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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:39:02 -0700 |
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Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.] + +Je connais des gens d'esprit, de graves et discrètes personnes, pour qui +les contes de fées ne sont qu'une littérature de nourrices et de bonnes +d'enfants. N'en déplaise à leur sagesse, ce dédain ne prouve que leur +ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouvé les origines de la +civilisation et restitué les titres du genre humain, les contes de fées +ont pris dans l'estime des savants une place considérable. De Dublin +à Bombay, de l'Islande au Sénégal, une légion de curieux recherche +pieusement ces médailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute +leur beauté ni tout leur prix. Qui ne connaît le nom des frères Grimm de +Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de +Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait +bien étonné d'apprendre qu'il n'a jamais été plus érudit que lorsqu'il +oubliait l'Académie pour publier les faits et gestes du _Chat botté_. + +Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son trésor de contes et de +légendes, il est visible que ces récits qu'on trouve partout, et qui +partout sont les mêmes, remontent à la plus haute antiquité. La pièce la +plus curieuse que nous aient livrée les papyrus égyptiens, grâce à mon +savant confrère, M. de Rougé, c'est un conte qui rappelle l'aventure +de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssée_, sinon le recueil des fables qui +charmaient la Grèce au berceau? Pourquoi Hérodote est-il à la fois le +plus exact des voyageurs et le moins sûr des historiens, sinon parce +qu'à l'exposé sincère de tout ce qu'il a vu, il mêle sans cesse les +merveilles qu'on lui a contées? La louve de Romulus, la fontaine +d'Égérie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie +de Brutus, autant de légendes qui ont séduit la crédulité des Romains. +Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquité; +c'est alors que l'esprit humain a créé ces récits qui édifiaient les +plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanité est vieille, n'amusent +plus que les enfants. + +Mais, chose singulière et qu'on ne pouvait prévoir, ces contes ont une +filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramené en Orient. Si +quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus +contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui +fait tant d'honneur à l'érudition et à la sagacité de M. Benfey. Contes +de fées, légendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde; +c'est elle qui fournit la trame de ces récits gracieux que chaque peuple +brode à son goût. C'est toujours l'Orient qui donne le thème primitif; +l'Occident ne tire de son fonds que les variations. + +Il y a là un fait considérable pour l'histoire de l'esprit humain. +Il semble que chaque peuple ait reçu de Dieu un rôle dont il ne peut +sortir. La Grèce a eu en partage le sentiment et le culte de la beauté; +les Romains, cette race brutale, née pour le malheur du monde, ont +créé l'ordre mécanique, l'obéissance extérieure et le règne de +l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi +son peuple est toujours resté enfant. C'est là sa faiblesse; mais, en +revanche, elle seule a créé ces poèmes du premier âge qui ont séché tant +de larmes et fait battre pour la première fois tant de coeurs. + +Par quel chemin les contes ont-ils pénétré en Occident? Se sont-ils +d'abord transformés chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux +Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portés +avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est là une étude +qui commence, et qui donnera quelque jour des résultats inattendus. En +rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn +a publiés il y a deux ans, il est déjà visible que la Méditerranée a eu +son cycle de contes, où figurent Cendrillon, le Chat botté et Psyché. +Cette dernière fable a joui d'une popularité sans bornes. Depuis le +récit d'Apulée jusqu'au conte de _la Belle et la Bête_, l'histoire de +Psyché prend toutes les formes. Le héros s'y cache le plus souvent sous +la peau d'un serpent, quelquefois même sous celle d'un porc (_Il Re +Porco_ de Straparole, anobli et transfiguré par Mme d'Aulnoy en _Prince +Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque, +ni les méchantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune +femme partagée entre la tendresse et la curiosité, ni les rudes épreuves +qui attendent la pauvre enfant. Est-ce là un conte oriental? Le nom de +Psyché, qui, en grec, veut dire l'_âme_, ferait croire à une allégorie +hellénique; mais, ici comme toujours, si à force de grâce et de +poésie la Grèce renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui +appartient pas. La légende se trouve en Orient, d'où elle a passé dans +les contes de tous les peuples[1]; souvent même elle est retournée; +c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est +l'homme dont la curiosité est punie. Qu'est-ce que _Peau d'âne_, sinon +une variation de cette éternelle histoire avec laquelle depuis tant de +siècles on berce les grands et les petits enfants? + +[Note 1: Benfey, _Einleitung_, § 92.] + +En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes sérieux qu'on peut aimer +les contes de fées sans déchoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas +d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'intérêt parce +qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dédaignerait-on +ces légendes familières qui ajoutent une page des plus curieuses à +l'histoire de l'esprit humain? + +La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aisé +d'étudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultés, celle +qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de +notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fées que +l'imagination règne sans partage, c'est là qu'elle établit son idéal de +justice, et c'est par là que les contes, quoi qu'on en dise, sont une +lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour +cela qu'ils sont moraux. Mères qui aimez vos fils, ne les mettez pas +trop tôt à l'étude de l'histoire; laissez-les rêver quand ils sont +jeunes. Ne fermez pas leur âme à ce premier souffle de poésie. Rien ne +fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'à ce qu'il +touche. Ces sages de dix ans sont à vingt des sots, ou, ce qui est pis +encore, des égoïstes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour +qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la +violence, alors même qu'elle ne les atteint pas. + +Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la +naïveté, rivalisent avec ceux de Norwège et d'Islande. On dirait que, +reléguées dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont +conservées plus pures et plus complètes. Il ne faut pas leur demander +la grâce et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et +sauvages, mais par cela même elles ont mieux gardé la saveur de +l'antiquité. + +Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssée_, ce qu'on admire +par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de +la justice, et la ruse employée à tromper les méchants. Ulysse aveuglant +Polyphème et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le +modèle de tous ces bannis dont les exploits charment les longues +veillées de la Norwège et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur +pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout +et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement +d'une époque où la force brutale règne sur la terre, où l'esprit +représente le droit et la liberté. + +J'ai choisi deux de ces histoires: la première, qui rappelle de loin +la folie de Brutus, nous reporte à la vengeance du sang, vengeance qui +n'est point particulière aux races germaniques, mais qui, chez elles, a +gardé sa forme la plus rude. La légende de Briam, c'est la loi salique +en action; il est évident que, pour nos aïeux, au temps de Clovis, le +fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui, +par force ou par ruse, venge son père assassiné. Que Briam ait ou non +vécu, il n'importe guère; son histoire est vraie, puisqu'elle répond +au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a +enseigné le pardon, la sécurité des lois modernes nous a habitués à +remettre notre vengeance à l'État; mais l'homme naturel n'a point +changé: il semble qu'une corde jusque-là muette vibre dans son coeur +quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et réveille un +temps évanoui. + + * * * * * + + +I + +L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU + + +I + + +Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui +gouvernaient un peuple fidèle et obéissant. La reine était douce et +bonne; on n'en parlait guère! mais le roi était avide et cruel: aussi +tous ceux qui en avaient peur célébraient-ils à l'envi ses vertus et sa +bonté. Grâce à son avarice, le roi avait des châteaux, des fermes, des +bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais +plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur à +qui lui tombait sous la main. + +Au bout du parc qui entourait le château royal, il y avait une +chaumière, où vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur +avait donné sept enfants; c'était toute leur richesse. Pour soutenir +cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on +appelait Bukolla. C'était une bête admirable. Elle était noire et +blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La +beauté n'était que son moindre mérite; on la trayait trois fois par +jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle +était si habituée à ses maîtres, qu'à midi elle revenait d'elle-même au +logis, traînant ses pis gonflés, et mugissant de loin pour qu'on vînt à +son secours. C'était la joie de la maison. + +Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le pâturage où +paissaient les vaches du château; le hasard voulut que Bukolla se fût +mêlée au troupeau royal: + +--Quel bel animal j'ai là ! dit le roi. + +--Sire, répondit le pâtre, cette bête n'est point à vous; c'est Bukolla, +la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure là -bas. + +--Je la veux, répondit le roi. + +Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir, +en rentrant, il appela son chef des gardes, qui était aussi méchant que +lui. + +--Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amène-moi à l'instant même la +vache qui me plaît. + +La reine le pria de n'en rien faire: + +--Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bête pour tout bien; la +leur prendre, c'est les faire mourir de faim. + +--Il me la faut, dit le roi; par achat, par échange ou par force, il +n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes étables, malheur +à qui n'aura pas fait son devoir! + +Et il fronça le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir +la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande +d'estafiers. + +Le paysan était devant sa porte, occupé à traire sa vache, tandis que +tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il +eut reçu le message du prince, le bonhomme secoua la tête et dit qu'il +ne céderait Bukolla à aucun prix.--Elle est à moi, ajouta-t-il, c'est +mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que +tout l'or du roi. + +Prières ni menaces ne le firent changer d'avis. + +L'heure avançait; le chef des gardes craignait le courroux du maître; +il saisit le licou de Bukolla pour l'entraîner; le paysan se leva pour +résister, un coup de hache l'étendit mort par terre. A cette vue, tous +les enfants se mirent à sangloter, hormis Briam, l'aîné, qui resta en +place, pâle et muet. + +Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et +que tôt ou tard le fils venge le père. Si l'on ne veut pas que l'arbre +repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une +main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Où +souffres-tu? lui dit-il.--Là , répondit l'enfant en montrant son coeur; +aussitôt le scélérat lui enfonça un poignard dans le sein. Six fois il +fit la même question, six fois il reçut la même réponse, et six fois il +jeta le cadavre du fils sur le cadavre du père. + +Et cependant Briam, l'oeil égaré, la bouche ouverte, sautait après les +mouches qui tournaient en l'air. + +--Et toi, drôle, où souffres-tu? lui cria le bourreau. + +Pour toute réponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derrière +avec les deux mains, il chanta: + + C'est là que ma mère, un jour de colère, + D'un pied courroucé m'a si fort tancé, + Que j'en suis tombé la face par terre, + Blessé par devant, blessé par derrière, + Les reins tout meurtris et le nez cassé! + +Le chef des gardes courut après l'insolent; mais ses compagnons +l'arrêtèrent. + +--Fi! lui dirent-ils, on égorge le louveteau après le loup, mais on ne +tue pas un fou; quel mal peut-il faire? + +Et Briam se sauva, en chantant et en dansant. + +Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point +qu'il l'eût payée trop cher. Mais, dans la pauvre chaumière, une vieille +femme en pleurs demandait justice à Dieu. Le caprice d'un prince lui +avait enlevé en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce +qu'elle avait aimé, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait +plus qu'un misérable idiot. + + +II + + +Bientôt, à vingt lieues à la ronde, on ne parla plus que de Briam et +de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou à la roue du +soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la +lune. + +Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou à sa cour, pour +ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam, +on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe +rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est +dans ce costume de perroquet que Briam fut chargé d'amuser l'ennui des +courtisans. Caressé quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insensé +souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entières à causer +avec les oiseaux ou à suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la +bouche, c'était pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux +qui n'en souffraient pas. + +Un jour qu'on allait servir le dîner, le chef des gardes entra dans la +cuisine du château. Briam, armé d'un couperet, hachait des fanes de +carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier; +le soupçon lui vint au coeur. + +--Briam, dit-il, où est ta mère? + +--Ma mère? répondit l'idiot; elle est là qui bout. Et du doigt il +indiqua un énorme pot-au-feu, où cuisait, en _olla podrida_, tout le +dîner royal. + +--Sotte bête! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les +yeux: qu'est-ce que cela? + +--C'est ma mère! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son +couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu +tout noir de fumée, et se sauva dans les bois. On courut après lui; +peine perdue. Quand on l'attrapa, tout était brisé, renversé, gâté. Ce +soir-là , le roi dîna d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de +faire fouetter Briam par les marmitons du château. + +Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière et conta à sa mère ce qui +lui était arrivé. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la +générosité du roi. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain, la cour était réunie. Le roi causait avec son majordome. +C'était un beau seigneur, fort expert en bonne chère, gros, gras et +rieur. Il avait une grosse tête chauve, un gros cou, un ventre si +énorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui +soutenaient à grand'peine ce vaste édifice. + +Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur +le ventre: + +--Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la générosité du +roi. + +S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi était furieux, +la cour aussi; mais, le soir, dans tout le château, on se répétait à +l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes +vérités. + +Quand Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère +ce qui lui était arrivé. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidèle des +courtisans. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres, +officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient +son sourire, il agaçait une grosse chienne épagneule qui lui arrachait +des mains un gâteau. + +Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le +chien qui hurlait en faisant une horrible grimace: + +--Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidèle des courtisans. + +Cette folie fit sourire le roi; aussitôt les courtisans rirent à gorge +déployée; ce fut à qui montrerait ses dents. Mais, dès que le roi fut +sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le +pauvre Briam, qui eut grand'peine à se tirer de l'orage. + +Quand il eut raconté à sa mère ce qui lui était arrivé: + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la +laissait faire. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain était jour de fête, la reine parut au salon dans ses plus +beaux atours. Elle était couverte de velours, de dentelles, de bijoux; +son collier seul valait l'impôt de vingt villages. Chacun admirait tant +d'éclat. + +--Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire. + +C'en était fait de l'insolent si la reine n'eût pris sa défense. + +--Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu +savais combien ces bijoux me pèsent, tu ne me reprocherais pas de les +porter. + +Quand Briam rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère ce qui lui +était arrivé. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain, le roi allait à la chasse. On lui amena sa jument +favorite; il était en selle et disait négligemment adieu à la reine, +quand Briam se mit à frapper le cheval à l'épaule: + +--Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi. + +Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva à toutes +jambes. Il commençait à sentir de loin l'odeur des coups de bâton. + +En le voyant rentrer tout haletant: + +--Mon fils, dit la pauvre mère, ne retourne pas au château; ils te +tueront. + +--Patience, ma mère; on ne sait ni qui meurt ni qui vit. + +--Hélas! reprit la mère en pleurant, ton père est heureux d'être mort; +il ne voit ni ta honte ni la mienne. + +--Patience, ma mère; les jours se suivent et ne se ressemblent pas. + + +III + + +Il y avait déjà près de trois mois que le père de Briam reposait dans la +tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin +aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des +gardes, à sa gauche était le gros majordome. La table était couverte de +fruits, de fleurs et de lumières; on buvait dans des calices d'or les +vins les plus exquis. Les têtes s'échauffaient, on parlait haut, et déjà +plus d'une querelle avait commencé. Briam, plus fou que jamais, versait +le vin à la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que +d'une main il tenait le flacon doré, de l'autre il clouait deux à deux +les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans +entraîner son voisin. + +Trois fois il avait recommencé ce manège, quand le roi, animé par la +chaleur et le vin, lui cria: + +--Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons. + +Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une +voix sourde il se mit à chanter: + + Tout vient à son tour, + Le vent et la pluie, + La nuit et le jour, + La mort et la vie, + Tout vient à son tour. + +--Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi +rire, ou je te fais pleurer! + +Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadée +il reprit: + + Tout vient à son tour, + Bonne ou male chance, + Le destin est sourd, + Outrage et vengeance, + Tout vient à son tour. + +--Drôle! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te châtier +comme il faut. + +Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes. +Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha +au bras et au cou du roi. + +--Misérable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maître? + +Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand +celui-ci, tout entier à sa défense, d'une main saisit le bras du roi, +et de l'autre lui enfonça sa dague dans le cou. Le sang jaillit à gros +bouillons; le prince tomba, entraînant dans ses dernières convulsions +son meurtrier avec lui. + +Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva +promptement, et, tirant son épée: + +--Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberté! Je me fais +roi et j'épouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je +l'attends. + +--_Vive le roi!_ crièrent tous les courtisans; il y en eut même +quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirèrent une pétition de leur +poche. La joie était universelle et touchait au délire, quand tout +à coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant +l'usurpateur. + +[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux +pieds de Briam.] + +--Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tué les miens, tu n'as +pensé ni à Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant! + +Le chef des gardes essaya de se mettre en défense. D'un coup furieux +Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupée. + +--Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge, +comme Briam le fou venge aujourd'hui son père. + +Et il lui fendit la tête en deux morceaux. + +--_Vive Briam!_ crièrent les courtisans; _vive notre libérateur!_ + +En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux pieds du fou en +l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant auprès d'elle en +brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers à prêter +serment à leur légitime souveraine. + +--_Vive la reine!_ crièrent tous les assistants. La joie était +universelle et touchait au délire. + +La reine voulait retenir Briam à la cour; il demanda à retourner dans +sa chaumière, et ne voulut pour toute récompense que le pauvre animal, +cause innocente de tant de maux. Arrivée à la porte de la maison, +la vache se mit à appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus +l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant. + +--Mère, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous êtes vengée. + + +IV + + +Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout +le pays on montre encore les ruines de la masure où habitaient Briam et +ses frères, et les mères disent aux enfants: «C'est là que vivait celui +qui a vengé son père et consolé sa mère.» Et les enfants répondent: +«Nous ferions comme lui.» + + +V + + +L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils +récits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime +pour cette adresse qui mène aux galères. Il n'en était pas ainsi chez +les peuples primitifs. Hérodote ne se fait faute de nous réciter tout +au long une histoire égyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est +visiblement qu'un conte de fées. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel +moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit +voleur qui lui a pillé son trésor, et comment, trois fois trompé, comme +roi, comme justicier et comme père, il ne trouve rien de mieux à faire +que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et rusé. «Rhampsinite, +dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille, +comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Égyptiens étant +supérieurs à tous les autres peuples, il s'était montré supérieur à tous +les Égyptiens.» On voit que la vanité nationale est de même date que les +contes des fées. + +[Note 1: Hérodote, liv. II, chap. cxxi.] + +Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom +du _Maître voleur_, M. Asbjoernsen a publié un conte norvégien qui +ressemble beaucoup à celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces +récits, c'est l'admiration naïve du conteur pour les exploits de +son héros. L'esprit humain a passé par cette étape depuis longtemps +abandonnée. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'était pas à demi voleur; +les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se +faisaient faute de suivre le conseil de Moïse et d'emprunter aux +Égyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits +qu'ils ne devaient jamais rendre. «Or, dit la Bible[2], le +Seigneur rendit les Égyptiens favorables à son peuple, afin qu'ils +donnassent aux enfants d'Israël ce qu'ils demandaient. Ainsi ils +dépouillèrent les Égyptiens.» Le procédé révolte notre délicatesse; +il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse +héroïque. Apprenons par là à ne pas toujours mesurer le monde à la +mesure de nos idées d'aujourd'hui. Nos aïeux, il y a vingt ou trente +siècles, admiraient les voleurs, nos pères admiraient les Heiduques et +les Klephtes, nous admirons encore les conquérants; qui sait ce que +penseront de nous nos enfants? Un jour peut-être ils se riront de notre +barbarie, comme nous de celle de nos pères, et ils n'auront pas tort. +Vienne le jour où cette gloire si creuse, et qui coûte si cher, ne sera +plus qu'un conte de fées! + +[Note 1: Il a été traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The +Norse_. Edimbourg, 1859.] + +[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.] + + +II + +LE PETIT HOMME GRIS + + +Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait +à Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'était pas plus riche +d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme était à l'église, il +entendit un beau sermon sur la charité.--«Donnez, mes frères, donnez, +disait le prêtre; le Seigneur vous le rendra au centuple.» Ces paroles, +souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le +peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper +les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du +bois, comme s'il allait construire un palais. + +--Que fais-tu là , mon pauvre homme? lui demanda sa femme. + +--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; +nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans +quinze jours je vais donner ma vache... + +--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim! + +--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends +rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons +cent comme récompense; M. le curé l'a dit, c'est parole d'Évangile. Je +logerai cinquante bêtes dans cette étable que je construis, et, avec le +prix des cinquante autres, j'achèterai assez de pré pour nourrir notre +troupeau en été comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi. + +Et, sans s'inquiéter des prières ni des reproches de sa femme, notre +maître fou se mit à bâtir son étable, au grand étonnement des voisins. + +L'oeuvre achevée, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et +la mena tout droit chez le curé. Il le trouva qui causait avec deux +étrangers qu'il ne regarda guère, tant il était pressé de faire son +cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut étonné de cette charité de +nouvelle espèce, ce fut le pasteur. Il fit un long discours à cette +brebis imbécile, pour lui démontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais +parlé que de récompenses spirituelles; peine perdue, le paysan répétait +toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.» Las +enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une +sainte colère et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue +tout ébahi, répétant toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous +l'avez dit.» + +Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'était pas chose facile. +On était au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige +en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et +refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son +chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arrêta tout perplexe, +maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal +qu'il traînait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme chargé d'un +grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait là avec sa +vache, et par un si mauvais temps. + +Quand le paysan lui eut raconté sa peine: «Mon brave homme, lui dit +l'étranger, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de faire un échange +avec moi. Je demeure près d'ici; cédez-moi votre vache que vous ne +ramènerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop +lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os.» + +Le marché fait, l'étranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea +sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentré au +logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme, +il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en +homme habile, il avait échangé une vache qui allait mourir contre un sac +qui contenait des trésors. En écoutant cette belle histoire, la femme +commença à montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa +mauvaise humeur, et de mettre dans l'âtre son plus grand pot-au-feu.--Tu +verras ce que je t'apporte, lui répétait-il; attends un peu, tu me +remercieras. + +Disant cela, il ouvrit le sac; et voilà que de cette profondeur sort un +petit homme tout habillé de gris comme une souris. + +--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierté d'un prince! Ah ça, +j'espère qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir à manger. +Cette petite course m'a donné un grand appétit. + +Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il était foudroyé. + +--Là , dit la femme, j'en étais sûre. Voici une nouvelle folie. Mais d'un +mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu +la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus +rien, monsieur nous apporte une bouche de plus à nourrir! Que n'es-tu +resté sous la neige, toi, ton sac et ton trésor! + +La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait +remontré par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite, +et que le plus sage était d'aller en chasse et de chercher quelque +gibier. + +Il sortit aussitôt, malgré la nuit, le vent et la neige, et revint au +bout de quelque temps avec un gros mouton. + +--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bête, et ne nous laissons pas mourir de +faim. + +Le vieillard et sa femme regardèrent de travers le petit homme et sa +proie. Cette aubaine, tombée des nues, sentait le vol d'une demi-lieue. +Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Légitime ou non, le +mouton fut dévoré à belles dents. + +Dès ce jour, l'abondance régna dans la demeure du paysan. Les moutons +succédaient aux moutons, et le bonhomme, plus crédule que jamais, se +demandait s'il n'avait pas gagné au change, quand, au lieu des cent +vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoyé un pourvoyeur aussi +habile que le petit homme gris. + +Toute médaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient +dans la maison du vieillard, ils diminuaient à vue d'oeil dans le +troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maître berger, fort +inquiet, prévint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublât +de surveillance, les plus belles têtes du troupeau disparaissaient l'une +après l'autre. Assurément quelque habile voleur était venu se loger dans +le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans +la cabanne du paysan un nouveau venu, tombé on ne sait d'où et que +personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitôt qu'on lui amenât +l'étranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan +et sa femme commencèrent à sentir quelques remords en songeant qu'on +pendait à la même potence les receleurs et les voleurs. + +Quand le petit homme gris parut à la cour, le roi lui demanda si par +hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait volé cinq gros moutons au +troupeau royal. + +--Oui, Majesté, répondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris. + +--Et de quel droit? dit le prince. + +--Majesté, répondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard +et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez +dans l'abondance et ne pouvez même pas consommer la dîme de vos revenus. +Il m'a semblé juste que ces bonnes gens vécussent de votre superflu +plutôt que de mourir de misère, tandis que vous ne savez que faire de +votre richesse. + +Le roi resta stupéfait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit +homme d'une façon qui n'annonçait rien de bon: + +--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol. + +Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie. + +--Fort bien, dit le roi. Tu mériterais d'être pendu, mais je te +pardonne, à la condition que demain, à pareille heure, tu auras pris à +mes pâtres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder. + +--Majesté, répondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est +chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille +vigilance? + +--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu. + +Et, d'un signe de main, il congédia notre voleur, à qui chacun répétait +tout bas: Pendu! pendu! pendu! + +Le petit homme gris retourna dans la cabane, où il fut tendrement reçu +par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il +avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du +jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se +coucher et dormit en paix. + +Aux premières lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa +corde. Il alla dans la forêt, sur le chemin où devaient passer les +pâtres du roi, et, choisissant un gros chêne bien en vue, il se pendit +par le cou à la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas +faire un noeud coulant. + +Bientôt après, deux pâtres arrivèrent, escortant le taureau noir. + +--Ah! dit l'un d'eux, voilà notre fripon qui a reçu sa récompense. Cette +fois, du moins, il n'a pas volé son licou. Adieu, mon drôle, ce n'est +pas toi qui prendras le taureau du roi. + +Dès que les pâtres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de +l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau à un gros +chêne près duquel passait la route. Qui fut surpris à l'aspect de ce +pendu? ce furent les pâtres du roi. + +--Qu'est-ce là ? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voilà le pendu de +là -bas qui se trouve ici! + +--Que tu es bête! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en +deux places à la fois? C'est un second voleur, voilà tout. + +--Je te dis que c'est le même, reprit le premier berger; je le reconnais +à son habit et à sa grimace. + +--Et moi, reprit le second, qui était un esprit fort, je te parie que +c'en est un autre. + +La gageure acceptée, les deux pâtres attachèrent le taureau du roi à un +arbre et coururent au premier chêne. Mais, tandis qu'ils couraient, le +petit homme gris sauta à bas de son gibet et mena tout doucement le +taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bête à +l'étable en attendant qu'on la vendît. + +Quand les deux pâtres rentrèrent, le soir, au château, ils avaient +l'oreille si basse et l'air si déconfit, que le roi vit de suite qu'on +s'était joué de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se +présenta avec la sérénité d'un grand coeur. + +--C'est toi qui m'as volé mon taureau, dit le roi. + +--Majesté, répondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obéir. + +--Fort bien, dit le roi; voici dix écus d'or pour le rachat de mon +taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas volé les draps de mon lit +tandis que j'y couche, tu seras pendu. + +[Illustration: Voilà le pendu de là -bas qui se trouve ici!] + +--Majesté, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose. +Vous êtes trop bien gardé pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse +seulement approcher du château. + +--Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu. + +Le soir venu, le petit homme gris, qui était rentré dans la chaumière, +prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il +plaça avec toute sa nichée une chatte qui venait d'avoir ses petits; +puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans +le château et monta sur le toit sans que personne l'aperçût. + +Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette +lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme +l'affaire de peu de temps. Une fois là , il ouvrit délicatement la couche +royale et y plaça la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec +soin, et, s'accrochant à la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de +ce poste élevé qu'il attendit les événements. + +Onze heures sonnaient à l'horloge du palais, quand le roi et la reine +entrèrent dans leur appartement. Une fois déshabillés, tous deux se +mirent à genoux et firent leur prière, puis le roi éteignit la lampe, la +reine entra dans le lit. + +Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre. + +--Êtes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au château? + +--Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une +chaleur brûlante, et mon pied a touché quelque chose de velu. + +--Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit +le roi en riant de pitié. Toutes les femmes ont un coeur de lièvre et +une tête de linotte. + +Sur quoi, en véritable héros, il s'enfonça bravement sous la couverture +et sauta aussitôt en hurlant comme un damné, traînant après lui la +chatte qui lui avait enfoncé ses quatre griffes dans le mollet. + +Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois +coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de +secours. + +--Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas +se laisser prendre en flagrant délit de peur. + +Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la +chatte, qui s'était remise à sa place et qui léchait tendrement ses +petits. + +--C'est trop fort! s'écria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet +insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y déposer +ses ordures et ses chats! Attends, drôlesse, je vais te traiter comme tu +le mérites! + +--Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut être enragée. + +--Ne craignez rien, chère amie, dit le bon prince; et, relevant les +coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichée, puis il roula ce +paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule énorme, +et la jeta par la fenêtre. + +--Maintenant, dit-il à la reine, passons dans votre chambre, et, puisque +nous voilà vengés, dormons en paix. + +Dors, ô roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis +que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et +se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche à tâtons un objet +invisible, il le charge sur son dos, le voilà qui franchit le mur et +qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantôme a +passé devant elles, et elles ont entendu les gémissements d'un enfant +nouveau-né. + +Le lendemain, quand le roi s'éveilla, il rassembla ses idées et se mit à +réfléchir pour la première fois. Il soupçonna qu'il avait été victime de +quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien être le petit +homme gris. Il l'envoya chercher aussitôt. + +Le petit homme arriva, portant sur l'épaule les draps fraîchement +repassés; il mit un genou à terre devant la reine, et lui dit d'un ton +respectueux: + +--Votre Majesté sait que tout ce que j'ai fait n'a été que pour obéir au +roi; j'espère qu'elle sera assez bonne pour me pardonner. + +--Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur. + +--Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexé que la reine +se permît d'être clémente sans consulter son seigneur et maître. +Écoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas volé la reine +elle-même, dans son château, demain soir tu seras pendu. + +--Majesté, s'écrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous +m'épargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je +vienne à bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aisé de prendre +la lune avec les dents. + +--C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je +vais faire dresser le gibet. + +Le petit homme sortit désespéré: il cachait sa tête dans ses deux mains +et sanglotait à fendre le coeur; le roi riait pour la première fois. + +Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet à la main, la +besace sur le dos, vint, suivant l'usage, quêter au château pour son +couvent. Quand la reine lui eut donné son aumône: + +--Madame, dit le capucin, Dieu reconnaîtra tant de charité. Demain, vous +le savez, on pendra dans le château un malheureux bien coupable sans +doute. + +--Hélas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu +lui sauver la vie. + +--Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espèce +de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais +qu'il possède trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De +ces trois secrets il peut en léguer un à celle qui a eu pitié de lui. + +--Quels sont ces secrets? demanda la reine. + +--En vertu du premier, répondit le capucin, une femme fait faire à son +mari tout ce qu'elle veut. + +--Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette +merveilleuse. Depuis Ève, de sainte mémoire, ce mystère est connu de +mère en fille. Quel est le deuxième secret? + +--Le second secret donne la sagesse et la bonté. + +--Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisième? + +--Le troisième, dit le capucin, assure à la femme qui le possède une +beauté sans égale et le don de plaire jusqu'à son dernier jour. + +--Mon Père, c'est ce secret-là que je veux. + +--Rien n'est plus aisé, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de +mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberté, le sorcier vous +prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux. + +--Qu'il vienne, dit la reine. Mon Père, allez le chercher. + +--Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donné les ordres les +plus sévères pour que cet homme ne puisse entrer au château. S'il met +les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les +quelques heures qui lui restent. + +--Et moi, mon Père, le roi m'a défendu de sortir jusqu'à demain soir. + +--Cela est fâcheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer à ce +trésor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de +rester toujours jeune, belle et, surtout, aimée. + +--Hélas! mon Père, vous avez bien raison; la défense du roi est une +suprême injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y +opposeraient. N'ayez pas l'air étonné; voilà de quelle façon le roi me +traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes. + +--J'en ai le coeur navré, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle +barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas céder à +de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonté. + +--Et le moyen? dit la reine. + +--Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans +ce sac; je vous ferai sortir du château, au risque de ma vie. Et +dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraîche +qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir bravé votre tyran. + +--Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piège que l'on me tend? + +--Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la +poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien à craindre +de ce côté. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera près de vous, j'y +resterai. + +--Et vous me ramènerez au château? + +--Je le jure. + +--Et avec le secret? ajouta la reine. + +--Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majesté a +quelque scrupule, restons-en là , et que la recette meure avec celui qui +l'a trouvée, s'il n'aime mieux la donner à quelque femme plus confiante. + +Pour toute réponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin +tira les cordons, chargea le fardeau sur son épaule et traversa la cour +à pas comptés. + +Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde. + +--La quête est bonne, à ce que je vois? dit le prince. + +--Sire, répondit le moine, la charité de Votre Majesté est inépuisable; +je crains d'en avoir abusé. Peut-être ferais-je mieux de laisser ici ce +sac et ce qu'il contient. + +--Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Père, et bon débarras! Je +n'imagine pas que tout ce que vous avez là -dedans vaille grand'chose. +Vous ferez un maigre festin. + +--Je souhaite à Votre Majesté de souper d'aussi bon appétit, reprit le +moine d'un ton paterne, et il s'éloigna en marmottant des paroles qu'on +n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute. + +La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les +mains. Il était content de lui et il espérait se venger, double raison +pour avoir grand appétit. + +--La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne +m'étonne guère. L'inexactitude est la vertu des femmes. + +Il allait se mettre à table, quand trois soldats, croisant la +hallebarde, poussèrent dans la salle le petit homme gris. + +--Sire, dit un des gardes, ce drôle a eu l'audace d'entrer dans la cour +du château, malgré la défense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour +ne pas troubler le souper de Votre Majesté, mais il prétend qu'il a un +message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'État. + +--La reine! s'écria le roi tout ébahi, où est-elle? Misérable, qu'en +as-tu fait? + +--Je l'ai volée, dit froidement le petit homme. + +--Et comment cela? dit le roi. + +--Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et à qui Votre +Majesté a daigné dire: «Emporte tout, et bon débarras!...» + +--C'était toi! dit le prince; mais alors, misérable, il n'y a plus de +sûreté pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume +par-dessus le marché. + +--Sire, je viens vous demander davantage. + +--Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable +en personne? + +--Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille +à marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a +forcé de me réfugier, avec mon grand-écuyer, chez le curé de Skalholt. +C'est là que le hasard a jeté sur ma route un paysan imbécile et m'a +fait jouer le rôle que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a +été que pour obéir et plaire à Votre Majesté. + +--Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutôt je ne comprends pas; il +n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour +voisin. Dès que la reine sera venue... + +--Sire, elle est ici. Mon grand-écuyer s'est chargé de la reconduire en +son palais. + +La reine entra bientôt, un peu confuse de sa simplicité, mais aisément +consolée en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme. + +--Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le +devez? + +--Le secret d'être toujours belle, dit le prince, c'est d'être toujours +aimée. + +--Et le moyen d'être toujours aimée? demanda la reine. + +--C'est d'être bonne et simple, et de faire la volonté de son mari. + +--Il ose dire qu'il est sorcier! s'écria la reine indignée en levant les +bras au ciel. + +--Finissons ces mystères, dit le roi, qui déjà prenait peur. Prince de +Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous +ne voudrez pour causer avec votre belle-mère. Le souper se refroidit: +à table! Donnons toute la soirée au plaisir; amusez-vous, mon gendre, +demain vous serez marié. + +A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit +une telle mine qu'à l'instant même il se frotta le menton et admira les +mouches qui volaient au plafond. + +Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont +pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succéda à son beau-père et +qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et +rusé, il avait les vertus d'un conquérant. Il prit à ses voisins plus +de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en +sacrifiant six armées. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les +célèbres annales de Skalholt et de Holar. C'est à ces monuments fameux +que nous renvoyons le lecteur. + + +III + + +Encore une petite histoire pour mon neveu le collégien, qui, d'une +ardeur sans égale, se débat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il +serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que +d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en +genre, en nombre et en cas. + + +IV + +LES DEUX EXORCISTES + + +Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un prêtre qui +savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au +baptême un enfant nouveau-né, au lieu de regarder dans son livre, il se +mit à réciter de travers la formule de l'exorcisme. + +--_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_. + +Mais le diable, qui a inventé la grammaire (grammaire et grimoire, c'est +tout un), n'était pas d'humeur à se laisser chasser par un solécisme. + +--_Pessime grammatice_, s'écria-t-il à la grande terreur des assistants. + +Le prêtre, sentant qu'il s'était trompé et prenant son courage à deux +mains, dit d'une voix tremblante: + +--_Abi, male spiritu_. + +A quoi le diable, qu'on ne prend pas en défaut, répondit: + +--_Male prius, nunc pejus_. + +Le prêtre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_. + +--_Sic debuisti dicere prius_, répondit le diable, et il sortit +tranquillement. + +L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui +peut-être vaut mieux. + +--_Exi tu ex corpo_, dit fièrement le prêtre. + +--_Nolvo_, répond le diable. + +--_Cur tu nolvis_? + +--_Quia_, répond insolemment le diable, _quia tu male linguis_. + +--_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le prêtre, et il se retire +avec dignité, laissant tout camus ce pédant solennel. + +Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son état et son âge +condamnent au sérieux à perpétuité. + +--Holà ! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi, +vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-là attriste mon coeur. +Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'année pour admirer votre +étonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces +âmes innocentes qui, grâce à Dieu, ne savent pas encore ce que vous +savez. + + + + +ZERBIN LE FAROUCHE + +CONTE NAPOLITAIN + + +I + +Il y avait une fois à Salerne un jeune bûcheron qui s'appelait Zerbin. +Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne +parlait à personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se mêlait +point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait +surnommé _le farouche_; jamais titre ne fut mieux mérité. Le matin, +quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait à la montagne, +la veste et la cognée sur l'épaule; il vivait seul dans les bois, tout +le long du jour, et ne rentrait qu'à la brume, traînant après lui +quelque méchant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait +devant la fontaine où tous les soirs, les jeunes filles du quartier +allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette +sombre figure et se moquait du pauvre bûcheron. Ni la barbe noire ni les +yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontée; c'était à +qui provoquerait l'innocent. + +--Zerbin de mon âme, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur. + +--Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes +paroles, je suis à toi. + +--Zerbin, Zerbin, répétaient en choeur toutes ces têtes folles, qui de +nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu? + +--La plus bavarde, répondait le bûcheron, en leur montrant le poing. + +Et chacune de crier aussitôt: + +--Merci! mon bon Zerbin, merci! + +Poursuivi par les éclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui +avec la grâce d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa +porte fermée, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau, +s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait +sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans désirs, il +s'endormait vite et ne rêvait guère. Si le bonheur est de ne rien +sentir, le plus heureux des hommes, c'était Zerbin. + +II + +Un jour qu'il s'était fatigué à ébranler un vieux buis aussi dur que la +pierre, Zerbin voulut faire la sieste près d'un étang tout entouré de +beaux arbres. A sa grande surprise, il aperçut, étendue sur le gazon, +une jeune femme, d'une merveilleuse beauté, et dont la robe était faite +de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un rêve pénible: son +visage était crispé, ses mains s'agitaient; on eût dit qu'elle essayait +en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait. + +--S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir à midi avec le soleil sur +la figure! Toutes les femmes sont folles. + +Il enlaça quelques branches pour en ombrager la tête de l'étrangère, et +sur ce berceau il plaça comme un voile sa veste de travail. + +Il finissait de tresser le feuillage, quand il aperçut dans l'herbe, à +deux pas de l'inconnue, une vipère qui approchait en dardant sa langue +empoisonnée. + +--Ah! dit Zerbin, si petite et déjà si méchante! + +Et en deux coups de sa cognée il fit du serpent trois morceaux. +Les tronçons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre +l'étrangère, le bûcheron les poussa du pied dans l'étang; ils y +tombèrent en frémissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau. + +A ce bruit, la fée s'éveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie: + +--Zerbin! s'écria-t-elle, Zerbin! + +--C'est mon nom, je le connais, répondit le bûcheron, il n'y a pas +besoin de crier si fort. + +--Quoi! mon ami, dit la fée, tu ne veux pas que je te remercie du +service que tu m'as rendu? Tu m'as sauvé plus que la vie. + +--Je ne vous ai rien sauvé du tout, dit Zerbin, avec sa grâce ordinaire. +Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des +serpents. Voilà le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir; +laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps à perdre. + +Il s'étendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux. + +--Zerbin, dit la fée, tu ne me demandes rien? + +--Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on +est heureux. Bonsoir. + +Et le vilain se mit à ronfler. + +--Pauvre garçon, dit la fée, ton âme est endormie; mais, quoi que tu +fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains +d'un génie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais été cent ans couleuvre; +je te dois cent ans de jeunesse et de beauté. Comment te payer? J'y +suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi +qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce +que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientôt, je l'espère, tu béniras la fée +des eaux. + +Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle +entra dans l'étang d'un pas si léger, que l'onde même n'en fut pas +ridée. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs +aigrettes, les nénuphars épanouissaient leurs fleurs les plus fraîches; +les arbres, le jour, le vent même, tout souriait à la fée, tout semblait +s'associer à son bonheur. Une dernière fois elle leva sa baguette; +aussitôt, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en +s'illuminant. On eût dit qu'un rayon de soleil perçait jusqu'au fond de +l'abîme. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus +rien que Zerbin qui ronflait toujours. + +III + +Le soleil commençait à baisser quand le bûcheron se réveilla. Il +retourna tranquillement à sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua +le tronc de l'arbre qu'il avait ébréché le matin. La cognée résonnait +sur le bois, mais elle ne l'entamait guère; Zerbin suait à grosses +gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui défiait tous ses +efforts. + +--Ah! dit-il en regardant sa cognée tout ébréchée, quel malheur qu'on +n'ait pas inventé un outil qui coupât le bois comme du beurre! J'en +voudrais un comme ça. + +[Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de +coudrier.] + +Il recula de deux pas, fit tourner la cognée sur sa tête et la lança +d'une telle force qu'il alla tomber à dix pieds, les bras en avant, le +nez par terre. + +--_Per Baccho!_ s'écria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappé à côté. + +Zerbin fut bientôt rassuré, car au même instant l'arbre tomba, et si +près de lui que peu s'en fallut que le pauvre garçon ne fût écrasé. + +--Voilà un beau coup! s'écria-t-il, et qui avance ma journée. Comme +c'est tranché! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bûcherons +pour travailler comme le fils de ma mère. + +Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin; +puis, déliant une corde qu'il avait roulée autour de sa ceinture, il se +mit à cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec +un noeud coulant. + +--A présent, dit-il, il faut traîner cela à la ville. Il est facheux que +les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais +fièrement à Salerne et j'y entrerais en caracolant, à la façon d'un beau +cavalier qui se promène sans rien faire. Je voudrais me voir comme ça. + +A l'instant, voici le fagot qui se soulève et qui se met à trotter d'un +pas allongé. Sans s'étonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter +par cette monture d'espèce nouvelle, et tout le long du chemin il +prenait en pitié ces pauvres petites gens qui marchaient à pied, faute +d'un fagot. + +IV + +Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de +Salerne, et sur cette place était le palais du roi. Ce roi, personne ne +l'ignore, c'était le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalisé le +nom. + +Chaque après-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du +roi, la princesse Aléli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de +la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aléli +n'écoutait que sa pensée. Depuis trois ans, le roi son père voulait la +marier à tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse +refusait tous les prétendants. Salerne était sa dot, et elle sentait que +c'était sa dot seule qu'on voulait épouser. Sérieuse et tendre, Aléli +n'avait pas d'ambition, elle n'était pas coquette, elle ne riait pas +pour montrer ses dents, elle savait écouter et ne parlait jamais pour ne +rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le désespoir +des médecins. + +Aléli était encore plus rêveuse que de coutume, quand tout d'un coup +déboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majesté d'un +César empanaché. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent +prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main, +elles se mirent à en jeter au cavalier, et de façon si adroite, qu'il en +reçut deux en plein visage. + +--Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous +rire à vous user les dents jusqu'aux gencives. Voilà ce que vous +souhaite Zerbin. + +Et voici les deux femmes qui rient à se tordre, sans que rien les +arrête, ni les menaces du bûcheron ni les ordres de la princesse, qui +prenait en pitié le pauvre bûcheron. + +--Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aléli, et si douce et si +triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te +fera rire, et l'épouser par-dessus le marché! + +Sur ce, il prit sa mèche de cheveux, et salua la princesse de la façon +la plus gracieuse. + +Règle générale: quand on est à cheval sur un fagot, il ne faut saluer +personne, fût-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour +saluer la princesse, il avait lâché la corde qui retenait les branches +en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en +arrière, les jambes en l'air, de la façon la plus grotesque et la plus +ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la +moitié du feuillage, et, couronné comme un dieu sylvain, il s'en alla +rouler dix pas plus loin. + +Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je +l'ignore; c'est un mystère que la philosophie n'a pas encore expliqué. +Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aléli +fit comme tout le monde. Mais aussitôt elle se leva, regarda Zerbin avec +des yeux étranges, mit la main sur son coeur, la porta à sa tête et +rentra dans le palais, tout agitée d'un trouble inconnu. + +Cependant Zerbin rassemblait les branches éparses et rentrait chez lui à +pied, comme un simple fagotier. La prospérité ne l'avait point ébloui, +la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journée était bonne, +c'était assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et +dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dîna du meilleur +appétit. L'innocent ne se doutait guère du mal qu'il avait fait et du +désordre qu'il laissait après lui. + +V + +Tandis que ces graves événements se passaient, quatre heures sonnaient à +la tour de Salerne. La journée était brûlante, le silence régnait dans +les rues. Retiré dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit, +le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait. + +Tout à coup il s'éveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des +larmes brûlantes lui mouillaient le visage; c'était la belle Aléli qui +embrassait son père, dans un accès de tendresse. + +--Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu +m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mère, tu veux me faire faire +ta volonté? + +--Tout au contraire, mon bon père, dit Aléli; c'est une fille obéissante +qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai +trouvé. Pour vous faire plaisir, je suis prête à lui donner ma main. + +--Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui épousons-nous? +le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de +Sorrente? Non. Qui est-ce donc? + +--Je ne le connais pas, mon bon père. + +--Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant? + +--Oui, tout à l'heure, sur la place du château. + +--Et il t'a parlé? + +--Non, mon père. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent? + +Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille +entre les deux yeux: + +--Au moins, dit-il, c'est un prince? + +--Je ne sais pas, mon père, mais qu'importe? + +--Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien à la politique. +Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est à +merveille. Comme roi et comme père, je ne gênerai jamais ta volonté +quand cette volonté sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs à +remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que +je veux. Où se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas +parlé et qui t'adore? + +--Je l'ignore, dit Aléli. + +--Voilà qui est trop fort, s'écria Mouchamiel. C'est pour me conter de +pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent à +mon peuple! Holà ! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse +et qu'on la reconduise dans ses appartements. + +En entendant ces mots, Aléli leva les bras au ciel et se mit à fondre +en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au même +moment, les deux femmes entrèrent, toujours riant aux éclats. + +--Silence, misérables, silence! s'écria Mouchamiel, indigné de ce manque +de respect. + +Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans +souci de l'étiquette. + +--Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et +qu'on leur tranche la tête. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins +plaisant qu'un roi. + +--Sire, dit Aléli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez +illustré votre règne en abolissant la peine de mort. + +--Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilisés. Qu'on épargne +ces femmes, et qu'on se contente de les traiter à la russe, avec tous +les ménagements voulus. Bâtonnez-les jusqu'à ce qu'elles meurent +naturellement. + +--Grâce! mon père, dit Aléli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en +supplie. + +--Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en débarrasse, dit le +bon Mouchamiel. Emmenez ces pécores, je leur pardonne; qu'on les enferme +dans une cellule jusqu'à ce qu'elles y crèvent de silence et d'ennui. + +--Ah! mon père, sanglota la pauvre Aléli. + +--Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ça finisse! + +--Grâce, Sire, nous ne rirons plus, crièrent les deux femmes en tombant +à genoux et en ouvrant une bouche où il n'y avait que des gencives. Que +Votre Majesté nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes +d'un art infernal; un scélérat nous a ensorcelées. + +--Un sorcier dans mes États! dit le roi qui était un esprit fort; c'est +impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas. + +--Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un +cheval de manège et caracole sous la main d'un bûcheron? Voilà ce que +nous venons de voir sur la place du château. + +--Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse +l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brûle tous +les deux. Après cela, j'espère qu'on me laissera dormir. + +--Brûler mon bien-aimé! s'écria la princesse, en remuant les bras comme +une illuminée. Sire, ce noble chevalier, c'est mon époux, c'est mon +bien, c'est ma vie. Si l'on touche à un seul de ses cheveux, je meurs. + +--L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me +sert-il d'être roi pour ne pouvoir pas même dormir la grasse matinée? +Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai +un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il +sache ce que je veux. + + +VI + + +On annonça le seigneur Mistigris. C'était un petit homme, gros, court, +rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui +regardaient de tous les côtés à la fois, un front bas, un nez crochu, de +grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du célèbre ministre +qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il +entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le +pouvoir et ses ennuis. + +--Enfin, vous voilà ! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe +des choses inouïes dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le +dernier averti? + +--Tout est dans l'ordre accoutumé, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai +là dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix +règnent dans l'État, comme toujours. + +Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit: + +«Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas volé à la douane plus +que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau; +cinq entrées à l'hôpital. Rien de nouveau. + +«Ville haute. Octroi doublé; prospérité et moralité toujours +croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposés; trois +maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris; +trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau. + +--Voilà donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritée. +Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le métier de connaître les +affaires d'État, j'en sais davantage. Un homme à cheval sur un fagot a +passé sur la place du château, et il a ensorcelé ma fille. La voici qui +veut l'épouser. + +--Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce détail; un ministre sait +tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majesté de ces niaiseries? On pendra +l'homme et tout sera dit. + +--Et vous pouvez me dire où est ce misérable? + +--Sans doute, Sire, répondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend +tout, est partout. + +--Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drôle n'est +pas ici, vous laisserez le ministère à des gens qui ne se contentent pas +de voir, mais qui agissent. Allez! + +Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la +salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui étouffe, et fut +obligé de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'était le +préfet de la ville qu'un hasard heureux amenait près de lui. Mistigris +recula de deux pas et prit le magistrat au collet. + +--Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix +minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promène dans Salerne à +cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez! + +Tout étourdi de cette menace, le préfet courut chez le chef de la +police. + +--Où est l'homme qui se promène sur un fagot? lui dit-il. + +--Quel homme? demanda le chef de la police. + +--Ne raisonnez pas avec votre supérieur; je ne le souffrirai point. En +n'arrêtant pas ce scélérat, vous avez manqué à tous vos devoirs. Si dans +cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez! + +Le chef de la police courut au poste du château; il y trouva ses gens +qui veillaient à la tranquillité publique en jouant aux dés. + +--Drôles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas +l'homme qui se promène à cheval sur un fagot, je vous fais bâtonner +comme des galériens. Courez, et pas un mot. + +La troupe sortit en blasphémant, tandis que l'habile et sage Mistigris, +confiant dans les miracles de la hiérarchie, rentrait tranquillement +dans la chambre du roi et remettait sur ses lèvres ce sourire perpétuel +qui fait partie de la profession. + + +VII + + +Deux mots dits par le ministre à l'oreille du roi charmèrent Mouchamiel. +L'idée de brûler un sorcier ne lui déplaisait pas. C'était un joli petit +événement qui honorerait son règne, une preuve de sagesse qui étonnerait +la postérité. + +Une seule chose gênait le roi, c'était la pauvre Aléli noyée dans +les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entraîner dans ses +appartements. + +Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la +princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde: + +--Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au +contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule +l'assure de son bonheur. + +--Je vous entends, bon Mistigris, s'écria Aléli. Merci, mon père, merci, +ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de +baisers. Soyez béni, mille et mille fois béni! + +Elle sortit ivre de joie, la tête haute, les yeux brillants, et si +heureuse, si heureuse qu'elle arrêta au passage le premier chambellan +pour lui annoncer elle-même son mariage. + +--Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-même les +honneurs du palais et soyez sûr que vous n'obligerez pas des ingrats. + +Resté seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux. + +--Êtes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma +parole? Vous croyez-vous le maître de mon empire pour disposer de ma +fille et de moi sans mon aveu? + +--Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse; +c'était le plus pressé. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain. +A chaque jour suffit sa peine. + +--Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la +retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent +qui m'a volé le coeur de mon enfant. + +--Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a +plusieurs façons de la tenir. + +--Qu'entendez-vous par là ? dit Mouchamiel. + +--Votre Majesté, reprit le ministre, vient de promettre à ma fille de la +marier; nous la marierons. Après quoi nous prendrons la loi qui dit: + +«Si un noble qui n'a pas rang de baron ose prétendre à l'amour d'une +princesse de sang royal, il sera traité comme noble, c'est-à -dire +décapité. + +«Si le prétendant est un bourgeois, il sera traité comme un bourgeois, +c'est-à -dire pendu. + +«Si c'est un vilain, il sera noyé comme un chien.» + +--Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aisé que d'accorder votre amour +paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois à Salerne, +qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles. + +--Mistigris, dit le roi, vous êtes un coquin. + +--Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis +qu'un politique. On m'a enseigné qu'il y a une grande morale pour les +princes et une petite pour les petites gens. J'ai profité de la leçon. +C'est ce discernement qui fait le génie des hommes d'État, l'admiration +des habiles et le scandale des sots. + +--Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous êtes +fatigant comme un éloge académique. Je ne vous demande pas de mots, mais +des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en. + +Comme il parlait ainsi, la princesse Aléli entra dans la chambre royale. +Elle était si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon +Mouchamiel soupira et se prit à désirer que le cavalier du fagot fût un +prince, afin qu'on ne le pendît pas. + + +VIII + + +C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses désagréments. Adieu +le plaisir d'être inconnu et de défier la sotte curiosité de la foule. +L'entrée triomphale de Zerbin n'était pas achevée, qu'il n'y avait pas +un enfant dans Salerne qui ne connût la personne, la vie et la demeure +du bûcheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine à trouver +l'homme qu'ils cherchaient. + +Zerbin était à deux genoux dans sa cour, tout occupé à affiler sa +fameuse cognée; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce, +quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort +vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades +dans le dos le poussèrent dans la rue; c'est de cette façon qu'il apprit +qu'un ministre s'intéressait à sa personne, et que le roi lui-même +daignait l'appeler au palais. + +Zerbin était un sage, et le sage ne s'étonne de rien. Il enfonça +ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop +s'émouvoir de la grêle qui tombait sur lui. Cependant, pour être sage, +on n'est pas un saint. Un coup de pied reçu dans le mollet lassa la +patience du bûcheron. + +--Doucement, dit-il, un peu de pitié pour le pauvre monde. + +--Je crois que le drôle raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient. +Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la +main. + +--Je voudrais vous voir à ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous +ririez. + +--Te tairas-tu, drôle! dit le chef de la bande en lui décochant un coup +de poing à décorner un boeuf. + +Le coup était mal porté sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il +alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et à moitié aveugle, +le blessé se jeta sur le maladroit qui l'avait frappé et le prit aux +cheveux. Les voilà qui se battent; on veut les séparer: les coups de +poing pleuvent à droite, à gauche, en haut, en bas; c'était une mêlée +générale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes +qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une +patrouille pour rétablir l'ordre, en arrêtant les battants, les battus +et les curieux. + +Zerbin, toujours impassible, s'en allait au château en se promenant, +quand, sur la grande place, il fut abordé par une longue file de beaux +messieurs en habits brodés et en culottes courtes. C'étaient les valets +du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan +lui-même, venaient au-devant du fiancé qu'attendait la princesse. Comme +ils avaient reçu l'ordre d'être polis, chacun d'eux avait le chapeau à +la main et le sourire sur les lèvres. Ils saluèrent Zerbin; le bûcheron, +en homme bien élevé, leur rendit leur salut. Nouvelles révérences de la +livrée, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite +avec une gravité parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'étant pas +né dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui +manquait: + +--Assez, s'écria-t-il, assez; et comme dit la chanson: + + Après trois refus, + La chance; + Après trois saluts, + La danse. + +Vous ne m'avez pas trop salué, dansez maintenant. + +Aussitôt, voici les valets qui se mettent à danser en saluant, à saluer +en dansant, et qui tous, précédant Zerbin dans un ordre admirable, lui +font au château une entrée digne d'un roi. + + +IX + + +Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement +le bout de son nez; Aléli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme +un diplomate qui cherche une idée, les courtisans immobiles et muets +avaient l'air de réfléchir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit. +Majordome et valets entrèrent en cadence, dansant une sarabande qui +surprit fort la cour. Derrière eux marchait le bûcheron, aussi peu ému +des splendeurs royales que s'il était né dans un palais. Cependant, à la +vue du roi, il s'arrêta, ôta son chapeau qu'il tint à deux mains sur sa +poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son +chapeau sur sa tête, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser +le bout de son pied. + +--Mon père, s'écria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici +l'époux que vous m'avez donné. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce +pas que vous l'aimerez? + +--Mistigris, murmura Mouchamiel à demi étranglé, interrogez cet homme +avec les plus grands ménagements. Songez au repos de ma fille et +au mien. Quelle aventure! Ah! que les pères seraient heureux s'ils +n'avaient pas d'enfants! + +--Que Votre Majesté se rassure, répondit Mistigris; l'humanité est mon +devoir et mon plaisir. + +--Lève-toi, coquin! dit-il à Zerbin d'un ton brusque; réponds vite, si +tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince déguisé? Tu te tais, misérable! +Tu es un sorcier! + +--Pas plus sorcier que toi, mon gros, répondit Zerbin sans quitter son +fauteuil. + +--Ah! brigand! s'écria le ministre; cette dénégation prouve ton crime; +te voilà confondu par ton silence, triple scélérat! + +[Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle +chanson plaintive.] + +--Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin. + +--Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'éloquence, faites +justice; purgez vos États, purgez la terre de ce monstre. La mort est +trop douce pour un pareil sacripant. + +--Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas. + +--Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanité +sont en présence. _Oua, oua, oua._ L'humanité vous ordonne de protéger +vos sujets en les délivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice +veut qu'on le pende ou qu'on le brûle, _oua, oua, oua_. Vous êtes père, +_oua, oua_, mais vous êtes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_, +doit effacer le père, _oua, oua, oua_. + +--Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic +insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez. + +--Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._ + +Tandis que le roi soupirait, Aléli, quittant brusquement son père, alla +se mettre auprès de Zerbin. + +--Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon époux; son sort sera le mien. + +A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure. +Mistigris lui-même se crut obligé de rougir. + +--Malheureuse! dit le roi furieux, en te déshonorant tu as prononcé ta +condamnation. Gardes! arrêtez ces deux créatures; qu'on les marie séance +tenante; après cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans +le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne à la fureur des +flots. + +--Ah! Sire, s'écria Mistigris, tandis qu'on entraînait la princesse +et Zerbin, vous êtes le plus grand roi du monde. Votre bonté, votre +douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'étonnement de la +postérité. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous, +confondus par tant de magnanimité, il ne nous reste qu'à nous taire et à +admirer. + +--Ma pauvre fille, s'écria le roi, que va-t-elle devenir sans son père! +Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera +pour moi une consolation que de savoir cet habile homme auprès de +ma chère Aléli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une +distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon +Mistigris. + +Mistigris était resté la bouche ouverte; il allait reprendre haleine +pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du +palais. Malgré ses cris, ses menaces, ses prières et ses pleurs, on le +jeta sur la barque, et bientôt les trois amis se trouvèrent seuls au +milieu des flots. + +Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la +chambre basse pour achever une sieste si désagréablement interrompue. + + +X + + +La nuit était belle et calme; la lune éclairait de sa blanche clarté la +mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait +au loin la barque; déjà on apercevait Capri qui se dressait au milieu +des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et +murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bûcheron ou +de matelot. A ses pieds était assise Aléli, silencieuse, mais non +pas triste; elle écoutait son bien-aimé. Le passé, elle l'oubliait; +l'avenir, elle n'y songeait guère; rester auprès de Zerbin, c'était +toute sa vie. + +Mistigris, moins tendre, était moins philosophe. Inquiet et furieux, +il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait à Zerbin de beaux +discours que le bûcheron n'écoutait pas. Insensible comme toujours, +Zerbin penchait la tête. Peu habitué aux harangues officielles, les +discours du ministre l'endormaient. + +--Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si +tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi +quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque +chose à gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la +fortune de tes amis? + +--J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitié d'un oeil. + +Aléli se leva aussitôt et chercha autour d'elle. + +--Mon ami, dit-elle, que voulez-vous? + +--Je veux des figues et du raisin, dit le bûcheron. + +Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de +sortir entre ses jambes et l'avait jeté par terre. + +--Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu +as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas été ministre +pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai. + +Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le +dos courbé, la face souriante. + +--Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander à Votre Excellence son +incomparable amitié. Peut-être Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris +tout ce que je cachais de dévouement sous la sévérité affectée de mes +paroles; mais je puis l'assurer que tout était calculé pour brusquer son +bonheur. C'est moi seul qui ai hâté son heureux mariage. + +--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. + +--Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grâce d'un courtisan. +J'espère que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et +qu'elle me mettra souvent à même de lui témoigner tout mon zèle. + +--Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut +absolument que je mette Aléli dans mes intérêts. Plaire aux dames, c'est +le grand secret de la politique. + +--A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que +vous êtes marié de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un +cadeau de noces à votre royale fiancée? + +--Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, où +veux-tu que je le pêche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons, +tu me le rapporteras. + +A l'instant même, comme si une main invisible l'eût lancé, Mistigris +sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots. + +Zerbin se remit à éplucher et à croquer ses raisins, tandis qu'Aléli ne +se lassait pas de le regarder. + +--voilà un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin. + +Ce n'était pas un marsouin, c'était l'heureux messager qui, remonté sur +les vagues, se débattait au milieu de l'écume; Zerbin prit Mistigris par +les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose étrange, le gros homme +avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une étoile au +milieu de la nuit. + +Dès qu'il put respirer: + +--Voilà , dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre à la charmante +Aléli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidèle +et le plus dévoué des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministère à +confier... + +--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. + +--Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre +femme? Cette barque exposée à toutes les injures de l'air n'est pas un +séjour digne de sa naissance et de sa beauté. + +--Assez! Mistigris, dit Aléli; je suis bien ici, je ne demande rien. + +--Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince +de Capri vous offrit sa main, il avait envoyé à Salerne un splendide +navire en acajou, où l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces +matelots vêtus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout +ornés de glaces! voilà ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le +seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arrière, lui, si noble, si +puissant et si bon. + +--Il est sot, ce bonhomme-là ! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais +avoir un bateau comme ça, rien que pour te clore le bec, bavard! après +cela tu te tairais. + +A ce moment, Aléli poussa un cri de surprise et de joie qui fit +tressaillir le bûcheron. + +Où était-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la +grâce d'un cygne aux ailes gonflées. Une tente éclairée par des lampes +d'albâtre formait sur le pont un salon richement meublé; Aléli, toujours +assise aux pieds de son époux, le regardait toujours; Mistigris courait +après l'équipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur +cet étrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en était pour son +éloquence, et ne pouvait même trouver un mousse à gouverner. + +Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitôt, +toujours souriant. + +--Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon +zèle? + +--Tais-toi, bavard, dit le bûcheron. Je te défends de parler jusqu'à +demain matin. Je rêve, laisse-moi dormir. + +Mistigris resta bouche béante, en faisant les gestes les plus +respectueux; puis de désespoir il descendit à la salle à manger et se +mit à souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir +se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin +rêvait tout à son aise; Aléli, seule, ne dormait pas. + + +XI + + +On se lasse de tout, même du bonheur, dit un proverbe; à plus forte +raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire où personne ne parle, +et qui va je ne sais où. + +Aussi, dès que Mistigris eut repris ses sens et recouvré la parole, +n'eut-il d'autre idée que d'amener Zerbin à souhaiter d'être à terre. +La chose était difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque +voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait +par-dessus tout que Zerbin ne regrettât ses bois et sa cognée. Devenez +donc le ministre d'un bûcheron! + +Par bonheur Zerbin s'était réveillé dans une humeur charmante; il +s'habituait à la princesse, et, si brute qu'il fût, cette aimable figure +l'égayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, hélas! les femmes +sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aléli disait à +Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et +du bruit, dans quelque chaumière tranquille, au milieu d'un verger, au +bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre à cette poésie, le bon Zerbin +écoutait avec plaisir ces douces paroles qui le berçaient. + +--Une chaumière, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait +joli. Si... + +Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup. + +--Ah! seigneur! s'écria-t-il, regardez donc là -bas en face de vous. Que +c'est beau! + +--Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien. + +--Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux. + +--Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air étonné. Quoi! vous ne voyez +pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout +garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord +de la mer? + +--Un palais? dit Aléli. Pour être entourée de courtisans, d'égoïstes et +de valets, je n'en veux pas. Fuyons. + +--Oui, dit Zerbin, une chaumière vaut mieux; on y est plus tranquille. + +--Ce palais-là ne ressemble à aucun autre, s'écria Mistigris, chez qui +la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure féerique il n'y a ni +courtisans ni valets; on est servi de façon invisible; on est tout à la +fois seul et entouré! Les meubles ont des mains, les murs ont des +oreilles. + +--Ont-ils une langue? dit Zerbin. + +--Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent +quand on veut. + +--Eh bien! dit le bûcheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais +bien avoir un château comme ça. Où est-il donc, ce beau palais? Je ne le +vois pas. + +--Il est là devant vous, mon ami, dit la princesse. + +Le vaisseau avait couru vers la terre, et déjà on jetait l'ancre dans +un port où l'eau était assez profonde pour qu'on pût aborder à quai. +Le port était à demi entouré par un grand escalier en fer à cheval; +au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la +mer, s'élevait le plus riant palais qu'on ait jamais rêvé. + +Les trois amis montèrent gaiement; Mistigris allait en tête, tout en +soufflant à chaque marche. Arrivé à la grille du château, il voulut +sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-même qui +répondit. + +--Que veux-tu, étranger? demanda-t-elle. + +--Parler au maître de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigué de causer +pour la première fois avec du fer battu. + +--Le maître de ce palais est le seigneur Zerbin, répondit la Grille. +Quand il approchera, j'ouvrirai. + +Zerbin arrivait, donnant le bras à la belle Aléli; la Grille s'écarta +avec respect et laissa passer les deux époux, suivis de Mistigris. + +Une fois sur la terrasse, Aléli regarda le spectacle splendide qu'elle +avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil +du matin. + +--Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette +galerie, toute garnie de lauriers en fleur! + +--Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre. + +--Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'écria Mistigris. + +--Nous voici, nous voici, crièrent les fauteuils; et ils arrivèrent +tous, courant l'un après l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le +permettaient. + +--On déjeunerait bien ici, dit Mistigris. + +--Oui, dit Zerbin; mais où est la table? + +--Me voilà , me voilà , répondit une voix de contralto. + +Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravité d'une matrone, +vint se placer devant les convives. + +--C'est charmant, dit la princesse, mais où sont les plats? + +--Nous voici, nous voici, crièrent des petites voix sèches: et trente +plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs +cousins, sans oublier leurs tantes, les salières, se rangèrent en un +instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier, +de fruits et de fleurs. + +--Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous. +Tout ceci est mon oeuvre. + +--Tu mens! cria une voix. + +Mistigris se retourna et ne vit personne; c'était une colonne de la +galerie qui avait parlé. + +--Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture; +j'ai toujours dit la vérité. + +--Tu mens! dit la voix. + +--Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la vérité, +on n'y établira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut +changer cela. + +--Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire, +n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons +petits impôts, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous +entourerait d'amour et de tendresse? + +--Roi! dit Zerbin, pour quoi faire? + +--Mon ami, ne l'écoutez pas, dit la bonne Aléli. Restons ici, nous y +sommes si bien tous les deux. + +--Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes, +et près de vous je ne désire rien. + +--Tu mens! dit la voix. + +--Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon +dévouement? + +--Tu mens! reprit l'écho. + +--Seigneur, ne l'écoutez pas, s'écria Mistigris. Je vous honore et je +vous aime; croyez à mes serments. + +--Tu mens! reprit la voix impitoyable. + +--Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le +pays des menteurs. + +Parole imprudente, car aussitôt Mistigris partit en l'air comme une +flèche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur +la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a +reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a +jamais revu dans un palais où les murs mêmes disaient la vérité. + + +XII + + +Restés seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aléli +se laissait aller aux plus douces pensées. Vivre dans une solitude +enchantée, auprès de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on rêve dans ses +plus beaux jours? Pour connaître son nouveau domaine, elle prit le bras +de Zerbin. De droite et de gauche, le palais était entouré de belles +prairies arrosées d'eaux jaillissantes. Des chênes verts, des hêtres +pourpres, des mélèzes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles +orangées allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du +feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le +repos. Aléli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin: + +--Mon ami, lui dit-elle, êtes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien +à désirer? + +--Je n'ai jamais rien désiré, dit Zerbin. Qu'ai-je à demander? Demain je +prendrai ma cognée et je travaillerai ferme; il y a là de beaux bois à +abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots. + +--Ah! dit Aléli en soupirant, vous ne m'aimez pas! + +--Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ça? Je ne vous veux +pas de mal, assurément, bien au contraire; voilà un château qui nous +vient des nues, il est à vous; écrivez à votre père, faites-le venir, ça +me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ça n'est pas ma faute: +je n'y suis pour rien. Bûcheron je suis né, bûcheron je veux mourir. Ça, +c'est mon métier, et je sais me tenir à ma place. Ne pleurez pas, je ne +veux rien dire qui vous afflige. + +--Ah! Zerbin, s'écria la pauvre Aléli, que vous ai-je fait pour me +traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien méchante pour que +vous ne vouliez pas m'aimer? + +--Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas. +Ça ne sert à rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons, +bon! voilà de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ça vous fait plaisir, +je veux bien vous aimer; je vous aime, Aléli, je vous aime. + +La pauvre Aléli, tout éplorée, leva les yeux: Zerbin était transformé. +Il y avait dans son regard la tendresse d'un époux, le dévouement d'un +homme qui donne à tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aléli se +mit à pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait à Zerbin, +qui, de son côté, pour la première fois, se mit à fondre en larmes. +Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la +vie? + +Et alors parut la fée des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel. +Le bon roi était bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille +et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa +bénédiction et leur dit adieu le même jour pour ménager son émotion, sa +sensibilité et sa santé. La fée des eaux resta la protectrice des deux +époux, qui vécurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier +le monde, plus heureux d'en être oubliés. + + Zerbin resta-t-il sot, comme l'était son père? + Son âme s'ouvrit-elle à la clarté des cieux? + On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux; + Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystère; + Je l'ignore et je dois me taire. + + Mais qu'importe, après tout? Zerbin était heureux. + On l'aimait, c'est la grande affaire; + Lui donner de l'esprit n'était pas nécessaire; + Qu'elle soit princesse ou bergère, + Toute femme en ménage a de l'esprit pour deux. + + + + +LE PACHA BERGER + + +CONTE TURC + + +Il y avait une fois à Bagdad un pacha fort aimé du sultan, fort redouté +de ses sujets. Ali (c'était le nom de notre homme) était un vrai +musulman, un Turc de la vieille roche. Dès que l'aube du jour permettait +de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il étendait un tapis à terre, +et, le visage tourné vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions +et ses prières. Ses dévotions achevées, deux esclaves noirs, vêtus +d'écarlate, lui apportaient la pipe et le café. Ali s'installait sur un +divan, les jambes croisées, et restait ainsi tout le long du jour. Boire +à petits coups du café d'Arabie, noir, amer, brûlant, fumer lentement du +tabac de Smyrne dans un long _narghilé_, dormir, ne rien faire et penser +moins encore, c'était là sa façon de gouverner. Chaque mois, il est +vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au trésor +impérial un million de piastres, l'impôt du pachalick; ce jour-là , le +bon Ali, sortant de sa quiétude ordinaire, appelait devant lui les plus +riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de +piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient +la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils +n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitié du pacha, la +miséricorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son café, +les faisait bâtonner sur la plante des pieds jusqu'à ce qu'on lui +apportât cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par +trouver quelque part. La somme comptée, le fidèle administrateur en +envoyait la moitié au sultan et jetait l'autre moitié dans ses coffres; +puis, il se remettait à fumer. Quelquefois, malgré sa patience, il se +plaignait, ce jour-là , des soucis de la grandeur et des fatigues du +pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant, +il levait l'impôt avec le même calme et le même désintéressement. +C'était le modèle des pachas. + +[Note 1: Le para vaut quelques centimes.] + +Après la pipe, le café et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'était +sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa +fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses +vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire +un pas sans avoir auprès d'elle trois femmes toujours prêtes à la +servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette, +une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'éventait, une esclave noire +l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque +matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traîné par des +boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en +visites, occupée à manger des confitures de roses, à boire des sorbets à +la grenade, à regarder des danseuses, à se moquer de ses bonnes amies. +Après une journée si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait +son père et dormait sans rêver. Lire, réfléchir, broder, faire de la +musique, ce sont là des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de +laisser à ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de +pacha, on est née pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de +plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les +Turcs; mais combien de chrétiens qui sont Turcs à cet endroit! + +Il n'y a point ici-bas de bonheur sans mélange; autrement la terre +ferait oublier le ciel. Ali en fit l'expérience. Un jour d'impôt, le +vigilant pacha, moins éveillé que de coutume, fit bâtonner par mégarde +un _raya_ grec, protégé de l'Angleterre. Le battu cria: c'était son +droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que +le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le +consul. On hurla dans les journaux, on vociféra au parlement, on montra +le poing à Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le +sultan, et, ne pouvant se débarrasser de sa fidèle alliée, dont il avait +peur, il voulut au moins se débarrasser du pacha, cause innocente de +tout ce vacarme. La première idée de Sa Hautesse fut de faire étrangler +son ancien ami; mais Elle réfléchit que le supplice d'un musulman +donnerait trop d'orgueil et trop de joie à ces chiens de chrétiens qui +aboient toujours. Aussi, dans son inépuisable clémence, le Commandeur +des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetât le pacha sur +quelque plage déserte, et qu'on l'y laissât mourir de faim. + +Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge était un vieux pacha, +chez qui l'âge tempérait le zèle, et qui savait par expérience que la +volonté des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un +jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui +saurait gré d'une clémence qui ne lui coûtait rien. Il se fit amener +en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques +piastres, et les prévint que, si le lendemain on les retrouvait dans le +pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait +étrangler ou décapiter, à leur choix. Ali le remercia de tant de bonté; +une heure après, il était parti avec une caravane qui gagnait la Syrie. +Dès le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du +pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on célébrait la +justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur +les misères de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau +pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de +piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux +d'avoir enfin échappé aux serres du brigand qui, durant tant d'années, +l'avait pillé impunément. + +Sauver sa tête est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut +vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitué à +compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant à Damas, Ali se +trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de +faim, et, douleur plus grande pour un père! il voyait sa fille pâlir et +dépérir auprès de lui. Que faire en cette extrémité? Tendre la main? +Cela était indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un +peuple à ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vécu noblement, il +ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent, +c'était de faire bâtonner les gens; mais, pour exercer en paix cette +industrie respectable, il faut être pacha et avoir un privilège du +sultan. Faire ce métier en amateur, à ses risques et périls, c'était +s'exposer à être pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment +pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de +sa vie, c'était d'avoir fait étrangler de temps à autre quelque petit +larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands. + +Un jour qu'il n'avait pas mangé, et que _Charme-des-Yeux_, épuisée par +le jeûne, n'avait pu quitter la natte où elle était couchée, Ali, rôdant +par les rues de Damas, comme un loup affamé, aperçut des hommes qui +chargeaient des cruches d'huile sur leur tête et les portaient à un +magasin peu éloigné. A l'entrée du magasin était un commis, qui payait +à chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite pièce de +cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit à la file, et, montant +un étroit escalier, reçut en charge une énorme jarre, qu'il avait +grand'peine à tenir en équilibre sur sa tête, même en y portant les deux +mains. + +Le cou ramassé, les épaules relevées, le front tendu, Ali descendait pas +à pas, quand, à la troisième marche, il sentit que son fardeau penchait +en avant. Il se rejette en arrière, le pied lui glisse, il roule +jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisée en éclats et des +flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se +sentit pris au collet par le commis de la maison. + +--Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour +réparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un métier, on ne +s'en mêle pas. + +--Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Où voulez-vous +que je les prenne? Je n'ai pas un _para_. + +--Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le +commis sans sourciller. + +Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux, +fut jeté à terre, ses pieds passés entre deux cordes, et là , dans une +attitude où il n'avait que trop souvent mis les autres, il reçut sur la +plante des pieds cinquante coups de bâton aussi vertement appliqués que +si un pacha eût présidé à l'exécution. + +Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds +de quelques haillons et se traîna vers sa maison en soupirant. + +--Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai +fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais bâtonner +étaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour +eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de bâton. + +Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosité, avait +vu sa mésaventure, le prit en pitié. Elle lui donna de l'huile pour +panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignées de +lupins pour vivre en attendant la guérison, et, ce soir-là même, pour +la première fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquiéter du +lendemain. + +Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa +retraite forcée, Ali eut une idée lumineuse: «J'ai été un sot, +pensa-t-il, de prendre le métier de portefaix: un pacha n'a pas la tête +forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue +les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la légèreté des mains; +j'étais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte +et l'on ment; je m'y connais, j'étais pacha: choisissons un état où +je puisse étonner le monde par ces brillantes qualités et conquérir +rapidement une honnête fortune.» + +Sur ces réflexions, Ali se fit barbier. + +Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui +faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger +les ustensiles, servir le café et les pipes aux habitués. Ali se tirait +à merveille de ces fonctions délicates. Si, par hasard, on lui confiait +la tête de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donné de +travers passait inaperçu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent +pas qu'ils sont faits pour être écorchés; un peu plus, un peu moins, +cela ne les change guère et n'émeut en rien leur stupidité. + +Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand +personnage dont la vue seule était faite pour intimider le pauvre Ali. +C'était le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tête +en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les +dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crâne les flots d'une +mousse odorante, le bouffon, renversé sur son siège, s'amusait à pincer +le nouveau barbier, à lui rire au nez, à lui tirer la langue. Deux fois, +il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit +en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne +perdait rien de son sérieux; tout entier au soin d'une tête si chère, +il faisait marcher son rasoir avec une régularité, avec une légèreté +admirables, quand tout à coup le bossu fit une grimace si hideuse et +poussa un tel cri, que le barbier, effrayé, retira brusquement la main, +emportant au bout de son rasoir la moitié d'une oreille, et ce n'était +pas la sienne. + +Les bouffons aiment à rire, mais c'est aux dépens d'autrui. Il n'y a pas +de gens qui aient l'épiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la +peau de leurs voisins. Tomber à coups de poing sur Ali et l'étrangler, +tout en criant à l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un +instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille était si forte, qu'il fallut +bien que le blessé songeât à son oreille, d'où jaillissait un flot de +sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit à fuir dans les ruelles +de Damas avec la légèreté d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est +pris, il est pendu. + +Après mille détours, il se cacha dans une cave ruinée et n'osa regagner +sa demeure qu'au milieu des ténèbres et du silence de la nuit. Rester à +Damas après un tel accident, c'était une mort certaine; Ali n'eut pas de +peine à convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure. +Leur bagage ne les gênait guère; avant l'aurore ils avaient gagné la +montagne. Trois jours durant, ils marchèrent sans s'arrêter, n'ayant +pour vivres que quelques figues dérobées aux arbres du chemin, avec un +peu d'eau trouvée à grand'peine au fond des ravines desséchées. Mais +toute misère à sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs +splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mangé de meilleur +appétit. + +A leur dernière étape, les fugitifs furent accueillis par un brave +paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalité. Après +souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit +de le prendre pour berger. Conduire à la montagne une vingtaine de +chèvres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'était pas un métier +difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on +ne courait pas risque d'être battu pour sa maladresse, on avait à +discrétion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un +_para_, du moins il permettait à _Charme-des-Yeux_ de prendre autant +de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son père et les +siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'être pendu, +se décida, sans trop de peine, à mener la vie des patriarches. Dès le +lendemain, il s'enfonça dans la montagne avec sa fille, ses chiens et +son troupeau. + +[Illustration: Elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait +point oublier les doux loisirs d'autrefois.] + +Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couché sur le +dos et fumant sa pipe, il passait le temps à regarder les oiseaux +qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ était moins +patiente: elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point +oublier les doux loisirs d'autrefois. + +--Mon père, disait-elle souvent, à quoi bon la vie quand elle n'est +qu'une perpétuelle misère? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un +coup que de mourir à petit feu? + +--Dieu est grand, ma fille, répondait le sage berger, ce qu'il fait est +bien fait. J'ai le repos; à mon âge, c'est le premier des biens; aussi, +tu le vois, je me résigne. Ah! si seulement j'avais appris un métier! +Toi, tu as la jeunesse et l'espérance, tu peux attendre un retour de +fortune. Que de raisons pour te consoler! + +--Je me résigne, mon bon père, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant. + +Et elle se résignait d'autant moins qu'elle espérait davantage. + +Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la +solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans +la montagne. En poursuivant un oiseau blessé, il s'était égaré; seul et +loin de sa suite, il cherchait à retrouver son chemin en descendant le +cours d'un ruisseau, quand, au détour d'un rocher, il aperçut en face +de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau, +tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle créature, Yousouf +poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tête. Effrayée de voir un +étranger, elle s'enfuit auprès de son père et disparut aux regards du +prince étonné. + +--Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraîche +que la rose de nos jardins; cette fille du désert est plus belle que nos +sultanes. Voici la femme que j'ai rêvée. + +Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient +les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin +_Charme-des-Yeux_ occupée à traire les brebis, tandis qu'Ali appelait à +lui les chiens, dont les aboiements furieux dénonçaient l'approche +d'un étranger. Yousouf se plaignit d'être égaré et de mourir de soif. +_Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitôt du lait dans un grand vase de +terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le père et la +fille; puis, enfin, il se décida à demander son chemin. Ali, suivi de +ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et +revint tremblant. L'inconnu lui avait donné une pièce d'or: c'était donc +un officier du sultan, un pacha peut-être? Pour Ali, qui jugeait avec +ses propres souvenirs, un pacha était un homme qui ne pouvait que faire +le mal, et dont l'amitié n'était pas moins redoutable que la haine. + +En arrivant à Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mère; il lui +répéta qu'elle était belle comme à seize ans, brillante comme la lune +dans son plein, qu'elle était sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au +monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains. + +La mère se mit à sourire: «Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret à +me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le +dis; mais ce dont je suis sûre, c'est que jamais tu n'auras de meilleure +amie que moi.» + +Yousouf ne se fit pas prier; il brûlait de raconter ce qu'il avait vu +dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue, +déclara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'épouser dès +le lendemain. + +--Un peu de patience, mon fils, lui répétait sa mère; laisse-nous savoir +quel est ce miracle de beauté; après cela, nous déciderons ton père, et +nous le ferons consentir à cette heureuse union. + +Quand le pacha connut la passion de son fils, il commença par se récrier +et finit par se mettre en colère. Manquait-il à Damas des filles riches +et bien faites, pour qu'il fût nécessaire d'aller chercher au désert +une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains à ce triste +mariage, jamais! + +_Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son +ménage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'étaient +pas écoulés que le pacha, ému par les larmes de la mère, par la pâleur +et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse à céder. Mais, en +homme fort et qui s'estime à son juste prix, il déclara hautement qu'il +faisait une sottise et qu'il le savait. + +--Soit! que mon fils épouse une bergère et que sa folie retombe sur sa +tête; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque à cette +union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est à lui seul qu'il +appartient d'obtenir et d'amener ici cette misérable chevrière qui a +jeté un sort sur ma maison. + +Une heure après, le bossu, monté sur un âne, gagnait la montagne, +maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du +bon sens d'envoyer en ambassade à un berger, par la poussière et le +soleil, un homme délicat, né pour vivre sous les lambris d'un palais, +et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit? +Mais, hélas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et +réduit au métier de bouffon le génie qui ne veut pas mourir de faim. + +Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il +aperçut Ali, couché à l'ombre d'un caroubier, et plus occupé de sa pipe +que de ses brebis. Le bouffon piqua son âne et s'avança vers le berger +avec la majesté d'un vizir. + +--Drôle, lui dit-il, tu as ensorcelé le fils du pacha: il te fait +l'honneur d'épouser ta fille. Décrasse au plus vite cette perle de +la montagne, il faut que je l'emmène à Damas. Quant à toi, le pacha +t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tôt le pays. + +Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la +tête, demanda au bossu ce qu'il voulait. + +--Bête brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du +pacha prend ta fille en mariage. + +--Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali. + +--Ce qu'il fait? s'écria le bouffon, en éclatant de rire. Double pécore +que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton +espèce? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dîme de la +province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y +en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut +prendre à sa volonté? + +--Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu +protège Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il +armurier? + +--Non, imbécile. + +--Forgeron? + +--Encore moins. + +--Charpentier? + +--Non. + +--Chaufournier? + +--Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a +que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage, +ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien. + +--Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un ménage coûte +cher, je ne donnerai jamais mon enfant à un mari qui ne peut pas nourrir +sa femme. Mais peut-être le fils du pacha a-t-il quelque métier moins +rude. N'est-il point brodeur? + +--Non, dit le bouffon, en haussant les épaules. + +--Tailleur? + +--Non. + +--Potier? + +--Non. + +--Vannier? + +--Non. + +--Il est donc barbier? + +--Non, dit le bossu, rouge de colère. Finis cette sotte plaisanterie, ou +je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis pressé. + +--Ma fille ne partira pas, répondit le berger. + +Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger auprès de lui en grognant et +en montrant des crocs qui ne parurent charmer que médiocrement l'envoyé +du pacha. + +Il retourna sa monture, et menaçant du poing Ali qui retenait ses dogues +au poil hérissé: + +--Misérable! lui cria-t-il, tu auras bientôt de mes nouvelles; tu sauras +ce qu'il en coûte pour avoir une autre volonté que celle du pacha, ton +maître et le mien. + +Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitié d'oreille plus basse que +de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon côté. +C'était un petit échec pour sa femme et son fils; pour lui, c'était un +triomphe: double succès qui chatouillait agréablement son orgueil. + +--Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais +rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans +la montagne quatre cavaliers qui m'amèneront la fille; quant au père, ne +t'en embarrasse pas, je lui réserve un argument décisif. + +Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait +devant lui quelque chose qui le gênait. + +Sur un signe de sa mère, Yousouf se leva et supplia son père de lui +laisser l'ennui de mener à fin cette petite aventure. Sans doute le +moyen proposé était irrésistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-être +la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne +voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf +espérait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement à bout d'une +résistance qui ne lui semblait pas sérieuse. + +--Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton père; +c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te +préviens qu'à compter d'aujourd'hui je ne me mêle plus de tes affaires. +Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je +donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu. + +Yousouf sourit, il était sûr de réussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne +l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs à vingt ans doute-t-on +de soi-même et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a +trompés, non pour ceux qu'elle enivre de ses premières illusions. + +Ali reçut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il +le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur +le fond des choses il fut inexorable. Point de métier, point de +mariage; c'était à prendre ou à laisser. Le jeune homme comptait que +_Charme-des-Yeux_ viendrait à son secours; mais _Charme-des-Yeux_ était +invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne désobéit pas +à son père: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de +mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermée +au logis. + +Le fils du pacha descendit de la montagne la tête basse. Que faire? +Rentrer à Damas, pour y être en butte aux railleries de son père, jamais +Yousouf ne s'y résignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutôt la mort. +Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger? Yousouf ne pouvait +l'espérer; et il en venait presque à regretter de s'être perdu par trop +de bonté! + +Au milieu de ces tristes réflexions, il s'aperçut que son cheval, +abandonné à lui-même, l'avait égaré. Yousouf se trouvait sur la lisière +d'un bois d'oliviers. Dans le lointain était un village; la fumée +bleuâtre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des +chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau. + +Une idée saisit Yousouf. Qui l'empêchait d'apprendre un métier? Était-ce +si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices? +Le jeune homme attacha à un olivier son cheval, ses armes, sa veste +brodée, son turban. A la première maison il se plaignit d'avoir été +dépouillé par les Bédouins, acheta un habit grossier, et, ainsi déguisé, +il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti. + +Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit à merveille; mais +les conditions qu'on lui fit l'effrayèrent. Le forgeron lui demanda deux +ans pour l'instruire, le potier un an, le maçon six mois; c'était +un siècle! Le fils du pacha ne pouvait se résigner à cette longue +servitude, quand une voix glapissante l'appela: + +--Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es pressé et si tu n'as pas +d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie. + +Yousouf leva la tête. A quelques pas devant lui, était assis sur un +banc, les jambes croisées, un gros petit homme au ventre rebondi, à la +face réjouie: c'était un vannier. Il était entouré de brins de paille et +de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des +nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles, +des tapis, des chapeaux variés de nuances et de dessin. C'était un +spectacle qui charmait les yeux. + +--Vous êtes mon maître, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et, +si vous pouvez m'apprendre votre métier en deux jours, je vous paierai +largement votre peine. Voici mes arrhes. + +Disant cela, il jeta deux pièces d'or à l'ouvrier ébahi. + +Un apprenti qui sème l'or à pleines mains, cela ne se voit pas tous +les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eût affaire à un prince +déguisé; aussi fit-il merveille. Et, comme son élève ne manquait ni +d'intelligence ni de bonne volonté, avant le soir il lui avait appris +tous les secrets du métier. + +--Mon fils, lui dit-il, ton éducation est faite, tu vas juger toi-même +si ton maître a gagné son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est +l'heure où chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends +cette natte que tu as tressée et cousue de tes mains, offre-la aux +acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_. +Pour un début, c'est un joli denier. + +Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_, +on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de débats +et de cris pour qu'il se décidât à en donner quatre. Il tira sa longue +bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se +décida à compter ses quatre pièces de cuivre, l'une après l'autre. +Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une pièce d'or +à l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son +chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrivé près +de son cheval, il étendit la natte à terre, s'enveloppa la tête dans son +burnous et dormit du sommeil le plus agité, et cependant le plus doux +qu'il eût goûté de sa vie. + +Au point du jour, quand Ali arriva au pâturage avec ses brebis, il fut +fort étonné de voir Yousouf installé avant lui sous le vieux caroubier. +Dès qu'il aperçut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte +sur laquelle il était couché: + +--Mon père, lui dit-il, vous m'avez demandé d'apprendre un métier; je me +suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le. + +--C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore très bien +tressé, c'est honnêtement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner à faire par +jour une natte comme celle-là ? + +--Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux +au moins dans une journée. + +--Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui +commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre +_paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et +quatre _paras_ après-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un +état qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre +quand j'étais pacha, je n'aurais pas été réduit à me faire berger. + +Qui fut étonné de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute +son histoire; c'était risquer sa tête, mais il faut pardonner un +peu d'orgueil à un père. En mariant sa fille, Ali n'était pas fâché +d'apprendre à son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'était pas indigne de la +main d'un fils de pacha. + +Ce jour-là on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier +lui-même l'honnête fermier qui avait reçu le pauvre Ali et sa fille; il +lui donna une bourse pleine d'or pour le récompenser de sa charité. Rien +n'est libéral comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, présentée au +chasseur de la montagne, et prévenue des projets de Yousouf, déclara que +le premier devoir d'une fille était d'obéir à son père. En pareil cas, +dit-on, les filles sont toujours obéissantes en Turquie. + +Le soir même, à la fraîcheur de la nuit tombante, on se mit en route +pour Damas. Les chevaux étaient légers, les coeurs plus légers encore, +on allait comme le vent; avant la fin du second jour on était arrivé. +Yousouf voulut présenter sa fiancée à sa mère. Quelle fut la joie de la +sultane, il n'est besoin de le dire. Après les premières caresses, elle +ne put résister au plaisir de montrer à son époux qu'elle avait plus +d'esprit que lui, et se fit une joie de lui révéler la naissance de la +belle _Charme-des-Yeux_. + +--Par Allah! s'écria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se +donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous, +Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'État tel que moi! Aurais-je +consenti à cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous étonne? +Sachez qu'un pacha sait tout? + +Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour écrire au sultan, afin +qu'il ordonnât du sort d'Ali. Il ne se souciait point de déplaire à Sa +Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime +le roman dans la vie, mais le pacha était un homme sérieux, qui tenait à +vivre et à mourir pacha. + +Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et +une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas dégénéré de ses ancêtres; +il envoya tout exprès un navire en Syrie pour qu'on lui amenât à +Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revêtu de ses +haillons, et sa houlette à la main, fut conduit au sérail, et, devant +une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maître toute une +après-dînée. + +Quand Ali eut terminé son récit, le sultan lui fit revêtir une pelisse +d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle +voulait maintenant étonner le monde par un nouveau miracle de sa +toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha. + +A cet éclatant témoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se +jeta aux pieds du sultan pour décliner un honneur qui ne le séduisait +plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de déplaire +une seconde fois au Maître du monde, et demandait à vieillir dans +l'obscurité, en bénissant la main généreuse qui le retirait de l'abîme +où il était justement tombé. + +La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit: + +--Dieu est grand, s'écria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise +nouvelle. Depuis vingt ans que je règne, voici la première fois qu'un +de mes sujets me demande à n'être rien. Pour la rareté du fait, Ali, je +t'accorde ta prière; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don +de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides. + +[Note 1: A peu près trois cent mille francs.] + +De retour à Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de +citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Bêcher, sarcler, greffer, +tailler, arroser, c'était là son plaisir; tous les soirs, il se couchait +le corps fatigué, l'âme tranquille; tous les matins, il se levait le +corps dispos, le coeur léger. + +_Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mère. Ce +fut le vieil Ali qui se chargea de les élever. A tous il enseigna le +jardinage; à chacun d'eux il fit apprendre un métier différent. Pour +graver dans leur coeur la vérité qu'il n'avait comprise que dans l'exil, +Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les +plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait placé ces maximes +de sagesse que le Prophète lui-même n'eut pas désavouées: _Le travail +est le seul trésor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne +les tendras jamais à l'aumône. Quand tu sauras ce qu'il en coûte pour +gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail +donne santé, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habité sous +le même toit_. + +C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils +de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profitèrent-ils des +conseils de leur aïeul? J'aime à le croire, quoique les annales des +Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premières leçons de +l'enfance; c'est à l'éducation que nous devons les trois quarts de nos +vices et la moitié de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce +que vous devez à vos pères et dites-vous que, la plupart du temps, les +méchants et les pachas ne sont que des enfants mal élevés. + + + + +PERLINO + + +CONTE NAPOLITAIN + + --Mère-grand, pourquoi riez-vous si fort? + --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant. + (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.) + + +I + +LA SIGNORA PALOMBA + + +Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais où, qu'en toute sa vie il s'était +repenti de trois choses: la première, c'était d'avoir confié son secret +à une femme; la seconde, d'avoir passé un jour entier sans rien faire; +la troisième, d'être allé par mer quand il pouvait prendre un chemin +plus solide et plus sûr. Les deux premiers regrets de Caton, je les +laisse à qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre +mal avec la plus douée moitié du genre humain, et médire de la paresse +n'appartient pas à tout le monde; mais la troisième maxime, on devrait +l'écrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un +avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarqué; +l'expérience d'autrui ne nous sert pas plus que la nôtre. Mais, à peine +sorti du port, la mémoire me revenait aussitôt; et que de fois, en mer +comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'étais pas un +Caton! + +Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice à +la sagesse du vieux Romain. J'étais parti de Salerne par un soleil +admirable; mais, à peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous +poussa vers Amalfi avec une rapidité que nous ne souhaitions guère. En +un instant je vis l'équipage pâlir, gesticuler, crier, jurer, pleurer, +prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouillé +jusqu'aux os, j'étais étendu au fond de la barque, les yeux fermés, le +coeur malade, oubliant tout à fait que je voyageais pour mon plaisir, +quand, une brusque secousse me rappelant à moi-même, je me sentis saisi +par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les épaules, +était le patron, l'air réjoui, le regard enflammé. «Du courage, +Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est à +terre; nous sommes à Amalfi. Debout! un bon dîner vous remettra le +coeur; l'orage est passé, ce soir nous irons à Sorrente! + + Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune + Tournent comme le vent, changent comme la lune. + +Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse après son naufrage, et, +comme lui, très disposé à baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi +étaient les quatre matelots, la rame sur l'épaule, prêts à m'escorter en +triomphe jusqu'à l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur. +Ses murs blanchis à la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige +sur les montagnes. Je suivis mon cortège, mais non pas avec la fierté +d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en +finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme +furieuses de nous avoir lâchés. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il +était midi: tout dormait, la cuisine même était déserte; il n'y avait, +pour me recevoir, qu'une couvée de poulets maigres qui, à mon approche, +se prit à crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande +effrayée pour me réfugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de +soleil; là , m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes +bras et ma tête sur le dossier, je me mis, non pas à réfléchir, mais à +me sécher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux +eux-mêmes continuaient à danser autour de moi. + +Je me perdais dans mes rêveries, quand la patronne de l'osteria s'avança +vers moi, traînant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a +visité Amalfi n'oubliera jamais l'énorme et majestueuse Palomba. + +--Que désire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de +coutume; et faisant elle-même la demande et la réponse: Dîner, c'est +impossible; les pêcheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il +n'y a pas de poisson. + +--Signora, lui répondis-je sans lever la tête, donnez-moi ce que vous +voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil +que de dîner. + +La digne Palomba me regarda avec un étonnement mêlé de pitié. + +--Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre +poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui +dit tout, a recommandé le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui +veuille dîner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous +entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez +seulement un peu de patience. + +[Illustration: L'énorme et majestueuse Palomba.] + +Et aussitôt l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets +qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps +de m'opposer à cet assassinat dont j'étais complice; puis s'asseyant +près de moi, elle se mit à plumer les deux victimes avec le sang-froid +d'un grand coeur. + +--Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathédrale est ouverte; +tous les étrangers vont l'admirer avant dîner. + +Pour toute réponse, je soupirai. + +--Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je gênais dans ses +préparatifs culinaires, vous n'avez pas visité la route nouvelle qui +conduit à Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les îles. + +--Hélas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre +cette route; et je ne répondis pas. + +--Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne très décidée à se +débarrasser de moi, le marché se tient aujourd'hui. Beau spectacle, +beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et +des oranges! on en a douze pour un carlin! + +Peine perdue: je ne me serais pas levé pour la reine de Naples en +personne! + +--Hé donc! s'écria l'hôtesse, à qui la patience échappait, vous voilà +plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable! + +--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil +languissant. + +--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et, +quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connût ses +aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut +les ignorer? + +--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino, +excellente Palomba, je vous écoute avec le plus vif intérêt. + +La bonne femme commença avec la gravité d'une matrone romaine. +L'histoire était belle; peut-être la chronologie laissait-elle un peu +à désirer, mais dans ce récit touchant la sage Palomba faisait preuve +d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu à peu +je levai la tête, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait +plus, j'écoutai avec attention ce qui suit. + + +II + +VIOLETTE + + +Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours été ce +qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pêcheurs, que +trois vieilles ruines où l'on ne trouve que la fièvre, des buffles et +des Anglais; autrefois c'était une grande ville, habitée par un peuple +nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siècle des +patriarches, quand tout le pays était aux mains des païens grecs, que +d'autres nomment Sarrasins. + +En ce temps-là , il y avait à Paestum un marchand bon comme le pain, doux +comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il était veuf +et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette, +c'était le nom de cette enfant chérie, était blanche comme du lait et +rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus +bleus que le ciel, une joue veloutée comme l'aile d'un papillon, et un +grain de beauté juste au coin de la lèvre. Joignez à cela l'esprit d'un +démon, la grâce d'une Madeline, la taille de Vénus et des doigts de +fée, vous comprendrez qu'à première vue jeunes et vieux ne pouvaient se +défendre de l'aimer. + +Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea à la marier. C'était pour +lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir +qui la cueillera, un père met au monde une fille, et pendant de longues +années la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un +inconnu lui vole son trésor, sans même le remercier. Où trouver un époux +digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui +lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre, +si elle s'en mêlait. + +Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage à sa +fille; autant eût valu jeter ses discours à la mer. Dès qu'il touchait +cette corde, Violette baissait la tête et se plaignait d'avoir la +migraine; le pauvre père, plus troublé qu'un moine qui perd la mémoire +au milieu de son sermon, changeait aussitôt de conversation et tirait +de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en réserve. C'était une +bague, un chapelet, un dé d'or; Violette l'embrassait, et le sourire +revenait comme le soleil après la pluie. + +Un jour cependant que Cecco, plus avisé que de coutume, avait commencé +par où il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains +un si beau collier qu'il lui était difficile de s'affliger, le bonhomme +revint à la charge. «O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la +caressant, bâton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne +verrai-je jamais l'heure où l'on m'appellera grand-père? Ne sens-tu pas +que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est +temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes +les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un +oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mère vivait +encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleuré pour faire sa volonté; +elle a toujours été reine et impératrice au logis. Je n'osais souffler +devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma +liberté. + +--Père, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maître, c'est à +toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-même. Je me marierai +quand tu voudras, et à qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule +chose. + +--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'écria Cecco, charmé d'une +sagesse à laquelle on ne l'avait pas habitué. + +--Eh bien, mon bon père, tout ce que je désire, c'est que le mari que tu +me donneras n'ait pas l'air d'un chien. + +--Voilà une idée de petite fille! s'écria le marchand rayonnant de joie. +On a raison de dire que beauté et folie vont souvent de compagnie. Si tu +n'avais pas tout l'esprit de ta mère, dirais-tu de pareilles sottises? +Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche +marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre à face de +chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutôt tu te choisiras, le +plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallût-il un prince, je suis +assez riche pour te l'acheter. + +A quelques jours de là , il y eut un grand dîner chez Cecco; il avait +invité la fleur de la jeunesse à vingt lieues à la ronde. Le repas était +magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit à l'aise +et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert, +Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses +genoux: + +--Ma chère enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme +aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tête. Crois-tu qu'une +femme serait malheureuse avec un pareil chérubin? + +--Vous n'y pensez pas, mon père, dit Violette en riant, il a l'air d'une +levrette. + +--C'est vrai, s'écria le bon Cecco, une vraie tête de levrette! Où +avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le +front ras, le cou serré, les yeux à fleur de tête, la poitrine bombée, +c'est un homme celui-là , qu'en dis-tu? + +--Mon père, il ressemble à un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me +mordît. + +--Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, répondit Cecco en +soupirant. N'en parlons plus. Peut-être aimeras-tu mieux un personnage +plus grave et plus mûr. Si les femmes savaient choisir, elles ne +prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-là +les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est +vraiment qu'après quarante ans qu'un homme est mûr pour aimer et pour +obéir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et +qui s'écoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des +cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs. + +--Père, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges +et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a +la mine d'un caniche. + +De tous les convives il en fut de même, pas un n'échappa à la langue de +Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait à un chien +turc; celui-là , qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants, +avait la figure d'un épagneul; personne ne fut épargné. On dit, en +effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air +d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la +bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui êtes +tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de +notre Italie, c'est pour demander à nos morts la sagesse qui, à mon +avis, ne doit pas être une marchandise commune dans votre pays. + +--Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais à bout +par la raison. Sur quoi il entra dans une colère blanche; il l'appela +ingrate, tête de bois, fille de sot, et finit en la menaçant de la +mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta +à ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui +parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa +fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le +vent qui tourne les girouettes soufflât du côté de sa maison. + +Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses +en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles +qu'il est écrit: _On ne passe pas par ce chemin_. + + +III + +NAISSANCE ET FIANÇAILLES DE PERLINO + + +Un jour qu'il y avait fête aux environs, Cecco demanda à sa fille ce +qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir. + +--Père, dit-elle, si tu m'aimes, achète-moi un demi-_cantaro_ de sucre +de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles +d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles, +deux saphirs, une poignée de grenats et de rubis; apporte-moi aussi +vingt écheveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une pièce de +soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent. + +Qui fut étonné de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait été trop +bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obéir +que de raisonner; il rentra, le soir, à la maison avec une mule toute +chargée. Que n'eût-il pas fait pour un sourire de son enfant? + +Aussitôt que Violette eut reçu tous ces présents, elle monta dans sa +chambre, et se mit à faire une pâte de sucre et d'amandes, en l'arrosant +d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle +pétrit cette pâte avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau +petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec +des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles, +la langue et les lèvres avec des rubis. Après quoi elle l'habilla de +velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il était blanc et +rose comme la perle. + +Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait placé sur une +table, Violette battit des mains et se mit à danser autour de Perlino; +elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles +les plus douces, elle lui envoyait des baisers à échauffer un marbre: +peine perdue, la poupée ne bougeait pas. Violette en pleurait de dépit, +quand elle se souvint à propos qu'elle avait une fée pour marraine. +Quelle marraine, surtout quand elle est fée, rejette le premier voeu +qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa +marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitié. Elle souffla; +il n'en faut pas davantage aux fées pour faire un miracle. + +Tout à coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tête à +droite, à gauche; puis, il éternue comme une personne naturelle; puis, +tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voilà mon Perlino qui +marche sur la table, gravement, à petits pas, comme une douairière qui +revient de l'église ou un bailli qui monte au tribunal. + +Plus joyeuse que si elle eût gagné le royaume de France à la loterie, +Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues, +le plaça doucement à terre; puis, prenant sa robe à deux mains, elle se +mit à danser autour de lui, en chantant: + + Danse, danse avec moi, + Cher Perlino de mon âme; + Danse, danse avec moi, + Si tu veux m'avoir pour femme; + Danse, danse avec moi, + Je serai la Reine, et tu seras le Roi. + + Nous sommes tous deux à la fleur de l'âge. + Plaisir de mes yeux, entrons en ménage. + Courir et sauter, + Danser et chanter, + Voilà toute la vie! + Si tu fais toujours tout ce que je veux, + Mon petit mari, tu seras heureux + A donner envie + Aux dieux + Des cieux. + + Danse, danse avec moi, + Cher Perlino de mon âme; + Danse, danse avec moi, + Si tu veux m'avoir pour femme; + Danse, danse avec moi, + Je serai la Reine et tu seras le Roi. + +Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui +semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'année, entendit +de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tête: _Per +Baccho!_ s'écria-t-il, il se passe là -haut quelque chose d'étrange; il +me semble qu'on se querelle. + +Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En +face de sa fille, rouge de plaisir, était l'Amour en personne, l'Amour +en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa +petite maîtresse, Perlino, sautant des deux pieds à la fois, dansait, +dansait, comme s'il ne devait jamais s'arrêter. + +Aussitôt que Violette aperçut l'auteur de ses jours, elle lui fit une +humble révérence, et lui présentant son bien-aimé: + +--Mon seigneur et père, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu +désirais me voir mariée. Pour t'obéir et te plaire, j'ai choisi un mari +suivant mon coeur. + +--Tu as bien fait, mon enfant, répondit Cecco, qui devina le mystère; +toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus +d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit, +pour se fabriquer un mari à son goût, un petit mari tout confit de +sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu sécheras bien des +larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille +ans elles se plaindront encore d'être incomprises et sacrifiées. Sur +quoi il embrassa son gendre, le fiança sur l'heure, et demanda deux +jours pour préparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous +les amis à la ronde et dresser un dîner qui ne fût pas indigne du plus +riche marchand de Paestum. + + +IV + +L'ENLÈVEMENT DE PERLINO + + +Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de +la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, même d'Ischia et de Pouzzoles. Riches +ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaître +Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable +s'en mêle; la marraine de Violette n'avait pas prévu ce qui devait +arriver. + +Parmi les invités, on attendait une personne considérable: c'était une +marquise des environs qui s'appelait la dame des Écus-Sonnants. Elle +était aussi méchante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau +jaune et ridée, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le +menton pointu; mais elle était si riche, si riche, que chacun l'adorait +au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la +salua jusqu'à terre et la fit asseoir à sa droite, heureux et fier de +présenter sa fille et son gendre à une femme qui, ayant plus de cent +millions, lui faisait la grâce de manger son dîner. + +Tout le long du repas, la dame des Écus-Sonnants ne fit que regarder +Perlino; la convoitise lui brûlait le coeur. La marquise habitait un +château digne des fées; les pierres en étaient d'or, et les pavés +d'argent. Dans ce château, il y avait une galerie où l'on avait +rassemblé toutes les curiosités de la terre: une pendule qui sonnait +toujours l'heure qu'on désirait, un élixir qui guérissait la goutte et +la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une flèche de +l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un +médecin, une sirène empaillée, trois cornes de licorne, la conscience +d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_, +toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part; +mais à ce trésor il manquait un rubis: c'était ce chérubin de Perlino. + +On n'était pas au dessert que la dame avait résolu de s'emparer de lui. +Elle était fort avare; mais ce qu'elle désirait, il le lui fallait sur +l'heure, et à tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et même ce +qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'à Naples +la justice n'est faite que pour les petites gens. De médecin ignorant, +de mule rechignée et de femme méchante, _libera nos, Domine_, dit le +proverbe. Dès qu'on se fut levé de table, la dame s'approcha de Perlino, +qui, né depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la +malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de +riche dans le château des Écus-Sonnants: «Viens avec moi, cher petit +ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu +voudras: choisis; te plaît-il d'être page avec des habits d'or et de +soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse +avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une +poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est à toi.» + +Le pauvre innocent était tout ébloui; mais, si peu qu'il eût respiré +l'air natal, il était déjà Napolitain, c'est-à -dire le contraire d'une +bête. + +--Madame, répondit-il naïvement, on dit que travailler, c'est le métier +des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais +un état où il n'y eût rien à faire et beaucoup à gagner, comme font les +chanoines de Saint-Janvier. + +--Quoi! dit la dame des Écus-Sonnants, à ton âge veux-tu déjà être +sénateur? + +--Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutôt deux fois qu'une, +pour avoir double traitement. + +--Qu'à cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te +montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle +l'entraîna vers le perron. + +--Et Violette? dit faiblement Perlino. + +--Violette nous suit, répondit la dame en tirant l'imprudent, qui se +laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux +qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemés de +clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer +les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme +la portière; fouette, cocher! les voilà partis pour le château des +Écus-Sonnants. + +Violette cependant recevait avec une grâce parfaite les compliments de +l'assemblée; bientôt, étonnée de ne plus voir son fiancé, qui ne la +quittait guère plus que son ombre, elle court dans toutes les salles: +personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino +n'y avait pas été chercher le frais: personne. Dans le lointain on +apercevait un nuage de poussière, et un carrosse qui s'enfuyait vers les +montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino. +A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitôt, sans penser +qu'elle était nu-tête, en coiffure de mariée, en robe de dentelle, en +souliers de satin, elle sortit de la maison de son père et se mit à +courir après la voiture, appelant à grands cris Perlino et lui tendant +les bras. + +Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat était tout entier aux +paroles mielleuses de sa nouvelle maîtresse; il jouait avec les bagues +qu'elle portait aux doigts, et croyait déjà que le lendemain il se +réveillerait prince et seigneur. Hélas! il y en a de plus vieux que lui +qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonté et beauté +valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a +plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains. + + +V + +LA NUIT ET LE JOUR + + +La pauvre Violette courut tout le jour: fossés, ruisseaux, halliers, +ronces, épines, rien ne l'arrêtait; qui souffre pour l'amour ne sent +pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre, +accablée de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang. +La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui +semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la +suivaient en la menaçant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre, +appelant à voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu. + +Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait +respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux. +C'est le privilège de l'innocence, qu'elle comprend toutes les créatures +de Dieu. + +--Voisin, disait un caroubier à un olivier qui n'avait plus que +l'écorce, voilà une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher +à terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur tanière; s'ils +l'épargnent, la rosée et le froid du matin lui donneront une telle +fièvre qu'elle ne se relèvera pas. Que ne monte-t-elle dans mes +branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers +quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces épuisées. + +--Vous avez raison, voisin, répondait l'olivier. L'enfant ferait mieux +encore si, avant de se coucher, elle enfonçait son bras dans mon écorce. +On y a caché les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on +brave la fraîcheur des nuits, une peau de bique n'est pas à dédaigner; +et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume léger qu'une +robe de dentelle et des souliers de satin. + +[Note 1: Espèce de cornemuse.] + +Qui fut rassuré? Ce fut Violette. Quand elle eut cherché à tâtons la +veste de bure, le manteau de peau de chèvre, la zampogne et le chapeau +pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des +fruits sucrés, but la rosée du soir, et, après s'être bien enveloppée, +elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre +l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la +couvrirent de feuilles, le vent la berçait comme un enfant, et elle +s'endormit en songeant à son bien-aimé. + +En s'éveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps était calme et +beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa +solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait à la +pauvre délaissée? Aussi se mit-elle à chanter pour appeler à son secours +tout ce qui passait auprès d'elle sans la regarder. + + O vent, qui souffles de l'aurore, + N'as-tu pas vu mon bien-aimé, + Parmi les fleurs qu'a fait éclore + La nuit au silence embaumé? + A-t-il pleuré de mon absence? + A-t-il prié pour mon retour? + Rends-moi la joie et l'espérance, + Dis-moi sa peine et son amour. + + Gai papillon, légère abeille, + Poursuivez l'ingrat qui me fuit! + La grenade la plus merveille, + Le jasmin le plus frais, c'est lui! + Il est plus pur que la verveine, + Son front est blanc comme le lis; + La violette a son haleine; + Ses yeux sont bleus comme l'iris. + + Cherche-le-moi, bonne hirondelle, + Cherchez-le-moi, petits oiseaux, + Parmi le thym et l'asphodèle, + Au fond des bois, au bord des eaux. + Loin de lui je souffre et je pleure, + Je tremble de crainte et d'émoi; + Si vous ne voulez que je meure, + O chers amis, rendez-le-moi! + +Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin, +l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux +criant et chantant s'agacèrent dans la feuillée, personne ne s'inquiéta +de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout +droit devant elle, se fiant à son coeur pour retrouver Perlino. + + +VI + +LES TROIS RENCONTRES + + +Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit était à demi +séché; ce fut le chemin que prit Violette. Déjà les lauriers-roses +sortaient du fond de l'eau leurs têtes couvertes de fleurs; la fille +de Cecco s'enfonça dans cette verdure, suivie par les papillons qui +voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle +marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur +était lourde: vers midi, il lui fallut s'arrêter. + +En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraîchir ses pieds brûlants, +elle aperçut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit +pied; la bestiole y monta. Une fois à sec, l'abeille resta quelque +temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes +mouillées; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines +qu'un fil de soie, elle se sécha, se lissa, et, prenant son vol, vint +bourdonner autour de celle qui lui avait sauvé la vie. + +--Violette, lui dit-elle, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais où tu +vas, laisse-moi t'accompagner. + +Quand je serai fatiguée, je me poserai sur ta tête. Si jamais tu as +besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut +mieux que l'or_; peut-être pourrai-je te servir. + +--Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_... + +--Que veux-tu? demanda l'abeille. + +--Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'auprès +de Perlino. + +Elle se remit en route, le coeur plus léger; au bout d'un quart d'heure, +elle entendit un petit cri: c'était une souris blanche qu'un hérisson +avait blessée et qui ne s'était sauvée de son ennemi que tout en sang et +à demi morte. Violette eut pitié de la pauvre bête. Si pressée qu'elle +fût, elle s'arrêta pour lui laver ses blessures et lui donner une des +caroubes qu'elle avait gardées pour son déjeuner. + +--Violette, lui dit la souris, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais +où tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si +jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricchè varlacchè, habits +dorés, coeurs de laquais_; peut-être pourrai-je te servir. + +Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y pût grignoter +tout à l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle +approchait de la montagne, quand, tout à coup, du haut d'un grand chêne, +tomba à ses pieds un écureuil, poursuivi par un horrible chat-huant. +La fille de Cecco n'était pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa +zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'écureuil, plus +étourdi que blessé de sa chute; à force de soins, elle le ranima. + +--Violette, lui dit l'écureuil, tu n'as pas obligé un ingrat: je sais où +tu vas. Mets-moi sur ton épaule, et cueille-moi des noisettes pour que +je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi, +dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-être +pourrai-je te servir. + +Violette fut un peu étonnée de ces trois rencontres; elle ne comptait +guère sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle +de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le +bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitié des malheureux. + +A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumière éclaira le +vieux château des Écus-Sonnants. + + +VII + +LE CHATEAU DES ÉCUS-SONNANTS + + +La vue du château n'était pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une +montagne, qui n'était qu'un amas de roches éboulées, on apercevait des +créneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis, +mais entourés de grands fossés pleins d'une eau verdâtre, mais défendus +par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'énormes barreaux et des +meurtrières d'où sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la +guerre et du meurtre. Le beau palais n'était qu'une prison. Violette +grimpa péniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un +passage étroit devant une grille de fer armée d'une énorme serrure. +Elle appela: point de réponse; elle tira une cloche: aussitôt parut une +espèce de geôlier, plus noir et plus laid que le chien des enfers. + +--Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme! + +La pauvreté ne gîte point ici. Au château des Écus-Sonnants on ne fait +l'aumône qu'à ceux qui n'ont besoin de rien. + +La pauvre Violette s'éloigna tout en pleurs. + +--Du courage! lui dit l'écureuil, tout en cassant une noisette; joue de +la zampogne. + +--Je n'en ai jamais joué, répondit la fille de Cecco. + +--Raison de plus, dit l'écureuil; tant qu'on n'a pas essayé d'une chose, +on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit à +souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans +l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle +à faire danser les morts. A ce bruit, l'écureuil saute à terre, la +souris ne reste pas en arrière; les voilà qui dansent et sautent comme +de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en +bourdonnant. C'était un spectacle à payer sa place un carlin, et sans +regret. + +Au bruit de cette agréable musique, on vit bientôt s'ouvrir les noirs +volets du château. La dame des Écus-Sonnants avait auprès d'elle des +filles d'honneur, qui n'étaient pas fâchées de regarder de temps en +temps si les mouches volaient toujours de la même façon. On a beau +n'être pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une +tarentelle jouée par un pâtre aussi joli que Violette. + +--Petit, disait l'une, viens par ici! + +--Berger, criait l'autre, viens de mon côté! + +Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermée. + +--Damoiselles, dit Violette en ôtant son chapeau, soyez aussi bonnes que +vous êtes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gîte +ni souper. + +Un coin dans l'écurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous +amuseront toute la soirée. + +Au château des Écus-Sonnants, la consigne est sévère. On y craint +tellement les voleurs que, passé la brume, on n'ouvre à personne. Ces +demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnête maison, il y a +toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenêtre. En +un instant, Violette fut hissée dans une grande chambre avec toute sa +ménagerie. Là , il lui fallut souffler pendant de longues heures, et +danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour +demander où était Perlino. + +N'importe! elle était heureuse de se sentir sous le même toit; il lui +semblait qu'à ce moment le coeur de son bien-aimé devait battre comme +battait le sien. C'était une innocente: elle croyait qu'il suffit +d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux rêves elle fit cette +nuit-là ! + + +VIII + +NABUCHODONOSOR + + +Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchée au grenier, +monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir +de tous côtés, elle ne vit que des tours grillées et des jardins +déserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois +petits amis pour la consoler. + +Dans la cour, toute pavée d'argent, elle trouva les filles d'honneur, +assises en rond et filant des étoupes d'or et de soie. + +--Va-t-en, lui crièrent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous +chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais, +à moins que tu ne sois prince ou banquier. + +--Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous +servir; je serai si doux, si obéissant, que vous ne regretterez jamais +de m'avoir gardé près de vous. + +Pour toute réponse, la première demoiselle se leva: c'était une grande +fille, maigre, sèche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au +petit pâtre, et appela le geôlier, qui s'avança en fronçant le sourcil +et en brandissant sa hallebarde. + +--Je suis perdue, s'écria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon +Perlino! + +--Violette, dit gravement l'écureuil, on éprouve l'or dans la fournaise +et les amis dans l'infortune. + +--Tu as raison, s'écria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du +coeur vaut mieux que l'or_. + +Aussitôt l'abeille s'envole, et voilà qu'au milieu de la cour il entre, +je ne sais par où, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis +et des roues d'émeraude. L'équipage était tiré par quatre chiens noirs, +gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands +scarabées montés en jockeys conduisaient d'une main légère cet attelage +mignon. Au fond du carrosse, mollement couchée sur des carreaux de satin +bleu, s'étendait une jeune bécasse coiffée d'un petit chapeau rose et +vêtue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle débordait sur les deux +roues. D'une patte la dame tenait un éventail, de l'autre un flacon +ainsi qu'un mouchoir brodé à ses armes et garni d'une large dentelle. +Auprès d'elle, à demi enseveli sous les flots de taffetas, était un +hibou, l'air ennuyé, l'oeil mort, la tête pelée, si vieux que son bec +croisait comme des ciseaux ouverts. C'étaient de jeunes mariés qui +faisaient leurs visites de noces, un ménage à la mode, tel que les aime +la dame des Écus-Sonnants. + +A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration éveilla +tous les échos du palais. D'étonnement, le geôlier en laissa choir sa +pipe, tandis que les demoiselles couraient après le carrosse qui fuyait +au galop de ses quatre épagneuls, comme s'il emportait l'empereur des +Turcs ou le diable en personne. Ce bruit étrange inquiéta la dame des +Écus-Sonnants, qui craignait toujours d'être pillée; elle accourut, +furieuse, et résolue de mettre toutes ses filles d'honneur à la porte. +Elle payait pour être respectée, et voulait en avoir pour son argent. + +Mais, quand elle aperçut l'équipage, quand le hibou l'eut saluée d'un +signe de bec et que la bécasse eut trois fois remué son mouchoir avec +une adorable nonchalance, la colère de la dame s'évanouit en fumée. + +--Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on? + +La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui +donnait du coeur; elle répondit que, si pauvre qu'elle fût, elle aimait +mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait à son carrosse, et +ne le vendrait pas pour le château des Écus-Sonnants. + +--Sotte vanité des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les +riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prêts à tout +faire pour un écu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menaçant; +coûte que coûte, je l'aurai. + +--Madame, reprit Violette fort émue, il est vrai que je ne veux pas la +vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don à Votre Seigneurie, +si elle voulait m'honorer d'une faveur. + +--Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle à Violette, que +demandes-tu? + +--Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musée où +toutes les curiosités de la terre sont réunies; montrez-le-moi; s'il y +a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon trésor est à +vous. + +Pour toute réponse, la dame des Écus-Sonnants haussa les épaules et mena +Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui +fit regarder toutes ses richesses: une étoile tombée du ciel, un collier +fait avec un rayon de la lune, natté et tressé de trois rangs, des lis +noirs, des roses vertes, un amour éternel, du feu qui ne brûlait pas, +et d'autres raretés; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchât +Violette: Perlino n'était pas là . + +La marquise cherchait dans les yeux du petit pâtre l'admiration et +l'étonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifférence. + +--Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes +quatre toutous: le carrosse est à moi. + +--Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon équipage est +vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux à mon +hibou et à ma bécasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble +qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien auprès de la +vie. + +--N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme +fait de sucre et de pâte d'amande, qui chante comme un rossignol et +raisonne comme un académicien. + +--Perlino! s'écria Violette. + +--Ah! dit la dame des Écus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parlé. +Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute +réflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes +jouets d'enfants. + +--Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce +miracle de Perlino, et prenez le carrosse. + +--Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les bêtes avec toi. + +--Laissez-moi seulement voir Perlino. + +--Non! non! répondit la dame. + +--Seulement coucher une nuit à sa porte, répondit Violette tout en +larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou +en terre et en présentant la voiture à la dame des Écus-Sonnants. + +--A cette vue, la marquise hésita, puis elle sourit; en un instant +elle avait trouvé le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce +qu'elle convoitait. + +--Marché conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce +soir à la porte de Perlino, et même tu le verras; mais je te défends de +lui parler. + +Le soir venu, la dame des Écus-Sonnants appela Perlino pour souper avec +elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui était aisé +avec un garçon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de +Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte +de cristal, elle y prit une poudre rougeâtre qu'elle jeta dans le +vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle à Perlino, et donne-moi ton goût. + +Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un +seul trait. + +--Pouah! s'écria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de +boue et de sang; c'est du poison! + +--Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en +boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le +premier. + +La dame avait raison: à peine l'enfant eut-il vidé la coupe, qu'il fut +pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait +plus quitter la table. Pour le décider à se coucher, il fallut que la +marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit +soigneusement dans sa poche, comme un remède à tous les maux. + +Pauvre Perlino! c'était bien un poison qu'il avait pris, et le plus +terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que +le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connaît plus rien, on n'aime +plus rien, ni père, ni mère, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on +ne songe plus qu'à soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout +le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut étancher. + +Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au +pauvre un jour sans pain. Aussi, dès que la nuit eut mis son masque +noir pour ouvrir le bal des étoiles, Violette courut-elle à la porte de +Perlino, bien sûre qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras. +Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand +l'ingrat passa devant elle sans même la regarder! + +La porte fermée à double tour et la clef retirée, Violette se jeta sur +une natte qu'on lui avait donnée par pitié; la elle se mit à fondre en +larmes, se fermant la bouche avec les mains pour étouffer ses sanglots. +Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassât; mais, quand +vint l'heure où les étoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta +doucement à la porte et chanta à demi-voix: + + Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te délivre, + Ouvre-moi! + Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre + Loin de toi. + Ouvre-moi! mon coeur te désire; + Je brûle, j'ai froid, je soupire; + Tout le jour + C'est d'amour, + Et la nuit + C'est d'ennui. + +Hélas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino +ronflait comme un mari de dix ans, et ne rêvait qu'à sa poudre d'or. Les +heures se trainèrent lentement, sans apporter d'espérance. Si longue et +si douloureuse que fût la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame +des Écus-Sonnants arriva dès le point du jour. + +--Te voilà content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin +sourire, le carrosse est payé au prix que tu m'as demandé. + +--Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie! +murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne +l'oublierai de si tôt. + + +IX + +TRICCHÈ VARLACCHÈ + + +La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait +retourner chez son père, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle +traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient +de sa simplicité. Arrivée près de la grille, elle se retourna comme +si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage +l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tête dans ses mains. + +--Sors donc, misérable gueux! lui cria le geôlier en saisissant Violette +au collet et en la secouant d'importance. + +--Sortir! dit Violette, jamais! _Tricchè varlacchè!_ cria-t-elle: +_habits dorés, coeurs de laquais!_ + +Et voilà la souris qui se jette au nez du geôlier et le mord jusqu'au +sang; puis, devant la grille même, s'élève une volière grande comme +un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de +diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet, +des ducats enfilés dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de +cette cage magnifique, sur un bâton en échelle qui tourne à tous les +vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et +de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins, +et le reste; tout ce monde emplumé sifflait le même air, chacun dans son +jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des +plantes, écouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson +aux filles d'honneur, bien étonnées de trouver une si rare prudence +chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des +oiseaux: + + Fi de la liberté! + Vive la cage! + Quand on est sage, + On est ici bien nourri, bien traité, + Bien renté, + Au chaud en hiver, au frais en été: + On paye en ramage + L'hospitalité. + Vive la cage! + Fi de la liberté! + +Après ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet +rouge et vert, à l'air grave et sérieux, leva la patte, et, tout en +tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutôt croassa ce qui suit: + + Le rossignol est un monsieur vêtu de noir, + Fort déplaisant à voir, + Qui ne sort que le soir. + Pour chanter à la lune; + C'est un orgueilleux + Qui vit comme un gueux + Et se dit heureux; + Sa voix nous importune. + On devrait, entre nous, + Clouer à quatre clous, + Comme des hibous, + Ces fous + Qui n'adorent pas la fortune. + +Et tous les oiseaux, ravis de cette éloquence, se mirent à siffler d'une +voix perçante: + + Fi de la liberté! + Vive la cage! etc., etc. + +Pendant qu'on entourait la volière magique, la dame des Écus-Sonnants +était accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la dernière à +convoiter cette merveille. + +--Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au même +prix que le carrosse? + +--Volontiers, Madame, répondit Violette, qui n'avait pas d'autre désir. + +--Marché conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre +de pareilles folies. + +Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable, +entra dans sa chambre sans même lever les yeux; Violette se jeta sur sa +natte, plus misérable que jamais. + +Elle chanta comme le premier jour; elle pleura à fendre les pierres: +peine inutile. Perlino dormait comme un roi détrôné; les sanglots de sa +maîtresse le berçaient comme eût fait le bruit de la mer et du vent. +Vers minuit, les trois amis de Violette, affligés de son chagrin, +tinrent conseil: «Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte, +disait mon compère l'écureuil.--Il faut entrer et l'éveiller, disait +la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement +cherché une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire», dit la +souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut +assez pour que l'abeille se glissât dans la chambre de Perlino. + +Il était là tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la +régularité d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille, +elle piqua Perlino sur la lèvre; Perlino soupira et se donna un soufflet +sur la joue, mais il ne s'éveilla point. + +--On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue auprès de Violette pour +la consoler. Il y a de la magie. Que faire? + +--Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laissé rouiller ses dents, je +vais entrer à mon tour; je l'éveillerai, dussé-je lui manger le coeur. + +--Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal à mon +Perlino. + +La souris était déjà dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous +la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit +à la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle écouta: +coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino était enchanté. + +Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore éclairait déjà le ciel; +la méchante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir +été jouée, et qui de colère se mangeait les mains, n'en fit pas moins +une belle révérence à la marquise, en disant tout bas: A demain. + + +X + +PATATI PATATA + + +Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui +revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la +cour, toujours filant leurs étoupes. + +--Allons, beau joueur de zampogne, lui crièrent-elles en riant, +fais-nous encore un tour de ton métier! + +--Pour vous plaire, belles demoiselles, répondit Violette: _Patati, +patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_. + +A l'instant, compère l'écureuil jette à terre une de ses noisettes; +aussitôt on voit paraître un théâtre de marionnettes. Le rideau se tire: +la scène représente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis. +Au fond, sur un trône tendu de velours rouge, et tout étoilé de griffes +d'or, est le bailli, un gros chat à face respectable, quoiqu'il y ait +un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en +lui-même, les mains croisées dans ses longues manches, les yeux fermés, +on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des +chats. + +De côté est un banc de bois où sont enchaînées trois souris, auxquelles +par précaution on a rogné les dents et coupé les oreilles. Elles sont +soupçonnées, ce qui, à Naples, veut dire convaincues d'avoir regardé de +trop près une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais +de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette +sentence du grand poète et magicien Virgile: + + Écrase les souris, mais ménage les chats + +Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front +fuyant, aux yeux rouges, à la langue pointue; elle a la main sur son +coeur et fait une belle harangue pour demander à la loi d'étrangler les +souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si +tendre, si pénétrante que la bonne dame implore et sollicite la mort +de ces affreuses petites bêtes, qu'en vérité on s'indigne de leur +endurcissement. Il semble qu'elles manquent à tous leurs devoirs en +n'offrant pas elles-mêmes leurs têtes criminelles pour calmer l'émotion +et sécher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes +dans le gosier. + +Quand le fiscal eut fini son oraison funèbre, un jeune rat, à peine +sevré, se leva pour défendre les coupables. Déjà il avait assuré ses +lunettes, ôté son bonnet et secoué ses manches, quand, par respect pour +la libre défense et dans l'intérêt des accusés, le chat lui interdit la +parole. Alors et d'une voix solennelle, maître Rominagrobis gourmanda +les accusés, les témoins, la société, le ciel, la terre et les rats; +puis, se couvrant, il fulmina un arrêt vengeur et condamna ces +bêtes criminelles à être pendues et écorchées séance tenante, avec +confiscation des biens, abolition de la mémoire et condamnation en tous +les frais, la contrainte par corps limitée toutefois à cinq années; car +il faut être humain, même avec les scélérats. + +La farce jouée, la toile se ferma. + +--Comme cela est vivant! s'écria la dame des Écus-Sonnants. C'est la +justice des chats prise sur le fait. Pâtre ou sorcier, qui que tu sois, +vends-moi ta Chambre étoilée. + +--Toujours au même prix, Madame, répondit Violette. + +--A ce soir donc! reprit la marquise. + +--A ce soir! dit Violette. + +Et elle ajouta tout bas: + +--Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait! + +Pendant qu'on donnait la comédie dans la cour, l'écureuil n'avait pas +perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par +découvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit, +maître écureuil avait sauté sur un arbre, de l'arbre sur un buisson. +Toujours dégringolant, il arriva jusqu'à Perlino qui jouait à la +_morra_[1] avec son ombre, moyen sûr de toujours gagner. + +[Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou +plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire +doit deviner.] + +L'écureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravité +d'un notaire. + +--Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de +beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une +partie. + +--Peuh! dit Perlino en bâillant, tu as les doigts trop courts, et tu +n'es qu'une bête. + +--Des doigts courts ne sont pas toujours un défaut, reprit l'écureuil; +j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime était d'avoir les doigts +trop longs; et, si je suis une bête, seigneur Perlino, au moins suis-je +une bête éveillée. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de +dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe à ma porte pendant la +nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir. + +--Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi +quelque chose d'étrange. J'ai la tête lourde et le coeur chagrin; je +fais de mauvais rêves. D'où cela vient-il? + +--Cherche! dit l'écureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors +pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut! + +Sur ce, l'écureuil grimpa sur une branche et disparut. + +Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien +ne rend méchant comme de s'ennuyer à deux, rien ne rend sage comme de +s'ennuyer tout seul. Au souper, il étudia la figure et le sourire de la +dame des Écus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais +chaque fois qu'on lui présenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la +fenêtre pour admirer la beauté du soir, et chaque fois il jeta l'or +potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs +qui perçaient la terre; c'est depuis ce temps-là que les hannetons sont +dorés. + + +XI + +LA RECONNAISSANCE + + +En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui +le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hâte +d'être seul pour voir si le bonheur frapperait à sa porte et sous quelle +figure il entrerait. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Il +n'était pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive: +c'était Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait +comment elle l'avait fait et pétri de ses propres mains, comment c'était +à ses prières qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'était laissé +séduire et enlever, tandis qu'elle avait couru après lui avec une peine +que Dieu veuille épargner à tout le monde. Violette lui disait encore, +avec un accent plus douloureux et plus pénétrant, comment depuis deux +nuits elle veillait à sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle +avait donné des trésors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot, +comment cette dernière nuit était la fin de ses espérances et le terme +de sa vie. + +En écoutant ces paroles qui lui perçaient l'âme, il semblait à Perlino +qu'on le tirait d'un rêve: c'était un nuage qu'on déchirait devant ses +yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans +ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on +croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants où l'on est si +heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer. + +--Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit. + +--Partir n'est pas aisé, seigneur Perlino, répondit l'écureuil: la dame +des Écus-Sonnants ne lâche pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous +éveiller, nous avons usé tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous +sauver. + +--Peut-être ai-je un moyen, dit Perlino, à qui l'esprit venait comme la +sève aux arbres du printemps. + +Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'écurie, +suivi de Violette et des trois amis. Là , il sella le meilleur cheval, +et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'à la loge où dormait le +geôlier, les clefs à la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'éveilla et +voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or +potable, au risque de l'étouffer; mais, loin de se plaindre, le geôlier +se mit à sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en +tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer +à triple tour, et jeter dans l'abîme ces clefs de perdition pour +enfermer à jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino +l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compté sans le trou de +la serrure: il n'en faut pas plus à la convoitise pour s'échapper de sa +retraite et envahir le coeur humain. + +Enfin, les voilà en route, tous deux sur le même cheval: Perlino en +avant, Violette en croupe. Elle avait passé les bras autour du cou de +son bien-aimé, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui +battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tête pour revoir la +figure de sa chère maîtresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait +toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'écureuil +n'avait plus d'une fois tiré la bride pour empêcher le cheval de butter +ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore +en chemin? + +Je laisse à penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa +fille et son gendre. C'était le plus jeune de la maison; il riait tout +le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le +monde; il avait tellement perdu la tête qu'il doubla les appointements +de ses commis et fit une pension à son caissier, qui ne le servait que +depuis trente-six ans. + +Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on +eut soin de trier les amis. De vingt lieues à la ronde, il vint des +abeilles qui apportèrent un beau gâteau de miel; le bal finit par +une tarentelle de souris et un saltarello d'écureuils dont on parla +longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invités, Violette et +Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arrêter. Cecco, qui était +plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'étaient +plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jetèrent +dans ses bras en riant. Un père a toujours le coeur faible: il les prit +par la main et se mit à danser avec eux jusqu'au soir. + + +XII + +LA MORALE + + +--Voilà l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en +se levant ma grosse hôtesse, tout émue des aventures qu'elle venait de +conter. + +--Et la dame des Écus-Sonnants, m'écriai-je, qu'est-elle devenue? + +--Qui le sait? répondit Palomba. Qu'elle ait pleuré ou qu'elle se soit +arraché un côté de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours +par se prendre à son propre piège; c'est bien fait. La farine du diable +s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour +les honnêtes gens! + +--Et la morale? + +--Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre +Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Père capucin +qui prêche à vêpres, et vous voyez d'ici la cathédrale. + +--C'est la morale du conte que je vous demande. + +--Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est +servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est +finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des +contes: que voulez-vous de plus? + +Je me mis à table, mais je n'étais pas satisfait. Tout en ébréchant mon +couteau sur un blanc de poulet, je dis à mon hôtesse: + +--Votre histoire est touchante, et voilà un macaroni qui a un fumet +admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les +aventures de Perlino, je ne leur servirai pas à dîner en même temps; ils +réclameront une morale. + +--Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces délicats qui n'osent +pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent goûter à +mon macaroni. Adressez-les à Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous +leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout +Paris. + +A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se lève, +les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodée comme ce +matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal +passé n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne +nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout à l'heure. + +--Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouvé ce que je cherchais. Un +moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du +vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voilà ce que donnent les +contes et les rêves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la +moralità !_ + + + + +LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN + + +I + +LE CAPITAINE JEAN + + +Quand j'étais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez +mon grand-père, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me +souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on +appelait le capitaine Jean. C'était, disait-on, un ancien marin qui +avait fait cinq ou six fois le tour du monde. + +Je le vois encore. C'était un gros homme court et trapu; sa figure était +jaune et ridée; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des +moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il était +toujours habillé de la même façon: l'été, tout en blanc, depuis les +pieds jusqu'à la tête, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en +bleu, avec un chapeau ciré, des souliers à boucles et des bas chinés. Il +habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait +à personne. Aussi le regardait-on comme une espèce de Croquemitaine. +Quand je n'étais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du +terrible voisin, menace qui me rendait aussitôt obéissant. + +Malgré tout, je me sentais attiré vers le capitaine. + +[Illustration: Il était là , immobile et guettant ses goujons.] + +Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme +de ses petits yeux, cachés par d'épais sourcils, plus blancs que ses +moustaches; mais je le suivais en arrière, et, sans savoir comment, je +me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'était pas un +homme comme les autres. Tous les matins, il était dans une prairie de +mon grand-père, assis au bord de l'eau, pêchant à la ligne avec un +bonheur qui ne se démentait jamais. Tandis qu'il était là , immobile et +guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi à qui on +défendait d'approcher de la rivière. Et quelle joie quand le capitaine +appelait son chien, lui mettait une allumette enflammée dans la gueule, +et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayée de +Fidèle. C'était là un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment. + +A dix ans, on ne cache guère ce qu'on éprouve; le capitaine s'aperçut de +mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour +que, hissé sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'épaule du +pêcheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il +promenait sur l'eau: + +--Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit à mon +oreille comme un coup de canon; vous êtes un amateur, à ce que je vois. +Si vous êtes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, +prenez cette ligne qui est là à côté de moi. + +Voyons comment vous vous en tirerez. + +Dire ce qui se passa dans mon âme serait chose difficile; j'ai eu +quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une émotion aussi forte. Je +rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voilà assis sur l'herbe, +tenant la ligne qu'avait lancée le marin, plus immobile que Fidèle, et +ne regardant pas son maître avec moins de reconnaissance. L'hameçon +jeté, le liège trembla: «Attention! jeune homme, me dit tout bas +le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez à vous +doucement, allongez, et maintenant tirez lentement à vous; fatiguez-moi +ce drôle-là .» + +J'obéis et bientôt j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches +aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour +glorieux, aucun succès ne t'a effacé de mon souvenir! Tu es resté ma +plus grande et ma plus douce victoire! + +Depuis cette heure fortunée, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain, +il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot. +Nous étions inséparables; on l'aurait plutôt vu sans son chien que sans +moi. Ma mère s'aperçut de cette passion naissante. Comme le marin était +un brave homme, elle tira bon parti de mon amitié. Quand ma lecture +était manquée, quand il y avait dans ma dictée une orthographe de +fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain +(ce qui était plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon +absence. Dieu sait de quelle façon il jurait après moi! Grâce à cette +terreur salutaire, je fis des progrès rapides. Si je ne fais pas trop +de fautes quand j'écris, je le dois à l'excellent homme qui, en fait +d'orthographe, en savait un peu moins long que moi. + +Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le +rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais +reçus: + +--Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc écris-tu? + +--Vraiment, répondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire +ni écrire. + +--Tu es bien heureux! m'écriai-je. Tu n'as pas de maîtres, toi, tu +t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris. + +--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me +coûte cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le +payer. + +--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais grondé, tu as toujours fait +ce que tu as voulu. + +--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en +grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont +voulu les autres, et j'ai eu une terrible maîtresse qui ne donne pas ses +leçons pour rien: on la nomme l'expérience. Elle ne vaut pas ta mère, je +t'en réponds. + +--C'est l'expérience qui t'a rendu savant, capitaine? + +--Savant, non; mais elle m'a enseigné le peu que je sais. Toi, mon +enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'expérience des autres; +moi, j'ai tout appris à la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est +vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliothèque qui en vaut +bien une autre. Elle est là , ajouta-t-il en se frappant le front. + +Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliothèque? + +Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la médecine, des +proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a +souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires +romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventés. Grands ou +petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit. + +--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme +toi. + +--Volontiers, reprit le marin; mais je te préviens que je ne suis pas +un diseur de belles paroles; je te réciterai mes contes comme on me les +a récités; je te dirai à quelle occasion et quel profil j'en ai tiré. +Écoute donc l'histoire de mon premier voyage. + + +II + +PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN + + +J'avais douze ans, et j'étais à Marseille, ma ville natale, quand on +m'embarqua comme mousse à bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la +Belle-Émilie._ Nous allions au Sénégal porter de ces toiles bleues qu'on +appelle des guinées, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents +d'éléphant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le +voyage n'eut rien d'intéressant; je ne me souviens guère que des coups +de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le +caractère et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisième +semaine, le brick approcha des côtes d'Andalousie, et, un soir, on jeta +l'ancre à quelque distance d'Alméria. La nuit venue, le second du navire +prît son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais +pas, car le soleil était couché depuis longtemps. + +Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstinés qui se +promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur +invisible gibier. Tout à coup on met la chaloupe à la mer, on m'y jette +plus qu'on ne m'y descend; me voilà occupé à recevoir et à ranger des +ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se +dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas à quoi +pouvait servir cette promenade par une nuit sans étoiles; mais un mousse +ne raisonne guère; il obéit sans rien dire; sinon, gare les coups. + +La chaloupe aborda sur une plage déserte, loin du port d'Alméria. Le +second, qui nous commandait, se mit à siffler; on lui répondit, bientôt +j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On débarqua des ballots, on +les chargea sur des chevaux, des ânes, des mulets, qui se trouvaient la +fort à propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre +jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse +sur une mule, entre deux paniers; nous voilà en route pour aller je ne +sais où. + +Au bout d'une heure, on aperçut une petite lumière, vers laquelle on +se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on répondit: _Les anciens_. Une +porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitée par des gens qui +n'avaient pas la mine de très bons chrétiens. C'étaient, je l'appris +bientôt, des bohémiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce +défendu, qui nous exposait aux galères. On ne m'avait pas demandé mon +avis. + +Le capitaine entra, avec les bohémiens, dans une salle basse dont on +ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui préparait +le souper: c'était la plus laide sorcière que j'aie vue de ma vie. Elle +me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais +malgré moi. Quand elle m'eut bien examiné, la vieille me parla. Je +fus tout étonné d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de +Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit +asseoir auprès d'elle, les jambes croisées sur une natte de jonc et, me +jetant un poulet, m'ordonna de le plumer. + +Un mousse doit tout savoir, sous peine d'être battu: je me mis à +arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille, +qui, de son côté, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour +m'encourager, elle me souriait de façon agréable, en me montrant chaque +fois trois grandes dents jaunes tout ébréchées, seul trésor qui lui +restât dans la bouche. Les poulets plumés, il fallut hacher des oignons, +éplucher de l'ail, préparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux, +autant par peur de la vieille que par amitié. + +--Eh bien, la mère, êtes-vous contente? lui dis-je quand tous nos +préparatifs furent achevés. + +--Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garçon, je veux te +récompenser. Donne-moi ta main. + +Elle me prit la main, la retourna, et se mit à en suivre toutes les +lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure. + +--Assez, la mère! lui dis-je en retirant ma main, je suis chrétien, je +ne crois pas à tout cela. + +--Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et +si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres +gitanos, nous entendons des voix qui vous échappent; nous parlons avec +les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. + +--Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de +ce poulet que j'ai plumé? + +--Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciée de l'écouter; mais, si +tu veux, je te conterai l'histoire de son frère; tu y verras que tôt ou +tard on est puni par où on a péché, et que jamais un ingrat n'échappe au +châtiment. + +Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis; +puis elle commença le conte que voici. + + +III + +HISTOIRE DE COQUERICO[1] + + +[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontée avec +beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero, +_la Gaviotta ou la Mouette._] + +Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la +basse-cour d'un riche fermier; elle était entourée d'une nombreuse +famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne +lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme +et estropié. C'était justement celui que la mère aimait le mieux; ainsi +sont faites toutes les mères; leurs préférés sont les plus laids. Cet +avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eût dit +que Salomon eût exécuté sa sentence mémorable sur Coquerico (c'était le +nom de ce chétif individu) et qu'il l'eût coupé en deux du fil de sa +fameuse épée. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle +occasion d'être modeste; notre gueux de Castille était plus fier que son +père, le coq le mieux éperonné, le plus élégant, le plus brave et le +plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos à Madrid. Il se croyait un +phénix de grâce et de beauté, il passait les plus belles heures du jour +à se mirer au ruisseau. Si l'un de ses frères le heurtait par hasard, +il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au +combat le seul oeil qui lui restât; si les poules gloussaient à sa vue, +il disait que c'était pour cacher leur dépit, parce qu'il ne daignait +même pas les regarder. + +Un jour, que sa vanité lui montait à la tête plus que de coutume, il dit +à sa mère: + +--Écoutez-moi, madame ma mère: l'Espagne m'ennuie, je vais à Rome; je +veux voir le pape et les cardinaux. + +--Y penses-tu, mon enfant? s'écria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la +cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti +de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons +montrer notre généalogie. Où trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, +des mûriers pour t'abriter, un poulailler blanchi à la chaux, un fumier +magnifique, des vers et des grains partout, des frères qui t'aiment, et +trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'à Rome même tu ne +regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie? + +Coquerico haussa son aile manchote en signe de dédain. «Ma mère, dit-il, +vous êtes une bonne femme; tout est beau à qui n'a jamais quitté son +fumier; mais j'ai déjà assez d'esprit pour voir que mes frères n'ont pas +d'idées, et que mes cousins sont des rustres. Mon génie étouffe dans ce +trou, je veux courir le monde et faire fortune. + +--Mais, mon fils, reprit la pauvre mère poule, t'es-tu jamais regardé +dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et +une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes +d'araignée et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu. + +--Ma mère, répondît Coquerico, quand une poule couve un canard, elle +s'effraye toujours de le voir courir à l'eau. Vous ne me connaissez pas +davantage. Ma nature à moi, c'est de réussir par mes talents et mon +esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agréments de +ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens. + +Quand la poule vit que tous les sermons étaient inutiles, elle dit à +Coquerico: + +--Mon fils, écoute au moins les derniers conseils de ta mère. Si tu vas +à Rome, évite de passer devant l'église de Saint-Pierre; le saint, à ce +qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. +Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu +les reconnaîtras à leur bonnet blanc, à leur tablier retroussé et à la +gaine qu'ils portent au côté. Ce sont des assassins patentés qui nous +traquent sans pitié, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps +de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant +la patte, reçois ma bénédiction et que saint Jacques te protège; c'est +le patron des pèlerins. + +Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans +l'oeil de sa mère, il ne s'inquiéta pas davantage de son père, qui +cependant dressait sa crête au vent et semblait l'appeler. Sans se +soucier de ceux qu'il laissait derrière lui, l'ingrat se glissa par la +porte entrouverte; à peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois +fois pour célébrer sa liberté: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ + +Comme il courait à travers champs, moitié volant, moitié sautant, il +arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis à sec. Cependant, au +milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux +feuilles tombées l'arrêtaient au passage. + +Quand le ruisseau aperçut notre voyageur, il lui dit: + +--Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai même pas la force d'emporter +ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un détour, +car je suis exténué. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je +ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma +reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura +rendu mes forces. + +--Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de +ruisseau? Adresse-toi à gens de ton espèce, ajouta-t-il; et de sa bonne +patte il sauta par-dessus le filet d'eau. + +--Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau, +mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas. + +Un peu plus loin, notre maître coq aperçut le vent tout abattu et tout +essoufflé. + +--Cher Coquerico, lui dit-il, viens à mon aide; ici-bas on a besoin les +uns des autres. Tu vois où m'a réduit la chaleur du jour. Moi qui, en +d'autres temps, déracine les oliviers et soulève les mers, me voilà tué +par la canicule. Je me suis laissé endormir par le parfum de ces roses +avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque évanoui. Si tu +voulais me lever à deux pouces du sol avec ton bec, et m'éventer un peu +avec ton aile, j'aurais la force de m'élever jusqu'à ces nuages blancs +que j'aperçois là -haut, poussés par un de mes frères, et je recevrais de +ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'à ce que +j'hérite du premier ouragan. + +--Monseigneur, répondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est +amusée plus d'une fois à me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit +jours encore que, se glissant en traître derrière moi, Votre Seigneurie +s'est divertie à m'ouvrir la queue en éventail, et m'a couvert de +confusion à la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les +railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire pénitence et +d'apprendre à respecter certains personnages qui, par leur naissance, +leur beauté et leur esprit, devraient être à l'abri des plaisanteries +d'un sot. + +Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit à chanter trois fois de sa voix +la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fièrement +son chemin. + +Dans un champ nouvellement moissonné où les laboureurs avaient amassé de +mauvaises herbes fraîchement arrachées, la fumée sortait d'un monceau +d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une +petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les +allumer. + +--Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens à propos pour me +sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais où s'amuse mon +cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques +brins de paille sèche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu +obligeras. + +--Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le mérites, +insolente qui oses t'adresser à moi! Et voilà le poulet qui saute sur +le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on +n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus +de fumée. Sur quoi, maître Coquerico, suivant son habitude, se mit à +chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit +de l'aile comme s'il avait achevé les exploits d'Amadis. + +Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver à +Rome; c'est là que mènent tous les chemins. A peine dans la ville, il +courut droit à la grande église de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y +songeait guère; il se plaça en face de la porte principale, et, quoique +au milieu de la colonnade il ne parût pas plus gros qu'une mouche, il +se hissa sur son ergot et se mit à chanter: _Coquerico, coquerico, +coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et désobéir à sa mère. + +Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-père, qui +l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour +en faire son souper. + +--Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico à sa ménagère, donne-moi +vite de l'eau bouillante pour plumer ce pénitent-là . + +--Grâce! grâce, madame l'Eau! s'écria Coquerico. Eau si douce, si bonne, +la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitié, ne m'échaude +pas! + +--As-tu donc eu pitié de moi quand je t'ai imploré, ingrat? répondit +l'eau qui bouillait de colère. D'un seul coup elle l'inonda du haut +jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps. + +--Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril. + +--Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Père de la lumière, frère du +soleil, cousin du diamant, épargne un misérable, contiens ton ardeur, +adoucis ta flamme, ne me rôtis pas. + +--As-tu eu pitié de moi quand je t'implorais, ingrat? répondit le feu +qui pétillait de colère; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un +charbon. + +Quand le suisse aperçut son rôti dans ce triste état, il tira le poulet +par la patte et le jeta par la fenêtre. Le vent l'emporta sur un tas de +fumier. + +--O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zéphir bienfaisant, +souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi +reposer sur le fumier paternel. + +--Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je +traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que +Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher. + +--C'est là que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint +cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore +aux voyageurs. Si haut placé qu'il soit, chacun le méprise parce qu'il +tourne au moindre vent. Il est noir, sec, déplumé, battu par la pluie; +il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye +et payera éternellement sa désobéissance à sa mère, sa vanité, son +insolence, et surtout sa méchanceté. + + +IV + +LA BOHÉMIENNE + + +Quand la vieille eut achevé son conte, elle porta le souper au second et +à ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je plaçai sur +la table deux grandes peaux de chèvre toutes pleines de vin; après quoi, +je retournai à la cuisine avec la bohémienne, ce fut notre tour de +manger. + +Il y avait déjà quelque temps que notre repas était achevé, je causais +amicalement avec ma vieille hôtesse, quand tout à coup on entendit du +bruit, des imprécations, des jurements dans la salle du souper. Le +second sortit bientôt; il avait à la main la hache qu'il portait +d'ordinaire à la ceinture, il en menaçait ses compagnons de table, qui +tous tenaient leur couteau à demi caché dans la main. On se querellait +pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de +piastres qu'il refusait de livrer; l'intérêt et l'ivresse empêchaient +qu'on ne s'entendît. + +Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour +trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorité +qu'elle devait sans doute à sa réputation de sorcière; on la méprisait, +mais on en avait peur. La bohémienne écouta tous ces cris qui se +croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et +enfin donna tort au second. + +--Misérable! s'écria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de +voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arrêter le +bras, et je reçus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes +jours. Première leçon que me vendait l'expérience, et qui m'a donné +l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours. + +Furieux d'avoir manqué la victime, le second me renverse à terre d'un +coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain, +je le vois s'arrêter, porter ses mains à son ventre, en retirer un long +couteau tout sanglant, s'écrier qu'il est un homme mort, et tomber. + +Cette horrible scène ne dura pas le temps que je prends pour la conter. + +On fit silence autour du cadavre; puis bientôt les cris recommencèrent, +mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue +des bohémiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre +me secouait par le collet comme s'il voulait m'étrangler, un troisième +me prenait par le bras et me tirait à lui. Au milieu de ce vacarme, la +vieille allait de l'un à l'autre, criant plus fort que toute la bande, +portant les mains à sa tête, puis prenant mon bras et montrant mon pouce +ensanglanté et presque détaché; je commençais à comprendre. Évidemment +il y avait des contrebandiers qui pensaient à profiter de l'occasion, et +qui, pour avoir à bon marché tout ce que nous apportions, proposaient de +se débarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la +faute de me trouver, malgré moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une +leçon qui m'a coûté cher, mais qui m'a servi. + +Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa +figure pendable eût fait reconnaître au milieu de tous ces honnêtes gens +se fit mon défenseur; il me mit près de lui avec la bohémienne, +et, tenant à la main la hache du second, il fit un discours que je +n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le +traduire ainsi: «Cet enfant a sauvé ma mère; je le prends sous ma garde; +le premier qui y touche, je l'abats.» + +[Illustration: Cet enfant a sauvé ma mère, je le prends sous ma garde; +le premier qui y touche, je l'abats.] + +C'était la seule éloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure +après tout ce bruit, ma blessure était pansée avec de la poudre et de +l'eau-de-vie; on m'avait monté sur une mule; dans un des paniers était +le paquet de piastres, à côté de moi, en travers, on avait placé +un grand sac qui pendait des deux côtés. Le bohémien mon sauveur +m'accompagnait seul, un pistolet à chaque poing. + +Arrivés à la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se +trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui à terre une longue et vive +conversation. Après quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: «Un +_roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de +ce que tu as vu, ou tu es mort.» + +[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohémiens.] + +--J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans +un coin le sac, porté par deux matelots. Une fois à bord, on m'envoya +coucher, j'eus grand'peine à m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur +l'agitation; quand je m'éveillai, il était midi. Je craignais d'être +battu; mais j'appris qu'on n'avait pas levé l'ancre: un malheur arrivé +à bord en était la cause, le second, me dit-on, était mort subitement +d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin même +on l'avait jeté à la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa +mort n'attristait personne; il était fort méchant, et on profitait de sa +part dans l'expédition. Une heure après ces funérailles, on mettait à la +voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar. + + +V + +CONTES NOIRS + + +Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sûr de ma +discrétion, le capitaine me prit en amitié; quand nous descendîmes à +terre, à Saint-Louis du Sénégal, il me garda à son service, et me fit +demeurer avec lui. + +Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien +négliger de ce qui pouvait m'instruire. Les nègres qui nous entouraient +de tous côtés parlaient une langue que personne ne voulait se donner la +peine d'apprendre: «Ce sont des sauvages», répétait mon capitaine; après +cela tout était dit. + +Pour moi qui rôdais dans la ville, je me fis bientôt des amis parmi ces +pauvres nègres, si affectueux et si bons. Moitié patois, moitié signes, +nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec +eux de choses et d'autres, que j'en vins à parler leur langue, comme si +le bon Dieu m'avait fait naître avec une peau de taupe.--«Qui s'embarque +sans savoir la langue du pays où il va, dit un proverbe, ne va pas +en voyage, il va à l'école.»--Le proverbe avait raison, j'appris par +expérience que les nègres n'étaient ni moins intelligents ni moins fins +que nous. + +Parmi ceux que je voyais le plus souvent, était un tailleur qui aimait +beaucoup à causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans +sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs. + +--Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marié? + +--Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrières +les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as +choisie. + +--C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve +combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Écoute mon récit, il +t'intéressera. + +L'HISTOIRE DU TAILLEUR + +Il y avait une fois un tailleur (c'était mon futur beau-père) qui avait +une fort belle fille à marier; tous les jeunes gens la recherchaient à +cause de sa beauté. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la +belle et lui dirent: + +--C'est pour toi que nous sommes ici. + +--Que me voulez-vous? répondit-elle en souriant. + +--Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous désire +t'épouser. + +La belle était une fille bien élevée, elle appela son père qui écouta +les deux prétendants et leur dit: + +--Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui +des deux aura ma fille. + +Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens étaient de retour. + +--Nous voici, crièrent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous +avez promis hier. + +--Attendez, répondit-il, je vais au marché acheter une pièce de drap; +quand je l'aurai rapportée à la maison, vous saurez ce que j'attends de +vous. + +Quand le tailleur revint du marché, il appela sa fille, et, lorsqu'elle +fut venue, il dit aux jeunes gens: + +--Mes fils, vous êtes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que +je la donne? à qui faut-il que je la refuse? Voyez cette pièce de drap: +j'y taillerai deux vêtements pareils; chacun de vous en coudra un, celui +qui le premier aura fini sera mon gendre. + +Chacun des deux rivaux prit sa tâche et se prépara à coudre sous les +yeux du maître. Le père appela sa fille et lui dit: + +--Voici du fil, tu le prépareras pour ces deux ouvriers. + +La fille obéit à son père, elle prit le peloton et s'assit près des deux +jeunes gens. + +Mais la belle était fine; le père ne savait pas qui elle aimait, les +jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait +déjà . Le tailleur sortit; la jeune fille prépara le fil, les jeunes gens +prirent leurs aiguilles et commencèrent à coudre. Mais à celui qu'elle +aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillées courtes, tandis +qu'elle donnait des aiguilles longues à celui qu'elle n'aimait pas. +Chacun cousait, cousait avec une ardeur extrême, à onze heures l'oeuvre +était à peine à moitié; mais à trois heures de l'après-midi, mon ami, le +jeune homme aux courtes aiguillées, avait achevé sa tâche, tandis que +l'autre était loin d'avoir fini. + +Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vêtement terminé; +son rival cousait toujours. + +--Mes enfants, dit le père, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre +d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partagé cette pièce de drap en deux +portions égales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon +gendre. Avez-vous bien compris cela? + +--Père, répondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole +et accepté l'épreuve; ce qui est fait est bien fait. + +Le tailleur avait raisonné ainsi: Celui qui finira le premier sera +l'ouvrier le plus habile, par conséquent ce sera celui qui soutiendra +le mieux son ménage; il n'avait pas deviné que sa fille ferait des +aiguillées longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'était l'esprit +qui décidait l'épreuve, c'était la belle qui se choisissait elle-même +son mari. + + * * * * * + +Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe, +demande-leur ce qu'elles auraient fait à la place de la négresse, tu +verras si la plus fine n'est pas embarrassée. + +Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme était entrée et +travaillait sans rien dire, comme si ce récit ne la concernait pas. + +--Les filles de votre pays ne sont pas bêtes, lui dis-je en riant; il me +semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris. + +--C'est que nous avons reçu de nos mères une bonne éducation, me +répondit-elle. On nous a toutes exercées avec l'histoire de la Belette. + +--Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe, +pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai. + +--Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici: + +LA BELETTE ET SON MARI + +Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit: + +--Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi. + +Le mari écouta les paroles de sa femme et lui dit: + +--Quels sont les langes que tu aimes? + +Et la Belette répondit: + +--Je veux la peau d'un éléphant. + +Le pauvre mari resta stupéfait de cette exigence, et demanda à sa chère +moitié si par hasard elle n'aurait point perdu la tête; pour toute +réponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitôt. +Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit: + +--Compère, ma terre est pleine de gazon, aide-moi à la remuer. + +Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule: + +--Commère, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons +besoin de votre secours. + +La Poule courut aussitôt, mangea le Ver et se mit à gratter le sol. + +Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat: + +--Compère, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon +absence, vous devriez faire un tour de ce côté. + +Un instant après, le Chat avait mangé la Poule. + +Tandis que le Chat se régalait de la sorte, la Belette dit au Chien: +«Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?» Le chien +furieux courut étrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eût en ce pays +d'autre maître que lui. + +Le lion passant par là , la Belette le salua avec respect: «Monseigneur, +lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien», sur +quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le dévora. + +Ce fut le tour de l'Éléphant: la Belette lui demanda son appui contre +le Lion; l'Éléphant entra en protecteur sur le terrain de celle qui +l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui +avait creusé un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Éléphant +tomba dans le piège et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de +l'Éléphant, se sauva dans la forêt. + +La Belette alors prit la peau de l'Éléphant et la montra à son mari, en +lui disant: + +--Je t'ai demandé la peau de l'Éléphant; avec l'aide de Dieu, je l'ai +eue, et je te l'apporte. + +Le mari de la Belette n'avait pas deviné que sa femme était plus fine +que toutes les bêtes de la terre; encore moins avait-il pensé que la +dame était plus fine que lui. Il le comprit alors, et voilà pourquoi +nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette. + +L'histoire est finie. + + * * * * * + +Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les nègres; +je connus bientôt leur façon de faire le commerce, leurs idées, leurs +habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur +sagesse. + +Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni +écrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une façon de graver les +choses dans la mémoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des +énigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles +renferment. + +--Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tête, ce qui +était son grand signe d'amitié, devine-moi celle-ci: + +--Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me +plaît. + +--C'est ton chien, capitaine, tu as regardé Fidèle en parlant. + +--Bravo, mon matelot. Continuons: + +--Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait +toujours ce qui te plaît. + +Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mère, mon petit homme; tu +ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'expérience +t'apprendra que ce n'est jamais à elle qu'elle pense quand il s'agit de +toi. + +Dis-moi celle que ton père aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui +fait faire tout ce qui lui plaît. + +--On ne fait jamais faire à papa ce qu'il ne veut pas, capitaine; +maman le répète tous les jours. Mais ma soeur est mal élevée, elle rit +toujours quand maman dit cela. + +--C'est que ta soeur a deviné le mot de l'énigme, mon matelot. Ah! si +j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcée à me commander son caprice +du matin au soir. + +Reste encore une énigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui +vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire +tout ce qui lui plaît? + +--Je ne sais pas, capitaine. + +--Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir à ton papa. + +Je ne manquai pas à la recommandation du marin; je racontai à table +tout ce que j'avais appris dans la journée; les contes nègres amusèrent +beaucoup ma mère; les énigmes eurent un succès complet, mais, quand j'en +vins à la dernière, mon père se mit à rire. + +--Ce n'est pas difficile à deviner, mon garçon, je vais te le dire... + +Sur quoi ma mère regarda mon père; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses +yeux, mais il resta court. + +--Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir. + +--Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mère et d'un ton +sévère, je vous envoie au jardin sans dessert. + +--Ah! dit mon père. + +Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table: +Mais parle donc, papa! + +Ma mère fit mine de se lever; mon père la prévint: en un instant je me +trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain +sec à la main. + +Voilà comment je n'ai jamais su le mot de la dernière énigme. S'il y en +a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au +Sénégal; peut-être la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret +que ma mère ne m'a jamais dit. + + +VI + +LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN + + +Mes causeries avec les nègres avaient fait de moi un interprète et un +courtier; le capitaine avait en mon zèle une pleine confiance; malgré +mon jeune âge, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La +cargaison fut bientôt faite à des conditions excellentes, et, à mon +retour à Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des +armateurs. Ma réputation commençait, et, après quelques voyages dans la +Méditerranée, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrécargue d'un +brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans. + +Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout où j'avais +abordé, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs, +levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue +de tous ces gens-là . Le navire allait chercher des grains dans la mer +Noire, à l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinât +tous les patois; on m'avait trouvé sous la main, et, quoique je n'eusse +guère de barbe au menton, on m'avait pris. + +Me voilà donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce +loyal et n'étant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais +de la peine pour défendre l'intérêt de mes armateurs! En arrivant à +Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles +divers à des conditions avantageuses, et tous nous partîmes pour Galatz, +bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant +dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue +et de toute nation. L'un des plus singuliers était un Dalmate qui +retournait chez lui par le Danube. Il était tout le jour assis à +l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une +corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette +corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue +douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il +récitait tous les soirs à la clarté des étoiles, et que je n'ai pas +oubliées: + +LE CHANT DU SOLDAT + +--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger. + +--Quand j'ai quitté mon bon père, la lune brillait au ciel. + +--La lune brille au ciel, j'entends mon père qui me pleure. + +--Quand j'ai quitté ma bonne mère, le soleil brillait au ciel. + +--Le soleil brille au ciel, j'entends ma mère qui me pleure. + +--Quand j'ai quitté mes frères chéris, les étoiles brillaient au ciel. + +--Les étoiles brillent au ciel, j'entends mes frères qui me pleurent. + +--Quand j'ai quitté mes soeurs chéries, les pivoines étaient en fleur. + +--Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent. + +--Quand j'ai quitté ma bien-aimée, les lis fleurissaient au jardin. + +--Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimée qui me pleure. + +--Il faut que ces larmes sèchent, demain je veux partir d'ici. + +--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger. + +LE CHANT DU FIANCÉ + +--Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'élève au plus haut dès cieux. Si +je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre! + +--Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle. + +--Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est +fiancée ta bien-aimée. + +--Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux être là . + +Quand elle est entrée dans l'église, c'était encore une simple fille; +maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame. + +--Vois-tu la lune qui s'élève entre deux petites étoiles? C'est ma +bien-aimée entre ses deux belles-soeurs. + +Quand elle va pour se fiancer, je l'arrête au passage.--Chère enfant, +rends-moi l'anneau que j'ai acheté. + +--Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon +pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint. + + * * * * * + +La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traversé plus d'une fois +les deux Océans, je connais leurs tempêtes; mais je crains moins leurs +longues vagues qui déferlent contre le navire que ces petits flots +pressés qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout à coup, +s'entr'ouvrent comme un abîme. Depuis deux jours et deux nuits nous +étions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon +Dalmate, qui s'était attaché à un des bancs par la ceinture, et qui, +tout mouillé qu'il était, chantait toujours les airs de son pays. + +--Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment où le vent et la mer nous +laissaient un peu respirer, je vois que vous êtes un brave, vous n'avez +pas peur du naufrage. + +--Qui peut empêcher sa destinée? me dit-il en raclant son violon; le +plus sage est de s'y résigner. + +--Voilà parler comme un Turc, lui répondis-je; un chrétien n'est pas si +patient. + +--Pourquoi ne serait-on pas chrétien et résigné à la volonté divine? +reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes +honnêtes gens; il ne nous a jamais promis la santé, la richesse, le +salut en mer et autres choses passagères. Tout cela est abandonné à une +puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont +vue la nomment _le Destin_. + +--Comment, m'écriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le +Destin existe? + +--Pourquoi non? me répondit-il tranquillement. Si vous en doutez, +écoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare; +ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez. + + +VII + +LE DESTIN + + +Il y avait une fois deux frères qui vivaient ensemble au même ménage; +l'un faisait tout, tandis que l'autre était un indolent, qui ne +s'occupait que de boire et de manger. Les récoltes étaient toujours +magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs, +abeilles et le reste. + +L'aîné, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet +indolent? Mieux vaut nous séparer; je travaillerai pour moi seul, et il +fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc à son frère. + +--Mon frère, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne +veux m'aider en rien et ne penses qu'à boire et à manger; il faut nous +séparer. + +L'autre essaya de le détourner de ce projet en lui disant: + +--Frère, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les +mains, aussi bien ce qui est à toi que ce qui est à moi, et tu sais que +je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes. + +Mais l'aîné persista dans sa résolution, si bien que le cadet dut céder, +et lui dit: + +--Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le +partage comme il te plaira. + +Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour +ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un +chevrier pour ses chèvres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour +ses abeilles, et leur dit à tous: + +--Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille! + +Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant. + +L'aîné, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait +pour le bien commun: il garda lui-même ses troupeaux, ayant l'oeil à +tout; malgré cela, il ne trouva partout que mauvais succès et dommage. +De jour en jour tout lui tournait à mal, jusqu'à ce qu'enfin il devint +si pauvre, qu'il n'avait même plus une paire d'opanques[1], et qu'il +allait nu-pieds. Alors il se dit: + +[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanières +de cuir.] + +--J'irai chez mon frère voir comment les choses vont chez lui. + +Son chemin le menait dans une prairie où paissait un troupeau de brebis, +et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de +berger. Près d'elles seulement était assise une belle jeune fille qui +filait un fil d'or. + +Après avoir salué la fille d'un «Dieu te protège!» il lui demanda à qui +était ce troupeau; elle lui répondit: + +--A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis. + +--Et qui es-tu? continua-t-il. + +--Je suis la fortune de ton frère, répondit-elle. + +Alors il fut pris de colère et d'envie, et s'écria: + +--Et ma fortune, à moi, où est-elle? + +La fille lui répondit: + +--Ah! elle est bien loin de toi. + +--Puis-je la trouver? demanda-t-il. + +Elle lui répondit:--Tu le peux, seulement cherche-la. + +Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frère +étaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne +voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla +droit à son frère. Dès que celui-ci l'aperçut, il en eut pitié et lui +dit en fondant en larmes: + +--Où donc as-tu été depuis si longtemps? + +Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques +et quelque argent. + +Après être resté trois jours chez son frère, le pauvre partit pour +retourner chez lui; mais, une fois à la maison, il jeta un sac sur ses +épaules, y mit un morceau de pain, prit un bâton à la main, et s'en alla +ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marché quelque +temps, il se trouva dans une grande forêt, et rencontra une abominable +vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit à fouiller la terre avec +son bâton, et, pour éveiller la vieille, il lui donna un coup dans le +dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'à demi +ses yeux chassieux, elle lui dit: + +--Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais été éveillée, +tu n'aurais pas ces opanques. + +Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empêché d'avoir ces +opanques? + +La vieille lui dit:--Je suis ta fortune. + +En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant: + +--Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui +donc t'a donnée à moi? + +Et la vieille lui dit: + +--C'est le Destin. + +--Où est le Destin? demanda-t-il. + +--Va et cherche-le, lui répondit-elle en se rendormant. + +Alors il partit et s'en alla chercher le Destin. + +[Illustration: La vieille lui dit: «Je suis ta Fortune.»] + +Après un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans +ce bois il trouva un ermite à qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir +des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit: + +--Va sur la montagne, tu arriveras droit à son château; mais, quand tu +seras près du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout +ce que tu lui verras faire jusqu'à ce qu'il t'interroge. + +Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et, +quand il fut arrivé dans le château du Destin, c'est là qu'il vit de +belles choses! C'était un luxe royal, il y avait une foule de valets et +de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour +le Destin, il était assis à une table servie et il soupait. Quand +l'étranger vit cela, il se mit aussi à table et mangea avec le maître du +logis. Après le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers +minuit, voici que dans le château il se fait un bruit terrible, et au +milieu du bruit on entendait une voix qui criait: + +--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui sont venues +au monde: donne-leur quelque chose à ton bon plaisir! + +Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre doré et sème dans la +chambre des ducats tout brillants en disant: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! + +Au point du jour, le beau château s'évanouit, et à sa place il y eut +une maison ordinaire, mais où rien ne manquait. Quand vint le soir, le +Destin se remit à souper, son hôte en fit autant; personne ne dit mot. + +Après souper tous deux allèrent se coucher. Vers minuit, voici que +dans le château recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on +entendait une voix qui criait: + +--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui ont vu la +lumière, donne-leur quelque chose à ton bon plaisir! + +Et voilà le Destin qui se lève, il ouvre un coffre d'argent; mais cette +fois il n'y avait pas de ducats, ce n'était que des monnaies d'argent +mêlées par-ci par-là de quelques pièces d'or. Le destin sema cet argent +sur la terre en disant: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! + +Au point du jour la maison avait disparu, et à sa place il y en avait +une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la +maison diminuait, jusqu'à ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une misérable +cabane; le Destin prit une bêche et se mit à fouiller la terre; son hôte +en fit autant, et ils bêchèrent tout le jour. Quand vint le soir, le +Destin prit une croûte de pain dur, en cassa la moitié et la donna à son +compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mangé, ils se +couchèrent. + +Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du +bruit on distinguait une voix qui disait: + +--Destin, Destin, tant et tant d'âmes sont venues au monde cette nuit: +donne-leur quelque chose à ton bon plaisir. + +Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre et se met à semer +des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce +faisant, il disait: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie. + +Quand le matin reparut, la cabane s'était changée en un grand palais +comme au premier jour. Alors pour la première fois le Destin parla à son +hôte et lui dit: + +--Pourquoi es-tu venu? + +Celui-ci conta en détail sa misère; et comment il était venu pour +demander au Destin lui-même pourquoi il lui avait donné une si mauvaise +fortune. Le Destin lui répondit: + +--Tu as vu comment la première nuit j'ai semé des ducats, et ce qui a +suivi. Tel je suis la nuit où naît un homme, tel cet homme sera toute +sa vie. Tu es né dans une nuit de pauvreté, tu resteras pauvre toute ta +vie. Ton frère, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit. +Il restera heureux jusqu'à la fin. Mais, puisque tu as pris tant de +peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frère +a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunée que son père. +Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu +acquerras, aie soin de dire que cela est à ta femme. + +L'hôte remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de +retour au pays, il alla droit chez son frère, et lui dit: + +--Frère, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde! + +Et le frère répondit: + +--Cela me plaît; Miliza est à toi. + +Le nouveau marié emmena dans sa maison la fille de son frère, et il +devint très riche, mais il disait toujours: + +--Tout ce que j'ai est à Miliza. + +Un jour, il alla aux champs pour voir ses blés, qui étaient si beaux +qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. voilà qu'un voyageur vint à +passer sur le chemin et lui demanda: + +--A qui ces blés? + +Et lui, sans y penser, répondit: + +--Ils sont à moi. + +Mais à peine avait-il parlé que voilà les blés qui s'enflamment et le +champ qui est tout en feu. Vite il court après le voyageur, et lui crie: + +--Arrête, mon frère; ces blés ne m'appartiennent pas, ils sont à Miliza, +la fille de mon frère. + +Le feu cessa aussitôt, et dès lors notre homme fut heureux, grâce à +Miliza. + + * * * * * + +--Seigneur Dalmate, dis-je, à mon conteur, votre histoire est jolie, +quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres +idées: loin de nous en remettre à la fortune, nous comptons sur +nous-mêmes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre +prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on +cher un bon conseil. + +--Ainsi fait-on chez moi, me répondit le Dalmate en rajustant son bonnet +de peau qui lui tombait sur les yeux; écoutez ce qui est arrivé, l'an +dernier, à un de mes voisins. + + +VIII + +LE FERMIER PRUDENT + + +Il y avait près de Raguse un fermier qui se mêlait aussi de commerce. Un +jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin +de faire quelques achats. En arrivant à un carrefour, il demanda à un +vieillard qui se trouvait là quelle route il lui fallait prendre. + +--Je te le dirai si tu me donnes cent écus, répondit l'étranger; je ne +parle pas à moins; chacun de mes avis vaut cent écus. + +--Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'étranger, qui avait +l'air d'un renard, qu'est-ce que peut être un avis qui vaut cent écus? +Ce doit être quelque chose de bien rare, car, en général, on vous donne +pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage. +Allons, dit-il à l'homme, parle, voilà tes cent écus. + +--Écoute donc, reprit l'étranger; cette route qui va tout droit, c'est +la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de +demain. J'ai encore un avis à te donner, continua-t-il; mais il faut +aussi me le payer cent écus. + +Le fermier réfléchit longtemps, puis il se décida. + +--Puisque j'ai payé le premier conseil, je puis bien payer le second. + +Et il donna encore cent écus. + +--Écoute donc, lui dit l'étranger: Quand tu seras en voyage et que tu +entreras dans une hôtellerie, si l'hôte est vieux et si le vin est +jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur. +Donne-moi encore cent écus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose à te +dire. + +Le fermier se mit à réfléchir. + +--Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai acheté deux, +je peux bien payer le troisième. + +Et il donna ses derniers cent écus. + +--Écoute donc, lui dit l'étranger: si jamais tu te mets en colère, garde +la moitié de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colère +en un jour. + +Le fermier reprit le chemin de sa maison, où il arriva les mains vides. + +--Qu'as-tu acheté? lui demanda sa femme. + +--Rien que trois avis, répondit-il, qui m'ont coûté chacun cent écus. + +--Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude. + +--Ma chère femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon +argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payées. + +Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les +épaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants +sur la paille. + +Quelque temps après, un marchand s'arrêta devant la porte du fermier, +avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un +associé, et offrit au fermier cinquante écus, s'il voulait se charger +d'une des voitures et venir avec lui à la ville. + +--J'espère, dit à son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas; +cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose. + +On partit; le marchand conduisait la première voiture, le fermier menait +la seconde. Le temps était mauvais, les chemins rompus, on n'avançait +qu'à grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda +celle qu'il fallait prendre. + +--C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle +est plus sûre. + +Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui. + +--Quand vous me donneriez cent écus, dit le fermier, je n'irais pas par +ce chemin. + +On se sépara donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue, +arriva néanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut +souffert. Le marchand n'arriva qu'à la nuit; sa voiture était tombée +dans un marais, tout le chargement était endommagé, et le maître était +blessé, par-dessus le marché. + +Dans la première auberge où on descendit, il y avait un vieil hôtelier; +une branche de sapin annonçait qu'on y vendait du vin nouveau. Le +marchand voulut s'arrêter là pour y passer la nuit. + +--Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent écus! s'écria le +fermier. + +Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon. + +Vers le soir, quelques jeunes désoeuvrés qui avaient trop goûté au +vin nouveau se querellèrent à propos d'une cause futile. On tira les +couteaux; l'hôte, alourdi par les années, n'eut pas la force de séparer +ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tué, et, comme on +craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand. + +Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand +matin pour atteler ses chevaux. Effrayé de trouver un mort sur son +chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas être mêlé dans un +procès fâcheux; mais il avait compté sans la police autrichienne; on +courut après lui. En attendant que la justice éclaircit l'affaire, on +jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir. + +Quand le fermier apprit ce qui était arrivé à son compagnon, il voulut, +au moins, mettre en sûreté sa voiture, et reprit le chemin de sa maison. +Comme il approchait du jardin, il aperçut à la brume un jeune soldat +monté sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement +la récolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le +voleur; mais il réfléchit. + +--J'ai payé cent écus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas +dépenser toute sa colère en un jour. Attendons à demain, mon voleur +reviendra. Il prit un détour pour entrer dans la maison par un autre +côté, et, comme il frappait à la porte, voilà le jeune soldat qui se +jette dans ses bras en criant: + +--Mon père, j'ai profité de mon congé pour vous surprendre et vous +embrasser. + +Le fermier dit alors à sa femme: + +--Écoute maintenant ce qui m'est arrivé, tu verras si j'ai payé trop +cher mes trois avis. + +Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu, +quoi qu'il pût faire, le fermier se trouva l'héritier de cet imprudent. +Devenu riche, il répétait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher +un bon conseil, et, pour la première fois, sa femme était de son avis. + + +IX + +LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE + + +--Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voilà +sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la +fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second +récit détruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste +que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sèment le +grain ne récoltassent que le vent. + +--Les paresseux réussissent quelquefois, me répondit-il gravement; j'en +sais an exemple que je puis vous conter. + +--Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'écriai-je. + +--Contes et chansons, c'est toute la vie, me répondit-il froidement. + +LA PARESSEUSE + +Il y avait une fois une mère qui avait une fille très paresseuse et qui +n'avait de goût pour aucune espèce de travail. Elle la conduisit dans un +bois, auprès d'un carrefour, se mit à la battre de toutes ses forces. +Près de là passait par hasard un seigneur qui demanda à la mère pourquoi +ce rude châtiment. + +--Mon cher seigneur, répondit-elle, c'est que ma fille est une +travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'à la mousse qui garnit +les murs. + +--Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute +son envie. + +--Prenez-la, dit la mère, prenez-la, je n'en veux plus. + +Et le seigneur l'emmène à sa maison, ravi de cette belle acquisition. + +Le soir même, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre où +était un grand tonneau plein de chanvre. C'est là qu'elle se trouva dans +une grande peine. + +--Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer! + +Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcières qui frappent à la +fenêtre, et la fille les fait entrer bien vite. + +--Si tu veux nous inviter à tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons +à filer ce soir. + +--Filez, Mesdames, répondit-elle bien vite, je vous invite à mon +mariage. + +Et voilà les trois sorcières qui filent et filent tout ce qu'il y avait +dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait à loisir. + +Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur +garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe +du pied et défendit que personne entrât dans la chambre, afin que la +fileuse pût se reposer d'un si grand travail. Cela n'empêcha pas que, le +jour même, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais +les sorcières revinrent à l'heure dite, et tout se passa comme le +premier jour. + +[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, +il dit à sa fiancée: «Tes tantes ne sont pas belles.»] + +Le seigneur fut émerveillé, et, comme il n'y avait plus rien à filer +dans la maison, il dit à la jeune fille: + +--Je veux t'épouser, car tu es la reine des filandières. + +La veille du mariage, la prétendue fileuse dit à son mari: + +--Il faut que j'invite mes tantes. + +Et le seigneur répondit qu'elles seraient les bienvenues. + +Une fois entrées, les trois sorcières se mirent auprès du poêle; elles +étaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur +laideur, il dit à sa fiancée: + +--Tes tantes ne sont pas belles. + +Puis, s'approchant de la première sorcière, il lui demanda pourquoi elle +avait un si long nez. + +--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on file +toujours, et que toute la journée on branle la tête, le nez s'allonge +insensiblement. + +Le seigneur passa à la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si +grosses lèvres. + +--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on +file toujours, et que toute la journée on mouille son fil, les lèvres +grossissent insensiblement. + +Alors il demanda à la troisième pourquoi elle était bossue. + +--Mon cher neveu, dit-elle, c'est à force de filer. Quand on est assise +et courbée toute la journée, le dos se plie insensiblement. + +Et alors le seigneur eut grand'peur qu'à force de filer sa femme ne +devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille +et fuseau. Si la paresseuse en fut fâchée, je le laisse à deviner à +celles qui lui ressemblent. + +--Mon conte est fini. + +--Je vois avec plaisir, dis-je à mon Dalmate, qu'en votre heureux pays +les femmes réussissent sans peine et sans esprit. + +--Pas du tout, s'écria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit +au monde où les femmes soient tout à la fois plus fines et plus sages. +Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant épousa l'empereur +d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fût, se montra plus habile et +meilleure que lui? + +--Encore un conte! m'écriai-je. + +--Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez +dans tous les livres qui disent la vérité. + +DE LA DEMOISELLE QUI ÉTAIT PLUS AVISÉE QUE L'EMPEREUR + +Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il +n'avait avec lui qu'une fille, mais elle était très avisée. Elle allait +partout chercher des aumônes et apprenait aussi à son père à parler avec +sagesse et à obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le +pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque +chose. + +L'Empereur, surpris de la façon dont parlait ce mendiant, lui demanda +qui il était et qui lui avait appris à s'exprimer de la sorte. + +--C'est ma fille, répondit-il. + +--Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; à quoi le +pauvre homme répondit: + +--C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extrême misère. + +Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit: + +--Porte ces oeufs à ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse éclore des +poulets; si elle ne les fait pas éclore, mal lui en adviendra. + +Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose à +sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs étaient cuits; mais +elle dit à son père d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout. +Le père suivit le conseil de sa fille et se mit à dormir; pour elle, +prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de fèves et la mit sur le +feu; le lendemain, quand les fèves furent bouillies, elle appela son +père, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer +le long de la route où devait passer l'Empereur: + +--Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des fèves, +sème-les et dis bien haut: «Allons, mes boeufs, que Dieu me protège à +fasse pousser mes fèves bouillies!» Et si l'Empereur te demande comment +il est possible de faire pousser des fèves bouillies, réponds-lui:--Cela +est aussi aisé que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur. + +Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et, +quand il vit l'Empereur, il se mit à crier: + +--Allons, mes boeufs, que Dieu me protège et fasse pousser mes fèves +bouillies! + +Dès que l'Empereur entendit ces mots, il s'arrêta sur la route et dit +aussitôt: + +--Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des fèves +bouillies? + +Et le pauvre homme répondit: + +--Gracieux Empereur, cela est aussi aisé que de faire sortir un poulet +d'un oeuf dur. + +L'Empereur devina que c'était la fille qui avait poussé le père à agir +de la sorte; il dit à ses valets de prendre le pauvre homme et de +l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et +dit: + +--Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont +on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tête. + +Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout +en larmes vers sa fille à laquelle il conta ce qui s'était passé; sa +fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait +tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, éveilla son père et +lui dit: + +--Prends cette allumette et porte-la à l'Empereur; qu'il m'y taille un +fuseau, une navette et un métier, après cela je lui ferai ce qu'il a +demandé. + +Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla +trouver l'Empereur, et lui récita tout ce qu'on lui avait appris. + +Quand l'Empereur entendit cela, il fut étonné, et chercha ce qu'il +pourrait faire; puis, prenant un verre à boire, il le donna au pauvre en +disant: + +--Prends ce verre, porte-le à ta fille, afin qu'elle m'épuise la mer et +qu'elle en fasse un champ à labourer. + +Le pauvre homme obéit en pleurant, et porta le verre à sa fille en lui +redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit +qu'il attendît au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le +lendemain matin elle appela son père, lui donna une livre d'étoupes, et +lui dit: + +--Porte ceci à l'Empereur pour qu'il étoupe toutes les sources et toutes +les embouchures de tous les fleuves de la terre, après cela je lui +dessécherai la mer. + +Et le pauvre homme alla tout redire à l'Empereur. + +Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il +ordonna qu'on la fit venir, et, quand le père eut amené sa fille, et que +tous deux eurent salué l'Empereur, ce dernier dit: + +--Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle +répondit: + +--Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et +le mensonge. + +Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses +conseillers: + +--Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe. + +Et, quand ils l'eurent tous estimée, l'un plus et l'autre moins, la +demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait deviné, et elle +dit: + +--La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la sécheresse +de l'été. + +L'Empereur fut ravi, et dit: + +--C'est elle qui a le mieux deviné. + +Et il lui demanda si elle voulait être sa femme, ajoutant qu'il ne la +lâcherait pas qu'elle n'eût consenti. La demoiselle s'inclina et dit: + +[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans +la sécheresse de l'été.] + +--Gracieux Empereur, que ta volonté soit faite! Je te demande seulement +d'écrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour +tu deviens méchant pour moi, et que tu veuilles m'éloigner de toi et +me renvoyer de ce château, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que +j'aimerai le mieux. + +L'Empereur y consentit, et lui en donna un écrit cacheté de cire rouge +et timbré du grand sceau de l'Empire. + +Après quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si méchant +pour sa femme, qu'il lui dit: + +--Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon château, et va où tu +voudras. + +L'Impératrice répondit: + +--Illustre Empereur, je t'obéirai; permets-moi seulement de passer +encore une nuit ici; demain je partirai. + +L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Impératrice, avant de +souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis +elle engagea l'Empereur à boire en lui disant: + +--Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et, +crois-moi, je serai plus gaie que le jour où je me suis mariée. + +L'Empereur n'eut pas plutôt bu ce breuvage qu'il s'endormît; alors +l'Impératrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute +prête, et elle l'emmena dans une grotte taillée dans le rocher. Quand +l'Empereur se réveilla dans cette grotte et vit où il se trouvait, il +s'écria: + +--Qui m'a conduit ici? + +A quoi l'Impératrice répondit: + +--C'est moi qui t'ai conduit ici. + +Et l'Empereur lui dit: + +--Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'étais plus ma +femme? + +Mais alors elle lui tendit la papier en disant: + +--Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accordé +par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que +j'aime le mieux dans ton château. + +Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son +château avec elle pour ne plus la quitter. + +--A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais +dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de +l'Adriatique comme au Sénégal et peut-être ailleurs, ce sont les femmes +qui sont maîtresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui +exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner! + +--Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours prêt à me donner un démenti; +chez nous, ce sont les hommes qui sont maîtres à la maison; nous dînons +seuls à table, et notre femme, debout, derrière nous, est là pour nous +servir. + +--Ceci ne prouve rien, répondis-je; il y a plus d'un homme qui, marié ou +non, obéit à qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte +la chaîne. + +--S'il vous faut une preuve, s'écria mon incorrigible Dalmate, écoutez +ce que mon père m'a conté. J'ai toujours soupçonné que l'excellent homme +était le héros de cette histoire. + +--Encore un conte! repris-je avec impatience. + +--Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en +vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous +revoir ici-bas. Écoutez donc avec patience une dernière leçon. + +LE LANGAGE DES ANIMAUX + +Il y avait une fois un berger qui depuis de longues années servait son +maître avec autant de zèle que de fidélité. Un jour qu'il gardait ses +moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce +que c'était, il entra dans la forêt, suivant le bruit pour en connaître +la cause. En approchant, il vit que l'herbe sèche et les feuilles +tombées avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il aperçut +un serpent qui sifflait. Le berger s'arrêta pour voir ce que ferait +le serpent, car autour de l'animal tout était en flammes, et le feu +approchait de plus en plus. + +Dès que le serpent aperçut le berger, il lui cria: «Au nom de Dieu, +berger, sauve-moi de ce feu!» Le berger lui tendit son bâton par-dessus +la flamme; le serpent s'enroula autour du bâton et monta jusqu'à la +main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un +collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent: + +--Malheur à moi! t'ai-je donc sauvé pour ma perte? + +L'animal lui répondit: + +--Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon père, le roi des serpents. + +Le berger commença de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses +moutons sans gardien; mais le serpent lui dit: + +--Ne l'inquiète en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de +mal; va seulement aussi vite que tu pourras. + +Le berger se mit à courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'à +ce qu'enfin il arriva à une porte qui était faite de couleuvres +entrelacées. Le serpent siffla, aussitôt les couleuvres se séparèrent, +puis il dit au berger: + +--Quand nous serons au château, mon père t'offrira tout ce que tu peux +désirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de précieux sur la +terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage +des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais à la fin il te +l'accordera. + +Tout en parlant, ils arrivèrent au château, et le père du serpent lui +dit en pleurant: + +--Au nom de Dieu, mon enfant, où étais-tu? + +Le serpent lui raconta comment il avait été entouré par le feu, et +comment le berger l'avait sauvé. Le roi des serpents se tourna alors +vers le berger et lui dit: + +--Que veux-tu que je te donne pour avoir sauvé mon enfant? + +--Apprends-moi la langue des animaux, répondit le berger, je veux +causer, comme toi, avec toute la terre. + +Le roi lui dit: + +--Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce +langage, et que tu en dises rien à personne, tu mourrais aussitôt; +demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la +donnerai. + +Mais le berger lui répondit: + +--Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu +et que le ciel te protège: je ne veux pas autre chose. + +Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant: + +--Arrête, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche. + +Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit: + +--Maintenant souffle à ton tour dans la mienne. + +Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents +lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi +soufflé chacun par trois fois, le roi lui dit: + +--Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne; +mais, si tu tiens à la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car, +si tu en dis un mot à personne, tu mourras à l'instant. + +Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce +que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre. +En arrivant à son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il +se coucha par terre pour dormir. A peine était-il étendu, que voici deux +corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent à dire +dans leur langage: + +--Si ce berger savait qu'à l'endroit où est cet agneau noir il y a sous +la terre un caveau tout plein d'or et d'argent! + +Aussitôt que le berger entendit cela, il alla trouver son maître, prit +une voiture avec lui, et en creusant ils trouvèrent la porte du caveau, +et ils emportèrent le trésor. + +Le maître était un honnête homme, il laissa tout au berger en lui +disant: + +--Mon fils, ce trésor est à toi, car c'est Dieu qui te l'a donné. + +Le berger prit le trésor, bâtit une maison, et, s'étant marié, il +vécut joyeux et content: il fut bientôt le plus riche non seulement du +village, mais des environs. + +A dix lieues à la ronde, on n'en eût pas trouvé un second à lui +comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux, +et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de +terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noël, il +dit à sa femme: + +--Prépare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous +irons à la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se +divertissent. + +La femme suivit cet ordre et prépara tout ce qu'on avait commandé. +Le lendemain, quand ils furent à la ferme, le maître dit le soir aux +bergers: + +--Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette +nuit pour garder les troupeaux à votre place. + +Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit, +les loups se mirent à hurler et les chiens à aboyer; les loups disaient +dans leur langue: + +--Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour +vous. + +Et les chiens répondaient dans leur langue: + +--Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois. + +Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que +deux crocs dans la gueule, celui-là disait aux loups: + +--Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas +de tort à mon maître. + +Le père de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand +vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en +vie que le vieux dogue. Les valets étonnés disaient: + +--Maître, c'est grand dommage. + +Mais le père de famille répondait: + +--Faites ce que je dis. + +Il se disposa à retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent +en route; le mari monté sur un beau cheval gris, la femme assise sur +une haquenée qu'elle couvrait tout entière des longs plis de sa robe. +Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et +que la femme resta en arrière. Le cheval se retourna et dit à la jument: + +--En avant! plus vite! pourquoi ralentir? + +La haquenée lui répondit: + +--Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maître; mais, moi, +avec ma maîtresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et +des jupons, des clefs et des sacs à n'en plus finir. Il faudrait quatre +boeufs pour traîner tout cet attirail de femme. + +Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque, +poussa la jument et, après avoir rejoint son époux, lui demanda pourquoi +il avait ri. + +--Mais pour rien; une folie qui m'a passé par l'esprit. + +La femme ne trouva pas la réponse bonne, elle pressa son mari pour lui +dire pourquoi il avait ri. Mais il résista, et lui dit: + +--Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne +sais pas moi-même pourquoi j'ai ri. + +Plus il se défendait, plus elle insistait pour connaître la cause de sa +gaieté. A la fin, il lui dit: + +--Sache donc que, si je révélais ce qui m'a fait rire, je mourrais à +l'instant même. + +Mais cela n'arrêta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari +pour qu'il parlât. + +Il arrivèrent à la maison. En descendant de cheval, le mari commanda +qu'on lui fit une bière; quand elle fut prête, il la mit devant la +maison et dit à sa femme: + +--Vois, je vais entrer dans cette bière, je te dirai alors ce qui m'a +fait rire; mais aussitôt que j'aurai parlé, je serai un homme mort. + +Et alors il se mit dans la bière, et, comme il regardait une dernière +fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de +son maître et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa +femme et lui dit: + +--Apporte un morceau de pain et donne-le au chien. + +La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda même pas. +Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le +chien lui dit: + +--Misérable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maître va +mourir! + +Et le coq lui répondit: + +--Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes; +je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitôt +qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui +s'avisât de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui, +qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre à la raison! + +Sitôt que le mari entend cela, il saute à bas de la bière, il prend un +bâton et appelle sa femme dans la chambre: + +--Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir. + +Et alors il la raisonne à coups de bâton en disant: + +--Voilà , ma femme, voilà ! + +C'est de cette façon qu'il lui répondit, et jamais, depuis, la dame n'a +demandé à son époux pourquoi il avait ri. + +CONCLUSION + +Telle fut la dernière histoire du Dalmate; ce fut aussi la dernière de +celles que, ce jour-là , me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut +d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa +bibliothèque était inépuisable, sa mémoire ne se troublait jamais, sa +parole ne s'arrêtait pas; mais à toujours conter on ennuie le lecteur, +d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'année prochaine. +Peut-être alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des +leçons à sa douce sagesse. + +En attendant, chers lecteurs, je me sépare de vous avec les adieux que +m'adressait chaque jour l'excellent marin: «Mon ami, sois sage, obéis +à ta mère, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette +d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'après la peine: celui-là +seul s'amuse qui a bien travaillé. Et maintenant, ajoutait-il en me +prenant la main, je te recommande à Dieu.» + +Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies +lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour +rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son père; aussi +doux et aussi aimable que sa mère; c'est le dernier voeu de votre vieil +ami. + + + + +LE CHATEAU DE LA VIE + + +I + + +Il y a quelques années que, me trouvant à Capri, la plus charmante des +îles du golfe de Naples, par une de ces belles journées d'automne, qui +sont pleines de calme et de lumière, j'eus le désir de me rendre en +bateau à Paestum, en m'arrêtant à Amalfi et à Salerne. La chose était +aisée; il y avait sur la plage des pêcheurs qui retournaient à terre et +ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'étranger. En entrant +dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux, +visages bronzés par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de +huit ou dix ans, à la taille forte et cambrée, à la figure colorée, aux +yeux noirs et vifs, qui tour à tour commandait ou priait l'équipage avec +la majesté d'une Italienne ou la grâce d'un enfant. C'était la fille du +patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra +quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun à la rame, +comme je me trouvais seul à ne rien faire dans la barque, je pris +l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses lèvres +mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement à l'oreille. + +--Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne +craignez pas non plus d'écouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit, +elle est déjà savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous +dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille à un serpent, +ou celle de Vardiello, à qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous +mieux la Biche enchantée, ou l'Ogre qui donne à Antuono de Maregliano le +bâton qui fait son devoir, ou le Château de la Vie...? + +--Va pour le Château de la Vie! m'écriai-je, afin d'interrompre un +défilé de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet. + +--Nunziata, mon enfant, dit le pêcheur d'un ton solennel, conte à Son +Excellence l'histoire du Château de la Vie, telle que ta mère te l'a +récitée tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs, +tâchez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre. + +C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait +sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre +empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq, +attentifs et silencieux, nous écoutions l'enfant qui nous parlait de +féerie, au milieu d'une nature enchantée. + + +II + +LE CHATEAU DE LA VIE + + +Il y avait une fois, commença gravement Nunziata, il y avait une fois à +Salerne une bonne vieille, pêcheuse de profession, qui n'avait pour +tout bien et pour tout appui qu'un garçon de douze ans, son petit-fils, +pauvre orphelin dont le père avait été noyé dans un jour d'orage, +et dont la mère était morte de chagrin. Gracieux, c'était le nom de +l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mère: il la suivait tous les +matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le +filet à la rive, en attendant qu'il fût assez fort pour aller lui-même +à la pêche, et braver ces flots qui lui avaient tué tous les siens. Il +était si beau, si bien fait, si avenant que, dès qu'il entrait dans la +ville, avec sa corbeille de poissons sur la tête, chacun courait après +lui; il avait vendu sa part avant même que d'arriver au marché. + +Par malheur la grand'mère était bien vieille; elle n'avait plus qu'une +dent au milieu de la bouche, sa tête branlait, ses yeux étaient si +rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine +à se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi, +tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppât dans sa couverture pour +dormir à terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour où il +serait seul; elle lui disait quels pêcheurs il fallait voir et quels il +fallait éviter; comment, en étant toujours doux et laborieux, prudent et +résolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir à lui +sa barque et ses filets; le pauvre garçon n'écoutait guère toute cette +sagesse; dès que la vieille commençait à prendre le ton sérieux: + +--Mère-grand, s'écriait l'enfant, mère-grand, ne me quitte pas. J'ai des +bras, je suis fort, bientôt je pourrai travailler pour deux; mais si, en +revenant de la mer, je ne te retrouve pas à la maison, comment veux-tu +que je vive? + +Et il l'embrassait en pleurant. + +--Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi +seul que tu crains; après moi, tu auras deux protectrices que plus d'un +prince t'envierait. Il y a déjà longtemps que j'ai obligé deux grandes +dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler, +et ce sera bientôt. + +--Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu +dans la cabane que des femmes de pêcheurs. + +--Ce sont deux fées, répondit la grand'mère, deux grandes fées: la fée +des eaux et la fée des bois. Écoute-moi bien, mon enfant; c'est un +secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je +l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans, +l'année même où mourut ton père, où ta mère aussi nous laissa, j'étais +sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans +le sable; j'étais penchée à terre et cachée par un rocher, quand je vis +un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacré +qu'il faut toujours ménager; je le laissai donc aborder et ne remuai +pas, de crainte de l'effaroucher. En même temps, d'une fente de la +montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte +qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils +furent près l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la +rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si +elle l'eût embrassé tendrement; ils restèrent ainsi enlacés quelques +minutes; puis ils se séparèrent brusquement, le serpent pour rentrer +dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta. + +«Fort étonnée de ce que j'avais vu, je revins le lendemain à la même +heure, et à la même heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la +couleuvre sortit de sa retraite. C'étaient des fées, il n'était pas +permis d'en douter, peut-être des fées enchantées à qui je pouvais +rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'était leur déplaire et +m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que +le hasard amènerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade, +assistant tous les matins au même spectacle, quand un jour j'aperçus un +gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait +derrière le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait être +qu'un enchanteur, d'après ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse: +je me promis de le surveiller. Et, en effet, à peine l'alcyon et la +couleuvre s'étaient-ils embrassés, que voici le chat qui se ramasse, se +gonfle et s'élance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le +brigand, qui tenait déjà ses victimes entre ses griffes meurtrières; je +le saisis malgré toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains +en sang, et là , sans pitié, sachant à qui j'avais affaire, je pris le +couteau qui me servait à ouvrir les châtaignes de mer, et je coupai au +monstre la tête, les pattes et la queue, attendant avec confiance le +succès de mon dévouement. + +«Je n'attendis pas longtemps; dès que j'eus jeté à la mer le corps de +la bête, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnée de +plumes blanches, l'autre qui avait pour écharpe une peau de serpent; +c'étaient, je te l'ai déjà dit, la fée des eaux et la fée des bois. +Enchantées par un misérable génie qui avait surpris leur secret, il leur +fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'à ce qu'une main généreuse les +affranchit; c'est à moi qu'elles devaient la liberté et la puissance. + +«Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront +exaucés.» + +«Je réfléchis que j'étais vieille et que j'avais assez souffert de la +vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour +viendrait où rien ne serait trop beau pour ton désir, où tu voudrais +être riche, noble, général, marquis, prince peut-être. «Ce jour-là , me +dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur +me payera quatre-vingts ans de peine et de misère.» Je remerciai donc +les fées et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure où j'en +aurais besoin. La fée des eaux ôta une petite plume de sa couronne; la +fée des bois détacha une écaille de la peau du serpent. + +«Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place +cette plume et cette écaille dans un vase d'eau pure, en même temps +appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en +un instant tu nous verras devant toi, prêtes à payer la dette +d'aujourd'hui.» + +«Je baissai la tête en signe de reconnaissance; quand je la relevai, +tout avait disparu; même il n'y avait plus ni blessures ni sang à mes +bras; j'aurais cru qu'un rêve m'avait trompée, si je n'avais eu dans la +main l'écaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon. + +--Et ces trésors, dit Gracieux, où sont-ils, grand'-mère? + +--Mon enfant, répondit la vieille, je les ai cachés avec soin, ne +voulant te les montrer que le jour où tu serais un homme et en état de +t'en servir; mais, puisque la mort va nous séparer, le moment est venu +de te remettre ces précieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche +un coffret de bois caché sous des chiffons; dans ce coffret est une +petite boîte de carton enveloppée d'étoupe; ouvre cette boîte, tu +trouveras l'écaille et la plume soigneusement entourées de coton. +Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te +reste à faire.» + +Gracieux apporta la boîte à la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter +son grabat; ce fut elle-même qui prit les deux objets. + +--Maintenant, dit-elle à son fils en les lui remettant, place au milieu +de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, dépose +l'écaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la +noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils; +seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant +d'exprimer ce voeu qui nous séparera pour jamais, et reçois une dernière +fois ma bénédiction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur. + +Mais, à la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni +lui demander sa bénédiction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau +an milieu de la chambre, jeta la plume et l'écaille au milieu de +l'assiette, et cria du fond du coeur: «Je veux que mère-grand vive +toujours: parais, fée des eaux; je veux que mère-grand vive toujours: +parais, fée des bois!» + +Et alors voilà l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un +grand bassin que les murs de la chaumière ont peine à contenir, et du +fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'à leur +baguette il reconnut de suite pour des fées. L'une avait une couronne de +feuilles de houx mêlées de grains rouges, avec des pendants d'oreilles +en diamants qui ressemblaient à des glands dans leur coupe; elle était +vêtue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle +avait une peau tigrée qui se nouait en écharpe sur l'épaule droite: +c'était la fée des bois. Quant à la fée des eaux, elle avait une +coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordée de plumes de +grèbes, et une écharpe bleue qui par moments se relevait sur sa tête +et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles +fussent, toutes deux regardèrent en souriant Gracieux, qui s'était +réfugié dans les bras de sa grand'mère, et qui tremblait de peur et +d'admiration. + +[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes +femmes, qu'à leur baguette il reconnut pour des fées.] + +«Nous voici, mon enfant, dit la fée des eaux, qui prit la parole comme +la plus âgée; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as +formé te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que +tu as conçu, toi seul tu peux l'exécuter. Nous pouvons bien prolonger +de quelque temps l'existence de ta grand'mère; mais, pour qu'elle vive +toujours, il te faut aller au Château de la Vie, à quatre grandes +journées d'ici, du côté de la Sicile. Là se trouve la fontaine +d'immortalité. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journées sans +te détourner de ton chemin, si, arrivé au château, tu peux répondre aux +trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras là -bas +ce que tu désires; mais, mon enfant, réfléchis bien avant de prendre ce +parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu +manques d'atteindre le but de ta journée, non seulement tu n'obtiendras +pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'où nul +n'est revenu. + +--Je pars, Madame, répondit Gracieux. + +--Mais, dit la fée des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne +connais pas même le chemin. + +--N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames, +et, pour sauver ma grand'mère, j'irais au bout du monde. + +--Attends, dit la fée des bois; et, détachant le plomb d'une vitre +brisée, elle le mit dans le creux de sa main. + +Et voici le plomb qui se met à fondre et à bouillir sans que la fée +paraisse incommodée de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le +métal, qui s'y fige en mille formes variées. + +--Que vois-tu dans tout cela? dit la fée à Gracieux. + +--Madame, répondit-il, après avoir regardé avec attention, il me semble +que j'aperçois un chien épagneul avec une grande queue et de grandes +oreilles. + +--Appelle-le, dit la fée? + +Aussitôt voilà qu'on entend aboyer, et que du milieu du métal sort un +chien noir et couleur de feu, qui se met à gambader et à sauter autour +de Gracieux. + +--Ce sera ton compagnon, dit la fée; tu le nommeras Fidèle; il te +montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de le conduire, +et non pas à lui de te mener. Si tu le fais obéir, il te servira; si tu +lui obéis, il te perdra. + +--Et moi, dit la fée des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre +Gracieux? + +Et, regardant autour d'elle, la dame vit à terre un morceau de papier +que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu; +quand la flamme fut passée, on vit des milliers de petites étincelles +qui couraient l'une après l'autre, comme des nonnes qui à la nuit de +Noël se rendent à la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fée +suivit d'un oeil curieux toutes ces étincelles; quand la dernière fut +près de s'éteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un +petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayée, alla se heurter +à tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'épaule de +Gracieux. + +--Ce sera ta compagne, dit la fée des eaux, tu la nommeras Pensive; +elle te montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de la +conduire, et non pas à elle de te mener. Si tu la fais obéir, elle te +servira; si tu lui obéis, elle te perdra. + +--Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fée des eaux, peut-être y +trouveras-tu quelque chose. + +Gracieux obéit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal +de roche qui brillait comme du diamant; c'est là -dedans, lui dit la fée, +qu'il devait recueillir l'eau d'immortalité: elle eût brisé tout vase +fait de la main des hommes. A côté du flacon, Gracieux trouva un +poignard à lame triangulaire. C'était bien autre chose que le stylet de +son père le pêcheur auquel on lui défendait de toucher; avec cette arme +on pouvait braver le plus fier ennemi. + +--Ma soeur, vous ne serez pas plus généreuse que moi, dit l'autre fée; +et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison, +elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitôt, et, en moins de +temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout +incrustée de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchière +que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait à merveille: on +eût dit d'un prince qui partait en chasse. Il était si beau que sa +grand'mère en pleurait de joie et d'attendrissement. + +Les deux fées disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui +recommandant bien de l'attendre, et il se mit à deux genoux pour lui +demander sa bénédiction. L'aïeule lui fit un beau sermon pour lui +recommander d'être patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais +s'écarter du droit chemin, «non pas pour moi, ajouta la vieille, qui +accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as formé, +mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir +sans que tu me fermes les jeux». + +Il était tard; Gracieux se coucha par terre, trop agité, à ce qu'il +croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eût bientôt surpris; il +dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mère regardait la +figure de son cher enfant éclairée par la lueur vacillante de la lampe, +et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant. + + +III + + +De grand matin, quand l'aube pointait à peine, l'hirondelle se mit à +gazouiller et Fidèle à tirer la couverture: «Partons, maître, partons, +disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait +par le don des fées; déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau chante, +la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps.» + +Gracieux embrassa une dernière fois sa vieille amie et prit le chemin +qui mène à Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en +chassant les moucherons; Fidèle caressait son jeune maître ou courait +devant lui. + +Ils n'étaient pas encore à deux lieues de la ville, que Gracieux +vit Fidèle qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes +régulières, traînant avec elles toutes leurs provisions. + +--Où allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles répondirent: + +--Au Château de la Vie. + +Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'étaient mises +aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au +Château de la Vie, pour boire à la fontaine d'immortalité. On marcha +de compagnie, comme gens qui suivent la même route. Pensive présenta à +Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrément. L'amitié vient +vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons étaient +inséparables. + +Aller tout droit n'est pas le goût des papillons; aussi l'ami de +Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui +de sa vie n'avait été libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni +tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquiétait +pas plus de la journée que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout +de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigué. + +--N'allons pas plus loin, disait-il à Gracieux; vois comme cette nature +est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument! +restons ici; c'est ici qu'est la vie. + +--Marchons, disait Fidèle, la journée est longue et nous ne sommes qu'au +début. + +--Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons +toujours en avant. + +Gracieux, rentré en lui-même, fit de sages raisonnements au papillon qui +voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain. + +--Que m'importe? disait l'insecte; hier j'étais chenille, ce soir je ne +serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de +Paestum toute grande ouverte. + +Le parfum était si fort que le pauvre papillon en fut asphyxié; Gracieux +essaya en vain de le rappeler à la vie, et, après l'avoir pleuré, il le +mit avec une épingle à son chapeau comme une cocarde. + +Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arrêter. + +--Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons +contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos! +Viens, Gracieux, nous t'égayerons, et tu chanteras avec nous. + +--Écoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien! + +Mais Fidèle ne voulait pas s'arrêter; il avait du feu dans les veines, +il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir après +l'importun. + +Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche à miel toute chargée de +butin. + +--Où vas-tu? lui dit-il. + +--Je retourne chez moi, répondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma +ruche. + +--Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme +la cigale et renoncer à ta part d'immortalité? + +--Ton Château est trop loin, répondit l'abeille, je n'ai pas ton +ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien à +tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie. + +Gracieux fut un peu ému d'avoir perdu dès le premier jour tant de +compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilité il avait +fourni la première étape, son coeur fut plein de joie; il caressa +Fidèle, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et +s'endormit plein d'espoir en rêvant à sa grand'mère et aux deux fées. + + +IV + + +Le lendemain, dès l'aurore, Pensive avertit son jeune maître. + +--Partons, disait-elle. Déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau +chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est +temps. + +--Un moment, répondait Fidèle; la journée n'est pas longue; avant midi +nous verrons les temples de Paestum, où nous devons nous arrêter ce +soir. + +--Les fourmis sont déjà en route, reprenait Pensive: le chemin est plus +difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons. + +Gracieux avait vu en songe sa grand'mère qui lui souriait; aussi se +mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour était +splendide: à droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuâtres +et les déroulait sur le sable en murmurant; à gauche, dans le lointain, +des montagnes bordées d'une teinte rosée; dans la plaine, de grandes +herbes toutes parsemées de fleurs, un chemin planté d'aloès, de +jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi +de plaisir et d'espérance, se croyait déjà au but du voyage. Fidèle +bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix +effrayées; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumière. +Tout à coup, au milieu des roseaux, Gracieux aperçut une belle chevrette +qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait. +L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'éloigner de +beaucoup. Trois fois elle recommença le même manège, comme si elle +agaçait Gracieux. + +--Suivons-la, dit Fidèle; je lui couperai le chemin, nous l'aurons +bientôt prise. + +--Où est Pensive? dit l'enfant. + +--Qu'importe, maître? reprit Fidèle; c'est l'affaire d'un instant. +Fiez-vous à moi, je suis né pour la chasse; la chevrette est à nous. + +Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidèle faisait un +détour, il courut après la chevrette, qui s'arrêtait entre les arbres, +comme pour se laisser prendre, et bondissait dès que la main du chasseur +l'effleurait. «Courage, maître!» cria Fidèle en débusquant; mais d'un +coup de tête chevrette lança le chien en l'air et s'enfuit plus vite que +le vent. + +Gracieux s'élança à sa poursuite; Fidèle, les yeux et la gueule +enflammés, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient +fossés, sillons, branchages, sans que rien arrêtât leur audace. La +chevrette fatiguée perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur, +déjà il étendait la main pour saisir sa proie, quand tout à coup, le sol +lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans +un piège qu'on avait couvert de feuillages. + +Il n'était pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord +leur cria: + +--Vous êtes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera +tous les deux. + +Disant cela, elle disparut. + +--Maître, dit Fidèle, la fée avait raison en vous recommandant de ne pas +me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu. + +--Au moins, dit Gracieux, nous défendrons notre vie. + +Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des +loups. + +Plus calme alors, il regarda la fosse profonde où il était tombé; elle +était trop haute pour qu'il en pût sortir, c'est dans ce trou qu'il lui +fallait recevoir la mort. Fidèle comprit les regards de son ami. + +--Maître, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez +de toutes vos forces, peut-être arriverais-je au bord; une fois dehors +je vous aiderais. + +Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser +Fidèle, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrième effort, +le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des +pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitôt il poussa dans la fosse des +branches coupées qui se trouvaient au bord: + +--Maître, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous +une échelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les +hurlements du roi des loups. + +Gracieux était adroit et agile. La colère doubla ses forces; en moins +d'un instant il fut dehors. Là , il assura son poignard dans sa ceinture, +changea la capsule de sa carabine, et, se plaçant derrière un arbre, il +attendit de pied ferme l'ennemi. + +Soudain il entendit un cri effroyable: une bête horrible, avec des crocs +grands comme les défenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds +énormes; Gracieux l'ajusta d'une main émue, et tira. Le coup avait +porté, l'animal tourna sur lui-même en hurlant; mais aussitôt il reprit +son élan, «Rechargez votre carabine, pressez-vous, maître», cria Fidèle, +qui se jeta courageusement à la face du monstre, et le prit au cou à +belles dents. + +Le loup n'eut qu'à secouer la tête pour jeter à terre le pauvre chien, +il l'eût avalé d'une bouchée, si Fidèle ne lui eût glissé dans la gueule +en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son +compagnon; il s'avança hardiment et lira son second coup, en visant à +l'épaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort suprême, il +se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc +terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant +les bonnes fées à son aide, il prit son poignard et l'enfonça dans le +coeur de l'animal, qui, prêt à dévorer son ennemi, tout à coup tendit +les membres et mourut. + +Couvert de sang et d'écume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit +sur un arbre renversé. Fidèle se traîna près de lui sans oser le +caresser, car il sentait combien il était coupable. + +--Maître, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous +sommes si loin de Paestum! + +--Il faut partir, s'écria l'enfant; et il se leva; mais il était si +faible qu'il fut obligé de se rasseoir. + +Une soif brûlante le dévorait; il avait la fièvre, tout tournait autour +de lui. Alors, songeant à sa grand'mère, il se mit à pleurer. Avoir +oublié sitôt de si belles promesses et mourir dans ce pays d'où l'on +ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels +remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette +journée si bien commencée! + +Bientôt on entendit des hurlements sinistres; c'étaient les frères +du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient à son secours. +Gracieux embrassa Fidèle, c'était son seul ami; il lui pardonna une +imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un +lingot dans sa carabine, fit sa prière aux bonnes fées, leur recommanda +sa grand'mère et se disposa à mourir. + +--Gracieux! Gracieux! où êtes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait +être que celle de Pensive. + +Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tête de son maître. + +--Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout près +d'ici une source pour étancher votre soif et arrêter le sang de vos +blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier caché qui peut nous +conduire à Paestum. + +Gracieux et Fidèle se traînèrent jusqu'au ruisseau, tremblants de +crainte et d'espérance; puis ils s'engagèrent dans le chemin couvert, +un peu ranimés par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil était +couché; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la +lune se leva, on était hors de danger. Restait une route pénible et +dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais à +traverser, des fossés à franchir, des fourrés où l'on se déchirait la +figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait réparer sa faute et +sauver sa grand'mère. Gracieux avait le coeur si léger, qu'à chaque pas +ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, après mille fatigues, on +arriva à Paestum comme les étoiles allaient marquer minuit. + +Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, après avoir +remercié Pensive, il s'endormit ayant à ses pieds Fidèle, meurtri, +sanglant et silencieux. + + +V + + +Le sommeil ne fut pas long; Gracieux était debout avant le jour, qui +se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les +fourmis qui avaient élevé un monceau de sable, et qui y enterraient les +grains de la moisson nouvelle. Toute la république était en mouvement. +Chaque fourmi allait, venait, parlait à sa voisine, recevait ou donnait +des ordres; on traînait des brins de paille, on voiturait de petits +morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des +provisions: c'était tout un établissement pour l'hiver. + +--Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Château de la +Vie? Renoncez-vous à l'immortalité? + +--Nous avons assez travaillé, lui répondit une des ouvrières; le jour de +la récolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous +sommes riches. C'est aux fous à compter sur le lendemain, le sage use de +l'heure présente; quand on a honnêtement amassé, la vraie philosophie, +c'est de jouir. + +Fidèle trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus +donner de conseils, il se contenta de secouer la tête en partant; +Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'était qu'une égoïste; s'il +n'y avait qu'à jouir dans la vie, le papillon était plus sage qu'elle. +En même temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola à tire-d'aile +pour éclairer le chemin. + +Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il +regrettât un peu la chevrette, il se promettait que, le troisième jour, +rien ne le détournerait de sa route. Fidèle, l'oreille déchirée, suivait +en boitant son jeune maître, et ne semblait pas moins rêveur que lui. +Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arrêter quelques instants. +Le temps était moins brûlant que la veille, il semblait qu'on eût changé +de pays et de saison. La route traversait des prés récemment fauchés +pour la seconde fois, ou de beaux vignobles chargés de raisin; elle +était bordée de grands figuiers tout couverts de fruits où bourdonnaient +des milliers d'insectes; il y avait à l'horizon des vapeurs dorées, +l'air était doux et tiède; tout invitait au repos. + +Dans la plus belle des prairies, auprès d'un ruisseau qui répandait +au loin la fraîcheur, à l'ombre des platanes et des frênes, Gracieux +aperçut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couchés à +terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur +chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut reçu avec +politesse. D'un signe de tête on l'invita à s'asseoir, on lui montra de +grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait +le calme et la gravité de ces paisibles et puissants animaux. On eût dit +autant de sénateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or +qu'ils portaient au nez ajoutait encore à la majesté de leur aspect. +Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille, +songeait malgré lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et +de cette abondance; si le bonheur était quelque part, c'était là sans +doute qu'il fallait le chercher. + +Fidèle partageait l'avis de son maître. On était au moment où les +cailles passent en Afrique; la terre était couverte d'oiseaux fatigués +qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidèle n'eut qu'à +se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha +aux pieds de Gracieux, et se mit à ronfler. + +Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-là avait +craint d'être indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui +montrait un esprit cultivé et qui avait une grande expérience. + +--Êtes-vous, lui demanda-t-il, les maîtres de ce riche domaine? + +--Non, répondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste, +à la fée Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes +les fées. + +--Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux. + +--Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une +redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de +temps en temps quelqu'un de nos enfants pour régaler ses hôtes. A ce +prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite sécurité; aussi +n'avons-nous rien à envier sur la terre; il n'est personne de plus +heureux que nous. + +--N'avez-vous jamais entendu parler du Château de la Vie et de la +Fontaine d'immortalité? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir +pourquoi, rougissait de faire cette question. + +--Chez nos pères, répondit le taureau, il y avait quelques anciens qui +parlaient encore de ces chimères; plus sages que nos aïeux, nous savons +aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir. + +Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que +c'était que ces tours carrées et rougeâtres qu'il apercevait dans le +lointain. + +--Ce sont les Tours Vermeilles, répondit le taureau; elles ferment la +route; il vous faut passer par le château de Crapaudine pour continuer +votre voyage. Vous verrez la fée, mon jeune ami, elle vous offrira +l'hospitalité et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi; +tous ont accepté les bienfaits de notre maîtresse, tous se sont bien +trouvés de renoncer à leurs rêves pour vivre heureux. + +--Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux. + +--Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau, +qui, n'ayant pas achevé sa sieste, baissa la tête et s'endormit. + +Gracieux tressaillit et réveilla Fidèle, qui ne se leva qu'en +grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne répondît pas: elle causait +avec une araignée qui avait étendu entre deux branches de frêne une +grande toile qui brillait au soleil et qui était pleine de moucherons. + +--Pourquoi, disait l'araignée à l'hirondelle, pourquoi ce long voyage? +à quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou +d'un maître? Regarde-moi, je ne dépends de personne et tire tout de +moi-même. Je suis ma maîtresse, je jouis de mon art et de mon génie: +c'est à moi que je ramène le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs +ni un bonheur que je ne dois qu'à moi seule. + +[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garçon, +qui, par respect, fut obligé de les porter à ses lèvres en s'inclinant.] + +Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle était en +admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron +étourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignée, en hôtesse +attentive, offrait la proie nouvelle à sa compagne étonnée, quand tout à +coup un souffle passa, un souffle si léger que la plume de l'hirondelle +n'en fut pas même effleurée. Pensive chercha l'araignée; la toile était +jetée aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte à son +dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant. + + +VI + + +Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux +fut introduit en grande cérémonie par deux beaux lévriers caparaçonnés +de pourpre et portant au cou de larges colliers étincelants de rubis. +Après avoir traversé un grand nombre de salles toutes pleines de +tableaux, de statues, d'étoffes d'or et de soie, de coffres où l'argent +et les bijoux débordaient, Gracieux et ses compagnons entrèrent dans un +temple rond qui était le salon de Crapaudine. Les murs en étaient de +lapis; la voûte, d'émail azuré, était soutenue par douze colonnes +cannelées en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles +d'acanthe en émail blanc bordées d'or. Sur un large fauteuil de velours +était placé un crapaud gros comme un lapin: c'était la déesse du lieu. +Drapée dans un grand manteau d'écarlate tout bordé de paillettes +éclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tête un diadème de rubis +dont l'éclat animait un peu ses grosses joues marbrées de jaune et de +vert. Sitôt qu'elle aperçut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts +tout couverts de bagues; le pauvre garçon fut obligé, par respect, de +les portera à ses lèvres en s'inclinant. + +--Mon ami, lui dit la fée avec une voix rauque qu'elle essayait +d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas être moins généreuse pour toi +que ne l'ont été mes soeurs. En venant jusqu'à moi, tu as vu une faible +part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses +coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables, +tout cela est à toi, si tu veux; il ne tient qu'à toi d'être le plus +riche et le plus heureux des hommes. + +--Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout ému. + +--Moins que rien, répondit la fée: me hacher en cinquante morceaux et me +manger à belles dents. Ce n'est pas là chose effrayante, ajouta-t-elle +avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges +que de coutume, Crapaudine se mit à baver agréablement. + +--Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu +regarder sans envie les beaux jardins de la fée. + +--Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se +promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes trésors, et se +dire qu'en me donnant cette preuve de dévouement on aura tout. + +--Maître, soupira Fidèle d'une voix suppliante, un peu de courage, nous +sommes si bien ici! + +Pensive ne disait rien, mais son silence était un aveu. Quant à +Gracieux, qui songeait aux buffles et à l'anneau d'or, il se défiait de +la fée; Crapaudine le devina. + +--Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher +Gracieux. En t'offrant tout ce que je possède, je te demande aussi un +service que je veux dignement récompenser. Quand tu auras accompli +l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme +Vénus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est +peu de chose quand on est riche. Déjà dix princes, vingt marquis, trente +comtes me supplient de les épouser telle que je suis; devenue femme, +c'est à toi que je donnerai la préférence, nous jouirons ensemble de mon +immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvreté, tu as sur toi un trésor +qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donné ma soeur; et elle +étendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman. + +--Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni +de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Château de la Vie. + +--Tu n'iras jamais, misérable! s'écria la fée en furie. + +Tout aussitôt le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux, +une horloge invisible commença de sonner minuit. + +Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hésiter, il +se jeta à corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mère, +n'était-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui témoigner son repentir +et son amour? + + +VII + + +A la surprise de Gracieux, le feu s'écarta sans le toucher; il se trouva +tout à coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons auprès de lui. + +Ce pays, ce n'était plus l'Italie; c'était une Russie, c'était la fin +de la terre. Gracieux était égaré sur une montagne couverte de neige. +Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et +qui égouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et +pénétrant le glaçait jusqu'aux os; la terre détrempée s'enfonçait sous +ses pieds; pour comble de misère, il lui fallait descendre une pente +rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec +fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche +d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidèle, la queue entre les +jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'épaule de son +maître, ses plumes hérissées se couvraient de petits glaçons. La pauvre +bête était à demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se +plaignait pas. + +Quand, après des peines infinies, on fut arrivé au bas de la montagne, +Gracieux trouva un fleuve couvert de glaçons énormes qui se heurtaient +les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il +fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours. + +--Maître, dit Fidèle, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fée +qui m'a mis à votre service et tiré du néant! + +Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux +essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et +son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de répondre une +dernière fois aux caresses de son maître en remuant la queue, en lui +léchant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira. + +Gracieux chargea Fidèle sur son dos pour l'emporter au Château de la +Vie, et monta résolument sur un glaçon, toujours suivi de Pensive. Avec +son bâton il poussa ce frêle radeau jusqu'au milieu du courant, qui +l'emporta avec une effroyable rapidité. + +--Maître, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons +à l'abîme qui va nous dévorer! Donnez-moi une dernière caresse, et +adieu! + +--Non, disait Gracieux; pourquoi les fées m'auraient-elles trompé? +Peut-être le rivage est-il près d'ici; peut-être au-dessus du nuage y +a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-être au-dessus du +brouillard trouveras-tu la lumière et verras-tu le Château de la Vie. + +Pensive déploya ses ailes à demi gelées, et courageusement elle s'éleva +au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit +de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glaçon continuait sa +course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit; +mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha +pour attendre la mort sur le glaçon qui vacillait. Parfois un éclair +livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre: +on eût dit la fin du monde et du temps. Tout à coup, dans son désespoir +et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba +à ses pieds. + +--Maître, maître, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore +est là -haut: courage! + +Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes épuisées et resta sans +mouvement et sans vie. + +Gracieux, qui s'était relevé en sursaut, mit sur son coeur le pauvre +oiseau qui s'était sacrifié pour lui, et, avec une ardeur surhumaine, +il poussa le glaçon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte. +Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il +tomba à genoux et ferma les yeux en attendant la mort. + +Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tête, et le jeta +tout évanoui sur le rivage où nul vivant n'avait abordé avant lui. + +[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes épuisées, et +resta sans mouvement et sans vie.] + + +VIII + + +Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages, +ni ténèbres: il avait échoué sur le sable dans un pays riant, où les +arbres baignaient dans une lumière pure. En face de lui était un beau +château d'où s'échappait une source jaillissante qui se jetait à gros +bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel. +Gracieux regarda autour de lui; il était seul, seul avec les restes de +ses deux amis, que le flot avait portés au rivage. Fatigué de tant +de souffrances et d'émotions, il se traîna jusqu'au ruisseau, et, se +penchant sur l'onde pour y rafraîchir ses lèvres desséchées, il recula +d'effroi. Ce n'était pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'était +celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se +retourna... derrière lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de +la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutôt, nul doute, le vieillard +c'était lui. «Grandes fées, s'écria-t-il, je vous comprends; c'est ma +vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mère, j'accepte avec +joie le sacrifice!» Et, sans plus s'inquiéter de sa vieillesse et de ses +rides, il plongea la tête dans l'onde et but avidement. + +En se relevant, il fut tout étonné de se revoir tel que le jour où il +avait quitté la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs, +les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombé près de la +source et qu'une goutte d'eau avait touché par hasard. O surprise! +le papillon qu'il y avait attaché battait des ailes et cherchait à +s'envoler. Gracieux courut à la plage pour y prendre Fidèle et Pensive; +il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'échappa en +poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du château. +Fidèle, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux écuries du +palais, d'où sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu +d'aboyer et de sauter après le nouveau venu, lui firent fête et +l'accueillirent comme un vieil ami. C'était la fontaine d'immortalité +qu'avait enfin trouvée Gracieux, ou plutôt c'était le ruisseau qui s'en +échappait, ruisseau déjà très affaibli, et qui donnait tout au plus deux +ou trois cents ans de vie à ceux qui y buvaient; mais rien n'empêchait +de recommencer. + +Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du +palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une dernière épreuve; +si près de réussir, on craint bien plus d'échouer. Il monta le perron +du château; tout était fermé et silencieux; il n'y avait personne pour +recevoir le voyageur. Quand il fut à la dernière marche, près de frapper +à la porte, une voix plutôt douce que sévère l'arrêta. + +--As-tu aimé? disait la voix invisible. + +--Oui, répondit Gracieux; j'ai aimé ma grand-mère plus que tout au +monde. + +La porte s'ouvrit de façon qu'on y eût passé la main. + +--As-tu souffert pour celle que tu as aimée? reprit la voix. + +--J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un +peu pour celle que je veux sauver. + +La porte s'ouvrit à moitié, l'enfant aperçut une perspective infinie: +des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait rêvé. + +--As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur. + +--Hélas! non, reprit Gracieux en tombant à genoux; mais, quand j'y ai +manqué, j'ai été puni par mes remords plus encore que par les rudes +épreuves que j'ai traversées. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore +expié toutes mes fautes, châtiez-moi comme je le mérite; mais sauvez ce +que j'aime, gardez-moi ma grand'mère. + +Aussitôt la porte s'ouvrit à deux battants sans que Gracieux vit +personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entourée d'arcades +garnies de feuillage; au milieu était un jet d'eau qui sortait d'une +touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles +de la terre. Près de la source était une femme vêtue de blanc, de noble +tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha +au-devant de Gracieux et le reçut avec un sourire si doux, que l'enfant +se sentit touché jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent +aux yeux. + +--Ne me reconnais-tu pas? dit la dame à Gracieux. + +--O mère-grand, est-ce vous? s'écria-t-il: comment êtes-vous au Château +de la Vie? + +--Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a +portée ici est une fée plus puissante que les fées des eaux et des bois. +Je ne retournerai plus à Salerne; je reçois ici la récompense du peu de +bien que j'ai fait, en goûtant un bonheur que le temps ne tarira pas. + +--Et moi, grand'mère, s'écria Gracieux, que vais-je devenir? Après vous +avoir vu ici, comment retourner là -bas dans la solitude? + +--Cher fils, répondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on +a entrevu les célestes délices de cette demeure. Tu as vécu, mon bon +Gracieux; la vie n'a plus rien à t'apprendre. Plus heureux que moi, tu +as traversé en quatre jours ce désert où j'ai langui quatre-vingts ans: +désormais rien ne peut plus nous séparer. + +La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de +Gracieux ni de sa grand'mère. C'est en vain que dans la Calabre le roi +de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantés; on ne +les a jamais retrouvés sur la terre. Mais, si nous entendions le langage +des étoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en +nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient +appris où est le Château de la Vie et la Fontaine d'immortalité. + + +IX + + +Nunziata avait achevé son récit que je l'écoutais encore; j'admirais ces +yeux où éclatait une foi naïve dans les merveilles que sa mère lui +avait récitées; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient +peindre les hommes et les choses. + +--Eh bien! Excellence, me cria le pêcheur, vous ne dites rien? La +marchesina vous a charmé comme elle en a charmé tant d'autres. C'est +qu'aussi ce ne sont pas là des contes; nous vous montrerons à Salerne la +maison de Gracieux. + +--C'est bien, patron, lui répondis-je un peu honteux de m'être amusé de +pareilles fables. L'enfant conte agréablement, et, pour l'en remercier, +dès que nous serons à terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire +avec de gros grains d'argent. + +Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge +encore, tandis que le père me regardait et tournait vers ses compagnons +des yeux brillants de joie. + +--Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous +récitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et +pleurer. + +Le lendemain, nous allions d'Almalfi à Salerne, et Nunziata... Mais +ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de +Gracieux n'a pas trop ennuyé le lecteur. + + + + +TABLE + +Contes islandais +Zerbin le farouche +Le pacha berger +Perlino +La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean +Le château de la vie + + + + + +End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12120 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Nouveaux contes bleus + +Author: Edouard Laboulaye + +Release Date: April 23, 2004 [EBook #12120] +[Date last updated: September 27, 2004] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS *** + + + + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file +was produced from images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +ÉDOUARD LABOULAYE + +DE L'INSTITUT + + +NOUVEAUX CONTES BLEUS + + +BRIAN LE FOU--PETIT HOMME GRIS--DEUX EXORCISTES--ZERBIN--PACHA +BERGER--PERLINO--SAGESSE DES NATIONS--CHATEAU DE LA VIE + + +DESSINS PAR YAN' DARGENT + + +A MON PETIT-FILS + +ÉDOUARD DE LABOULAYE + +_Mort à Cannes, le 23 Avril 1867_ + +A L'AGE DE QUATRE ANS + + * * * * * + + Quand je fouillais mes vieux grimoires, + Pour te réciter ces histoires + Que tu suivais d'un air vainqueur, + O mon fils! ma chère espérance! + Tu me rendais ma douce enfance, + Je sentais renaître mon coeur. + + Maintenant l'âtre est solitaire, + Autour de moi tout est mystère, + On n'entend plus de cris joyeux. + Malgré les larmes de ta mère, + Dieu t'a rappelé de la terre, + Mon pauvre ange échappé des cieux! + + La mort a dissipé mon rêve, + Et c'est en pleurant que j'achève + Ce recueil fait pour t'amuser; + Je ne vois plus ton doux sourire; + Le soir, tu ne viens plus me dire: + «Grand-père,--une histoire,--un baiser.» + + Que m'importe à présent la vie, + Et ces pages que je dédie + A ton souvenir adoré? + Je n'ai plus de fils qui m'écoute + Et je reste seul sur la route, + Comme un vieux chêne foudroyé! + + A vous ce livre, heureuses mères! + De ces innocentes chimères + Égayez vos fils triomphants! + Dieu vous épargne la souffrance, + Et vous laisse au moins l'espérance + De mourir avant vos enfants! + +_Glatigny, 25 mai 1867._ + + + + +CONTES ISLANDAIS[1] + + +[Note 1: _Icelandic Legends_, collected by John Arnason, translated by +P.J. Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.] + +Je connais des gens d'esprit, de graves et discrètes personnes, pour qui +les contes de fées ne sont qu'une littérature de nourrices et de bonnes +d'enfants. N'en déplaise à leur sagesse, ce dédain ne prouve que leur +ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouvé les origines de la +civilisation et restitué les titres du genre humain, les contes de fées +ont pris dans l'estime des savants une place considérable. De Dublin +à Bombay, de l'Islande au Sénégal, une légion de curieux recherche +pieusement ces médailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute +leur beauté ni tout leur prix. Qui ne connaît le nom des frères Grimm de +Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de +Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait +bien étonné d'apprendre qu'il n'a jamais été plus érudit que lorsqu'il +oubliait l'Académie pour publier les faits et gestes du _Chat botté_. + +Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son trésor de contes et de +légendes, il est visible que ces récits qu'on trouve partout, et qui +partout sont les mêmes, remontent à la plus haute antiquité. La pièce la +plus curieuse que nous aient livrée les papyrus égyptiens, grâce à mon +savant confrère, M. de Rougé, c'est un conte qui rappelle l'aventure +de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssée_, sinon le recueil des fables qui +charmaient la Grèce au berceau? Pourquoi Hérodote est-il à la fois le +plus exact des voyageurs et le moins sûr des historiens, sinon parce +qu'à l'exposé sincère de tout ce qu'il a vu, il mêle sans cesse les +merveilles qu'on lui a contées? La louve de Romulus, la fontaine +d'Égérie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie +de Brutus, autant de légendes qui ont séduit la crédulité des Romains. +Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquité; +c'est alors que l'esprit humain a créé ces récits qui édifiaient les +plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanité est vieille, n'amusent +plus que les enfants. + +Mais, chose singulière et qu'on ne pouvait prévoir, ces contes ont une +filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramené en Orient. Si +quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus +contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui +fait tant d'honneur à l'érudition et à la sagacité de M. Benfey. Contes +de fées, légendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde; +c'est elle qui fournit la trame de ces récits gracieux que chaque peuple +brode à son goût. C'est toujours l'Orient qui donne le thème primitif; +l'Occident ne tire de son fonds que les variations. + +Il y a là un fait considérable pour l'histoire de l'esprit humain. +Il semble que chaque peuple ait reçu de Dieu un rôle dont il ne peut +sortir. La Grèce a eu en partage le sentiment et le culte de la beauté; +les Romains, cette race brutale, née pour le malheur du monde, ont +créé l'ordre mécanique, l'obéissance extérieure et le règne de +l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi +son peuple est toujours resté enfant. C'est là sa faiblesse; mais, en +revanche, elle seule a créé ces poèmes du premier âge qui ont séché tant +de larmes et fait battre pour la première fois tant de coeurs. + +Par quel chemin les contes ont-ils pénétré en Occident? Se sont-ils +d'abord transformés chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux +Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portés +avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est là une étude +qui commence, et qui donnera quelque jour des résultats inattendus. En +rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn +a publiés il y a deux ans, il est déjà visible que la Méditerranée a eu +son cycle de contes, où figurent Cendrillon, le Chat botté et Psyché. +Cette dernière fable a joui d'une popularité sans bornes. Depuis le +récit d'Apulée jusqu'au conte de _la Belle et la Bête_, l'histoire de +Psyché prend toutes les formes. Le héros s'y cache le plus souvent sous +la peau d'un serpent, quelquefois même sous celle d'un porc (_Il Re +Porco_ de Straparole, anobli et transfiguré par Mme d'Aulnoy en _Prince +Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque, +ni les méchantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune +femme partagée entre la tendresse et la curiosité, ni les rudes épreuves +qui attendent la pauvre enfant. Est-ce là un conte oriental? Le nom de +Psyché, qui, en grec, veut dire l'_âme_, ferait croire à une allégorie +hellénique; mais, ici comme toujours, si à force de grâce et de +poésie la Grèce renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui +appartient pas. La légende se trouve en Orient, d'où elle a passé dans +les contes de tous les peuples[1]; souvent même elle est retournée; +c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est +l'homme dont la curiosité est punie. Qu'est-ce que _Peau d'âne_, sinon +une variation de cette éternelle histoire avec laquelle depuis tant de +siècles on berce les grands et les petits enfants? + +[Note 1: Benfey, _Einleitung_, § 92.] + +En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes sérieux qu'on peut aimer +les contes de fées sans déchoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas +d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'intérêt parce +qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dédaignerait-on +ces légendes familières qui ajoutent une page des plus curieuses à +l'histoire de l'esprit humain? + +La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aisé +d'étudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultés, celle +qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de +notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fées que +l'imagination règne sans partage, c'est là qu'elle établit son idéal de +justice, et c'est par là que les contes, quoi qu'on en dise, sont une +lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour +cela qu'ils sont moraux. Mères qui aimez vos fils, ne les mettez pas +trop tôt à l'étude de l'histoire; laissez-les rêver quand ils sont +jeunes. Ne fermez pas leur âme à ce premier souffle de poésie. Rien ne +fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'à ce qu'il +touche. Ces sages de dix ans sont à vingt des sots, ou, ce qui est pis +encore, des égoïstes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour +qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la +violence, alors même qu'elle ne les atteint pas. + +Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la +naïveté, rivalisent avec ceux de Norwège et d'Islande. On dirait que, +reléguées dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont +conservées plus pures et plus complètes. Il ne faut pas leur demander +la grâce et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et +sauvages, mais par cela même elles ont mieux gardé la saveur de +l'antiquité. + +Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssée_, ce qu'on admire +par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de +la justice, et la ruse employée à tromper les méchants. Ulysse aveuglant +Polyphème et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le +modèle de tous ces bannis dont les exploits charment les longues +veillées de la Norwège et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur +pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout +et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement +d'une époque où la force brutale règne sur la terre, où l'esprit +représente le droit et la liberté. + +J'ai choisi deux de ces histoires: la première, qui rappelle de loin +la folie de Brutus, nous reporte à la vengeance du sang, vengeance qui +n'est point particulière aux races germaniques, mais qui, chez elles, a +gardé sa forme la plus rude. La légende de Briam, c'est la loi salique +en action; il est évident que, pour nos aïeux, au temps de Clovis, le +fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui, +par force ou par ruse, venge son père assassiné. Que Briam ait ou non +vécu, il n'importe guère; son histoire est vraie, puisqu'elle répond +au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a +enseigné le pardon, la sécurité des lois modernes nous a habitués à +remettre notre vengeance à l'État; mais l'homme naturel n'a point +changé: il semble qu'une corde jusque-là muette vibre dans son coeur +quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et réveille un +temps évanoui. + + * * * * * + + +I + +L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU + + +I + + +Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui +gouvernaient un peuple fidèle et obéissant. La reine était douce et +bonne; on n'en parlait guère! mais le roi était avide et cruel: aussi +tous ceux qui en avaient peur célébraient-ils à l'envi ses vertus et sa +bonté. Grâce à son avarice, le roi avait des châteaux, des fermes, des +bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais +plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur à +qui lui tombait sous la main. + +Au bout du parc qui entourait le château royal, il y avait une +chaumière, où vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur +avait donné sept enfants; c'était toute leur richesse. Pour soutenir +cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on +appelait Bukolla. C'était une bête admirable. Elle était noire et +blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La +beauté n'était que son moindre mérite; on la trayait trois fois par +jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle +était si habituée à ses maîtres, qu'à midi elle revenait d'elle-même au +logis, traînant ses pis gonflés, et mugissant de loin pour qu'on vînt à +son secours. C'était la joie de la maison. + +Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le pâturage où +paissaient les vaches du château; le hasard voulut que Bukolla se fût +mêlée au troupeau royal: + +--Quel bel animal j'ai là! dit le roi. + +--Sire, répondit le pâtre, cette bête n'est point à vous; c'est Bukolla, +la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure là-bas. + +--Je la veux, répondit le roi. + +Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir, +en rentrant, il appela son chef des gardes, qui était aussi méchant que +lui. + +--Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amène-moi à l'instant même la +vache qui me plaît. + +La reine le pria de n'en rien faire: + +--Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bête pour tout bien; la +leur prendre, c'est les faire mourir de faim. + +--Il me la faut, dit le roi; par achat, par échange ou par force, il +n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes étables, malheur +à qui n'aura pas fait son devoir! + +Et il fronça le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir +la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande +d'estafiers. + +Le paysan était devant sa porte, occupé à traire sa vache, tandis que +tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il +eut reçu le message du prince, le bonhomme secoua la tête et dit qu'il +ne céderait Bukolla à aucun prix.--Elle est à moi, ajouta-t-il, c'est +mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que +tout l'or du roi. + +Prières ni menaces ne le firent changer d'avis. + +L'heure avançait; le chef des gardes craignait le courroux du maître; +il saisit le licou de Bukolla pour l'entraîner; le paysan se leva pour +résister, un coup de hache l'étendit mort par terre. A cette vue, tous +les enfants se mirent à sangloter, hormis Briam, l'aîné, qui resta en +place, pâle et muet. + +Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et +que tôt ou tard le fils venge le père. Si l'on ne veut pas que l'arbre +repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une +main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Où +souffres-tu? lui dit-il.--Là, répondit l'enfant en montrant son coeur; +aussitôt le scélérat lui enfonça un poignard dans le sein. Six fois il +fit la même question, six fois il reçut la même réponse, et six fois il +jeta le cadavre du fils sur le cadavre du père. + +Et cependant Briam, l'oeil égaré, la bouche ouverte, sautait après les +mouches qui tournaient en l'air. + +--Et toi, drôle, où souffres-tu? lui cria le bourreau. + +Pour toute réponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derrière +avec les deux mains, il chanta: + + C'est là que ma mère, un jour de colère, + D'un pied courroucé m'a si fort tancé, + Que j'en suis tombé la face par terre, + Blessé par devant, blessé par derrière, + Les reins tout meurtris et le nez cassé! + +Le chef des gardes courut après l'insolent; mais ses compagnons +l'arrêtèrent. + +--Fi! lui dirent-ils, on égorge le louveteau après le loup, mais on ne +tue pas un fou; quel mal peut-il faire? + +Et Briam se sauva, en chantant et en dansant. + +Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point +qu'il l'eût payée trop cher. Mais, dans la pauvre chaumière, une vieille +femme en pleurs demandait justice à Dieu. Le caprice d'un prince lui +avait enlevé en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce +qu'elle avait aimé, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait +plus qu'un misérable idiot. + + +II + + +Bientôt, à vingt lieues à la ronde, on ne parla plus que de Briam et +de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou à la roue du +soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la +lune. + +Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou à sa cour, pour +ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam, +on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe +rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est +dans ce costume de perroquet que Briam fut chargé d'amuser l'ennui des +courtisans. Caressé quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insensé +souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entières à causer +avec les oiseaux ou à suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la +bouche, c'était pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux +qui n'en souffraient pas. + +Un jour qu'on allait servir le dîner, le chef des gardes entra dans la +cuisine du château. Briam, armé d'un couperet, hachait des fanes de +carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier; +le soupçon lui vint au coeur. + +--Briam, dit-il, où est ta mère? + +--Ma mère? répondit l'idiot; elle est là qui bout. Et du doigt il +indiqua un énorme pot-au-feu, où cuisait, en _olla podrida_, tout le +dîner royal. + +--Sotte bête! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les +yeux: qu'est-ce que cela? + +--C'est ma mère! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son +couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu +tout noir de fumée, et se sauva dans les bois. On courut après lui; +peine perdue. Quand on l'attrapa, tout était brisé, renversé, gâté. Ce +soir-là, le roi dîna d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de +faire fouetter Briam par les marmitons du château. + +Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière et conta à sa mère ce qui +lui était arrivé. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la +générosité du roi. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain, la cour était réunie. Le roi causait avec son majordome. +C'était un beau seigneur, fort expert en bonne chère, gros, gras et +rieur. Il avait une grosse tête chauve, un gros cou, un ventre si +énorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui +soutenaient à grand'peine ce vaste édifice. + +Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur +le ventre: + +--Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la générosité du +roi. + +S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi était furieux, +la cour aussi; mais, le soir, dans tout le château, on se répétait à +l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes +vérités. + +Quand Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère +ce qui lui était arrivé. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidèle des +courtisans. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres, +officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient +son sourire, il agaçait une grosse chienne épagneule qui lui arrachait +des mains un gâteau. + +Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le +chien qui hurlait en faisant une horrible grimace: + +--Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidèle des courtisans. + +Cette folie fit sourire le roi; aussitôt les courtisans rirent à gorge +déployée; ce fut à qui montrerait ses dents. Mais, dès que le roi fut +sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le +pauvre Briam, qui eut grand'peine à se tirer de l'orage. + +Quand il eut raconté à sa mère ce qui lui était arrivé: + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la +laissait faire. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain était jour de fête, la reine parut au salon dans ses plus +beaux atours. Elle était couverte de velours, de dentelles, de bijoux; +son collier seul valait l'impôt de vingt villages. Chacun admirait tant +d'éclat. + +--Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire. + +C'en était fait de l'insolent si la reine n'eût pris sa défense. + +--Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu +savais combien ces bijoux me pèsent, tu ne me reprocherais pas de les +porter. + +Quand Briam rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère ce qui lui +était arrivé. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mère? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi. + +--Bien, ma mère, je le dirai demain. + +Le lendemain, le roi allait à la chasse. On lui amena sa jument +favorite; il était en selle et disait négligemment adieu à la reine, +quand Briam se mit à frapper le cheval à l'épaule: + +--Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi. + +Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva à toutes +jambes. Il commençait à sentir de loin l'odeur des coups de bâton. + +En le voyant rentrer tout haletant: + +--Mon fils, dit la pauvre mère, ne retourne pas au château; ils te +tueront. + +--Patience, ma mère; on ne sait ni qui meurt ni qui vit. + +--Hélas! reprit la mère en pleurant, ton père est heureux d'être mort; +il ne voit ni ta honte ni la mienne. + +--Patience, ma mère; les jours se suivent et ne se ressemblent pas. + + +III + + +Il y avait déjà près de trois mois que le père de Briam reposait dans la +tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin +aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des +gardes, à sa gauche était le gros majordome. La table était couverte de +fruits, de fleurs et de lumières; on buvait dans des calices d'or les +vins les plus exquis. Les têtes s'échauffaient, on parlait haut, et déjà +plus d'une querelle avait commencé. Briam, plus fou que jamais, versait +le vin à la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que +d'une main il tenait le flacon doré, de l'autre il clouait deux à deux +les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans +entraîner son voisin. + +Trois fois il avait recommencé ce manège, quand le roi, animé par la +chaleur et le vin, lui cria: + +--Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons. + +Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une +voix sourde il se mit à chanter: + + Tout vient à son tour, + Le vent et la pluie, + La nuit et le jour, + La mort et la vie, + Tout vient à son tour. + +--Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi +rire, ou je te fais pleurer! + +Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadée +il reprit: + + Tout vient à son tour, + Bonne ou male chance, + Le destin est sourd, + Outrage et vengeance, + Tout vient à son tour. + +--Drôle! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te châtier +comme il faut. + +Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes. +Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha +au bras et au cou du roi. + +--Misérable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maître? + +Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand +celui-ci, tout entier à sa défense, d'une main saisit le bras du roi, +et de l'autre lui enfonça sa dague dans le cou. Le sang jaillit à gros +bouillons; le prince tomba, entraînant dans ses dernières convulsions +son meurtrier avec lui. + +Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva +promptement, et, tirant son épée: + +--Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberté! Je me fais +roi et j'épouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je +l'attends. + +--_Vive le roi!_ crièrent tous les courtisans; il y en eut même +quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirèrent une pétition de leur +poche. La joie était universelle et touchait au délire, quand tout +à coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant +l'usurpateur. + +[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux +pieds de Briam.] + +--Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tué les miens, tu n'as +pensé ni à Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant! + +Le chef des gardes essaya de se mettre en défense. D'un coup furieux +Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupée. + +--Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge, +comme Briam le fou venge aujourd'hui son père. + +Et il lui fendit la tête en deux morceaux. + +--_Vive Briam!_ crièrent les courtisans; _vive notre libérateur!_ + +En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux pieds du fou en +l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant auprès d'elle en +brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers à prêter +serment à leur légitime souveraine. + +--_Vive la reine!_ crièrent tous les assistants. La joie était +universelle et touchait au délire. + +La reine voulait retenir Briam à la cour; il demanda à retourner dans +sa chaumière, et ne voulut pour toute récompense que le pauvre animal, +cause innocente de tant de maux. Arrivée à la porte de la maison, +la vache se mit à appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus +l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant. + +--Mère, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous êtes vengée. + + +IV + + +Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout +le pays on montre encore les ruines de la masure où habitaient Briam et +ses frères, et les mères disent aux enfants: «C'est là que vivait celui +qui a vengé son père et consolé sa mère.» Et les enfants répondent: +«Nous ferions comme lui.» + + +V + + +L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils +récits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime +pour cette adresse qui mène aux galères. Il n'en était pas ainsi chez +les peuples primitifs. Hérodote ne se fait faute de nous réciter tout +au long une histoire égyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est +visiblement qu'un conte de fées. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel +moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit +voleur qui lui a pillé son trésor, et comment, trois fois trompé, comme +roi, comme justicier et comme père, il ne trouve rien de mieux à faire +que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et rusé. «Rhampsinite, +dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille, +comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Égyptiens étant +supérieurs à tous les autres peuples, il s'était montré supérieur à tous +les Égyptiens.» On voit que la vanité nationale est de même date que les +contes des fées. + +[Note 1: Hérodote, liv. II, chap. cxxi.] + +Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom +du _Maître voleur_, M. Asbjoernsen a publié un conte norvégien qui +ressemble beaucoup à celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces +récits, c'est l'admiration naïve du conteur pour les exploits de +son héros. L'esprit humain a passé par cette étape depuis longtemps +abandonnée. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'était pas à demi voleur; +les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se +faisaient faute de suivre le conseil de Moïse et d'emprunter aux +Égyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits +qu'ils ne devaient jamais rendre. «Or, dit la Bible[2], le +Seigneur rendit les Égyptiens favorables à son peuple, afin qu'ils +donnassent aux enfants d'Israël ce qu'ils demandaient. Ainsi ils +dépouillèrent les Égyptiens.» Le procédé révolte notre délicatesse; +il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse +héroïque. Apprenons par là à ne pas toujours mesurer le monde à la +mesure de nos idées d'aujourd'hui. Nos aïeux, il y a vingt ou trente +siècles, admiraient les voleurs, nos pères admiraient les Heiduques et +les Klephtes, nous admirons encore les conquérants; qui sait ce que +penseront de nous nos enfants? Un jour peut-être ils se riront de notre +barbarie, comme nous de celle de nos pères, et ils n'auront pas tort. +Vienne le jour où cette gloire si creuse, et qui coûte si cher, ne sera +plus qu'un conte de fées! + +[Note 1: Il a été traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The +Norse_. Edimbourg, 1859.] + +[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.] + + +II + +LE PETIT HOMME GRIS + + +Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait +à Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'était pas plus riche +d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme était à l'église, il +entendit un beau sermon sur la charité.--«Donnez, mes frères, donnez, +disait le prêtre; le Seigneur vous le rendra au centuple.» Ces paroles, +souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le +peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper +les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du +bois, comme s'il allait construire un palais. + +--Que fais-tu là, mon pauvre homme? lui demanda sa femme. + +--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; +nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans +quinze jours je vais donner ma vache... + +--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim! + +--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends +rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons +cent comme récompense; M. le curé l'a dit, c'est parole d'Évangile. Je +logerai cinquante bêtes dans cette étable que je construis, et, avec le +prix des cinquante autres, j'achèterai assez de pré pour nourrir notre +troupeau en été comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi. + +Et, sans s'inquiéter des prières ni des reproches de sa femme, notre +maître fou se mit à bâtir son étable, au grand étonnement des voisins. + +L'oeuvre achevée, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et +la mena tout droit chez le curé. Il le trouva qui causait avec deux +étrangers qu'il ne regarda guère, tant il était pressé de faire son +cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut étonné de cette charité de +nouvelle espèce, ce fut le pasteur. Il fit un long discours à cette +brebis imbécile, pour lui démontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais +parlé que de récompenses spirituelles; peine perdue, le paysan répétait +toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.» Las +enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une +sainte colère et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue +tout ébahi, répétant toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous +l'avez dit.» + +Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'était pas chose facile. +On était au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige +en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et +refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son +chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arrêta tout perplexe, +maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal +qu'il traînait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme chargé d'un +grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait là avec sa +vache, et par un si mauvais temps. + +Quand le paysan lui eut raconté sa peine: «Mon brave homme, lui dit +l'étranger, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de faire un échange +avec moi. Je demeure près d'ici; cédez-moi votre vache que vous ne +ramènerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop +lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os.» + +Le marché fait, l'étranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea +sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentré au +logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme, +il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en +homme habile, il avait échangé une vache qui allait mourir contre un sac +qui contenait des trésors. En écoutant cette belle histoire, la femme +commença à montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa +mauvaise humeur, et de mettre dans l'âtre son plus grand pot-au-feu.--Tu +verras ce que je t'apporte, lui répétait-il; attends un peu, tu me +remercieras. + +Disant cela, il ouvrit le sac; et voilà que de cette profondeur sort un +petit homme tout habillé de gris comme une souris. + +--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierté d'un prince! Ah ça, +j'espère qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir à manger. +Cette petite course m'a donné un grand appétit. + +Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il était foudroyé. + +--Là, dit la femme, j'en étais sûre. Voici une nouvelle folie. Mais d'un +mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu +la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus +rien, monsieur nous apporte une bouche de plus à nourrir! Que n'es-tu +resté sous la neige, toi, ton sac et ton trésor! + +La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait +remontré par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite, +et que le plus sage était d'aller en chasse et de chercher quelque +gibier. + +Il sortit aussitôt, malgré la nuit, le vent et la neige, et revint au +bout de quelque temps avec un gros mouton. + +--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bête, et ne nous laissons pas mourir de +faim. + +Le vieillard et sa femme regardèrent de travers le petit homme et sa +proie. Cette aubaine, tombée des nues, sentait le vol d'une demi-lieue. +Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Légitime ou non, le +mouton fut dévoré à belles dents. + +Dès ce jour, l'abondance régna dans la demeure du paysan. Les moutons +succédaient aux moutons, et le bonhomme, plus crédule que jamais, se +demandait s'il n'avait pas gagné au change, quand, au lieu des cent +vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoyé un pourvoyeur aussi +habile que le petit homme gris. + +Toute médaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient +dans la maison du vieillard, ils diminuaient à vue d'oeil dans le +troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maître berger, fort +inquiet, prévint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublât +de surveillance, les plus belles têtes du troupeau disparaissaient l'une +après l'autre. Assurément quelque habile voleur était venu se loger dans +le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans +la cabanne du paysan un nouveau venu, tombé on ne sait d'où et que +personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitôt qu'on lui amenât +l'étranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan +et sa femme commencèrent à sentir quelques remords en songeant qu'on +pendait à la même potence les receleurs et les voleurs. + +Quand le petit homme gris parut à la cour, le roi lui demanda si par +hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait volé cinq gros moutons au +troupeau royal. + +--Oui, Majesté, répondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris. + +--Et de quel droit? dit le prince. + +--Majesté, répondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard +et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez +dans l'abondance et ne pouvez même pas consommer la dîme de vos revenus. +Il m'a semblé juste que ces bonnes gens vécussent de votre superflu +plutôt que de mourir de misère, tandis que vous ne savez que faire de +votre richesse. + +Le roi resta stupéfait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit +homme d'une façon qui n'annonçait rien de bon: + +--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol. + +Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie. + +--Fort bien, dit le roi. Tu mériterais d'être pendu, mais je te +pardonne, à la condition que demain, à pareille heure, tu auras pris à +mes pâtres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder. + +--Majesté, répondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est +chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille +vigilance? + +--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu. + +Et, d'un signe de main, il congédia notre voleur, à qui chacun répétait +tout bas: Pendu! pendu! pendu! + +Le petit homme gris retourna dans la cabane, où il fut tendrement reçu +par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il +avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du +jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se +coucher et dormit en paix. + +Aux premières lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa +corde. Il alla dans la forêt, sur le chemin où devaient passer les +pâtres du roi, et, choisissant un gros chêne bien en vue, il se pendit +par le cou à la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas +faire un noeud coulant. + +Bientôt après, deux pâtres arrivèrent, escortant le taureau noir. + +--Ah! dit l'un d'eux, voilà notre fripon qui a reçu sa récompense. Cette +fois, du moins, il n'a pas volé son licou. Adieu, mon drôle, ce n'est +pas toi qui prendras le taureau du roi. + +Dès que les pâtres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de +l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau à un gros +chêne près duquel passait la route. Qui fut surpris à l'aspect de ce +pendu? ce furent les pâtres du roi. + +--Qu'est-ce là? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voilà le pendu de +là-bas qui se trouve ici! + +--Que tu es bête! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en +deux places à la fois? C'est un second voleur, voilà tout. + +--Je te dis que c'est le même, reprit le premier berger; je le reconnais +à son habit et à sa grimace. + +--Et moi, reprit le second, qui était un esprit fort, je te parie que +c'en est un autre. + +La gageure acceptée, les deux pâtres attachèrent le taureau du roi à un +arbre et coururent au premier chêne. Mais, tandis qu'ils couraient, le +petit homme gris sauta à bas de son gibet et mena tout doucement le +taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bête à +l'étable en attendant qu'on la vendît. + +Quand les deux pâtres rentrèrent, le soir, au château, ils avaient +l'oreille si basse et l'air si déconfit, que le roi vit de suite qu'on +s'était joué de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se +présenta avec la sérénité d'un grand coeur. + +--C'est toi qui m'as volé mon taureau, dit le roi. + +--Majesté, répondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obéir. + +--Fort bien, dit le roi; voici dix écus d'or pour le rachat de mon +taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas volé les draps de mon lit +tandis que j'y couche, tu seras pendu. + +[Illustration: Voilà le pendu de là-bas qui se trouve ici!] + +--Majesté, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose. +Vous êtes trop bien gardé pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse +seulement approcher du château. + +--Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu. + +Le soir venu, le petit homme gris, qui était rentré dans la chaumière, +prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il +plaça avec toute sa nichée une chatte qui venait d'avoir ses petits; +puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans +le château et monta sur le toit sans que personne l'aperçût. + +Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette +lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme +l'affaire de peu de temps. Une fois là, il ouvrit délicatement la couche +royale et y plaça la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec +soin, et, s'accrochant à la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de +ce poste élevé qu'il attendit les événements. + +Onze heures sonnaient à l'horloge du palais, quand le roi et la reine +entrèrent dans leur appartement. Une fois déshabillés, tous deux se +mirent à genoux et firent leur prière, puis le roi éteignit la lampe, la +reine entra dans le lit. + +Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre. + +--Êtes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au château? + +--Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une +chaleur brûlante, et mon pied a touché quelque chose de velu. + +--Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit +le roi en riant de pitié. Toutes les femmes ont un coeur de lièvre et +une tête de linotte. + +Sur quoi, en véritable héros, il s'enfonça bravement sous la couverture +et sauta aussitôt en hurlant comme un damné, traînant après lui la +chatte qui lui avait enfoncé ses quatre griffes dans le mollet. + +Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois +coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de +secours. + +--Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas +se laisser prendre en flagrant délit de peur. + +Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la +chatte, qui s'était remise à sa place et qui léchait tendrement ses +petits. + +--C'est trop fort! s'écria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet +insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y déposer +ses ordures et ses chats! Attends, drôlesse, je vais te traiter comme tu +le mérites! + +--Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut être enragée. + +--Ne craignez rien, chère amie, dit le bon prince; et, relevant les +coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichée, puis il roula ce +paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule énorme, +et la jeta par la fenêtre. + +--Maintenant, dit-il à la reine, passons dans votre chambre, et, puisque +nous voilà vengés, dormons en paix. + +Dors, ô roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis +que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et +se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche à tâtons un objet +invisible, il le charge sur son dos, le voilà qui franchit le mur et +qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantôme a +passé devant elles, et elles ont entendu les gémissements d'un enfant +nouveau-né. + +Le lendemain, quand le roi s'éveilla, il rassembla ses idées et se mit à +réfléchir pour la première fois. Il soupçonna qu'il avait été victime de +quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien être le petit +homme gris. Il l'envoya chercher aussitôt. + +Le petit homme arriva, portant sur l'épaule les draps fraîchement +repassés; il mit un genou à terre devant la reine, et lui dit d'un ton +respectueux: + +--Votre Majesté sait que tout ce que j'ai fait n'a été que pour obéir au +roi; j'espère qu'elle sera assez bonne pour me pardonner. + +--Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur. + +--Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexé que la reine +se permît d'être clémente sans consulter son seigneur et maître. +Écoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas volé la reine +elle-même, dans son château, demain soir tu seras pendu. + +--Majesté, s'écrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous +m'épargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je +vienne à bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aisé de prendre +la lune avec les dents. + +--C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je +vais faire dresser le gibet. + +Le petit homme sortit désespéré: il cachait sa tête dans ses deux mains +et sanglotait à fendre le coeur; le roi riait pour la première fois. + +Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet à la main, la +besace sur le dos, vint, suivant l'usage, quêter au château pour son +couvent. Quand la reine lui eut donné son aumône: + +--Madame, dit le capucin, Dieu reconnaîtra tant de charité. Demain, vous +le savez, on pendra dans le château un malheureux bien coupable sans +doute. + +--Hélas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu +lui sauver la vie. + +--Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espèce +de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais +qu'il possède trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De +ces trois secrets il peut en léguer un à celle qui a eu pitié de lui. + +--Quels sont ces secrets? demanda la reine. + +--En vertu du premier, répondit le capucin, une femme fait faire à son +mari tout ce qu'elle veut. + +--Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette +merveilleuse. Depuis Ève, de sainte mémoire, ce mystère est connu de +mère en fille. Quel est le deuxième secret? + +--Le second secret donne la sagesse et la bonté. + +--Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisième? + +--Le troisième, dit le capucin, assure à la femme qui le possède une +beauté sans égale et le don de plaire jusqu'à son dernier jour. + +--Mon Père, c'est ce secret-là que je veux. + +--Rien n'est plus aisé, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de +mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberté, le sorcier vous +prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux. + +--Qu'il vienne, dit la reine. Mon Père, allez le chercher. + +--Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donné les ordres les +plus sévères pour que cet homme ne puisse entrer au château. S'il met +les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les +quelques heures qui lui restent. + +--Et moi, mon Père, le roi m'a défendu de sortir jusqu'à demain soir. + +--Cela est fâcheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer à ce +trésor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de +rester toujours jeune, belle et, surtout, aimée. + +--Hélas! mon Père, vous avez bien raison; la défense du roi est une +suprême injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y +opposeraient. N'ayez pas l'air étonné; voilà de quelle façon le roi me +traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes. + +--J'en ai le coeur navré, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle +barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas céder à +de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonté. + +--Et le moyen? dit la reine. + +--Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans +ce sac; je vous ferai sortir du château, au risque de ma vie. Et +dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraîche +qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir bravé votre tyran. + +--Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piège que l'on me tend? + +--Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la +poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien à craindre +de ce côté. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera près de vous, j'y +resterai. + +--Et vous me ramènerez au château? + +--Je le jure. + +--Et avec le secret? ajouta la reine. + +--Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majesté a +quelque scrupule, restons-en là, et que la recette meure avec celui qui +l'a trouvée, s'il n'aime mieux la donner à quelque femme plus confiante. + +Pour toute réponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin +tira les cordons, chargea le fardeau sur son épaule et traversa la cour +à pas comptés. + +Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde. + +--La quête est bonne, à ce que je vois? dit le prince. + +--Sire, répondit le moine, la charité de Votre Majesté est inépuisable; +je crains d'en avoir abusé. Peut-être ferais-je mieux de laisser ici ce +sac et ce qu'il contient. + +--Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Père, et bon débarras! Je +n'imagine pas que tout ce que vous avez là-dedans vaille grand'chose. +Vous ferez un maigre festin. + +--Je souhaite à Votre Majesté de souper d'aussi bon appétit, reprit le +moine d'un ton paterne, et il s'éloigna en marmottant des paroles qu'on +n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute. + +La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les +mains. Il était content de lui et il espérait se venger, double raison +pour avoir grand appétit. + +--La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne +m'étonne guère. L'inexactitude est la vertu des femmes. + +Il allait se mettre à table, quand trois soldats, croisant la +hallebarde, poussèrent dans la salle le petit homme gris. + +--Sire, dit un des gardes, ce drôle a eu l'audace d'entrer dans la cour +du château, malgré la défense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour +ne pas troubler le souper de Votre Majesté, mais il prétend qu'il a un +message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'État. + +--La reine! s'écria le roi tout ébahi, où est-elle? Misérable, qu'en +as-tu fait? + +--Je l'ai volée, dit froidement le petit homme. + +--Et comment cela? dit le roi. + +--Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et à qui Votre +Majesté a daigné dire: «Emporte tout, et bon débarras!...» + +--C'était toi! dit le prince; mais alors, misérable, il n'y a plus de +sûreté pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume +par-dessus le marché. + +--Sire, je viens vous demander davantage. + +--Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable +en personne? + +--Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille +à marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a +forcé de me réfugier, avec mon grand-écuyer, chez le curé de Skalholt. +C'est là que le hasard a jeté sur ma route un paysan imbécile et m'a +fait jouer le rôle que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a +été que pour obéir et plaire à Votre Majesté. + +--Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutôt je ne comprends pas; il +n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour +voisin. Dès que la reine sera venue... + +--Sire, elle est ici. Mon grand-écuyer s'est chargé de la reconduire en +son palais. + +La reine entra bientôt, un peu confuse de sa simplicité, mais aisément +consolée en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme. + +--Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le +devez? + +--Le secret d'être toujours belle, dit le prince, c'est d'être toujours +aimée. + +--Et le moyen d'être toujours aimée? demanda la reine. + +--C'est d'être bonne et simple, et de faire la volonté de son mari. + +--Il ose dire qu'il est sorcier! s'écria la reine indignée en levant les +bras au ciel. + +--Finissons ces mystères, dit le roi, qui déjà prenait peur. Prince de +Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous +ne voudrez pour causer avec votre belle-mère. Le souper se refroidit: +à table! Donnons toute la soirée au plaisir; amusez-vous, mon gendre, +demain vous serez marié. + +A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit +une telle mine qu'à l'instant même il se frotta le menton et admira les +mouches qui volaient au plafond. + +Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont +pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succéda à son beau-père et +qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et +rusé, il avait les vertus d'un conquérant. Il prit à ses voisins plus +de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en +sacrifiant six armées. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les +célèbres annales de Skalholt et de Holar. C'est à ces monuments fameux +que nous renvoyons le lecteur. + + +III + + +Encore une petite histoire pour mon neveu le collégien, qui, d'une +ardeur sans égale, se débat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il +serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que +d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en +genre, en nombre et en cas. + + +IV + +LES DEUX EXORCISTES + + +Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un prêtre qui +savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au +baptême un enfant nouveau-né, au lieu de regarder dans son livre, il se +mit à réciter de travers la formule de l'exorcisme. + +--_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_. + +Mais le diable, qui a inventé la grammaire (grammaire et grimoire, c'est +tout un), n'était pas d'humeur à se laisser chasser par un solécisme. + +--_Pessime grammatice_, s'écria-t-il à la grande terreur des assistants. + +Le prêtre, sentant qu'il s'était trompé et prenant son courage à deux +mains, dit d'une voix tremblante: + +--_Abi, male spiritu_. + +A quoi le diable, qu'on ne prend pas en défaut, répondit: + +--_Male prius, nunc pejus_. + +Le prêtre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_. + +--_Sic debuisti dicere prius_, répondit le diable, et il sortit +tranquillement. + +L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui +peut-être vaut mieux. + +--_Exi tu ex corpo_, dit fièrement le prêtre. + +--_Nolvo_, répond le diable. + +--_Cur tu nolvis_? + +--_Quia_, répond insolemment le diable, _quia tu male linguis_. + +--_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le prêtre, et il se retire +avec dignité, laissant tout camus ce pédant solennel. + +Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son état et son âge +condamnent au sérieux à perpétuité. + +--Holà! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi, +vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-là attriste mon coeur. +Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'année pour admirer votre +étonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces +âmes innocentes qui, grâce à Dieu, ne savent pas encore ce que vous +savez. + + + + +ZERBIN LE FAROUCHE + +CONTE NAPOLITAIN + + +I + +Il y avait une fois à Salerne un jeune bûcheron qui s'appelait Zerbin. +Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne +parlait à personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se mêlait +point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait +surnommé _le farouche_; jamais titre ne fut mieux mérité. Le matin, +quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait à la montagne, +la veste et la cognée sur l'épaule; il vivait seul dans les bois, tout +le long du jour, et ne rentrait qu'à la brume, traînant après lui +quelque méchant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait +devant la fontaine où tous les soirs, les jeunes filles du quartier +allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette +sombre figure et se moquait du pauvre bûcheron. Ni la barbe noire ni les +yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontée; c'était à +qui provoquerait l'innocent. + +--Zerbin de mon âme, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur. + +--Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes +paroles, je suis à toi. + +--Zerbin, Zerbin, répétaient en choeur toutes ces têtes folles, qui de +nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu? + +--La plus bavarde, répondait le bûcheron, en leur montrant le poing. + +Et chacune de crier aussitôt: + +--Merci! mon bon Zerbin, merci! + +Poursuivi par les éclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui +avec la grâce d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa +porte fermée, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau, +s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait +sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans désirs, il +s'endormait vite et ne rêvait guère. Si le bonheur est de ne rien +sentir, le plus heureux des hommes, c'était Zerbin. + +II + +Un jour qu'il s'était fatigué à ébranler un vieux buis aussi dur que la +pierre, Zerbin voulut faire la sieste près d'un étang tout entouré de +beaux arbres. A sa grande surprise, il aperçut, étendue sur le gazon, +une jeune femme, d'une merveilleuse beauté, et dont la robe était faite +de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un rêve pénible: son +visage était crispé, ses mains s'agitaient; on eût dit qu'elle essayait +en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait. + +--S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir à midi avec le soleil sur +la figure! Toutes les femmes sont folles. + +Il enlaça quelques branches pour en ombrager la tête de l'étrangère, et +sur ce berceau il plaça comme un voile sa veste de travail. + +Il finissait de tresser le feuillage, quand il aperçut dans l'herbe, à +deux pas de l'inconnue, une vipère qui approchait en dardant sa langue +empoisonnée. + +--Ah! dit Zerbin, si petite et déjà si méchante! + +Et en deux coups de sa cognée il fit du serpent trois morceaux. +Les tronçons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre +l'étrangère, le bûcheron les poussa du pied dans l'étang; ils y +tombèrent en frémissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau. + +A ce bruit, la fée s'éveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie: + +--Zerbin! s'écria-t-elle, Zerbin! + +--C'est mon nom, je le connais, répondit le bûcheron, il n'y a pas +besoin de crier si fort. + +--Quoi! mon ami, dit la fée, tu ne veux pas que je te remercie du +service que tu m'as rendu? Tu m'as sauvé plus que la vie. + +--Je ne vous ai rien sauvé du tout, dit Zerbin, avec sa grâce ordinaire. +Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des +serpents. Voilà le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir; +laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps à perdre. + +Il s'étendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux. + +--Zerbin, dit la fée, tu ne me demandes rien? + +--Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on +est heureux. Bonsoir. + +Et le vilain se mit à ronfler. + +--Pauvre garçon, dit la fée, ton âme est endormie; mais, quoi que tu +fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains +d'un génie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais été cent ans couleuvre; +je te dois cent ans de jeunesse et de beauté. Comment te payer? J'y +suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi +qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce +que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientôt, je l'espère, tu béniras la fée +des eaux. + +Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle +entra dans l'étang d'un pas si léger, que l'onde même n'en fut pas +ridée. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs +aigrettes, les nénuphars épanouissaient leurs fleurs les plus fraîches; +les arbres, le jour, le vent même, tout souriait à la fée, tout semblait +s'associer à son bonheur. Une dernière fois elle leva sa baguette; +aussitôt, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en +s'illuminant. On eût dit qu'un rayon de soleil perçait jusqu'au fond de +l'abîme. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus +rien que Zerbin qui ronflait toujours. + +III + +Le soleil commençait à baisser quand le bûcheron se réveilla. Il +retourna tranquillement à sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua +le tronc de l'arbre qu'il avait ébréché le matin. La cognée résonnait +sur le bois, mais elle ne l'entamait guère; Zerbin suait à grosses +gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui défiait tous ses +efforts. + +--Ah! dit-il en regardant sa cognée tout ébréchée, quel malheur qu'on +n'ait pas inventé un outil qui coupât le bois comme du beurre! J'en +voudrais un comme ça. + +[Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de +coudrier.] + +Il recula de deux pas, fit tourner la cognée sur sa tête et la lança +d'une telle force qu'il alla tomber à dix pieds, les bras en avant, le +nez par terre. + +--_Per Baccho!_ s'écria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappé à côté. + +Zerbin fut bientôt rassuré, car au même instant l'arbre tomba, et si +près de lui que peu s'en fallut que le pauvre garçon ne fût écrasé. + +--Voilà un beau coup! s'écria-t-il, et qui avance ma journée. Comme +c'est tranché! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bûcherons +pour travailler comme le fils de ma mère. + +Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin; +puis, déliant une corde qu'il avait roulée autour de sa ceinture, il se +mit à cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec +un noeud coulant. + +--A présent, dit-il, il faut traîner cela à la ville. Il est facheux que +les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais +fièrement à Salerne et j'y entrerais en caracolant, à la façon d'un beau +cavalier qui se promène sans rien faire. Je voudrais me voir comme ça. + +A l'instant, voici le fagot qui se soulève et qui se met à trotter d'un +pas allongé. Sans s'étonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter +par cette monture d'espèce nouvelle, et tout le long du chemin il +prenait en pitié ces pauvres petites gens qui marchaient à pied, faute +d'un fagot. + +IV + +Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de +Salerne, et sur cette place était le palais du roi. Ce roi, personne ne +l'ignore, c'était le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalisé le +nom. + +Chaque après-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du +roi, la princesse Aléli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de +la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aléli +n'écoutait que sa pensée. Depuis trois ans, le roi son père voulait la +marier à tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse +refusait tous les prétendants. Salerne était sa dot, et elle sentait que +c'était sa dot seule qu'on voulait épouser. Sérieuse et tendre, Aléli +n'avait pas d'ambition, elle n'était pas coquette, elle ne riait pas +pour montrer ses dents, elle savait écouter et ne parlait jamais pour ne +rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le désespoir +des médecins. + +Aléli était encore plus rêveuse que de coutume, quand tout d'un coup +déboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majesté d'un +César empanaché. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent +prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main, +elles se mirent à en jeter au cavalier, et de façon si adroite, qu'il en +reçut deux en plein visage. + +--Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous +rire à vous user les dents jusqu'aux gencives. Voilà ce que vous +souhaite Zerbin. + +Et voici les deux femmes qui rient à se tordre, sans que rien les +arrête, ni les menaces du bûcheron ni les ordres de la princesse, qui +prenait en pitié le pauvre bûcheron. + +--Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aléli, et si douce et si +triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te +fera rire, et l'épouser par-dessus le marché! + +Sur ce, il prit sa mèche de cheveux, et salua la princesse de la façon +la plus gracieuse. + +Règle générale: quand on est à cheval sur un fagot, il ne faut saluer +personne, fût-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour +saluer la princesse, il avait lâché la corde qui retenait les branches +en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en +arrière, les jambes en l'air, de la façon la plus grotesque et la plus +ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la +moitié du feuillage, et, couronné comme un dieu sylvain, il s'en alla +rouler dix pas plus loin. + +Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je +l'ignore; c'est un mystère que la philosophie n'a pas encore expliqué. +Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aléli +fit comme tout le monde. Mais aussitôt elle se leva, regarda Zerbin avec +des yeux étranges, mit la main sur son coeur, la porta à sa tête et +rentra dans le palais, tout agitée d'un trouble inconnu. + +Cependant Zerbin rassemblait les branches éparses et rentrait chez lui à +pied, comme un simple fagotier. La prospérité ne l'avait point ébloui, +la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journée était bonne, +c'était assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et +dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dîna du meilleur +appétit. L'innocent ne se doutait guère du mal qu'il avait fait et du +désordre qu'il laissait après lui. + +V + +Tandis que ces graves événements se passaient, quatre heures sonnaient à +la tour de Salerne. La journée était brûlante, le silence régnait dans +les rues. Retiré dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit, +le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait. + +Tout à coup il s'éveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des +larmes brûlantes lui mouillaient le visage; c'était la belle Aléli qui +embrassait son père, dans un accès de tendresse. + +--Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu +m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mère, tu veux me faire faire +ta volonté? + +--Tout au contraire, mon bon père, dit Aléli; c'est une fille obéissante +qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai +trouvé. Pour vous faire plaisir, je suis prête à lui donner ma main. + +--Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui épousons-nous? +le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de +Sorrente? Non. Qui est-ce donc? + +--Je ne le connais pas, mon bon père. + +--Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant? + +--Oui, tout à l'heure, sur la place du château. + +--Et il t'a parlé? + +--Non, mon père. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent? + +Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille +entre les deux yeux: + +--Au moins, dit-il, c'est un prince? + +--Je ne sais pas, mon père, mais qu'importe? + +--Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien à la politique. +Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est à +merveille. Comme roi et comme père, je ne gênerai jamais ta volonté +quand cette volonté sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs à +remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que +je veux. Où se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas +parlé et qui t'adore? + +--Je l'ignore, dit Aléli. + +--Voilà qui est trop fort, s'écria Mouchamiel. C'est pour me conter de +pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent à +mon peuple! Holà! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse +et qu'on la reconduise dans ses appartements. + +En entendant ces mots, Aléli leva les bras au ciel et se mit à fondre +en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au même +moment, les deux femmes entrèrent, toujours riant aux éclats. + +--Silence, misérables, silence! s'écria Mouchamiel, indigné de ce manque +de respect. + +Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans +souci de l'étiquette. + +--Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et +qu'on leur tranche la tête. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins +plaisant qu'un roi. + +--Sire, dit Aléli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez +illustré votre règne en abolissant la peine de mort. + +--Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilisés. Qu'on épargne +ces femmes, et qu'on se contente de les traiter à la russe, avec tous +les ménagements voulus. Bâtonnez-les jusqu'à ce qu'elles meurent +naturellement. + +--Grâce! mon père, dit Aléli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en +supplie. + +--Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en débarrasse, dit le +bon Mouchamiel. Emmenez ces pécores, je leur pardonne; qu'on les enferme +dans une cellule jusqu'à ce qu'elles y crèvent de silence et d'ennui. + +--Ah! mon père, sanglota la pauvre Aléli. + +--Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ça finisse! + +--Grâce, Sire, nous ne rirons plus, crièrent les deux femmes en tombant +à genoux et en ouvrant une bouche où il n'y avait que des gencives. Que +Votre Majesté nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes +d'un art infernal; un scélérat nous a ensorcelées. + +--Un sorcier dans mes États! dit le roi qui était un esprit fort; c'est +impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas. + +--Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un +cheval de manège et caracole sous la main d'un bûcheron? Voilà ce que +nous venons de voir sur la place du château. + +--Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse +l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brûle tous +les deux. Après cela, j'espère qu'on me laissera dormir. + +--Brûler mon bien-aimé! s'écria la princesse, en remuant les bras comme +une illuminée. Sire, ce noble chevalier, c'est mon époux, c'est mon +bien, c'est ma vie. Si l'on touche à un seul de ses cheveux, je meurs. + +--L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me +sert-il d'être roi pour ne pouvoir pas même dormir la grasse matinée? +Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai +un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il +sache ce que je veux. + + +VI + + +On annonça le seigneur Mistigris. C'était un petit homme, gros, court, +rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui +regardaient de tous les côtés à la fois, un front bas, un nez crochu, de +grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du célèbre ministre +qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il +entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le +pouvoir et ses ennuis. + +--Enfin, vous voilà! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe +des choses inouïes dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le +dernier averti? + +--Tout est dans l'ordre accoutumé, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai +là dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix +règnent dans l'État, comme toujours. + +Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit: + +«Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas volé à la douane plus +que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau; +cinq entrées à l'hôpital. Rien de nouveau. + +«Ville haute. Octroi doublé; prospérité et moralité toujours +croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposés; trois +maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris; +trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau. + +--Voilà donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritée. +Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le métier de connaître les +affaires d'État, j'en sais davantage. Un homme à cheval sur un fagot a +passé sur la place du château, et il a ensorcelé ma fille. La voici qui +veut l'épouser. + +--Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce détail; un ministre sait +tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majesté de ces niaiseries? On pendra +l'homme et tout sera dit. + +--Et vous pouvez me dire où est ce misérable? + +--Sans doute, Sire, répondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend +tout, est partout. + +--Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drôle n'est +pas ici, vous laisserez le ministère à des gens qui ne se contentent pas +de voir, mais qui agissent. Allez! + +Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la +salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui étouffe, et fut +obligé de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'était le +préfet de la ville qu'un hasard heureux amenait près de lui. Mistigris +recula de deux pas et prit le magistrat au collet. + +--Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix +minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promène dans Salerne à +cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez! + +Tout étourdi de cette menace, le préfet courut chez le chef de la +police. + +--Où est l'homme qui se promène sur un fagot? lui dit-il. + +--Quel homme? demanda le chef de la police. + +--Ne raisonnez pas avec votre supérieur; je ne le souffrirai point. En +n'arrêtant pas ce scélérat, vous avez manqué à tous vos devoirs. Si dans +cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez! + +Le chef de la police courut au poste du château; il y trouva ses gens +qui veillaient à la tranquillité publique en jouant aux dés. + +--Drôles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas +l'homme qui se promène à cheval sur un fagot, je vous fais bâtonner +comme des galériens. Courez, et pas un mot. + +La troupe sortit en blasphémant, tandis que l'habile et sage Mistigris, +confiant dans les miracles de la hiérarchie, rentrait tranquillement +dans la chambre du roi et remettait sur ses lèvres ce sourire perpétuel +qui fait partie de la profession. + + +VII + + +Deux mots dits par le ministre à l'oreille du roi charmèrent Mouchamiel. +L'idée de brûler un sorcier ne lui déplaisait pas. C'était un joli petit +événement qui honorerait son règne, une preuve de sagesse qui étonnerait +la postérité. + +Une seule chose gênait le roi, c'était la pauvre Aléli noyée dans +les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entraîner dans ses +appartements. + +Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la +princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde: + +--Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au +contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule +l'assure de son bonheur. + +--Je vous entends, bon Mistigris, s'écria Aléli. Merci, mon père, merci, +ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de +baisers. Soyez béni, mille et mille fois béni! + +Elle sortit ivre de joie, la tête haute, les yeux brillants, et si +heureuse, si heureuse qu'elle arrêta au passage le premier chambellan +pour lui annoncer elle-même son mariage. + +--Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-même les +honneurs du palais et soyez sûr que vous n'obligerez pas des ingrats. + +Resté seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux. + +--Êtes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma +parole? Vous croyez-vous le maître de mon empire pour disposer de ma +fille et de moi sans mon aveu? + +--Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse; +c'était le plus pressé. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain. +A chaque jour suffit sa peine. + +--Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la +retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent +qui m'a volé le coeur de mon enfant. + +--Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a +plusieurs façons de la tenir. + +--Qu'entendez-vous par là? dit Mouchamiel. + +--Votre Majesté, reprit le ministre, vient de promettre à ma fille de la +marier; nous la marierons. Après quoi nous prendrons la loi qui dit: + +«Si un noble qui n'a pas rang de baron ose prétendre à l'amour d'une +princesse de sang royal, il sera traité comme noble, c'est-à-dire +décapité. + +«Si le prétendant est un bourgeois, il sera traité comme un bourgeois, +c'est-à-dire pendu. + +«Si c'est un vilain, il sera noyé comme un chien.» + +--Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aisé que d'accorder votre amour +paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois à Salerne, +qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles. + +--Mistigris, dit le roi, vous êtes un coquin. + +--Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis +qu'un politique. On m'a enseigné qu'il y a une grande morale pour les +princes et une petite pour les petites gens. J'ai profité de la leçon. +C'est ce discernement qui fait le génie des hommes d'État, l'admiration +des habiles et le scandale des sots. + +--Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous êtes +fatigant comme un éloge académique. Je ne vous demande pas de mots, mais +des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en. + +Comme il parlait ainsi, la princesse Aléli entra dans la chambre royale. +Elle était si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon +Mouchamiel soupira et se prit à désirer que le cavalier du fagot fût un +prince, afin qu'on ne le pendît pas. + + +VIII + + +C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses désagréments. Adieu +le plaisir d'être inconnu et de défier la sotte curiosité de la foule. +L'entrée triomphale de Zerbin n'était pas achevée, qu'il n'y avait pas +un enfant dans Salerne qui ne connût la personne, la vie et la demeure +du bûcheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine à trouver +l'homme qu'ils cherchaient. + +Zerbin était à deux genoux dans sa cour, tout occupé à affiler sa +fameuse cognée; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce, +quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort +vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades +dans le dos le poussèrent dans la rue; c'est de cette façon qu'il apprit +qu'un ministre s'intéressait à sa personne, et que le roi lui-même +daignait l'appeler au palais. + +Zerbin était un sage, et le sage ne s'étonne de rien. Il enfonça +ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop +s'émouvoir de la grêle qui tombait sur lui. Cependant, pour être sage, +on n'est pas un saint. Un coup de pied reçu dans le mollet lassa la +patience du bûcheron. + +--Doucement, dit-il, un peu de pitié pour le pauvre monde. + +--Je crois que le drôle raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient. +Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la +main. + +--Je voudrais vous voir à ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous +ririez. + +--Te tairas-tu, drôle! dit le chef de la bande en lui décochant un coup +de poing à décorner un boeuf. + +Le coup était mal porté sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il +alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et à moitié aveugle, +le blessé se jeta sur le maladroit qui l'avait frappé et le prit aux +cheveux. Les voilà qui se battent; on veut les séparer: les coups de +poing pleuvent à droite, à gauche, en haut, en bas; c'était une mêlée +générale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes +qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une +patrouille pour rétablir l'ordre, en arrêtant les battants, les battus +et les curieux. + +Zerbin, toujours impassible, s'en allait au château en se promenant, +quand, sur la grande place, il fut abordé par une longue file de beaux +messieurs en habits brodés et en culottes courtes. C'étaient les valets +du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan +lui-même, venaient au-devant du fiancé qu'attendait la princesse. Comme +ils avaient reçu l'ordre d'être polis, chacun d'eux avait le chapeau à +la main et le sourire sur les lèvres. Ils saluèrent Zerbin; le bûcheron, +en homme bien élevé, leur rendit leur salut. Nouvelles révérences de la +livrée, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite +avec une gravité parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'étant pas +né dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui +manquait: + +--Assez, s'écria-t-il, assez; et comme dit la chanson: + + Après trois refus, + La chance; + Après trois saluts, + La danse. + +Vous ne m'avez pas trop salué, dansez maintenant. + +Aussitôt, voici les valets qui se mettent à danser en saluant, à saluer +en dansant, et qui tous, précédant Zerbin dans un ordre admirable, lui +font au château une entrée digne d'un roi. + + +IX + + +Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement +le bout de son nez; Aléli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme +un diplomate qui cherche une idée, les courtisans immobiles et muets +avaient l'air de réfléchir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit. +Majordome et valets entrèrent en cadence, dansant une sarabande qui +surprit fort la cour. Derrière eux marchait le bûcheron, aussi peu ému +des splendeurs royales que s'il était né dans un palais. Cependant, à la +vue du roi, il s'arrêta, ôta son chapeau qu'il tint à deux mains sur sa +poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son +chapeau sur sa tête, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser +le bout de son pied. + +--Mon père, s'écria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici +l'époux que vous m'avez donné. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce +pas que vous l'aimerez? + +--Mistigris, murmura Mouchamiel à demi étranglé, interrogez cet homme +avec les plus grands ménagements. Songez au repos de ma fille et +au mien. Quelle aventure! Ah! que les pères seraient heureux s'ils +n'avaient pas d'enfants! + +--Que Votre Majesté se rassure, répondit Mistigris; l'humanité est mon +devoir et mon plaisir. + +--Lève-toi, coquin! dit-il à Zerbin d'un ton brusque; réponds vite, si +tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince déguisé? Tu te tais, misérable! +Tu es un sorcier! + +--Pas plus sorcier que toi, mon gros, répondit Zerbin sans quitter son +fauteuil. + +--Ah! brigand! s'écria le ministre; cette dénégation prouve ton crime; +te voilà confondu par ton silence, triple scélérat! + +[Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle +chanson plaintive.] + +--Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin. + +--Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'éloquence, faites +justice; purgez vos États, purgez la terre de ce monstre. La mort est +trop douce pour un pareil sacripant. + +--Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas. + +--Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanité +sont en présence. _Oua, oua, oua._ L'humanité vous ordonne de protéger +vos sujets en les délivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice +veut qu'on le pende ou qu'on le brûle, _oua, oua, oua_. Vous êtes père, +_oua, oua_, mais vous êtes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_, +doit effacer le père, _oua, oua, oua_. + +--Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic +insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez. + +--Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._ + +Tandis que le roi soupirait, Aléli, quittant brusquement son père, alla +se mettre auprès de Zerbin. + +--Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon époux; son sort sera le mien. + +A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure. +Mistigris lui-même se crut obligé de rougir. + +--Malheureuse! dit le roi furieux, en te déshonorant tu as prononcé ta +condamnation. Gardes! arrêtez ces deux créatures; qu'on les marie séance +tenante; après cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans +le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne à la fureur des +flots. + +--Ah! Sire, s'écria Mistigris, tandis qu'on entraînait la princesse +et Zerbin, vous êtes le plus grand roi du monde. Votre bonté, votre +douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'étonnement de la +postérité. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous, +confondus par tant de magnanimité, il ne nous reste qu'à nous taire et à +admirer. + +--Ma pauvre fille, s'écria le roi, que va-t-elle devenir sans son père! +Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera +pour moi une consolation que de savoir cet habile homme auprès de +ma chère Aléli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une +distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon +Mistigris. + +Mistigris était resté la bouche ouverte; il allait reprendre haleine +pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du +palais. Malgré ses cris, ses menaces, ses prières et ses pleurs, on le +jeta sur la barque, et bientôt les trois amis se trouvèrent seuls au +milieu des flots. + +Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la +chambre basse pour achever une sieste si désagréablement interrompue. + + +X + + +La nuit était belle et calme; la lune éclairait de sa blanche clarté la +mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait +au loin la barque; déjà on apercevait Capri qui se dressait au milieu +des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et +murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bûcheron ou +de matelot. A ses pieds était assise Aléli, silencieuse, mais non +pas triste; elle écoutait son bien-aimé. Le passé, elle l'oubliait; +l'avenir, elle n'y songeait guère; rester auprès de Zerbin, c'était +toute sa vie. + +Mistigris, moins tendre, était moins philosophe. Inquiet et furieux, +il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait à Zerbin de beaux +discours que le bûcheron n'écoutait pas. Insensible comme toujours, +Zerbin penchait la tête. Peu habitué aux harangues officielles, les +discours du ministre l'endormaient. + +--Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si +tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi +quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque +chose à gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la +fortune de tes amis? + +--J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitié d'un oeil. + +Aléli se leva aussitôt et chercha autour d'elle. + +--Mon ami, dit-elle, que voulez-vous? + +--Je veux des figues et du raisin, dit le bûcheron. + +Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de +sortir entre ses jambes et l'avait jeté par terre. + +--Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu +as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas été ministre +pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai. + +Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le +dos courbé, la face souriante. + +--Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander à Votre Excellence son +incomparable amitié. Peut-être Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris +tout ce que je cachais de dévouement sous la sévérité affectée de mes +paroles; mais je puis l'assurer que tout était calculé pour brusquer son +bonheur. C'est moi seul qui ai hâté son heureux mariage. + +--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. + +--Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grâce d'un courtisan. +J'espère que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et +qu'elle me mettra souvent à même de lui témoigner tout mon zèle. + +--Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut +absolument que je mette Aléli dans mes intérêts. Plaire aux dames, c'est +le grand secret de la politique. + +--A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que +vous êtes marié de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un +cadeau de noces à votre royale fiancée? + +--Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, où +veux-tu que je le pêche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons, +tu me le rapporteras. + +A l'instant même, comme si une main invisible l'eût lancé, Mistigris +sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots. + +Zerbin se remit à éplucher et à croquer ses raisins, tandis qu'Aléli ne +se lassait pas de le regarder. + +--voilà un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin. + +Ce n'était pas un marsouin, c'était l'heureux messager qui, remonté sur +les vagues, se débattait au milieu de l'écume; Zerbin prit Mistigris par +les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose étrange, le gros homme +avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une étoile au +milieu de la nuit. + +Dès qu'il put respirer: + +--Voilà, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre à la charmante +Aléli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidèle +et le plus dévoué des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministère à +confier... + +--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. + +--Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre +femme? Cette barque exposée à toutes les injures de l'air n'est pas un +séjour digne de sa naissance et de sa beauté. + +--Assez! Mistigris, dit Aléli; je suis bien ici, je ne demande rien. + +--Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince +de Capri vous offrit sa main, il avait envoyé à Salerne un splendide +navire en acajou, où l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces +matelots vêtus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout +ornés de glaces! voilà ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le +seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arrière, lui, si noble, si +puissant et si bon. + +--Il est sot, ce bonhomme-là! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais +avoir un bateau comme ça, rien que pour te clore le bec, bavard! après +cela tu te tairais. + +A ce moment, Aléli poussa un cri de surprise et de joie qui fit +tressaillir le bûcheron. + +Où était-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la +grâce d'un cygne aux ailes gonflées. Une tente éclairée par des lampes +d'albâtre formait sur le pont un salon richement meublé; Aléli, toujours +assise aux pieds de son époux, le regardait toujours; Mistigris courait +après l'équipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur +cet étrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en était pour son +éloquence, et ne pouvait même trouver un mousse à gouverner. + +Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitôt, +toujours souriant. + +--Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon +zèle? + +--Tais-toi, bavard, dit le bûcheron. Je te défends de parler jusqu'à +demain matin. Je rêve, laisse-moi dormir. + +Mistigris resta bouche béante, en faisant les gestes les plus +respectueux; puis de désespoir il descendit à la salle à manger et se +mit à souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir +se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin +rêvait tout à son aise; Aléli, seule, ne dormait pas. + + +XI + + +On se lasse de tout, même du bonheur, dit un proverbe; à plus forte +raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire où personne ne parle, +et qui va je ne sais où. + +Aussi, dès que Mistigris eut repris ses sens et recouvré la parole, +n'eut-il d'autre idée que d'amener Zerbin à souhaiter d'être à terre. +La chose était difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque +voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait +par-dessus tout que Zerbin ne regrettât ses bois et sa cognée. Devenez +donc le ministre d'un bûcheron! + +Par bonheur Zerbin s'était réveillé dans une humeur charmante; il +s'habituait à la princesse, et, si brute qu'il fût, cette aimable figure +l'égayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, hélas! les femmes +sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aléli disait à +Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et +du bruit, dans quelque chaumière tranquille, au milieu d'un verger, au +bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre à cette poésie, le bon Zerbin +écoutait avec plaisir ces douces paroles qui le berçaient. + +--Une chaumière, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait +joli. Si... + +Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup. + +--Ah! seigneur! s'écria-t-il, regardez donc là-bas en face de vous. Que +c'est beau! + +--Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien. + +--Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux. + +--Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air étonné. Quoi! vous ne voyez +pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout +garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord +de la mer? + +--Un palais? dit Aléli. Pour être entourée de courtisans, d'égoïstes et +de valets, je n'en veux pas. Fuyons. + +--Oui, dit Zerbin, une chaumière vaut mieux; on y est plus tranquille. + +--Ce palais-là ne ressemble à aucun autre, s'écria Mistigris, chez qui +la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure féerique il n'y a ni +courtisans ni valets; on est servi de façon invisible; on est tout à la +fois seul et entouré! Les meubles ont des mains, les murs ont des +oreilles. + +--Ont-ils une langue? dit Zerbin. + +--Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent +quand on veut. + +--Eh bien! dit le bûcheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais +bien avoir un château comme ça. Où est-il donc, ce beau palais? Je ne le +vois pas. + +--Il est là devant vous, mon ami, dit la princesse. + +Le vaisseau avait couru vers la terre, et déjà on jetait l'ancre dans +un port où l'eau était assez profonde pour qu'on pût aborder à quai. +Le port était à demi entouré par un grand escalier en fer à cheval; +au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la +mer, s'élevait le plus riant palais qu'on ait jamais rêvé. + +Les trois amis montèrent gaiement; Mistigris allait en tête, tout en +soufflant à chaque marche. Arrivé à la grille du château, il voulut +sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-même qui +répondit. + +--Que veux-tu, étranger? demanda-t-elle. + +--Parler au maître de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigué de causer +pour la première fois avec du fer battu. + +--Le maître de ce palais est le seigneur Zerbin, répondit la Grille. +Quand il approchera, j'ouvrirai. + +Zerbin arrivait, donnant le bras à la belle Aléli; la Grille s'écarta +avec respect et laissa passer les deux époux, suivis de Mistigris. + +Une fois sur la terrasse, Aléli regarda le spectacle splendide qu'elle +avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil +du matin. + +--Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette +galerie, toute garnie de lauriers en fleur! + +--Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre. + +--Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'écria Mistigris. + +--Nous voici, nous voici, crièrent les fauteuils; et ils arrivèrent +tous, courant l'un après l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le +permettaient. + +--On déjeunerait bien ici, dit Mistigris. + +--Oui, dit Zerbin; mais où est la table? + +--Me voilà, me voilà, répondit une voix de contralto. + +Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravité d'une matrone, +vint se placer devant les convives. + +--C'est charmant, dit la princesse, mais où sont les plats? + +--Nous voici, nous voici, crièrent des petites voix sèches: et trente +plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs +cousins, sans oublier leurs tantes, les salières, se rangèrent en un +instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier, +de fruits et de fleurs. + +--Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous. +Tout ceci est mon oeuvre. + +--Tu mens! cria une voix. + +Mistigris se retourna et ne vit personne; c'était une colonne de la +galerie qui avait parlé. + +--Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture; +j'ai toujours dit la vérité. + +--Tu mens! dit la voix. + +--Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la vérité, +on n'y établira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut +changer cela. + +--Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire, +n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons +petits impôts, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous +entourerait d'amour et de tendresse? + +--Roi! dit Zerbin, pour quoi faire? + +--Mon ami, ne l'écoutez pas, dit la bonne Aléli. Restons ici, nous y +sommes si bien tous les deux. + +--Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes, +et près de vous je ne désire rien. + +--Tu mens! dit la voix. + +--Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon +dévouement? + +--Tu mens! reprit l'écho. + +--Seigneur, ne l'écoutez pas, s'écria Mistigris. Je vous honore et je +vous aime; croyez à mes serments. + +--Tu mens! reprit la voix impitoyable. + +--Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le +pays des menteurs. + +Parole imprudente, car aussitôt Mistigris partit en l'air comme une +flèche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur +la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a +reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a +jamais revu dans un palais où les murs mêmes disaient la vérité. + + +XII + + +Restés seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aléli +se laissait aller aux plus douces pensées. Vivre dans une solitude +enchantée, auprès de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on rêve dans ses +plus beaux jours? Pour connaître son nouveau domaine, elle prit le bras +de Zerbin. De droite et de gauche, le palais était entouré de belles +prairies arrosées d'eaux jaillissantes. Des chênes verts, des hêtres +pourpres, des mélèzes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles +orangées allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du +feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le +repos. Aléli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin: + +--Mon ami, lui dit-elle, êtes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien +à désirer? + +--Je n'ai jamais rien désiré, dit Zerbin. Qu'ai-je à demander? Demain je +prendrai ma cognée et je travaillerai ferme; il y a là de beaux bois à +abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots. + +--Ah! dit Aléli en soupirant, vous ne m'aimez pas! + +--Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ça? Je ne vous veux +pas de mal, assurément, bien au contraire; voilà un château qui nous +vient des nues, il est à vous; écrivez à votre père, faites-le venir, ça +me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ça n'est pas ma faute: +je n'y suis pour rien. Bûcheron je suis né, bûcheron je veux mourir. Ça, +c'est mon métier, et je sais me tenir à ma place. Ne pleurez pas, je ne +veux rien dire qui vous afflige. + +--Ah! Zerbin, s'écria la pauvre Aléli, que vous ai-je fait pour me +traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien méchante pour que +vous ne vouliez pas m'aimer? + +--Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas. +Ça ne sert à rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons, +bon! voilà de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ça vous fait plaisir, +je veux bien vous aimer; je vous aime, Aléli, je vous aime. + +La pauvre Aléli, tout éplorée, leva les yeux: Zerbin était transformé. +Il y avait dans son regard la tendresse d'un époux, le dévouement d'un +homme qui donne à tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aléli se +mit à pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait à Zerbin, +qui, de son côté, pour la première fois, se mit à fondre en larmes. +Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la +vie? + +Et alors parut la fée des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel. +Le bon roi était bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille +et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa +bénédiction et leur dit adieu le même jour pour ménager son émotion, sa +sensibilité et sa santé. La fée des eaux resta la protectrice des deux +époux, qui vécurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier +le monde, plus heureux d'en être oubliés. + + Zerbin resta-t-il sot, comme l'était son père? + Son âme s'ouvrit-elle à la clarté des cieux? + On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux; + Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystère; + Je l'ignore et je dois me taire. + + Mais qu'importe, après tout? Zerbin était heureux. + On l'aimait, c'est la grande affaire; + Lui donner de l'esprit n'était pas nécessaire; + Qu'elle soit princesse ou bergère, + Toute femme en ménage a de l'esprit pour deux. + + + + +LE PACHA BERGER + + +CONTE TURC + + +Il y avait une fois à Bagdad un pacha fort aimé du sultan, fort redouté +de ses sujets. Ali (c'était le nom de notre homme) était un vrai +musulman, un Turc de la vieille roche. Dès que l'aube du jour permettait +de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il étendait un tapis à terre, +et, le visage tourné vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions +et ses prières. Ses dévotions achevées, deux esclaves noirs, vêtus +d'écarlate, lui apportaient la pipe et le café. Ali s'installait sur un +divan, les jambes croisées, et restait ainsi tout le long du jour. Boire +à petits coups du café d'Arabie, noir, amer, brûlant, fumer lentement du +tabac de Smyrne dans un long _narghilé_, dormir, ne rien faire et penser +moins encore, c'était là sa façon de gouverner. Chaque mois, il est +vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au trésor +impérial un million de piastres, l'impôt du pachalick; ce jour-là, le +bon Ali, sortant de sa quiétude ordinaire, appelait devant lui les plus +riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de +piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient +la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils +n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitié du pacha, la +miséricorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son café, +les faisait bâtonner sur la plante des pieds jusqu'à ce qu'on lui +apportât cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par +trouver quelque part. La somme comptée, le fidèle administrateur en +envoyait la moitié au sultan et jetait l'autre moitié dans ses coffres; +puis, il se remettait à fumer. Quelquefois, malgré sa patience, il se +plaignait, ce jour-là, des soucis de la grandeur et des fatigues du +pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant, +il levait l'impôt avec le même calme et le même désintéressement. +C'était le modèle des pachas. + +[Note 1: Le para vaut quelques centimes.] + +Après la pipe, le café et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'était +sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa +fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses +vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire +un pas sans avoir auprès d'elle trois femmes toujours prêtes à la +servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette, +une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'éventait, une esclave noire +l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque +matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traîné par des +boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en +visites, occupée à manger des confitures de roses, à boire des sorbets à +la grenade, à regarder des danseuses, à se moquer de ses bonnes amies. +Après une journée si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait +son père et dormait sans rêver. Lire, réfléchir, broder, faire de la +musique, ce sont là des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de +laisser à ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de +pacha, on est née pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de +plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les +Turcs; mais combien de chrétiens qui sont Turcs à cet endroit! + +Il n'y a point ici-bas de bonheur sans mélange; autrement la terre +ferait oublier le ciel. Ali en fit l'expérience. Un jour d'impôt, le +vigilant pacha, moins éveillé que de coutume, fit bâtonner par mégarde +un _raya_ grec, protégé de l'Angleterre. Le battu cria: c'était son +droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que +le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le +consul. On hurla dans les journaux, on vociféra au parlement, on montra +le poing à Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le +sultan, et, ne pouvant se débarrasser de sa fidèle alliée, dont il avait +peur, il voulut au moins se débarrasser du pacha, cause innocente de +tout ce vacarme. La première idée de Sa Hautesse fut de faire étrangler +son ancien ami; mais Elle réfléchit que le supplice d'un musulman +donnerait trop d'orgueil et trop de joie à ces chiens de chrétiens qui +aboient toujours. Aussi, dans son inépuisable clémence, le Commandeur +des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetât le pacha sur +quelque plage déserte, et qu'on l'y laissât mourir de faim. + +Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge était un vieux pacha, +chez qui l'âge tempérait le zèle, et qui savait par expérience que la +volonté des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un +jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui +saurait gré d'une clémence qui ne lui coûtait rien. Il se fit amener +en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques +piastres, et les prévint que, si le lendemain on les retrouvait dans le +pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait +étrangler ou décapiter, à leur choix. Ali le remercia de tant de bonté; +une heure après, il était parti avec une caravane qui gagnait la Syrie. +Dès le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du +pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on célébrait la +justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur +les misères de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau +pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de +piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux +d'avoir enfin échappé aux serres du brigand qui, durant tant d'années, +l'avait pillé impunément. + +Sauver sa tête est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut +vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitué à +compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant à Damas, Ali se +trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de +faim, et, douleur plus grande pour un père! il voyait sa fille pâlir et +dépérir auprès de lui. Que faire en cette extrémité? Tendre la main? +Cela était indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un +peuple à ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vécu noblement, il +ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent, +c'était de faire bâtonner les gens; mais, pour exercer en paix cette +industrie respectable, il faut être pacha et avoir un privilège du +sultan. Faire ce métier en amateur, à ses risques et périls, c'était +s'exposer à être pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment +pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de +sa vie, c'était d'avoir fait étrangler de temps à autre quelque petit +larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands. + +Un jour qu'il n'avait pas mangé, et que _Charme-des-Yeux_, épuisée par +le jeûne, n'avait pu quitter la natte où elle était couchée, Ali, rôdant +par les rues de Damas, comme un loup affamé, aperçut des hommes qui +chargeaient des cruches d'huile sur leur tête et les portaient à un +magasin peu éloigné. A l'entrée du magasin était un commis, qui payait +à chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite pièce de +cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit à la file, et, montant +un étroit escalier, reçut en charge une énorme jarre, qu'il avait +grand'peine à tenir en équilibre sur sa tête, même en y portant les deux +mains. + +Le cou ramassé, les épaules relevées, le front tendu, Ali descendait pas +à pas, quand, à la troisième marche, il sentit que son fardeau penchait +en avant. Il se rejette en arrière, le pied lui glisse, il roule +jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisée en éclats et des +flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se +sentit pris au collet par le commis de la maison. + +--Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour +réparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un métier, on ne +s'en mêle pas. + +--Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Où voulez-vous +que je les prenne? Je n'ai pas un _para_. + +--Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le +commis sans sourciller. + +Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux, +fut jeté à terre, ses pieds passés entre deux cordes, et là, dans une +attitude où il n'avait que trop souvent mis les autres, il reçut sur la +plante des pieds cinquante coups de bâton aussi vertement appliqués que +si un pacha eût présidé à l'exécution. + +Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds +de quelques haillons et se traîna vers sa maison en soupirant. + +--Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai +fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais bâtonner +étaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour +eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de bâton. + +Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosité, avait +vu sa mésaventure, le prit en pitié. Elle lui donna de l'huile pour +panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignées de +lupins pour vivre en attendant la guérison, et, ce soir-là même, pour +la première fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquiéter du +lendemain. + +Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa +retraite forcée, Ali eut une idée lumineuse: «J'ai été un sot, +pensa-t-il, de prendre le métier de portefaix: un pacha n'a pas la tête +forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue +les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la légèreté des mains; +j'étais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte +et l'on ment; je m'y connais, j'étais pacha: choisissons un état où +je puisse étonner le monde par ces brillantes qualités et conquérir +rapidement une honnête fortune.» + +Sur ces réflexions, Ali se fit barbier. + +Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui +faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger +les ustensiles, servir le café et les pipes aux habitués. Ali se tirait +à merveille de ces fonctions délicates. Si, par hasard, on lui confiait +la tête de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donné de +travers passait inaperçu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent +pas qu'ils sont faits pour être écorchés; un peu plus, un peu moins, +cela ne les change guère et n'émeut en rien leur stupidité. + +Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand +personnage dont la vue seule était faite pour intimider le pauvre Ali. +C'était le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tête +en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les +dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crâne les flots d'une +mousse odorante, le bouffon, renversé sur son siège, s'amusait à pincer +le nouveau barbier, à lui rire au nez, à lui tirer la langue. Deux fois, +il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit +en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne +perdait rien de son sérieux; tout entier au soin d'une tête si chère, +il faisait marcher son rasoir avec une régularité, avec une légèreté +admirables, quand tout à coup le bossu fit une grimace si hideuse et +poussa un tel cri, que le barbier, effrayé, retira brusquement la main, +emportant au bout de son rasoir la moitié d'une oreille, et ce n'était +pas la sienne. + +Les bouffons aiment à rire, mais c'est aux dépens d'autrui. Il n'y a pas +de gens qui aient l'épiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la +peau de leurs voisins. Tomber à coups de poing sur Ali et l'étrangler, +tout en criant à l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un +instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille était si forte, qu'il fallut +bien que le blessé songeât à son oreille, d'où jaillissait un flot de +sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit à fuir dans les ruelles +de Damas avec la légèreté d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est +pris, il est pendu. + +Après mille détours, il se cacha dans une cave ruinée et n'osa regagner +sa demeure qu'au milieu des ténèbres et du silence de la nuit. Rester à +Damas après un tel accident, c'était une mort certaine; Ali n'eut pas de +peine à convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure. +Leur bagage ne les gênait guère; avant l'aurore ils avaient gagné la +montagne. Trois jours durant, ils marchèrent sans s'arrêter, n'ayant +pour vivres que quelques figues dérobées aux arbres du chemin, avec un +peu d'eau trouvée à grand'peine au fond des ravines desséchées. Mais +toute misère à sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs +splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mangé de meilleur +appétit. + +A leur dernière étape, les fugitifs furent accueillis par un brave +paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalité. Après +souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit +de le prendre pour berger. Conduire à la montagne une vingtaine de +chèvres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'était pas un métier +difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on +ne courait pas risque d'être battu pour sa maladresse, on avait à +discrétion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un +_para_, du moins il permettait à _Charme-des-Yeux_ de prendre autant +de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son père et les +siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'être pendu, +se décida, sans trop de peine, à mener la vie des patriarches. Dès le +lendemain, il s'enfonça dans la montagne avec sa fille, ses chiens et +son troupeau. + +[Illustration: Elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait +point oublier les doux loisirs d'autrefois.] + +Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couché sur le +dos et fumant sa pipe, il passait le temps à regarder les oiseaux +qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ était moins +patiente: elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point +oublier les doux loisirs d'autrefois. + +--Mon père, disait-elle souvent, à quoi bon la vie quand elle n'est +qu'une perpétuelle misère? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un +coup que de mourir à petit feu? + +--Dieu est grand, ma fille, répondait le sage berger, ce qu'il fait est +bien fait. J'ai le repos; à mon âge, c'est le premier des biens; aussi, +tu le vois, je me résigne. Ah! si seulement j'avais appris un métier! +Toi, tu as la jeunesse et l'espérance, tu peux attendre un retour de +fortune. Que de raisons pour te consoler! + +--Je me résigne, mon bon père, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant. + +Et elle se résignait d'autant moins qu'elle espérait davantage. + +Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la +solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans +la montagne. En poursuivant un oiseau blessé, il s'était égaré; seul et +loin de sa suite, il cherchait à retrouver son chemin en descendant le +cours d'un ruisseau, quand, au détour d'un rocher, il aperçut en face +de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau, +tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle créature, Yousouf +poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tête. Effrayée de voir un +étranger, elle s'enfuit auprès de son père et disparut aux regards du +prince étonné. + +--Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraîche +que la rose de nos jardins; cette fille du désert est plus belle que nos +sultanes. Voici la femme que j'ai rêvée. + +Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient +les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin +_Charme-des-Yeux_ occupée à traire les brebis, tandis qu'Ali appelait à +lui les chiens, dont les aboiements furieux dénonçaient l'approche +d'un étranger. Yousouf se plaignit d'être égaré et de mourir de soif. +_Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitôt du lait dans un grand vase de +terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le père et la +fille; puis, enfin, il se décida à demander son chemin. Ali, suivi de +ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et +revint tremblant. L'inconnu lui avait donné une pièce d'or: c'était donc +un officier du sultan, un pacha peut-être? Pour Ali, qui jugeait avec +ses propres souvenirs, un pacha était un homme qui ne pouvait que faire +le mal, et dont l'amitié n'était pas moins redoutable que la haine. + +En arrivant à Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mère; il lui +répéta qu'elle était belle comme à seize ans, brillante comme la lune +dans son plein, qu'elle était sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au +monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains. + +La mère se mit à sourire: «Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret à +me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le +dis; mais ce dont je suis sûre, c'est que jamais tu n'auras de meilleure +amie que moi.» + +Yousouf ne se fit pas prier; il brûlait de raconter ce qu'il avait vu +dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue, +déclara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'épouser dès +le lendemain. + +--Un peu de patience, mon fils, lui répétait sa mère; laisse-nous savoir +quel est ce miracle de beauté; après cela, nous déciderons ton père, et +nous le ferons consentir à cette heureuse union. + +Quand le pacha connut la passion de son fils, il commença par se récrier +et finit par se mettre en colère. Manquait-il à Damas des filles riches +et bien faites, pour qu'il fût nécessaire d'aller chercher au désert +une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains à ce triste +mariage, jamais! + +_Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son +ménage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'étaient +pas écoulés que le pacha, ému par les larmes de la mère, par la pâleur +et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse à céder. Mais, en +homme fort et qui s'estime à son juste prix, il déclara hautement qu'il +faisait une sottise et qu'il le savait. + +--Soit! que mon fils épouse une bergère et que sa folie retombe sur sa +tête; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque à cette +union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est à lui seul qu'il +appartient d'obtenir et d'amener ici cette misérable chevrière qui a +jeté un sort sur ma maison. + +Une heure après, le bossu, monté sur un âne, gagnait la montagne, +maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du +bon sens d'envoyer en ambassade à un berger, par la poussière et le +soleil, un homme délicat, né pour vivre sous les lambris d'un palais, +et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit? +Mais, hélas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et +réduit au métier de bouffon le génie qui ne veut pas mourir de faim. + +Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il +aperçut Ali, couché à l'ombre d'un caroubier, et plus occupé de sa pipe +que de ses brebis. Le bouffon piqua son âne et s'avança vers le berger +avec la majesté d'un vizir. + +--Drôle, lui dit-il, tu as ensorcelé le fils du pacha: il te fait +l'honneur d'épouser ta fille. Décrasse au plus vite cette perle de +la montagne, il faut que je l'emmène à Damas. Quant à toi, le pacha +t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tôt le pays. + +Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la +tête, demanda au bossu ce qu'il voulait. + +--Bête brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du +pacha prend ta fille en mariage. + +--Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali. + +--Ce qu'il fait? s'écria le bouffon, en éclatant de rire. Double pécore +que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton +espèce? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dîme de la +province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y +en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut +prendre à sa volonté? + +--Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu +protège Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il +armurier? + +--Non, imbécile. + +--Forgeron? + +--Encore moins. + +--Charpentier? + +--Non. + +--Chaufournier? + +--Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a +que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage, +ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien. + +--Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un ménage coûte +cher, je ne donnerai jamais mon enfant à un mari qui ne peut pas nourrir +sa femme. Mais peut-être le fils du pacha a-t-il quelque métier moins +rude. N'est-il point brodeur? + +--Non, dit le bouffon, en haussant les épaules. + +--Tailleur? + +--Non. + +--Potier? + +--Non. + +--Vannier? + +--Non. + +--Il est donc barbier? + +--Non, dit le bossu, rouge de colère. Finis cette sotte plaisanterie, ou +je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis pressé. + +--Ma fille ne partira pas, répondit le berger. + +Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger auprès de lui en grognant et +en montrant des crocs qui ne parurent charmer que médiocrement l'envoyé +du pacha. + +Il retourna sa monture, et menaçant du poing Ali qui retenait ses dogues +au poil hérissé: + +--Misérable! lui cria-t-il, tu auras bientôt de mes nouvelles; tu sauras +ce qu'il en coûte pour avoir une autre volonté que celle du pacha, ton +maître et le mien. + +Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitié d'oreille plus basse que +de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon côté. +C'était un petit échec pour sa femme et son fils; pour lui, c'était un +triomphe: double succès qui chatouillait agréablement son orgueil. + +--Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais +rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans +la montagne quatre cavaliers qui m'amèneront la fille; quant au père, ne +t'en embarrasse pas, je lui réserve un argument décisif. + +Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait +devant lui quelque chose qui le gênait. + +Sur un signe de sa mère, Yousouf se leva et supplia son père de lui +laisser l'ennui de mener à fin cette petite aventure. Sans doute le +moyen proposé était irrésistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-être +la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne +voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf +espérait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement à bout d'une +résistance qui ne lui semblait pas sérieuse. + +--Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton père; +c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te +préviens qu'à compter d'aujourd'hui je ne me mêle plus de tes affaires. +Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je +donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu. + +Yousouf sourit, il était sûr de réussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne +l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs à vingt ans doute-t-on +de soi-même et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a +trompés, non pour ceux qu'elle enivre de ses premières illusions. + +Ali reçut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il +le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur +le fond des choses il fut inexorable. Point de métier, point de +mariage; c'était à prendre ou à laisser. Le jeune homme comptait que +_Charme-des-Yeux_ viendrait à son secours; mais _Charme-des-Yeux_ était +invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne désobéit pas +à son père: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de +mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermée +au logis. + +Le fils du pacha descendit de la montagne la tête basse. Que faire? +Rentrer à Damas, pour y être en butte aux railleries de son père, jamais +Yousouf ne s'y résignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutôt la mort. +Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger? Yousouf ne pouvait +l'espérer; et il en venait presque à regretter de s'être perdu par trop +de bonté! + +Au milieu de ces tristes réflexions, il s'aperçut que son cheval, +abandonné à lui-même, l'avait égaré. Yousouf se trouvait sur la lisière +d'un bois d'oliviers. Dans le lointain était un village; la fumée +bleuâtre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des +chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau. + +Une idée saisit Yousouf. Qui l'empêchait d'apprendre un métier? Était-ce +si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices? +Le jeune homme attacha à un olivier son cheval, ses armes, sa veste +brodée, son turban. A la première maison il se plaignit d'avoir été +dépouillé par les Bédouins, acheta un habit grossier, et, ainsi déguisé, +il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti. + +Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit à merveille; mais +les conditions qu'on lui fit l'effrayèrent. Le forgeron lui demanda deux +ans pour l'instruire, le potier un an, le maçon six mois; c'était +un siècle! Le fils du pacha ne pouvait se résigner à cette longue +servitude, quand une voix glapissante l'appela: + +--Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es pressé et si tu n'as pas +d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie. + +Yousouf leva la tête. A quelques pas devant lui, était assis sur un +banc, les jambes croisées, un gros petit homme au ventre rebondi, à la +face réjouie: c'était un vannier. Il était entouré de brins de paille et +de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des +nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles, +des tapis, des chapeaux variés de nuances et de dessin. C'était un +spectacle qui charmait les yeux. + +--Vous êtes mon maître, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et, +si vous pouvez m'apprendre votre métier en deux jours, je vous paierai +largement votre peine. Voici mes arrhes. + +Disant cela, il jeta deux pièces d'or à l'ouvrier ébahi. + +Un apprenti qui sème l'or à pleines mains, cela ne se voit pas tous +les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eût affaire à un prince +déguisé; aussi fit-il merveille. Et, comme son élève ne manquait ni +d'intelligence ni de bonne volonté, avant le soir il lui avait appris +tous les secrets du métier. + +--Mon fils, lui dit-il, ton éducation est faite, tu vas juger toi-même +si ton maître a gagné son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est +l'heure où chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends +cette natte que tu as tressée et cousue de tes mains, offre-la aux +acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_. +Pour un début, c'est un joli denier. + +Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_, +on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de débats +et de cris pour qu'il se décidât à en donner quatre. Il tira sa longue +bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se +décida à compter ses quatre pièces de cuivre, l'une après l'autre. +Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une pièce d'or +à l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son +chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrivé près +de son cheval, il étendit la natte à terre, s'enveloppa la tête dans son +burnous et dormit du sommeil le plus agité, et cependant le plus doux +qu'il eût goûté de sa vie. + +Au point du jour, quand Ali arriva au pâturage avec ses brebis, il fut +fort étonné de voir Yousouf installé avant lui sous le vieux caroubier. +Dès qu'il aperçut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte +sur laquelle il était couché: + +--Mon père, lui dit-il, vous m'avez demandé d'apprendre un métier; je me +suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le. + +--C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore très bien +tressé, c'est honnêtement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner à faire par +jour une natte comme celle-là? + +--Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux +au moins dans une journée. + +--Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui +commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre +_paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et +quatre _paras_ après-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un +état qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre +quand j'étais pacha, je n'aurais pas été réduit à me faire berger. + +Qui fut étonné de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute +son histoire; c'était risquer sa tête, mais il faut pardonner un +peu d'orgueil à un père. En mariant sa fille, Ali n'était pas fâché +d'apprendre à son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'était pas indigne de la +main d'un fils de pacha. + +Ce jour-là on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier +lui-même l'honnête fermier qui avait reçu le pauvre Ali et sa fille; il +lui donna une bourse pleine d'or pour le récompenser de sa charité. Rien +n'est libéral comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, présentée au +chasseur de la montagne, et prévenue des projets de Yousouf, déclara que +le premier devoir d'une fille était d'obéir à son père. En pareil cas, +dit-on, les filles sont toujours obéissantes en Turquie. + +Le soir même, à la fraîcheur de la nuit tombante, on se mit en route +pour Damas. Les chevaux étaient légers, les coeurs plus légers encore, +on allait comme le vent; avant la fin du second jour on était arrivé. +Yousouf voulut présenter sa fiancée à sa mère. Quelle fut la joie de la +sultane, il n'est besoin de le dire. Après les premières caresses, elle +ne put résister au plaisir de montrer à son époux qu'elle avait plus +d'esprit que lui, et se fit une joie de lui révéler la naissance de la +belle _Charme-des-Yeux_. + +--Par Allah! s'écria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se +donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous, +Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'État tel que moi! Aurais-je +consenti à cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous étonne? +Sachez qu'un pacha sait tout? + +Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour écrire au sultan, afin +qu'il ordonnât du sort d'Ali. Il ne se souciait point de déplaire à Sa +Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime +le roman dans la vie, mais le pacha était un homme sérieux, qui tenait à +vivre et à mourir pacha. + +Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et +une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas dégénéré de ses ancêtres; +il envoya tout exprès un navire en Syrie pour qu'on lui amenât à +Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revêtu de ses +haillons, et sa houlette à la main, fut conduit au sérail, et, devant +une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maître toute une +après-dînée. + +Quand Ali eut terminé son récit, le sultan lui fit revêtir une pelisse +d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle +voulait maintenant étonner le monde par un nouveau miracle de sa +toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha. + +A cet éclatant témoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se +jeta aux pieds du sultan pour décliner un honneur qui ne le séduisait +plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de déplaire +une seconde fois au Maître du monde, et demandait à vieillir dans +l'obscurité, en bénissant la main généreuse qui le retirait de l'abîme +où il était justement tombé. + +La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit: + +--Dieu est grand, s'écria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise +nouvelle. Depuis vingt ans que je règne, voici la première fois qu'un +de mes sujets me demande à n'être rien. Pour la rareté du fait, Ali, je +t'accorde ta prière; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don +de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides. + +[Note 1: A peu près trois cent mille francs.] + +De retour à Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de +citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Bêcher, sarcler, greffer, +tailler, arroser, c'était là son plaisir; tous les soirs, il se couchait +le corps fatigué, l'âme tranquille; tous les matins, il se levait le +corps dispos, le coeur léger. + +_Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mère. Ce +fut le vieil Ali qui se chargea de les élever. A tous il enseigna le +jardinage; à chacun d'eux il fit apprendre un métier différent. Pour +graver dans leur coeur la vérité qu'il n'avait comprise que dans l'exil, +Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les +plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait placé ces maximes +de sagesse que le Prophète lui-même n'eut pas désavouées: _Le travail +est le seul trésor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne +les tendras jamais à l'aumône. Quand tu sauras ce qu'il en coûte pour +gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail +donne santé, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habité sous +le même toit_. + +C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils +de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profitèrent-ils des +conseils de leur aïeul? J'aime à le croire, quoique les annales des +Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premières leçons de +l'enfance; c'est à l'éducation que nous devons les trois quarts de nos +vices et la moitié de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce +que vous devez à vos pères et dites-vous que, la plupart du temps, les +méchants et les pachas ne sont que des enfants mal élevés. + + + + +PERLINO + + +CONTE NAPOLITAIN + + --Mère-grand, pourquoi riez-vous si fort? + --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant. + (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.) + + +I + +LA SIGNORA PALOMBA + + +Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais où, qu'en toute sa vie il s'était +repenti de trois choses: la première, c'était d'avoir confié son secret +à une femme; la seconde, d'avoir passé un jour entier sans rien faire; +la troisième, d'être allé par mer quand il pouvait prendre un chemin +plus solide et plus sûr. Les deux premiers regrets de Caton, je les +laisse à qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre +mal avec la plus douée moitié du genre humain, et médire de la paresse +n'appartient pas à tout le monde; mais la troisième maxime, on devrait +l'écrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un +avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarqué; +l'expérience d'autrui ne nous sert pas plus que la nôtre. Mais, à peine +sorti du port, la mémoire me revenait aussitôt; et que de fois, en mer +comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'étais pas un +Caton! + +Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice à +la sagesse du vieux Romain. J'étais parti de Salerne par un soleil +admirable; mais, à peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous +poussa vers Amalfi avec une rapidité que nous ne souhaitions guère. En +un instant je vis l'équipage pâlir, gesticuler, crier, jurer, pleurer, +prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouillé +jusqu'aux os, j'étais étendu au fond de la barque, les yeux fermés, le +coeur malade, oubliant tout à fait que je voyageais pour mon plaisir, +quand, une brusque secousse me rappelant à moi-même, je me sentis saisi +par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les épaules, +était le patron, l'air réjoui, le regard enflammé. «Du courage, +Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est à +terre; nous sommes à Amalfi. Debout! un bon dîner vous remettra le +coeur; l'orage est passé, ce soir nous irons à Sorrente! + + Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune + Tournent comme le vent, changent comme la lune. + +Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse après son naufrage, et, +comme lui, très disposé à baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi +étaient les quatre matelots, la rame sur l'épaule, prêts à m'escorter en +triomphe jusqu'à l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur. +Ses murs blanchis à la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige +sur les montagnes. Je suivis mon cortège, mais non pas avec la fierté +d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en +finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme +furieuses de nous avoir lâchés. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il +était midi: tout dormait, la cuisine même était déserte; il n'y avait, +pour me recevoir, qu'une couvée de poulets maigres qui, à mon approche, +se prit à crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande +effrayée pour me réfugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de +soleil; là, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes +bras et ma tête sur le dossier, je me mis, non pas à réfléchir, mais à +me sécher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux +eux-mêmes continuaient à danser autour de moi. + +Je me perdais dans mes rêveries, quand la patronne de l'osteria s'avança +vers moi, traînant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a +visité Amalfi n'oubliera jamais l'énorme et majestueuse Palomba. + +--Que désire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de +coutume; et faisant elle-même la demande et la réponse: Dîner, c'est +impossible; les pêcheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il +n'y a pas de poisson. + +--Signora, lui répondis-je sans lever la tête, donnez-moi ce que vous +voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil +que de dîner. + +La digne Palomba me regarda avec un étonnement mêlé de pitié. + +--Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre +poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui +dit tout, a recommandé le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui +veuille dîner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous +entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez +seulement un peu de patience. + +[Illustration: L'énorme et majestueuse Palomba.] + +Et aussitôt l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets +qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps +de m'opposer à cet assassinat dont j'étais complice; puis s'asseyant +près de moi, elle se mit à plumer les deux victimes avec le sang-froid +d'un grand coeur. + +--Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathédrale est ouverte; +tous les étrangers vont l'admirer avant dîner. + +Pour toute réponse, je soupirai. + +--Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je gênais dans ses +préparatifs culinaires, vous n'avez pas visité la route nouvelle qui +conduit à Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les îles. + +--Hélas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre +cette route; et je ne répondis pas. + +--Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne très décidée à se +débarrasser de moi, le marché se tient aujourd'hui. Beau spectacle, +beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et +des oranges! on en a douze pour un carlin! + +Peine perdue: je ne me serais pas levé pour la reine de Naples en +personne! + +--Hé donc! s'écria l'hôtesse, à qui la patience échappait, vous voilà +plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable! + +--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil +languissant. + +--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et, +quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connût ses +aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut +les ignorer? + +--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino, +excellente Palomba, je vous écoute avec le plus vif intérêt. + +La bonne femme commença avec la gravité d'une matrone romaine. +L'histoire était belle; peut-être la chronologie laissait-elle un peu +à désirer, mais dans ce récit touchant la sage Palomba faisait preuve +d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu à peu +je levai la tête, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait +plus, j'écoutai avec attention ce qui suit. + + +II + +VIOLETTE + + +Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours été ce +qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pêcheurs, que +trois vieilles ruines où l'on ne trouve que la fièvre, des buffles et +des Anglais; autrefois c'était une grande ville, habitée par un peuple +nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siècle des +patriarches, quand tout le pays était aux mains des païens grecs, que +d'autres nomment Sarrasins. + +En ce temps-là, il y avait à Paestum un marchand bon comme le pain, doux +comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il était veuf +et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette, +c'était le nom de cette enfant chérie, était blanche comme du lait et +rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus +bleus que le ciel, une joue veloutée comme l'aile d'un papillon, et un +grain de beauté juste au coin de la lèvre. Joignez à cela l'esprit d'un +démon, la grâce d'une Madeline, la taille de Vénus et des doigts de +fée, vous comprendrez qu'à première vue jeunes et vieux ne pouvaient se +défendre de l'aimer. + +Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea à la marier. C'était pour +lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir +qui la cueillera, un père met au monde une fille, et pendant de longues +années la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un +inconnu lui vole son trésor, sans même le remercier. Où trouver un époux +digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui +lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre, +si elle s'en mêlait. + +Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage à sa +fille; autant eût valu jeter ses discours à la mer. Dès qu'il touchait +cette corde, Violette baissait la tête et se plaignait d'avoir la +migraine; le pauvre père, plus troublé qu'un moine qui perd la mémoire +au milieu de son sermon, changeait aussitôt de conversation et tirait +de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en réserve. C'était une +bague, un chapelet, un dé d'or; Violette l'embrassait, et le sourire +revenait comme le soleil après la pluie. + +Un jour cependant que Cecco, plus avisé que de coutume, avait commencé +par où il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains +un si beau collier qu'il lui était difficile de s'affliger, le bonhomme +revint à la charge. «O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la +caressant, bâton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne +verrai-je jamais l'heure où l'on m'appellera grand-père? Ne sens-tu pas +que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est +temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes +les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un +oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mère vivait +encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleuré pour faire sa volonté; +elle a toujours été reine et impératrice au logis. Je n'osais souffler +devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma +liberté. + +--Père, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maître, c'est à +toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-même. Je me marierai +quand tu voudras, et à qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule +chose. + +--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'écria Cecco, charmé d'une +sagesse à laquelle on ne l'avait pas habitué. + +--Eh bien, mon bon père, tout ce que je désire, c'est que le mari que tu +me donneras n'ait pas l'air d'un chien. + +--Voilà une idée de petite fille! s'écria le marchand rayonnant de joie. +On a raison de dire que beauté et folie vont souvent de compagnie. Si tu +n'avais pas tout l'esprit de ta mère, dirais-tu de pareilles sottises? +Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche +marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre à face de +chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutôt tu te choisiras, le +plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallût-il un prince, je suis +assez riche pour te l'acheter. + +A quelques jours de là, il y eut un grand dîner chez Cecco; il avait +invité la fleur de la jeunesse à vingt lieues à la ronde. Le repas était +magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit à l'aise +et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert, +Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses +genoux: + +--Ma chère enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme +aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tête. Crois-tu qu'une +femme serait malheureuse avec un pareil chérubin? + +--Vous n'y pensez pas, mon père, dit Violette en riant, il a l'air d'une +levrette. + +--C'est vrai, s'écria le bon Cecco, une vraie tête de levrette! Où +avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le +front ras, le cou serré, les yeux à fleur de tête, la poitrine bombée, +c'est un homme celui-là, qu'en dis-tu? + +--Mon père, il ressemble à un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me +mordît. + +--Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, répondit Cecco en +soupirant. N'en parlons plus. Peut-être aimeras-tu mieux un personnage +plus grave et plus mûr. Si les femmes savaient choisir, elles ne +prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-là +les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est +vraiment qu'après quarante ans qu'un homme est mûr pour aimer et pour +obéir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et +qui s'écoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des +cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs. + +--Père, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges +et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a +la mine d'un caniche. + +De tous les convives il en fut de même, pas un n'échappa à la langue de +Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait à un chien +turc; celui-là, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants, +avait la figure d'un épagneul; personne ne fut épargné. On dit, en +effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air +d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la +bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui êtes +tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de +notre Italie, c'est pour demander à nos morts la sagesse qui, à mon +avis, ne doit pas être une marchandise commune dans votre pays. + +--Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais à bout +par la raison. Sur quoi il entra dans une colère blanche; il l'appela +ingrate, tête de bois, fille de sot, et finit en la menaçant de la +mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta +à ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui +parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa +fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le +vent qui tourne les girouettes soufflât du côté de sa maison. + +Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses +en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles +qu'il est écrit: _On ne passe pas par ce chemin_. + + +III + +NAISSANCE ET FIANÇAILLES DE PERLINO + + +Un jour qu'il y avait fête aux environs, Cecco demanda à sa fille ce +qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir. + +--Père, dit-elle, si tu m'aimes, achète-moi un demi-_cantaro_ de sucre +de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles +d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles, +deux saphirs, une poignée de grenats et de rubis; apporte-moi aussi +vingt écheveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une pièce de +soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent. + +Qui fut étonné de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait été trop +bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obéir +que de raisonner; il rentra, le soir, à la maison avec une mule toute +chargée. Que n'eût-il pas fait pour un sourire de son enfant? + +Aussitôt que Violette eut reçu tous ces présents, elle monta dans sa +chambre, et se mit à faire une pâte de sucre et d'amandes, en l'arrosant +d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle +pétrit cette pâte avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau +petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec +des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles, +la langue et les lèvres avec des rubis. Après quoi elle l'habilla de +velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il était blanc et +rose comme la perle. + +Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait placé sur une +table, Violette battit des mains et se mit à danser autour de Perlino; +elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles +les plus douces, elle lui envoyait des baisers à échauffer un marbre: +peine perdue, la poupée ne bougeait pas. Violette en pleurait de dépit, +quand elle se souvint à propos qu'elle avait une fée pour marraine. +Quelle marraine, surtout quand elle est fée, rejette le premier voeu +qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa +marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitié. Elle souffla; +il n'en faut pas davantage aux fées pour faire un miracle. + +Tout à coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tête à +droite, à gauche; puis, il éternue comme une personne naturelle; puis, +tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voilà mon Perlino qui +marche sur la table, gravement, à petits pas, comme une douairière qui +revient de l'église ou un bailli qui monte au tribunal. + +Plus joyeuse que si elle eût gagné le royaume de France à la loterie, +Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues, +le plaça doucement à terre; puis, prenant sa robe à deux mains, elle se +mit à danser autour de lui, en chantant: + + Danse, danse avec moi, + Cher Perlino de mon âme; + Danse, danse avec moi, + Si tu veux m'avoir pour femme; + Danse, danse avec moi, + Je serai la Reine, et tu seras le Roi. + + Nous sommes tous deux à la fleur de l'âge. + Plaisir de mes yeux, entrons en ménage. + Courir et sauter, + Danser et chanter, + Voilà toute la vie! + Si tu fais toujours tout ce que je veux, + Mon petit mari, tu seras heureux + A donner envie + Aux dieux + Des cieux. + + Danse, danse avec moi, + Cher Perlino de mon âme; + Danse, danse avec moi, + Si tu veux m'avoir pour femme; + Danse, danse avec moi, + Je serai la Reine et tu seras le Roi. + +Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui +semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'année, entendit +de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tête: _Per +Baccho!_ s'écria-t-il, il se passe là-haut quelque chose d'étrange; il +me semble qu'on se querelle. + +Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En +face de sa fille, rouge de plaisir, était l'Amour en personne, l'Amour +en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa +petite maîtresse, Perlino, sautant des deux pieds à la fois, dansait, +dansait, comme s'il ne devait jamais s'arrêter. + +Aussitôt que Violette aperçut l'auteur de ses jours, elle lui fit une +humble révérence, et lui présentant son bien-aimé: + +--Mon seigneur et père, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu +désirais me voir mariée. Pour t'obéir et te plaire, j'ai choisi un mari +suivant mon coeur. + +--Tu as bien fait, mon enfant, répondit Cecco, qui devina le mystère; +toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus +d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit, +pour se fabriquer un mari à son goût, un petit mari tout confit de +sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu sécheras bien des +larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille +ans elles se plaindront encore d'être incomprises et sacrifiées. Sur +quoi il embrassa son gendre, le fiança sur l'heure, et demanda deux +jours pour préparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous +les amis à la ronde et dresser un dîner qui ne fût pas indigne du plus +riche marchand de Paestum. + + +IV + +L'ENLÈVEMENT DE PERLINO + + +Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de +la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, même d'Ischia et de Pouzzoles. Riches +ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaître +Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable +s'en mêle; la marraine de Violette n'avait pas prévu ce qui devait +arriver. + +Parmi les invités, on attendait une personne considérable: c'était une +marquise des environs qui s'appelait la dame des Écus-Sonnants. Elle +était aussi méchante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau +jaune et ridée, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le +menton pointu; mais elle était si riche, si riche, que chacun l'adorait +au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la +salua jusqu'à terre et la fit asseoir à sa droite, heureux et fier de +présenter sa fille et son gendre à une femme qui, ayant plus de cent +millions, lui faisait la grâce de manger son dîner. + +Tout le long du repas, la dame des Écus-Sonnants ne fit que regarder +Perlino; la convoitise lui brûlait le coeur. La marquise habitait un +château digne des fées; les pierres en étaient d'or, et les pavés +d'argent. Dans ce château, il y avait une galerie où l'on avait +rassemblé toutes les curiosités de la terre: une pendule qui sonnait +toujours l'heure qu'on désirait, un élixir qui guérissait la goutte et +la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une flèche de +l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un +médecin, une sirène empaillée, trois cornes de licorne, la conscience +d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_, +toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part; +mais à ce trésor il manquait un rubis: c'était ce chérubin de Perlino. + +On n'était pas au dessert que la dame avait résolu de s'emparer de lui. +Elle était fort avare; mais ce qu'elle désirait, il le lui fallait sur +l'heure, et à tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et même ce +qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'à Naples +la justice n'est faite que pour les petites gens. De médecin ignorant, +de mule rechignée et de femme méchante, _libera nos, Domine_, dit le +proverbe. Dès qu'on se fut levé de table, la dame s'approcha de Perlino, +qui, né depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la +malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de +riche dans le château des Écus-Sonnants: «Viens avec moi, cher petit +ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu +voudras: choisis; te plaît-il d'être page avec des habits d'or et de +soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse +avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une +poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est à toi.» + +Le pauvre innocent était tout ébloui; mais, si peu qu'il eût respiré +l'air natal, il était déjà Napolitain, c'est-à-dire le contraire d'une +bête. + +--Madame, répondit-il naïvement, on dit que travailler, c'est le métier +des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais +un état où il n'y eût rien à faire et beaucoup à gagner, comme font les +chanoines de Saint-Janvier. + +--Quoi! dit la dame des Écus-Sonnants, à ton âge veux-tu déjà être +sénateur? + +--Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutôt deux fois qu'une, +pour avoir double traitement. + +--Qu'à cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te +montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle +l'entraîna vers le perron. + +--Et Violette? dit faiblement Perlino. + +--Violette nous suit, répondit la dame en tirant l'imprudent, qui se +laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux +qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemés de +clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer +les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme +la portière; fouette, cocher! les voilà partis pour le château des +Écus-Sonnants. + +Violette cependant recevait avec une grâce parfaite les compliments de +l'assemblée; bientôt, étonnée de ne plus voir son fiancé, qui ne la +quittait guère plus que son ombre, elle court dans toutes les salles: +personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino +n'y avait pas été chercher le frais: personne. Dans le lointain on +apercevait un nuage de poussière, et un carrosse qui s'enfuyait vers les +montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino. +A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitôt, sans penser +qu'elle était nu-tête, en coiffure de mariée, en robe de dentelle, en +souliers de satin, elle sortit de la maison de son père et se mit à +courir après la voiture, appelant à grands cris Perlino et lui tendant +les bras. + +Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat était tout entier aux +paroles mielleuses de sa nouvelle maîtresse; il jouait avec les bagues +qu'elle portait aux doigts, et croyait déjà que le lendemain il se +réveillerait prince et seigneur. Hélas! il y en a de plus vieux que lui +qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonté et beauté +valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a +plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains. + + +V + +LA NUIT ET LE JOUR + + +La pauvre Violette courut tout le jour: fossés, ruisseaux, halliers, +ronces, épines, rien ne l'arrêtait; qui souffre pour l'amour ne sent +pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre, +accablée de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang. +La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui +semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la +suivaient en la menaçant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre, +appelant à voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu. + +Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait +respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux. +C'est le privilège de l'innocence, qu'elle comprend toutes les créatures +de Dieu. + +--Voisin, disait un caroubier à un olivier qui n'avait plus que +l'écorce, voilà une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher +à terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur tanière; s'ils +l'épargnent, la rosée et le froid du matin lui donneront une telle +fièvre qu'elle ne se relèvera pas. Que ne monte-t-elle dans mes +branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers +quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces épuisées. + +--Vous avez raison, voisin, répondait l'olivier. L'enfant ferait mieux +encore si, avant de se coucher, elle enfonçait son bras dans mon écorce. +On y a caché les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on +brave la fraîcheur des nuits, une peau de bique n'est pas à dédaigner; +et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume léger qu'une +robe de dentelle et des souliers de satin. + +[Note 1: Espèce de cornemuse.] + +Qui fut rassuré? Ce fut Violette. Quand elle eut cherché à tâtons la +veste de bure, le manteau de peau de chèvre, la zampogne et le chapeau +pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des +fruits sucrés, but la rosée du soir, et, après s'être bien enveloppée, +elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre +l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la +couvrirent de feuilles, le vent la berçait comme un enfant, et elle +s'endormit en songeant à son bien-aimé. + +En s'éveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps était calme et +beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa +solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait à la +pauvre délaissée? Aussi se mit-elle à chanter pour appeler à son secours +tout ce qui passait auprès d'elle sans la regarder. + + O vent, qui souffles de l'aurore, + N'as-tu pas vu mon bien-aimé, + Parmi les fleurs qu'a fait éclore + La nuit au silence embaumé? + A-t-il pleuré de mon absence? + A-t-il prié pour mon retour? + Rends-moi la joie et l'espérance, + Dis-moi sa peine et son amour. + + Gai papillon, légère abeille, + Poursuivez l'ingrat qui me fuit! + La grenade la plus merveille, + Le jasmin le plus frais, c'est lui! + Il est plus pur que la verveine, + Son front est blanc comme le lis; + La violette a son haleine; + Ses yeux sont bleus comme l'iris. + + Cherche-le-moi, bonne hirondelle, + Cherchez-le-moi, petits oiseaux, + Parmi le thym et l'asphodèle, + Au fond des bois, au bord des eaux. + Loin de lui je souffre et je pleure, + Je tremble de crainte et d'émoi; + Si vous ne voulez que je meure, + O chers amis, rendez-le-moi! + +Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin, +l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux +criant et chantant s'agacèrent dans la feuillée, personne ne s'inquiéta +de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout +droit devant elle, se fiant à son coeur pour retrouver Perlino. + + +VI + +LES TROIS RENCONTRES + + +Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit était à demi +séché; ce fut le chemin que prit Violette. Déjà les lauriers-roses +sortaient du fond de l'eau leurs têtes couvertes de fleurs; la fille +de Cecco s'enfonça dans cette verdure, suivie par les papillons qui +voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle +marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur +était lourde: vers midi, il lui fallut s'arrêter. + +En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraîchir ses pieds brûlants, +elle aperçut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit +pied; la bestiole y monta. Une fois à sec, l'abeille resta quelque +temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes +mouillées; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines +qu'un fil de soie, elle se sécha, se lissa, et, prenant son vol, vint +bourdonner autour de celle qui lui avait sauvé la vie. + +--Violette, lui dit-elle, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais où tu +vas, laisse-moi t'accompagner. + +Quand je serai fatiguée, je me poserai sur ta tête. Si jamais tu as +besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut +mieux que l'or_; peut-être pourrai-je te servir. + +--Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_... + +--Que veux-tu? demanda l'abeille. + +--Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'auprès +de Perlino. + +Elle se remit en route, le coeur plus léger; au bout d'un quart d'heure, +elle entendit un petit cri: c'était une souris blanche qu'un hérisson +avait blessée et qui ne s'était sauvée de son ennemi que tout en sang et +à demi morte. Violette eut pitié de la pauvre bête. Si pressée qu'elle +fût, elle s'arrêta pour lui laver ses blessures et lui donner une des +caroubes qu'elle avait gardées pour son déjeuner. + +--Violette, lui dit la souris, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais +où tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si +jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricchè varlacchè, habits +dorés, coeurs de laquais_; peut-être pourrai-je te servir. + +Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y pût grignoter +tout à l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle +approchait de la montagne, quand, tout à coup, du haut d'un grand chêne, +tomba à ses pieds un écureuil, poursuivi par un horrible chat-huant. +La fille de Cecco n'était pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa +zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'écureuil, plus +étourdi que blessé de sa chute; à force de soins, elle le ranima. + +--Violette, lui dit l'écureuil, tu n'as pas obligé un ingrat: je sais où +tu vas. Mets-moi sur ton épaule, et cueille-moi des noisettes pour que +je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi, +dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-être +pourrai-je te servir. + +Violette fut un peu étonnée de ces trois rencontres; elle ne comptait +guère sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle +de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le +bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitié des malheureux. + +A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumière éclaira le +vieux château des Écus-Sonnants. + + +VII + +LE CHATEAU DES ÉCUS-SONNANTS + + +La vue du château n'était pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une +montagne, qui n'était qu'un amas de roches éboulées, on apercevait des +créneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis, +mais entourés de grands fossés pleins d'une eau verdâtre, mais défendus +par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'énormes barreaux et des +meurtrières d'où sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la +guerre et du meurtre. Le beau palais n'était qu'une prison. Violette +grimpa péniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un +passage étroit devant une grille de fer armée d'une énorme serrure. +Elle appela: point de réponse; elle tira une cloche: aussitôt parut une +espèce de geôlier, plus noir et plus laid que le chien des enfers. + +--Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme! + +La pauvreté ne gîte point ici. Au château des Écus-Sonnants on ne fait +l'aumône qu'à ceux qui n'ont besoin de rien. + +La pauvre Violette s'éloigna tout en pleurs. + +--Du courage! lui dit l'écureuil, tout en cassant une noisette; joue de +la zampogne. + +--Je n'en ai jamais joué, répondit la fille de Cecco. + +--Raison de plus, dit l'écureuil; tant qu'on n'a pas essayé d'une chose, +on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit à +souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans +l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle +à faire danser les morts. A ce bruit, l'écureuil saute à terre, la +souris ne reste pas en arrière; les voilà qui dansent et sautent comme +de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en +bourdonnant. C'était un spectacle à payer sa place un carlin, et sans +regret. + +Au bruit de cette agréable musique, on vit bientôt s'ouvrir les noirs +volets du château. La dame des Écus-Sonnants avait auprès d'elle des +filles d'honneur, qui n'étaient pas fâchées de regarder de temps en +temps si les mouches volaient toujours de la même façon. On a beau +n'être pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une +tarentelle jouée par un pâtre aussi joli que Violette. + +--Petit, disait l'une, viens par ici! + +--Berger, criait l'autre, viens de mon côté! + +Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermée. + +--Damoiselles, dit Violette en ôtant son chapeau, soyez aussi bonnes que +vous êtes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gîte +ni souper. + +Un coin dans l'écurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous +amuseront toute la soirée. + +Au château des Écus-Sonnants, la consigne est sévère. On y craint +tellement les voleurs que, passé la brume, on n'ouvre à personne. Ces +demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnête maison, il y a +toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenêtre. En +un instant, Violette fut hissée dans une grande chambre avec toute sa +ménagerie. Là, il lui fallut souffler pendant de longues heures, et +danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour +demander où était Perlino. + +N'importe! elle était heureuse de se sentir sous le même toit; il lui +semblait qu'à ce moment le coeur de son bien-aimé devait battre comme +battait le sien. C'était une innocente: elle croyait qu'il suffit +d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux rêves elle fit cette +nuit-là! + + +VIII + +NABUCHODONOSOR + + +Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchée au grenier, +monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir +de tous côtés, elle ne vit que des tours grillées et des jardins +déserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois +petits amis pour la consoler. + +Dans la cour, toute pavée d'argent, elle trouva les filles d'honneur, +assises en rond et filant des étoupes d'or et de soie. + +--Va-t-en, lui crièrent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous +chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais, +à moins que tu ne sois prince ou banquier. + +--Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous +servir; je serai si doux, si obéissant, que vous ne regretterez jamais +de m'avoir gardé près de vous. + +Pour toute réponse, la première demoiselle se leva: c'était une grande +fille, maigre, sèche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au +petit pâtre, et appela le geôlier, qui s'avança en fronçant le sourcil +et en brandissant sa hallebarde. + +--Je suis perdue, s'écria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon +Perlino! + +--Violette, dit gravement l'écureuil, on éprouve l'or dans la fournaise +et les amis dans l'infortune. + +--Tu as raison, s'écria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du +coeur vaut mieux que l'or_. + +Aussitôt l'abeille s'envole, et voilà qu'au milieu de la cour il entre, +je ne sais par où, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis +et des roues d'émeraude. L'équipage était tiré par quatre chiens noirs, +gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands +scarabées montés en jockeys conduisaient d'une main légère cet attelage +mignon. Au fond du carrosse, mollement couchée sur des carreaux de satin +bleu, s'étendait une jeune bécasse coiffée d'un petit chapeau rose et +vêtue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle débordait sur les deux +roues. D'une patte la dame tenait un éventail, de l'autre un flacon +ainsi qu'un mouchoir brodé à ses armes et garni d'une large dentelle. +Auprès d'elle, à demi enseveli sous les flots de taffetas, était un +hibou, l'air ennuyé, l'oeil mort, la tête pelée, si vieux que son bec +croisait comme des ciseaux ouverts. C'étaient de jeunes mariés qui +faisaient leurs visites de noces, un ménage à la mode, tel que les aime +la dame des Écus-Sonnants. + +A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration éveilla +tous les échos du palais. D'étonnement, le geôlier en laissa choir sa +pipe, tandis que les demoiselles couraient après le carrosse qui fuyait +au galop de ses quatre épagneuls, comme s'il emportait l'empereur des +Turcs ou le diable en personne. Ce bruit étrange inquiéta la dame des +Écus-Sonnants, qui craignait toujours d'être pillée; elle accourut, +furieuse, et résolue de mettre toutes ses filles d'honneur à la porte. +Elle payait pour être respectée, et voulait en avoir pour son argent. + +Mais, quand elle aperçut l'équipage, quand le hibou l'eut saluée d'un +signe de bec et que la bécasse eut trois fois remué son mouchoir avec +une adorable nonchalance, la colère de la dame s'évanouit en fumée. + +--Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on? + +La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui +donnait du coeur; elle répondit que, si pauvre qu'elle fût, elle aimait +mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait à son carrosse, et +ne le vendrait pas pour le château des Écus-Sonnants. + +--Sotte vanité des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les +riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prêts à tout +faire pour un écu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menaçant; +coûte que coûte, je l'aurai. + +--Madame, reprit Violette fort émue, il est vrai que je ne veux pas la +vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don à Votre Seigneurie, +si elle voulait m'honorer d'une faveur. + +--Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle à Violette, que +demandes-tu? + +--Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musée où +toutes les curiosités de la terre sont réunies; montrez-le-moi; s'il y +a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon trésor est à +vous. + +Pour toute réponse, la dame des Écus-Sonnants haussa les épaules et mena +Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui +fit regarder toutes ses richesses: une étoile tombée du ciel, un collier +fait avec un rayon de la lune, natté et tressé de trois rangs, des lis +noirs, des roses vertes, un amour éternel, du feu qui ne brûlait pas, +et d'autres raretés; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchât +Violette: Perlino n'était pas là. + +La marquise cherchait dans les yeux du petit pâtre l'admiration et +l'étonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifférence. + +--Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes +quatre toutous: le carrosse est à moi. + +--Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon équipage est +vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux à mon +hibou et à ma bécasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble +qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien auprès de la +vie. + +--N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme +fait de sucre et de pâte d'amande, qui chante comme un rossignol et +raisonne comme un académicien. + +--Perlino! s'écria Violette. + +--Ah! dit la dame des Écus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parlé. +Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute +réflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes +jouets d'enfants. + +--Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce +miracle de Perlino, et prenez le carrosse. + +--Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les bêtes avec toi. + +--Laissez-moi seulement voir Perlino. + +--Non! non! répondit la dame. + +--Seulement coucher une nuit à sa porte, répondit Violette tout en +larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou +en terre et en présentant la voiture à la dame des Écus-Sonnants. + +--A cette vue, la marquise hésita, puis elle sourit; en un instant +elle avait trouvé le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce +qu'elle convoitait. + +--Marché conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce +soir à la porte de Perlino, et même tu le verras; mais je te défends de +lui parler. + +Le soir venu, la dame des Écus-Sonnants appela Perlino pour souper avec +elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui était aisé +avec un garçon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de +Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte +de cristal, elle y prit une poudre rougeâtre qu'elle jeta dans le +vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle à Perlino, et donne-moi ton goût. + +Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un +seul trait. + +--Pouah! s'écria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de +boue et de sang; c'est du poison! + +--Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en +boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le +premier. + +La dame avait raison: à peine l'enfant eut-il vidé la coupe, qu'il fut +pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait +plus quitter la table. Pour le décider à se coucher, il fallut que la +marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit +soigneusement dans sa poche, comme un remède à tous les maux. + +Pauvre Perlino! c'était bien un poison qu'il avait pris, et le plus +terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que +le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connaît plus rien, on n'aime +plus rien, ni père, ni mère, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on +ne songe plus qu'à soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout +le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut étancher. + +Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au +pauvre un jour sans pain. Aussi, dès que la nuit eut mis son masque +noir pour ouvrir le bal des étoiles, Violette courut-elle à la porte de +Perlino, bien sûre qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras. +Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand +l'ingrat passa devant elle sans même la regarder! + +La porte fermée à double tour et la clef retirée, Violette se jeta sur +une natte qu'on lui avait donnée par pitié; la elle se mit à fondre en +larmes, se fermant la bouche avec les mains pour étouffer ses sanglots. +Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassât; mais, quand +vint l'heure où les étoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta +doucement à la porte et chanta à demi-voix: + + Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te délivre, + Ouvre-moi! + Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre + Loin de toi. + Ouvre-moi! mon coeur te désire; + Je brûle, j'ai froid, je soupire; + Tout le jour + C'est d'amour, + Et la nuit + C'est d'ennui. + +Hélas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino +ronflait comme un mari de dix ans, et ne rêvait qu'à sa poudre d'or. Les +heures se trainèrent lentement, sans apporter d'espérance. Si longue et +si douloureuse que fût la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame +des Écus-Sonnants arriva dès le point du jour. + +--Te voilà content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin +sourire, le carrosse est payé au prix que tu m'as demandé. + +--Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie! +murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne +l'oublierai de si tôt. + + +IX + +TRICCHÈ VARLACCHÈ + + +La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait +retourner chez son père, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle +traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient +de sa simplicité. Arrivée près de la grille, elle se retourna comme +si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage +l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tête dans ses mains. + +--Sors donc, misérable gueux! lui cria le geôlier en saisissant Violette +au collet et en la secouant d'importance. + +--Sortir! dit Violette, jamais! _Tricchè varlacchè!_ cria-t-elle: +_habits dorés, coeurs de laquais!_ + +Et voilà la souris qui se jette au nez du geôlier et le mord jusqu'au +sang; puis, devant la grille même, s'élève une volière grande comme +un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de +diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet, +des ducats enfilés dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de +cette cage magnifique, sur un bâton en échelle qui tourne à tous les +vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et +de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins, +et le reste; tout ce monde emplumé sifflait le même air, chacun dans son +jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des +plantes, écouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson +aux filles d'honneur, bien étonnées de trouver une si rare prudence +chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des +oiseaux: + + Fi de la liberté! + Vive la cage! + Quand on est sage, + On est ici bien nourri, bien traité, + Bien renté, + Au chaud en hiver, au frais en été: + On paye en ramage + L'hospitalité. + Vive la cage! + Fi de la liberté! + +Après ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet +rouge et vert, à l'air grave et sérieux, leva la patte, et, tout en +tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutôt croassa ce qui suit: + + Le rossignol est un monsieur vêtu de noir, + Fort déplaisant à voir, + Qui ne sort que le soir. + Pour chanter à la lune; + C'est un orgueilleux + Qui vit comme un gueux + Et se dit heureux; + Sa voix nous importune. + On devrait, entre nous, + Clouer à quatre clous, + Comme des hibous, + Ces fous + Qui n'adorent pas la fortune. + +Et tous les oiseaux, ravis de cette éloquence, se mirent à siffler d'une +voix perçante: + + Fi de la liberté! + Vive la cage! etc., etc. + +Pendant qu'on entourait la volière magique, la dame des Écus-Sonnants +était accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la dernière à +convoiter cette merveille. + +--Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au même +prix que le carrosse? + +--Volontiers, Madame, répondit Violette, qui n'avait pas d'autre désir. + +--Marché conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre +de pareilles folies. + +Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable, +entra dans sa chambre sans même lever les yeux; Violette se jeta sur sa +natte, plus misérable que jamais. + +Elle chanta comme le premier jour; elle pleura à fendre les pierres: +peine inutile. Perlino dormait comme un roi détrôné; les sanglots de sa +maîtresse le berçaient comme eût fait le bruit de la mer et du vent. +Vers minuit, les trois amis de Violette, affligés de son chagrin, +tinrent conseil: «Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte, +disait mon compère l'écureuil.--Il faut entrer et l'éveiller, disait +la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement +cherché une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire», dit la +souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut +assez pour que l'abeille se glissât dans la chambre de Perlino. + +Il était là tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la +régularité d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille, +elle piqua Perlino sur la lèvre; Perlino soupira et se donna un soufflet +sur la joue, mais il ne s'éveilla point. + +--On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue auprès de Violette pour +la consoler. Il y a de la magie. Que faire? + +--Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laissé rouiller ses dents, je +vais entrer à mon tour; je l'éveillerai, dussé-je lui manger le coeur. + +--Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal à mon +Perlino. + +La souris était déjà dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous +la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit +à la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle écouta: +coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino était enchanté. + +Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore éclairait déjà le ciel; +la méchante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir +été jouée, et qui de colère se mangeait les mains, n'en fit pas moins +une belle révérence à la marquise, en disant tout bas: A demain. + + +X + +PATATI PATATA + + +Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui +revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la +cour, toujours filant leurs étoupes. + +--Allons, beau joueur de zampogne, lui crièrent-elles en riant, +fais-nous encore un tour de ton métier! + +--Pour vous plaire, belles demoiselles, répondit Violette: _Patati, +patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_. + +A l'instant, compère l'écureuil jette à terre une de ses noisettes; +aussitôt on voit paraître un théâtre de marionnettes. Le rideau se tire: +la scène représente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis. +Au fond, sur un trône tendu de velours rouge, et tout étoilé de griffes +d'or, est le bailli, un gros chat à face respectable, quoiqu'il y ait +un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en +lui-même, les mains croisées dans ses longues manches, les yeux fermés, +on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des +chats. + +De côté est un banc de bois où sont enchaînées trois souris, auxquelles +par précaution on a rogné les dents et coupé les oreilles. Elles sont +soupçonnées, ce qui, à Naples, veut dire convaincues d'avoir regardé de +trop près une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais +de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette +sentence du grand poète et magicien Virgile: + + Écrase les souris, mais ménage les chats + +Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front +fuyant, aux yeux rouges, à la langue pointue; elle a la main sur son +coeur et fait une belle harangue pour demander à la loi d'étrangler les +souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si +tendre, si pénétrante que la bonne dame implore et sollicite la mort +de ces affreuses petites bêtes, qu'en vérité on s'indigne de leur +endurcissement. Il semble qu'elles manquent à tous leurs devoirs en +n'offrant pas elles-mêmes leurs têtes criminelles pour calmer l'émotion +et sécher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes +dans le gosier. + +Quand le fiscal eut fini son oraison funèbre, un jeune rat, à peine +sevré, se leva pour défendre les coupables. Déjà il avait assuré ses +lunettes, ôté son bonnet et secoué ses manches, quand, par respect pour +la libre défense et dans l'intérêt des accusés, le chat lui interdit la +parole. Alors et d'une voix solennelle, maître Rominagrobis gourmanda +les accusés, les témoins, la société, le ciel, la terre et les rats; +puis, se couvrant, il fulmina un arrêt vengeur et condamna ces +bêtes criminelles à être pendues et écorchées séance tenante, avec +confiscation des biens, abolition de la mémoire et condamnation en tous +les frais, la contrainte par corps limitée toutefois à cinq années; car +il faut être humain, même avec les scélérats. + +La farce jouée, la toile se ferma. + +--Comme cela est vivant! s'écria la dame des Écus-Sonnants. C'est la +justice des chats prise sur le fait. Pâtre ou sorcier, qui que tu sois, +vends-moi ta Chambre étoilée. + +--Toujours au même prix, Madame, répondit Violette. + +--A ce soir donc! reprit la marquise. + +--A ce soir! dit Violette. + +Et elle ajouta tout bas: + +--Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait! + +Pendant qu'on donnait la comédie dans la cour, l'écureuil n'avait pas +perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par +découvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit, +maître écureuil avait sauté sur un arbre, de l'arbre sur un buisson. +Toujours dégringolant, il arriva jusqu'à Perlino qui jouait à la +_morra_[1] avec son ombre, moyen sûr de toujours gagner. + +[Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou +plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire +doit deviner.] + +L'écureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravité +d'un notaire. + +--Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de +beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une +partie. + +--Peuh! dit Perlino en bâillant, tu as les doigts trop courts, et tu +n'es qu'une bête. + +--Des doigts courts ne sont pas toujours un défaut, reprit l'écureuil; +j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime était d'avoir les doigts +trop longs; et, si je suis une bête, seigneur Perlino, au moins suis-je +une bête éveillée. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de +dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe à ma porte pendant la +nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir. + +--Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi +quelque chose d'étrange. J'ai la tête lourde et le coeur chagrin; je +fais de mauvais rêves. D'où cela vient-il? + +--Cherche! dit l'écureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors +pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut! + +Sur ce, l'écureuil grimpa sur une branche et disparut. + +Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien +ne rend méchant comme de s'ennuyer à deux, rien ne rend sage comme de +s'ennuyer tout seul. Au souper, il étudia la figure et le sourire de la +dame des Écus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais +chaque fois qu'on lui présenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la +fenêtre pour admirer la beauté du soir, et chaque fois il jeta l'or +potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs +qui perçaient la terre; c'est depuis ce temps-là que les hannetons sont +dorés. + + +XI + +LA RECONNAISSANCE + + +En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui +le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hâte +d'être seul pour voir si le bonheur frapperait à sa porte et sous quelle +figure il entrerait. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Il +n'était pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive: +c'était Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait +comment elle l'avait fait et pétri de ses propres mains, comment c'était +à ses prières qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'était laissé +séduire et enlever, tandis qu'elle avait couru après lui avec une peine +que Dieu veuille épargner à tout le monde. Violette lui disait encore, +avec un accent plus douloureux et plus pénétrant, comment depuis deux +nuits elle veillait à sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle +avait donné des trésors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot, +comment cette dernière nuit était la fin de ses espérances et le terme +de sa vie. + +En écoutant ces paroles qui lui perçaient l'âme, il semblait à Perlino +qu'on le tirait d'un rêve: c'était un nuage qu'on déchirait devant ses +yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans +ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on +croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants où l'on est si +heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer. + +--Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit. + +--Partir n'est pas aisé, seigneur Perlino, répondit l'écureuil: la dame +des Écus-Sonnants ne lâche pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous +éveiller, nous avons usé tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous +sauver. + +--Peut-être ai-je un moyen, dit Perlino, à qui l'esprit venait comme la +sève aux arbres du printemps. + +Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'écurie, +suivi de Violette et des trois amis. Là, il sella le meilleur cheval, +et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'à la loge où dormait le +geôlier, les clefs à la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'éveilla et +voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or +potable, au risque de l'étouffer; mais, loin de se plaindre, le geôlier +se mit à sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en +tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer +à triple tour, et jeter dans l'abîme ces clefs de perdition pour +enfermer à jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino +l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compté sans le trou de +la serrure: il n'en faut pas plus à la convoitise pour s'échapper de sa +retraite et envahir le coeur humain. + +Enfin, les voilà en route, tous deux sur le même cheval: Perlino en +avant, Violette en croupe. Elle avait passé les bras autour du cou de +son bien-aimé, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui +battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tête pour revoir la +figure de sa chère maîtresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait +toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'écureuil +n'avait plus d'une fois tiré la bride pour empêcher le cheval de butter +ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore +en chemin? + +Je laisse à penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa +fille et son gendre. C'était le plus jeune de la maison; il riait tout +le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le +monde; il avait tellement perdu la tête qu'il doubla les appointements +de ses commis et fit une pension à son caissier, qui ne le servait que +depuis trente-six ans. + +Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on +eut soin de trier les amis. De vingt lieues à la ronde, il vint des +abeilles qui apportèrent un beau gâteau de miel; le bal finit par +une tarentelle de souris et un saltarello d'écureuils dont on parla +longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invités, Violette et +Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arrêter. Cecco, qui était +plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'étaient +plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jetèrent +dans ses bras en riant. Un père a toujours le coeur faible: il les prit +par la main et se mit à danser avec eux jusqu'au soir. + + +XII + +LA MORALE + + +--Voilà l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en +se levant ma grosse hôtesse, tout émue des aventures qu'elle venait de +conter. + +--Et la dame des Écus-Sonnants, m'écriai-je, qu'est-elle devenue? + +--Qui le sait? répondit Palomba. Qu'elle ait pleuré ou qu'elle se soit +arraché un côté de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours +par se prendre à son propre piège; c'est bien fait. La farine du diable +s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour +les honnêtes gens! + +--Et la morale? + +--Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre +Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Père capucin +qui prêche à vêpres, et vous voyez d'ici la cathédrale. + +--C'est la morale du conte que je vous demande. + +--Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est +servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est +finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des +contes: que voulez-vous de plus? + +Je me mis à table, mais je n'étais pas satisfait. Tout en ébréchant mon +couteau sur un blanc de poulet, je dis à mon hôtesse: + +--Votre histoire est touchante, et voilà un macaroni qui a un fumet +admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les +aventures de Perlino, je ne leur servirai pas à dîner en même temps; ils +réclameront une morale. + +--Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces délicats qui n'osent +pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent goûter à +mon macaroni. Adressez-les à Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous +leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout +Paris. + +A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se lève, +les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodée comme ce +matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal +passé n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne +nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout à l'heure. + +--Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouvé ce que je cherchais. Un +moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du +vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voilà ce que donnent les +contes et les rêves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la +moralità!_ + + + + +LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN + + +I + +LE CAPITAINE JEAN + + +Quand j'étais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez +mon grand-père, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me +souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on +appelait le capitaine Jean. C'était, disait-on, un ancien marin qui +avait fait cinq ou six fois le tour du monde. + +Je le vois encore. C'était un gros homme court et trapu; sa figure était +jaune et ridée; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des +moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il était +toujours habillé de la même façon: l'été, tout en blanc, depuis les +pieds jusqu'à la tête, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en +bleu, avec un chapeau ciré, des souliers à boucles et des bas chinés. Il +habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait +à personne. Aussi le regardait-on comme une espèce de Croquemitaine. +Quand je n'étais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du +terrible voisin, menace qui me rendait aussitôt obéissant. + +Malgré tout, je me sentais attiré vers le capitaine. + +[Illustration: Il était là, immobile et guettant ses goujons.] + +Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme +de ses petits yeux, cachés par d'épais sourcils, plus blancs que ses +moustaches; mais je le suivais en arrière, et, sans savoir comment, je +me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'était pas un +homme comme les autres. Tous les matins, il était dans une prairie de +mon grand-père, assis au bord de l'eau, pêchant à la ligne avec un +bonheur qui ne se démentait jamais. Tandis qu'il était là, immobile et +guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi à qui on +défendait d'approcher de la rivière. Et quelle joie quand le capitaine +appelait son chien, lui mettait une allumette enflammée dans la gueule, +et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayée de +Fidèle. C'était là un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment. + +A dix ans, on ne cache guère ce qu'on éprouve; le capitaine s'aperçut de +mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour +que, hissé sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'épaule du +pêcheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il +promenait sur l'eau: + +--Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit à mon +oreille comme un coup de canon; vous êtes un amateur, à ce que je vois. +Si vous êtes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, +prenez cette ligne qui est là à côté de moi. + +Voyons comment vous vous en tirerez. + +Dire ce qui se passa dans mon âme serait chose difficile; j'ai eu +quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une émotion aussi forte. Je +rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voilà assis sur l'herbe, +tenant la ligne qu'avait lancée le marin, plus immobile que Fidèle, et +ne regardant pas son maître avec moins de reconnaissance. L'hameçon +jeté, le liège trembla: «Attention! jeune homme, me dit tout bas +le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez à vous +doucement, allongez, et maintenant tirez lentement à vous; fatiguez-moi +ce drôle-là.» + +J'obéis et bientôt j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches +aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour +glorieux, aucun succès ne t'a effacé de mon souvenir! Tu es resté ma +plus grande et ma plus douce victoire! + +Depuis cette heure fortunée, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain, +il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot. +Nous étions inséparables; on l'aurait plutôt vu sans son chien que sans +moi. Ma mère s'aperçut de cette passion naissante. Comme le marin était +un brave homme, elle tira bon parti de mon amitié. Quand ma lecture +était manquée, quand il y avait dans ma dictée une orthographe de +fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain +(ce qui était plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon +absence. Dieu sait de quelle façon il jurait après moi! Grâce à cette +terreur salutaire, je fis des progrès rapides. Si je ne fais pas trop +de fautes quand j'écris, je le dois à l'excellent homme qui, en fait +d'orthographe, en savait un peu moins long que moi. + +Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le +rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais +reçus: + +--Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc écris-tu? + +--Vraiment, répondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire +ni écrire. + +--Tu es bien heureux! m'écriai-je. Tu n'as pas de maîtres, toi, tu +t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris. + +--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me +coûte cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le +payer. + +--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais grondé, tu as toujours fait +ce que tu as voulu. + +--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en +grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont +voulu les autres, et j'ai eu une terrible maîtresse qui ne donne pas ses +leçons pour rien: on la nomme l'expérience. Elle ne vaut pas ta mère, je +t'en réponds. + +--C'est l'expérience qui t'a rendu savant, capitaine? + +--Savant, non; mais elle m'a enseigné le peu que je sais. Toi, mon +enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'expérience des autres; +moi, j'ai tout appris à la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est +vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliothèque qui en vaut +bien une autre. Elle est là, ajouta-t-il en se frappant le front. + +Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliothèque? + +Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la médecine, des +proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a +souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires +romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventés. Grands ou +petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit. + +--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme +toi. + +--Volontiers, reprit le marin; mais je te préviens que je ne suis pas +un diseur de belles paroles; je te réciterai mes contes comme on me les +a récités; je te dirai à quelle occasion et quel profil j'en ai tiré. +Écoute donc l'histoire de mon premier voyage. + + +II + +PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN + + +J'avais douze ans, et j'étais à Marseille, ma ville natale, quand on +m'embarqua comme mousse à bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la +Belle-Émilie._ Nous allions au Sénégal porter de ces toiles bleues qu'on +appelle des guinées, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents +d'éléphant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le +voyage n'eut rien d'intéressant; je ne me souviens guère que des coups +de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le +caractère et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisième +semaine, le brick approcha des côtes d'Andalousie, et, un soir, on jeta +l'ancre à quelque distance d'Alméria. La nuit venue, le second du navire +prît son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais +pas, car le soleil était couché depuis longtemps. + +Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstinés qui se +promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur +invisible gibier. Tout à coup on met la chaloupe à la mer, on m'y jette +plus qu'on ne m'y descend; me voilà occupé à recevoir et à ranger des +ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se +dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas à quoi +pouvait servir cette promenade par une nuit sans étoiles; mais un mousse +ne raisonne guère; il obéit sans rien dire; sinon, gare les coups. + +La chaloupe aborda sur une plage déserte, loin du port d'Alméria. Le +second, qui nous commandait, se mit à siffler; on lui répondit, bientôt +j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On débarqua des ballots, on +les chargea sur des chevaux, des ânes, des mulets, qui se trouvaient la +fort à propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre +jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse +sur une mule, entre deux paniers; nous voilà en route pour aller je ne +sais où. + +Au bout d'une heure, on aperçut une petite lumière, vers laquelle on +se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on répondit: _Les anciens_. Une +porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitée par des gens qui +n'avaient pas la mine de très bons chrétiens. C'étaient, je l'appris +bientôt, des bohémiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce +défendu, qui nous exposait aux galères. On ne m'avait pas demandé mon +avis. + +Le capitaine entra, avec les bohémiens, dans une salle basse dont on +ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui préparait +le souper: c'était la plus laide sorcière que j'aie vue de ma vie. Elle +me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais +malgré moi. Quand elle m'eut bien examiné, la vieille me parla. Je +fus tout étonné d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de +Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit +asseoir auprès d'elle, les jambes croisées sur une natte de jonc et, me +jetant un poulet, m'ordonna de le plumer. + +Un mousse doit tout savoir, sous peine d'être battu: je me mis à +arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille, +qui, de son côté, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour +m'encourager, elle me souriait de façon agréable, en me montrant chaque +fois trois grandes dents jaunes tout ébréchées, seul trésor qui lui +restât dans la bouche. Les poulets plumés, il fallut hacher des oignons, +éplucher de l'ail, préparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux, +autant par peur de la vieille que par amitié. + +--Eh bien, la mère, êtes-vous contente? lui dis-je quand tous nos +préparatifs furent achevés. + +--Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garçon, je veux te +récompenser. Donne-moi ta main. + +Elle me prit la main, la retourna, et se mit à en suivre toutes les +lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure. + +--Assez, la mère! lui dis-je en retirant ma main, je suis chrétien, je +ne crois pas à tout cela. + +--Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et +si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres +gitanos, nous entendons des voix qui vous échappent; nous parlons avec +les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. + +--Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de +ce poulet que j'ai plumé? + +--Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciée de l'écouter; mais, si +tu veux, je te conterai l'histoire de son frère; tu y verras que tôt ou +tard on est puni par où on a péché, et que jamais un ingrat n'échappe au +châtiment. + +Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis; +puis elle commença le conte que voici. + + +III + +HISTOIRE DE COQUERICO[1] + + +[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontée avec +beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero, +_la Gaviotta ou la Mouette._] + +Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la +basse-cour d'un riche fermier; elle était entourée d'une nombreuse +famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne +lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme +et estropié. C'était justement celui que la mère aimait le mieux; ainsi +sont faites toutes les mères; leurs préférés sont les plus laids. Cet +avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eût dit +que Salomon eût exécuté sa sentence mémorable sur Coquerico (c'était le +nom de ce chétif individu) et qu'il l'eût coupé en deux du fil de sa +fameuse épée. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle +occasion d'être modeste; notre gueux de Castille était plus fier que son +père, le coq le mieux éperonné, le plus élégant, le plus brave et le +plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos à Madrid. Il se croyait un +phénix de grâce et de beauté, il passait les plus belles heures du jour +à se mirer au ruisseau. Si l'un de ses frères le heurtait par hasard, +il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au +combat le seul oeil qui lui restât; si les poules gloussaient à sa vue, +il disait que c'était pour cacher leur dépit, parce qu'il ne daignait +même pas les regarder. + +Un jour, que sa vanité lui montait à la tête plus que de coutume, il dit +à sa mère: + +--Écoutez-moi, madame ma mère: l'Espagne m'ennuie, je vais à Rome; je +veux voir le pape et les cardinaux. + +--Y penses-tu, mon enfant? s'écria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la +cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti +de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons +montrer notre généalogie. Où trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, +des mûriers pour t'abriter, un poulailler blanchi à la chaux, un fumier +magnifique, des vers et des grains partout, des frères qui t'aiment, et +trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'à Rome même tu ne +regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie? + +Coquerico haussa son aile manchote en signe de dédain. «Ma mère, dit-il, +vous êtes une bonne femme; tout est beau à qui n'a jamais quitté son +fumier; mais j'ai déjà assez d'esprit pour voir que mes frères n'ont pas +d'idées, et que mes cousins sont des rustres. Mon génie étouffe dans ce +trou, je veux courir le monde et faire fortune. + +--Mais, mon fils, reprit la pauvre mère poule, t'es-tu jamais regardé +dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et +une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes +d'araignée et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu. + +--Ma mère, répondît Coquerico, quand une poule couve un canard, elle +s'effraye toujours de le voir courir à l'eau. Vous ne me connaissez pas +davantage. Ma nature à moi, c'est de réussir par mes talents et mon +esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agréments de +ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens. + +Quand la poule vit que tous les sermons étaient inutiles, elle dit à +Coquerico: + +--Mon fils, écoute au moins les derniers conseils de ta mère. Si tu vas +à Rome, évite de passer devant l'église de Saint-Pierre; le saint, à ce +qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. +Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu +les reconnaîtras à leur bonnet blanc, à leur tablier retroussé et à la +gaine qu'ils portent au côté. Ce sont des assassins patentés qui nous +traquent sans pitié, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps +de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant +la patte, reçois ma bénédiction et que saint Jacques te protège; c'est +le patron des pèlerins. + +Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans +l'oeil de sa mère, il ne s'inquiéta pas davantage de son père, qui +cependant dressait sa crête au vent et semblait l'appeler. Sans se +soucier de ceux qu'il laissait derrière lui, l'ingrat se glissa par la +porte entrouverte; à peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois +fois pour célébrer sa liberté: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ + +Comme il courait à travers champs, moitié volant, moitié sautant, il +arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis à sec. Cependant, au +milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux +feuilles tombées l'arrêtaient au passage. + +Quand le ruisseau aperçut notre voyageur, il lui dit: + +--Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai même pas la force d'emporter +ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un détour, +car je suis exténué. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je +ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma +reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura +rendu mes forces. + +--Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de +ruisseau? Adresse-toi à gens de ton espèce, ajouta-t-il; et de sa bonne +patte il sauta par-dessus le filet d'eau. + +--Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau, +mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas. + +Un peu plus loin, notre maître coq aperçut le vent tout abattu et tout +essoufflé. + +--Cher Coquerico, lui dit-il, viens à mon aide; ici-bas on a besoin les +uns des autres. Tu vois où m'a réduit la chaleur du jour. Moi qui, en +d'autres temps, déracine les oliviers et soulève les mers, me voilà tué +par la canicule. Je me suis laissé endormir par le parfum de ces roses +avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque évanoui. Si tu +voulais me lever à deux pouces du sol avec ton bec, et m'éventer un peu +avec ton aile, j'aurais la force de m'élever jusqu'à ces nuages blancs +que j'aperçois là-haut, poussés par un de mes frères, et je recevrais de +ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'à ce que +j'hérite du premier ouragan. + +--Monseigneur, répondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est +amusée plus d'une fois à me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit +jours encore que, se glissant en traître derrière moi, Votre Seigneurie +s'est divertie à m'ouvrir la queue en éventail, et m'a couvert de +confusion à la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les +railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire pénitence et +d'apprendre à respecter certains personnages qui, par leur naissance, +leur beauté et leur esprit, devraient être à l'abri des plaisanteries +d'un sot. + +Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit à chanter trois fois de sa voix +la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fièrement +son chemin. + +Dans un champ nouvellement moissonné où les laboureurs avaient amassé de +mauvaises herbes fraîchement arrachées, la fumée sortait d'un monceau +d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une +petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les +allumer. + +--Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens à propos pour me +sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais où s'amuse mon +cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques +brins de paille sèche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu +obligeras. + +--Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le mérites, +insolente qui oses t'adresser à moi! Et voilà le poulet qui saute sur +le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on +n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus +de fumée. Sur quoi, maître Coquerico, suivant son habitude, se mit à +chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit +de l'aile comme s'il avait achevé les exploits d'Amadis. + +Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver à +Rome; c'est là que mènent tous les chemins. A peine dans la ville, il +courut droit à la grande église de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y +songeait guère; il se plaça en face de la porte principale, et, quoique +au milieu de la colonnade il ne parût pas plus gros qu'une mouche, il +se hissa sur son ergot et se mit à chanter: _Coquerico, coquerico, +coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et désobéir à sa mère. + +Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-père, qui +l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour +en faire son souper. + +--Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico à sa ménagère, donne-moi +vite de l'eau bouillante pour plumer ce pénitent-là. + +--Grâce! grâce, madame l'Eau! s'écria Coquerico. Eau si douce, si bonne, +la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitié, ne m'échaude +pas! + +--As-tu donc eu pitié de moi quand je t'ai imploré, ingrat? répondit +l'eau qui bouillait de colère. D'un seul coup elle l'inonda du haut +jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps. + +--Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril. + +--Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Père de la lumière, frère du +soleil, cousin du diamant, épargne un misérable, contiens ton ardeur, +adoucis ta flamme, ne me rôtis pas. + +--As-tu eu pitié de moi quand je t'implorais, ingrat? répondit le feu +qui pétillait de colère; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un +charbon. + +Quand le suisse aperçut son rôti dans ce triste état, il tira le poulet +par la patte et le jeta par la fenêtre. Le vent l'emporta sur un tas de +fumier. + +--O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zéphir bienfaisant, +souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi +reposer sur le fumier paternel. + +--Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je +traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que +Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher. + +--C'est là que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint +cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore +aux voyageurs. Si haut placé qu'il soit, chacun le méprise parce qu'il +tourne au moindre vent. Il est noir, sec, déplumé, battu par la pluie; +il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye +et payera éternellement sa désobéissance à sa mère, sa vanité, son +insolence, et surtout sa méchanceté. + + +IV + +LA BOHÉMIENNE + + +Quand la vieille eut achevé son conte, elle porta le souper au second et +à ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je plaçai sur +la table deux grandes peaux de chèvre toutes pleines de vin; après quoi, +je retournai à la cuisine avec la bohémienne, ce fut notre tour de +manger. + +Il y avait déjà quelque temps que notre repas était achevé, je causais +amicalement avec ma vieille hôtesse, quand tout à coup on entendit du +bruit, des imprécations, des jurements dans la salle du souper. Le +second sortit bientôt; il avait à la main la hache qu'il portait +d'ordinaire à la ceinture, il en menaçait ses compagnons de table, qui +tous tenaient leur couteau à demi caché dans la main. On se querellait +pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de +piastres qu'il refusait de livrer; l'intérêt et l'ivresse empêchaient +qu'on ne s'entendît. + +Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour +trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorité +qu'elle devait sans doute à sa réputation de sorcière; on la méprisait, +mais on en avait peur. La bohémienne écouta tous ces cris qui se +croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et +enfin donna tort au second. + +--Misérable! s'écria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de +voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arrêter le +bras, et je reçus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes +jours. Première leçon que me vendait l'expérience, et qui m'a donné +l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours. + +Furieux d'avoir manqué la victime, le second me renverse à terre d'un +coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain, +je le vois s'arrêter, porter ses mains à son ventre, en retirer un long +couteau tout sanglant, s'écrier qu'il est un homme mort, et tomber. + +Cette horrible scène ne dura pas le temps que je prends pour la conter. + +On fit silence autour du cadavre; puis bientôt les cris recommencèrent, +mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue +des bohémiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre +me secouait par le collet comme s'il voulait m'étrangler, un troisième +me prenait par le bras et me tirait à lui. Au milieu de ce vacarme, la +vieille allait de l'un à l'autre, criant plus fort que toute la bande, +portant les mains à sa tête, puis prenant mon bras et montrant mon pouce +ensanglanté et presque détaché; je commençais à comprendre. Évidemment +il y avait des contrebandiers qui pensaient à profiter de l'occasion, et +qui, pour avoir à bon marché tout ce que nous apportions, proposaient de +se débarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la +faute de me trouver, malgré moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une +leçon qui m'a coûté cher, mais qui m'a servi. + +Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa +figure pendable eût fait reconnaître au milieu de tous ces honnêtes gens +se fit mon défenseur; il me mit près de lui avec la bohémienne, +et, tenant à la main la hache du second, il fit un discours que je +n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le +traduire ainsi: «Cet enfant a sauvé ma mère; je le prends sous ma garde; +le premier qui y touche, je l'abats.» + +[Illustration: Cet enfant a sauvé ma mère, je le prends sous ma garde; +le premier qui y touche, je l'abats.] + +C'était la seule éloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure +après tout ce bruit, ma blessure était pansée avec de la poudre et de +l'eau-de-vie; on m'avait monté sur une mule; dans un des paniers était +le paquet de piastres, à côté de moi, en travers, on avait placé +un grand sac qui pendait des deux côtés. Le bohémien mon sauveur +m'accompagnait seul, un pistolet à chaque poing. + +Arrivés à la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se +trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui à terre une longue et vive +conversation. Après quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: «Un +_roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de +ce que tu as vu, ou tu es mort.» + +[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohémiens.] + +--J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans +un coin le sac, porté par deux matelots. Une fois à bord, on m'envoya +coucher, j'eus grand'peine à m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur +l'agitation; quand je m'éveillai, il était midi. Je craignais d'être +battu; mais j'appris qu'on n'avait pas levé l'ancre: un malheur arrivé +à bord en était la cause, le second, me dit-on, était mort subitement +d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin même +on l'avait jeté à la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa +mort n'attristait personne; il était fort méchant, et on profitait de sa +part dans l'expédition. Une heure après ces funérailles, on mettait à la +voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar. + + +V + +CONTES NOIRS + + +Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sûr de ma +discrétion, le capitaine me prit en amitié; quand nous descendîmes à +terre, à Saint-Louis du Sénégal, il me garda à son service, et me fit +demeurer avec lui. + +Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien +négliger de ce qui pouvait m'instruire. Les nègres qui nous entouraient +de tous côtés parlaient une langue que personne ne voulait se donner la +peine d'apprendre: «Ce sont des sauvages», répétait mon capitaine; après +cela tout était dit. + +Pour moi qui rôdais dans la ville, je me fis bientôt des amis parmi ces +pauvres nègres, si affectueux et si bons. Moitié patois, moitié signes, +nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec +eux de choses et d'autres, que j'en vins à parler leur langue, comme si +le bon Dieu m'avait fait naître avec une peau de taupe.--«Qui s'embarque +sans savoir la langue du pays où il va, dit un proverbe, ne va pas +en voyage, il va à l'école.»--Le proverbe avait raison, j'appris par +expérience que les nègres n'étaient ni moins intelligents ni moins fins +que nous. + +Parmi ceux que je voyais le plus souvent, était un tailleur qui aimait +beaucoup à causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans +sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs. + +--Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marié? + +--Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrières +les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as +choisie. + +--C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve +combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Écoute mon récit, il +t'intéressera. + +L'HISTOIRE DU TAILLEUR + +Il y avait une fois un tailleur (c'était mon futur beau-père) qui avait +une fort belle fille à marier; tous les jeunes gens la recherchaient à +cause de sa beauté. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la +belle et lui dirent: + +--C'est pour toi que nous sommes ici. + +--Que me voulez-vous? répondit-elle en souriant. + +--Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous désire +t'épouser. + +La belle était une fille bien élevée, elle appela son père qui écouta +les deux prétendants et leur dit: + +--Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui +des deux aura ma fille. + +Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens étaient de retour. + +--Nous voici, crièrent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous +avez promis hier. + +--Attendez, répondit-il, je vais au marché acheter une pièce de drap; +quand je l'aurai rapportée à la maison, vous saurez ce que j'attends de +vous. + +Quand le tailleur revint du marché, il appela sa fille, et, lorsqu'elle +fut venue, il dit aux jeunes gens: + +--Mes fils, vous êtes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que +je la donne? à qui faut-il que je la refuse? Voyez cette pièce de drap: +j'y taillerai deux vêtements pareils; chacun de vous en coudra un, celui +qui le premier aura fini sera mon gendre. + +Chacun des deux rivaux prit sa tâche et se prépara à coudre sous les +yeux du maître. Le père appela sa fille et lui dit: + +--Voici du fil, tu le prépareras pour ces deux ouvriers. + +La fille obéit à son père, elle prit le peloton et s'assit près des deux +jeunes gens. + +Mais la belle était fine; le père ne savait pas qui elle aimait, les +jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait +déjà. Le tailleur sortit; la jeune fille prépara le fil, les jeunes gens +prirent leurs aiguilles et commencèrent à coudre. Mais à celui qu'elle +aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillées courtes, tandis +qu'elle donnait des aiguilles longues à celui qu'elle n'aimait pas. +Chacun cousait, cousait avec une ardeur extrême, à onze heures l'oeuvre +était à peine à moitié; mais à trois heures de l'après-midi, mon ami, le +jeune homme aux courtes aiguillées, avait achevé sa tâche, tandis que +l'autre était loin d'avoir fini. + +Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vêtement terminé; +son rival cousait toujours. + +--Mes enfants, dit le père, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre +d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partagé cette pièce de drap en deux +portions égales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon +gendre. Avez-vous bien compris cela? + +--Père, répondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole +et accepté l'épreuve; ce qui est fait est bien fait. + +Le tailleur avait raisonné ainsi: Celui qui finira le premier sera +l'ouvrier le plus habile, par conséquent ce sera celui qui soutiendra +le mieux son ménage; il n'avait pas deviné que sa fille ferait des +aiguillées longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'était l'esprit +qui décidait l'épreuve, c'était la belle qui se choisissait elle-même +son mari. + + * * * * * + +Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe, +demande-leur ce qu'elles auraient fait à la place de la négresse, tu +verras si la plus fine n'est pas embarrassée. + +Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme était entrée et +travaillait sans rien dire, comme si ce récit ne la concernait pas. + +--Les filles de votre pays ne sont pas bêtes, lui dis-je en riant; il me +semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris. + +--C'est que nous avons reçu de nos mères une bonne éducation, me +répondit-elle. On nous a toutes exercées avec l'histoire de la Belette. + +--Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe, +pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai. + +--Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici: + +LA BELETTE ET SON MARI + +Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit: + +--Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi. + +Le mari écouta les paroles de sa femme et lui dit: + +--Quels sont les langes que tu aimes? + +Et la Belette répondit: + +--Je veux la peau d'un éléphant. + +Le pauvre mari resta stupéfait de cette exigence, et demanda à sa chère +moitié si par hasard elle n'aurait point perdu la tête; pour toute +réponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitôt. +Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit: + +--Compère, ma terre est pleine de gazon, aide-moi à la remuer. + +Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule: + +--Commère, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons +besoin de votre secours. + +La Poule courut aussitôt, mangea le Ver et se mit à gratter le sol. + +Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat: + +--Compère, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon +absence, vous devriez faire un tour de ce côté. + +Un instant après, le Chat avait mangé la Poule. + +Tandis que le Chat se régalait de la sorte, la Belette dit au Chien: +«Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?» Le chien +furieux courut étrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eût en ce pays +d'autre maître que lui. + +Le lion passant par là, la Belette le salua avec respect: «Monseigneur, +lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien», sur +quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le dévora. + +Ce fut le tour de l'Éléphant: la Belette lui demanda son appui contre +le Lion; l'Éléphant entra en protecteur sur le terrain de celle qui +l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui +avait creusé un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Éléphant +tomba dans le piège et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de +l'Éléphant, se sauva dans la forêt. + +La Belette alors prit la peau de l'Éléphant et la montra à son mari, en +lui disant: + +--Je t'ai demandé la peau de l'Éléphant; avec l'aide de Dieu, je l'ai +eue, et je te l'apporte. + +Le mari de la Belette n'avait pas deviné que sa femme était plus fine +que toutes les bêtes de la terre; encore moins avait-il pensé que la +dame était plus fine que lui. Il le comprit alors, et voilà pourquoi +nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette. + +L'histoire est finie. + + * * * * * + +Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les nègres; +je connus bientôt leur façon de faire le commerce, leurs idées, leurs +habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur +sagesse. + +Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni +écrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une façon de graver les +choses dans la mémoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des +énigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles +renferment. + +--Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tête, ce qui +était son grand signe d'amitié, devine-moi celle-ci: + +--Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me +plaît. + +--C'est ton chien, capitaine, tu as regardé Fidèle en parlant. + +--Bravo, mon matelot. Continuons: + +--Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait +toujours ce qui te plaît. + +Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mère, mon petit homme; tu +ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'expérience +t'apprendra que ce n'est jamais à elle qu'elle pense quand il s'agit de +toi. + +Dis-moi celle que ton père aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui +fait faire tout ce qui lui plaît. + +--On ne fait jamais faire à papa ce qu'il ne veut pas, capitaine; +maman le répète tous les jours. Mais ma soeur est mal élevée, elle rit +toujours quand maman dit cela. + +--C'est que ta soeur a deviné le mot de l'énigme, mon matelot. Ah! si +j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcée à me commander son caprice +du matin au soir. + +Reste encore une énigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui +vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire +tout ce qui lui plaît? + +--Je ne sais pas, capitaine. + +--Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir à ton papa. + +Je ne manquai pas à la recommandation du marin; je racontai à table +tout ce que j'avais appris dans la journée; les contes nègres amusèrent +beaucoup ma mère; les énigmes eurent un succès complet, mais, quand j'en +vins à la dernière, mon père se mit à rire. + +--Ce n'est pas difficile à deviner, mon garçon, je vais te le dire... + +Sur quoi ma mère regarda mon père; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses +yeux, mais il resta court. + +--Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir. + +--Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mère et d'un ton +sévère, je vous envoie au jardin sans dessert. + +--Ah! dit mon père. + +Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table: +Mais parle donc, papa! + +Ma mère fit mine de se lever; mon père la prévint: en un instant je me +trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain +sec à la main. + +Voilà comment je n'ai jamais su le mot de la dernière énigme. S'il y en +a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au +Sénégal; peut-être la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret +que ma mère ne m'a jamais dit. + + +VI + +LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN + + +Mes causeries avec les nègres avaient fait de moi un interprète et un +courtier; le capitaine avait en mon zèle une pleine confiance; malgré +mon jeune âge, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La +cargaison fut bientôt faite à des conditions excellentes, et, à mon +retour à Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des +armateurs. Ma réputation commençait, et, après quelques voyages dans la +Méditerranée, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrécargue d'un +brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans. + +Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout où j'avais +abordé, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs, +levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue +de tous ces gens-là. Le navire allait chercher des grains dans la mer +Noire, à l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinât +tous les patois; on m'avait trouvé sous la main, et, quoique je n'eusse +guère de barbe au menton, on m'avait pris. + +Me voilà donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce +loyal et n'étant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais +de la peine pour défendre l'intérêt de mes armateurs! En arrivant à +Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles +divers à des conditions avantageuses, et tous nous partîmes pour Galatz, +bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant +dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue +et de toute nation. L'un des plus singuliers était un Dalmate qui +retournait chez lui par le Danube. Il était tout le jour assis à +l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une +corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette +corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue +douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il +récitait tous les soirs à la clarté des étoiles, et que je n'ai pas +oubliées: + +LE CHANT DU SOLDAT + +--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger. + +--Quand j'ai quitté mon bon père, la lune brillait au ciel. + +--La lune brille au ciel, j'entends mon père qui me pleure. + +--Quand j'ai quitté ma bonne mère, le soleil brillait au ciel. + +--Le soleil brille au ciel, j'entends ma mère qui me pleure. + +--Quand j'ai quitté mes frères chéris, les étoiles brillaient au ciel. + +--Les étoiles brillent au ciel, j'entends mes frères qui me pleurent. + +--Quand j'ai quitté mes soeurs chéries, les pivoines étaient en fleur. + +--Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent. + +--Quand j'ai quitté ma bien-aimée, les lis fleurissaient au jardin. + +--Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimée qui me pleure. + +--Il faut que ces larmes sèchent, demain je veux partir d'ici. + +--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger. + +LE CHANT DU FIANCÉ + +--Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'élève au plus haut dès cieux. Si +je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre! + +--Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle. + +--Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est +fiancée ta bien-aimée. + +--Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux être là. + +Quand elle est entrée dans l'église, c'était encore une simple fille; +maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame. + +--Vois-tu la lune qui s'élève entre deux petites étoiles? C'est ma +bien-aimée entre ses deux belles-soeurs. + +Quand elle va pour se fiancer, je l'arrête au passage.--Chère enfant, +rends-moi l'anneau que j'ai acheté. + +--Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon +pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint. + + * * * * * + +La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traversé plus d'une fois +les deux Océans, je connais leurs tempêtes; mais je crains moins leurs +longues vagues qui déferlent contre le navire que ces petits flots +pressés qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout à coup, +s'entr'ouvrent comme un abîme. Depuis deux jours et deux nuits nous +étions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon +Dalmate, qui s'était attaché à un des bancs par la ceinture, et qui, +tout mouillé qu'il était, chantait toujours les airs de son pays. + +--Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment où le vent et la mer nous +laissaient un peu respirer, je vois que vous êtes un brave, vous n'avez +pas peur du naufrage. + +--Qui peut empêcher sa destinée? me dit-il en raclant son violon; le +plus sage est de s'y résigner. + +--Voilà parler comme un Turc, lui répondis-je; un chrétien n'est pas si +patient. + +--Pourquoi ne serait-on pas chrétien et résigné à la volonté divine? +reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes +honnêtes gens; il ne nous a jamais promis la santé, la richesse, le +salut en mer et autres choses passagères. Tout cela est abandonné à une +puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont +vue la nomment _le Destin_. + +--Comment, m'écriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le +Destin existe? + +--Pourquoi non? me répondit-il tranquillement. Si vous en doutez, +écoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare; +ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez. + + +VII + +LE DESTIN + + +Il y avait une fois deux frères qui vivaient ensemble au même ménage; +l'un faisait tout, tandis que l'autre était un indolent, qui ne +s'occupait que de boire et de manger. Les récoltes étaient toujours +magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs, +abeilles et le reste. + +L'aîné, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet +indolent? Mieux vaut nous séparer; je travaillerai pour moi seul, et il +fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc à son frère. + +--Mon frère, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne +veux m'aider en rien et ne penses qu'à boire et à manger; il faut nous +séparer. + +L'autre essaya de le détourner de ce projet en lui disant: + +--Frère, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les +mains, aussi bien ce qui est à toi que ce qui est à moi, et tu sais que +je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes. + +Mais l'aîné persista dans sa résolution, si bien que le cadet dut céder, +et lui dit: + +--Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le +partage comme il te plaira. + +Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour +ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un +chevrier pour ses chèvres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour +ses abeilles, et leur dit à tous: + +--Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille! + +Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant. + +L'aîné, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait +pour le bien commun: il garda lui-même ses troupeaux, ayant l'oeil à +tout; malgré cela, il ne trouva partout que mauvais succès et dommage. +De jour en jour tout lui tournait à mal, jusqu'à ce qu'enfin il devint +si pauvre, qu'il n'avait même plus une paire d'opanques[1], et qu'il +allait nu-pieds. Alors il se dit: + +[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanières +de cuir.] + +--J'irai chez mon frère voir comment les choses vont chez lui. + +Son chemin le menait dans une prairie où paissait un troupeau de brebis, +et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de +berger. Près d'elles seulement était assise une belle jeune fille qui +filait un fil d'or. + +Après avoir salué la fille d'un «Dieu te protège!» il lui demanda à qui +était ce troupeau; elle lui répondit: + +--A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis. + +--Et qui es-tu? continua-t-il. + +--Je suis la fortune de ton frère, répondit-elle. + +Alors il fut pris de colère et d'envie, et s'écria: + +--Et ma fortune, à moi, où est-elle? + +La fille lui répondit: + +--Ah! elle est bien loin de toi. + +--Puis-je la trouver? demanda-t-il. + +Elle lui répondit:--Tu le peux, seulement cherche-la. + +Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frère +étaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne +voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla +droit à son frère. Dès que celui-ci l'aperçut, il en eut pitié et lui +dit en fondant en larmes: + +--Où donc as-tu été depuis si longtemps? + +Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques +et quelque argent. + +Après être resté trois jours chez son frère, le pauvre partit pour +retourner chez lui; mais, une fois à la maison, il jeta un sac sur ses +épaules, y mit un morceau de pain, prit un bâton à la main, et s'en alla +ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marché quelque +temps, il se trouva dans une grande forêt, et rencontra une abominable +vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit à fouiller la terre avec +son bâton, et, pour éveiller la vieille, il lui donna un coup dans le +dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'à demi +ses yeux chassieux, elle lui dit: + +--Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais été éveillée, +tu n'aurais pas ces opanques. + +Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empêché d'avoir ces +opanques? + +La vieille lui dit:--Je suis ta fortune. + +En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant: + +--Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui +donc t'a donnée à moi? + +Et la vieille lui dit: + +--C'est le Destin. + +--Où est le Destin? demanda-t-il. + +--Va et cherche-le, lui répondit-elle en se rendormant. + +Alors il partit et s'en alla chercher le Destin. + +[Illustration: La vieille lui dit: «Je suis ta Fortune.»] + +Après un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans +ce bois il trouva un ermite à qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir +des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit: + +--Va sur la montagne, tu arriveras droit à son château; mais, quand tu +seras près du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout +ce que tu lui verras faire jusqu'à ce qu'il t'interroge. + +Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et, +quand il fut arrivé dans le château du Destin, c'est là qu'il vit de +belles choses! C'était un luxe royal, il y avait une foule de valets et +de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour +le Destin, il était assis à une table servie et il soupait. Quand +l'étranger vit cela, il se mit aussi à table et mangea avec le maître du +logis. Après le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers +minuit, voici que dans le château il se fait un bruit terrible, et au +milieu du bruit on entendait une voix qui criait: + +--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui sont venues +au monde: donne-leur quelque chose à ton bon plaisir! + +Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre doré et sème dans la +chambre des ducats tout brillants en disant: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! + +Au point du jour, le beau château s'évanouit, et à sa place il y eut +une maison ordinaire, mais où rien ne manquait. Quand vint le soir, le +Destin se remit à souper, son hôte en fit autant; personne ne dit mot. + +Après souper tous deux allèrent se coucher. Vers minuit, voici que +dans le château recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on +entendait une voix qui criait: + +--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui ont vu la +lumière, donne-leur quelque chose à ton bon plaisir! + +Et voilà le Destin qui se lève, il ouvre un coffre d'argent; mais cette +fois il n'y avait pas de ducats, ce n'était que des monnaies d'argent +mêlées par-ci par-là de quelques pièces d'or. Le destin sema cet argent +sur la terre en disant: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! + +Au point du jour la maison avait disparu, et à sa place il y en avait +une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la +maison diminuait, jusqu'à ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une misérable +cabane; le Destin prit une bêche et se mit à fouiller la terre; son hôte +en fit autant, et ils bêchèrent tout le jour. Quand vint le soir, le +Destin prit une croûte de pain dur, en cassa la moitié et la donna à son +compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mangé, ils se +couchèrent. + +Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du +bruit on distinguait une voix qui disait: + +--Destin, Destin, tant et tant d'âmes sont venues au monde cette nuit: +donne-leur quelque chose à ton bon plaisir. + +Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre et se met à semer +des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce +faisant, il disait: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie. + +Quand le matin reparut, la cabane s'était changée en un grand palais +comme au premier jour. Alors pour la première fois le Destin parla à son +hôte et lui dit: + +--Pourquoi es-tu venu? + +Celui-ci conta en détail sa misère; et comment il était venu pour +demander au Destin lui-même pourquoi il lui avait donné une si mauvaise +fortune. Le Destin lui répondit: + +--Tu as vu comment la première nuit j'ai semé des ducats, et ce qui a +suivi. Tel je suis la nuit où naît un homme, tel cet homme sera toute +sa vie. Tu es né dans une nuit de pauvreté, tu resteras pauvre toute ta +vie. Ton frère, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit. +Il restera heureux jusqu'à la fin. Mais, puisque tu as pris tant de +peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frère +a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunée que son père. +Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu +acquerras, aie soin de dire que cela est à ta femme. + +L'hôte remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de +retour au pays, il alla droit chez son frère, et lui dit: + +--Frère, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde! + +Et le frère répondit: + +--Cela me plaît; Miliza est à toi. + +Le nouveau marié emmena dans sa maison la fille de son frère, et il +devint très riche, mais il disait toujours: + +--Tout ce que j'ai est à Miliza. + +Un jour, il alla aux champs pour voir ses blés, qui étaient si beaux +qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. voilà qu'un voyageur vint à +passer sur le chemin et lui demanda: + +--A qui ces blés? + +Et lui, sans y penser, répondit: + +--Ils sont à moi. + +Mais à peine avait-il parlé que voilà les blés qui s'enflamment et le +champ qui est tout en feu. Vite il court après le voyageur, et lui crie: + +--Arrête, mon frère; ces blés ne m'appartiennent pas, ils sont à Miliza, +la fille de mon frère. + +Le feu cessa aussitôt, et dès lors notre homme fut heureux, grâce à +Miliza. + + * * * * * + +--Seigneur Dalmate, dis-je, à mon conteur, votre histoire est jolie, +quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres +idées: loin de nous en remettre à la fortune, nous comptons sur +nous-mêmes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre +prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on +cher un bon conseil. + +--Ainsi fait-on chez moi, me répondit le Dalmate en rajustant son bonnet +de peau qui lui tombait sur les yeux; écoutez ce qui est arrivé, l'an +dernier, à un de mes voisins. + + +VIII + +LE FERMIER PRUDENT + + +Il y avait près de Raguse un fermier qui se mêlait aussi de commerce. Un +jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin +de faire quelques achats. En arrivant à un carrefour, il demanda à un +vieillard qui se trouvait là quelle route il lui fallait prendre. + +--Je te le dirai si tu me donnes cent écus, répondit l'étranger; je ne +parle pas à moins; chacun de mes avis vaut cent écus. + +--Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'étranger, qui avait +l'air d'un renard, qu'est-ce que peut être un avis qui vaut cent écus? +Ce doit être quelque chose de bien rare, car, en général, on vous donne +pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage. +Allons, dit-il à l'homme, parle, voilà tes cent écus. + +--Écoute donc, reprit l'étranger; cette route qui va tout droit, c'est +la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de +demain. J'ai encore un avis à te donner, continua-t-il; mais il faut +aussi me le payer cent écus. + +Le fermier réfléchit longtemps, puis il se décida. + +--Puisque j'ai payé le premier conseil, je puis bien payer le second. + +Et il donna encore cent écus. + +--Écoute donc, lui dit l'étranger: Quand tu seras en voyage et que tu +entreras dans une hôtellerie, si l'hôte est vieux et si le vin est +jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur. +Donne-moi encore cent écus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose à te +dire. + +Le fermier se mit à réfléchir. + +--Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai acheté deux, +je peux bien payer le troisième. + +Et il donna ses derniers cent écus. + +--Écoute donc, lui dit l'étranger: si jamais tu te mets en colère, garde +la moitié de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colère +en un jour. + +Le fermier reprit le chemin de sa maison, où il arriva les mains vides. + +--Qu'as-tu acheté? lui demanda sa femme. + +--Rien que trois avis, répondit-il, qui m'ont coûté chacun cent écus. + +--Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude. + +--Ma chère femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon +argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payées. + +Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les +épaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants +sur la paille. + +Quelque temps après, un marchand s'arrêta devant la porte du fermier, +avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un +associé, et offrit au fermier cinquante écus, s'il voulait se charger +d'une des voitures et venir avec lui à la ville. + +--J'espère, dit à son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas; +cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose. + +On partit; le marchand conduisait la première voiture, le fermier menait +la seconde. Le temps était mauvais, les chemins rompus, on n'avançait +qu'à grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda +celle qu'il fallait prendre. + +--C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle +est plus sûre. + +Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui. + +--Quand vous me donneriez cent écus, dit le fermier, je n'irais pas par +ce chemin. + +On se sépara donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue, +arriva néanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut +souffert. Le marchand n'arriva qu'à la nuit; sa voiture était tombée +dans un marais, tout le chargement était endommagé, et le maître était +blessé, par-dessus le marché. + +Dans la première auberge où on descendit, il y avait un vieil hôtelier; +une branche de sapin annonçait qu'on y vendait du vin nouveau. Le +marchand voulut s'arrêter là pour y passer la nuit. + +--Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent écus! s'écria le +fermier. + +Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon. + +Vers le soir, quelques jeunes désoeuvrés qui avaient trop goûté au +vin nouveau se querellèrent à propos d'une cause futile. On tira les +couteaux; l'hôte, alourdi par les années, n'eut pas la force de séparer +ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tué, et, comme on +craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand. + +Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand +matin pour atteler ses chevaux. Effrayé de trouver un mort sur son +chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas être mêlé dans un +procès fâcheux; mais il avait compté sans la police autrichienne; on +courut après lui. En attendant que la justice éclaircit l'affaire, on +jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir. + +Quand le fermier apprit ce qui était arrivé à son compagnon, il voulut, +au moins, mettre en sûreté sa voiture, et reprit le chemin de sa maison. +Comme il approchait du jardin, il aperçut à la brume un jeune soldat +monté sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement +la récolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le +voleur; mais il réfléchit. + +--J'ai payé cent écus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas +dépenser toute sa colère en un jour. Attendons à demain, mon voleur +reviendra. Il prit un détour pour entrer dans la maison par un autre +côté, et, comme il frappait à la porte, voilà le jeune soldat qui se +jette dans ses bras en criant: + +--Mon père, j'ai profité de mon congé pour vous surprendre et vous +embrasser. + +Le fermier dit alors à sa femme: + +--Écoute maintenant ce qui m'est arrivé, tu verras si j'ai payé trop +cher mes trois avis. + +Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu, +quoi qu'il pût faire, le fermier se trouva l'héritier de cet imprudent. +Devenu riche, il répétait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher +un bon conseil, et, pour la première fois, sa femme était de son avis. + + +IX + +LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE + + +--Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voilà +sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la +fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second +récit détruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste +que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sèment le +grain ne récoltassent que le vent. + +--Les paresseux réussissent quelquefois, me répondit-il gravement; j'en +sais an exemple que je puis vous conter. + +--Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'écriai-je. + +--Contes et chansons, c'est toute la vie, me répondit-il froidement. + +LA PARESSEUSE + +Il y avait une fois une mère qui avait une fille très paresseuse et qui +n'avait de goût pour aucune espèce de travail. Elle la conduisit dans un +bois, auprès d'un carrefour, se mit à la battre de toutes ses forces. +Près de là passait par hasard un seigneur qui demanda à la mère pourquoi +ce rude châtiment. + +--Mon cher seigneur, répondit-elle, c'est que ma fille est une +travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'à la mousse qui garnit +les murs. + +--Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute +son envie. + +--Prenez-la, dit la mère, prenez-la, je n'en veux plus. + +Et le seigneur l'emmène à sa maison, ravi de cette belle acquisition. + +Le soir même, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre où +était un grand tonneau plein de chanvre. C'est là qu'elle se trouva dans +une grande peine. + +--Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer! + +Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcières qui frappent à la +fenêtre, et la fille les fait entrer bien vite. + +--Si tu veux nous inviter à tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons +à filer ce soir. + +--Filez, Mesdames, répondit-elle bien vite, je vous invite à mon +mariage. + +Et voilà les trois sorcières qui filent et filent tout ce qu'il y avait +dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait à loisir. + +Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur +garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe +du pied et défendit que personne entrât dans la chambre, afin que la +fileuse pût se reposer d'un si grand travail. Cela n'empêcha pas que, le +jour même, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais +les sorcières revinrent à l'heure dite, et tout se passa comme le +premier jour. + +[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, +il dit à sa fiancée: «Tes tantes ne sont pas belles.»] + +Le seigneur fut émerveillé, et, comme il n'y avait plus rien à filer +dans la maison, il dit à la jeune fille: + +--Je veux t'épouser, car tu es la reine des filandières. + +La veille du mariage, la prétendue fileuse dit à son mari: + +--Il faut que j'invite mes tantes. + +Et le seigneur répondit qu'elles seraient les bienvenues. + +Une fois entrées, les trois sorcières se mirent auprès du poêle; elles +étaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur +laideur, il dit à sa fiancée: + +--Tes tantes ne sont pas belles. + +Puis, s'approchant de la première sorcière, il lui demanda pourquoi elle +avait un si long nez. + +--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on file +toujours, et que toute la journée on branle la tête, le nez s'allonge +insensiblement. + +Le seigneur passa à la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si +grosses lèvres. + +--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on +file toujours, et que toute la journée on mouille son fil, les lèvres +grossissent insensiblement. + +Alors il demanda à la troisième pourquoi elle était bossue. + +--Mon cher neveu, dit-elle, c'est à force de filer. Quand on est assise +et courbée toute la journée, le dos se plie insensiblement. + +Et alors le seigneur eut grand'peur qu'à force de filer sa femme ne +devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille +et fuseau. Si la paresseuse en fut fâchée, je le laisse à deviner à +celles qui lui ressemblent. + +--Mon conte est fini. + +--Je vois avec plaisir, dis-je à mon Dalmate, qu'en votre heureux pays +les femmes réussissent sans peine et sans esprit. + +--Pas du tout, s'écria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit +au monde où les femmes soient tout à la fois plus fines et plus sages. +Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant épousa l'empereur +d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fût, se montra plus habile et +meilleure que lui? + +--Encore un conte! m'écriai-je. + +--Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez +dans tous les livres qui disent la vérité. + +DE LA DEMOISELLE QUI ÉTAIT PLUS AVISÉE QUE L'EMPEREUR + +Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il +n'avait avec lui qu'une fille, mais elle était très avisée. Elle allait +partout chercher des aumônes et apprenait aussi à son père à parler avec +sagesse et à obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le +pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque +chose. + +L'Empereur, surpris de la façon dont parlait ce mendiant, lui demanda +qui il était et qui lui avait appris à s'exprimer de la sorte. + +--C'est ma fille, répondit-il. + +--Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; à quoi le +pauvre homme répondit: + +--C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extrême misère. + +Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit: + +--Porte ces oeufs à ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse éclore des +poulets; si elle ne les fait pas éclore, mal lui en adviendra. + +Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose à +sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs étaient cuits; mais +elle dit à son père d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout. +Le père suivit le conseil de sa fille et se mit à dormir; pour elle, +prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de fèves et la mit sur le +feu; le lendemain, quand les fèves furent bouillies, elle appela son +père, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer +le long de la route où devait passer l'Empereur: + +--Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des fèves, +sème-les et dis bien haut: «Allons, mes boeufs, que Dieu me protège à +fasse pousser mes fèves bouillies!» Et si l'Empereur te demande comment +il est possible de faire pousser des fèves bouillies, réponds-lui:--Cela +est aussi aisé que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur. + +Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et, +quand il vit l'Empereur, il se mit à crier: + +--Allons, mes boeufs, que Dieu me protège et fasse pousser mes fèves +bouillies! + +Dès que l'Empereur entendit ces mots, il s'arrêta sur la route et dit +aussitôt: + +--Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des fèves +bouillies? + +Et le pauvre homme répondit: + +--Gracieux Empereur, cela est aussi aisé que de faire sortir un poulet +d'un oeuf dur. + +L'Empereur devina que c'était la fille qui avait poussé le père à agir +de la sorte; il dit à ses valets de prendre le pauvre homme et de +l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et +dit: + +--Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont +on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tête. + +Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout +en larmes vers sa fille à laquelle il conta ce qui s'était passé; sa +fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait +tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, éveilla son père et +lui dit: + +--Prends cette allumette et porte-la à l'Empereur; qu'il m'y taille un +fuseau, une navette et un métier, après cela je lui ferai ce qu'il a +demandé. + +Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla +trouver l'Empereur, et lui récita tout ce qu'on lui avait appris. + +Quand l'Empereur entendit cela, il fut étonné, et chercha ce qu'il +pourrait faire; puis, prenant un verre à boire, il le donna au pauvre en +disant: + +--Prends ce verre, porte-le à ta fille, afin qu'elle m'épuise la mer et +qu'elle en fasse un champ à labourer. + +Le pauvre homme obéit en pleurant, et porta le verre à sa fille en lui +redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit +qu'il attendît au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le +lendemain matin elle appela son père, lui donna une livre d'étoupes, et +lui dit: + +--Porte ceci à l'Empereur pour qu'il étoupe toutes les sources et toutes +les embouchures de tous les fleuves de la terre, après cela je lui +dessécherai la mer. + +Et le pauvre homme alla tout redire à l'Empereur. + +Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il +ordonna qu'on la fit venir, et, quand le père eut amené sa fille, et que +tous deux eurent salué l'Empereur, ce dernier dit: + +--Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle +répondit: + +--Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et +le mensonge. + +Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses +conseillers: + +--Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe. + +Et, quand ils l'eurent tous estimée, l'un plus et l'autre moins, la +demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait deviné, et elle +dit: + +--La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la sécheresse +de l'été. + +L'Empereur fut ravi, et dit: + +--C'est elle qui a le mieux deviné. + +Et il lui demanda si elle voulait être sa femme, ajoutant qu'il ne la +lâcherait pas qu'elle n'eût consenti. La demoiselle s'inclina et dit: + +[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans +la sécheresse de l'été.] + +--Gracieux Empereur, que ta volonté soit faite! Je te demande seulement +d'écrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour +tu deviens méchant pour moi, et que tu veuilles m'éloigner de toi et +me renvoyer de ce château, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que +j'aimerai le mieux. + +L'Empereur y consentit, et lui en donna un écrit cacheté de cire rouge +et timbré du grand sceau de l'Empire. + +Après quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si méchant +pour sa femme, qu'il lui dit: + +--Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon château, et va où tu +voudras. + +L'Impératrice répondit: + +--Illustre Empereur, je t'obéirai; permets-moi seulement de passer +encore une nuit ici; demain je partirai. + +L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Impératrice, avant de +souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis +elle engagea l'Empereur à boire en lui disant: + +--Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et, +crois-moi, je serai plus gaie que le jour où je me suis mariée. + +L'Empereur n'eut pas plutôt bu ce breuvage qu'il s'endormît; alors +l'Impératrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute +prête, et elle l'emmena dans une grotte taillée dans le rocher. Quand +l'Empereur se réveilla dans cette grotte et vit où il se trouvait, il +s'écria: + +--Qui m'a conduit ici? + +A quoi l'Impératrice répondit: + +--C'est moi qui t'ai conduit ici. + +Et l'Empereur lui dit: + +--Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'étais plus ma +femme? + +Mais alors elle lui tendit la papier en disant: + +--Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accordé +par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que +j'aime le mieux dans ton château. + +Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son +château avec elle pour ne plus la quitter. + +--A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais +dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de +l'Adriatique comme au Sénégal et peut-être ailleurs, ce sont les femmes +qui sont maîtresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui +exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner! + +--Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours prêt à me donner un démenti; +chez nous, ce sont les hommes qui sont maîtres à la maison; nous dînons +seuls à table, et notre femme, debout, derrière nous, est là pour nous +servir. + +--Ceci ne prouve rien, répondis-je; il y a plus d'un homme qui, marié ou +non, obéit à qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte +la chaîne. + +--S'il vous faut une preuve, s'écria mon incorrigible Dalmate, écoutez +ce que mon père m'a conté. J'ai toujours soupçonné que l'excellent homme +était le héros de cette histoire. + +--Encore un conte! repris-je avec impatience. + +--Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en +vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous +revoir ici-bas. Écoutez donc avec patience une dernière leçon. + +LE LANGAGE DES ANIMAUX + +Il y avait une fois un berger qui depuis de longues années servait son +maître avec autant de zèle que de fidélité. Un jour qu'il gardait ses +moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce +que c'était, il entra dans la forêt, suivant le bruit pour en connaître +la cause. En approchant, il vit que l'herbe sèche et les feuilles +tombées avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il aperçut +un serpent qui sifflait. Le berger s'arrêta pour voir ce que ferait +le serpent, car autour de l'animal tout était en flammes, et le feu +approchait de plus en plus. + +Dès que le serpent aperçut le berger, il lui cria: «Au nom de Dieu, +berger, sauve-moi de ce feu!» Le berger lui tendit son bâton par-dessus +la flamme; le serpent s'enroula autour du bâton et monta jusqu'à la +main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un +collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent: + +--Malheur à moi! t'ai-je donc sauvé pour ma perte? + +L'animal lui répondit: + +--Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon père, le roi des serpents. + +Le berger commença de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses +moutons sans gardien; mais le serpent lui dit: + +--Ne l'inquiète en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de +mal; va seulement aussi vite que tu pourras. + +Le berger se mit à courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'à +ce qu'enfin il arriva à une porte qui était faite de couleuvres +entrelacées. Le serpent siffla, aussitôt les couleuvres se séparèrent, +puis il dit au berger: + +--Quand nous serons au château, mon père t'offrira tout ce que tu peux +désirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de précieux sur la +terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage +des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais à la fin il te +l'accordera. + +Tout en parlant, ils arrivèrent au château, et le père du serpent lui +dit en pleurant: + +--Au nom de Dieu, mon enfant, où étais-tu? + +Le serpent lui raconta comment il avait été entouré par le feu, et +comment le berger l'avait sauvé. Le roi des serpents se tourna alors +vers le berger et lui dit: + +--Que veux-tu que je te donne pour avoir sauvé mon enfant? + +--Apprends-moi la langue des animaux, répondit le berger, je veux +causer, comme toi, avec toute la terre. + +Le roi lui dit: + +--Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce +langage, et que tu en dises rien à personne, tu mourrais aussitôt; +demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la +donnerai. + +Mais le berger lui répondit: + +--Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu +et que le ciel te protège: je ne veux pas autre chose. + +Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant: + +--Arrête, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche. + +Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit: + +--Maintenant souffle à ton tour dans la mienne. + +Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents +lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi +soufflé chacun par trois fois, le roi lui dit: + +--Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne; +mais, si tu tiens à la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car, +si tu en dis un mot à personne, tu mourras à l'instant. + +Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce +que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre. +En arrivant à son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il +se coucha par terre pour dormir. A peine était-il étendu, que voici deux +corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent à dire +dans leur langage: + +--Si ce berger savait qu'à l'endroit où est cet agneau noir il y a sous +la terre un caveau tout plein d'or et d'argent! + +Aussitôt que le berger entendit cela, il alla trouver son maître, prit +une voiture avec lui, et en creusant ils trouvèrent la porte du caveau, +et ils emportèrent le trésor. + +Le maître était un honnête homme, il laissa tout au berger en lui +disant: + +--Mon fils, ce trésor est à toi, car c'est Dieu qui te l'a donné. + +Le berger prit le trésor, bâtit une maison, et, s'étant marié, il +vécut joyeux et content: il fut bientôt le plus riche non seulement du +village, mais des environs. + +A dix lieues à la ronde, on n'en eût pas trouvé un second à lui +comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux, +et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de +terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noël, il +dit à sa femme: + +--Prépare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous +irons à la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se +divertissent. + +La femme suivit cet ordre et prépara tout ce qu'on avait commandé. +Le lendemain, quand ils furent à la ferme, le maître dit le soir aux +bergers: + +--Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette +nuit pour garder les troupeaux à votre place. + +Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit, +les loups se mirent à hurler et les chiens à aboyer; les loups disaient +dans leur langue: + +--Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour +vous. + +Et les chiens répondaient dans leur langue: + +--Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois. + +Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que +deux crocs dans la gueule, celui-là disait aux loups: + +--Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas +de tort à mon maître. + +Le père de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand +vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en +vie que le vieux dogue. Les valets étonnés disaient: + +--Maître, c'est grand dommage. + +Mais le père de famille répondait: + +--Faites ce que je dis. + +Il se disposa à retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent +en route; le mari monté sur un beau cheval gris, la femme assise sur +une haquenée qu'elle couvrait tout entière des longs plis de sa robe. +Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et +que la femme resta en arrière. Le cheval se retourna et dit à la jument: + +--En avant! plus vite! pourquoi ralentir? + +La haquenée lui répondit: + +--Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maître; mais, moi, +avec ma maîtresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et +des jupons, des clefs et des sacs à n'en plus finir. Il faudrait quatre +boeufs pour traîner tout cet attirail de femme. + +Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque, +poussa la jument et, après avoir rejoint son époux, lui demanda pourquoi +il avait ri. + +--Mais pour rien; une folie qui m'a passé par l'esprit. + +La femme ne trouva pas la réponse bonne, elle pressa son mari pour lui +dire pourquoi il avait ri. Mais il résista, et lui dit: + +--Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne +sais pas moi-même pourquoi j'ai ri. + +Plus il se défendait, plus elle insistait pour connaître la cause de sa +gaieté. A la fin, il lui dit: + +--Sache donc que, si je révélais ce qui m'a fait rire, je mourrais à +l'instant même. + +Mais cela n'arrêta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari +pour qu'il parlât. + +Il arrivèrent à la maison. En descendant de cheval, le mari commanda +qu'on lui fit une bière; quand elle fut prête, il la mit devant la +maison et dit à sa femme: + +--Vois, je vais entrer dans cette bière, je te dirai alors ce qui m'a +fait rire; mais aussitôt que j'aurai parlé, je serai un homme mort. + +Et alors il se mit dans la bière, et, comme il regardait une dernière +fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de +son maître et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa +femme et lui dit: + +--Apporte un morceau de pain et donne-le au chien. + +La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda même pas. +Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le +chien lui dit: + +--Misérable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maître va +mourir! + +Et le coq lui répondit: + +--Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes; +je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitôt +qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui +s'avisât de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui, +qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre à la raison! + +Sitôt que le mari entend cela, il saute à bas de la bière, il prend un +bâton et appelle sa femme dans la chambre: + +--Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir. + +Et alors il la raisonne à coups de bâton en disant: + +--Voilà, ma femme, voilà! + +C'est de cette façon qu'il lui répondit, et jamais, depuis, la dame n'a +demandé à son époux pourquoi il avait ri. + +CONCLUSION + +Telle fut la dernière histoire du Dalmate; ce fut aussi la dernière de +celles que, ce jour-là, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut +d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa +bibliothèque était inépuisable, sa mémoire ne se troublait jamais, sa +parole ne s'arrêtait pas; mais à toujours conter on ennuie le lecteur, +d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'année prochaine. +Peut-être alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des +leçons à sa douce sagesse. + +En attendant, chers lecteurs, je me sépare de vous avec les adieux que +m'adressait chaque jour l'excellent marin: «Mon ami, sois sage, obéis +à ta mère, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette +d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'après la peine: celui-là +seul s'amuse qui a bien travaillé. Et maintenant, ajoutait-il en me +prenant la main, je te recommande à Dieu.» + +Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies +lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour +rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son père; aussi +doux et aussi aimable que sa mère; c'est le dernier voeu de votre vieil +ami. + + + + +LE CHATEAU DE LA VIE + + +I + + +Il y a quelques années que, me trouvant à Capri, la plus charmante des +îles du golfe de Naples, par une de ces belles journées d'automne, qui +sont pleines de calme et de lumière, j'eus le désir de me rendre en +bateau à Paestum, en m'arrêtant à Amalfi et à Salerne. La chose était +aisée; il y avait sur la plage des pêcheurs qui retournaient à terre et +ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'étranger. En entrant +dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux, +visages bronzés par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de +huit ou dix ans, à la taille forte et cambrée, à la figure colorée, aux +yeux noirs et vifs, qui tour à tour commandait ou priait l'équipage avec +la majesté d'une Italienne ou la grâce d'un enfant. C'était la fille du +patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra +quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun à la rame, +comme je me trouvais seul à ne rien faire dans la barque, je pris +l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses lèvres +mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement à l'oreille. + +--Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne +craignez pas non plus d'écouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit, +elle est déjà savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous +dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille à un serpent, +ou celle de Vardiello, à qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous +mieux la Biche enchantée, ou l'Ogre qui donne à Antuono de Maregliano le +bâton qui fait son devoir, ou le Château de la Vie...? + +--Va pour le Château de la Vie! m'écriai-je, afin d'interrompre un +défilé de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet. + +--Nunziata, mon enfant, dit le pêcheur d'un ton solennel, conte à Son +Excellence l'histoire du Château de la Vie, telle que ta mère te l'a +récitée tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs, +tâchez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre. + +C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait +sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre +empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq, +attentifs et silencieux, nous écoutions l'enfant qui nous parlait de +féerie, au milieu d'une nature enchantée. + + +II + +LE CHATEAU DE LA VIE + + +Il y avait une fois, commença gravement Nunziata, il y avait une fois à +Salerne une bonne vieille, pêcheuse de profession, qui n'avait pour +tout bien et pour tout appui qu'un garçon de douze ans, son petit-fils, +pauvre orphelin dont le père avait été noyé dans un jour d'orage, +et dont la mère était morte de chagrin. Gracieux, c'était le nom de +l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mère: il la suivait tous les +matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le +filet à la rive, en attendant qu'il fût assez fort pour aller lui-même +à la pêche, et braver ces flots qui lui avaient tué tous les siens. Il +était si beau, si bien fait, si avenant que, dès qu'il entrait dans la +ville, avec sa corbeille de poissons sur la tête, chacun courait après +lui; il avait vendu sa part avant même que d'arriver au marché. + +Par malheur la grand'mère était bien vieille; elle n'avait plus qu'une +dent au milieu de la bouche, sa tête branlait, ses yeux étaient si +rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine +à se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi, +tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppât dans sa couverture pour +dormir à terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour où il +serait seul; elle lui disait quels pêcheurs il fallait voir et quels il +fallait éviter; comment, en étant toujours doux et laborieux, prudent et +résolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir à lui +sa barque et ses filets; le pauvre garçon n'écoutait guère toute cette +sagesse; dès que la vieille commençait à prendre le ton sérieux: + +--Mère-grand, s'écriait l'enfant, mère-grand, ne me quitte pas. J'ai des +bras, je suis fort, bientôt je pourrai travailler pour deux; mais si, en +revenant de la mer, je ne te retrouve pas à la maison, comment veux-tu +que je vive? + +Et il l'embrassait en pleurant. + +--Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi +seul que tu crains; après moi, tu auras deux protectrices que plus d'un +prince t'envierait. Il y a déjà longtemps que j'ai obligé deux grandes +dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler, +et ce sera bientôt. + +--Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu +dans la cabane que des femmes de pêcheurs. + +--Ce sont deux fées, répondit la grand'mère, deux grandes fées: la fée +des eaux et la fée des bois. Écoute-moi bien, mon enfant; c'est un +secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je +l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans, +l'année même où mourut ton père, où ta mère aussi nous laissa, j'étais +sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans +le sable; j'étais penchée à terre et cachée par un rocher, quand je vis +un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacré +qu'il faut toujours ménager; je le laissai donc aborder et ne remuai +pas, de crainte de l'effaroucher. En même temps, d'une fente de la +montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte +qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils +furent près l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la +rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si +elle l'eût embrassé tendrement; ils restèrent ainsi enlacés quelques +minutes; puis ils se séparèrent brusquement, le serpent pour rentrer +dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta. + +«Fort étonnée de ce que j'avais vu, je revins le lendemain à la même +heure, et à la même heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la +couleuvre sortit de sa retraite. C'étaient des fées, il n'était pas +permis d'en douter, peut-être des fées enchantées à qui je pouvais +rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'était leur déplaire et +m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que +le hasard amènerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade, +assistant tous les matins au même spectacle, quand un jour j'aperçus un +gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait +derrière le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait être +qu'un enchanteur, d'après ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse: +je me promis de le surveiller. Et, en effet, à peine l'alcyon et la +couleuvre s'étaient-ils embrassés, que voici le chat qui se ramasse, se +gonfle et s'élance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le +brigand, qui tenait déjà ses victimes entre ses griffes meurtrières; je +le saisis malgré toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains +en sang, et là, sans pitié, sachant à qui j'avais affaire, je pris le +couteau qui me servait à ouvrir les châtaignes de mer, et je coupai au +monstre la tête, les pattes et la queue, attendant avec confiance le +succès de mon dévouement. + +«Je n'attendis pas longtemps; dès que j'eus jeté à la mer le corps de +la bête, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnée de +plumes blanches, l'autre qui avait pour écharpe une peau de serpent; +c'étaient, je te l'ai déjà dit, la fée des eaux et la fée des bois. +Enchantées par un misérable génie qui avait surpris leur secret, il leur +fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'à ce qu'une main généreuse les +affranchit; c'est à moi qu'elles devaient la liberté et la puissance. + +«Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront +exaucés.» + +«Je réfléchis que j'étais vieille et que j'avais assez souffert de la +vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour +viendrait où rien ne serait trop beau pour ton désir, où tu voudrais +être riche, noble, général, marquis, prince peut-être. «Ce jour-là, me +dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur +me payera quatre-vingts ans de peine et de misère.» Je remerciai donc +les fées et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure où j'en +aurais besoin. La fée des eaux ôta une petite plume de sa couronne; la +fée des bois détacha une écaille de la peau du serpent. + +«Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place +cette plume et cette écaille dans un vase d'eau pure, en même temps +appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en +un instant tu nous verras devant toi, prêtes à payer la dette +d'aujourd'hui.» + +«Je baissai la tête en signe de reconnaissance; quand je la relevai, +tout avait disparu; même il n'y avait plus ni blessures ni sang à mes +bras; j'aurais cru qu'un rêve m'avait trompée, si je n'avais eu dans la +main l'écaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon. + +--Et ces trésors, dit Gracieux, où sont-ils, grand'-mère? + +--Mon enfant, répondit la vieille, je les ai cachés avec soin, ne +voulant te les montrer que le jour où tu serais un homme et en état de +t'en servir; mais, puisque la mort va nous séparer, le moment est venu +de te remettre ces précieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche +un coffret de bois caché sous des chiffons; dans ce coffret est une +petite boîte de carton enveloppée d'étoupe; ouvre cette boîte, tu +trouveras l'écaille et la plume soigneusement entourées de coton. +Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te +reste à faire.» + +Gracieux apporta la boîte à la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter +son grabat; ce fut elle-même qui prit les deux objets. + +--Maintenant, dit-elle à son fils en les lui remettant, place au milieu +de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, dépose +l'écaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la +noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils; +seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant +d'exprimer ce voeu qui nous séparera pour jamais, et reçois une dernière +fois ma bénédiction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur. + +Mais, à la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni +lui demander sa bénédiction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau +an milieu de la chambre, jeta la plume et l'écaille au milieu de +l'assiette, et cria du fond du coeur: «Je veux que mère-grand vive +toujours: parais, fée des eaux; je veux que mère-grand vive toujours: +parais, fée des bois!» + +Et alors voilà l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un +grand bassin que les murs de la chaumière ont peine à contenir, et du +fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'à leur +baguette il reconnut de suite pour des fées. L'une avait une couronne de +feuilles de houx mêlées de grains rouges, avec des pendants d'oreilles +en diamants qui ressemblaient à des glands dans leur coupe; elle était +vêtue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle +avait une peau tigrée qui se nouait en écharpe sur l'épaule droite: +c'était la fée des bois. Quant à la fée des eaux, elle avait une +coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordée de plumes de +grèbes, et une écharpe bleue qui par moments se relevait sur sa tête +et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles +fussent, toutes deux regardèrent en souriant Gracieux, qui s'était +réfugié dans les bras de sa grand'mère, et qui tremblait de peur et +d'admiration. + +[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes +femmes, qu'à leur baguette il reconnut pour des fées.] + +«Nous voici, mon enfant, dit la fée des eaux, qui prit la parole comme +la plus âgée; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as +formé te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que +tu as conçu, toi seul tu peux l'exécuter. Nous pouvons bien prolonger +de quelque temps l'existence de ta grand'mère; mais, pour qu'elle vive +toujours, il te faut aller au Château de la Vie, à quatre grandes +journées d'ici, du côté de la Sicile. Là se trouve la fontaine +d'immortalité. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journées sans +te détourner de ton chemin, si, arrivé au château, tu peux répondre aux +trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras là-bas +ce que tu désires; mais, mon enfant, réfléchis bien avant de prendre ce +parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu +manques d'atteindre le but de ta journée, non seulement tu n'obtiendras +pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'où nul +n'est revenu. + +--Je pars, Madame, répondit Gracieux. + +--Mais, dit la fée des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne +connais pas même le chemin. + +--N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames, +et, pour sauver ma grand'mère, j'irais au bout du monde. + +--Attends, dit la fée des bois; et, détachant le plomb d'une vitre +brisée, elle le mit dans le creux de sa main. + +Et voici le plomb qui se met à fondre et à bouillir sans que la fée +paraisse incommodée de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le +métal, qui s'y fige en mille formes variées. + +--Que vois-tu dans tout cela? dit la fée à Gracieux. + +--Madame, répondit-il, après avoir regardé avec attention, il me semble +que j'aperçois un chien épagneul avec une grande queue et de grandes +oreilles. + +--Appelle-le, dit la fée? + +Aussitôt voilà qu'on entend aboyer, et que du milieu du métal sort un +chien noir et couleur de feu, qui se met à gambader et à sauter autour +de Gracieux. + +--Ce sera ton compagnon, dit la fée; tu le nommeras Fidèle; il te +montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de le conduire, +et non pas à lui de te mener. Si tu le fais obéir, il te servira; si tu +lui obéis, il te perdra. + +--Et moi, dit la fée des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre +Gracieux? + +Et, regardant autour d'elle, la dame vit à terre un morceau de papier +que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu; +quand la flamme fut passée, on vit des milliers de petites étincelles +qui couraient l'une après l'autre, comme des nonnes qui à la nuit de +Noël se rendent à la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fée +suivit d'un oeil curieux toutes ces étincelles; quand la dernière fut +près de s'éteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un +petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayée, alla se heurter +à tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'épaule de +Gracieux. + +--Ce sera ta compagne, dit la fée des eaux, tu la nommeras Pensive; +elle te montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de la +conduire, et non pas à elle de te mener. Si tu la fais obéir, elle te +servira; si tu lui obéis, elle te perdra. + +--Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fée des eaux, peut-être y +trouveras-tu quelque chose. + +Gracieux obéit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal +de roche qui brillait comme du diamant; c'est là-dedans, lui dit la fée, +qu'il devait recueillir l'eau d'immortalité: elle eût brisé tout vase +fait de la main des hommes. A côté du flacon, Gracieux trouva un +poignard à lame triangulaire. C'était bien autre chose que le stylet de +son père le pêcheur auquel on lui défendait de toucher; avec cette arme +on pouvait braver le plus fier ennemi. + +--Ma soeur, vous ne serez pas plus généreuse que moi, dit l'autre fée; +et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison, +elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitôt, et, en moins de +temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout +incrustée de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchière +que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait à merveille: on +eût dit d'un prince qui partait en chasse. Il était si beau que sa +grand'mère en pleurait de joie et d'attendrissement. + +Les deux fées disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui +recommandant bien de l'attendre, et il se mit à deux genoux pour lui +demander sa bénédiction. L'aïeule lui fit un beau sermon pour lui +recommander d'être patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais +s'écarter du droit chemin, «non pas pour moi, ajouta la vieille, qui +accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as formé, +mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir +sans que tu me fermes les jeux». + +Il était tard; Gracieux se coucha par terre, trop agité, à ce qu'il +croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eût bientôt surpris; il +dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mère regardait la +figure de son cher enfant éclairée par la lueur vacillante de la lampe, +et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant. + + +III + + +De grand matin, quand l'aube pointait à peine, l'hirondelle se mit à +gazouiller et Fidèle à tirer la couverture: «Partons, maître, partons, +disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait +par le don des fées; déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau chante, +la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps.» + +Gracieux embrassa une dernière fois sa vieille amie et prit le chemin +qui mène à Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en +chassant les moucherons; Fidèle caressait son jeune maître ou courait +devant lui. + +Ils n'étaient pas encore à deux lieues de la ville, que Gracieux +vit Fidèle qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes +régulières, traînant avec elles toutes leurs provisions. + +--Où allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles répondirent: + +--Au Château de la Vie. + +Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'étaient mises +aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au +Château de la Vie, pour boire à la fontaine d'immortalité. On marcha +de compagnie, comme gens qui suivent la même route. Pensive présenta à +Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrément. L'amitié vient +vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons étaient +inséparables. + +Aller tout droit n'est pas le goût des papillons; aussi l'ami de +Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui +de sa vie n'avait été libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni +tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquiétait +pas plus de la journée que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout +de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigué. + +--N'allons pas plus loin, disait-il à Gracieux; vois comme cette nature +est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument! +restons ici; c'est ici qu'est la vie. + +--Marchons, disait Fidèle, la journée est longue et nous ne sommes qu'au +début. + +--Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons +toujours en avant. + +Gracieux, rentré en lui-même, fit de sages raisonnements au papillon qui +voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain. + +--Que m'importe? disait l'insecte; hier j'étais chenille, ce soir je ne +serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de +Paestum toute grande ouverte. + +Le parfum était si fort que le pauvre papillon en fut asphyxié; Gracieux +essaya en vain de le rappeler à la vie, et, après l'avoir pleuré, il le +mit avec une épingle à son chapeau comme une cocarde. + +Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arrêter. + +--Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons +contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos! +Viens, Gracieux, nous t'égayerons, et tu chanteras avec nous. + +--Écoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien! + +Mais Fidèle ne voulait pas s'arrêter; il avait du feu dans les veines, +il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir après +l'importun. + +Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche à miel toute chargée de +butin. + +--Où vas-tu? lui dit-il. + +--Je retourne chez moi, répondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma +ruche. + +--Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme +la cigale et renoncer à ta part d'immortalité? + +--Ton Château est trop loin, répondit l'abeille, je n'ai pas ton +ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien à +tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie. + +Gracieux fut un peu ému d'avoir perdu dès le premier jour tant de +compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilité il avait +fourni la première étape, son coeur fut plein de joie; il caressa +Fidèle, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et +s'endormit plein d'espoir en rêvant à sa grand'mère et aux deux fées. + + +IV + + +Le lendemain, dès l'aurore, Pensive avertit son jeune maître. + +--Partons, disait-elle. Déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau +chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est +temps. + +--Un moment, répondait Fidèle; la journée n'est pas longue; avant midi +nous verrons les temples de Paestum, où nous devons nous arrêter ce +soir. + +--Les fourmis sont déjà en route, reprenait Pensive: le chemin est plus +difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons. + +Gracieux avait vu en songe sa grand'mère qui lui souriait; aussi se +mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour était +splendide: à droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuâtres +et les déroulait sur le sable en murmurant; à gauche, dans le lointain, +des montagnes bordées d'une teinte rosée; dans la plaine, de grandes +herbes toutes parsemées de fleurs, un chemin planté d'aloès, de +jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi +de plaisir et d'espérance, se croyait déjà au but du voyage. Fidèle +bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix +effrayées; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumière. +Tout à coup, au milieu des roseaux, Gracieux aperçut une belle chevrette +qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait. +L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'éloigner de +beaucoup. Trois fois elle recommença le même manège, comme si elle +agaçait Gracieux. + +--Suivons-la, dit Fidèle; je lui couperai le chemin, nous l'aurons +bientôt prise. + +--Où est Pensive? dit l'enfant. + +--Qu'importe, maître? reprit Fidèle; c'est l'affaire d'un instant. +Fiez-vous à moi, je suis né pour la chasse; la chevrette est à nous. + +Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidèle faisait un +détour, il courut après la chevrette, qui s'arrêtait entre les arbres, +comme pour se laisser prendre, et bondissait dès que la main du chasseur +l'effleurait. «Courage, maître!» cria Fidèle en débusquant; mais d'un +coup de tête chevrette lança le chien en l'air et s'enfuit plus vite que +le vent. + +Gracieux s'élança à sa poursuite; Fidèle, les yeux et la gueule +enflammés, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient +fossés, sillons, branchages, sans que rien arrêtât leur audace. La +chevrette fatiguée perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur, +déjà il étendait la main pour saisir sa proie, quand tout à coup, le sol +lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans +un piège qu'on avait couvert de feuillages. + +Il n'était pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord +leur cria: + +--Vous êtes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera +tous les deux. + +Disant cela, elle disparut. + +--Maître, dit Fidèle, la fée avait raison en vous recommandant de ne pas +me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu. + +--Au moins, dit Gracieux, nous défendrons notre vie. + +Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des +loups. + +Plus calme alors, il regarda la fosse profonde où il était tombé; elle +était trop haute pour qu'il en pût sortir, c'est dans ce trou qu'il lui +fallait recevoir la mort. Fidèle comprit les regards de son ami. + +--Maître, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez +de toutes vos forces, peut-être arriverais-je au bord; une fois dehors +je vous aiderais. + +Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser +Fidèle, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrième effort, +le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des +pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitôt il poussa dans la fosse des +branches coupées qui se trouvaient au bord: + +--Maître, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous +une échelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les +hurlements du roi des loups. + +Gracieux était adroit et agile. La colère doubla ses forces; en moins +d'un instant il fut dehors. Là, il assura son poignard dans sa ceinture, +changea la capsule de sa carabine, et, se plaçant derrière un arbre, il +attendit de pied ferme l'ennemi. + +Soudain il entendit un cri effroyable: une bête horrible, avec des crocs +grands comme les défenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds +énormes; Gracieux l'ajusta d'une main émue, et tira. Le coup avait +porté, l'animal tourna sur lui-même en hurlant; mais aussitôt il reprit +son élan, «Rechargez votre carabine, pressez-vous, maître», cria Fidèle, +qui se jeta courageusement à la face du monstre, et le prit au cou à +belles dents. + +Le loup n'eut qu'à secouer la tête pour jeter à terre le pauvre chien, +il l'eût avalé d'une bouchée, si Fidèle ne lui eût glissé dans la gueule +en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son +compagnon; il s'avança hardiment et lira son second coup, en visant à +l'épaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort suprême, il +se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc +terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant +les bonnes fées à son aide, il prit son poignard et l'enfonça dans le +coeur de l'animal, qui, prêt à dévorer son ennemi, tout à coup tendit +les membres et mourut. + +Couvert de sang et d'écume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit +sur un arbre renversé. Fidèle se traîna près de lui sans oser le +caresser, car il sentait combien il était coupable. + +--Maître, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous +sommes si loin de Paestum! + +--Il faut partir, s'écria l'enfant; et il se leva; mais il était si +faible qu'il fut obligé de se rasseoir. + +Une soif brûlante le dévorait; il avait la fièvre, tout tournait autour +de lui. Alors, songeant à sa grand'mère, il se mit à pleurer. Avoir +oublié sitôt de si belles promesses et mourir dans ce pays d'où l'on +ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels +remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette +journée si bien commencée! + +Bientôt on entendit des hurlements sinistres; c'étaient les frères +du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient à son secours. +Gracieux embrassa Fidèle, c'était son seul ami; il lui pardonna une +imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un +lingot dans sa carabine, fit sa prière aux bonnes fées, leur recommanda +sa grand'mère et se disposa à mourir. + +--Gracieux! Gracieux! où êtes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait +être que celle de Pensive. + +Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tête de son maître. + +--Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout près +d'ici une source pour étancher votre soif et arrêter le sang de vos +blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier caché qui peut nous +conduire à Paestum. + +Gracieux et Fidèle se traînèrent jusqu'au ruisseau, tremblants de +crainte et d'espérance; puis ils s'engagèrent dans le chemin couvert, +un peu ranimés par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil était +couché; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la +lune se leva, on était hors de danger. Restait une route pénible et +dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais à +traverser, des fossés à franchir, des fourrés où l'on se déchirait la +figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait réparer sa faute et +sauver sa grand'mère. Gracieux avait le coeur si léger, qu'à chaque pas +ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, après mille fatigues, on +arriva à Paestum comme les étoiles allaient marquer minuit. + +Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, après avoir +remercié Pensive, il s'endormit ayant à ses pieds Fidèle, meurtri, +sanglant et silencieux. + + +V + + +Le sommeil ne fut pas long; Gracieux était debout avant le jour, qui +se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les +fourmis qui avaient élevé un monceau de sable, et qui y enterraient les +grains de la moisson nouvelle. Toute la république était en mouvement. +Chaque fourmi allait, venait, parlait à sa voisine, recevait ou donnait +des ordres; on traînait des brins de paille, on voiturait de petits +morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des +provisions: c'était tout un établissement pour l'hiver. + +--Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Château de la +Vie? Renoncez-vous à l'immortalité? + +--Nous avons assez travaillé, lui répondit une des ouvrières; le jour de +la récolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous +sommes riches. C'est aux fous à compter sur le lendemain, le sage use de +l'heure présente; quand on a honnêtement amassé, la vraie philosophie, +c'est de jouir. + +Fidèle trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus +donner de conseils, il se contenta de secouer la tête en partant; +Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'était qu'une égoïste; s'il +n'y avait qu'à jouir dans la vie, le papillon était plus sage qu'elle. +En même temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola à tire-d'aile +pour éclairer le chemin. + +Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il +regrettât un peu la chevrette, il se promettait que, le troisième jour, +rien ne le détournerait de sa route. Fidèle, l'oreille déchirée, suivait +en boitant son jeune maître, et ne semblait pas moins rêveur que lui. +Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arrêter quelques instants. +Le temps était moins brûlant que la veille, il semblait qu'on eût changé +de pays et de saison. La route traversait des prés récemment fauchés +pour la seconde fois, ou de beaux vignobles chargés de raisin; elle +était bordée de grands figuiers tout couverts de fruits où bourdonnaient +des milliers d'insectes; il y avait à l'horizon des vapeurs dorées, +l'air était doux et tiède; tout invitait au repos. + +Dans la plus belle des prairies, auprès d'un ruisseau qui répandait +au loin la fraîcheur, à l'ombre des platanes et des frênes, Gracieux +aperçut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couchés à +terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur +chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut reçu avec +politesse. D'un signe de tête on l'invita à s'asseoir, on lui montra de +grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait +le calme et la gravité de ces paisibles et puissants animaux. On eût dit +autant de sénateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or +qu'ils portaient au nez ajoutait encore à la majesté de leur aspect. +Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille, +songeait malgré lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et +de cette abondance; si le bonheur était quelque part, c'était là sans +doute qu'il fallait le chercher. + +Fidèle partageait l'avis de son maître. On était au moment où les +cailles passent en Afrique; la terre était couverte d'oiseaux fatigués +qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidèle n'eut qu'à +se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha +aux pieds de Gracieux, et se mit à ronfler. + +Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-là avait +craint d'être indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui +montrait un esprit cultivé et qui avait une grande expérience. + +--Êtes-vous, lui demanda-t-il, les maîtres de ce riche domaine? + +--Non, répondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste, +à la fée Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes +les fées. + +--Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux. + +--Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une +redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de +temps en temps quelqu'un de nos enfants pour régaler ses hôtes. A ce +prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite sécurité; aussi +n'avons-nous rien à envier sur la terre; il n'est personne de plus +heureux que nous. + +--N'avez-vous jamais entendu parler du Château de la Vie et de la +Fontaine d'immortalité? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir +pourquoi, rougissait de faire cette question. + +--Chez nos pères, répondit le taureau, il y avait quelques anciens qui +parlaient encore de ces chimères; plus sages que nos aïeux, nous savons +aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir. + +Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que +c'était que ces tours carrées et rougeâtres qu'il apercevait dans le +lointain. + +--Ce sont les Tours Vermeilles, répondit le taureau; elles ferment la +route; il vous faut passer par le château de Crapaudine pour continuer +votre voyage. Vous verrez la fée, mon jeune ami, elle vous offrira +l'hospitalité et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi; +tous ont accepté les bienfaits de notre maîtresse, tous se sont bien +trouvés de renoncer à leurs rêves pour vivre heureux. + +--Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux. + +--Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau, +qui, n'ayant pas achevé sa sieste, baissa la tête et s'endormit. + +Gracieux tressaillit et réveilla Fidèle, qui ne se leva qu'en +grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne répondît pas: elle causait +avec une araignée qui avait étendu entre deux branches de frêne une +grande toile qui brillait au soleil et qui était pleine de moucherons. + +--Pourquoi, disait l'araignée à l'hirondelle, pourquoi ce long voyage? +à quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou +d'un maître? Regarde-moi, je ne dépends de personne et tire tout de +moi-même. Je suis ma maîtresse, je jouis de mon art et de mon génie: +c'est à moi que je ramène le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs +ni un bonheur que je ne dois qu'à moi seule. + +[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garçon, +qui, par respect, fut obligé de les porter à ses lèvres en s'inclinant.] + +Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle était en +admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron +étourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignée, en hôtesse +attentive, offrait la proie nouvelle à sa compagne étonnée, quand tout à +coup un souffle passa, un souffle si léger que la plume de l'hirondelle +n'en fut pas même effleurée. Pensive chercha l'araignée; la toile était +jetée aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte à son +dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant. + + +VI + + +Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux +fut introduit en grande cérémonie par deux beaux lévriers caparaçonnés +de pourpre et portant au cou de larges colliers étincelants de rubis. +Après avoir traversé un grand nombre de salles toutes pleines de +tableaux, de statues, d'étoffes d'or et de soie, de coffres où l'argent +et les bijoux débordaient, Gracieux et ses compagnons entrèrent dans un +temple rond qui était le salon de Crapaudine. Les murs en étaient de +lapis; la voûte, d'émail azuré, était soutenue par douze colonnes +cannelées en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles +d'acanthe en émail blanc bordées d'or. Sur un large fauteuil de velours +était placé un crapaud gros comme un lapin: c'était la déesse du lieu. +Drapée dans un grand manteau d'écarlate tout bordé de paillettes +éclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tête un diadème de rubis +dont l'éclat animait un peu ses grosses joues marbrées de jaune et de +vert. Sitôt qu'elle aperçut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts +tout couverts de bagues; le pauvre garçon fut obligé, par respect, de +les portera à ses lèvres en s'inclinant. + +--Mon ami, lui dit la fée avec une voix rauque qu'elle essayait +d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas être moins généreuse pour toi +que ne l'ont été mes soeurs. En venant jusqu'à moi, tu as vu une faible +part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses +coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables, +tout cela est à toi, si tu veux; il ne tient qu'à toi d'être le plus +riche et le plus heureux des hommes. + +--Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout ému. + +--Moins que rien, répondit la fée: me hacher en cinquante morceaux et me +manger à belles dents. Ce n'est pas là chose effrayante, ajouta-t-elle +avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges +que de coutume, Crapaudine se mit à baver agréablement. + +--Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu +regarder sans envie les beaux jardins de la fée. + +--Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se +promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes trésors, et se +dire qu'en me donnant cette preuve de dévouement on aura tout. + +--Maître, soupira Fidèle d'une voix suppliante, un peu de courage, nous +sommes si bien ici! + +Pensive ne disait rien, mais son silence était un aveu. Quant à +Gracieux, qui songeait aux buffles et à l'anneau d'or, il se défiait de +la fée; Crapaudine le devina. + +--Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher +Gracieux. En t'offrant tout ce que je possède, je te demande aussi un +service que je veux dignement récompenser. Quand tu auras accompli +l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme +Vénus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est +peu de chose quand on est riche. Déjà dix princes, vingt marquis, trente +comtes me supplient de les épouser telle que je suis; devenue femme, +c'est à toi que je donnerai la préférence, nous jouirons ensemble de mon +immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvreté, tu as sur toi un trésor +qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donné ma soeur; et elle +étendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman. + +--Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni +de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Château de la Vie. + +--Tu n'iras jamais, misérable! s'écria la fée en furie. + +Tout aussitôt le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux, +une horloge invisible commença de sonner minuit. + +Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hésiter, il +se jeta à corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mère, +n'était-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui témoigner son repentir +et son amour? + + +VII + + +A la surprise de Gracieux, le feu s'écarta sans le toucher; il se trouva +tout à coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons auprès de lui. + +Ce pays, ce n'était plus l'Italie; c'était une Russie, c'était la fin +de la terre. Gracieux était égaré sur une montagne couverte de neige. +Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et +qui égouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et +pénétrant le glaçait jusqu'aux os; la terre détrempée s'enfonçait sous +ses pieds; pour comble de misère, il lui fallait descendre une pente +rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec +fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche +d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidèle, la queue entre les +jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'épaule de son +maître, ses plumes hérissées se couvraient de petits glaçons. La pauvre +bête était à demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se +plaignait pas. + +Quand, après des peines infinies, on fut arrivé au bas de la montagne, +Gracieux trouva un fleuve couvert de glaçons énormes qui se heurtaient +les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il +fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours. + +--Maître, dit Fidèle, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fée +qui m'a mis à votre service et tiré du néant! + +Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux +essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et +son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de répondre une +dernière fois aux caresses de son maître en remuant la queue, en lui +léchant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira. + +Gracieux chargea Fidèle sur son dos pour l'emporter au Château de la +Vie, et monta résolument sur un glaçon, toujours suivi de Pensive. Avec +son bâton il poussa ce frêle radeau jusqu'au milieu du courant, qui +l'emporta avec une effroyable rapidité. + +--Maître, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons +à l'abîme qui va nous dévorer! Donnez-moi une dernière caresse, et +adieu! + +--Non, disait Gracieux; pourquoi les fées m'auraient-elles trompé? +Peut-être le rivage est-il près d'ici; peut-être au-dessus du nuage y +a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-être au-dessus du +brouillard trouveras-tu la lumière et verras-tu le Château de la Vie. + +Pensive déploya ses ailes à demi gelées, et courageusement elle s'éleva +au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit +de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glaçon continuait sa +course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit; +mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha +pour attendre la mort sur le glaçon qui vacillait. Parfois un éclair +livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre: +on eût dit la fin du monde et du temps. Tout à coup, dans son désespoir +et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba +à ses pieds. + +--Maître, maître, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore +est là-haut: courage! + +Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes épuisées et resta sans +mouvement et sans vie. + +Gracieux, qui s'était relevé en sursaut, mit sur son coeur le pauvre +oiseau qui s'était sacrifié pour lui, et, avec une ardeur surhumaine, +il poussa le glaçon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte. +Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il +tomba à genoux et ferma les yeux en attendant la mort. + +Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tête, et le jeta +tout évanoui sur le rivage où nul vivant n'avait abordé avant lui. + +[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes épuisées, et +resta sans mouvement et sans vie.] + + +VIII + + +Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages, +ni ténèbres: il avait échoué sur le sable dans un pays riant, où les +arbres baignaient dans une lumière pure. En face de lui était un beau +château d'où s'échappait une source jaillissante qui se jetait à gros +bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel. +Gracieux regarda autour de lui; il était seul, seul avec les restes de +ses deux amis, que le flot avait portés au rivage. Fatigué de tant +de souffrances et d'émotions, il se traîna jusqu'au ruisseau, et, se +penchant sur l'onde pour y rafraîchir ses lèvres desséchées, il recula +d'effroi. Ce n'était pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'était +celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se +retourna... derrière lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de +la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutôt, nul doute, le vieillard +c'était lui. «Grandes fées, s'écria-t-il, je vous comprends; c'est ma +vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mère, j'accepte avec +joie le sacrifice!» Et, sans plus s'inquiéter de sa vieillesse et de ses +rides, il plongea la tête dans l'onde et but avidement. + +En se relevant, il fut tout étonné de se revoir tel que le jour où il +avait quitté la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs, +les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombé près de la +source et qu'une goutte d'eau avait touché par hasard. O surprise! +le papillon qu'il y avait attaché battait des ailes et cherchait à +s'envoler. Gracieux courut à la plage pour y prendre Fidèle et Pensive; +il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'échappa en +poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du château. +Fidèle, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux écuries du +palais, d'où sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu +d'aboyer et de sauter après le nouveau venu, lui firent fête et +l'accueillirent comme un vieil ami. C'était la fontaine d'immortalité +qu'avait enfin trouvée Gracieux, ou plutôt c'était le ruisseau qui s'en +échappait, ruisseau déjà très affaibli, et qui donnait tout au plus deux +ou trois cents ans de vie à ceux qui y buvaient; mais rien n'empêchait +de recommencer. + +Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du +palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une dernière épreuve; +si près de réussir, on craint bien plus d'échouer. Il monta le perron +du château; tout était fermé et silencieux; il n'y avait personne pour +recevoir le voyageur. Quand il fut à la dernière marche, près de frapper +à la porte, une voix plutôt douce que sévère l'arrêta. + +--As-tu aimé? disait la voix invisible. + +--Oui, répondit Gracieux; j'ai aimé ma grand-mère plus que tout au +monde. + +La porte s'ouvrit de façon qu'on y eût passé la main. + +--As-tu souffert pour celle que tu as aimée? reprit la voix. + +--J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un +peu pour celle que je veux sauver. + +La porte s'ouvrit à moitié, l'enfant aperçut une perspective infinie: +des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait rêvé. + +--As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur. + +--Hélas! non, reprit Gracieux en tombant à genoux; mais, quand j'y ai +manqué, j'ai été puni par mes remords plus encore que par les rudes +épreuves que j'ai traversées. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore +expié toutes mes fautes, châtiez-moi comme je le mérite; mais sauvez ce +que j'aime, gardez-moi ma grand'mère. + +Aussitôt la porte s'ouvrit à deux battants sans que Gracieux vit +personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entourée d'arcades +garnies de feuillage; au milieu était un jet d'eau qui sortait d'une +touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles +de la terre. Près de la source était une femme vêtue de blanc, de noble +tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha +au-devant de Gracieux et le reçut avec un sourire si doux, que l'enfant +se sentit touché jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent +aux yeux. + +--Ne me reconnais-tu pas? dit la dame à Gracieux. + +--O mère-grand, est-ce vous? s'écria-t-il: comment êtes-vous au Château +de la Vie? + +--Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a +portée ici est une fée plus puissante que les fées des eaux et des bois. +Je ne retournerai plus à Salerne; je reçois ici la récompense du peu de +bien que j'ai fait, en goûtant un bonheur que le temps ne tarira pas. + +--Et moi, grand'mère, s'écria Gracieux, que vais-je devenir? Après vous +avoir vu ici, comment retourner là-bas dans la solitude? + +--Cher fils, répondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on +a entrevu les célestes délices de cette demeure. Tu as vécu, mon bon +Gracieux; la vie n'a plus rien à t'apprendre. Plus heureux que moi, tu +as traversé en quatre jours ce désert où j'ai langui quatre-vingts ans: +désormais rien ne peut plus nous séparer. + +La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de +Gracieux ni de sa grand'mère. C'est en vain que dans la Calabre le roi +de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantés; on ne +les a jamais retrouvés sur la terre. Mais, si nous entendions le langage +des étoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en +nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient +appris où est le Château de la Vie et la Fontaine d'immortalité. + + +IX + + +Nunziata avait achevé son récit que je l'écoutais encore; j'admirais ces +yeux où éclatait une foi naïve dans les merveilles que sa mère lui +avait récitées; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient +peindre les hommes et les choses. + +--Eh bien! Excellence, me cria le pêcheur, vous ne dites rien? La +marchesina vous a charmé comme elle en a charmé tant d'autres. C'est +qu'aussi ce ne sont pas là des contes; nous vous montrerons à Salerne la +maison de Gracieux. + +--C'est bien, patron, lui répondis-je un peu honteux de m'être amusé de +pareilles fables. L'enfant conte agréablement, et, pour l'en remercier, +dès que nous serons à terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire +avec de gros grains d'argent. + +Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge +encore, tandis que le père me regardait et tournait vers ses compagnons +des yeux brillants de joie. + +--Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous +récitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et +pleurer. + +Le lendemain, nous allions d'Almalfi à Salerne, et Nunziata... Mais +ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de +Gracieux n'a pas trop ennuyé le lecteur. + + + + +TABLE + +Contes islandais +Zerbin le farouche +Le pacha berger +Perlino +La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean +Le château de la vie + + + + + +End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS *** + +***** This file should be named 12120-8.txt or 12120-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/1/2/12120/ + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Nouveaux contes bleus + +Author: Edouard Laboulaye + +Release Date: April 23, 2004 [EBook #12120] +[Date last updated: September 27, 2004] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS *** + + + + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file +was produced from images generously made available by the Bibliotheque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + +EDOUARD LABOULAYE + +DE L'INSTITUT + + +NOUVEAUX CONTES BLEUS + + +BRIAN LE FOU--PETIT HOMME GRIS--DEUX EXORCISTES--ZERBIN--PACHA +BERGER--PERLINO--SAGESSE DES NATIONS--CHATEAU DE LA VIE + + +DESSINS PAR YAN' DARGENT + + +A MON PETIT-FILS + +EDOUARD DE LABOULAYE + +_Mort a Cannes, le 23 Avril 1867_ + +A L'AGE DE QUATRE ANS + + * * * * * + + Quand je fouillais mes vieux grimoires, + Pour te reciter ces histoires + Que tu suivais d'un air vainqueur, + O mon fils! ma chere esperance! + Tu me rendais ma douce enfance, + Je sentais renaitre mon coeur. + + Maintenant l'atre est solitaire, + Autour de moi tout est mystere, + On n'entend plus de cris joyeux. + Malgre les larmes de ta mere, + Dieu t'a rappele de la terre, + Mon pauvre ange echappe des cieux! + + La mort a dissipe mon reve, + Et c'est en pleurant que j'acheve + Ce recueil fait pour t'amuser; + Je ne vois plus ton doux sourire; + Le soir, tu ne viens plus me dire: + "Grand-pere,--une histoire,--un baiser." + + Que m'importe a present la vie, + Et ces pages que je dedie + A ton souvenir adore? + Je n'ai plus de fils qui m'ecoute + Et je reste seul sur la route, + Comme un vieux chene foudroye! + + A vous ce livre, heureuses meres! + De ces innocentes chimeres + Egayez vos fils triomphants! + Dieu vous epargne la souffrance, + Et vous laisse au moins l'esperance + De mourir avant vos enfants! + +_Glatigny, 25 mai 1867._ + + + + +CONTES ISLANDAIS[1] + + +[Note 1: _Icelandic Legends_, collected by John Arnason, translated by +P.J. Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.] + +Je connais des gens d'esprit, de graves et discretes personnes, pour qui +les contes de fees ne sont qu'une litterature de nourrices et de bonnes +d'enfants. N'en deplaise a leur sagesse, ce dedain ne prouve que leur +ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouve les origines de la +civilisation et restitue les titres du genre humain, les contes de fees +ont pris dans l'estime des savants une place considerable. De Dublin +a Bombay, de l'Islande au Senegal, une legion de curieux recherche +pieusement ces medailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute +leur beaute ni tout leur prix. Qui ne connait le nom des freres Grimm de +Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de +Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait +bien etonne d'apprendre qu'il n'a jamais ete plus erudit que lorsqu'il +oubliait l'Academie pour publier les faits et gestes du _Chat botte_. + +Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son tresor de contes et de +legendes, il est visible que ces recits qu'on trouve partout, et qui +partout sont les memes, remontent a la plus haute antiquite. La piece la +plus curieuse que nous aient livree les papyrus egyptiens, grace a mon +savant confrere, M. de Rouge, c'est un conte qui rappelle l'aventure +de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssee_, sinon le recueil des fables qui +charmaient la Grece au berceau? Pourquoi Herodote est-il a la fois le +plus exact des voyageurs et le moins sur des historiens, sinon parce +qu'a l'expose sincere de tout ce qu'il a vu, il mele sans cesse les +merveilles qu'on lui a contees? La louve de Romulus, la fontaine +d'Egerie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie +de Brutus, autant de legendes qui ont seduit la credulite des Romains. +Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquite; +c'est alors que l'esprit humain a cree ces recits qui edifiaient les +plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanite est vieille, n'amusent +plus que les enfants. + +Mais, chose singuliere et qu'on ne pouvait prevoir, ces contes ont une +filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramene en Orient. Si +quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus +contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui +fait tant d'honneur a l'erudition et a la sagacite de M. Benfey. Contes +de fees, legendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde; +c'est elle qui fournit la trame de ces recits gracieux que chaque peuple +brode a son gout. C'est toujours l'Orient qui donne le theme primitif; +l'Occident ne tire de son fonds que les variations. + +Il y a la un fait considerable pour l'histoire de l'esprit humain. +Il semble que chaque peuple ait recu de Dieu un role dont il ne peut +sortir. La Grece a eu en partage le sentiment et le culte de la beaute; +les Romains, cette race brutale, nee pour le malheur du monde, ont +cree l'ordre mecanique, l'obeissance exterieure et le regne de +l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi +son peuple est toujours reste enfant. C'est la sa faiblesse; mais, en +revanche, elle seule a cree ces poemes du premier age qui ont seche tant +de larmes et fait battre pour la premiere fois tant de coeurs. + +Par quel chemin les contes ont-ils penetre en Occident? Se sont-ils +d'abord transformes chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux +Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portes +avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est la une etude +qui commence, et qui donnera quelque jour des resultats inattendus. En +rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn +a publies il y a deux ans, il est deja visible que la Mediterranee a eu +son cycle de contes, ou figurent Cendrillon, le Chat botte et Psyche. +Cette derniere fable a joui d'une popularite sans bornes. Depuis le +recit d'Apulee jusqu'au conte de _la Belle et la Bete_, l'histoire de +Psyche prend toutes les formes. Le heros s'y cache le plus souvent sous +la peau d'un serpent, quelquefois meme sous celle d'un porc (_Il Re +Porco_ de Straparole, anobli et transfigure par Mme d'Aulnoy en _Prince +Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque, +ni les mechantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune +femme partagee entre la tendresse et la curiosite, ni les rudes epreuves +qui attendent la pauvre enfant. Est-ce la un conte oriental? Le nom de +Psyche, qui, en grec, veut dire l'_ame_, ferait croire a une allegorie +hellenique; mais, ici comme toujours, si a force de grace et de +poesie la Grece renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui +appartient pas. La legende se trouve en Orient, d'ou elle a passe dans +les contes de tous les peuples[1]; souvent meme elle est retournee; +c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est +l'homme dont la curiosite est punie. Qu'est-ce que _Peau d'ane_, sinon +une variation de cette eternelle histoire avec laquelle depuis tant de +siecles on berce les grands et les petits enfants? + +[Note 1: Benfey, _Einleitung_, Sec. 92.] + +En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes serieux qu'on peut aimer +les contes de fees sans dechoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas +d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'interet parce +qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dedaignerait-on +ces legendes familieres qui ajoutent une page des plus curieuses a +l'histoire de l'esprit humain? + +La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aise +d'etudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultes, celle +qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de +notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fees que +l'imagination regne sans partage, c'est la qu'elle etablit son ideal de +justice, et c'est par la que les contes, quoi qu'on en dise, sont une +lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour +cela qu'ils sont moraux. Meres qui aimez vos fils, ne les mettez pas +trop tot a l'etude de l'histoire; laissez-les rever quand ils sont +jeunes. Ne fermez pas leur ame a ce premier souffle de poesie. Rien ne +fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'a ce qu'il +touche. Ces sages de dix ans sont a vingt des sots, ou, ce qui est pis +encore, des egoistes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour +qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la +violence, alors meme qu'elle ne les atteint pas. + +Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la +naivete, rivalisent avec ceux de Norwege et d'Islande. On dirait que, +releguees dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont +conservees plus pures et plus completes. Il ne faut pas leur demander +la grace et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et +sauvages, mais par cela meme elles ont mieux garde la saveur de +l'antiquite. + +Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssee_, ce qu'on admire +par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de +la justice, et la ruse employee a tromper les mechants. Ulysse aveuglant +Polypheme et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le +modele de tous ces bannis dont les exploits charment les longues +veillees de la Norwege et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur +pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout +et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement +d'une epoque ou la force brutale regne sur la terre, ou l'esprit +represente le droit et la liberte. + +J'ai choisi deux de ces histoires: la premiere, qui rappelle de loin +la folie de Brutus, nous reporte a la vengeance du sang, vengeance qui +n'est point particuliere aux races germaniques, mais qui, chez elles, a +garde sa forme la plus rude. La legende de Briam, c'est la loi salique +en action; il est evident que, pour nos aieux, au temps de Clovis, le +fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui, +par force ou par ruse, venge son pere assassine. Que Briam ait ou non +vecu, il n'importe guere; son histoire est vraie, puisqu'elle repond +au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a +enseigne le pardon, la securite des lois modernes nous a habitues a +remettre notre vengeance a l'Etat; mais l'homme naturel n'a point +change: il semble qu'une corde jusque-la muette vibre dans son coeur +quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et reveille un +temps evanoui. + + * * * * * + + +I + +L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU + + +I + + +Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui +gouvernaient un peuple fidele et obeissant. La reine etait douce et +bonne; on n'en parlait guere! mais le roi etait avide et cruel: aussi +tous ceux qui en avaient peur celebraient-ils a l'envi ses vertus et sa +bonte. Grace a son avarice, le roi avait des chateaux, des fermes, des +bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais +plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur a +qui lui tombait sous la main. + +Au bout du parc qui entourait le chateau royal, il y avait une +chaumiere, ou vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur +avait donne sept enfants; c'etait toute leur richesse. Pour soutenir +cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on +appelait Bukolla. C'etait une bete admirable. Elle etait noire et +blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La +beaute n'etait que son moindre merite; on la trayait trois fois par +jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle +etait si habituee a ses maitres, qu'a midi elle revenait d'elle-meme au +logis, trainant ses pis gonfles, et mugissant de loin pour qu'on vint a +son secours. C'etait la joie de la maison. + +Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le paturage ou +paissaient les vaches du chateau; le hasard voulut que Bukolla se fut +melee au troupeau royal: + +--Quel bel animal j'ai la! dit le roi. + +--Sire, repondit le patre, cette bete n'est point a vous; c'est Bukolla, +la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure la-bas. + +--Je la veux, repondit le roi. + +Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir, +en rentrant, il appela son chef des gardes, qui etait aussi mechant que +lui. + +--Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amene-moi a l'instant meme la +vache qui me plait. + +La reine le pria de n'en rien faire: + +--Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bete pour tout bien; la +leur prendre, c'est les faire mourir de faim. + +--Il me la faut, dit le roi; par achat, par echange ou par force, il +n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes etables, malheur +a qui n'aura pas fait son devoir! + +Et il fronca le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir +la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande +d'estafiers. + +Le paysan etait devant sa porte, occupe a traire sa vache, tandis que +tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il +eut recu le message du prince, le bonhomme secoua la tete et dit qu'il +ne cederait Bukolla a aucun prix.--Elle est a moi, ajouta-t-il, c'est +mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que +tout l'or du roi. + +Prieres ni menaces ne le firent changer d'avis. + +L'heure avancait; le chef des gardes craignait le courroux du maitre; +il saisit le licou de Bukolla pour l'entrainer; le paysan se leva pour +resister, un coup de hache l'etendit mort par terre. A cette vue, tous +les enfants se mirent a sangloter, hormis Briam, l'aine, qui resta en +place, pale et muet. + +Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et +que tot ou tard le fils venge le pere. Si l'on ne veut pas que l'arbre +repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une +main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Ou +souffres-tu? lui dit-il.--La, repondit l'enfant en montrant son coeur; +aussitot le scelerat lui enfonca un poignard dans le sein. Six fois il +fit la meme question, six fois il recut la meme reponse, et six fois il +jeta le cadavre du fils sur le cadavre du pere. + +Et cependant Briam, l'oeil egare, la bouche ouverte, sautait apres les +mouches qui tournaient en l'air. + +--Et toi, drole, ou souffres-tu? lui cria le bourreau. + +Pour toute reponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derriere +avec les deux mains, il chanta: + + C'est la que ma mere, un jour de colere, + D'un pied courrouce m'a si fort tance, + Que j'en suis tombe la face par terre, + Blesse par devant, blesse par derriere, + Les reins tout meurtris et le nez casse! + +Le chef des gardes courut apres l'insolent; mais ses compagnons +l'arreterent. + +--Fi! lui dirent-ils, on egorge le louveteau apres le loup, mais on ne +tue pas un fou; quel mal peut-il faire? + +Et Briam se sauva, en chantant et en dansant. + +Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point +qu'il l'eut payee trop cher. Mais, dans la pauvre chaumiere, une vieille +femme en pleurs demandait justice a Dieu. Le caprice d'un prince lui +avait enleve en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce +qu'elle avait aime, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait +plus qu'un miserable idiot. + + +II + + +Bientot, a vingt lieues a la ronde, on ne parla plus que de Briam et +de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou a la roue du +soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la +lune. + +Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou a sa cour, pour +ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam, +on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe +rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est +dans ce costume de perroquet que Briam fut charge d'amuser l'ennui des +courtisans. Caresse quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insense +souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entieres a causer +avec les oiseaux ou a suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la +bouche, c'etait pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux +qui n'en souffraient pas. + +Un jour qu'on allait servir le diner, le chef des gardes entra dans la +cuisine du chateau. Briam, arme d'un couperet, hachait des fanes de +carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier; +le soupcon lui vint au coeur. + +--Briam, dit-il, ou est ta mere? + +--Ma mere? repondit l'idiot; elle est la qui bout. Et du doigt il +indiqua un enorme pot-au-feu, ou cuisait, en _olla podrida_, tout le +diner royal. + +--Sotte bete! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les +yeux: qu'est-ce que cela? + +--C'est ma mere! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son +couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu +tout noir de fumee, et se sauva dans les bois. On courut apres lui; +peine perdue. Quand on l'attrapa, tout etait brise, renverse, gate. Ce +soir-la, le roi dina d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de +faire fouetter Briam par les marmitons du chateau. + +Briam, tout ecloppe, rentra dans sa chaumiere et conta a sa mere ce qui +lui etait arrive. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mere? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la +generosite du roi. + +--Bien, ma mere, je le dirai demain. + +Le lendemain, la cour etait reunie. Le roi causait avec son majordome. +C'etait un beau seigneur, fort expert en bonne chere, gros, gras et +rieur. Il avait une grosse tete chauve, un gros cou, un ventre si +enorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui +soutenaient a grand'peine ce vaste edifice. + +Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur +le ventre: + +--Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la generosite du +roi. + +S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi etait furieux, +la cour aussi; mais, le soir, dans tout le chateau, on se repetait a +l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes +verites. + +Quand Briam, tout ecloppe, rentra dans sa chaumiere, il conta a sa mere +ce qui lui etait arrive. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mere? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidele des +courtisans. + +--Bien, ma mere, je le dirai demain. + +Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres, +officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient +son sourire, il agacait une grosse chienne epagneule qui lui arrachait +des mains un gateau. + +Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le +chien qui hurlait en faisant une horrible grimace: + +--Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidele des courtisans. + +Cette folie fit sourire le roi; aussitot les courtisans rirent a gorge +deployee; ce fut a qui montrerait ses dents. Mais, des que le roi fut +sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le +pauvre Briam, qui eut grand'peine a se tirer de l'orage. + +Quand il eut raconte a sa mere ce qui lui etait arrive: + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mere? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la +laissait faire. + +--Bien, ma mere, je le dirai demain. + +Le lendemain etait jour de fete, la reine parut au salon dans ses plus +beaux atours. Elle etait couverte de velours, de dentelles, de bijoux; +son collier seul valait l'impot de vingt villages. Chacun admirait tant +d'eclat. + +--Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire. + +C'en etait fait de l'insolent si la reine n'eut pris sa defense. + +--Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu +savais combien ces bijoux me pesent, tu ne me reprocherais pas de les +porter. + +Quand Briam rentra dans sa chaumiere, il conta a sa mere ce qui lui +etait arrive. + +--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il +fallait parler. + +--Que fallait-il dire, ma mere? + +--Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi. + +--Bien, ma mere, je le dirai demain. + +Le lendemain, le roi allait a la chasse. On lui amena sa jument +favorite; il etait en selle et disait negligemment adieu a la reine, +quand Briam se mit a frapper le cheval a l'epaule: + +--Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi. + +Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva a toutes +jambes. Il commencait a sentir de loin l'odeur des coups de baton. + +En le voyant rentrer tout haletant: + +--Mon fils, dit la pauvre mere, ne retourne pas au chateau; ils te +tueront. + +--Patience, ma mere; on ne sait ni qui meurt ni qui vit. + +--Helas! reprit la mere en pleurant, ton pere est heureux d'etre mort; +il ne voit ni ta honte ni la mienne. + +--Patience, ma mere; les jours se suivent et ne se ressemblent pas. + + +III + + +Il y avait deja pres de trois mois que le pere de Briam reposait dans la +tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin +aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des +gardes, a sa gauche etait le gros majordome. La table etait couverte de +fruits, de fleurs et de lumieres; on buvait dans des calices d'or les +vins les plus exquis. Les tetes s'echauffaient, on parlait haut, et deja +plus d'une querelle avait commence. Briam, plus fou que jamais, versait +le vin a la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que +d'une main il tenait le flacon dore, de l'autre il clouait deux a deux +les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans +entrainer son voisin. + +Trois fois il avait recommence ce manege, quand le roi, anime par la +chaleur et le vin, lui cria: + +--Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons. + +Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une +voix sourde il se mit a chanter: + + Tout vient a son tour, + Le vent et la pluie, + La nuit et le jour, + La mort et la vie, + Tout vient a son tour. + +--Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi +rire, ou je te fais pleurer! + +Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadee +il reprit: + + Tout vient a son tour, + Bonne ou male chance, + Le destin est sourd, + Outrage et vengeance, + Tout vient a son tour. + +--Drole! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te chatier +comme il faut. + +Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes. +Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha +au bras et au cou du roi. + +--Miserable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maitre? + +Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand +celui-ci, tout entier a sa defense, d'une main saisit le bras du roi, +et de l'autre lui enfonca sa dague dans le cou. Le sang jaillit a gros +bouillons; le prince tomba, entrainant dans ses dernieres convulsions +son meurtrier avec lui. + +Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva +promptement, et, tirant son epee: + +--Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberte! Je me fais +roi et j'epouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je +l'attends. + +--_Vive le roi!_ crierent tous les courtisans; il y en eut meme +quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirerent une petition de leur +poche. La joie etait universelle et touchait au delire, quand tout +a coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant +l'usurpateur. + +[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effaree et se jeta aux +pieds de Briam.] + +--Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tue les miens, tu n'as +pense ni a Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant! + +Le chef des gardes essaya de se mettre en defense. D'un coup furieux +Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupee. + +--Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge, +comme Briam le fou venge aujourd'hui son pere. + +Et il lui fendit la tete en deux morceaux. + +--_Vive Briam!_ crierent les courtisans; _vive notre liberateur!_ + +En ce moment, la reine entra tout effaree et se jeta aux pieds du fou en +l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant aupres d'elle en +brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers a preter +serment a leur legitime souveraine. + +--_Vive la reine!_ crierent tous les assistants. La joie etait +universelle et touchait au delire. + +La reine voulait retenir Briam a la cour; il demanda a retourner dans +sa chaumiere, et ne voulut pour toute recompense que le pauvre animal, +cause innocente de tant de maux. Arrivee a la porte de la maison, +la vache se mit a appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus +l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant. + +--Mere, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous etes vengee. + + +IV + + +Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout +le pays on montre encore les ruines de la masure ou habitaient Briam et +ses freres, et les meres disent aux enfants: "C'est la que vivait celui +qui a venge son pere et console sa mere." Et les enfants repondent: +"Nous ferions comme lui." + + +V + + +L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils +recits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime +pour cette adresse qui mene aux galeres. Il n'en etait pas ainsi chez +les peuples primitifs. Herodote ne se fait faute de nous reciter tout +au long une histoire egyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est +visiblement qu'un conte de fees. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel +moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit +voleur qui lui a pille son tresor, et comment, trois fois trompe, comme +roi, comme justicier et comme pere, il ne trouve rien de mieux a faire +que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et ruse. "Rhampsinite, +dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille, +comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Egyptiens etant +superieurs a tous les autres peuples, il s'etait montre superieur a tous +les Egyptiens." On voit que la vanite nationale est de meme date que les +contes des fees. + +[Note 1: Herodote, liv. II, chap. cxxi.] + +Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom +du _Maitre voleur_, M. Asbjoernsen a publie un conte norvegien qui +ressemble beaucoup a celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces +recits, c'est l'admiration naive du conteur pour les exploits de +son heros. L'esprit humain a passe par cette etape depuis longtemps +abandonnee. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'etait pas a demi voleur; +les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se +faisaient faute de suivre le conseil de Moise et d'emprunter aux +Egyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits +qu'ils ne devaient jamais rendre. "Or, dit la Bible[2], le +Seigneur rendit les Egyptiens favorables a son peuple, afin qu'ils +donnassent aux enfants d'Israel ce qu'ils demandaient. Ainsi ils +depouillerent les Egyptiens." Le procede revolte notre delicatesse; +il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse +heroique. Apprenons par la a ne pas toujours mesurer le monde a la +mesure de nos idees d'aujourd'hui. Nos aieux, il y a vingt ou trente +siecles, admiraient les voleurs, nos peres admiraient les Heiduques et +les Klephtes, nous admirons encore les conquerants; qui sait ce que +penseront de nous nos enfants? Un jour peut-etre ils se riront de notre +barbarie, comme nous de celle de nos peres, et ils n'auront pas tort. +Vienne le jour ou cette gloire si creuse, et qui coute si cher, ne sera +plus qu'un conte de fees! + +[Note 1: Il a ete traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The +Norse_. Edimbourg, 1859.] + +[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.] + + +II + +LE PETIT HOMME GRIS + + +Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait +a Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'etait pas plus riche +d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme etait a l'eglise, il +entendit un beau sermon sur la charite.--"Donnez, mes freres, donnez, +disait le pretre; le Seigneur vous le rendra au centuple." Ces paroles, +souvent repetees, entrerent dans la tete du paysan et y brouillerent le +peu qu'il avait de cervelle. A peine rentre chez lui, il se mit a couper +les arbres de son jardin, a creuser le sol, a charrier des pierres et du +bois, comme s'il allait construire un palais. + +--Que fais-tu la, mon pauvre homme? lui demanda sa femme. + +--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel; +nous sommes riches, ma chere femme, ou du moins nous allons l'etre. Dans +quinze jours je vais donner ma vache... + +--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim! + +--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends +rien au latin de M. le cure. En donnant notre vache, nous en recevrons +cent comme recompense; M. le cure l'a dit, c'est parole d'Evangile. Je +logerai cinquante betes dans cette etable que je construis, et, avec le +prix des cinquante autres, j'acheterai assez de pre pour nourrir notre +troupeau en ete comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi. + +Et, sans s'inquieter des prieres ni des reproches de sa femme, notre +maitre fou se mit a batir son etable, au grand etonnement des voisins. + +L'oeuvre achevee, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et +la mena tout droit chez le cure. Il le trouva qui causait avec deux +etrangers qu'il ne regarda guere, tant il etait presse de faire son +cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut etonne de cette charite de +nouvelle espece, ce fut le pasteur. Il fit un long discours a cette +brebis imbecile, pour lui demontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais +parle que de recompenses spirituelles; peine perdue, le paysan repetait +toujours: "Vous l'avez dit, monsieur le cure, vous l'avez dit." Las +enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une +sainte colere et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue +tout ebahi, repetant toujours: "Vous l'avez dit, monsieur le cure, vous +l'avez dit." + +Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'etait pas chose facile. +On etait au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige +en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et +refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son +chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arreta tout perplexe, +maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal +qu'il trainait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme charge d'un +grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait la avec sa +vache, et par un si mauvais temps. + +Quand le paysan lui eut raconte sa peine: "Mon brave homme, lui dit +l'etranger, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de faire un echange +avec moi. Je demeure pres d'ici; cedez-moi votre vache que vous ne +ramenerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop +lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os." + +Le marche fait, l'etranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea +sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentre au +logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme, +il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en +homme habile, il avait echange une vache qui allait mourir contre un sac +qui contenait des tresors. En ecoutant cette belle histoire, la femme +commenca a montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa +mauvaise humeur, et de mettre dans l'atre son plus grand pot-au-feu.--Tu +verras ce que je t'apporte, lui repetait-il; attends un peu, tu me +remercieras. + +Disant cela, il ouvrit le sac; et voila que de cette profondeur sort un +petit homme tout habille de gris comme une souris. + +--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierte d'un prince! Ah ca, +j'espere qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir a manger. +Cette petite course m'a donne un grand appetit. + +Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il etait foudroye. + +--La, dit la femme, j'en etais sure. Voici une nouvelle folie. Mais d'un +mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu +la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus +rien, monsieur nous apporte une bouche de plus a nourrir! Que n'es-tu +reste sous la neige, toi, ton sac et ton tresor! + +La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait +remontre par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite, +et que le plus sage etait d'aller en chasse et de chercher quelque +gibier. + +Il sortit aussitot, malgre la nuit, le vent et la neige, et revint au +bout de quelque temps avec un gros mouton. + +--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bete, et ne nous laissons pas mourir de +faim. + +Le vieillard et sa femme regarderent de travers le petit homme et sa +proie. Cette aubaine, tombee des nues, sentait le vol d'une demi-lieue. +Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Legitime ou non, le +mouton fut devore a belles dents. + +Des ce jour, l'abondance regna dans la demeure du paysan. Les moutons +succedaient aux moutons, et le bonhomme, plus credule que jamais, se +demandait s'il n'avait pas gagne au change, quand, au lieu des cent +vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoye un pourvoyeur aussi +habile que le petit homme gris. + +Toute medaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient +dans la maison du vieillard, ils diminuaient a vue d'oeil dans le +troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maitre berger, fort +inquiet, prevint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublat +de surveillance, les plus belles tetes du troupeau disparaissaient l'une +apres l'autre. Assurement quelque habile voleur etait venu se loger dans +le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans +la cabanne du paysan un nouveau venu, tombe on ne sait d'ou et que +personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitot qu'on lui amenat +l'etranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan +et sa femme commencerent a sentir quelques remords en songeant qu'on +pendait a la meme potence les receleurs et les voleurs. + +Quand le petit homme gris parut a la cour, le roi lui demanda si par +hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait vole cinq gros moutons au +troupeau royal. + +--Oui, Majeste, repondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris. + +--Et de quel droit? dit le prince. + +--Majeste, repondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard +et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez +dans l'abondance et ne pouvez meme pas consommer la dime de vos revenus. +Il m'a semble juste que ces bonnes gens vecussent de votre superflu +plutot que de mourir de misere, tandis que vous ne savez que faire de +votre richesse. + +Le roi resta stupefait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit +homme d'une facon qui n'annoncait rien de bon: + +--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol. + +Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie. + +--Fort bien, dit le roi. Tu meriterais d'etre pendu, mais je te +pardonne, a la condition que demain, a pareille heure, tu auras pris a +mes patres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder. + +--Majeste, repondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est +chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille +vigilance? + +--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu. + +Et, d'un signe de main, il congedia notre voleur, a qui chacun repetait +tout bas: Pendu! pendu! pendu! + +Le petit homme gris retourna dans la cabane, ou il fut tendrement recu +par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il +avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du +jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se +coucher et dormit en paix. + +Aux premieres lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa +corde. Il alla dans la foret, sur le chemin ou devaient passer les +patres du roi, et, choisissant un gros chene bien en vue, il se pendit +par le cou a la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas +faire un noeud coulant. + +Bientot apres, deux patres arriverent, escortant le taureau noir. + +--Ah! dit l'un d'eux, voila notre fripon qui a recu sa recompense. Cette +fois, du moins, il n'a pas vole son licou. Adieu, mon drole, ce n'est +pas toi qui prendras le taureau du roi. + +Des que les patres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de +l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau a un gros +chene pres duquel passait la route. Qui fut surpris a l'aspect de ce +pendu? ce furent les patres du roi. + +--Qu'est-ce la? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voila le pendu de +la-bas qui se trouve ici! + +--Que tu es bete! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en +deux places a la fois? C'est un second voleur, voila tout. + +--Je te dis que c'est le meme, reprit le premier berger; je le reconnais +a son habit et a sa grimace. + +--Et moi, reprit le second, qui etait un esprit fort, je te parie que +c'en est un autre. + +La gageure acceptee, les deux patres attacherent le taureau du roi a un +arbre et coururent au premier chene. Mais, tandis qu'ils couraient, le +petit homme gris sauta a bas de son gibet et mena tout doucement le +taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bete a +l'etable en attendant qu'on la vendit. + +Quand les deux patres rentrerent, le soir, au chateau, ils avaient +l'oreille si basse et l'air si deconfit, que le roi vit de suite qu'on +s'etait joue de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se +presenta avec la serenite d'un grand coeur. + +--C'est toi qui m'as vole mon taureau, dit le roi. + +--Majeste, repondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obeir. + +--Fort bien, dit le roi; voici dix ecus d'or pour le rachat de mon +taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas vole les draps de mon lit +tandis que j'y couche, tu seras pendu. + +[Illustration: Voila le pendu de la-bas qui se trouve ici!] + +--Majeste, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose. +Vous etes trop bien garde pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse +seulement approcher du chateau. + +--Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu. + +Le soir venu, le petit homme gris, qui etait rentre dans la chaumiere, +prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il +placa avec toute sa nichee une chatte qui venait d'avoir ses petits; +puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans +le chateau et monta sur le toit sans que personne l'apercut. + +Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette +lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme +l'affaire de peu de temps. Une fois la, il ouvrit delicatement la couche +royale et y placa la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec +soin, et, s'accrochant a la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de +ce poste eleve qu'il attendit les evenements. + +Onze heures sonnaient a l'horloge du palais, quand le roi et la reine +entrerent dans leur appartement. Une fois deshabilles, tous deux se +mirent a genoux et firent leur priere, puis le roi eteignit la lampe, la +reine entra dans le lit. + +Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre. + +--Etes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au chateau? + +--Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une +chaleur brulante, et mon pied a touche quelque chose de velu. + +--Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit +le roi en riant de pitie. Toutes les femmes ont un coeur de lievre et +une tete de linotte. + +Sur quoi, en veritable heros, il s'enfonca bravement sous la couverture +et sauta aussitot en hurlant comme un damne, trainant apres lui la +chatte qui lui avait enfonce ses quatre griffes dans le mollet. + +Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois +coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de +secours. + +--Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas +se laisser prendre en flagrant delit de peur. + +Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la +chatte, qui s'etait remise a sa place et qui lechait tendrement ses +petits. + +--C'est trop fort! s'ecria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet +insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y deposer +ses ordures et ses chats! Attends, drolesse, je vais te traiter comme tu +le merites! + +--Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut etre enragee. + +--Ne craignez rien, chere amie, dit le bon prince; et, relevant les +coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichee, puis il roula ce +paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule enorme, +et la jeta par la fenetre. + +--Maintenant, dit-il a la reine, passons dans votre chambre, et, puisque +nous voila venges, dormons en paix. + +Dors, o roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis +que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et +se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche a tatons un objet +invisible, il le charge sur son dos, le voila qui franchit le mur et +qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantome a +passe devant elles, et elles ont entendu les gemissements d'un enfant +nouveau-ne. + +Le lendemain, quand le roi s'eveilla, il rassembla ses idees et se mit a +reflechir pour la premiere fois. Il soupconna qu'il avait ete victime de +quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien etre le petit +homme gris. Il l'envoya chercher aussitot. + +Le petit homme arriva, portant sur l'epaule les draps fraichement +repasses; il mit un genou a terre devant la reine, et lui dit d'un ton +respectueux: + +--Votre Majeste sait que tout ce que j'ai fait n'a ete que pour obeir au +roi; j'espere qu'elle sera assez bonne pour me pardonner. + +--Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur. + +--Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexe que la reine +se permit d'etre clemente sans consulter son seigneur et maitre. +Ecoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas vole la reine +elle-meme, dans son chateau, demain soir tu seras pendu. + +--Majeste, s'ecrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous +m'epargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je +vienne a bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aise de prendre +la lune avec les dents. + +--C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je +vais faire dresser le gibet. + +Le petit homme sortit desespere: il cachait sa tete dans ses deux mains +et sanglotait a fendre le coeur; le roi riait pour la premiere fois. + +Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet a la main, la +besace sur le dos, vint, suivant l'usage, queter au chateau pour son +couvent. Quand la reine lui eut donne son aumone: + +--Madame, dit le capucin, Dieu reconnaitra tant de charite. Demain, vous +le savez, on pendra dans le chateau un malheureux bien coupable sans +doute. + +--Helas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu +lui sauver la vie. + +--Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espece +de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais +qu'il possede trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De +ces trois secrets il peut en leguer un a celle qui a eu pitie de lui. + +--Quels sont ces secrets? demanda la reine. + +--En vertu du premier, repondit le capucin, une femme fait faire a son +mari tout ce qu'elle veut. + +--Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette +merveilleuse. Depuis Eve, de sainte memoire, ce mystere est connu de +mere en fille. Quel est le deuxieme secret? + +--Le second secret donne la sagesse et la bonte. + +--Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisieme? + +--Le troisieme, dit le capucin, assure a la femme qui le possede une +beaute sans egale et le don de plaire jusqu'a son dernier jour. + +--Mon Pere, c'est ce secret-la que je veux. + +--Rien n'est plus aise, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de +mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberte, le sorcier vous +prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux. + +--Qu'il vienne, dit la reine. Mon Pere, allez le chercher. + +--Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donne les ordres les +plus severes pour que cet homme ne puisse entrer au chateau. S'il met +les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les +quelques heures qui lui restent. + +--Et moi, mon Pere, le roi m'a defendu de sortir jusqu'a demain soir. + +--Cela est facheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer a ce +tresor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de +rester toujours jeune, belle et, surtout, aimee. + +--Helas! mon Pere, vous avez bien raison; la defense du roi est une +supreme injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y +opposeraient. N'ayez pas l'air etonne; voila de quelle facon le roi me +traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes. + +--J'en ai le coeur navre, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle +barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas ceder a +de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonte. + +--Et le moyen? dit la reine. + +--Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans +ce sac; je vous ferai sortir du chateau, au risque de ma vie. Et +dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraiche +qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir brave votre tyran. + +--Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piege que l'on me tend? + +--Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la +poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien a craindre +de ce cote. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera pres de vous, j'y +resterai. + +--Et vous me ramenerez au chateau? + +--Je le jure. + +--Et avec le secret? ajouta la reine. + +--Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majeste a +quelque scrupule, restons-en la, et que la recette meure avec celui qui +l'a trouvee, s'il n'aime mieux la donner a quelque femme plus confiante. + +Pour toute reponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin +tira les cordons, chargea le fardeau sur son epaule et traversa la cour +a pas comptes. + +Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde. + +--La quete est bonne, a ce que je vois? dit le prince. + +--Sire, repondit le moine, la charite de Votre Majeste est inepuisable; +je crains d'en avoir abuse. Peut-etre ferais-je mieux de laisser ici ce +sac et ce qu'il contient. + +--Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Pere, et bon debarras! Je +n'imagine pas que tout ce que vous avez la-dedans vaille grand'chose. +Vous ferez un maigre festin. + +--Je souhaite a Votre Majeste de souper d'aussi bon appetit, reprit le +moine d'un ton paterne, et il s'eloigna en marmottant des paroles qu'on +n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute. + +La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les +mains. Il etait content de lui et il esperait se venger, double raison +pour avoir grand appetit. + +--La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne +m'etonne guere. L'inexactitude est la vertu des femmes. + +Il allait se mettre a table, quand trois soldats, croisant la +hallebarde, pousserent dans la salle le petit homme gris. + +--Sire, dit un des gardes, ce drole a eu l'audace d'entrer dans la cour +du chateau, malgre la defense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour +ne pas troubler le souper de Votre Majeste, mais il pretend qu'il a un +message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'Etat. + +--La reine! s'ecria le roi tout ebahi, ou est-elle? Miserable, qu'en +as-tu fait? + +--Je l'ai volee, dit froidement le petit homme. + +--Et comment cela? dit le roi. + +--Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et a qui Votre +Majeste a daigne dire: "Emporte tout, et bon debarras!..." + +--C'etait toi! dit le prince; mais alors, miserable, il n'y a plus de +surete pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume +par-dessus le marche. + +--Sire, je viens vous demander davantage. + +--Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable +en personne? + +--Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille +a marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a +force de me refugier, avec mon grand-ecuyer, chez le cure de Skalholt. +C'est la que le hasard a jete sur ma route un paysan imbecile et m'a +fait jouer le role que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a +ete que pour obeir et plaire a Votre Majeste. + +--Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutot je ne comprends pas; il +n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour +voisin. Des que la reine sera venue... + +--Sire, elle est ici. Mon grand-ecuyer s'est charge de la reconduire en +son palais. + +La reine entra bientot, un peu confuse de sa simplicite, mais aisement +consolee en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme. + +--Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le +devez? + +--Le secret d'etre toujours belle, dit le prince, c'est d'etre toujours +aimee. + +--Et le moyen d'etre toujours aimee? demanda la reine. + +--C'est d'etre bonne et simple, et de faire la volonte de son mari. + +--Il ose dire qu'il est sorcier! s'ecria la reine indignee en levant les +bras au ciel. + +--Finissons ces mysteres, dit le roi, qui deja prenait peur. Prince de +Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous +ne voudrez pour causer avec votre belle-mere. Le souper se refroidit: +a table! Donnons toute la soiree au plaisir; amusez-vous, mon gendre, +demain vous serez marie. + +A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit +une telle mine qu'a l'instant meme il se frotta le menton et admira les +mouches qui volaient au plafond. + +Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont +pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succeda a son beau-pere et +qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et +ruse, il avait les vertus d'un conquerant. Il prit a ses voisins plus +de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en +sacrifiant six armees. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les +celebres annales de Skalholt et de Holar. C'est a ces monuments fameux +que nous renvoyons le lecteur. + + +III + + +Encore une petite histoire pour mon neveu le collegien, qui, d'une +ardeur sans egale, se debat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il +serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que +d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en +genre, en nombre et en cas. + + +IV + +LES DEUX EXORCISTES + + +Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un pretre qui +savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au +bapteme un enfant nouveau-ne, au lieu de regarder dans son livre, il se +mit a reciter de travers la formule de l'exorcisme. + +--_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_. + +Mais le diable, qui a invente la grammaire (grammaire et grimoire, c'est +tout un), n'etait pas d'humeur a se laisser chasser par un solecisme. + +--_Pessime grammatice_, s'ecria-t-il a la grande terreur des assistants. + +Le pretre, sentant qu'il s'etait trompe et prenant son courage a deux +mains, dit d'une voix tremblante: + +--_Abi, male spiritu_. + +A quoi le diable, qu'on ne prend pas en defaut, repondit: + +--_Male prius, nunc pejus_. + +Le pretre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_. + +--_Sic debuisti dicere prius_, repondit le diable, et il sortit +tranquillement. + +L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui +peut-etre vaut mieux. + +--_Exi tu ex corpo_, dit fierement le pretre. + +--_Nolvo_, repond le diable. + +--_Cur tu nolvis_? + +--_Quia_, repond insolemment le diable, _quia tu male linguis_. + +--_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le pretre, et il se retire +avec dignite, laissant tout camus ce pedant solennel. + +Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son etat et son age +condamnent au serieux a perpetuite. + +--Hola! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi, +vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-la attriste mon coeur. +Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'annee pour admirer votre +etonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces +ames innocentes qui, grace a Dieu, ne savent pas encore ce que vous +savez. + + + + +ZERBIN LE FAROUCHE + +CONTE NAPOLITAIN + + +I + +Il y avait une fois a Salerne un jeune bucheron qui s'appelait Zerbin. +Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne +parlait a personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se melait +point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait +surnomme _le farouche_; jamais titre ne fut mieux merite. Le matin, +quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait a la montagne, +la veste et la cognee sur l'epaule; il vivait seul dans les bois, tout +le long du jour, et ne rentrait qu'a la brume, trainant apres lui +quelque mechant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait +devant la fontaine ou tous les soirs, les jeunes filles du quartier +allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette +sombre figure et se moquait du pauvre bucheron. Ni la barbe noire ni les +yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontee; c'etait a +qui provoquerait l'innocent. + +--Zerbin de mon ame, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur. + +--Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes +paroles, je suis a toi. + +--Zerbin, Zerbin, repetaient en choeur toutes ces tetes folles, qui de +nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu? + +--La plus bavarde, repondait le bucheron, en leur montrant le poing. + +Et chacune de crier aussitot: + +--Merci! mon bon Zerbin, merci! + +Poursuivi par les eclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui +avec la grace d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa +porte fermee, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau, +s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait +sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans desirs, il +s'endormait vite et ne revait guere. Si le bonheur est de ne rien +sentir, le plus heureux des hommes, c'etait Zerbin. + +II + +Un jour qu'il s'etait fatigue a ebranler un vieux buis aussi dur que la +pierre, Zerbin voulut faire la sieste pres d'un etang tout entoure de +beaux arbres. A sa grande surprise, il apercut, etendue sur le gazon, +une jeune femme, d'une merveilleuse beaute, et dont la robe etait faite +de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un reve penible: son +visage etait crispe, ses mains s'agitaient; on eut dit qu'elle essayait +en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait. + +--S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir a midi avec le soleil sur +la figure! Toutes les femmes sont folles. + +Il enlaca quelques branches pour en ombrager la tete de l'etrangere, et +sur ce berceau il placa comme un voile sa veste de travail. + +Il finissait de tresser le feuillage, quand il apercut dans l'herbe, a +deux pas de l'inconnue, une vipere qui approchait en dardant sa langue +empoisonnee. + +--Ah! dit Zerbin, si petite et deja si mechante! + +Et en deux coups de sa cognee il fit du serpent trois morceaux. +Les troncons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre +l'etrangere, le bucheron les poussa du pied dans l'etang; ils y +tomberent en fremissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau. + +A ce bruit, la fee s'eveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie: + +--Zerbin! s'ecria-t-elle, Zerbin! + +--C'est mon nom, je le connais, repondit le bucheron, il n'y a pas +besoin de crier si fort. + +--Quoi! mon ami, dit la fee, tu ne veux pas que je te remercie du +service que tu m'as rendu? Tu m'as sauve plus que la vie. + +--Je ne vous ai rien sauve du tout, dit Zerbin, avec sa grace ordinaire. +Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des +serpents. Voila le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir; +laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps a perdre. + +Il s'etendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux. + +--Zerbin, dit la fee, tu ne me demandes rien? + +--Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on +est heureux. Bonsoir. + +Et le vilain se mit a ronfler. + +--Pauvre garcon, dit la fee, ton ame est endormie; mais, quoi que tu +fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains +d'un genie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais ete cent ans couleuvre; +je te dois cent ans de jeunesse et de beaute. Comment te payer? J'y +suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi +qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce +que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientot, je l'espere, tu beniras la fee +des eaux. + +Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle +entra dans l'etang d'un pas si leger, que l'onde meme n'en fut pas +ridee. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs +aigrettes, les nenuphars epanouissaient leurs fleurs les plus fraiches; +les arbres, le jour, le vent meme, tout souriait a la fee, tout semblait +s'associer a son bonheur. Une derniere fois elle leva sa baguette; +aussitot, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en +s'illuminant. On eut dit qu'un rayon de soleil percait jusqu'au fond de +l'abime. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus +rien que Zerbin qui ronflait toujours. + +III + +Le soleil commencait a baisser quand le bucheron se reveilla. Il +retourna tranquillement a sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua +le tronc de l'arbre qu'il avait ebreche le matin. La cognee resonnait +sur le bois, mais elle ne l'entamait guere; Zerbin suait a grosses +gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui defiait tous ses +efforts. + +--Ah! dit-il en regardant sa cognee tout ebrechee, quel malheur qu'on +n'ait pas invente un outil qui coupat le bois comme du beurre! J'en +voudrais un comme ca. + +[Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de +coudrier.] + +Il recula de deux pas, fit tourner la cognee sur sa tete et la lanca +d'une telle force qu'il alla tomber a dix pieds, les bras en avant, le +nez par terre. + +--_Per Baccho!_ s'ecria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappe a cote. + +Zerbin fut bientot rassure, car au meme instant l'arbre tomba, et si +pres de lui que peu s'en fallut que le pauvre garcon ne fut ecrase. + +--Voila un beau coup! s'ecria-t-il, et qui avance ma journee. Comme +c'est tranche! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bucherons +pour travailler comme le fils de ma mere. + +Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin; +puis, deliant une corde qu'il avait roulee autour de sa ceinture, il se +mit a cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec +un noeud coulant. + +--A present, dit-il, il faut trainer cela a la ville. Il est facheux que +les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais +fierement a Salerne et j'y entrerais en caracolant, a la facon d'un beau +cavalier qui se promene sans rien faire. Je voudrais me voir comme ca. + +A l'instant, voici le fagot qui se souleve et qui se met a trotter d'un +pas allonge. Sans s'etonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter +par cette monture d'espece nouvelle, et tout le long du chemin il +prenait en pitie ces pauvres petites gens qui marchaient a pied, faute +d'un fagot. + +IV + +Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de +Salerne, et sur cette place etait le palais du roi. Ce roi, personne ne +l'ignore, c'etait le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalise le +nom. + +Chaque apres-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du +roi, la princesse Aleli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de +la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aleli +n'ecoutait que sa pensee. Depuis trois ans, le roi son pere voulait la +marier a tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse +refusait tous les pretendants. Salerne etait sa dot, et elle sentait que +c'etait sa dot seule qu'on voulait epouser. Serieuse et tendre, Aleli +n'avait pas d'ambition, elle n'etait pas coquette, elle ne riait pas +pour montrer ses dents, elle savait ecouter et ne parlait jamais pour ne +rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le desespoir +des medecins. + +Aleli etait encore plus reveuse que de coutume, quand tout d'un coup +deboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majeste d'un +Cesar empanache. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent +prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main, +elles se mirent a en jeter au cavalier, et de facon si adroite, qu'il en +recut deux en plein visage. + +--Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous +rire a vous user les dents jusqu'aux gencives. Voila ce que vous +souhaite Zerbin. + +Et voici les deux femmes qui rient a se tordre, sans que rien les +arrete, ni les menaces du bucheron ni les ordres de la princesse, qui +prenait en pitie le pauvre bucheron. + +--Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aleli, et si douce et si +triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te +fera rire, et l'epouser par-dessus le marche! + +Sur ce, il prit sa meche de cheveux, et salua la princesse de la facon +la plus gracieuse. + +Regle generale: quand on est a cheval sur un fagot, il ne faut saluer +personne, fut-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour +saluer la princesse, il avait lache la corde qui retenait les branches +en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en +arriere, les jambes en l'air, de la facon la plus grotesque et la plus +ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la +moitie du feuillage, et, couronne comme un dieu sylvain, il s'en alla +rouler dix pas plus loin. + +Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je +l'ignore; c'est un mystere que la philosophie n'a pas encore explique. +Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aleli +fit comme tout le monde. Mais aussitot elle se leva, regarda Zerbin avec +des yeux etranges, mit la main sur son coeur, la porta a sa tete et +rentra dans le palais, tout agitee d'un trouble inconnu. + +Cependant Zerbin rassemblait les branches eparses et rentrait chez lui a +pied, comme un simple fagotier. La prosperite ne l'avait point ebloui, +la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journee etait bonne, +c'etait assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et +dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dina du meilleur +appetit. L'innocent ne se doutait guere du mal qu'il avait fait et du +desordre qu'il laissait apres lui. + +V + +Tandis que ces graves evenements se passaient, quatre heures sonnaient a +la tour de Salerne. La journee etait brulante, le silence regnait dans +les rues. Retire dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit, +le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait. + +Tout a coup il s'eveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des +larmes brulantes lui mouillaient le visage; c'etait la belle Aleli qui +embrassait son pere, dans un acces de tendresse. + +--Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu +m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mere, tu veux me faire faire +ta volonte? + +--Tout au contraire, mon bon pere, dit Aleli; c'est une fille obeissante +qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai +trouve. Pour vous faire plaisir, je suis prete a lui donner ma main. + +--Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui epousons-nous? +le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de +Sorrente? Non. Qui est-ce donc? + +--Je ne le connais pas, mon bon pere. + +--Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant? + +--Oui, tout a l'heure, sur la place du chateau. + +--Et il t'a parle? + +--Non, mon pere. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent? + +Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille +entre les deux yeux: + +--Au moins, dit-il, c'est un prince? + +--Je ne sais pas, mon pere, mais qu'importe? + +--Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien a la politique. +Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est a +merveille. Comme roi et comme pere, je ne generai jamais ta volonte +quand cette volonte sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs a +remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que +je veux. Ou se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas +parle et qui t'adore? + +--Je l'ignore, dit Aleli. + +--Voila qui est trop fort, s'ecria Mouchamiel. C'est pour me conter de +pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent a +mon peuple! Hola! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse +et qu'on la reconduise dans ses appartements. + +En entendant ces mots, Aleli leva les bras au ciel et se mit a fondre +en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au meme +moment, les deux femmes entrerent, toujours riant aux eclats. + +--Silence, miserables, silence! s'ecria Mouchamiel, indigne de ce manque +de respect. + +Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans +souci de l'etiquette. + +--Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et +qu'on leur tranche la tete. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins +plaisant qu'un roi. + +--Sire, dit Aleli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez +illustre votre regne en abolissant la peine de mort. + +--Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilises. Qu'on epargne +ces femmes, et qu'on se contente de les traiter a la russe, avec tous +les menagements voulus. Batonnez-les jusqu'a ce qu'elles meurent +naturellement. + +--Grace! mon pere, dit Aleli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en +supplie. + +--Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en debarrasse, dit le +bon Mouchamiel. Emmenez ces pecores, je leur pardonne; qu'on les enferme +dans une cellule jusqu'a ce qu'elles y crevent de silence et d'ennui. + +--Ah! mon pere, sanglota la pauvre Aleli. + +--Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ca finisse! + +--Grace, Sire, nous ne rirons plus, crierent les deux femmes en tombant +a genoux et en ouvrant une bouche ou il n'y avait que des gencives. Que +Votre Majeste nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes +d'un art infernal; un scelerat nous a ensorcelees. + +--Un sorcier dans mes Etats! dit le roi qui etait un esprit fort; c'est +impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas. + +--Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un +cheval de manege et caracole sous la main d'un bucheron? Voila ce que +nous venons de voir sur la place du chateau. + +--Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse +l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brule tous +les deux. Apres cela, j'espere qu'on me laissera dormir. + +--Bruler mon bien-aime! s'ecria la princesse, en remuant les bras comme +une illuminee. Sire, ce noble chevalier, c'est mon epoux, c'est mon +bien, c'est ma vie. Si l'on touche a un seul de ses cheveux, je meurs. + +--L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me +sert-il d'etre roi pour ne pouvoir pas meme dormir la grasse matinee? +Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai +un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il +sache ce que je veux. + + +VI + + +On annonca le seigneur Mistigris. C'etait un petit homme, gros, court, +rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui +regardaient de tous les cotes a la fois, un front bas, un nez crochu, de +grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du celebre ministre +qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il +entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le +pouvoir et ses ennuis. + +--Enfin, vous voila! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe +des choses inouies dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le +dernier averti? + +--Tout est dans l'ordre accoutume, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai +la dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix +regnent dans l'Etat, comme toujours. + +Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit: + +"Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas vole a la douane plus +que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau; +cinq entrees a l'hopital. Rien de nouveau. + +"Ville haute. Octroi double; prosperite et moralite toujours +croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposes; trois +maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris; +trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau. + +--Voila donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritee. +Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le metier de connaitre les +affaires d'Etat, j'en sais davantage. Un homme a cheval sur un fagot a +passe sur la place du chateau, et il a ensorcele ma fille. La voici qui +veut l'epouser. + +--Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce detail; un ministre sait +tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majeste de ces niaiseries? On pendra +l'homme et tout sera dit. + +--Et vous pouvez me dire ou est ce miserable? + +--Sans doute, Sire, repondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend +tout, est partout. + +--Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drole n'est +pas ici, vous laisserez le ministere a des gens qui ne se contentent pas +de voir, mais qui agissent. Allez! + +Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la +salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui etouffe, et fut +oblige de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'etait le +prefet de la ville qu'un hasard heureux amenait pres de lui. Mistigris +recula de deux pas et prit le magistrat au collet. + +--Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix +minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promene dans Salerne a +cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez! + +Tout etourdi de cette menace, le prefet courut chez le chef de la +police. + +--Ou est l'homme qui se promene sur un fagot? lui dit-il. + +--Quel homme? demanda le chef de la police. + +--Ne raisonnez pas avec votre superieur; je ne le souffrirai point. En +n'arretant pas ce scelerat, vous avez manque a tous vos devoirs. Si dans +cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez! + +Le chef de la police courut au poste du chateau; il y trouva ses gens +qui veillaient a la tranquillite publique en jouant aux des. + +--Droles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas +l'homme qui se promene a cheval sur un fagot, je vous fais batonner +comme des galeriens. Courez, et pas un mot. + +La troupe sortit en blasphemant, tandis que l'habile et sage Mistigris, +confiant dans les miracles de la hierarchie, rentrait tranquillement +dans la chambre du roi et remettait sur ses levres ce sourire perpetuel +qui fait partie de la profession. + + +VII + + +Deux mots dits par le ministre a l'oreille du roi charmerent Mouchamiel. +L'idee de bruler un sorcier ne lui deplaisait pas. C'etait un joli petit +evenement qui honorerait son regne, une preuve de sagesse qui etonnerait +la posterite. + +Une seule chose genait le roi, c'etait la pauvre Aleli noyee dans +les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entrainer dans ses +appartements. + +Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la +princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde: + +--Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au +contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule +l'assure de son bonheur. + +--Je vous entends, bon Mistigris, s'ecria Aleli. Merci, mon pere, merci, +ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de +baisers. Soyez beni, mille et mille fois beni! + +Elle sortit ivre de joie, la tete haute, les yeux brillants, et si +heureuse, si heureuse qu'elle arreta au passage le premier chambellan +pour lui annoncer elle-meme son mariage. + +--Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-meme les +honneurs du palais et soyez sur que vous n'obligerez pas des ingrats. + +Reste seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux. + +--Etes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma +parole? Vous croyez-vous le maitre de mon empire pour disposer de ma +fille et de moi sans mon aveu? + +--Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse; +c'etait le plus presse. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain. +A chaque jour suffit sa peine. + +--Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la +retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent +qui m'a vole le coeur de mon enfant. + +--Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a +plusieurs facons de la tenir. + +--Qu'entendez-vous par la? dit Mouchamiel. + +--Votre Majeste, reprit le ministre, vient de promettre a ma fille de la +marier; nous la marierons. Apres quoi nous prendrons la loi qui dit: + +"Si un noble qui n'a pas rang de baron ose pretendre a l'amour d'une +princesse de sang royal, il sera traite comme noble, c'est-a-dire +decapite. + +"Si le pretendant est un bourgeois, il sera traite comme un bourgeois, +c'est-a-dire pendu. + +"Si c'est un vilain, il sera noye comme un chien." + +--Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aise que d'accorder votre amour +paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois a Salerne, +qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles. + +--Mistigris, dit le roi, vous etes un coquin. + +--Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis +qu'un politique. On m'a enseigne qu'il y a une grande morale pour les +princes et une petite pour les petites gens. J'ai profite de la lecon. +C'est ce discernement qui fait le genie des hommes d'Etat, l'admiration +des habiles et le scandale des sots. + +--Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous etes +fatigant comme un eloge academique. Je ne vous demande pas de mots, mais +des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en. + +Comme il parlait ainsi, la princesse Aleli entra dans la chambre royale. +Elle etait si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon +Mouchamiel soupira et se prit a desirer que le cavalier du fagot fut un +prince, afin qu'on ne le pendit pas. + + +VIII + + +C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses desagrements. Adieu +le plaisir d'etre inconnu et de defier la sotte curiosite de la foule. +L'entree triomphale de Zerbin n'etait pas achevee, qu'il n'y avait pas +un enfant dans Salerne qui ne connut la personne, la vie et la demeure +du bucheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine a trouver +l'homme qu'ils cherchaient. + +Zerbin etait a deux genoux dans sa cour, tout occupe a affiler sa +fameuse cognee; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce, +quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort +vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades +dans le dos le pousserent dans la rue; c'est de cette facon qu'il apprit +qu'un ministre s'interessait a sa personne, et que le roi lui-meme +daignait l'appeler au palais. + +Zerbin etait un sage, et le sage ne s'etonne de rien. Il enfonca +ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop +s'emouvoir de la grele qui tombait sur lui. Cependant, pour etre sage, +on n'est pas un saint. Un coup de pied recu dans le mollet lassa la +patience du bucheron. + +--Doucement, dit-il, un peu de pitie pour le pauvre monde. + +--Je crois que le drole raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient. +Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la +main. + +--Je voudrais vous voir a ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous +ririez. + +--Te tairas-tu, drole! dit le chef de la bande en lui decochant un coup +de poing a decorner un boeuf. + +Le coup etait mal porte sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il +alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et a moitie aveugle, +le blesse se jeta sur le maladroit qui l'avait frappe et le prit aux +cheveux. Les voila qui se battent; on veut les separer: les coups de +poing pleuvent a droite, a gauche, en haut, en bas; c'etait une melee +generale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes +qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une +patrouille pour retablir l'ordre, en arretant les battants, les battus +et les curieux. + +Zerbin, toujours impassible, s'en allait au chateau en se promenant, +quand, sur la grande place, il fut aborde par une longue file de beaux +messieurs en habits brodes et en culottes courtes. C'etaient les valets +du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan +lui-meme, venaient au-devant du fiance qu'attendait la princesse. Comme +ils avaient recu l'ordre d'etre polis, chacun d'eux avait le chapeau a +la main et le sourire sur les levres. Ils saluerent Zerbin; le bucheron, +en homme bien eleve, leur rendit leur salut. Nouvelles reverences de la +livree, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite +avec une gravite parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'etant pas +ne dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui +manquait: + +--Assez, s'ecria-t-il, assez; et comme dit la chanson: + + Apres trois refus, + La chance; + Apres trois saluts, + La danse. + +Vous ne m'avez pas trop salue, dansez maintenant. + +Aussitot, voici les valets qui se mettent a danser en saluant, a saluer +en dansant, et qui tous, precedant Zerbin dans un ordre admirable, lui +font au chateau une entree digne d'un roi. + + +IX + + +Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement +le bout de son nez; Aleli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme +un diplomate qui cherche une idee, les courtisans immobiles et muets +avaient l'air de reflechir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit. +Majordome et valets entrerent en cadence, dansant une sarabande qui +surprit fort la cour. Derriere eux marchait le bucheron, aussi peu emu +des splendeurs royales que s'il etait ne dans un palais. Cependant, a la +vue du roi, il s'arreta, ota son chapeau qu'il tint a deux mains sur sa +poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son +chapeau sur sa tete, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser +le bout de son pied. + +--Mon pere, s'ecria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici +l'epoux que vous m'avez donne. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce +pas que vous l'aimerez? + +--Mistigris, murmura Mouchamiel a demi etrangle, interrogez cet homme +avec les plus grands menagements. Songez au repos de ma fille et +au mien. Quelle aventure! Ah! que les peres seraient heureux s'ils +n'avaient pas d'enfants! + +--Que Votre Majeste se rassure, repondit Mistigris; l'humanite est mon +devoir et mon plaisir. + +--Leve-toi, coquin! dit-il a Zerbin d'un ton brusque; reponds vite, si +tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince deguise? Tu te tais, miserable! +Tu es un sorcier! + +--Pas plus sorcier que toi, mon gros, repondit Zerbin sans quitter son +fauteuil. + +--Ah! brigand! s'ecria le ministre; cette denegation prouve ton crime; +te voila confondu par ton silence, triple scelerat! + +[Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle +chanson plaintive.] + +--Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin. + +--Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'eloquence, faites +justice; purgez vos Etats, purgez la terre de ce monstre. La mort est +trop douce pour un pareil sacripant. + +--Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas. + +--Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanite +sont en presence. _Oua, oua, oua._ L'humanite vous ordonne de proteger +vos sujets en les delivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice +veut qu'on le pende ou qu'on le brule, _oua, oua, oua_. Vous etes pere, +_oua, oua_, mais vous etes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_, +doit effacer le pere, _oua, oua, oua_. + +--Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic +insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez. + +--Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._ + +Tandis que le roi soupirait, Aleli, quittant brusquement son pere, alla +se mettre aupres de Zerbin. + +--Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon epoux; son sort sera le mien. + +A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure. +Mistigris lui-meme se crut oblige de rougir. + +--Malheureuse! dit le roi furieux, en te deshonorant tu as prononce ta +condamnation. Gardes! arretez ces deux creatures; qu'on les marie seance +tenante; apres cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans +le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne a la fureur des +flots. + +--Ah! Sire, s'ecria Mistigris, tandis qu'on entrainait la princesse +et Zerbin, vous etes le plus grand roi du monde. Votre bonte, votre +douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'etonnement de la +posterite. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous, +confondus par tant de magnanimite, il ne nous reste qu'a nous taire et a +admirer. + +--Ma pauvre fille, s'ecria le roi, que va-t-elle devenir sans son pere! +Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera +pour moi une consolation que de savoir cet habile homme aupres de +ma chere Aleli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une +distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon +Mistigris. + +Mistigris etait reste la bouche ouverte; il allait reprendre haleine +pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du +palais. Malgre ses cris, ses menaces, ses prieres et ses pleurs, on le +jeta sur la barque, et bientot les trois amis se trouverent seuls au +milieu des flots. + +Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la +chambre basse pour achever une sieste si desagreablement interrompue. + + +X + + +La nuit etait belle et calme; la lune eclairait de sa blanche clarte la +mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait +au loin la barque; deja on apercevait Capri qui se dressait au milieu +des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et +murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bucheron ou +de matelot. A ses pieds etait assise Aleli, silencieuse, mais non +pas triste; elle ecoutait son bien-aime. Le passe, elle l'oubliait; +l'avenir, elle n'y songeait guere; rester aupres de Zerbin, c'etait +toute sa vie. + +Mistigris, moins tendre, etait moins philosophe. Inquiet et furieux, +il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait a Zerbin de beaux +discours que le bucheron n'ecoutait pas. Insensible comme toujours, +Zerbin penchait la tete. Peu habitue aux harangues officielles, les +discours du ministre l'endormaient. + +--Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si +tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi +quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque +chose a gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la +fortune de tes amis? + +--J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitie d'un oeil. + +Aleli se leva aussitot et chercha autour d'elle. + +--Mon ami, dit-elle, que voulez-vous? + +--Je veux des figues et du raisin, dit le bucheron. + +Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de +sortir entre ses jambes et l'avait jete par terre. + +--Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu +as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas ete ministre +pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai. + +Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le +dos courbe, la face souriante. + +--Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander a Votre Excellence son +incomparable amitie. Peut-etre Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris +tout ce que je cachais de devouement sous la severite affectee de mes +paroles; mais je puis l'assurer que tout etait calcule pour brusquer son +bonheur. C'est moi seul qui ai hate son heureux mariage. + +--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. + +--Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grace d'un courtisan. +J'espere que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et +qu'elle me mettra souvent a meme de lui temoigner tout mon zele. + +--Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut +absolument que je mette Aleli dans mes interets. Plaire aux dames, c'est +le grand secret de la politique. + +--A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que +vous etes marie de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un +cadeau de noces a votre royale fiancee? + +--Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, ou +veux-tu que je le peche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons, +tu me le rapporteras. + +A l'instant meme, comme si une main invisible l'eut lance, Mistigris +sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots. + +Zerbin se remit a eplucher et a croquer ses raisins, tandis qu'Aleli ne +se lassait pas de le regarder. + +--Voila un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin. + +Ce n'etait pas un marsouin, c'etait l'heureux messager qui, remonte sur +les vagues, se debattait au milieu de l'ecume; Zerbin prit Mistigris par +les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose etrange, le gros homme +avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une etoile au +milieu de la nuit. + +Des qu'il put respirer: + +--Voila, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre a la charmante +Aleli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidele +et le plus devoue des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministere a +confier... + +--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin. + +--Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre +femme? Cette barque exposee a toutes les injures de l'air n'est pas un +sejour digne de sa naissance et de sa beaute. + +--Assez! Mistigris, dit Aleli; je suis bien ici, je ne demande rien. + +--Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince +de Capri vous offrit sa main, il avait envoye a Salerne un splendide +navire en acajou, ou l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces +matelots vetus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout +ornes de glaces! voila ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le +seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arriere, lui, si noble, si +puissant et si bon. + +--Il est sot, ce bonhomme-la! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais +avoir un bateau comme ca, rien que pour te clore le bec, bavard! apres +cela tu te tairais. + +A ce moment, Aleli poussa un cri de surprise et de joie qui fit +tressaillir le bucheron. + +Ou etait-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la +grace d'un cygne aux ailes gonflees. Une tente eclairee par des lampes +d'albatre formait sur le pont un salon richement meuble; Aleli, toujours +assise aux pieds de son epoux, le regardait toujours; Mistigris courait +apres l'equipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur +cet etrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en etait pour son +eloquence, et ne pouvait meme trouver un mousse a gouverner. + +Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitot, +toujours souriant. + +--Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon +zele? + +--Tais-toi, bavard, dit le bucheron. Je te defends de parler jusqu'a +demain matin. Je reve, laisse-moi dormir. + +Mistigris resta bouche beante, en faisant les gestes les plus +respectueux; puis de desespoir il descendit a la salle a manger et se +mit a souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir +se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin +revait tout a son aise; Aleli, seule, ne dormait pas. + + +XI + + +On se lasse de tout, meme du bonheur, dit un proverbe; a plus forte +raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire ou personne ne parle, +et qui va je ne sais ou. + +Aussi, des que Mistigris eut repris ses sens et recouvre la parole, +n'eut-il d'autre idee que d'amener Zerbin a souhaiter d'etre a terre. +La chose etait difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque +voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait +par-dessus tout que Zerbin ne regrettat ses bois et sa cognee. Devenez +donc le ministre d'un bucheron! + +Par bonheur Zerbin s'etait reveille dans une humeur charmante; il +s'habituait a la princesse, et, si brute qu'il fut, cette aimable figure +l'egayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, helas! les femmes +sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aleli disait a +Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et +du bruit, dans quelque chaumiere tranquille, au milieu d'un verger, au +bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre a cette poesie, le bon Zerbin +ecoutait avec plaisir ces douces paroles qui le bercaient. + +--Une chaumiere, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait +joli. Si... + +Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup. + +--Ah! seigneur! s'ecria-t-il, regardez donc la-bas en face de vous. Que +c'est beau! + +--Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien. + +--Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux. + +--Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air etonne. Quoi! vous ne voyez +pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout +garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord +de la mer? + +--Un palais? dit Aleli. Pour etre entouree de courtisans, d'egoistes et +de valets, je n'en veux pas. Fuyons. + +--Oui, dit Zerbin, une chaumiere vaut mieux; on y est plus tranquille. + +--Ce palais-la ne ressemble a aucun autre, s'ecria Mistigris, chez qui +la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure feerique il n'y a ni +courtisans ni valets; on est servi de facon invisible; on est tout a la +fois seul et entoure! Les meubles ont des mains, les murs ont des +oreilles. + +--Ont-ils une langue? dit Zerbin. + +--Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent +quand on veut. + +--Eh bien! dit le bucheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais +bien avoir un chateau comme ca. Ou est-il donc, ce beau palais? Je ne le +vois pas. + +--Il est la devant vous, mon ami, dit la princesse. + +Le vaisseau avait couru vers la terre, et deja on jetait l'ancre dans +un port ou l'eau etait assez profonde pour qu'on put aborder a quai. +Le port etait a demi entoure par un grand escalier en fer a cheval; +au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la +mer, s'elevait le plus riant palais qu'on ait jamais reve. + +Les trois amis monterent gaiement; Mistigris allait en tete, tout en +soufflant a chaque marche. Arrive a la grille du chateau, il voulut +sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-meme qui +repondit. + +--Que veux-tu, etranger? demanda-t-elle. + +--Parler au maitre de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigue de causer +pour la premiere fois avec du fer battu. + +--Le maitre de ce palais est le seigneur Zerbin, repondit la Grille. +Quand il approchera, j'ouvrirai. + +Zerbin arrivait, donnant le bras a la belle Aleli; la Grille s'ecarta +avec respect et laissa passer les deux epoux, suivis de Mistigris. + +Une fois sur la terrasse, Aleli regarda le spectacle splendide qu'elle +avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil +du matin. + +--Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette +galerie, toute garnie de lauriers en fleur! + +--Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre. + +--Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'ecria Mistigris. + +--Nous voici, nous voici, crierent les fauteuils; et ils arriverent +tous, courant l'un apres l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le +permettaient. + +--On dejeunerait bien ici, dit Mistigris. + +--Oui, dit Zerbin; mais ou est la table? + +--Me voila, me voila, repondit une voix de contralto. + +Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravite d'une matrone, +vint se placer devant les convives. + +--C'est charmant, dit la princesse, mais ou sont les plats? + +--Nous voici, nous voici, crierent des petites voix seches: et trente +plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs +cousins, sans oublier leurs tantes, les salieres, se rangerent en un +instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier, +de fruits et de fleurs. + +--Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous. +Tout ceci est mon oeuvre. + +--Tu mens! cria une voix. + +Mistigris se retourna et ne vit personne; c'etait une colonne de la +galerie qui avait parle. + +--Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture; +j'ai toujours dit la verite. + +--Tu mens! dit la voix. + +--Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la verite, +on n'y etablira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut +changer cela. + +--Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire, +n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons +petits impots, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous +entourerait d'amour et de tendresse? + +--Roi! dit Zerbin, pour quoi faire? + +--Mon ami, ne l'ecoutez pas, dit la bonne Aleli. Restons ici, nous y +sommes si bien tous les deux. + +--Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes, +et pres de vous je ne desire rien. + +--Tu mens! dit la voix. + +--Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon +devouement? + +--Tu mens! reprit l'echo. + +--Seigneur, ne l'ecoutez pas, s'ecria Mistigris. Je vous honore et je +vous aime; croyez a mes serments. + +--Tu mens! reprit la voix impitoyable. + +--Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le +pays des menteurs. + +Parole imprudente, car aussitot Mistigris partit en l'air comme une +fleche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur +la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a +reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a +jamais revu dans un palais ou les murs memes disaient la verite. + + +XII + + +Restes seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aleli +se laissait aller aux plus douces pensees. Vivre dans une solitude +enchantee, aupres de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on reve dans ses +plus beaux jours? Pour connaitre son nouveau domaine, elle prit le bras +de Zerbin. De droite et de gauche, le palais etait entoure de belles +prairies arrosees d'eaux jaillissantes. Des chenes verts, des hetres +pourpres, des melezes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles +orangees allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du +feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le +repos. Aleli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin: + +--Mon ami, lui dit-elle, etes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien +a desirer? + +--Je n'ai jamais rien desire, dit Zerbin. Qu'ai-je a demander? Demain je +prendrai ma cognee et je travaillerai ferme; il y a la de beaux bois a +abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots. + +--Ah! dit Aleli en soupirant, vous ne m'aimez pas! + +--Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ca? Je ne vous veux +pas de mal, assurement, bien au contraire; voila un chateau qui nous +vient des nues, il est a vous; ecrivez a votre pere, faites-le venir, ca +me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ca n'est pas ma faute: +je n'y suis pour rien. Bucheron je suis ne, bucheron je veux mourir. Ca, +c'est mon metier, et je sais me tenir a ma place. Ne pleurez pas, je ne +veux rien dire qui vous afflige. + +--Ah! Zerbin, s'ecria la pauvre Aleli, que vous ai-je fait pour me +traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien mechante pour que +vous ne vouliez pas m'aimer? + +--Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas. +Ca ne sert a rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons, +bon! voila de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ca vous fait plaisir, +je veux bien vous aimer; je vous aime, Aleli, je vous aime. + +La pauvre Aleli, tout eploree, leva les yeux: Zerbin etait transforme. +Il y avait dans son regard la tendresse d'un epoux, le devouement d'un +homme qui donne a tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aleli se +mit a pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait a Zerbin, +qui, de son cote, pour la premiere fois, se mit a fondre en larmes. +Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la +vie? + +Et alors parut la fee des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel. +Le bon roi etait bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille +et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa +benediction et leur dit adieu le meme jour pour menager son emotion, sa +sensibilite et sa sante. La fee des eaux resta la protectrice des deux +epoux, qui vecurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier +le monde, plus heureux d'en etre oublies. + + Zerbin resta-t-il sot, comme l'etait son pere? + Son ame s'ouvrit-elle a la clarte des cieux? + On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux; + Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystere; + Je l'ignore et je dois me taire. + + Mais qu'importe, apres tout? Zerbin etait heureux. + On l'aimait, c'est la grande affaire; + Lui donner de l'esprit n'etait pas necessaire; + Qu'elle soit princesse ou bergere, + Toute femme en menage a de l'esprit pour deux. + + + + +LE PACHA BERGER + + +CONTE TURC + + +Il y avait une fois a Bagdad un pacha fort aime du sultan, fort redoute +de ses sujets. Ali (c'etait le nom de notre homme) etait un vrai +musulman, un Turc de la vieille roche. Des que l'aube du jour permettait +de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il etendait un tapis a terre, +et, le visage tourne vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions +et ses prieres. Ses devotions achevees, deux esclaves noirs, vetus +d'ecarlate, lui apportaient la pipe et le cafe. Ali s'installait sur un +divan, les jambes croisees, et restait ainsi tout le long du jour. Boire +a petits coups du cafe d'Arabie, noir, amer, brulant, fumer lentement du +tabac de Smyrne dans un long _narghile_, dormir, ne rien faire et penser +moins encore, c'etait la sa facon de gouverner. Chaque mois, il est +vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au tresor +imperial un million de piastres, l'impot du pachalick; ce jour-la, le +bon Ali, sortant de sa quietude ordinaire, appelait devant lui les plus +riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de +piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient +la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils +n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitie du pacha, la +misericorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son cafe, +les faisait batonner sur la plante des pieds jusqu'a ce qu'on lui +apportat cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par +trouver quelque part. La somme comptee, le fidele administrateur en +envoyait la moitie au sultan et jetait l'autre moitie dans ses coffres; +puis, il se remettait a fumer. Quelquefois, malgre sa patience, il se +plaignait, ce jour-la, des soucis de la grandeur et des fatigues du +pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant, +il levait l'impot avec le meme calme et le meme desinteressement. +C'etait le modele des pachas. + +[Note 1: Le para vaut quelques centimes.] + +Apres la pipe, le cafe et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'etait +sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa +fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses +vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire +un pas sans avoir aupres d'elle trois femmes toujours pretes a la +servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette, +une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'eventait, une esclave noire +l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque +matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traine par des +boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en +visites, occupee a manger des confitures de roses, a boire des sorbets a +la grenade, a regarder des danseuses, a se moquer de ses bonnes amies. +Apres une journee si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait +son pere et dormait sans rever. Lire, reflechir, broder, faire de la +musique, ce sont la des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de +laisser a ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de +pacha, on est nee pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de +plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les +Turcs; mais combien de chretiens qui sont Turcs a cet endroit! + +Il n'y a point ici-bas de bonheur sans melange; autrement la terre +ferait oublier le ciel. Ali en fit l'experience. Un jour d'impot, le +vigilant pacha, moins eveille que de coutume, fit batonner par megarde +un _raya_ grec, protege de l'Angleterre. Le battu cria: c'etait son +droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que +le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le +consul. On hurla dans les journaux, on vocifera au parlement, on montra +le poing a Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le +sultan, et, ne pouvant se debarrasser de sa fidele alliee, dont il avait +peur, il voulut au moins se debarrasser du pacha, cause innocente de +tout ce vacarme. La premiere idee de Sa Hautesse fut de faire etrangler +son ancien ami; mais Elle reflechit que le supplice d'un musulman +donnerait trop d'orgueil et trop de joie a ces chiens de chretiens qui +aboient toujours. Aussi, dans son inepuisable clemence, le Commandeur +des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetat le pacha sur +quelque plage deserte, et qu'on l'y laissat mourir de faim. + +Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge etait un vieux pacha, +chez qui l'age temperait le zele, et qui savait par experience que la +volonte des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un +jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui +saurait gre d'une clemence qui ne lui coutait rien. Il se fit amener +en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques +piastres, et les prevint que, si le lendemain on les retrouvait dans le +pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait +etrangler ou decapiter, a leur choix. Ali le remercia de tant de bonte; +une heure apres, il etait parti avec une caravane qui gagnait la Syrie. +Des le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du +pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on celebrait la +justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur +les miseres de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau +pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de +piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux +d'avoir enfin echappe aux serres du brigand qui, durant tant d'annees, +l'avait pille impunement. + +Sauver sa tete est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut +vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitue a +compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant a Damas, Ali se +trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de +faim, et, douleur plus grande pour un pere! il voyait sa fille palir et +deperir aupres de lui. Que faire en cette extremite? Tendre la main? +Cela etait indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un +peuple a ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vecu noblement, il +ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent, +c'etait de faire batonner les gens; mais, pour exercer en paix cette +industrie respectable, il faut etre pacha et avoir un privilege du +sultan. Faire ce metier en amateur, a ses risques et perils, c'etait +s'exposer a etre pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment +pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de +sa vie, c'etait d'avoir fait etrangler de temps a autre quelque petit +larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands. + +Un jour qu'il n'avait pas mange, et que _Charme-des-Yeux_, epuisee par +le jeune, n'avait pu quitter la natte ou elle etait couchee, Ali, rodant +par les rues de Damas, comme un loup affame, apercut des hommes qui +chargeaient des cruches d'huile sur leur tete et les portaient a un +magasin peu eloigne. A l'entree du magasin etait un commis, qui payait +a chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite piece de +cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit a la file, et, montant +un etroit escalier, recut en charge une enorme jarre, qu'il avait +grand'peine a tenir en equilibre sur sa tete, meme en y portant les deux +mains. + +Le cou ramasse, les epaules relevees, le front tendu, Ali descendait pas +a pas, quand, a la troisieme marche, il sentit que son fardeau penchait +en avant. Il se rejette en arriere, le pied lui glisse, il roule +jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisee en eclats et des +flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se +sentit pris au collet par le commis de la maison. + +--Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour +reparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un metier, on ne +s'en mele pas. + +--Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Ou voulez-vous +que je les prenne? Je n'ai pas un _para_. + +--Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le +commis sans sourciller. + +Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux, +fut jete a terre, ses pieds passes entre deux cordes, et la, dans une +attitude ou il n'avait que trop souvent mis les autres, il recut sur la +plante des pieds cinquante coups de baton aussi vertement appliques que +si un pacha eut preside a l'execution. + +Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds +de quelques haillons et se traina vers sa maison en soupirant. + +--Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai +fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais batonner +etaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour +eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de baton. + +Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosite, avait +vu sa mesaventure, le prit en pitie. Elle lui donna de l'huile pour +panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignees de +lupins pour vivre en attendant la guerison, et, ce soir-la meme, pour +la premiere fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquieter du +lendemain. + +Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa +retraite forcee, Ali eut une idee lumineuse: "J'ai ete un sot, +pensa-t-il, de prendre le metier de portefaix: un pacha n'a pas la tete +forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue +les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la legerete des mains; +j'etais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte +et l'on ment; je m'y connais, j'etais pacha: choisissons un etat ou +je puisse etonner le monde par ces brillantes qualites et conquerir +rapidement une honnete fortune." + +Sur ces reflexions, Ali se fit barbier. + +Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui +faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger +les ustensiles, servir le cafe et les pipes aux habitues. Ali se tirait +a merveille de ces fonctions delicates. Si, par hasard, on lui confiait +la tete de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donne de +travers passait inapercu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent +pas qu'ils sont faits pour etre ecorches; un peu plus, un peu moins, +cela ne les change guere et n'emeut en rien leur stupidite. + +Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand +personnage dont la vue seule etait faite pour intimider le pauvre Ali. +C'etait le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tete +en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les +dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crane les flots d'une +mousse odorante, le bouffon, renverse sur son siege, s'amusait a pincer +le nouveau barbier, a lui rire au nez, a lui tirer la langue. Deux fois, +il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit +en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne +perdait rien de son serieux; tout entier au soin d'une tete si chere, +il faisait marcher son rasoir avec une regularite, avec une legerete +admirables, quand tout a coup le bossu fit une grimace si hideuse et +poussa un tel cri, que le barbier, effraye, retira brusquement la main, +emportant au bout de son rasoir la moitie d'une oreille, et ce n'etait +pas la sienne. + +Les bouffons aiment a rire, mais c'est aux depens d'autrui. Il n'y a pas +de gens qui aient l'epiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la +peau de leurs voisins. Tomber a coups de poing sur Ali et l'etrangler, +tout en criant a l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un +instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille etait si forte, qu'il fallut +bien que le blesse songeat a son oreille, d'ou jaillissait un flot de +sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit a fuir dans les ruelles +de Damas avec la legerete d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est +pris, il est pendu. + +Apres mille detours, il se cacha dans une cave ruinee et n'osa regagner +sa demeure qu'au milieu des tenebres et du silence de la nuit. Rester a +Damas apres un tel accident, c'etait une mort certaine; Ali n'eut pas de +peine a convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure. +Leur bagage ne les genait guere; avant l'aurore ils avaient gagne la +montagne. Trois jours durant, ils marcherent sans s'arreter, n'ayant +pour vivres que quelques figues derobees aux arbres du chemin, avec un +peu d'eau trouvee a grand'peine au fond des ravines dessechees. Mais +toute misere a sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs +splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mange de meilleur +appetit. + +A leur derniere etape, les fugitifs furent accueillis par un brave +paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalite. Apres +souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit +de le prendre pour berger. Conduire a la montagne une vingtaine de +chevres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'etait pas un metier +difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on +ne courait pas risque d'etre battu pour sa maladresse, on avait a +discretion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un +_para_, du moins il permettait a _Charme-des-Yeux_ de prendre autant +de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son pere et les +siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'etre pendu, +se decida, sans trop de peine, a mener la vie des patriarches. Des le +lendemain, il s'enfonca dans la montagne avec sa fille, ses chiens et +son troupeau. + +[Illustration: Elle songeait a Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait +point oublier les doux loisirs d'autrefois.] + +Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couche sur le +dos et fumant sa pipe, il passait le temps a regarder les oiseaux +qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ etait moins +patiente: elle songeait a Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point +oublier les doux loisirs d'autrefois. + +--Mon pere, disait-elle souvent, a quoi bon la vie quand elle n'est +qu'une perpetuelle misere? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un +coup que de mourir a petit feu? + +--Dieu est grand, ma fille, repondait le sage berger, ce qu'il fait est +bien fait. J'ai le repos; a mon age, c'est le premier des biens; aussi, +tu le vois, je me resigne. Ah! si seulement j'avais appris un metier! +Toi, tu as la jeunesse et l'esperance, tu peux attendre un retour de +fortune. Que de raisons pour te consoler! + +--Je me resigne, mon bon pere, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant. + +Et elle se resignait d'autant moins qu'elle esperait davantage. + +Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la +solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans +la montagne. En poursuivant un oiseau blesse, il s'etait egare; seul et +loin de sa suite, il cherchait a retrouver son chemin en descendant le +cours d'un ruisseau, quand, au detour d'un rocher, il apercut en face +de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau, +tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle creature, Yousouf +poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tete. Effrayee de voir un +etranger, elle s'enfuit aupres de son pere et disparut aux regards du +prince etonne. + +--Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraiche +que la rose de nos jardins; cette fille du desert est plus belle que nos +sultanes. Voici la femme que j'ai revee. + +Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient +les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin +_Charme-des-Yeux_ occupee a traire les brebis, tandis qu'Ali appelait a +lui les chiens, dont les aboiements furieux denoncaient l'approche +d'un etranger. Yousouf se plaignit d'etre egare et de mourir de soif. +_Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitot du lait dans un grand vase de +terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le pere et la +fille; puis, enfin, il se decida a demander son chemin. Ali, suivi de +ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et +revint tremblant. L'inconnu lui avait donne une piece d'or: c'etait donc +un officier du sultan, un pacha peut-etre? Pour Ali, qui jugeait avec +ses propres souvenirs, un pacha etait un homme qui ne pouvait que faire +le mal, et dont l'amitie n'etait pas moins redoutable que la haine. + +En arrivant a Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mere; il lui +repeta qu'elle etait belle comme a seize ans, brillante comme la lune +dans son plein, qu'elle etait sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au +monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains. + +La mere se mit a sourire: "Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret a +me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le +dis; mais ce dont je suis sure, c'est que jamais tu n'auras de meilleure +amie que moi." + +Yousouf ne se fit pas prier; il brulait de raconter ce qu'il avait vu +dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue, +declara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'epouser des +le lendemain. + +--Un peu de patience, mon fils, lui repetait sa mere; laisse-nous savoir +quel est ce miracle de beaute; apres cela, nous deciderons ton pere, et +nous le ferons consentir a cette heureuse union. + +Quand le pacha connut la passion de son fils, il commenca par se recrier +et finit par se mettre en colere. Manquait-il a Damas des filles riches +et bien faites, pour qu'il fut necessaire d'aller chercher au desert +une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains a ce triste +mariage, jamais! + +_Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son +menage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'etaient +pas ecoules que le pacha, emu par les larmes de la mere, par la paleur +et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse a ceder. Mais, en +homme fort et qui s'estime a son juste prix, il declara hautement qu'il +faisait une sottise et qu'il le savait. + +--Soit! que mon fils epouse une bergere et que sa folie retombe sur sa +tete; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque a cette +union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est a lui seul qu'il +appartient d'obtenir et d'amener ici cette miserable chevriere qui a +jete un sort sur ma maison. + +Une heure apres, le bossu, monte sur un ane, gagnait la montagne, +maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du +bon sens d'envoyer en ambassade a un berger, par la poussiere et le +soleil, un homme delicat, ne pour vivre sous les lambris d'un palais, +et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit? +Mais, helas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et +reduit au metier de bouffon le genie qui ne veut pas mourir de faim. + +Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il +apercut Ali, couche a l'ombre d'un caroubier, et plus occupe de sa pipe +que de ses brebis. Le bouffon piqua son ane et s'avanca vers le berger +avec la majeste d'un vizir. + +--Drole, lui dit-il, tu as ensorcele le fils du pacha: il te fait +l'honneur d'epouser ta fille. Decrasse au plus vite cette perle de +la montagne, il faut que je l'emmene a Damas. Quant a toi, le pacha +t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tot le pays. + +Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la +tete, demanda au bossu ce qu'il voulait. + +--Bete brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du +pacha prend ta fille en mariage. + +--Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali. + +--Ce qu'il fait? s'ecria le bouffon, en eclatant de rire. Double pecore +que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton +espece? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dime de la +province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y +en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut +prendre a sa volonte? + +--Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu +protege Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il +armurier? + +--Non, imbecile. + +--Forgeron? + +--Encore moins. + +--Charpentier? + +--Non. + +--Chaufournier? + +--Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a +que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage, +ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien. + +--Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un menage coute +cher, je ne donnerai jamais mon enfant a un mari qui ne peut pas nourrir +sa femme. Mais peut-etre le fils du pacha a-t-il quelque metier moins +rude. N'est-il point brodeur? + +--Non, dit le bouffon, en haussant les epaules. + +--Tailleur? + +--Non. + +--Potier? + +--Non. + +--Vannier? + +--Non. + +--Il est donc barbier? + +--Non, dit le bossu, rouge de colere. Finis cette sotte plaisanterie, ou +je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis presse. + +--Ma fille ne partira pas, repondit le berger. + +Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger aupres de lui en grognant et +en montrant des crocs qui ne parurent charmer que mediocrement l'envoye +du pacha. + +Il retourna sa monture, et menacant du poing Ali qui retenait ses dogues +au poil herisse: + +--Miserable! lui cria-t-il, tu auras bientot de mes nouvelles; tu sauras +ce qu'il en coute pour avoir une autre volonte que celle du pacha, ton +maitre et le mien. + +Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitie d'oreille plus basse que +de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon cote. +C'etait un petit echec pour sa femme et son fils; pour lui, c'etait un +triomphe: double succes qui chatouillait agreablement son orgueil. + +--Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais +rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans +la montagne quatre cavaliers qui m'ameneront la fille; quant au pere, ne +t'en embarrasse pas, je lui reserve un argument decisif. + +Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait +devant lui quelque chose qui le genait. + +Sur un signe de sa mere, Yousouf se leva et supplia son pere de lui +laisser l'ennui de mener a fin cette petite aventure. Sans doute le +moyen propose etait irresistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-etre +la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne +voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf +esperait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement a bout d'une +resistance qui ne lui semblait pas serieuse. + +--Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton pere; +c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te +previens qu'a compter d'aujourd'hui je ne me mele plus de tes affaires. +Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je +donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu. + +Yousouf sourit, il etait sur de reussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne +l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs a vingt ans doute-t-on +de soi-meme et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a +trompes, non pour ceux qu'elle enivre de ses premieres illusions. + +Ali recut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il +le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur +le fond des choses il fut inexorable. Point de metier, point de +mariage; c'etait a prendre ou a laisser. Le jeune homme comptait que +_Charme-des-Yeux_ viendrait a son secours; mais _Charme-des-Yeux_ etait +invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne desobeit pas +a son pere: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de +mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermee +au logis. + +Le fils du pacha descendit de la montagne la tete basse. Que faire? +Rentrer a Damas, pour y etre en butte aux railleries de son pere, jamais +Yousouf ne s'y resignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutot la mort. +Faire changer d'avis a cet entete de vieux berger? Yousouf ne pouvait +l'esperer; et il en venait presque a regretter de s'etre perdu par trop +de bonte! + +Au milieu de ces tristes reflexions, il s'apercut que son cheval, +abandonne a lui-meme, l'avait egare. Yousouf se trouvait sur la lisiere +d'un bois d'oliviers. Dans le lointain etait un village; la fumee +bleuatre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des +chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau. + +Une idee saisit Yousouf. Qui l'empechait d'apprendre un metier? Etait-ce +si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices? +Le jeune homme attacha a un olivier son cheval, ses armes, sa veste +brodee, son turban. A la premiere maison il se plaignit d'avoir ete +depouille par les Bedouins, acheta un habit grossier, et, ainsi deguise, +il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti. + +Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit a merveille; mais +les conditions qu'on lui fit l'effrayerent. Le forgeron lui demanda deux +ans pour l'instruire, le potier un an, le macon six mois; c'etait +un siecle! Le fils du pacha ne pouvait se resigner a cette longue +servitude, quand une voix glapissante l'appela: + +--Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es presse et si tu n'as pas +d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie. + +Yousouf leva la tete. A quelques pas devant lui, etait assis sur un +banc, les jambes croisees, un gros petit homme au ventre rebondi, a la +face rejouie: c'etait un vannier. Il etait entoure de brins de paille et +de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des +nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles, +des tapis, des chapeaux varies de nuances et de dessin. C'etait un +spectacle qui charmait les yeux. + +--Vous etes mon maitre, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et, +si vous pouvez m'apprendre votre metier en deux jours, je vous paierai +largement votre peine. Voici mes arrhes. + +Disant cela, il jeta deux pieces d'or a l'ouvrier ebahi. + +Un apprenti qui seme l'or a pleines mains, cela ne se voit pas tous +les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eut affaire a un prince +deguise; aussi fit-il merveille. Et, comme son eleve ne manquait ni +d'intelligence ni de bonne volonte, avant le soir il lui avait appris +tous les secrets du metier. + +--Mon fils, lui dit-il, ton education est faite, tu vas juger toi-meme +si ton maitre a gagne son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est +l'heure ou chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends +cette natte que tu as tressee et cousue de tes mains, offre-la aux +acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_. +Pour un debut, c'est un joli denier. + +Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_, +on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de debats +et de cris pour qu'il se decidat a en donner quatre. Il tira sa longue +bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se +decida a compter ses quatre pieces de cuivre, l'une apres l'autre. +Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une piece d'or +a l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son +chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrive pres +de son cheval, il etendit la natte a terre, s'enveloppa la tete dans son +burnous et dormit du sommeil le plus agite, et cependant le plus doux +qu'il eut goute de sa vie. + +Au point du jour, quand Ali arriva au paturage avec ses brebis, il fut +fort etonne de voir Yousouf installe avant lui sous le vieux caroubier. +Des qu'il apercut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte +sur laquelle il etait couche: + +--Mon pere, lui dit-il, vous m'avez demande d'apprendre un metier; je me +suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le. + +--C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore tres bien +tresse, c'est honnetement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner a faire par +jour une natte comme celle-la? + +--Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux +au moins dans une journee. + +--Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui +commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre +_paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et +quatre _paras_ apres-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un +etat qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre +quand j'etais pacha, je n'aurais pas ete reduit a me faire berger. + +Qui fut etonne de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute +son histoire; c'etait risquer sa tete, mais il faut pardonner un +peu d'orgueil a un pere. En mariant sa fille, Ali n'etait pas fache +d'apprendre a son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'etait pas indigne de la +main d'un fils de pacha. + +Ce jour-la on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier +lui-meme l'honnete fermier qui avait recu le pauvre Ali et sa fille; il +lui donna une bourse pleine d'or pour le recompenser de sa charite. Rien +n'est liberal comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, presentee au +chasseur de la montagne, et prevenue des projets de Yousouf, declara que +le premier devoir d'une fille etait d'obeir a son pere. En pareil cas, +dit-on, les filles sont toujours obeissantes en Turquie. + +Le soir meme, a la fraicheur de la nuit tombante, on se mit en route +pour Damas. Les chevaux etaient legers, les coeurs plus legers encore, +on allait comme le vent; avant la fin du second jour on etait arrive. +Yousouf voulut presenter sa fiancee a sa mere. Quelle fut la joie de la +sultane, il n'est besoin de le dire. Apres les premieres caresses, elle +ne put resister au plaisir de montrer a son epoux qu'elle avait plus +d'esprit que lui, et se fit une joie de lui reveler la naissance de la +belle _Charme-des-Yeux_. + +--Par Allah! s'ecria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se +donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous, +Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'Etat tel que moi! Aurais-je +consenti a cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous etonne? +Sachez qu'un pacha sait tout? + +Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour ecrire au sultan, afin +qu'il ordonnat du sort d'Ali. Il ne se souciait point de deplaire a Sa +Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime +le roman dans la vie, mais le pacha etait un homme serieux, qui tenait a +vivre et a mourir pacha. + +Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et +une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas degenere de ses ancetres; +il envoya tout expres un navire en Syrie pour qu'on lui amenat a +Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revetu de ses +haillons, et sa houlette a la main, fut conduit au serail, et, devant +une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maitre toute une +apres-dinee. + +Quand Ali eut termine son recit, le sultan lui fit revetir une pelisse +d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle +voulait maintenant etonner le monde par un nouveau miracle de sa +toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha. + +A cet eclatant temoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se +jeta aux pieds du sultan pour decliner un honneur qui ne le seduisait +plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de deplaire +une seconde fois au Maitre du monde, et demandait a vieillir dans +l'obscurite, en benissant la main genereuse qui le retirait de l'abime +ou il etait justement tombe. + +La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit: + +--Dieu est grand, s'ecria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise +nouvelle. Depuis vingt ans que je regne, voici la premiere fois qu'un +de mes sujets me demande a n'etre rien. Pour la rarete du fait, Ali, je +t'accorde ta priere; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don +de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides. + +[Note 1: A peu pres trois cent mille francs.] + +De retour a Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de +citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Becher, sarcler, greffer, +tailler, arroser, c'etait la son plaisir; tous les soirs, il se couchait +le corps fatigue, l'ame tranquille; tous les matins, il se levait le +corps dispos, le coeur leger. + +_Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mere. Ce +fut le vieil Ali qui se chargea de les elever. A tous il enseigna le +jardinage; a chacun d'eux il fit apprendre un metier different. Pour +graver dans leur coeur la verite qu'il n'avait comprise que dans l'exil, +Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les +plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait place ces maximes +de sagesse que le Prophete lui-meme n'eut pas desavouees: _Le travail +est le seul tresor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne +les tendras jamais a l'aumone. Quand tu sauras ce qu'il en coute pour +gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail +donne sante, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habite sous +le meme toit_. + +C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils +de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profiterent-ils des +conseils de leur aieul? J'aime a le croire, quoique les annales des +Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premieres lecons de +l'enfance; c'est a l'education que nous devons les trois quarts de nos +vices et la moitie de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce +que vous devez a vos peres et dites-vous que, la plupart du temps, les +mechants et les pachas ne sont que des enfants mal eleves. + + + + +PERLINO + + +CONTE NAPOLITAIN + + --Mere-grand, pourquoi riez-vous si fort? + --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant. + (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.) + + +I + +LA SIGNORA PALOMBA + + +Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais ou, qu'en toute sa vie il s'etait +repenti de trois choses: la premiere, c'etait d'avoir confie son secret +a une femme; la seconde, d'avoir passe un jour entier sans rien faire; +la troisieme, d'etre alle par mer quand il pouvait prendre un chemin +plus solide et plus sur. Les deux premiers regrets de Caton, je les +laisse a qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre +mal avec la plus douee moitie du genre humain, et medire de la paresse +n'appartient pas a tout le monde; mais la troisieme maxime, on devrait +l'ecrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un +avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarque; +l'experience d'autrui ne nous sert pas plus que la notre. Mais, a peine +sorti du port, la memoire me revenait aussitot; et que de fois, en mer +comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'etais pas un +Caton! + +Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice a +la sagesse du vieux Romain. J'etais parti de Salerne par un soleil +admirable; mais, a peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous +poussa vers Amalfi avec une rapidite que nous ne souhaitions guere. En +un instant je vis l'equipage palir, gesticuler, crier, jurer, pleurer, +prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouille +jusqu'aux os, j'etais etendu au fond de la barque, les yeux fermes, le +coeur malade, oubliant tout a fait que je voyageais pour mon plaisir, +quand, une brusque secousse me rappelant a moi-meme, je me sentis saisi +par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les epaules, +etait le patron, l'air rejoui, le regard enflamme. "Du courage, +Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est a +terre; nous sommes a Amalfi. Debout! un bon diner vous remettra le +coeur; l'orage est passe, ce soir nous irons a Sorrente! + + Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune + Tournent comme le vent, changent comme la lune. + +Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse apres son naufrage, et, +comme lui, tres dispose a baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi +etaient les quatre matelots, la rame sur l'epaule, prets a m'escorter en +triomphe jusqu'a l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur. +Ses murs blanchis a la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige +sur les montagnes. Je suivis mon cortege, mais non pas avec la fierte +d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en +finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme +furieuses de nous avoir laches. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il +etait midi: tout dormait, la cuisine meme etait deserte; il n'y avait, +pour me recevoir, qu'une couvee de poulets maigres qui, a mon approche, +se prit a crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande +effrayee pour me refugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de +soleil; la, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes +bras et ma tete sur le dossier, je me mis, non pas a reflechir, mais a +me secher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux +eux-memes continuaient a danser autour de moi. + +Je me perdais dans mes reveries, quand la patronne de l'osteria s'avanca +vers moi, trainant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a +visite Amalfi n'oubliera jamais l'enorme et majestueuse Palomba. + +--Que desire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de +coutume; et faisant elle-meme la demande et la reponse: Diner, c'est +impossible; les pecheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il +n'y a pas de poisson. + +--Signora, lui repondis-je sans lever la tete, donnez-moi ce que vous +voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil +que de diner. + +La digne Palomba me regarda avec un etonnement mele de pitie. + +--Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre +poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui +dit tout, a recommande le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui +veuille diner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous +entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez +seulement un peu de patience. + +[Illustration: L'enorme et majestueuse Palomba.] + +Et aussitot l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets +qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps +de m'opposer a cet assassinat dont j'etais complice; puis s'asseyant +pres de moi, elle se mit a plumer les deux victimes avec le sang-froid +d'un grand coeur. + +--Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathedrale est ouverte; +tous les etrangers vont l'admirer avant diner. + +Pour toute reponse, je soupirai. + +--Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je genais dans ses +preparatifs culinaires, vous n'avez pas visite la route nouvelle qui +conduit a Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les iles. + +--Helas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre +cette route; et je ne repondis pas. + +--Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne tres decidee a se +debarrasser de moi, le marche se tient aujourd'hui. Beau spectacle, +beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et +des oranges! on en a douze pour un carlin! + +Peine perdue: je ne me serais pas leve pour la reine de Naples en +personne! + +--He donc! s'ecria l'hotesse, a qui la patience echappait, vous voila +plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable! + +--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil +languissant. + +--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et, +quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connut ses +aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut +les ignorer? + +--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino, +excellente Palomba, je vous ecoute avec le plus vif interet. + +La bonne femme commenca avec la gravite d'une matrone romaine. +L'histoire etait belle; peut-etre la chronologie laissait-elle un peu +a desirer, mais dans ce recit touchant la sage Palomba faisait preuve +d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu a peu +je levai la tete, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait +plus, j'ecoutai avec attention ce qui suit. + + +II + +VIOLETTE + + +Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours ete ce +qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pecheurs, que +trois vieilles ruines ou l'on ne trouve que la fievre, des buffles et +des Anglais; autrefois c'etait une grande ville, habitee par un peuple +nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siecle des +patriarches, quand tout le pays etait aux mains des paiens grecs, que +d'autres nomment Sarrasins. + +En ce temps-la, il y avait a Paestum un marchand bon comme le pain, doux +comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il etait veuf +et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette, +c'etait le nom de cette enfant cherie, etait blanche comme du lait et +rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus +bleus que le ciel, une joue veloutee comme l'aile d'un papillon, et un +grain de beaute juste au coin de la levre. Joignez a cela l'esprit d'un +demon, la grace d'une Madeline, la taille de Venus et des doigts de +fee, vous comprendrez qu'a premiere vue jeunes et vieux ne pouvaient se +defendre de l'aimer. + +Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea a la marier. C'etait pour +lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir +qui la cueillera, un pere met au monde une fille, et pendant de longues +annees la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un +inconnu lui vole son tresor, sans meme le remercier. Ou trouver un epoux +digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui +lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre, +si elle s'en melait. + +Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage a sa +fille; autant eut valu jeter ses discours a la mer. Des qu'il touchait +cette corde, Violette baissait la tete et se plaignait d'avoir la +migraine; le pauvre pere, plus trouble qu'un moine qui perd la memoire +au milieu de son sermon, changeait aussitot de conversation et tirait +de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en reserve. C'etait une +bague, un chapelet, un de d'or; Violette l'embrassait, et le sourire +revenait comme le soleil apres la pluie. + +Un jour cependant que Cecco, plus avise que de coutume, avait commence +par ou il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains +un si beau collier qu'il lui etait difficile de s'affliger, le bonhomme +revint a la charge. "O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la +caressant, baton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne +verrai-je jamais l'heure ou l'on m'appellera grand-pere? Ne sens-tu pas +que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est +temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes +les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un +oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mere vivait +encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleure pour faire sa volonte; +elle a toujours ete reine et imperatrice au logis. Je n'osais souffler +devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma +liberte. + +--Pere, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maitre, c'est a +toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-meme. Je me marierai +quand tu voudras, et a qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule +chose. + +--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'ecria Cecco, charme d'une +sagesse a laquelle on ne l'avait pas habitue. + +--Eh bien, mon bon pere, tout ce que je desire, c'est que le mari que tu +me donneras n'ait pas l'air d'un chien. + +--Voila une idee de petite fille! s'ecria le marchand rayonnant de joie. +On a raison de dire que beaute et folie vont souvent de compagnie. Si tu +n'avais pas tout l'esprit de ta mere, dirais-tu de pareilles sottises? +Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche +marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre a face de +chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutot tu te choisiras, le +plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallut-il un prince, je suis +assez riche pour te l'acheter. + +A quelques jours de la, il y eut un grand diner chez Cecco; il avait +invite la fleur de la jeunesse a vingt lieues a la ronde. Le repas etait +magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit a l'aise +et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert, +Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses +genoux: + +--Ma chere enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme +aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tete. Crois-tu qu'une +femme serait malheureuse avec un pareil cherubin? + +--Vous n'y pensez pas, mon pere, dit Violette en riant, il a l'air d'une +levrette. + +--C'est vrai, s'ecria le bon Cecco, une vraie tete de levrette! Ou +avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le +front ras, le cou serre, les yeux a fleur de tete, la poitrine bombee, +c'est un homme celui-la, qu'en dis-tu? + +--Mon pere, il ressemble a un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me +mordit. + +--Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, repondit Cecco en +soupirant. N'en parlons plus. Peut-etre aimeras-tu mieux un personnage +plus grave et plus mur. Si les femmes savaient choisir, elles ne +prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-la +les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est +vraiment qu'apres quarante ans qu'un homme est mur pour aimer et pour +obeir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et +qui s'ecoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des +cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs. + +--Pere, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges +et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a +la mine d'un caniche. + +De tous les convives il en fut de meme, pas un n'echappa a la langue de +Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait a un chien +turc; celui-la, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants, +avait la figure d'un epagneul; personne ne fut epargne. On dit, en +effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air +d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la +bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui etes +tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de +notre Italie, c'est pour demander a nos morts la sagesse qui, a mon +avis, ne doit pas etre une marchandise commune dans votre pays. + +--Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais a bout +par la raison. Sur quoi il entra dans une colere blanche; il l'appela +ingrate, tete de bois, fille de sot, et finit en la menacant de la +mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta +a ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui +parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa +fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le +vent qui tourne les girouettes soufflat du cote de sa maison. + +Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses +en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles +qu'il est ecrit: _On ne passe pas par ce chemin_. + + +III + +NAISSANCE ET FIANCAILLES DE PERLINO + + +Un jour qu'il y avait fete aux environs, Cecco demanda a sa fille ce +qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir. + +--Pere, dit-elle, si tu m'aimes, achete-moi un demi-_cantaro_ de sucre +de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles +d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles, +deux saphirs, une poignee de grenats et de rubis; apporte-moi aussi +vingt echeveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une piece de +soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent. + +Qui fut etonne de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait ete trop +bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obeir +que de raisonner; il rentra, le soir, a la maison avec une mule toute +chargee. Que n'eut-il pas fait pour un sourire de son enfant? + +Aussitot que Violette eut recu tous ces presents, elle monta dans sa +chambre, et se mit a faire une pate de sucre et d'amandes, en l'arrosant +d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle +petrit cette pate avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau +petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec +des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles, +la langue et les levres avec des rubis. Apres quoi elle l'habilla de +velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il etait blanc et +rose comme la perle. + +Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait place sur une +table, Violette battit des mains et se mit a danser autour de Perlino; +elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles +les plus douces, elle lui envoyait des baisers a echauffer un marbre: +peine perdue, la poupee ne bougeait pas. Violette en pleurait de depit, +quand elle se souvint a propos qu'elle avait une fee pour marraine. +Quelle marraine, surtout quand elle est fee, rejette le premier voeu +qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa +marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitie. Elle souffla; +il n'en faut pas davantage aux fees pour faire un miracle. + +Tout a coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tete a +droite, a gauche; puis, il eternue comme une personne naturelle; puis, +tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voila mon Perlino qui +marche sur la table, gravement, a petits pas, comme une douairiere qui +revient de l'eglise ou un bailli qui monte au tribunal. + +Plus joyeuse que si elle eut gagne le royaume de France a la loterie, +Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues, +le placa doucement a terre; puis, prenant sa robe a deux mains, elle se +mit a danser autour de lui, en chantant: + + Danse, danse avec moi, + Cher Perlino de mon ame; + Danse, danse avec moi, + Si tu veux m'avoir pour femme; + Danse, danse avec moi, + Je serai la Reine, et tu seras le Roi. + + Nous sommes tous deux a la fleur de l'age. + Plaisir de mes yeux, entrons en menage. + Courir et sauter, + Danser et chanter, + Voila toute la vie! + Si tu fais toujours tout ce que je veux, + Mon petit mari, tu seras heureux + A donner envie + Aux dieux + Des cieux. + + Danse, danse avec moi, + Cher Perlino de mon ame; + Danse, danse avec moi, + Si tu veux m'avoir pour femme; + Danse, danse avec moi, + Je serai la Reine et tu seras le Roi. + +Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui +semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'annee, entendit +de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tete: _Per +Baccho!_ s'ecria-t-il, il se passe la-haut quelque chose d'etrange; il +me semble qu'on se querelle. + +Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En +face de sa fille, rouge de plaisir, etait l'Amour en personne, l'Amour +en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa +petite maitresse, Perlino, sautant des deux pieds a la fois, dansait, +dansait, comme s'il ne devait jamais s'arreter. + +Aussitot que Violette apercut l'auteur de ses jours, elle lui fit une +humble reverence, et lui presentant son bien-aime: + +--Mon seigneur et pere, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu +desirais me voir mariee. Pour t'obeir et te plaire, j'ai choisi un mari +suivant mon coeur. + +--Tu as bien fait, mon enfant, repondit Cecco, qui devina le mystere; +toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus +d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit, +pour se fabriquer un mari a son gout, un petit mari tout confit de +sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu secheras bien des +larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille +ans elles se plaindront encore d'etre incomprises et sacrifiees. Sur +quoi il embrassa son gendre, le fianca sur l'heure, et demanda deux +jours pour preparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous +les amis a la ronde et dresser un diner qui ne fut pas indigne du plus +riche marchand de Paestum. + + +IV + +L'ENLEVEMENT DE PERLINO + + +Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de +la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, meme d'Ischia et de Pouzzoles. Riches +ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaitre +Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable +s'en mele; la marraine de Violette n'avait pas prevu ce qui devait +arriver. + +Parmi les invites, on attendait une personne considerable: c'etait une +marquise des environs qui s'appelait la dame des Ecus-Sonnants. Elle +etait aussi mechante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau +jaune et ridee, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le +menton pointu; mais elle etait si riche, si riche, que chacun l'adorait +au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la +salua jusqu'a terre et la fit asseoir a sa droite, heureux et fier de +presenter sa fille et son gendre a une femme qui, ayant plus de cent +millions, lui faisait la grace de manger son diner. + +Tout le long du repas, la dame des Ecus-Sonnants ne fit que regarder +Perlino; la convoitise lui brulait le coeur. La marquise habitait un +chateau digne des fees; les pierres en etaient d'or, et les paves +d'argent. Dans ce chateau, il y avait une galerie ou l'on avait +rassemble toutes les curiosites de la terre: une pendule qui sonnait +toujours l'heure qu'on desirait, un elixir qui guerissait la goutte et +la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une fleche de +l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un +medecin, une sirene empaillee, trois cornes de licorne, la conscience +d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_, +toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part; +mais a ce tresor il manquait un rubis: c'etait ce cherubin de Perlino. + +On n'etait pas au dessert que la dame avait resolu de s'emparer de lui. +Elle etait fort avare; mais ce qu'elle desirait, il le lui fallait sur +l'heure, et a tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et meme ce +qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'a Naples +la justice n'est faite que pour les petites gens. De medecin ignorant, +de mule rechignee et de femme mechante, _libera nos, Domine_, dit le +proverbe. Des qu'on se fut leve de table, la dame s'approcha de Perlino, +qui, ne depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la +malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de +riche dans le chateau des Ecus-Sonnants: "Viens avec moi, cher petit +ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu +voudras: choisis; te plait-il d'etre page avec des habits d'or et de +soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse +avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une +poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est a toi." + +Le pauvre innocent etait tout ebloui; mais, si peu qu'il eut respire +l'air natal, il etait deja Napolitain, c'est-a-dire le contraire d'une +bete. + +--Madame, repondit-il naivement, on dit que travailler, c'est le metier +des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais +un etat ou il n'y eut rien a faire et beaucoup a gagner, comme font les +chanoines de Saint-Janvier. + +--Quoi! dit la dame des Ecus-Sonnants, a ton age veux-tu deja etre +senateur? + +--Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutot deux fois qu'une, +pour avoir double traitement. + +--Qu'a cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te +montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle +l'entraina vers le perron. + +--Et Violette? dit faiblement Perlino. + +--Violette nous suit, repondit la dame en tirant l'imprudent, qui se +laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux +qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemes de +clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer +les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme +la portiere; fouette, cocher! les voila partis pour le chateau des +Ecus-Sonnants. + +Violette cependant recevait avec une grace parfaite les compliments de +l'assemblee; bientot, etonnee de ne plus voir son fiance, qui ne la +quittait guere plus que son ombre, elle court dans toutes les salles: +personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino +n'y avait pas ete chercher le frais: personne. Dans le lointain on +apercevait un nuage de poussiere, et un carrosse qui s'enfuyait vers les +montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino. +A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitot, sans penser +qu'elle etait nu-tete, en coiffure de mariee, en robe de dentelle, en +souliers de satin, elle sortit de la maison de son pere et se mit a +courir apres la voiture, appelant a grands cris Perlino et lui tendant +les bras. + +Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat etait tout entier aux +paroles mielleuses de sa nouvelle maitresse; il jouait avec les bagues +qu'elle portait aux doigts, et croyait deja que le lendemain il se +reveillerait prince et seigneur. Helas! il y en a de plus vieux que lui +qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonte et beaute +valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a +plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains. + + +V + +LA NUIT ET LE JOUR + + +La pauvre Violette courut tout le jour: fosses, ruisseaux, halliers, +ronces, epines, rien ne l'arretait; qui souffre pour l'amour ne sent +pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre, +accablee de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang. +La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui +semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la +suivaient en la menacant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre, +appelant a voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu. + +Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait +respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux. +C'est le privilege de l'innocence, qu'elle comprend toutes les creatures +de Dieu. + +--Voisin, disait un caroubier a un olivier qui n'avait plus que +l'ecorce, voila une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher +a terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur taniere; s'ils +l'epargnent, la rosee et le froid du matin lui donneront une telle +fievre qu'elle ne se relevera pas. Que ne monte-t-elle dans mes +branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers +quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces epuisees. + +--Vous avez raison, voisin, repondait l'olivier. L'enfant ferait mieux +encore si, avant de se coucher, elle enfoncait son bras dans mon ecorce. +On y a cache les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on +brave la fraicheur des nuits, une peau de bique n'est pas a dedaigner; +et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume leger qu'une +robe de dentelle et des souliers de satin. + +[Note 1: Espece de cornemuse.] + +Qui fut rassure? Ce fut Violette. Quand elle eut cherche a tatons la +veste de bure, le manteau de peau de chevre, la zampogne et le chapeau +pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des +fruits sucres, but la rosee du soir, et, apres s'etre bien enveloppee, +elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre +l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la +couvrirent de feuilles, le vent la bercait comme un enfant, et elle +s'endormit en songeant a son bien-aime. + +En s'eveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps etait calme et +beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa +solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait a la +pauvre delaissee? Aussi se mit-elle a chanter pour appeler a son secours +tout ce qui passait aupres d'elle sans la regarder. + + O vent, qui souffles de l'aurore, + N'as-tu pas vu mon bien-aime, + Parmi les fleurs qu'a fait eclore + La nuit au silence embaume? + A-t-il pleure de mon absence? + A-t-il prie pour mon retour? + Rends-moi la joie et l'esperance, + Dis-moi sa peine et son amour. + + Gai papillon, legere abeille, + Poursuivez l'ingrat qui me fuit! + La grenade la plus merveille, + Le jasmin le plus frais, c'est lui! + Il est plus pur que la verveine, + Son front est blanc comme le lis; + La violette a son haleine; + Ses yeux sont bleus comme l'iris. + + Cherche-le-moi, bonne hirondelle, + Cherchez-le-moi, petits oiseaux, + Parmi le thym et l'asphodele, + Au fond des bois, au bord des eaux. + Loin de lui je souffre et je pleure, + Je tremble de crainte et d'emoi; + Si vous ne voulez que je meure, + O chers amis, rendez-le-moi! + +Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin, +l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux +criant et chantant s'agacerent dans la feuillee, personne ne s'inquieta +de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout +droit devant elle, se fiant a son coeur pour retrouver Perlino. + + +VI + +LES TROIS RENCONTRES + + +Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit etait a demi +seche; ce fut le chemin que prit Violette. Deja les lauriers-roses +sortaient du fond de l'eau leurs tetes couvertes de fleurs; la fille +de Cecco s'enfonca dans cette verdure, suivie par les papillons qui +voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle +marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur +etait lourde: vers midi, il lui fallut s'arreter. + +En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraichir ses pieds brulants, +elle apercut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit +pied; la bestiole y monta. Une fois a sec, l'abeille resta quelque +temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes +mouillees; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines +qu'un fil de soie, elle se secha, se lissa, et, prenant son vol, vint +bourdonner autour de celle qui lui avait sauve la vie. + +--Violette, lui dit-elle, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais ou tu +vas, laisse-moi t'accompagner. + +Quand je serai fatiguee, je me poserai sur ta tete. Si jamais tu as +besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut +mieux que l'or_; peut-etre pourrai-je te servir. + +--Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_... + +--Que veux-tu? demanda l'abeille. + +--Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'aupres +de Perlino. + +Elle se remit en route, le coeur plus leger; au bout d'un quart d'heure, +elle entendit un petit cri: c'etait une souris blanche qu'un herisson +avait blessee et qui ne s'etait sauvee de son ennemi que tout en sang et +a demi morte. Violette eut pitie de la pauvre bete. Si pressee qu'elle +fut, elle s'arreta pour lui laver ses blessures et lui donner une des +caroubes qu'elle avait gardees pour son dejeuner. + +--Violette, lui dit la souris, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais +ou tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si +jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricche varlacche, habits +dores, coeurs de laquais_; peut-etre pourrai-je te servir. + +Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y put grignoter +tout a l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle +approchait de la montagne, quand, tout a coup, du haut d'un grand chene, +tomba a ses pieds un ecureuil, poursuivi par un horrible chat-huant. +La fille de Cecco n'etait pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa +zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'ecureuil, plus +etourdi que blesse de sa chute; a force de soins, elle le ranima. + +--Violette, lui dit l'ecureuil, tu n'as pas oblige un ingrat: je sais ou +tu vas. Mets-moi sur ton epaule, et cueille-moi des noisettes pour que +je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi, +dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-etre +pourrai-je te servir. + +Violette fut un peu etonnee de ces trois rencontres; elle ne comptait +guere sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle +de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le +bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitie des malheureux. + +A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumiere eclaira le +vieux chateau des Ecus-Sonnants. + + +VII + +LE CHATEAU DES ECUS-SONNANTS + + +La vue du chateau n'etait pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une +montagne, qui n'etait qu'un amas de roches eboulees, on apercevait des +creneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis, +mais entoures de grands fosses pleins d'une eau verdatre, mais defendus +par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'enormes barreaux et des +meurtrieres d'ou sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la +guerre et du meurtre. Le beau palais n'etait qu'une prison. Violette +grimpa peniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un +passage etroit devant une grille de fer armee d'une enorme serrure. +Elle appela: point de reponse; elle tira une cloche: aussitot parut une +espece de geolier, plus noir et plus laid que le chien des enfers. + +--Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme! + +La pauvrete ne gite point ici. Au chateau des Ecus-Sonnants on ne fait +l'aumone qu'a ceux qui n'ont besoin de rien. + +La pauvre Violette s'eloigna tout en pleurs. + +--Du courage! lui dit l'ecureuil, tout en cassant une noisette; joue de +la zampogne. + +--Je n'en ai jamais joue, repondit la fille de Cecco. + +--Raison de plus, dit l'ecureuil; tant qu'on n'a pas essaye d'une chose, +on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit a +souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans +l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle +a faire danser les morts. A ce bruit, l'ecureuil saute a terre, la +souris ne reste pas en arriere; les voila qui dansent et sautent comme +de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en +bourdonnant. C'etait un spectacle a payer sa place un carlin, et sans +regret. + +Au bruit de cette agreable musique, on vit bientot s'ouvrir les noirs +volets du chateau. La dame des Ecus-Sonnants avait aupres d'elle des +filles d'honneur, qui n'etaient pas fachees de regarder de temps en +temps si les mouches volaient toujours de la meme facon. On a beau +n'etre pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une +tarentelle jouee par un patre aussi joli que Violette. + +--Petit, disait l'une, viens par ici! + +--Berger, criait l'autre, viens de mon cote! + +Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermee. + +--Damoiselles, dit Violette en otant son chapeau, soyez aussi bonnes que +vous etes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gite +ni souper. + +Un coin dans l'ecurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous +amuseront toute la soiree. + +Au chateau des Ecus-Sonnants, la consigne est severe. On y craint +tellement les voleurs que, passe la brume, on n'ouvre a personne. Ces +demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnete maison, il y a +toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenetre. En +un instant, Violette fut hissee dans une grande chambre avec toute sa +menagerie. La, il lui fallut souffler pendant de longues heures, et +danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour +demander ou etait Perlino. + +N'importe! elle etait heureuse de se sentir sous le meme toit; il lui +semblait qu'a ce moment le coeur de son bien-aime devait battre comme +battait le sien. C'etait une innocente: elle croyait qu'il suffit +d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux reves elle fit cette +nuit-la! + + +VIII + +NABUCHODONOSOR + + +Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchee au grenier, +monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir +de tous cotes, elle ne vit que des tours grillees et des jardins +deserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois +petits amis pour la consoler. + +Dans la cour, toute pavee d'argent, elle trouva les filles d'honneur, +assises en rond et filant des etoupes d'or et de soie. + +--Va-t-en, lui crierent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous +chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais, +a moins que tu ne sois prince ou banquier. + +--Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous +servir; je serai si doux, si obeissant, que vous ne regretterez jamais +de m'avoir garde pres de vous. + +Pour toute reponse, la premiere demoiselle se leva: c'etait une grande +fille, maigre, seche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au +petit patre, et appela le geolier, qui s'avanca en froncant le sourcil +et en brandissant sa hallebarde. + +--Je suis perdue, s'ecria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon +Perlino! + +--Violette, dit gravement l'ecureuil, on eprouve l'or dans la fournaise +et les amis dans l'infortune. + +--Tu as raison, s'ecria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du +coeur vaut mieux que l'or_. + +Aussitot l'abeille s'envole, et voila qu'au milieu de la cour il entre, +je ne sais par ou, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis +et des roues d'emeraude. L'equipage etait tire par quatre chiens noirs, +gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands +scarabees montes en jockeys conduisaient d'une main legere cet attelage +mignon. Au fond du carrosse, mollement couchee sur des carreaux de satin +bleu, s'etendait une jeune becasse coiffee d'un petit chapeau rose et +vetue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle debordait sur les deux +roues. D'une patte la dame tenait un eventail, de l'autre un flacon +ainsi qu'un mouchoir brode a ses armes et garni d'une large dentelle. +Aupres d'elle, a demi enseveli sous les flots de taffetas, etait un +hibou, l'air ennuye, l'oeil mort, la tete pelee, si vieux que son bec +croisait comme des ciseaux ouverts. C'etaient de jeunes maries qui +faisaient leurs visites de noces, un menage a la mode, tel que les aime +la dame des Ecus-Sonnants. + +A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration eveilla +tous les echos du palais. D'etonnement, le geolier en laissa choir sa +pipe, tandis que les demoiselles couraient apres le carrosse qui fuyait +au galop de ses quatre epagneuls, comme s'il emportait l'empereur des +Turcs ou le diable en personne. Ce bruit etrange inquieta la dame des +Ecus-Sonnants, qui craignait toujours d'etre pillee; elle accourut, +furieuse, et resolue de mettre toutes ses filles d'honneur a la porte. +Elle payait pour etre respectee, et voulait en avoir pour son argent. + +Mais, quand elle apercut l'equipage, quand le hibou l'eut saluee d'un +signe de bec et que la becasse eut trois fois remue son mouchoir avec +une adorable nonchalance, la colere de la dame s'evanouit en fumee. + +--Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on? + +La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui +donnait du coeur; elle repondit que, si pauvre qu'elle fut, elle aimait +mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait a son carrosse, et +ne le vendrait pas pour le chateau des Ecus-Sonnants. + +--Sotte vanite des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les +riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prets a tout +faire pour un ecu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menacant; +coute que coute, je l'aurai. + +--Madame, reprit Violette fort emue, il est vrai que je ne veux pas la +vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don a Votre Seigneurie, +si elle voulait m'honorer d'une faveur. + +--Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle a Violette, que +demandes-tu? + +--Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musee ou +toutes les curiosites de la terre sont reunies; montrez-le-moi; s'il y +a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon tresor est a +vous. + +Pour toute reponse, la dame des Ecus-Sonnants haussa les epaules et mena +Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui +fit regarder toutes ses richesses: une etoile tombee du ciel, un collier +fait avec un rayon de la lune, natte et tresse de trois rangs, des lis +noirs, des roses vertes, un amour eternel, du feu qui ne brulait pas, +et d'autres raretes; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchat +Violette: Perlino n'etait pas la. + +La marquise cherchait dans les yeux du petit patre l'admiration et +l'etonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifference. + +--Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes +quatre toutous: le carrosse est a moi. + +--Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon equipage est +vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux a mon +hibou et a ma becasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble +qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien aupres de la +vie. + +--N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme +fait de sucre et de pate d'amande, qui chante comme un rossignol et +raisonne comme un academicien. + +--Perlino! s'ecria Violette. + +--Ah! dit la dame des Ecus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parle. +Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute +reflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes +jouets d'enfants. + +--Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce +miracle de Perlino, et prenez le carrosse. + +--Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les betes avec toi. + +--Laissez-moi seulement voir Perlino. + +--Non! non! repondit la dame. + +--Seulement coucher une nuit a sa porte, repondit Violette tout en +larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou +en terre et en presentant la voiture a la dame des Ecus-Sonnants. + +--A cette vue, la marquise hesita, puis elle sourit; en un instant +elle avait trouve le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce +qu'elle convoitait. + +--Marche conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce +soir a la porte de Perlino, et meme tu le verras; mais je te defends de +lui parler. + +Le soir venu, la dame des Ecus-Sonnants appela Perlino pour souper avec +elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui etait aise +avec un garcon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de +Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte +de cristal, elle y prit une poudre rougeatre qu'elle jeta dans le +vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle a Perlino, et donne-moi ton gout. + +Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un +seul trait. + +--Pouah! s'ecria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de +boue et de sang; c'est du poison! + +--Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en +boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le +premier. + +La dame avait raison: a peine l'enfant eut-il vide la coupe, qu'il fut +pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait +plus quitter la table. Pour le decider a se coucher, il fallut que la +marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit +soigneusement dans sa poche, comme un remede a tous les maux. + +Pauvre Perlino! c'etait bien un poison qu'il avait pris, et le plus +terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que +le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connait plus rien, on n'aime +plus rien, ni pere, ni mere, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on +ne songe plus qu'a soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout +le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut etancher. + +Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au +pauvre un jour sans pain. Aussi, des que la nuit eut mis son masque +noir pour ouvrir le bal des etoiles, Violette courut-elle a la porte de +Perlino, bien sure qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras. +Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand +l'ingrat passa devant elle sans meme la regarder! + +La porte fermee a double tour et la clef retiree, Violette se jeta sur +une natte qu'on lui avait donnee par pitie; la elle se mit a fondre en +larmes, se fermant la bouche avec les mains pour etouffer ses sanglots. +Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassat; mais, quand +vint l'heure ou les etoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta +doucement a la porte et chanta a demi-voix: + + Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te delivre, + Ouvre-moi! + Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre + Loin de toi. + Ouvre-moi! mon coeur te desire; + Je brule, j'ai froid, je soupire; + Tout le jour + C'est d'amour, + Et la nuit + C'est d'ennui. + +Helas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino +ronflait comme un mari de dix ans, et ne revait qu'a sa poudre d'or. Les +heures se trainerent lentement, sans apporter d'esperance. Si longue et +si douloureuse que fut la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame +des Ecus-Sonnants arriva des le point du jour. + +--Te voila content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin +sourire, le carrosse est paye au prix que tu m'as demande. + +--Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie! +murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne +l'oublierai de si tot. + + +IX + +TRICCHE VARLACCHE + + +La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait +retourner chez son pere, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle +traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient +de sa simplicite. Arrivee pres de la grille, elle se retourna comme +si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage +l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tete dans ses mains. + +--Sors donc, miserable gueux! lui cria le geolier en saisissant Violette +au collet et en la secouant d'importance. + +--Sortir! dit Violette, jamais! _Tricche varlacche!_ cria-t-elle: +_habits dores, coeurs de laquais!_ + +Et voila la souris qui se jette au nez du geolier et le mord jusqu'au +sang; puis, devant la grille meme, s'eleve une voliere grande comme +un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de +diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet, +des ducats enfiles dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de +cette cage magnifique, sur un baton en echelle qui tourne a tous les +vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et +de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins, +et le reste; tout ce monde emplume sifflait le meme air, chacun dans son +jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des +plantes, ecouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson +aux filles d'honneur, bien etonnees de trouver une si rare prudence +chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des +oiseaux: + + Fi de la liberte! + Vive la cage! + Quand on est sage, + On est ici bien nourri, bien traite, + Bien rente, + Au chaud en hiver, au frais en ete: + On paye en ramage + L'hospitalite. + Vive la cage! + Fi de la liberte! + +Apres ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet +rouge et vert, a l'air grave et serieux, leva la patte, et, tout en +tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutot croassa ce qui suit: + + Le rossignol est un monsieur vetu de noir, + Fort deplaisant a voir, + Qui ne sort que le soir. + Pour chanter a la lune; + C'est un orgueilleux + Qui vit comme un gueux + Et se dit heureux; + Sa voix nous importune. + On devrait, entre nous, + Clouer a quatre clous, + Comme des hibous, + Ces fous + Qui n'adorent pas la fortune. + +Et tous les oiseaux, ravis de cette eloquence, se mirent a siffler d'une +voix percante: + + Fi de la liberte! + Vive la cage! etc., etc. + +Pendant qu'on entourait la voliere magique, la dame des Ecus-Sonnants +etait accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la derniere a +convoiter cette merveille. + +--Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au meme +prix que le carrosse? + +--Volontiers, Madame, repondit Violette, qui n'avait pas d'autre desir. + +--Marche conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre +de pareilles folies. + +Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable, +entra dans sa chambre sans meme lever les yeux; Violette se jeta sur sa +natte, plus miserable que jamais. + +Elle chanta comme le premier jour; elle pleura a fendre les pierres: +peine inutile. Perlino dormait comme un roi detrone; les sanglots de sa +maitresse le bercaient comme eut fait le bruit de la mer et du vent. +Vers minuit, les trois amis de Violette, affliges de son chagrin, +tinrent conseil: "Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte, +disait mon compere l'ecureuil.--Il faut entrer et l'eveiller, disait +la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement +cherche une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire", dit la +souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut +assez pour que l'abeille se glissat dans la chambre de Perlino. + +Il etait la tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la +regularite d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille, +elle piqua Perlino sur la levre; Perlino soupira et se donna un soufflet +sur la joue, mais il ne s'eveilla point. + +--On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue aupres de Violette pour +la consoler. Il y a de la magie. Que faire? + +--Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laisse rouiller ses dents, je +vais entrer a mon tour; je l'eveillerai, dusse-je lui manger le coeur. + +--Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal a mon +Perlino. + +La souris etait deja dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous +la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit +a la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle ecouta: +coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino etait enchante. + +Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore eclairait deja le ciel; +la mechante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir +ete jouee, et qui de colere se mangeait les mains, n'en fit pas moins +une belle reverence a la marquise, en disant tout bas: A demain. + + +X + +PATATI PATATA + + +Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui +revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la +cour, toujours filant leurs etoupes. + +--Allons, beau joueur de zampogne, lui crierent-elles en riant, +fais-nous encore un tour de ton metier! + +--Pour vous plaire, belles demoiselles, repondit Violette: _Patati, +patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_. + +A l'instant, compere l'ecureuil jette a terre une de ses noisettes; +aussitot on voit paraitre un theatre de marionnettes. Le rideau se tire: +la scene represente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis. +Au fond, sur un trone tendu de velours rouge, et tout etoile de griffes +d'or, est le bailli, un gros chat a face respectable, quoiqu'il y ait +un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en +lui-meme, les mains croisees dans ses longues manches, les yeux fermes, +on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des +chats. + +De cote est un banc de bois ou sont enchainees trois souris, auxquelles +par precaution on a rogne les dents et coupe les oreilles. Elles sont +soupconnees, ce qui, a Naples, veut dire convaincues d'avoir regarde de +trop pres une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais +de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette +sentence du grand poete et magicien Virgile: + + Ecrase les souris, mais menage les chats + +Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front +fuyant, aux yeux rouges, a la langue pointue; elle a la main sur son +coeur et fait une belle harangue pour demander a la loi d'etrangler les +souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si +tendre, si penetrante que la bonne dame implore et sollicite la mort +de ces affreuses petites betes, qu'en verite on s'indigne de leur +endurcissement. Il semble qu'elles manquent a tous leurs devoirs en +n'offrant pas elles-memes leurs tetes criminelles pour calmer l'emotion +et secher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes +dans le gosier. + +Quand le fiscal eut fini son oraison funebre, un jeune rat, a peine +sevre, se leva pour defendre les coupables. Deja il avait assure ses +lunettes, ote son bonnet et secoue ses manches, quand, par respect pour +la libre defense et dans l'interet des accuses, le chat lui interdit la +parole. Alors et d'une voix solennelle, maitre Rominagrobis gourmanda +les accuses, les temoins, la societe, le ciel, la terre et les rats; +puis, se couvrant, il fulmina un arret vengeur et condamna ces +betes criminelles a etre pendues et ecorchees seance tenante, avec +confiscation des biens, abolition de la memoire et condamnation en tous +les frais, la contrainte par corps limitee toutefois a cinq annees; car +il faut etre humain, meme avec les scelerats. + +La farce jouee, la toile se ferma. + +--Comme cela est vivant! s'ecria la dame des Ecus-Sonnants. C'est la +justice des chats prise sur le fait. Patre ou sorcier, qui que tu sois, +vends-moi ta Chambre etoilee. + +--Toujours au meme prix, Madame, repondit Violette. + +--A ce soir donc! reprit la marquise. + +--A ce soir! dit Violette. + +Et elle ajouta tout bas: + +--Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait! + +Pendant qu'on donnait la comedie dans la cour, l'ecureuil n'avait pas +perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par +decouvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit, +maitre ecureuil avait saute sur un arbre, de l'arbre sur un buisson. +Toujours degringolant, il arriva jusqu'a Perlino qui jouait a la +_morra_[1] avec son ombre, moyen sur de toujours gagner. + +[Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou +plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire +doit deviner.] + +L'ecureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravite +d'un notaire. + +--Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de +beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une +partie. + +--Peuh! dit Perlino en baillant, tu as les doigts trop courts, et tu +n'es qu'une bete. + +--Des doigts courts ne sont pas toujours un defaut, reprit l'ecureuil; +j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime etait d'avoir les doigts +trop longs; et, si je suis une bete, seigneur Perlino, au moins suis-je +une bete eveillee. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de +dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe a ma porte pendant la +nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir. + +--Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi +quelque chose d'etrange. J'ai la tete lourde et le coeur chagrin; je +fais de mauvais reves. D'ou cela vient-il? + +--Cherche! dit l'ecureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors +pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut! + +Sur ce, l'ecureuil grimpa sur une branche et disparut. + +Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien +ne rend mechant comme de s'ennuyer a deux, rien ne rend sage comme de +s'ennuyer tout seul. Au souper, il etudia la figure et le sourire de la +dame des Ecus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais +chaque fois qu'on lui presenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la +fenetre pour admirer la beaute du soir, et chaque fois il jeta l'or +potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs +qui percaient la terre; c'est depuis ce temps-la que les hannetons sont +dores. + + +XI + +LA RECONNAISSANCE + + +En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui +le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hate +d'etre seul pour voir si le bonheur frapperait a sa porte et sous quelle +figure il entrerait. Son inquietude ne fut pas de longue duree. Il +n'etait pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive: +c'etait Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait +comment elle l'avait fait et petri de ses propres mains, comment c'etait +a ses prieres qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'etait laisse +seduire et enlever, tandis qu'elle avait couru apres lui avec une peine +que Dieu veuille epargner a tout le monde. Violette lui disait encore, +avec un accent plus douloureux et plus penetrant, comment depuis deux +nuits elle veillait a sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle +avait donne des tresors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot, +comment cette derniere nuit etait la fin de ses esperances et le terme +de sa vie. + +En ecoutant ces paroles qui lui percaient l'ame, il semblait a Perlino +qu'on le tirait d'un reve: c'etait un nuage qu'on dechirait devant ses +yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans +ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on +croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants ou l'on est si +heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer. + +--Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit. + +--Partir n'est pas aise, seigneur Perlino, repondit l'ecureuil: la dame +des Ecus-Sonnants ne lache pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous +eveiller, nous avons use tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous +sauver. + +--Peut-etre ai-je un moyen, dit Perlino, a qui l'esprit venait comme la +seve aux arbres du printemps. + +Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'ecurie, +suivi de Violette et des trois amis. La, il sella le meilleur cheval, +et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'a la loge ou dormait le +geolier, les clefs a la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'eveilla et +voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or +potable, au risque de l'etouffer; mais, loin de se plaindre, le geolier +se mit a sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en +tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer +a triple tour, et jeter dans l'abime ces clefs de perdition pour +enfermer a jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino +l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compte sans le trou de +la serrure: il n'en faut pas plus a la convoitise pour s'echapper de sa +retraite et envahir le coeur humain. + +Enfin, les voila en route, tous deux sur le meme cheval: Perlino en +avant, Violette en croupe. Elle avait passe les bras autour du cou de +son bien-aime, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui +battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tete pour revoir la +figure de sa chere maitresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait +toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'ecureuil +n'avait plus d'une fois tire la bride pour empecher le cheval de butter +ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore +en chemin? + +Je laisse a penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa +fille et son gendre. C'etait le plus jeune de la maison; il riait tout +le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le +monde; il avait tellement perdu la tete qu'il doubla les appointements +de ses commis et fit une pension a son caissier, qui ne le servait que +depuis trente-six ans. + +Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on +eut soin de trier les amis. De vingt lieues a la ronde, il vint des +abeilles qui apporterent un beau gateau de miel; le bal finit par +une tarentelle de souris et un saltarello d'ecureuils dont on parla +longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invites, Violette et +Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arreter. Cecco, qui etait +plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'etaient +plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jeterent +dans ses bras en riant. Un pere a toujours le coeur faible: il les prit +par la main et se mit a danser avec eux jusqu'au soir. + + +XII + +LA MORALE + + +--Voila l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en +se levant ma grosse hotesse, tout emue des aventures qu'elle venait de +conter. + +--Et la dame des Ecus-Sonnants, m'ecriai-je, qu'est-elle devenue? + +--Qui le sait? repondit Palomba. Qu'elle ait pleure ou qu'elle se soit +arrache un cote de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours +par se prendre a son propre piege; c'est bien fait. La farine du diable +s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour +les honnetes gens! + +--Et la morale? + +--Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre +Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Pere capucin +qui preche a vepres, et vous voyez d'ici la cathedrale. + +--C'est la morale du conte que je vous demande. + +--Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est +servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est +finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des +contes: que voulez-vous de plus? + +Je me mis a table, mais je n'etais pas satisfait. Tout en ebrechant mon +couteau sur un blanc de poulet, je dis a mon hotesse: + +--Votre histoire est touchante, et voila un macaroni qui a un fumet +admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les +aventures de Perlino, je ne leur servirai pas a diner en meme temps; ils +reclameront une morale. + +--Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces delicats qui n'osent +pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent gouter a +mon macaroni. Adressez-les a Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous +leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout +Paris. + +A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se leve, +les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodee comme ce +matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal +passe n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne +nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout a l'heure. + +--Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouve ce que je cherchais. Un +moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du +vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voila ce que donnent les +contes et les reves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la +moralita!_ + + + + +LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN + + +I + +LE CAPITAINE JEAN + + +Quand j'etais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez +mon grand-pere, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me +souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on +appelait le capitaine Jean. C'etait, disait-on, un ancien marin qui +avait fait cinq ou six fois le tour du monde. + +Je le vois encore. C'etait un gros homme court et trapu; sa figure etait +jaune et ridee; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des +moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il etait +toujours habille de la meme facon: l'ete, tout en blanc, depuis les +pieds jusqu'a la tete, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en +bleu, avec un chapeau cire, des souliers a boucles et des bas chines. Il +habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait +a personne. Aussi le regardait-on comme une espece de Croquemitaine. +Quand je n'etais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du +terrible voisin, menace qui me rendait aussitot obeissant. + +Malgre tout, je me sentais attire vers le capitaine. + +[Illustration: Il etait la, immobile et guettant ses goujons.] + +Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme +de ses petits yeux, caches par d'epais sourcils, plus blancs que ses +moustaches; mais je le suivais en arriere, et, sans savoir comment, je +me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'etait pas un +homme comme les autres. Tous les matins, il etait dans une prairie de +mon grand-pere, assis au bord de l'eau, pechant a la ligne avec un +bonheur qui ne se dementait jamais. Tandis qu'il etait la, immobile et +guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi a qui on +defendait d'approcher de la riviere. Et quelle joie quand le capitaine +appelait son chien, lui mettait une allumette enflammee dans la gueule, +et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayee de +Fidele. C'etait la un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment. + +A dix ans, on ne cache guere ce qu'on eprouve; le capitaine s'apercut de +mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour +que, hisse sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'epaule du +pecheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il +promenait sur l'eau: + +--Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit a mon +oreille comme un coup de canon; vous etes un amateur, a ce que je vois. +Si vous etes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes, +prenez cette ligne qui est la a cote de moi. + +Voyons comment vous vous en tirerez. + +Dire ce qui se passa dans mon ame serait chose difficile; j'ai eu +quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une emotion aussi forte. Je +rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voila assis sur l'herbe, +tenant la ligne qu'avait lancee le marin, plus immobile que Fidele, et +ne regardant pas son maitre avec moins de reconnaissance. L'hamecon +jete, le liege trembla: "Attention! jeune homme, me dit tout bas +le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez a vous +doucement, allongez, et maintenant tirez lentement a vous; fatiguez-moi +ce drole-la." + +J'obeis et bientot j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches +aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour +glorieux, aucun succes ne t'a efface de mon souvenir! Tu es reste ma +plus grande et ma plus douce victoire! + +Depuis cette heure fortunee, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain, +il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot. +Nous etions inseparables; on l'aurait plutot vu sans son chien que sans +moi. Ma mere s'apercut de cette passion naissante. Comme le marin etait +un brave homme, elle tira bon parti de mon amitie. Quand ma lecture +etait manquee, quand il y avait dans ma dictee une orthographe de +fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain +(ce qui etait plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon +absence. Dieu sait de quelle facon il jurait apres moi! Grace a cette +terreur salutaire, je fis des progres rapides. Si je ne fais pas trop +de fautes quand j'ecris, je le dois a l'excellent homme qui, en fait +d'orthographe, en savait un peu moins long que moi. + +Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le +rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais +recus: + +--Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc ecris-tu? + +--Vraiment, repondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire +ni ecrire. + +--Tu es bien heureux! m'ecriai-je. Tu n'as pas de maitres, toi, tu +t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris. + +--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me +coute cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le +payer. + +--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais gronde, tu as toujours fait +ce que tu as voulu. + +--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en +grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont +voulu les autres, et j'ai eu une terrible maitresse qui ne donne pas ses +lecons pour rien: on la nomme l'experience. Elle ne vaut pas ta mere, je +t'en reponds. + +--C'est l'experience qui t'a rendu savant, capitaine? + +--Savant, non; mais elle m'a enseigne le peu que je sais. Toi, mon +enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'experience des autres; +moi, j'ai tout appris a la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est +vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliotheque qui en vaut +bien une autre. Elle est la, ajouta-t-il en se frappant le front. + +Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliotheque? + +Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la medecine, des +proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a +souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires +romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventes. Grands ou +petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit. + +--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme +toi. + +--Volontiers, reprit le marin; mais je te previens que je ne suis pas +un diseur de belles paroles; je te reciterai mes contes comme on me les +a recites; je te dirai a quelle occasion et quel profil j'en ai tire. +Ecoute donc l'histoire de mon premier voyage. + + +II + +PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN + + +J'avais douze ans, et j'etais a Marseille, ma ville natale, quand on +m'embarqua comme mousse a bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la +Belle-Emilie._ Nous allions au Senegal porter de ces toiles bleues qu'on +appelle des guinees, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents +d'elephant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le +voyage n'eut rien d'interessant; je ne me souviens guere que des coups +de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le +caractere et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisieme +semaine, le brick approcha des cotes d'Andalousie, et, un soir, on jeta +l'ancre a quelque distance d'Almeria. La nuit venue, le second du navire +prit son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais +pas, car le soleil etait couche depuis longtemps. + +Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstines qui se +promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur +invisible gibier. Tout a coup on met la chaloupe a la mer, on m'y jette +plus qu'on ne m'y descend; me voila occupe a recevoir et a ranger des +ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se +dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas a quoi +pouvait servir cette promenade par une nuit sans etoiles; mais un mousse +ne raisonne guere; il obeit sans rien dire; sinon, gare les coups. + +La chaloupe aborda sur une plage deserte, loin du port d'Almeria. Le +second, qui nous commandait, se mit a siffler; on lui repondit, bientot +j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On debarqua des ballots, on +les chargea sur des chevaux, des anes, des mulets, qui se trouvaient la +fort a propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre +jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse +sur une mule, entre deux paniers; nous voila en route pour aller je ne +sais ou. + +Au bout d'une heure, on apercut une petite lumiere, vers laquelle on +se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on repondit: _Les anciens_. Une +porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitee par des gens qui +n'avaient pas la mine de tres bons chretiens. C'etaient, je l'appris +bientot, des bohemiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce +defendu, qui nous exposait aux galeres. On ne m'avait pas demande mon +avis. + +Le capitaine entra, avec les bohemiens, dans une salle basse dont on +ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui preparait +le souper: c'etait la plus laide sorciere que j'aie vue de ma vie. Elle +me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais +malgre moi. Quand elle m'eut bien examine, la vieille me parla. Je +fus tout etonne d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de +Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit +asseoir aupres d'elle, les jambes croisees sur une natte de jonc et, me +jetant un poulet, m'ordonna de le plumer. + +Un mousse doit tout savoir, sous peine d'etre battu: je me mis a +arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille, +qui, de son cote, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour +m'encourager, elle me souriait de facon agreable, en me montrant chaque +fois trois grandes dents jaunes tout ebrechees, seul tresor qui lui +restat dans la bouche. Les poulets plumes, il fallut hacher des oignons, +eplucher de l'ail, preparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux, +autant par peur de la vieille que par amitie. + +--Eh bien, la mere, etes-vous contente? lui dis-je quand tous nos +preparatifs furent acheves. + +--Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garcon, je veux te +recompenser. Donne-moi ta main. + +Elle me prit la main, la retourna, et se mit a en suivre toutes les +lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure. + +--Assez, la mere! lui dis-je en retirant ma main, je suis chretien, je +ne crois pas a tout cela. + +--Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et +si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres +gitanos, nous entendons des voix qui vous echappent; nous parlons avec +les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer. + +--Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de +ce poulet que j'ai plume? + +--Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciee de l'ecouter; mais, si +tu veux, je te conterai l'histoire de son frere; tu y verras que tot ou +tard on est puni par ou on a peche, et que jamais un ingrat n'echappe au +chatiment. + +Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis; +puis elle commenca le conte que voici. + + +III + +HISTOIRE DE COQUERICO[1] + + +[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontee avec +beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero, +_la Gaviotta ou la Mouette._] + +Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la +basse-cour d'un riche fermier; elle etait entouree d'une nombreuse +famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne +lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme +et estropie. C'etait justement celui que la mere aimait le mieux; ainsi +sont faites toutes les meres; leurs preferes sont les plus laids. Cet +avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eut dit +que Salomon eut execute sa sentence memorable sur Coquerico (c'etait le +nom de ce chetif individu) et qu'il l'eut coupe en deux du fil de sa +fameuse epee. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle +occasion d'etre modeste; notre gueux de Castille etait plus fier que son +pere, le coq le mieux eperonne, le plus elegant, le plus brave et le +plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos a Madrid. Il se croyait un +phenix de grace et de beaute, il passait les plus belles heures du jour +a se mirer au ruisseau. Si l'un de ses freres le heurtait par hasard, +il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au +combat le seul oeil qui lui restat; si les poules gloussaient a sa vue, +il disait que c'etait pour cacher leur depit, parce qu'il ne daignait +meme pas les regarder. + +Un jour, que sa vanite lui montait a la tete plus que de coutume, il dit +a sa mere: + +--Ecoutez-moi, madame ma mere: l'Espagne m'ennuie, je vais a Rome; je +veux voir le pape et les cardinaux. + +--Y penses-tu, mon enfant? s'ecria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la +cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti +de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons +montrer notre genealogie. Ou trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci, +des muriers pour t'abriter, un poulailler blanchi a la chaux, un fumier +magnifique, des vers et des grains partout, des freres qui t'aiment, et +trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'a Rome meme tu ne +regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie? + +Coquerico haussa son aile manchote en signe de dedain. "Ma mere, dit-il, +vous etes une bonne femme; tout est beau a qui n'a jamais quitte son +fumier; mais j'ai deja assez d'esprit pour voir que mes freres n'ont pas +d'idees, et que mes cousins sont des rustres. Mon genie etouffe dans ce +trou, je veux courir le monde et faire fortune. + +--Mais, mon fils, reprit la pauvre mere poule, t'es-tu jamais regarde +dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et +une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes +d'araignee et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu. + +--Ma mere, repondit Coquerico, quand une poule couve un canard, elle +s'effraye toujours de le voir courir a l'eau. Vous ne me connaissez pas +davantage. Ma nature a moi, c'est de reussir par mes talents et mon +esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agrements de +ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens. + +Quand la poule vit que tous les sermons etaient inutiles, elle dit a +Coquerico: + +--Mon fils, ecoute au moins les derniers conseils de ta mere. Si tu vas +a Rome, evite de passer devant l'eglise de Saint-Pierre; le saint, a ce +qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent. +Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu +les reconnaitras a leur bonnet blanc, a leur tablier retrousse et a la +gaine qu'ils portent au cote. Ce sont des assassins patentes qui nous +traquent sans pitie, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps +de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant +la patte, recois ma benediction et que saint Jacques te protege; c'est +le patron des pelerins. + +Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans +l'oeil de sa mere, il ne s'inquieta pas davantage de son pere, qui +cependant dressait sa crete au vent et semblait l'appeler. Sans se +soucier de ceux qu'il laissait derriere lui, l'ingrat se glissa par la +porte entrouverte; a peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois +fois pour celebrer sa liberte: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ + +Comme il courait a travers champs, moitie volant, moitie sautant, il +arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis a sec. Cependant, au +milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux +feuilles tombees l'arretaient au passage. + +Quand le ruisseau apercut notre voyageur, il lui dit: + +--Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai meme pas la force d'emporter +ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un detour, +car je suis extenue. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je +ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma +reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura +rendu mes forces. + +--Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de +ruisseau? Adresse-toi a gens de ton espece, ajouta-t-il; et de sa bonne +patte il sauta par-dessus le filet d'eau. + +--Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau, +mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas. + +Un peu plus loin, notre maitre coq apercut le vent tout abattu et tout +essouffle. + +--Cher Coquerico, lui dit-il, viens a mon aide; ici-bas on a besoin les +uns des autres. Tu vois ou m'a reduit la chaleur du jour. Moi qui, en +d'autres temps, deracine les oliviers et souleve les mers, me voila tue +par la canicule. Je me suis laisse endormir par le parfum de ces roses +avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque evanoui. Si tu +voulais me lever a deux pouces du sol avec ton bec, et m'eventer un peu +avec ton aile, j'aurais la force de m'elever jusqu'a ces nuages blancs +que j'apercois la-haut, pousses par un de mes freres, et je recevrais de +ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'a ce que +j'herite du premier ouragan. + +--Monseigneur, repondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est +amusee plus d'une fois a me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit +jours encore que, se glissant en traitre derriere moi, Votre Seigneurie +s'est divertie a m'ouvrir la queue en eventail, et m'a couvert de +confusion a la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les +railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire penitence et +d'apprendre a respecter certains personnages qui, par leur naissance, +leur beaute et leur esprit, devraient etre a l'abri des plaisanteries +d'un sot. + +Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit a chanter trois fois de sa voix +la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fierement +son chemin. + +Dans un champ nouvellement moissonne ou les laboureurs avaient amasse de +mauvaises herbes fraichement arrachees, la fumee sortait d'un monceau +d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une +petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les +allumer. + +--Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens a propos pour me +sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais ou s'amuse mon +cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques +brins de paille seche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu +obligeras. + +--Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le merites, +insolente qui oses t'adresser a moi! Et voila le poulet qui saute sur +le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on +n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus +de fumee. Sur quoi, maitre Coquerico, suivant son habitude, se mit a +chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit +de l'aile comme s'il avait acheve les exploits d'Amadis. + +Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver a +Rome; c'est la que menent tous les chemins. A peine dans la ville, il +courut droit a la grande eglise de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y +songeait guere; il se placa en face de la porte principale, et, quoique +au milieu de la colonnade il ne parut pas plus gros qu'une mouche, il +se hissa sur son ergot et se mit a chanter: _Coquerico, coquerico, +coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et desobeir a sa mere. + +Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-pere, qui +l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour +en faire son souper. + +--Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico a sa menagere, donne-moi +vite de l'eau bouillante pour plumer ce penitent-la. + +--Grace! grace, madame l'Eau! s'ecria Coquerico. Eau si douce, si bonne, +la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitie, ne m'echaude +pas! + +--As-tu donc eu pitie de moi quand je t'ai implore, ingrat? repondit +l'eau qui bouillait de colere. D'un seul coup elle l'inonda du haut +jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps. + +--Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril. + +--Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Pere de la lumiere, frere du +soleil, cousin du diamant, epargne un miserable, contiens ton ardeur, +adoucis ta flamme, ne me rotis pas. + +--As-tu eu pitie de moi quand je t'implorais, ingrat? repondit le feu +qui petillait de colere; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un +charbon. + +Quand le suisse apercut son roti dans ce triste etat, il tira le poulet +par la patte et le jeta par la fenetre. Le vent l'emporta sur un tas de +fumier. + +--O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zephir bienfaisant, +souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi +reposer sur le fumier paternel. + +--Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je +traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que +Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher. + +--C'est la que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint +cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore +aux voyageurs. Si haut place qu'il soit, chacun le meprise parce qu'il +tourne au moindre vent. Il est noir, sec, deplume, battu par la pluie; +il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye +et payera eternellement sa desobeissance a sa mere, sa vanite, son +insolence, et surtout sa mechancete. + + +IV + +LA BOHEMIENNE + + +Quand la vieille eut acheve son conte, elle porta le souper au second et +a ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je placai sur +la table deux grandes peaux de chevre toutes pleines de vin; apres quoi, +je retournai a la cuisine avec la bohemienne, ce fut notre tour de +manger. + +Il y avait deja quelque temps que notre repas etait acheve, je causais +amicalement avec ma vieille hotesse, quand tout a coup on entendit du +bruit, des imprecations, des jurements dans la salle du souper. Le +second sortit bientot; il avait a la main la hache qu'il portait +d'ordinaire a la ceinture, il en menacait ses compagnons de table, qui +tous tenaient leur couteau a demi cache dans la main. On se querellait +pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de +piastres qu'il refusait de livrer; l'interet et l'ivresse empechaient +qu'on ne s'entendit. + +Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour +trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorite +qu'elle devait sans doute a sa reputation de sorciere; on la meprisait, +mais on en avait peur. La bohemienne ecouta tous ces cris qui se +croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et +enfin donna tort au second. + +--Miserable! s'ecria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de +voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arreter le +bras, et je recus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes +jours. Premiere lecon que me vendait l'experience, et qui m'a donne +l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours. + +Furieux d'avoir manque la victime, le second me renverse a terre d'un +coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain, +je le vois s'arreter, porter ses mains a son ventre, en retirer un long +couteau tout sanglant, s'ecrier qu'il est un homme mort, et tomber. + +Cette horrible scene ne dura pas le temps que je prends pour la conter. + +On fit silence autour du cadavre; puis bientot les cris recommencerent, +mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue +des bohemiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre +me secouait par le collet comme s'il voulait m'etrangler, un troisieme +me prenait par le bras et me tirait a lui. Au milieu de ce vacarme, la +vieille allait de l'un a l'autre, criant plus fort que toute la bande, +portant les mains a sa tete, puis prenant mon bras et montrant mon pouce +ensanglante et presque detache; je commencais a comprendre. Evidemment +il y avait des contrebandiers qui pensaient a profiter de l'occasion, et +qui, pour avoir a bon marche tout ce que nous apportions, proposaient de +se debarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la +faute de me trouver, malgre moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une +lecon qui m'a coute cher, mais qui m'a servi. + +Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa +figure pendable eut fait reconnaitre au milieu de tous ces honnetes gens +se fit mon defenseur; il me mit pres de lui avec la bohemienne, +et, tenant a la main la hache du second, il fit un discours que je +n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le +traduire ainsi: "Cet enfant a sauve ma mere; je le prends sous ma garde; +le premier qui y touche, je l'abats." + +[Illustration: Cet enfant a sauve ma mere, je le prends sous ma garde; +le premier qui y touche, je l'abats.] + +C'etait la seule eloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure +apres tout ce bruit, ma blessure etait pansee avec de la poudre et de +l'eau-de-vie; on m'avait monte sur une mule; dans un des paniers etait +le paquet de piastres, a cote de moi, en travers, on avait place +un grand sac qui pendait des deux cotes. Le bohemien mon sauveur +m'accompagnait seul, un pistolet a chaque poing. + +Arrives a la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se +trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui a terre une longue et vive +conversation. Apres quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: "Un +_roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de +ce que tu as vu, ou tu es mort." + +[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohemiens.] + +--J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans +un coin le sac, porte par deux matelots. Une fois a bord, on m'envoya +coucher, j'eus grand'peine a m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur +l'agitation; quand je m'eveillai, il etait midi. Je craignais d'etre +battu; mais j'appris qu'on n'avait pas leve l'ancre: un malheur arrive +a bord en etait la cause, le second, me dit-on, etait mort subitement +d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin meme +on l'avait jete a la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa +mort n'attristait personne; il etait fort mechant, et on profitait de sa +part dans l'expedition. Une heure apres ces funerailles, on mettait a la +voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar. + + +V + +CONTES NOIRS + + +Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sur de ma +discretion, le capitaine me prit en amitie; quand nous descendimes a +terre, a Saint-Louis du Senegal, il me garda a son service, et me fit +demeurer avec lui. + +Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien +negliger de ce qui pouvait m'instruire. Les negres qui nous entouraient +de tous cotes parlaient une langue que personne ne voulait se donner la +peine d'apprendre: "Ce sont des sauvages", repetait mon capitaine; apres +cela tout etait dit. + +Pour moi qui rodais dans la ville, je me fis bientot des amis parmi ces +pauvres negres, si affectueux et si bons. Moitie patois, moitie signes, +nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec +eux de choses et d'autres, que j'en vins a parler leur langue, comme si +le bon Dieu m'avait fait naitre avec une peau de taupe.--"Qui s'embarque +sans savoir la langue du pays ou il va, dit un proverbe, ne va pas +en voyage, il va a l'ecole."--Le proverbe avait raison, j'appris par +experience que les negres n'etaient ni moins intelligents ni moins fins +que nous. + +Parmi ceux que je voyais le plus souvent, etait un tailleur qui aimait +beaucoup a causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans +sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs. + +--Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marie? + +--Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrieres +les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as +choisie. + +--C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve +combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Ecoute mon recit, il +t'interessera. + +L'HISTOIRE DU TAILLEUR + +Il y avait une fois un tailleur (c'etait mon futur beau-pere) qui avait +une fort belle fille a marier; tous les jeunes gens la recherchaient a +cause de sa beaute. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la +belle et lui dirent: + +--C'est pour toi que nous sommes ici. + +--Que me voulez-vous? repondit-elle en souriant. + +--Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous desire +t'epouser. + +La belle etait une fille bien elevee, elle appela son pere qui ecouta +les deux pretendants et leur dit: + +--Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui +des deux aura ma fille. + +Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens etaient de retour. + +--Nous voici, crierent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous +avez promis hier. + +--Attendez, repondit-il, je vais au marche acheter une piece de drap; +quand je l'aurai rapportee a la maison, vous saurez ce que j'attends de +vous. + +Quand le tailleur revint du marche, il appela sa fille, et, lorsqu'elle +fut venue, il dit aux jeunes gens: + +--Mes fils, vous etes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que +je la donne? a qui faut-il que je la refuse? Voyez cette piece de drap: +j'y taillerai deux vetements pareils; chacun de vous en coudra un, celui +qui le premier aura fini sera mon gendre. + +Chacun des deux rivaux prit sa tache et se prepara a coudre sous les +yeux du maitre. Le pere appela sa fille et lui dit: + +--Voici du fil, tu le prepareras pour ces deux ouvriers. + +La fille obeit a son pere, elle prit le peloton et s'assit pres des deux +jeunes gens. + +Mais la belle etait fine; le pere ne savait pas qui elle aimait, les +jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait +deja. Le tailleur sortit; la jeune fille prepara le fil, les jeunes gens +prirent leurs aiguilles et commencerent a coudre. Mais a celui qu'elle +aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillees courtes, tandis +qu'elle donnait des aiguilles longues a celui qu'elle n'aimait pas. +Chacun cousait, cousait avec une ardeur extreme, a onze heures l'oeuvre +etait a peine a moitie; mais a trois heures de l'apres-midi, mon ami, le +jeune homme aux courtes aiguillees, avait acheve sa tache, tandis que +l'autre etait loin d'avoir fini. + +Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vetement termine; +son rival cousait toujours. + +--Mes enfants, dit le pere, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre +d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partage cette piece de drap en deux +portions egales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon +gendre. Avez-vous bien compris cela? + +--Pere, repondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole +et accepte l'epreuve; ce qui est fait est bien fait. + +Le tailleur avait raisonne ainsi: Celui qui finira le premier sera +l'ouvrier le plus habile, par consequent ce sera celui qui soutiendra +le mieux son menage; il n'avait pas devine que sa fille ferait des +aiguillees longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'etait l'esprit +qui decidait l'epreuve, c'etait la belle qui se choisissait elle-meme +son mari. + + * * * * * + +Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe, +demande-leur ce qu'elles auraient fait a la place de la negresse, tu +verras si la plus fine n'est pas embarrassee. + +Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme etait entree et +travaillait sans rien dire, comme si ce recit ne la concernait pas. + +--Les filles de votre pays ne sont pas betes, lui dis-je en riant; il me +semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris. + +--C'est que nous avons recu de nos meres une bonne education, me +repondit-elle. On nous a toutes exercees avec l'histoire de la Belette. + +--Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe, +pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai. + +--Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici: + +LA BELETTE ET SON MARI + +Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit: + +--Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi. + +Le mari ecouta les paroles de sa femme et lui dit: + +--Quels sont les langes que tu aimes? + +Et la Belette repondit: + +--Je veux la peau d'un elephant. + +Le pauvre mari resta stupefait de cette exigence, et demanda a sa chere +moitie si par hasard elle n'aurait point perdu la tete; pour toute +reponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitot. +Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit: + +--Compere, ma terre est pleine de gazon, aide-moi a la remuer. + +Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule: + +--Commere, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons +besoin de votre secours. + +La Poule courut aussitot, mangea le Ver et se mit a gratter le sol. + +Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat: + +--Compere, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon +absence, vous devriez faire un tour de ce cote. + +Un instant apres, le Chat avait mange la Poule. + +Tandis que le Chat se regalait de la sorte, la Belette dit au Chien: +"Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?" Le chien +furieux courut etrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eut en ce pays +d'autre maitre que lui. + +Le lion passant par la, la Belette le salua avec respect: "Monseigneur, +lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien", sur +quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le devora. + +Ce fut le tour de l'Elephant: la Belette lui demanda son appui contre +le Lion; l'Elephant entra en protecteur sur le terrain de celle qui +l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui +avait creuse un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Elephant +tomba dans le piege et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de +l'Elephant, se sauva dans la foret. + +La Belette alors prit la peau de l'Elephant et la montra a son mari, en +lui disant: + +--Je t'ai demande la peau de l'Elephant; avec l'aide de Dieu, je l'ai +eue, et je te l'apporte. + +Le mari de la Belette n'avait pas devine que sa femme etait plus fine +que toutes les betes de la terre; encore moins avait-il pense que la +dame etait plus fine que lui. Il le comprit alors, et voila pourquoi +nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette. + +L'histoire est finie. + + * * * * * + +Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les negres; +je connus bientot leur facon de faire le commerce, leurs idees, leurs +habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur +sagesse. + +Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni +ecrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une facon de graver les +choses dans la memoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des +enigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles +renferment. + +--Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tete, ce qui +etait son grand signe d'amitie, devine-moi celle-ci: + +--Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me +plait. + +--C'est ton chien, capitaine, tu as regarde Fidele en parlant. + +--Bravo, mon matelot. Continuons: + +--Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait +toujours ce qui te plait. + +Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mere, mon petit homme; tu +ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'experience +t'apprendra que ce n'est jamais a elle qu'elle pense quand il s'agit de +toi. + +Dis-moi celle que ton pere aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui +fait faire tout ce qui lui plait. + +--On ne fait jamais faire a papa ce qu'il ne veut pas, capitaine; +maman le repete tous les jours. Mais ma soeur est mal elevee, elle rit +toujours quand maman dit cela. + +--C'est que ta soeur a devine le mot de l'enigme, mon matelot. Ah! si +j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcee a me commander son caprice +du matin au soir. + +Reste encore une enigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui +vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire +tout ce qui lui plait? + +--Je ne sais pas, capitaine. + +--Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir a ton papa. + +Je ne manquai pas a la recommandation du marin; je racontai a table +tout ce que j'avais appris dans la journee; les contes negres amuserent +beaucoup ma mere; les enigmes eurent un succes complet, mais, quand j'en +vins a la derniere, mon pere se mit a rire. + +--Ce n'est pas difficile a deviner, mon garcon, je vais te le dire... + +Sur quoi ma mere regarda mon pere; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses +yeux, mais il resta court. + +--Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir. + +--Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mere et d'un ton +severe, je vous envoie au jardin sans dessert. + +--Ah! dit mon pere. + +Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table: +Mais parle donc, papa! + +Ma mere fit mine de se lever; mon pere la prevint: en un instant je me +trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain +sec a la main. + +Voila comment je n'ai jamais su le mot de la derniere enigme. S'il y en +a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au +Senegal; peut-etre la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret +que ma mere ne m'a jamais dit. + + +VI + +LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN + + +Mes causeries avec les negres avaient fait de moi un interprete et un +courtier; le capitaine avait en mon zele une pleine confiance; malgre +mon jeune age, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La +cargaison fut bientot faite a des conditions excellentes, et, a mon +retour a Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des +armateurs. Ma reputation commencait, et, apres quelques voyages dans la +Mediterranee, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrecargue d'un +brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans. + +Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout ou j'avais +aborde, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs, +levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue +de tous ces gens-la. Le navire allait chercher des grains dans la mer +Noire, a l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinat +tous les patois; on m'avait trouve sous la main, et, quoique je n'eusse +guere de barbe au menton, on m'avait pris. + +Me voila donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce +loyal et n'etant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais +de la peine pour defendre l'interet de mes armateurs! En arrivant a +Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles +divers a des conditions avantageuses, et tous nous partimes pour Galatz, +bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant +dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue +et de toute nation. L'un des plus singuliers etait un Dalmate qui +retournait chez lui par le Danube. Il etait tout le jour assis a +l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une +corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette +corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue +douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il +recitait tous les soirs a la clarte des etoiles, et que je n'ai pas +oubliees: + +LE CHANT DU SOLDAT + +--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger. + +--Quand j'ai quitte mon bon pere, la lune brillait au ciel. + +--La lune brille au ciel, j'entends mon pere qui me pleure. + +--Quand j'ai quitte ma bonne mere, le soleil brillait au ciel. + +--Le soleil brille au ciel, j'entends ma mere qui me pleure. + +--Quand j'ai quitte mes freres cheris, les etoiles brillaient au ciel. + +--Les etoiles brillent au ciel, j'entends mes freres qui me pleurent. + +--Quand j'ai quitte mes soeurs cheries, les pivoines etaient en fleur. + +--Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent. + +--Quand j'ai quitte ma bien-aimee, les lis fleurissaient au jardin. + +--Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimee qui me pleure. + +--Il faut que ces larmes sechent, demain je veux partir d'ici. + +--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger. + +LE CHANT DU FIANCE + +--Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'eleve au plus haut des cieux. Si +je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre! + +--Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle. + +--Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est +fiancee ta bien-aimee. + +--Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux etre la. + +Quand elle est entree dans l'eglise, c'etait encore une simple fille; +maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame. + +--Vois-tu la lune qui s'eleve entre deux petites etoiles? C'est ma +bien-aimee entre ses deux belles-soeurs. + +Quand elle va pour se fiancer, je l'arrete au passage.--Chere enfant, +rends-moi l'anneau que j'ai achete. + +--Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon +pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint. + + * * * * * + +La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traverse plus d'une fois +les deux Oceans, je connais leurs tempetes; mais je crains moins leurs +longues vagues qui deferlent contre le navire que ces petits flots +presses qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout a coup, +s'entr'ouvrent comme un abime. Depuis deux jours et deux nuits nous +etions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon +Dalmate, qui s'etait attache a un des bancs par la ceinture, et qui, +tout mouille qu'il etait, chantait toujours les airs de son pays. + +--Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment ou le vent et la mer nous +laissaient un peu respirer, je vois que vous etes un brave, vous n'avez +pas peur du naufrage. + +--Qui peut empecher sa destinee? me dit-il en raclant son violon; le +plus sage est de s'y resigner. + +--Voila parler comme un Turc, lui repondis-je; un chretien n'est pas si +patient. + +--Pourquoi ne serait-on pas chretien et resigne a la volonte divine? +reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes +honnetes gens; il ne nous a jamais promis la sante, la richesse, le +salut en mer et autres choses passageres. Tout cela est abandonne a une +puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont +vue la nomment _le Destin_. + +--Comment, m'ecriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le +Destin existe? + +--Pourquoi non? me repondit-il tranquillement. Si vous en doutez, +ecoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare; +ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez. + + +VII + +LE DESTIN + + +Il y avait une fois deux freres qui vivaient ensemble au meme menage; +l'un faisait tout, tandis que l'autre etait un indolent, qui ne +s'occupait que de boire et de manger. Les recoltes etaient toujours +magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs, +abeilles et le reste. + +L'aine, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet +indolent? Mieux vaut nous separer; je travaillerai pour moi seul, et il +fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc a son frere. + +--Mon frere, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne +veux m'aider en rien et ne penses qu'a boire et a manger; il faut nous +separer. + +L'autre essaya de le detourner de ce projet en lui disant: + +--Frere, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les +mains, aussi bien ce qui est a toi que ce qui est a moi, et tu sais que +je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes. + +Mais l'aine persista dans sa resolution, si bien que le cadet dut ceder, +et lui dit: + +--Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le +partage comme il te plaira. + +Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour +ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un +chevrier pour ses chevres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour +ses abeilles, et leur dit a tous: + +--Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille! + +Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant. + +L'aine, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait +pour le bien commun: il garda lui-meme ses troupeaux, ayant l'oeil a +tout; malgre cela, il ne trouva partout que mauvais succes et dommage. +De jour en jour tout lui tournait a mal, jusqu'a ce qu'enfin il devint +si pauvre, qu'il n'avait meme plus une paire d'opanques[1], et qu'il +allait nu-pieds. Alors il se dit: + +[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanieres +de cuir.] + +--J'irai chez mon frere voir comment les choses vont chez lui. + +Son chemin le menait dans une prairie ou paissait un troupeau de brebis, +et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de +berger. Pres d'elles seulement etait assise une belle jeune fille qui +filait un fil d'or. + +Apres avoir salue la fille d'un "Dieu te protege!" il lui demanda a qui +etait ce troupeau; elle lui repondit: + +--A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis. + +--Et qui es-tu? continua-t-il. + +--Je suis la fortune de ton frere, repondit-elle. + +Alors il fut pris de colere et d'envie, et s'ecria: + +--Et ma fortune, a moi, ou est-elle? + +La fille lui repondit: + +--Ah! elle est bien loin de toi. + +--Puis-je la trouver? demanda-t-il. + +Elle lui repondit:--Tu le peux, seulement cherche-la. + +Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frere +etaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne +voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla +droit a son frere. Des que celui-ci l'apercut, il en eut pitie et lui +dit en fondant en larmes: + +--Ou donc as-tu ete depuis si longtemps? + +Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques +et quelque argent. + +Apres etre reste trois jours chez son frere, le pauvre partit pour +retourner chez lui; mais, une fois a la maison, il jeta un sac sur ses +epaules, y mit un morceau de pain, prit un baton a la main, et s'en alla +ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marche quelque +temps, il se trouva dans une grande foret, et rencontra une abominable +vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit a fouiller la terre avec +son baton, et, pour eveiller la vieille, il lui donna un coup dans le +dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'a demi +ses yeux chassieux, elle lui dit: + +--Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais ete eveillee, +tu n'aurais pas ces opanques. + +Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empeche d'avoir ces +opanques? + +La vieille lui dit:--Je suis ta fortune. + +En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant: + +--Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui +donc t'a donnee a moi? + +Et la vieille lui dit: + +--C'est le Destin. + +--Ou est le Destin? demanda-t-il. + +--Va et cherche-le, lui repondit-elle en se rendormant. + +Alors il partit et s'en alla chercher le Destin. + +[Illustration: La vieille lui dit: "Je suis ta Fortune."] + +Apres un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans +ce bois il trouva un ermite a qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir +des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit: + +--Va sur la montagne, tu arriveras droit a son chateau; mais, quand tu +seras pres du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout +ce que tu lui verras faire jusqu'a ce qu'il t'interroge. + +Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et, +quand il fut arrive dans le chateau du Destin, c'est la qu'il vit de +belles choses! C'etait un luxe royal, il y avait une foule de valets et +de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour +le Destin, il etait assis a une table servie et il soupait. Quand +l'etranger vit cela, il se mit aussi a table et mangea avec le maitre du +logis. Apres le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers +minuit, voici que dans le chateau il se fait un bruit terrible, et au +milieu du bruit on entendait une voix qui criait: + +--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui sont venues +au monde: donne-leur quelque chose a ton bon plaisir! + +Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre dore et seme dans la +chambre des ducats tout brillants en disant: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! + +Au point du jour, le beau chateau s'evanouit, et a sa place il y eut +une maison ordinaire, mais ou rien ne manquait. Quand vint le soir, le +Destin se remit a souper, son hote en fit autant; personne ne dit mot. + +Apres souper tous deux allerent se coucher. Vers minuit, voici que +dans le chateau recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on +entendait une voix qui criait: + +--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui ont vu la +lumiere, donne-leur quelque chose a ton bon plaisir! + +Et voila le Destin qui se leve, il ouvre un coffre d'argent; mais cette +fois il n'y avait pas de ducats, ce n'etait que des monnaies d'argent +melees par-ci par-la de quelques pieces d'or. Le destin sema cet argent +sur la terre en disant: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie! + +Au point du jour la maison avait disparu, et a sa place il y en avait +une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la +maison diminuait, jusqu'a ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une miserable +cabane; le Destin prit une beche et se mit a fouiller la terre; son hote +en fit autant, et ils becherent tout le jour. Quand vint le soir, le +Destin prit une croute de pain dur, en cassa la moitie et la donna a son +compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mange, ils se +coucherent. + +Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du +bruit on distinguait une voix qui disait: + +--Destin, Destin, tant et tant d'ames sont venues au monde cette nuit: +donne-leur quelque chose a ton bon plaisir. + +Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre et se met a semer +des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce +faisant, il disait: + +--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie. + +Quand le matin reparut, la cabane s'etait changee en un grand palais +comme au premier jour. Alors pour la premiere fois le Destin parla a son +hote et lui dit: + +--Pourquoi es-tu venu? + +Celui-ci conta en detail sa misere; et comment il etait venu pour +demander au Destin lui-meme pourquoi il lui avait donne une si mauvaise +fortune. Le Destin lui repondit: + +--Tu as vu comment la premiere nuit j'ai seme des ducats, et ce qui a +suivi. Tel je suis la nuit ou nait un homme, tel cet homme sera toute +sa vie. Tu es ne dans une nuit de pauvrete, tu resteras pauvre toute ta +vie. Ton frere, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit. +Il restera heureux jusqu'a la fin. Mais, puisque tu as pris tant de +peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frere +a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunee que son pere. +Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu +acquerras, aie soin de dire que cela est a ta femme. + +L'hote remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de +retour au pays, il alla droit chez son frere, et lui dit: + +--Frere, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde! + +Et le frere repondit: + +--Cela me plait; Miliza est a toi. + +Le nouveau marie emmena dans sa maison la fille de son frere, et il +devint tres riche, mais il disait toujours: + +--Tout ce que j'ai est a Miliza. + +Un jour, il alla aux champs pour voir ses bles, qui etaient si beaux +qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. Voila qu'un voyageur vint a +passer sur le chemin et lui demanda: + +--A qui ces bles? + +Et lui, sans y penser, repondit: + +--Ils sont a moi. + +Mais a peine avait-il parle que voila les bles qui s'enflamment et le +champ qui est tout en feu. Vite il court apres le voyageur, et lui crie: + +--Arrete, mon frere; ces bles ne m'appartiennent pas, ils sont a Miliza, +la fille de mon frere. + +Le feu cessa aussitot, et des lors notre homme fut heureux, grace a +Miliza. + + * * * * * + +--Seigneur Dalmate, dis-je, a mon conteur, votre histoire est jolie, +quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres +idees: loin de nous en remettre a la fortune, nous comptons sur +nous-memes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre +prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on +cher un bon conseil. + +--Ainsi fait-on chez moi, me repondit le Dalmate en rajustant son bonnet +de peau qui lui tombait sur les yeux; ecoutez ce qui est arrive, l'an +dernier, a un de mes voisins. + + +VIII + +LE FERMIER PRUDENT + + +Il y avait pres de Raguse un fermier qui se melait aussi de commerce. Un +jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin +de faire quelques achats. En arrivant a un carrefour, il demanda a un +vieillard qui se trouvait la quelle route il lui fallait prendre. + +--Je te le dirai si tu me donnes cent ecus, repondit l'etranger; je ne +parle pas a moins; chacun de mes avis vaut cent ecus. + +--Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'etranger, qui avait +l'air d'un renard, qu'est-ce que peut etre un avis qui vaut cent ecus? +Ce doit etre quelque chose de bien rare, car, en general, on vous donne +pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage. +Allons, dit-il a l'homme, parle, voila tes cent ecus. + +--Ecoute donc, reprit l'etranger; cette route qui va tout droit, c'est +la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de +demain. J'ai encore un avis a te donner, continua-t-il; mais il faut +aussi me le payer cent ecus. + +Le fermier reflechit longtemps, puis il se decida. + +--Puisque j'ai paye le premier conseil, je puis bien payer le second. + +Et il donna encore cent ecus. + +--Ecoute donc, lui dit l'etranger: Quand tu seras en voyage et que tu +entreras dans une hotellerie, si l'hote est vieux et si le vin est +jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur. +Donne-moi encore cent ecus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose a te +dire. + +Le fermier se mit a reflechir. + +--Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai achete deux, +je peux bien payer le troisieme. + +Et il donna ses derniers cent ecus. + +--Ecoute donc, lui dit l'etranger: si jamais tu te mets en colere, garde +la moitie de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colere +en un jour. + +Le fermier reprit le chemin de sa maison, ou il arriva les mains vides. + +--Qu'as-tu achete? lui demanda sa femme. + +--Rien que trois avis, repondit-il, qui m'ont coute chacun cent ecus. + +--Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude. + +--Ma chere femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon +argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payees. + +Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les +epaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants +sur la paille. + +Quelque temps apres, un marchand s'arreta devant la porte du fermier, +avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un +associe, et offrit au fermier cinquante ecus, s'il voulait se charger +d'une des voitures et venir avec lui a la ville. + +--J'espere, dit a son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas; +cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose. + +On partit; le marchand conduisait la premiere voiture, le fermier menait +la seconde. Le temps etait mauvais, les chemins rompus, on n'avancait +qu'a grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda +celle qu'il fallait prendre. + +--C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle +est plus sure. + +Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui. + +--Quand vous me donneriez cent ecus, dit le fermier, je n'irais pas par +ce chemin. + +On se separa donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue, +arriva neanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut +souffert. Le marchand n'arriva qu'a la nuit; sa voiture etait tombee +dans un marais, tout le chargement etait endommage, et le maitre etait +blesse, par-dessus le marche. + +Dans la premiere auberge ou on descendit, il y avait un vieil hotelier; +une branche de sapin annoncait qu'on y vendait du vin nouveau. Le +marchand voulut s'arreter la pour y passer la nuit. + +--Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent ecus! s'ecria le +fermier. + +Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon. + +Vers le soir, quelques jeunes desoeuvres qui avaient trop goute au +vin nouveau se querellerent a propos d'une cause futile. On tira les +couteaux; l'hote, alourdi par les annees, n'eut pas la force de separer +ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tue, et, comme on +craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand. + +Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand +matin pour atteler ses chevaux. Effraye de trouver un mort sur son +chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas etre mele dans un +proces facheux; mais il avait compte sans la police autrichienne; on +courut apres lui. En attendant que la justice eclaircit l'affaire, on +jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir. + +Quand le fermier apprit ce qui etait arrive a son compagnon, il voulut, +au moins, mettre en surete sa voiture, et reprit le chemin de sa maison. +Comme il approchait du jardin, il apercut a la brume un jeune soldat +monte sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement +la recolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le +voleur; mais il reflechit. + +--J'ai paye cent ecus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas +depenser toute sa colere en un jour. Attendons a demain, mon voleur +reviendra. Il prit un detour pour entrer dans la maison par un autre +cote, et, comme il frappait a la porte, voila le jeune soldat qui se +jette dans ses bras en criant: + +--Mon pere, j'ai profite de mon conge pour vous surprendre et vous +embrasser. + +Le fermier dit alors a sa femme: + +--Ecoute maintenant ce qui m'est arrive, tu verras si j'ai paye trop +cher mes trois avis. + +Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu, +quoi qu'il put faire, le fermier se trouva l'heritier de cet imprudent. +Devenu riche, il repetait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher +un bon conseil, et, pour la premiere fois, sa femme etait de son avis. + + +IX + +LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE + + +--Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voila +sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la +fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second +recit detruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste +que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sement le +grain ne recoltassent que le vent. + +--Les paresseux reussissent quelquefois, me repondit-il gravement; j'en +sais an exemple que je puis vous conter. + +--Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'ecriai-je. + +--Contes et chansons, c'est toute la vie, me repondit-il froidement. + +LA PARESSEUSE + +Il y avait une fois une mere qui avait une fille tres paresseuse et qui +n'avait de gout pour aucune espece de travail. Elle la conduisit dans un +bois, aupres d'un carrefour, se mit a la battre de toutes ses forces. +Pres de la passait par hasard un seigneur qui demanda a la mere pourquoi +ce rude chatiment. + +--Mon cher seigneur, repondit-elle, c'est que ma fille est une +travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'a la mousse qui garnit +les murs. + +--Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute +son envie. + +--Prenez-la, dit la mere, prenez-la, je n'en veux plus. + +Et le seigneur l'emmene a sa maison, ravi de cette belle acquisition. + +Le soir meme, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre ou +etait un grand tonneau plein de chanvre. C'est la qu'elle se trouva dans +une grande peine. + +--Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer! + +Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcieres qui frappent a la +fenetre, et la fille les fait entrer bien vite. + +--Si tu veux nous inviter a tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons +a filer ce soir. + +--Filez, Mesdames, repondit-elle bien vite, je vous invite a mon +mariage. + +Et voila les trois sorcieres qui filent et filent tout ce qu'il y avait +dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait a loisir. + +Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur +garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe +du pied et defendit que personne entrat dans la chambre, afin que la +fileuse put se reposer d'un si grand travail. Cela n'empecha pas que, le +jour meme, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais +les sorcieres revinrent a l'heure dite, et tout se passa comme le +premier jour. + +[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur, +il dit a sa fiancee: "Tes tantes ne sont pas belles."] + +Le seigneur fut emerveille, et, comme il n'y avait plus rien a filer +dans la maison, il dit a la jeune fille: + +--Je veux t'epouser, car tu es la reine des filandieres. + +La veille du mariage, la pretendue fileuse dit a son mari: + +--Il faut que j'invite mes tantes. + +Et le seigneur repondit qu'elles seraient les bienvenues. + +Une fois entrees, les trois sorcieres se mirent aupres du poele; elles +etaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur +laideur, il dit a sa fiancee: + +--Tes tantes ne sont pas belles. + +Puis, s'approchant de la premiere sorciere, il lui demanda pourquoi elle +avait un si long nez. + +--Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on file +toujours, et que toute la journee on branle la tete, le nez s'allonge +insensiblement. + +Le seigneur passa a la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si +grosses levres. + +--Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on +file toujours, et que toute la journee on mouille son fil, les levres +grossissent insensiblement. + +Alors il demanda a la troisieme pourquoi elle etait bossue. + +--Mon cher neveu, dit-elle, c'est a force de filer. Quand on est assise +et courbee toute la journee, le dos se plie insensiblement. + +Et alors le seigneur eut grand'peur qu'a force de filer sa femme ne +devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille +et fuseau. Si la paresseuse en fut fachee, je le laisse a deviner a +celles qui lui ressemblent. + +--Mon conte est fini. + +--Je vois avec plaisir, dis-je a mon Dalmate, qu'en votre heureux pays +les femmes reussissent sans peine et sans esprit. + +--Pas du tout, s'ecria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit +au monde ou les femmes soient tout a la fois plus fines et plus sages. +Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant epousa l'empereur +d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fut, se montra plus habile et +meilleure que lui? + +--Encore un conte! m'ecriai-je. + +--Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez +dans tous les livres qui disent la verite. + +DE LA DEMOISELLE QUI ETAIT PLUS AVISEE QUE L'EMPEREUR + +Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il +n'avait avec lui qu'une fille, mais elle etait tres avisee. Elle allait +partout chercher des aumones et apprenait aussi a son pere a parler avec +sagesse et a obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le +pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque +chose. + +L'Empereur, surpris de la facon dont parlait ce mendiant, lui demanda +qui il etait et qui lui avait appris a s'exprimer de la sorte. + +--C'est ma fille, repondit-il. + +--Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; a quoi le +pauvre homme repondit: + +--C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extreme misere. + +Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit: + +--Porte ces oeufs a ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse eclore des +poulets; si elle ne les fait pas eclore, mal lui en adviendra. + +Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose a +sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs etaient cuits; mais +elle dit a son pere d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout. +Le pere suivit le conseil de sa fille et se mit a dormir; pour elle, +prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de feves et la mit sur le +feu; le lendemain, quand les feves furent bouillies, elle appela son +pere, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer +le long de la route ou devait passer l'Empereur: + +--Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des feves, +seme-les et dis bien haut: "Allons, mes boeufs, que Dieu me protege a +fasse pousser mes feves bouillies!" Et si l'Empereur te demande comment +il est possible de faire pousser des feves bouillies, reponds-lui:--Cela +est aussi aise que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur. + +Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et, +quand il vit l'Empereur, il se mit a crier: + +--Allons, mes boeufs, que Dieu me protege et fasse pousser mes feves +bouillies! + +Des que l'Empereur entendit ces mots, il s'arreta sur la route et dit +aussitot: + +--Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des feves +bouillies? + +Et le pauvre homme repondit: + +--Gracieux Empereur, cela est aussi aise que de faire sortir un poulet +d'un oeuf dur. + +L'Empereur devina que c'etait la fille qui avait pousse le pere a agir +de la sorte; il dit a ses valets de prendre le pauvre homme et de +l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et +dit: + +--Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont +on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tete. + +Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout +en larmes vers sa fille a laquelle il conta ce qui s'etait passe; sa +fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait +tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, eveilla son pere et +lui dit: + +--Prends cette allumette et porte-la a l'Empereur; qu'il m'y taille un +fuseau, une navette et un metier, apres cela je lui ferai ce qu'il a +demande. + +Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla +trouver l'Empereur, et lui recita tout ce qu'on lui avait appris. + +Quand l'Empereur entendit cela, il fut etonne, et chercha ce qu'il +pourrait faire; puis, prenant un verre a boire, il le donna au pauvre en +disant: + +--Prends ce verre, porte-le a ta fille, afin qu'elle m'epuise la mer et +qu'elle en fasse un champ a labourer. + +Le pauvre homme obeit en pleurant, et porta le verre a sa fille en lui +redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit +qu'il attendit au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le +lendemain matin elle appela son pere, lui donna une livre d'etoupes, et +lui dit: + +--Porte ceci a l'Empereur pour qu'il etoupe toutes les sources et toutes +les embouchures de tous les fleuves de la terre, apres cela je lui +dessecherai la mer. + +Et le pauvre homme alla tout redire a l'Empereur. + +Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il +ordonna qu'on la fit venir, et, quand le pere eut amene sa fille, et que +tous deux eurent salue l'Empereur, ce dernier dit: + +--Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle +repondit: + +--Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et +le mensonge. + +Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses +conseillers: + +--Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe. + +Et, quand ils l'eurent tous estimee, l'un plus et l'autre moins, la +demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait devine, et elle +dit: + +--La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la secheresse +de l'ete. + +L'Empereur fut ravi, et dit: + +--C'est elle qui a le mieux devine. + +Et il lui demanda si elle voulait etre sa femme, ajoutant qu'il ne la +lacherait pas qu'elle n'eut consenti. La demoiselle s'inclina et dit: + +[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans +la secheresse de l'ete.] + +--Gracieux Empereur, que ta volonte soit faite! Je te demande seulement +d'ecrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour +tu deviens mechant pour moi, et que tu veuilles m'eloigner de toi et +me renvoyer de ce chateau, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que +j'aimerai le mieux. + +L'Empereur y consentit, et lui en donna un ecrit cachete de cire rouge +et timbre du grand sceau de l'Empire. + +Apres quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si mechant +pour sa femme, qu'il lui dit: + +--Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon chateau, et va ou tu +voudras. + +L'Imperatrice repondit: + +--Illustre Empereur, je t'obeirai; permets-moi seulement de passer +encore une nuit ici; demain je partirai. + +L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Imperatrice, avant de +souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis +elle engagea l'Empereur a boire en lui disant: + +--Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et, +crois-moi, je serai plus gaie que le jour ou je me suis mariee. + +L'Empereur n'eut pas plutot bu ce breuvage qu'il s'endormit; alors +l'Imperatrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute +prete, et elle l'emmena dans une grotte taillee dans le rocher. Quand +l'Empereur se reveilla dans cette grotte et vit ou il se trouvait, il +s'ecria: + +--Qui m'a conduit ici? + +A quoi l'Imperatrice repondit: + +--C'est moi qui t'ai conduit ici. + +Et l'Empereur lui dit: + +--Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'etais plus ma +femme? + +Mais alors elle lui tendit la papier en disant: + +--Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accorde +par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que +j'aime le mieux dans ton chateau. + +Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son +chateau avec elle pour ne plus la quitter. + +--A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais +dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de +l'Adriatique comme au Senegal et peut-etre ailleurs, ce sont les femmes +qui sont maitresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui +exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner! + +--Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours pret a me donner un dementi; +chez nous, ce sont les hommes qui sont maitres a la maison; nous dinons +seuls a table, et notre femme, debout, derriere nous, est la pour nous +servir. + +--Ceci ne prouve rien, repondis-je; il y a plus d'un homme qui, marie ou +non, obeit a qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte +la chaine. + +--S'il vous faut une preuve, s'ecria mon incorrigible Dalmate, ecoutez +ce que mon pere m'a conte. J'ai toujours soupconne que l'excellent homme +etait le heros de cette histoire. + +--Encore un conte! repris-je avec impatience. + +--Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en +vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous +revoir ici-bas. Ecoutez donc avec patience une derniere lecon. + +LE LANGAGE DES ANIMAUX + +Il y avait une fois un berger qui depuis de longues annees servait son +maitre avec autant de zele que de fidelite. Un jour qu'il gardait ses +moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce +que c'etait, il entra dans la foret, suivant le bruit pour en connaitre +la cause. En approchant, il vit que l'herbe seche et les feuilles +tombees avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il apercut +un serpent qui sifflait. Le berger s'arreta pour voir ce que ferait +le serpent, car autour de l'animal tout etait en flammes, et le feu +approchait de plus en plus. + +Des que le serpent apercut le berger, il lui cria: "Au nom de Dieu, +berger, sauve-moi de ce feu!" Le berger lui tendit son baton par-dessus +la flamme; le serpent s'enroula autour du baton et monta jusqu'a la +main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un +collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent: + +--Malheur a moi! t'ai-je donc sauve pour ma perte? + +L'animal lui repondit: + +--Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon pere, le roi des serpents. + +Le berger commenca de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses +moutons sans gardien; mais le serpent lui dit: + +--Ne l'inquiete en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de +mal; va seulement aussi vite que tu pourras. + +Le berger se mit a courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'a +ce qu'enfin il arriva a une porte qui etait faite de couleuvres +entrelacees. Le serpent siffla, aussitot les couleuvres se separerent, +puis il dit au berger: + +--Quand nous serons au chateau, mon pere t'offrira tout ce que tu peux +desirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de precieux sur la +terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage +des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais a la fin il te +l'accordera. + +Tout en parlant, ils arriverent au chateau, et le pere du serpent lui +dit en pleurant: + +--Au nom de Dieu, mon enfant, ou etais-tu? + +Le serpent lui raconta comment il avait ete entoure par le feu, et +comment le berger l'avait sauve. Le roi des serpents se tourna alors +vers le berger et lui dit: + +--Que veux-tu que je te donne pour avoir sauve mon enfant? + +--Apprends-moi la langue des animaux, repondit le berger, je veux +causer, comme toi, avec toute la terre. + +Le roi lui dit: + +--Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce +langage, et que tu en dises rien a personne, tu mourrais aussitot; +demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la +donnerai. + +Mais le berger lui repondit: + +--Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu +et que le ciel te protege: je ne veux pas autre chose. + +Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant: + +--Arrete, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche. + +Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit: + +--Maintenant souffle a ton tour dans la mienne. + +Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents +lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi +souffle chacun par trois fois, le roi lui dit: + +--Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne; +mais, si tu tiens a la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car, +si tu en dis un mot a personne, tu mourras a l'instant. + +Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce +que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre. +En arrivant a son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il +se coucha par terre pour dormir. A peine etait-il etendu, que voici deux +corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent a dire +dans leur langage: + +--Si ce berger savait qu'a l'endroit ou est cet agneau noir il y a sous +la terre un caveau tout plein d'or et d'argent! + +Aussitot que le berger entendit cela, il alla trouver son maitre, prit +une voiture avec lui, et en creusant ils trouverent la porte du caveau, +et ils emporterent le tresor. + +Le maitre etait un honnete homme, il laissa tout au berger en lui +disant: + +--Mon fils, ce tresor est a toi, car c'est Dieu qui te l'a donne. + +Le berger prit le tresor, batit une maison, et, s'etant marie, il +vecut joyeux et content: il fut bientot le plus riche non seulement du +village, mais des environs. + +A dix lieues a la ronde, on n'en eut pas trouve un second a lui +comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux, +et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de +terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noel, il +dit a sa femme: + +--Prepare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous +irons a la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se +divertissent. + +La femme suivit cet ordre et prepara tout ce qu'on avait commande. +Le lendemain, quand ils furent a la ferme, le maitre dit le soir aux +bergers: + +--Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette +nuit pour garder les troupeaux a votre place. + +Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit, +les loups se mirent a hurler et les chiens a aboyer; les loups disaient +dans leur langue: + +--Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour +vous. + +Et les chiens repondaient dans leur langue: + +--Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois. + +Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que +deux crocs dans la gueule, celui-la disait aux loups: + +--Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas +de tort a mon maitre. + +Le pere de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand +vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en +vie que le vieux dogue. Les valets etonnes disaient: + +--Maitre, c'est grand dommage. + +Mais le pere de famille repondait: + +--Faites ce que je dis. + +Il se disposa a retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent +en route; le mari monte sur un beau cheval gris, la femme assise sur +une haquenee qu'elle couvrait tout entiere des longs plis de sa robe. +Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et +que la femme resta en arriere. Le cheval se retourna et dit a la jument: + +--En avant! plus vite! pourquoi ralentir? + +La haquenee lui repondit: + +--Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maitre; mais, moi, +avec ma maitresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et +des jupons, des clefs et des sacs a n'en plus finir. Il faudrait quatre +boeufs pour trainer tout cet attirail de femme. + +Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque, +poussa la jument et, apres avoir rejoint son epoux, lui demanda pourquoi +il avait ri. + +--Mais pour rien; une folie qui m'a passe par l'esprit. + +La femme ne trouva pas la reponse bonne, elle pressa son mari pour lui +dire pourquoi il avait ri. Mais il resista, et lui dit: + +--Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne +sais pas moi-meme pourquoi j'ai ri. + +Plus il se defendait, plus elle insistait pour connaitre la cause de sa +gaiete. A la fin, il lui dit: + +--Sache donc que, si je revelais ce qui m'a fait rire, je mourrais a +l'instant meme. + +Mais cela n'arreta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari +pour qu'il parlat. + +Il arriverent a la maison. En descendant de cheval, le mari commanda +qu'on lui fit une biere; quand elle fut prete, il la mit devant la +maison et dit a sa femme: + +--Vois, je vais entrer dans cette biere, je te dirai alors ce qui m'a +fait rire; mais aussitot que j'aurai parle, je serai un homme mort. + +Et alors il se mit dans la biere, et, comme il regardait une derniere +fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de +son maitre et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa +femme et lui dit: + +--Apporte un morceau de pain et donne-le au chien. + +La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda meme pas. +Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le +chien lui dit: + +--Miserable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maitre va +mourir! + +Et le coq lui repondit: + +--Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes; +je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitot +qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui +s'avisat de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui, +qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre a la raison! + +Sitot que le mari entend cela, il saute a bas de la biere, il prend un +baton et appelle sa femme dans la chambre: + +--Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir. + +Et alors il la raisonne a coups de baton en disant: + +--Voila, ma femme, voila! + +C'est de cette facon qu'il lui repondit, et jamais, depuis, la dame n'a +demande a son epoux pourquoi il avait ri. + +CONCLUSION + +Telle fut la derniere histoire du Dalmate; ce fut aussi la derniere de +celles que, ce jour-la, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut +d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa +bibliotheque etait inepuisable, sa memoire ne se troublait jamais, sa +parole ne s'arretait pas; mais a toujours conter on ennuie le lecteur, +d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'annee prochaine. +Peut-etre alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des +lecons a sa douce sagesse. + +En attendant, chers lecteurs, je me separe de vous avec les adieux que +m'adressait chaque jour l'excellent marin: "Mon ami, sois sage, obeis +a ta mere, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette +d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'apres la peine: celui-la +seul s'amuse qui a bien travaille. Et maintenant, ajoutait-il en me +prenant la main, je te recommande a Dieu." + +Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies +lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour +rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son pere; aussi +doux et aussi aimable que sa mere; c'est le dernier voeu de votre vieil +ami. + + + + +LE CHATEAU DE LA VIE + + +I + + +Il y a quelques annees que, me trouvant a Capri, la plus charmante des +iles du golfe de Naples, par une de ces belles journees d'automne, qui +sont pleines de calme et de lumiere, j'eus le desir de me rendre en +bateau a Paestum, en m'arretant a Amalfi et a Salerne. La chose etait +aisee; il y avait sur la plage des pecheurs qui retournaient a terre et +ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'etranger. En entrant +dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux, +visages bronzes par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de +huit ou dix ans, a la taille forte et cambree, a la figure coloree, aux +yeux noirs et vifs, qui tour a tour commandait ou priait l'equipage avec +la majeste d'une Italienne ou la grace d'un enfant. C'etait la fille du +patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra +quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun a la rame, +comme je me trouvais seul a ne rien faire dans la barque, je pris +l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses levres +mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement a l'oreille. + +--Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne +craignez pas non plus d'ecouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit, +elle est deja savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous +dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille a un serpent, +ou celle de Vardiello, a qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous +mieux la Biche enchantee, ou l'Ogre qui donne a Antuono de Maregliano le +baton qui fait son devoir, ou le Chateau de la Vie...? + +--Va pour le Chateau de la Vie! m'ecriai-je, afin d'interrompre un +defile de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet. + +--Nunziata, mon enfant, dit le pecheur d'un ton solennel, conte a Son +Excellence l'histoire du Chateau de la Vie, telle que ta mere te l'a +recitee tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs, +tachez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre. + +C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait +sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre +empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq, +attentifs et silencieux, nous ecoutions l'enfant qui nous parlait de +feerie, au milieu d'une nature enchantee. + + +II + +LE CHATEAU DE LA VIE + + +Il y avait une fois, commenca gravement Nunziata, il y avait une fois a +Salerne une bonne vieille, pecheuse de profession, qui n'avait pour +tout bien et pour tout appui qu'un garcon de douze ans, son petit-fils, +pauvre orphelin dont le pere avait ete noye dans un jour d'orage, +et dont la mere etait morte de chagrin. Gracieux, c'etait le nom de +l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mere: il la suivait tous les +matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le +filet a la rive, en attendant qu'il fut assez fort pour aller lui-meme +a la peche, et braver ces flots qui lui avaient tue tous les siens. Il +etait si beau, si bien fait, si avenant que, des qu'il entrait dans la +ville, avec sa corbeille de poissons sur la tete, chacun courait apres +lui; il avait vendu sa part avant meme que d'arriver au marche. + +Par malheur la grand'mere etait bien vieille; elle n'avait plus qu'une +dent au milieu de la bouche, sa tete branlait, ses yeux etaient si +rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine +a se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi, +tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppat dans sa couverture pour +dormir a terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour ou il +serait seul; elle lui disait quels pecheurs il fallait voir et quels il +fallait eviter; comment, en etant toujours doux et laborieux, prudent et +resolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir a lui +sa barque et ses filets; le pauvre garcon n'ecoutait guere toute cette +sagesse; des que la vieille commencait a prendre le ton serieux: + +--Mere-grand, s'ecriait l'enfant, mere-grand, ne me quitte pas. J'ai des +bras, je suis fort, bientot je pourrai travailler pour deux; mais si, en +revenant de la mer, je ne te retrouve pas a la maison, comment veux-tu +que je vive? + +Et il l'embrassait en pleurant. + +--Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi +seul que tu crains; apres moi, tu auras deux protectrices que plus d'un +prince t'envierait. Il y a deja longtemps que j'ai oblige deux grandes +dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler, +et ce sera bientot. + +--Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu +dans la cabane que des femmes de pecheurs. + +--Ce sont deux fees, repondit la grand'mere, deux grandes fees: la fee +des eaux et la fee des bois. Ecoute-moi bien, mon enfant; c'est un +secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je +l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans, +l'annee meme ou mourut ton pere, ou ta mere aussi nous laissa, j'etais +sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans +le sable; j'etais penchee a terre et cachee par un rocher, quand je vis +un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacre +qu'il faut toujours menager; je le laissai donc aborder et ne remuai +pas, de crainte de l'effaroucher. En meme temps, d'une fente de la +montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte +qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils +furent pres l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la +rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si +elle l'eut embrasse tendrement; ils resterent ainsi enlaces quelques +minutes; puis ils se separerent brusquement, le serpent pour rentrer +dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta. + +"Fort etonnee de ce que j'avais vu, je revins le lendemain a la meme +heure, et a la meme heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la +couleuvre sortit de sa retraite. C'etaient des fees, il n'etait pas +permis d'en douter, peut-etre des fees enchantees a qui je pouvais +rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'etait leur deplaire et +m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que +le hasard amenerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade, +assistant tous les matins au meme spectacle, quand un jour j'apercus un +gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait +derriere le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait etre +qu'un enchanteur, d'apres ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse: +je me promis de le surveiller. Et, en effet, a peine l'alcyon et la +couleuvre s'etaient-ils embrasses, que voici le chat qui se ramasse, se +gonfle et s'elance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le +brigand, qui tenait deja ses victimes entre ses griffes meurtrieres; je +le saisis malgre toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains +en sang, et la, sans pitie, sachant a qui j'avais affaire, je pris le +couteau qui me servait a ouvrir les chataignes de mer, et je coupai au +monstre la tete, les pattes et la queue, attendant avec confiance le +succes de mon devouement. + +"Je n'attendis pas longtemps; des que j'eus jete a la mer le corps de +la bete, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnee de +plumes blanches, l'autre qui avait pour echarpe une peau de serpent; +c'etaient, je te l'ai deja dit, la fee des eaux et la fee des bois. +Enchantees par un miserable genie qui avait surpris leur secret, il leur +fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'a ce qu'une main genereuse les +affranchit; c'est a moi qu'elles devaient la liberte et la puissance. + +"Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront +exauces." + +"Je reflechis que j'etais vieille et que j'avais assez souffert de la +vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour +viendrait ou rien ne serait trop beau pour ton desir, ou tu voudrais +etre riche, noble, general, marquis, prince peut-etre. "Ce jour-la, me +dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur +me payera quatre-vingts ans de peine et de misere." Je remerciai donc +les fees et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure ou j'en +aurais besoin. La fee des eaux ota une petite plume de sa couronne; la +fee des bois detacha une ecaille de la peau du serpent. + +"Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place +cette plume et cette ecaille dans un vase d'eau pure, en meme temps +appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en +un instant tu nous verras devant toi, pretes a payer la dette +d'aujourd'hui." + +"Je baissai la tete en signe de reconnaissance; quand je la relevai, +tout avait disparu; meme il n'y avait plus ni blessures ni sang a mes +bras; j'aurais cru qu'un reve m'avait trompee, si je n'avais eu dans la +main l'ecaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon. + +--Et ces tresors, dit Gracieux, ou sont-ils, grand'-mere? + +--Mon enfant, repondit la vieille, je les ai caches avec soin, ne +voulant te les montrer que le jour ou tu serais un homme et en etat de +t'en servir; mais, puisque la mort va nous separer, le moment est venu +de te remettre ces precieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche +un coffret de bois cache sous des chiffons; dans ce coffret est une +petite boite de carton enveloppee d'etoupe; ouvre cette boite, tu +trouveras l'ecaille et la plume soigneusement entourees de coton. +Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te +reste a faire." + +Gracieux apporta la boite a la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter +son grabat; ce fut elle-meme qui prit les deux objets. + +--Maintenant, dit-elle a son fils en les lui remettant, place au milieu +de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, depose +l'ecaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la +noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils; +seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant +d'exprimer ce voeu qui nous separera pour jamais, et recois une derniere +fois ma benediction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur. + +Mais, a la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni +lui demander sa benediction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau +an milieu de la chambre, jeta la plume et l'ecaille au milieu de +l'assiette, et cria du fond du coeur: "Je veux que mere-grand vive +toujours: parais, fee des eaux; je veux que mere-grand vive toujours: +parais, fee des bois!" + +Et alors voila l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un +grand bassin que les murs de la chaumiere ont peine a contenir, et du +fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'a leur +baguette il reconnut de suite pour des fees. L'une avait une couronne de +feuilles de houx melees de grains rouges, avec des pendants d'oreilles +en diamants qui ressemblaient a des glands dans leur coupe; elle etait +vetue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle +avait une peau tigree qui se nouait en echarpe sur l'epaule droite: +c'etait la fee des bois. Quant a la fee des eaux, elle avait une +coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordee de plumes de +grebes, et une echarpe bleue qui par moments se relevait sur sa tete +et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles +fussent, toutes deux regarderent en souriant Gracieux, qui s'etait +refugie dans les bras de sa grand'mere, et qui tremblait de peur et +d'admiration. + +[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes +femmes, qu'a leur baguette il reconnut pour des fees.] + +"Nous voici, mon enfant, dit la fee des eaux, qui prit la parole comme +la plus agee; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as +forme te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que +tu as concu, toi seul tu peux l'executer. Nous pouvons bien prolonger +de quelque temps l'existence de ta grand'mere; mais, pour qu'elle vive +toujours, il te faut aller au Chateau de la Vie, a quatre grandes +journees d'ici, du cote de la Sicile. La se trouve la fontaine +d'immortalite. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journees sans +te detourner de ton chemin, si, arrive au chateau, tu peux repondre aux +trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras la-bas +ce que tu desires; mais, mon enfant, reflechis bien avant de prendre ce +parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu +manques d'atteindre le but de ta journee, non seulement tu n'obtiendras +pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'ou nul +n'est revenu. + +--Je pars, Madame, repondit Gracieux. + +--Mais, dit la fee des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne +connais pas meme le chemin. + +--N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames, +et, pour sauver ma grand'mere, j'irais au bout du monde. + +--Attends, dit la fee des bois; et, detachant le plomb d'une vitre +brisee, elle le mit dans le creux de sa main. + +Et voici le plomb qui se met a fondre et a bouillir sans que la fee +paraisse incommodee de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le +metal, qui s'y fige en mille formes variees. + +--Que vois-tu dans tout cela? dit la fee a Gracieux. + +--Madame, repondit-il, apres avoir regarde avec attention, il me semble +que j'apercois un chien epagneul avec une grande queue et de grandes +oreilles. + +--Appelle-le, dit la fee? + +Aussitot voila qu'on entend aboyer, et que du milieu du metal sort un +chien noir et couleur de feu, qui se met a gambader et a sauter autour +de Gracieux. + +--Ce sera ton compagnon, dit la fee; tu le nommeras Fidele; il te +montrera la route, mais je te previens que c'est a toi de le conduire, +et non pas a lui de te mener. Si tu le fais obeir, il te servira; si tu +lui obeis, il te perdra. + +--Et moi, dit la fee des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre +Gracieux? + +Et, regardant autour d'elle, la dame vit a terre un morceau de papier +que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu; +quand la flamme fut passee, on vit des milliers de petites etincelles +qui couraient l'une apres l'autre, comme des nonnes qui a la nuit de +Noel se rendent a la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fee +suivit d'un oeil curieux toutes ces etincelles; quand la derniere fut +pres de s'eteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un +petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayee, alla se heurter +a tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'epaule de +Gracieux. + +--Ce sera ta compagne, dit la fee des eaux, tu la nommeras Pensive; +elle te montrera la route, mais je te previens que c'est a toi de la +conduire, et non pas a elle de te mener. Si tu la fais obeir, elle te +servira; si tu lui obeis, elle te perdra. + +--Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fee des eaux, peut-etre y +trouveras-tu quelque chose. + +Gracieux obeit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal +de roche qui brillait comme du diamant; c'est la-dedans, lui dit la fee, +qu'il devait recueillir l'eau d'immortalite: elle eut brise tout vase +fait de la main des hommes. A cote du flacon, Gracieux trouva un +poignard a lame triangulaire. C'etait bien autre chose que le stylet de +son pere le pecheur auquel on lui defendait de toucher; avec cette arme +on pouvait braver le plus fier ennemi. + +--Ma soeur, vous ne serez pas plus genereuse que moi, dit l'autre fee; +et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison, +elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitot, et, en moins de +temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout +incrustee de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchiere +que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait a merveille: on +eut dit d'un prince qui partait en chasse. Il etait si beau que sa +grand'mere en pleurait de joie et d'attendrissement. + +Les deux fees disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui +recommandant bien de l'attendre, et il se mit a deux genoux pour lui +demander sa benediction. L'aieule lui fit un beau sermon pour lui +recommander d'etre patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais +s'ecarter du droit chemin, "non pas pour moi, ajouta la vieille, qui +accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as forme, +mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir +sans que tu me fermes les jeux". + +Il etait tard; Gracieux se coucha par terre, trop agite, a ce qu'il +croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eut bientot surpris; il +dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mere regardait la +figure de son cher enfant eclairee par la lueur vacillante de la lampe, +et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant. + + +III + + +De grand matin, quand l'aube pointait a peine, l'hirondelle se mit a +gazouiller et Fidele a tirer la couverture: "Partons, maitre, partons, +disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait +par le don des fees; deja la mer blanchit a la plage, l'oiseau chante, +la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps." + +Gracieux embrassa une derniere fois sa vieille amie et prit le chemin +qui mene a Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en +chassant les moucherons; Fidele caressait son jeune maitre ou courait +devant lui. + +Ils n'etaient pas encore a deux lieues de la ville, que Gracieux +vit Fidele qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes +regulieres, trainant avec elles toutes leurs provisions. + +--Ou allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles repondirent: + +--Au Chateau de la Vie. + +Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'etaient mises +aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au +Chateau de la Vie, pour boire a la fontaine d'immortalite. On marcha +de compagnie, comme gens qui suivent la meme route. Pensive presenta a +Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrement. L'amitie vient +vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons etaient +inseparables. + +Aller tout droit n'est pas le gout des papillons; aussi l'ami de +Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui +de sa vie n'avait ete libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni +tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquietait +pas plus de la journee que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout +de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigue. + +--N'allons pas plus loin, disait-il a Gracieux; vois comme cette nature +est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument! +restons ici; c'est ici qu'est la vie. + +--Marchons, disait Fidele, la journee est longue et nous ne sommes qu'au +debut. + +--Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons +toujours en avant. + +Gracieux, rentre en lui-meme, fit de sages raisonnements au papillon qui +voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain. + +--Que m'importe? disait l'insecte; hier j'etais chenille, ce soir je ne +serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de +Paestum toute grande ouverte. + +Le parfum etait si fort que le pauvre papillon en fut asphyxie; Gracieux +essaya en vain de le rappeler a la vie, et, apres l'avoir pleure, il le +mit avec une epingle a son chapeau comme une cocarde. + +Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arreter. + +--Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons +contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos! +Viens, Gracieux, nous t'egayerons, et tu chanteras avec nous. + +--Ecoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien! + +Mais Fidele ne voulait pas s'arreter; il avait du feu dans les veines, +il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir apres +l'importun. + +Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche a miel toute chargee de +butin. + +--Ou vas-tu? lui dit-il. + +--Je retourne chez moi, repondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma +ruche. + +--Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme +la cigale et renoncer a ta part d'immortalite? + +--Ton Chateau est trop loin, repondit l'abeille, je n'ai pas ton +ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien a +tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie. + +Gracieux fut un peu emu d'avoir perdu des le premier jour tant de +compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilite il avait +fourni la premiere etape, son coeur fut plein de joie; il caressa +Fidele, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et +s'endormit plein d'espoir en revant a sa grand'mere et aux deux fees. + + +IV + + +Le lendemain, des l'aurore, Pensive avertit son jeune maitre. + +--Partons, disait-elle. Deja la mer blanchit a la plage, l'oiseau +chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est +temps. + +--Un moment, repondait Fidele; la journee n'est pas longue; avant midi +nous verrons les temples de Paestum, ou nous devons nous arreter ce +soir. + +--Les fourmis sont deja en route, reprenait Pensive: le chemin est plus +difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons. + +Gracieux avait vu en songe sa grand'mere qui lui souriait; aussi se +mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour etait +splendide: a droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuatres +et les deroulait sur le sable en murmurant; a gauche, dans le lointain, +des montagnes bordees d'une teinte rosee; dans la plaine, de grandes +herbes toutes parsemees de fleurs, un chemin plante d'aloes, de +jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi +de plaisir et d'esperance, se croyait deja au but du voyage. Fidele +bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix +effrayees; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumiere. +Tout a coup, au milieu des roseaux, Gracieux apercut une belle chevrette +qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait. +L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'eloigner de +beaucoup. Trois fois elle recommenca le meme manege, comme si elle +agacait Gracieux. + +--Suivons-la, dit Fidele; je lui couperai le chemin, nous l'aurons +bientot prise. + +--Ou est Pensive? dit l'enfant. + +--Qu'importe, maitre? reprit Fidele; c'est l'affaire d'un instant. +Fiez-vous a moi, je suis ne pour la chasse; la chevrette est a nous. + +Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidele faisait un +detour, il courut apres la chevrette, qui s'arretait entre les arbres, +comme pour se laisser prendre, et bondissait des que la main du chasseur +l'effleurait. "Courage, maitre!" cria Fidele en debusquant; mais d'un +coup de tete chevrette lanca le chien en l'air et s'enfuit plus vite que +le vent. + +Gracieux s'elanca a sa poursuite; Fidele, les yeux et la gueule +enflammes, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient +fosses, sillons, branchages, sans que rien arretat leur audace. La +chevrette fatiguee perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur, +deja il etendait la main pour saisir sa proie, quand tout a coup, le sol +lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans +un piege qu'on avait couvert de feuillages. + +Il n'etait pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord +leur cria: + +--Vous etes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera +tous les deux. + +Disant cela, elle disparut. + +--Maitre, dit Fidele, la fee avait raison en vous recommandant de ne pas +me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu. + +--Au moins, dit Gracieux, nous defendrons notre vie. + +Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des +loups. + +Plus calme alors, il regarda la fosse profonde ou il etait tombe; elle +etait trop haute pour qu'il en put sortir, c'est dans ce trou qu'il lui +fallait recevoir la mort. Fidele comprit les regards de son ami. + +--Maitre, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez +de toutes vos forces, peut-etre arriverais-je au bord; une fois dehors +je vous aiderais. + +Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser +Fidele, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrieme effort, +le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des +pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitot il poussa dans la fosse des +branches coupees qui se trouvaient au bord: + +--Maitre, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous +une echelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les +hurlements du roi des loups. + +Gracieux etait adroit et agile. La colere doubla ses forces; en moins +d'un instant il fut dehors. La, il assura son poignard dans sa ceinture, +changea la capsule de sa carabine, et, se placant derriere un arbre, il +attendit de pied ferme l'ennemi. + +Soudain il entendit un cri effroyable: une bete horrible, avec des crocs +grands comme les defenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds +enormes; Gracieux l'ajusta d'une main emue, et tira. Le coup avait +porte, l'animal tourna sur lui-meme en hurlant; mais aussitot il reprit +son elan, "Rechargez votre carabine, pressez-vous, maitre", cria Fidele, +qui se jeta courageusement a la face du monstre, et le prit au cou a +belles dents. + +Le loup n'eut qu'a secouer la tete pour jeter a terre le pauvre chien, +il l'eut avale d'une bouchee, si Fidele ne lui eut glisse dans la gueule +en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son +compagnon; il s'avanca hardiment et lira son second coup, en visant a +l'epaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort supreme, il +se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc +terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant +les bonnes fees a son aide, il prit son poignard et l'enfonca dans le +coeur de l'animal, qui, pret a devorer son ennemi, tout a coup tendit +les membres et mourut. + +Couvert de sang et d'ecume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit +sur un arbre renverse. Fidele se traina pres de lui sans oser le +caresser, car il sentait combien il etait coupable. + +--Maitre, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous +sommes si loin de Paestum! + +--Il faut partir, s'ecria l'enfant; et il se leva; mais il etait si +faible qu'il fut oblige de se rasseoir. + +Une soif brulante le devorait; il avait la fievre, tout tournait autour +de lui. Alors, songeant a sa grand'mere, il se mit a pleurer. Avoir +oublie sitot de si belles promesses et mourir dans ce pays d'ou l'on +ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels +remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette +journee si bien commencee! + +Bientot on entendit des hurlements sinistres; c'etaient les freres +du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient a son secours. +Gracieux embrassa Fidele, c'etait son seul ami; il lui pardonna une +imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un +lingot dans sa carabine, fit sa priere aux bonnes fees, leur recommanda +sa grand'mere et se disposa a mourir. + +--Gracieux! Gracieux! ou etes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait +etre que celle de Pensive. + +Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tete de son maitre. + +--Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout pres +d'ici une source pour etancher votre soif et arreter le sang de vos +blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier cache qui peut nous +conduire a Paestum. + +Gracieux et Fidele se trainerent jusqu'au ruisseau, tremblants de +crainte et d'esperance; puis ils s'engagerent dans le chemin couvert, +un peu ranimes par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil etait +couche; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la +lune se leva, on etait hors de danger. Restait une route penible et +dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais a +traverser, des fosses a franchir, des fourres ou l'on se dechirait la +figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait reparer sa faute et +sauver sa grand'mere. Gracieux avait le coeur si leger, qu'a chaque pas +ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, apres mille fatigues, on +arriva a Paestum comme les etoiles allaient marquer minuit. + +Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, apres avoir +remercie Pensive, il s'endormit ayant a ses pieds Fidele, meurtri, +sanglant et silencieux. + + +V + + +Le sommeil ne fut pas long; Gracieux etait debout avant le jour, qui +se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les +fourmis qui avaient eleve un monceau de sable, et qui y enterraient les +grains de la moisson nouvelle. Toute la republique etait en mouvement. +Chaque fourmi allait, venait, parlait a sa voisine, recevait ou donnait +des ordres; on trainait des brins de paille, on voiturait de petits +morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des +provisions: c'etait tout un etablissement pour l'hiver. + +--Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Chateau de la +Vie? Renoncez-vous a l'immortalite? + +--Nous avons assez travaille, lui repondit une des ouvrieres; le jour de +la recolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous +sommes riches. C'est aux fous a compter sur le lendemain, le sage use de +l'heure presente; quand on a honnetement amasse, la vraie philosophie, +c'est de jouir. + +Fidele trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus +donner de conseils, il se contenta de secouer la tete en partant; +Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'etait qu'une egoiste; s'il +n'y avait qu'a jouir dans la vie, le papillon etait plus sage qu'elle. +En meme temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola a tire-d'aile +pour eclairer le chemin. + +Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il +regrettat un peu la chevrette, il se promettait que, le troisieme jour, +rien ne le detournerait de sa route. Fidele, l'oreille dechiree, suivait +en boitant son jeune maitre, et ne semblait pas moins reveur que lui. +Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arreter quelques instants. +Le temps etait moins brulant que la veille, il semblait qu'on eut change +de pays et de saison. La route traversait des pres recemment fauches +pour la seconde fois, ou de beaux vignobles charges de raisin; elle +etait bordee de grands figuiers tout couverts de fruits ou bourdonnaient +des milliers d'insectes; il y avait a l'horizon des vapeurs dorees, +l'air etait doux et tiede; tout invitait au repos. + +Dans la plus belle des prairies, aupres d'un ruisseau qui repandait +au loin la fraicheur, a l'ombre des platanes et des frenes, Gracieux +apercut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couches a +terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur +chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut recu avec +politesse. D'un signe de tete on l'invita a s'asseoir, on lui montra de +grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait +le calme et la gravite de ces paisibles et puissants animaux. On eut dit +autant de senateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or +qu'ils portaient au nez ajoutait encore a la majeste de leur aspect. +Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille, +songeait malgre lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et +de cette abondance; si le bonheur etait quelque part, c'etait la sans +doute qu'il fallait le chercher. + +Fidele partageait l'avis de son maitre. On etait au moment ou les +cailles passent en Afrique; la terre etait couverte d'oiseaux fatigues +qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidele n'eut qu'a +se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha +aux pieds de Gracieux, et se mit a ronfler. + +Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-la avait +craint d'etre indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui +montrait un esprit cultive et qui avait une grande experience. + +--Etes-vous, lui demanda-t-il, les maitres de ce riche domaine? + +--Non, repondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste, +a la fee Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes +les fees. + +--Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux. + +--Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une +redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de +temps en temps quelqu'un de nos enfants pour regaler ses hotes. A ce +prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite securite; aussi +n'avons-nous rien a envier sur la terre; il n'est personne de plus +heureux que nous. + +--N'avez-vous jamais entendu parler du Chateau de la Vie et de la +Fontaine d'immortalite? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir +pourquoi, rougissait de faire cette question. + +--Chez nos peres, repondit le taureau, il y avait quelques anciens qui +parlaient encore de ces chimeres; plus sages que nos aieux, nous savons +aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir. + +Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que +c'etait que ces tours carrees et rougeatres qu'il apercevait dans le +lointain. + +--Ce sont les Tours Vermeilles, repondit le taureau; elles ferment la +route; il vous faut passer par le chateau de Crapaudine pour continuer +votre voyage. Vous verrez la fee, mon jeune ami, elle vous offrira +l'hospitalite et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi; +tous ont accepte les bienfaits de notre maitresse, tous se sont bien +trouves de renoncer a leurs reves pour vivre heureux. + +--Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux. + +--Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau, +qui, n'ayant pas acheve sa sieste, baissa la tete et s'endormit. + +Gracieux tressaillit et reveilla Fidele, qui ne se leva qu'en +grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne repondit pas: elle causait +avec une araignee qui avait etendu entre deux branches de frene une +grande toile qui brillait au soleil et qui etait pleine de moucherons. + +--Pourquoi, disait l'araignee a l'hirondelle, pourquoi ce long voyage? +a quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou +d'un maitre? Regarde-moi, je ne depends de personne et tire tout de +moi-meme. Je suis ma maitresse, je jouis de mon art et de mon genie: +c'est a moi que je ramene le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs +ni un bonheur que je ne dois qu'a moi seule. + +[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garcon, +qui, par respect, fut oblige de les porter a ses levres en s'inclinant.] + +Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle etait en +admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron +etourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignee, en hotesse +attentive, offrait la proie nouvelle a sa compagne etonnee, quand tout a +coup un souffle passa, un souffle si leger que la plume de l'hirondelle +n'en fut pas meme effleuree. Pensive chercha l'araignee; la toile etait +jetee aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte a son +dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant. + + +VI + + +Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux +fut introduit en grande ceremonie par deux beaux levriers caparaconnes +de pourpre et portant au cou de larges colliers etincelants de rubis. +Apres avoir traverse un grand nombre de salles toutes pleines de +tableaux, de statues, d'etoffes d'or et de soie, de coffres ou l'argent +et les bijoux debordaient, Gracieux et ses compagnons entrerent dans un +temple rond qui etait le salon de Crapaudine. Les murs en etaient de +lapis; la voute, d'email azure, etait soutenue par douze colonnes +cannelees en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles +d'acanthe en email blanc bordees d'or. Sur un large fauteuil de velours +etait place un crapaud gros comme un lapin: c'etait la deesse du lieu. +Drapee dans un grand manteau d'ecarlate tout borde de paillettes +eclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tete un diademe de rubis +dont l'eclat animait un peu ses grosses joues marbrees de jaune et de +vert. Sitot qu'elle apercut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts +tout couverts de bagues; le pauvre garcon fut oblige, par respect, de +les portera a ses levres en s'inclinant. + +--Mon ami, lui dit la fee avec une voix rauque qu'elle essayait +d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas etre moins genereuse pour toi +que ne l'ont ete mes soeurs. En venant jusqu'a moi, tu as vu une faible +part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses +coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables, +tout cela est a toi, si tu veux; il ne tient qu'a toi d'etre le plus +riche et le plus heureux des hommes. + +--Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout emu. + +--Moins que rien, repondit la fee: me hacher en cinquante morceaux et me +manger a belles dents. Ce n'est pas la chose effrayante, ajouta-t-elle +avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges +que de coutume, Crapaudine se mit a baver agreablement. + +--Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu +regarder sans envie les beaux jardins de la fee. + +--Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se +promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes tresors, et se +dire qu'en me donnant cette preuve de devouement on aura tout. + +--Maitre, soupira Fidele d'une voix suppliante, un peu de courage, nous +sommes si bien ici! + +Pensive ne disait rien, mais son silence etait un aveu. Quant a +Gracieux, qui songeait aux buffles et a l'anneau d'or, il se defiait de +la fee; Crapaudine le devina. + +--Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher +Gracieux. En t'offrant tout ce que je possede, je te demande aussi un +service que je veux dignement recompenser. Quand tu auras accompli +l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme +Venus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est +peu de chose quand on est riche. Deja dix princes, vingt marquis, trente +comtes me supplient de les epouser telle que je suis; devenue femme, +c'est a toi que je donnerai la preference, nous jouirons ensemble de mon +immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvrete, tu as sur toi un tresor +qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donne ma soeur; et elle +etendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman. + +--Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni +de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Chateau de la Vie. + +--Tu n'iras jamais, miserable! s'ecria la fee en furie. + +Tout aussitot le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux, +une horloge invisible commenca de sonner minuit. + +Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hesiter, il +se jeta a corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mere, +n'etait-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui temoigner son repentir +et son amour? + + +VII + + +A la surprise de Gracieux, le feu s'ecarta sans le toucher; il se trouva +tout a coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons aupres de lui. + +Ce pays, ce n'etait plus l'Italie; c'etait une Russie, c'etait la fin +de la terre. Gracieux etait egare sur une montagne couverte de neige. +Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et +qui egouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et +penetrant le glacait jusqu'aux os; la terre detrempee s'enfoncait sous +ses pieds; pour comble de misere, il lui fallait descendre une pente +rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec +fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche +d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidele, la queue entre les +jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'epaule de son +maitre, ses plumes herissees se couvraient de petits glacons. La pauvre +bete etait a demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se +plaignait pas. + +Quand, apres des peines infinies, on fut arrive au bas de la montagne, +Gracieux trouva un fleuve couvert de glacons enormes qui se heurtaient +les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il +fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours. + +--Maitre, dit Fidele, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fee +qui m'a mis a votre service et tire du neant! + +Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux +essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et +son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de repondre une +derniere fois aux caresses de son maitre en remuant la queue, en lui +lechant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira. + +Gracieux chargea Fidele sur son dos pour l'emporter au Chateau de la +Vie, et monta resolument sur un glacon, toujours suivi de Pensive. Avec +son baton il poussa ce frele radeau jusqu'au milieu du courant, qui +l'emporta avec une effroyable rapidite. + +--Maitre, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons +a l'abime qui va nous devorer! Donnez-moi une derniere caresse, et +adieu! + +--Non, disait Gracieux; pourquoi les fees m'auraient-elles trompe? +Peut-etre le rivage est-il pres d'ici; peut-etre au-dessus du nuage y +a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-etre au-dessus du +brouillard trouveras-tu la lumiere et verras-tu le Chateau de la Vie. + +Pensive deploya ses ailes a demi gelees, et courageusement elle s'eleva +au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit +de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glacon continuait sa +course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit; +mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha +pour attendre la mort sur le glacon qui vacillait. Parfois un eclair +livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre: +on eut dit la fin du monde et du temps. Tout a coup, dans son desespoir +et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba +a ses pieds. + +--Maitre, maitre, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore +est la-haut: courage! + +Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes epuisees et resta sans +mouvement et sans vie. + +Gracieux, qui s'etait releve en sursaut, mit sur son coeur le pauvre +oiseau qui s'etait sacrifie pour lui, et, avec une ardeur surhumaine, +il poussa le glacon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte. +Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il +tomba a genoux et ferma les yeux en attendant la mort. + +Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tete, et le jeta +tout evanoui sur le rivage ou nul vivant n'avait aborde avant lui. + +[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes epuisees, et +resta sans mouvement et sans vie.] + + +VIII + + +Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages, +ni tenebres: il avait echoue sur le sable dans un pays riant, ou les +arbres baignaient dans une lumiere pure. En face de lui etait un beau +chateau d'ou s'echappait une source jaillissante qui se jetait a gros +bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel. +Gracieux regarda autour de lui; il etait seul, seul avec les restes de +ses deux amis, que le flot avait portes au rivage. Fatigue de tant +de souffrances et d'emotions, il se traina jusqu'au ruisseau, et, se +penchant sur l'onde pour y rafraichir ses levres dessechees, il recula +d'effroi. Ce n'etait pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'etait +celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se +retourna... derriere lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de +la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutot, nul doute, le vieillard +c'etait lui. "Grandes fees, s'ecria-t-il, je vous comprends; c'est ma +vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mere, j'accepte avec +joie le sacrifice!" Et, sans plus s'inquieter de sa vieillesse et de ses +rides, il plongea la tete dans l'onde et but avidement. + +En se relevant, il fut tout etonne de se revoir tel que le jour ou il +avait quitte la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs, +les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombe pres de la +source et qu'une goutte d'eau avait touche par hasard. O surprise! +le papillon qu'il y avait attache battait des ailes et cherchait a +s'envoler. Gracieux courut a la plage pour y prendre Fidele et Pensive; +il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'echappa en +poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du chateau. +Fidele, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux ecuries du +palais, d'ou sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu +d'aboyer et de sauter apres le nouveau venu, lui firent fete et +l'accueillirent comme un vieil ami. C'etait la fontaine d'immortalite +qu'avait enfin trouvee Gracieux, ou plutot c'etait le ruisseau qui s'en +echappait, ruisseau deja tres affaibli, et qui donnait tout au plus deux +ou trois cents ans de vie a ceux qui y buvaient; mais rien n'empechait +de recommencer. + +Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du +palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une derniere epreuve; +si pres de reussir, on craint bien plus d'echouer. Il monta le perron +du chateau; tout etait ferme et silencieux; il n'y avait personne pour +recevoir le voyageur. Quand il fut a la derniere marche, pres de frapper +a la porte, une voix plutot douce que severe l'arreta. + +--As-tu aime? disait la voix invisible. + +--Oui, repondit Gracieux; j'ai aime ma grand-mere plus que tout au +monde. + +La porte s'ouvrit de facon qu'on y eut passe la main. + +--As-tu souffert pour celle que tu as aimee? reprit la voix. + +--J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un +peu pour celle que je veux sauver. + +La porte s'ouvrit a moitie, l'enfant apercut une perspective infinie: +des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait reve. + +--As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur. + +--Helas! non, reprit Gracieux en tombant a genoux; mais, quand j'y ai +manque, j'ai ete puni par mes remords plus encore que par les rudes +epreuves que j'ai traversees. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore +expie toutes mes fautes, chatiez-moi comme je le merite; mais sauvez ce +que j'aime, gardez-moi ma grand'mere. + +Aussitot la porte s'ouvrit a deux battants sans que Gracieux vit +personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entouree d'arcades +garnies de feuillage; au milieu etait un jet d'eau qui sortait d'une +touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles +de la terre. Pres de la source etait une femme vetue de blanc, de noble +tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha +au-devant de Gracieux et le recut avec un sourire si doux, que l'enfant +se sentit touche jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent +aux yeux. + +--Ne me reconnais-tu pas? dit la dame a Gracieux. + +--O mere-grand, est-ce vous? s'ecria-t-il: comment etes-vous au Chateau +de la Vie? + +--Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a +portee ici est une fee plus puissante que les fees des eaux et des bois. +Je ne retournerai plus a Salerne; je recois ici la recompense du peu de +bien que j'ai fait, en goutant un bonheur que le temps ne tarira pas. + +--Et moi, grand'mere, s'ecria Gracieux, que vais-je devenir? Apres vous +avoir vu ici, comment retourner la-bas dans la solitude? + +--Cher fils, repondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on +a entrevu les celestes delices de cette demeure. Tu as vecu, mon bon +Gracieux; la vie n'a plus rien a t'apprendre. Plus heureux que moi, tu +as traverse en quatre jours ce desert ou j'ai langui quatre-vingts ans: +desormais rien ne peut plus nous separer. + +La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de +Gracieux ni de sa grand'mere. C'est en vain que dans la Calabre le roi +de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantes; on ne +les a jamais retrouves sur la terre. Mais, si nous entendions le langage +des etoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en +nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient +appris ou est le Chateau de la Vie et la Fontaine d'immortalite. + + +IX + + +Nunziata avait acheve son recit que je l'ecoutais encore; j'admirais ces +yeux ou eclatait une foi naive dans les merveilles que sa mere lui +avait recitees; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient +peindre les hommes et les choses. + +--Eh bien! Excellence, me cria le pecheur, vous ne dites rien? La +marchesina vous a charme comme elle en a charme tant d'autres. C'est +qu'aussi ce ne sont pas la des contes; nous vous montrerons a Salerne la +maison de Gracieux. + +--C'est bien, patron, lui repondis-je un peu honteux de m'etre amuse de +pareilles fables. L'enfant conte agreablement, et, pour l'en remercier, +des que nous serons a terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire +avec de gros grains d'argent. + +Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge +encore, tandis que le pere me regardait et tournait vers ses compagnons +des yeux brillants de joie. + +--Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous +recitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et +pleurer. + +Le lendemain, nous allions d'Almalfi a Salerne, et Nunziata... Mais +ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de +Gracieux n'a pas trop ennuye le lecteur. + + + + +TABLE + +Contes islandais +Zerbin le farouche +Le pacha berger +Perlino +La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean +Le chateau de la vie + + + + + +End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS *** + +***** This file should be named 12120.txt or 12120.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/2/1/2/12120/ + +Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. 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For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/12120.zip b/old/12120.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a1e3d21 --- /dev/null +++ b/old/12120.zip |
