il n'avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de
+temps en temps s'était réveillé malgré lui, même lorsqu'il était aux
+genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si
+supérieure à l'orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions
+terribles, à des avances délirantes; et, dernièrement encore, il avait
+été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre
+bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu'il désavouait, qu'il
+détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à
+Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu'elle
+avait de plus coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant
+pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant
+pas mériter son mépris. -- Jamais Laurence ne vous montrera cette
+lettre, lui dit-il; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour
+vous fournir cette preuve de sa coquetterie; je n'avais donc rien à
+craindre de ce côté; mais je n'ai pas voulu vous perdre sans vous
+faire savoir que j'accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir,
+avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et
+voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence.
+Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise,
+elle! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m'a jamais aimé et qui
+voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie,
+non pas seulement parce qu'elle a déjoué toutes les espérances qu'elle
+m'avait données, mais encore parce qu'elle m'a empêché de m'attacher à
+vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais
+encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma
+folie. Partagé entre deux amours, l'un orageux, dévorant, funeste,
+l'autre pur, céleste, vivifiant, j'ai trahi celui qui eût relevé mon
+âme pour celui qui la tue. le suis un misérable, mais non un scélérat.
+Ne voyez en moi qu'un homme affaibli et vaincu par les longues
+souffrances d'une passion déplorable; mais sachez bien que je ne
+survivrai pas à mes remords: votre pardon eût seul été capable de me
+sauver. Je ne puis l'implorer, car je sais que je ne le mérite pas.
+Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas
+longtemps. Ne craignez pas de m'accorder au moins quelque pitié; vous
+entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été
+outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable c'est moi; le vengeur,
+ce sera moi encore.
+
+Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à
+Pauline. Elle fondait en larmes; elle lui pardonna, elle lui jura
+d'oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de
+s'éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec
+Laurence: Montgenays n'en espérait pas tant et n'en demandait pas
+davantage.
+
+Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant tout le
+chemin. Sa tranquillité n'étonna point le vieux comédien; il pensa
+bien que Montgenays n'avait pas manqué de belles paroles et de
+robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu'elle était perdue s'il
+n'employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de
+Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays,
+qui n'avait pas encore été décachetée.
+
+Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir
+entrer dans sa chambre, d'un air calme et avec des manières
+affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé
+que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu'elle
+lui remit, en lui disant que c'était Lavallée qui l'en avait chargée.
+En reconnaissant l'écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa
+que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce
+message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le
+grand remède. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, la
+parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie,
+tant elle en prévoyait l'effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en
+lisant ce qui suit:
+
+«Laurence, je vous ai trompée; ce n'est pas vous que j'aime, c'est
+Pauline; ne m'accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je
+vous ai dit, je le pensais en cet instant-là; l'instant d'après, et
+maintenant, et toujours, je le désavoue. C'est votre amie que j'adore
+et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes
+bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m'égarer, m'abuser,
+me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux;
+vous n'y eussiez pas réussi, car vous n'aimez pas, et moi j'ai besoin
+d'une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma
+faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais
+vous êtes femme; je suis sincère, mais je suis homme; au moment de
+commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement,
+nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n'est-ce
+pas? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement
+de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui
+faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez
+qu'en vous conduisant avec franchise et avec noblesse vous aurez en
+moi un ami fidèle et sûr.»
+
+Laurence resta confondue; elle ne pouvait comprendre une telle
+impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de
+sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et
+s'indignait des mauvaises intentions qu'elle lui supposait. Il y avait
+une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans
+sa chambre, et on me l'a remise, en voici une qu'on suppose devoir me
+consoler, et on ne me la remet pas. Elle s'endormit pleine de mépris
+pour son amie; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir
+de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l'amitié trahie
+de placer un regret. L'infortunée triomphait lorsqu'elle-même venait
+de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine.
+
+Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée.
+Le hasard ou l'habitude avait fait qu'elle était absolument conforme,
+pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les
+yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n'avait pas eu deux
+lettres semblables dans sa poche lorsqu'elle avait remis celle-ci à
+Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua
+l'étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas
+savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l'avait
+glissée dans sa poche. L'autre était déjà retournée entre les mains de
+Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un
+grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait
+envoyée sans l'ouvrir.
+
+Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de
+Montgenays. Lavallée ne pouvait s'y tromper. Il lui raconta le
+rendez-vous où il avait conduit Pauline, et se le reprocha. Il avait
+compté qu'au sortir d'une entrevue où Montgenays aurait menti
+impudemment, l'effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne
+pouvait s'expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement
+aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne
+voulait pas croire qu'elle aussi s'entendît à l'intrigue et y prît une
+part si funeste à sa dignité.
+
+Que pouvait faire Laurence? Elle tenta un dernier effort pour
+dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant
+de croire à d'autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui
+avait donnés, lui déchira le coeur par l'amertume de ses reproches et
+le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui
+adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de
+l'exaspérer; et comme Pauline lui déclarait qu'elle était
+indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée
+à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d'une personne qui
+l'avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu'elle ne
+pouvait donner les mains à sa perte, et qu'elle ne se pardonnerait
+jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les
+entreprises d'un corrupteur et d'un lâche -- Je réponds de toi devant
+Dieu et devant les hommes, lui dit-elle; si tu veux te jeter dans un
+abîme, je ne veux pas, moi, t'y pousser. -- C'est pourquoi votre
+dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y
+jeter vous-même à ma place.
+
+Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva,
+jeta un regard terrible sur Pauline, et, craignant de laisser déborder
+le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une
+expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne
+n'avait été plus belle, même lorsqu'elle disait dans _Bajazet_ son
+impérieux et magnifique: _Sortez!_
+
+Lors qu'elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une
+lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes,
+froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs.
+Tout ce qu'elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable
+tendresse dans l'âme, venait d'être méconnu et avili par celle qu'elle
+avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie! Il est des
+colères saintes où Jehovah est en nous, et où la terre tremblerait si
+elle sentait ce qui se passe dans un grand coeur outragé. La petite
+soeur de Laurence entra, crut qu'elle étudiait un rôle, la regarda
+quelques instants sans rien dire, sans oser remuer; puis, s'effrayant
+de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S...:
+-- Maman, va donc voir Laurence; elle se rendra malade à force de
+travailler. Elle m'a fait peur.
+
+Madame S... courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle
+se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d'une heure, ayant
+réussi à s'apaiser, elle pria sa mère d'aller chercher Pauline. Elle
+voulait lui demander pardon de sa violence, afin d'avoir occasion de
+lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans
+le jardin, dans la rue... On revint dans sa chambre avec effroi.
+Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d'une évasion; elle
+frémissait d'y trouver celles d'un suicide. Elle était dans un état
+impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu'il venait de
+rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son
+retour avec anxiété; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put
+manger; la famille était consternée; on craignait de faire un outrage
+à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s'informer
+d'elle chez Montgenays, au risque d'une scène orageuse, lorsque
+Laurence reçut une lettre ainsi conçue:
+
+«Vous m'avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le
+séjour de votre maison m'était odieux, j'avais senti, dès le premier
+jour, qu'il me serait funeste. Il s'y était passé trop de scandales et
+d'orages pour qu'une âme paisible et honnête n'y fût pas flétrie ou
+brisée. Vous m'avez assez avilie! vous avez fait de moi votre
+servante, votre dupe et votre victime! Je n'oublierai jamais le jour
+où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas
+assez vite, vous m'avez arraché des mains votre diadème de reine, en
+disant: «Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi!» Vous vous
+êtes couronnée en effet! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon
+déshonneur (car vous m'avez déshonorée dans votre famille et parmi vos
+amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne; mais c'est une
+royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n'en impose qu'à vous-même
+et au public qui vous paie. Maintenant, adieu; je vous quitte pour
+jamais, dévorée de la honte d'avoir vécu de vos bienfaits; je les ai
+payés cher.»
+
+Laurence n'acheva pas cette lettre; elle continuait sur ce ton pendant
+quatre pages: Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant
+quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses
+mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au
+lit avec la fièvre, et y resta huit jours accablée, brisée jusque dans
+ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d'une mère et
+d'une soeur.
+
+Pauline s'était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et
+vivant misérablement du fruit de son travail durant quelques mois.
+Montgenays n'avait pas été long à la découvrir; il la voyait tous les
+jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait
+supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours.
+Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans
+sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile.
+Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité,
+devinait celles de Laurence avec l'instinct de la haine, et les lui
+renvoyait avec l'héroïsme de l'orgueil. Elle ne voulut point la voir,
+quoique Laurence fit mille tentatives; elle lui renvoyait ses lettres
+toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse
+sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces.
+
+Comme elle n'aimait pas réellement Montgenays, et qu'elle n'avait
+voulu que triompher de Laurence en se l'attachant, cet homme sans
+coeur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s'en débarrasser, lui mit
+presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire
+que Laurence lui avait pardonné, et qu'il allait retourner chez elle.
+Aussitôt elle le rappela, et c'est ainsi qu'il la tint sous son empire
+pendant six mois encore. Il s'attachait à elle de son côté par la
+difficulté de vaincre sa vertu; mais il en vint à bout par un odieux
+moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à
+émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute
+heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se
+faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des moeurs
+de Laurence, qu'on remarquait depuis plusieurs années, avait été
+souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit.
+Elle l'eût voulue désordonnée, afin d'avoir une supériorité éclatante
+sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un
+nouveau jour. Il s'attacha à lui démontrer qu'en se refusant à lui,
+elle s'abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de
+se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu'en
+s'abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle
+donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et
+de grandeur d'âme. Il le lui redit si souvent que la malheureuse fille
+finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était
+l'âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de
+la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente.
+Elle se perdit.
+
+Quand Montgenays l'eut rendue mère, et que toute cette aventure eut
+fait beaucoup de bruit, il l'épousa par ostentation. Il avait, comme
+on sait, la prétention d'être excentrique, moral par principes,
+quoique, selon lui, il fût roué par excès d'habileté et de puissance
+sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu'il put. Il dit du mal de
+Laurence, de Pauline et de lui-même; et se laissa accuser et blâmer
+avec constance, afin d'avoir l'occasion de produire un grand effet en
+donnant son nom et sa fortune à l'enfant de son amour.
+
+Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus
+grand malheur de Pauline. Montgenays ne l'aimait déjà plus, si tant
+est qu'il l'eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d'un
+admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière
+le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir
+seulement qu'elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse
+de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle
+revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son
+bonheur. Laurence ne s'y trompa point, mais elle lui épargna la
+douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia
+tous ses torts, pour n'être touchée que de ses souffrances. Pauline ne
+put jamais lui pardonner d'avoir été aimée de Montgenays, et fut
+jalouse d'elle toute sa vie.
+
+Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas
+les estimer moins pour cela. La rose ne s'est pas créée elle-même, son
+parfum n'en est pas moins suave parce qu'il émane d'elle sans qu'elle
+en ait conscience; mais il ne faut pas trop s'étonner si la rose se
+flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s'altèrent vite
+sur un théâtre pour lequel elles n'avaient pas été créées.
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12447 ***
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #12447 (https://www.gutenberg.org/ebooks/12447)
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+The Project Gutenberg eBook, Pauline, by George Sand
+
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+
+
+
+Title: Pauline
+
+Author: George Sand
+
+Release Date: May 26, 2004 [eBook #12447]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+
+***START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAULINE***
+
+
+GEORGE SAND
+
+PAULINE
+
+
+
+
+NOTICE
+
+
+J'avais commencé ce roman en 1832, à Paris, dans une mansarde où je me
+plaisais beaucoup. Le manuscrit s'égara: je crus l'avoir jeté au feu
+par mégarde, et comme, au bout de trois jours, je ne me souvenais déjà
+plus de ce que j'avais voulu faire (ceci n'est pas mépris de l'art ni
+légèreté à l'endroit du public, mais infirmité véritable), je ne
+songeai point à recommencer. Au bout de dix ans environ, en ouvrant un
+_in-quarto_ à la campagne, j'y retrouvai la moitié d'un volume
+manuscrit intitulé _Pauline_. J'eus peine à reconnaître mon écriture,
+tant elle était meilleure que celle d'aujourd'hui. Est-ce que cela ne
+vous est pas souvent arrivé à vous-même, de retrouver toute la
+spontanéité de votre jeunesse et tous les souvenirs du passé dans la
+netteté d'une majuscule et dans le laisser-aller d'une ponctuation? Et
+les fautes d'orthographe que tout le monde fait, et dont on se corrige
+tard, quand on s'en corrige, est-ce qu'elles ne repassent pas
+quelquefois sous vos yeux comme de vieux visages amis? En relisant ce
+manuscrit, la mémoire de la première donnée me revint aussitôt, et
+j'écrivis le reste sans incertitude.
+
+Sans attacher aucune importance à cette courte peinture de l'esprit
+provincial, je ne crois pas avoir faussé les caractères donnés par les
+situations; et la morale du conte, s'il faut en trouver une, c'est que
+l'extrême gêne et l'extrême souffrance, sont un terrible milieu pour
+la jeunesse et la beauté. Un peu de goût, un peu d'art, un peu de
+poésie ne seraient point incompatibles, même au fond des provinces,
+avec les vertus austères de la médiocrité; mais il ne faut pas que la
+médiocrité touche à la détresse; c'est là une situation que ni l'homme
+ni la femme, ni la vieillesse ni la jeunesse, ni même l'âge mûr, ne
+peuvent regarder comme le développement normal de la destinée
+providentielle.
+
+GEORGE SAND.
+
+20 mars 1859
+
+
+
+
+
+
+PAULINE
+
+
+
+
+I.
+
+
+Il y a trois ans, il arriva à Saint-Front, petite ville fort laide qui
+est située dans nos environs et que je ne vous engage pas à chercher
+sur la carte, même sur celle de Cassini, une aventure qui fit beaucoup
+jaser, quoiqu'elle n'eût rien de bien intéressant par elle-même, mais
+dont les suites furent fort graves, quoiqu'on n'en ait rien su.
+
+C'était par une nuit sombre et par une pluie froide. Une chaise de
+poste entra dans la cour de l'auberge du _Lion couronné_. Une voix de
+femme demanda des chevaux, _vite, vite!_... Le postillon vint lui
+répondre fort lentement que cela était facile à dire; qu'il n'y avait
+pas de chevaux, vu que l'épidémie (cette même épidémie qui est en
+permanence dans certains relais sur les routes peu fréquentées) en
+avait enlevé trente-sept la semaine dernière; qu'enfin on pourrait
+partir dans la nuit, mais qu'il fallait attendre que l'attelage qui
+venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi. -- Cela sera-t-il
+bien long? demanda le laquais empaqueté de fourrures qui était
+installé sur le siège. -- C'est l'affaire d'une heure, répondit le
+postillon à demi débotté; nous allons nous mettre tout de suite à
+manger l'avoine.
+
+Le domestique jura; une jeune et jolie femme de chambre qui avançait à
+la portière sa tête entourée de foulards en désordre, murmura je ne
+sais quelle plainte touchante sur l'ennui et la fatigue des voyages.
+Quant à la personne qu'escortaient ces deux laquais, elle descendit
+lentement sur le pavé humide et froid, secoua sa pelisse doublée de
+martre, et prit le chemin de la cuisine sans proférer une seule
+parole.
+
+C'était une jeune femme d'une beauté vive et saisissante, mais pâlie
+par la fatigue. Elle refusa l'offre d'une chambre, et, tandis que ses
+valets préférèrent s'enfermer et dormir dans la berline, elle s'assit,
+devant le foyer, sur la chaise classique, ingrat et revêche asile du
+voyageur résigné. La servante, chargée de veiller son quart de nuit,
+se remit à ronfler, le corps plié sur un banc et la face appuyée sur
+la table. Le chat, qui s'était dérangé avec humeur pour faire place à
+la voyageuse, se blottit de nouveau sur les cendres tièdes. Pendant
+quelques instants il fixa sur elle des yeux verts et luisants pleins
+de dépit et de méfiance; mais peu à peu sa prunelle se resserra et
+s'amoindrit jusqu'à n'être plus qu'une mince raie noire sur un fond
+d'émeraude. Il retomba dans le bien-être égoïste de sa condition, fit
+le gros dos, ronfla sourdement en signe de béatitude, et finit par
+s'endormir entre les pattes d'un gros chien qui avait trouvé moyen de
+vivre en paix avec lui, grâce à ces perpétuelles concessions que, pour
+le bonheur des sociétés, le plus faible impose toujours au plus fort.
+
+La voyageuse essaya vainement de s'assoupir. Mille images confuses
+passaient dans ses rêves et la réveillaient en sursaut. Tous ces
+souvenirs puérils qui obsèdent parfois les imaginations actives se
+pressèrent dans son cerveau et s'évertuèrent à le fatiguer sans but et
+sans fruit, jusqu'à ce qu'enfin une pensée dominante s'établit à leur
+place.
+
+«Oui, c'était une triste ville, pensa la voyageuse, une ville aux rues
+anguleuses et sombres, au pavé raboteux; une ville laide et pauvre
+comme celle-ci m'est apparue à travers la vapeur qui couvrait les
+glaces de ma voiture. Seulement il y a dans celle-ci un ou deux,
+peut-être trois réverbères, et là-bas il n'y en avait pas un seul.
+Chaque piéton marchait avec son falot après l'heure du couvre-feu.
+C'était affreux, cette pauvre ville, et pourtant j'y ai passé des
+années de jeunesse et de force! J'étais bien autre alors... J'étais
+pauvre de condition, mais j'étais riche d'énergie et d'espoir. Je
+souffrais bien! ma vie se consumait dans l'ombre et dans l'inaction;
+mais qui me rendra ces souffrances d'une âme agitée par sa propre
+puissance? Ô jeunesse du coeur! qu'êtes-vous devenue?...» Puis, après
+ces apostrophes un peu emphatiques que les têtes exaltées prodiguent
+parfois à la destinée, sans trop de sujet peut-être, mais par suite
+d'un besoin inné qu'elles éprouvent de dramatiser leur existence à
+leurs propres yeux, la jeune femme sourit involontairement, comme si
+une voix intérieure lui eût répondu qu'elle était heureuse encore; et
+elle essaya de s'endormir, en attendant que l'heure fût écoulée.
+
+La cuisine de l'auberge n'était éclairée que par une lanterne de fer
+suspendue au plafond. Le squelette de ce luminaire dessinait une large
+étoile d'ombre tremblotante sur tout l'intérieur de la pièce, et
+rejetait sa pâle clarté vers les solives enfumées du plafond.
+
+L'étrangère était donc entrée sans rien distinguer autour d'elle, et
+l'état de demi-sommeil où elle était l'avait d'ailleurs empêchée de
+faire aucune remarque sur le lieu où elle se trouvait.
+
+Tout à coup l'éboulement d'une petite avalanche de cendre dégagea deux
+tisons mélancoliquement embrassés; un peu de flamme frissonna,
+jaillit, pâlit, se ranima, et grandit enfin jusqu'à illuminer tout
+l'intérieur de l'âtre. Les yeux distraits de la voyageuse, suivant
+machinalement ces ondulations de lumière, s'arrêtèrent tout à coup sur
+une inscription qui ressortait en blanc sur un des chambranles noircis
+de la cheminée. Elle tressaillit alors, passa la main sur ses yeux
+appesantis, ramassa un bout de branche embrasée pour examiner les
+caractères, et la laissa retomber en s'écriant d'une voix émue: -- Ah
+Dieu! où suis-je? est-ce un rêve que je fais?
+
+À cette exclamation, la servante s'éveilla brusquement, et, se
+tournant vers elle, lui demanda si elle l'avait appelée.
+
+-- Oui, oui, s'écria l'étrangère; venez ici. Dites-moi, qui a écrit
+ces deux noms sur le mur?
+
+-- Deux noms? dit la servante ébahie; quels noms?
+
+-- Oh! dit l'étrangère en se parlant avec une sorte d'exaltation, son
+nom et le mien, Pauline, Laurence! Et cette date! _10 février 182..._!
+Oh! dites-moi, dites-moi pourquoi ces noms et cette date sont ici?
+
+-- Madame, répondit la servante, je n'y avais jamais fait attention,
+et d'ailleurs je ne sais pas lire.
+
+-- Mais où suis-je donc? comment nommez-vous cette ville? N'est-ce pas
+Villiers, la première poste après L...?
+
+-- Mais non pas, Madame; vous êtes à Saint-Front, route de Paris,
+hôtel du _Lion couronné_.
+
+-- Ah ciel! s'écria la voyageuse avec force en se levant tout à coup.
+
+La servante épouvantée la crut folle et voulut s'enfuir; mais la jeune
+femme l'arrêtant:
+
+-- Oh! par grâce, restez, dit-elle, et parlez-moi! Comment se fait-il
+que je sois ici? Dites-moi si je rêve? Si je rêve, éveillez-moi!
+
+-- Mais, Madame, vous ne rêvez pas, ni moi non plus, je pense,
+répondit la servante. Vous vouliez donc aller à Lyon? Eh bien! mon
+Dieu, vous aurez oublié de l'expliquer au postillon, et tout
+naturellement il aura cru que vous alliez à Paris. Dans ce temps-ci,
+toutes les voitures de poste vont à Paris.
+
+-- Mais je lui ai dit moi-même que j'allais à Lyon.
+
+-- Oh dame! c'est que Baptiste est sourd à ne pas entendre le canon,
+et avec cela qu'il dort sur son cheval la moitié du temps, et que ses
+bêtes sont accoutumées à la route de Paris dans ce temps-ci...
+
+-- À Saint-Front! répétait l'étrangère. Oh! singulière destinée qui me
+ramène aux lieux que je voulais fuir! J'ai fait un détour pour ne
+point passer ici, et, parce que je me suis endormie deux heures, le
+hasard m'y conduit à mon insu! Eh bien! c'est Dieu peut-être qui le
+veut. Sachons ce que je dois retrouver ici de joie ou de douleur.
+Dites-moi, ma chère, ajouta-t-elle en s'adressant à la fille
+d'auberge, connaissez-vous dans cette ville mademoiselle Pauline D...?
+
+-- Je n'y connais personne, Madame, répondit la fille; je ne suis dans
+ce pays que depuis huit jours.
+
+-- Mais allez me chercher une autre servante, quelqu'un! je veux le
+savoir! Puisque je suis ici, je veux tout savoir. Est-elle mariée?
+est-elle morte? Allez, allez, informez-vous de cela; courez donc!
+
+La servante objecta que toutes les servantes étaient couchées, que le
+garçon d'écurie et les postillons ne connaissaient au monde que leurs
+chevaux. Une prompte libéralité de la jeune dame la décida à aller
+réveiller _le chef_, et, après un quart d'heure d'attente, qui parut
+mortellement long à notre voyageuse, on vint enfin lui apprendre que
+mademoiselle Pauline D... n'était point mariée, et qu'elle habitait
+toujours la ville. Aussitôt l'étrangère ordonna qu'on mît sa voiture
+sous la remise et qu'on lui préparât une chambre.
+
+Elle se mit au lit en attendant le jour, mais elle ne put dormir. Ses
+souvenirs, assoupis ou combattus longtemps, reprenaient alors toute
+leur puissance; elle reconnaissait toutes les choses qui frappaient sa
+vue dans l'auberge du _Lion couronné_. Quoique l'antique hôtellerie
+eût subi de notables améliorations depuis dix ans, le mobilier était
+resté à peu près le même; les murs étaient encore revêtus de
+tapisseries qui représentaient les plus belles scènes de l'Astrée; les
+bergères avaient des reprises de fil blanc sur le visage, et les
+bergers en lambeaux flottaient suspendus à des clous qui leur
+perçaient la poitrine. Il y avait une monstrueuse tête de guerrier
+romain dessinée à l'estompe par la fille de l'aubergiste, et encadrée
+dans quatre baguettes de bois peint en noir; sur la cheminée, un
+groupe de cire, représentant Jésus à la crèche, jaunissait sous un
+dais de verre filé.
+
+-- Hélas! se disait la voyageuse, j'ai habité plusieurs jours cette
+même chambre, il y a douze ans, lorsque je suis arrivée ici avec ma
+bonne mère! C'est dans cette triste ville que je l'ai vue dépérir de
+misère et que j'ai failli la perdre. J'ai couché dans ce même lit la
+nuit de mon départ! Quelle nuit de douleur et d'espoir, de regret et
+d'attente! Comme elle pleurait, ma pauvre amie, ma douce Pauline, en
+m'embrassant sous cette cheminée où je sommeillais tout à l'heure sans
+savoir où j'étais! Comme je pleurais, moi aussi, en écrivant sur le
+mur son nom au-dessous du mien, avec la date de notre séparation!
+Pauvre Pauline! quelle existence a été la sienne depuis ce temps-là?
+l'existence d'une vieille fille de province! Cela doit être affreux!
+Elle si aimante, si supérieure à tout ce qui l'entourait! Et pourtant
+je voulais la fuir, je m'étais promis de ne la revoir jamais! -- Je
+vais peut-être lui apporter un peu de consolation, mettre un jour de
+bonheur dans sa triste vie! -- Si elle me repoussait pourtant! Si elle
+était tombée sous l'empire des préjugés!... Ah! cela est évident,
+ajouta tristement la voyageuse; comment puis-je en douter? N'a-t-elle
+pas cessé tout à coup de m'écrire en apprenant le parti que j'ai pris?
+Elle aura craint de se corrompre ou de se dégrader dans le contact
+d'une vie comme la mienne! Ah! Pauline! elle m'aimait tant, et elle
+aurait rougi de moi!... je ne sais plus que penser... À présent que je
+me sens si près d'elle, à présent que je suis sûre de la retrouver
+dans la situation où je l'ai connue, je ne peux plus résister au désir
+de la voir. Oh! je la verrai, dût-elle me repousser! Si elle le fait,
+que la honte en retombe sur elle! j'aurai vaincu les justes défiances
+de mon orgueil, j'aurai été fidèle à la religion du passé; c'est elle
+qui se sera parjurée!
+
+Au milieu de ces agitations, elle vit monter le matin gris et froid
+derrière les toits inégaux des maisons déjetées qui s'accoudaient
+disgracieusement les unes aux autres. Elle reconnut le clocher qui
+sonnait jadis ses heures de repos ou de rêverie; elle vit s'éveiller
+les bourgeois en classiques bonnets de coton; et de vieilles figures
+dont elle avait un confus souvenir, apparurent toutes renfrognées aux
+fenêtres de la rue. Elle entendit l'enclume du forgeron retentir sous
+les murs d'une maison décrépite; elle vit arriver au marché les
+fermiers en manteau bleu et en coiffe de toile cirée; tout reprenait
+sa place et conservait son allure comme aux jours du passé. Chacune de
+ces circonstances insignifiantes faisait battre le coeur de la
+voyageuse, quoique tout lui semblât horriblement laid et pauvre.
+
+-- Eh quoi! disait-elle, j'ai pu vivre ici quatre ans, quatre ans
+entiers sans mourir! j'ai respiré cet air, j'ai parlé à ces gens-là,
+j'ai dormi sous ces toits couverts de mousse, j'ai marché dans ces
+rues impraticables! et Pauline, ma pauvre Pauline vit encore au milieu
+de tout cela, elle qui était si belle, si aimable, si instruite, elle
+qui aurait régné et brillé comme moi sur un monde de luxe et d'éclat!
+
+Aussitôt que l'horloge de la ville eut sonné sept heures, elle acheva
+sa toillette à la hâte; et, laissant ses domestiques maudire l'auberge
+et souffrir les incommodités du déplacement avec cette impatience et
+cette hauteur qui caractérisent les laquais de bonne maison, elle
+s'enfonça dans une des rues tortueuses qui s'ouvraient devant elle,
+marchant sur la pointe du pied avec l'adresse d'une Parisienne, et
+faisant ouvrir de gros yeux à tous les bourgeois de la ville, pour qui
+une figure nouvelle était un grave événement.
+
+La maison de Pauline n'avait rien de pittoresque, quoiqu'elle fût fort
+ancienne. Elle n'avait conservé, de l'époque où elle fut bâtie, que le
+froid et l'incommodité de la distribution; du reste, pas une tradition
+romanesque, pas un ornement de sculpture élégante ou bizarre, pas le
+moindre aspect de féodalité romantique. Tout y avait l'air sombre et
+chagrin, depuis la figure de cuivre ciselée sur le marteau de la
+porte, jusqu'à celle de la vieille servante non moins laide et
+rechignée qui vint ouvrir, toisa l'étrangère avec dédain, et lui
+tourna le dos après lui avoir répondu sèchement: _Elle y est_.
+
+La voyageuse éprouva une émotion à la fois douce et déchirante en
+montant l'escalier en vis auquel une corde luisante servait de rampe.
+Cette maison lui rappelait les plus fraîches années de sa vie, les
+plus pures scènes de sa jeunesse; mais, en comparant ces témoins de
+son passé au luxe de son existence présente, elle ne pouvait
+s'empêcher de plaindre Pauline, condamnée à végéter là comme la mousse
+verdâtre qui se traînait sur les murs humides.
+
+Elle monta sans bruit et poussa la porte, qui roula sur ses gonds en
+silence. Rien n'était changé dans la grande pièce, décorée par les
+hôtes du titré de salon. Le carreau de briques rougeâtres bien lavées,
+les boiseries brunes soigneusement dégagées de poussière, la glace
+dont le cadre avait été doré jadis, les meubles massifs brodés au
+petit point par quelque aïeule de la famille, et deux ou trois
+tableaux de dévotion légués par l'oncle, curé de la ville, tout était
+précisément resté à la même place et dans le même état de vétusté
+robuste depuis dix ans, dix ans pendant lesquels l'étrangère avait
+vécu des siècles! Aussi tout ce qu'elle voyait la frappait comme un
+rêve.
+
+La salle, vaste et basse, offrait à l'oeil une profondeur terne qui
+n'était pourtant pas sans charme. Il y avait, dans le vague de la
+perspective, de l'austérité et de la méditation, comme dans ces
+tableaux de Rembrandt où l'on ne distingue, sur le clair-obscur,
+qu'une vieille figure de philosophe ou d'alchimiste brune et terreuse
+comme les murs, terne et maladive comme le rayon habilement ménagé où
+elle nage. Une fenêtre à carreaux étroits et montés en plomb, ornée de
+pots de basilic et de géranium, éclairait seule cette vaste pièce;
+mais une suave figure se dessinait dans la lumière de l'embrasure, et
+semblait placée là, comme à dessein, pour ressortir seule et par sa
+propre beauté dans le tableau: c'était Pauline.
+
+Elle était bien changée, et, comme la voyageuse ne pouvait voir son
+visage, elle douta longtemps que ce fût elle. Elle avait laissé
+Pauline plus petite de toute la tête, et maintenant Pauline était
+grande et d'une ténuité si excessive qu'on eût dit qu'elle allait se
+briser en changeant d'attitude; elle était vêtue de brun, avec une
+petite collerette d'un blanc scrupuleux et d'une égalité de plis
+vraiment monastique. Ses beaux cheveux châtains étaient lissés sur ses
+tempes avec un soin affecté; elle se livrait à un ouvrage classique,
+ennuyeux, odieux à toute organisation pensante: elle faisait de
+très-petits points réguliers avec une aiguille imperceptible sur un
+morceau de batiste dont elle comptait la trame fil par fil. La vie de
+la grande moitié des femmes se consume, en France, à cette solennelle
+occupation.
+
+Quand la voyageuse eut fait quelques pas, elle distingua, dans la
+clarté de la fenêtre, les lignes brillantes du beau profil de Pauline:
+ses traits réguliers et calmes, ses grands yeux voilés et nonchalants,
+son front pur et uni, plutôt découvert qu'élevé, sa bouche délicate
+qui semblait incapable de sourire. Elle était toujours admirablement
+belle et jolie! mais elle était maigre et d'une pâleur uniforme, qu'on
+pouvait regarder comme passée à l'état chronique. Dans le premier
+instant, son ancienne amie fut tentée de la plaindre; mais, en
+admirant la sérénité profonde de ce front mélancolique doucement
+penché sur son ouvrage, elle se sentit pénétrée de respect bien plus
+que de pitié.
+
+Elle resta donc immobile et muette à la regarder; mais, comme si sa
+présence se fût révélée à Pauline par un mouvement instinctif du
+coeur, celle-ci se tourna tout à coup vers elle et la regarda fixement
+sans dire un mot et sans changer de visage.
+
+-- Pauline! ne me reconnais-tu pas? s'écria l'étrangère; as-tu oublié
+la figure de Laurence?
+
+Alors Pauline jeta un cri, se leva, et retomba sans force sur un
+siège. Laurence était déjà dans ses bras, et toutes deux pleuraient.
+
+-- Tu ne me reconnaissais pas? dit enfin Laurence.
+
+-- Oh! que dis-tu là! répondit Pauline. Je te reconnaissais bien, mais
+je n'étais pas étonnée. Tu ne sais pas une chose, Laurence? C'est que
+les personnes qui vivent dans la solitude ont parfois d'étranges
+idées. Comment te dirai-je? Ce sont des souvenirs, des images qui se
+logent dans leur esprit, et qui semblent passer devant leurs yeux. Ma
+mère appelle cela des visions. Moi, je sais bien que je ne suis pas
+folle; mais je pense que Dieu permet souvent, pour me consoler dans
+mon isolement, que les personnes que j'aime m'apparaissent tout à coup
+au milieu de mes rêveries. Va, bien souvent je t'ai vue là devant
+cette porte, debout comme tu étais tout à l'heure, et me regardant
+d'un air indécis. J'avais coutume de ne rien dire et de ne pas bouger,
+pour que l'apparition ne s'envolât pas. Je n'ai été surprise que quand
+je t'ai entendue parler. Oh! alors ta voix m'a réveillée! elle est
+venue me frapper jusqu'au coeur! Chère Laurence! c'est donc toi
+vraiment! dis-moi bien que c'est toi!
+
+Quand Laurence eut timidement exprimé à son amie la crainte qui
+l'avait empêchée depuis plusieurs années de lui donner des marques de
+son souvenir, Pauline l'embrassa en pleurant.
+
+-- Oh mon Dieu! dit-elle, tu as cru que je te méprisais, que je
+rougissais de toi! moi qui t'ai conservé toujours une si haute estime,
+moi qui savais si bien que dans aucune situation de la vie il n'était
+possible à une âme comme la tienne de s'égarer!
+
+Laurence rougit et pâlit en écoutant ces paroles; elle renferma un
+soupir, et baisa la main de Pauline avec un sentiment de vénération.
+
+-- Il est bien vrai, reprit Pauline, que ta condition présente révolte
+les opinions étroites et intolérantes de toutes les personnes que je
+vois. Une seule porte dans sa sévérité un reste d'affection et de
+regret: c'est ma mère. Elle te blâme, il faut bien t'attendre à cela;
+mais elle cherche à t'excuser, et l'on voit qu'elle lance sur toi
+l'anathème avec douleur. Son esprit, n'est pas éclairé, tu le sais;
+mais son coeur est bon, pauvre femme!
+
+-- Comment ferai-je donc pour me faire accueillir? demanda Laurence.
+
+-- Hélas! répondit Pauline, il serait bien facile de la tromper; elle
+est aveugle.
+
+-- Aveugle! ah! mon Dieu!
+
+Laurence resta accablée à cette nouvelle; et, songeant à l'affreuse
+existence de Pauline, elle la regardait fixement, avec l'expression
+d'une compassion profonde et pourtant comprimée par le respect.
+Pauline la comprit, et, lui pressant la main avec tendresse, elle lui
+dit avec une naïveté touchante:
+
+-- Il y a du bien dans tous les maux que Dieu nous envoie. J'ai failli
+me marier il y a cinq ans; un an après, ma mère a perdu la vue. Vois,
+comme il est heureux que je sois restée fille pour la soigner! si
+j'avais été mariée, qui sait si je l'aurais pu?
+
+Laurence, pénétrée d'admiration, sentit ses yeux se remplir de larmes.
+
+-- Il est évident, dit-elle en souriant à son amie à travers ses
+pleurs, que tu aurais été distraite par mille autres soins également
+sacrés, et qu'elle eût été plus à plaindre qu'elle ne l'est.
+
+-- Je l'entends remuer, dit Pauline; et elle passa vivement, mais avec
+assez d'adresse pour ne pas faire le moindre bruit, dans la chambre
+voisine.
+
+Laurence la suivit sur la pointe du pied, et vit la vieille femme
+aveugle étendue sur son lit en forme de corbillard. Elle était jaune
+et luisante. Ses yeux hagards et sans vie lui donnaient absolument
+l'aspect d'un cadavre. Laurence recula, saisie d'une terreur
+involontaire. Pauline s'approcha de sa mère, pencha doucement son
+visage vers ce visage affreux, et lui demanda bien bas si elle
+dormait. L'aveugle ne répondit rien, et se tourna vers la ruelle du
+lit. Pauline arrangea ses couvertures avec soin sur ses membres
+étiques, referma doucement le rideau, et reconduisit son amie dans le
+salon.
+
+-- Causons, lui dit-elle; ma mère se lève tard ordinairement. Nous
+avons quelques heures pour nous reconnaître; nous trouverons bien un
+moyen de réveiller son ancienne amitié pour toi. Peut-être
+suffira-t-il de lui dire que tu es là! Mais, dis-moi, Laurence, tu as
+pu croire que je te... Oh! je ne dirai pas ce mot! Te mépriser! Quelle
+insulte tu m'as faite là! Mais c'est ma faute après tout. J'aurais dû
+prévoir que tu concevrais des doutes sur mon affection, j'aurais dû
+t'expliquer mes motifs... Hélas! c'était bien difficile à te faire
+comprendre! Tu m'aurais accusée de faiblesse, quand, au contraire, il
+me fallait tant de force pour renoncer à t'écrire, à te suivre dans ce
+monde inconnu où, malgré moi, mon coeur a été si souvent te chercher!
+Et puis, je n'osais pas accuser ma mère; je ne pouvais pas me décider
+à t'avouer les petitesses de son caractère et les préjugés de son
+esprit. J'en étais victime; mais je rougissais de les raconter. Quand
+on est si loin de toute amitié, si seule, si triste, toute démarche
+difficile devient impossible. On s'observe, on se craint soi-même, et
+l'on se suicide dans la peur de se laisser mourir. À présent que te
+voilà près de moi, je retrouve toute ma confiance, tout mon abandon.
+Je te dirai tout. Mais d'abord parlons de toi, car mon existence est
+si monotone, si nulle, si pâle à côté de la tienne! Que de choses tu
+dois avoir à me raconter!
+
+Le lecteur doit présumer que Laurence ne raconta pas tout. Son récit
+fut même beaucoup moins long que Pauline ne s'y attendait. Nous le
+transcrirons en trois lignes, qui suffiront à l'intelligence de la
+situation.
+
+Et d'abord, il faut dire que Laurence était née à Paris dans une
+position médiocre. Elle avait reçu une éducation simple, mais solide.
+Elle avait quinze ans lorsque, sa famille étant tombée dans la misère,
+il lui fallut quitter Paris et se retirer en province avec sa mère.
+Elle vint habiter Saint-Front, où elle réussit à vivre quatre ans en
+qualité de sous-maîtresse dans un pensionnat de jeunes filles, et où
+elle contracta une étroite amitié avec l'aînée de ses élèves, Pauline,
+âgée de quinze ans comme elle.
+
+Et puis il arriva que Laurence dut à la protection de je ne sais
+quelle douairière d'être rappelée à Paris, pour y faire l'éducation
+des filles d'un banquier.
+
+Si vous voulez savoir comment une jeune fille pressent et découvre sa
+vocation, comment elle l'accomplit en dépit de toutes les remontrances
+et de tous les obstacles, relisez les charmants Mémoires de
+mademoiselle Hippolyte Clairon, célèbre comédienne du siècle dernier.
+
+Laurence fit comme tous ces artistes prédestinés: elle passa par
+toutes les misères, par toutes les souffrances du talent ignoré ou
+méconnu; enfin, après avoir traversé les vicissitudes de la vie
+pénible que l'artiste est forcé de créer lui-même, elle devint une
+belle et intelligente actrice. Succès, richesse, hommages, renommée,
+tout lui vint ensemble et tout à coup. Désormais elle jouissait d'une
+position brillante et d'une considération justifiée aux yeux des gens
+d'esprit par un noble talent et un caractère élevé. Ses erreurs, ses
+passions, ses douleurs de femme, ses déceptions et ses repentirs, elle
+ne les raconta point à Pauline. Il était encore trop tôt: Pauline
+n'eût pas compris.
+
+
+
+
+II.
+
+
+Cependant, lorsqu'au coup de midi l'aveugle s'éveilla, Pauline savait
+toute la vie de Laurence, même ce qui ne lui avait pas été raconté, et
+cela plus que tout le reste peut-être; car les personnes qui ont vécu
+dans le calme et la retraite ont un merveilleux instinct pour se
+représenter la vie d'autrui pleine d'orages et de désastres qu'elles
+s'applaudissent en secret d'avoir évités. C'est une consolation
+intérieure qu'il leur faut laisser, car l'amour-propre y trouve bien
+un peu son compte, et la vertu seule ne suffit pas toujours à
+dédommager des longs ennuis de la solitude.
+
+-- Eh bien! dit la mère aveugle en s'asseyant sur le bord de son lit,
+appuyée sur sa fille, qui est donc là près de nous? Je sens le parfum
+d'une belle dame. Je parie que c'est madame Ducornay, qui est revenue
+de Paris avec toutes sortes de belles toilettes que je ne pourrai pas
+voir, et de bonnes senteurs qui nous donnent la migraine.
+
+-- Non, maman, répondit Pauline, ce n'est pas madame Ducornay.
+
+-- Qui donc? reprit l'aveugle en étendant le bras. -- Devinez, dit
+Pauline en faisant signe à Laurence de toucher la main de sa mère.
+-- Que cette main est douce et petite! s'écria l'aveugle en passant
+ses doigts noueux sur ceux de l'actrice. Oh! ce n'est pas madame
+Ducornay, certainement. Ce n'est aucune de _nos dames_, car, quoi
+qu'elles fassent, à la patte on reconnaît toujours le lièvre. Pourtant
+je connais cette main-là. Mais c'est quelqu'un que je n'ai pas vu
+depuis longtemps. Ne saurait-elle parler? -- Ma voix a changé comme ma
+main, répondit Laurence, dont l'organe clair et frais avait pris, dans
+les études théâtrales, un timbre plus grave et plus sonore.
+
+-- Je connais aussi cette voix, dit l'aveugle, et pourtant je ne la
+reconnais pas. Elle garda quelques instants le silence sans quitter la
+main de Laurence, en levant sur elle ses yeux ternes et vitreux, dont
+la fixité était effrayante. -- Me voit-elle? demanda Laurence bas à
+Pauline. -- Nullement, répondit celle-ci, mais elle a toute sa
+mémoire; et d'ailleurs, notre vie compte si peu d'événements, qu'il
+est impossible qu'elle ne te reconnaisse pas tout à l'heure. À peine
+Pauline eut-elle prononcé ces mots, que l'aveugle, repoussant la main
+de Laurence avec un sentiment de dégoût qui allait jusqu'à l'horreur,
+dit de sa voix sèche et cassée: -- Ah! c'est cette malheureuse _qui
+joue la comédie!_ Que vient-elle chercher ici? Vous ne deviez pas la
+recevoir, Pauline!
+
+-- Ô ma mère! s'écria Pauline en rougissant de honte et de chagrin, et
+en pressant sa mère dans ses bras, pour lui faire comprendre ce
+qu'elle éprouvait. Laurence pâlit, puis se remettant aussitôt: -- Je
+m'attendais à cela, dit-elle à Pauline avec un sourire dont la douceur
+et la dignité l'étonnèrent et la troublèrent un peu.
+
+-- Allons, reprit l'aveugle, qui craignait instinctivement de déplaire
+à sa fille, en raison du besoin qu'elle avait de son dévouement,
+laissez-moi le temps de me remettre un peu; je suis si surprise! et
+comme cela, au réveil, on ne sait trop ce qu'on dit... Je ne voudrais
+pas vous faire de chagrin, Mademoiselle... ou Madame... Comment vous
+appelle-t-on maintenant? -- Toujours Laurence, répondit l'actrice avec
+calme. -- Et elle est toujours Laurence, dit avec chaleur la bonne
+Pauline en l'embrassant, toujours la même âme généreuse, le même noble
+coeur... -- Allons, arrange-moi, ma fille, dit l'aveugle, qui voulait
+changer de propos, ne pouvant se résoudre ni à contredire sa fille ni
+à réparer sa dureté envers Laurence; coiffe-moi donc, Pauline;
+j'oublie, moi, que les autres ne sont point aveugles, et qu'ils voient
+en moi quelque chose d'affreux. Donne-moi mon voile, mon mantelet...
+C'est bien, et maintenant apporte-moi mon chocolat de santé, et
+offres-en aussi à... cette dame.
+
+Pauline jeta à son amie un regard suppliant auquel celle-ci répondit
+par un baiser. Quand la vieille dame, enveloppée dans sa mante
+d'indienne brune à grandes fleurs rouges, et coiffée de son bonnet
+blanc surmonté d'un voile de crêpe noir qui lui cachait la moitié du
+visage, se fut assise vis-à-vis de son frugal déjeuner, elle s'adoucit
+peu à peu. L'âge, l'ennui et les infirmités l'avaient amenée à ce
+degré d'égoïsme qui fait tout sacrifier, même les préjugés les plus
+enracinés, aux besoins du bien-être. L'aveugle vivait dans une telle
+dépendance de sa fille, qu'une contrariété, une distraction de
+celle-ci pouvait apporter le trouble dans cette suite d'innombrables
+petites attentions dont la moindre était nécessaire pour lui rendre la
+vie tolérable. Quand l'aveugle était commodément couchée, et qu'elle
+ne craignait plus aucun danger, aucune privation pour quelques heures,
+elle se donnait le cruel soulagement de blesser par des paroles aigres
+et des murmures injustes les gens dont elle n'avait plus besoin; mais,
+aux heures de sa dépendance, elle savait fort bien se contenir, et
+enchaîner leur zèle par des manières plus affables. Laurence eut le
+loisir de faire cette remarque dans le courant de la journée. Elle en
+fit encore une autre qui l'attrista davantage: c'est que la mère avait
+une peur réelle de sa fille. On eût dit qu'à travers cet admirable
+sacrifice de tous les instants, Pauline laissait percer malgré elle un
+muet mais éternel reproche, que sa mère comprenait fort bien et
+redoutait affreusement. Il semblait que ces deux femmes craignissent
+de s'éclairer mutuellement sur la lassitude qu'elles éprouvaient
+d'être ainsi attachées l'une à l'autre, un être moribond et un être
+vivant: l'un effrayé des mouvements de celui qui pouvait à chaque
+instant lui enlever son dernier souffle, et l'autre épouvanté de cette
+tombe où il craignait d'être entraîné à la suite d'un cadavre.
+
+Laurence, qui était douée d'un esprit judicieux et d'un coeur noble,
+se dit qu'il n'en pouvait pas être autrement; que d'ailleurs cette
+souffrance invincible chez Pauline n'ôtait rien à sa patience et ne
+faisait qu'ajouter à ses mérites. Mais, malgré cela, Laurence sentit
+que l'effroi et l'ennui la gagnaient entre ces deux victimes. Un nuage
+passa sur ses yeux et un frisson dans ses veines. Vers le soir, elle
+était accablée de fatigue, quoiqu'elle n'eût pas fait un pas de la
+journée. Déjà l'horreur de la vie réelle se montrait derrière cette
+poésie, dont au premier moment elle avait, de ses yeux d'artiste,
+enveloppé la sainte existence de Pauline. Elle eût voulu pouvoir
+persister dans son illusion, la croire heureuse et rayonnante dans son
+martyre comme une vierge catholique des anciens jours, voir la mère
+heureuse aussi, oubliant sa misère pour ne songer qu'à la joie d'être
+aimée et assistée ainsi; enfin elle eût voulu, puisque ce sombre
+tableau d'intérieur était sous ses yeux, y contempler des anges de
+lumière, et non de tristes figures chagrines et froides comme la
+réalité. Le plus léger pli sur le front angélique de Pauline faisait
+ombre à ce tableau; un mot prononcé sèchement par cette bouche si pure
+détruisait la mansuétude mystérieuse que Laurence, au premier abord, y
+avait vue régner. Et pourtant ce pli au front était une prière; ce mot
+errant sur les lèvres, une parole de sollicitude ou de consolation;
+mais tout cela était glacé comme l'égoïsme chrétien, qui nous fait
+tout supporter en vue de la récompense, et désolé comme le renoncement
+monastique, qui nous défend de trop adoucir la vie humaine à autrui
+aussi bien qu'à nous-mêmes.
+
+Tandis que le premier enthousiasme de l'admiration naïve
+s'affaiblissait chez l'actrice, tout aussi naïvement et en dépit
+d'elles-mêmes, une modification d'idées s'opérait en sens inverse chez
+les deux bourgeoises. La fille, tout en frémissant à l'idée des pompes
+mondaines où son amie s'était jetée, avait souvent ressenti, peut-être
+à son insu, des élans de curiosité pour ce monde inconnu, plein de
+terreurs et de prestiges, où ses principes lui défendaient de porter
+un seul regard. En voyant Laurence, en admirant sa beauté, sa grâce,
+ses manières tantôt nobles comme celles d'une reine de théâtre, tantôt
+libres et enjouées comme celles d'un enfant (car l'artiste aimée du
+public est comme un enfant à qui l'univers sert de famille), elle
+sentait éclore en elle un sentiment à la fois enivrant et douloureux,
+quelque chose qui tenait le milieu entre l'admiration et la crainte,
+entre la tendresse et l'envie. Quant à l'aveugle, elle était
+instinctivement captivée et comme vivifiée par le beau son de cette
+voix, par la pureté de ce langage, par l'animation de cette causerie
+intelligente, colorée et profondément naturelle, qui caractérise les
+vrais artistes, et ceux du théâtre particulièrement. La mère de
+Pauline, quoique remplie d'entêtement dévot et de morgue provinciale,
+était une femme assez distinguée et assez instruite pour le monde où
+elle avait vécu. Elle l'était du moins assez pour se sentir frappée et
+charmée, malgré elle, d'entendre quelque chose de si différent de son
+entourage habituel, et de si supérieur à tout ce qu'elle avait jamais
+rencontré. Peut-être ne s'en rendait-elle pas bien compte à elle-même;
+mais il est certain que les efforts de Laurence pour la faire revenir
+de ses préventions réussissaient au delà de ses espérances. La vieille
+femme commençait à s'amuser si réellement de la causerie de l'actrice,
+qu'elle l'entendit avec regret, presque avec effroi, demander des
+chevaux de poste. Elle fit alors un grand effort sur elle-même, et la
+pria de rester jusqu'au lendemain. Laurence se fit un peu prier. Sa
+mère, retenue à Paris par une indisposition de sa seconde fille,
+n'avait pu partir avec elle. Les engagements de Laurence avec le
+théâtre d'Orléans l'avaient forcée de les y devancer; mais elle leur
+avait donné rendez-vous à Lyon, et Laurence voulait y arriver en même
+temps qu'elles, sachant bien que sa mère et sa soeur, après quinze
+jours de séparation (la première de leur vie), l'attendraient
+impatiemment. Cependant l'aveugle insista tellement, et Pauline, à
+l'idée de se séparer de nouveau, et pour jamais sans doute, de son
+amie, versa des larmes si sincères, que Laurence céda, écrivit à sa
+mère de ne pas être inquiète si elle retardait d'un jour son arrivée à
+Lyon, et ne commanda ses chevaux que pour le lendemain soir.
+L'aveugle, entraînée de plus en plus, poussa la gracieuseté jusqu'à
+vouloir dicter une phrase amicale pour son ancienne connaissance, la
+mère de Laurence.
+
+-- Cette pauvre madame S..., ajouta-t-elle lorsqu'elle eut entendu
+plier la lettre et pétiller la cire à cacheter, c'était une bien
+excellente personne, spirituelle, gaie, confiante... et bien étourdie!
+car enfin, ma pauvre enfant, c'est elle qui répondra devant Dieu du
+malheur que tu as eu de monter sur les planches. Elle pouvait s'y
+opposer, et elle ne l'a pas fait! Je lui ai écrit trois lettres à
+cette occasion, et Dieu sait si elle les a lues! Ah! si elle m'eût
+écoutée, tu n'en serais pas là!...
+
+-- Nous serions dans la plus profonde misère, répondit Laurence avec
+une douce vivacité, et nous souffririons de ne pouvoir rien faire
+l'une pour l'autre, tandis qu'aujourd'hui j'ai la joie de voir ma
+bonne mère rajeunir au sein d'une honnête aisance; et elle est plus
+heureuse que moi, s'il est possible, de devoir son bien-être à mon
+travail et à ma persévérance. Oh! c'est une excellente mère, ma bonne
+madame D..., et, quoique je sois actrice, je vous assure que je l'aime
+autant que Pauline vous aime.
+
+-- Tu as toujours été une bonne fille, je le sais, dit l'aveugle. Mais
+enfin comment cela finira-t-il? Vous voilà riches, et je comprends que
+ta mère s'en trouve fort bien, car c'est une femme qui a toujours aimé
+ses aises et ses plaisirs; mais l'autre vie, mon enfant, vous n'y
+songez ni l'une ni l'autre!... Enfin, je me réfugie dans la pensée que
+tu ne seras pas toujours au théâtre, et qu'un jour viendra où tu feras
+pénitence.
+
+Cependant le bruit de l'aventure qui avait amené à Saint-Front, route
+de Paris, une dame en chaise de poste qui croyait aller à Villiers,
+route de Lyon, s'était répandue dans la petite ville, et y donnait
+lieu, depuis quelques heures, à d'étranges commentaires. Par quel
+hasard, par quel prodige, cette dame de la chaise de poste, après être
+arrivée là sans le vouloir, se décidait-elle à y rester toute la
+journée? Et que faisait-elle, bon Dieu! chez les dames D...? Comment
+pouvait-elle les connaître? Et que pouvaient-elles avoir à se dire
+depuis si longtemps qu'elles étaient enfermées ensemble? Le secrétaire
+de la mairie, qui faisait sa partie de billard au café situé justement
+en face de la maison des dames D..., vit ou crut voir passer et
+repasser derrière les vitres de cette maison la dame étrangère, vêtue
+singulièrement, disait-il, et même magnifiquement. La toilette de
+voyage de Laurence était pourtant d'une simplicité de bon goût; mais
+la femme de Paris, et la femme artiste surtout, donne aux moindres
+atours un prestige éblouissant pour la province. Toutes les dames des
+maisons voisines se collèrent à leurs croisées, les entr'ouvrirent
+même, et s'enrhumèrent toutes plus ou moins, dans l'espérance de
+découvrir ce qui se passait chez la voisine. On appela la servante
+comme elle allait au marché, on l'interrogea. Elle ne savait rien,
+elle n'avait rien entendu, rien compris; mais la personne en question
+était fort étrange, selon elle. Elle faisait de grands pas, parlait
+avec une grosse voix, et portait une pelisse fourrée qui la faisait
+ressembler aux animaux des ménageries ambulantes, soit à une lionne,
+soit à une tigresse; la servante ne savait pas bien à laquelle des
+deux. Le secrétaire de la mairie décida qu'elle était vêtue d'une peau
+de panthère, et l'adjoint du maire trouva fort probable que ce fût la
+duchesse de Berry. Il avait toujours soupçonné la vieille D... d'être
+légitimiste au fond du coeur, car elle était dévote. Le maire,
+assassiné de questions par les dames de sa famille, trouva un
+expédient merveilleux pour satisfaire leur curiosité et la sienne
+propre. Il ordonna au maître de poste de ne délivrer de chevaux à
+l'étrangère que sur le _vu_ de son passe-port. L'étrangère, se
+ravisant et remettant son départ au lendemain, fit répondre par son
+domestique qu'elle montrerait son passe-port au moment où elle
+redemanderait des chevaux. Le domestique, fin matois, véritable
+Frontin de comédie, s'amusa de la curiosité des citadins de
+Saint-Front, et leur fit à chacun un conte différent. Mille versions
+circulèrent et se croisèrent dans la ville. Les esprits furent
+très-agités, le maire craignit une émeute; le procureur du roi intima
+à la gendarmerie l'ordre de se tenir sur pied, et les chevaux de
+l'ordre public eurent la selle sur le dos tout le jour.
+
+-- Que faire? disait le maire qui était un homme de moeurs douces et
+un coeur sensible envers le beau sexe. Je ne puis envoyer un gendarme
+pour examiner brutalement les papiers d'une dame! -- À votre place, je
+ne m'en gênerais pas! disait le substitut, jeune magistrat farouche
+qui aspirait à être procureur du roi, et qui travaillait à diminuer
+son embonpoint pour ressembler tout à fait à Junius Brutus. -- Vous
+voulez que je fasse de l'arbitraire! reprenait le magistrat pacifique.
+La mairesse tint conseil avec les femmes des autres autorités, et il
+fut décidé que M. le maire irait en personne, avec toute la politesse
+possible, et s'excusant sur la nécessité d'obéir à des ordres
+supérieurs, demander à l'inconnue son passeport.
+
+Le maire obéit, et se garda bien de dire que ces ordres supérieurs
+étaient ceux de sa femme. La mère D... fut un peu effrayée de cette
+démarche; Pauline, qui la comprit fort bien, en fut inquiète et
+blessée; Laurence ne fit qu'en rire, et, s'adressant au maire, elle
+l'appela par son nom, lui demanda des nouvelles de toutes les
+personnes de sa famille et de son intimité, lui nommant avec une
+merveilleuse mémoire jusqu'au plus petit de ses enfants, l'intrigua
+pendant un quart d'heure, et finit par s'en faire reconnaître. Elle
+fut si aimable et si jolie dans ce badinage, que le bon maire en tomba
+amoureux comme un fou, voulut lui baiser la main, et ne se retira que
+lorsque madame D... et Pauline lui eurent promis de le faire dîner
+chez elles ce même jour avec la belle actrice de _la capitale_. Le
+dîner fut fort gai. Laurence essaya de se débarrasser des impressions
+tristes qu'elle avait reçues, et voulut récompenser l'aveugle du
+sacrifice qu'elle lui faisait de ses préjugés en lui donnant quelques
+heures d'enjouement. Elle raconta mille historiettes plaisantes sur
+ses voyages en province, et même, au dessert, elle consentit à réciter
+à M. le maire des tirades de vers classiques qui le jetèrent dans un
+délire d'enthousiasme dont madame la mairesse eût été sans doute fort
+effrayée. Jamais l'aveugle ne s'était autant amusée; Pauline était
+singulièrement agitée; elle s'étonnait de se sentir triste au milieu
+de sa joie. Laurence, tout en voulant divertir les autres, avait fini
+par se divertir elle-même. Elle se croyait rajeunie de dix ans en se
+retrouvant dans ce monde de ses souvenirs, où elle croyait parfois
+être encore en rêve.
+
+On était passé de la salle à manger au salon, et on achevait de
+prendre le café, lorsqu'un bruit de socques dans l'escalier annonça
+l'approche d'une visite. C'était la femme du maire, qui, ne pouvant
+résister plus longtemps à sa curiosité, venait _adroitement_ et comme
+par hasard voir madame D... Elle se fût bien gardée d'amener ses
+filles, elle eût craint de faire tort à leur mariage si elle leur eût
+laissé entrevoir la comédienne. Ces demoiselles n'en dormirent pas de
+la nuit, et jamais l'autorité maternelle ne leur sembla plus inique.
+La plus jeune en pleura de dépit.
+
+Madame la mairesse, quoique assez embarrassée de l'accueil qu'elle
+ferait à Laurence (celle-ci avait autrefois donné des leçons à ses
+filles), se garda bien d'être impolie. Elle fut même gracieuse en
+voyant la dignité calme qui régnait dans ses manières. Mais quelques
+minutes après, une seconde visite étant arrivée, _par hasard_ aussi,
+la mairesse recula sa chaise et parla un peu moins à l'actrice. Elle
+était observée par une de ses amies intimes, qui n'eût pas manqué de
+critiquer beaucoup son _intimité_ avec une comédienne. Cette seconde
+visiteuse s'était promis de satisfaire aussi sa curiosité en faisant
+causer Laurence. Mais, outre que Laurence devint de plus en plus grave
+et réservée, la présence de la mairesse contraignit et gêna les
+curiosités subséquentes. La troisième visite gêna beaucoup les deux
+premières, et fut à son tour encore plus gênée par l'arrivée de la
+quatrième. Enfin, en moins d'une heure, le vieux salon de Pauline fut
+rempli comme si elle eût invité toute la ville à une grande soirée.
+Personne n'y pouvait résister; on voulait, au risque de faire une
+chose étrange, impolie même, voir cette petite sous-maîtresse dont
+personne n'avait soupçonné l'intelligence, et qui maintenant était
+connue et applaudie dans toute la France. Pour légitimer la curiosité
+présente, et pour excuser le peu de discernement qu'on avait eu dans
+le passé, on affectait de douter encore du talent de Laurence, et on
+se disait à l'oreille: -- Est-il bien vrai qu'elle soit l'amie et la
+protégée de mademoiselle Mars? -- On dit qu'elle a un si grand succès
+à Paris -- Croyez-vous bien que ce soit possible? -- Il paraît que les
+plus célèbres auteurs font des pièces pour elle. -- Peut-être
+exagère-t-on beaucoup tout cela! -- Lui avez-vous parlé? -- Lui
+parlez-vous? etc.
+
+Personne néanmoins ne pouvait diminuer par ses doutes la grâce et la
+beauté de Laurence. Un instant avant le dîner, elle avait fait venir
+sa femme de chambre, et, d'un tout petit carton qui ressemblait à ces
+noix enchantées où les fées font tenir d'un coup de baguette tout le
+trousseau d'une princesse, était sortie une parure très-simple, mais
+d'un goût exquis et d'une fraîcheur merveilleuse. Pauline ne pouvait
+comprendre qu'on pût avec si peu de temps et de soin se métamorphoser
+ainsi en voyage, et l'élégance de son amie la frappait d'une sorte de
+vertige. Les dames de la ville s'étaient flattées d'avoir à critiquer
+cette toilette et cette tournure qu'on avait annoncées si étranges;
+elles étaient forcées d'admirer et de dévorer du regard ces étoffes
+moelleuses négligées dans leur richesse, ces coupes élégantes
+d'ajustements sans roideur et sans étalage, nuance à laquelle
+n'arrivera jamais l'élégante de petite ville, même lorsqu'elle copie
+exactement l'élégante des grandes villes; enfin toutes ces recherches
+de la chaussure, de la manchette et de la coiffure, que les femmes
+sans goût exagèrent jusqu'à l'absurde, ou suppriment jusqu'à la
+malpropreté. Ce qui frappait et intimidait plus que tout le reste,
+c'était l'aisance parfaite de Laurence, ce ton de la meilleure
+compagnie qu'on ne s'attend guère, en province, à trouver chez une
+comédienne, et que, certes, on ne trouvait chez aucune femme à
+Saint-Front. Laurence était imposante et prévenante à son gré. Elle
+souriait en elle-même du trouble où elle jetait tous ces petits
+esprits qui étaient venus à l'insu les uns des autres, chacun croyant
+être le seul assez hardi pour s'amuser des inconvenances d'une
+bohémienne, et qui se trouvaient là honteux et embarrassés chacun de
+la présence des autres, et plus encore du désappointement d'avoir à
+envier ce qu'il était venu persifler, humilier peut-être! Toutes ces
+femmes se tenaient d'un côté du salon comme un régiment en déroute, et
+de l'autre côté, entourée de Pauline, de sa mère et de quelques hommes
+de bon sens qui ne craignaient pas de causer respectueusement avec
+elle, Laurence siégeait comme une reine affable qui sourit à son
+peuple et le tient à distance. Les rôles étaient bien changés, et le
+malaise croissait d'un côté, tandis que la véritable dignité
+triomphait de l'autre. On n'osait plus chuchoter, on n'osait même plus
+regarder, si ce n'est à la dérobée. Enfin, quand le départ des plus
+désappointées eut éclairci les rangs, on osa s'approcher, mendier une
+parole, un regard, toucher la robe, demander l'adresse de la lingère,
+le prix des bijoux, le nom des pièces de théâtre les plus à la mode à
+Paris, et des billets de spectacle pour le premier voyage qu'on ferait
+à la capitale.
+
+À l'arrivée des premières visites, l'aveugle avait été confuse, puis
+contrariée, puis blessée. Quand elle entendit tout ce monde remplir
+son salon froid et abandonné depuis si longtemps, elle prit son parti,
+et, cessant de rougir de l'amitié qu'elle avait témoignée à Laurence,
+elle en affecta plus encore, et accueillit par des paroles aigres et
+moqueuses tous ceux qui vinrent la saluer. -- Oui-da, Mesdames,
+répondait-elle, je me porte mieux que je ne pensais, puisque mes
+infirmités ne font plus peur à personne. Il y a deux ans que l'on
+n'est venu me tenir compagnie le soir, et c'est un merveilleux hasard
+qui m'amène toute la ville à la fois. Est-ce qu'on aurait dérangé le
+calendrier, et ma fête, que je croyais passée il y a six mois,
+tomberait-elle aujourd'hui? Puis, s'adressant à d'autres qui n'étaient
+presque jamais venues chez elle, elle poussait la malice jusqu'à leur
+dire en face et tout haut: -- Ah! vous faites comme moi, vous faites
+taire vos scrupules de conscience, et vous venez, malgré vous, rendre
+hommage au talent? C'est toujours ainsi, voyez-vous; l'esprit triomphe
+toujours, et de tout. Vous avez bien blâmé mademoiselle S... de s'être
+mise au théâtre; vous avez fait comme moi, vous dis-je, vous avez
+trouvé cela révoltant, affreux! Eh bien, vous voilà toutes à ses
+pieds! Vous ne direz pas le contraire, car enfin je ne crois pas être
+devenue tout à coup assez aimable et assez jolie pour que l'on vienne
+en foule jouir de ma société.
+
+Quant à Pauline, elle fut du commencement à la fin admirable pour
+son amie. Elle ne rougit point d'elle un seul instant, et bravant,
+avec un courage héroïque en province, le blâme qu'on s'apprêtait à
+déverser sur elle, elle prit franchement le parti d'être en public à
+l'égard de Laurence ce qu'elle était en particulier. Elle l'accabla
+de soins, de prévenances, de respects même; elle plaça elle-même un
+tabouret sous ses pieds, elle lui présenta elle-même le plateau de
+rafraîchissements; puis elle répondit par un baiser plein d'effusion
+à son baiser de remerciement; et quand elle se rassit auprès d'elle,
+elle tint sa main enlacée à la sienne toute la soirée sur le bras du
+fauteuil.
+
+Ce rôle était beau sans doute, et la présence de Laurence opérait des
+miracles, car un tel courage eût épouvanté Pauline si on lui en eût
+annoncé la nécessité la veille; et maintenant il lui coûtait si peu
+qu'elle s'en étonnait elle-même. Si elle eût pu descendre au fond de
+sa conscience, peut-être eût-elle découvert que ce rôle généreux était
+le seul qui l'élevât au niveau de Laurence à ses propres yeux. Il est
+certain que jusque-là la grâce, la noblesse et l'intelligence de
+l'actrice l'avaient déconcertée un peu; mais, depuis qu'elle l'avait
+posée auprès d'elle en protégée, Pauline ne s'apercevait plus de cette
+supériorité, difficile à accepter de femme à femme aussi bien que
+d'homme à homme.
+
+Il est certain que, lorsque les deux amies et la mère aveugle se
+retrouvèrent seules ensemble au coin du feu, Pauline fut surprise et
+même un peu blessée de voir que Laurence reportait toute sa
+reconnaissance sur la vieille femme. Ce fut avec une noble franchise
+que l'actrice, baisant la main de madame D... et l'aidant à reprendre
+le chemin de sa chambre, lui dit qu'elle sentait tout le prix de ce
+qu'elle avait fait et de ce qu'elle avait été pour elle durant cette
+petite épreuve. -- Quant à toi, ma Pauline, dit-elle à son amie
+lorsqu'elles furent tête à tête, je te fâcherais, si je te faisais le
+même remerciement. Tu n'as point de préjugés assez obstinés pour que
+ton mépris de la sottise provinciale me semble un grand effort. Je te
+connais, tu ne serais plus toi-même si tu n'avais pas trouvé un vrai
+plaisir à t'élever de toute ta hauteur au-dessus de ces bégueules.
+
+-- C'est à cause de toi que cela m'est devenu un plaisir, répondit
+Pauline un peu déconcertée.
+
+-- Allons donc, rusée! reprit Laurence en l'embrassant, c'est à cause
+de vous-même!
+
+Était-ce un instinct d'ingratitude qui faisait parler ainsi l'amie de
+Pauline? Non. Laurence était la femme la plus droite avec les autres
+et la plus sincère vis-à-vis d'elle-même. Si l'effort de son amie lui
+eût paru sublime, elle ne se serait pas crue humiliée de lui montrer
+de la reconnaissance; mais elle avait un sentiment si ferme et si
+légitime de sa propre dignité, qu'elle croyait le courage de Pauline
+aussi naturel, aussi facile que le sien. Elle ne se doutait nullement
+de l'angoisse secrète qu'elle excitait dans cette âme troublée. Elle
+ne pouvait la deviner; elle ne l'eût pas comprise.
+
+Pauline, ne voulant pas la quitter d'un instant, exigea qu'elle dormît
+dans son propre lit. Elle s'était fait arranger un grand canapé où
+elle se coucha non loin d'elle, afin de pouvoir causer le plus
+longtemps possible. Chaque moment augmentait l'inquiétude de la jeune
+recluse, et son désir de comprendre la vie, les jouissances de l'art
+et celles de la gloire, celles de l'activité et celles de
+l'indépendance. Laurence éludait ses questions. Il lui semblait
+imprudent de la part de Pauline de vouloir connaître les avantages
+d'une position si différente de la sienne; il lui eût semblé peu
+délicat à elle-même de lui en faire un tableau séduisant. Elle
+s'efforça de répondre à ses questions par d'autres questions; elle
+voulut lui faire dire les joies intimes de sa vie évangélique, et
+tourner toute l'exaltation de leur entretien vers cette poésie du
+devoir qui lui semblait devoir être le partage d'une âme pieuse et
+résignée. Mais Pauline ne répondit que par des réticences. Dans leur
+premier entretien de la matinée, elle avait épuisé tout ce que sa
+vertu avait d'orgueil et de finesse pour dissimuler sa souffrance. Le
+soir, elle ne songeait déjà plus à son rôle. La soif qu'elle éprouvait
+de vivre et de s'épanouir, comme une fleur longtemps privée d'air et
+de soleil, devenait de plus en plus ardente. Elle l'emporta, et força
+Laurence à s'abandonner au plaisir le plus grand qu'elle connût, celui
+d'épancher son âme avec confiance et naïveté. Laurence aimait son art,
+non-seulement pour lui-même, mais aussi en raison de la liberté et de
+l'élévation d'esprit et d'habitudes qu'il lui avait procurées. Elle
+s'honorait de nobles amitiés; elle avait connu aussi des affections
+passionnées, et, quoiqu'elle eût la délicatesse de n'en point parler à
+Pauline, la présence de ces souvenirs encore palpitants donnait à son
+éloquence naturelle une énergie pleine de charme et d'entraînement.
+
+Pauline dévorait ses paroles. Elles tombaient dans son coeur et dans
+son cerveau comme une pluie de feu; pâle, les cheveux épars, l'oeil
+embrasé, le coude appuyé sur son chevet virginal, elle était belle
+comme une nymphe antique à la lueur pâle de la lampe qui brûlait entre
+les deux lits. Laurence la vit et fut frappée de l'expression de ses
+traits. Elle craignit d'en avoir trop dit, et se le reprocha, quoique
+pourtant toutes ses paroles eussent été pures comme celles d'une mère
+à sa fille. Puis, involontairement, revenant à ses idées théâtrales,
+et oubliant tout ce qu'elles venaient de se dire, elle s'écria,
+frappée de plus en plus: -- Mon Dieu, que tu es belle, ma chère
+enfant! Les classiques qui m'ont voulu enseigner le rôle de Phèdre ne
+t'avaient pas vue ainsi. Voici une pose qui est toute l'école moderne;
+mais c'est Phèdre tout entière... non pas la Phèdre de Racine
+peut-être, mais celle d'Euripide, disant:
+
+ Dieux! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts!...
+
+Si je ne te dis pas cela en grec, ajouta Laurence en étouffant un
+léger bâillement, c'est que je ne sais pas le grec... Je parie que tu
+le sais, toi...
+
+-- Le grec! quelle folie! répondit Pauline en s'efforçant de sourire.
+Que ferais-je de cela?
+
+-- Oh! moi, si j'avais, comme toi, le temps d'étudier tout, s'écria
+Laurence, je voudrais tout savoir!
+
+Il se fit quelques instants de silence. Pauline fit un douloureux
+retour sur elle-même; elle se demanda à quoi, en effet, servaient tous
+ces merveilleux ouvrages de broderie qui remplissaient ses longues
+heures de silence et de solitude, et qui n'occupaient ni sa pensée ni
+son coeur. Elle fut effrayée de tant de belles années perdues, et il
+lui sembla qu'elle avait fait de ses plus nobles facultés, comme de
+son temps le plus précieux, un usage stupide, presque impie. Elle se
+releva encore sur son coude, et dit à Laurence: -- Pourquoi donc me
+comparais-tu à Phèdre? Sais-tu que c'est là un type affreux? Peux-tu
+poétiser le vice et le crime?... -- Laurence ne répondit pas. Fatiguée
+de l'insomnie de la nuit précédente, calme d'ailleurs au fond de
+l'âme, comme on l'est, malgré tous les orages passagers, lorsqu'on a
+trouvé au fond de soi le vrai but et le vrai moyen de son existence,
+elle s'était endormie presque en parlant. Ce prompt et paisible
+sommeil augmenta l'angoisse et l'amertume de Pauline. Elle est
+heureuse, pensa-t-elle... heureuse et contente d'elle-même, sans
+effort, sans combats, sans incertitude... Et moi!... Ô mon Dieu! cela
+est injuste!
+
+Pauline ne dormit pas de toute la nuit. Le lendemain, Laurence
+s'éveilla aussi paisiblement qu'elle s'était endormie, et se montra au
+jour fraîche et reposée. Sa femme de chambre arriva avec une jolie
+robe blanche qui lui servait de peignoir pendant sa toilette. Tandis
+que la soubrette lissait et tressait les magnifiques cheveux noirs de
+Laurence, celle-ci repassait le rôle qu'elle devait jouer à Lyon, à
+trois jours de là. C'était à son tour d'être belle avec ses cheveux
+épars et l'expression tragique. De temps en temps, elle échappait
+brusquement aux mains de la femme de chambre, et marchait dans
+l'appartement en s'écriant: «Ce n'est pas cela!... je veux le dire
+comme je le sens!» Et elle laissait échapper des exclamations, des
+phrases de drame; elle cherchait des poses devant le vieux miroir de
+Pauline. Le sang-froid de la femme de chambre, habituée à toutes ces
+choses, et l'oubli complet où Laurence semblait être de tous les
+objets extérieurs, étonnaient au dernier point la jeune provinciale.
+Elle ne savait pas si elle devait rire ou s'effrayer de ces airs de
+pythonisse; puis elle était frappée de la beauté tragique de Laurence,
+comme Laurence l'avait été de la sienne quelques heures auparavant.
+Mais elle se disait: Elle fait toutes ces choses de sang-froid, avec
+une impétuosité préparée, avec une douleur étudiée. Au fond, elle est
+fort tranquille, fort heureuse; et moi, qui devrais avoir le calme de
+Dieu sur le front, il se trouve que je ressemble à Phèdre!
+
+Comme elle pensait cela, Laurence lui dit brusquement: -- Je fais tout
+ce que je peux pour trouver ta pose d'hier soir quand tu étais là sur
+ton coude... je ne peux pas en venir à bout! C'était magnifique.
+Allons! c'est trop récent. Je trouverai cela plus tard, par
+inspiration! Toute inspiration est une réminiscence, n'est-ce pas,
+Pauline? Tu ne te coiffes pas bien, mon enfant; tresse donc tes
+cheveux au lieu de les lisser ainsi en bandeau. Tiens, Susette va te
+montrer.
+
+Et tandis que la femme de chambre faisait une tresse, Laurence fit
+l'autre, et en un instant Pauline se trouva si bien coiffée et si
+embellie qu'elle fit un cri de surprise. -- Ah! mon Dieu, quelle
+adresse! s'écria-t-elle; je ne me coiffais pas ainsi de peur d'y
+perdre trop de temps, et j'en mettais le double.
+
+-- Oh! c'est que nous autres, répondit Laurence, nous sommes forcées
+de nous faire belles le plus possible et le plus vite possible.
+
+-- Et à quoi cela me servirait-il, à moi? dit Pauline en laissant
+tomber ses coudes sur la toilette, et en se regardant au miroir d'un
+air sombre et désolé.
+
+-- Tiens, s'écria Laurence, te voilà encore Phèdre! Reste comme cela,
+j'étudie!
+
+Pauline sentit ses yeux se remplir de larmes. Pour que Laurence ne
+s'en aperçût pas (et c'est ce que Pauline craignait le plus au monde
+en cet instant), elle s'enfuit dans une autre pièce et dévora d'amers
+sanglots. Il y avait de la douleur et de la colère dans son âme, mais
+elle ne savait pas elle-même pourquoi ces orages s'élevaient en elle.
+Le soir, Laurence était partie. Pauline avait pleuré en la voyant
+monter en voiture, et, cette fois, c'était de regret; car Laurence
+venait de la faire vivre pendant trente-six heures, et elle pensait
+avec effroi au lendemain. Elle tomba accablée de fatigue dans son lit,
+et s'endormit brisée, désirant ne plus s'éveiller. Lorsqu'elle
+s'éveilla, elle jeta un regard de morne épouvante sur ces murailles
+qui ne gardaient aucune trace du rêve que Laurence y avait évoqué.
+Elle se leva lentement, s'assit machinalement devant son miroir, et
+essaya de refaire ses tresses de la veille. Tout à coup, rappelée à la
+réalité par le chant de son serin qui s'éveillait dans sa cage,
+toujours gai, toujours indifférent à la captivité, Pauline se leva,
+ouvrit la cage, puis la fenêtre, et poussa dehors l'oiseau sédentaire,
+qui ne voulait pas s'envoler. «Ah! tu n'es pas digne de la liberté!»
+dit-elle en le voyant revenir vers elle aussitôt. Elle retourna à sa
+toilette, défit ses tresses avec une sorte de rage, et tomba le visage
+sur ses mains crispées. Elle resta ainsi jusqu'à l'heure où sa mère
+s'éveillait. La fenêtre était restée ouverte, Pauline n'avait pas
+senti le froid. Le serin était rentré dans sa cage et chantait de
+toutes ses forces.
+
+
+
+
+III.
+
+
+Un an s'était écoulé depuis le passage de Laurence à Saint-Front, et
+l'on y parlait encore de la mémorable soirée où la célèbre actrice
+avait reparu avec tant d'éclat parmi ses concitoyens; car on se
+tromperait grandement si l'on supposait que les préventions de la
+province sont difficiles à vaincre. Quoi qu'on dise à cet égard, il
+n'est point de séjour où la bienveillance soit plus aisée à conquérir,
+de même qu'il n'en est pas où elle soit plus facile à perdre. On dit
+ailleurs que le temps est un grand maître; il faut dire en province
+que c'est l'ennui qui modifie, qui justifie tout. Le premier choc
+d'une nouveauté quelconque contre les habitudes d'une petite ville est
+certainement terrible, si l'on y songe la veille; mais le lendemain on
+reconnaît que ce n'était rien, et que mille curiosités inquiètes
+n'attendaient qu'un premier exemple pour se lancer dans la carrière
+des innovations. Je connais certains chefs-lieux de canton où la
+première femme qui se permit de galoper sur une selle anglaise fut
+traitée de cosaque en jupon, et où, l'année suivante, toutes les dames
+de l'endroit voulurent avoir équipage d'amazone jusqu'à la cravache
+inclusivement.
+
+À peine Laurence fut-elle partie qu'une prompte et universelle
+réaction s'opéra dans les esprits. Chacun voulait justifier
+l'empressement qu'il avait mis à la voir en grandissant la réputation
+de l'actrice, ou du moins en ouvrant de plus en plus les yeux sur son
+mérite réel. Peu à peu on en vint à se disputer l'honneur de lui avoir
+parlé le premier, et ceux qui n'avaient pu se résoudre à l'aller voir
+prétendirent qu'ils y avaient fortement poussé les autres. Cette
+année-là, une diligence fut établie de Saint-Front à Mont-Laurent, et
+plusieurs personnages importants de la ville (de ces gens qui
+possèdent 15,000 fr. de rentes au soleil, et qui ne se déplacent pas
+aisément, parce que, sans eux, à les entendre, le pays retomberait
+dans la barbarie), se risquèrent enfin à faire le voyage de la
+capitale. Ils revinrent tous remplis de la gloire de Laurence, et
+fiers d'avoir pu dire à leurs voisins du balcon ou de la première
+galerie, au moment où la salle _croulait_, comme on dit, sous les
+applaudissements: -- Monsieur, cette grande actrice a longtemps habité
+la ville que j'habite. C'était l'amie intime de ma femme. Elle dînait
+quasi tous les jours _à la maison_. Oh! nous avions bien deviné son
+talent! Je vous assure que, quand elle nous récitait des vers, nous
+nous disions entre nous: «Voilà une jeune personne qui peut aller
+loin!» Puis, quand ces personnes furent de retour à Saint-Front, elles
+racontèrent avec orgueil qu'elles avaient été rendre leurs devoirs à
+la grande actrice, qu'elles avaient dîné à sa table, qu'elles avaient
+passé la soirée dans son magnifique salon... Ah! quel salon! quels
+meubles! quelles peintures! et quelle société amusante et honorable!
+des artistes, des députés; monsieur un tel, le peintre de portraits;
+madame une telle, la cantatrice; et puis des glaces, et puis de la
+musique... Que sais-je? la tête en tournait à tous ceux qui
+entendaient ces beaux récits, et chacun de s'écrier: Je l'avais
+toujours dit qu'elle réussirait! Nul autre que moi ne l'avait devinée.
+
+Toutes ces puérilités eurent un seul résultat sérieux, ce fut de
+bouleverser l'esprit de la pauvre Pauline, et d'augmenter son ennui
+jusqu'au désespoir. Je ne sais si quelques semaines de plus n'eussent
+pas empiré son état au point de lui faire négliger sa mère. Mais
+celle-ci fit une grave maladie qui ramena Pauline au sentiment de ses
+devoirs. Elle recouvra tout à coup sa force morale et physique, et
+soigna la triste aveugle avec un admirable dévouement. Son amour et
+son zèle ne purent la sauver. Madame D... expira dans ses bras environ
+quinze mois après l'époque où Laurence était passée à Saint-Front.
+
+Depuis ce temps, les deux amies avaient entretenu une correspondance
+assidue de part et d'autre. Tandis qu'au milieu de sa vie active et
+agitée, Laurence aimait à songer à Pauline, à pénétrer en esprit dans
+sa paisible et sombre demeure, à s'y reposer du bruit de la foule
+auprès du fauteuil de l'aveugle et des géraniums de la fenêtre;
+Pauline, effrayée de la monotonie de ses habitudes, éprouvait
+l'invincible besoin de secouer cette mort lente qui s'étendait sur
+elle, et de s'élancer en rêve dans le tourbillon qui emportait
+Laurence. Peu à peu le ton de supériorité morale que, par un noble
+orgueil, la jeune provinciale avait gardé dans ses premières lettres
+avec la comédienne, fit place à un ton de résignation douloureuse qui,
+loin de diminuer l'estime de son amie, la toucha profondément. Enfin
+les plaintes s'exhalèrent du coeur de Pauline, et Laurence fut forcée
+de se dire, avec une sorte de consternation, que l'exercice de
+certaines vertus paralyse l'âme des femmes, au lieu de la fortifier.
+-- Qui donc est heureux, demanda-t-elle un soir à sa mère en posant
+sur son bureau une lettre qui portait la trace des larmes de Pauline;
+et où faut-il aller chercher le repos de l'âme? Celle qui me plaignait
+tant au début de ma vie d'artiste se plaint aujourd'hui de sa
+réclusion d'une manière déchirante, et me trace un si horrible tableau
+des ennuis de la solitude, que je suis presque tentée de me croire
+heureuse sous le poids du travail et des émotions.
+
+Lorsque Laurence reçut la nouvelle de la mort de l'aveugle, elle tint
+conseil avec sa mère, qui était une personne fort sensée, fort
+aimante, et qui avait eu le bon esprit de demeurer la meilleure amie
+de sa fille. Elle voulut la détourner d'un projet qu'elle caressait
+depuis quelque temps: celui de se charger de l'existence de Pauline en
+lui faisant partager la sienne aussitôt qu'elle serait libre. -- Que
+deviendra cette pauvre enfant désormais? disait Laurence. Le devoir
+qui l'attachait à sa mère est accompli. Aucun mérite religieux ne
+viendra plus ennoblir et poétiser sa vie. Cet odieux séjour d'une
+petite ville n'est pas fait pour elle. Elle sent vivement toutes
+choses, son intelligence cherche à se développer. Qu'elle vienne donc
+près de nous; puisqu'elle a besoin de vivre, elle vivra.
+
+-- Oui, elle vivra par les yeux, répondit madame S..., la mère de
+Laurence; elle verra les merveilles de l'art, mais son âme n'en sera
+que plus inquiète et plus avide.
+
+-- Eh bien! reprit l'actrice, vivre par les yeux lorsqu'on arrive à
+comprendre ce qu'on voit, n'est-ce pas vivre par l'intelligence? et
+n'est-ce pas de cette vie que Pauline est altérée?
+
+-- Elle le dit, repartit madame S..., elle te trompe, elle se trompe
+elle-même. C'est par le coeur qu'elle demande à vivre, la pauvre
+fille!
+
+-- Eh bien! s'écria Laurence, son coeur ne trouvera-t-il pas un
+aliment dans l'affection du mien? Qui l'aimerait dans sa petite ville
+comme je l'aime? Et si l'amitié ne suffit pas à son bonheur,
+croyez-vous qu'elle ne trouvera pas autour de nous un homme digne de
+son amour?
+
+La bonne madame S... secoua la tête. -- Elle ne voudra pas être aimée
+en artiste, dit-elle avec un sourire dont sa fille comprit la
+mélancolie.
+
+L'entretien fut repris le lendemain. Une nouvelle lettre de Pauline
+annonçait que la modique fortune de sa mère allait être absorbée par
+d'anciennes dettes que son père avait laissées, et qu'elle voulait
+payer à tout prix et sans retard. La patience des créanciers avait
+fait grâce à la vieillesse et aux infirmités de madame D...; mais sa
+fille, jeune et capable de travailler pour vivre, n'avait pas droit
+aux mêmes égards. On pouvait, sans trop rougir, la dépouiller de son
+mince héritage. Pauline ne voulait ni attendre la menace, ni implorer
+la pitié; elle renonçait à la succession de ses parents et allait
+essayer de monter un petit atelier de broderie.
+
+Ces nouvelles levèrent tous les scrupules de Laurence et imposèrent
+silence aux sages prévisions de sa mère. Toutes deux montèrent en
+voiture, et huit jours après elles revinrent à Paris avec Pauline.
+
+Ce n'était pas sans quelque embarras que Laurence avait offert à son
+amie de l'emmener et de se charger d'elle à jamais. Elle s'attendait
+bien à trouver chez elle un reste de préjugés et de dévotion; mais la
+vérité est que Pauline n'était pas réellement pieuse. C'était une âme
+fière et jalouse de sa propre dignité. Elle trouvait dans le
+catholicisme la nuance qui convenait à son caractère, car toutes les
+nuances possibles se trouvent dans les religions vieillies; tant de
+siècles les ont modifiées, tant d'hommes ont mis la main à l'édifice,
+tant d'intelligences, de passions et de vertus y ont apporté leurs
+trésors, leurs erreurs ou leurs lumières, que mille doctrines se
+trouvent à la fin contenues dans une seule, et mille natures diverses
+y peuvent puiser l'excuse ou le stimulant qui leur convient. C'est par
+là que ces religions s'élèvent, c'est aussi par là qu'elles
+s'écroulent.
+
+Pauline n'était pas douée des instincts de douceur, d'amour et
+d'humilité qui caractérisent les natures vraiment évangéliques. Elle
+était si peu portée à l'abnégation, qu'elle s'était toujours trouvée
+malheureuse, immolée qu'elle était à ses devoirs. Elle avait besoin de
+sa propre estime, et peut-être aussi de celle d'autrui, bien plus que
+de l'amour de Dieu et du bonheur du prochain. Tandis que Laurence,
+moins forte et moins orgueilleuse, se consolait de toute privation et
+de tout sacrifice en voyant sourire sa mère, Pauline reprochait à la
+sienne, malgré elle et dans le fond de son coeur, cette longue
+satisfaction conquise à ses dépens. Ce ne fut donc pas un sentiment
+d'austérité religieuse qui la fit hésiter à accepter l'offre de son
+amie, ce fut la crainte de n'être pas assez dignement placée auprès
+d'elle.
+
+D'abord Laurence ne la comprit pas, et crut que la peur d'être blâmée
+par les esprits rigides la retenait encore. Mais ce n'était pas là non
+plus le motif de Pauline. L'opinion avait changé autour d'elle;
+l'amitié de la grande actrice n'était plus une honte, c'était un
+honneur. Il y avait désormais une sorte de gloire à se vanter de son
+attention et de son souvenir. La nouvelle apparition qu'elle fit à
+Saint-Front fut un triomphe bien supérieur au premier. Elle fut
+obligée de se défendre des hommages importuns que chacun aspirait à
+lui rendre, et la préférence exclusive qu'elle montrait à Pauline
+excita mille jalousies dont Pauline put s'enorgueillir.
+
+Au bout de quelques heures d'entretien, Laurence vit qu'un scrupule de
+délicatesse empêchait Pauline d'accepter ses bienfaits. Laurence ne
+comprit pas trop cet excès de fierté qui craint d'accepter le poids de
+la reconnaissance; mais elle le respecta, et se fit humble jusqu'à la
+prière, jusqu'aux larmes, pour vaincre cet orgueil de la pauvreté, qui
+serait la plus laide chose du monde si tant d'insolences protectrices
+n'étaient là pour le justifier. Pauline devait-elle craindre cette
+insolence de la part de Laurence? Non; mais elle ne pouvait s'empêcher
+de trembler un peu, et Laurence, quoiqu'un peu blessée de cette
+méfiance, se promit et se flatta de la vaincre bientôt. Elle en
+triompha du moins momentanément, grâce à cette éloquence du coeur dont
+elle avait le don; et Pauline, touchée, curieuse, entraînée, posa un
+pied tremblant sur le seuil de cette vie nouvelle, se promettant de
+revenir sur ses pas au premier mécompte qu'elle y rencontrerait.
+
+Les premières semaines que Pauline passa à Paris furent calmes et
+charmantes. Laurence avait été assez gravement malade pour obtenir, il
+y avait déjà deux mois, un congé qu'elle consacrait à des études
+consciencieuses. Elle occupait avec sa mère un joli petit hôtel au
+milieu de jardins où le bruit de la ville n'arrivait qu'à peine, et où
+elle recevait peu de monde. C'était la saison où chacun est à la
+campagne, où les théâtres sont peu brillants, où les vrais artistes
+aiment à méditer et à se recueillir. Cette jolie maison, simple, mais
+décorée avec un goût parfait, ces habitudes élégantes, cette vie
+paisible et intelligente que Laurence avait su se faire au milieu d'un
+monde d'intrigue et de corruption, donnaient un généreux démenti à
+toutes les terreurs que Pauline avait éprouvées autrefois sur le
+compte de son amie. Il est vrai que Laurence n'avait pas toujours été
+aussi prudente, aussi bien entourée, aussi sagement posée dans sa
+propre vie qu'elle l'était désormais. Elle avait acquis à ses dépens
+de l'expérience et du discernement, et, quoique bien jeune encore,
+elle avait été fort éprouvée par l'ingratitude et la méchanceté. Après
+avoir beaucoup souffert, beaucoup pleuré ses illusions et beaucoup
+regretté les courageux élans de sa jeunesse, elle s'était résignée à
+subir la vie telle qu'elle est faite ici-bas, à ne rien craindre comme
+à ne rien provoquer de la part de l'opinion, à sacrifier souvent
+l'enivrement des rêves à la douceur de suivre un bon conseil,
+l'irritation d'une juste colère à la sainte joie de pardonner. En un
+mot, elle commençait à résoudre, dans l'exercice de son art comme dans
+sa vie privée, un problème difficile. Elle s'était apaisée sans se
+refroidir, elle se contenait sans s'effacer.
+
+Sa mère, dont la raison l'avait quelquefois irritée, mais dont la
+bonté la subjuguait toujours, lui avait été une providence. Si elle
+n'avait pas été assez forte pour la préserver de quelques erreurs,
+elle avait été assez sage pour l'en retirer à temps. Laurence s'était
+parfois égarée, et jamais perdue. Madame S... avait su à propos lui
+faire le sacrifice apparent de ses principes, et, quoi qu'on en dise,
+quoi qu'on en pense, ce sacrifice est le plus sublime que puisse
+suggérer l'amour maternel. Honte à la mère qui abandonne sa fille par
+la crainte d'être réputée sa complaisante ou sa complice! Madame S...
+avait affronté cette horrible accusation, et on ne la lui avait pas
+épargnée. Le grand coeur de Laurence l'avait compris, et, désormais
+sauvée par elle, arrachée au vertige qui l'avait un instant suspendue
+au bord des abîmes, elle eût sacrifié tout, même une passion ardente,
+même un espoir légitime, à la crainte d'attirer sur sa mère un outrage
+nouveau.
+
+Ce qui se passait à cet égard dans l'âme de ces deux femmes était si
+délicat, si exquis et entouré d'un si chaste mystère, que Pauline,
+ignorante et inexpérimentée à vingt-cinq ans comme une fille de
+quinze, ne pouvait ni le comprendre, ni le pressentir. D'abord, elle
+ne songea pas à le pénétrer; elle ne fut frappée que du bonheur et de
+l'harmonie parfaite qui régnaient dans cette famille: la mère, la
+fille artiste et les deux jeunes soeurs, ses élèves, ses filles aussi,
+car elle assurait leur bien-être à la sueur de son noble front, et
+consacrait à leur éducation ses plus douces heures de liberté. Leur
+intimité, leur enjouement à toutes, faisaient un contraste bien
+étrange avec l'espèce de haine et de crainte qui avait cimenté
+l'attachement réciproque de Pauline et de sa mère. Pauline en fit la
+remarque avec une souffrance intérieure qui n'était pas du remords
+(elle avait vaincu cent fois la tentation d'abandonner ses devoirs),
+mais qui ressemblait à de la honte. Pouvait-elle ne pas se sentir
+humiliée de trouver plus de dévouement et de véritables vertus
+domestiques dans la demeure élégante d'une comédienne, qu'elle n'avait
+pu en pratiquer au sein de ses austères foyers? Que de pensées
+brûlantes lui avaient fait monter la rougeur au front, lorsqu'elle
+veillait seule la nuit, à la clarté de sa lampe, dans sa pudique
+cellule! et maintenant, elle voyait Laurence couchée sur un divan de
+sultane, dans son boudoir d'actrice, lisant tout haut des vers de
+Shakspeare à ses petites soeurs attentives et recueillies pendant que
+la mère, alerte encore, fraîche et mise avec goût, préparait leur
+toilette du lendemain et reposait à la dérobée sur ce beau groupe, si
+cher à ses entrailles, un regard de béatitude. Là étaient réunis
+l'enthousiasme d'artiste, la bonté, la poésie, l'affection, et
+au-dessus planait encore la sagesse, c'est-à-dire le sentiment du beau
+moral, le respect de soi-même, le courage du coeur. Pauline pensait
+rêver, elle ne pouvait se décider à croire ce qu'elle voyait;
+peut-être y répugnait-elle par la crainte de se trouver inférieure à
+Laurence.
+
+Malgré ces doutes et ces angoisses secrètes, Pauline fut admirable
+dans ses premiers rapports avec de nouvelles existences. Toujours
+fière dans son indigence, elle eut la noblesse de savoir se rendre
+utile plus que dispendieuse. Elle refusa avec un stoïcisme
+extraordinaire chez une jeune provinciale les jolies toilettes que
+Laurence lui voulait faire adopter. Elle s'en tint strictement à son
+deuil habituel, à sa petite robe noire, à sa petite collerette
+blanche, à ses cheveux sans rubans et sans joyaux. Elle s'immisça
+volontairement dans le gouvernement de la maison, dont Laurence
+n'entendait, comme elle le disait, que la synthèse, et dont le détail
+devenait un peu lourd pour la bonne madame S... Elle y apporta des
+réformes d'économie, sans en diminuer l'élégance et le confortable.
+Puis, reprenant à de certaines heures ses travaux d'aiguille, elle
+consacra toutes ses jolies broderies à la toilette des deux petites
+filles. Elle se fit encore leur sous-maîtresse et leur répétiteur dans
+l'intervalle des leçons de Laurence. Elle aida celle-ci à apprendre
+ses rôles en les lui faisant réciter; enfin elle sut se faire une
+place à la fois humble et grande au sein de cette famille, et son
+juste orgueil fut satisfait de la déférence et de la tendresse qu'elle
+reçut en échange.
+
+Cette vie fut sans nuage jusqu'à l'entrée de l'hiver. Tous les jours
+Laurence avait à dîner deux ou trois vieux amis; tous les soirs, six à
+huit personnes intimes venaient prendre le thé dans son petit salon et
+causer agréablement sur les arts, sur la littérature, voire un peu sur
+la politique et la philosophie sociale. Ces causeries, pleines de
+charme et d'intérêt entre des personnes distinguées, pouvaient
+rappeler, pour le bon goût, l'esprit et la politesse, celles qu'on
+avait, au siècle dernier, chez mademoiselle Verrière, dans le pavillon
+qui fait le coin de la rue Caumartin et du boulevard. Mais elles
+avaient plus d'animation véritable; car l'esprit de notre époque est
+plus profond, et d'assez graves questions peuvent être agitées, même
+entre les deux sexes, sans ridicule et sans pédantisme. Le véritable
+esprit des femmes pourra encore consister pendant longtemps à savoir
+interroger et écouter; mais il leur est déjà permis de comprendre ce
+qu'elles écoutent et de vouloir une réponse sérieuse à ce qu'elles
+demandent.
+
+Le hasard fit que durant toute cette fin d'automne la société intime
+de Laurence ne se composa que de femmes ou d'hommes d'un certain âge,
+étrangers à toute prétention. Disons, en passant, que ce ne fut pas
+seulement le hasard qui fit ce choix, mais le goût que Laurence
+éprouvait et manifestait de plus en plus pour les choses et partant
+pour les personnes sérieuses. Autour d'une femme remarquable, tout
+tend à s'harmoniser et à prendre la teinte de ses pensées et de ses
+sentiments. Pauline n'eut donc pas l'occasion de voir une seule
+personne qui pût déranger le calme de son esprit; et ce qui fut
+étrange, même à ses propres yeux, c'est qu'elle commençait déjà à
+trouver cette vie monotone, cette société un peu pâle, et à se
+demander si le rêve qu'elle avait fait du _tourbillon_ de Laurence
+devait n'avoir pas une plus saisissante réalisation. Elle s'étonna de
+retomber dans l'affaissement qu'elle avait si longtemps combattu dans
+la solitude; et, pour justifier vis-à-vis d'elle-même cette singulière
+inquiétude, elle se persuada qu'elle avait pris dans sa retraite une
+tendance au spleen que rien ne pourrait guérir.
+
+Mais les choses ne devaient pas durer ainsi. Quelque répugnance que
+l'actrice éprouvât à rentrer dans le bruit du monde, quelque soin
+qu'elle prît d'écarter de son intimité tout caractère léger, toute
+assiduité dangereuse, l'hiver arriva. Les châteaux cédèrent leurs
+hôtes aux salons de Paris, les théâtres ravivèrent leur répertoire, le
+public réclama ses artistes privilégiés. Le mouvement, le travail
+hâté, l'inquiétude et l'attrait du succès envahirent le paisible
+intérieur de Laurence. Il fallut laisser franchir le seuil du
+sanctuaire à d'autres hommes qu'aux vieux amis. Des gens de lettres,
+des camarades de théâtre, des hommes d'État, en rapport par les
+subventions avec les grandes académies dramatiques, les uns
+remarquables par le talent, d'autres par la figure et l'élégance,
+d'autres encore par le crédit et la fortune, passèrent peu à peu
+d'abord, et puis en foule, devant le rideau sans couleur et sans
+images où Pauline brûlait de voir le monde de ses rêves se dessiner
+enfin à ses yeux. Laurence, habituée à ce cortège de la célébrité, ne
+sentit pas son coeur s'émouvoir. Seulement sa vie changea forcément de
+cours, ses heures furent plus remplies, son cerveau plus absorbé par
+l'étude, ses fibres d'artiste plus excitées par le contact du public.
+Sa mère et ses soeurs la suivirent, paisibles et fidèles satellites,
+dans son orbe éblouissant. Mais Pauline!... Ici commença enfin à
+poindre la vie de son âme, et à s'agiter dans son âme le drame de sa
+vie.
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Parmi les jeunes gens qui se posaient en adorateurs de Laurence, il y
+avait un certain Montgenays, qui faisait des vers et de la prose pour
+son plaisir, mais qui, soit modestie, soit dédain, ne s'avouait point
+homme de lettres. Il avait de l'esprit, beaucoup d'usage du monde,
+quelque instruction et une sorte de talent. Fils d'un banquier, il
+avait hérité d'une fortune considérable, et ne songeait point à
+l'augmenter, mais ne se mettait guère en peine d'en faire un usage
+plus noble que d'acheter des chevaux, d'avoir des loges aux théâtres,
+de bons dîners chez lui, de beaux meubles, des tableaux et des dettes.
+Quoique ce ne fût ni un grand esprit ni un grand coeur, il faut dire à
+son excuse qu'il était beaucoup moins frivole et moins ignare que ne
+le sont pour la plupart les jeunes gens riches de ce temps-ci. C'était
+un homme sans principes, mais par convenance ennemi du scandale;
+passablement corrompu, mais élégant dans ses moeurs, toutes mauvaises
+qu'elles fussent; capable de faire le mal par occasion et non par
+goût; sceptique par éducation, par habitude et par ton; porté aux
+vices du monde par manque de bons principes et de bons exemples, plus
+que par nature et par choix; du reste, critique intelligent, écrivain
+pur, causeur agréable, connaisseur et dilettante dans toutes les
+branches des beaux-arts, protecteur avec grâce, sachant et faisant un
+peu de tout; voyant la meilleure compagnie sans ostentation, et
+fréquentant la mauvaise sans effronterie; consacrant une grande partie
+de sa fortune, non à secourir les artistes malheureux, mais à recevoir
+avec luxe les célébrités. Il était bien venu partout, et partout il
+était parfaitement convenable. Il passait pour un grand homme auprès
+des ignorants, et pour un homme éclairé chez les gens ordinaires. Les
+personnes d'un esprit élevé estimaient sa conversation par comparaison
+avec celle des autres riches, et les orgueilleux la toléraient parce
+qu'il savait les flatter en les raillant. Enfin, ce Montgenays était
+précisément ce que les gens du monde appellent un homme d'esprit; les
+artistes, un homme de goût. Pauvre, il eût été confondu dans la foule
+des intelligences vulgaires; riche, on devait lui savoir gré de n'être
+ni un juif, ni un sot, ni un maniaque.
+
+Il était de ces gens qu'on rencontre partout, que tout le monde
+connaît au moins de vue, et qui connaissent chacun par son nom. Il
+n'était point de société où il ne fût admis, point de théâtre où il
+n'eût ses entrées dans les coulisses et dans le foyer des acteurs,
+point d'entreprise où il n'eût quelques capitaux, point
+d'administration où il n'eût quelque influence, point de cercle dont
+il ne fût un des fondateurs et un des soutiens. Ce n'était pas le
+dandysme qui lui avait servi de clef pour pénétrer ainsi à travers le
+monde; c'était un certain savoir-faire, plein d'égoïsme, exempt de
+passion, mêlé de vanité, et soutenu d'assez d'esprit pour faire
+paraître son rôle plus généreux, plus intelligent et plus épris de
+l'art qu'il ne l'était en effet.
+
+Sa position l'avait, depuis quelques années déjà, mis en rapport avec
+Laurence; mais ce furent d'abord des rapports éloignés, de pure
+politesse; et si Montgenays y avait mis parfois de la galanterie,
+c'était dans la mesure la plus parfaite et la plus convenable.
+Laurence s'était un peu méfiée de lui d'abord, sachant fort bien qu'il
+n'est point de société plus funeste à la réputation d'une jeune
+actrice que celle de certains hommes du monde. Mais quand elle vit que
+Montgenays ne lui faisait pas la cour, qu'il venait chez elle assez
+souvent pour manifester quelque prétention, et qu'il n'en manifestait
+cependant aucune, elle lui sut gré de cette manière d'être, la prit
+pour un témoignage d'estime de très-bon goût; et, craignant de se
+montrer prude ou coquette en se tenant sur ses gardes, elle le laissa
+pénétrer dans son intimité, en reçut avec confiance mille petits
+services insignifiants qu'il lui rendit avec un empressement
+respectueux, et ne craignit pas de le nommer parmi ses amis
+véritables, lui faisant un grand mérite d'être beau, riche, jeune,
+influent, et de n'avoir aucune fatuité.
+
+La conduite extérieure de Montgenays autorisait cette confiance. Chose
+étrange cependant, cette confiance le blessait en même temps qu'elle
+le flattait. Soit qu'on le prît pour l'amant ou pour l'ami de
+Laurence, son amour-propre était caressé. Mais lorsqu'il se disait
+qu'elle le traitait en réalité comme un homme sans conséquence, il en
+éprouvait un secret dépit, et il lui passait par l'esprit de s'en
+venger quelque jour.
+
+Le fait est qu'il n'était point épris d'elle. Du moins, depuis trois
+ans qu'il la voyait de plus en plus intimement, le calme apathique de
+son coeur n'en avait reçu aucune atteinte. Il était de ces hommes déjà
+blasés par de secrets désordres, qui ne peuvent plus éprouver de
+désirs violents que ceux où la vanité est en cause. Lorsqu'il avait
+connu Laurence, sa réputation et son talent étaient en marche
+ascendante; mais ni l'un ni l'autre n'étaient assez constatés pour
+qu'il attachât un grand prix à sa conquête. D'ailleurs, il avait bien
+assez d'esprit pour savoir que les avantages du monde n'assurent point
+aujourd'hui de succès infaillibles. Il apprit et il vit que Laurence
+avait une âme trop élevée pour céder jamais à d'autres entraînements
+que ceux du coeur. Il sut en outre que, trop insouciante peut-être de
+l'opinion publique alors que son âme était envahie par un sentiment
+généreux, elle redoutait néanmoins et repoussait l'imputation d'être
+protégée et assistée par un amant. Il s'enquit de son passé, de sa vie
+intime: il s'assura que tout autre cadeau que celui d'un bouquet
+serait repoussé d'elle comme un sanglant affront; et en même temps que
+ces découvertes lui donnèrent de l'estime pour Laurence, elles
+éveillèrent en lui la pensée de vaincre cette fierté, parce que cela
+était difficile et aurait du retentissement. C'était donc dans ce but
+qu'il s'était glissé dans son intimité, mais avec adresse, et pensant
+bien que le premier point était de lui ôter toute crainte sur ses
+intentions.
+
+Pendant ces trois ans le temps avait marché, et l'occasion de risquer
+une tentative ne s'était pas présentée. Le talent de Laurence était
+devenu incontestable, sa célébrité avait grandi, son existence était
+assurée, et, ce qu'il y avait de plus remarquable, son coeur ne
+s'était point donné. Elle vivait repliée sur elle-même, ferme, calme,
+triste parfois, mais résolue de ne plus se risquer à la légère sur
+l'aile des orages. Peut-être ses réflexions l'avaient-elle rendue plus
+difficile, peut-être ne trouvait-elle aucun homme digne de son
+choix... Était-ce dédain, était-ce courage? Montgenays se le demandait
+avec anxiété. Quelques-uns se persuadaient qu'il était aimé en secret,
+et lui demandaient compte, à lui, de son indifférence apparente. Trop
+adroit pour se laisser pénétrer, Montgenays répondait que le respect
+enchaînerait toujours en lui la pensée d'être autre chose pour
+Laurence qu'un ami et un frère. On redisait ces paroles à Laurence, et
+on lui demandait si sa fierté ne dispenserait jamais ce pauvre
+Montgenays d'une déclaration qu'il n'aurait jamais l'audace de lui
+faire. -- Je le crois modeste, répondait-elle, mais pas au point de ne
+pas savoir dire qu'il aime, si jamais il vient à aimer. Cette réponse
+revenait à Montgenays, et il ne savait s'il devait la prendre pour la
+raillerie du dépit ou pour la douceur de l'indifférence. Sa vanité en
+était parfois si tourmentée, qu'il était prêt à tout risquer pour le
+savoir; mais la crainte de tout gâter et de tout perdre le retenait,
+et le temps s'écoulait sans qu'il vît jour à sortir de ce cercle
+vicieux où chaque semaine le transportait d'une phase d'espoir à une
+phase de découragement, et d'une résolution d'hypocrisie à une
+résolution d'impertinence, sans qu'il lui fût jamais possible de
+trouver l'heure convenable pour une déclaration qui ne fût pas
+insensée, ou pour une retraite qui ne fût pas ridicule. Ce qu'il
+craignait le plus au monde, c'était de prêter à rire, lui qui mettait
+son amour-propre à jouer un personnage sérieux. La présence de Pauline
+lui vint en aide, et la beauté de cette jeune fille sans expérience
+lui suggéra de nouveaux plans sans rien changer à son but.
+
+Il imagina de se conformer à une tactique bien vulgaire, mais qui
+manque rarement son effet, tant les femmes sont accessibles à une
+sotte vanité. Il pensa qu'en feignant une velléité d'amour pour
+Pauline il éveillerait chez son amie le désir de la supplanter. Absent
+de Paris depuis plusieurs mois, il fit sa rentrée dans le salon de
+Laurence un certain soir où Pauline, étonnée, effarouchée de voir le
+cercle habituel s'agrandir d'heure en heure, commençait à souffrir du
+peu d'ampleur de sa robe noire et de la roideur de sa collerette. Dans
+ce cercle, elle remarquait plusieurs actrices toutes jolies ou du
+moins attrayantes à force d'art; puis, en se comparant à elles, en se
+comparant à Laurence même, elle se disait avec raison que sa beauté
+était plus régulière, plus irréprochable, et qu'un peu de toilette
+suffirait pour l'établir devant tous les yeux. En passant et repassant
+dans le salon, selon sa coutume, pour préparer le thé, veiller à la
+clarté des lampes et vaquer à tous ces petits soins qu'elle avait
+assumés volontairement sur elle, son mélancolique regard plongeait
+dans les glaces, et son petit costume de demi-béguine commençait à la
+choquer. Dans un de ces moments-là elle rencontra précisément dans la
+glace le regard de Montgenays, qui observait tous ses mouvements. Elle
+ne l'avait pas entendu annoncer; elle l'avait rencontré dans
+l'antichambre sans le voir lorsqu'il était arrivé. C'était le premier
+homme d'une belle figure et d'une véritable élégance qu'elle eût
+encore pu remarquer. Elle en fut frappée d'une sorte de terreur; elle
+reporta ses yeux sur elle-même avec inquiétude, trouva sa robe
+flétrie, ses mains rouges, ses souliers épais, sa démarche gauche.
+Elle eût voulu se cacher pour échapper à ce regard qui la suivait
+toujours, qui observait son trouble, et qui était assez pénétrant dans
+les sentiments d'une donnée vulgaire pour comprendre d'emblée ce qui
+se passait en elle. Quelques instants après, elle remarqua que
+Montgenays parlait d'elle à Laurence; car, tout en s'entretenant à
+voix basse, leurs regards se portaient sur elle. -- Est-ce une
+première camériste ou une demoiselle de compagnie que vous avez là?
+demandait Montgenays à Laurence, quoiqu'il sût fort bien le roman de
+Pauline. -- Ni l'une ni l'autre, répondit Laurence. C'est mon amie de
+province dont je vous ai souvent parlé. Comment vous plaît-elle?
+-- Montgenays affecta de ne pas répondre d'abord, de regarder fixement
+Pauline; puis il dit d'un ton étrange que Laurence ne lui connaissait
+pas, car c'était une intonation mise en réserve depuis longtemps pour
+faire son effet dans l'occasion: -- Admirablement belle,
+délicieusement jolie! -- En vérité! s'écria Laurence toute surprise de
+ce mouvement, vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que
+je vous présente à elle. -- Et, sans attendre sa réponse, elle le prit
+par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait
+de se faire une contenance on rangeant son métier de broderie.
+-- Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te présenter un
+de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps
+désire beaucoup te connaître. -- Puis, ayant nommé Montgenays à
+Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la
+parole à un de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe,
+elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi dire tête à
+tête, dans le coin du salon.
+
+Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté,
+chaussé et parfumé. Hélas! on n'imagine pas quel prestige ces minuties
+de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province.
+Une main blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur
+à la boutonnière, sont des recherches qui ne brillent plus en quelque
+sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur
+étale ces séductions inouïes dans une petite ville, et tous les
+regards seront attachés sur lui. Je ne veux pas dire que tous les
+coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera
+bien sot s'il n'en accapare pas quelques-uns.
+
+Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline. Intelligente
+et fière, elle eut bientôt secoué ce reste de _provincialité_ mais
+elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand
+charme dans les paroles que Montgenays lui adressa. Elle avait rougi
+d'être troublée par le seul extérieur d'un homme. Elle se réconcilia
+avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet
+homme le même cachet d'élégance dont toute sa personne portait
+l'empreinte. Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le
+soin qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée
+dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases de fleurs, le
+plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts,
+sur ses impressions et ses sympathies, la traitant de prime abord
+comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout
+juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline
+ne connaissait pas la banalité et la perfidie, la réveillèrent de sa
+langueur habituelle. Elle s'excusa un instant sur son ignorance de
+toutes choses; Montgenays parut prendre cette timidité pour une
+admirable modestie ou pour une méfiance dont il se plaignait d'une
+façon cafarde. Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer
+qu'elle aussi avait de l'esprit, du goût, de l'instruction. Le fait
+est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence
+passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie
+étincelante elle ne pouvait éviter de tomber parfois dans le lieu
+commun. Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression
+triviale, il était facile de voir que son esprit n'était pas encore
+sorti tout à fait de l'état de chrysalide. Un homme supérieur à
+Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le
+vaniteux en conçut un secret mépris pour l'intelligence de Pauline, et
+il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait
+jamais que de jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait.
+
+Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une
+résolution si sèche et si cruelle? Personne, à coup sûr. Laurence,
+malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins
+que personne, devait en concevoir l'idée.
+
+Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude
+qu'elle l'avait laissée auprès de Montgenays troublée jusqu'à la
+fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la
+retrouver brillante, enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque
+aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde.
+
+-- Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux
+comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille de voir comme en un
+instant l'esprit vient aux filles?
+
+Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie. Elle ne remarqua
+pas non plus, le lendemain, que Montgenays était venu lui rendre
+visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence
+sortait de la répétition à quatre heures; et depuis trois jusqu'à
+quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché
+sur le métier de Pauline.
+
+Au grand jour, Pauline l'avait trouvé fort vieux. Quoiqu'il n'eût que
+trente ans, son visage portait la flétrissure de quelques excès; l'on
+sait que la beauté est inséparable, dans les idées de province, de la
+fraîcheur et de la santé. Pauline ne comprenait pas encore, et ceci
+faisait son éloge, que les traces de la débauche pussent imprimer au
+front une apparence de poésie et de grandeur. Combien d'hommes dans
+notre époque de romantisme ont été réputés penseurs et poëtes, rien
+que pour avoir l'orbite creusé et le front dévasté avant l'âge!
+Combien ont paru hommes de génie qui n'étaient que malades!
+
+Mais le charme des paroles captiva Pauline encore plus que la veille.
+Toutes ces insinuantes flatteries que la femme du monde la plus bornée
+sait apprécier à leur valeur, tombaient dans l'âme aride et flétrie de
+la pauvre recluse comme une pluie bienfaisante. Son orgueil, trop
+longtemps privé de satisfactions légitimes, s'épanouissait au souffle
+dangereux de la séduction, et quelle séduction déplorable! celle d'un
+homme parfaitement froid, qui méprisait sa crédulité, et qui voulait
+en faire un marchepied pour s'élever jusqu'à Laurence.
+
+
+
+
+V.
+
+
+La première personne qui s'aperçut de l'amour insensé de Pauline fut
+madame S... Elle avait pressenti et deviné, avec l'instinct du génie
+maternel, le projet et la tactique de Montgenays. Elle n'avait jamais
+été dupe de son indifférence simulée, et s'était toujours tenue en
+méfiance de lui, ce qui faisait dire à Montgenays que madame S...
+était, comme toutes les mères d'artiste, une femme bornée, maussade,
+fâcheuse au développement de sa fille. Lorsqu'il fit la cour à
+Pauline, madame S..., emportée par sa sollicitude, craignit que cette
+ruse n'eût une sorte de succès, et que Laurence ne se sentît piquée
+d'avoir passé inaperçue devant les yeux d'un homme à la mode. Elle
+n'eût pas dû croire Laurence accessible à ce petit sentiment; mais
+madame S..., au milieu de sa sagesse vraiment supérieure, avait de ces
+enfantillages de mère qui s'effraie hors de raison au moindre danger.
+Elle craignit le moment où Laurence ouvrirait les yeux sur l'intrigue
+entamée par Montgenays, et, au lieu d'appeler la raison et la
+tendresse de sa fille au secours de Pauline, elle essaya seule de
+détromper celle-ci et de l'éclairer sur son imprudence.
+
+Mais, quoiqu'elle y mît de l'affection et de la délicatesse, elle fut
+fort mal accueillie. Pauline était enivrée; on lui eût arraché la vie
+plutôt que la présomption d'être adorée. La manière un peu aigre dont
+elle repoussa les avertissements de madame S... donnèrent un peu
+d'amertume à celle-ci. Il y eut quelques paroles échangées où perçait
+d'une part le sentiment de l'infériorité de Pauline, de l'autre
+l'orgueil du triomphe remporté sur Laurence. Effrayée de ce qui lui
+était échappé, Pauline le confia à Montgenays, qui, plein de joie,
+s'imagina que madame S... avait été en ceci la confidente et l'écho du
+dépit de sa fille. Il crut toucher à son but, et, comme un joueur qui
+double son enjeu, il redoubla d'attentions et d'assiduités auprès de
+Pauline. Déjà il avait osé lui faire ce lâche mensonge d'un amour
+qu'il n'éprouvait pas. Elle avait feint de n'y pas croire; mais elle
+n'y croyait que trop, l'infortunée! Quoiqu'elle se fût défendue avec
+courage, Montgenays n'en était pas moins sûr d'avoir bouleversé
+profondément tout son être moral. Il dédaignait le reste de sa
+victoire, et attendait, pour la remporter ou l'abandonner, que
+Laurence se prononçât pour ou contre.
+
+Absorbée par ses études et forcée de passer presque toutes ses
+journées au théâtre, le matin pour les répétitions, le soir pour les
+représentations, Laurence ne pouvait suivre les progrès que Montgenays
+faisait dans l'estime de Pauline. Elle fut frappée, un soir, de
+l'émotion avec laquelle la jeune fille entendit Lavallée, le vieux
+comédien, homme d'esprit, qui avait servi de patron et pour ainsi dire
+de répondant à Laurence lors de ses débuts, juger sévèrement le
+caractère et l'esprit de Montgenays. Il le déclara vulgaire entre tous
+les hommes vulgaires; et, comme Laurence défendait au moins les
+qualités de son coeur, Lavallée s'écria: -- Quant à moi, je sais bien
+que je serai contredit ici par tout le monde, car tout le monde lui
+veut du bien. Et savez-vous pourquoi tout le monde l'aime? c'est qu'il
+n'est pas méchant. -- Il me semble que c'est quelque chose, dit
+Pauline avec intention et en lançant un regard plein d'amertume au
+vieil artiste, qui était pourtant le meilleur des hommes et qui ne
+prit rien pour lui de l'allusion. -- C'est moins que rien,
+répondit-il; car il n'est pas bon, et voilà pourquoi je ne l'aime pas,
+si vous voulez le savoir. On n'a jamais rien à espérer et l'on a tout
+à craindre d'un homme qui n'est ni bon ni méchant.
+
+Plusieurs voix s'élevèrent pour défendre Montgenays, et celle de
+Laurence par-dessus toutes les autres; seulement elle ne put l'excuser
+lorsque Lavallée lui démontra par des preuves que Montgenays n'avait
+point d'ami véritable, et qu'on ne lui avait jamais vu aucun de ces
+mouvements de vertueuse colère qui trahissent un coeur généreux et
+grand. Alors Pauline, ne pouvant se contenir davantage, dit à Laurence
+qu'elle méritait plus que personne le reproche de Lavallée, en
+laissant accabler un de ses amis les plus sûrs et les plus dévoués
+sans indignation et sans douleur. Pauline, en faisant cette sortie
+étrange, tremblait et cassait son aiguille de tapisserie; son
+agitation fut si marquée qu'il se fit un instant de silence, et tous
+les yeux se tournèrent vers elle avec surprise. Elle vit alors son
+imprudence, et essaya de la réparer en blâmant d'une manière générale
+le train du monde en ces sortes d'affaires. -- C'est une chose bien
+triste à étudier dans ce pays, dit-elle, que l'indifférence avec
+laquelle on entend déchirer des gens auxquels on ne rougit pourtant
+pas, un instant après, de faire bon accueil et de serrer la main. Je
+suis une ignorante, moi, une provinciale sans usage; mais je ne peux
+m'habituer à cela... Voyons, monsieur Lavallée, c'est à vous de me
+donner raison; car me voici précisément dans un de ces mouvements de
+vertu brutale dont vous reprochez l'absence à M. Montgenays. -- En
+prononçant ces derniers mots, Pauline s'efforçait de sourire à
+Laurence pour atténuer l'effet de ce qu'elle avait dit, et elle y
+avait réussi pour tout le monde, excepté pour son amie, dont le
+regard, plein de sollicitude et de pénétration, surprit une larme au
+bord de sa paupière. Lavallée donna raison à Pauline, et ce lui fut
+une occasion de débiter avec un remarquable talent une tirade du
+_Misanthrope_ sur l'ami du genre humain. Il avait la tradition de
+Fleury pour jouer ce rôle, et il l'aimait tellement que, malgré lui,
+il s'était identifié avec le caractère d'Alceste plus que sa nature ne
+l'exigeait de lui. Ceci arrive souvent aux artistes: leur instinct les
+porte à moitié vers un type qu'ils reproduisent avec amour, le succès
+qu'ils obtiennent dans cette création fait l'autre moitié de
+l'assimilation; et c'est ainsi que l'art, qui est l'expression de la
+vie en nous, devient souvent en nous la vie elle-même.
+
+Lorsque Laurence fut seule le soir avec son amie, elle l'interrogea
+avec la confiance que donne une véritable affection. Elle fut surprise
+de la réserve et de l'espèce de crainte qui régnait dans ses réponses,
+et elle finit par s'en inquiéter. -- Écoute, ma chérie, lui dit-elle
+en la quittant, toute la peine que tu prends pour me prouver que tu ne
+l'aimes pas me fait craindre que tu ne l'aimes réellement. Je ne te
+dirai pas que cela m'afflige, car je crois Montgenays digne de ton
+estime; mais je ne sais pas s'il t'aime, et je voudrais en être sûre.
+Si cela était, il me semble qu'il aurait dû me le dire avant de te le
+faire entendre. Je suis ta mère, moi! La connaissance que j'ai du
+monde et de ses abîmes me donne le droit et m'impose le devoir de te
+guider et de t'éclairer au besoin. Je t'en supplie, n'écoute les
+belles paroles d'aucun homme avant de m'avoir consultée; c'est à moi
+de lire la première dans le coeur qui s'offrira à toi; car je suis
+calme, et je ne crois pas que lorsqu'il s'agira de Pauline, de la
+personne que j'aime le plus au monde après ma mère et mes soeurs, on
+puisse être habile à me tromper.
+
+Ces tendres paroles blessèrent Pauline jusqu'au fond de l'âme. Il lui
+sembla que Laurence voulait s'élever au-dessus d'elle en s'arrogeant
+le droit de la diriger. Pauline ne pouvait pas oublier le temps où
+Laurence lui semblait perdue et dégradée, et où ses prières
+orgueilleuses montaient vers Dieu comme celle du Pharisien, demandant
+un peu de pitié pour l'excommuniée rejetée à la porte du temple.
+Laurence aussi l'avait gâtée comme on gâte un enfant, par trop de
+tendresse et d'engouement naïf. Elle lui avait trop souvent répété
+dans ses lettres qu'elle était devant ses yeux comme un ange de
+lumière et de pureté dont la céleste image la préserverait de toute
+mauvaise pensée. Pauline s'était habituée à poser devant Laurence
+comme une madone, et recevoir d'elle désormais un avertissement
+maternel lui paraissait un outrage. Elle en fut humiliée et même
+courroucée à ne pouvoir dormir. Cependant le lendemain elle vainquit
+en elle-même ce mouvement injuste, et la remercia cordialement de sa
+tendre inquiétude; mais elle ne put se résoudre à lui avouer ses
+sentiments pour Montgenays.
+
+Une fois éveillée, la sollicitude de Laurence ne s'endormit plus. Elle
+eut un entretien avec sa mère, lui reprocha un peu de ne pas lui avoir
+dit plus tôt ce qu'elle avait cru deviner, et, respectant la méfiance
+de Pauline, qu'elle attribuait à un excès de pudeur, elle observa
+toutes les démarches de Montgenays. Il ne lui fallut pas beaucoup de
+temps pour s'assurer que madame S... avait deviné juste, et, trois
+jours après son premier soupçon, elle acquit la certitude qu'elle
+cherchait. Elle surprit Pauline et Montgenays au milieu d'un
+tête-à-tête fort animé, feignit de ne pas voir le trouble de Pauline,
+et, dès le soir même, elle fit venir Montgenays dans son cabinet
+d'étude, où elle dit: -- Je vous croyais mon ami, et j'ai pourtant un
+manque d'amitié bien grave à vous reprocher, Montgenays. Vous aimez
+Pauline, et vous ne me l'avez pas confié. Vous lui faites la cour, et
+vous ne m'avez pas demandé de vous y autoriser.
+
+Elle dit ces paroles avec un peu d'émotion, car elle blâmait
+sérieusement Montgenays dans son coeur, et la marche mystérieuse qu'il
+avait suivie lui causait quelque effroi pour Pauline. Montgenays
+désirait pouvoir attribuer ce ton de reproche à un sentiment
+personnel. Il se composa un maintien impénétrable, et résolut d'être
+sur la défensive jusqu'à ce que Laurence fît éclater le dépit qu'il
+lui supposait. Il nia son amour pour Pauline, mais avec une gaucherie
+volontaire et avec l'intention d'inquiéter de plus en plus Laurence.
+
+Cette absence de franchise l'inquiéta en effet, mais toujours à cause
+de son amie, et sans qu'elle eût seulement la pensée de mêler sa
+personnalité à cette intrigue.
+
+Montgenays, tout homme du monde qu'il était, eut la sottise de s'y
+tromper; et, au moment où il crut avoir enfin éveillé la colère et la
+jalousie de Laurence, il risqua le coup de théâtre qu'il avait
+longtemps médité, lui avoua que son amour pour Pauline n'était qu'une
+feinte vis-à-vis de lui-même, un effort désespéré, inutile peut-être
+pour s'étourdir sur un chagrin profond, pour se guérir d'une passion
+malheureuse... Un regard accablant de Laurence l'arrêta au moment où
+il allait se perdre et sauver Pauline. Il pensa que le moment n'était
+pas venu encore, et réserva son grand effet pour une crise plus
+favorable. Pressé par les sévères questions de Laurence, il se
+retourna de mille manières, inventa un roman tout en réticences,
+protesta qu'il ne se croyait pas aimé de Pauline, et se retira sans
+promettre de l'aimer sérieusement, sans consentir à la détromper, sans
+rassurer l'amitié de Laurence, et sans pourtant lui donner le droit de
+le condamner.
+
+Si Montgenays était assez maladroit pour faire une chose hasardée, il
+était assez habile pour la réparer. Il était de ces esprits tortueux
+et puérils qui, de combinaison en combinaison, marchent péniblement et
+savamment vers un _fiasco_ misérable. Il sut durant plusieurs semaines
+tenir Laurence dans une complète incertitude. Elle ne l'avait jamais
+soupçonné fat et ne pouvait se résoudre à le croire lâche. Elle voyait
+l'amour et la souffrance de Pauline, et désirait tellement son
+bonheur, qu'elle n'osait pas la préserver du danger en éloignant
+Montgenays. -- Non, il ne m'adressait pas une impudente insinuation,
+disait-elle à sa mère, lorsqu'il m'a dit qu'un amour malheureux le
+tenait dans l'incertitude. J'ai cru un instant qu'il avait cette
+pensée, mais cela serait trop odieux. Je le crois homme d'honneur. Il
+m'a toujours témoigné une estime pleine de respect et de délicatesse.
+Il ne lui serait pas venu à l'esprit tout d'un coup de se jouer de moi
+et d'outrager mon amie en même temps. Il ne me croirait pas si simple
+que d'être sa dupe.
+
+-- Je le crois capable de tout, répondait madame S... Demandez à
+Lavallée ce qu'il en pense; confiez-lui ce qui se passe: c'est un
+homme sûr, pénétrant et dévoué.
+
+-- Je le sais, dit Laurence; mais je ne puis cependant disposer d'un
+secret que Pauline refuse de me confier: on n'a pas le droit de trahir
+un mystère aussi délicat, quand on l'a surpris volontairement; Pauline
+en souffrirait mortellement, et, fière comme elle l'est, ne me le
+pardonnerait de sa vie. D'ailleurs Lavallée a des prétentions
+exagérées: il déteste Montgenays; il ne saurait le juger avec
+impartialité. Voyez quel mal nous allons faire à Pauline si nous nous
+trompons! S'il est vrai que Montgenays l'aime (et pourquoi ne
+serait-ce pas? elle est si belle, si sage, si intelligente!) nous
+tuons son avenir en éloignant d'elle un homme qui peut l'épouser et
+lui donner dans le monde un rang qu'à coup sûr elle désire; car elle
+souffre de nous devoir son existence, vous le savez bien. Sa position
+l'affecte plus qu'elle ne peut l'avouer; elle aspire à l'indépendance,
+et la fortune peut seule la lui donner.
+
+-- Et s'il ne l'épouse pas! reprit madame S... Quant à moi, je crois
+qu'il n'y songe nullement.
+
+-- Et moi, s'écria Laurence, je ne puis croire qu'un homme comme lui
+soit assez infâme ou assez fou pour croire qu'il obtiendra Pauline
+autrement.
+
+-- Eh bien, si tu le crois, repartit la mère, essaie de les séparer;
+ferme-lui ta porte: ce sera le forcer à se déclarer. Sois sûre que,
+s'il l'aime, il saura bien vaincre les obstacles et prouver son amour
+par des offres honorables.
+
+-- Mais il a peut-être dit la vérité, reprenait Laurence, en
+s'accusant d'un amour mal guéri qui l'empêche encore de se prononcer.
+Cela ne se voit-il pas tous les jours? Un homme est quelquefois
+incertain des années entières entre deux femmes dont une le retient
+par sa coquetterie, tandis que l'autre l'attire par sa douceur et sa
+bonté. Il arrive un moment où la mauvaise passion fait place à la
+bonne, où l'esprit s'éclaire sur les défauts de l'ingrate maîtresse et
+sur les qualités de l'amie généreuse. Aujourd'hui, si nous brusquons
+l'incertitude de ce pauvre Montgenays, si nous lui mettons le couteau
+sur la gorge et le marché à la main, il va, ne fût-ce que par dépit,
+renoncer à Pauline, qui en mourra de chagrin peut-être, et retourner
+aux pieds d'une perfide qui brisera ou desséchera son coeur; au lieu
+que, si nous conduisons les choses avec un peu de patience et de
+délicatesse, chaque jour, en voyant Pauline, en la comparant à l'autre
+femme, il reconnaîtra qu'elle seule est digne d'amour, et il arrivera
+à la préférer ouvertement. Que pouvons-nous craindre de cette épreuve?
+Que Pauline l'aime sérieusement? c'est déjà fait; qu'elle se laisse
+égarer par lui? c'est impossible. Il n'est pas homme à le tenter; elle
+n'est pas femme à s'y laisser prendre.
+
+Ces raisons ébranlèrent un peu madame S... Elle fit seulement
+consentir Laurence à empêcher les tête-à-tête que ses courses et ses
+occupations rendaient trop faciles et trop fréquents entre Pauline et
+Montgenays. Il fut convenu que Laurence emmènerait souvent son amie
+avec elle au théâtre. On devait penser que la difficulté de lui parler
+augmenterait l'ardeur de Montgenays, tandis que la liberté de la voir
+entretiendrait son admiration.
+
+Mais ce fut la chose la plus difficile du monde que de décider Pauline
+à quitter la maison. Elle se renfermait dans un silence pénible pour
+Laurence; celle-ci était réduite à jouer avec elle un jeu puéril, en
+lui donnant des raisons dont elle ne la croyait point dupe. Elle lui
+représentait que sa santé était un peu altérée par les continuels
+travaux du ménage; qu'elle avait besoin de mouvement, de distraction.
+On lui fit même ordonnancer par un médecin un système de vie moins
+sédentaire. Tout échoua contre cette résistance inerte, qui est la
+force des caractères froids. Enfin Laurence imagina de demander à son
+amie, comme un service, qu'elle vînt l'aider au théâtre à s'habiller
+et à changer de costume dans sa loge. La femme de chambre était
+maladroite, disait-on; madame S... était souffrante et succombait à la
+fatigue de cette vie agitée; Laurence y succombait elle-même. Les
+tendres soins d'une amie pouvaient seuls adoucir les corvées
+journalières du métier. Pauline, forcée dans ses derniers
+retranchements, et poussée d'ailleurs par un reste d'amitié et de
+dévouement, céda, mais avec une répugnance secrète. Voir de près
+chaque jour les triomphes de Laurence était une souffrance à laquelle
+jamais elle n'avait pu s'habituer; et maintenant cette souffrance
+devenait plus cuisante. Pauline commençait à pressentir son malheur.
+Depuis que Montgenays s'était mis en tête l'espérance de réussir
+auprès de l'actrice, il laissait percer par instants, malgré lui, son
+dédain pour la provinciale. Pauline ne voulait pas s'éclairer, elle
+fermait les yeux à l'évidence avec terreur; mais, en dépit
+d'elle-même, la tristesse et la jalousie étaient entrées dans son âme.
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Montgenays vit les précautions que Laurence prenait pour l'éloigner de
+Pauline; il vit aussi la sombre tristesse qui s'emparait de cette
+jeune fille. Il la pressa de questions; mais comme elle était encore
+avec lui sur la défensive, et qu'elle ne voulait plus lui parler qu'à
+la dérobée, il ne put rien apprendre de certain. Seulement il remarqua
+l'espèce d'autorité que, dans la candeur de son amitié, Laurence ne
+craignait pas de s'arroger sur son amie, et il remarqua aussi que
+Pauline ne s'y soumettait qu'avec une sorte d'indignation contenue. Il
+crut que Laurence commençait à la faire souffrir de sa jalousie; il ne
+voulut pas supposer que ses préférences pour une autre pussent laisser
+Laurence indifférente et loyale.
+
+Il continua à jouer ce rôle fantasque, décousu avec intention, qui
+devait les laisser toutes deux dans l'incertitude. Il affecta de
+passer des semaines entières sans paraître devant elles; puis, tout à
+coup, il redevenait assidu, se donnait un air inquiet, tourmenté,
+montrant de l'humeur lorsqu'il était calme, feignant l'indifférence
+lorsqu'on pouvait lui supposer du dépit. Cette irrésolution fatiguait
+Laurence et désespérait Pauline. Le caractère de cette dernière
+s'aigrissait de jour en jour. Elle se demandait pourquoi Montgenays,
+après lui avoir montré tant d'empressement, devenait si nonchalant à
+vaincre les obstacles qu'on avait mis entre eux. Elle s'en prenait
+secrètement à Laurence de lui avoir préparé ce désenchantement, et ne
+voulait pas reconnaître qu'en l'éclairant on lui rendait service.
+Lorsqu'elle interrogeait Montgenays, d'un air qu'elle essayait de
+rendre calme, sur ses fréquentes absences, il lui répondait, s'il
+était seul avec elle, qu'il avait eu des occupations, des affaires
+indispensables; mais, si Laurence était présente, il s'excusait sur la
+simple fantaisie d'un besoin de solitude ou de distraction. Un jour,
+Pauline lui dit devant madame S..., dont la présence assidue lui était
+un supplice, qu'il devait avoir une passion dans le grand monde,
+puisqu'il était devenu si rare dans la société des artistes.
+Montgenays répondit assez brutalement: -- Quand cela serait, je ne
+vois pas en quoi une personne aussi grave que vous pourrait
+s'intéresser aux folies d'un jeune homme. En cet instant, Laurence
+entrait dans le salon. Au premier regard, elle vit un sourire
+douloureux et forcé sur le visage de Pauline. La mort était dans son
+âme. Laurence s'approcha d'elle et posa la main affectueusement sur
+son épaule. Pauline, ramenée à un sentiment de tendresse par une
+souffrance qu'en cet instant du moins elle ne pouvait pas imputer à sa
+rivale, retourna doucement la tête et effleura de ses lèvres la main
+de Laurence. Elle semblait lui demander pardon de l'avoir haïe et
+calomniée dans son coeur. Laurence ne comprit ce mouvement qu'à
+moitié, et appuya sa main plus fortement, en signe de profonde
+sympathie, sur l'épaule de la pauvre enfant. Alors Pauline, dévorant
+ses larmes et faisant un nouvel effort: -- J'étais, dit-elle en
+crispant de nouveau ses traits pour sourire, en train de reprocher à
+_votre ami_ l'abandon où il vous laisse. -- L'oeil scrutateur de
+Laurence se porta sur Montgenays. Il prit ce regard de sévère équité
+pour un élan de colère féminine, et se rapprochant d'elle: -- Vous en
+plaignez-vous, Madame? dit-il avec une expression qui fit tressaillir
+Pauline. -- Oui, je m'en plains, répondit Laurence d'un ton plus
+sévère encore que son regard. -- Eh bien! cela me console de ce que
+j'ai souffert loin de vous, dit Montgenays en lui baisant la main.
+Laurence sentit frissonner Pauline. -- Vous avez souffert? dit madame
+S..., qui voulait pénétrer dans l'âme de Montgenays; ce n'est pas ce
+que vous disiez tout à l'heure. Vous nous parliez de _folies de jeune
+homme_ qui vous auraient un peu étourdi sur les chagrins de l'absence.
+-- Je me prêtais à la plaisanterie que vous m'adressiez, répondit
+Montgenays. Laurence ne s'y fût pas trompée. Elle sait bien qu'il
+n'est plus de folies, plus de légèretés de coeur possibles à l'homme
+qu'elle honore de son estime. En parlant ainsi, son oeil brillait d'un
+feu qui donnait à ses paroles un sens fort opposé à celui d'une
+paisible amitié. Pauline épiait tous ses mouvements; elle vit ce
+regard, et elle en fut atteinte jusqu'au coeur. Elle pâlit et repoussa
+la main de Laurence par un mouvement brusque et hautain. Laurence eut
+un moment de surprise. Elle interrogea des yeux sa mère, qui lui
+répondit par un signe d'intelligence. Au bout d'un instant, elles
+sortirent sous un léger prétexte, et, enlaçant leurs bras l'une à
+l'autre, elles firent quelques tours de promenade sur la terrasse du
+jardin. Laurence commençait enfin à pénétrer le mystère d'iniquité
+dont s'enveloppait le lâche amant de Pauline. -- Ce que je crois
+deviner, dit-elle à sa mère avec agitation, me bouleverse. J'en suis
+indignée, je n'ose y croire encore. -- Il y a longtemps que j'en ai la
+conviction, répondit madame S... Il joue une odieuse comédie; mais ses
+prétentions s'élèvent jusqu'à toi, et Pauline est sacrifiée à ses
+orgueilleux projets. -- Eh bien! répondit Laurence, je détromperai
+Pauline. Pour cela, il me faut une certitude; je le laisserai
+s'avancer, et je le dévoilerai quand il se sera pris au piége.
+Puisqu'il veut engager avec moi une intrigue de théâtre si vulgaire et
+si connue, je le combattrai par les mêmes moyens, et nous verrons
+lequel de nous deux sait le mieux jouer la comédie. Je n'aurais jamais
+cru qu'il voulût se mettre en concurrence avec moi, lui dont ce n'est
+pas la profession.
+
+-- Prends garde, dit madame S..., tu t'en feras un ennemi mortel, et
+un ennemi littéraire, qui plus est.
+
+-- Puisqu'il faut toujours avoir des ennemis dans le journalisme,
+reprit Laurence, que m'importe un de plus? Mon devoir est de préserver
+Pauline, et, pour qu'elle ne souffre pas de l'idée d'une trahison de
+ma part, je vais, avant tout, l'avertir de mes desseins.
+
+-- Ce sera le moyen de les faire avorter, répondit madame S... Pauline
+est plus engagée avec lui que tu ne penses. Elle souffre, elle aime,
+elle est folle. Elle ne veut pas que tu la détrompes. Elle te haïra
+quand tu l'auras fait.
+
+-- Eh bien! qu'elle me haïsse s'il le faut, dit Laurence en laissant
+échapper quelques larmes; j'aime mieux supporter cette douleur que de
+la voir devenir victime d'une infamie.
+
+-- En ce cas, attends-toi à tout; mais, si tu veux réussir, ne
+l'avertis pas. Elle préviendrait Montgenays, et tu te compromettrais
+avec lui en pure perte.
+
+Laurence écouta les conseils de sa mère. Lorsqu'elle rentra au salon,
+Pauline et Montgenays avaient échangé aussi quelques mots qui avaient
+rassuré la malheureuse dupe. Pauline était rayonnante; elle embrassa
+son amie d'un air où perçaient la haine et l'ironie du triomphe.
+Laurence renferma le chagrin mortel qu'elle en ressentit, et comprit
+tout à fait le jeu que jouait Montgenays.
+
+Ne voulant pas s'abaisser à donner une espérance positive à ce
+misérable, elle imita son air et ses manières, et l'enferma dans un
+système de bizarreries mystérieuses. Elle joua tantôt la mélancolie
+inquiète d'un amour méconnu, tantôt la gaieté forcée d'une résolution
+courageuse. Puis elle semblait retomber dans de profonds
+découragements. Incapable d'échanger avec Montgenays un regard
+provocant, elle prenait le temps où elle était observée par lui, et où
+Pauline avait le dos tourné, pour la suivre des yeux avec l'impatience
+d'une feinte jalousie. Enfin, elle fit si bien le personnage d'une
+femme au désespoir, mais fière jusqu'à préférer la mort à
+l'humiliation d'un refus, que Montgenays transporté oublia son rôle,
+et ne songea plus qu'à deviner celui qu'elle avait pris. Sa vanité
+l'interprétait suivant ses désirs; mais il n'osait encore se risquer,
+car Laurence ne pouvait se décider à provoquer clairement une
+déclaration de sa part. Excellente artiste qu'elle était, il lui était
+impossible de représenter parfaitement un personnage sans
+vraisemblance, et elle disait un jour à Lavallée, que, malgré elle, sa
+mère avait mis dans la confidence (il avait d'ailleurs tout deviné de
+lui-même): -- J'ai beau faire, je suis mauvaise dans ce rôle. C'est
+comme quand je joue une mauvaise pièce, je ne puis me mettre dans la
+situation. Il te souvient que, quand nous étions en scène avec ce
+pauvre Mélidor, qui disait si tranquillement les choses du monde les
+plus passionnées, nous évitions de nous regarder pour ne pas rire. Eh
+bien, avec ce Montgenays, c'est absolument de même; quand tu es là et
+que mes yeux rencontrent les tiens, je suis au moment d'éclater;
+alors, pour me conserver un air triste, il faut que je pense au
+malheur de Pauline, et ceci me remet en scène naturellement; mais à
+mes dépens, car mon coeur saigne. Ah! je ne savais pas que la comédie
+fût plus fatigante à jouer dans le monde que sur les planches!
+
+-- Il faudra que je t'aide, répondit Lavallée; car je vois bien que
+seule tu ne viendras jamais à bout de faire tomber son masque.
+Repose-toi sur moi du soin de le forcer dans ses derniers
+retranchements sans te compromettre sérieusement.
+
+Un soir, Laurence joua Hermione dans la tragédie _d'Andromaque_. Il y
+avait longtemps que le public attendait sa rentrée dans cette pièce.
+Soit qu'elle l'eût bien étudiée récemment, soit que la vue d'un
+auditoire nombreux et brillant l'électrisât plus qu'à l'ordinaire,
+soit enfin qu'elle eût besoin de jeter dans ce bel ouvrage toute la
+verve et tout l'art qu'elle employait si désagréablement depuis quinze
+jours avec Montgenays, elle y fut magnifique, et y eut un succès tel
+qu'elle n'en avait point encore obtenu au théâtre. Ce n'était pas tant
+le génie que la réputation de Laurence qui la rendait si désirable à
+Montgenays. Les jours où elle était fatiguée et où le public se
+montrait un peu froid pour elle, il s'endormait plus tranquillement,
+dans la pensée qu'il pouvait échouer dans son entreprise; mais,
+lorsqu'on la rappelait sur la scène et qu'on lui jetait des couronnes,
+il ne dormait point, et passait la nuit à machiner ses plans de
+séduction. Ce soir-là, il assistait à la représentation, dans une
+petite loge sur le théâtre, avec Pauline, madame S... et Lavallée. Il
+était si agité des applaudissements frénétiques que recueillait la
+belle tragédienne, qu'il ne songeait pas seulement à la présence de
+Pauline. Deux ou trois fois il la froissa avec ses coudes (on sait que
+ces loges sont fort étroites) en battant des mains avec emportement.
+Il désirait que Laurence le vît, l'entendît par-dessus tout le bruit
+de la salle; et Pauline s'étant plainte avec aigreur de ce que son
+empressement à applaudir l'empêchait d'entendre les derniers mots de
+chaque réplique, il lui dit brutalement: -- Qu'avez-vous besoin
+d'entendre? Est ce que vous comprenez cela, vous?
+
+Il y avait des moments où, malgré ses habitudes de diplomatie,
+Montgenays ne pouvait réprimer un dédain grossier pour cette
+malheureuse fille. Il ne l'aimait point, quelles que fussent sa beauté
+et les qualités réelles de son caractère; et il s'indignait en
+lui-même de l'aplomb crédule de cette petite bourgeoise, qui croyait
+effacer à ses yeux l'éclat de la grande actrice; et lui aussi était
+fatigué, dégoûté de son rôle. Quelque méchant qu'on soit, on ne
+réussit guère à faire le mal avec plaisir. Si ce n'est le remords,
+c'est la honte qui paralyse souvent les ressources de la perversité.
+
+Pauline se sentit défaillir. Elle garda le silence; puis, au bout d'un
+instant, elle se plaignit de ne pouvoir supporter la chaleur; elle se
+leva et sortit. La bonne madame S..., qui la plaignait sincèrement, la
+suivit et la conduisit dans la loge de Laurence, où Pauline tomba sur
+le sofa et perdit connaissance. Tandis que madame S... et la femme de
+chambre de Laurence la délaçaient et tâchaient de la ranimer,
+Montgenays, incapable de songer au mal qu'il lui avait fait,
+continuait à admirer et à applaudir la tragédienne. Lorsque l'acte fut
+fini, Lavallée s'empara de lui, et, se composant le visage le plus
+sincère que jamais l'artifice du comédien ait porté sur la scène:
+-- Savez-vous, lui dit-il, que jamais notre Laurence n'a été plus
+étonnante qu'aujourd'hui? Son regard, sa voix, ont pris un éclat que
+je ne leur connaissais pas. Cela m'inquiète!
+
+-- Comment donc? reprit Montgenays. Craindriez-vous que ce ne fût
+l'effet de la fièvre?
+
+-- Sans aucun doute; ceci est une vigueur fébrile, reprit Lavallée. Je
+m'y connais; je sais qu'une femme délicate et souffrante comme elle
+l'est n'arrive point à de tels effets sans une excitation funeste. Je
+gagerais que Laurence est en défaillance durant tout l'entr'acte.
+C'est ainsi que cela se passe chez ces femmes dont la passion fait
+toute la force.
+
+-- Allons la voir! dit Montgenays en se levant.
+
+-- Non pas, répondit Lavallée en le faisant rasseoir avec une
+solennité dont il riait en lui-même. Ceci ne serait guère propre à
+calmer ses esprits.
+
+-- Que voulez-vous dire? s'écria Montgenays.
+
+-- Je ne veux rien dire, répondit le comédien de l'air d'un homme qui
+craint de s'être trahi.
+
+Ce jeu dura pendant tout l'entr'acte. Montgenays ne manquait pas de
+méfiance, mais il manquait de pénétration. Il avait trop de fatuité
+pour voir qu'on le raillait. D'ailleurs, il avait affaire à trop forte
+partie, et Lavallée se disait en lui-même: -- Oui-da! tu veux te
+frotter à un comédien qui pendant cinquante ans a fait rire et pleurer
+le public sans seulement sortir ses mains de ses poches! tu verras!
+
+À la fin de la soirée, Montgenays avait la tête perdue. Lavallée, sans
+lui dire une seule fois qu'il était aimé, lui avait fait entendre de
+mille manières qu'il l'était passionnément. Aussitôt que Montgenays
+s'y laissait prendre ouvertement, il feignait de vouloir le détromper,
+mais avec une gaucherie si adroite que le mystifié s'enferrait de plus
+en plus. Enfin, durant le cinquième acte, Lavallée alla trouver madame
+S... -- Emmenez coucher Pauline, lui dit-il; faites-vous accompagner
+de la femme de chambre, et ne la renvoyez à votre fille qu'un quart
+d'heure après la fin du spectacle. Il faut que Montgenays ait un
+tête-à-tête avec Laurence dans sa loge. Le moment est venu; il est à
+nous: je serai là, caché derrière la psyché; je ne quitterai pas votre
+fille d'un instant. Allez, et fiez-vous à moi.
+
+Les choses se passèrent comme il l'avait prévu, et le hasard les
+seconda encore. Laurence, rentrant dans sa loge, appuyée sur le bras
+de Montgenays, et n'y trouvant personne (Lavallée était déjà caché
+derrière le rideau qui couvrait les costumes accrochés à la muraille,
+et la glace le masquait en outre), demanda où était sa mère et son
+amie. Un garçon de théâtre qui passait dans le couloir, et à qui elle
+adressa cette question, lui répondit (et cela était malheureusement
+vrai) qu'on avait été forcé d'emporter mademoiselle D... qui avait des
+convulsions. Laurence ne savait pas la scène que lui ménageait
+Lavallée; d'ailleurs elle l'eût oubliée en apprenant cette triste
+nouvelle. Son coeur se serra, et, l'idée des souffrances de son amie
+se joignant à la fatigue et aux émotions de la soirée, elle tomba sur
+son siège et fondit en larmes. C'est alors que l'impertinent
+Montgenays, se croyant le maître et le tourment de ces deux femmes,
+perdit toute prudence, et risqua la déclaration la plus désordonnée et
+la plus froidement délirante qu'il eût faite de sa vie. C'était
+Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui
+pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un
+suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir
+d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le
+monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un
+nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour
+mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une
+froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté
+d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir,
+ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage,
+il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble
+résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la
+lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle
+indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait
+qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait
+à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il
+feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup
+d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que
+Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui
+laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de
+chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée
+se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était
+passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir
+Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le
+reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant
+toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment
+comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez
+lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y
+retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une
+insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien
+feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite.
+
+-- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore
+longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une
+inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil
+des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer
+clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger
+cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange
+peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites
+ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos
+saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce
+qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque,
+elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement
+généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa
+rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le
+crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais
+voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire
+tous les scrupules.
+
+Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença...
+Lavallée la porta à Laurence.
+
+
+
+
+VII.
+
+
+Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez
+Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence
+et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une
+école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude.
+
+Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient
+en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener
+son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible
+d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle
+irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle
+espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour
+lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence
+pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme
+Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie
+d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à
+ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette
+conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition
+de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle,
+d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle
+l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et
+d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par
+un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son
+espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous
+les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là
+enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le
+lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme
+faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie.
+
+Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que
+celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans
+un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de
+l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus
+grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre,
+et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait
+d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même
+des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait
+Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même
+était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le
+sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant
+dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui
+laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle
+soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je
+me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour
+de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon
+inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays
+ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat
+d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par
+l'éclat de ma vertu.
+
+Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On
+aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par
+besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de
+la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont
+toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il
+n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de
+tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être
+humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et
+bonnes seulement quand elles rêvent.
+
+Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice;
+mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui
+couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien
+n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à
+développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère,
+la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là
+devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans
+cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui;
+car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se
+rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre
+l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût
+descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde
+sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que
+ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son
+christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance
+passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi
+cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin
+tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu,
+à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui
+fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas
+lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se
+donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité
+d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce
+pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en
+arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après
+s'être laissé diviniser.
+
+Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle
+affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec
+stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car
+elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait
+pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la
+honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer
+l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas
+voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le
+contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée
+pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût
+voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait
+bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune.
+
+Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays,
+qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il
+était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de
+reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les
+épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations
+jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en
+menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put
+contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina
+en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être
+vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour
+empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège
+pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais
+vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets.
+
+-- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de
+fureur, et je vous renvoie l'outrage. Si j'avais vingt ans de plus, en
+fait de soufflets j'aurais l'initiative.
+
+-- Eh bien! s'écria Lavallée, prenez garde de me pousser à bout; car
+je pourrais bien me mettre au-dessus de tout remords comme de toute
+honte en vous faisant un outrage public, si vous vous permettiez la
+moindre méchanceté contre une personne dont l'honneur m'est beaucoup
+plus cher que le mien.
+
+Montgenays, rentré chez lui et revenu de sa colère, pensa avec raison
+que toute vengeance qui aurait du retentissement tournerait contre
+lui; et, après avoir bien cherché, il en inventa une plus odieuse que
+toutes les autres: ce fut de renouer à tout prix son intrigue avec
+Pauline, afin de la détacher de Laurence. Il ne voulut pas être
+humilié par deux défaites à la fois. Il pensa bien qu'après le premier
+orage ces deux femmes feraient cause commune pour le railler ou le
+mépriser. Il aima mieux se faire haïr et perdre l'une, afin d'effrayer
+et d'affliger l'autre.
+
+Dans cette pensée, il écrivit à Pauline, lui jura un éternel amour, et
+protesta contre les trames ignobles que, selon lui, Lavallée et
+Laurence auraient ourdies contre eux. Il demandait une explication,
+promettant de ne jamais reparaître devant Pauline si elle ne le
+trouvait complètement justifié après cette entrevue. Il la fallait
+secrète, car Laurence voulait les séparer. Pauline alla au
+rendez-vous; son orgueil et son amour avaient également besoin de
+consolation.
+
+Lavallée, qui observait tout ce qui se passait dans la maison, surprit
+le message de Montgenays. Il le laissa passer, résolu à ne pas
+abandonner Pauline à son mauvais dessein, et dès cet instant il ne la
+perdit pas de vue, il la suivit comme elle sortait le soir, seule, à
+pied, pour la première fois de sa vie, et si tremblante qu'à chaque
+pas elle se sentait défaillir. Au détour de la première rue, il se
+présenta devant elle et lui offrit son bras. Pauline se crut insultée
+par un inconnu, elle fit un cri et voulut fuir. -- Ne crains rien, ma
+pauvre enfant, lui dit Lavallée d'un ton paternel; mais vois à quoi tu
+t'exposes d'aller ainsi seule la nuit. Allons, ajouta-t-il en passant
+le bras de Pauline sous le sien, tu veux faire une folie! au moins
+fais-la convenablement. Je te conduirai, moi; je sais où tu vas, je ne
+te perdrai pas de vue. Je n'entendrai rien, vous causerez, je me
+tiendrai à distance, et je te ramènerai. Seulement rappelle-toi que,
+si Montgenays se doute le moins du monde que je suis là, ou si tu
+essaies de sortir de la portée de ma vue, je tombe sur lui à coups de
+canne.
+
+Pauline n'essaya pas de nier. Elle était foudroyée de l'assurance de
+Lavallée; et, ne sachant comment s'expliquer sa conduite, préférant
+d'ailleurs toutes les humiliations à celle d'être trahie par son
+amant, elle se laissa conduire machinalement et à demi égarée jusqu'au
+parc de Monceaux, où Montgenays l'attendait dans une allée. Le
+comédien se cacha parmi les arbres, et les suivit de l'oeil tandis que
+Pauline, docile à ses avertissements, se promena avec Montgenays sans
+se laisser perdre de vue, et sans vouloir lui expliquer l'obstination
+qu'elle mettait à ne pas aller plus loin. Il attribua cette
+persistance à une pruderie bourgeoise qu'il trouva fort ridicule, car
+il n'était pas assez sot pour débuter par de l'audace. Il se composa
+un maintien grave, une voix profonde, des discours pleins de sentiment
+et de respect. Il s'aperçut bientôt que Pauline ne connaissait ni la
+malheureuse déclaration ni la fâcheuse lettre; et, dès cet instant, il
+eut beau jeu pour prévenir les desseins de Laurence. Il feignit d'être
+en proie à un repentir profond et d'avoir pris des résolutions
+sérieuses; il arrangea un nouveau roman, se confessa d'un ancien amour
+pour Laurence, qu'il n'avait jamais osé avouer à Pauline, et qui de
+temps en temps s'était réveillé malgré lui, même lorsqu'il était aux
+genoux de cette aimable fille, si pure, si douce, si humble, si
+supérieure à l'orgueilleuse actrice. Il avait cédé à des séductions
+terribles, à des avances délirantes; et, dernièrement encore, il avait
+été assez fou, assez ennemi de sa propre dignité, de son propre
+bonheur, pour adresser à Laurence une lettre qu'il désavouait, qu'il
+détestait, et dont cependant il devait la révélation textuelle à
+Pauline. Il lui répéta cette lettre mot à mot, insista sur ce qu'elle
+avait de plus coupable, de moins pardonnable, disait-il, ne voulant
+pas de grâce, se soumettant à sa haine, à son oubli, mais ne voulant
+pas mériter son mépris. -- Jamais Laurence ne vous montrera cette
+lettre, lui dit-il; elle a trop provoqué mon retour vers elle pour
+vous fournir cette preuve de sa coquetterie; je n'avais donc rien à
+craindre de ce côté; mais je n'ai pas voulu vous perdre sans vous
+faire savoir que j'accepte mon arrêt avec soumission, avec repentir,
+avec désespoir. Je veux que vous sachiez bien que je me rétracte, et
+voici une nouvelle lettre que je vous prie de faire tenir à Laurence.
+Vous verrez comme je la juge, comme je la traite, comme je la méprise,
+elle! cette femme orgueilleuse et froide qui ne m'a jamais aimé et qui
+voulait être adorée éternellement. Elle a fait le malheur de ma vie,
+non pas seulement parce qu'elle a déjoué toutes les espérances qu'elle
+m'avait données, mais encore parce qu'elle m'a empêché de m'attacher à
+vous comme je le devais, comme je le pouvais, comme je le pourrais
+encore, si vous pouviez me pardonner ma lâcheté, mon crime et ma
+folie. Partagé entre deux amours, l'un orageux, dévorant, funeste,
+l'autre pur, céleste, vivifiant, j'ai trahi celui qui eût relevé mon
+âme pour celui qui la tue. le suis un misérable, mais non un scélérat.
+Ne voyez en moi qu'un homme affaibli et vaincu par les longues
+souffrances d'une passion déplorable; mais sachez bien que je ne
+survivrai pas à mes remords: votre pardon eût seul été capable de me
+sauver. Je ne puis l'implorer, car je sais que je ne le mérite pas.
+Vous me voyez tranquille, parce que je sais que je ne souffrirai pas
+longtemps. Ne craignez pas de m'accorder au moins quelque pitié; vous
+entendrez dire bientôt que je vous ai fait justice. Vous avez été
+outragée, il vous faut un vengeur. Le coupable c'est moi; le vengeur,
+ce sera moi encore.
+
+Pendant deux heures entières, Montgenays tint de tels discours à
+Pauline. Elle fondait en larmes; elle lui pardonna, elle lui jura
+d'oublier tout, le supplia de ne pas se tuer, lui défendit de
+s'éloigner, et lui promit de le revoir, fallût-il se brouiller avec
+Laurence: Montgenays n'en espérait pas tant et n'en demandait pas
+davantage.
+
+Lavallée la ramena. Elle ne lui adressa pas une parole durant tout le
+chemin. Sa tranquillité n'étonna point le vieux comédien; il pensa
+bien que Montgenays n'avait pas manqué de belles paroles et de
+robustes mensonges pour la calmer. Il pensa qu'elle était perdue s'il
+n'employait les grands moyens. Avant de la quitter, à la porte de
+Laurence, il glissa dans sa poche la première lettre de Montgenays,
+qui n'avait pas encore été décachetée.
+
+Laurence fut fort surprise le soir, au moment de se coucher, de voir
+entrer dans sa chambre, d'un air calme et avec des manières
+affectueuses, Pauline, qui, depuis huit jours, ne lui avait adressé
+que des paroles sèches et ironiques. Elle tenait une lettre qu'elle
+lui remit, en lui disant que c'était Lavallée qui l'en avait chargée.
+En reconnaissant l'écriture et le cachet de Montgenays, Laurence pensa
+que Lavallée avait eu quelque bonne raison pour la charger de ce
+message, et que le moment était venu de porter aux grands maux le
+grand remède. Elle ouvrit la lettre d'une main tremblante, la
+parcourant des yeux, hésitant encore à la faire connaître à son amie,
+tant elle en prévoyait l'effet terrible. Quelle fut sa stupéfaction en
+lisant ce qui suit:
+
+«Laurence, je vous ai trompée; ce n'est pas vous que j'aime, c'est
+Pauline; ne m'accusez pas, je me suis trompé moi-même. Tout ce que je
+vous ai dit, je le pensais en cet instant-là; l'instant d'après, et
+maintenant, et toujours, je le désavoue. C'est votre amie que j'adore
+et à qui je voudrais consacrer ma vie, si elle pouvait oublier mes
+bizarreries et mes incertitudes. Vous avez voulu m'égarer, m'abuser,
+me faire croire que vous pouviez, que vous vouliez me rendre heureux;
+vous n'y eussiez pas réussi, car vous n'aimez pas, et moi j'ai besoin
+d'une affection vraie, profonde, durable. Pardonnez-moi donc ma
+faiblesse comme je vous pardonne votre caprice. Vous êtes grande, mais
+vous êtes femme; je suis sincère, mais je suis homme; au moment de
+commettre une grande faute, qui eût été de nous tromper mutuellement,
+nous avons réfléchi et nous nous sommes ravisés tous deux, n'est-ce
+pas? Mais je suis prêt à mettre aux pieds de votre amie le dévouement
+de toute ma vie, et vous, vous êtes décidée à me permettre de lui
+faire ma cour assidûment, si elle-même ne me repousse pas. Croyez
+qu'en vous conduisant avec franchise et avec noblesse vous aurez en
+moi un ami fidèle et sûr.»
+
+Laurence resta confondue; elle ne pouvait comprendre une telle
+impudence. Elle mit la lettre dans son bureau sans témoigner rien de
+sa surprise. Mais Pauline croyait lire au dedans de son âme, et
+s'indignait des mauvaises intentions qu'elle lui supposait. Il y avait
+une lettre outrageante contre moi, se disait-elle en se retirant dans
+sa chambre, et on me l'a remise, en voici une qu'on suppose devoir me
+consoler, et on ne me la remet pas. Elle s'endormit pleine de mépris
+pour son amie; et, dans la joie dont son âme était inondée, le plaisir
+de se savoir enfin si supérieure à Laurence empêchait l'amitié trahie
+de placer un regret. L'infortunée triomphait lorsqu'elle-même venait
+de coopérer avec une sorte de malice à sa propre ruine.
+
+Le lendemain, Laurence commenta longuement cette lettre avec Lavallée.
+Le hasard ou l'habitude avait fait qu'elle était absolument conforme,
+pour le pli et le cachet, à celle que Montgenays avait écrite sous les
+yeux de Lavallée. On demanda à Pauline si elle n'avait pas eu deux
+lettres semblables dans sa poche lorsqu'elle avait remis celle-ci à
+Laurence. Triomphant en elle-même de leur désappointement, elle joua
+l'étonnement, prétendit ne rien comprendre à cette question, ne pas
+savoir de qui était la lettre, ni pourquoi ni comment on l'avait
+glissée dans sa poche. L'autre était déjà retournée entre les mains de
+Montgenays. Dans sa joie insensée, Pauline, voulant lui donner un
+grand et romanesque témoignage de confiance et de pardon, la lui avait
+envoyée sans l'ouvrir.
+
+Laurence voulait encore croire à une sorte de loyauté de la part de
+Montgenays. Lavallée ne pouvait s'y tromper. Il lui raconta le
+rendez-vous où il avait conduit Pauline, et se le reprocha. Il avait
+compté qu'au sortir d'une entrevue où Montgenays aurait menti
+impudemment, l'effet de la lettre sur Pauline serait décisif. Il ne
+pouvait s'expliquer encore comment Pauline avait si merveilleusement
+aidé sa perversité à triompher de tous les obstacles. Laurence ne
+voulait pas croire qu'elle aussi s'entendît à l'intrigue et y prît une
+part si funeste à sa dignité.
+
+Que pouvait faire Laurence? Elle tenta un dernier effort pour
+dessiller les yeux de son amie. Celle-ci éclatant enfin, et refusant
+de croire à d'autres éclaircissements que ceux que Montgenays lui
+avait donnés, lui déchira le coeur par l'amertume de ses reproches et
+le dédain triomphant de son illusion. Laurence fut forcée de lui
+adresser quelques avertissements sévères qui achevèrent de
+l'exaspérer; et comme Pauline lui déclarait qu'elle était
+indépendante, majeure, maîtresse de ses actions, et nullement disposée
+à se laisser enchaîner par les volontés arbitraires d'une personne qui
+l'avait indignement trompée, elle fut forcée de lui dire qu'elle ne
+pouvait donner les mains à sa perte, et qu'elle ne se pardonnerait
+jamais de tolérer dans sa maison, dans le sein de sa famille, les
+entreprises d'un corrupteur et d'un lâche -- Je réponds de toi devant
+Dieu et devant les hommes, lui dit-elle; si tu veux te jeter dans un
+abîme, je ne veux pas, moi, t'y pousser. -- C'est pourquoi votre
+dévouement a été si loin, répondit Pauline, que de vouloir vous y
+jeter vous-même à ma place.
+
+Outrée de cette injustice et de cette ingratitude, Laurence se leva,
+jeta un regard terrible sur Pauline, et, craignant de laisser déborder
+le torrent de sa colère, elle lui montra la porte avec un geste et une
+expression de visage dont elle fut terrifiée. Jamais la tragédienne
+n'avait été plus belle, même lorsqu'elle disait dans _Bajazet_ son
+impérieux et magnifique: _Sortez!_
+
+Lors qu'elle fut seule, elle se promena dans sa chambre comme une
+lionne dans sa cage, brisant ses vases étrusques, ses statuettes,
+froissant ses vêtements et arrachant presque ses beaux cheveux noirs.
+Tout ce qu'elle avait de grandeur, de sincérité, de véritable
+tendresse dans l'âme, venait d'être méconnu et avili par celle qu'elle
+avait tant aimée, et pour qui elle eût donné sa vie! Il est des
+colères saintes où Jehovah est en nous, et où la terre tremblerait si
+elle sentait ce qui se passe dans un grand coeur outragé. La petite
+soeur de Laurence entra, crut qu'elle étudiait un rôle, la regarda
+quelques instants sans rien dire, sans oser remuer; puis, s'effrayant
+de la voir si pâle et si terrible, elle alla dire à madame S...:
+-- Maman, va donc voir Laurence; elle se rendra malade à force de
+travailler. Elle m'a fait peur.
+
+Madame S... courut auprès de sa fille. Dès que Laurence la vit, elle
+se jeta dans ses bras et fondit en larmes. Au bout d'une heure, ayant
+réussi à s'apaiser, elle pria sa mère d'aller chercher Pauline. Elle
+voulait lui demander pardon de sa violence, afin d'avoir occasion de
+lui pardonner elle-même. On chercha Pauline dans toute la maison, dans
+le jardin, dans la rue... On revint dans sa chambre avec effroi.
+Laurence examinait tout, elle cherchait les traces d'une évasion; elle
+frémissait d'y trouver celles d'un suicide. Elle était dans un état
+impossible à rendre, lorsque Lavallée entra et lui dit qu'il venait de
+rencontrer Pauline dans un fiacre sur les boulevards. On attendit son
+retour avec anxiété; elle ne rentra pas pour dîner. Personne ne put
+manger; la famille était consternée; on craignait de faire un outrage
+à Pauline en la supposant en fuite. Enfin, Lavallée allait s'informer
+d'elle chez Montgenays, au risque d'une scène orageuse, lorsque
+Laurence reçut une lettre ainsi conçue:
+
+«Vous m'avez chassée, je vous en remercie. Il y avait longtemps que le
+séjour de votre maison m'était odieux, j'avais senti, dès le premier
+jour, qu'il me serait funeste. Il s'y était passé trop de scandales et
+d'orages pour qu'une âme paisible et honnête n'y fût pas flétrie ou
+brisée. Vous m'avez assez avilie! vous avez fait de moi votre
+servante, votre dupe et votre victime! Je n'oublierai jamais le jour
+où, dans votre loge au théâtre, trouvant que je ne vous habillais pas
+assez vite, vous m'avez arraché des mains votre diadème de reine, en
+disant: «Je me couronnerai bien sans toi et malgré toi!» Vous vous
+êtes couronnée en effet! Mes larmes, mon humiliation, ma honte, mon
+déshonneur (car vous m'avez déshonorée dans votre famille et parmi vos
+amis), ont été les glorieux fleurons de votre couronne; mais c'est une
+royauté de théâtre, une majesté fardée, qui n'en impose qu'à vous-même
+et au public qui vous paie. Maintenant, adieu; je vous quitte pour
+jamais, dévorée de la honte d'avoir vécu de vos bienfaits; je les ai
+payés cher.»
+
+Laurence n'acheva pas cette lettre; elle continuait sur ce ton pendant
+quatre pages: Pauline y avait versé le fiel amassé lentement durant
+quatre ans de rivalité et de jalousie. Laurence la froissa dans ses
+mains et la jeta au feu sans vouloir en lire davantage. Elle se mit au
+lit avec la fièvre, et y resta huit jours accablée, brisée jusque dans
+ses entrailles, qui avaient été pour Pauline celles d'une mère et
+d'une soeur.
+
+Pauline s'était retirée dans une mansarde où elle vécut cachée et
+vivant misérablement du fruit de son travail durant quelques mois.
+Montgenays n'avait pas été long à la découvrir; il la voyait tous les
+jours, mais il ne put vaincre aisément son stoïcisme. Elle voulait
+supporter toutes les privations plutôt que de lui devoir un secours.
+Elle repoussa avec horreur les dons que Laurence faisait glisser dans
+sa mansarde avec les détours les plus ingénieux. Tout fut inutile.
+Pauline, qui refusait les offres de Montgenays avec calme et dignité,
+devinait celles de Laurence avec l'instinct de la haine, et les lui
+renvoyait avec l'héroïsme de l'orgueil. Elle ne voulut point la voir,
+quoique Laurence fit mille tentatives; elle lui renvoyait ses lettres
+toutes cachetées. Son ressentiment fut inébranlable, et la généreuse
+sollicitude de Laurence ne fit que lui donner de nouvelles forces.
+
+Comme elle n'aimait pas réellement Montgenays, et qu'elle n'avait
+voulu que triompher de Laurence en se l'attachant, cet homme sans
+coeur, qui voulait en faire sa maîtresse ou s'en débarrasser, lui mit
+presque le marché à la main. Elle le chassa. Mais il lui fit croire
+que Laurence lui avait pardonné, et qu'il allait retourner chez elle.
+Aussitôt elle le rappela, et c'est ainsi qu'il la tint sous son empire
+pendant six mois encore. Il s'attachait à elle de son côté par la
+difficulté de vaincre sa vertu; mais il en vint à bout par un odieux
+moyen bien conforme à son système, et malheureusement bien propre à
+émouvoir Pauline. Il se condamna à lui dire tous les jours et à toute
+heure que Laurence était devenue vertueuse par calcul, afin de se
+faire épouser par un homme riche ou puissant. La régularité des moeurs
+de Laurence, qu'on remarquait depuis plusieurs années, avait été
+souvent, dans les mauvais mouvements de Pauline, un sujet de dépit.
+Elle l'eût voulue désordonnée, afin d'avoir une supériorité éclatante
+sur elle. Mais Montgenays réussit à lui montrer les choses sous un
+nouveau jour. Il s'attacha à lui démontrer qu'en se refusant à lui,
+elle s'abaissait au niveau de Laurence, dont la tactique avait été de
+se faire désirer pour se faire épouser. Il lui fit croire qu'en
+s'abandonnant à lui avec dévouement et sans arrière-pensée, elle
+donnerait au monde un grand exemple de passion, de désintéressement et
+de grandeur d'âme. Il le lui redit si souvent que la malheureuse fille
+finit par le croire. Pour faire le contraire de Laurence, qui était
+l'âme la plus généreuse et la plus passionnée, elle fit les actes de
+la passion et de la générosité, elle qui était froide et prudente.
+Elle se perdit.
+
+Quand Montgenays l'eut rendue mère, et que toute cette aventure eut
+fait beaucoup de bruit, il l'épousa par ostentation. Il avait, comme
+on sait, la prétention d'être excentrique, moral par principes,
+quoique, selon lui, il fût roué par excès d'habileté et de puissance
+sur les femmes. Il fit parler de lui tant qu'il put. Il dit du mal de
+Laurence, de Pauline et de lui-même; et se laissa accuser et blâmer
+avec constance, afin d'avoir l'occasion de produire un grand effet en
+donnant son nom et sa fortune à l'enfant de son amour.
+
+Ce plat roman se termina donc par un mariage, et ce fut là le plus
+grand malheur de Pauline. Montgenays ne l'aimait déjà plus, si tant
+est qu'il l'eût jamais aimée. Quand il avait joué la comédie d'un
+admirable époux devant le monde, il laissait pleurer sa femme derrière
+le rideau, et allait à ses affaires ou à ses plaisirs sans se souvenir
+seulement qu'elle existât. Jamais femme plus vaine et plus ambitieuse
+de gloire ne fut plus délaissée, plus humiliée, plus effacée. Elle
+revit Laurence, espérant la faire souffrir par le spectacle de son
+bonheur. Laurence ne s'y trompa point, mais elle lui épargna la
+douleur de paraître clairvoyante. Elle lui pardonna tout, et oublia
+tous ses torts, pour n'être touchée que de ses souffrances. Pauline ne
+put jamais lui pardonner d'avoir été aimée de Montgenays, et fut
+jalouse d'elle toute sa vie.
+
+Beaucoup de vertus tiennent à des facultés négatives. Il ne faut pas
+les estimer moins pour cela. La rose ne s'est pas créée elle-même, son
+parfum n'en est pas moins suave parce qu'il émane d'elle sans qu'elle
+en ait conscience; mais il ne faut pas trop s'étonner si la rose se
+flétrit en un jour, si les grandes vertus domestiques s'altèrent vite
+sur un théâtre pour lequel elles n'avaient pas été créées.
+
+
+
+
+
+
+***END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAULINE***
+
+
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+works. See paragraph 1.E below.
+
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+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
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+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
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+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
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+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
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