summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:39:02 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:39:02 -0700
commitbcfb569cfbe0a3ba8aaf1f7d3a7920b9233b3291 (patch)
tree3ae3aa38c09f5eff16cf272c88f339118cd83912
initial commit of ebook 12120HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--12120-0.txt7134
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
-rw-r--r--old/12120-8.txt7561
-rw-r--r--old/12120-8.zipbin0 -> 134431 bytes
-rw-r--r--old/12120.txt7561
-rw-r--r--old/12120.zipbin0 -> 132226 bytes
8 files changed, 22272 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/12120-0.txt b/12120-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..3f93a25
--- /dev/null
+++ b/12120-0.txt
@@ -0,0 +1,7134 @@
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12120 ***
+
+ÉDOUARD LABOULAYE
+
+DE L'INSTITUT
+
+
+NOUVEAUX CONTES BLEUS
+
+
+BRIAN LE FOU--PETIT HOMME GRIS--DEUX EXORCISTES--ZERBIN--PACHA
+BERGER--PERLINO--SAGESSE DES NATIONS--CHATEAU DE LA VIE
+
+
+DESSINS PAR YAN' DARGENT
+
+
+A MON PETIT-FILS
+
+ÉDOUARD DE LABOULAYE
+
+_Mort à Cannes, le 23 Avril 1867_
+
+A L'AGE DE QUATRE ANS
+
+ * * * * *
+
+ Quand je fouillais mes vieux grimoires,
+ Pour te réciter ces histoires
+ Que tu suivais d'un air vainqueur,
+ O mon fils! ma chère espérance!
+ Tu me rendais ma douce enfance,
+ Je sentais renaître mon coeur.
+
+ Maintenant l'âtre est solitaire,
+ Autour de moi tout est mystère,
+ On n'entend plus de cris joyeux.
+ Malgré les larmes de ta mère,
+ Dieu t'a rappelé de la terre,
+ Mon pauvre ange échappé des cieux!
+
+ La mort a dissipé mon rêve,
+ Et c'est en pleurant que j'achève
+ Ce recueil fait pour t'amuser;
+ Je ne vois plus ton doux sourire;
+ Le soir, tu ne viens plus me dire:
+ «Grand-père,--une histoire,--un baiser.»
+
+ Que m'importe à présent la vie,
+ Et ces pages que je dédie
+ A ton souvenir adoré?
+ Je n'ai plus de fils qui m'écoute
+ Et je reste seul sur la route,
+ Comme un vieux chêne foudroyé!
+
+ A vous ce livre, heureuses mères!
+ De ces innocentes chimères
+ Égayez vos fils triomphants!
+ Dieu vous épargne la souffrance,
+ Et vous laisse au moins l'espérance
+ De mourir avant vos enfants!
+
+_Glatigny, 25 mai 1867._
+
+
+
+
+CONTES ISLANDAIS[1]
+
+
+[Note 1: _Icelandic Legends_, collected by John Arnason, translated by
+P.J. Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.]
+
+Je connais des gens d'esprit, de graves et discrètes personnes, pour qui
+les contes de fées ne sont qu'une littérature de nourrices et de bonnes
+d'enfants. N'en déplaise à leur sagesse, ce dédain ne prouve que leur
+ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouvé les origines de la
+civilisation et restitué les titres du genre humain, les contes de fées
+ont pris dans l'estime des savants une place considérable. De Dublin
+à Bombay, de l'Islande au Sénégal, une légion de curieux recherche
+pieusement ces médailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute
+leur beauté ni tout leur prix. Qui ne connaît le nom des frères Grimm de
+Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de
+Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait
+bien étonné d'apprendre qu'il n'a jamais été plus érudit que lorsqu'il
+oubliait l'Académie pour publier les faits et gestes du _Chat botté_.
+
+Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son trésor de contes et de
+légendes, il est visible que ces récits qu'on trouve partout, et qui
+partout sont les mêmes, remontent à la plus haute antiquité. La pièce la
+plus curieuse que nous aient livrée les papyrus égyptiens, grâce à mon
+savant confrère, M. de Rougé, c'est un conte qui rappelle l'aventure
+de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssée_, sinon le recueil des fables qui
+charmaient la Grèce au berceau? Pourquoi Hérodote est-il à la fois le
+plus exact des voyageurs et le moins sûr des historiens, sinon parce
+qu'à l'exposé sincère de tout ce qu'il a vu, il mêle sans cesse les
+merveilles qu'on lui a contées? La louve de Romulus, la fontaine
+d'Égérie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie
+de Brutus, autant de légendes qui ont séduit la crédulité des Romains.
+Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquité;
+c'est alors que l'esprit humain a créé ces récits qui édifiaient les
+plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanité est vieille, n'amusent
+plus que les enfants.
+
+Mais, chose singulière et qu'on ne pouvait prévoir, ces contes ont une
+filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramené en Orient. Si
+quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus
+contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui
+fait tant d'honneur à l'érudition et à la sagacité de M. Benfey. Contes
+de fées, légendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde;
+c'est elle qui fournit la trame de ces récits gracieux que chaque peuple
+brode à son goût. C'est toujours l'Orient qui donne le thème primitif;
+l'Occident ne tire de son fonds que les variations.
+
+Il y a là un fait considérable pour l'histoire de l'esprit humain.
+Il semble que chaque peuple ait reçu de Dieu un rôle dont il ne peut
+sortir. La Grèce a eu en partage le sentiment et le culte de la beauté;
+les Romains, cette race brutale, née pour le malheur du monde, ont
+créé l'ordre mécanique, l'obéissance extérieure et le règne de
+l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi
+son peuple est toujours resté enfant. C'est là sa faiblesse; mais, en
+revanche, elle seule a créé ces poèmes du premier âge qui ont séché tant
+de larmes et fait battre pour la première fois tant de coeurs.
+
+Par quel chemin les contes ont-ils pénétré en Occident? Se sont-ils
+d'abord transformés chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux
+Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portés
+avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est là une étude
+qui commence, et qui donnera quelque jour des résultats inattendus. En
+rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn
+a publiés il y a deux ans, il est déjà visible que la Méditerranée a eu
+son cycle de contes, où figurent Cendrillon, le Chat botté et Psyché.
+Cette dernière fable a joui d'une popularité sans bornes. Depuis le
+récit d'Apulée jusqu'au conte de _la Belle et la Bête_, l'histoire de
+Psyché prend toutes les formes. Le héros s'y cache le plus souvent sous
+la peau d'un serpent, quelquefois même sous celle d'un porc (_Il Re
+Porco_ de Straparole, anobli et transfiguré par Mme d'Aulnoy en _Prince
+Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque,
+ni les méchantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune
+femme partagée entre la tendresse et la curiosité, ni les rudes épreuves
+qui attendent la pauvre enfant. Est-ce là un conte oriental? Le nom de
+Psyché, qui, en grec, veut dire l'_âme_, ferait croire à une allégorie
+hellénique; mais, ici comme toujours, si à force de grâce et de
+poésie la Grèce renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui
+appartient pas. La légende se trouve en Orient, d'où elle a passé dans
+les contes de tous les peuples[1]; souvent même elle est retournée;
+c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est
+l'homme dont la curiosité est punie. Qu'est-ce que _Peau d'âne_, sinon
+une variation de cette éternelle histoire avec laquelle depuis tant de
+siècles on berce les grands et les petits enfants?
+
+[Note 1: Benfey, _Einleitung_, § 92.]
+
+En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes sérieux qu'on peut aimer
+les contes de fées sans déchoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas
+d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'intérêt parce
+qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dédaignerait-on
+ces légendes familières qui ajoutent une page des plus curieuses à
+l'histoire de l'esprit humain?
+
+La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aisé
+d'étudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultés, celle
+qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de
+notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fées que
+l'imagination règne sans partage, c'est là qu'elle établit son idéal de
+justice, et c'est par là que les contes, quoi qu'on en dise, sont une
+lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour
+cela qu'ils sont moraux. Mères qui aimez vos fils, ne les mettez pas
+trop tôt à l'étude de l'histoire; laissez-les rêver quand ils sont
+jeunes. Ne fermez pas leur âme à ce premier souffle de poésie. Rien ne
+fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'à ce qu'il
+touche. Ces sages de dix ans sont à vingt des sots, ou, ce qui est pis
+encore, des égoïstes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour
+qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la
+violence, alors même qu'elle ne les atteint pas.
+
+Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la
+naïveté, rivalisent avec ceux de Norwège et d'Islande. On dirait que,
+reléguées dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont
+conservées plus pures et plus complètes. Il ne faut pas leur demander
+la grâce et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et
+sauvages, mais par cela même elles ont mieux gardé la saveur de
+l'antiquité.
+
+Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssée_, ce qu'on admire
+par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de
+la justice, et la ruse employée à tromper les méchants. Ulysse aveuglant
+Polyphème et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le
+modèle de tous ces bannis dont les exploits charment les longues
+veillées de la Norwège et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur
+pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout
+et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement
+d'une époque où la force brutale règne sur la terre, où l'esprit
+représente le droit et la liberté.
+
+J'ai choisi deux de ces histoires: la première, qui rappelle de loin
+la folie de Brutus, nous reporte à la vengeance du sang, vengeance qui
+n'est point particulière aux races germaniques, mais qui, chez elles, a
+gardé sa forme la plus rude. La légende de Briam, c'est la loi salique
+en action; il est évident que, pour nos aïeux, au temps de Clovis, le
+fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui,
+par force ou par ruse, venge son père assassiné. Que Briam ait ou non
+vécu, il n'importe guère; son histoire est vraie, puisqu'elle répond
+au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a
+enseigné le pardon, la sécurité des lois modernes nous a habitués à
+remettre notre vengeance à l'État; mais l'homme naturel n'a point
+changé: il semble qu'une corde jusque-là muette vibre dans son coeur
+quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et réveille un
+temps évanoui.
+
+ * * * * *
+
+
+I
+
+L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU
+
+
+I
+
+
+Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui
+gouvernaient un peuple fidèle et obéissant. La reine était douce et
+bonne; on n'en parlait guère! mais le roi était avide et cruel: aussi
+tous ceux qui en avaient peur célébraient-ils à l'envi ses vertus et sa
+bonté. Grâce à son avarice, le roi avait des châteaux, des fermes, des
+bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais
+plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur à
+qui lui tombait sous la main.
+
+Au bout du parc qui entourait le château royal, il y avait une
+chaumière, où vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur
+avait donné sept enfants; c'était toute leur richesse. Pour soutenir
+cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on
+appelait Bukolla. C'était une bête admirable. Elle était noire et
+blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La
+beauté n'était que son moindre mérite; on la trayait trois fois par
+jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle
+était si habituée à ses maîtres, qu'à midi elle revenait d'elle-même au
+logis, traînant ses pis gonflés, et mugissant de loin pour qu'on vînt à
+son secours. C'était la joie de la maison.
+
+Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le pâturage où
+paissaient les vaches du château; le hasard voulut que Bukolla se fût
+mêlée au troupeau royal:
+
+--Quel bel animal j'ai là! dit le roi.
+
+--Sire, répondit le pâtre, cette bête n'est point à vous; c'est Bukolla,
+la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure là-bas.
+
+--Je la veux, répondit le roi.
+
+Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir,
+en rentrant, il appela son chef des gardes, qui était aussi méchant que
+lui.
+
+--Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amène-moi à l'instant même la
+vache qui me plaît.
+
+La reine le pria de n'en rien faire:
+
+--Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bête pour tout bien; la
+leur prendre, c'est les faire mourir de faim.
+
+--Il me la faut, dit le roi; par achat, par échange ou par force, il
+n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes étables, malheur
+à qui n'aura pas fait son devoir!
+
+Et il fronça le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir
+la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande
+d'estafiers.
+
+Le paysan était devant sa porte, occupé à traire sa vache, tandis que
+tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il
+eut reçu le message du prince, le bonhomme secoua la tête et dit qu'il
+ne céderait Bukolla à aucun prix.--Elle est à moi, ajouta-t-il, c'est
+mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que
+tout l'or du roi.
+
+Prières ni menaces ne le firent changer d'avis.
+
+L'heure avançait; le chef des gardes craignait le courroux du maître;
+il saisit le licou de Bukolla pour l'entraîner; le paysan se leva pour
+résister, un coup de hache l'étendit mort par terre. A cette vue, tous
+les enfants se mirent à sangloter, hormis Briam, l'aîné, qui resta en
+place, pâle et muet.
+
+Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et
+que tôt ou tard le fils venge le père. Si l'on ne veut pas que l'arbre
+repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une
+main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Où
+souffres-tu? lui dit-il.--Là, répondit l'enfant en montrant son coeur;
+aussitôt le scélérat lui enfonça un poignard dans le sein. Six fois il
+fit la même question, six fois il reçut la même réponse, et six fois il
+jeta le cadavre du fils sur le cadavre du père.
+
+Et cependant Briam, l'oeil égaré, la bouche ouverte, sautait après les
+mouches qui tournaient en l'air.
+
+--Et toi, drôle, où souffres-tu? lui cria le bourreau.
+
+Pour toute réponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derrière
+avec les deux mains, il chanta:
+
+ C'est là que ma mère, un jour de colère,
+ D'un pied courroucé m'a si fort tancé,
+ Que j'en suis tombé la face par terre,
+ Blessé par devant, blessé par derrière,
+ Les reins tout meurtris et le nez cassé!
+
+Le chef des gardes courut après l'insolent; mais ses compagnons
+l'arrêtèrent.
+
+--Fi! lui dirent-ils, on égorge le louveteau après le loup, mais on ne
+tue pas un fou; quel mal peut-il faire?
+
+Et Briam se sauva, en chantant et en dansant.
+
+Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point
+qu'il l'eût payée trop cher. Mais, dans la pauvre chaumière, une vieille
+femme en pleurs demandait justice à Dieu. Le caprice d'un prince lui
+avait enlevé en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce
+qu'elle avait aimé, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait
+plus qu'un misérable idiot.
+
+
+II
+
+
+Bientôt, à vingt lieues à la ronde, on ne parla plus que de Briam et
+de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou à la roue du
+soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la
+lune.
+
+Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou à sa cour, pour
+ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam,
+on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe
+rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est
+dans ce costume de perroquet que Briam fut chargé d'amuser l'ennui des
+courtisans. Caressé quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insensé
+souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entières à causer
+avec les oiseaux ou à suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la
+bouche, c'était pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux
+qui n'en souffraient pas.
+
+Un jour qu'on allait servir le dîner, le chef des gardes entra dans la
+cuisine du château. Briam, armé d'un couperet, hachait des fanes de
+carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier;
+le soupçon lui vint au coeur.
+
+--Briam, dit-il, où est ta mère?
+
+--Ma mère? répondit l'idiot; elle est là qui bout. Et du doigt il
+indiqua un énorme pot-au-feu, où cuisait, en _olla podrida_, tout le
+dîner royal.
+
+--Sotte bête! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les
+yeux: qu'est-ce que cela?
+
+--C'est ma mère! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son
+couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu
+tout noir de fumée, et se sauva dans les bois. On courut après lui;
+peine perdue. Quand on l'attrapa, tout était brisé, renversé, gâté. Ce
+soir-là, le roi dîna d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de
+faire fouetter Briam par les marmitons du château.
+
+Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière et conta à sa mère ce qui
+lui était arrivé.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la
+générosité du roi.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, la cour était réunie. Le roi causait avec son majordome.
+C'était un beau seigneur, fort expert en bonne chère, gros, gras et
+rieur. Il avait une grosse tête chauve, un gros cou, un ventre si
+énorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui
+soutenaient à grand'peine ce vaste édifice.
+
+Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur
+le ventre:
+
+--Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la générosité du
+roi.
+
+S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi était furieux,
+la cour aussi; mais, le soir, dans tout le château, on se répétait à
+l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes
+vérités.
+
+Quand Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère
+ce qui lui était arrivé.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidèle des
+courtisans.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres,
+officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient
+son sourire, il agaçait une grosse chienne épagneule qui lui arrachait
+des mains un gâteau.
+
+Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le
+chien qui hurlait en faisant une horrible grimace:
+
+--Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidèle des courtisans.
+
+Cette folie fit sourire le roi; aussitôt les courtisans rirent à gorge
+déployée; ce fut à qui montrerait ses dents. Mais, dès que le roi fut
+sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le
+pauvre Briam, qui eut grand'peine à se tirer de l'orage.
+
+Quand il eut raconté à sa mère ce qui lui était arrivé:
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la
+laissait faire.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain était jour de fête, la reine parut au salon dans ses plus
+beaux atours. Elle était couverte de velours, de dentelles, de bijoux;
+son collier seul valait l'impôt de vingt villages. Chacun admirait tant
+d'éclat.
+
+--Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire.
+
+C'en était fait de l'insolent si la reine n'eût pris sa défense.
+
+--Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu
+savais combien ces bijoux me pèsent, tu ne me reprocherais pas de les
+porter.
+
+Quand Briam rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère ce qui lui
+était arrivé.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, le roi allait à la chasse. On lui amena sa jument
+favorite; il était en selle et disait négligemment adieu à la reine,
+quand Briam se mit à frapper le cheval à l'épaule:
+
+--Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi.
+
+Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva à toutes
+jambes. Il commençait à sentir de loin l'odeur des coups de bâton.
+
+En le voyant rentrer tout haletant:
+
+--Mon fils, dit la pauvre mère, ne retourne pas au château; ils te
+tueront.
+
+--Patience, ma mère; on ne sait ni qui meurt ni qui vit.
+
+--Hélas! reprit la mère en pleurant, ton père est heureux d'être mort;
+il ne voit ni ta honte ni la mienne.
+
+--Patience, ma mère; les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
+
+
+III
+
+
+Il y avait déjà près de trois mois que le père de Briam reposait dans la
+tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin
+aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des
+gardes, à sa gauche était le gros majordome. La table était couverte de
+fruits, de fleurs et de lumières; on buvait dans des calices d'or les
+vins les plus exquis. Les têtes s'échauffaient, on parlait haut, et déjà
+plus d'une querelle avait commencé. Briam, plus fou que jamais, versait
+le vin à la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que
+d'une main il tenait le flacon doré, de l'autre il clouait deux à deux
+les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans
+entraîner son voisin.
+
+Trois fois il avait recommencé ce manège, quand le roi, animé par la
+chaleur et le vin, lui cria:
+
+--Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons.
+
+Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une
+voix sourde il se mit à chanter:
+
+ Tout vient à son tour,
+ Le vent et la pluie,
+ La nuit et le jour,
+ La mort et la vie,
+ Tout vient à son tour.
+
+--Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi
+rire, ou je te fais pleurer!
+
+Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadée
+il reprit:
+
+ Tout vient à son tour,
+ Bonne ou male chance,
+ Le destin est sourd,
+ Outrage et vengeance,
+ Tout vient à son tour.
+
+--Drôle! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te châtier
+comme il faut.
+
+Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes.
+Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha
+au bras et au cou du roi.
+
+--Misérable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maître?
+
+Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand
+celui-ci, tout entier à sa défense, d'une main saisit le bras du roi,
+et de l'autre lui enfonça sa dague dans le cou. Le sang jaillit à gros
+bouillons; le prince tomba, entraînant dans ses dernières convulsions
+son meurtrier avec lui.
+
+Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva
+promptement, et, tirant son épée:
+
+--Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberté! Je me fais
+roi et j'épouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je
+l'attends.
+
+--_Vive le roi!_ crièrent tous les courtisans; il y en eut même
+quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirèrent une pétition de leur
+poche. La joie était universelle et touchait au délire, quand tout
+à coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant
+l'usurpateur.
+
+[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux
+pieds de Briam.]
+
+--Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tué les miens, tu n'as
+pensé ni à Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant!
+
+Le chef des gardes essaya de se mettre en défense. D'un coup furieux
+Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupée.
+
+--Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge,
+comme Briam le fou venge aujourd'hui son père.
+
+Et il lui fendit la tête en deux morceaux.
+
+--_Vive Briam!_ crièrent les courtisans; _vive notre libérateur!_
+
+En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux pieds du fou en
+l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant auprès d'elle en
+brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers à prêter
+serment à leur légitime souveraine.
+
+--_Vive la reine!_ crièrent tous les assistants. La joie était
+universelle et touchait au délire.
+
+La reine voulait retenir Briam à la cour; il demanda à retourner dans
+sa chaumière, et ne voulut pour toute récompense que le pauvre animal,
+cause innocente de tant de maux. Arrivée à la porte de la maison,
+la vache se mit à appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus
+l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant.
+
+--Mère, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous êtes vengée.
+
+
+IV
+
+
+Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout
+le pays on montre encore les ruines de la masure où habitaient Briam et
+ses frères, et les mères disent aux enfants: «C'est là que vivait celui
+qui a vengé son père et consolé sa mère.» Et les enfants répondent:
+«Nous ferions comme lui.»
+
+
+V
+
+
+L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils
+récits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime
+pour cette adresse qui mène aux galères. Il n'en était pas ainsi chez
+les peuples primitifs. Hérodote ne se fait faute de nous réciter tout
+au long une histoire égyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est
+visiblement qu'un conte de fées. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel
+moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit
+voleur qui lui a pillé son trésor, et comment, trois fois trompé, comme
+roi, comme justicier et comme père, il ne trouve rien de mieux à faire
+que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et rusé. «Rhampsinite,
+dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille,
+comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Égyptiens étant
+supérieurs à tous les autres peuples, il s'était montré supérieur à tous
+les Égyptiens.» On voit que la vanité nationale est de même date que les
+contes des fées.
+
+[Note 1: Hérodote, liv. II, chap. cxxi.]
+
+Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom
+du _Maître voleur_, M. Asbjoernsen a publié un conte norvégien qui
+ressemble beaucoup à celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces
+récits, c'est l'admiration naïve du conteur pour les exploits de
+son héros. L'esprit humain a passé par cette étape depuis longtemps
+abandonnée. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'était pas à demi voleur;
+les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se
+faisaient faute de suivre le conseil de Moïse et d'emprunter aux
+Égyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits
+qu'ils ne devaient jamais rendre. «Or, dit la Bible[2], le
+Seigneur rendit les Égyptiens favorables à son peuple, afin qu'ils
+donnassent aux enfants d'Israël ce qu'ils demandaient. Ainsi ils
+dépouillèrent les Égyptiens.» Le procédé révolte notre délicatesse;
+il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse
+héroïque. Apprenons par là à ne pas toujours mesurer le monde à la
+mesure de nos idées d'aujourd'hui. Nos aïeux, il y a vingt ou trente
+siècles, admiraient les voleurs, nos pères admiraient les Heiduques et
+les Klephtes, nous admirons encore les conquérants; qui sait ce que
+penseront de nous nos enfants? Un jour peut-être ils se riront de notre
+barbarie, comme nous de celle de nos pères, et ils n'auront pas tort.
+Vienne le jour où cette gloire si creuse, et qui coûte si cher, ne sera
+plus qu'un conte de fées!
+
+[Note 1: Il a été traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The
+Norse_. Edimbourg, 1859.]
+
+[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.]
+
+
+II
+
+LE PETIT HOMME GRIS
+
+
+Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait
+à Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'était pas plus riche
+d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme était à l'église, il
+entendit un beau sermon sur la charité.--«Donnez, mes frères, donnez,
+disait le prêtre; le Seigneur vous le rendra au centuple.» Ces paroles,
+souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le
+peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper
+les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du
+bois, comme s'il allait construire un palais.
+
+--Que fais-tu là, mon pauvre homme? lui demanda sa femme.
+
+--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel;
+nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans
+quinze jours je vais donner ma vache...
+
+--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim!
+
+--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends
+rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons
+cent comme récompense; M. le curé l'a dit, c'est parole d'Évangile. Je
+logerai cinquante bêtes dans cette étable que je construis, et, avec le
+prix des cinquante autres, j'achèterai assez de pré pour nourrir notre
+troupeau en été comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi.
+
+Et, sans s'inquiéter des prières ni des reproches de sa femme, notre
+maître fou se mit à bâtir son étable, au grand étonnement des voisins.
+
+L'oeuvre achevée, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et
+la mena tout droit chez le curé. Il le trouva qui causait avec deux
+étrangers qu'il ne regarda guère, tant il était pressé de faire son
+cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut étonné de cette charité de
+nouvelle espèce, ce fut le pasteur. Il fit un long discours à cette
+brebis imbécile, pour lui démontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais
+parlé que de récompenses spirituelles; peine perdue, le paysan répétait
+toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.» Las
+enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une
+sainte colère et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue
+tout ébahi, répétant toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous
+l'avez dit.»
+
+Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'était pas chose facile.
+On était au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige
+en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et
+refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son
+chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arrêta tout perplexe,
+maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal
+qu'il traînait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme chargé d'un
+grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait là avec sa
+vache, et par un si mauvais temps.
+
+Quand le paysan lui eut raconté sa peine: «Mon brave homme, lui dit
+l'étranger, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de faire un échange
+avec moi. Je demeure près d'ici; cédez-moi votre vache que vous ne
+ramènerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop
+lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os.»
+
+Le marché fait, l'étranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea
+sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentré au
+logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme,
+il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en
+homme habile, il avait échangé une vache qui allait mourir contre un sac
+qui contenait des trésors. En écoutant cette belle histoire, la femme
+commença à montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa
+mauvaise humeur, et de mettre dans l'âtre son plus grand pot-au-feu.--Tu
+verras ce que je t'apporte, lui répétait-il; attends un peu, tu me
+remercieras.
+
+Disant cela, il ouvrit le sac; et voilà que de cette profondeur sort un
+petit homme tout habillé de gris comme une souris.
+
+--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierté d'un prince! Ah ça,
+j'espère qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir à manger.
+Cette petite course m'a donné un grand appétit.
+
+Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il était foudroyé.
+
+--Là, dit la femme, j'en étais sûre. Voici une nouvelle folie. Mais d'un
+mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu
+la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus
+rien, monsieur nous apporte une bouche de plus à nourrir! Que n'es-tu
+resté sous la neige, toi, ton sac et ton trésor!
+
+La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait
+remontré par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite,
+et que le plus sage était d'aller en chasse et de chercher quelque
+gibier.
+
+Il sortit aussitôt, malgré la nuit, le vent et la neige, et revint au
+bout de quelque temps avec un gros mouton.
+
+--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bête, et ne nous laissons pas mourir de
+faim.
+
+Le vieillard et sa femme regardèrent de travers le petit homme et sa
+proie. Cette aubaine, tombée des nues, sentait le vol d'une demi-lieue.
+Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Légitime ou non, le
+mouton fut dévoré à belles dents.
+
+Dès ce jour, l'abondance régna dans la demeure du paysan. Les moutons
+succédaient aux moutons, et le bonhomme, plus crédule que jamais, se
+demandait s'il n'avait pas gagné au change, quand, au lieu des cent
+vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoyé un pourvoyeur aussi
+habile que le petit homme gris.
+
+Toute médaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient
+dans la maison du vieillard, ils diminuaient à vue d'oeil dans le
+troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maître berger, fort
+inquiet, prévint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublât
+de surveillance, les plus belles têtes du troupeau disparaissaient l'une
+après l'autre. Assurément quelque habile voleur était venu se loger dans
+le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans
+la cabanne du paysan un nouveau venu, tombé on ne sait d'où et que
+personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitôt qu'on lui amenât
+l'étranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan
+et sa femme commencèrent à sentir quelques remords en songeant qu'on
+pendait à la même potence les receleurs et les voleurs.
+
+Quand le petit homme gris parut à la cour, le roi lui demanda si par
+hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait volé cinq gros moutons au
+troupeau royal.
+
+--Oui, Majesté, répondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris.
+
+--Et de quel droit? dit le prince.
+
+--Majesté, répondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard
+et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez
+dans l'abondance et ne pouvez même pas consommer la dîme de vos revenus.
+Il m'a semblé juste que ces bonnes gens vécussent de votre superflu
+plutôt que de mourir de misère, tandis que vous ne savez que faire de
+votre richesse.
+
+Le roi resta stupéfait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit
+homme d'une façon qui n'annonçait rien de bon:
+
+--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol.
+
+Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie.
+
+--Fort bien, dit le roi. Tu mériterais d'être pendu, mais je te
+pardonne, à la condition que demain, à pareille heure, tu auras pris à
+mes pâtres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder.
+
+--Majesté, répondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est
+chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille
+vigilance?
+
+--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu.
+
+Et, d'un signe de main, il congédia notre voleur, à qui chacun répétait
+tout bas: Pendu! pendu! pendu!
+
+Le petit homme gris retourna dans la cabane, où il fut tendrement reçu
+par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il
+avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du
+jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se
+coucher et dormit en paix.
+
+Aux premières lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa
+corde. Il alla dans la forêt, sur le chemin où devaient passer les
+pâtres du roi, et, choisissant un gros chêne bien en vue, il se pendit
+par le cou à la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas
+faire un noeud coulant.
+
+Bientôt après, deux pâtres arrivèrent, escortant le taureau noir.
+
+--Ah! dit l'un d'eux, voilà notre fripon qui a reçu sa récompense. Cette
+fois, du moins, il n'a pas volé son licou. Adieu, mon drôle, ce n'est
+pas toi qui prendras le taureau du roi.
+
+Dès que les pâtres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de
+l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau à un gros
+chêne près duquel passait la route. Qui fut surpris à l'aspect de ce
+pendu? ce furent les pâtres du roi.
+
+--Qu'est-ce là? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voilà le pendu de
+là-bas qui se trouve ici!
+
+--Que tu es bête! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en
+deux places à la fois? C'est un second voleur, voilà tout.
+
+--Je te dis que c'est le même, reprit le premier berger; je le reconnais
+à son habit et à sa grimace.
+
+--Et moi, reprit le second, qui était un esprit fort, je te parie que
+c'en est un autre.
+
+La gageure acceptée, les deux pâtres attachèrent le taureau du roi à un
+arbre et coururent au premier chêne. Mais, tandis qu'ils couraient, le
+petit homme gris sauta à bas de son gibet et mena tout doucement le
+taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bête à
+l'étable en attendant qu'on la vendît.
+
+Quand les deux pâtres rentrèrent, le soir, au château, ils avaient
+l'oreille si basse et l'air si déconfit, que le roi vit de suite qu'on
+s'était joué de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se
+présenta avec la sérénité d'un grand coeur.
+
+--C'est toi qui m'as volé mon taureau, dit le roi.
+
+--Majesté, répondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obéir.
+
+--Fort bien, dit le roi; voici dix écus d'or pour le rachat de mon
+taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas volé les draps de mon lit
+tandis que j'y couche, tu seras pendu.
+
+[Illustration: Voilà le pendu de là-bas qui se trouve ici!]
+
+--Majesté, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose.
+Vous êtes trop bien gardé pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse
+seulement approcher du château.
+
+--Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu.
+
+Le soir venu, le petit homme gris, qui était rentré dans la chaumière,
+prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il
+plaça avec toute sa nichée une chatte qui venait d'avoir ses petits;
+puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans
+le château et monta sur le toit sans que personne l'aperçût.
+
+Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette
+lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme
+l'affaire de peu de temps. Une fois là, il ouvrit délicatement la couche
+royale et y plaça la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec
+soin, et, s'accrochant à la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de
+ce poste élevé qu'il attendit les événements.
+
+Onze heures sonnaient à l'horloge du palais, quand le roi et la reine
+entrèrent dans leur appartement. Une fois déshabillés, tous deux se
+mirent à genoux et firent leur prière, puis le roi éteignit la lampe, la
+reine entra dans le lit.
+
+Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre.
+
+--Êtes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au château?
+
+--Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une
+chaleur brûlante, et mon pied a touché quelque chose de velu.
+
+--Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit
+le roi en riant de pitié. Toutes les femmes ont un coeur de lièvre et
+une tête de linotte.
+
+Sur quoi, en véritable héros, il s'enfonça bravement sous la couverture
+et sauta aussitôt en hurlant comme un damné, traînant après lui la
+chatte qui lui avait enfoncé ses quatre griffes dans le mollet.
+
+Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois
+coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de
+secours.
+
+--Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas
+se laisser prendre en flagrant délit de peur.
+
+Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la
+chatte, qui s'était remise à sa place et qui léchait tendrement ses
+petits.
+
+--C'est trop fort! s'écria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet
+insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y déposer
+ses ordures et ses chats! Attends, drôlesse, je vais te traiter comme tu
+le mérites!
+
+--Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut être enragée.
+
+--Ne craignez rien, chère amie, dit le bon prince; et, relevant les
+coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichée, puis il roula ce
+paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule énorme,
+et la jeta par la fenêtre.
+
+--Maintenant, dit-il à la reine, passons dans votre chambre, et, puisque
+nous voilà vengés, dormons en paix.
+
+Dors, ô roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis
+que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et
+se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche à tâtons un objet
+invisible, il le charge sur son dos, le voilà qui franchit le mur et
+qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantôme a
+passé devant elles, et elles ont entendu les gémissements d'un enfant
+nouveau-né.
+
+Le lendemain, quand le roi s'éveilla, il rassembla ses idées et se mit à
+réfléchir pour la première fois. Il soupçonna qu'il avait été victime de
+quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien être le petit
+homme gris. Il l'envoya chercher aussitôt.
+
+Le petit homme arriva, portant sur l'épaule les draps fraîchement
+repassés; il mit un genou à terre devant la reine, et lui dit d'un ton
+respectueux:
+
+--Votre Majesté sait que tout ce que j'ai fait n'a été que pour obéir au
+roi; j'espère qu'elle sera assez bonne pour me pardonner.
+
+--Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur.
+
+--Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexé que la reine
+se permît d'être clémente sans consulter son seigneur et maître.
+Écoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas volé la reine
+elle-même, dans son château, demain soir tu seras pendu.
+
+--Majesté, s'écrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous
+m'épargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je
+vienne à bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aisé de prendre
+la lune avec les dents.
+
+--C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je
+vais faire dresser le gibet.
+
+Le petit homme sortit désespéré: il cachait sa tête dans ses deux mains
+et sanglotait à fendre le coeur; le roi riait pour la première fois.
+
+Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet à la main, la
+besace sur le dos, vint, suivant l'usage, quêter au château pour son
+couvent. Quand la reine lui eut donné son aumône:
+
+--Madame, dit le capucin, Dieu reconnaîtra tant de charité. Demain, vous
+le savez, on pendra dans le château un malheureux bien coupable sans
+doute.
+
+--Hélas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu
+lui sauver la vie.
+
+--Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espèce
+de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais
+qu'il possède trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De
+ces trois secrets il peut en léguer un à celle qui a eu pitié de lui.
+
+--Quels sont ces secrets? demanda la reine.
+
+--En vertu du premier, répondit le capucin, une femme fait faire à son
+mari tout ce qu'elle veut.
+
+--Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette
+merveilleuse. Depuis Ève, de sainte mémoire, ce mystère est connu de
+mère en fille. Quel est le deuxième secret?
+
+--Le second secret donne la sagesse et la bonté.
+
+--Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisième?
+
+--Le troisième, dit le capucin, assure à la femme qui le possède une
+beauté sans égale et le don de plaire jusqu'à son dernier jour.
+
+--Mon Père, c'est ce secret-là que je veux.
+
+--Rien n'est plus aisé, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de
+mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberté, le sorcier vous
+prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux.
+
+--Qu'il vienne, dit la reine. Mon Père, allez le chercher.
+
+--Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donné les ordres les
+plus sévères pour que cet homme ne puisse entrer au château. S'il met
+les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les
+quelques heures qui lui restent.
+
+--Et moi, mon Père, le roi m'a défendu de sortir jusqu'à demain soir.
+
+--Cela est fâcheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer à ce
+trésor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de
+rester toujours jeune, belle et, surtout, aimée.
+
+--Hélas! mon Père, vous avez bien raison; la défense du roi est une
+suprême injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y
+opposeraient. N'ayez pas l'air étonné; voilà de quelle façon le roi me
+traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes.
+
+--J'en ai le coeur navré, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle
+barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas céder à
+de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonté.
+
+--Et le moyen? dit la reine.
+
+--Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans
+ce sac; je vous ferai sortir du château, au risque de ma vie. Et
+dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraîche
+qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir bravé votre tyran.
+
+--Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piège que l'on me tend?
+
+--Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la
+poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien à craindre
+de ce côté. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera près de vous, j'y
+resterai.
+
+--Et vous me ramènerez au château?
+
+--Je le jure.
+
+--Et avec le secret? ajouta la reine.
+
+--Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majesté a
+quelque scrupule, restons-en là, et que la recette meure avec celui qui
+l'a trouvée, s'il n'aime mieux la donner à quelque femme plus confiante.
+
+Pour toute réponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin
+tira les cordons, chargea le fardeau sur son épaule et traversa la cour
+à pas comptés.
+
+Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde.
+
+--La quête est bonne, à ce que je vois? dit le prince.
+
+--Sire, répondit le moine, la charité de Votre Majesté est inépuisable;
+je crains d'en avoir abusé. Peut-être ferais-je mieux de laisser ici ce
+sac et ce qu'il contient.
+
+--Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Père, et bon débarras! Je
+n'imagine pas que tout ce que vous avez là-dedans vaille grand'chose.
+Vous ferez un maigre festin.
+
+--Je souhaite à Votre Majesté de souper d'aussi bon appétit, reprit le
+moine d'un ton paterne, et il s'éloigna en marmottant des paroles qu'on
+n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute.
+
+La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les
+mains. Il était content de lui et il espérait se venger, double raison
+pour avoir grand appétit.
+
+--La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne
+m'étonne guère. L'inexactitude est la vertu des femmes.
+
+Il allait se mettre à table, quand trois soldats, croisant la
+hallebarde, poussèrent dans la salle le petit homme gris.
+
+--Sire, dit un des gardes, ce drôle a eu l'audace d'entrer dans la cour
+du château, malgré la défense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour
+ne pas troubler le souper de Votre Majesté, mais il prétend qu'il a un
+message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'État.
+
+--La reine! s'écria le roi tout ébahi, où est-elle? Misérable, qu'en
+as-tu fait?
+
+--Je l'ai volée, dit froidement le petit homme.
+
+--Et comment cela? dit le roi.
+
+--Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et à qui Votre
+Majesté a daigné dire: «Emporte tout, et bon débarras!...»
+
+--C'était toi! dit le prince; mais alors, misérable, il n'y a plus de
+sûreté pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume
+par-dessus le marché.
+
+--Sire, je viens vous demander davantage.
+
+--Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable
+en personne?
+
+--Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille
+à marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a
+forcé de me réfugier, avec mon grand-écuyer, chez le curé de Skalholt.
+C'est là que le hasard a jeté sur ma route un paysan imbécile et m'a
+fait jouer le rôle que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a
+été que pour obéir et plaire à Votre Majesté.
+
+--Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutôt je ne comprends pas; il
+n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour
+voisin. Dès que la reine sera venue...
+
+--Sire, elle est ici. Mon grand-écuyer s'est chargé de la reconduire en
+son palais.
+
+La reine entra bientôt, un peu confuse de sa simplicité, mais aisément
+consolée en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme.
+
+--Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le
+devez?
+
+--Le secret d'être toujours belle, dit le prince, c'est d'être toujours
+aimée.
+
+--Et le moyen d'être toujours aimée? demanda la reine.
+
+--C'est d'être bonne et simple, et de faire la volonté de son mari.
+
+--Il ose dire qu'il est sorcier! s'écria la reine indignée en levant les
+bras au ciel.
+
+--Finissons ces mystères, dit le roi, qui déjà prenait peur. Prince de
+Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous
+ne voudrez pour causer avec votre belle-mère. Le souper se refroidit:
+à table! Donnons toute la soirée au plaisir; amusez-vous, mon gendre,
+demain vous serez marié.
+
+A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit
+une telle mine qu'à l'instant même il se frotta le menton et admira les
+mouches qui volaient au plafond.
+
+Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont
+pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succéda à son beau-père et
+qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et
+rusé, il avait les vertus d'un conquérant. Il prit à ses voisins plus
+de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en
+sacrifiant six armées. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les
+célèbres annales de Skalholt et de Holar. C'est à ces monuments fameux
+que nous renvoyons le lecteur.
+
+
+III
+
+
+Encore une petite histoire pour mon neveu le collégien, qui, d'une
+ardeur sans égale, se débat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il
+serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que
+d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en
+genre, en nombre et en cas.
+
+
+IV
+
+LES DEUX EXORCISTES
+
+
+Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un prêtre qui
+savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au
+baptême un enfant nouveau-né, au lieu de regarder dans son livre, il se
+mit à réciter de travers la formule de l'exorcisme.
+
+--_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_.
+
+Mais le diable, qui a inventé la grammaire (grammaire et grimoire, c'est
+tout un), n'était pas d'humeur à se laisser chasser par un solécisme.
+
+--_Pessime grammatice_, s'écria-t-il à la grande terreur des assistants.
+
+Le prêtre, sentant qu'il s'était trompé et prenant son courage à deux
+mains, dit d'une voix tremblante:
+
+--_Abi, male spiritu_.
+
+A quoi le diable, qu'on ne prend pas en défaut, répondit:
+
+--_Male prius, nunc pejus_.
+
+Le prêtre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_.
+
+--_Sic debuisti dicere prius_, répondit le diable, et il sortit
+tranquillement.
+
+L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui
+peut-être vaut mieux.
+
+--_Exi tu ex corpo_, dit fièrement le prêtre.
+
+--_Nolvo_, répond le diable.
+
+--_Cur tu nolvis_?
+
+--_Quia_, répond insolemment le diable, _quia tu male linguis_.
+
+--_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le prêtre, et il se retire
+avec dignité, laissant tout camus ce pédant solennel.
+
+Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son état et son âge
+condamnent au sérieux à perpétuité.
+
+--Holà! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi,
+vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-là attriste mon coeur.
+Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'année pour admirer votre
+étonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces
+âmes innocentes qui, grâce à Dieu, ne savent pas encore ce que vous
+savez.
+
+
+
+
+ZERBIN LE FAROUCHE
+
+CONTE NAPOLITAIN
+
+
+I
+
+Il y avait une fois à Salerne un jeune bûcheron qui s'appelait Zerbin.
+Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne
+parlait à personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se mêlait
+point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait
+surnommé _le farouche_; jamais titre ne fut mieux mérité. Le matin,
+quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait à la montagne,
+la veste et la cognée sur l'épaule; il vivait seul dans les bois, tout
+le long du jour, et ne rentrait qu'à la brume, traînant après lui
+quelque méchant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait
+devant la fontaine où tous les soirs, les jeunes filles du quartier
+allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette
+sombre figure et se moquait du pauvre bûcheron. Ni la barbe noire ni les
+yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontée; c'était à
+qui provoquerait l'innocent.
+
+--Zerbin de mon âme, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur.
+
+--Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes
+paroles, je suis à toi.
+
+--Zerbin, Zerbin, répétaient en choeur toutes ces têtes folles, qui de
+nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu?
+
+--La plus bavarde, répondait le bûcheron, en leur montrant le poing.
+
+Et chacune de crier aussitôt:
+
+--Merci! mon bon Zerbin, merci!
+
+Poursuivi par les éclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui
+avec la grâce d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa
+porte fermée, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau,
+s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait
+sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans désirs, il
+s'endormait vite et ne rêvait guère. Si le bonheur est de ne rien
+sentir, le plus heureux des hommes, c'était Zerbin.
+
+II
+
+Un jour qu'il s'était fatigué à ébranler un vieux buis aussi dur que la
+pierre, Zerbin voulut faire la sieste près d'un étang tout entouré de
+beaux arbres. A sa grande surprise, il aperçut, étendue sur le gazon,
+une jeune femme, d'une merveilleuse beauté, et dont la robe était faite
+de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un rêve pénible: son
+visage était crispé, ses mains s'agitaient; on eût dit qu'elle essayait
+en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait.
+
+--S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir à midi avec le soleil sur
+la figure! Toutes les femmes sont folles.
+
+Il enlaça quelques branches pour en ombrager la tête de l'étrangère, et
+sur ce berceau il plaça comme un voile sa veste de travail.
+
+Il finissait de tresser le feuillage, quand il aperçut dans l'herbe, à
+deux pas de l'inconnue, une vipère qui approchait en dardant sa langue
+empoisonnée.
+
+--Ah! dit Zerbin, si petite et déjà si méchante!
+
+Et en deux coups de sa cognée il fit du serpent trois morceaux.
+Les tronçons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre
+l'étrangère, le bûcheron les poussa du pied dans l'étang; ils y
+tombèrent en frémissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau.
+
+A ce bruit, la fée s'éveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie:
+
+--Zerbin! s'écria-t-elle, Zerbin!
+
+--C'est mon nom, je le connais, répondit le bûcheron, il n'y a pas
+besoin de crier si fort.
+
+--Quoi! mon ami, dit la fée, tu ne veux pas que je te remercie du
+service que tu m'as rendu? Tu m'as sauvé plus que la vie.
+
+--Je ne vous ai rien sauvé du tout, dit Zerbin, avec sa grâce ordinaire.
+Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des
+serpents. Voilà le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir;
+laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps à perdre.
+
+Il s'étendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux.
+
+--Zerbin, dit la fée, tu ne me demandes rien?
+
+--Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on
+est heureux. Bonsoir.
+
+Et le vilain se mit à ronfler.
+
+--Pauvre garçon, dit la fée, ton âme est endormie; mais, quoi que tu
+fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains
+d'un génie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais été cent ans couleuvre;
+je te dois cent ans de jeunesse et de beauté. Comment te payer? J'y
+suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi
+qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce
+que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientôt, je l'espère, tu béniras la fée
+des eaux.
+
+Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle
+entra dans l'étang d'un pas si léger, que l'onde même n'en fut pas
+ridée. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs
+aigrettes, les nénuphars épanouissaient leurs fleurs les plus fraîches;
+les arbres, le jour, le vent même, tout souriait à la fée, tout semblait
+s'associer à son bonheur. Une dernière fois elle leva sa baguette;
+aussitôt, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en
+s'illuminant. On eût dit qu'un rayon de soleil perçait jusqu'au fond de
+l'abîme. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus
+rien que Zerbin qui ronflait toujours.
+
+III
+
+Le soleil commençait à baisser quand le bûcheron se réveilla. Il
+retourna tranquillement à sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua
+le tronc de l'arbre qu'il avait ébréché le matin. La cognée résonnait
+sur le bois, mais elle ne l'entamait guère; Zerbin suait à grosses
+gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui défiait tous ses
+efforts.
+
+--Ah! dit-il en regardant sa cognée tout ébréchée, quel malheur qu'on
+n'ait pas inventé un outil qui coupât le bois comme du beurre! J'en
+voudrais un comme ça.
+
+[Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de
+coudrier.]
+
+Il recula de deux pas, fit tourner la cognée sur sa tête et la lança
+d'une telle force qu'il alla tomber à dix pieds, les bras en avant, le
+nez par terre.
+
+--_Per Baccho!_ s'écria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappé à côté.
+
+Zerbin fut bientôt rassuré, car au même instant l'arbre tomba, et si
+près de lui que peu s'en fallut que le pauvre garçon ne fût écrasé.
+
+--Voilà un beau coup! s'écria-t-il, et qui avance ma journée. Comme
+c'est tranché! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bûcherons
+pour travailler comme le fils de ma mère.
+
+Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin;
+puis, déliant une corde qu'il avait roulée autour de sa ceinture, il se
+mit à cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec
+un noeud coulant.
+
+--A présent, dit-il, il faut traîner cela à la ville. Il est facheux que
+les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais
+fièrement à Salerne et j'y entrerais en caracolant, à la façon d'un beau
+cavalier qui se promène sans rien faire. Je voudrais me voir comme ça.
+
+A l'instant, voici le fagot qui se soulève et qui se met à trotter d'un
+pas allongé. Sans s'étonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter
+par cette monture d'espèce nouvelle, et tout le long du chemin il
+prenait en pitié ces pauvres petites gens qui marchaient à pied, faute
+d'un fagot.
+
+IV
+
+Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de
+Salerne, et sur cette place était le palais du roi. Ce roi, personne ne
+l'ignore, c'était le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalisé le
+nom.
+
+Chaque après-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du
+roi, la princesse Aléli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de
+la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aléli
+n'écoutait que sa pensée. Depuis trois ans, le roi son père voulait la
+marier à tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse
+refusait tous les prétendants. Salerne était sa dot, et elle sentait que
+c'était sa dot seule qu'on voulait épouser. Sérieuse et tendre, Aléli
+n'avait pas d'ambition, elle n'était pas coquette, elle ne riait pas
+pour montrer ses dents, elle savait écouter et ne parlait jamais pour ne
+rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le désespoir
+des médecins.
+
+Aléli était encore plus rêveuse que de coutume, quand tout d'un coup
+déboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majesté d'un
+César empanaché. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent
+prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main,
+elles se mirent à en jeter au cavalier, et de façon si adroite, qu'il en
+reçut deux en plein visage.
+
+--Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous
+rire à vous user les dents jusqu'aux gencives. Voilà ce que vous
+souhaite Zerbin.
+
+Et voici les deux femmes qui rient à se tordre, sans que rien les
+arrête, ni les menaces du bûcheron ni les ordres de la princesse, qui
+prenait en pitié le pauvre bûcheron.
+
+--Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aléli, et si douce et si
+triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te
+fera rire, et l'épouser par-dessus le marché!
+
+Sur ce, il prit sa mèche de cheveux, et salua la princesse de la façon
+la plus gracieuse.
+
+Règle générale: quand on est à cheval sur un fagot, il ne faut saluer
+personne, fût-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour
+saluer la princesse, il avait lâché la corde qui retenait les branches
+en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en
+arrière, les jambes en l'air, de la façon la plus grotesque et la plus
+ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la
+moitié du feuillage, et, couronné comme un dieu sylvain, il s'en alla
+rouler dix pas plus loin.
+
+Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je
+l'ignore; c'est un mystère que la philosophie n'a pas encore expliqué.
+Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aléli
+fit comme tout le monde. Mais aussitôt elle se leva, regarda Zerbin avec
+des yeux étranges, mit la main sur son coeur, la porta à sa tête et
+rentra dans le palais, tout agitée d'un trouble inconnu.
+
+Cependant Zerbin rassemblait les branches éparses et rentrait chez lui à
+pied, comme un simple fagotier. La prospérité ne l'avait point ébloui,
+la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journée était bonne,
+c'était assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et
+dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dîna du meilleur
+appétit. L'innocent ne se doutait guère du mal qu'il avait fait et du
+désordre qu'il laissait après lui.
+
+V
+
+Tandis que ces graves événements se passaient, quatre heures sonnaient à
+la tour de Salerne. La journée était brûlante, le silence régnait dans
+les rues. Retiré dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit,
+le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait.
+
+Tout à coup il s'éveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des
+larmes brûlantes lui mouillaient le visage; c'était la belle Aléli qui
+embrassait son père, dans un accès de tendresse.
+
+--Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu
+m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mère, tu veux me faire faire
+ta volonté?
+
+--Tout au contraire, mon bon père, dit Aléli; c'est une fille obéissante
+qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai
+trouvé. Pour vous faire plaisir, je suis prête à lui donner ma main.
+
+--Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui épousons-nous?
+le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de
+Sorrente? Non. Qui est-ce donc?
+
+--Je ne le connais pas, mon bon père.
+
+--Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant?
+
+--Oui, tout à l'heure, sur la place du château.
+
+--Et il t'a parlé?
+
+--Non, mon père. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent?
+
+Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille
+entre les deux yeux:
+
+--Au moins, dit-il, c'est un prince?
+
+--Je ne sais pas, mon père, mais qu'importe?
+
+--Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien à la politique.
+Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est à
+merveille. Comme roi et comme père, je ne gênerai jamais ta volonté
+quand cette volonté sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs à
+remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que
+je veux. Où se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas
+parlé et qui t'adore?
+
+--Je l'ignore, dit Aléli.
+
+--Voilà qui est trop fort, s'écria Mouchamiel. C'est pour me conter de
+pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent à
+mon peuple! Holà! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse
+et qu'on la reconduise dans ses appartements.
+
+En entendant ces mots, Aléli leva les bras au ciel et se mit à fondre
+en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au même
+moment, les deux femmes entrèrent, toujours riant aux éclats.
+
+--Silence, misérables, silence! s'écria Mouchamiel, indigné de ce manque
+de respect.
+
+Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans
+souci de l'étiquette.
+
+--Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et
+qu'on leur tranche la tête. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins
+plaisant qu'un roi.
+
+--Sire, dit Aléli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez
+illustré votre règne en abolissant la peine de mort.
+
+--Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilisés. Qu'on épargne
+ces femmes, et qu'on se contente de les traiter à la russe, avec tous
+les ménagements voulus. Bâtonnez-les jusqu'à ce qu'elles meurent
+naturellement.
+
+--Grâce! mon père, dit Aléli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en
+supplie.
+
+--Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en débarrasse, dit le
+bon Mouchamiel. Emmenez ces pécores, je leur pardonne; qu'on les enferme
+dans une cellule jusqu'à ce qu'elles y crèvent de silence et d'ennui.
+
+--Ah! mon père, sanglota la pauvre Aléli.
+
+--Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ça finisse!
+
+--Grâce, Sire, nous ne rirons plus, crièrent les deux femmes en tombant
+à genoux et en ouvrant une bouche où il n'y avait que des gencives. Que
+Votre Majesté nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes
+d'un art infernal; un scélérat nous a ensorcelées.
+
+--Un sorcier dans mes États! dit le roi qui était un esprit fort; c'est
+impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas.
+
+--Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un
+cheval de manège et caracole sous la main d'un bûcheron? Voilà ce que
+nous venons de voir sur la place du château.
+
+--Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse
+l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brûle tous
+les deux. Après cela, j'espère qu'on me laissera dormir.
+
+--Brûler mon bien-aimé! s'écria la princesse, en remuant les bras comme
+une illuminée. Sire, ce noble chevalier, c'est mon époux, c'est mon
+bien, c'est ma vie. Si l'on touche à un seul de ses cheveux, je meurs.
+
+--L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me
+sert-il d'être roi pour ne pouvoir pas même dormir la grasse matinée?
+Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai
+un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il
+sache ce que je veux.
+
+
+VI
+
+
+On annonça le seigneur Mistigris. C'était un petit homme, gros, court,
+rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui
+regardaient de tous les côtés à la fois, un front bas, un nez crochu, de
+grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du célèbre ministre
+qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il
+entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le
+pouvoir et ses ennuis.
+
+--Enfin, vous voilà! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe
+des choses inouïes dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le
+dernier averti?
+
+--Tout est dans l'ordre accoutumé, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai
+là dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix
+règnent dans l'État, comme toujours.
+
+Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit:
+
+«Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas volé à la douane plus
+que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau;
+cinq entrées à l'hôpital. Rien de nouveau.
+
+«Ville haute. Octroi doublé; prospérité et moralité toujours
+croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposés; trois
+maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris;
+trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau.
+
+--Voilà donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritée.
+Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le métier de connaître les
+affaires d'État, j'en sais davantage. Un homme à cheval sur un fagot a
+passé sur la place du château, et il a ensorcelé ma fille. La voici qui
+veut l'épouser.
+
+--Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce détail; un ministre sait
+tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majesté de ces niaiseries? On pendra
+l'homme et tout sera dit.
+
+--Et vous pouvez me dire où est ce misérable?
+
+--Sans doute, Sire, répondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend
+tout, est partout.
+
+--Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drôle n'est
+pas ici, vous laisserez le ministère à des gens qui ne se contentent pas
+de voir, mais qui agissent. Allez!
+
+Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la
+salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui étouffe, et fut
+obligé de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'était le
+préfet de la ville qu'un hasard heureux amenait près de lui. Mistigris
+recula de deux pas et prit le magistrat au collet.
+
+--Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix
+minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promène dans Salerne à
+cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez!
+
+Tout étourdi de cette menace, le préfet courut chez le chef de la
+police.
+
+--Où est l'homme qui se promène sur un fagot? lui dit-il.
+
+--Quel homme? demanda le chef de la police.
+
+--Ne raisonnez pas avec votre supérieur; je ne le souffrirai point. En
+n'arrêtant pas ce scélérat, vous avez manqué à tous vos devoirs. Si dans
+cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez!
+
+Le chef de la police courut au poste du château; il y trouva ses gens
+qui veillaient à la tranquillité publique en jouant aux dés.
+
+--Drôles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas
+l'homme qui se promène à cheval sur un fagot, je vous fais bâtonner
+comme des galériens. Courez, et pas un mot.
+
+La troupe sortit en blasphémant, tandis que l'habile et sage Mistigris,
+confiant dans les miracles de la hiérarchie, rentrait tranquillement
+dans la chambre du roi et remettait sur ses lèvres ce sourire perpétuel
+qui fait partie de la profession.
+
+
+VII
+
+
+Deux mots dits par le ministre à l'oreille du roi charmèrent Mouchamiel.
+L'idée de brûler un sorcier ne lui déplaisait pas. C'était un joli petit
+événement qui honorerait son règne, une preuve de sagesse qui étonnerait
+la postérité.
+
+Une seule chose gênait le roi, c'était la pauvre Aléli noyée dans
+les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entraîner dans ses
+appartements.
+
+Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la
+princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde:
+
+--Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au
+contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule
+l'assure de son bonheur.
+
+--Je vous entends, bon Mistigris, s'écria Aléli. Merci, mon père, merci,
+ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de
+baisers. Soyez béni, mille et mille fois béni!
+
+Elle sortit ivre de joie, la tête haute, les yeux brillants, et si
+heureuse, si heureuse qu'elle arrêta au passage le premier chambellan
+pour lui annoncer elle-même son mariage.
+
+--Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-même les
+honneurs du palais et soyez sûr que vous n'obligerez pas des ingrats.
+
+Resté seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux.
+
+--Êtes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma
+parole? Vous croyez-vous le maître de mon empire pour disposer de ma
+fille et de moi sans mon aveu?
+
+--Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse;
+c'était le plus pressé. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain.
+A chaque jour suffit sa peine.
+
+--Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la
+retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent
+qui m'a volé le coeur de mon enfant.
+
+--Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a
+plusieurs façons de la tenir.
+
+--Qu'entendez-vous par là? dit Mouchamiel.
+
+--Votre Majesté, reprit le ministre, vient de promettre à ma fille de la
+marier; nous la marierons. Après quoi nous prendrons la loi qui dit:
+
+«Si un noble qui n'a pas rang de baron ose prétendre à l'amour d'une
+princesse de sang royal, il sera traité comme noble, c'est-à-dire
+décapité.
+
+«Si le prétendant est un bourgeois, il sera traité comme un bourgeois,
+c'est-à-dire pendu.
+
+«Si c'est un vilain, il sera noyé comme un chien.»
+
+--Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aisé que d'accorder votre amour
+paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois à Salerne,
+qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles.
+
+--Mistigris, dit le roi, vous êtes un coquin.
+
+--Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis
+qu'un politique. On m'a enseigné qu'il y a une grande morale pour les
+princes et une petite pour les petites gens. J'ai profité de la leçon.
+C'est ce discernement qui fait le génie des hommes d'État, l'admiration
+des habiles et le scandale des sots.
+
+--Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous êtes
+fatigant comme un éloge académique. Je ne vous demande pas de mots, mais
+des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en.
+
+Comme il parlait ainsi, la princesse Aléli entra dans la chambre royale.
+Elle était si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon
+Mouchamiel soupira et se prit à désirer que le cavalier du fagot fût un
+prince, afin qu'on ne le pendît pas.
+
+
+VIII
+
+
+C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses désagréments. Adieu
+le plaisir d'être inconnu et de défier la sotte curiosité de la foule.
+L'entrée triomphale de Zerbin n'était pas achevée, qu'il n'y avait pas
+un enfant dans Salerne qui ne connût la personne, la vie et la demeure
+du bûcheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine à trouver
+l'homme qu'ils cherchaient.
+
+Zerbin était à deux genoux dans sa cour, tout occupé à affiler sa
+fameuse cognée; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce,
+quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort
+vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades
+dans le dos le poussèrent dans la rue; c'est de cette façon qu'il apprit
+qu'un ministre s'intéressait à sa personne, et que le roi lui-même
+daignait l'appeler au palais.
+
+Zerbin était un sage, et le sage ne s'étonne de rien. Il enfonça
+ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop
+s'émouvoir de la grêle qui tombait sur lui. Cependant, pour être sage,
+on n'est pas un saint. Un coup de pied reçu dans le mollet lassa la
+patience du bûcheron.
+
+--Doucement, dit-il, un peu de pitié pour le pauvre monde.
+
+--Je crois que le drôle raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient.
+Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la
+main.
+
+--Je voudrais vous voir à ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous
+ririez.
+
+--Te tairas-tu, drôle! dit le chef de la bande en lui décochant un coup
+de poing à décorner un boeuf.
+
+Le coup était mal porté sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il
+alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et à moitié aveugle,
+le blessé se jeta sur le maladroit qui l'avait frappé et le prit aux
+cheveux. Les voilà qui se battent; on veut les séparer: les coups de
+poing pleuvent à droite, à gauche, en haut, en bas; c'était une mêlée
+générale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes
+qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une
+patrouille pour rétablir l'ordre, en arrêtant les battants, les battus
+et les curieux.
+
+Zerbin, toujours impassible, s'en allait au château en se promenant,
+quand, sur la grande place, il fut abordé par une longue file de beaux
+messieurs en habits brodés et en culottes courtes. C'étaient les valets
+du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan
+lui-même, venaient au-devant du fiancé qu'attendait la princesse. Comme
+ils avaient reçu l'ordre d'être polis, chacun d'eux avait le chapeau à
+la main et le sourire sur les lèvres. Ils saluèrent Zerbin; le bûcheron,
+en homme bien élevé, leur rendit leur salut. Nouvelles révérences de la
+livrée, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite
+avec une gravité parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'étant pas
+né dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui
+manquait:
+
+--Assez, s'écria-t-il, assez; et comme dit la chanson:
+
+ Après trois refus,
+ La chance;
+ Après trois saluts,
+ La danse.
+
+Vous ne m'avez pas trop salué, dansez maintenant.
+
+Aussitôt, voici les valets qui se mettent à danser en saluant, à saluer
+en dansant, et qui tous, précédant Zerbin dans un ordre admirable, lui
+font au château une entrée digne d'un roi.
+
+
+IX
+
+
+Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement
+le bout de son nez; Aléli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme
+un diplomate qui cherche une idée, les courtisans immobiles et muets
+avaient l'air de réfléchir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit.
+Majordome et valets entrèrent en cadence, dansant une sarabande qui
+surprit fort la cour. Derrière eux marchait le bûcheron, aussi peu ému
+des splendeurs royales que s'il était né dans un palais. Cependant, à la
+vue du roi, il s'arrêta, ôta son chapeau qu'il tint à deux mains sur sa
+poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son
+chapeau sur sa tête, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser
+le bout de son pied.
+
+--Mon père, s'écria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici
+l'époux que vous m'avez donné. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce
+pas que vous l'aimerez?
+
+--Mistigris, murmura Mouchamiel à demi étranglé, interrogez cet homme
+avec les plus grands ménagements. Songez au repos de ma fille et
+au mien. Quelle aventure! Ah! que les pères seraient heureux s'ils
+n'avaient pas d'enfants!
+
+--Que Votre Majesté se rassure, répondit Mistigris; l'humanité est mon
+devoir et mon plaisir.
+
+--Lève-toi, coquin! dit-il à Zerbin d'un ton brusque; réponds vite, si
+tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince déguisé? Tu te tais, misérable!
+Tu es un sorcier!
+
+--Pas plus sorcier que toi, mon gros, répondit Zerbin sans quitter son
+fauteuil.
+
+--Ah! brigand! s'écria le ministre; cette dénégation prouve ton crime;
+te voilà confondu par ton silence, triple scélérat!
+
+[Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle
+chanson plaintive.]
+
+--Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin.
+
+--Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'éloquence, faites
+justice; purgez vos États, purgez la terre de ce monstre. La mort est
+trop douce pour un pareil sacripant.
+
+--Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas.
+
+--Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanité
+sont en présence. _Oua, oua, oua._ L'humanité vous ordonne de protéger
+vos sujets en les délivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice
+veut qu'on le pende ou qu'on le brûle, _oua, oua, oua_. Vous êtes père,
+_oua, oua_, mais vous êtes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_,
+doit effacer le père, _oua, oua, oua_.
+
+--Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic
+insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez.
+
+--Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._
+
+Tandis que le roi soupirait, Aléli, quittant brusquement son père, alla
+se mettre auprès de Zerbin.
+
+--Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon époux; son sort sera le mien.
+
+A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure.
+Mistigris lui-même se crut obligé de rougir.
+
+--Malheureuse! dit le roi furieux, en te déshonorant tu as prononcé ta
+condamnation. Gardes! arrêtez ces deux créatures; qu'on les marie séance
+tenante; après cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans
+le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne à la fureur des
+flots.
+
+--Ah! Sire, s'écria Mistigris, tandis qu'on entraînait la princesse
+et Zerbin, vous êtes le plus grand roi du monde. Votre bonté, votre
+douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'étonnement de la
+postérité. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous,
+confondus par tant de magnanimité, il ne nous reste qu'à nous taire et à
+admirer.
+
+--Ma pauvre fille, s'écria le roi, que va-t-elle devenir sans son père!
+Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera
+pour moi une consolation que de savoir cet habile homme auprès de
+ma chère Aléli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une
+distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon
+Mistigris.
+
+Mistigris était resté la bouche ouverte; il allait reprendre haleine
+pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du
+palais. Malgré ses cris, ses menaces, ses prières et ses pleurs, on le
+jeta sur la barque, et bientôt les trois amis se trouvèrent seuls au
+milieu des flots.
+
+Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la
+chambre basse pour achever une sieste si désagréablement interrompue.
+
+
+X
+
+
+La nuit était belle et calme; la lune éclairait de sa blanche clarté la
+mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait
+au loin la barque; déjà on apercevait Capri qui se dressait au milieu
+des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et
+murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bûcheron ou
+de matelot. A ses pieds était assise Aléli, silencieuse, mais non
+pas triste; elle écoutait son bien-aimé. Le passé, elle l'oubliait;
+l'avenir, elle n'y songeait guère; rester auprès de Zerbin, c'était
+toute sa vie.
+
+Mistigris, moins tendre, était moins philosophe. Inquiet et furieux,
+il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait à Zerbin de beaux
+discours que le bûcheron n'écoutait pas. Insensible comme toujours,
+Zerbin penchait la tête. Peu habitué aux harangues officielles, les
+discours du ministre l'endormaient.
+
+--Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si
+tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi
+quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque
+chose à gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la
+fortune de tes amis?
+
+--J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitié d'un oeil.
+
+Aléli se leva aussitôt et chercha autour d'elle.
+
+--Mon ami, dit-elle, que voulez-vous?
+
+--Je veux des figues et du raisin, dit le bûcheron.
+
+Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de
+sortir entre ses jambes et l'avait jeté par terre.
+
+--Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu
+as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas été ministre
+pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai.
+
+Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le
+dos courbé, la face souriante.
+
+--Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander à Votre Excellence son
+incomparable amitié. Peut-être Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris
+tout ce que je cachais de dévouement sous la sévérité affectée de mes
+paroles; mais je puis l'assurer que tout était calculé pour brusquer son
+bonheur. C'est moi seul qui ai hâté son heureux mariage.
+
+--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.
+
+--Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grâce d'un courtisan.
+J'espère que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et
+qu'elle me mettra souvent à même de lui témoigner tout mon zèle.
+
+--Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut
+absolument que je mette Aléli dans mes intérêts. Plaire aux dames, c'est
+le grand secret de la politique.
+
+--A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que
+vous êtes marié de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un
+cadeau de noces à votre royale fiancée?
+
+--Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, où
+veux-tu que je le pêche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons,
+tu me le rapporteras.
+
+A l'instant même, comme si une main invisible l'eût lancé, Mistigris
+sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots.
+
+Zerbin se remit à éplucher et à croquer ses raisins, tandis qu'Aléli ne
+se lassait pas de le regarder.
+
+--voilà un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin.
+
+Ce n'était pas un marsouin, c'était l'heureux messager qui, remonté sur
+les vagues, se débattait au milieu de l'écume; Zerbin prit Mistigris par
+les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose étrange, le gros homme
+avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une étoile au
+milieu de la nuit.
+
+Dès qu'il put respirer:
+
+--Voilà, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre à la charmante
+Aléli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidèle
+et le plus dévoué des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministère à
+confier...
+
+--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.
+
+--Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre
+femme? Cette barque exposée à toutes les injures de l'air n'est pas un
+séjour digne de sa naissance et de sa beauté.
+
+--Assez! Mistigris, dit Aléli; je suis bien ici, je ne demande rien.
+
+--Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince
+de Capri vous offrit sa main, il avait envoyé à Salerne un splendide
+navire en acajou, où l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces
+matelots vêtus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout
+ornés de glaces! voilà ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le
+seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arrière, lui, si noble, si
+puissant et si bon.
+
+--Il est sot, ce bonhomme-là! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais
+avoir un bateau comme ça, rien que pour te clore le bec, bavard! après
+cela tu te tairais.
+
+A ce moment, Aléli poussa un cri de surprise et de joie qui fit
+tressaillir le bûcheron.
+
+Où était-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la
+grâce d'un cygne aux ailes gonflées. Une tente éclairée par des lampes
+d'albâtre formait sur le pont un salon richement meublé; Aléli, toujours
+assise aux pieds de son époux, le regardait toujours; Mistigris courait
+après l'équipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur
+cet étrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en était pour son
+éloquence, et ne pouvait même trouver un mousse à gouverner.
+
+Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitôt,
+toujours souriant.
+
+--Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon
+zèle?
+
+--Tais-toi, bavard, dit le bûcheron. Je te défends de parler jusqu'à
+demain matin. Je rêve, laisse-moi dormir.
+
+Mistigris resta bouche béante, en faisant les gestes les plus
+respectueux; puis de désespoir il descendit à la salle à manger et se
+mit à souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir
+se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin
+rêvait tout à son aise; Aléli, seule, ne dormait pas.
+
+
+XI
+
+
+On se lasse de tout, même du bonheur, dit un proverbe; à plus forte
+raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire où personne ne parle,
+et qui va je ne sais où.
+
+Aussi, dès que Mistigris eut repris ses sens et recouvré la parole,
+n'eut-il d'autre idée que d'amener Zerbin à souhaiter d'être à terre.
+La chose était difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque
+voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait
+par-dessus tout que Zerbin ne regrettât ses bois et sa cognée. Devenez
+donc le ministre d'un bûcheron!
+
+Par bonheur Zerbin s'était réveillé dans une humeur charmante; il
+s'habituait à la princesse, et, si brute qu'il fût, cette aimable figure
+l'égayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, hélas! les femmes
+sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aléli disait à
+Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et
+du bruit, dans quelque chaumière tranquille, au milieu d'un verger, au
+bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre à cette poésie, le bon Zerbin
+écoutait avec plaisir ces douces paroles qui le berçaient.
+
+--Une chaumière, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait
+joli. Si...
+
+Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup.
+
+--Ah! seigneur! s'écria-t-il, regardez donc là-bas en face de vous. Que
+c'est beau!
+
+--Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien.
+
+--Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux.
+
+--Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air étonné. Quoi! vous ne voyez
+pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout
+garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord
+de la mer?
+
+--Un palais? dit Aléli. Pour être entourée de courtisans, d'égoïstes et
+de valets, je n'en veux pas. Fuyons.
+
+--Oui, dit Zerbin, une chaumière vaut mieux; on y est plus tranquille.
+
+--Ce palais-là ne ressemble à aucun autre, s'écria Mistigris, chez qui
+la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure féerique il n'y a ni
+courtisans ni valets; on est servi de façon invisible; on est tout à la
+fois seul et entouré! Les meubles ont des mains, les murs ont des
+oreilles.
+
+--Ont-ils une langue? dit Zerbin.
+
+--Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent
+quand on veut.
+
+--Eh bien! dit le bûcheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais
+bien avoir un château comme ça. Où est-il donc, ce beau palais? Je ne le
+vois pas.
+
+--Il est là devant vous, mon ami, dit la princesse.
+
+Le vaisseau avait couru vers la terre, et déjà on jetait l'ancre dans
+un port où l'eau était assez profonde pour qu'on pût aborder à quai.
+Le port était à demi entouré par un grand escalier en fer à cheval;
+au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la
+mer, s'élevait le plus riant palais qu'on ait jamais rêvé.
+
+Les trois amis montèrent gaiement; Mistigris allait en tête, tout en
+soufflant à chaque marche. Arrivé à la grille du château, il voulut
+sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-même qui
+répondit.
+
+--Que veux-tu, étranger? demanda-t-elle.
+
+--Parler au maître de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigué de causer
+pour la première fois avec du fer battu.
+
+--Le maître de ce palais est le seigneur Zerbin, répondit la Grille.
+Quand il approchera, j'ouvrirai.
+
+Zerbin arrivait, donnant le bras à la belle Aléli; la Grille s'écarta
+avec respect et laissa passer les deux époux, suivis de Mistigris.
+
+Une fois sur la terrasse, Aléli regarda le spectacle splendide qu'elle
+avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil
+du matin.
+
+--Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette
+galerie, toute garnie de lauriers en fleur!
+
+--Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre.
+
+--Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'écria Mistigris.
+
+--Nous voici, nous voici, crièrent les fauteuils; et ils arrivèrent
+tous, courant l'un après l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le
+permettaient.
+
+--On déjeunerait bien ici, dit Mistigris.
+
+--Oui, dit Zerbin; mais où est la table?
+
+--Me voilà, me voilà, répondit une voix de contralto.
+
+Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravité d'une matrone,
+vint se placer devant les convives.
+
+--C'est charmant, dit la princesse, mais où sont les plats?
+
+--Nous voici, nous voici, crièrent des petites voix sèches: et trente
+plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs
+cousins, sans oublier leurs tantes, les salières, se rangèrent en un
+instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier,
+de fruits et de fleurs.
+
+--Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous.
+Tout ceci est mon oeuvre.
+
+--Tu mens! cria une voix.
+
+Mistigris se retourna et ne vit personne; c'était une colonne de la
+galerie qui avait parlé.
+
+--Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture;
+j'ai toujours dit la vérité.
+
+--Tu mens! dit la voix.
+
+--Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la vérité,
+on n'y établira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut
+changer cela.
+
+--Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire,
+n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons
+petits impôts, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous
+entourerait d'amour et de tendresse?
+
+--Roi! dit Zerbin, pour quoi faire?
+
+--Mon ami, ne l'écoutez pas, dit la bonne Aléli. Restons ici, nous y
+sommes si bien tous les deux.
+
+--Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes,
+et près de vous je ne désire rien.
+
+--Tu mens! dit la voix.
+
+--Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon
+dévouement?
+
+--Tu mens! reprit l'écho.
+
+--Seigneur, ne l'écoutez pas, s'écria Mistigris. Je vous honore et je
+vous aime; croyez à mes serments.
+
+--Tu mens! reprit la voix impitoyable.
+
+--Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le
+pays des menteurs.
+
+Parole imprudente, car aussitôt Mistigris partit en l'air comme une
+flèche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur
+la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a
+reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a
+jamais revu dans un palais où les murs mêmes disaient la vérité.
+
+
+XII
+
+
+Restés seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aléli
+se laissait aller aux plus douces pensées. Vivre dans une solitude
+enchantée, auprès de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on rêve dans ses
+plus beaux jours? Pour connaître son nouveau domaine, elle prit le bras
+de Zerbin. De droite et de gauche, le palais était entouré de belles
+prairies arrosées d'eaux jaillissantes. Des chênes verts, des hêtres
+pourpres, des mélèzes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles
+orangées allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du
+feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le
+repos. Aléli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin:
+
+--Mon ami, lui dit-elle, êtes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien
+à désirer?
+
+--Je n'ai jamais rien désiré, dit Zerbin. Qu'ai-je à demander? Demain je
+prendrai ma cognée et je travaillerai ferme; il y a là de beaux bois à
+abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots.
+
+--Ah! dit Aléli en soupirant, vous ne m'aimez pas!
+
+--Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ça? Je ne vous veux
+pas de mal, assurément, bien au contraire; voilà un château qui nous
+vient des nues, il est à vous; écrivez à votre père, faites-le venir, ça
+me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ça n'est pas ma faute:
+je n'y suis pour rien. Bûcheron je suis né, bûcheron je veux mourir. Ça,
+c'est mon métier, et je sais me tenir à ma place. Ne pleurez pas, je ne
+veux rien dire qui vous afflige.
+
+--Ah! Zerbin, s'écria la pauvre Aléli, que vous ai-je fait pour me
+traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien méchante pour que
+vous ne vouliez pas m'aimer?
+
+--Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas.
+Ça ne sert à rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons,
+bon! voilà de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ça vous fait plaisir,
+je veux bien vous aimer; je vous aime, Aléli, je vous aime.
+
+La pauvre Aléli, tout éplorée, leva les yeux: Zerbin était transformé.
+Il y avait dans son regard la tendresse d'un époux, le dévouement d'un
+homme qui donne à tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aléli se
+mit à pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait à Zerbin,
+qui, de son côté, pour la première fois, se mit à fondre en larmes.
+Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la
+vie?
+
+Et alors parut la fée des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel.
+Le bon roi était bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille
+et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa
+bénédiction et leur dit adieu le même jour pour ménager son émotion, sa
+sensibilité et sa santé. La fée des eaux resta la protectrice des deux
+époux, qui vécurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier
+le monde, plus heureux d'en être oubliés.
+
+ Zerbin resta-t-il sot, comme l'était son père?
+ Son âme s'ouvrit-elle à la clarté des cieux?
+ On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux;
+ Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystère;
+ Je l'ignore et je dois me taire.
+
+ Mais qu'importe, après tout? Zerbin était heureux.
+ On l'aimait, c'est la grande affaire;
+ Lui donner de l'esprit n'était pas nécessaire;
+ Qu'elle soit princesse ou bergère,
+ Toute femme en ménage a de l'esprit pour deux.
+
+
+
+
+LE PACHA BERGER
+
+
+CONTE TURC
+
+
+Il y avait une fois à Bagdad un pacha fort aimé du sultan, fort redouté
+de ses sujets. Ali (c'était le nom de notre homme) était un vrai
+musulman, un Turc de la vieille roche. Dès que l'aube du jour permettait
+de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il étendait un tapis à terre,
+et, le visage tourné vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions
+et ses prières. Ses dévotions achevées, deux esclaves noirs, vêtus
+d'écarlate, lui apportaient la pipe et le café. Ali s'installait sur un
+divan, les jambes croisées, et restait ainsi tout le long du jour. Boire
+à petits coups du café d'Arabie, noir, amer, brûlant, fumer lentement du
+tabac de Smyrne dans un long _narghilé_, dormir, ne rien faire et penser
+moins encore, c'était là sa façon de gouverner. Chaque mois, il est
+vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au trésor
+impérial un million de piastres, l'impôt du pachalick; ce jour-là, le
+bon Ali, sortant de sa quiétude ordinaire, appelait devant lui les plus
+riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de
+piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient
+la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils
+n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitié du pacha, la
+miséricorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son café,
+les faisait bâtonner sur la plante des pieds jusqu'à ce qu'on lui
+apportât cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par
+trouver quelque part. La somme comptée, le fidèle administrateur en
+envoyait la moitié au sultan et jetait l'autre moitié dans ses coffres;
+puis, il se remettait à fumer. Quelquefois, malgré sa patience, il se
+plaignait, ce jour-là, des soucis de la grandeur et des fatigues du
+pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant,
+il levait l'impôt avec le même calme et le même désintéressement.
+C'était le modèle des pachas.
+
+[Note 1: Le para vaut quelques centimes.]
+
+Après la pipe, le café et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'était
+sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa
+fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses
+vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire
+un pas sans avoir auprès d'elle trois femmes toujours prêtes à la
+servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette,
+une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'éventait, une esclave noire
+l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque
+matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traîné par des
+boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en
+visites, occupée à manger des confitures de roses, à boire des sorbets à
+la grenade, à regarder des danseuses, à se moquer de ses bonnes amies.
+Après une journée si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait
+son père et dormait sans rêver. Lire, réfléchir, broder, faire de la
+musique, ce sont là des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de
+laisser à ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de
+pacha, on est née pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de
+plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les
+Turcs; mais combien de chrétiens qui sont Turcs à cet endroit!
+
+Il n'y a point ici-bas de bonheur sans mélange; autrement la terre
+ferait oublier le ciel. Ali en fit l'expérience. Un jour d'impôt, le
+vigilant pacha, moins éveillé que de coutume, fit bâtonner par mégarde
+un _raya_ grec, protégé de l'Angleterre. Le battu cria: c'était son
+droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que
+le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le
+consul. On hurla dans les journaux, on vociféra au parlement, on montra
+le poing à Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le
+sultan, et, ne pouvant se débarrasser de sa fidèle alliée, dont il avait
+peur, il voulut au moins se débarrasser du pacha, cause innocente de
+tout ce vacarme. La première idée de Sa Hautesse fut de faire étrangler
+son ancien ami; mais Elle réfléchit que le supplice d'un musulman
+donnerait trop d'orgueil et trop de joie à ces chiens de chrétiens qui
+aboient toujours. Aussi, dans son inépuisable clémence, le Commandeur
+des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetât le pacha sur
+quelque plage déserte, et qu'on l'y laissât mourir de faim.
+
+Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge était un vieux pacha,
+chez qui l'âge tempérait le zèle, et qui savait par expérience que la
+volonté des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un
+jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui
+saurait gré d'une clémence qui ne lui coûtait rien. Il se fit amener
+en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques
+piastres, et les prévint que, si le lendemain on les retrouvait dans le
+pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait
+étrangler ou décapiter, à leur choix. Ali le remercia de tant de bonté;
+une heure après, il était parti avec une caravane qui gagnait la Syrie.
+Dès le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du
+pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on célébrait la
+justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur
+les misères de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau
+pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de
+piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux
+d'avoir enfin échappé aux serres du brigand qui, durant tant d'années,
+l'avait pillé impunément.
+
+Sauver sa tête est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut
+vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitué à
+compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant à Damas, Ali se
+trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de
+faim, et, douleur plus grande pour un père! il voyait sa fille pâlir et
+dépérir auprès de lui. Que faire en cette extrémité? Tendre la main?
+Cela était indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un
+peuple à ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vécu noblement, il
+ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent,
+c'était de faire bâtonner les gens; mais, pour exercer en paix cette
+industrie respectable, il faut être pacha et avoir un privilège du
+sultan. Faire ce métier en amateur, à ses risques et périls, c'était
+s'exposer à être pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment
+pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de
+sa vie, c'était d'avoir fait étrangler de temps à autre quelque petit
+larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands.
+
+Un jour qu'il n'avait pas mangé, et que _Charme-des-Yeux_, épuisée par
+le jeûne, n'avait pu quitter la natte où elle était couchée, Ali, rôdant
+par les rues de Damas, comme un loup affamé, aperçut des hommes qui
+chargeaient des cruches d'huile sur leur tête et les portaient à un
+magasin peu éloigné. A l'entrée du magasin était un commis, qui payait
+à chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite pièce de
+cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit à la file, et, montant
+un étroit escalier, reçut en charge une énorme jarre, qu'il avait
+grand'peine à tenir en équilibre sur sa tête, même en y portant les deux
+mains.
+
+Le cou ramassé, les épaules relevées, le front tendu, Ali descendait pas
+à pas, quand, à la troisième marche, il sentit que son fardeau penchait
+en avant. Il se rejette en arrière, le pied lui glisse, il roule
+jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisée en éclats et des
+flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se
+sentit pris au collet par le commis de la maison.
+
+--Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour
+réparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un métier, on ne
+s'en mêle pas.
+
+--Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Où voulez-vous
+que je les prenne? Je n'ai pas un _para_.
+
+--Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le
+commis sans sourciller.
+
+Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux,
+fut jeté à terre, ses pieds passés entre deux cordes, et là, dans une
+attitude où il n'avait que trop souvent mis les autres, il reçut sur la
+plante des pieds cinquante coups de bâton aussi vertement appliqués que
+si un pacha eût présidé à l'exécution.
+
+Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds
+de quelques haillons et se traîna vers sa maison en soupirant.
+
+--Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai
+fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais bâtonner
+étaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour
+eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de bâton.
+
+Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosité, avait
+vu sa mésaventure, le prit en pitié. Elle lui donna de l'huile pour
+panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignées de
+lupins pour vivre en attendant la guérison, et, ce soir-là même, pour
+la première fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquiéter du
+lendemain.
+
+Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa
+retraite forcée, Ali eut une idée lumineuse: «J'ai été un sot,
+pensa-t-il, de prendre le métier de portefaix: un pacha n'a pas la tête
+forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue
+les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la légèreté des mains;
+j'étais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte
+et l'on ment; je m'y connais, j'étais pacha: choisissons un état où
+je puisse étonner le monde par ces brillantes qualités et conquérir
+rapidement une honnête fortune.»
+
+Sur ces réflexions, Ali se fit barbier.
+
+Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui
+faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger
+les ustensiles, servir le café et les pipes aux habitués. Ali se tirait
+à merveille de ces fonctions délicates. Si, par hasard, on lui confiait
+la tête de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donné de
+travers passait inaperçu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent
+pas qu'ils sont faits pour être écorchés; un peu plus, un peu moins,
+cela ne les change guère et n'émeut en rien leur stupidité.
+
+Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand
+personnage dont la vue seule était faite pour intimider le pauvre Ali.
+C'était le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tête
+en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les
+dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crâne les flots d'une
+mousse odorante, le bouffon, renversé sur son siège, s'amusait à pincer
+le nouveau barbier, à lui rire au nez, à lui tirer la langue. Deux fois,
+il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit
+en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne
+perdait rien de son sérieux; tout entier au soin d'une tête si chère,
+il faisait marcher son rasoir avec une régularité, avec une légèreté
+admirables, quand tout à coup le bossu fit une grimace si hideuse et
+poussa un tel cri, que le barbier, effrayé, retira brusquement la main,
+emportant au bout de son rasoir la moitié d'une oreille, et ce n'était
+pas la sienne.
+
+Les bouffons aiment à rire, mais c'est aux dépens d'autrui. Il n'y a pas
+de gens qui aient l'épiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la
+peau de leurs voisins. Tomber à coups de poing sur Ali et l'étrangler,
+tout en criant à l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un
+instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille était si forte, qu'il fallut
+bien que le blessé songeât à son oreille, d'où jaillissait un flot de
+sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit à fuir dans les ruelles
+de Damas avec la légèreté d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est
+pris, il est pendu.
+
+Après mille détours, il se cacha dans une cave ruinée et n'osa regagner
+sa demeure qu'au milieu des ténèbres et du silence de la nuit. Rester à
+Damas après un tel accident, c'était une mort certaine; Ali n'eut pas de
+peine à convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure.
+Leur bagage ne les gênait guère; avant l'aurore ils avaient gagné la
+montagne. Trois jours durant, ils marchèrent sans s'arrêter, n'ayant
+pour vivres que quelques figues dérobées aux arbres du chemin, avec un
+peu d'eau trouvée à grand'peine au fond des ravines desséchées. Mais
+toute misère à sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs
+splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mangé de meilleur
+appétit.
+
+A leur dernière étape, les fugitifs furent accueillis par un brave
+paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalité. Après
+souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit
+de le prendre pour berger. Conduire à la montagne une vingtaine de
+chèvres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'était pas un métier
+difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on
+ne courait pas risque d'être battu pour sa maladresse, on avait à
+discrétion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un
+_para_, du moins il permettait à _Charme-des-Yeux_ de prendre autant
+de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son père et les
+siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'être pendu,
+se décida, sans trop de peine, à mener la vie des patriarches. Dès le
+lendemain, il s'enfonça dans la montagne avec sa fille, ses chiens et
+son troupeau.
+
+[Illustration: Elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait
+point oublier les doux loisirs d'autrefois.]
+
+Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couché sur le
+dos et fumant sa pipe, il passait le temps à regarder les oiseaux
+qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ était moins
+patiente: elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point
+oublier les doux loisirs d'autrefois.
+
+--Mon père, disait-elle souvent, à quoi bon la vie quand elle n'est
+qu'une perpétuelle misère? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un
+coup que de mourir à petit feu?
+
+--Dieu est grand, ma fille, répondait le sage berger, ce qu'il fait est
+bien fait. J'ai le repos; à mon âge, c'est le premier des biens; aussi,
+tu le vois, je me résigne. Ah! si seulement j'avais appris un métier!
+Toi, tu as la jeunesse et l'espérance, tu peux attendre un retour de
+fortune. Que de raisons pour te consoler!
+
+--Je me résigne, mon bon père, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant.
+
+Et elle se résignait d'autant moins qu'elle espérait davantage.
+
+Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la
+solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans
+la montagne. En poursuivant un oiseau blessé, il s'était égaré; seul et
+loin de sa suite, il cherchait à retrouver son chemin en descendant le
+cours d'un ruisseau, quand, au détour d'un rocher, il aperçut en face
+de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau,
+tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle créature, Yousouf
+poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tête. Effrayée de voir un
+étranger, elle s'enfuit auprès de son père et disparut aux regards du
+prince étonné.
+
+--Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraîche
+que la rose de nos jardins; cette fille du désert est plus belle que nos
+sultanes. Voici la femme que j'ai rêvée.
+
+Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient
+les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin
+_Charme-des-Yeux_ occupée à traire les brebis, tandis qu'Ali appelait à
+lui les chiens, dont les aboiements furieux dénonçaient l'approche
+d'un étranger. Yousouf se plaignit d'être égaré et de mourir de soif.
+_Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitôt du lait dans un grand vase de
+terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le père et la
+fille; puis, enfin, il se décida à demander son chemin. Ali, suivi de
+ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et
+revint tremblant. L'inconnu lui avait donné une pièce d'or: c'était donc
+un officier du sultan, un pacha peut-être? Pour Ali, qui jugeait avec
+ses propres souvenirs, un pacha était un homme qui ne pouvait que faire
+le mal, et dont l'amitié n'était pas moins redoutable que la haine.
+
+En arrivant à Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mère; il lui
+répéta qu'elle était belle comme à seize ans, brillante comme la lune
+dans son plein, qu'elle était sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au
+monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains.
+
+La mère se mit à sourire: «Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret à
+me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le
+dis; mais ce dont je suis sûre, c'est que jamais tu n'auras de meilleure
+amie que moi.»
+
+Yousouf ne se fit pas prier; il brûlait de raconter ce qu'il avait vu
+dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue,
+déclara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'épouser dès
+le lendemain.
+
+--Un peu de patience, mon fils, lui répétait sa mère; laisse-nous savoir
+quel est ce miracle de beauté; après cela, nous déciderons ton père, et
+nous le ferons consentir à cette heureuse union.
+
+Quand le pacha connut la passion de son fils, il commença par se récrier
+et finit par se mettre en colère. Manquait-il à Damas des filles riches
+et bien faites, pour qu'il fût nécessaire d'aller chercher au désert
+une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains à ce triste
+mariage, jamais!
+
+_Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son
+ménage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'étaient
+pas écoulés que le pacha, ému par les larmes de la mère, par la pâleur
+et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse à céder. Mais, en
+homme fort et qui s'estime à son juste prix, il déclara hautement qu'il
+faisait une sottise et qu'il le savait.
+
+--Soit! que mon fils épouse une bergère et que sa folie retombe sur sa
+tête; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque à cette
+union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est à lui seul qu'il
+appartient d'obtenir et d'amener ici cette misérable chevrière qui a
+jeté un sort sur ma maison.
+
+Une heure après, le bossu, monté sur un âne, gagnait la montagne,
+maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du
+bon sens d'envoyer en ambassade à un berger, par la poussière et le
+soleil, un homme délicat, né pour vivre sous les lambris d'un palais,
+et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit?
+Mais, hélas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et
+réduit au métier de bouffon le génie qui ne veut pas mourir de faim.
+
+Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il
+aperçut Ali, couché à l'ombre d'un caroubier, et plus occupé de sa pipe
+que de ses brebis. Le bouffon piqua son âne et s'avança vers le berger
+avec la majesté d'un vizir.
+
+--Drôle, lui dit-il, tu as ensorcelé le fils du pacha: il te fait
+l'honneur d'épouser ta fille. Décrasse au plus vite cette perle de
+la montagne, il faut que je l'emmène à Damas. Quant à toi, le pacha
+t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tôt le pays.
+
+Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la
+tête, demanda au bossu ce qu'il voulait.
+
+--Bête brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du
+pacha prend ta fille en mariage.
+
+--Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali.
+
+--Ce qu'il fait? s'écria le bouffon, en éclatant de rire. Double pécore
+que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton
+espèce? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dîme de la
+province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y
+en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut
+prendre à sa volonté?
+
+--Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu
+protège Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il
+armurier?
+
+--Non, imbécile.
+
+--Forgeron?
+
+--Encore moins.
+
+--Charpentier?
+
+--Non.
+
+--Chaufournier?
+
+--Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a
+que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage,
+ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien.
+
+--Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un ménage coûte
+cher, je ne donnerai jamais mon enfant à un mari qui ne peut pas nourrir
+sa femme. Mais peut-être le fils du pacha a-t-il quelque métier moins
+rude. N'est-il point brodeur?
+
+--Non, dit le bouffon, en haussant les épaules.
+
+--Tailleur?
+
+--Non.
+
+--Potier?
+
+--Non.
+
+--Vannier?
+
+--Non.
+
+--Il est donc barbier?
+
+--Non, dit le bossu, rouge de colère. Finis cette sotte plaisanterie, ou
+je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis pressé.
+
+--Ma fille ne partira pas, répondit le berger.
+
+Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger auprès de lui en grognant et
+en montrant des crocs qui ne parurent charmer que médiocrement l'envoyé
+du pacha.
+
+Il retourna sa monture, et menaçant du poing Ali qui retenait ses dogues
+au poil hérissé:
+
+--Misérable! lui cria-t-il, tu auras bientôt de mes nouvelles; tu sauras
+ce qu'il en coûte pour avoir une autre volonté que celle du pacha, ton
+maître et le mien.
+
+Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitié d'oreille plus basse que
+de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon côté.
+C'était un petit échec pour sa femme et son fils; pour lui, c'était un
+triomphe: double succès qui chatouillait agréablement son orgueil.
+
+--Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais
+rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans
+la montagne quatre cavaliers qui m'amèneront la fille; quant au père, ne
+t'en embarrasse pas, je lui réserve un argument décisif.
+
+Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait
+devant lui quelque chose qui le gênait.
+
+Sur un signe de sa mère, Yousouf se leva et supplia son père de lui
+laisser l'ennui de mener à fin cette petite aventure. Sans doute le
+moyen proposé était irrésistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-être
+la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne
+voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf
+espérait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement à bout d'une
+résistance qui ne lui semblait pas sérieuse.
+
+--Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton père;
+c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te
+préviens qu'à compter d'aujourd'hui je ne me mêle plus de tes affaires.
+Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je
+donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu.
+
+Yousouf sourit, il était sûr de réussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne
+l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs à vingt ans doute-t-on
+de soi-même et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a
+trompés, non pour ceux qu'elle enivre de ses premières illusions.
+
+Ali reçut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il
+le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur
+le fond des choses il fut inexorable. Point de métier, point de
+mariage; c'était à prendre ou à laisser. Le jeune homme comptait que
+_Charme-des-Yeux_ viendrait à son secours; mais _Charme-des-Yeux_ était
+invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne désobéit pas
+à son père: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de
+mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermée
+au logis.
+
+Le fils du pacha descendit de la montagne la tête basse. Que faire?
+Rentrer à Damas, pour y être en butte aux railleries de son père, jamais
+Yousouf ne s'y résignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutôt la mort.
+Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger? Yousouf ne pouvait
+l'espérer; et il en venait presque à regretter de s'être perdu par trop
+de bonté!
+
+Au milieu de ces tristes réflexions, il s'aperçut que son cheval,
+abandonné à lui-même, l'avait égaré. Yousouf se trouvait sur la lisière
+d'un bois d'oliviers. Dans le lointain était un village; la fumée
+bleuâtre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des
+chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau.
+
+Une idée saisit Yousouf. Qui l'empêchait d'apprendre un métier? Était-ce
+si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices?
+Le jeune homme attacha à un olivier son cheval, ses armes, sa veste
+brodée, son turban. A la première maison il se plaignit d'avoir été
+dépouillé par les Bédouins, acheta un habit grossier, et, ainsi déguisé,
+il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti.
+
+Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit à merveille; mais
+les conditions qu'on lui fit l'effrayèrent. Le forgeron lui demanda deux
+ans pour l'instruire, le potier un an, le maçon six mois; c'était
+un siècle! Le fils du pacha ne pouvait se résigner à cette longue
+servitude, quand une voix glapissante l'appela:
+
+--Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es pressé et si tu n'as pas
+d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie.
+
+Yousouf leva la tête. A quelques pas devant lui, était assis sur un
+banc, les jambes croisées, un gros petit homme au ventre rebondi, à la
+face réjouie: c'était un vannier. Il était entouré de brins de paille et
+de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des
+nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles,
+des tapis, des chapeaux variés de nuances et de dessin. C'était un
+spectacle qui charmait les yeux.
+
+--Vous êtes mon maître, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et,
+si vous pouvez m'apprendre votre métier en deux jours, je vous paierai
+largement votre peine. Voici mes arrhes.
+
+Disant cela, il jeta deux pièces d'or à l'ouvrier ébahi.
+
+Un apprenti qui sème l'or à pleines mains, cela ne se voit pas tous
+les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eût affaire à un prince
+déguisé; aussi fit-il merveille. Et, comme son élève ne manquait ni
+d'intelligence ni de bonne volonté, avant le soir il lui avait appris
+tous les secrets du métier.
+
+--Mon fils, lui dit-il, ton éducation est faite, tu vas juger toi-même
+si ton maître a gagné son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est
+l'heure où chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends
+cette natte que tu as tressée et cousue de tes mains, offre-la aux
+acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_.
+Pour un début, c'est un joli denier.
+
+Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_,
+on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de débats
+et de cris pour qu'il se décidât à en donner quatre. Il tira sa longue
+bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se
+décida à compter ses quatre pièces de cuivre, l'une après l'autre.
+Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une pièce d'or
+à l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son
+chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrivé près
+de son cheval, il étendit la natte à terre, s'enveloppa la tête dans son
+burnous et dormit du sommeil le plus agité, et cependant le plus doux
+qu'il eût goûté de sa vie.
+
+Au point du jour, quand Ali arriva au pâturage avec ses brebis, il fut
+fort étonné de voir Yousouf installé avant lui sous le vieux caroubier.
+Dès qu'il aperçut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte
+sur laquelle il était couché:
+
+--Mon père, lui dit-il, vous m'avez demandé d'apprendre un métier; je me
+suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le.
+
+--C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore très bien
+tressé, c'est honnêtement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner à faire par
+jour une natte comme celle-là?
+
+--Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux
+au moins dans une journée.
+
+--Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui
+commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre
+_paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et
+quatre _paras_ après-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un
+état qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre
+quand j'étais pacha, je n'aurais pas été réduit à me faire berger.
+
+Qui fut étonné de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute
+son histoire; c'était risquer sa tête, mais il faut pardonner un
+peu d'orgueil à un père. En mariant sa fille, Ali n'était pas fâché
+d'apprendre à son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'était pas indigne de la
+main d'un fils de pacha.
+
+Ce jour-là on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier
+lui-même l'honnête fermier qui avait reçu le pauvre Ali et sa fille; il
+lui donna une bourse pleine d'or pour le récompenser de sa charité. Rien
+n'est libéral comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, présentée au
+chasseur de la montagne, et prévenue des projets de Yousouf, déclara que
+le premier devoir d'une fille était d'obéir à son père. En pareil cas,
+dit-on, les filles sont toujours obéissantes en Turquie.
+
+Le soir même, à la fraîcheur de la nuit tombante, on se mit en route
+pour Damas. Les chevaux étaient légers, les coeurs plus légers encore,
+on allait comme le vent; avant la fin du second jour on était arrivé.
+Yousouf voulut présenter sa fiancée à sa mère. Quelle fut la joie de la
+sultane, il n'est besoin de le dire. Après les premières caresses, elle
+ne put résister au plaisir de montrer à son époux qu'elle avait plus
+d'esprit que lui, et se fit une joie de lui révéler la naissance de la
+belle _Charme-des-Yeux_.
+
+--Par Allah! s'écria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se
+donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous,
+Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'État tel que moi! Aurais-je
+consenti à cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous étonne?
+Sachez qu'un pacha sait tout?
+
+Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour écrire au sultan, afin
+qu'il ordonnât du sort d'Ali. Il ne se souciait point de déplaire à Sa
+Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime
+le roman dans la vie, mais le pacha était un homme sérieux, qui tenait à
+vivre et à mourir pacha.
+
+Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et
+une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas dégénéré de ses ancêtres;
+il envoya tout exprès un navire en Syrie pour qu'on lui amenât à
+Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revêtu de ses
+haillons, et sa houlette à la main, fut conduit au sérail, et, devant
+une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maître toute une
+après-dînée.
+
+Quand Ali eut terminé son récit, le sultan lui fit revêtir une pelisse
+d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle
+voulait maintenant étonner le monde par un nouveau miracle de sa
+toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha.
+
+A cet éclatant témoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se
+jeta aux pieds du sultan pour décliner un honneur qui ne le séduisait
+plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de déplaire
+une seconde fois au Maître du monde, et demandait à vieillir dans
+l'obscurité, en bénissant la main généreuse qui le retirait de l'abîme
+où il était justement tombé.
+
+La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit:
+
+--Dieu est grand, s'écria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise
+nouvelle. Depuis vingt ans que je règne, voici la première fois qu'un
+de mes sujets me demande à n'être rien. Pour la rareté du fait, Ali, je
+t'accorde ta prière; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don
+de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides.
+
+[Note 1: A peu près trois cent mille francs.]
+
+De retour à Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de
+citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Bêcher, sarcler, greffer,
+tailler, arroser, c'était là son plaisir; tous les soirs, il se couchait
+le corps fatigué, l'âme tranquille; tous les matins, il se levait le
+corps dispos, le coeur léger.
+
+_Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mère. Ce
+fut le vieil Ali qui se chargea de les élever. A tous il enseigna le
+jardinage; à chacun d'eux il fit apprendre un métier différent. Pour
+graver dans leur coeur la vérité qu'il n'avait comprise que dans l'exil,
+Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les
+plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait placé ces maximes
+de sagesse que le Prophète lui-même n'eut pas désavouées: _Le travail
+est le seul trésor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne
+les tendras jamais à l'aumône. Quand tu sauras ce qu'il en coûte pour
+gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail
+donne santé, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habité sous
+le même toit_.
+
+C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils
+de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profitèrent-ils des
+conseils de leur aïeul? J'aime à le croire, quoique les annales des
+Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premières leçons de
+l'enfance; c'est à l'éducation que nous devons les trois quarts de nos
+vices et la moitié de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce
+que vous devez à vos pères et dites-vous que, la plupart du temps, les
+méchants et les pachas ne sont que des enfants mal élevés.
+
+
+
+
+PERLINO
+
+
+CONTE NAPOLITAIN
+
+ --Mère-grand, pourquoi riez-vous si fort?
+ --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant.
+ (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.)
+
+
+I
+
+LA SIGNORA PALOMBA
+
+
+Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais où, qu'en toute sa vie il s'était
+repenti de trois choses: la première, c'était d'avoir confié son secret
+à une femme; la seconde, d'avoir passé un jour entier sans rien faire;
+la troisième, d'être allé par mer quand il pouvait prendre un chemin
+plus solide et plus sûr. Les deux premiers regrets de Caton, je les
+laisse à qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre
+mal avec la plus douée moitié du genre humain, et médire de la paresse
+n'appartient pas à tout le monde; mais la troisième maxime, on devrait
+l'écrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un
+avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarqué;
+l'expérience d'autrui ne nous sert pas plus que la nôtre. Mais, à peine
+sorti du port, la mémoire me revenait aussitôt; et que de fois, en mer
+comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'étais pas un
+Caton!
+
+Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice à
+la sagesse du vieux Romain. J'étais parti de Salerne par un soleil
+admirable; mais, à peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous
+poussa vers Amalfi avec une rapidité que nous ne souhaitions guère. En
+un instant je vis l'équipage pâlir, gesticuler, crier, jurer, pleurer,
+prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouillé
+jusqu'aux os, j'étais étendu au fond de la barque, les yeux fermés, le
+coeur malade, oubliant tout à fait que je voyageais pour mon plaisir,
+quand, une brusque secousse me rappelant à moi-même, je me sentis saisi
+par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les épaules,
+était le patron, l'air réjoui, le regard enflammé. «Du courage,
+Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est à
+terre; nous sommes à Amalfi. Debout! un bon dîner vous remettra le
+coeur; l'orage est passé, ce soir nous irons à Sorrente!
+
+ Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune
+ Tournent comme le vent, changent comme la lune.
+
+Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse après son naufrage, et,
+comme lui, très disposé à baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi
+étaient les quatre matelots, la rame sur l'épaule, prêts à m'escorter en
+triomphe jusqu'à l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur.
+Ses murs blanchis à la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige
+sur les montagnes. Je suivis mon cortège, mais non pas avec la fierté
+d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en
+finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme
+furieuses de nous avoir lâchés. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il
+était midi: tout dormait, la cuisine même était déserte; il n'y avait,
+pour me recevoir, qu'une couvée de poulets maigres qui, à mon approche,
+se prit à crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande
+effrayée pour me réfugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de
+soleil; là, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes
+bras et ma tête sur le dossier, je me mis, non pas à réfléchir, mais à
+me sécher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux
+eux-mêmes continuaient à danser autour de moi.
+
+Je me perdais dans mes rêveries, quand la patronne de l'osteria s'avança
+vers moi, traînant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a
+visité Amalfi n'oubliera jamais l'énorme et majestueuse Palomba.
+
+--Que désire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de
+coutume; et faisant elle-même la demande et la réponse: Dîner, c'est
+impossible; les pêcheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il
+n'y a pas de poisson.
+
+--Signora, lui répondis-je sans lever la tête, donnez-moi ce que vous
+voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil
+que de dîner.
+
+La digne Palomba me regarda avec un étonnement mêlé de pitié.
+
+--Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre
+poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui
+dit tout, a recommandé le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui
+veuille dîner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous
+entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez
+seulement un peu de patience.
+
+[Illustration: L'énorme et majestueuse Palomba.]
+
+Et aussitôt l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets
+qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps
+de m'opposer à cet assassinat dont j'étais complice; puis s'asseyant
+près de moi, elle se mit à plumer les deux victimes avec le sang-froid
+d'un grand coeur.
+
+--Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathédrale est ouverte;
+tous les étrangers vont l'admirer avant dîner.
+
+Pour toute réponse, je soupirai.
+
+--Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je gênais dans ses
+préparatifs culinaires, vous n'avez pas visité la route nouvelle qui
+conduit à Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les îles.
+
+--Hélas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre
+cette route; et je ne répondis pas.
+
+--Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne très décidée à se
+débarrasser de moi, le marché se tient aujourd'hui. Beau spectacle,
+beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et
+des oranges! on en a douze pour un carlin!
+
+Peine perdue: je ne me serais pas levé pour la reine de Naples en
+personne!
+
+--Hé donc! s'écria l'hôtesse, à qui la patience échappait, vous voilà
+plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable!
+
+--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil
+languissant.
+
+--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et,
+quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connût ses
+aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut
+les ignorer?
+
+--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino,
+excellente Palomba, je vous écoute avec le plus vif intérêt.
+
+La bonne femme commença avec la gravité d'une matrone romaine.
+L'histoire était belle; peut-être la chronologie laissait-elle un peu
+à désirer, mais dans ce récit touchant la sage Palomba faisait preuve
+d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu à peu
+je levai la tête, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait
+plus, j'écoutai avec attention ce qui suit.
+
+
+II
+
+VIOLETTE
+
+
+Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours été ce
+qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pêcheurs, que
+trois vieilles ruines où l'on ne trouve que la fièvre, des buffles et
+des Anglais; autrefois c'était une grande ville, habitée par un peuple
+nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siècle des
+patriarches, quand tout le pays était aux mains des païens grecs, que
+d'autres nomment Sarrasins.
+
+En ce temps-là, il y avait à Paestum un marchand bon comme le pain, doux
+comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il était veuf
+et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette,
+c'était le nom de cette enfant chérie, était blanche comme du lait et
+rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus
+bleus que le ciel, une joue veloutée comme l'aile d'un papillon, et un
+grain de beauté juste au coin de la lèvre. Joignez à cela l'esprit d'un
+démon, la grâce d'une Madeline, la taille de Vénus et des doigts de
+fée, vous comprendrez qu'à première vue jeunes et vieux ne pouvaient se
+défendre de l'aimer.
+
+Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea à la marier. C'était pour
+lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir
+qui la cueillera, un père met au monde une fille, et pendant de longues
+années la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un
+inconnu lui vole son trésor, sans même le remercier. Où trouver un époux
+digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui
+lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre,
+si elle s'en mêlait.
+
+Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage à sa
+fille; autant eût valu jeter ses discours à la mer. Dès qu'il touchait
+cette corde, Violette baissait la tête et se plaignait d'avoir la
+migraine; le pauvre père, plus troublé qu'un moine qui perd la mémoire
+au milieu de son sermon, changeait aussitôt de conversation et tirait
+de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en réserve. C'était une
+bague, un chapelet, un dé d'or; Violette l'embrassait, et le sourire
+revenait comme le soleil après la pluie.
+
+Un jour cependant que Cecco, plus avisé que de coutume, avait commencé
+par où il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains
+un si beau collier qu'il lui était difficile de s'affliger, le bonhomme
+revint à la charge. «O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la
+caressant, bâton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne
+verrai-je jamais l'heure où l'on m'appellera grand-père? Ne sens-tu pas
+que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est
+temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes
+les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un
+oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mère vivait
+encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleuré pour faire sa volonté;
+elle a toujours été reine et impératrice au logis. Je n'osais souffler
+devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma
+liberté.
+
+--Père, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maître, c'est à
+toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-même. Je me marierai
+quand tu voudras, et à qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule
+chose.
+
+--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'écria Cecco, charmé d'une
+sagesse à laquelle on ne l'avait pas habitué.
+
+--Eh bien, mon bon père, tout ce que je désire, c'est que le mari que tu
+me donneras n'ait pas l'air d'un chien.
+
+--Voilà une idée de petite fille! s'écria le marchand rayonnant de joie.
+On a raison de dire que beauté et folie vont souvent de compagnie. Si tu
+n'avais pas tout l'esprit de ta mère, dirais-tu de pareilles sottises?
+Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche
+marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre à face de
+chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutôt tu te choisiras, le
+plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallût-il un prince, je suis
+assez riche pour te l'acheter.
+
+A quelques jours de là, il y eut un grand dîner chez Cecco; il avait
+invité la fleur de la jeunesse à vingt lieues à la ronde. Le repas était
+magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit à l'aise
+et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert,
+Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses
+genoux:
+
+--Ma chère enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme
+aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tête. Crois-tu qu'une
+femme serait malheureuse avec un pareil chérubin?
+
+--Vous n'y pensez pas, mon père, dit Violette en riant, il a l'air d'une
+levrette.
+
+--C'est vrai, s'écria le bon Cecco, une vraie tête de levrette! Où
+avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le
+front ras, le cou serré, les yeux à fleur de tête, la poitrine bombée,
+c'est un homme celui-là, qu'en dis-tu?
+
+--Mon père, il ressemble à un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me
+mordît.
+
+--Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, répondit Cecco en
+soupirant. N'en parlons plus. Peut-être aimeras-tu mieux un personnage
+plus grave et plus mûr. Si les femmes savaient choisir, elles ne
+prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-là
+les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est
+vraiment qu'après quarante ans qu'un homme est mûr pour aimer et pour
+obéir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et
+qui s'écoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des
+cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs.
+
+--Père, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges
+et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a
+la mine d'un caniche.
+
+De tous les convives il en fut de même, pas un n'échappa à la langue de
+Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait à un chien
+turc; celui-là, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants,
+avait la figure d'un épagneul; personne ne fut épargné. On dit, en
+effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air
+d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la
+bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui êtes
+tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de
+notre Italie, c'est pour demander à nos morts la sagesse qui, à mon
+avis, ne doit pas être une marchandise commune dans votre pays.
+
+--Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais à bout
+par la raison. Sur quoi il entra dans une colère blanche; il l'appela
+ingrate, tête de bois, fille de sot, et finit en la menaçant de la
+mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta
+à ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui
+parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa
+fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le
+vent qui tourne les girouettes soufflât du côté de sa maison.
+
+Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses
+en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles
+qu'il est écrit: _On ne passe pas par ce chemin_.
+
+
+III
+
+NAISSANCE ET FIANÇAILLES DE PERLINO
+
+
+Un jour qu'il y avait fête aux environs, Cecco demanda à sa fille ce
+qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir.
+
+--Père, dit-elle, si tu m'aimes, achète-moi un demi-_cantaro_ de sucre
+de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles
+d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles,
+deux saphirs, une poignée de grenats et de rubis; apporte-moi aussi
+vingt écheveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une pièce de
+soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent.
+
+Qui fut étonné de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait été trop
+bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obéir
+que de raisonner; il rentra, le soir, à la maison avec une mule toute
+chargée. Que n'eût-il pas fait pour un sourire de son enfant?
+
+Aussitôt que Violette eut reçu tous ces présents, elle monta dans sa
+chambre, et se mit à faire une pâte de sucre et d'amandes, en l'arrosant
+d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle
+pétrit cette pâte avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau
+petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec
+des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles,
+la langue et les lèvres avec des rubis. Après quoi elle l'habilla de
+velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il était blanc et
+rose comme la perle.
+
+Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait placé sur une
+table, Violette battit des mains et se mit à danser autour de Perlino;
+elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles
+les plus douces, elle lui envoyait des baisers à échauffer un marbre:
+peine perdue, la poupée ne bougeait pas. Violette en pleurait de dépit,
+quand elle se souvint à propos qu'elle avait une fée pour marraine.
+Quelle marraine, surtout quand elle est fée, rejette le premier voeu
+qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa
+marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitié. Elle souffla;
+il n'en faut pas davantage aux fées pour faire un miracle.
+
+Tout à coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tête à
+droite, à gauche; puis, il éternue comme une personne naturelle; puis,
+tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voilà mon Perlino qui
+marche sur la table, gravement, à petits pas, comme une douairière qui
+revient de l'église ou un bailli qui monte au tribunal.
+
+Plus joyeuse que si elle eût gagné le royaume de France à la loterie,
+Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues,
+le plaça doucement à terre; puis, prenant sa robe à deux mains, elle se
+mit à danser autour de lui, en chantant:
+
+ Danse, danse avec moi,
+ Cher Perlino de mon âme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Si tu veux m'avoir pour femme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Je serai la Reine, et tu seras le Roi.
+
+ Nous sommes tous deux à la fleur de l'âge.
+ Plaisir de mes yeux, entrons en ménage.
+ Courir et sauter,
+ Danser et chanter,
+ Voilà toute la vie!
+ Si tu fais toujours tout ce que je veux,
+ Mon petit mari, tu seras heureux
+ A donner envie
+ Aux dieux
+ Des cieux.
+
+ Danse, danse avec moi,
+ Cher Perlino de mon âme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Si tu veux m'avoir pour femme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Je serai la Reine et tu seras le Roi.
+
+Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui
+semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'année, entendit
+de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tête: _Per
+Baccho!_ s'écria-t-il, il se passe là-haut quelque chose d'étrange; il
+me semble qu'on se querelle.
+
+Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En
+face de sa fille, rouge de plaisir, était l'Amour en personne, l'Amour
+en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa
+petite maîtresse, Perlino, sautant des deux pieds à la fois, dansait,
+dansait, comme s'il ne devait jamais s'arrêter.
+
+Aussitôt que Violette aperçut l'auteur de ses jours, elle lui fit une
+humble révérence, et lui présentant son bien-aimé:
+
+--Mon seigneur et père, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu
+désirais me voir mariée. Pour t'obéir et te plaire, j'ai choisi un mari
+suivant mon coeur.
+
+--Tu as bien fait, mon enfant, répondit Cecco, qui devina le mystère;
+toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus
+d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit,
+pour se fabriquer un mari à son goût, un petit mari tout confit de
+sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu sécheras bien des
+larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille
+ans elles se plaindront encore d'être incomprises et sacrifiées. Sur
+quoi il embrassa son gendre, le fiança sur l'heure, et demanda deux
+jours pour préparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous
+les amis à la ronde et dresser un dîner qui ne fût pas indigne du plus
+riche marchand de Paestum.
+
+
+IV
+
+L'ENLÈVEMENT DE PERLINO
+
+
+Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de
+la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, même d'Ischia et de Pouzzoles. Riches
+ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaître
+Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable
+s'en mêle; la marraine de Violette n'avait pas prévu ce qui devait
+arriver.
+
+Parmi les invités, on attendait une personne considérable: c'était une
+marquise des environs qui s'appelait la dame des Écus-Sonnants. Elle
+était aussi méchante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau
+jaune et ridée, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le
+menton pointu; mais elle était si riche, si riche, que chacun l'adorait
+au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la
+salua jusqu'à terre et la fit asseoir à sa droite, heureux et fier de
+présenter sa fille et son gendre à une femme qui, ayant plus de cent
+millions, lui faisait la grâce de manger son dîner.
+
+Tout le long du repas, la dame des Écus-Sonnants ne fit que regarder
+Perlino; la convoitise lui brûlait le coeur. La marquise habitait un
+château digne des fées; les pierres en étaient d'or, et les pavés
+d'argent. Dans ce château, il y avait une galerie où l'on avait
+rassemblé toutes les curiosités de la terre: une pendule qui sonnait
+toujours l'heure qu'on désirait, un élixir qui guérissait la goutte et
+la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une flèche de
+l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un
+médecin, une sirène empaillée, trois cornes de licorne, la conscience
+d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_,
+toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part;
+mais à ce trésor il manquait un rubis: c'était ce chérubin de Perlino.
+
+On n'était pas au dessert que la dame avait résolu de s'emparer de lui.
+Elle était fort avare; mais ce qu'elle désirait, il le lui fallait sur
+l'heure, et à tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et même ce
+qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'à Naples
+la justice n'est faite que pour les petites gens. De médecin ignorant,
+de mule rechignée et de femme méchante, _libera nos, Domine_, dit le
+proverbe. Dès qu'on se fut levé de table, la dame s'approcha de Perlino,
+qui, né depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la
+malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de
+riche dans le château des Écus-Sonnants: «Viens avec moi, cher petit
+ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu
+voudras: choisis; te plaît-il d'être page avec des habits d'or et de
+soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse
+avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une
+poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est à toi.»
+
+Le pauvre innocent était tout ébloui; mais, si peu qu'il eût respiré
+l'air natal, il était déjà Napolitain, c'est-à-dire le contraire d'une
+bête.
+
+--Madame, répondit-il naïvement, on dit que travailler, c'est le métier
+des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais
+un état où il n'y eût rien à faire et beaucoup à gagner, comme font les
+chanoines de Saint-Janvier.
+
+--Quoi! dit la dame des Écus-Sonnants, à ton âge veux-tu déjà être
+sénateur?
+
+--Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutôt deux fois qu'une,
+pour avoir double traitement.
+
+--Qu'à cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te
+montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle
+l'entraîna vers le perron.
+
+--Et Violette? dit faiblement Perlino.
+
+--Violette nous suit, répondit la dame en tirant l'imprudent, qui se
+laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux
+qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemés de
+clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer
+les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme
+la portière; fouette, cocher! les voilà partis pour le château des
+Écus-Sonnants.
+
+Violette cependant recevait avec une grâce parfaite les compliments de
+l'assemblée; bientôt, étonnée de ne plus voir son fiancé, qui ne la
+quittait guère plus que son ombre, elle court dans toutes les salles:
+personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino
+n'y avait pas été chercher le frais: personne. Dans le lointain on
+apercevait un nuage de poussière, et un carrosse qui s'enfuyait vers les
+montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino.
+A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitôt, sans penser
+qu'elle était nu-tête, en coiffure de mariée, en robe de dentelle, en
+souliers de satin, elle sortit de la maison de son père et se mit à
+courir après la voiture, appelant à grands cris Perlino et lui tendant
+les bras.
+
+Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat était tout entier aux
+paroles mielleuses de sa nouvelle maîtresse; il jouait avec les bagues
+qu'elle portait aux doigts, et croyait déjà que le lendemain il se
+réveillerait prince et seigneur. Hélas! il y en a de plus vieux que lui
+qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonté et beauté
+valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a
+plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains.
+
+
+V
+
+LA NUIT ET LE JOUR
+
+
+La pauvre Violette courut tout le jour: fossés, ruisseaux, halliers,
+ronces, épines, rien ne l'arrêtait; qui souffre pour l'amour ne sent
+pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre,
+accablée de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang.
+La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui
+semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la
+suivaient en la menaçant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre,
+appelant à voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu.
+
+Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait
+respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux.
+C'est le privilège de l'innocence, qu'elle comprend toutes les créatures
+de Dieu.
+
+--Voisin, disait un caroubier à un olivier qui n'avait plus que
+l'écorce, voilà une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher
+à terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur tanière; s'ils
+l'épargnent, la rosée et le froid du matin lui donneront une telle
+fièvre qu'elle ne se relèvera pas. Que ne monte-t-elle dans mes
+branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers
+quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces épuisées.
+
+--Vous avez raison, voisin, répondait l'olivier. L'enfant ferait mieux
+encore si, avant de se coucher, elle enfonçait son bras dans mon écorce.
+On y a caché les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on
+brave la fraîcheur des nuits, une peau de bique n'est pas à dédaigner;
+et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume léger qu'une
+robe de dentelle et des souliers de satin.
+
+[Note 1: Espèce de cornemuse.]
+
+Qui fut rassuré? Ce fut Violette. Quand elle eut cherché à tâtons la
+veste de bure, le manteau de peau de chèvre, la zampogne et le chapeau
+pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des
+fruits sucrés, but la rosée du soir, et, après s'être bien enveloppée,
+elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre
+l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la
+couvrirent de feuilles, le vent la berçait comme un enfant, et elle
+s'endormit en songeant à son bien-aimé.
+
+En s'éveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps était calme et
+beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa
+solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait à la
+pauvre délaissée? Aussi se mit-elle à chanter pour appeler à son secours
+tout ce qui passait auprès d'elle sans la regarder.
+
+ O vent, qui souffles de l'aurore,
+ N'as-tu pas vu mon bien-aimé,
+ Parmi les fleurs qu'a fait éclore
+ La nuit au silence embaumé?
+ A-t-il pleuré de mon absence?
+ A-t-il prié pour mon retour?
+ Rends-moi la joie et l'espérance,
+ Dis-moi sa peine et son amour.
+
+ Gai papillon, légère abeille,
+ Poursuivez l'ingrat qui me fuit!
+ La grenade la plus merveille,
+ Le jasmin le plus frais, c'est lui!
+ Il est plus pur que la verveine,
+ Son front est blanc comme le lis;
+ La violette a son haleine;
+ Ses yeux sont bleus comme l'iris.
+
+ Cherche-le-moi, bonne hirondelle,
+ Cherchez-le-moi, petits oiseaux,
+ Parmi le thym et l'asphodèle,
+ Au fond des bois, au bord des eaux.
+ Loin de lui je souffre et je pleure,
+ Je tremble de crainte et d'émoi;
+ Si vous ne voulez que je meure,
+ O chers amis, rendez-le-moi!
+
+Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin,
+l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux
+criant et chantant s'agacèrent dans la feuillée, personne ne s'inquiéta
+de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout
+droit devant elle, se fiant à son coeur pour retrouver Perlino.
+
+
+VI
+
+LES TROIS RENCONTRES
+
+
+Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit était à demi
+séché; ce fut le chemin que prit Violette. Déjà les lauriers-roses
+sortaient du fond de l'eau leurs têtes couvertes de fleurs; la fille
+de Cecco s'enfonça dans cette verdure, suivie par les papillons qui
+voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle
+marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur
+était lourde: vers midi, il lui fallut s'arrêter.
+
+En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraîchir ses pieds brûlants,
+elle aperçut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit
+pied; la bestiole y monta. Une fois à sec, l'abeille resta quelque
+temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes
+mouillées; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines
+qu'un fil de soie, elle se sécha, se lissa, et, prenant son vol, vint
+bourdonner autour de celle qui lui avait sauvé la vie.
+
+--Violette, lui dit-elle, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais où tu
+vas, laisse-moi t'accompagner.
+
+Quand je serai fatiguée, je me poserai sur ta tête. Si jamais tu as
+besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut
+mieux que l'or_; peut-être pourrai-je te servir.
+
+--Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_...
+
+--Que veux-tu? demanda l'abeille.
+
+--Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'auprès
+de Perlino.
+
+Elle se remit en route, le coeur plus léger; au bout d'un quart d'heure,
+elle entendit un petit cri: c'était une souris blanche qu'un hérisson
+avait blessée et qui ne s'était sauvée de son ennemi que tout en sang et
+à demi morte. Violette eut pitié de la pauvre bête. Si pressée qu'elle
+fût, elle s'arrêta pour lui laver ses blessures et lui donner une des
+caroubes qu'elle avait gardées pour son déjeuner.
+
+--Violette, lui dit la souris, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais
+où tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si
+jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricchè varlacchè, habits
+dorés, coeurs de laquais_; peut-être pourrai-je te servir.
+
+Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y pût grignoter
+tout à l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle
+approchait de la montagne, quand, tout à coup, du haut d'un grand chêne,
+tomba à ses pieds un écureuil, poursuivi par un horrible chat-huant.
+La fille de Cecco n'était pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa
+zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'écureuil, plus
+étourdi que blessé de sa chute; à force de soins, elle le ranima.
+
+--Violette, lui dit l'écureuil, tu n'as pas obligé un ingrat: je sais où
+tu vas. Mets-moi sur ton épaule, et cueille-moi des noisettes pour que
+je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi,
+dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-être
+pourrai-je te servir.
+
+Violette fut un peu étonnée de ces trois rencontres; elle ne comptait
+guère sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle
+de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le
+bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitié des malheureux.
+
+A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumière éclaira le
+vieux château des Écus-Sonnants.
+
+
+VII
+
+LE CHATEAU DES ÉCUS-SONNANTS
+
+
+La vue du château n'était pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une
+montagne, qui n'était qu'un amas de roches éboulées, on apercevait des
+créneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis,
+mais entourés de grands fossés pleins d'une eau verdâtre, mais défendus
+par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'énormes barreaux et des
+meurtrières d'où sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la
+guerre et du meurtre. Le beau palais n'était qu'une prison. Violette
+grimpa péniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un
+passage étroit devant une grille de fer armée d'une énorme serrure.
+Elle appela: point de réponse; elle tira une cloche: aussitôt parut une
+espèce de geôlier, plus noir et plus laid que le chien des enfers.
+
+--Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme!
+
+La pauvreté ne gîte point ici. Au château des Écus-Sonnants on ne fait
+l'aumône qu'à ceux qui n'ont besoin de rien.
+
+La pauvre Violette s'éloigna tout en pleurs.
+
+--Du courage! lui dit l'écureuil, tout en cassant une noisette; joue de
+la zampogne.
+
+--Je n'en ai jamais joué, répondit la fille de Cecco.
+
+--Raison de plus, dit l'écureuil; tant qu'on n'a pas essayé d'une chose,
+on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit à
+souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans
+l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle
+à faire danser les morts. A ce bruit, l'écureuil saute à terre, la
+souris ne reste pas en arrière; les voilà qui dansent et sautent comme
+de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en
+bourdonnant. C'était un spectacle à payer sa place un carlin, et sans
+regret.
+
+Au bruit de cette agréable musique, on vit bientôt s'ouvrir les noirs
+volets du château. La dame des Écus-Sonnants avait auprès d'elle des
+filles d'honneur, qui n'étaient pas fâchées de regarder de temps en
+temps si les mouches volaient toujours de la même façon. On a beau
+n'être pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une
+tarentelle jouée par un pâtre aussi joli que Violette.
+
+--Petit, disait l'une, viens par ici!
+
+--Berger, criait l'autre, viens de mon côté!
+
+Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermée.
+
+--Damoiselles, dit Violette en ôtant son chapeau, soyez aussi bonnes que
+vous êtes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gîte
+ni souper.
+
+Un coin dans l'écurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous
+amuseront toute la soirée.
+
+Au château des Écus-Sonnants, la consigne est sévère. On y craint
+tellement les voleurs que, passé la brume, on n'ouvre à personne. Ces
+demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnête maison, il y a
+toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenêtre. En
+un instant, Violette fut hissée dans une grande chambre avec toute sa
+ménagerie. Là, il lui fallut souffler pendant de longues heures, et
+danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour
+demander où était Perlino.
+
+N'importe! elle était heureuse de se sentir sous le même toit; il lui
+semblait qu'à ce moment le coeur de son bien-aimé devait battre comme
+battait le sien. C'était une innocente: elle croyait qu'il suffit
+d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux rêves elle fit cette
+nuit-là!
+
+
+VIII
+
+NABUCHODONOSOR
+
+
+Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchée au grenier,
+monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir
+de tous côtés, elle ne vit que des tours grillées et des jardins
+déserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois
+petits amis pour la consoler.
+
+Dans la cour, toute pavée d'argent, elle trouva les filles d'honneur,
+assises en rond et filant des étoupes d'or et de soie.
+
+--Va-t-en, lui crièrent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous
+chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais,
+à moins que tu ne sois prince ou banquier.
+
+--Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous
+servir; je serai si doux, si obéissant, que vous ne regretterez jamais
+de m'avoir gardé près de vous.
+
+Pour toute réponse, la première demoiselle se leva: c'était une grande
+fille, maigre, sèche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au
+petit pâtre, et appela le geôlier, qui s'avança en fronçant le sourcil
+et en brandissant sa hallebarde.
+
+--Je suis perdue, s'écria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon
+Perlino!
+
+--Violette, dit gravement l'écureuil, on éprouve l'or dans la fournaise
+et les amis dans l'infortune.
+
+--Tu as raison, s'écria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du
+coeur vaut mieux que l'or_.
+
+Aussitôt l'abeille s'envole, et voilà qu'au milieu de la cour il entre,
+je ne sais par où, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis
+et des roues d'émeraude. L'équipage était tiré par quatre chiens noirs,
+gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands
+scarabées montés en jockeys conduisaient d'une main légère cet attelage
+mignon. Au fond du carrosse, mollement couchée sur des carreaux de satin
+bleu, s'étendait une jeune bécasse coiffée d'un petit chapeau rose et
+vêtue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle débordait sur les deux
+roues. D'une patte la dame tenait un éventail, de l'autre un flacon
+ainsi qu'un mouchoir brodé à ses armes et garni d'une large dentelle.
+Auprès d'elle, à demi enseveli sous les flots de taffetas, était un
+hibou, l'air ennuyé, l'oeil mort, la tête pelée, si vieux que son bec
+croisait comme des ciseaux ouverts. C'étaient de jeunes mariés qui
+faisaient leurs visites de noces, un ménage à la mode, tel que les aime
+la dame des Écus-Sonnants.
+
+A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration éveilla
+tous les échos du palais. D'étonnement, le geôlier en laissa choir sa
+pipe, tandis que les demoiselles couraient après le carrosse qui fuyait
+au galop de ses quatre épagneuls, comme s'il emportait l'empereur des
+Turcs ou le diable en personne. Ce bruit étrange inquiéta la dame des
+Écus-Sonnants, qui craignait toujours d'être pillée; elle accourut,
+furieuse, et résolue de mettre toutes ses filles d'honneur à la porte.
+Elle payait pour être respectée, et voulait en avoir pour son argent.
+
+Mais, quand elle aperçut l'équipage, quand le hibou l'eut saluée d'un
+signe de bec et que la bécasse eut trois fois remué son mouchoir avec
+une adorable nonchalance, la colère de la dame s'évanouit en fumée.
+
+--Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on?
+
+La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui
+donnait du coeur; elle répondit que, si pauvre qu'elle fût, elle aimait
+mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait à son carrosse, et
+ne le vendrait pas pour le château des Écus-Sonnants.
+
+--Sotte vanité des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les
+riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prêts à tout
+faire pour un écu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menaçant;
+coûte que coûte, je l'aurai.
+
+--Madame, reprit Violette fort émue, il est vrai que je ne veux pas la
+vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don à Votre Seigneurie,
+si elle voulait m'honorer d'une faveur.
+
+--Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle à Violette, que
+demandes-tu?
+
+--Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musée où
+toutes les curiosités de la terre sont réunies; montrez-le-moi; s'il y
+a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon trésor est à
+vous.
+
+Pour toute réponse, la dame des Écus-Sonnants haussa les épaules et mena
+Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui
+fit regarder toutes ses richesses: une étoile tombée du ciel, un collier
+fait avec un rayon de la lune, natté et tressé de trois rangs, des lis
+noirs, des roses vertes, un amour éternel, du feu qui ne brûlait pas,
+et d'autres raretés; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchât
+Violette: Perlino n'était pas là.
+
+La marquise cherchait dans les yeux du petit pâtre l'admiration et
+l'étonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifférence.
+
+--Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes
+quatre toutous: le carrosse est à moi.
+
+--Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon équipage est
+vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux à mon
+hibou et à ma bécasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble
+qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien auprès de la
+vie.
+
+--N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme
+fait de sucre et de pâte d'amande, qui chante comme un rossignol et
+raisonne comme un académicien.
+
+--Perlino! s'écria Violette.
+
+--Ah! dit la dame des Écus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parlé.
+Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute
+réflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes
+jouets d'enfants.
+
+--Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce
+miracle de Perlino, et prenez le carrosse.
+
+--Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les bêtes avec toi.
+
+--Laissez-moi seulement voir Perlino.
+
+--Non! non! répondit la dame.
+
+--Seulement coucher une nuit à sa porte, répondit Violette tout en
+larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou
+en terre et en présentant la voiture à la dame des Écus-Sonnants.
+
+--A cette vue, la marquise hésita, puis elle sourit; en un instant
+elle avait trouvé le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce
+qu'elle convoitait.
+
+--Marché conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce
+soir à la porte de Perlino, et même tu le verras; mais je te défends de
+lui parler.
+
+Le soir venu, la dame des Écus-Sonnants appela Perlino pour souper avec
+elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui était aisé
+avec un garçon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de
+Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte
+de cristal, elle y prit une poudre rougeâtre qu'elle jeta dans le
+vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle à Perlino, et donne-moi ton goût.
+
+Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un
+seul trait.
+
+--Pouah! s'écria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de
+boue et de sang; c'est du poison!
+
+--Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en
+boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le
+premier.
+
+La dame avait raison: à peine l'enfant eut-il vidé la coupe, qu'il fut
+pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait
+plus quitter la table. Pour le décider à se coucher, il fallut que la
+marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit
+soigneusement dans sa poche, comme un remède à tous les maux.
+
+Pauvre Perlino! c'était bien un poison qu'il avait pris, et le plus
+terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que
+le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connaît plus rien, on n'aime
+plus rien, ni père, ni mère, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on
+ne songe plus qu'à soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout
+le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut étancher.
+
+Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au
+pauvre un jour sans pain. Aussi, dès que la nuit eut mis son masque
+noir pour ouvrir le bal des étoiles, Violette courut-elle à la porte de
+Perlino, bien sûre qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras.
+Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand
+l'ingrat passa devant elle sans même la regarder!
+
+La porte fermée à double tour et la clef retirée, Violette se jeta sur
+une natte qu'on lui avait donnée par pitié; la elle se mit à fondre en
+larmes, se fermant la bouche avec les mains pour étouffer ses sanglots.
+Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassât; mais, quand
+vint l'heure où les étoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta
+doucement à la porte et chanta à demi-voix:
+
+ Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te délivre,
+ Ouvre-moi!
+ Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre
+ Loin de toi.
+ Ouvre-moi! mon coeur te désire;
+ Je brûle, j'ai froid, je soupire;
+ Tout le jour
+ C'est d'amour,
+ Et la nuit
+ C'est d'ennui.
+
+Hélas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino
+ronflait comme un mari de dix ans, et ne rêvait qu'à sa poudre d'or. Les
+heures se trainèrent lentement, sans apporter d'espérance. Si longue et
+si douloureuse que fût la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame
+des Écus-Sonnants arriva dès le point du jour.
+
+--Te voilà content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin
+sourire, le carrosse est payé au prix que tu m'as demandé.
+
+--Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie!
+murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne
+l'oublierai de si tôt.
+
+
+IX
+
+TRICCHÈ VARLACCHÈ
+
+
+La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait
+retourner chez son père, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle
+traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient
+de sa simplicité. Arrivée près de la grille, elle se retourna comme
+si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage
+l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tête dans ses mains.
+
+--Sors donc, misérable gueux! lui cria le geôlier en saisissant Violette
+au collet et en la secouant d'importance.
+
+--Sortir! dit Violette, jamais! _Tricchè varlacchè!_ cria-t-elle:
+_habits dorés, coeurs de laquais!_
+
+Et voilà la souris qui se jette au nez du geôlier et le mord jusqu'au
+sang; puis, devant la grille même, s'élève une volière grande comme
+un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de
+diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet,
+des ducats enfilés dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de
+cette cage magnifique, sur un bâton en échelle qui tourne à tous les
+vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et
+de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins,
+et le reste; tout ce monde emplumé sifflait le même air, chacun dans son
+jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des
+plantes, écouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson
+aux filles d'honneur, bien étonnées de trouver une si rare prudence
+chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des
+oiseaux:
+
+ Fi de la liberté!
+ Vive la cage!
+ Quand on est sage,
+ On est ici bien nourri, bien traité,
+ Bien renté,
+ Au chaud en hiver, au frais en été:
+ On paye en ramage
+ L'hospitalité.
+ Vive la cage!
+ Fi de la liberté!
+
+Après ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet
+rouge et vert, à l'air grave et sérieux, leva la patte, et, tout en
+tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutôt croassa ce qui suit:
+
+ Le rossignol est un monsieur vêtu de noir,
+ Fort déplaisant à voir,
+ Qui ne sort que le soir.
+ Pour chanter à la lune;
+ C'est un orgueilleux
+ Qui vit comme un gueux
+ Et se dit heureux;
+ Sa voix nous importune.
+ On devrait, entre nous,
+ Clouer à quatre clous,
+ Comme des hibous,
+ Ces fous
+ Qui n'adorent pas la fortune.
+
+Et tous les oiseaux, ravis de cette éloquence, se mirent à siffler d'une
+voix perçante:
+
+ Fi de la liberté!
+ Vive la cage! etc., etc.
+
+Pendant qu'on entourait la volière magique, la dame des Écus-Sonnants
+était accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la dernière à
+convoiter cette merveille.
+
+--Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au même
+prix que le carrosse?
+
+--Volontiers, Madame, répondit Violette, qui n'avait pas d'autre désir.
+
+--Marché conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre
+de pareilles folies.
+
+Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable,
+entra dans sa chambre sans même lever les yeux; Violette se jeta sur sa
+natte, plus misérable que jamais.
+
+Elle chanta comme le premier jour; elle pleura à fendre les pierres:
+peine inutile. Perlino dormait comme un roi détrôné; les sanglots de sa
+maîtresse le berçaient comme eût fait le bruit de la mer et du vent.
+Vers minuit, les trois amis de Violette, affligés de son chagrin,
+tinrent conseil: «Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte,
+disait mon compère l'écureuil.--Il faut entrer et l'éveiller, disait
+la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement
+cherché une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire», dit la
+souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut
+assez pour que l'abeille se glissât dans la chambre de Perlino.
+
+Il était là tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la
+régularité d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille,
+elle piqua Perlino sur la lèvre; Perlino soupira et se donna un soufflet
+sur la joue, mais il ne s'éveilla point.
+
+--On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue auprès de Violette pour
+la consoler. Il y a de la magie. Que faire?
+
+--Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laissé rouiller ses dents, je
+vais entrer à mon tour; je l'éveillerai, dussé-je lui manger le coeur.
+
+--Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal à mon
+Perlino.
+
+La souris était déjà dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous
+la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit
+à la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle écouta:
+coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino était enchanté.
+
+Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore éclairait déjà le ciel;
+la méchante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir
+été jouée, et qui de colère se mangeait les mains, n'en fit pas moins
+une belle révérence à la marquise, en disant tout bas: A demain.
+
+
+X
+
+PATATI PATATA
+
+
+Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui
+revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la
+cour, toujours filant leurs étoupes.
+
+--Allons, beau joueur de zampogne, lui crièrent-elles en riant,
+fais-nous encore un tour de ton métier!
+
+--Pour vous plaire, belles demoiselles, répondit Violette: _Patati,
+patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_.
+
+A l'instant, compère l'écureuil jette à terre une de ses noisettes;
+aussitôt on voit paraître un théâtre de marionnettes. Le rideau se tire:
+la scène représente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis.
+Au fond, sur un trône tendu de velours rouge, et tout étoilé de griffes
+d'or, est le bailli, un gros chat à face respectable, quoiqu'il y ait
+un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en
+lui-même, les mains croisées dans ses longues manches, les yeux fermés,
+on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des
+chats.
+
+De côté est un banc de bois où sont enchaînées trois souris, auxquelles
+par précaution on a rogné les dents et coupé les oreilles. Elles sont
+soupçonnées, ce qui, à Naples, veut dire convaincues d'avoir regardé de
+trop près une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais
+de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette
+sentence du grand poète et magicien Virgile:
+
+ Écrase les souris, mais ménage les chats
+
+Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front
+fuyant, aux yeux rouges, à la langue pointue; elle a la main sur son
+coeur et fait une belle harangue pour demander à la loi d'étrangler les
+souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si
+tendre, si pénétrante que la bonne dame implore et sollicite la mort
+de ces affreuses petites bêtes, qu'en vérité on s'indigne de leur
+endurcissement. Il semble qu'elles manquent à tous leurs devoirs en
+n'offrant pas elles-mêmes leurs têtes criminelles pour calmer l'émotion
+et sécher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes
+dans le gosier.
+
+Quand le fiscal eut fini son oraison funèbre, un jeune rat, à peine
+sevré, se leva pour défendre les coupables. Déjà il avait assuré ses
+lunettes, ôté son bonnet et secoué ses manches, quand, par respect pour
+la libre défense et dans l'intérêt des accusés, le chat lui interdit la
+parole. Alors et d'une voix solennelle, maître Rominagrobis gourmanda
+les accusés, les témoins, la société, le ciel, la terre et les rats;
+puis, se couvrant, il fulmina un arrêt vengeur et condamna ces
+bêtes criminelles à être pendues et écorchées séance tenante, avec
+confiscation des biens, abolition de la mémoire et condamnation en tous
+les frais, la contrainte par corps limitée toutefois à cinq années; car
+il faut être humain, même avec les scélérats.
+
+La farce jouée, la toile se ferma.
+
+--Comme cela est vivant! s'écria la dame des Écus-Sonnants. C'est la
+justice des chats prise sur le fait. Pâtre ou sorcier, qui que tu sois,
+vends-moi ta Chambre étoilée.
+
+--Toujours au même prix, Madame, répondit Violette.
+
+--A ce soir donc! reprit la marquise.
+
+--A ce soir! dit Violette.
+
+Et elle ajouta tout bas:
+
+--Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait!
+
+Pendant qu'on donnait la comédie dans la cour, l'écureuil n'avait pas
+perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par
+découvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit,
+maître écureuil avait sauté sur un arbre, de l'arbre sur un buisson.
+Toujours dégringolant, il arriva jusqu'à Perlino qui jouait à la
+_morra_[1] avec son ombre, moyen sûr de toujours gagner.
+
+[Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou
+plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire
+doit deviner.]
+
+L'écureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravité
+d'un notaire.
+
+--Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de
+beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une
+partie.
+
+--Peuh! dit Perlino en bâillant, tu as les doigts trop courts, et tu
+n'es qu'une bête.
+
+--Des doigts courts ne sont pas toujours un défaut, reprit l'écureuil;
+j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime était d'avoir les doigts
+trop longs; et, si je suis une bête, seigneur Perlino, au moins suis-je
+une bête éveillée. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de
+dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe à ma porte pendant la
+nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir.
+
+--Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi
+quelque chose d'étrange. J'ai la tête lourde et le coeur chagrin; je
+fais de mauvais rêves. D'où cela vient-il?
+
+--Cherche! dit l'écureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors
+pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut!
+
+Sur ce, l'écureuil grimpa sur une branche et disparut.
+
+Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien
+ne rend méchant comme de s'ennuyer à deux, rien ne rend sage comme de
+s'ennuyer tout seul. Au souper, il étudia la figure et le sourire de la
+dame des Écus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais
+chaque fois qu'on lui présenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la
+fenêtre pour admirer la beauté du soir, et chaque fois il jeta l'or
+potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs
+qui perçaient la terre; c'est depuis ce temps-là que les hannetons sont
+dorés.
+
+
+XI
+
+LA RECONNAISSANCE
+
+
+En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui
+le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hâte
+d'être seul pour voir si le bonheur frapperait à sa porte et sous quelle
+figure il entrerait. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Il
+n'était pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive:
+c'était Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait
+comment elle l'avait fait et pétri de ses propres mains, comment c'était
+à ses prières qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'était laissé
+séduire et enlever, tandis qu'elle avait couru après lui avec une peine
+que Dieu veuille épargner à tout le monde. Violette lui disait encore,
+avec un accent plus douloureux et plus pénétrant, comment depuis deux
+nuits elle veillait à sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle
+avait donné des trésors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot,
+comment cette dernière nuit était la fin de ses espérances et le terme
+de sa vie.
+
+En écoutant ces paroles qui lui perçaient l'âme, il semblait à Perlino
+qu'on le tirait d'un rêve: c'était un nuage qu'on déchirait devant ses
+yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans
+ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on
+croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants où l'on est si
+heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer.
+
+--Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit.
+
+--Partir n'est pas aisé, seigneur Perlino, répondit l'écureuil: la dame
+des Écus-Sonnants ne lâche pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous
+éveiller, nous avons usé tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous
+sauver.
+
+--Peut-être ai-je un moyen, dit Perlino, à qui l'esprit venait comme la
+sève aux arbres du printemps.
+
+Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'écurie,
+suivi de Violette et des trois amis. Là, il sella le meilleur cheval,
+et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'à la loge où dormait le
+geôlier, les clefs à la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'éveilla et
+voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or
+potable, au risque de l'étouffer; mais, loin de se plaindre, le geôlier
+se mit à sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en
+tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer
+à triple tour, et jeter dans l'abîme ces clefs de perdition pour
+enfermer à jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino
+l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compté sans le trou de
+la serrure: il n'en faut pas plus à la convoitise pour s'échapper de sa
+retraite et envahir le coeur humain.
+
+Enfin, les voilà en route, tous deux sur le même cheval: Perlino en
+avant, Violette en croupe. Elle avait passé les bras autour du cou de
+son bien-aimé, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui
+battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tête pour revoir la
+figure de sa chère maîtresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait
+toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'écureuil
+n'avait plus d'une fois tiré la bride pour empêcher le cheval de butter
+ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore
+en chemin?
+
+Je laisse à penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa
+fille et son gendre. C'était le plus jeune de la maison; il riait tout
+le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le
+monde; il avait tellement perdu la tête qu'il doubla les appointements
+de ses commis et fit une pension à son caissier, qui ne le servait que
+depuis trente-six ans.
+
+Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on
+eut soin de trier les amis. De vingt lieues à la ronde, il vint des
+abeilles qui apportèrent un beau gâteau de miel; le bal finit par
+une tarentelle de souris et un saltarello d'écureuils dont on parla
+longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invités, Violette et
+Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arrêter. Cecco, qui était
+plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'étaient
+plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jetèrent
+dans ses bras en riant. Un père a toujours le coeur faible: il les prit
+par la main et se mit à danser avec eux jusqu'au soir.
+
+
+XII
+
+LA MORALE
+
+
+--Voilà l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en
+se levant ma grosse hôtesse, tout émue des aventures qu'elle venait de
+conter.
+
+--Et la dame des Écus-Sonnants, m'écriai-je, qu'est-elle devenue?
+
+--Qui le sait? répondit Palomba. Qu'elle ait pleuré ou qu'elle se soit
+arraché un côté de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours
+par se prendre à son propre piège; c'est bien fait. La farine du diable
+s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour
+les honnêtes gens!
+
+--Et la morale?
+
+--Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre
+Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Père capucin
+qui prêche à vêpres, et vous voyez d'ici la cathédrale.
+
+--C'est la morale du conte que je vous demande.
+
+--Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est
+servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est
+finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des
+contes: que voulez-vous de plus?
+
+Je me mis à table, mais je n'étais pas satisfait. Tout en ébréchant mon
+couteau sur un blanc de poulet, je dis à mon hôtesse:
+
+--Votre histoire est touchante, et voilà un macaroni qui a un fumet
+admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les
+aventures de Perlino, je ne leur servirai pas à dîner en même temps; ils
+réclameront une morale.
+
+--Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces délicats qui n'osent
+pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent goûter à
+mon macaroni. Adressez-les à Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous
+leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout
+Paris.
+
+A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se lève,
+les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodée comme ce
+matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal
+passé n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne
+nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout à l'heure.
+
+--Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouvé ce que je cherchais. Un
+moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du
+vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voilà ce que donnent les
+contes et les rêves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la
+moralità!_
+
+
+
+
+LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN
+
+
+I
+
+LE CAPITAINE JEAN
+
+
+Quand j'étais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez
+mon grand-père, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me
+souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on
+appelait le capitaine Jean. C'était, disait-on, un ancien marin qui
+avait fait cinq ou six fois le tour du monde.
+
+Je le vois encore. C'était un gros homme court et trapu; sa figure était
+jaune et ridée; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des
+moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il était
+toujours habillé de la même façon: l'été, tout en blanc, depuis les
+pieds jusqu'à la tête, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en
+bleu, avec un chapeau ciré, des souliers à boucles et des bas chinés. Il
+habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait
+à personne. Aussi le regardait-on comme une espèce de Croquemitaine.
+Quand je n'étais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du
+terrible voisin, menace qui me rendait aussitôt obéissant.
+
+Malgré tout, je me sentais attiré vers le capitaine.
+
+[Illustration: Il était là, immobile et guettant ses goujons.]
+
+Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme
+de ses petits yeux, cachés par d'épais sourcils, plus blancs que ses
+moustaches; mais je le suivais en arrière, et, sans savoir comment, je
+me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'était pas un
+homme comme les autres. Tous les matins, il était dans une prairie de
+mon grand-père, assis au bord de l'eau, pêchant à la ligne avec un
+bonheur qui ne se démentait jamais. Tandis qu'il était là, immobile et
+guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi à qui on
+défendait d'approcher de la rivière. Et quelle joie quand le capitaine
+appelait son chien, lui mettait une allumette enflammée dans la gueule,
+et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayée de
+Fidèle. C'était là un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment.
+
+A dix ans, on ne cache guère ce qu'on éprouve; le capitaine s'aperçut de
+mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour
+que, hissé sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'épaule du
+pêcheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il
+promenait sur l'eau:
+
+--Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit à mon
+oreille comme un coup de canon; vous êtes un amateur, à ce que je vois.
+Si vous êtes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes,
+prenez cette ligne qui est là à côté de moi.
+
+Voyons comment vous vous en tirerez.
+
+Dire ce qui se passa dans mon âme serait chose difficile; j'ai eu
+quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une émotion aussi forte. Je
+rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voilà assis sur l'herbe,
+tenant la ligne qu'avait lancée le marin, plus immobile que Fidèle, et
+ne regardant pas son maître avec moins de reconnaissance. L'hameçon
+jeté, le liège trembla: «Attention! jeune homme, me dit tout bas
+le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez à vous
+doucement, allongez, et maintenant tirez lentement à vous; fatiguez-moi
+ce drôle-là.»
+
+J'obéis et bientôt j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches
+aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour
+glorieux, aucun succès ne t'a effacé de mon souvenir! Tu es resté ma
+plus grande et ma plus douce victoire!
+
+Depuis cette heure fortunée, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain,
+il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot.
+Nous étions inséparables; on l'aurait plutôt vu sans son chien que sans
+moi. Ma mère s'aperçut de cette passion naissante. Comme le marin était
+un brave homme, elle tira bon parti de mon amitié. Quand ma lecture
+était manquée, quand il y avait dans ma dictée une orthographe de
+fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain
+(ce qui était plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon
+absence. Dieu sait de quelle façon il jurait après moi! Grâce à cette
+terreur salutaire, je fis des progrès rapides. Si je ne fais pas trop
+de fautes quand j'écris, je le dois à l'excellent homme qui, en fait
+d'orthographe, en savait un peu moins long que moi.
+
+Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le
+rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais
+reçus:
+
+--Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc écris-tu?
+
+--Vraiment, répondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire
+ni écrire.
+
+--Tu es bien heureux! m'écriai-je. Tu n'as pas de maîtres, toi, tu
+t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris.
+
+--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me
+coûte cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le
+payer.
+
+--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais grondé, tu as toujours fait
+ce que tu as voulu.
+
+--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en
+grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont
+voulu les autres, et j'ai eu une terrible maîtresse qui ne donne pas ses
+leçons pour rien: on la nomme l'expérience. Elle ne vaut pas ta mère, je
+t'en réponds.
+
+--C'est l'expérience qui t'a rendu savant, capitaine?
+
+--Savant, non; mais elle m'a enseigné le peu que je sais. Toi, mon
+enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'expérience des autres;
+moi, j'ai tout appris à la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est
+vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliothèque qui en vaut
+bien une autre. Elle est là, ajouta-t-il en se frappant le front.
+
+Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliothèque?
+
+Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la médecine, des
+proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a
+souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires
+romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventés. Grands ou
+petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit.
+
+--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme
+toi.
+
+--Volontiers, reprit le marin; mais je te préviens que je ne suis pas
+un diseur de belles paroles; je te réciterai mes contes comme on me les
+a récités; je te dirai à quelle occasion et quel profil j'en ai tiré.
+Écoute donc l'histoire de mon premier voyage.
+
+
+II
+
+PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN
+
+
+J'avais douze ans, et j'étais à Marseille, ma ville natale, quand on
+m'embarqua comme mousse à bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la
+Belle-Émilie._ Nous allions au Sénégal porter de ces toiles bleues qu'on
+appelle des guinées, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents
+d'éléphant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le
+voyage n'eut rien d'intéressant; je ne me souviens guère que des coups
+de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le
+caractère et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisième
+semaine, le brick approcha des côtes d'Andalousie, et, un soir, on jeta
+l'ancre à quelque distance d'Alméria. La nuit venue, le second du navire
+prît son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais
+pas, car le soleil était couché depuis longtemps.
+
+Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstinés qui se
+promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur
+invisible gibier. Tout à coup on met la chaloupe à la mer, on m'y jette
+plus qu'on ne m'y descend; me voilà occupé à recevoir et à ranger des
+ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se
+dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas à quoi
+pouvait servir cette promenade par une nuit sans étoiles; mais un mousse
+ne raisonne guère; il obéit sans rien dire; sinon, gare les coups.
+
+La chaloupe aborda sur une plage déserte, loin du port d'Alméria. Le
+second, qui nous commandait, se mit à siffler; on lui répondit, bientôt
+j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On débarqua des ballots, on
+les chargea sur des chevaux, des ânes, des mulets, qui se trouvaient la
+fort à propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre
+jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse
+sur une mule, entre deux paniers; nous voilà en route pour aller je ne
+sais où.
+
+Au bout d'une heure, on aperçut une petite lumière, vers laquelle on
+se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on répondit: _Les anciens_. Une
+porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitée par des gens qui
+n'avaient pas la mine de très bons chrétiens. C'étaient, je l'appris
+bientôt, des bohémiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce
+défendu, qui nous exposait aux galères. On ne m'avait pas demandé mon
+avis.
+
+Le capitaine entra, avec les bohémiens, dans une salle basse dont on
+ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui préparait
+le souper: c'était la plus laide sorcière que j'aie vue de ma vie. Elle
+me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais
+malgré moi. Quand elle m'eut bien examiné, la vieille me parla. Je
+fus tout étonné d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de
+Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit
+asseoir auprès d'elle, les jambes croisées sur une natte de jonc et, me
+jetant un poulet, m'ordonna de le plumer.
+
+Un mousse doit tout savoir, sous peine d'être battu: je me mis à
+arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille,
+qui, de son côté, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour
+m'encourager, elle me souriait de façon agréable, en me montrant chaque
+fois trois grandes dents jaunes tout ébréchées, seul trésor qui lui
+restât dans la bouche. Les poulets plumés, il fallut hacher des oignons,
+éplucher de l'ail, préparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux,
+autant par peur de la vieille que par amitié.
+
+--Eh bien, la mère, êtes-vous contente? lui dis-je quand tous nos
+préparatifs furent achevés.
+
+--Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garçon, je veux te
+récompenser. Donne-moi ta main.
+
+Elle me prit la main, la retourna, et se mit à en suivre toutes les
+lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure.
+
+--Assez, la mère! lui dis-je en retirant ma main, je suis chrétien, je
+ne crois pas à tout cela.
+
+--Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et
+si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres
+gitanos, nous entendons des voix qui vous échappent; nous parlons avec
+les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer.
+
+--Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de
+ce poulet que j'ai plumé?
+
+--Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciée de l'écouter; mais, si
+tu veux, je te conterai l'histoire de son frère; tu y verras que tôt ou
+tard on est puni par où on a péché, et que jamais un ingrat n'échappe au
+châtiment.
+
+Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis;
+puis elle commença le conte que voici.
+
+
+III
+
+HISTOIRE DE COQUERICO[1]
+
+
+[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontée avec
+beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero,
+_la Gaviotta ou la Mouette._]
+
+Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la
+basse-cour d'un riche fermier; elle était entourée d'une nombreuse
+famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne
+lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme
+et estropié. C'était justement celui que la mère aimait le mieux; ainsi
+sont faites toutes les mères; leurs préférés sont les plus laids. Cet
+avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eût dit
+que Salomon eût exécuté sa sentence mémorable sur Coquerico (c'était le
+nom de ce chétif individu) et qu'il l'eût coupé en deux du fil de sa
+fameuse épée. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle
+occasion d'être modeste; notre gueux de Castille était plus fier que son
+père, le coq le mieux éperonné, le plus élégant, le plus brave et le
+plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos à Madrid. Il se croyait un
+phénix de grâce et de beauté, il passait les plus belles heures du jour
+à se mirer au ruisseau. Si l'un de ses frères le heurtait par hasard,
+il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au
+combat le seul oeil qui lui restât; si les poules gloussaient à sa vue,
+il disait que c'était pour cacher leur dépit, parce qu'il ne daignait
+même pas les regarder.
+
+Un jour, que sa vanité lui montait à la tête plus que de coutume, il dit
+à sa mère:
+
+--Écoutez-moi, madame ma mère: l'Espagne m'ennuie, je vais à Rome; je
+veux voir le pape et les cardinaux.
+
+--Y penses-tu, mon enfant? s'écria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la
+cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti
+de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons
+montrer notre généalogie. Où trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci,
+des mûriers pour t'abriter, un poulailler blanchi à la chaux, un fumier
+magnifique, des vers et des grains partout, des frères qui t'aiment, et
+trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'à Rome même tu ne
+regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie?
+
+Coquerico haussa son aile manchote en signe de dédain. «Ma mère, dit-il,
+vous êtes une bonne femme; tout est beau à qui n'a jamais quitté son
+fumier; mais j'ai déjà assez d'esprit pour voir que mes frères n'ont pas
+d'idées, et que mes cousins sont des rustres. Mon génie étouffe dans ce
+trou, je veux courir le monde et faire fortune.
+
+--Mais, mon fils, reprit la pauvre mère poule, t'es-tu jamais regardé
+dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et
+une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes
+d'araignée et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu.
+
+--Ma mère, répondît Coquerico, quand une poule couve un canard, elle
+s'effraye toujours de le voir courir à l'eau. Vous ne me connaissez pas
+davantage. Ma nature à moi, c'est de réussir par mes talents et mon
+esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agréments de
+ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens.
+
+Quand la poule vit que tous les sermons étaient inutiles, elle dit à
+Coquerico:
+
+--Mon fils, écoute au moins les derniers conseils de ta mère. Si tu vas
+à Rome, évite de passer devant l'église de Saint-Pierre; le saint, à ce
+qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent.
+Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu
+les reconnaîtras à leur bonnet blanc, à leur tablier retroussé et à la
+gaine qu'ils portent au côté. Ce sont des assassins patentés qui nous
+traquent sans pitié, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps
+de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant
+la patte, reçois ma bénédiction et que saint Jacques te protège; c'est
+le patron des pèlerins.
+
+Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans
+l'oeil de sa mère, il ne s'inquiéta pas davantage de son père, qui
+cependant dressait sa crête au vent et semblait l'appeler. Sans se
+soucier de ceux qu'il laissait derrière lui, l'ingrat se glissa par la
+porte entrouverte; à peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois
+fois pour célébrer sa liberté: _Coquerico, coquerico, coquerico!_
+
+Comme il courait à travers champs, moitié volant, moitié sautant, il
+arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis à sec. Cependant, au
+milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux
+feuilles tombées l'arrêtaient au passage.
+
+Quand le ruisseau aperçut notre voyageur, il lui dit:
+
+--Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai même pas la force d'emporter
+ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un détour,
+car je suis exténué. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je
+ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma
+reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura
+rendu mes forces.
+
+--Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de
+ruisseau? Adresse-toi à gens de ton espèce, ajouta-t-il; et de sa bonne
+patte il sauta par-dessus le filet d'eau.
+
+--Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau,
+mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas.
+
+Un peu plus loin, notre maître coq aperçut le vent tout abattu et tout
+essoufflé.
+
+--Cher Coquerico, lui dit-il, viens à mon aide; ici-bas on a besoin les
+uns des autres. Tu vois où m'a réduit la chaleur du jour. Moi qui, en
+d'autres temps, déracine les oliviers et soulève les mers, me voilà tué
+par la canicule. Je me suis laissé endormir par le parfum de ces roses
+avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque évanoui. Si tu
+voulais me lever à deux pouces du sol avec ton bec, et m'éventer un peu
+avec ton aile, j'aurais la force de m'élever jusqu'à ces nuages blancs
+que j'aperçois là-haut, poussés par un de mes frères, et je recevrais de
+ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'à ce que
+j'hérite du premier ouragan.
+
+--Monseigneur, répondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est
+amusée plus d'une fois à me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit
+jours encore que, se glissant en traître derrière moi, Votre Seigneurie
+s'est divertie à m'ouvrir la queue en éventail, et m'a couvert de
+confusion à la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les
+railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire pénitence et
+d'apprendre à respecter certains personnages qui, par leur naissance,
+leur beauté et leur esprit, devraient être à l'abri des plaisanteries
+d'un sot.
+
+Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit à chanter trois fois de sa voix
+la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fièrement
+son chemin.
+
+Dans un champ nouvellement moissonné où les laboureurs avaient amassé de
+mauvaises herbes fraîchement arrachées, la fumée sortait d'un monceau
+d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une
+petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les
+allumer.
+
+--Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens à propos pour me
+sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais où s'amuse mon
+cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques
+brins de paille sèche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu
+obligeras.
+
+--Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le mérites,
+insolente qui oses t'adresser à moi! Et voilà le poulet qui saute sur
+le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on
+n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus
+de fumée. Sur quoi, maître Coquerico, suivant son habitude, se mit à
+chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit
+de l'aile comme s'il avait achevé les exploits d'Amadis.
+
+Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver à
+Rome; c'est là que mènent tous les chemins. A peine dans la ville, il
+courut droit à la grande église de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y
+songeait guère; il se plaça en face de la porte principale, et, quoique
+au milieu de la colonnade il ne parût pas plus gros qu'une mouche, il
+se hissa sur son ergot et se mit à chanter: _Coquerico, coquerico,
+coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et désobéir à sa mère.
+
+Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-père, qui
+l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour
+en faire son souper.
+
+--Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico à sa ménagère, donne-moi
+vite de l'eau bouillante pour plumer ce pénitent-là.
+
+--Grâce! grâce, madame l'Eau! s'écria Coquerico. Eau si douce, si bonne,
+la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitié, ne m'échaude
+pas!
+
+--As-tu donc eu pitié de moi quand je t'ai imploré, ingrat? répondit
+l'eau qui bouillait de colère. D'un seul coup elle l'inonda du haut
+jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps.
+
+--Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril.
+
+--Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Père de la lumière, frère du
+soleil, cousin du diamant, épargne un misérable, contiens ton ardeur,
+adoucis ta flamme, ne me rôtis pas.
+
+--As-tu eu pitié de moi quand je t'implorais, ingrat? répondit le feu
+qui pétillait de colère; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un
+charbon.
+
+Quand le suisse aperçut son rôti dans ce triste état, il tira le poulet
+par la patte et le jeta par la fenêtre. Le vent l'emporta sur un tas de
+fumier.
+
+--O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zéphir bienfaisant,
+souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi
+reposer sur le fumier paternel.
+
+--Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je
+traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que
+Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher.
+
+--C'est là que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint
+cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore
+aux voyageurs. Si haut placé qu'il soit, chacun le méprise parce qu'il
+tourne au moindre vent. Il est noir, sec, déplumé, battu par la pluie;
+il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye
+et payera éternellement sa désobéissance à sa mère, sa vanité, son
+insolence, et surtout sa méchanceté.
+
+
+IV
+
+LA BOHÉMIENNE
+
+
+Quand la vieille eut achevé son conte, elle porta le souper au second et
+à ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je plaçai sur
+la table deux grandes peaux de chèvre toutes pleines de vin; après quoi,
+je retournai à la cuisine avec la bohémienne, ce fut notre tour de
+manger.
+
+Il y avait déjà quelque temps que notre repas était achevé, je causais
+amicalement avec ma vieille hôtesse, quand tout à coup on entendit du
+bruit, des imprécations, des jurements dans la salle du souper. Le
+second sortit bientôt; il avait à la main la hache qu'il portait
+d'ordinaire à la ceinture, il en menaçait ses compagnons de table, qui
+tous tenaient leur couteau à demi caché dans la main. On se querellait
+pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de
+piastres qu'il refusait de livrer; l'intérêt et l'ivresse empêchaient
+qu'on ne s'entendît.
+
+Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour
+trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorité
+qu'elle devait sans doute à sa réputation de sorcière; on la méprisait,
+mais on en avait peur. La bohémienne écouta tous ces cris qui se
+croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et
+enfin donna tort au second.
+
+--Misérable! s'écria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de
+voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arrêter le
+bras, et je reçus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes
+jours. Première leçon que me vendait l'expérience, et qui m'a donné
+l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours.
+
+Furieux d'avoir manqué la victime, le second me renverse à terre d'un
+coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain,
+je le vois s'arrêter, porter ses mains à son ventre, en retirer un long
+couteau tout sanglant, s'écrier qu'il est un homme mort, et tomber.
+
+Cette horrible scène ne dura pas le temps que je prends pour la conter.
+
+On fit silence autour du cadavre; puis bientôt les cris recommencèrent,
+mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue
+des bohémiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre
+me secouait par le collet comme s'il voulait m'étrangler, un troisième
+me prenait par le bras et me tirait à lui. Au milieu de ce vacarme, la
+vieille allait de l'un à l'autre, criant plus fort que toute la bande,
+portant les mains à sa tête, puis prenant mon bras et montrant mon pouce
+ensanglanté et presque détaché; je commençais à comprendre. Évidemment
+il y avait des contrebandiers qui pensaient à profiter de l'occasion, et
+qui, pour avoir à bon marché tout ce que nous apportions, proposaient de
+se débarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la
+faute de me trouver, malgré moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une
+leçon qui m'a coûté cher, mais qui m'a servi.
+
+Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa
+figure pendable eût fait reconnaître au milieu de tous ces honnêtes gens
+se fit mon défenseur; il me mit près de lui avec la bohémienne,
+et, tenant à la main la hache du second, il fit un discours que je
+n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le
+traduire ainsi: «Cet enfant a sauvé ma mère; je le prends sous ma garde;
+le premier qui y touche, je l'abats.»
+
+[Illustration: Cet enfant a sauvé ma mère, je le prends sous ma garde;
+le premier qui y touche, je l'abats.]
+
+C'était la seule éloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure
+après tout ce bruit, ma blessure était pansée avec de la poudre et de
+l'eau-de-vie; on m'avait monté sur une mule; dans un des paniers était
+le paquet de piastres, à côté de moi, en travers, on avait placé
+un grand sac qui pendait des deux côtés. Le bohémien mon sauveur
+m'accompagnait seul, un pistolet à chaque poing.
+
+Arrivés à la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se
+trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui à terre une longue et vive
+conversation. Après quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: «Un
+_roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de
+ce que tu as vu, ou tu es mort.»
+
+[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohémiens.]
+
+--J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans
+un coin le sac, porté par deux matelots. Une fois à bord, on m'envoya
+coucher, j'eus grand'peine à m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur
+l'agitation; quand je m'éveillai, il était midi. Je craignais d'être
+battu; mais j'appris qu'on n'avait pas levé l'ancre: un malheur arrivé
+à bord en était la cause, le second, me dit-on, était mort subitement
+d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin même
+on l'avait jeté à la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa
+mort n'attristait personne; il était fort méchant, et on profitait de sa
+part dans l'expédition. Une heure après ces funérailles, on mettait à la
+voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar.
+
+
+V
+
+CONTES NOIRS
+
+
+Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sûr de ma
+discrétion, le capitaine me prit en amitié; quand nous descendîmes à
+terre, à Saint-Louis du Sénégal, il me garda à son service, et me fit
+demeurer avec lui.
+
+Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien
+négliger de ce qui pouvait m'instruire. Les nègres qui nous entouraient
+de tous côtés parlaient une langue que personne ne voulait se donner la
+peine d'apprendre: «Ce sont des sauvages», répétait mon capitaine; après
+cela tout était dit.
+
+Pour moi qui rôdais dans la ville, je me fis bientôt des amis parmi ces
+pauvres nègres, si affectueux et si bons. Moitié patois, moitié signes,
+nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec
+eux de choses et d'autres, que j'en vins à parler leur langue, comme si
+le bon Dieu m'avait fait naître avec une peau de taupe.--«Qui s'embarque
+sans savoir la langue du pays où il va, dit un proverbe, ne va pas
+en voyage, il va à l'école.»--Le proverbe avait raison, j'appris par
+expérience que les nègres n'étaient ni moins intelligents ni moins fins
+que nous.
+
+Parmi ceux que je voyais le plus souvent, était un tailleur qui aimait
+beaucoup à causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans
+sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs.
+
+--Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marié?
+
+--Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrières
+les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as
+choisie.
+
+--C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve
+combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Écoute mon récit, il
+t'intéressera.
+
+L'HISTOIRE DU TAILLEUR
+
+Il y avait une fois un tailleur (c'était mon futur beau-père) qui avait
+une fort belle fille à marier; tous les jeunes gens la recherchaient à
+cause de sa beauté. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la
+belle et lui dirent:
+
+--C'est pour toi que nous sommes ici.
+
+--Que me voulez-vous? répondit-elle en souriant.
+
+--Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous désire
+t'épouser.
+
+La belle était une fille bien élevée, elle appela son père qui écouta
+les deux prétendants et leur dit:
+
+--Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui
+des deux aura ma fille.
+
+Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens étaient de retour.
+
+--Nous voici, crièrent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous
+avez promis hier.
+
+--Attendez, répondit-il, je vais au marché acheter une pièce de drap;
+quand je l'aurai rapportée à la maison, vous saurez ce que j'attends de
+vous.
+
+Quand le tailleur revint du marché, il appela sa fille, et, lorsqu'elle
+fut venue, il dit aux jeunes gens:
+
+--Mes fils, vous êtes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que
+je la donne? à qui faut-il que je la refuse? Voyez cette pièce de drap:
+j'y taillerai deux vêtements pareils; chacun de vous en coudra un, celui
+qui le premier aura fini sera mon gendre.
+
+Chacun des deux rivaux prit sa tâche et se prépara à coudre sous les
+yeux du maître. Le père appela sa fille et lui dit:
+
+--Voici du fil, tu le prépareras pour ces deux ouvriers.
+
+La fille obéit à son père, elle prit le peloton et s'assit près des deux
+jeunes gens.
+
+Mais la belle était fine; le père ne savait pas qui elle aimait, les
+jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait
+déjà. Le tailleur sortit; la jeune fille prépara le fil, les jeunes gens
+prirent leurs aiguilles et commencèrent à coudre. Mais à celui qu'elle
+aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillées courtes, tandis
+qu'elle donnait des aiguilles longues à celui qu'elle n'aimait pas.
+Chacun cousait, cousait avec une ardeur extrême, à onze heures l'oeuvre
+était à peine à moitié; mais à trois heures de l'après-midi, mon ami, le
+jeune homme aux courtes aiguillées, avait achevé sa tâche, tandis que
+l'autre était loin d'avoir fini.
+
+Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vêtement terminé;
+son rival cousait toujours.
+
+--Mes enfants, dit le père, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre
+d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partagé cette pièce de drap en deux
+portions égales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon
+gendre. Avez-vous bien compris cela?
+
+--Père, répondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole
+et accepté l'épreuve; ce qui est fait est bien fait.
+
+Le tailleur avait raisonné ainsi: Celui qui finira le premier sera
+l'ouvrier le plus habile, par conséquent ce sera celui qui soutiendra
+le mieux son ménage; il n'avait pas deviné que sa fille ferait des
+aiguillées longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'était l'esprit
+qui décidait l'épreuve, c'était la belle qui se choisissait elle-même
+son mari.
+
+ * * * * *
+
+Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe,
+demande-leur ce qu'elles auraient fait à la place de la négresse, tu
+verras si la plus fine n'est pas embarrassée.
+
+Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme était entrée et
+travaillait sans rien dire, comme si ce récit ne la concernait pas.
+
+--Les filles de votre pays ne sont pas bêtes, lui dis-je en riant; il me
+semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris.
+
+--C'est que nous avons reçu de nos mères une bonne éducation, me
+répondit-elle. On nous a toutes exercées avec l'histoire de la Belette.
+
+--Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe,
+pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai.
+
+--Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici:
+
+LA BELETTE ET SON MARI
+
+Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit:
+
+--Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi.
+
+Le mari écouta les paroles de sa femme et lui dit:
+
+--Quels sont les langes que tu aimes?
+
+Et la Belette répondit:
+
+--Je veux la peau d'un éléphant.
+
+Le pauvre mari resta stupéfait de cette exigence, et demanda à sa chère
+moitié si par hasard elle n'aurait point perdu la tête; pour toute
+réponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitôt.
+Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit:
+
+--Compère, ma terre est pleine de gazon, aide-moi à la remuer.
+
+Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule:
+
+--Commère, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons
+besoin de votre secours.
+
+La Poule courut aussitôt, mangea le Ver et se mit à gratter le sol.
+
+Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat:
+
+--Compère, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon
+absence, vous devriez faire un tour de ce côté.
+
+Un instant après, le Chat avait mangé la Poule.
+
+Tandis que le Chat se régalait de la sorte, la Belette dit au Chien:
+«Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?» Le chien
+furieux courut étrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eût en ce pays
+d'autre maître que lui.
+
+Le lion passant par là, la Belette le salua avec respect: «Monseigneur,
+lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien», sur
+quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le dévora.
+
+Ce fut le tour de l'Éléphant: la Belette lui demanda son appui contre
+le Lion; l'Éléphant entra en protecteur sur le terrain de celle qui
+l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui
+avait creusé un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Éléphant
+tomba dans le piège et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de
+l'Éléphant, se sauva dans la forêt.
+
+La Belette alors prit la peau de l'Éléphant et la montra à son mari, en
+lui disant:
+
+--Je t'ai demandé la peau de l'Éléphant; avec l'aide de Dieu, je l'ai
+eue, et je te l'apporte.
+
+Le mari de la Belette n'avait pas deviné que sa femme était plus fine
+que toutes les bêtes de la terre; encore moins avait-il pensé que la
+dame était plus fine que lui. Il le comprit alors, et voilà pourquoi
+nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette.
+
+L'histoire est finie.
+
+ * * * * *
+
+Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les nègres;
+je connus bientôt leur façon de faire le commerce, leurs idées, leurs
+habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur
+sagesse.
+
+Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni
+écrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une façon de graver les
+choses dans la mémoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des
+énigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles
+renferment.
+
+--Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tête, ce qui
+était son grand signe d'amitié, devine-moi celle-ci:
+
+--Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me
+plaît.
+
+--C'est ton chien, capitaine, tu as regardé Fidèle en parlant.
+
+--Bravo, mon matelot. Continuons:
+
+--Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait
+toujours ce qui te plaît.
+
+Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mère, mon petit homme; tu
+ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'expérience
+t'apprendra que ce n'est jamais à elle qu'elle pense quand il s'agit de
+toi.
+
+Dis-moi celle que ton père aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui
+fait faire tout ce qui lui plaît.
+
+--On ne fait jamais faire à papa ce qu'il ne veut pas, capitaine;
+maman le répète tous les jours. Mais ma soeur est mal élevée, elle rit
+toujours quand maman dit cela.
+
+--C'est que ta soeur a deviné le mot de l'énigme, mon matelot. Ah! si
+j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcée à me commander son caprice
+du matin au soir.
+
+Reste encore une énigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui
+vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire
+tout ce qui lui plaît?
+
+--Je ne sais pas, capitaine.
+
+--Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir à ton papa.
+
+Je ne manquai pas à la recommandation du marin; je racontai à table
+tout ce que j'avais appris dans la journée; les contes nègres amusèrent
+beaucoup ma mère; les énigmes eurent un succès complet, mais, quand j'en
+vins à la dernière, mon père se mit à rire.
+
+--Ce n'est pas difficile à deviner, mon garçon, je vais te le dire...
+
+Sur quoi ma mère regarda mon père; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses
+yeux, mais il resta court.
+
+--Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir.
+
+--Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mère et d'un ton
+sévère, je vous envoie au jardin sans dessert.
+
+--Ah! dit mon père.
+
+Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table:
+Mais parle donc, papa!
+
+Ma mère fit mine de se lever; mon père la prévint: en un instant je me
+trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain
+sec à la main.
+
+Voilà comment je n'ai jamais su le mot de la dernière énigme. S'il y en
+a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au
+Sénégal; peut-être la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret
+que ma mère ne m'a jamais dit.
+
+
+VI
+
+LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN
+
+
+Mes causeries avec les nègres avaient fait de moi un interprète et un
+courtier; le capitaine avait en mon zèle une pleine confiance; malgré
+mon jeune âge, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La
+cargaison fut bientôt faite à des conditions excellentes, et, à mon
+retour à Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des
+armateurs. Ma réputation commençait, et, après quelques voyages dans la
+Méditerranée, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrécargue d'un
+brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans.
+
+Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout où j'avais
+abordé, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs,
+levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue
+de tous ces gens-là. Le navire allait chercher des grains dans la mer
+Noire, à l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinât
+tous les patois; on m'avait trouvé sous la main, et, quoique je n'eusse
+guère de barbe au menton, on m'avait pris.
+
+Me voilà donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce
+loyal et n'étant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais
+de la peine pour défendre l'intérêt de mes armateurs! En arrivant à
+Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles
+divers à des conditions avantageuses, et tous nous partîmes pour Galatz,
+bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant
+dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue
+et de toute nation. L'un des plus singuliers était un Dalmate qui
+retournait chez lui par le Danube. Il était tout le jour assis à
+l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une
+corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette
+corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue
+douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il
+récitait tous les soirs à la clarté des étoiles, et que je n'ai pas
+oubliées:
+
+LE CHANT DU SOLDAT
+
+--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger.
+
+--Quand j'ai quitté mon bon père, la lune brillait au ciel.
+
+--La lune brille au ciel, j'entends mon père qui me pleure.
+
+--Quand j'ai quitté ma bonne mère, le soleil brillait au ciel.
+
+--Le soleil brille au ciel, j'entends ma mère qui me pleure.
+
+--Quand j'ai quitté mes frères chéris, les étoiles brillaient au ciel.
+
+--Les étoiles brillent au ciel, j'entends mes frères qui me pleurent.
+
+--Quand j'ai quitté mes soeurs chéries, les pivoines étaient en fleur.
+
+--Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent.
+
+--Quand j'ai quitté ma bien-aimée, les lis fleurissaient au jardin.
+
+--Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimée qui me pleure.
+
+--Il faut que ces larmes sèchent, demain je veux partir d'ici.
+
+--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger.
+
+LE CHANT DU FIANCÉ
+
+--Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'élève au plus haut dès cieux. Si
+je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre!
+
+--Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle.
+
+--Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est
+fiancée ta bien-aimée.
+
+--Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux être là.
+
+Quand elle est entrée dans l'église, c'était encore une simple fille;
+maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame.
+
+--Vois-tu la lune qui s'élève entre deux petites étoiles? C'est ma
+bien-aimée entre ses deux belles-soeurs.
+
+Quand elle va pour se fiancer, je l'arrête au passage.--Chère enfant,
+rends-moi l'anneau que j'ai acheté.
+
+--Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon
+pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint.
+
+ * * * * *
+
+La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traversé plus d'une fois
+les deux Océans, je connais leurs tempêtes; mais je crains moins leurs
+longues vagues qui déferlent contre le navire que ces petits flots
+pressés qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout à coup,
+s'entr'ouvrent comme un abîme. Depuis deux jours et deux nuits nous
+étions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon
+Dalmate, qui s'était attaché à un des bancs par la ceinture, et qui,
+tout mouillé qu'il était, chantait toujours les airs de son pays.
+
+--Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment où le vent et la mer nous
+laissaient un peu respirer, je vois que vous êtes un brave, vous n'avez
+pas peur du naufrage.
+
+--Qui peut empêcher sa destinée? me dit-il en raclant son violon; le
+plus sage est de s'y résigner.
+
+--Voilà parler comme un Turc, lui répondis-je; un chrétien n'est pas si
+patient.
+
+--Pourquoi ne serait-on pas chrétien et résigné à la volonté divine?
+reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes
+honnêtes gens; il ne nous a jamais promis la santé, la richesse, le
+salut en mer et autres choses passagères. Tout cela est abandonné à une
+puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont
+vue la nomment _le Destin_.
+
+--Comment, m'écriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le
+Destin existe?
+
+--Pourquoi non? me répondit-il tranquillement. Si vous en doutez,
+écoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare;
+ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez.
+
+
+VII
+
+LE DESTIN
+
+
+Il y avait une fois deux frères qui vivaient ensemble au même ménage;
+l'un faisait tout, tandis que l'autre était un indolent, qui ne
+s'occupait que de boire et de manger. Les récoltes étaient toujours
+magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs,
+abeilles et le reste.
+
+L'aîné, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet
+indolent? Mieux vaut nous séparer; je travaillerai pour moi seul, et il
+fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc à son frère.
+
+--Mon frère, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne
+veux m'aider en rien et ne penses qu'à boire et à manger; il faut nous
+séparer.
+
+L'autre essaya de le détourner de ce projet en lui disant:
+
+--Frère, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les
+mains, aussi bien ce qui est à toi que ce qui est à moi, et tu sais que
+je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes.
+
+Mais l'aîné persista dans sa résolution, si bien que le cadet dut céder,
+et lui dit:
+
+--Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le
+partage comme il te plaira.
+
+Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour
+ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un
+chevrier pour ses chèvres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour
+ses abeilles, et leur dit à tous:
+
+--Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille!
+
+Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant.
+
+L'aîné, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait
+pour le bien commun: il garda lui-même ses troupeaux, ayant l'oeil à
+tout; malgré cela, il ne trouva partout que mauvais succès et dommage.
+De jour en jour tout lui tournait à mal, jusqu'à ce qu'enfin il devint
+si pauvre, qu'il n'avait même plus une paire d'opanques[1], et qu'il
+allait nu-pieds. Alors il se dit:
+
+[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanières
+de cuir.]
+
+--J'irai chez mon frère voir comment les choses vont chez lui.
+
+Son chemin le menait dans une prairie où paissait un troupeau de brebis,
+et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de
+berger. Près d'elles seulement était assise une belle jeune fille qui
+filait un fil d'or.
+
+Après avoir salué la fille d'un «Dieu te protège!» il lui demanda à qui
+était ce troupeau; elle lui répondit:
+
+--A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis.
+
+--Et qui es-tu? continua-t-il.
+
+--Je suis la fortune de ton frère, répondit-elle.
+
+Alors il fut pris de colère et d'envie, et s'écria:
+
+--Et ma fortune, à moi, où est-elle?
+
+La fille lui répondit:
+
+--Ah! elle est bien loin de toi.
+
+--Puis-je la trouver? demanda-t-il.
+
+Elle lui répondit:--Tu le peux, seulement cherche-la.
+
+Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frère
+étaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne
+voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla
+droit à son frère. Dès que celui-ci l'aperçut, il en eut pitié et lui
+dit en fondant en larmes:
+
+--Où donc as-tu été depuis si longtemps?
+
+Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques
+et quelque argent.
+
+Après être resté trois jours chez son frère, le pauvre partit pour
+retourner chez lui; mais, une fois à la maison, il jeta un sac sur ses
+épaules, y mit un morceau de pain, prit un bâton à la main, et s'en alla
+ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marché quelque
+temps, il se trouva dans une grande forêt, et rencontra une abominable
+vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit à fouiller la terre avec
+son bâton, et, pour éveiller la vieille, il lui donna un coup dans le
+dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'à demi
+ses yeux chassieux, elle lui dit:
+
+--Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais été éveillée,
+tu n'aurais pas ces opanques.
+
+Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empêché d'avoir ces
+opanques?
+
+La vieille lui dit:--Je suis ta fortune.
+
+En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant:
+
+--Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui
+donc t'a donnée à moi?
+
+Et la vieille lui dit:
+
+--C'est le Destin.
+
+--Où est le Destin? demanda-t-il.
+
+--Va et cherche-le, lui répondit-elle en se rendormant.
+
+Alors il partit et s'en alla chercher le Destin.
+
+[Illustration: La vieille lui dit: «Je suis ta Fortune.»]
+
+Après un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans
+ce bois il trouva un ermite à qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir
+des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit:
+
+--Va sur la montagne, tu arriveras droit à son château; mais, quand tu
+seras près du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout
+ce que tu lui verras faire jusqu'à ce qu'il t'interroge.
+
+Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et,
+quand il fut arrivé dans le château du Destin, c'est là qu'il vit de
+belles choses! C'était un luxe royal, il y avait une foule de valets et
+de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour
+le Destin, il était assis à une table servie et il soupait. Quand
+l'étranger vit cela, il se mit aussi à table et mangea avec le maître du
+logis. Après le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers
+minuit, voici que dans le château il se fait un bruit terrible, et au
+milieu du bruit on entendait une voix qui criait:
+
+--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui sont venues
+au monde: donne-leur quelque chose à ton bon plaisir!
+
+Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre doré et sème dans la
+chambre des ducats tout brillants en disant:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!
+
+Au point du jour, le beau château s'évanouit, et à sa place il y eut
+une maison ordinaire, mais où rien ne manquait. Quand vint le soir, le
+Destin se remit à souper, son hôte en fit autant; personne ne dit mot.
+
+Après souper tous deux allèrent se coucher. Vers minuit, voici que
+dans le château recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on
+entendait une voix qui criait:
+
+--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui ont vu la
+lumière, donne-leur quelque chose à ton bon plaisir!
+
+Et voilà le Destin qui se lève, il ouvre un coffre d'argent; mais cette
+fois il n'y avait pas de ducats, ce n'était que des monnaies d'argent
+mêlées par-ci par-là de quelques pièces d'or. Le destin sema cet argent
+sur la terre en disant:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!
+
+Au point du jour la maison avait disparu, et à sa place il y en avait
+une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la
+maison diminuait, jusqu'à ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une misérable
+cabane; le Destin prit une bêche et se mit à fouiller la terre; son hôte
+en fit autant, et ils bêchèrent tout le jour. Quand vint le soir, le
+Destin prit une croûte de pain dur, en cassa la moitié et la donna à son
+compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mangé, ils se
+couchèrent.
+
+Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du
+bruit on distinguait une voix qui disait:
+
+--Destin, Destin, tant et tant d'âmes sont venues au monde cette nuit:
+donne-leur quelque chose à ton bon plaisir.
+
+Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre et se met à semer
+des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce
+faisant, il disait:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie.
+
+Quand le matin reparut, la cabane s'était changée en un grand palais
+comme au premier jour. Alors pour la première fois le Destin parla à son
+hôte et lui dit:
+
+--Pourquoi es-tu venu?
+
+Celui-ci conta en détail sa misère; et comment il était venu pour
+demander au Destin lui-même pourquoi il lui avait donné une si mauvaise
+fortune. Le Destin lui répondit:
+
+--Tu as vu comment la première nuit j'ai semé des ducats, et ce qui a
+suivi. Tel je suis la nuit où naît un homme, tel cet homme sera toute
+sa vie. Tu es né dans une nuit de pauvreté, tu resteras pauvre toute ta
+vie. Ton frère, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit.
+Il restera heureux jusqu'à la fin. Mais, puisque tu as pris tant de
+peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frère
+a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunée que son père.
+Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu
+acquerras, aie soin de dire que cela est à ta femme.
+
+L'hôte remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de
+retour au pays, il alla droit chez son frère, et lui dit:
+
+--Frère, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde!
+
+Et le frère répondit:
+
+--Cela me plaît; Miliza est à toi.
+
+Le nouveau marié emmena dans sa maison la fille de son frère, et il
+devint très riche, mais il disait toujours:
+
+--Tout ce que j'ai est à Miliza.
+
+Un jour, il alla aux champs pour voir ses blés, qui étaient si beaux
+qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. voilà qu'un voyageur vint à
+passer sur le chemin et lui demanda:
+
+--A qui ces blés?
+
+Et lui, sans y penser, répondit:
+
+--Ils sont à moi.
+
+Mais à peine avait-il parlé que voilà les blés qui s'enflamment et le
+champ qui est tout en feu. Vite il court après le voyageur, et lui crie:
+
+--Arrête, mon frère; ces blés ne m'appartiennent pas, ils sont à Miliza,
+la fille de mon frère.
+
+Le feu cessa aussitôt, et dès lors notre homme fut heureux, grâce à
+Miliza.
+
+ * * * * *
+
+--Seigneur Dalmate, dis-je, à mon conteur, votre histoire est jolie,
+quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres
+idées: loin de nous en remettre à la fortune, nous comptons sur
+nous-mêmes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre
+prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on
+cher un bon conseil.
+
+--Ainsi fait-on chez moi, me répondit le Dalmate en rajustant son bonnet
+de peau qui lui tombait sur les yeux; écoutez ce qui est arrivé, l'an
+dernier, à un de mes voisins.
+
+
+VIII
+
+LE FERMIER PRUDENT
+
+
+Il y avait près de Raguse un fermier qui se mêlait aussi de commerce. Un
+jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin
+de faire quelques achats. En arrivant à un carrefour, il demanda à un
+vieillard qui se trouvait là quelle route il lui fallait prendre.
+
+--Je te le dirai si tu me donnes cent écus, répondit l'étranger; je ne
+parle pas à moins; chacun de mes avis vaut cent écus.
+
+--Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'étranger, qui avait
+l'air d'un renard, qu'est-ce que peut être un avis qui vaut cent écus?
+Ce doit être quelque chose de bien rare, car, en général, on vous donne
+pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage.
+Allons, dit-il à l'homme, parle, voilà tes cent écus.
+
+--Écoute donc, reprit l'étranger; cette route qui va tout droit, c'est
+la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de
+demain. J'ai encore un avis à te donner, continua-t-il; mais il faut
+aussi me le payer cent écus.
+
+Le fermier réfléchit longtemps, puis il se décida.
+
+--Puisque j'ai payé le premier conseil, je puis bien payer le second.
+
+Et il donna encore cent écus.
+
+--Écoute donc, lui dit l'étranger: Quand tu seras en voyage et que tu
+entreras dans une hôtellerie, si l'hôte est vieux et si le vin est
+jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur.
+Donne-moi encore cent écus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose à te
+dire.
+
+Le fermier se mit à réfléchir.
+
+--Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai acheté deux,
+je peux bien payer le troisième.
+
+Et il donna ses derniers cent écus.
+
+--Écoute donc, lui dit l'étranger: si jamais tu te mets en colère, garde
+la moitié de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colère
+en un jour.
+
+Le fermier reprit le chemin de sa maison, où il arriva les mains vides.
+
+--Qu'as-tu acheté? lui demanda sa femme.
+
+--Rien que trois avis, répondit-il, qui m'ont coûté chacun cent écus.
+
+--Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude.
+
+--Ma chère femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon
+argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payées.
+
+Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les
+épaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants
+sur la paille.
+
+Quelque temps après, un marchand s'arrêta devant la porte du fermier,
+avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un
+associé, et offrit au fermier cinquante écus, s'il voulait se charger
+d'une des voitures et venir avec lui à la ville.
+
+--J'espère, dit à son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas;
+cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose.
+
+On partit; le marchand conduisait la première voiture, le fermier menait
+la seconde. Le temps était mauvais, les chemins rompus, on n'avançait
+qu'à grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda
+celle qu'il fallait prendre.
+
+--C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle
+est plus sûre.
+
+Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui.
+
+--Quand vous me donneriez cent écus, dit le fermier, je n'irais pas par
+ce chemin.
+
+On se sépara donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue,
+arriva néanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut
+souffert. Le marchand n'arriva qu'à la nuit; sa voiture était tombée
+dans un marais, tout le chargement était endommagé, et le maître était
+blessé, par-dessus le marché.
+
+Dans la première auberge où on descendit, il y avait un vieil hôtelier;
+une branche de sapin annonçait qu'on y vendait du vin nouveau. Le
+marchand voulut s'arrêter là pour y passer la nuit.
+
+--Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent écus! s'écria le
+fermier.
+
+Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon.
+
+Vers le soir, quelques jeunes désoeuvrés qui avaient trop goûté au
+vin nouveau se querellèrent à propos d'une cause futile. On tira les
+couteaux; l'hôte, alourdi par les années, n'eut pas la force de séparer
+ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tué, et, comme on
+craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand.
+
+Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand
+matin pour atteler ses chevaux. Effrayé de trouver un mort sur son
+chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas être mêlé dans un
+procès fâcheux; mais il avait compté sans la police autrichienne; on
+courut après lui. En attendant que la justice éclaircit l'affaire, on
+jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir.
+
+Quand le fermier apprit ce qui était arrivé à son compagnon, il voulut,
+au moins, mettre en sûreté sa voiture, et reprit le chemin de sa maison.
+Comme il approchait du jardin, il aperçut à la brume un jeune soldat
+monté sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement
+la récolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le
+voleur; mais il réfléchit.
+
+--J'ai payé cent écus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas
+dépenser toute sa colère en un jour. Attendons à demain, mon voleur
+reviendra. Il prit un détour pour entrer dans la maison par un autre
+côté, et, comme il frappait à la porte, voilà le jeune soldat qui se
+jette dans ses bras en criant:
+
+--Mon père, j'ai profité de mon congé pour vous surprendre et vous
+embrasser.
+
+Le fermier dit alors à sa femme:
+
+--Écoute maintenant ce qui m'est arrivé, tu verras si j'ai payé trop
+cher mes trois avis.
+
+Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu,
+quoi qu'il pût faire, le fermier se trouva l'héritier de cet imprudent.
+Devenu riche, il répétait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher
+un bon conseil, et, pour la première fois, sa femme était de son avis.
+
+
+IX
+
+LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE
+
+
+--Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voilà
+sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la
+fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second
+récit détruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste
+que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sèment le
+grain ne récoltassent que le vent.
+
+--Les paresseux réussissent quelquefois, me répondit-il gravement; j'en
+sais an exemple que je puis vous conter.
+
+--Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'écriai-je.
+
+--Contes et chansons, c'est toute la vie, me répondit-il froidement.
+
+LA PARESSEUSE
+
+Il y avait une fois une mère qui avait une fille très paresseuse et qui
+n'avait de goût pour aucune espèce de travail. Elle la conduisit dans un
+bois, auprès d'un carrefour, se mit à la battre de toutes ses forces.
+Près de là passait par hasard un seigneur qui demanda à la mère pourquoi
+ce rude châtiment.
+
+--Mon cher seigneur, répondit-elle, c'est que ma fille est une
+travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'à la mousse qui garnit
+les murs.
+
+--Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute
+son envie.
+
+--Prenez-la, dit la mère, prenez-la, je n'en veux plus.
+
+Et le seigneur l'emmène à sa maison, ravi de cette belle acquisition.
+
+Le soir même, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre où
+était un grand tonneau plein de chanvre. C'est là qu'elle se trouva dans
+une grande peine.
+
+--Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer!
+
+Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcières qui frappent à la
+fenêtre, et la fille les fait entrer bien vite.
+
+--Si tu veux nous inviter à tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons
+à filer ce soir.
+
+--Filez, Mesdames, répondit-elle bien vite, je vous invite à mon
+mariage.
+
+Et voilà les trois sorcières qui filent et filent tout ce qu'il y avait
+dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait à loisir.
+
+Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur
+garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe
+du pied et défendit que personne entrât dans la chambre, afin que la
+fileuse pût se reposer d'un si grand travail. Cela n'empêcha pas que, le
+jour même, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais
+les sorcières revinrent à l'heure dite, et tout se passa comme le
+premier jour.
+
+[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur,
+il dit à sa fiancée: «Tes tantes ne sont pas belles.»]
+
+Le seigneur fut émerveillé, et, comme il n'y avait plus rien à filer
+dans la maison, il dit à la jeune fille:
+
+--Je veux t'épouser, car tu es la reine des filandières.
+
+La veille du mariage, la prétendue fileuse dit à son mari:
+
+--Il faut que j'invite mes tantes.
+
+Et le seigneur répondit qu'elles seraient les bienvenues.
+
+Une fois entrées, les trois sorcières se mirent auprès du poêle; elles
+étaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur
+laideur, il dit à sa fiancée:
+
+--Tes tantes ne sont pas belles.
+
+Puis, s'approchant de la première sorcière, il lui demanda pourquoi elle
+avait un si long nez.
+
+--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on file
+toujours, et que toute la journée on branle la tête, le nez s'allonge
+insensiblement.
+
+Le seigneur passa à la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si
+grosses lèvres.
+
+--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on
+file toujours, et que toute la journée on mouille son fil, les lèvres
+grossissent insensiblement.
+
+Alors il demanda à la troisième pourquoi elle était bossue.
+
+--Mon cher neveu, dit-elle, c'est à force de filer. Quand on est assise
+et courbée toute la journée, le dos se plie insensiblement.
+
+Et alors le seigneur eut grand'peur qu'à force de filer sa femme ne
+devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille
+et fuseau. Si la paresseuse en fut fâchée, je le laisse à deviner à
+celles qui lui ressemblent.
+
+--Mon conte est fini.
+
+--Je vois avec plaisir, dis-je à mon Dalmate, qu'en votre heureux pays
+les femmes réussissent sans peine et sans esprit.
+
+--Pas du tout, s'écria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit
+au monde où les femmes soient tout à la fois plus fines et plus sages.
+Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant épousa l'empereur
+d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fût, se montra plus habile et
+meilleure que lui?
+
+--Encore un conte! m'écriai-je.
+
+--Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez
+dans tous les livres qui disent la vérité.
+
+DE LA DEMOISELLE QUI ÉTAIT PLUS AVISÉE QUE L'EMPEREUR
+
+Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il
+n'avait avec lui qu'une fille, mais elle était très avisée. Elle allait
+partout chercher des aumônes et apprenait aussi à son père à parler avec
+sagesse et à obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le
+pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque
+chose.
+
+L'Empereur, surpris de la façon dont parlait ce mendiant, lui demanda
+qui il était et qui lui avait appris à s'exprimer de la sorte.
+
+--C'est ma fille, répondit-il.
+
+--Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; à quoi le
+pauvre homme répondit:
+
+--C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extrême misère.
+
+Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit:
+
+--Porte ces oeufs à ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse éclore des
+poulets; si elle ne les fait pas éclore, mal lui en adviendra.
+
+Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose à
+sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs étaient cuits; mais
+elle dit à son père d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout.
+Le père suivit le conseil de sa fille et se mit à dormir; pour elle,
+prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de fèves et la mit sur le
+feu; le lendemain, quand les fèves furent bouillies, elle appela son
+père, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer
+le long de la route où devait passer l'Empereur:
+
+--Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des fèves,
+sème-les et dis bien haut: «Allons, mes boeufs, que Dieu me protège à
+fasse pousser mes fèves bouillies!» Et si l'Empereur te demande comment
+il est possible de faire pousser des fèves bouillies, réponds-lui:--Cela
+est aussi aisé que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur.
+
+Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et,
+quand il vit l'Empereur, il se mit à crier:
+
+--Allons, mes boeufs, que Dieu me protège et fasse pousser mes fèves
+bouillies!
+
+Dès que l'Empereur entendit ces mots, il s'arrêta sur la route et dit
+aussitôt:
+
+--Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des fèves
+bouillies?
+
+Et le pauvre homme répondit:
+
+--Gracieux Empereur, cela est aussi aisé que de faire sortir un poulet
+d'un oeuf dur.
+
+L'Empereur devina que c'était la fille qui avait poussé le père à agir
+de la sorte; il dit à ses valets de prendre le pauvre homme et de
+l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et
+dit:
+
+--Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont
+on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tête.
+
+Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout
+en larmes vers sa fille à laquelle il conta ce qui s'était passé; sa
+fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait
+tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, éveilla son père et
+lui dit:
+
+--Prends cette allumette et porte-la à l'Empereur; qu'il m'y taille un
+fuseau, une navette et un métier, après cela je lui ferai ce qu'il a
+demandé.
+
+Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla
+trouver l'Empereur, et lui récita tout ce qu'on lui avait appris.
+
+Quand l'Empereur entendit cela, il fut étonné, et chercha ce qu'il
+pourrait faire; puis, prenant un verre à boire, il le donna au pauvre en
+disant:
+
+--Prends ce verre, porte-le à ta fille, afin qu'elle m'épuise la mer et
+qu'elle en fasse un champ à labourer.
+
+Le pauvre homme obéit en pleurant, et porta le verre à sa fille en lui
+redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit
+qu'il attendît au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le
+lendemain matin elle appela son père, lui donna une livre d'étoupes, et
+lui dit:
+
+--Porte ceci à l'Empereur pour qu'il étoupe toutes les sources et toutes
+les embouchures de tous les fleuves de la terre, après cela je lui
+dessécherai la mer.
+
+Et le pauvre homme alla tout redire à l'Empereur.
+
+Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il
+ordonna qu'on la fit venir, et, quand le père eut amené sa fille, et que
+tous deux eurent salué l'Empereur, ce dernier dit:
+
+--Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle
+répondit:
+
+--Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et
+le mensonge.
+
+Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses
+conseillers:
+
+--Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe.
+
+Et, quand ils l'eurent tous estimée, l'un plus et l'autre moins, la
+demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait deviné, et elle
+dit:
+
+--La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la sécheresse
+de l'été.
+
+L'Empereur fut ravi, et dit:
+
+--C'est elle qui a le mieux deviné.
+
+Et il lui demanda si elle voulait être sa femme, ajoutant qu'il ne la
+lâcherait pas qu'elle n'eût consenti. La demoiselle s'inclina et dit:
+
+[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans
+la sécheresse de l'été.]
+
+--Gracieux Empereur, que ta volonté soit faite! Je te demande seulement
+d'écrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour
+tu deviens méchant pour moi, et que tu veuilles m'éloigner de toi et
+me renvoyer de ce château, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que
+j'aimerai le mieux.
+
+L'Empereur y consentit, et lui en donna un écrit cacheté de cire rouge
+et timbré du grand sceau de l'Empire.
+
+Après quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si méchant
+pour sa femme, qu'il lui dit:
+
+--Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon château, et va où tu
+voudras.
+
+L'Impératrice répondit:
+
+--Illustre Empereur, je t'obéirai; permets-moi seulement de passer
+encore une nuit ici; demain je partirai.
+
+L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Impératrice, avant de
+souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis
+elle engagea l'Empereur à boire en lui disant:
+
+--Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et,
+crois-moi, je serai plus gaie que le jour où je me suis mariée.
+
+L'Empereur n'eut pas plutôt bu ce breuvage qu'il s'endormît; alors
+l'Impératrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute
+prête, et elle l'emmena dans une grotte taillée dans le rocher. Quand
+l'Empereur se réveilla dans cette grotte et vit où il se trouvait, il
+s'écria:
+
+--Qui m'a conduit ici?
+
+A quoi l'Impératrice répondit:
+
+--C'est moi qui t'ai conduit ici.
+
+Et l'Empereur lui dit:
+
+--Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'étais plus ma
+femme?
+
+Mais alors elle lui tendit la papier en disant:
+
+--Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accordé
+par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que
+j'aime le mieux dans ton château.
+
+Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son
+château avec elle pour ne plus la quitter.
+
+--A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais
+dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de
+l'Adriatique comme au Sénégal et peut-être ailleurs, ce sont les femmes
+qui sont maîtresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui
+exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner!
+
+--Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours prêt à me donner un démenti;
+chez nous, ce sont les hommes qui sont maîtres à la maison; nous dînons
+seuls à table, et notre femme, debout, derrière nous, est là pour nous
+servir.
+
+--Ceci ne prouve rien, répondis-je; il y a plus d'un homme qui, marié ou
+non, obéit à qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte
+la chaîne.
+
+--S'il vous faut une preuve, s'écria mon incorrigible Dalmate, écoutez
+ce que mon père m'a conté. J'ai toujours soupçonné que l'excellent homme
+était le héros de cette histoire.
+
+--Encore un conte! repris-je avec impatience.
+
+--Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en
+vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous
+revoir ici-bas. Écoutez donc avec patience une dernière leçon.
+
+LE LANGAGE DES ANIMAUX
+
+Il y avait une fois un berger qui depuis de longues années servait son
+maître avec autant de zèle que de fidélité. Un jour qu'il gardait ses
+moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce
+que c'était, il entra dans la forêt, suivant le bruit pour en connaître
+la cause. En approchant, il vit que l'herbe sèche et les feuilles
+tombées avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il aperçut
+un serpent qui sifflait. Le berger s'arrêta pour voir ce que ferait
+le serpent, car autour de l'animal tout était en flammes, et le feu
+approchait de plus en plus.
+
+Dès que le serpent aperçut le berger, il lui cria: «Au nom de Dieu,
+berger, sauve-moi de ce feu!» Le berger lui tendit son bâton par-dessus
+la flamme; le serpent s'enroula autour du bâton et monta jusqu'à la
+main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un
+collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent:
+
+--Malheur à moi! t'ai-je donc sauvé pour ma perte?
+
+L'animal lui répondit:
+
+--Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon père, le roi des serpents.
+
+Le berger commença de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses
+moutons sans gardien; mais le serpent lui dit:
+
+--Ne l'inquiète en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de
+mal; va seulement aussi vite que tu pourras.
+
+Le berger se mit à courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'à
+ce qu'enfin il arriva à une porte qui était faite de couleuvres
+entrelacées. Le serpent siffla, aussitôt les couleuvres se séparèrent,
+puis il dit au berger:
+
+--Quand nous serons au château, mon père t'offrira tout ce que tu peux
+désirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de précieux sur la
+terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage
+des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais à la fin il te
+l'accordera.
+
+Tout en parlant, ils arrivèrent au château, et le père du serpent lui
+dit en pleurant:
+
+--Au nom de Dieu, mon enfant, où étais-tu?
+
+Le serpent lui raconta comment il avait été entouré par le feu, et
+comment le berger l'avait sauvé. Le roi des serpents se tourna alors
+vers le berger et lui dit:
+
+--Que veux-tu que je te donne pour avoir sauvé mon enfant?
+
+--Apprends-moi la langue des animaux, répondit le berger, je veux
+causer, comme toi, avec toute la terre.
+
+Le roi lui dit:
+
+--Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce
+langage, et que tu en dises rien à personne, tu mourrais aussitôt;
+demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la
+donnerai.
+
+Mais le berger lui répondit:
+
+--Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu
+et que le ciel te protège: je ne veux pas autre chose.
+
+Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant:
+
+--Arrête, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche.
+
+Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit:
+
+--Maintenant souffle à ton tour dans la mienne.
+
+Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents
+lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi
+soufflé chacun par trois fois, le roi lui dit:
+
+--Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne;
+mais, si tu tiens à la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car,
+si tu en dis un mot à personne, tu mourras à l'instant.
+
+Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce
+que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre.
+En arrivant à son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il
+se coucha par terre pour dormir. A peine était-il étendu, que voici deux
+corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent à dire
+dans leur langage:
+
+--Si ce berger savait qu'à l'endroit où est cet agneau noir il y a sous
+la terre un caveau tout plein d'or et d'argent!
+
+Aussitôt que le berger entendit cela, il alla trouver son maître, prit
+une voiture avec lui, et en creusant ils trouvèrent la porte du caveau,
+et ils emportèrent le trésor.
+
+Le maître était un honnête homme, il laissa tout au berger en lui
+disant:
+
+--Mon fils, ce trésor est à toi, car c'est Dieu qui te l'a donné.
+
+Le berger prit le trésor, bâtit une maison, et, s'étant marié, il
+vécut joyeux et content: il fut bientôt le plus riche non seulement du
+village, mais des environs.
+
+A dix lieues à la ronde, on n'en eût pas trouvé un second à lui
+comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux,
+et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de
+terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noël, il
+dit à sa femme:
+
+--Prépare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous
+irons à la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se
+divertissent.
+
+La femme suivit cet ordre et prépara tout ce qu'on avait commandé.
+Le lendemain, quand ils furent à la ferme, le maître dit le soir aux
+bergers:
+
+--Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette
+nuit pour garder les troupeaux à votre place.
+
+Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit,
+les loups se mirent à hurler et les chiens à aboyer; les loups disaient
+dans leur langue:
+
+--Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour
+vous.
+
+Et les chiens répondaient dans leur langue:
+
+--Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois.
+
+Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que
+deux crocs dans la gueule, celui-là disait aux loups:
+
+--Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas
+de tort à mon maître.
+
+Le père de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand
+vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en
+vie que le vieux dogue. Les valets étonnés disaient:
+
+--Maître, c'est grand dommage.
+
+Mais le père de famille répondait:
+
+--Faites ce que je dis.
+
+Il se disposa à retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent
+en route; le mari monté sur un beau cheval gris, la femme assise sur
+une haquenée qu'elle couvrait tout entière des longs plis de sa robe.
+Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et
+que la femme resta en arrière. Le cheval se retourna et dit à la jument:
+
+--En avant! plus vite! pourquoi ralentir?
+
+La haquenée lui répondit:
+
+--Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maître; mais, moi,
+avec ma maîtresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et
+des jupons, des clefs et des sacs à n'en plus finir. Il faudrait quatre
+boeufs pour traîner tout cet attirail de femme.
+
+Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque,
+poussa la jument et, après avoir rejoint son époux, lui demanda pourquoi
+il avait ri.
+
+--Mais pour rien; une folie qui m'a passé par l'esprit.
+
+La femme ne trouva pas la réponse bonne, elle pressa son mari pour lui
+dire pourquoi il avait ri. Mais il résista, et lui dit:
+
+--Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne
+sais pas moi-même pourquoi j'ai ri.
+
+Plus il se défendait, plus elle insistait pour connaître la cause de sa
+gaieté. A la fin, il lui dit:
+
+--Sache donc que, si je révélais ce qui m'a fait rire, je mourrais à
+l'instant même.
+
+Mais cela n'arrêta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari
+pour qu'il parlât.
+
+Il arrivèrent à la maison. En descendant de cheval, le mari commanda
+qu'on lui fit une bière; quand elle fut prête, il la mit devant la
+maison et dit à sa femme:
+
+--Vois, je vais entrer dans cette bière, je te dirai alors ce qui m'a
+fait rire; mais aussitôt que j'aurai parlé, je serai un homme mort.
+
+Et alors il se mit dans la bière, et, comme il regardait une dernière
+fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de
+son maître et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa
+femme et lui dit:
+
+--Apporte un morceau de pain et donne-le au chien.
+
+La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda même pas.
+Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le
+chien lui dit:
+
+--Misérable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maître va
+mourir!
+
+Et le coq lui répondit:
+
+--Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes;
+je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitôt
+qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui
+s'avisât de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui,
+qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre à la raison!
+
+Sitôt que le mari entend cela, il saute à bas de la bière, il prend un
+bâton et appelle sa femme dans la chambre:
+
+--Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir.
+
+Et alors il la raisonne à coups de bâton en disant:
+
+--Voilà, ma femme, voilà!
+
+C'est de cette façon qu'il lui répondit, et jamais, depuis, la dame n'a
+demandé à son époux pourquoi il avait ri.
+
+CONCLUSION
+
+Telle fut la dernière histoire du Dalmate; ce fut aussi la dernière de
+celles que, ce jour-là, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut
+d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa
+bibliothèque était inépuisable, sa mémoire ne se troublait jamais, sa
+parole ne s'arrêtait pas; mais à toujours conter on ennuie le lecteur,
+d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'année prochaine.
+Peut-être alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des
+leçons à sa douce sagesse.
+
+En attendant, chers lecteurs, je me sépare de vous avec les adieux que
+m'adressait chaque jour l'excellent marin: «Mon ami, sois sage, obéis
+à ta mère, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette
+d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'après la peine: celui-là
+seul s'amuse qui a bien travaillé. Et maintenant, ajoutait-il en me
+prenant la main, je te recommande à Dieu.»
+
+Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies
+lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour
+rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son père; aussi
+doux et aussi aimable que sa mère; c'est le dernier voeu de votre vieil
+ami.
+
+
+
+
+LE CHATEAU DE LA VIE
+
+
+I
+
+
+Il y a quelques années que, me trouvant à Capri, la plus charmante des
+îles du golfe de Naples, par une de ces belles journées d'automne, qui
+sont pleines de calme et de lumière, j'eus le désir de me rendre en
+bateau à Paestum, en m'arrêtant à Amalfi et à Salerne. La chose était
+aisée; il y avait sur la plage des pêcheurs qui retournaient à terre et
+ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'étranger. En entrant
+dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux,
+visages bronzés par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de
+huit ou dix ans, à la taille forte et cambrée, à la figure colorée, aux
+yeux noirs et vifs, qui tour à tour commandait ou priait l'équipage avec
+la majesté d'une Italienne ou la grâce d'un enfant. C'était la fille du
+patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra
+quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun à la rame,
+comme je me trouvais seul à ne rien faire dans la barque, je pris
+l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses lèvres
+mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement à l'oreille.
+
+--Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne
+craignez pas non plus d'écouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit,
+elle est déjà savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous
+dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille à un serpent,
+ou celle de Vardiello, à qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous
+mieux la Biche enchantée, ou l'Ogre qui donne à Antuono de Maregliano le
+bâton qui fait son devoir, ou le Château de la Vie...?
+
+--Va pour le Château de la Vie! m'écriai-je, afin d'interrompre un
+défilé de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet.
+
+--Nunziata, mon enfant, dit le pêcheur d'un ton solennel, conte à Son
+Excellence l'histoire du Château de la Vie, telle que ta mère te l'a
+récitée tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs,
+tâchez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre.
+
+C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait
+sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre
+empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq,
+attentifs et silencieux, nous écoutions l'enfant qui nous parlait de
+féerie, au milieu d'une nature enchantée.
+
+
+II
+
+LE CHATEAU DE LA VIE
+
+
+Il y avait une fois, commença gravement Nunziata, il y avait une fois à
+Salerne une bonne vieille, pêcheuse de profession, qui n'avait pour
+tout bien et pour tout appui qu'un garçon de douze ans, son petit-fils,
+pauvre orphelin dont le père avait été noyé dans un jour d'orage,
+et dont la mère était morte de chagrin. Gracieux, c'était le nom de
+l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mère: il la suivait tous les
+matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le
+filet à la rive, en attendant qu'il fût assez fort pour aller lui-même
+à la pêche, et braver ces flots qui lui avaient tué tous les siens. Il
+était si beau, si bien fait, si avenant que, dès qu'il entrait dans la
+ville, avec sa corbeille de poissons sur la tête, chacun courait après
+lui; il avait vendu sa part avant même que d'arriver au marché.
+
+Par malheur la grand'mère était bien vieille; elle n'avait plus qu'une
+dent au milieu de la bouche, sa tête branlait, ses yeux étaient si
+rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine
+à se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi,
+tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppât dans sa couverture pour
+dormir à terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour où il
+serait seul; elle lui disait quels pêcheurs il fallait voir et quels il
+fallait éviter; comment, en étant toujours doux et laborieux, prudent et
+résolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir à lui
+sa barque et ses filets; le pauvre garçon n'écoutait guère toute cette
+sagesse; dès que la vieille commençait à prendre le ton sérieux:
+
+--Mère-grand, s'écriait l'enfant, mère-grand, ne me quitte pas. J'ai des
+bras, je suis fort, bientôt je pourrai travailler pour deux; mais si, en
+revenant de la mer, je ne te retrouve pas à la maison, comment veux-tu
+que je vive?
+
+Et il l'embrassait en pleurant.
+
+--Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi
+seul que tu crains; après moi, tu auras deux protectrices que plus d'un
+prince t'envierait. Il y a déjà longtemps que j'ai obligé deux grandes
+dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler,
+et ce sera bientôt.
+
+--Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu
+dans la cabane que des femmes de pêcheurs.
+
+--Ce sont deux fées, répondit la grand'mère, deux grandes fées: la fée
+des eaux et la fée des bois. Écoute-moi bien, mon enfant; c'est un
+secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je
+l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans,
+l'année même où mourut ton père, où ta mère aussi nous laissa, j'étais
+sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans
+le sable; j'étais penchée à terre et cachée par un rocher, quand je vis
+un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacré
+qu'il faut toujours ménager; je le laissai donc aborder et ne remuai
+pas, de crainte de l'effaroucher. En même temps, d'une fente de la
+montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte
+qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils
+furent près l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la
+rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si
+elle l'eût embrassé tendrement; ils restèrent ainsi enlacés quelques
+minutes; puis ils se séparèrent brusquement, le serpent pour rentrer
+dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta.
+
+«Fort étonnée de ce que j'avais vu, je revins le lendemain à la même
+heure, et à la même heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la
+couleuvre sortit de sa retraite. C'étaient des fées, il n'était pas
+permis d'en douter, peut-être des fées enchantées à qui je pouvais
+rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'était leur déplaire et
+m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que
+le hasard amènerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade,
+assistant tous les matins au même spectacle, quand un jour j'aperçus un
+gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait
+derrière le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait être
+qu'un enchanteur, d'après ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse:
+je me promis de le surveiller. Et, en effet, à peine l'alcyon et la
+couleuvre s'étaient-ils embrassés, que voici le chat qui se ramasse, se
+gonfle et s'élance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le
+brigand, qui tenait déjà ses victimes entre ses griffes meurtrières; je
+le saisis malgré toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains
+en sang, et là, sans pitié, sachant à qui j'avais affaire, je pris le
+couteau qui me servait à ouvrir les châtaignes de mer, et je coupai au
+monstre la tête, les pattes et la queue, attendant avec confiance le
+succès de mon dévouement.
+
+«Je n'attendis pas longtemps; dès que j'eus jeté à la mer le corps de
+la bête, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnée de
+plumes blanches, l'autre qui avait pour écharpe une peau de serpent;
+c'étaient, je te l'ai déjà dit, la fée des eaux et la fée des bois.
+Enchantées par un misérable génie qui avait surpris leur secret, il leur
+fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'à ce qu'une main généreuse les
+affranchit; c'est à moi qu'elles devaient la liberté et la puissance.
+
+«Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront
+exaucés.»
+
+«Je réfléchis que j'étais vieille et que j'avais assez souffert de la
+vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour
+viendrait où rien ne serait trop beau pour ton désir, où tu voudrais
+être riche, noble, général, marquis, prince peut-être. «Ce jour-là, me
+dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur
+me payera quatre-vingts ans de peine et de misère.» Je remerciai donc
+les fées et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure où j'en
+aurais besoin. La fée des eaux ôta une petite plume de sa couronne; la
+fée des bois détacha une écaille de la peau du serpent.
+
+«Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place
+cette plume et cette écaille dans un vase d'eau pure, en même temps
+appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en
+un instant tu nous verras devant toi, prêtes à payer la dette
+d'aujourd'hui.»
+
+«Je baissai la tête en signe de reconnaissance; quand je la relevai,
+tout avait disparu; même il n'y avait plus ni blessures ni sang à mes
+bras; j'aurais cru qu'un rêve m'avait trompée, si je n'avais eu dans la
+main l'écaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon.
+
+--Et ces trésors, dit Gracieux, où sont-ils, grand'-mère?
+
+--Mon enfant, répondit la vieille, je les ai cachés avec soin, ne
+voulant te les montrer que le jour où tu serais un homme et en état de
+t'en servir; mais, puisque la mort va nous séparer, le moment est venu
+de te remettre ces précieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche
+un coffret de bois caché sous des chiffons; dans ce coffret est une
+petite boîte de carton enveloppée d'étoupe; ouvre cette boîte, tu
+trouveras l'écaille et la plume soigneusement entourées de coton.
+Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te
+reste à faire.»
+
+Gracieux apporta la boîte à la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter
+son grabat; ce fut elle-même qui prit les deux objets.
+
+--Maintenant, dit-elle à son fils en les lui remettant, place au milieu
+de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, dépose
+l'écaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la
+noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils;
+seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant
+d'exprimer ce voeu qui nous séparera pour jamais, et reçois une dernière
+fois ma bénédiction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur.
+
+Mais, à la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni
+lui demander sa bénédiction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau
+an milieu de la chambre, jeta la plume et l'écaille au milieu de
+l'assiette, et cria du fond du coeur: «Je veux que mère-grand vive
+toujours: parais, fée des eaux; je veux que mère-grand vive toujours:
+parais, fée des bois!»
+
+Et alors voilà l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un
+grand bassin que les murs de la chaumière ont peine à contenir, et du
+fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'à leur
+baguette il reconnut de suite pour des fées. L'une avait une couronne de
+feuilles de houx mêlées de grains rouges, avec des pendants d'oreilles
+en diamants qui ressemblaient à des glands dans leur coupe; elle était
+vêtue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle
+avait une peau tigrée qui se nouait en écharpe sur l'épaule droite:
+c'était la fée des bois. Quant à la fée des eaux, elle avait une
+coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordée de plumes de
+grèbes, et une écharpe bleue qui par moments se relevait sur sa tête
+et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles
+fussent, toutes deux regardèrent en souriant Gracieux, qui s'était
+réfugié dans les bras de sa grand'mère, et qui tremblait de peur et
+d'admiration.
+
+[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes
+femmes, qu'à leur baguette il reconnut pour des fées.]
+
+«Nous voici, mon enfant, dit la fée des eaux, qui prit la parole comme
+la plus âgée; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as
+formé te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que
+tu as conçu, toi seul tu peux l'exécuter. Nous pouvons bien prolonger
+de quelque temps l'existence de ta grand'mère; mais, pour qu'elle vive
+toujours, il te faut aller au Château de la Vie, à quatre grandes
+journées d'ici, du côté de la Sicile. Là se trouve la fontaine
+d'immortalité. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journées sans
+te détourner de ton chemin, si, arrivé au château, tu peux répondre aux
+trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras là-bas
+ce que tu désires; mais, mon enfant, réfléchis bien avant de prendre ce
+parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu
+manques d'atteindre le but de ta journée, non seulement tu n'obtiendras
+pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'où nul
+n'est revenu.
+
+--Je pars, Madame, répondit Gracieux.
+
+--Mais, dit la fée des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne
+connais pas même le chemin.
+
+--N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames,
+et, pour sauver ma grand'mère, j'irais au bout du monde.
+
+--Attends, dit la fée des bois; et, détachant le plomb d'une vitre
+brisée, elle le mit dans le creux de sa main.
+
+Et voici le plomb qui se met à fondre et à bouillir sans que la fée
+paraisse incommodée de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le
+métal, qui s'y fige en mille formes variées.
+
+--Que vois-tu dans tout cela? dit la fée à Gracieux.
+
+--Madame, répondit-il, après avoir regardé avec attention, il me semble
+que j'aperçois un chien épagneul avec une grande queue et de grandes
+oreilles.
+
+--Appelle-le, dit la fée?
+
+Aussitôt voilà qu'on entend aboyer, et que du milieu du métal sort un
+chien noir et couleur de feu, qui se met à gambader et à sauter autour
+de Gracieux.
+
+--Ce sera ton compagnon, dit la fée; tu le nommeras Fidèle; il te
+montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de le conduire,
+et non pas à lui de te mener. Si tu le fais obéir, il te servira; si tu
+lui obéis, il te perdra.
+
+--Et moi, dit la fée des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre
+Gracieux?
+
+Et, regardant autour d'elle, la dame vit à terre un morceau de papier
+que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu;
+quand la flamme fut passée, on vit des milliers de petites étincelles
+qui couraient l'une après l'autre, comme des nonnes qui à la nuit de
+Noël se rendent à la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fée
+suivit d'un oeil curieux toutes ces étincelles; quand la dernière fut
+près de s'éteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un
+petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayée, alla se heurter
+à tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'épaule de
+Gracieux.
+
+--Ce sera ta compagne, dit la fée des eaux, tu la nommeras Pensive;
+elle te montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de la
+conduire, et non pas à elle de te mener. Si tu la fais obéir, elle te
+servira; si tu lui obéis, elle te perdra.
+
+--Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fée des eaux, peut-être y
+trouveras-tu quelque chose.
+
+Gracieux obéit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal
+de roche qui brillait comme du diamant; c'est là-dedans, lui dit la fée,
+qu'il devait recueillir l'eau d'immortalité: elle eût brisé tout vase
+fait de la main des hommes. A côté du flacon, Gracieux trouva un
+poignard à lame triangulaire. C'était bien autre chose que le stylet de
+son père le pêcheur auquel on lui défendait de toucher; avec cette arme
+on pouvait braver le plus fier ennemi.
+
+--Ma soeur, vous ne serez pas plus généreuse que moi, dit l'autre fée;
+et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison,
+elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitôt, et, en moins de
+temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout
+incrustée de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchière
+que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait à merveille: on
+eût dit d'un prince qui partait en chasse. Il était si beau que sa
+grand'mère en pleurait de joie et d'attendrissement.
+
+Les deux fées disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui
+recommandant bien de l'attendre, et il se mit à deux genoux pour lui
+demander sa bénédiction. L'aïeule lui fit un beau sermon pour lui
+recommander d'être patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais
+s'écarter du droit chemin, «non pas pour moi, ajouta la vieille, qui
+accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as formé,
+mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir
+sans que tu me fermes les jeux».
+
+Il était tard; Gracieux se coucha par terre, trop agité, à ce qu'il
+croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eût bientôt surpris; il
+dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mère regardait la
+figure de son cher enfant éclairée par la lueur vacillante de la lampe,
+et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant.
+
+
+III
+
+
+De grand matin, quand l'aube pointait à peine, l'hirondelle se mit à
+gazouiller et Fidèle à tirer la couverture: «Partons, maître, partons,
+disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait
+par le don des fées; déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau chante,
+la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps.»
+
+Gracieux embrassa une dernière fois sa vieille amie et prit le chemin
+qui mène à Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en
+chassant les moucherons; Fidèle caressait son jeune maître ou courait
+devant lui.
+
+Ils n'étaient pas encore à deux lieues de la ville, que Gracieux
+vit Fidèle qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes
+régulières, traînant avec elles toutes leurs provisions.
+
+--Où allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles répondirent:
+
+--Au Château de la Vie.
+
+Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'étaient mises
+aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au
+Château de la Vie, pour boire à la fontaine d'immortalité. On marcha
+de compagnie, comme gens qui suivent la même route. Pensive présenta à
+Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrément. L'amitié vient
+vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons étaient
+inséparables.
+
+Aller tout droit n'est pas le goût des papillons; aussi l'ami de
+Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui
+de sa vie n'avait été libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni
+tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquiétait
+pas plus de la journée que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout
+de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigué.
+
+--N'allons pas plus loin, disait-il à Gracieux; vois comme cette nature
+est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument!
+restons ici; c'est ici qu'est la vie.
+
+--Marchons, disait Fidèle, la journée est longue et nous ne sommes qu'au
+début.
+
+--Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons
+toujours en avant.
+
+Gracieux, rentré en lui-même, fit de sages raisonnements au papillon qui
+voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain.
+
+--Que m'importe? disait l'insecte; hier j'étais chenille, ce soir je ne
+serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de
+Paestum toute grande ouverte.
+
+Le parfum était si fort que le pauvre papillon en fut asphyxié; Gracieux
+essaya en vain de le rappeler à la vie, et, après l'avoir pleuré, il le
+mit avec une épingle à son chapeau comme une cocarde.
+
+Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arrêter.
+
+--Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons
+contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos!
+Viens, Gracieux, nous t'égayerons, et tu chanteras avec nous.
+
+--Écoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien!
+
+Mais Fidèle ne voulait pas s'arrêter; il avait du feu dans les veines,
+il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir après
+l'importun.
+
+Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche à miel toute chargée de
+butin.
+
+--Où vas-tu? lui dit-il.
+
+--Je retourne chez moi, répondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma
+ruche.
+
+--Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme
+la cigale et renoncer à ta part d'immortalité?
+
+--Ton Château est trop loin, répondit l'abeille, je n'ai pas ton
+ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien à
+tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie.
+
+Gracieux fut un peu ému d'avoir perdu dès le premier jour tant de
+compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilité il avait
+fourni la première étape, son coeur fut plein de joie; il caressa
+Fidèle, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et
+s'endormit plein d'espoir en rêvant à sa grand'mère et aux deux fées.
+
+
+IV
+
+
+Le lendemain, dès l'aurore, Pensive avertit son jeune maître.
+
+--Partons, disait-elle. Déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau
+chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est
+temps.
+
+--Un moment, répondait Fidèle; la journée n'est pas longue; avant midi
+nous verrons les temples de Paestum, où nous devons nous arrêter ce
+soir.
+
+--Les fourmis sont déjà en route, reprenait Pensive: le chemin est plus
+difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons.
+
+Gracieux avait vu en songe sa grand'mère qui lui souriait; aussi se
+mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour était
+splendide: à droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuâtres
+et les déroulait sur le sable en murmurant; à gauche, dans le lointain,
+des montagnes bordées d'une teinte rosée; dans la plaine, de grandes
+herbes toutes parsemées de fleurs, un chemin planté d'aloès, de
+jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi
+de plaisir et d'espérance, se croyait déjà au but du voyage. Fidèle
+bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix
+effrayées; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumière.
+Tout à coup, au milieu des roseaux, Gracieux aperçut une belle chevrette
+qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait.
+L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'éloigner de
+beaucoup. Trois fois elle recommença le même manège, comme si elle
+agaçait Gracieux.
+
+--Suivons-la, dit Fidèle; je lui couperai le chemin, nous l'aurons
+bientôt prise.
+
+--Où est Pensive? dit l'enfant.
+
+--Qu'importe, maître? reprit Fidèle; c'est l'affaire d'un instant.
+Fiez-vous à moi, je suis né pour la chasse; la chevrette est à nous.
+
+Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidèle faisait un
+détour, il courut après la chevrette, qui s'arrêtait entre les arbres,
+comme pour se laisser prendre, et bondissait dès que la main du chasseur
+l'effleurait. «Courage, maître!» cria Fidèle en débusquant; mais d'un
+coup de tête chevrette lança le chien en l'air et s'enfuit plus vite que
+le vent.
+
+Gracieux s'élança à sa poursuite; Fidèle, les yeux et la gueule
+enflammés, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient
+fossés, sillons, branchages, sans que rien arrêtât leur audace. La
+chevrette fatiguée perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur,
+déjà il étendait la main pour saisir sa proie, quand tout à coup, le sol
+lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans
+un piège qu'on avait couvert de feuillages.
+
+Il n'était pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord
+leur cria:
+
+--Vous êtes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera
+tous les deux.
+
+Disant cela, elle disparut.
+
+--Maître, dit Fidèle, la fée avait raison en vous recommandant de ne pas
+me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu.
+
+--Au moins, dit Gracieux, nous défendrons notre vie.
+
+Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des
+loups.
+
+Plus calme alors, il regarda la fosse profonde où il était tombé; elle
+était trop haute pour qu'il en pût sortir, c'est dans ce trou qu'il lui
+fallait recevoir la mort. Fidèle comprit les regards de son ami.
+
+--Maître, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez
+de toutes vos forces, peut-être arriverais-je au bord; une fois dehors
+je vous aiderais.
+
+Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser
+Fidèle, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrième effort,
+le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des
+pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitôt il poussa dans la fosse des
+branches coupées qui se trouvaient au bord:
+
+--Maître, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous
+une échelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les
+hurlements du roi des loups.
+
+Gracieux était adroit et agile. La colère doubla ses forces; en moins
+d'un instant il fut dehors. Là, il assura son poignard dans sa ceinture,
+changea la capsule de sa carabine, et, se plaçant derrière un arbre, il
+attendit de pied ferme l'ennemi.
+
+Soudain il entendit un cri effroyable: une bête horrible, avec des crocs
+grands comme les défenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds
+énormes; Gracieux l'ajusta d'une main émue, et tira. Le coup avait
+porté, l'animal tourna sur lui-même en hurlant; mais aussitôt il reprit
+son élan, «Rechargez votre carabine, pressez-vous, maître», cria Fidèle,
+qui se jeta courageusement à la face du monstre, et le prit au cou à
+belles dents.
+
+Le loup n'eut qu'à secouer la tête pour jeter à terre le pauvre chien,
+il l'eût avalé d'une bouchée, si Fidèle ne lui eût glissé dans la gueule
+en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son
+compagnon; il s'avança hardiment et lira son second coup, en visant à
+l'épaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort suprême, il
+se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc
+terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant
+les bonnes fées à son aide, il prit son poignard et l'enfonça dans le
+coeur de l'animal, qui, prêt à dévorer son ennemi, tout à coup tendit
+les membres et mourut.
+
+Couvert de sang et d'écume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit
+sur un arbre renversé. Fidèle se traîna près de lui sans oser le
+caresser, car il sentait combien il était coupable.
+
+--Maître, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous
+sommes si loin de Paestum!
+
+--Il faut partir, s'écria l'enfant; et il se leva; mais il était si
+faible qu'il fut obligé de se rasseoir.
+
+Une soif brûlante le dévorait; il avait la fièvre, tout tournait autour
+de lui. Alors, songeant à sa grand'mère, il se mit à pleurer. Avoir
+oublié sitôt de si belles promesses et mourir dans ce pays d'où l'on
+ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels
+remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette
+journée si bien commencée!
+
+Bientôt on entendit des hurlements sinistres; c'étaient les frères
+du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient à son secours.
+Gracieux embrassa Fidèle, c'était son seul ami; il lui pardonna une
+imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un
+lingot dans sa carabine, fit sa prière aux bonnes fées, leur recommanda
+sa grand'mère et se disposa à mourir.
+
+--Gracieux! Gracieux! où êtes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait
+être que celle de Pensive.
+
+Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tête de son maître.
+
+--Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout près
+d'ici une source pour étancher votre soif et arrêter le sang de vos
+blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier caché qui peut nous
+conduire à Paestum.
+
+Gracieux et Fidèle se traînèrent jusqu'au ruisseau, tremblants de
+crainte et d'espérance; puis ils s'engagèrent dans le chemin couvert,
+un peu ranimés par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil était
+couché; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la
+lune se leva, on était hors de danger. Restait une route pénible et
+dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais à
+traverser, des fossés à franchir, des fourrés où l'on se déchirait la
+figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait réparer sa faute et
+sauver sa grand'mère. Gracieux avait le coeur si léger, qu'à chaque pas
+ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, après mille fatigues, on
+arriva à Paestum comme les étoiles allaient marquer minuit.
+
+Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, après avoir
+remercié Pensive, il s'endormit ayant à ses pieds Fidèle, meurtri,
+sanglant et silencieux.
+
+
+V
+
+
+Le sommeil ne fut pas long; Gracieux était debout avant le jour, qui
+se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les
+fourmis qui avaient élevé un monceau de sable, et qui y enterraient les
+grains de la moisson nouvelle. Toute la république était en mouvement.
+Chaque fourmi allait, venait, parlait à sa voisine, recevait ou donnait
+des ordres; on traînait des brins de paille, on voiturait de petits
+morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des
+provisions: c'était tout un établissement pour l'hiver.
+
+--Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Château de la
+Vie? Renoncez-vous à l'immortalité?
+
+--Nous avons assez travaillé, lui répondit une des ouvrières; le jour de
+la récolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous
+sommes riches. C'est aux fous à compter sur le lendemain, le sage use de
+l'heure présente; quand on a honnêtement amassé, la vraie philosophie,
+c'est de jouir.
+
+Fidèle trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus
+donner de conseils, il se contenta de secouer la tête en partant;
+Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'était qu'une égoïste; s'il
+n'y avait qu'à jouir dans la vie, le papillon était plus sage qu'elle.
+En même temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola à tire-d'aile
+pour éclairer le chemin.
+
+Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il
+regrettât un peu la chevrette, il se promettait que, le troisième jour,
+rien ne le détournerait de sa route. Fidèle, l'oreille déchirée, suivait
+en boitant son jeune maître, et ne semblait pas moins rêveur que lui.
+Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arrêter quelques instants.
+Le temps était moins brûlant que la veille, il semblait qu'on eût changé
+de pays et de saison. La route traversait des prés récemment fauchés
+pour la seconde fois, ou de beaux vignobles chargés de raisin; elle
+était bordée de grands figuiers tout couverts de fruits où bourdonnaient
+des milliers d'insectes; il y avait à l'horizon des vapeurs dorées,
+l'air était doux et tiède; tout invitait au repos.
+
+Dans la plus belle des prairies, auprès d'un ruisseau qui répandait
+au loin la fraîcheur, à l'ombre des platanes et des frênes, Gracieux
+aperçut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couchés à
+terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur
+chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut reçu avec
+politesse. D'un signe de tête on l'invita à s'asseoir, on lui montra de
+grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait
+le calme et la gravité de ces paisibles et puissants animaux. On eût dit
+autant de sénateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or
+qu'ils portaient au nez ajoutait encore à la majesté de leur aspect.
+Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille,
+songeait malgré lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et
+de cette abondance; si le bonheur était quelque part, c'était là sans
+doute qu'il fallait le chercher.
+
+Fidèle partageait l'avis de son maître. On était au moment où les
+cailles passent en Afrique; la terre était couverte d'oiseaux fatigués
+qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidèle n'eut qu'à
+se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha
+aux pieds de Gracieux, et se mit à ronfler.
+
+Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-là avait
+craint d'être indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui
+montrait un esprit cultivé et qui avait une grande expérience.
+
+--Êtes-vous, lui demanda-t-il, les maîtres de ce riche domaine?
+
+--Non, répondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste,
+à la fée Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes
+les fées.
+
+--Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux.
+
+--Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une
+redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de
+temps en temps quelqu'un de nos enfants pour régaler ses hôtes. A ce
+prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite sécurité; aussi
+n'avons-nous rien à envier sur la terre; il n'est personne de plus
+heureux que nous.
+
+--N'avez-vous jamais entendu parler du Château de la Vie et de la
+Fontaine d'immortalité? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir
+pourquoi, rougissait de faire cette question.
+
+--Chez nos pères, répondit le taureau, il y avait quelques anciens qui
+parlaient encore de ces chimères; plus sages que nos aïeux, nous savons
+aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir.
+
+Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que
+c'était que ces tours carrées et rougeâtres qu'il apercevait dans le
+lointain.
+
+--Ce sont les Tours Vermeilles, répondit le taureau; elles ferment la
+route; il vous faut passer par le château de Crapaudine pour continuer
+votre voyage. Vous verrez la fée, mon jeune ami, elle vous offrira
+l'hospitalité et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi;
+tous ont accepté les bienfaits de notre maîtresse, tous se sont bien
+trouvés de renoncer à leurs rêves pour vivre heureux.
+
+--Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux.
+
+--Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau,
+qui, n'ayant pas achevé sa sieste, baissa la tête et s'endormit.
+
+Gracieux tressaillit et réveilla Fidèle, qui ne se leva qu'en
+grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne répondît pas: elle causait
+avec une araignée qui avait étendu entre deux branches de frêne une
+grande toile qui brillait au soleil et qui était pleine de moucherons.
+
+--Pourquoi, disait l'araignée à l'hirondelle, pourquoi ce long voyage?
+à quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou
+d'un maître? Regarde-moi, je ne dépends de personne et tire tout de
+moi-même. Je suis ma maîtresse, je jouis de mon art et de mon génie:
+c'est à moi que je ramène le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs
+ni un bonheur que je ne dois qu'à moi seule.
+
+[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garçon,
+qui, par respect, fut obligé de les porter à ses lèvres en s'inclinant.]
+
+Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle était en
+admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron
+étourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignée, en hôtesse
+attentive, offrait la proie nouvelle à sa compagne étonnée, quand tout à
+coup un souffle passa, un souffle si léger que la plume de l'hirondelle
+n'en fut pas même effleurée. Pensive chercha l'araignée; la toile était
+jetée aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte à son
+dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant.
+
+
+VI
+
+
+Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux
+fut introduit en grande cérémonie par deux beaux lévriers caparaçonnés
+de pourpre et portant au cou de larges colliers étincelants de rubis.
+Après avoir traversé un grand nombre de salles toutes pleines de
+tableaux, de statues, d'étoffes d'or et de soie, de coffres où l'argent
+et les bijoux débordaient, Gracieux et ses compagnons entrèrent dans un
+temple rond qui était le salon de Crapaudine. Les murs en étaient de
+lapis; la voûte, d'émail azuré, était soutenue par douze colonnes
+cannelées en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles
+d'acanthe en émail blanc bordées d'or. Sur un large fauteuil de velours
+était placé un crapaud gros comme un lapin: c'était la déesse du lieu.
+Drapée dans un grand manteau d'écarlate tout bordé de paillettes
+éclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tête un diadème de rubis
+dont l'éclat animait un peu ses grosses joues marbrées de jaune et de
+vert. Sitôt qu'elle aperçut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts
+tout couverts de bagues; le pauvre garçon fut obligé, par respect, de
+les portera à ses lèvres en s'inclinant.
+
+--Mon ami, lui dit la fée avec une voix rauque qu'elle essayait
+d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas être moins généreuse pour toi
+que ne l'ont été mes soeurs. En venant jusqu'à moi, tu as vu une faible
+part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses
+coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables,
+tout cela est à toi, si tu veux; il ne tient qu'à toi d'être le plus
+riche et le plus heureux des hommes.
+
+--Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout ému.
+
+--Moins que rien, répondit la fée: me hacher en cinquante morceaux et me
+manger à belles dents. Ce n'est pas là chose effrayante, ajouta-t-elle
+avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges
+que de coutume, Crapaudine se mit à baver agréablement.
+
+--Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu
+regarder sans envie les beaux jardins de la fée.
+
+--Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se
+promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes trésors, et se
+dire qu'en me donnant cette preuve de dévouement on aura tout.
+
+--Maître, soupira Fidèle d'une voix suppliante, un peu de courage, nous
+sommes si bien ici!
+
+Pensive ne disait rien, mais son silence était un aveu. Quant à
+Gracieux, qui songeait aux buffles et à l'anneau d'or, il se défiait de
+la fée; Crapaudine le devina.
+
+--Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher
+Gracieux. En t'offrant tout ce que je possède, je te demande aussi un
+service que je veux dignement récompenser. Quand tu auras accompli
+l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme
+Vénus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est
+peu de chose quand on est riche. Déjà dix princes, vingt marquis, trente
+comtes me supplient de les épouser telle que je suis; devenue femme,
+c'est à toi que je donnerai la préférence, nous jouirons ensemble de mon
+immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvreté, tu as sur toi un trésor
+qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donné ma soeur; et elle
+étendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman.
+
+--Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni
+de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Château de la Vie.
+
+--Tu n'iras jamais, misérable! s'écria la fée en furie.
+
+Tout aussitôt le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux,
+une horloge invisible commença de sonner minuit.
+
+Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hésiter, il
+se jeta à corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mère,
+n'était-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui témoigner son repentir
+et son amour?
+
+
+VII
+
+
+A la surprise de Gracieux, le feu s'écarta sans le toucher; il se trouva
+tout à coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons auprès de lui.
+
+Ce pays, ce n'était plus l'Italie; c'était une Russie, c'était la fin
+de la terre. Gracieux était égaré sur une montagne couverte de neige.
+Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et
+qui égouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et
+pénétrant le glaçait jusqu'aux os; la terre détrempée s'enfonçait sous
+ses pieds; pour comble de misère, il lui fallait descendre une pente
+rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec
+fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche
+d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidèle, la queue entre les
+jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'épaule de son
+maître, ses plumes hérissées se couvraient de petits glaçons. La pauvre
+bête était à demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se
+plaignait pas.
+
+Quand, après des peines infinies, on fut arrivé au bas de la montagne,
+Gracieux trouva un fleuve couvert de glaçons énormes qui se heurtaient
+les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il
+fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours.
+
+--Maître, dit Fidèle, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fée
+qui m'a mis à votre service et tiré du néant!
+
+Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux
+essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et
+son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de répondre une
+dernière fois aux caresses de son maître en remuant la queue, en lui
+léchant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira.
+
+Gracieux chargea Fidèle sur son dos pour l'emporter au Château de la
+Vie, et monta résolument sur un glaçon, toujours suivi de Pensive. Avec
+son bâton il poussa ce frêle radeau jusqu'au milieu du courant, qui
+l'emporta avec une effroyable rapidité.
+
+--Maître, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons
+à l'abîme qui va nous dévorer! Donnez-moi une dernière caresse, et
+adieu!
+
+--Non, disait Gracieux; pourquoi les fées m'auraient-elles trompé?
+Peut-être le rivage est-il près d'ici; peut-être au-dessus du nuage y
+a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-être au-dessus du
+brouillard trouveras-tu la lumière et verras-tu le Château de la Vie.
+
+Pensive déploya ses ailes à demi gelées, et courageusement elle s'éleva
+au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit
+de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glaçon continuait sa
+course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit;
+mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha
+pour attendre la mort sur le glaçon qui vacillait. Parfois un éclair
+livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre:
+on eût dit la fin du monde et du temps. Tout à coup, dans son désespoir
+et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba
+à ses pieds.
+
+--Maître, maître, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore
+est là-haut: courage!
+
+Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes épuisées et resta sans
+mouvement et sans vie.
+
+Gracieux, qui s'était relevé en sursaut, mit sur son coeur le pauvre
+oiseau qui s'était sacrifié pour lui, et, avec une ardeur surhumaine,
+il poussa le glaçon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte.
+Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il
+tomba à genoux et ferma les yeux en attendant la mort.
+
+Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tête, et le jeta
+tout évanoui sur le rivage où nul vivant n'avait abordé avant lui.
+
+[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes épuisées, et
+resta sans mouvement et sans vie.]
+
+
+VIII
+
+
+Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages,
+ni ténèbres: il avait échoué sur le sable dans un pays riant, où les
+arbres baignaient dans une lumière pure. En face de lui était un beau
+château d'où s'échappait une source jaillissante qui se jetait à gros
+bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel.
+Gracieux regarda autour de lui; il était seul, seul avec les restes de
+ses deux amis, que le flot avait portés au rivage. Fatigué de tant
+de souffrances et d'émotions, il se traîna jusqu'au ruisseau, et, se
+penchant sur l'onde pour y rafraîchir ses lèvres desséchées, il recula
+d'effroi. Ce n'était pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'était
+celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se
+retourna... derrière lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de
+la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutôt, nul doute, le vieillard
+c'était lui. «Grandes fées, s'écria-t-il, je vous comprends; c'est ma
+vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mère, j'accepte avec
+joie le sacrifice!» Et, sans plus s'inquiéter de sa vieillesse et de ses
+rides, il plongea la tête dans l'onde et but avidement.
+
+En se relevant, il fut tout étonné de se revoir tel que le jour où il
+avait quitté la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs,
+les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombé près de la
+source et qu'une goutte d'eau avait touché par hasard. O surprise!
+le papillon qu'il y avait attaché battait des ailes et cherchait à
+s'envoler. Gracieux courut à la plage pour y prendre Fidèle et Pensive;
+il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'échappa en
+poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du château.
+Fidèle, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux écuries du
+palais, d'où sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu
+d'aboyer et de sauter après le nouveau venu, lui firent fête et
+l'accueillirent comme un vieil ami. C'était la fontaine d'immortalité
+qu'avait enfin trouvée Gracieux, ou plutôt c'était le ruisseau qui s'en
+échappait, ruisseau déjà très affaibli, et qui donnait tout au plus deux
+ou trois cents ans de vie à ceux qui y buvaient; mais rien n'empêchait
+de recommencer.
+
+Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du
+palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une dernière épreuve;
+si près de réussir, on craint bien plus d'échouer. Il monta le perron
+du château; tout était fermé et silencieux; il n'y avait personne pour
+recevoir le voyageur. Quand il fut à la dernière marche, près de frapper
+à la porte, une voix plutôt douce que sévère l'arrêta.
+
+--As-tu aimé? disait la voix invisible.
+
+--Oui, répondit Gracieux; j'ai aimé ma grand-mère plus que tout au
+monde.
+
+La porte s'ouvrit de façon qu'on y eût passé la main.
+
+--As-tu souffert pour celle que tu as aimée? reprit la voix.
+
+--J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un
+peu pour celle que je veux sauver.
+
+La porte s'ouvrit à moitié, l'enfant aperçut une perspective infinie:
+des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait rêvé.
+
+--As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur.
+
+--Hélas! non, reprit Gracieux en tombant à genoux; mais, quand j'y ai
+manqué, j'ai été puni par mes remords plus encore que par les rudes
+épreuves que j'ai traversées. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore
+expié toutes mes fautes, châtiez-moi comme je le mérite; mais sauvez ce
+que j'aime, gardez-moi ma grand'mère.
+
+Aussitôt la porte s'ouvrit à deux battants sans que Gracieux vit
+personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entourée d'arcades
+garnies de feuillage; au milieu était un jet d'eau qui sortait d'une
+touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles
+de la terre. Près de la source était une femme vêtue de blanc, de noble
+tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha
+au-devant de Gracieux et le reçut avec un sourire si doux, que l'enfant
+se sentit touché jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent
+aux yeux.
+
+--Ne me reconnais-tu pas? dit la dame à Gracieux.
+
+--O mère-grand, est-ce vous? s'écria-t-il: comment êtes-vous au Château
+de la Vie?
+
+--Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a
+portée ici est une fée plus puissante que les fées des eaux et des bois.
+Je ne retournerai plus à Salerne; je reçois ici la récompense du peu de
+bien que j'ai fait, en goûtant un bonheur que le temps ne tarira pas.
+
+--Et moi, grand'mère, s'écria Gracieux, que vais-je devenir? Après vous
+avoir vu ici, comment retourner là-bas dans la solitude?
+
+--Cher fils, répondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on
+a entrevu les célestes délices de cette demeure. Tu as vécu, mon bon
+Gracieux; la vie n'a plus rien à t'apprendre. Plus heureux que moi, tu
+as traversé en quatre jours ce désert où j'ai langui quatre-vingts ans:
+désormais rien ne peut plus nous séparer.
+
+La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de
+Gracieux ni de sa grand'mère. C'est en vain que dans la Calabre le roi
+de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantés; on ne
+les a jamais retrouvés sur la terre. Mais, si nous entendions le langage
+des étoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en
+nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient
+appris où est le Château de la Vie et la Fontaine d'immortalité.
+
+
+IX
+
+
+Nunziata avait achevé son récit que je l'écoutais encore; j'admirais ces
+yeux où éclatait une foi naïve dans les merveilles que sa mère lui
+avait récitées; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient
+peindre les hommes et les choses.
+
+--Eh bien! Excellence, me cria le pêcheur, vous ne dites rien? La
+marchesina vous a charmé comme elle en a charmé tant d'autres. C'est
+qu'aussi ce ne sont pas là des contes; nous vous montrerons à Salerne la
+maison de Gracieux.
+
+--C'est bien, patron, lui répondis-je un peu honteux de m'être amusé de
+pareilles fables. L'enfant conte agréablement, et, pour l'en remercier,
+dès que nous serons à terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire
+avec de gros grains d'argent.
+
+Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge
+encore, tandis que le père me regardait et tournait vers ses compagnons
+des yeux brillants de joie.
+
+--Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous
+récitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et
+pleurer.
+
+Le lendemain, nous allions d'Almalfi à Salerne, et Nunziata... Mais
+ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de
+Gracieux n'a pas trop ennuyé le lecteur.
+
+
+
+
+TABLE
+
+Contes islandais
+Zerbin le farouche
+Le pacha berger
+Perlino
+La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean
+Le château de la vie
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 12120 ***
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..681b921
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #12120 (https://www.gutenberg.org/ebooks/12120)
diff --git a/old/12120-8.txt b/old/12120-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..cf8d2f9
--- /dev/null
+++ b/old/12120-8.txt
@@ -0,0 +1,7561 @@
+The Project Gutenberg EBook of Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Nouveaux contes bleus
+
+Author: Edouard Laboulaye
+
+Release Date: April 23, 2004 [EBook #12120]
+[Date last updated: September 27, 2004]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS ***
+
+
+
+
+Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file
+was produced from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+ÉDOUARD LABOULAYE
+
+DE L'INSTITUT
+
+
+NOUVEAUX CONTES BLEUS
+
+
+BRIAN LE FOU--PETIT HOMME GRIS--DEUX EXORCISTES--ZERBIN--PACHA
+BERGER--PERLINO--SAGESSE DES NATIONS--CHATEAU DE LA VIE
+
+
+DESSINS PAR YAN' DARGENT
+
+
+A MON PETIT-FILS
+
+ÉDOUARD DE LABOULAYE
+
+_Mort à Cannes, le 23 Avril 1867_
+
+A L'AGE DE QUATRE ANS
+
+ * * * * *
+
+ Quand je fouillais mes vieux grimoires,
+ Pour te réciter ces histoires
+ Que tu suivais d'un air vainqueur,
+ O mon fils! ma chère espérance!
+ Tu me rendais ma douce enfance,
+ Je sentais renaître mon coeur.
+
+ Maintenant l'âtre est solitaire,
+ Autour de moi tout est mystère,
+ On n'entend plus de cris joyeux.
+ Malgré les larmes de ta mère,
+ Dieu t'a rappelé de la terre,
+ Mon pauvre ange échappé des cieux!
+
+ La mort a dissipé mon rêve,
+ Et c'est en pleurant que j'achève
+ Ce recueil fait pour t'amuser;
+ Je ne vois plus ton doux sourire;
+ Le soir, tu ne viens plus me dire:
+ «Grand-père,--une histoire,--un baiser.»
+
+ Que m'importe à présent la vie,
+ Et ces pages que je dédie
+ A ton souvenir adoré?
+ Je n'ai plus de fils qui m'écoute
+ Et je reste seul sur la route,
+ Comme un vieux chêne foudroyé!
+
+ A vous ce livre, heureuses mères!
+ De ces innocentes chimères
+ Égayez vos fils triomphants!
+ Dieu vous épargne la souffrance,
+ Et vous laisse au moins l'espérance
+ De mourir avant vos enfants!
+
+_Glatigny, 25 mai 1867._
+
+
+
+
+CONTES ISLANDAIS[1]
+
+
+[Note 1: _Icelandic Legends_, collected by John Arnason, translated by
+P.J. Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.]
+
+Je connais des gens d'esprit, de graves et discrètes personnes, pour qui
+les contes de fées ne sont qu'une littérature de nourrices et de bonnes
+d'enfants. N'en déplaise à leur sagesse, ce dédain ne prouve que leur
+ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouvé les origines de la
+civilisation et restitué les titres du genre humain, les contes de fées
+ont pris dans l'estime des savants une place considérable. De Dublin
+à Bombay, de l'Islande au Sénégal, une légion de curieux recherche
+pieusement ces médailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute
+leur beauté ni tout leur prix. Qui ne connaît le nom des frères Grimm de
+Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de
+Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait
+bien étonné d'apprendre qu'il n'a jamais été plus érudit que lorsqu'il
+oubliait l'Académie pour publier les faits et gestes du _Chat botté_.
+
+Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son trésor de contes et de
+légendes, il est visible que ces récits qu'on trouve partout, et qui
+partout sont les mêmes, remontent à la plus haute antiquité. La pièce la
+plus curieuse que nous aient livrée les papyrus égyptiens, grâce à mon
+savant confrère, M. de Rougé, c'est un conte qui rappelle l'aventure
+de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssée_, sinon le recueil des fables qui
+charmaient la Grèce au berceau? Pourquoi Hérodote est-il à la fois le
+plus exact des voyageurs et le moins sûr des historiens, sinon parce
+qu'à l'exposé sincère de tout ce qu'il a vu, il mêle sans cesse les
+merveilles qu'on lui a contées? La louve de Romulus, la fontaine
+d'Égérie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie
+de Brutus, autant de légendes qui ont séduit la crédulité des Romains.
+Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquité;
+c'est alors que l'esprit humain a créé ces récits qui édifiaient les
+plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanité est vieille, n'amusent
+plus que les enfants.
+
+Mais, chose singulière et qu'on ne pouvait prévoir, ces contes ont une
+filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramené en Orient. Si
+quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus
+contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui
+fait tant d'honneur à l'érudition et à la sagacité de M. Benfey. Contes
+de fées, légendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde;
+c'est elle qui fournit la trame de ces récits gracieux que chaque peuple
+brode à son goût. C'est toujours l'Orient qui donne le thème primitif;
+l'Occident ne tire de son fonds que les variations.
+
+Il y a là un fait considérable pour l'histoire de l'esprit humain.
+Il semble que chaque peuple ait reçu de Dieu un rôle dont il ne peut
+sortir. La Grèce a eu en partage le sentiment et le culte de la beauté;
+les Romains, cette race brutale, née pour le malheur du monde, ont
+créé l'ordre mécanique, l'obéissance extérieure et le règne de
+l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi
+son peuple est toujours resté enfant. C'est là sa faiblesse; mais, en
+revanche, elle seule a créé ces poèmes du premier âge qui ont séché tant
+de larmes et fait battre pour la première fois tant de coeurs.
+
+Par quel chemin les contes ont-ils pénétré en Occident? Se sont-ils
+d'abord transformés chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux
+Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portés
+avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est là une étude
+qui commence, et qui donnera quelque jour des résultats inattendus. En
+rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn
+a publiés il y a deux ans, il est déjà visible que la Méditerranée a eu
+son cycle de contes, où figurent Cendrillon, le Chat botté et Psyché.
+Cette dernière fable a joui d'une popularité sans bornes. Depuis le
+récit d'Apulée jusqu'au conte de _la Belle et la Bête_, l'histoire de
+Psyché prend toutes les formes. Le héros s'y cache le plus souvent sous
+la peau d'un serpent, quelquefois même sous celle d'un porc (_Il Re
+Porco_ de Straparole, anobli et transfiguré par Mme d'Aulnoy en _Prince
+Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque,
+ni les méchantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune
+femme partagée entre la tendresse et la curiosité, ni les rudes épreuves
+qui attendent la pauvre enfant. Est-ce là un conte oriental? Le nom de
+Psyché, qui, en grec, veut dire l'_âme_, ferait croire à une allégorie
+hellénique; mais, ici comme toujours, si à force de grâce et de
+poésie la Grèce renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui
+appartient pas. La légende se trouve en Orient, d'où elle a passé dans
+les contes de tous les peuples[1]; souvent même elle est retournée;
+c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est
+l'homme dont la curiosité est punie. Qu'est-ce que _Peau d'âne_, sinon
+une variation de cette éternelle histoire avec laquelle depuis tant de
+siècles on berce les grands et les petits enfants?
+
+[Note 1: Benfey, _Einleitung_, § 92.]
+
+En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes sérieux qu'on peut aimer
+les contes de fées sans déchoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas
+d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'intérêt parce
+qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dédaignerait-on
+ces légendes familières qui ajoutent une page des plus curieuses à
+l'histoire de l'esprit humain?
+
+La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aisé
+d'étudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultés, celle
+qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de
+notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fées que
+l'imagination règne sans partage, c'est là qu'elle établit son idéal de
+justice, et c'est par là que les contes, quoi qu'on en dise, sont une
+lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour
+cela qu'ils sont moraux. Mères qui aimez vos fils, ne les mettez pas
+trop tôt à l'étude de l'histoire; laissez-les rêver quand ils sont
+jeunes. Ne fermez pas leur âme à ce premier souffle de poésie. Rien ne
+fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'à ce qu'il
+touche. Ces sages de dix ans sont à vingt des sots, ou, ce qui est pis
+encore, des égoïstes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour
+qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la
+violence, alors même qu'elle ne les atteint pas.
+
+Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la
+naïveté, rivalisent avec ceux de Norwège et d'Islande. On dirait que,
+reléguées dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont
+conservées plus pures et plus complètes. Il ne faut pas leur demander
+la grâce et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et
+sauvages, mais par cela même elles ont mieux gardé la saveur de
+l'antiquité.
+
+Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssée_, ce qu'on admire
+par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de
+la justice, et la ruse employée à tromper les méchants. Ulysse aveuglant
+Polyphème et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le
+modèle de tous ces bannis dont les exploits charment les longues
+veillées de la Norwège et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur
+pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout
+et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement
+d'une époque où la force brutale règne sur la terre, où l'esprit
+représente le droit et la liberté.
+
+J'ai choisi deux de ces histoires: la première, qui rappelle de loin
+la folie de Brutus, nous reporte à la vengeance du sang, vengeance qui
+n'est point particulière aux races germaniques, mais qui, chez elles, a
+gardé sa forme la plus rude. La légende de Briam, c'est la loi salique
+en action; il est évident que, pour nos aïeux, au temps de Clovis, le
+fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui,
+par force ou par ruse, venge son père assassiné. Que Briam ait ou non
+vécu, il n'importe guère; son histoire est vraie, puisqu'elle répond
+au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a
+enseigné le pardon, la sécurité des lois modernes nous a habitués à
+remettre notre vengeance à l'État; mais l'homme naturel n'a point
+changé: il semble qu'une corde jusque-là muette vibre dans son coeur
+quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et réveille un
+temps évanoui.
+
+ * * * * *
+
+
+I
+
+L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU
+
+
+I
+
+
+Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui
+gouvernaient un peuple fidèle et obéissant. La reine était douce et
+bonne; on n'en parlait guère! mais le roi était avide et cruel: aussi
+tous ceux qui en avaient peur célébraient-ils à l'envi ses vertus et sa
+bonté. Grâce à son avarice, le roi avait des châteaux, des fermes, des
+bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais
+plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur à
+qui lui tombait sous la main.
+
+Au bout du parc qui entourait le château royal, il y avait une
+chaumière, où vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur
+avait donné sept enfants; c'était toute leur richesse. Pour soutenir
+cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on
+appelait Bukolla. C'était une bête admirable. Elle était noire et
+blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La
+beauté n'était que son moindre mérite; on la trayait trois fois par
+jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle
+était si habituée à ses maîtres, qu'à midi elle revenait d'elle-même au
+logis, traînant ses pis gonflés, et mugissant de loin pour qu'on vînt à
+son secours. C'était la joie de la maison.
+
+Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le pâturage où
+paissaient les vaches du château; le hasard voulut que Bukolla se fût
+mêlée au troupeau royal:
+
+--Quel bel animal j'ai là! dit le roi.
+
+--Sire, répondit le pâtre, cette bête n'est point à vous; c'est Bukolla,
+la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure là-bas.
+
+--Je la veux, répondit le roi.
+
+Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir,
+en rentrant, il appela son chef des gardes, qui était aussi méchant que
+lui.
+
+--Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amène-moi à l'instant même la
+vache qui me plaît.
+
+La reine le pria de n'en rien faire:
+
+--Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bête pour tout bien; la
+leur prendre, c'est les faire mourir de faim.
+
+--Il me la faut, dit le roi; par achat, par échange ou par force, il
+n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes étables, malheur
+à qui n'aura pas fait son devoir!
+
+Et il fronça le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir
+la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande
+d'estafiers.
+
+Le paysan était devant sa porte, occupé à traire sa vache, tandis que
+tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il
+eut reçu le message du prince, le bonhomme secoua la tête et dit qu'il
+ne céderait Bukolla à aucun prix.--Elle est à moi, ajouta-t-il, c'est
+mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que
+tout l'or du roi.
+
+Prières ni menaces ne le firent changer d'avis.
+
+L'heure avançait; le chef des gardes craignait le courroux du maître;
+il saisit le licou de Bukolla pour l'entraîner; le paysan se leva pour
+résister, un coup de hache l'étendit mort par terre. A cette vue, tous
+les enfants se mirent à sangloter, hormis Briam, l'aîné, qui resta en
+place, pâle et muet.
+
+Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et
+que tôt ou tard le fils venge le père. Si l'on ne veut pas que l'arbre
+repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une
+main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Où
+souffres-tu? lui dit-il.--Là, répondit l'enfant en montrant son coeur;
+aussitôt le scélérat lui enfonça un poignard dans le sein. Six fois il
+fit la même question, six fois il reçut la même réponse, et six fois il
+jeta le cadavre du fils sur le cadavre du père.
+
+Et cependant Briam, l'oeil égaré, la bouche ouverte, sautait après les
+mouches qui tournaient en l'air.
+
+--Et toi, drôle, où souffres-tu? lui cria le bourreau.
+
+Pour toute réponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derrière
+avec les deux mains, il chanta:
+
+ C'est là que ma mère, un jour de colère,
+ D'un pied courroucé m'a si fort tancé,
+ Que j'en suis tombé la face par terre,
+ Blessé par devant, blessé par derrière,
+ Les reins tout meurtris et le nez cassé!
+
+Le chef des gardes courut après l'insolent; mais ses compagnons
+l'arrêtèrent.
+
+--Fi! lui dirent-ils, on égorge le louveteau après le loup, mais on ne
+tue pas un fou; quel mal peut-il faire?
+
+Et Briam se sauva, en chantant et en dansant.
+
+Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point
+qu'il l'eût payée trop cher. Mais, dans la pauvre chaumière, une vieille
+femme en pleurs demandait justice à Dieu. Le caprice d'un prince lui
+avait enlevé en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce
+qu'elle avait aimé, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait
+plus qu'un misérable idiot.
+
+
+II
+
+
+Bientôt, à vingt lieues à la ronde, on ne parla plus que de Briam et
+de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou à la roue du
+soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la
+lune.
+
+Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou à sa cour, pour
+ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam,
+on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe
+rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est
+dans ce costume de perroquet que Briam fut chargé d'amuser l'ennui des
+courtisans. Caressé quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insensé
+souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entières à causer
+avec les oiseaux ou à suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la
+bouche, c'était pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux
+qui n'en souffraient pas.
+
+Un jour qu'on allait servir le dîner, le chef des gardes entra dans la
+cuisine du château. Briam, armé d'un couperet, hachait des fanes de
+carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier;
+le soupçon lui vint au coeur.
+
+--Briam, dit-il, où est ta mère?
+
+--Ma mère? répondit l'idiot; elle est là qui bout. Et du doigt il
+indiqua un énorme pot-au-feu, où cuisait, en _olla podrida_, tout le
+dîner royal.
+
+--Sotte bête! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les
+yeux: qu'est-ce que cela?
+
+--C'est ma mère! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son
+couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu
+tout noir de fumée, et se sauva dans les bois. On courut après lui;
+peine perdue. Quand on l'attrapa, tout était brisé, renversé, gâté. Ce
+soir-là, le roi dîna d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de
+faire fouetter Briam par les marmitons du château.
+
+Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière et conta à sa mère ce qui
+lui était arrivé.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la
+générosité du roi.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, la cour était réunie. Le roi causait avec son majordome.
+C'était un beau seigneur, fort expert en bonne chère, gros, gras et
+rieur. Il avait une grosse tête chauve, un gros cou, un ventre si
+énorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui
+soutenaient à grand'peine ce vaste édifice.
+
+Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur
+le ventre:
+
+--Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la générosité du
+roi.
+
+S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi était furieux,
+la cour aussi; mais, le soir, dans tout le château, on se répétait à
+l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes
+vérités.
+
+Quand Briam, tout écloppé, rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère
+ce qui lui était arrivé.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidèle des
+courtisans.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres,
+officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient
+son sourire, il agaçait une grosse chienne épagneule qui lui arrachait
+des mains un gâteau.
+
+Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le
+chien qui hurlait en faisant une horrible grimace:
+
+--Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidèle des courtisans.
+
+Cette folie fit sourire le roi; aussitôt les courtisans rirent à gorge
+déployée; ce fut à qui montrerait ses dents. Mais, dès que le roi fut
+sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le
+pauvre Briam, qui eut grand'peine à se tirer de l'orage.
+
+Quand il eut raconté à sa mère ce qui lui était arrivé:
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la
+laissait faire.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain était jour de fête, la reine parut au salon dans ses plus
+beaux atours. Elle était couverte de velours, de dentelles, de bijoux;
+son collier seul valait l'impôt de vingt villages. Chacun admirait tant
+d'éclat.
+
+--Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire.
+
+C'en était fait de l'insolent si la reine n'eût pris sa défense.
+
+--Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu
+savais combien ces bijoux me pèsent, tu ne me reprocherais pas de les
+porter.
+
+Quand Briam rentra dans sa chaumière, il conta à sa mère ce qui lui
+était arrivé.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mère?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi.
+
+--Bien, ma mère, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, le roi allait à la chasse. On lui amena sa jument
+favorite; il était en selle et disait négligemment adieu à la reine,
+quand Briam se mit à frapper le cheval à l'épaule:
+
+--Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi.
+
+Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva à toutes
+jambes. Il commençait à sentir de loin l'odeur des coups de bâton.
+
+En le voyant rentrer tout haletant:
+
+--Mon fils, dit la pauvre mère, ne retourne pas au château; ils te
+tueront.
+
+--Patience, ma mère; on ne sait ni qui meurt ni qui vit.
+
+--Hélas! reprit la mère en pleurant, ton père est heureux d'être mort;
+il ne voit ni ta honte ni la mienne.
+
+--Patience, ma mère; les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
+
+
+III
+
+
+Il y avait déjà près de trois mois que le père de Briam reposait dans la
+tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin
+aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des
+gardes, à sa gauche était le gros majordome. La table était couverte de
+fruits, de fleurs et de lumières; on buvait dans des calices d'or les
+vins les plus exquis. Les têtes s'échauffaient, on parlait haut, et déjà
+plus d'une querelle avait commencé. Briam, plus fou que jamais, versait
+le vin à la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que
+d'une main il tenait le flacon doré, de l'autre il clouait deux à deux
+les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans
+entraîner son voisin.
+
+Trois fois il avait recommencé ce manège, quand le roi, animé par la
+chaleur et le vin, lui cria:
+
+--Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons.
+
+Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une
+voix sourde il se mit à chanter:
+
+ Tout vient à son tour,
+ Le vent et la pluie,
+ La nuit et le jour,
+ La mort et la vie,
+ Tout vient à son tour.
+
+--Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi
+rire, ou je te fais pleurer!
+
+Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadée
+il reprit:
+
+ Tout vient à son tour,
+ Bonne ou male chance,
+ Le destin est sourd,
+ Outrage et vengeance,
+ Tout vient à son tour.
+
+--Drôle! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te châtier
+comme il faut.
+
+Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes.
+Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha
+au bras et au cou du roi.
+
+--Misérable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maître?
+
+Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand
+celui-ci, tout entier à sa défense, d'une main saisit le bras du roi,
+et de l'autre lui enfonça sa dague dans le cou. Le sang jaillit à gros
+bouillons; le prince tomba, entraînant dans ses dernières convulsions
+son meurtrier avec lui.
+
+Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva
+promptement, et, tirant son épée:
+
+--Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberté! Je me fais
+roi et j'épouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je
+l'attends.
+
+--_Vive le roi!_ crièrent tous les courtisans; il y en eut même
+quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirèrent une pétition de leur
+poche. La joie était universelle et touchait au délire, quand tout
+à coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant
+l'usurpateur.
+
+[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux
+pieds de Briam.]
+
+--Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tué les miens, tu n'as
+pensé ni à Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant!
+
+Le chef des gardes essaya de se mettre en défense. D'un coup furieux
+Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupée.
+
+--Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge,
+comme Briam le fou venge aujourd'hui son père.
+
+Et il lui fendit la tête en deux morceaux.
+
+--_Vive Briam!_ crièrent les courtisans; _vive notre libérateur!_
+
+En ce moment, la reine entra tout effarée et se jeta aux pieds du fou en
+l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant auprès d'elle en
+brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers à prêter
+serment à leur légitime souveraine.
+
+--_Vive la reine!_ crièrent tous les assistants. La joie était
+universelle et touchait au délire.
+
+La reine voulait retenir Briam à la cour; il demanda à retourner dans
+sa chaumière, et ne voulut pour toute récompense que le pauvre animal,
+cause innocente de tant de maux. Arrivée à la porte de la maison,
+la vache se mit à appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus
+l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant.
+
+--Mère, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous êtes vengée.
+
+
+IV
+
+
+Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout
+le pays on montre encore les ruines de la masure où habitaient Briam et
+ses frères, et les mères disent aux enfants: «C'est là que vivait celui
+qui a vengé son père et consolé sa mère.» Et les enfants répondent:
+«Nous ferions comme lui.»
+
+
+V
+
+
+L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils
+récits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime
+pour cette adresse qui mène aux galères. Il n'en était pas ainsi chez
+les peuples primitifs. Hérodote ne se fait faute de nous réciter tout
+au long une histoire égyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est
+visiblement qu'un conte de fées. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel
+moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit
+voleur qui lui a pillé son trésor, et comment, trois fois trompé, comme
+roi, comme justicier et comme père, il ne trouve rien de mieux à faire
+que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et rusé. «Rhampsinite,
+dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille,
+comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Égyptiens étant
+supérieurs à tous les autres peuples, il s'était montré supérieur à tous
+les Égyptiens.» On voit que la vanité nationale est de même date que les
+contes des fées.
+
+[Note 1: Hérodote, liv. II, chap. cxxi.]
+
+Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom
+du _Maître voleur_, M. Asbjoernsen a publié un conte norvégien qui
+ressemble beaucoup à celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces
+récits, c'est l'admiration naïve du conteur pour les exploits de
+son héros. L'esprit humain a passé par cette étape depuis longtemps
+abandonnée. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'était pas à demi voleur;
+les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se
+faisaient faute de suivre le conseil de Moïse et d'emprunter aux
+Égyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits
+qu'ils ne devaient jamais rendre. «Or, dit la Bible[2], le
+Seigneur rendit les Égyptiens favorables à son peuple, afin qu'ils
+donnassent aux enfants d'Israël ce qu'ils demandaient. Ainsi ils
+dépouillèrent les Égyptiens.» Le procédé révolte notre délicatesse;
+il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse
+héroïque. Apprenons par là à ne pas toujours mesurer le monde à la
+mesure de nos idées d'aujourd'hui. Nos aïeux, il y a vingt ou trente
+siècles, admiraient les voleurs, nos pères admiraient les Heiduques et
+les Klephtes, nous admirons encore les conquérants; qui sait ce que
+penseront de nous nos enfants? Un jour peut-être ils se riront de notre
+barbarie, comme nous de celle de nos pères, et ils n'auront pas tort.
+Vienne le jour où cette gloire si creuse, et qui coûte si cher, ne sera
+plus qu'un conte de fées!
+
+[Note 1: Il a été traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The
+Norse_. Edimbourg, 1859.]
+
+[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.]
+
+
+II
+
+LE PETIT HOMME GRIS
+
+
+Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait
+à Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'était pas plus riche
+d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme était à l'église, il
+entendit un beau sermon sur la charité.--«Donnez, mes frères, donnez,
+disait le prêtre; le Seigneur vous le rendra au centuple.» Ces paroles,
+souvent répétées, entrèrent dans la tête du paysan et y brouillèrent le
+peu qu'il avait de cervelle. A peine rentré chez lui, il se mit à couper
+les arbres de son jardin, à creuser le sol, à charrier des pierres et du
+bois, comme s'il allait construire un palais.
+
+--Que fais-tu là, mon pauvre homme? lui demanda sa femme.
+
+--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel;
+nous sommes riches, ma chère femme, ou du moins nous allons l'être. Dans
+quinze jours je vais donner ma vache...
+
+--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim!
+
+--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends
+rien au latin de M. le curé. En donnant notre vache, nous en recevrons
+cent comme récompense; M. le curé l'a dit, c'est parole d'Évangile. Je
+logerai cinquante bêtes dans cette étable que je construis, et, avec le
+prix des cinquante autres, j'achèterai assez de pré pour nourrir notre
+troupeau en été comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi.
+
+Et, sans s'inquiéter des prières ni des reproches de sa femme, notre
+maître fou se mit à bâtir son étable, au grand étonnement des voisins.
+
+L'oeuvre achevée, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et
+la mena tout droit chez le curé. Il le trouva qui causait avec deux
+étrangers qu'il ne regarda guère, tant il était pressé de faire son
+cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut étonné de cette charité de
+nouvelle espèce, ce fut le pasteur. Il fit un long discours à cette
+brebis imbécile, pour lui démontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais
+parlé que de récompenses spirituelles; peine perdue, le paysan répétait
+toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous l'avez dit.» Las
+enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une
+sainte colère et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue
+tout ébahi, répétant toujours: «Vous l'avez dit, monsieur le curé, vous
+l'avez dit.»
+
+Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'était pas chose facile.
+On était au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige
+en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et
+refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son
+chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arrêta tout perplexe,
+maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal
+qu'il traînait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme chargé d'un
+grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait là avec sa
+vache, et par un si mauvais temps.
+
+Quand le paysan lui eut raconté sa peine: «Mon brave homme, lui dit
+l'étranger, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de faire un échange
+avec moi. Je demeure près d'ici; cédez-moi votre vache que vous ne
+ramènerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop
+lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os.»
+
+Le marché fait, l'étranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea
+sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentré au
+logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme,
+il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en
+homme habile, il avait échangé une vache qui allait mourir contre un sac
+qui contenait des trésors. En écoutant cette belle histoire, la femme
+commença à montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa
+mauvaise humeur, et de mettre dans l'âtre son plus grand pot-au-feu.--Tu
+verras ce que je t'apporte, lui répétait-il; attends un peu, tu me
+remercieras.
+
+Disant cela, il ouvrit le sac; et voilà que de cette profondeur sort un
+petit homme tout habillé de gris comme une souris.
+
+--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierté d'un prince! Ah ça,
+j'espère qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir à manger.
+Cette petite course m'a donné un grand appétit.
+
+Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il était foudroyé.
+
+--Là, dit la femme, j'en étais sûre. Voici une nouvelle folie. Mais d'un
+mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu
+la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus
+rien, monsieur nous apporte une bouche de plus à nourrir! Que n'es-tu
+resté sous la neige, toi, ton sac et ton trésor!
+
+La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait
+remontré par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite,
+et que le plus sage était d'aller en chasse et de chercher quelque
+gibier.
+
+Il sortit aussitôt, malgré la nuit, le vent et la neige, et revint au
+bout de quelque temps avec un gros mouton.
+
+--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bête, et ne nous laissons pas mourir de
+faim.
+
+Le vieillard et sa femme regardèrent de travers le petit homme et sa
+proie. Cette aubaine, tombée des nues, sentait le vol d'une demi-lieue.
+Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Légitime ou non, le
+mouton fut dévoré à belles dents.
+
+Dès ce jour, l'abondance régna dans la demeure du paysan. Les moutons
+succédaient aux moutons, et le bonhomme, plus crédule que jamais, se
+demandait s'il n'avait pas gagné au change, quand, au lieu des cent
+vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoyé un pourvoyeur aussi
+habile que le petit homme gris.
+
+Toute médaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient
+dans la maison du vieillard, ils diminuaient à vue d'oeil dans le
+troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maître berger, fort
+inquiet, prévint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublât
+de surveillance, les plus belles têtes du troupeau disparaissaient l'une
+après l'autre. Assurément quelque habile voleur était venu se loger dans
+le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans
+la cabanne du paysan un nouveau venu, tombé on ne sait d'où et que
+personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitôt qu'on lui amenât
+l'étranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan
+et sa femme commencèrent à sentir quelques remords en songeant qu'on
+pendait à la même potence les receleurs et les voleurs.
+
+Quand le petit homme gris parut à la cour, le roi lui demanda si par
+hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait volé cinq gros moutons au
+troupeau royal.
+
+--Oui, Majesté, répondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris.
+
+--Et de quel droit? dit le prince.
+
+--Majesté, répondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard
+et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez
+dans l'abondance et ne pouvez même pas consommer la dîme de vos revenus.
+Il m'a semblé juste que ces bonnes gens vécussent de votre superflu
+plutôt que de mourir de misère, tandis que vous ne savez que faire de
+votre richesse.
+
+Le roi resta stupéfait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit
+homme d'une façon qui n'annonçait rien de bon:
+
+--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol.
+
+Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie.
+
+--Fort bien, dit le roi. Tu mériterais d'être pendu, mais je te
+pardonne, à la condition que demain, à pareille heure, tu auras pris à
+mes pâtres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder.
+
+--Majesté, répondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est
+chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille
+vigilance?
+
+--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu.
+
+Et, d'un signe de main, il congédia notre voleur, à qui chacun répétait
+tout bas: Pendu! pendu! pendu!
+
+Le petit homme gris retourna dans la cabane, où il fut tendrement reçu
+par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il
+avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du
+jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se
+coucher et dormit en paix.
+
+Aux premières lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa
+corde. Il alla dans la forêt, sur le chemin où devaient passer les
+pâtres du roi, et, choisissant un gros chêne bien en vue, il se pendit
+par le cou à la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas
+faire un noeud coulant.
+
+Bientôt après, deux pâtres arrivèrent, escortant le taureau noir.
+
+--Ah! dit l'un d'eux, voilà notre fripon qui a reçu sa récompense. Cette
+fois, du moins, il n'a pas volé son licou. Adieu, mon drôle, ce n'est
+pas toi qui prendras le taureau du roi.
+
+Dès que les pâtres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de
+l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau à un gros
+chêne près duquel passait la route. Qui fut surpris à l'aspect de ce
+pendu? ce furent les pâtres du roi.
+
+--Qu'est-ce là? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voilà le pendu de
+là-bas qui se trouve ici!
+
+--Que tu es bête! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en
+deux places à la fois? C'est un second voleur, voilà tout.
+
+--Je te dis que c'est le même, reprit le premier berger; je le reconnais
+à son habit et à sa grimace.
+
+--Et moi, reprit le second, qui était un esprit fort, je te parie que
+c'en est un autre.
+
+La gageure acceptée, les deux pâtres attachèrent le taureau du roi à un
+arbre et coururent au premier chêne. Mais, tandis qu'ils couraient, le
+petit homme gris sauta à bas de son gibet et mena tout doucement le
+taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bête à
+l'étable en attendant qu'on la vendît.
+
+Quand les deux pâtres rentrèrent, le soir, au château, ils avaient
+l'oreille si basse et l'air si déconfit, que le roi vit de suite qu'on
+s'était joué de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se
+présenta avec la sérénité d'un grand coeur.
+
+--C'est toi qui m'as volé mon taureau, dit le roi.
+
+--Majesté, répondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obéir.
+
+--Fort bien, dit le roi; voici dix écus d'or pour le rachat de mon
+taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas volé les draps de mon lit
+tandis que j'y couche, tu seras pendu.
+
+[Illustration: Voilà le pendu de là-bas qui se trouve ici!]
+
+--Majesté, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose.
+Vous êtes trop bien gardé pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse
+seulement approcher du château.
+
+--Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu.
+
+Le soir venu, le petit homme gris, qui était rentré dans la chaumière,
+prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il
+plaça avec toute sa nichée une chatte qui venait d'avoir ses petits;
+puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans
+le château et monta sur le toit sans que personne l'aperçût.
+
+Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette
+lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme
+l'affaire de peu de temps. Une fois là, il ouvrit délicatement la couche
+royale et y plaça la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec
+soin, et, s'accrochant à la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de
+ce poste élevé qu'il attendit les événements.
+
+Onze heures sonnaient à l'horloge du palais, quand le roi et la reine
+entrèrent dans leur appartement. Une fois déshabillés, tous deux se
+mirent à genoux et firent leur prière, puis le roi éteignit la lampe, la
+reine entra dans le lit.
+
+Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre.
+
+--Êtes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au château?
+
+--Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une
+chaleur brûlante, et mon pied a touché quelque chose de velu.
+
+--Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit
+le roi en riant de pitié. Toutes les femmes ont un coeur de lièvre et
+une tête de linotte.
+
+Sur quoi, en véritable héros, il s'enfonça bravement sous la couverture
+et sauta aussitôt en hurlant comme un damné, traînant après lui la
+chatte qui lui avait enfoncé ses quatre griffes dans le mollet.
+
+Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois
+coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de
+secours.
+
+--Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas
+se laisser prendre en flagrant délit de peur.
+
+Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la
+chatte, qui s'était remise à sa place et qui léchait tendrement ses
+petits.
+
+--C'est trop fort! s'écria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet
+insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y déposer
+ses ordures et ses chats! Attends, drôlesse, je vais te traiter comme tu
+le mérites!
+
+--Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut être enragée.
+
+--Ne craignez rien, chère amie, dit le bon prince; et, relevant les
+coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichée, puis il roula ce
+paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule énorme,
+et la jeta par la fenêtre.
+
+--Maintenant, dit-il à la reine, passons dans votre chambre, et, puisque
+nous voilà vengés, dormons en paix.
+
+Dors, ô roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis
+que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et
+se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche à tâtons un objet
+invisible, il le charge sur son dos, le voilà qui franchit le mur et
+qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantôme a
+passé devant elles, et elles ont entendu les gémissements d'un enfant
+nouveau-né.
+
+Le lendemain, quand le roi s'éveilla, il rassembla ses idées et se mit à
+réfléchir pour la première fois. Il soupçonna qu'il avait été victime de
+quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien être le petit
+homme gris. Il l'envoya chercher aussitôt.
+
+Le petit homme arriva, portant sur l'épaule les draps fraîchement
+repassés; il mit un genou à terre devant la reine, et lui dit d'un ton
+respectueux:
+
+--Votre Majesté sait que tout ce que j'ai fait n'a été que pour obéir au
+roi; j'espère qu'elle sera assez bonne pour me pardonner.
+
+--Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur.
+
+--Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexé que la reine
+se permît d'être clémente sans consulter son seigneur et maître.
+Écoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas volé la reine
+elle-même, dans son château, demain soir tu seras pendu.
+
+--Majesté, s'écrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous
+m'épargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je
+vienne à bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aisé de prendre
+la lune avec les dents.
+
+--C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je
+vais faire dresser le gibet.
+
+Le petit homme sortit désespéré: il cachait sa tête dans ses deux mains
+et sanglotait à fendre le coeur; le roi riait pour la première fois.
+
+Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet à la main, la
+besace sur le dos, vint, suivant l'usage, quêter au château pour son
+couvent. Quand la reine lui eut donné son aumône:
+
+--Madame, dit le capucin, Dieu reconnaîtra tant de charité. Demain, vous
+le savez, on pendra dans le château un malheureux bien coupable sans
+doute.
+
+--Hélas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu
+lui sauver la vie.
+
+--Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espèce
+de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais
+qu'il possède trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De
+ces trois secrets il peut en léguer un à celle qui a eu pitié de lui.
+
+--Quels sont ces secrets? demanda la reine.
+
+--En vertu du premier, répondit le capucin, une femme fait faire à son
+mari tout ce qu'elle veut.
+
+--Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette
+merveilleuse. Depuis Ève, de sainte mémoire, ce mystère est connu de
+mère en fille. Quel est le deuxième secret?
+
+--Le second secret donne la sagesse et la bonté.
+
+--Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisième?
+
+--Le troisième, dit le capucin, assure à la femme qui le possède une
+beauté sans égale et le don de plaire jusqu'à son dernier jour.
+
+--Mon Père, c'est ce secret-là que je veux.
+
+--Rien n'est plus aisé, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de
+mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberté, le sorcier vous
+prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux.
+
+--Qu'il vienne, dit la reine. Mon Père, allez le chercher.
+
+--Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donné les ordres les
+plus sévères pour que cet homme ne puisse entrer au château. S'il met
+les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les
+quelques heures qui lui restent.
+
+--Et moi, mon Père, le roi m'a défendu de sortir jusqu'à demain soir.
+
+--Cela est fâcheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer à ce
+trésor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de
+rester toujours jeune, belle et, surtout, aimée.
+
+--Hélas! mon Père, vous avez bien raison; la défense du roi est une
+suprême injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y
+opposeraient. N'ayez pas l'air étonné; voilà de quelle façon le roi me
+traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes.
+
+--J'en ai le coeur navré, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle
+barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas céder à
+de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonté.
+
+--Et le moyen? dit la reine.
+
+--Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans
+ce sac; je vous ferai sortir du château, au risque de ma vie. Et
+dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraîche
+qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir bravé votre tyran.
+
+--Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piège que l'on me tend?
+
+--Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la
+poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien à craindre
+de ce côté. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera près de vous, j'y
+resterai.
+
+--Et vous me ramènerez au château?
+
+--Je le jure.
+
+--Et avec le secret? ajouta la reine.
+
+--Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majesté a
+quelque scrupule, restons-en là, et que la recette meure avec celui qui
+l'a trouvée, s'il n'aime mieux la donner à quelque femme plus confiante.
+
+Pour toute réponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin
+tira les cordons, chargea le fardeau sur son épaule et traversa la cour
+à pas comptés.
+
+Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde.
+
+--La quête est bonne, à ce que je vois? dit le prince.
+
+--Sire, répondit le moine, la charité de Votre Majesté est inépuisable;
+je crains d'en avoir abusé. Peut-être ferais-je mieux de laisser ici ce
+sac et ce qu'il contient.
+
+--Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Père, et bon débarras! Je
+n'imagine pas que tout ce que vous avez là-dedans vaille grand'chose.
+Vous ferez un maigre festin.
+
+--Je souhaite à Votre Majesté de souper d'aussi bon appétit, reprit le
+moine d'un ton paterne, et il s'éloigna en marmottant des paroles qu'on
+n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute.
+
+La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les
+mains. Il était content de lui et il espérait se venger, double raison
+pour avoir grand appétit.
+
+--La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne
+m'étonne guère. L'inexactitude est la vertu des femmes.
+
+Il allait se mettre à table, quand trois soldats, croisant la
+hallebarde, poussèrent dans la salle le petit homme gris.
+
+--Sire, dit un des gardes, ce drôle a eu l'audace d'entrer dans la cour
+du château, malgré la défense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour
+ne pas troubler le souper de Votre Majesté, mais il prétend qu'il a un
+message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'État.
+
+--La reine! s'écria le roi tout ébahi, où est-elle? Misérable, qu'en
+as-tu fait?
+
+--Je l'ai volée, dit froidement le petit homme.
+
+--Et comment cela? dit le roi.
+
+--Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et à qui Votre
+Majesté a daigné dire: «Emporte tout, et bon débarras!...»
+
+--C'était toi! dit le prince; mais alors, misérable, il n'y a plus de
+sûreté pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume
+par-dessus le marché.
+
+--Sire, je viens vous demander davantage.
+
+--Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable
+en personne?
+
+--Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille
+à marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a
+forcé de me réfugier, avec mon grand-écuyer, chez le curé de Skalholt.
+C'est là que le hasard a jeté sur ma route un paysan imbécile et m'a
+fait jouer le rôle que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a
+été que pour obéir et plaire à Votre Majesté.
+
+--Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutôt je ne comprends pas; il
+n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour
+voisin. Dès que la reine sera venue...
+
+--Sire, elle est ici. Mon grand-écuyer s'est chargé de la reconduire en
+son palais.
+
+La reine entra bientôt, un peu confuse de sa simplicité, mais aisément
+consolée en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme.
+
+--Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le
+devez?
+
+--Le secret d'être toujours belle, dit le prince, c'est d'être toujours
+aimée.
+
+--Et le moyen d'être toujours aimée? demanda la reine.
+
+--C'est d'être bonne et simple, et de faire la volonté de son mari.
+
+--Il ose dire qu'il est sorcier! s'écria la reine indignée en levant les
+bras au ciel.
+
+--Finissons ces mystères, dit le roi, qui déjà prenait peur. Prince de
+Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous
+ne voudrez pour causer avec votre belle-mère. Le souper se refroidit:
+à table! Donnons toute la soirée au plaisir; amusez-vous, mon gendre,
+demain vous serez marié.
+
+A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit
+une telle mine qu'à l'instant même il se frotta le menton et admira les
+mouches qui volaient au plafond.
+
+Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont
+pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succéda à son beau-père et
+qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et
+rusé, il avait les vertus d'un conquérant. Il prit à ses voisins plus
+de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en
+sacrifiant six armées. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les
+célèbres annales de Skalholt et de Holar. C'est à ces monuments fameux
+que nous renvoyons le lecteur.
+
+
+III
+
+
+Encore une petite histoire pour mon neveu le collégien, qui, d'une
+ardeur sans égale, se débat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il
+serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que
+d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en
+genre, en nombre et en cas.
+
+
+IV
+
+LES DEUX EXORCISTES
+
+
+Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un prêtre qui
+savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au
+baptême un enfant nouveau-né, au lieu de regarder dans son livre, il se
+mit à réciter de travers la formule de l'exorcisme.
+
+--_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_.
+
+Mais le diable, qui a inventé la grammaire (grammaire et grimoire, c'est
+tout un), n'était pas d'humeur à se laisser chasser par un solécisme.
+
+--_Pessime grammatice_, s'écria-t-il à la grande terreur des assistants.
+
+Le prêtre, sentant qu'il s'était trompé et prenant son courage à deux
+mains, dit d'une voix tremblante:
+
+--_Abi, male spiritu_.
+
+A quoi le diable, qu'on ne prend pas en défaut, répondit:
+
+--_Male prius, nunc pejus_.
+
+Le prêtre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_.
+
+--_Sic debuisti dicere prius_, répondit le diable, et il sortit
+tranquillement.
+
+L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui
+peut-être vaut mieux.
+
+--_Exi tu ex corpo_, dit fièrement le prêtre.
+
+--_Nolvo_, répond le diable.
+
+--_Cur tu nolvis_?
+
+--_Quia_, répond insolemment le diable, _quia tu male linguis_.
+
+--_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le prêtre, et il se retire
+avec dignité, laissant tout camus ce pédant solennel.
+
+Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son état et son âge
+condamnent au sérieux à perpétuité.
+
+--Holà! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi,
+vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-là attriste mon coeur.
+Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'année pour admirer votre
+étonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces
+âmes innocentes qui, grâce à Dieu, ne savent pas encore ce que vous
+savez.
+
+
+
+
+ZERBIN LE FAROUCHE
+
+CONTE NAPOLITAIN
+
+
+I
+
+Il y avait une fois à Salerne un jeune bûcheron qui s'appelait Zerbin.
+Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne
+parlait à personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se mêlait
+point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait
+surnommé _le farouche_; jamais titre ne fut mieux mérité. Le matin,
+quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait à la montagne,
+la veste et la cognée sur l'épaule; il vivait seul dans les bois, tout
+le long du jour, et ne rentrait qu'à la brume, traînant après lui
+quelque méchant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait
+devant la fontaine où tous les soirs, les jeunes filles du quartier
+allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette
+sombre figure et se moquait du pauvre bûcheron. Ni la barbe noire ni les
+yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontée; c'était à
+qui provoquerait l'innocent.
+
+--Zerbin de mon âme, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur.
+
+--Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes
+paroles, je suis à toi.
+
+--Zerbin, Zerbin, répétaient en choeur toutes ces têtes folles, qui de
+nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu?
+
+--La plus bavarde, répondait le bûcheron, en leur montrant le poing.
+
+Et chacune de crier aussitôt:
+
+--Merci! mon bon Zerbin, merci!
+
+Poursuivi par les éclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui
+avec la grâce d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa
+porte fermée, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau,
+s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait
+sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans désirs, il
+s'endormait vite et ne rêvait guère. Si le bonheur est de ne rien
+sentir, le plus heureux des hommes, c'était Zerbin.
+
+II
+
+Un jour qu'il s'était fatigué à ébranler un vieux buis aussi dur que la
+pierre, Zerbin voulut faire la sieste près d'un étang tout entouré de
+beaux arbres. A sa grande surprise, il aperçut, étendue sur le gazon,
+une jeune femme, d'une merveilleuse beauté, et dont la robe était faite
+de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un rêve pénible: son
+visage était crispé, ses mains s'agitaient; on eût dit qu'elle essayait
+en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait.
+
+--S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir à midi avec le soleil sur
+la figure! Toutes les femmes sont folles.
+
+Il enlaça quelques branches pour en ombrager la tête de l'étrangère, et
+sur ce berceau il plaça comme un voile sa veste de travail.
+
+Il finissait de tresser le feuillage, quand il aperçut dans l'herbe, à
+deux pas de l'inconnue, une vipère qui approchait en dardant sa langue
+empoisonnée.
+
+--Ah! dit Zerbin, si petite et déjà si méchante!
+
+Et en deux coups de sa cognée il fit du serpent trois morceaux.
+Les tronçons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre
+l'étrangère, le bûcheron les poussa du pied dans l'étang; ils y
+tombèrent en frémissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau.
+
+A ce bruit, la fée s'éveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie:
+
+--Zerbin! s'écria-t-elle, Zerbin!
+
+--C'est mon nom, je le connais, répondit le bûcheron, il n'y a pas
+besoin de crier si fort.
+
+--Quoi! mon ami, dit la fée, tu ne veux pas que je te remercie du
+service que tu m'as rendu? Tu m'as sauvé plus que la vie.
+
+--Je ne vous ai rien sauvé du tout, dit Zerbin, avec sa grâce ordinaire.
+Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des
+serpents. Voilà le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir;
+laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps à perdre.
+
+Il s'étendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux.
+
+--Zerbin, dit la fée, tu ne me demandes rien?
+
+--Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on
+est heureux. Bonsoir.
+
+Et le vilain se mit à ronfler.
+
+--Pauvre garçon, dit la fée, ton âme est endormie; mais, quoi que tu
+fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains
+d'un génie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais été cent ans couleuvre;
+je te dois cent ans de jeunesse et de beauté. Comment te payer? J'y
+suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi
+qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce
+que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientôt, je l'espère, tu béniras la fée
+des eaux.
+
+Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle
+entra dans l'étang d'un pas si léger, que l'onde même n'en fut pas
+ridée. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs
+aigrettes, les nénuphars épanouissaient leurs fleurs les plus fraîches;
+les arbres, le jour, le vent même, tout souriait à la fée, tout semblait
+s'associer à son bonheur. Une dernière fois elle leva sa baguette;
+aussitôt, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en
+s'illuminant. On eût dit qu'un rayon de soleil perçait jusqu'au fond de
+l'abîme. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus
+rien que Zerbin qui ronflait toujours.
+
+III
+
+Le soleil commençait à baisser quand le bûcheron se réveilla. Il
+retourna tranquillement à sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua
+le tronc de l'arbre qu'il avait ébréché le matin. La cognée résonnait
+sur le bois, mais elle ne l'entamait guère; Zerbin suait à grosses
+gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui défiait tous ses
+efforts.
+
+--Ah! dit-il en regardant sa cognée tout ébréchée, quel malheur qu'on
+n'ait pas inventé un outil qui coupât le bois comme du beurre! J'en
+voudrais un comme ça.
+
+[Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de
+coudrier.]
+
+Il recula de deux pas, fit tourner la cognée sur sa tête et la lança
+d'une telle force qu'il alla tomber à dix pieds, les bras en avant, le
+nez par terre.
+
+--_Per Baccho!_ s'écria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappé à côté.
+
+Zerbin fut bientôt rassuré, car au même instant l'arbre tomba, et si
+près de lui que peu s'en fallut que le pauvre garçon ne fût écrasé.
+
+--Voilà un beau coup! s'écria-t-il, et qui avance ma journée. Comme
+c'est tranché! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bûcherons
+pour travailler comme le fils de ma mère.
+
+Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin;
+puis, déliant une corde qu'il avait roulée autour de sa ceinture, il se
+mit à cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec
+un noeud coulant.
+
+--A présent, dit-il, il faut traîner cela à la ville. Il est facheux que
+les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais
+fièrement à Salerne et j'y entrerais en caracolant, à la façon d'un beau
+cavalier qui se promène sans rien faire. Je voudrais me voir comme ça.
+
+A l'instant, voici le fagot qui se soulève et qui se met à trotter d'un
+pas allongé. Sans s'étonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter
+par cette monture d'espèce nouvelle, et tout le long du chemin il
+prenait en pitié ces pauvres petites gens qui marchaient à pied, faute
+d'un fagot.
+
+IV
+
+Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de
+Salerne, et sur cette place était le palais du roi. Ce roi, personne ne
+l'ignore, c'était le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalisé le
+nom.
+
+Chaque après-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du
+roi, la princesse Aléli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de
+la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aléli
+n'écoutait que sa pensée. Depuis trois ans, le roi son père voulait la
+marier à tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse
+refusait tous les prétendants. Salerne était sa dot, et elle sentait que
+c'était sa dot seule qu'on voulait épouser. Sérieuse et tendre, Aléli
+n'avait pas d'ambition, elle n'était pas coquette, elle ne riait pas
+pour montrer ses dents, elle savait écouter et ne parlait jamais pour ne
+rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le désespoir
+des médecins.
+
+Aléli était encore plus rêveuse que de coutume, quand tout d'un coup
+déboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majesté d'un
+César empanaché. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent
+prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main,
+elles se mirent à en jeter au cavalier, et de façon si adroite, qu'il en
+reçut deux en plein visage.
+
+--Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous
+rire à vous user les dents jusqu'aux gencives. Voilà ce que vous
+souhaite Zerbin.
+
+Et voici les deux femmes qui rient à se tordre, sans que rien les
+arrête, ni les menaces du bûcheron ni les ordres de la princesse, qui
+prenait en pitié le pauvre bûcheron.
+
+--Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aléli, et si douce et si
+triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te
+fera rire, et l'épouser par-dessus le marché!
+
+Sur ce, il prit sa mèche de cheveux, et salua la princesse de la façon
+la plus gracieuse.
+
+Règle générale: quand on est à cheval sur un fagot, il ne faut saluer
+personne, fût-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour
+saluer la princesse, il avait lâché la corde qui retenait les branches
+en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en
+arrière, les jambes en l'air, de la façon la plus grotesque et la plus
+ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la
+moitié du feuillage, et, couronné comme un dieu sylvain, il s'en alla
+rouler dix pas plus loin.
+
+Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je
+l'ignore; c'est un mystère que la philosophie n'a pas encore expliqué.
+Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aléli
+fit comme tout le monde. Mais aussitôt elle se leva, regarda Zerbin avec
+des yeux étranges, mit la main sur son coeur, la porta à sa tête et
+rentra dans le palais, tout agitée d'un trouble inconnu.
+
+Cependant Zerbin rassemblait les branches éparses et rentrait chez lui à
+pied, comme un simple fagotier. La prospérité ne l'avait point ébloui,
+la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journée était bonne,
+c'était assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et
+dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dîna du meilleur
+appétit. L'innocent ne se doutait guère du mal qu'il avait fait et du
+désordre qu'il laissait après lui.
+
+V
+
+Tandis que ces graves événements se passaient, quatre heures sonnaient à
+la tour de Salerne. La journée était brûlante, le silence régnait dans
+les rues. Retiré dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit,
+le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait.
+
+Tout à coup il s'éveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des
+larmes brûlantes lui mouillaient le visage; c'était la belle Aléli qui
+embrassait son père, dans un accès de tendresse.
+
+--Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu
+m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mère, tu veux me faire faire
+ta volonté?
+
+--Tout au contraire, mon bon père, dit Aléli; c'est une fille obéissante
+qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai
+trouvé. Pour vous faire plaisir, je suis prête à lui donner ma main.
+
+--Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui épousons-nous?
+le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de
+Sorrente? Non. Qui est-ce donc?
+
+--Je ne le connais pas, mon bon père.
+
+--Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant?
+
+--Oui, tout à l'heure, sur la place du château.
+
+--Et il t'a parlé?
+
+--Non, mon père. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent?
+
+Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille
+entre les deux yeux:
+
+--Au moins, dit-il, c'est un prince?
+
+--Je ne sais pas, mon père, mais qu'importe?
+
+--Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien à la politique.
+Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est à
+merveille. Comme roi et comme père, je ne gênerai jamais ta volonté
+quand cette volonté sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs à
+remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que
+je veux. Où se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas
+parlé et qui t'adore?
+
+--Je l'ignore, dit Aléli.
+
+--Voilà qui est trop fort, s'écria Mouchamiel. C'est pour me conter de
+pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent à
+mon peuple! Holà! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse
+et qu'on la reconduise dans ses appartements.
+
+En entendant ces mots, Aléli leva les bras au ciel et se mit à fondre
+en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au même
+moment, les deux femmes entrèrent, toujours riant aux éclats.
+
+--Silence, misérables, silence! s'écria Mouchamiel, indigné de ce manque
+de respect.
+
+Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans
+souci de l'étiquette.
+
+--Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et
+qu'on leur tranche la tête. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins
+plaisant qu'un roi.
+
+--Sire, dit Aléli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez
+illustré votre règne en abolissant la peine de mort.
+
+--Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilisés. Qu'on épargne
+ces femmes, et qu'on se contente de les traiter à la russe, avec tous
+les ménagements voulus. Bâtonnez-les jusqu'à ce qu'elles meurent
+naturellement.
+
+--Grâce! mon père, dit Aléli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en
+supplie.
+
+--Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en débarrasse, dit le
+bon Mouchamiel. Emmenez ces pécores, je leur pardonne; qu'on les enferme
+dans une cellule jusqu'à ce qu'elles y crèvent de silence et d'ennui.
+
+--Ah! mon père, sanglota la pauvre Aléli.
+
+--Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ça finisse!
+
+--Grâce, Sire, nous ne rirons plus, crièrent les deux femmes en tombant
+à genoux et en ouvrant une bouche où il n'y avait que des gencives. Que
+Votre Majesté nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes
+d'un art infernal; un scélérat nous a ensorcelées.
+
+--Un sorcier dans mes États! dit le roi qui était un esprit fort; c'est
+impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas.
+
+--Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un
+cheval de manège et caracole sous la main d'un bûcheron? Voilà ce que
+nous venons de voir sur la place du château.
+
+--Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse
+l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brûle tous
+les deux. Après cela, j'espère qu'on me laissera dormir.
+
+--Brûler mon bien-aimé! s'écria la princesse, en remuant les bras comme
+une illuminée. Sire, ce noble chevalier, c'est mon époux, c'est mon
+bien, c'est ma vie. Si l'on touche à un seul de ses cheveux, je meurs.
+
+--L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me
+sert-il d'être roi pour ne pouvoir pas même dormir la grasse matinée?
+Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai
+un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il
+sache ce que je veux.
+
+
+VI
+
+
+On annonça le seigneur Mistigris. C'était un petit homme, gros, court,
+rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui
+regardaient de tous les côtés à la fois, un front bas, un nez crochu, de
+grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du célèbre ministre
+qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il
+entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le
+pouvoir et ses ennuis.
+
+--Enfin, vous voilà! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe
+des choses inouïes dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le
+dernier averti?
+
+--Tout est dans l'ordre accoutumé, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai
+là dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix
+règnent dans l'État, comme toujours.
+
+Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit:
+
+«Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas volé à la douane plus
+que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau;
+cinq entrées à l'hôpital. Rien de nouveau.
+
+«Ville haute. Octroi doublé; prospérité et moralité toujours
+croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposés; trois
+maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris;
+trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau.
+
+--Voilà donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritée.
+Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le métier de connaître les
+affaires d'État, j'en sais davantage. Un homme à cheval sur un fagot a
+passé sur la place du château, et il a ensorcelé ma fille. La voici qui
+veut l'épouser.
+
+--Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce détail; un ministre sait
+tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majesté de ces niaiseries? On pendra
+l'homme et tout sera dit.
+
+--Et vous pouvez me dire où est ce misérable?
+
+--Sans doute, Sire, répondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend
+tout, est partout.
+
+--Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drôle n'est
+pas ici, vous laisserez le ministère à des gens qui ne se contentent pas
+de voir, mais qui agissent. Allez!
+
+Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la
+salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui étouffe, et fut
+obligé de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'était le
+préfet de la ville qu'un hasard heureux amenait près de lui. Mistigris
+recula de deux pas et prit le magistrat au collet.
+
+--Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix
+minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promène dans Salerne à
+cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez!
+
+Tout étourdi de cette menace, le préfet courut chez le chef de la
+police.
+
+--Où est l'homme qui se promène sur un fagot? lui dit-il.
+
+--Quel homme? demanda le chef de la police.
+
+--Ne raisonnez pas avec votre supérieur; je ne le souffrirai point. En
+n'arrêtant pas ce scélérat, vous avez manqué à tous vos devoirs. Si dans
+cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez!
+
+Le chef de la police courut au poste du château; il y trouva ses gens
+qui veillaient à la tranquillité publique en jouant aux dés.
+
+--Drôles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas
+l'homme qui se promène à cheval sur un fagot, je vous fais bâtonner
+comme des galériens. Courez, et pas un mot.
+
+La troupe sortit en blasphémant, tandis que l'habile et sage Mistigris,
+confiant dans les miracles de la hiérarchie, rentrait tranquillement
+dans la chambre du roi et remettait sur ses lèvres ce sourire perpétuel
+qui fait partie de la profession.
+
+
+VII
+
+
+Deux mots dits par le ministre à l'oreille du roi charmèrent Mouchamiel.
+L'idée de brûler un sorcier ne lui déplaisait pas. C'était un joli petit
+événement qui honorerait son règne, une preuve de sagesse qui étonnerait
+la postérité.
+
+Une seule chose gênait le roi, c'était la pauvre Aléli noyée dans
+les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entraîner dans ses
+appartements.
+
+Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la
+princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde:
+
+--Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au
+contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule
+l'assure de son bonheur.
+
+--Je vous entends, bon Mistigris, s'écria Aléli. Merci, mon père, merci,
+ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de
+baisers. Soyez béni, mille et mille fois béni!
+
+Elle sortit ivre de joie, la tête haute, les yeux brillants, et si
+heureuse, si heureuse qu'elle arrêta au passage le premier chambellan
+pour lui annoncer elle-même son mariage.
+
+--Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-même les
+honneurs du palais et soyez sûr que vous n'obligerez pas des ingrats.
+
+Resté seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux.
+
+--Êtes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma
+parole? Vous croyez-vous le maître de mon empire pour disposer de ma
+fille et de moi sans mon aveu?
+
+--Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse;
+c'était le plus pressé. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain.
+A chaque jour suffit sa peine.
+
+--Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la
+retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent
+qui m'a volé le coeur de mon enfant.
+
+--Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a
+plusieurs façons de la tenir.
+
+--Qu'entendez-vous par là? dit Mouchamiel.
+
+--Votre Majesté, reprit le ministre, vient de promettre à ma fille de la
+marier; nous la marierons. Après quoi nous prendrons la loi qui dit:
+
+«Si un noble qui n'a pas rang de baron ose prétendre à l'amour d'une
+princesse de sang royal, il sera traité comme noble, c'est-à-dire
+décapité.
+
+«Si le prétendant est un bourgeois, il sera traité comme un bourgeois,
+c'est-à-dire pendu.
+
+«Si c'est un vilain, il sera noyé comme un chien.»
+
+--Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aisé que d'accorder votre amour
+paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois à Salerne,
+qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles.
+
+--Mistigris, dit le roi, vous êtes un coquin.
+
+--Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis
+qu'un politique. On m'a enseigné qu'il y a une grande morale pour les
+princes et une petite pour les petites gens. J'ai profité de la leçon.
+C'est ce discernement qui fait le génie des hommes d'État, l'admiration
+des habiles et le scandale des sots.
+
+--Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous êtes
+fatigant comme un éloge académique. Je ne vous demande pas de mots, mais
+des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en.
+
+Comme il parlait ainsi, la princesse Aléli entra dans la chambre royale.
+Elle était si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon
+Mouchamiel soupira et se prit à désirer que le cavalier du fagot fût un
+prince, afin qu'on ne le pendît pas.
+
+
+VIII
+
+
+C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses désagréments. Adieu
+le plaisir d'être inconnu et de défier la sotte curiosité de la foule.
+L'entrée triomphale de Zerbin n'était pas achevée, qu'il n'y avait pas
+un enfant dans Salerne qui ne connût la personne, la vie et la demeure
+du bûcheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine à trouver
+l'homme qu'ils cherchaient.
+
+Zerbin était à deux genoux dans sa cour, tout occupé à affiler sa
+fameuse cognée; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce,
+quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort
+vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades
+dans le dos le poussèrent dans la rue; c'est de cette façon qu'il apprit
+qu'un ministre s'intéressait à sa personne, et que le roi lui-même
+daignait l'appeler au palais.
+
+Zerbin était un sage, et le sage ne s'étonne de rien. Il enfonça
+ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop
+s'émouvoir de la grêle qui tombait sur lui. Cependant, pour être sage,
+on n'est pas un saint. Un coup de pied reçu dans le mollet lassa la
+patience du bûcheron.
+
+--Doucement, dit-il, un peu de pitié pour le pauvre monde.
+
+--Je crois que le drôle raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient.
+Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la
+main.
+
+--Je voudrais vous voir à ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous
+ririez.
+
+--Te tairas-tu, drôle! dit le chef de la bande en lui décochant un coup
+de poing à décorner un boeuf.
+
+Le coup était mal porté sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il
+alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et à moitié aveugle,
+le blessé se jeta sur le maladroit qui l'avait frappé et le prit aux
+cheveux. Les voilà qui se battent; on veut les séparer: les coups de
+poing pleuvent à droite, à gauche, en haut, en bas; c'était une mêlée
+générale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes
+qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une
+patrouille pour rétablir l'ordre, en arrêtant les battants, les battus
+et les curieux.
+
+Zerbin, toujours impassible, s'en allait au château en se promenant,
+quand, sur la grande place, il fut abordé par une longue file de beaux
+messieurs en habits brodés et en culottes courtes. C'étaient les valets
+du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan
+lui-même, venaient au-devant du fiancé qu'attendait la princesse. Comme
+ils avaient reçu l'ordre d'être polis, chacun d'eux avait le chapeau à
+la main et le sourire sur les lèvres. Ils saluèrent Zerbin; le bûcheron,
+en homme bien élevé, leur rendit leur salut. Nouvelles révérences de la
+livrée, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite
+avec une gravité parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'étant pas
+né dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui
+manquait:
+
+--Assez, s'écria-t-il, assez; et comme dit la chanson:
+
+ Après trois refus,
+ La chance;
+ Après trois saluts,
+ La danse.
+
+Vous ne m'avez pas trop salué, dansez maintenant.
+
+Aussitôt, voici les valets qui se mettent à danser en saluant, à saluer
+en dansant, et qui tous, précédant Zerbin dans un ordre admirable, lui
+font au château une entrée digne d'un roi.
+
+
+IX
+
+
+Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement
+le bout de son nez; Aléli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme
+un diplomate qui cherche une idée, les courtisans immobiles et muets
+avaient l'air de réfléchir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit.
+Majordome et valets entrèrent en cadence, dansant une sarabande qui
+surprit fort la cour. Derrière eux marchait le bûcheron, aussi peu ému
+des splendeurs royales que s'il était né dans un palais. Cependant, à la
+vue du roi, il s'arrêta, ôta son chapeau qu'il tint à deux mains sur sa
+poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son
+chapeau sur sa tête, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser
+le bout de son pied.
+
+--Mon père, s'écria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici
+l'époux que vous m'avez donné. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce
+pas que vous l'aimerez?
+
+--Mistigris, murmura Mouchamiel à demi étranglé, interrogez cet homme
+avec les plus grands ménagements. Songez au repos de ma fille et
+au mien. Quelle aventure! Ah! que les pères seraient heureux s'ils
+n'avaient pas d'enfants!
+
+--Que Votre Majesté se rassure, répondit Mistigris; l'humanité est mon
+devoir et mon plaisir.
+
+--Lève-toi, coquin! dit-il à Zerbin d'un ton brusque; réponds vite, si
+tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince déguisé? Tu te tais, misérable!
+Tu es un sorcier!
+
+--Pas plus sorcier que toi, mon gros, répondit Zerbin sans quitter son
+fauteuil.
+
+--Ah! brigand! s'écria le ministre; cette dénégation prouve ton crime;
+te voilà confondu par ton silence, triple scélérat!
+
+[Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle
+chanson plaintive.]
+
+--Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin.
+
+--Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'éloquence, faites
+justice; purgez vos États, purgez la terre de ce monstre. La mort est
+trop douce pour un pareil sacripant.
+
+--Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas.
+
+--Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanité
+sont en présence. _Oua, oua, oua._ L'humanité vous ordonne de protéger
+vos sujets en les délivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice
+veut qu'on le pende ou qu'on le brûle, _oua, oua, oua_. Vous êtes père,
+_oua, oua_, mais vous êtes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_,
+doit effacer le père, _oua, oua, oua_.
+
+--Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic
+insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez.
+
+--Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._
+
+Tandis que le roi soupirait, Aléli, quittant brusquement son père, alla
+se mettre auprès de Zerbin.
+
+--Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon époux; son sort sera le mien.
+
+A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure.
+Mistigris lui-même se crut obligé de rougir.
+
+--Malheureuse! dit le roi furieux, en te déshonorant tu as prononcé ta
+condamnation. Gardes! arrêtez ces deux créatures; qu'on les marie séance
+tenante; après cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans
+le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne à la fureur des
+flots.
+
+--Ah! Sire, s'écria Mistigris, tandis qu'on entraînait la princesse
+et Zerbin, vous êtes le plus grand roi du monde. Votre bonté, votre
+douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'étonnement de la
+postérité. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous,
+confondus par tant de magnanimité, il ne nous reste qu'à nous taire et à
+admirer.
+
+--Ma pauvre fille, s'écria le roi, que va-t-elle devenir sans son père!
+Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera
+pour moi une consolation que de savoir cet habile homme auprès de
+ma chère Aléli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une
+distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon
+Mistigris.
+
+Mistigris était resté la bouche ouverte; il allait reprendre haleine
+pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du
+palais. Malgré ses cris, ses menaces, ses prières et ses pleurs, on le
+jeta sur la barque, et bientôt les trois amis se trouvèrent seuls au
+milieu des flots.
+
+Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la
+chambre basse pour achever une sieste si désagréablement interrompue.
+
+
+X
+
+
+La nuit était belle et calme; la lune éclairait de sa blanche clarté la
+mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait
+au loin la barque; déjà on apercevait Capri qui se dressait au milieu
+des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et
+murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bûcheron ou
+de matelot. A ses pieds était assise Aléli, silencieuse, mais non
+pas triste; elle écoutait son bien-aimé. Le passé, elle l'oubliait;
+l'avenir, elle n'y songeait guère; rester auprès de Zerbin, c'était
+toute sa vie.
+
+Mistigris, moins tendre, était moins philosophe. Inquiet et furieux,
+il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait à Zerbin de beaux
+discours que le bûcheron n'écoutait pas. Insensible comme toujours,
+Zerbin penchait la tête. Peu habitué aux harangues officielles, les
+discours du ministre l'endormaient.
+
+--Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si
+tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi
+quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque
+chose à gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la
+fortune de tes amis?
+
+--J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitié d'un oeil.
+
+Aléli se leva aussitôt et chercha autour d'elle.
+
+--Mon ami, dit-elle, que voulez-vous?
+
+--Je veux des figues et du raisin, dit le bûcheron.
+
+Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de
+sortir entre ses jambes et l'avait jeté par terre.
+
+--Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu
+as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas été ministre
+pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai.
+
+Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le
+dos courbé, la face souriante.
+
+--Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander à Votre Excellence son
+incomparable amitié. Peut-être Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris
+tout ce que je cachais de dévouement sous la sévérité affectée de mes
+paroles; mais je puis l'assurer que tout était calculé pour brusquer son
+bonheur. C'est moi seul qui ai hâté son heureux mariage.
+
+--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.
+
+--Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grâce d'un courtisan.
+J'espère que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et
+qu'elle me mettra souvent à même de lui témoigner tout mon zèle.
+
+--Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut
+absolument que je mette Aléli dans mes intérêts. Plaire aux dames, c'est
+le grand secret de la politique.
+
+--A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que
+vous êtes marié de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un
+cadeau de noces à votre royale fiancée?
+
+--Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, où
+veux-tu que je le pêche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons,
+tu me le rapporteras.
+
+A l'instant même, comme si une main invisible l'eût lancé, Mistigris
+sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots.
+
+Zerbin se remit à éplucher et à croquer ses raisins, tandis qu'Aléli ne
+se lassait pas de le regarder.
+
+--voilà un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin.
+
+Ce n'était pas un marsouin, c'était l'heureux messager qui, remonté sur
+les vagues, se débattait au milieu de l'écume; Zerbin prit Mistigris par
+les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose étrange, le gros homme
+avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une étoile au
+milieu de la nuit.
+
+Dès qu'il put respirer:
+
+--Voilà, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre à la charmante
+Aléli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidèle
+et le plus dévoué des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministère à
+confier...
+
+--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.
+
+--Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre
+femme? Cette barque exposée à toutes les injures de l'air n'est pas un
+séjour digne de sa naissance et de sa beauté.
+
+--Assez! Mistigris, dit Aléli; je suis bien ici, je ne demande rien.
+
+--Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince
+de Capri vous offrit sa main, il avait envoyé à Salerne un splendide
+navire en acajou, où l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces
+matelots vêtus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout
+ornés de glaces! voilà ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le
+seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arrière, lui, si noble, si
+puissant et si bon.
+
+--Il est sot, ce bonhomme-là! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais
+avoir un bateau comme ça, rien que pour te clore le bec, bavard! après
+cela tu te tairais.
+
+A ce moment, Aléli poussa un cri de surprise et de joie qui fit
+tressaillir le bûcheron.
+
+Où était-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la
+grâce d'un cygne aux ailes gonflées. Une tente éclairée par des lampes
+d'albâtre formait sur le pont un salon richement meublé; Aléli, toujours
+assise aux pieds de son époux, le regardait toujours; Mistigris courait
+après l'équipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur
+cet étrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en était pour son
+éloquence, et ne pouvait même trouver un mousse à gouverner.
+
+Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitôt,
+toujours souriant.
+
+--Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon
+zèle?
+
+--Tais-toi, bavard, dit le bûcheron. Je te défends de parler jusqu'à
+demain matin. Je rêve, laisse-moi dormir.
+
+Mistigris resta bouche béante, en faisant les gestes les plus
+respectueux; puis de désespoir il descendit à la salle à manger et se
+mit à souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir
+se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin
+rêvait tout à son aise; Aléli, seule, ne dormait pas.
+
+
+XI
+
+
+On se lasse de tout, même du bonheur, dit un proverbe; à plus forte
+raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire où personne ne parle,
+et qui va je ne sais où.
+
+Aussi, dès que Mistigris eut repris ses sens et recouvré la parole,
+n'eut-il d'autre idée que d'amener Zerbin à souhaiter d'être à terre.
+La chose était difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque
+voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait
+par-dessus tout que Zerbin ne regrettât ses bois et sa cognée. Devenez
+donc le ministre d'un bûcheron!
+
+Par bonheur Zerbin s'était réveillé dans une humeur charmante; il
+s'habituait à la princesse, et, si brute qu'il fût, cette aimable figure
+l'égayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, hélas! les femmes
+sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aléli disait à
+Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et
+du bruit, dans quelque chaumière tranquille, au milieu d'un verger, au
+bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre à cette poésie, le bon Zerbin
+écoutait avec plaisir ces douces paroles qui le berçaient.
+
+--Une chaumière, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait
+joli. Si...
+
+Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup.
+
+--Ah! seigneur! s'écria-t-il, regardez donc là-bas en face de vous. Que
+c'est beau!
+
+--Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien.
+
+--Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux.
+
+--Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air étonné. Quoi! vous ne voyez
+pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout
+garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord
+de la mer?
+
+--Un palais? dit Aléli. Pour être entourée de courtisans, d'égoïstes et
+de valets, je n'en veux pas. Fuyons.
+
+--Oui, dit Zerbin, une chaumière vaut mieux; on y est plus tranquille.
+
+--Ce palais-là ne ressemble à aucun autre, s'écria Mistigris, chez qui
+la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure féerique il n'y a ni
+courtisans ni valets; on est servi de façon invisible; on est tout à la
+fois seul et entouré! Les meubles ont des mains, les murs ont des
+oreilles.
+
+--Ont-ils une langue? dit Zerbin.
+
+--Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent
+quand on veut.
+
+--Eh bien! dit le bûcheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais
+bien avoir un château comme ça. Où est-il donc, ce beau palais? Je ne le
+vois pas.
+
+--Il est là devant vous, mon ami, dit la princesse.
+
+Le vaisseau avait couru vers la terre, et déjà on jetait l'ancre dans
+un port où l'eau était assez profonde pour qu'on pût aborder à quai.
+Le port était à demi entouré par un grand escalier en fer à cheval;
+au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la
+mer, s'élevait le plus riant palais qu'on ait jamais rêvé.
+
+Les trois amis montèrent gaiement; Mistigris allait en tête, tout en
+soufflant à chaque marche. Arrivé à la grille du château, il voulut
+sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-même qui
+répondit.
+
+--Que veux-tu, étranger? demanda-t-elle.
+
+--Parler au maître de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigué de causer
+pour la première fois avec du fer battu.
+
+--Le maître de ce palais est le seigneur Zerbin, répondit la Grille.
+Quand il approchera, j'ouvrirai.
+
+Zerbin arrivait, donnant le bras à la belle Aléli; la Grille s'écarta
+avec respect et laissa passer les deux époux, suivis de Mistigris.
+
+Une fois sur la terrasse, Aléli regarda le spectacle splendide qu'elle
+avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil
+du matin.
+
+--Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette
+galerie, toute garnie de lauriers en fleur!
+
+--Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre.
+
+--Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'écria Mistigris.
+
+--Nous voici, nous voici, crièrent les fauteuils; et ils arrivèrent
+tous, courant l'un après l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le
+permettaient.
+
+--On déjeunerait bien ici, dit Mistigris.
+
+--Oui, dit Zerbin; mais où est la table?
+
+--Me voilà, me voilà, répondit une voix de contralto.
+
+Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravité d'une matrone,
+vint se placer devant les convives.
+
+--C'est charmant, dit la princesse, mais où sont les plats?
+
+--Nous voici, nous voici, crièrent des petites voix sèches: et trente
+plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs
+cousins, sans oublier leurs tantes, les salières, se rangèrent en un
+instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier,
+de fruits et de fleurs.
+
+--Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous.
+Tout ceci est mon oeuvre.
+
+--Tu mens! cria une voix.
+
+Mistigris se retourna et ne vit personne; c'était une colonne de la
+galerie qui avait parlé.
+
+--Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture;
+j'ai toujours dit la vérité.
+
+--Tu mens! dit la voix.
+
+--Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la vérité,
+on n'y établira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut
+changer cela.
+
+--Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire,
+n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons
+petits impôts, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous
+entourerait d'amour et de tendresse?
+
+--Roi! dit Zerbin, pour quoi faire?
+
+--Mon ami, ne l'écoutez pas, dit la bonne Aléli. Restons ici, nous y
+sommes si bien tous les deux.
+
+--Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes,
+et près de vous je ne désire rien.
+
+--Tu mens! dit la voix.
+
+--Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon
+dévouement?
+
+--Tu mens! reprit l'écho.
+
+--Seigneur, ne l'écoutez pas, s'écria Mistigris. Je vous honore et je
+vous aime; croyez à mes serments.
+
+--Tu mens! reprit la voix impitoyable.
+
+--Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le
+pays des menteurs.
+
+Parole imprudente, car aussitôt Mistigris partit en l'air comme une
+flèche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur
+la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a
+reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a
+jamais revu dans un palais où les murs mêmes disaient la vérité.
+
+
+XII
+
+
+Restés seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aléli
+se laissait aller aux plus douces pensées. Vivre dans une solitude
+enchantée, auprès de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on rêve dans ses
+plus beaux jours? Pour connaître son nouveau domaine, elle prit le bras
+de Zerbin. De droite et de gauche, le palais était entouré de belles
+prairies arrosées d'eaux jaillissantes. Des chênes verts, des hêtres
+pourpres, des mélèzes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles
+orangées allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du
+feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le
+repos. Aléli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin:
+
+--Mon ami, lui dit-elle, êtes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien
+à désirer?
+
+--Je n'ai jamais rien désiré, dit Zerbin. Qu'ai-je à demander? Demain je
+prendrai ma cognée et je travaillerai ferme; il y a là de beaux bois à
+abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots.
+
+--Ah! dit Aléli en soupirant, vous ne m'aimez pas!
+
+--Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ça? Je ne vous veux
+pas de mal, assurément, bien au contraire; voilà un château qui nous
+vient des nues, il est à vous; écrivez à votre père, faites-le venir, ça
+me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ça n'est pas ma faute:
+je n'y suis pour rien. Bûcheron je suis né, bûcheron je veux mourir. Ça,
+c'est mon métier, et je sais me tenir à ma place. Ne pleurez pas, je ne
+veux rien dire qui vous afflige.
+
+--Ah! Zerbin, s'écria la pauvre Aléli, que vous ai-je fait pour me
+traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien méchante pour que
+vous ne vouliez pas m'aimer?
+
+--Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas.
+Ça ne sert à rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons,
+bon! voilà de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ça vous fait plaisir,
+je veux bien vous aimer; je vous aime, Aléli, je vous aime.
+
+La pauvre Aléli, tout éplorée, leva les yeux: Zerbin était transformé.
+Il y avait dans son regard la tendresse d'un époux, le dévouement d'un
+homme qui donne à tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aléli se
+mit à pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait à Zerbin,
+qui, de son côté, pour la première fois, se mit à fondre en larmes.
+Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la
+vie?
+
+Et alors parut la fée des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel.
+Le bon roi était bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille
+et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa
+bénédiction et leur dit adieu le même jour pour ménager son émotion, sa
+sensibilité et sa santé. La fée des eaux resta la protectrice des deux
+époux, qui vécurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier
+le monde, plus heureux d'en être oubliés.
+
+ Zerbin resta-t-il sot, comme l'était son père?
+ Son âme s'ouvrit-elle à la clarté des cieux?
+ On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux;
+ Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystère;
+ Je l'ignore et je dois me taire.
+
+ Mais qu'importe, après tout? Zerbin était heureux.
+ On l'aimait, c'est la grande affaire;
+ Lui donner de l'esprit n'était pas nécessaire;
+ Qu'elle soit princesse ou bergère,
+ Toute femme en ménage a de l'esprit pour deux.
+
+
+
+
+LE PACHA BERGER
+
+
+CONTE TURC
+
+
+Il y avait une fois à Bagdad un pacha fort aimé du sultan, fort redouté
+de ses sujets. Ali (c'était le nom de notre homme) était un vrai
+musulman, un Turc de la vieille roche. Dès que l'aube du jour permettait
+de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il étendait un tapis à terre,
+et, le visage tourné vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions
+et ses prières. Ses dévotions achevées, deux esclaves noirs, vêtus
+d'écarlate, lui apportaient la pipe et le café. Ali s'installait sur un
+divan, les jambes croisées, et restait ainsi tout le long du jour. Boire
+à petits coups du café d'Arabie, noir, amer, brûlant, fumer lentement du
+tabac de Smyrne dans un long _narghilé_, dormir, ne rien faire et penser
+moins encore, c'était là sa façon de gouverner. Chaque mois, il est
+vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au trésor
+impérial un million de piastres, l'impôt du pachalick; ce jour-là, le
+bon Ali, sortant de sa quiétude ordinaire, appelait devant lui les plus
+riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de
+piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient
+la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils
+n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitié du pacha, la
+miséricorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son café,
+les faisait bâtonner sur la plante des pieds jusqu'à ce qu'on lui
+apportât cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par
+trouver quelque part. La somme comptée, le fidèle administrateur en
+envoyait la moitié au sultan et jetait l'autre moitié dans ses coffres;
+puis, il se remettait à fumer. Quelquefois, malgré sa patience, il se
+plaignait, ce jour-là, des soucis de la grandeur et des fatigues du
+pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant,
+il levait l'impôt avec le même calme et le même désintéressement.
+C'était le modèle des pachas.
+
+[Note 1: Le para vaut quelques centimes.]
+
+Après la pipe, le café et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'était
+sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa
+fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses
+vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire
+un pas sans avoir auprès d'elle trois femmes toujours prêtes à la
+servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette,
+une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'éventait, une esclave noire
+l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque
+matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traîné par des
+boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en
+visites, occupée à manger des confitures de roses, à boire des sorbets à
+la grenade, à regarder des danseuses, à se moquer de ses bonnes amies.
+Après une journée si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait
+son père et dormait sans rêver. Lire, réfléchir, broder, faire de la
+musique, ce sont là des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de
+laisser à ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de
+pacha, on est née pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de
+plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les
+Turcs; mais combien de chrétiens qui sont Turcs à cet endroit!
+
+Il n'y a point ici-bas de bonheur sans mélange; autrement la terre
+ferait oublier le ciel. Ali en fit l'expérience. Un jour d'impôt, le
+vigilant pacha, moins éveillé que de coutume, fit bâtonner par mégarde
+un _raya_ grec, protégé de l'Angleterre. Le battu cria: c'était son
+droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que
+le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le
+consul. On hurla dans les journaux, on vociféra au parlement, on montra
+le poing à Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le
+sultan, et, ne pouvant se débarrasser de sa fidèle alliée, dont il avait
+peur, il voulut au moins se débarrasser du pacha, cause innocente de
+tout ce vacarme. La première idée de Sa Hautesse fut de faire étrangler
+son ancien ami; mais Elle réfléchit que le supplice d'un musulman
+donnerait trop d'orgueil et trop de joie à ces chiens de chrétiens qui
+aboient toujours. Aussi, dans son inépuisable clémence, le Commandeur
+des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetât le pacha sur
+quelque plage déserte, et qu'on l'y laissât mourir de faim.
+
+Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge était un vieux pacha,
+chez qui l'âge tempérait le zèle, et qui savait par expérience que la
+volonté des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un
+jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui
+saurait gré d'une clémence qui ne lui coûtait rien. Il se fit amener
+en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques
+piastres, et les prévint que, si le lendemain on les retrouvait dans le
+pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait
+étrangler ou décapiter, à leur choix. Ali le remercia de tant de bonté;
+une heure après, il était parti avec une caravane qui gagnait la Syrie.
+Dès le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du
+pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on célébrait la
+justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur
+les misères de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau
+pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de
+piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux
+d'avoir enfin échappé aux serres du brigand qui, durant tant d'années,
+l'avait pillé impunément.
+
+Sauver sa tête est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut
+vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitué à
+compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant à Damas, Ali se
+trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de
+faim, et, douleur plus grande pour un père! il voyait sa fille pâlir et
+dépérir auprès de lui. Que faire en cette extrémité? Tendre la main?
+Cela était indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un
+peuple à ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vécu noblement, il
+ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent,
+c'était de faire bâtonner les gens; mais, pour exercer en paix cette
+industrie respectable, il faut être pacha et avoir un privilège du
+sultan. Faire ce métier en amateur, à ses risques et périls, c'était
+s'exposer à être pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment
+pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de
+sa vie, c'était d'avoir fait étrangler de temps à autre quelque petit
+larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands.
+
+Un jour qu'il n'avait pas mangé, et que _Charme-des-Yeux_, épuisée par
+le jeûne, n'avait pu quitter la natte où elle était couchée, Ali, rôdant
+par les rues de Damas, comme un loup affamé, aperçut des hommes qui
+chargeaient des cruches d'huile sur leur tête et les portaient à un
+magasin peu éloigné. A l'entrée du magasin était un commis, qui payait
+à chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite pièce de
+cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit à la file, et, montant
+un étroit escalier, reçut en charge une énorme jarre, qu'il avait
+grand'peine à tenir en équilibre sur sa tête, même en y portant les deux
+mains.
+
+Le cou ramassé, les épaules relevées, le front tendu, Ali descendait pas
+à pas, quand, à la troisième marche, il sentit que son fardeau penchait
+en avant. Il se rejette en arrière, le pied lui glisse, il roule
+jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisée en éclats et des
+flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se
+sentit pris au collet par le commis de la maison.
+
+--Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour
+réparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un métier, on ne
+s'en mêle pas.
+
+--Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Où voulez-vous
+que je les prenne? Je n'ai pas un _para_.
+
+--Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le
+commis sans sourciller.
+
+Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux,
+fut jeté à terre, ses pieds passés entre deux cordes, et là, dans une
+attitude où il n'avait que trop souvent mis les autres, il reçut sur la
+plante des pieds cinquante coups de bâton aussi vertement appliqués que
+si un pacha eût présidé à l'exécution.
+
+Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds
+de quelques haillons et se traîna vers sa maison en soupirant.
+
+--Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai
+fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais bâtonner
+étaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour
+eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de bâton.
+
+Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosité, avait
+vu sa mésaventure, le prit en pitié. Elle lui donna de l'huile pour
+panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignées de
+lupins pour vivre en attendant la guérison, et, ce soir-là même, pour
+la première fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquiéter du
+lendemain.
+
+Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa
+retraite forcée, Ali eut une idée lumineuse: «J'ai été un sot,
+pensa-t-il, de prendre le métier de portefaix: un pacha n'a pas la tête
+forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue
+les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la légèreté des mains;
+j'étais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte
+et l'on ment; je m'y connais, j'étais pacha: choisissons un état où
+je puisse étonner le monde par ces brillantes qualités et conquérir
+rapidement une honnête fortune.»
+
+Sur ces réflexions, Ali se fit barbier.
+
+Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui
+faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger
+les ustensiles, servir le café et les pipes aux habitués. Ali se tirait
+à merveille de ces fonctions délicates. Si, par hasard, on lui confiait
+la tête de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donné de
+travers passait inaperçu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent
+pas qu'ils sont faits pour être écorchés; un peu plus, un peu moins,
+cela ne les change guère et n'émeut en rien leur stupidité.
+
+Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand
+personnage dont la vue seule était faite pour intimider le pauvre Ali.
+C'était le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tête
+en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les
+dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crâne les flots d'une
+mousse odorante, le bouffon, renversé sur son siège, s'amusait à pincer
+le nouveau barbier, à lui rire au nez, à lui tirer la langue. Deux fois,
+il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit
+en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne
+perdait rien de son sérieux; tout entier au soin d'une tête si chère,
+il faisait marcher son rasoir avec une régularité, avec une légèreté
+admirables, quand tout à coup le bossu fit une grimace si hideuse et
+poussa un tel cri, que le barbier, effrayé, retira brusquement la main,
+emportant au bout de son rasoir la moitié d'une oreille, et ce n'était
+pas la sienne.
+
+Les bouffons aiment à rire, mais c'est aux dépens d'autrui. Il n'y a pas
+de gens qui aient l'épiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la
+peau de leurs voisins. Tomber à coups de poing sur Ali et l'étrangler,
+tout en criant à l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un
+instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille était si forte, qu'il fallut
+bien que le blessé songeât à son oreille, d'où jaillissait un flot de
+sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit à fuir dans les ruelles
+de Damas avec la légèreté d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est
+pris, il est pendu.
+
+Après mille détours, il se cacha dans une cave ruinée et n'osa regagner
+sa demeure qu'au milieu des ténèbres et du silence de la nuit. Rester à
+Damas après un tel accident, c'était une mort certaine; Ali n'eut pas de
+peine à convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure.
+Leur bagage ne les gênait guère; avant l'aurore ils avaient gagné la
+montagne. Trois jours durant, ils marchèrent sans s'arrêter, n'ayant
+pour vivres que quelques figues dérobées aux arbres du chemin, avec un
+peu d'eau trouvée à grand'peine au fond des ravines desséchées. Mais
+toute misère à sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs
+splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mangé de meilleur
+appétit.
+
+A leur dernière étape, les fugitifs furent accueillis par un brave
+paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalité. Après
+souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit
+de le prendre pour berger. Conduire à la montagne une vingtaine de
+chèvres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'était pas un métier
+difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on
+ne courait pas risque d'être battu pour sa maladresse, on avait à
+discrétion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un
+_para_, du moins il permettait à _Charme-des-Yeux_ de prendre autant
+de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son père et les
+siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'être pendu,
+se décida, sans trop de peine, à mener la vie des patriarches. Dès le
+lendemain, il s'enfonça dans la montagne avec sa fille, ses chiens et
+son troupeau.
+
+[Illustration: Elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait
+point oublier les doux loisirs d'autrefois.]
+
+Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couché sur le
+dos et fumant sa pipe, il passait le temps à regarder les oiseaux
+qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ était moins
+patiente: elle songeait à Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point
+oublier les doux loisirs d'autrefois.
+
+--Mon père, disait-elle souvent, à quoi bon la vie quand elle n'est
+qu'une perpétuelle misère? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un
+coup que de mourir à petit feu?
+
+--Dieu est grand, ma fille, répondait le sage berger, ce qu'il fait est
+bien fait. J'ai le repos; à mon âge, c'est le premier des biens; aussi,
+tu le vois, je me résigne. Ah! si seulement j'avais appris un métier!
+Toi, tu as la jeunesse et l'espérance, tu peux attendre un retour de
+fortune. Que de raisons pour te consoler!
+
+--Je me résigne, mon bon père, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant.
+
+Et elle se résignait d'autant moins qu'elle espérait davantage.
+
+Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la
+solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans
+la montagne. En poursuivant un oiseau blessé, il s'était égaré; seul et
+loin de sa suite, il cherchait à retrouver son chemin en descendant le
+cours d'un ruisseau, quand, au détour d'un rocher, il aperçut en face
+de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau,
+tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle créature, Yousouf
+poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tête. Effrayée de voir un
+étranger, elle s'enfuit auprès de son père et disparut aux regards du
+prince étonné.
+
+--Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraîche
+que la rose de nos jardins; cette fille du désert est plus belle que nos
+sultanes. Voici la femme que j'ai rêvée.
+
+Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient
+les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin
+_Charme-des-Yeux_ occupée à traire les brebis, tandis qu'Ali appelait à
+lui les chiens, dont les aboiements furieux dénonçaient l'approche
+d'un étranger. Yousouf se plaignit d'être égaré et de mourir de soif.
+_Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitôt du lait dans un grand vase de
+terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le père et la
+fille; puis, enfin, il se décida à demander son chemin. Ali, suivi de
+ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et
+revint tremblant. L'inconnu lui avait donné une pièce d'or: c'était donc
+un officier du sultan, un pacha peut-être? Pour Ali, qui jugeait avec
+ses propres souvenirs, un pacha était un homme qui ne pouvait que faire
+le mal, et dont l'amitié n'était pas moins redoutable que la haine.
+
+En arrivant à Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mère; il lui
+répéta qu'elle était belle comme à seize ans, brillante comme la lune
+dans son plein, qu'elle était sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au
+monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains.
+
+La mère se mit à sourire: «Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret à
+me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le
+dis; mais ce dont je suis sûre, c'est que jamais tu n'auras de meilleure
+amie que moi.»
+
+Yousouf ne se fit pas prier; il brûlait de raconter ce qu'il avait vu
+dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue,
+déclara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'épouser dès
+le lendemain.
+
+--Un peu de patience, mon fils, lui répétait sa mère; laisse-nous savoir
+quel est ce miracle de beauté; après cela, nous déciderons ton père, et
+nous le ferons consentir à cette heureuse union.
+
+Quand le pacha connut la passion de son fils, il commença par se récrier
+et finit par se mettre en colère. Manquait-il à Damas des filles riches
+et bien faites, pour qu'il fût nécessaire d'aller chercher au désert
+une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains à ce triste
+mariage, jamais!
+
+_Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son
+ménage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'étaient
+pas écoulés que le pacha, ému par les larmes de la mère, par la pâleur
+et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse à céder. Mais, en
+homme fort et qui s'estime à son juste prix, il déclara hautement qu'il
+faisait une sottise et qu'il le savait.
+
+--Soit! que mon fils épouse une bergère et que sa folie retombe sur sa
+tête; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque à cette
+union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est à lui seul qu'il
+appartient d'obtenir et d'amener ici cette misérable chevrière qui a
+jeté un sort sur ma maison.
+
+Une heure après, le bossu, monté sur un âne, gagnait la montagne,
+maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du
+bon sens d'envoyer en ambassade à un berger, par la poussière et le
+soleil, un homme délicat, né pour vivre sous les lambris d'un palais,
+et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit?
+Mais, hélas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et
+réduit au métier de bouffon le génie qui ne veut pas mourir de faim.
+
+Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il
+aperçut Ali, couché à l'ombre d'un caroubier, et plus occupé de sa pipe
+que de ses brebis. Le bouffon piqua son âne et s'avança vers le berger
+avec la majesté d'un vizir.
+
+--Drôle, lui dit-il, tu as ensorcelé le fils du pacha: il te fait
+l'honneur d'épouser ta fille. Décrasse au plus vite cette perle de
+la montagne, il faut que je l'emmène à Damas. Quant à toi, le pacha
+t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tôt le pays.
+
+Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la
+tête, demanda au bossu ce qu'il voulait.
+
+--Bête brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du
+pacha prend ta fille en mariage.
+
+--Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali.
+
+--Ce qu'il fait? s'écria le bouffon, en éclatant de rire. Double pécore
+que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton
+espèce? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dîme de la
+province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y
+en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut
+prendre à sa volonté?
+
+--Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu
+protège Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il
+armurier?
+
+--Non, imbécile.
+
+--Forgeron?
+
+--Encore moins.
+
+--Charpentier?
+
+--Non.
+
+--Chaufournier?
+
+--Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a
+que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage,
+ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien.
+
+--Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un ménage coûte
+cher, je ne donnerai jamais mon enfant à un mari qui ne peut pas nourrir
+sa femme. Mais peut-être le fils du pacha a-t-il quelque métier moins
+rude. N'est-il point brodeur?
+
+--Non, dit le bouffon, en haussant les épaules.
+
+--Tailleur?
+
+--Non.
+
+--Potier?
+
+--Non.
+
+--Vannier?
+
+--Non.
+
+--Il est donc barbier?
+
+--Non, dit le bossu, rouge de colère. Finis cette sotte plaisanterie, ou
+je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis pressé.
+
+--Ma fille ne partira pas, répondit le berger.
+
+Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger auprès de lui en grognant et
+en montrant des crocs qui ne parurent charmer que médiocrement l'envoyé
+du pacha.
+
+Il retourna sa monture, et menaçant du poing Ali qui retenait ses dogues
+au poil hérissé:
+
+--Misérable! lui cria-t-il, tu auras bientôt de mes nouvelles; tu sauras
+ce qu'il en coûte pour avoir une autre volonté que celle du pacha, ton
+maître et le mien.
+
+Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitié d'oreille plus basse que
+de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon côté.
+C'était un petit échec pour sa femme et son fils; pour lui, c'était un
+triomphe: double succès qui chatouillait agréablement son orgueil.
+
+--Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais
+rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans
+la montagne quatre cavaliers qui m'amèneront la fille; quant au père, ne
+t'en embarrasse pas, je lui réserve un argument décisif.
+
+Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait
+devant lui quelque chose qui le gênait.
+
+Sur un signe de sa mère, Yousouf se leva et supplia son père de lui
+laisser l'ennui de mener à fin cette petite aventure. Sans doute le
+moyen proposé était irrésistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-être
+la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne
+voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf
+espérait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement à bout d'une
+résistance qui ne lui semblait pas sérieuse.
+
+--Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton père;
+c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te
+préviens qu'à compter d'aujourd'hui je ne me mêle plus de tes affaires.
+Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je
+donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu.
+
+Yousouf sourit, il était sûr de réussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne
+l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs à vingt ans doute-t-on
+de soi-même et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a
+trompés, non pour ceux qu'elle enivre de ses premières illusions.
+
+Ali reçut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il
+le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur
+le fond des choses il fut inexorable. Point de métier, point de
+mariage; c'était à prendre ou à laisser. Le jeune homme comptait que
+_Charme-des-Yeux_ viendrait à son secours; mais _Charme-des-Yeux_ était
+invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne désobéit pas
+à son père: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de
+mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermée
+au logis.
+
+Le fils du pacha descendit de la montagne la tête basse. Que faire?
+Rentrer à Damas, pour y être en butte aux railleries de son père, jamais
+Yousouf ne s'y résignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutôt la mort.
+Faire changer d'avis à cet entêté de vieux berger? Yousouf ne pouvait
+l'espérer; et il en venait presque à regretter de s'être perdu par trop
+de bonté!
+
+Au milieu de ces tristes réflexions, il s'aperçut que son cheval,
+abandonné à lui-même, l'avait égaré. Yousouf se trouvait sur la lisière
+d'un bois d'oliviers. Dans le lointain était un village; la fumée
+bleuâtre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des
+chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau.
+
+Une idée saisit Yousouf. Qui l'empêchait d'apprendre un métier? Était-ce
+si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices?
+Le jeune homme attacha à un olivier son cheval, ses armes, sa veste
+brodée, son turban. A la première maison il se plaignit d'avoir été
+dépouillé par les Bédouins, acheta un habit grossier, et, ainsi déguisé,
+il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti.
+
+Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit à merveille; mais
+les conditions qu'on lui fit l'effrayèrent. Le forgeron lui demanda deux
+ans pour l'instruire, le potier un an, le maçon six mois; c'était
+un siècle! Le fils du pacha ne pouvait se résigner à cette longue
+servitude, quand une voix glapissante l'appela:
+
+--Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es pressé et si tu n'as pas
+d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie.
+
+Yousouf leva la tête. A quelques pas devant lui, était assis sur un
+banc, les jambes croisées, un gros petit homme au ventre rebondi, à la
+face réjouie: c'était un vannier. Il était entouré de brins de paille et
+de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des
+nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles,
+des tapis, des chapeaux variés de nuances et de dessin. C'était un
+spectacle qui charmait les yeux.
+
+--Vous êtes mon maître, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et,
+si vous pouvez m'apprendre votre métier en deux jours, je vous paierai
+largement votre peine. Voici mes arrhes.
+
+Disant cela, il jeta deux pièces d'or à l'ouvrier ébahi.
+
+Un apprenti qui sème l'or à pleines mains, cela ne se voit pas tous
+les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eût affaire à un prince
+déguisé; aussi fit-il merveille. Et, comme son élève ne manquait ni
+d'intelligence ni de bonne volonté, avant le soir il lui avait appris
+tous les secrets du métier.
+
+--Mon fils, lui dit-il, ton éducation est faite, tu vas juger toi-même
+si ton maître a gagné son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est
+l'heure où chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends
+cette natte que tu as tressée et cousue de tes mains, offre-la aux
+acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_.
+Pour un début, c'est un joli denier.
+
+Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_,
+on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de débats
+et de cris pour qu'il se décidât à en donner quatre. Il tira sa longue
+bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se
+décida à compter ses quatre pièces de cuivre, l'une après l'autre.
+Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une pièce d'or
+à l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son
+chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrivé près
+de son cheval, il étendit la natte à terre, s'enveloppa la tête dans son
+burnous et dormit du sommeil le plus agité, et cependant le plus doux
+qu'il eût goûté de sa vie.
+
+Au point du jour, quand Ali arriva au pâturage avec ses brebis, il fut
+fort étonné de voir Yousouf installé avant lui sous le vieux caroubier.
+Dès qu'il aperçut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte
+sur laquelle il était couché:
+
+--Mon père, lui dit-il, vous m'avez demandé d'apprendre un métier; je me
+suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le.
+
+--C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore très bien
+tressé, c'est honnêtement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner à faire par
+jour une natte comme celle-là?
+
+--Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux
+au moins dans une journée.
+
+--Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui
+commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre
+_paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et
+quatre _paras_ après-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un
+état qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre
+quand j'étais pacha, je n'aurais pas été réduit à me faire berger.
+
+Qui fut étonné de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute
+son histoire; c'était risquer sa tête, mais il faut pardonner un
+peu d'orgueil à un père. En mariant sa fille, Ali n'était pas fâché
+d'apprendre à son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'était pas indigne de la
+main d'un fils de pacha.
+
+Ce jour-là on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier
+lui-même l'honnête fermier qui avait reçu le pauvre Ali et sa fille; il
+lui donna une bourse pleine d'or pour le récompenser de sa charité. Rien
+n'est libéral comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, présentée au
+chasseur de la montagne, et prévenue des projets de Yousouf, déclara que
+le premier devoir d'une fille était d'obéir à son père. En pareil cas,
+dit-on, les filles sont toujours obéissantes en Turquie.
+
+Le soir même, à la fraîcheur de la nuit tombante, on se mit en route
+pour Damas. Les chevaux étaient légers, les coeurs plus légers encore,
+on allait comme le vent; avant la fin du second jour on était arrivé.
+Yousouf voulut présenter sa fiancée à sa mère. Quelle fut la joie de la
+sultane, il n'est besoin de le dire. Après les premières caresses, elle
+ne put résister au plaisir de montrer à son époux qu'elle avait plus
+d'esprit que lui, et se fit une joie de lui révéler la naissance de la
+belle _Charme-des-Yeux_.
+
+--Par Allah! s'écria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se
+donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous,
+Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'État tel que moi! Aurais-je
+consenti à cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous étonne?
+Sachez qu'un pacha sait tout?
+
+Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour écrire au sultan, afin
+qu'il ordonnât du sort d'Ali. Il ne se souciait point de déplaire à Sa
+Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime
+le roman dans la vie, mais le pacha était un homme sérieux, qui tenait à
+vivre et à mourir pacha.
+
+Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et
+une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas dégénéré de ses ancêtres;
+il envoya tout exprès un navire en Syrie pour qu'on lui amenât à
+Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revêtu de ses
+haillons, et sa houlette à la main, fut conduit au sérail, et, devant
+une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maître toute une
+après-dînée.
+
+Quand Ali eut terminé son récit, le sultan lui fit revêtir une pelisse
+d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle
+voulait maintenant étonner le monde par un nouveau miracle de sa
+toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha.
+
+A cet éclatant témoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se
+jeta aux pieds du sultan pour décliner un honneur qui ne le séduisait
+plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de déplaire
+une seconde fois au Maître du monde, et demandait à vieillir dans
+l'obscurité, en bénissant la main généreuse qui le retirait de l'abîme
+où il était justement tombé.
+
+La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit:
+
+--Dieu est grand, s'écria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise
+nouvelle. Depuis vingt ans que je règne, voici la première fois qu'un
+de mes sujets me demande à n'être rien. Pour la rareté du fait, Ali, je
+t'accorde ta prière; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don
+de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides.
+
+[Note 1: A peu près trois cent mille francs.]
+
+De retour à Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de
+citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Bêcher, sarcler, greffer,
+tailler, arroser, c'était là son plaisir; tous les soirs, il se couchait
+le corps fatigué, l'âme tranquille; tous les matins, il se levait le
+corps dispos, le coeur léger.
+
+_Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mère. Ce
+fut le vieil Ali qui se chargea de les élever. A tous il enseigna le
+jardinage; à chacun d'eux il fit apprendre un métier différent. Pour
+graver dans leur coeur la vérité qu'il n'avait comprise que dans l'exil,
+Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les
+plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait placé ces maximes
+de sagesse que le Prophète lui-même n'eut pas désavouées: _Le travail
+est le seul trésor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne
+les tendras jamais à l'aumône. Quand tu sauras ce qu'il en coûte pour
+gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail
+donne santé, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habité sous
+le même toit_.
+
+C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils
+de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profitèrent-ils des
+conseils de leur aïeul? J'aime à le croire, quoique les annales des
+Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premières leçons de
+l'enfance; c'est à l'éducation que nous devons les trois quarts de nos
+vices et la moitié de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce
+que vous devez à vos pères et dites-vous que, la plupart du temps, les
+méchants et les pachas ne sont que des enfants mal élevés.
+
+
+
+
+PERLINO
+
+
+CONTE NAPOLITAIN
+
+ --Mère-grand, pourquoi riez-vous si fort?
+ --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant.
+ (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.)
+
+
+I
+
+LA SIGNORA PALOMBA
+
+
+Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais où, qu'en toute sa vie il s'était
+repenti de trois choses: la première, c'était d'avoir confié son secret
+à une femme; la seconde, d'avoir passé un jour entier sans rien faire;
+la troisième, d'être allé par mer quand il pouvait prendre un chemin
+plus solide et plus sûr. Les deux premiers regrets de Caton, je les
+laisse à qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre
+mal avec la plus douée moitié du genre humain, et médire de la paresse
+n'appartient pas à tout le monde; mais la troisième maxime, on devrait
+l'écrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un
+avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarqué;
+l'expérience d'autrui ne nous sert pas plus que la nôtre. Mais, à peine
+sorti du port, la mémoire me revenait aussitôt; et que de fois, en mer
+comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'étais pas un
+Caton!
+
+Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice à
+la sagesse du vieux Romain. J'étais parti de Salerne par un soleil
+admirable; mais, à peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous
+poussa vers Amalfi avec une rapidité que nous ne souhaitions guère. En
+un instant je vis l'équipage pâlir, gesticuler, crier, jurer, pleurer,
+prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouillé
+jusqu'aux os, j'étais étendu au fond de la barque, les yeux fermés, le
+coeur malade, oubliant tout à fait que je voyageais pour mon plaisir,
+quand, une brusque secousse me rappelant à moi-même, je me sentis saisi
+par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les épaules,
+était le patron, l'air réjoui, le regard enflammé. «Du courage,
+Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est à
+terre; nous sommes à Amalfi. Debout! un bon dîner vous remettra le
+coeur; l'orage est passé, ce soir nous irons à Sorrente!
+
+ Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune
+ Tournent comme le vent, changent comme la lune.
+
+Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse après son naufrage, et,
+comme lui, très disposé à baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi
+étaient les quatre matelots, la rame sur l'épaule, prêts à m'escorter en
+triomphe jusqu'à l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur.
+Ses murs blanchis à la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige
+sur les montagnes. Je suivis mon cortège, mais non pas avec la fierté
+d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en
+finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme
+furieuses de nous avoir lâchés. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il
+était midi: tout dormait, la cuisine même était déserte; il n'y avait,
+pour me recevoir, qu'une couvée de poulets maigres qui, à mon approche,
+se prit à crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande
+effrayée pour me réfugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de
+soleil; là, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes
+bras et ma tête sur le dossier, je me mis, non pas à réfléchir, mais à
+me sécher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux
+eux-mêmes continuaient à danser autour de moi.
+
+Je me perdais dans mes rêveries, quand la patronne de l'osteria s'avança
+vers moi, traînant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a
+visité Amalfi n'oubliera jamais l'énorme et majestueuse Palomba.
+
+--Que désire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de
+coutume; et faisant elle-même la demande et la réponse: Dîner, c'est
+impossible; les pêcheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il
+n'y a pas de poisson.
+
+--Signora, lui répondis-je sans lever la tête, donnez-moi ce que vous
+voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil
+que de dîner.
+
+La digne Palomba me regarda avec un étonnement mêlé de pitié.
+
+--Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre
+poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui
+dit tout, a recommandé le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui
+veuille dîner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous
+entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez
+seulement un peu de patience.
+
+[Illustration: L'énorme et majestueuse Palomba.]
+
+Et aussitôt l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets
+qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps
+de m'opposer à cet assassinat dont j'étais complice; puis s'asseyant
+près de moi, elle se mit à plumer les deux victimes avec le sang-froid
+d'un grand coeur.
+
+--Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathédrale est ouverte;
+tous les étrangers vont l'admirer avant dîner.
+
+Pour toute réponse, je soupirai.
+
+--Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je gênais dans ses
+préparatifs culinaires, vous n'avez pas visité la route nouvelle qui
+conduit à Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les îles.
+
+--Hélas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre
+cette route; et je ne répondis pas.
+
+--Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne très décidée à se
+débarrasser de moi, le marché se tient aujourd'hui. Beau spectacle,
+beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et
+des oranges! on en a douze pour un carlin!
+
+Peine perdue: je ne me serais pas levé pour la reine de Naples en
+personne!
+
+--Hé donc! s'écria l'hôtesse, à qui la patience échappait, vous voilà
+plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable!
+
+--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil
+languissant.
+
+--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et,
+quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connût ses
+aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut
+les ignorer?
+
+--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino,
+excellente Palomba, je vous écoute avec le plus vif intérêt.
+
+La bonne femme commença avec la gravité d'une matrone romaine.
+L'histoire était belle; peut-être la chronologie laissait-elle un peu
+à désirer, mais dans ce récit touchant la sage Palomba faisait preuve
+d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu à peu
+je levai la tête, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait
+plus, j'écoutai avec attention ce qui suit.
+
+
+II
+
+VIOLETTE
+
+
+Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours été ce
+qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pêcheurs, que
+trois vieilles ruines où l'on ne trouve que la fièvre, des buffles et
+des Anglais; autrefois c'était une grande ville, habitée par un peuple
+nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siècle des
+patriarches, quand tout le pays était aux mains des païens grecs, que
+d'autres nomment Sarrasins.
+
+En ce temps-là, il y avait à Paestum un marchand bon comme le pain, doux
+comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il était veuf
+et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette,
+c'était le nom de cette enfant chérie, était blanche comme du lait et
+rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus
+bleus que le ciel, une joue veloutée comme l'aile d'un papillon, et un
+grain de beauté juste au coin de la lèvre. Joignez à cela l'esprit d'un
+démon, la grâce d'une Madeline, la taille de Vénus et des doigts de
+fée, vous comprendrez qu'à première vue jeunes et vieux ne pouvaient se
+défendre de l'aimer.
+
+Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea à la marier. C'était pour
+lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir
+qui la cueillera, un père met au monde une fille, et pendant de longues
+années la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un
+inconnu lui vole son trésor, sans même le remercier. Où trouver un époux
+digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui
+lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre,
+si elle s'en mêlait.
+
+Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage à sa
+fille; autant eût valu jeter ses discours à la mer. Dès qu'il touchait
+cette corde, Violette baissait la tête et se plaignait d'avoir la
+migraine; le pauvre père, plus troublé qu'un moine qui perd la mémoire
+au milieu de son sermon, changeait aussitôt de conversation et tirait
+de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en réserve. C'était une
+bague, un chapelet, un dé d'or; Violette l'embrassait, et le sourire
+revenait comme le soleil après la pluie.
+
+Un jour cependant que Cecco, plus avisé que de coutume, avait commencé
+par où il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains
+un si beau collier qu'il lui était difficile de s'affliger, le bonhomme
+revint à la charge. «O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la
+caressant, bâton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne
+verrai-je jamais l'heure où l'on m'appellera grand-père? Ne sens-tu pas
+que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est
+temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes
+les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un
+oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mère vivait
+encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleuré pour faire sa volonté;
+elle a toujours été reine et impératrice au logis. Je n'osais souffler
+devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma
+liberté.
+
+--Père, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maître, c'est à
+toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-même. Je me marierai
+quand tu voudras, et à qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule
+chose.
+
+--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'écria Cecco, charmé d'une
+sagesse à laquelle on ne l'avait pas habitué.
+
+--Eh bien, mon bon père, tout ce que je désire, c'est que le mari que tu
+me donneras n'ait pas l'air d'un chien.
+
+--Voilà une idée de petite fille! s'écria le marchand rayonnant de joie.
+On a raison de dire que beauté et folie vont souvent de compagnie. Si tu
+n'avais pas tout l'esprit de ta mère, dirais-tu de pareilles sottises?
+Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche
+marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre à face de
+chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutôt tu te choisiras, le
+plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallût-il un prince, je suis
+assez riche pour te l'acheter.
+
+A quelques jours de là, il y eut un grand dîner chez Cecco; il avait
+invité la fleur de la jeunesse à vingt lieues à la ronde. Le repas était
+magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit à l'aise
+et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert,
+Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses
+genoux:
+
+--Ma chère enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme
+aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tête. Crois-tu qu'une
+femme serait malheureuse avec un pareil chérubin?
+
+--Vous n'y pensez pas, mon père, dit Violette en riant, il a l'air d'une
+levrette.
+
+--C'est vrai, s'écria le bon Cecco, une vraie tête de levrette! Où
+avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le
+front ras, le cou serré, les yeux à fleur de tête, la poitrine bombée,
+c'est un homme celui-là, qu'en dis-tu?
+
+--Mon père, il ressemble à un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me
+mordît.
+
+--Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, répondit Cecco en
+soupirant. N'en parlons plus. Peut-être aimeras-tu mieux un personnage
+plus grave et plus mûr. Si les femmes savaient choisir, elles ne
+prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-là
+les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est
+vraiment qu'après quarante ans qu'un homme est mûr pour aimer et pour
+obéir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et
+qui s'écoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des
+cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs.
+
+--Père, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges
+et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a
+la mine d'un caniche.
+
+De tous les convives il en fut de même, pas un n'échappa à la langue de
+Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait à un chien
+turc; celui-là, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants,
+avait la figure d'un épagneul; personne ne fut épargné. On dit, en
+effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air
+d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la
+bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui êtes
+tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de
+notre Italie, c'est pour demander à nos morts la sagesse qui, à mon
+avis, ne doit pas être une marchandise commune dans votre pays.
+
+--Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais à bout
+par la raison. Sur quoi il entra dans une colère blanche; il l'appela
+ingrate, tête de bois, fille de sot, et finit en la menaçant de la
+mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta
+à ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui
+parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa
+fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le
+vent qui tourne les girouettes soufflât du côté de sa maison.
+
+Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses
+en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles
+qu'il est écrit: _On ne passe pas par ce chemin_.
+
+
+III
+
+NAISSANCE ET FIANÇAILLES DE PERLINO
+
+
+Un jour qu'il y avait fête aux environs, Cecco demanda à sa fille ce
+qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir.
+
+--Père, dit-elle, si tu m'aimes, achète-moi un demi-_cantaro_ de sucre
+de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles
+d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles,
+deux saphirs, une poignée de grenats et de rubis; apporte-moi aussi
+vingt écheveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une pièce de
+soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent.
+
+Qui fut étonné de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait été trop
+bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obéir
+que de raisonner; il rentra, le soir, à la maison avec une mule toute
+chargée. Que n'eût-il pas fait pour un sourire de son enfant?
+
+Aussitôt que Violette eut reçu tous ces présents, elle monta dans sa
+chambre, et se mit à faire une pâte de sucre et d'amandes, en l'arrosant
+d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle
+pétrit cette pâte avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau
+petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec
+des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles,
+la langue et les lèvres avec des rubis. Après quoi elle l'habilla de
+velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il était blanc et
+rose comme la perle.
+
+Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait placé sur une
+table, Violette battit des mains et se mit à danser autour de Perlino;
+elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles
+les plus douces, elle lui envoyait des baisers à échauffer un marbre:
+peine perdue, la poupée ne bougeait pas. Violette en pleurait de dépit,
+quand elle se souvint à propos qu'elle avait une fée pour marraine.
+Quelle marraine, surtout quand elle est fée, rejette le premier voeu
+qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa
+marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitié. Elle souffla;
+il n'en faut pas davantage aux fées pour faire un miracle.
+
+Tout à coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tête à
+droite, à gauche; puis, il éternue comme une personne naturelle; puis,
+tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voilà mon Perlino qui
+marche sur la table, gravement, à petits pas, comme une douairière qui
+revient de l'église ou un bailli qui monte au tribunal.
+
+Plus joyeuse que si elle eût gagné le royaume de France à la loterie,
+Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues,
+le plaça doucement à terre; puis, prenant sa robe à deux mains, elle se
+mit à danser autour de lui, en chantant:
+
+ Danse, danse avec moi,
+ Cher Perlino de mon âme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Si tu veux m'avoir pour femme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Je serai la Reine, et tu seras le Roi.
+
+ Nous sommes tous deux à la fleur de l'âge.
+ Plaisir de mes yeux, entrons en ménage.
+ Courir et sauter,
+ Danser et chanter,
+ Voilà toute la vie!
+ Si tu fais toujours tout ce que je veux,
+ Mon petit mari, tu seras heureux
+ A donner envie
+ Aux dieux
+ Des cieux.
+
+ Danse, danse avec moi,
+ Cher Perlino de mon âme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Si tu veux m'avoir pour femme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Je serai la Reine et tu seras le Roi.
+
+Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui
+semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'année, entendit
+de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tête: _Per
+Baccho!_ s'écria-t-il, il se passe là-haut quelque chose d'étrange; il
+me semble qu'on se querelle.
+
+Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En
+face de sa fille, rouge de plaisir, était l'Amour en personne, l'Amour
+en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa
+petite maîtresse, Perlino, sautant des deux pieds à la fois, dansait,
+dansait, comme s'il ne devait jamais s'arrêter.
+
+Aussitôt que Violette aperçut l'auteur de ses jours, elle lui fit une
+humble révérence, et lui présentant son bien-aimé:
+
+--Mon seigneur et père, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu
+désirais me voir mariée. Pour t'obéir et te plaire, j'ai choisi un mari
+suivant mon coeur.
+
+--Tu as bien fait, mon enfant, répondit Cecco, qui devina le mystère;
+toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus
+d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit,
+pour se fabriquer un mari à son goût, un petit mari tout confit de
+sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu sécheras bien des
+larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille
+ans elles se plaindront encore d'être incomprises et sacrifiées. Sur
+quoi il embrassa son gendre, le fiança sur l'heure, et demanda deux
+jours pour préparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous
+les amis à la ronde et dresser un dîner qui ne fût pas indigne du plus
+riche marchand de Paestum.
+
+
+IV
+
+L'ENLÈVEMENT DE PERLINO
+
+
+Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de
+la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, même d'Ischia et de Pouzzoles. Riches
+ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaître
+Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable
+s'en mêle; la marraine de Violette n'avait pas prévu ce qui devait
+arriver.
+
+Parmi les invités, on attendait une personne considérable: c'était une
+marquise des environs qui s'appelait la dame des Écus-Sonnants. Elle
+était aussi méchante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau
+jaune et ridée, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le
+menton pointu; mais elle était si riche, si riche, que chacun l'adorait
+au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la
+salua jusqu'à terre et la fit asseoir à sa droite, heureux et fier de
+présenter sa fille et son gendre à une femme qui, ayant plus de cent
+millions, lui faisait la grâce de manger son dîner.
+
+Tout le long du repas, la dame des Écus-Sonnants ne fit que regarder
+Perlino; la convoitise lui brûlait le coeur. La marquise habitait un
+château digne des fées; les pierres en étaient d'or, et les pavés
+d'argent. Dans ce château, il y avait une galerie où l'on avait
+rassemblé toutes les curiosités de la terre: une pendule qui sonnait
+toujours l'heure qu'on désirait, un élixir qui guérissait la goutte et
+la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une flèche de
+l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un
+médecin, une sirène empaillée, trois cornes de licorne, la conscience
+d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_,
+toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part;
+mais à ce trésor il manquait un rubis: c'était ce chérubin de Perlino.
+
+On n'était pas au dessert que la dame avait résolu de s'emparer de lui.
+Elle était fort avare; mais ce qu'elle désirait, il le lui fallait sur
+l'heure, et à tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et même ce
+qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'à Naples
+la justice n'est faite que pour les petites gens. De médecin ignorant,
+de mule rechignée et de femme méchante, _libera nos, Domine_, dit le
+proverbe. Dès qu'on se fut levé de table, la dame s'approcha de Perlino,
+qui, né depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la
+malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de
+riche dans le château des Écus-Sonnants: «Viens avec moi, cher petit
+ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu
+voudras: choisis; te plaît-il d'être page avec des habits d'or et de
+soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse
+avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une
+poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est à toi.»
+
+Le pauvre innocent était tout ébloui; mais, si peu qu'il eût respiré
+l'air natal, il était déjà Napolitain, c'est-à-dire le contraire d'une
+bête.
+
+--Madame, répondit-il naïvement, on dit que travailler, c'est le métier
+des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais
+un état où il n'y eût rien à faire et beaucoup à gagner, comme font les
+chanoines de Saint-Janvier.
+
+--Quoi! dit la dame des Écus-Sonnants, à ton âge veux-tu déjà être
+sénateur?
+
+--Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutôt deux fois qu'une,
+pour avoir double traitement.
+
+--Qu'à cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te
+montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle
+l'entraîna vers le perron.
+
+--Et Violette? dit faiblement Perlino.
+
+--Violette nous suit, répondit la dame en tirant l'imprudent, qui se
+laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux
+qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemés de
+clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer
+les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme
+la portière; fouette, cocher! les voilà partis pour le château des
+Écus-Sonnants.
+
+Violette cependant recevait avec une grâce parfaite les compliments de
+l'assemblée; bientôt, étonnée de ne plus voir son fiancé, qui ne la
+quittait guère plus que son ombre, elle court dans toutes les salles:
+personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino
+n'y avait pas été chercher le frais: personne. Dans le lointain on
+apercevait un nuage de poussière, et un carrosse qui s'enfuyait vers les
+montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino.
+A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitôt, sans penser
+qu'elle était nu-tête, en coiffure de mariée, en robe de dentelle, en
+souliers de satin, elle sortit de la maison de son père et se mit à
+courir après la voiture, appelant à grands cris Perlino et lui tendant
+les bras.
+
+Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat était tout entier aux
+paroles mielleuses de sa nouvelle maîtresse; il jouait avec les bagues
+qu'elle portait aux doigts, et croyait déjà que le lendemain il se
+réveillerait prince et seigneur. Hélas! il y en a de plus vieux que lui
+qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonté et beauté
+valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a
+plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains.
+
+
+V
+
+LA NUIT ET LE JOUR
+
+
+La pauvre Violette courut tout le jour: fossés, ruisseaux, halliers,
+ronces, épines, rien ne l'arrêtait; qui souffre pour l'amour ne sent
+pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre,
+accablée de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang.
+La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui
+semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la
+suivaient en la menaçant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre,
+appelant à voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu.
+
+Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait
+respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux.
+C'est le privilège de l'innocence, qu'elle comprend toutes les créatures
+de Dieu.
+
+--Voisin, disait un caroubier à un olivier qui n'avait plus que
+l'écorce, voilà une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher
+à terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur tanière; s'ils
+l'épargnent, la rosée et le froid du matin lui donneront une telle
+fièvre qu'elle ne se relèvera pas. Que ne monte-t-elle dans mes
+branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers
+quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces épuisées.
+
+--Vous avez raison, voisin, répondait l'olivier. L'enfant ferait mieux
+encore si, avant de se coucher, elle enfonçait son bras dans mon écorce.
+On y a caché les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on
+brave la fraîcheur des nuits, une peau de bique n'est pas à dédaigner;
+et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume léger qu'une
+robe de dentelle et des souliers de satin.
+
+[Note 1: Espèce de cornemuse.]
+
+Qui fut rassuré? Ce fut Violette. Quand elle eut cherché à tâtons la
+veste de bure, le manteau de peau de chèvre, la zampogne et le chapeau
+pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des
+fruits sucrés, but la rosée du soir, et, après s'être bien enveloppée,
+elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre
+l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la
+couvrirent de feuilles, le vent la berçait comme un enfant, et elle
+s'endormit en songeant à son bien-aimé.
+
+En s'éveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps était calme et
+beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa
+solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait à la
+pauvre délaissée? Aussi se mit-elle à chanter pour appeler à son secours
+tout ce qui passait auprès d'elle sans la regarder.
+
+ O vent, qui souffles de l'aurore,
+ N'as-tu pas vu mon bien-aimé,
+ Parmi les fleurs qu'a fait éclore
+ La nuit au silence embaumé?
+ A-t-il pleuré de mon absence?
+ A-t-il prié pour mon retour?
+ Rends-moi la joie et l'espérance,
+ Dis-moi sa peine et son amour.
+
+ Gai papillon, légère abeille,
+ Poursuivez l'ingrat qui me fuit!
+ La grenade la plus merveille,
+ Le jasmin le plus frais, c'est lui!
+ Il est plus pur que la verveine,
+ Son front est blanc comme le lis;
+ La violette a son haleine;
+ Ses yeux sont bleus comme l'iris.
+
+ Cherche-le-moi, bonne hirondelle,
+ Cherchez-le-moi, petits oiseaux,
+ Parmi le thym et l'asphodèle,
+ Au fond des bois, au bord des eaux.
+ Loin de lui je souffre et je pleure,
+ Je tremble de crainte et d'émoi;
+ Si vous ne voulez que je meure,
+ O chers amis, rendez-le-moi!
+
+Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin,
+l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux
+criant et chantant s'agacèrent dans la feuillée, personne ne s'inquiéta
+de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout
+droit devant elle, se fiant à son coeur pour retrouver Perlino.
+
+
+VI
+
+LES TROIS RENCONTRES
+
+
+Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit était à demi
+séché; ce fut le chemin que prit Violette. Déjà les lauriers-roses
+sortaient du fond de l'eau leurs têtes couvertes de fleurs; la fille
+de Cecco s'enfonça dans cette verdure, suivie par les papillons qui
+voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle
+marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur
+était lourde: vers midi, il lui fallut s'arrêter.
+
+En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraîchir ses pieds brûlants,
+elle aperçut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit
+pied; la bestiole y monta. Une fois à sec, l'abeille resta quelque
+temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes
+mouillées; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines
+qu'un fil de soie, elle se sécha, se lissa, et, prenant son vol, vint
+bourdonner autour de celle qui lui avait sauvé la vie.
+
+--Violette, lui dit-elle, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais où tu
+vas, laisse-moi t'accompagner.
+
+Quand je serai fatiguée, je me poserai sur ta tête. Si jamais tu as
+besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut
+mieux que l'or_; peut-être pourrai-je te servir.
+
+--Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_...
+
+--Que veux-tu? demanda l'abeille.
+
+--Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'auprès
+de Perlino.
+
+Elle se remit en route, le coeur plus léger; au bout d'un quart d'heure,
+elle entendit un petit cri: c'était une souris blanche qu'un hérisson
+avait blessée et qui ne s'était sauvée de son ennemi que tout en sang et
+à demi morte. Violette eut pitié de la pauvre bête. Si pressée qu'elle
+fût, elle s'arrêta pour lui laver ses blessures et lui donner une des
+caroubes qu'elle avait gardées pour son déjeuner.
+
+--Violette, lui dit la souris, tu n'as pas obligé une ingrate. Je sais
+où tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si
+jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricchè varlacchè, habits
+dorés, coeurs de laquais_; peut-être pourrai-je te servir.
+
+Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y pût grignoter
+tout à l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle
+approchait de la montagne, quand, tout à coup, du haut d'un grand chêne,
+tomba à ses pieds un écureuil, poursuivi par un horrible chat-huant.
+La fille de Cecco n'était pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa
+zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'écureuil, plus
+étourdi que blessé de sa chute; à force de soins, elle le ranima.
+
+--Violette, lui dit l'écureuil, tu n'as pas obligé un ingrat: je sais où
+tu vas. Mets-moi sur ton épaule, et cueille-moi des noisettes pour que
+je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi,
+dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-être
+pourrai-je te servir.
+
+Violette fut un peu étonnée de ces trois rencontres; elle ne comptait
+guère sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle
+de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le
+bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitié des malheureux.
+
+A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumière éclaira le
+vieux château des Écus-Sonnants.
+
+
+VII
+
+LE CHATEAU DES ÉCUS-SONNANTS
+
+
+La vue du château n'était pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une
+montagne, qui n'était qu'un amas de roches éboulées, on apercevait des
+créneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis,
+mais entourés de grands fossés pleins d'une eau verdâtre, mais défendus
+par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'énormes barreaux et des
+meurtrières d'où sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la
+guerre et du meurtre. Le beau palais n'était qu'une prison. Violette
+grimpa péniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un
+passage étroit devant une grille de fer armée d'une énorme serrure.
+Elle appela: point de réponse; elle tira une cloche: aussitôt parut une
+espèce de geôlier, plus noir et plus laid que le chien des enfers.
+
+--Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme!
+
+La pauvreté ne gîte point ici. Au château des Écus-Sonnants on ne fait
+l'aumône qu'à ceux qui n'ont besoin de rien.
+
+La pauvre Violette s'éloigna tout en pleurs.
+
+--Du courage! lui dit l'écureuil, tout en cassant une noisette; joue de
+la zampogne.
+
+--Je n'en ai jamais joué, répondit la fille de Cecco.
+
+--Raison de plus, dit l'écureuil; tant qu'on n'a pas essayé d'une chose,
+on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit à
+souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans
+l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle
+à faire danser les morts. A ce bruit, l'écureuil saute à terre, la
+souris ne reste pas en arrière; les voilà qui dansent et sautent comme
+de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en
+bourdonnant. C'était un spectacle à payer sa place un carlin, et sans
+regret.
+
+Au bruit de cette agréable musique, on vit bientôt s'ouvrir les noirs
+volets du château. La dame des Écus-Sonnants avait auprès d'elle des
+filles d'honneur, qui n'étaient pas fâchées de regarder de temps en
+temps si les mouches volaient toujours de la même façon. On a beau
+n'être pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une
+tarentelle jouée par un pâtre aussi joli que Violette.
+
+--Petit, disait l'une, viens par ici!
+
+--Berger, criait l'autre, viens de mon côté!
+
+Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermée.
+
+--Damoiselles, dit Violette en ôtant son chapeau, soyez aussi bonnes que
+vous êtes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gîte
+ni souper.
+
+Un coin dans l'écurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous
+amuseront toute la soirée.
+
+Au château des Écus-Sonnants, la consigne est sévère. On y craint
+tellement les voleurs que, passé la brume, on n'ouvre à personne. Ces
+demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnête maison, il y a
+toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenêtre. En
+un instant, Violette fut hissée dans une grande chambre avec toute sa
+ménagerie. Là, il lui fallut souffler pendant de longues heures, et
+danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour
+demander où était Perlino.
+
+N'importe! elle était heureuse de se sentir sous le même toit; il lui
+semblait qu'à ce moment le coeur de son bien-aimé devait battre comme
+battait le sien. C'était une innocente: elle croyait qu'il suffit
+d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux rêves elle fit cette
+nuit-là!
+
+
+VIII
+
+NABUCHODONOSOR
+
+
+Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchée au grenier,
+monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir
+de tous côtés, elle ne vit que des tours grillées et des jardins
+déserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois
+petits amis pour la consoler.
+
+Dans la cour, toute pavée d'argent, elle trouva les filles d'honneur,
+assises en rond et filant des étoupes d'or et de soie.
+
+--Va-t-en, lui crièrent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous
+chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais,
+à moins que tu ne sois prince ou banquier.
+
+--Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous
+servir; je serai si doux, si obéissant, que vous ne regretterez jamais
+de m'avoir gardé près de vous.
+
+Pour toute réponse, la première demoiselle se leva: c'était une grande
+fille, maigre, sèche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au
+petit pâtre, et appela le geôlier, qui s'avança en fronçant le sourcil
+et en brandissant sa hallebarde.
+
+--Je suis perdue, s'écria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon
+Perlino!
+
+--Violette, dit gravement l'écureuil, on éprouve l'or dans la fournaise
+et les amis dans l'infortune.
+
+--Tu as raison, s'écria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du
+coeur vaut mieux que l'or_.
+
+Aussitôt l'abeille s'envole, et voilà qu'au milieu de la cour il entre,
+je ne sais par où, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis
+et des roues d'émeraude. L'équipage était tiré par quatre chiens noirs,
+gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands
+scarabées montés en jockeys conduisaient d'une main légère cet attelage
+mignon. Au fond du carrosse, mollement couchée sur des carreaux de satin
+bleu, s'étendait une jeune bécasse coiffée d'un petit chapeau rose et
+vêtue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle débordait sur les deux
+roues. D'une patte la dame tenait un éventail, de l'autre un flacon
+ainsi qu'un mouchoir brodé à ses armes et garni d'une large dentelle.
+Auprès d'elle, à demi enseveli sous les flots de taffetas, était un
+hibou, l'air ennuyé, l'oeil mort, la tête pelée, si vieux que son bec
+croisait comme des ciseaux ouverts. C'étaient de jeunes mariés qui
+faisaient leurs visites de noces, un ménage à la mode, tel que les aime
+la dame des Écus-Sonnants.
+
+A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration éveilla
+tous les échos du palais. D'étonnement, le geôlier en laissa choir sa
+pipe, tandis que les demoiselles couraient après le carrosse qui fuyait
+au galop de ses quatre épagneuls, comme s'il emportait l'empereur des
+Turcs ou le diable en personne. Ce bruit étrange inquiéta la dame des
+Écus-Sonnants, qui craignait toujours d'être pillée; elle accourut,
+furieuse, et résolue de mettre toutes ses filles d'honneur à la porte.
+Elle payait pour être respectée, et voulait en avoir pour son argent.
+
+Mais, quand elle aperçut l'équipage, quand le hibou l'eut saluée d'un
+signe de bec et que la bécasse eut trois fois remué son mouchoir avec
+une adorable nonchalance, la colère de la dame s'évanouit en fumée.
+
+--Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on?
+
+La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui
+donnait du coeur; elle répondit que, si pauvre qu'elle fût, elle aimait
+mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait à son carrosse, et
+ne le vendrait pas pour le château des Écus-Sonnants.
+
+--Sotte vanité des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les
+riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prêts à tout
+faire pour un écu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menaçant;
+coûte que coûte, je l'aurai.
+
+--Madame, reprit Violette fort émue, il est vrai que je ne veux pas la
+vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don à Votre Seigneurie,
+si elle voulait m'honorer d'une faveur.
+
+--Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle à Violette, que
+demandes-tu?
+
+--Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musée où
+toutes les curiosités de la terre sont réunies; montrez-le-moi; s'il y
+a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon trésor est à
+vous.
+
+Pour toute réponse, la dame des Écus-Sonnants haussa les épaules et mena
+Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui
+fit regarder toutes ses richesses: une étoile tombée du ciel, un collier
+fait avec un rayon de la lune, natté et tressé de trois rangs, des lis
+noirs, des roses vertes, un amour éternel, du feu qui ne brûlait pas,
+et d'autres raretés; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchât
+Violette: Perlino n'était pas là.
+
+La marquise cherchait dans les yeux du petit pâtre l'admiration et
+l'étonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifférence.
+
+--Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes
+quatre toutous: le carrosse est à moi.
+
+--Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon équipage est
+vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux à mon
+hibou et à ma bécasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble
+qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien auprès de la
+vie.
+
+--N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme
+fait de sucre et de pâte d'amande, qui chante comme un rossignol et
+raisonne comme un académicien.
+
+--Perlino! s'écria Violette.
+
+--Ah! dit la dame des Écus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parlé.
+Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute
+réflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes
+jouets d'enfants.
+
+--Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce
+miracle de Perlino, et prenez le carrosse.
+
+--Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les bêtes avec toi.
+
+--Laissez-moi seulement voir Perlino.
+
+--Non! non! répondit la dame.
+
+--Seulement coucher une nuit à sa porte, répondit Violette tout en
+larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou
+en terre et en présentant la voiture à la dame des Écus-Sonnants.
+
+--A cette vue, la marquise hésita, puis elle sourit; en un instant
+elle avait trouvé le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce
+qu'elle convoitait.
+
+--Marché conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce
+soir à la porte de Perlino, et même tu le verras; mais je te défends de
+lui parler.
+
+Le soir venu, la dame des Écus-Sonnants appela Perlino pour souper avec
+elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui était aisé
+avec un garçon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de
+Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte
+de cristal, elle y prit une poudre rougeâtre qu'elle jeta dans le
+vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle à Perlino, et donne-moi ton goût.
+
+Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un
+seul trait.
+
+--Pouah! s'écria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de
+boue et de sang; c'est du poison!
+
+--Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en
+boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le
+premier.
+
+La dame avait raison: à peine l'enfant eut-il vidé la coupe, qu'il fut
+pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait
+plus quitter la table. Pour le décider à se coucher, il fallut que la
+marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit
+soigneusement dans sa poche, comme un remède à tous les maux.
+
+Pauvre Perlino! c'était bien un poison qu'il avait pris, et le plus
+terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que
+le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connaît plus rien, on n'aime
+plus rien, ni père, ni mère, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on
+ne songe plus qu'à soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout
+le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut étancher.
+
+Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au
+pauvre un jour sans pain. Aussi, dès que la nuit eut mis son masque
+noir pour ouvrir le bal des étoiles, Violette courut-elle à la porte de
+Perlino, bien sûre qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras.
+Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand
+l'ingrat passa devant elle sans même la regarder!
+
+La porte fermée à double tour et la clef retirée, Violette se jeta sur
+une natte qu'on lui avait donnée par pitié; la elle se mit à fondre en
+larmes, se fermant la bouche avec les mains pour étouffer ses sanglots.
+Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassât; mais, quand
+vint l'heure où les étoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta
+doucement à la porte et chanta à demi-voix:
+
+ Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te délivre,
+ Ouvre-moi!
+ Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre
+ Loin de toi.
+ Ouvre-moi! mon coeur te désire;
+ Je brûle, j'ai froid, je soupire;
+ Tout le jour
+ C'est d'amour,
+ Et la nuit
+ C'est d'ennui.
+
+Hélas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino
+ronflait comme un mari de dix ans, et ne rêvait qu'à sa poudre d'or. Les
+heures se trainèrent lentement, sans apporter d'espérance. Si longue et
+si douloureuse que fût la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame
+des Écus-Sonnants arriva dès le point du jour.
+
+--Te voilà content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin
+sourire, le carrosse est payé au prix que tu m'as demandé.
+
+--Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie!
+murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne
+l'oublierai de si tôt.
+
+
+IX
+
+TRICCHÈ VARLACCHÈ
+
+
+La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait
+retourner chez son père, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle
+traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient
+de sa simplicité. Arrivée près de la grille, elle se retourna comme
+si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage
+l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tête dans ses mains.
+
+--Sors donc, misérable gueux! lui cria le geôlier en saisissant Violette
+au collet et en la secouant d'importance.
+
+--Sortir! dit Violette, jamais! _Tricchè varlacchè!_ cria-t-elle:
+_habits dorés, coeurs de laquais!_
+
+Et voilà la souris qui se jette au nez du geôlier et le mord jusqu'au
+sang; puis, devant la grille même, s'élève une volière grande comme
+un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de
+diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet,
+des ducats enfilés dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de
+cette cage magnifique, sur un bâton en échelle qui tourne à tous les
+vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et
+de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins,
+et le reste; tout ce monde emplumé sifflait le même air, chacun dans son
+jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des
+plantes, écouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson
+aux filles d'honneur, bien étonnées de trouver une si rare prudence
+chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des
+oiseaux:
+
+ Fi de la liberté!
+ Vive la cage!
+ Quand on est sage,
+ On est ici bien nourri, bien traité,
+ Bien renté,
+ Au chaud en hiver, au frais en été:
+ On paye en ramage
+ L'hospitalité.
+ Vive la cage!
+ Fi de la liberté!
+
+Après ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet
+rouge et vert, à l'air grave et sérieux, leva la patte, et, tout en
+tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutôt croassa ce qui suit:
+
+ Le rossignol est un monsieur vêtu de noir,
+ Fort déplaisant à voir,
+ Qui ne sort que le soir.
+ Pour chanter à la lune;
+ C'est un orgueilleux
+ Qui vit comme un gueux
+ Et se dit heureux;
+ Sa voix nous importune.
+ On devrait, entre nous,
+ Clouer à quatre clous,
+ Comme des hibous,
+ Ces fous
+ Qui n'adorent pas la fortune.
+
+Et tous les oiseaux, ravis de cette éloquence, se mirent à siffler d'une
+voix perçante:
+
+ Fi de la liberté!
+ Vive la cage! etc., etc.
+
+Pendant qu'on entourait la volière magique, la dame des Écus-Sonnants
+était accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la dernière à
+convoiter cette merveille.
+
+--Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au même
+prix que le carrosse?
+
+--Volontiers, Madame, répondit Violette, qui n'avait pas d'autre désir.
+
+--Marché conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre
+de pareilles folies.
+
+Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable,
+entra dans sa chambre sans même lever les yeux; Violette se jeta sur sa
+natte, plus misérable que jamais.
+
+Elle chanta comme le premier jour; elle pleura à fendre les pierres:
+peine inutile. Perlino dormait comme un roi détrôné; les sanglots de sa
+maîtresse le berçaient comme eût fait le bruit de la mer et du vent.
+Vers minuit, les trois amis de Violette, affligés de son chagrin,
+tinrent conseil: «Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte,
+disait mon compère l'écureuil.--Il faut entrer et l'éveiller, disait
+la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement
+cherché une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire», dit la
+souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut
+assez pour que l'abeille se glissât dans la chambre de Perlino.
+
+Il était là tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la
+régularité d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille,
+elle piqua Perlino sur la lèvre; Perlino soupira et se donna un soufflet
+sur la joue, mais il ne s'éveilla point.
+
+--On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue auprès de Violette pour
+la consoler. Il y a de la magie. Que faire?
+
+--Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laissé rouiller ses dents, je
+vais entrer à mon tour; je l'éveillerai, dussé-je lui manger le coeur.
+
+--Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal à mon
+Perlino.
+
+La souris était déjà dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous
+la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit
+à la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle écouta:
+coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino était enchanté.
+
+Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore éclairait déjà le ciel;
+la méchante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir
+été jouée, et qui de colère se mangeait les mains, n'en fit pas moins
+une belle révérence à la marquise, en disant tout bas: A demain.
+
+
+X
+
+PATATI PATATA
+
+
+Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui
+revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la
+cour, toujours filant leurs étoupes.
+
+--Allons, beau joueur de zampogne, lui crièrent-elles en riant,
+fais-nous encore un tour de ton métier!
+
+--Pour vous plaire, belles demoiselles, répondit Violette: _Patati,
+patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_.
+
+A l'instant, compère l'écureuil jette à terre une de ses noisettes;
+aussitôt on voit paraître un théâtre de marionnettes. Le rideau se tire:
+la scène représente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis.
+Au fond, sur un trône tendu de velours rouge, et tout étoilé de griffes
+d'or, est le bailli, un gros chat à face respectable, quoiqu'il y ait
+un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en
+lui-même, les mains croisées dans ses longues manches, les yeux fermés,
+on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des
+chats.
+
+De côté est un banc de bois où sont enchaînées trois souris, auxquelles
+par précaution on a rogné les dents et coupé les oreilles. Elles sont
+soupçonnées, ce qui, à Naples, veut dire convaincues d'avoir regardé de
+trop près une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais
+de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette
+sentence du grand poète et magicien Virgile:
+
+ Écrase les souris, mais ménage les chats
+
+Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front
+fuyant, aux yeux rouges, à la langue pointue; elle a la main sur son
+coeur et fait une belle harangue pour demander à la loi d'étrangler les
+souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si
+tendre, si pénétrante que la bonne dame implore et sollicite la mort
+de ces affreuses petites bêtes, qu'en vérité on s'indigne de leur
+endurcissement. Il semble qu'elles manquent à tous leurs devoirs en
+n'offrant pas elles-mêmes leurs têtes criminelles pour calmer l'émotion
+et sécher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes
+dans le gosier.
+
+Quand le fiscal eut fini son oraison funèbre, un jeune rat, à peine
+sevré, se leva pour défendre les coupables. Déjà il avait assuré ses
+lunettes, ôté son bonnet et secoué ses manches, quand, par respect pour
+la libre défense et dans l'intérêt des accusés, le chat lui interdit la
+parole. Alors et d'une voix solennelle, maître Rominagrobis gourmanda
+les accusés, les témoins, la société, le ciel, la terre et les rats;
+puis, se couvrant, il fulmina un arrêt vengeur et condamna ces
+bêtes criminelles à être pendues et écorchées séance tenante, avec
+confiscation des biens, abolition de la mémoire et condamnation en tous
+les frais, la contrainte par corps limitée toutefois à cinq années; car
+il faut être humain, même avec les scélérats.
+
+La farce jouée, la toile se ferma.
+
+--Comme cela est vivant! s'écria la dame des Écus-Sonnants. C'est la
+justice des chats prise sur le fait. Pâtre ou sorcier, qui que tu sois,
+vends-moi ta Chambre étoilée.
+
+--Toujours au même prix, Madame, répondit Violette.
+
+--A ce soir donc! reprit la marquise.
+
+--A ce soir! dit Violette.
+
+Et elle ajouta tout bas:
+
+--Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait!
+
+Pendant qu'on donnait la comédie dans la cour, l'écureuil n'avait pas
+perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par
+découvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit,
+maître écureuil avait sauté sur un arbre, de l'arbre sur un buisson.
+Toujours dégringolant, il arriva jusqu'à Perlino qui jouait à la
+_morra_[1] avec son ombre, moyen sûr de toujours gagner.
+
+[Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou
+plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire
+doit deviner.]
+
+L'écureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravité
+d'un notaire.
+
+--Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de
+beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une
+partie.
+
+--Peuh! dit Perlino en bâillant, tu as les doigts trop courts, et tu
+n'es qu'une bête.
+
+--Des doigts courts ne sont pas toujours un défaut, reprit l'écureuil;
+j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime était d'avoir les doigts
+trop longs; et, si je suis une bête, seigneur Perlino, au moins suis-je
+une bête éveillée. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de
+dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe à ma porte pendant la
+nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir.
+
+--Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi
+quelque chose d'étrange. J'ai la tête lourde et le coeur chagrin; je
+fais de mauvais rêves. D'où cela vient-il?
+
+--Cherche! dit l'écureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors
+pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut!
+
+Sur ce, l'écureuil grimpa sur une branche et disparut.
+
+Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien
+ne rend méchant comme de s'ennuyer à deux, rien ne rend sage comme de
+s'ennuyer tout seul. Au souper, il étudia la figure et le sourire de la
+dame des Écus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais
+chaque fois qu'on lui présenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la
+fenêtre pour admirer la beauté du soir, et chaque fois il jeta l'or
+potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs
+qui perçaient la terre; c'est depuis ce temps-là que les hannetons sont
+dorés.
+
+
+XI
+
+LA RECONNAISSANCE
+
+
+En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui
+le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hâte
+d'être seul pour voir si le bonheur frapperait à sa porte et sous quelle
+figure il entrerait. Son inquiétude ne fut pas de longue durée. Il
+n'était pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive:
+c'était Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait
+comment elle l'avait fait et pétri de ses propres mains, comment c'était
+à ses prières qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'était laissé
+séduire et enlever, tandis qu'elle avait couru après lui avec une peine
+que Dieu veuille épargner à tout le monde. Violette lui disait encore,
+avec un accent plus douloureux et plus pénétrant, comment depuis deux
+nuits elle veillait à sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle
+avait donné des trésors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot,
+comment cette dernière nuit était la fin de ses espérances et le terme
+de sa vie.
+
+En écoutant ces paroles qui lui perçaient l'âme, il semblait à Perlino
+qu'on le tirait d'un rêve: c'était un nuage qu'on déchirait devant ses
+yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans
+ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on
+croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants où l'on est si
+heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer.
+
+--Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit.
+
+--Partir n'est pas aisé, seigneur Perlino, répondit l'écureuil: la dame
+des Écus-Sonnants ne lâche pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous
+éveiller, nous avons usé tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous
+sauver.
+
+--Peut-être ai-je un moyen, dit Perlino, à qui l'esprit venait comme la
+sève aux arbres du printemps.
+
+Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'écurie,
+suivi de Violette et des trois amis. Là, il sella le meilleur cheval,
+et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'à la loge où dormait le
+geôlier, les clefs à la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'éveilla et
+voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or
+potable, au risque de l'étouffer; mais, loin de se plaindre, le geôlier
+se mit à sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en
+tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer
+à triple tour, et jeter dans l'abîme ces clefs de perdition pour
+enfermer à jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino
+l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compté sans le trou de
+la serrure: il n'en faut pas plus à la convoitise pour s'échapper de sa
+retraite et envahir le coeur humain.
+
+Enfin, les voilà en route, tous deux sur le même cheval: Perlino en
+avant, Violette en croupe. Elle avait passé les bras autour du cou de
+son bien-aimé, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui
+battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tête pour revoir la
+figure de sa chère maîtresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait
+toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'écureuil
+n'avait plus d'une fois tiré la bride pour empêcher le cheval de butter
+ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore
+en chemin?
+
+Je laisse à penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa
+fille et son gendre. C'était le plus jeune de la maison; il riait tout
+le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le
+monde; il avait tellement perdu la tête qu'il doubla les appointements
+de ses commis et fit une pension à son caissier, qui ne le servait que
+depuis trente-six ans.
+
+Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on
+eut soin de trier les amis. De vingt lieues à la ronde, il vint des
+abeilles qui apportèrent un beau gâteau de miel; le bal finit par
+une tarentelle de souris et un saltarello d'écureuils dont on parla
+longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invités, Violette et
+Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arrêter. Cecco, qui était
+plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'étaient
+plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jetèrent
+dans ses bras en riant. Un père a toujours le coeur faible: il les prit
+par la main et se mit à danser avec eux jusqu'au soir.
+
+
+XII
+
+LA MORALE
+
+
+--Voilà l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en
+se levant ma grosse hôtesse, tout émue des aventures qu'elle venait de
+conter.
+
+--Et la dame des Écus-Sonnants, m'écriai-je, qu'est-elle devenue?
+
+--Qui le sait? répondit Palomba. Qu'elle ait pleuré ou qu'elle se soit
+arraché un côté de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours
+par se prendre à son propre piège; c'est bien fait. La farine du diable
+s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour
+les honnêtes gens!
+
+--Et la morale?
+
+--Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre
+Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Père capucin
+qui prêche à vêpres, et vous voyez d'ici la cathédrale.
+
+--C'est la morale du conte que je vous demande.
+
+--Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est
+servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est
+finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des
+contes: que voulez-vous de plus?
+
+Je me mis à table, mais je n'étais pas satisfait. Tout en ébréchant mon
+couteau sur un blanc de poulet, je dis à mon hôtesse:
+
+--Votre histoire est touchante, et voilà un macaroni qui a un fumet
+admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les
+aventures de Perlino, je ne leur servirai pas à dîner en même temps; ils
+réclameront une morale.
+
+--Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces délicats qui n'osent
+pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent goûter à
+mon macaroni. Adressez-les à Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous
+leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout
+Paris.
+
+A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se lève,
+les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodée comme ce
+matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal
+passé n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne
+nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout à l'heure.
+
+--Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouvé ce que je cherchais. Un
+moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du
+vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voilà ce que donnent les
+contes et les rêves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la
+moralità!_
+
+
+
+
+LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN
+
+
+I
+
+LE CAPITAINE JEAN
+
+
+Quand j'étais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez
+mon grand-père, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me
+souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on
+appelait le capitaine Jean. C'était, disait-on, un ancien marin qui
+avait fait cinq ou six fois le tour du monde.
+
+Je le vois encore. C'était un gros homme court et trapu; sa figure était
+jaune et ridée; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des
+moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il était
+toujours habillé de la même façon: l'été, tout en blanc, depuis les
+pieds jusqu'à la tête, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en
+bleu, avec un chapeau ciré, des souliers à boucles et des bas chinés. Il
+habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait
+à personne. Aussi le regardait-on comme une espèce de Croquemitaine.
+Quand je n'étais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du
+terrible voisin, menace qui me rendait aussitôt obéissant.
+
+Malgré tout, je me sentais attiré vers le capitaine.
+
+[Illustration: Il était là, immobile et guettant ses goujons.]
+
+Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme
+de ses petits yeux, cachés par d'épais sourcils, plus blancs que ses
+moustaches; mais je le suivais en arrière, et, sans savoir comment, je
+me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'était pas un
+homme comme les autres. Tous les matins, il était dans une prairie de
+mon grand-père, assis au bord de l'eau, pêchant à la ligne avec un
+bonheur qui ne se démentait jamais. Tandis qu'il était là, immobile et
+guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi à qui on
+défendait d'approcher de la rivière. Et quelle joie quand le capitaine
+appelait son chien, lui mettait une allumette enflammée dans la gueule,
+et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayée de
+Fidèle. C'était là un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment.
+
+A dix ans, on ne cache guère ce qu'on éprouve; le capitaine s'aperçut de
+mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour
+que, hissé sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'épaule du
+pêcheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il
+promenait sur l'eau:
+
+--Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit à mon
+oreille comme un coup de canon; vous êtes un amateur, à ce que je vois.
+Si vous êtes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes,
+prenez cette ligne qui est là à côté de moi.
+
+Voyons comment vous vous en tirerez.
+
+Dire ce qui se passa dans mon âme serait chose difficile; j'ai eu
+quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une émotion aussi forte. Je
+rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voilà assis sur l'herbe,
+tenant la ligne qu'avait lancée le marin, plus immobile que Fidèle, et
+ne regardant pas son maître avec moins de reconnaissance. L'hameçon
+jeté, le liège trembla: «Attention! jeune homme, me dit tout bas
+le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez à vous
+doucement, allongez, et maintenant tirez lentement à vous; fatiguez-moi
+ce drôle-là.»
+
+J'obéis et bientôt j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches
+aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour
+glorieux, aucun succès ne t'a effacé de mon souvenir! Tu es resté ma
+plus grande et ma plus douce victoire!
+
+Depuis cette heure fortunée, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain,
+il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot.
+Nous étions inséparables; on l'aurait plutôt vu sans son chien que sans
+moi. Ma mère s'aperçut de cette passion naissante. Comme le marin était
+un brave homme, elle tira bon parti de mon amitié. Quand ma lecture
+était manquée, quand il y avait dans ma dictée une orthographe de
+fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain
+(ce qui était plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon
+absence. Dieu sait de quelle façon il jurait après moi! Grâce à cette
+terreur salutaire, je fis des progrès rapides. Si je ne fais pas trop
+de fautes quand j'écris, je le dois à l'excellent homme qui, en fait
+d'orthographe, en savait un peu moins long que moi.
+
+Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le
+rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais
+reçus:
+
+--Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc écris-tu?
+
+--Vraiment, répondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire
+ni écrire.
+
+--Tu es bien heureux! m'écriai-je. Tu n'as pas de maîtres, toi, tu
+t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris.
+
+--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me
+coûte cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le
+payer.
+
+--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais grondé, tu as toujours fait
+ce que tu as voulu.
+
+--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en
+grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont
+voulu les autres, et j'ai eu une terrible maîtresse qui ne donne pas ses
+leçons pour rien: on la nomme l'expérience. Elle ne vaut pas ta mère, je
+t'en réponds.
+
+--C'est l'expérience qui t'a rendu savant, capitaine?
+
+--Savant, non; mais elle m'a enseigné le peu que je sais. Toi, mon
+enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'expérience des autres;
+moi, j'ai tout appris à la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est
+vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliothèque qui en vaut
+bien une autre. Elle est là, ajouta-t-il en se frappant le front.
+
+Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliothèque?
+
+Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la médecine, des
+proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a
+souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires
+romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventés. Grands ou
+petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit.
+
+--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme
+toi.
+
+--Volontiers, reprit le marin; mais je te préviens que je ne suis pas
+un diseur de belles paroles; je te réciterai mes contes comme on me les
+a récités; je te dirai à quelle occasion et quel profil j'en ai tiré.
+Écoute donc l'histoire de mon premier voyage.
+
+
+II
+
+PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN
+
+
+J'avais douze ans, et j'étais à Marseille, ma ville natale, quand on
+m'embarqua comme mousse à bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la
+Belle-Émilie._ Nous allions au Sénégal porter de ces toiles bleues qu'on
+appelle des guinées, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents
+d'éléphant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le
+voyage n'eut rien d'intéressant; je ne me souviens guère que des coups
+de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le
+caractère et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisième
+semaine, le brick approcha des côtes d'Andalousie, et, un soir, on jeta
+l'ancre à quelque distance d'Alméria. La nuit venue, le second du navire
+prît son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais
+pas, car le soleil était couché depuis longtemps.
+
+Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstinés qui se
+promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur
+invisible gibier. Tout à coup on met la chaloupe à la mer, on m'y jette
+plus qu'on ne m'y descend; me voilà occupé à recevoir et à ranger des
+ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se
+dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas à quoi
+pouvait servir cette promenade par une nuit sans étoiles; mais un mousse
+ne raisonne guère; il obéit sans rien dire; sinon, gare les coups.
+
+La chaloupe aborda sur une plage déserte, loin du port d'Alméria. Le
+second, qui nous commandait, se mit à siffler; on lui répondit, bientôt
+j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On débarqua des ballots, on
+les chargea sur des chevaux, des ânes, des mulets, qui se trouvaient la
+fort à propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre
+jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse
+sur une mule, entre deux paniers; nous voilà en route pour aller je ne
+sais où.
+
+Au bout d'une heure, on aperçut une petite lumière, vers laquelle on
+se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on répondit: _Les anciens_. Une
+porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitée par des gens qui
+n'avaient pas la mine de très bons chrétiens. C'étaient, je l'appris
+bientôt, des bohémiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce
+défendu, qui nous exposait aux galères. On ne m'avait pas demandé mon
+avis.
+
+Le capitaine entra, avec les bohémiens, dans une salle basse dont on
+ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui préparait
+le souper: c'était la plus laide sorcière que j'aie vue de ma vie. Elle
+me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais
+malgré moi. Quand elle m'eut bien examiné, la vieille me parla. Je
+fus tout étonné d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de
+Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit
+asseoir auprès d'elle, les jambes croisées sur une natte de jonc et, me
+jetant un poulet, m'ordonna de le plumer.
+
+Un mousse doit tout savoir, sous peine d'être battu: je me mis à
+arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille,
+qui, de son côté, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour
+m'encourager, elle me souriait de façon agréable, en me montrant chaque
+fois trois grandes dents jaunes tout ébréchées, seul trésor qui lui
+restât dans la bouche. Les poulets plumés, il fallut hacher des oignons,
+éplucher de l'ail, préparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux,
+autant par peur de la vieille que par amitié.
+
+--Eh bien, la mère, êtes-vous contente? lui dis-je quand tous nos
+préparatifs furent achevés.
+
+--Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garçon, je veux te
+récompenser. Donne-moi ta main.
+
+Elle me prit la main, la retourna, et se mit à en suivre toutes les
+lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure.
+
+--Assez, la mère! lui dis-je en retirant ma main, je suis chrétien, je
+ne crois pas à tout cela.
+
+--Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et
+si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres
+gitanos, nous entendons des voix qui vous échappent; nous parlons avec
+les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer.
+
+--Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de
+ce poulet que j'ai plumé?
+
+--Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciée de l'écouter; mais, si
+tu veux, je te conterai l'histoire de son frère; tu y verras que tôt ou
+tard on est puni par où on a péché, et que jamais un ingrat n'échappe au
+châtiment.
+
+Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis;
+puis elle commença le conte que voici.
+
+
+III
+
+HISTOIRE DE COQUERICO[1]
+
+
+[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontée avec
+beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero,
+_la Gaviotta ou la Mouette._]
+
+Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la
+basse-cour d'un riche fermier; elle était entourée d'une nombreuse
+famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne
+lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme
+et estropié. C'était justement celui que la mère aimait le mieux; ainsi
+sont faites toutes les mères; leurs préférés sont les plus laids. Cet
+avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eût dit
+que Salomon eût exécuté sa sentence mémorable sur Coquerico (c'était le
+nom de ce chétif individu) et qu'il l'eût coupé en deux du fil de sa
+fameuse épée. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle
+occasion d'être modeste; notre gueux de Castille était plus fier que son
+père, le coq le mieux éperonné, le plus élégant, le plus brave et le
+plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos à Madrid. Il se croyait un
+phénix de grâce et de beauté, il passait les plus belles heures du jour
+à se mirer au ruisseau. Si l'un de ses frères le heurtait par hasard,
+il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au
+combat le seul oeil qui lui restât; si les poules gloussaient à sa vue,
+il disait que c'était pour cacher leur dépit, parce qu'il ne daignait
+même pas les regarder.
+
+Un jour, que sa vanité lui montait à la tête plus que de coutume, il dit
+à sa mère:
+
+--Écoutez-moi, madame ma mère: l'Espagne m'ennuie, je vais à Rome; je
+veux voir le pape et les cardinaux.
+
+--Y penses-tu, mon enfant? s'écria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la
+cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti
+de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons
+montrer notre généalogie. Où trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci,
+des mûriers pour t'abriter, un poulailler blanchi à la chaux, un fumier
+magnifique, des vers et des grains partout, des frères qui t'aiment, et
+trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'à Rome même tu ne
+regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie?
+
+Coquerico haussa son aile manchote en signe de dédain. «Ma mère, dit-il,
+vous êtes une bonne femme; tout est beau à qui n'a jamais quitté son
+fumier; mais j'ai déjà assez d'esprit pour voir que mes frères n'ont pas
+d'idées, et que mes cousins sont des rustres. Mon génie étouffe dans ce
+trou, je veux courir le monde et faire fortune.
+
+--Mais, mon fils, reprit la pauvre mère poule, t'es-tu jamais regardé
+dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et
+une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes
+d'araignée et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu.
+
+--Ma mère, répondît Coquerico, quand une poule couve un canard, elle
+s'effraye toujours de le voir courir à l'eau. Vous ne me connaissez pas
+davantage. Ma nature à moi, c'est de réussir par mes talents et mon
+esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agréments de
+ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens.
+
+Quand la poule vit que tous les sermons étaient inutiles, elle dit à
+Coquerico:
+
+--Mon fils, écoute au moins les derniers conseils de ta mère. Si tu vas
+à Rome, évite de passer devant l'église de Saint-Pierre; le saint, à ce
+qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent.
+Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu
+les reconnaîtras à leur bonnet blanc, à leur tablier retroussé et à la
+gaine qu'ils portent au côté. Ce sont des assassins patentés qui nous
+traquent sans pitié, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps
+de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant
+la patte, reçois ma bénédiction et que saint Jacques te protège; c'est
+le patron des pèlerins.
+
+Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans
+l'oeil de sa mère, il ne s'inquiéta pas davantage de son père, qui
+cependant dressait sa crête au vent et semblait l'appeler. Sans se
+soucier de ceux qu'il laissait derrière lui, l'ingrat se glissa par la
+porte entrouverte; à peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois
+fois pour célébrer sa liberté: _Coquerico, coquerico, coquerico!_
+
+Comme il courait à travers champs, moitié volant, moitié sautant, il
+arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis à sec. Cependant, au
+milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux
+feuilles tombées l'arrêtaient au passage.
+
+Quand le ruisseau aperçut notre voyageur, il lui dit:
+
+--Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai même pas la force d'emporter
+ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un détour,
+car je suis exténué. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je
+ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma
+reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura
+rendu mes forces.
+
+--Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de
+ruisseau? Adresse-toi à gens de ton espèce, ajouta-t-il; et de sa bonne
+patte il sauta par-dessus le filet d'eau.
+
+--Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau,
+mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas.
+
+Un peu plus loin, notre maître coq aperçut le vent tout abattu et tout
+essoufflé.
+
+--Cher Coquerico, lui dit-il, viens à mon aide; ici-bas on a besoin les
+uns des autres. Tu vois où m'a réduit la chaleur du jour. Moi qui, en
+d'autres temps, déracine les oliviers et soulève les mers, me voilà tué
+par la canicule. Je me suis laissé endormir par le parfum de ces roses
+avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque évanoui. Si tu
+voulais me lever à deux pouces du sol avec ton bec, et m'éventer un peu
+avec ton aile, j'aurais la force de m'élever jusqu'à ces nuages blancs
+que j'aperçois là-haut, poussés par un de mes frères, et je recevrais de
+ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'à ce que
+j'hérite du premier ouragan.
+
+--Monseigneur, répondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est
+amusée plus d'une fois à me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit
+jours encore que, se glissant en traître derrière moi, Votre Seigneurie
+s'est divertie à m'ouvrir la queue en éventail, et m'a couvert de
+confusion à la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les
+railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire pénitence et
+d'apprendre à respecter certains personnages qui, par leur naissance,
+leur beauté et leur esprit, devraient être à l'abri des plaisanteries
+d'un sot.
+
+Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit à chanter trois fois de sa voix
+la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fièrement
+son chemin.
+
+Dans un champ nouvellement moissonné où les laboureurs avaient amassé de
+mauvaises herbes fraîchement arrachées, la fumée sortait d'un monceau
+d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une
+petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les
+allumer.
+
+--Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens à propos pour me
+sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais où s'amuse mon
+cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques
+brins de paille sèche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu
+obligeras.
+
+--Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le mérites,
+insolente qui oses t'adresser à moi! Et voilà le poulet qui saute sur
+le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on
+n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus
+de fumée. Sur quoi, maître Coquerico, suivant son habitude, se mit à
+chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit
+de l'aile comme s'il avait achevé les exploits d'Amadis.
+
+Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver à
+Rome; c'est là que mènent tous les chemins. A peine dans la ville, il
+courut droit à la grande église de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y
+songeait guère; il se plaça en face de la porte principale, et, quoique
+au milieu de la colonnade il ne parût pas plus gros qu'une mouche, il
+se hissa sur son ergot et se mit à chanter: _Coquerico, coquerico,
+coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et désobéir à sa mère.
+
+Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-père, qui
+l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour
+en faire son souper.
+
+--Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico à sa ménagère, donne-moi
+vite de l'eau bouillante pour plumer ce pénitent-là.
+
+--Grâce! grâce, madame l'Eau! s'écria Coquerico. Eau si douce, si bonne,
+la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitié, ne m'échaude
+pas!
+
+--As-tu donc eu pitié de moi quand je t'ai imploré, ingrat? répondit
+l'eau qui bouillait de colère. D'un seul coup elle l'inonda du haut
+jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps.
+
+--Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril.
+
+--Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Père de la lumière, frère du
+soleil, cousin du diamant, épargne un misérable, contiens ton ardeur,
+adoucis ta flamme, ne me rôtis pas.
+
+--As-tu eu pitié de moi quand je t'implorais, ingrat? répondit le feu
+qui pétillait de colère; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un
+charbon.
+
+Quand le suisse aperçut son rôti dans ce triste état, il tira le poulet
+par la patte et le jeta par la fenêtre. Le vent l'emporta sur un tas de
+fumier.
+
+--O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zéphir bienfaisant,
+souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi
+reposer sur le fumier paternel.
+
+--Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je
+traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que
+Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher.
+
+--C'est là que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint
+cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore
+aux voyageurs. Si haut placé qu'il soit, chacun le méprise parce qu'il
+tourne au moindre vent. Il est noir, sec, déplumé, battu par la pluie;
+il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye
+et payera éternellement sa désobéissance à sa mère, sa vanité, son
+insolence, et surtout sa méchanceté.
+
+
+IV
+
+LA BOHÉMIENNE
+
+
+Quand la vieille eut achevé son conte, elle porta le souper au second et
+à ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je plaçai sur
+la table deux grandes peaux de chèvre toutes pleines de vin; après quoi,
+je retournai à la cuisine avec la bohémienne, ce fut notre tour de
+manger.
+
+Il y avait déjà quelque temps que notre repas était achevé, je causais
+amicalement avec ma vieille hôtesse, quand tout à coup on entendit du
+bruit, des imprécations, des jurements dans la salle du souper. Le
+second sortit bientôt; il avait à la main la hache qu'il portait
+d'ordinaire à la ceinture, il en menaçait ses compagnons de table, qui
+tous tenaient leur couteau à demi caché dans la main. On se querellait
+pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de
+piastres qu'il refusait de livrer; l'intérêt et l'ivresse empêchaient
+qu'on ne s'entendît.
+
+Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour
+trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorité
+qu'elle devait sans doute à sa réputation de sorcière; on la méprisait,
+mais on en avait peur. La bohémienne écouta tous ces cris qui se
+croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et
+enfin donna tort au second.
+
+--Misérable! s'écria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de
+voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arrêter le
+bras, et je reçus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes
+jours. Première leçon que me vendait l'expérience, et qui m'a donné
+l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours.
+
+Furieux d'avoir manqué la victime, le second me renverse à terre d'un
+coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain,
+je le vois s'arrêter, porter ses mains à son ventre, en retirer un long
+couteau tout sanglant, s'écrier qu'il est un homme mort, et tomber.
+
+Cette horrible scène ne dura pas le temps que je prends pour la conter.
+
+On fit silence autour du cadavre; puis bientôt les cris recommencèrent,
+mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue
+des bohémiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre
+me secouait par le collet comme s'il voulait m'étrangler, un troisième
+me prenait par le bras et me tirait à lui. Au milieu de ce vacarme, la
+vieille allait de l'un à l'autre, criant plus fort que toute la bande,
+portant les mains à sa tête, puis prenant mon bras et montrant mon pouce
+ensanglanté et presque détaché; je commençais à comprendre. Évidemment
+il y avait des contrebandiers qui pensaient à profiter de l'occasion, et
+qui, pour avoir à bon marché tout ce que nous apportions, proposaient de
+se débarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la
+faute de me trouver, malgré moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une
+leçon qui m'a coûté cher, mais qui m'a servi.
+
+Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa
+figure pendable eût fait reconnaître au milieu de tous ces honnêtes gens
+se fit mon défenseur; il me mit près de lui avec la bohémienne,
+et, tenant à la main la hache du second, il fit un discours que je
+n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le
+traduire ainsi: «Cet enfant a sauvé ma mère; je le prends sous ma garde;
+le premier qui y touche, je l'abats.»
+
+[Illustration: Cet enfant a sauvé ma mère, je le prends sous ma garde;
+le premier qui y touche, je l'abats.]
+
+C'était la seule éloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure
+après tout ce bruit, ma blessure était pansée avec de la poudre et de
+l'eau-de-vie; on m'avait monté sur une mule; dans un des paniers était
+le paquet de piastres, à côté de moi, en travers, on avait placé
+un grand sac qui pendait des deux côtés. Le bohémien mon sauveur
+m'accompagnait seul, un pistolet à chaque poing.
+
+Arrivés à la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se
+trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui à terre une longue et vive
+conversation. Après quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: «Un
+_roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de
+ce que tu as vu, ou tu es mort.»
+
+[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohémiens.]
+
+--J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans
+un coin le sac, porté par deux matelots. Une fois à bord, on m'envoya
+coucher, j'eus grand'peine à m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur
+l'agitation; quand je m'éveillai, il était midi. Je craignais d'être
+battu; mais j'appris qu'on n'avait pas levé l'ancre: un malheur arrivé
+à bord en était la cause, le second, me dit-on, était mort subitement
+d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin même
+on l'avait jeté à la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa
+mort n'attristait personne; il était fort méchant, et on profitait de sa
+part dans l'expédition. Une heure après ces funérailles, on mettait à la
+voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar.
+
+
+V
+
+CONTES NOIRS
+
+
+Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sûr de ma
+discrétion, le capitaine me prit en amitié; quand nous descendîmes à
+terre, à Saint-Louis du Sénégal, il me garda à son service, et me fit
+demeurer avec lui.
+
+Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien
+négliger de ce qui pouvait m'instruire. Les nègres qui nous entouraient
+de tous côtés parlaient une langue que personne ne voulait se donner la
+peine d'apprendre: «Ce sont des sauvages», répétait mon capitaine; après
+cela tout était dit.
+
+Pour moi qui rôdais dans la ville, je me fis bientôt des amis parmi ces
+pauvres nègres, si affectueux et si bons. Moitié patois, moitié signes,
+nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec
+eux de choses et d'autres, que j'en vins à parler leur langue, comme si
+le bon Dieu m'avait fait naître avec une peau de taupe.--«Qui s'embarque
+sans savoir la langue du pays où il va, dit un proverbe, ne va pas
+en voyage, il va à l'école.»--Le proverbe avait raison, j'appris par
+expérience que les nègres n'étaient ni moins intelligents ni moins fins
+que nous.
+
+Parmi ceux que je voyais le plus souvent, était un tailleur qui aimait
+beaucoup à causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans
+sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs.
+
+--Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marié?
+
+--Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrières
+les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as
+choisie.
+
+--C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve
+combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Écoute mon récit, il
+t'intéressera.
+
+L'HISTOIRE DU TAILLEUR
+
+Il y avait une fois un tailleur (c'était mon futur beau-père) qui avait
+une fort belle fille à marier; tous les jeunes gens la recherchaient à
+cause de sa beauté. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la
+belle et lui dirent:
+
+--C'est pour toi que nous sommes ici.
+
+--Que me voulez-vous? répondit-elle en souriant.
+
+--Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous désire
+t'épouser.
+
+La belle était une fille bien élevée, elle appela son père qui écouta
+les deux prétendants et leur dit:
+
+--Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui
+des deux aura ma fille.
+
+Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens étaient de retour.
+
+--Nous voici, crièrent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous
+avez promis hier.
+
+--Attendez, répondit-il, je vais au marché acheter une pièce de drap;
+quand je l'aurai rapportée à la maison, vous saurez ce que j'attends de
+vous.
+
+Quand le tailleur revint du marché, il appela sa fille, et, lorsqu'elle
+fut venue, il dit aux jeunes gens:
+
+--Mes fils, vous êtes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que
+je la donne? à qui faut-il que je la refuse? Voyez cette pièce de drap:
+j'y taillerai deux vêtements pareils; chacun de vous en coudra un, celui
+qui le premier aura fini sera mon gendre.
+
+Chacun des deux rivaux prit sa tâche et se prépara à coudre sous les
+yeux du maître. Le père appela sa fille et lui dit:
+
+--Voici du fil, tu le prépareras pour ces deux ouvriers.
+
+La fille obéit à son père, elle prit le peloton et s'assit près des deux
+jeunes gens.
+
+Mais la belle était fine; le père ne savait pas qui elle aimait, les
+jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait
+déjà. Le tailleur sortit; la jeune fille prépara le fil, les jeunes gens
+prirent leurs aiguilles et commencèrent à coudre. Mais à celui qu'elle
+aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillées courtes, tandis
+qu'elle donnait des aiguilles longues à celui qu'elle n'aimait pas.
+Chacun cousait, cousait avec une ardeur extrême, à onze heures l'oeuvre
+était à peine à moitié; mais à trois heures de l'après-midi, mon ami, le
+jeune homme aux courtes aiguillées, avait achevé sa tâche, tandis que
+l'autre était loin d'avoir fini.
+
+Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vêtement terminé;
+son rival cousait toujours.
+
+--Mes enfants, dit le père, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre
+d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partagé cette pièce de drap en deux
+portions égales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon
+gendre. Avez-vous bien compris cela?
+
+--Père, répondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole
+et accepté l'épreuve; ce qui est fait est bien fait.
+
+Le tailleur avait raisonné ainsi: Celui qui finira le premier sera
+l'ouvrier le plus habile, par conséquent ce sera celui qui soutiendra
+le mieux son ménage; il n'avait pas deviné que sa fille ferait des
+aiguillées longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'était l'esprit
+qui décidait l'épreuve, c'était la belle qui se choisissait elle-même
+son mari.
+
+ * * * * *
+
+Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe,
+demande-leur ce qu'elles auraient fait à la place de la négresse, tu
+verras si la plus fine n'est pas embarrassée.
+
+Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme était entrée et
+travaillait sans rien dire, comme si ce récit ne la concernait pas.
+
+--Les filles de votre pays ne sont pas bêtes, lui dis-je en riant; il me
+semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris.
+
+--C'est que nous avons reçu de nos mères une bonne éducation, me
+répondit-elle. On nous a toutes exercées avec l'histoire de la Belette.
+
+--Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe,
+pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai.
+
+--Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici:
+
+LA BELETTE ET SON MARI
+
+Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit:
+
+--Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi.
+
+Le mari écouta les paroles de sa femme et lui dit:
+
+--Quels sont les langes que tu aimes?
+
+Et la Belette répondit:
+
+--Je veux la peau d'un éléphant.
+
+Le pauvre mari resta stupéfait de cette exigence, et demanda à sa chère
+moitié si par hasard elle n'aurait point perdu la tête; pour toute
+réponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitôt.
+Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit:
+
+--Compère, ma terre est pleine de gazon, aide-moi à la remuer.
+
+Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule:
+
+--Commère, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons
+besoin de votre secours.
+
+La Poule courut aussitôt, mangea le Ver et se mit à gratter le sol.
+
+Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat:
+
+--Compère, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon
+absence, vous devriez faire un tour de ce côté.
+
+Un instant après, le Chat avait mangé la Poule.
+
+Tandis que le Chat se régalait de la sorte, la Belette dit au Chien:
+«Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?» Le chien
+furieux courut étrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eût en ce pays
+d'autre maître que lui.
+
+Le lion passant par là, la Belette le salua avec respect: «Monseigneur,
+lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien», sur
+quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le dévora.
+
+Ce fut le tour de l'Éléphant: la Belette lui demanda son appui contre
+le Lion; l'Éléphant entra en protecteur sur le terrain de celle qui
+l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui
+avait creusé un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Éléphant
+tomba dans le piège et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de
+l'Éléphant, se sauva dans la forêt.
+
+La Belette alors prit la peau de l'Éléphant et la montra à son mari, en
+lui disant:
+
+--Je t'ai demandé la peau de l'Éléphant; avec l'aide de Dieu, je l'ai
+eue, et je te l'apporte.
+
+Le mari de la Belette n'avait pas deviné que sa femme était plus fine
+que toutes les bêtes de la terre; encore moins avait-il pensé que la
+dame était plus fine que lui. Il le comprit alors, et voilà pourquoi
+nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette.
+
+L'histoire est finie.
+
+ * * * * *
+
+Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les nègres;
+je connus bientôt leur façon de faire le commerce, leurs idées, leurs
+habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur
+sagesse.
+
+Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni
+écrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une façon de graver les
+choses dans la mémoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des
+énigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles
+renferment.
+
+--Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tête, ce qui
+était son grand signe d'amitié, devine-moi celle-ci:
+
+--Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me
+plaît.
+
+--C'est ton chien, capitaine, tu as regardé Fidèle en parlant.
+
+--Bravo, mon matelot. Continuons:
+
+--Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait
+toujours ce qui te plaît.
+
+Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mère, mon petit homme; tu
+ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'expérience
+t'apprendra que ce n'est jamais à elle qu'elle pense quand il s'agit de
+toi.
+
+Dis-moi celle que ton père aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui
+fait faire tout ce qui lui plaît.
+
+--On ne fait jamais faire à papa ce qu'il ne veut pas, capitaine;
+maman le répète tous les jours. Mais ma soeur est mal élevée, elle rit
+toujours quand maman dit cela.
+
+--C'est que ta soeur a deviné le mot de l'énigme, mon matelot. Ah! si
+j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcée à me commander son caprice
+du matin au soir.
+
+Reste encore une énigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui
+vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire
+tout ce qui lui plaît?
+
+--Je ne sais pas, capitaine.
+
+--Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir à ton papa.
+
+Je ne manquai pas à la recommandation du marin; je racontai à table
+tout ce que j'avais appris dans la journée; les contes nègres amusèrent
+beaucoup ma mère; les énigmes eurent un succès complet, mais, quand j'en
+vins à la dernière, mon père se mit à rire.
+
+--Ce n'est pas difficile à deviner, mon garçon, je vais te le dire...
+
+Sur quoi ma mère regarda mon père; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses
+yeux, mais il resta court.
+
+--Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir.
+
+--Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mère et d'un ton
+sévère, je vous envoie au jardin sans dessert.
+
+--Ah! dit mon père.
+
+Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table:
+Mais parle donc, papa!
+
+Ma mère fit mine de se lever; mon père la prévint: en un instant je me
+trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain
+sec à la main.
+
+Voilà comment je n'ai jamais su le mot de la dernière énigme. S'il y en
+a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au
+Sénégal; peut-être la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret
+que ma mère ne m'a jamais dit.
+
+
+VI
+
+LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN
+
+
+Mes causeries avec les nègres avaient fait de moi un interprète et un
+courtier; le capitaine avait en mon zèle une pleine confiance; malgré
+mon jeune âge, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La
+cargaison fut bientôt faite à des conditions excellentes, et, à mon
+retour à Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des
+armateurs. Ma réputation commençait, et, après quelques voyages dans la
+Méditerranée, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrécargue d'un
+brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans.
+
+Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout où j'avais
+abordé, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs,
+levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue
+de tous ces gens-là. Le navire allait chercher des grains dans la mer
+Noire, à l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinât
+tous les patois; on m'avait trouvé sous la main, et, quoique je n'eusse
+guère de barbe au menton, on m'avait pris.
+
+Me voilà donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce
+loyal et n'étant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais
+de la peine pour défendre l'intérêt de mes armateurs! En arrivant à
+Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles
+divers à des conditions avantageuses, et tous nous partîmes pour Galatz,
+bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant
+dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue
+et de toute nation. L'un des plus singuliers était un Dalmate qui
+retournait chez lui par le Danube. Il était tout le jour assis à
+l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une
+corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette
+corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue
+douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il
+récitait tous les soirs à la clarté des étoiles, et que je n'ai pas
+oubliées:
+
+LE CHANT DU SOLDAT
+
+--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger.
+
+--Quand j'ai quitté mon bon père, la lune brillait au ciel.
+
+--La lune brille au ciel, j'entends mon père qui me pleure.
+
+--Quand j'ai quitté ma bonne mère, le soleil brillait au ciel.
+
+--Le soleil brille au ciel, j'entends ma mère qui me pleure.
+
+--Quand j'ai quitté mes frères chéris, les étoiles brillaient au ciel.
+
+--Les étoiles brillent au ciel, j'entends mes frères qui me pleurent.
+
+--Quand j'ai quitté mes soeurs chéries, les pivoines étaient en fleur.
+
+--Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent.
+
+--Quand j'ai quitté ma bien-aimée, les lis fleurissaient au jardin.
+
+--Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimée qui me pleure.
+
+--Il faut que ces larmes sèchent, demain je veux partir d'ici.
+
+--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours à l'étranger.
+
+LE CHANT DU FIANCÉ
+
+--Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'élève au plus haut dès cieux. Si
+je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre!
+
+--Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle.
+
+--Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est
+fiancée ta bien-aimée.
+
+--Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux être là.
+
+Quand elle est entrée dans l'église, c'était encore une simple fille;
+maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame.
+
+--Vois-tu la lune qui s'élève entre deux petites étoiles? C'est ma
+bien-aimée entre ses deux belles-soeurs.
+
+Quand elle va pour se fiancer, je l'arrête au passage.--Chère enfant,
+rends-moi l'anneau que j'ai acheté.
+
+--Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon
+pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint.
+
+ * * * * *
+
+La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traversé plus d'une fois
+les deux Océans, je connais leurs tempêtes; mais je crains moins leurs
+longues vagues qui déferlent contre le navire que ces petits flots
+pressés qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout à coup,
+s'entr'ouvrent comme un abîme. Depuis deux jours et deux nuits nous
+étions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon
+Dalmate, qui s'était attaché à un des bancs par la ceinture, et qui,
+tout mouillé qu'il était, chantait toujours les airs de son pays.
+
+--Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment où le vent et la mer nous
+laissaient un peu respirer, je vois que vous êtes un brave, vous n'avez
+pas peur du naufrage.
+
+--Qui peut empêcher sa destinée? me dit-il en raclant son violon; le
+plus sage est de s'y résigner.
+
+--Voilà parler comme un Turc, lui répondis-je; un chrétien n'est pas si
+patient.
+
+--Pourquoi ne serait-on pas chrétien et résigné à la volonté divine?
+reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes
+honnêtes gens; il ne nous a jamais promis la santé, la richesse, le
+salut en mer et autres choses passagères. Tout cela est abandonné à une
+puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont
+vue la nomment _le Destin_.
+
+--Comment, m'écriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le
+Destin existe?
+
+--Pourquoi non? me répondit-il tranquillement. Si vous en doutez,
+écoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare;
+ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez.
+
+
+VII
+
+LE DESTIN
+
+
+Il y avait une fois deux frères qui vivaient ensemble au même ménage;
+l'un faisait tout, tandis que l'autre était un indolent, qui ne
+s'occupait que de boire et de manger. Les récoltes étaient toujours
+magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs,
+abeilles et le reste.
+
+L'aîné, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet
+indolent? Mieux vaut nous séparer; je travaillerai pour moi seul, et il
+fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc à son frère.
+
+--Mon frère, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne
+veux m'aider en rien et ne penses qu'à boire et à manger; il faut nous
+séparer.
+
+L'autre essaya de le détourner de ce projet en lui disant:
+
+--Frère, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les
+mains, aussi bien ce qui est à toi que ce qui est à moi, et tu sais que
+je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes.
+
+Mais l'aîné persista dans sa résolution, si bien que le cadet dut céder,
+et lui dit:
+
+--Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le
+partage comme il te plaira.
+
+Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour
+ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un
+chevrier pour ses chèvres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour
+ses abeilles, et leur dit à tous:
+
+--Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille!
+
+Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant.
+
+L'aîné, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait
+pour le bien commun: il garda lui-même ses troupeaux, ayant l'oeil à
+tout; malgré cela, il ne trouva partout que mauvais succès et dommage.
+De jour en jour tout lui tournait à mal, jusqu'à ce qu'enfin il devint
+si pauvre, qu'il n'avait même plus une paire d'opanques[1], et qu'il
+allait nu-pieds. Alors il se dit:
+
+[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanières
+de cuir.]
+
+--J'irai chez mon frère voir comment les choses vont chez lui.
+
+Son chemin le menait dans une prairie où paissait un troupeau de brebis,
+et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de
+berger. Près d'elles seulement était assise une belle jeune fille qui
+filait un fil d'or.
+
+Après avoir salué la fille d'un «Dieu te protège!» il lui demanda à qui
+était ce troupeau; elle lui répondit:
+
+--A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis.
+
+--Et qui es-tu? continua-t-il.
+
+--Je suis la fortune de ton frère, répondit-elle.
+
+Alors il fut pris de colère et d'envie, et s'écria:
+
+--Et ma fortune, à moi, où est-elle?
+
+La fille lui répondit:
+
+--Ah! elle est bien loin de toi.
+
+--Puis-je la trouver? demanda-t-il.
+
+Elle lui répondit:--Tu le peux, seulement cherche-la.
+
+Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frère
+étaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne
+voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla
+droit à son frère. Dès que celui-ci l'aperçut, il en eut pitié et lui
+dit en fondant en larmes:
+
+--Où donc as-tu été depuis si longtemps?
+
+Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques
+et quelque argent.
+
+Après être resté trois jours chez son frère, le pauvre partit pour
+retourner chez lui; mais, une fois à la maison, il jeta un sac sur ses
+épaules, y mit un morceau de pain, prit un bâton à la main, et s'en alla
+ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marché quelque
+temps, il se trouva dans une grande forêt, et rencontra une abominable
+vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit à fouiller la terre avec
+son bâton, et, pour éveiller la vieille, il lui donna un coup dans le
+dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'à demi
+ses yeux chassieux, elle lui dit:
+
+--Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais été éveillée,
+tu n'aurais pas ces opanques.
+
+Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empêché d'avoir ces
+opanques?
+
+La vieille lui dit:--Je suis ta fortune.
+
+En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant:
+
+--Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui
+donc t'a donnée à moi?
+
+Et la vieille lui dit:
+
+--C'est le Destin.
+
+--Où est le Destin? demanda-t-il.
+
+--Va et cherche-le, lui répondit-elle en se rendormant.
+
+Alors il partit et s'en alla chercher le Destin.
+
+[Illustration: La vieille lui dit: «Je suis ta Fortune.»]
+
+Après un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans
+ce bois il trouva un ermite à qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir
+des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit:
+
+--Va sur la montagne, tu arriveras droit à son château; mais, quand tu
+seras près du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout
+ce que tu lui verras faire jusqu'à ce qu'il t'interroge.
+
+Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et,
+quand il fut arrivé dans le château du Destin, c'est là qu'il vit de
+belles choses! C'était un luxe royal, il y avait une foule de valets et
+de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour
+le Destin, il était assis à une table servie et il soupait. Quand
+l'étranger vit cela, il se mit aussi à table et mangea avec le maître du
+logis. Après le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers
+minuit, voici que dans le château il se fait un bruit terrible, et au
+milieu du bruit on entendait une voix qui criait:
+
+--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui sont venues
+au monde: donne-leur quelque chose à ton bon plaisir!
+
+Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre doré et sème dans la
+chambre des ducats tout brillants en disant:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!
+
+Au point du jour, le beau château s'évanouit, et à sa place il y eut
+une maison ordinaire, mais où rien ne manquait. Quand vint le soir, le
+Destin se remit à souper, son hôte en fit autant; personne ne dit mot.
+
+Après souper tous deux allèrent se coucher. Vers minuit, voici que
+dans le château recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on
+entendait une voix qui criait:
+
+--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'âmes qui ont vu la
+lumière, donne-leur quelque chose à ton bon plaisir!
+
+Et voilà le Destin qui se lève, il ouvre un coffre d'argent; mais cette
+fois il n'y avait pas de ducats, ce n'était que des monnaies d'argent
+mêlées par-ci par-là de quelques pièces d'or. Le destin sema cet argent
+sur la terre en disant:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!
+
+Au point du jour la maison avait disparu, et à sa place il y en avait
+une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la
+maison diminuait, jusqu'à ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une misérable
+cabane; le Destin prit une bêche et se mit à fouiller la terre; son hôte
+en fit autant, et ils bêchèrent tout le jour. Quand vint le soir, le
+Destin prit une croûte de pain dur, en cassa la moitié et la donna à son
+compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mangé, ils se
+couchèrent.
+
+Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du
+bruit on distinguait une voix qui disait:
+
+--Destin, Destin, tant et tant d'âmes sont venues au monde cette nuit:
+donne-leur quelque chose à ton bon plaisir.
+
+Et voilà le Destin qui se lève; il ouvre un coffre et se met à semer
+des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce
+faisant, il disait:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie.
+
+Quand le matin reparut, la cabane s'était changée en un grand palais
+comme au premier jour. Alors pour la première fois le Destin parla à son
+hôte et lui dit:
+
+--Pourquoi es-tu venu?
+
+Celui-ci conta en détail sa misère; et comment il était venu pour
+demander au Destin lui-même pourquoi il lui avait donné une si mauvaise
+fortune. Le Destin lui répondit:
+
+--Tu as vu comment la première nuit j'ai semé des ducats, et ce qui a
+suivi. Tel je suis la nuit où naît un homme, tel cet homme sera toute
+sa vie. Tu es né dans une nuit de pauvreté, tu resteras pauvre toute ta
+vie. Ton frère, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit.
+Il restera heureux jusqu'à la fin. Mais, puisque tu as pris tant de
+peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frère
+a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunée que son père.
+Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu
+acquerras, aie soin de dire que cela est à ta femme.
+
+L'hôte remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de
+retour au pays, il alla droit chez son frère, et lui dit:
+
+--Frère, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde!
+
+Et le frère répondit:
+
+--Cela me plaît; Miliza est à toi.
+
+Le nouveau marié emmena dans sa maison la fille de son frère, et il
+devint très riche, mais il disait toujours:
+
+--Tout ce que j'ai est à Miliza.
+
+Un jour, il alla aux champs pour voir ses blés, qui étaient si beaux
+qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. voilà qu'un voyageur vint à
+passer sur le chemin et lui demanda:
+
+--A qui ces blés?
+
+Et lui, sans y penser, répondit:
+
+--Ils sont à moi.
+
+Mais à peine avait-il parlé que voilà les blés qui s'enflamment et le
+champ qui est tout en feu. Vite il court après le voyageur, et lui crie:
+
+--Arrête, mon frère; ces blés ne m'appartiennent pas, ils sont à Miliza,
+la fille de mon frère.
+
+Le feu cessa aussitôt, et dès lors notre homme fut heureux, grâce à
+Miliza.
+
+ * * * * *
+
+--Seigneur Dalmate, dis-je, à mon conteur, votre histoire est jolie,
+quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres
+idées: loin de nous en remettre à la fortune, nous comptons sur
+nous-mêmes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre
+prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on
+cher un bon conseil.
+
+--Ainsi fait-on chez moi, me répondit le Dalmate en rajustant son bonnet
+de peau qui lui tombait sur les yeux; écoutez ce qui est arrivé, l'an
+dernier, à un de mes voisins.
+
+
+VIII
+
+LE FERMIER PRUDENT
+
+
+Il y avait près de Raguse un fermier qui se mêlait aussi de commerce. Un
+jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin
+de faire quelques achats. En arrivant à un carrefour, il demanda à un
+vieillard qui se trouvait là quelle route il lui fallait prendre.
+
+--Je te le dirai si tu me donnes cent écus, répondit l'étranger; je ne
+parle pas à moins; chacun de mes avis vaut cent écus.
+
+--Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'étranger, qui avait
+l'air d'un renard, qu'est-ce que peut être un avis qui vaut cent écus?
+Ce doit être quelque chose de bien rare, car, en général, on vous donne
+pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage.
+Allons, dit-il à l'homme, parle, voilà tes cent écus.
+
+--Écoute donc, reprit l'étranger; cette route qui va tout droit, c'est
+la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de
+demain. J'ai encore un avis à te donner, continua-t-il; mais il faut
+aussi me le payer cent écus.
+
+Le fermier réfléchit longtemps, puis il se décida.
+
+--Puisque j'ai payé le premier conseil, je puis bien payer le second.
+
+Et il donna encore cent écus.
+
+--Écoute donc, lui dit l'étranger: Quand tu seras en voyage et que tu
+entreras dans une hôtellerie, si l'hôte est vieux et si le vin est
+jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur.
+Donne-moi encore cent écus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose à te
+dire.
+
+Le fermier se mit à réfléchir.
+
+--Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai acheté deux,
+je peux bien payer le troisième.
+
+Et il donna ses derniers cent écus.
+
+--Écoute donc, lui dit l'étranger: si jamais tu te mets en colère, garde
+la moitié de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colère
+en un jour.
+
+Le fermier reprit le chemin de sa maison, où il arriva les mains vides.
+
+--Qu'as-tu acheté? lui demanda sa femme.
+
+--Rien que trois avis, répondit-il, qui m'ont coûté chacun cent écus.
+
+--Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude.
+
+--Ma chère femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon
+argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payées.
+
+Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les
+épaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants
+sur la paille.
+
+Quelque temps après, un marchand s'arrêta devant la porte du fermier,
+avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un
+associé, et offrit au fermier cinquante écus, s'il voulait se charger
+d'une des voitures et venir avec lui à la ville.
+
+--J'espère, dit à son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas;
+cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose.
+
+On partit; le marchand conduisait la première voiture, le fermier menait
+la seconde. Le temps était mauvais, les chemins rompus, on n'avançait
+qu'à grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda
+celle qu'il fallait prendre.
+
+--C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle
+est plus sûre.
+
+Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui.
+
+--Quand vous me donneriez cent écus, dit le fermier, je n'irais pas par
+ce chemin.
+
+On se sépara donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue,
+arriva néanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut
+souffert. Le marchand n'arriva qu'à la nuit; sa voiture était tombée
+dans un marais, tout le chargement était endommagé, et le maître était
+blessé, par-dessus le marché.
+
+Dans la première auberge où on descendit, il y avait un vieil hôtelier;
+une branche de sapin annonçait qu'on y vendait du vin nouveau. Le
+marchand voulut s'arrêter là pour y passer la nuit.
+
+--Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent écus! s'écria le
+fermier.
+
+Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon.
+
+Vers le soir, quelques jeunes désoeuvrés qui avaient trop goûté au
+vin nouveau se querellèrent à propos d'une cause futile. On tira les
+couteaux; l'hôte, alourdi par les années, n'eut pas la force de séparer
+ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tué, et, comme on
+craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand.
+
+Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand
+matin pour atteler ses chevaux. Effrayé de trouver un mort sur son
+chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas être mêlé dans un
+procès fâcheux; mais il avait compté sans la police autrichienne; on
+courut après lui. En attendant que la justice éclaircit l'affaire, on
+jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir.
+
+Quand le fermier apprit ce qui était arrivé à son compagnon, il voulut,
+au moins, mettre en sûreté sa voiture, et reprit le chemin de sa maison.
+Comme il approchait du jardin, il aperçut à la brume un jeune soldat
+monté sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement
+la récolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le
+voleur; mais il réfléchit.
+
+--J'ai payé cent écus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas
+dépenser toute sa colère en un jour. Attendons à demain, mon voleur
+reviendra. Il prit un détour pour entrer dans la maison par un autre
+côté, et, comme il frappait à la porte, voilà le jeune soldat qui se
+jette dans ses bras en criant:
+
+--Mon père, j'ai profité de mon congé pour vous surprendre et vous
+embrasser.
+
+Le fermier dit alors à sa femme:
+
+--Écoute maintenant ce qui m'est arrivé, tu verras si j'ai payé trop
+cher mes trois avis.
+
+Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu,
+quoi qu'il pût faire, le fermier se trouva l'héritier de cet imprudent.
+Devenu riche, il répétait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher
+un bon conseil, et, pour la première fois, sa femme était de son avis.
+
+
+IX
+
+LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE
+
+
+--Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voilà
+sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la
+fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second
+récit détruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste
+que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sèment le
+grain ne récoltassent que le vent.
+
+--Les paresseux réussissent quelquefois, me répondit-il gravement; j'en
+sais an exemple que je puis vous conter.
+
+--Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'écriai-je.
+
+--Contes et chansons, c'est toute la vie, me répondit-il froidement.
+
+LA PARESSEUSE
+
+Il y avait une fois une mère qui avait une fille très paresseuse et qui
+n'avait de goût pour aucune espèce de travail. Elle la conduisit dans un
+bois, auprès d'un carrefour, se mit à la battre de toutes ses forces.
+Près de là passait par hasard un seigneur qui demanda à la mère pourquoi
+ce rude châtiment.
+
+--Mon cher seigneur, répondit-elle, c'est que ma fille est une
+travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'à la mousse qui garnit
+les murs.
+
+--Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute
+son envie.
+
+--Prenez-la, dit la mère, prenez-la, je n'en veux plus.
+
+Et le seigneur l'emmène à sa maison, ravi de cette belle acquisition.
+
+Le soir même, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre où
+était un grand tonneau plein de chanvre. C'est là qu'elle se trouva dans
+une grande peine.
+
+--Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer!
+
+Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcières qui frappent à la
+fenêtre, et la fille les fait entrer bien vite.
+
+--Si tu veux nous inviter à tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons
+à filer ce soir.
+
+--Filez, Mesdames, répondit-elle bien vite, je vous invite à mon
+mariage.
+
+Et voilà les trois sorcières qui filent et filent tout ce qu'il y avait
+dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait à loisir.
+
+Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur
+garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe
+du pied et défendit que personne entrât dans la chambre, afin que la
+fileuse pût se reposer d'un si grand travail. Cela n'empêcha pas que, le
+jour même, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais
+les sorcières revinrent à l'heure dite, et tout se passa comme le
+premier jour.
+
+[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur,
+il dit à sa fiancée: «Tes tantes ne sont pas belles.»]
+
+Le seigneur fut émerveillé, et, comme il n'y avait plus rien à filer
+dans la maison, il dit à la jeune fille:
+
+--Je veux t'épouser, car tu es la reine des filandières.
+
+La veille du mariage, la prétendue fileuse dit à son mari:
+
+--Il faut que j'invite mes tantes.
+
+Et le seigneur répondit qu'elles seraient les bienvenues.
+
+Une fois entrées, les trois sorcières se mirent auprès du poêle; elles
+étaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur
+laideur, il dit à sa fiancée:
+
+--Tes tantes ne sont pas belles.
+
+Puis, s'approchant de la première sorcière, il lui demanda pourquoi elle
+avait un si long nez.
+
+--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on file
+toujours, et que toute la journée on branle la tête, le nez s'allonge
+insensiblement.
+
+Le seigneur passa à la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si
+grosses lèvres.
+
+--Mon cher neveu, répondit-elle, c'est à force de filer. Quand on
+file toujours, et que toute la journée on mouille son fil, les lèvres
+grossissent insensiblement.
+
+Alors il demanda à la troisième pourquoi elle était bossue.
+
+--Mon cher neveu, dit-elle, c'est à force de filer. Quand on est assise
+et courbée toute la journée, le dos se plie insensiblement.
+
+Et alors le seigneur eut grand'peur qu'à force de filer sa femme ne
+devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille
+et fuseau. Si la paresseuse en fut fâchée, je le laisse à deviner à
+celles qui lui ressemblent.
+
+--Mon conte est fini.
+
+--Je vois avec plaisir, dis-je à mon Dalmate, qu'en votre heureux pays
+les femmes réussissent sans peine et sans esprit.
+
+--Pas du tout, s'écria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit
+au monde où les femmes soient tout à la fois plus fines et plus sages.
+Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant épousa l'empereur
+d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fût, se montra plus habile et
+meilleure que lui?
+
+--Encore un conte! m'écriai-je.
+
+--Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez
+dans tous les livres qui disent la vérité.
+
+DE LA DEMOISELLE QUI ÉTAIT PLUS AVISÉE QUE L'EMPEREUR
+
+Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il
+n'avait avec lui qu'une fille, mais elle était très avisée. Elle allait
+partout chercher des aumônes et apprenait aussi à son père à parler avec
+sagesse et à obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le
+pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque
+chose.
+
+L'Empereur, surpris de la façon dont parlait ce mendiant, lui demanda
+qui il était et qui lui avait appris à s'exprimer de la sorte.
+
+--C'est ma fille, répondit-il.
+
+--Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; à quoi le
+pauvre homme répondit:
+
+--C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extrême misère.
+
+Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit:
+
+--Porte ces oeufs à ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse éclore des
+poulets; si elle ne les fait pas éclore, mal lui en adviendra.
+
+Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose à
+sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs étaient cuits; mais
+elle dit à son père d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout.
+Le père suivit le conseil de sa fille et se mit à dormir; pour elle,
+prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de fèves et la mit sur le
+feu; le lendemain, quand les fèves furent bouillies, elle appela son
+père, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer
+le long de la route où devait passer l'Empereur:
+
+--Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des fèves,
+sème-les et dis bien haut: «Allons, mes boeufs, que Dieu me protège à
+fasse pousser mes fèves bouillies!» Et si l'Empereur te demande comment
+il est possible de faire pousser des fèves bouillies, réponds-lui:--Cela
+est aussi aisé que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur.
+
+Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et,
+quand il vit l'Empereur, il se mit à crier:
+
+--Allons, mes boeufs, que Dieu me protège et fasse pousser mes fèves
+bouillies!
+
+Dès que l'Empereur entendit ces mots, il s'arrêta sur la route et dit
+aussitôt:
+
+--Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des fèves
+bouillies?
+
+Et le pauvre homme répondit:
+
+--Gracieux Empereur, cela est aussi aisé que de faire sortir un poulet
+d'un oeuf dur.
+
+L'Empereur devina que c'était la fille qui avait poussé le père à agir
+de la sorte; il dit à ses valets de prendre le pauvre homme et de
+l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et
+dit:
+
+--Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont
+on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tête.
+
+Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout
+en larmes vers sa fille à laquelle il conta ce qui s'était passé; sa
+fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait
+tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, éveilla son père et
+lui dit:
+
+--Prends cette allumette et porte-la à l'Empereur; qu'il m'y taille un
+fuseau, une navette et un métier, après cela je lui ferai ce qu'il a
+demandé.
+
+Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla
+trouver l'Empereur, et lui récita tout ce qu'on lui avait appris.
+
+Quand l'Empereur entendit cela, il fut étonné, et chercha ce qu'il
+pourrait faire; puis, prenant un verre à boire, il le donna au pauvre en
+disant:
+
+--Prends ce verre, porte-le à ta fille, afin qu'elle m'épuise la mer et
+qu'elle en fasse un champ à labourer.
+
+Le pauvre homme obéit en pleurant, et porta le verre à sa fille en lui
+redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit
+qu'il attendît au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le
+lendemain matin elle appela son père, lui donna une livre d'étoupes, et
+lui dit:
+
+--Porte ceci à l'Empereur pour qu'il étoupe toutes les sources et toutes
+les embouchures de tous les fleuves de la terre, après cela je lui
+dessécherai la mer.
+
+Et le pauvre homme alla tout redire à l'Empereur.
+
+Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il
+ordonna qu'on la fit venir, et, quand le père eut amené sa fille, et que
+tous deux eurent salué l'Empereur, ce dernier dit:
+
+--Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle
+répondit:
+
+--Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et
+le mensonge.
+
+Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses
+conseillers:
+
+--Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe.
+
+Et, quand ils l'eurent tous estimée, l'un plus et l'autre moins, la
+demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait deviné, et elle
+dit:
+
+--La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la sécheresse
+de l'été.
+
+L'Empereur fut ravi, et dit:
+
+--C'est elle qui a le mieux deviné.
+
+Et il lui demanda si elle voulait être sa femme, ajoutant qu'il ne la
+lâcherait pas qu'elle n'eût consenti. La demoiselle s'inclina et dit:
+
+[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans
+la sécheresse de l'été.]
+
+--Gracieux Empereur, que ta volonté soit faite! Je te demande seulement
+d'écrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour
+tu deviens méchant pour moi, et que tu veuilles m'éloigner de toi et
+me renvoyer de ce château, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que
+j'aimerai le mieux.
+
+L'Empereur y consentit, et lui en donna un écrit cacheté de cire rouge
+et timbré du grand sceau de l'Empire.
+
+Après quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si méchant
+pour sa femme, qu'il lui dit:
+
+--Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon château, et va où tu
+voudras.
+
+L'Impératrice répondit:
+
+--Illustre Empereur, je t'obéirai; permets-moi seulement de passer
+encore une nuit ici; demain je partirai.
+
+L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Impératrice, avant de
+souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis
+elle engagea l'Empereur à boire en lui disant:
+
+--Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et,
+crois-moi, je serai plus gaie que le jour où je me suis mariée.
+
+L'Empereur n'eut pas plutôt bu ce breuvage qu'il s'endormît; alors
+l'Impératrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute
+prête, et elle l'emmena dans une grotte taillée dans le rocher. Quand
+l'Empereur se réveilla dans cette grotte et vit où il se trouvait, il
+s'écria:
+
+--Qui m'a conduit ici?
+
+A quoi l'Impératrice répondit:
+
+--C'est moi qui t'ai conduit ici.
+
+Et l'Empereur lui dit:
+
+--Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'étais plus ma
+femme?
+
+Mais alors elle lui tendit la papier en disant:
+
+--Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accordé
+par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que
+j'aime le mieux dans ton château.
+
+Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son
+château avec elle pour ne plus la quitter.
+
+--A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais
+dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de
+l'Adriatique comme au Sénégal et peut-être ailleurs, ce sont les femmes
+qui sont maîtresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui
+exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner!
+
+--Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours prêt à me donner un démenti;
+chez nous, ce sont les hommes qui sont maîtres à la maison; nous dînons
+seuls à table, et notre femme, debout, derrière nous, est là pour nous
+servir.
+
+--Ceci ne prouve rien, répondis-je; il y a plus d'un homme qui, marié ou
+non, obéit à qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte
+la chaîne.
+
+--S'il vous faut une preuve, s'écria mon incorrigible Dalmate, écoutez
+ce que mon père m'a conté. J'ai toujours soupçonné que l'excellent homme
+était le héros de cette histoire.
+
+--Encore un conte! repris-je avec impatience.
+
+--Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en
+vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous
+revoir ici-bas. Écoutez donc avec patience une dernière leçon.
+
+LE LANGAGE DES ANIMAUX
+
+Il y avait une fois un berger qui depuis de longues années servait son
+maître avec autant de zèle que de fidélité. Un jour qu'il gardait ses
+moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce
+que c'était, il entra dans la forêt, suivant le bruit pour en connaître
+la cause. En approchant, il vit que l'herbe sèche et les feuilles
+tombées avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il aperçut
+un serpent qui sifflait. Le berger s'arrêta pour voir ce que ferait
+le serpent, car autour de l'animal tout était en flammes, et le feu
+approchait de plus en plus.
+
+Dès que le serpent aperçut le berger, il lui cria: «Au nom de Dieu,
+berger, sauve-moi de ce feu!» Le berger lui tendit son bâton par-dessus
+la flamme; le serpent s'enroula autour du bâton et monta jusqu'à la
+main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un
+collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent:
+
+--Malheur à moi! t'ai-je donc sauvé pour ma perte?
+
+L'animal lui répondit:
+
+--Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon père, le roi des serpents.
+
+Le berger commença de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses
+moutons sans gardien; mais le serpent lui dit:
+
+--Ne l'inquiète en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de
+mal; va seulement aussi vite que tu pourras.
+
+Le berger se mit à courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'à
+ce qu'enfin il arriva à une porte qui était faite de couleuvres
+entrelacées. Le serpent siffla, aussitôt les couleuvres se séparèrent,
+puis il dit au berger:
+
+--Quand nous serons au château, mon père t'offrira tout ce que tu peux
+désirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de précieux sur la
+terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage
+des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais à la fin il te
+l'accordera.
+
+Tout en parlant, ils arrivèrent au château, et le père du serpent lui
+dit en pleurant:
+
+--Au nom de Dieu, mon enfant, où étais-tu?
+
+Le serpent lui raconta comment il avait été entouré par le feu, et
+comment le berger l'avait sauvé. Le roi des serpents se tourna alors
+vers le berger et lui dit:
+
+--Que veux-tu que je te donne pour avoir sauvé mon enfant?
+
+--Apprends-moi la langue des animaux, répondit le berger, je veux
+causer, comme toi, avec toute la terre.
+
+Le roi lui dit:
+
+--Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce
+langage, et que tu en dises rien à personne, tu mourrais aussitôt;
+demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la
+donnerai.
+
+Mais le berger lui répondit:
+
+--Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu
+et que le ciel te protège: je ne veux pas autre chose.
+
+Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant:
+
+--Arrête, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche.
+
+Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit:
+
+--Maintenant souffle à ton tour dans la mienne.
+
+Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents
+lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi
+soufflé chacun par trois fois, le roi lui dit:
+
+--Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne;
+mais, si tu tiens à la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car,
+si tu en dis un mot à personne, tu mourras à l'instant.
+
+Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce
+que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre.
+En arrivant à son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il
+se coucha par terre pour dormir. A peine était-il étendu, que voici deux
+corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent à dire
+dans leur langage:
+
+--Si ce berger savait qu'à l'endroit où est cet agneau noir il y a sous
+la terre un caveau tout plein d'or et d'argent!
+
+Aussitôt que le berger entendit cela, il alla trouver son maître, prit
+une voiture avec lui, et en creusant ils trouvèrent la porte du caveau,
+et ils emportèrent le trésor.
+
+Le maître était un honnête homme, il laissa tout au berger en lui
+disant:
+
+--Mon fils, ce trésor est à toi, car c'est Dieu qui te l'a donné.
+
+Le berger prit le trésor, bâtit une maison, et, s'étant marié, il
+vécut joyeux et content: il fut bientôt le plus riche non seulement du
+village, mais des environs.
+
+A dix lieues à la ronde, on n'en eût pas trouvé un second à lui
+comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux,
+et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de
+terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noël, il
+dit à sa femme:
+
+--Prépare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous
+irons à la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se
+divertissent.
+
+La femme suivit cet ordre et prépara tout ce qu'on avait commandé.
+Le lendemain, quand ils furent à la ferme, le maître dit le soir aux
+bergers:
+
+--Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette
+nuit pour garder les troupeaux à votre place.
+
+Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit,
+les loups se mirent à hurler et les chiens à aboyer; les loups disaient
+dans leur langue:
+
+--Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour
+vous.
+
+Et les chiens répondaient dans leur langue:
+
+--Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois.
+
+Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que
+deux crocs dans la gueule, celui-là disait aux loups:
+
+--Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas
+de tort à mon maître.
+
+Le père de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand
+vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en
+vie que le vieux dogue. Les valets étonnés disaient:
+
+--Maître, c'est grand dommage.
+
+Mais le père de famille répondait:
+
+--Faites ce que je dis.
+
+Il se disposa à retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent
+en route; le mari monté sur un beau cheval gris, la femme assise sur
+une haquenée qu'elle couvrait tout entière des longs plis de sa robe.
+Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et
+que la femme resta en arrière. Le cheval se retourna et dit à la jument:
+
+--En avant! plus vite! pourquoi ralentir?
+
+La haquenée lui répondit:
+
+--Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maître; mais, moi,
+avec ma maîtresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et
+des jupons, des clefs et des sacs à n'en plus finir. Il faudrait quatre
+boeufs pour traîner tout cet attirail de femme.
+
+Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque,
+poussa la jument et, après avoir rejoint son époux, lui demanda pourquoi
+il avait ri.
+
+--Mais pour rien; une folie qui m'a passé par l'esprit.
+
+La femme ne trouva pas la réponse bonne, elle pressa son mari pour lui
+dire pourquoi il avait ri. Mais il résista, et lui dit:
+
+--Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne
+sais pas moi-même pourquoi j'ai ri.
+
+Plus il se défendait, plus elle insistait pour connaître la cause de sa
+gaieté. A la fin, il lui dit:
+
+--Sache donc que, si je révélais ce qui m'a fait rire, je mourrais à
+l'instant même.
+
+Mais cela n'arrêta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari
+pour qu'il parlât.
+
+Il arrivèrent à la maison. En descendant de cheval, le mari commanda
+qu'on lui fit une bière; quand elle fut prête, il la mit devant la
+maison et dit à sa femme:
+
+--Vois, je vais entrer dans cette bière, je te dirai alors ce qui m'a
+fait rire; mais aussitôt que j'aurai parlé, je serai un homme mort.
+
+Et alors il se mit dans la bière, et, comme il regardait une dernière
+fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de
+son maître et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa
+femme et lui dit:
+
+--Apporte un morceau de pain et donne-le au chien.
+
+La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda même pas.
+Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le
+chien lui dit:
+
+--Misérable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maître va
+mourir!
+
+Et le coq lui répondit:
+
+--Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes;
+je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitôt
+qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui
+s'avisât de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui,
+qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre à la raison!
+
+Sitôt que le mari entend cela, il saute à bas de la bière, il prend un
+bâton et appelle sa femme dans la chambre:
+
+--Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir.
+
+Et alors il la raisonne à coups de bâton en disant:
+
+--Voilà, ma femme, voilà!
+
+C'est de cette façon qu'il lui répondit, et jamais, depuis, la dame n'a
+demandé à son époux pourquoi il avait ri.
+
+CONCLUSION
+
+Telle fut la dernière histoire du Dalmate; ce fut aussi la dernière de
+celles que, ce jour-là, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut
+d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa
+bibliothèque était inépuisable, sa mémoire ne se troublait jamais, sa
+parole ne s'arrêtait pas; mais à toujours conter on ennuie le lecteur,
+d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'année prochaine.
+Peut-être alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des
+leçons à sa douce sagesse.
+
+En attendant, chers lecteurs, je me sépare de vous avec les adieux que
+m'adressait chaque jour l'excellent marin: «Mon ami, sois sage, obéis
+à ta mère, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette
+d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'après la peine: celui-là
+seul s'amuse qui a bien travaillé. Et maintenant, ajoutait-il en me
+prenant la main, je te recommande à Dieu.»
+
+Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies
+lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour
+rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son père; aussi
+doux et aussi aimable que sa mère; c'est le dernier voeu de votre vieil
+ami.
+
+
+
+
+LE CHATEAU DE LA VIE
+
+
+I
+
+
+Il y a quelques années que, me trouvant à Capri, la plus charmante des
+îles du golfe de Naples, par une de ces belles journées d'automne, qui
+sont pleines de calme et de lumière, j'eus le désir de me rendre en
+bateau à Paestum, en m'arrêtant à Amalfi et à Salerne. La chose était
+aisée; il y avait sur la plage des pêcheurs qui retournaient à terre et
+ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'étranger. En entrant
+dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux,
+visages bronzés par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de
+huit ou dix ans, à la taille forte et cambrée, à la figure colorée, aux
+yeux noirs et vifs, qui tour à tour commandait ou priait l'équipage avec
+la majesté d'une Italienne ou la grâce d'un enfant. C'était la fille du
+patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra
+quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun à la rame,
+comme je me trouvais seul à ne rien faire dans la barque, je pris
+l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses lèvres
+mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement à l'oreille.
+
+--Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne
+craignez pas non plus d'écouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit,
+elle est déjà savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous
+dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille à un serpent,
+ou celle de Vardiello, à qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous
+mieux la Biche enchantée, ou l'Ogre qui donne à Antuono de Maregliano le
+bâton qui fait son devoir, ou le Château de la Vie...?
+
+--Va pour le Château de la Vie! m'écriai-je, afin d'interrompre un
+défilé de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet.
+
+--Nunziata, mon enfant, dit le pêcheur d'un ton solennel, conte à Son
+Excellence l'histoire du Château de la Vie, telle que ta mère te l'a
+récitée tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs,
+tâchez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre.
+
+C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait
+sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre
+empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq,
+attentifs et silencieux, nous écoutions l'enfant qui nous parlait de
+féerie, au milieu d'une nature enchantée.
+
+
+II
+
+LE CHATEAU DE LA VIE
+
+
+Il y avait une fois, commença gravement Nunziata, il y avait une fois à
+Salerne une bonne vieille, pêcheuse de profession, qui n'avait pour
+tout bien et pour tout appui qu'un garçon de douze ans, son petit-fils,
+pauvre orphelin dont le père avait été noyé dans un jour d'orage,
+et dont la mère était morte de chagrin. Gracieux, c'était le nom de
+l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mère: il la suivait tous les
+matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le
+filet à la rive, en attendant qu'il fût assez fort pour aller lui-même
+à la pêche, et braver ces flots qui lui avaient tué tous les siens. Il
+était si beau, si bien fait, si avenant que, dès qu'il entrait dans la
+ville, avec sa corbeille de poissons sur la tête, chacun courait après
+lui; il avait vendu sa part avant même que d'arriver au marché.
+
+Par malheur la grand'mère était bien vieille; elle n'avait plus qu'une
+dent au milieu de la bouche, sa tête branlait, ses yeux étaient si
+rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine
+à se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi,
+tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppât dans sa couverture pour
+dormir à terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour où il
+serait seul; elle lui disait quels pêcheurs il fallait voir et quels il
+fallait éviter; comment, en étant toujours doux et laborieux, prudent et
+résolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir à lui
+sa barque et ses filets; le pauvre garçon n'écoutait guère toute cette
+sagesse; dès que la vieille commençait à prendre le ton sérieux:
+
+--Mère-grand, s'écriait l'enfant, mère-grand, ne me quitte pas. J'ai des
+bras, je suis fort, bientôt je pourrai travailler pour deux; mais si, en
+revenant de la mer, je ne te retrouve pas à la maison, comment veux-tu
+que je vive?
+
+Et il l'embrassait en pleurant.
+
+--Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi
+seul que tu crains; après moi, tu auras deux protectrices que plus d'un
+prince t'envierait. Il y a déjà longtemps que j'ai obligé deux grandes
+dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler,
+et ce sera bientôt.
+
+--Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu
+dans la cabane que des femmes de pêcheurs.
+
+--Ce sont deux fées, répondit la grand'mère, deux grandes fées: la fée
+des eaux et la fée des bois. Écoute-moi bien, mon enfant; c'est un
+secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je
+l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans,
+l'année même où mourut ton père, où ta mère aussi nous laissa, j'étais
+sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans
+le sable; j'étais penchée à terre et cachée par un rocher, quand je vis
+un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacré
+qu'il faut toujours ménager; je le laissai donc aborder et ne remuai
+pas, de crainte de l'effaroucher. En même temps, d'une fente de la
+montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte
+qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils
+furent près l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la
+rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si
+elle l'eût embrassé tendrement; ils restèrent ainsi enlacés quelques
+minutes; puis ils se séparèrent brusquement, le serpent pour rentrer
+dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta.
+
+«Fort étonnée de ce que j'avais vu, je revins le lendemain à la même
+heure, et à la même heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la
+couleuvre sortit de sa retraite. C'étaient des fées, il n'était pas
+permis d'en douter, peut-être des fées enchantées à qui je pouvais
+rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'était leur déplaire et
+m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que
+le hasard amènerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade,
+assistant tous les matins au même spectacle, quand un jour j'aperçus un
+gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait
+derrière le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait être
+qu'un enchanteur, d'après ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse:
+je me promis de le surveiller. Et, en effet, à peine l'alcyon et la
+couleuvre s'étaient-ils embrassés, que voici le chat qui se ramasse, se
+gonfle et s'élance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le
+brigand, qui tenait déjà ses victimes entre ses griffes meurtrières; je
+le saisis malgré toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains
+en sang, et là, sans pitié, sachant à qui j'avais affaire, je pris le
+couteau qui me servait à ouvrir les châtaignes de mer, et je coupai au
+monstre la tête, les pattes et la queue, attendant avec confiance le
+succès de mon dévouement.
+
+«Je n'attendis pas longtemps; dès que j'eus jeté à la mer le corps de
+la bête, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnée de
+plumes blanches, l'autre qui avait pour écharpe une peau de serpent;
+c'étaient, je te l'ai déjà dit, la fée des eaux et la fée des bois.
+Enchantées par un misérable génie qui avait surpris leur secret, il leur
+fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'à ce qu'une main généreuse les
+affranchit; c'est à moi qu'elles devaient la liberté et la puissance.
+
+«Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront
+exaucés.»
+
+«Je réfléchis que j'étais vieille et que j'avais assez souffert de la
+vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour
+viendrait où rien ne serait trop beau pour ton désir, où tu voudrais
+être riche, noble, général, marquis, prince peut-être. «Ce jour-là, me
+dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur
+me payera quatre-vingts ans de peine et de misère.» Je remerciai donc
+les fées et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure où j'en
+aurais besoin. La fée des eaux ôta une petite plume de sa couronne; la
+fée des bois détacha une écaille de la peau du serpent.
+
+«Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place
+cette plume et cette écaille dans un vase d'eau pure, en même temps
+appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en
+un instant tu nous verras devant toi, prêtes à payer la dette
+d'aujourd'hui.»
+
+«Je baissai la tête en signe de reconnaissance; quand je la relevai,
+tout avait disparu; même il n'y avait plus ni blessures ni sang à mes
+bras; j'aurais cru qu'un rêve m'avait trompée, si je n'avais eu dans la
+main l'écaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon.
+
+--Et ces trésors, dit Gracieux, où sont-ils, grand'-mère?
+
+--Mon enfant, répondit la vieille, je les ai cachés avec soin, ne
+voulant te les montrer que le jour où tu serais un homme et en état de
+t'en servir; mais, puisque la mort va nous séparer, le moment est venu
+de te remettre ces précieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche
+un coffret de bois caché sous des chiffons; dans ce coffret est une
+petite boîte de carton enveloppée d'étoupe; ouvre cette boîte, tu
+trouveras l'écaille et la plume soigneusement entourées de coton.
+Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te
+reste à faire.»
+
+Gracieux apporta la boîte à la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter
+son grabat; ce fut elle-même qui prit les deux objets.
+
+--Maintenant, dit-elle à son fils en les lui remettant, place au milieu
+de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, dépose
+l'écaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la
+noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils;
+seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant
+d'exprimer ce voeu qui nous séparera pour jamais, et reçois une dernière
+fois ma bénédiction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur.
+
+Mais, à la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni
+lui demander sa bénédiction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau
+an milieu de la chambre, jeta la plume et l'écaille au milieu de
+l'assiette, et cria du fond du coeur: «Je veux que mère-grand vive
+toujours: parais, fée des eaux; je veux que mère-grand vive toujours:
+parais, fée des bois!»
+
+Et alors voilà l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un
+grand bassin que les murs de la chaumière ont peine à contenir, et du
+fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'à leur
+baguette il reconnut de suite pour des fées. L'une avait une couronne de
+feuilles de houx mêlées de grains rouges, avec des pendants d'oreilles
+en diamants qui ressemblaient à des glands dans leur coupe; elle était
+vêtue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle
+avait une peau tigrée qui se nouait en écharpe sur l'épaule droite:
+c'était la fée des bois. Quant à la fée des eaux, elle avait une
+coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordée de plumes de
+grèbes, et une écharpe bleue qui par moments se relevait sur sa tête
+et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles
+fussent, toutes deux regardèrent en souriant Gracieux, qui s'était
+réfugié dans les bras de sa grand'mère, et qui tremblait de peur et
+d'admiration.
+
+[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes
+femmes, qu'à leur baguette il reconnut pour des fées.]
+
+«Nous voici, mon enfant, dit la fée des eaux, qui prit la parole comme
+la plus âgée; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as
+formé te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que
+tu as conçu, toi seul tu peux l'exécuter. Nous pouvons bien prolonger
+de quelque temps l'existence de ta grand'mère; mais, pour qu'elle vive
+toujours, il te faut aller au Château de la Vie, à quatre grandes
+journées d'ici, du côté de la Sicile. Là se trouve la fontaine
+d'immortalité. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journées sans
+te détourner de ton chemin, si, arrivé au château, tu peux répondre aux
+trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras là-bas
+ce que tu désires; mais, mon enfant, réfléchis bien avant de prendre ce
+parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu
+manques d'atteindre le but de ta journée, non seulement tu n'obtiendras
+pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'où nul
+n'est revenu.
+
+--Je pars, Madame, répondit Gracieux.
+
+--Mais, dit la fée des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne
+connais pas même le chemin.
+
+--N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames,
+et, pour sauver ma grand'mère, j'irais au bout du monde.
+
+--Attends, dit la fée des bois; et, détachant le plomb d'une vitre
+brisée, elle le mit dans le creux de sa main.
+
+Et voici le plomb qui se met à fondre et à bouillir sans que la fée
+paraisse incommodée de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le
+métal, qui s'y fige en mille formes variées.
+
+--Que vois-tu dans tout cela? dit la fée à Gracieux.
+
+--Madame, répondit-il, après avoir regardé avec attention, il me semble
+que j'aperçois un chien épagneul avec une grande queue et de grandes
+oreilles.
+
+--Appelle-le, dit la fée?
+
+Aussitôt voilà qu'on entend aboyer, et que du milieu du métal sort un
+chien noir et couleur de feu, qui se met à gambader et à sauter autour
+de Gracieux.
+
+--Ce sera ton compagnon, dit la fée; tu le nommeras Fidèle; il te
+montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de le conduire,
+et non pas à lui de te mener. Si tu le fais obéir, il te servira; si tu
+lui obéis, il te perdra.
+
+--Et moi, dit la fée des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre
+Gracieux?
+
+Et, regardant autour d'elle, la dame vit à terre un morceau de papier
+que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu;
+quand la flamme fut passée, on vit des milliers de petites étincelles
+qui couraient l'une après l'autre, comme des nonnes qui à la nuit de
+Noël se rendent à la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fée
+suivit d'un oeil curieux toutes ces étincelles; quand la dernière fut
+près de s'éteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un
+petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayée, alla se heurter
+à tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'épaule de
+Gracieux.
+
+--Ce sera ta compagne, dit la fée des eaux, tu la nommeras Pensive;
+elle te montrera la route, mais je te préviens que c'est à toi de la
+conduire, et non pas à elle de te mener. Si tu la fais obéir, elle te
+servira; si tu lui obéis, elle te perdra.
+
+--Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fée des eaux, peut-être y
+trouveras-tu quelque chose.
+
+Gracieux obéit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal
+de roche qui brillait comme du diamant; c'est là-dedans, lui dit la fée,
+qu'il devait recueillir l'eau d'immortalité: elle eût brisé tout vase
+fait de la main des hommes. A côté du flacon, Gracieux trouva un
+poignard à lame triangulaire. C'était bien autre chose que le stylet de
+son père le pêcheur auquel on lui défendait de toucher; avec cette arme
+on pouvait braver le plus fier ennemi.
+
+--Ma soeur, vous ne serez pas plus généreuse que moi, dit l'autre fée;
+et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison,
+elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitôt, et, en moins de
+temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout
+incrustée de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchière
+que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait à merveille: on
+eût dit d'un prince qui partait en chasse. Il était si beau que sa
+grand'mère en pleurait de joie et d'attendrissement.
+
+Les deux fées disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui
+recommandant bien de l'attendre, et il se mit à deux genoux pour lui
+demander sa bénédiction. L'aïeule lui fit un beau sermon pour lui
+recommander d'être patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais
+s'écarter du droit chemin, «non pas pour moi, ajouta la vieille, qui
+accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as formé,
+mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir
+sans que tu me fermes les jeux».
+
+Il était tard; Gracieux se coucha par terre, trop agité, à ce qu'il
+croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eût bientôt surpris; il
+dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mère regardait la
+figure de son cher enfant éclairée par la lueur vacillante de la lampe,
+et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant.
+
+
+III
+
+
+De grand matin, quand l'aube pointait à peine, l'hirondelle se mit à
+gazouiller et Fidèle à tirer la couverture: «Partons, maître, partons,
+disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait
+par le don des fées; déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau chante,
+la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps.»
+
+Gracieux embrassa une dernière fois sa vieille amie et prit le chemin
+qui mène à Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en
+chassant les moucherons; Fidèle caressait son jeune maître ou courait
+devant lui.
+
+Ils n'étaient pas encore à deux lieues de la ville, que Gracieux
+vit Fidèle qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes
+régulières, traînant avec elles toutes leurs provisions.
+
+--Où allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles répondirent:
+
+--Au Château de la Vie.
+
+Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'étaient mises
+aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au
+Château de la Vie, pour boire à la fontaine d'immortalité. On marcha
+de compagnie, comme gens qui suivent la même route. Pensive présenta à
+Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrément. L'amitié vient
+vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons étaient
+inséparables.
+
+Aller tout droit n'est pas le goût des papillons; aussi l'ami de
+Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui
+de sa vie n'avait été libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni
+tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquiétait
+pas plus de la journée que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout
+de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigué.
+
+--N'allons pas plus loin, disait-il à Gracieux; vois comme cette nature
+est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument!
+restons ici; c'est ici qu'est la vie.
+
+--Marchons, disait Fidèle, la journée est longue et nous ne sommes qu'au
+début.
+
+--Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons
+toujours en avant.
+
+Gracieux, rentré en lui-même, fit de sages raisonnements au papillon qui
+voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain.
+
+--Que m'importe? disait l'insecte; hier j'étais chenille, ce soir je ne
+serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de
+Paestum toute grande ouverte.
+
+Le parfum était si fort que le pauvre papillon en fut asphyxié; Gracieux
+essaya en vain de le rappeler à la vie, et, après l'avoir pleuré, il le
+mit avec une épingle à son chapeau comme une cocarde.
+
+Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arrêter.
+
+--Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons
+contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos!
+Viens, Gracieux, nous t'égayerons, et tu chanteras avec nous.
+
+--Écoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien!
+
+Mais Fidèle ne voulait pas s'arrêter; il avait du feu dans les veines,
+il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir après
+l'importun.
+
+Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche à miel toute chargée de
+butin.
+
+--Où vas-tu? lui dit-il.
+
+--Je retourne chez moi, répondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma
+ruche.
+
+--Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme
+la cigale et renoncer à ta part d'immortalité?
+
+--Ton Château est trop loin, répondit l'abeille, je n'ai pas ton
+ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien à
+tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie.
+
+Gracieux fut un peu ému d'avoir perdu dès le premier jour tant de
+compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilité il avait
+fourni la première étape, son coeur fut plein de joie; il caressa
+Fidèle, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et
+s'endormit plein d'espoir en rêvant à sa grand'mère et aux deux fées.
+
+
+IV
+
+
+Le lendemain, dès l'aurore, Pensive avertit son jeune maître.
+
+--Partons, disait-elle. Déjà la mer blanchit à la plage, l'oiseau
+chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est
+temps.
+
+--Un moment, répondait Fidèle; la journée n'est pas longue; avant midi
+nous verrons les temples de Paestum, où nous devons nous arrêter ce
+soir.
+
+--Les fourmis sont déjà en route, reprenait Pensive: le chemin est plus
+difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons.
+
+Gracieux avait vu en songe sa grand'mère qui lui souriait; aussi se
+mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour était
+splendide: à droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuâtres
+et les déroulait sur le sable en murmurant; à gauche, dans le lointain,
+des montagnes bordées d'une teinte rosée; dans la plaine, de grandes
+herbes toutes parsemées de fleurs, un chemin planté d'aloès, de
+jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi
+de plaisir et d'espérance, se croyait déjà au but du voyage. Fidèle
+bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix
+effrayées; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumière.
+Tout à coup, au milieu des roseaux, Gracieux aperçut une belle chevrette
+qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait.
+L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'éloigner de
+beaucoup. Trois fois elle recommença le même manège, comme si elle
+agaçait Gracieux.
+
+--Suivons-la, dit Fidèle; je lui couperai le chemin, nous l'aurons
+bientôt prise.
+
+--Où est Pensive? dit l'enfant.
+
+--Qu'importe, maître? reprit Fidèle; c'est l'affaire d'un instant.
+Fiez-vous à moi, je suis né pour la chasse; la chevrette est à nous.
+
+Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidèle faisait un
+détour, il courut après la chevrette, qui s'arrêtait entre les arbres,
+comme pour se laisser prendre, et bondissait dès que la main du chasseur
+l'effleurait. «Courage, maître!» cria Fidèle en débusquant; mais d'un
+coup de tête chevrette lança le chien en l'air et s'enfuit plus vite que
+le vent.
+
+Gracieux s'élança à sa poursuite; Fidèle, les yeux et la gueule
+enflammés, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient
+fossés, sillons, branchages, sans que rien arrêtât leur audace. La
+chevrette fatiguée perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur,
+déjà il étendait la main pour saisir sa proie, quand tout à coup, le sol
+lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans
+un piège qu'on avait couvert de feuillages.
+
+Il n'était pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord
+leur cria:
+
+--Vous êtes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera
+tous les deux.
+
+Disant cela, elle disparut.
+
+--Maître, dit Fidèle, la fée avait raison en vous recommandant de ne pas
+me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu.
+
+--Au moins, dit Gracieux, nous défendrons notre vie.
+
+Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des
+loups.
+
+Plus calme alors, il regarda la fosse profonde où il était tombé; elle
+était trop haute pour qu'il en pût sortir, c'est dans ce trou qu'il lui
+fallait recevoir la mort. Fidèle comprit les regards de son ami.
+
+--Maître, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez
+de toutes vos forces, peut-être arriverais-je au bord; une fois dehors
+je vous aiderais.
+
+Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser
+Fidèle, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrième effort,
+le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des
+pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitôt il poussa dans la fosse des
+branches coupées qui se trouvaient au bord:
+
+--Maître, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous
+une échelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les
+hurlements du roi des loups.
+
+Gracieux était adroit et agile. La colère doubla ses forces; en moins
+d'un instant il fut dehors. Là, il assura son poignard dans sa ceinture,
+changea la capsule de sa carabine, et, se plaçant derrière un arbre, il
+attendit de pied ferme l'ennemi.
+
+Soudain il entendit un cri effroyable: une bête horrible, avec des crocs
+grands comme les défenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds
+énormes; Gracieux l'ajusta d'une main émue, et tira. Le coup avait
+porté, l'animal tourna sur lui-même en hurlant; mais aussitôt il reprit
+son élan, «Rechargez votre carabine, pressez-vous, maître», cria Fidèle,
+qui se jeta courageusement à la face du monstre, et le prit au cou à
+belles dents.
+
+Le loup n'eut qu'à secouer la tête pour jeter à terre le pauvre chien,
+il l'eût avalé d'une bouchée, si Fidèle ne lui eût glissé dans la gueule
+en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son
+compagnon; il s'avança hardiment et lira son second coup, en visant à
+l'épaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort suprême, il
+se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc
+terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant
+les bonnes fées à son aide, il prit son poignard et l'enfonça dans le
+coeur de l'animal, qui, prêt à dévorer son ennemi, tout à coup tendit
+les membres et mourut.
+
+Couvert de sang et d'écume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit
+sur un arbre renversé. Fidèle se traîna près de lui sans oser le
+caresser, car il sentait combien il était coupable.
+
+--Maître, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous
+sommes si loin de Paestum!
+
+--Il faut partir, s'écria l'enfant; et il se leva; mais il était si
+faible qu'il fut obligé de se rasseoir.
+
+Une soif brûlante le dévorait; il avait la fièvre, tout tournait autour
+de lui. Alors, songeant à sa grand'mère, il se mit à pleurer. Avoir
+oublié sitôt de si belles promesses et mourir dans ce pays d'où l'on
+ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels
+remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette
+journée si bien commencée!
+
+Bientôt on entendit des hurlements sinistres; c'étaient les frères
+du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient à son secours.
+Gracieux embrassa Fidèle, c'était son seul ami; il lui pardonna une
+imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un
+lingot dans sa carabine, fit sa prière aux bonnes fées, leur recommanda
+sa grand'mère et se disposa à mourir.
+
+--Gracieux! Gracieux! où êtes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait
+être que celle de Pensive.
+
+Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tête de son maître.
+
+--Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout près
+d'ici une source pour étancher votre soif et arrêter le sang de vos
+blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier caché qui peut nous
+conduire à Paestum.
+
+Gracieux et Fidèle se traînèrent jusqu'au ruisseau, tremblants de
+crainte et d'espérance; puis ils s'engagèrent dans le chemin couvert,
+un peu ranimés par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil était
+couché; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la
+lune se leva, on était hors de danger. Restait une route pénible et
+dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais à
+traverser, des fossés à franchir, des fourrés où l'on se déchirait la
+figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait réparer sa faute et
+sauver sa grand'mère. Gracieux avait le coeur si léger, qu'à chaque pas
+ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, après mille fatigues, on
+arriva à Paestum comme les étoiles allaient marquer minuit.
+
+Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, après avoir
+remercié Pensive, il s'endormit ayant à ses pieds Fidèle, meurtri,
+sanglant et silencieux.
+
+
+V
+
+
+Le sommeil ne fut pas long; Gracieux était debout avant le jour, qui
+se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les
+fourmis qui avaient élevé un monceau de sable, et qui y enterraient les
+grains de la moisson nouvelle. Toute la république était en mouvement.
+Chaque fourmi allait, venait, parlait à sa voisine, recevait ou donnait
+des ordres; on traînait des brins de paille, on voiturait de petits
+morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des
+provisions: c'était tout un établissement pour l'hiver.
+
+--Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Château de la
+Vie? Renoncez-vous à l'immortalité?
+
+--Nous avons assez travaillé, lui répondit une des ouvrières; le jour de
+la récolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous
+sommes riches. C'est aux fous à compter sur le lendemain, le sage use de
+l'heure présente; quand on a honnêtement amassé, la vraie philosophie,
+c'est de jouir.
+
+Fidèle trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus
+donner de conseils, il se contenta de secouer la tête en partant;
+Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'était qu'une égoïste; s'il
+n'y avait qu'à jouir dans la vie, le papillon était plus sage qu'elle.
+En même temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola à tire-d'aile
+pour éclairer le chemin.
+
+Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il
+regrettât un peu la chevrette, il se promettait que, le troisième jour,
+rien ne le détournerait de sa route. Fidèle, l'oreille déchirée, suivait
+en boitant son jeune maître, et ne semblait pas moins rêveur que lui.
+Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arrêter quelques instants.
+Le temps était moins brûlant que la veille, il semblait qu'on eût changé
+de pays et de saison. La route traversait des prés récemment fauchés
+pour la seconde fois, ou de beaux vignobles chargés de raisin; elle
+était bordée de grands figuiers tout couverts de fruits où bourdonnaient
+des milliers d'insectes; il y avait à l'horizon des vapeurs dorées,
+l'air était doux et tiède; tout invitait au repos.
+
+Dans la plus belle des prairies, auprès d'un ruisseau qui répandait
+au loin la fraîcheur, à l'ombre des platanes et des frênes, Gracieux
+aperçut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couchés à
+terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur
+chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut reçu avec
+politesse. D'un signe de tête on l'invita à s'asseoir, on lui montra de
+grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait
+le calme et la gravité de ces paisibles et puissants animaux. On eût dit
+autant de sénateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or
+qu'ils portaient au nez ajoutait encore à la majesté de leur aspect.
+Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille,
+songeait malgré lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et
+de cette abondance; si le bonheur était quelque part, c'était là sans
+doute qu'il fallait le chercher.
+
+Fidèle partageait l'avis de son maître. On était au moment où les
+cailles passent en Afrique; la terre était couverte d'oiseaux fatigués
+qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidèle n'eut qu'à
+se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha
+aux pieds de Gracieux, et se mit à ronfler.
+
+Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-là avait
+craint d'être indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui
+montrait un esprit cultivé et qui avait une grande expérience.
+
+--Êtes-vous, lui demanda-t-il, les maîtres de ce riche domaine?
+
+--Non, répondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste,
+à la fée Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes
+les fées.
+
+--Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux.
+
+--Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une
+redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de
+temps en temps quelqu'un de nos enfants pour régaler ses hôtes. A ce
+prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite sécurité; aussi
+n'avons-nous rien à envier sur la terre; il n'est personne de plus
+heureux que nous.
+
+--N'avez-vous jamais entendu parler du Château de la Vie et de la
+Fontaine d'immortalité? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir
+pourquoi, rougissait de faire cette question.
+
+--Chez nos pères, répondit le taureau, il y avait quelques anciens qui
+parlaient encore de ces chimères; plus sages que nos aïeux, nous savons
+aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir.
+
+Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que
+c'était que ces tours carrées et rougeâtres qu'il apercevait dans le
+lointain.
+
+--Ce sont les Tours Vermeilles, répondit le taureau; elles ferment la
+route; il vous faut passer par le château de Crapaudine pour continuer
+votre voyage. Vous verrez la fée, mon jeune ami, elle vous offrira
+l'hospitalité et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi;
+tous ont accepté les bienfaits de notre maîtresse, tous se sont bien
+trouvés de renoncer à leurs rêves pour vivre heureux.
+
+--Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux.
+
+--Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau,
+qui, n'ayant pas achevé sa sieste, baissa la tête et s'endormit.
+
+Gracieux tressaillit et réveilla Fidèle, qui ne se leva qu'en
+grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne répondît pas: elle causait
+avec une araignée qui avait étendu entre deux branches de frêne une
+grande toile qui brillait au soleil et qui était pleine de moucherons.
+
+--Pourquoi, disait l'araignée à l'hirondelle, pourquoi ce long voyage?
+à quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou
+d'un maître? Regarde-moi, je ne dépends de personne et tire tout de
+moi-même. Je suis ma maîtresse, je jouis de mon art et de mon génie:
+c'est à moi que je ramène le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs
+ni un bonheur que je ne dois qu'à moi seule.
+
+[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garçon,
+qui, par respect, fut obligé de les porter à ses lèvres en s'inclinant.]
+
+Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle était en
+admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron
+étourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignée, en hôtesse
+attentive, offrait la proie nouvelle à sa compagne étonnée, quand tout à
+coup un souffle passa, un souffle si léger que la plume de l'hirondelle
+n'en fut pas même effleurée. Pensive chercha l'araignée; la toile était
+jetée aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte à son
+dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant.
+
+
+VI
+
+
+Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux
+fut introduit en grande cérémonie par deux beaux lévriers caparaçonnés
+de pourpre et portant au cou de larges colliers étincelants de rubis.
+Après avoir traversé un grand nombre de salles toutes pleines de
+tableaux, de statues, d'étoffes d'or et de soie, de coffres où l'argent
+et les bijoux débordaient, Gracieux et ses compagnons entrèrent dans un
+temple rond qui était le salon de Crapaudine. Les murs en étaient de
+lapis; la voûte, d'émail azuré, était soutenue par douze colonnes
+cannelées en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles
+d'acanthe en émail blanc bordées d'or. Sur un large fauteuil de velours
+était placé un crapaud gros comme un lapin: c'était la déesse du lieu.
+Drapée dans un grand manteau d'écarlate tout bordé de paillettes
+éclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tête un diadème de rubis
+dont l'éclat animait un peu ses grosses joues marbrées de jaune et de
+vert. Sitôt qu'elle aperçut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts
+tout couverts de bagues; le pauvre garçon fut obligé, par respect, de
+les portera à ses lèvres en s'inclinant.
+
+--Mon ami, lui dit la fée avec une voix rauque qu'elle essayait
+d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas être moins généreuse pour toi
+que ne l'ont été mes soeurs. En venant jusqu'à moi, tu as vu une faible
+part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses
+coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables,
+tout cela est à toi, si tu veux; il ne tient qu'à toi d'être le plus
+riche et le plus heureux des hommes.
+
+--Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout ému.
+
+--Moins que rien, répondit la fée: me hacher en cinquante morceaux et me
+manger à belles dents. Ce n'est pas là chose effrayante, ajouta-t-elle
+avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges
+que de coutume, Crapaudine se mit à baver agréablement.
+
+--Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu
+regarder sans envie les beaux jardins de la fée.
+
+--Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se
+promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes trésors, et se
+dire qu'en me donnant cette preuve de dévouement on aura tout.
+
+--Maître, soupira Fidèle d'une voix suppliante, un peu de courage, nous
+sommes si bien ici!
+
+Pensive ne disait rien, mais son silence était un aveu. Quant à
+Gracieux, qui songeait aux buffles et à l'anneau d'or, il se défiait de
+la fée; Crapaudine le devina.
+
+--Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher
+Gracieux. En t'offrant tout ce que je possède, je te demande aussi un
+service que je veux dignement récompenser. Quand tu auras accompli
+l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme
+Vénus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est
+peu de chose quand on est riche. Déjà dix princes, vingt marquis, trente
+comtes me supplient de les épouser telle que je suis; devenue femme,
+c'est à toi que je donnerai la préférence, nous jouirons ensemble de mon
+immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvreté, tu as sur toi un trésor
+qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donné ma soeur; et elle
+étendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman.
+
+--Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni
+de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Château de la Vie.
+
+--Tu n'iras jamais, misérable! s'écria la fée en furie.
+
+Tout aussitôt le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux,
+une horloge invisible commença de sonner minuit.
+
+Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hésiter, il
+se jeta à corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mère,
+n'était-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui témoigner son repentir
+et son amour?
+
+
+VII
+
+
+A la surprise de Gracieux, le feu s'écarta sans le toucher; il se trouva
+tout à coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons auprès de lui.
+
+Ce pays, ce n'était plus l'Italie; c'était une Russie, c'était la fin
+de la terre. Gracieux était égaré sur une montagne couverte de neige.
+Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et
+qui égouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et
+pénétrant le glaçait jusqu'aux os; la terre détrempée s'enfonçait sous
+ses pieds; pour comble de misère, il lui fallait descendre une pente
+rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec
+fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche
+d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidèle, la queue entre les
+jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'épaule de son
+maître, ses plumes hérissées se couvraient de petits glaçons. La pauvre
+bête était à demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se
+plaignait pas.
+
+Quand, après des peines infinies, on fut arrivé au bas de la montagne,
+Gracieux trouva un fleuve couvert de glaçons énormes qui se heurtaient
+les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il
+fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours.
+
+--Maître, dit Fidèle, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fée
+qui m'a mis à votre service et tiré du néant!
+
+Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux
+essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et
+son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de répondre une
+dernière fois aux caresses de son maître en remuant la queue, en lui
+léchant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira.
+
+Gracieux chargea Fidèle sur son dos pour l'emporter au Château de la
+Vie, et monta résolument sur un glaçon, toujours suivi de Pensive. Avec
+son bâton il poussa ce frêle radeau jusqu'au milieu du courant, qui
+l'emporta avec une effroyable rapidité.
+
+--Maître, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons
+à l'abîme qui va nous dévorer! Donnez-moi une dernière caresse, et
+adieu!
+
+--Non, disait Gracieux; pourquoi les fées m'auraient-elles trompé?
+Peut-être le rivage est-il près d'ici; peut-être au-dessus du nuage y
+a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-être au-dessus du
+brouillard trouveras-tu la lumière et verras-tu le Château de la Vie.
+
+Pensive déploya ses ailes à demi gelées, et courageusement elle s'éleva
+au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit
+de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glaçon continuait sa
+course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit;
+mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha
+pour attendre la mort sur le glaçon qui vacillait. Parfois un éclair
+livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre:
+on eût dit la fin du monde et du temps. Tout à coup, dans son désespoir
+et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba
+à ses pieds.
+
+--Maître, maître, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore
+est là-haut: courage!
+
+Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes épuisées et resta sans
+mouvement et sans vie.
+
+Gracieux, qui s'était relevé en sursaut, mit sur son coeur le pauvre
+oiseau qui s'était sacrifié pour lui, et, avec une ardeur surhumaine,
+il poussa le glaçon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte.
+Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il
+tomba à genoux et ferma les yeux en attendant la mort.
+
+Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tête, et le jeta
+tout évanoui sur le rivage où nul vivant n'avait abordé avant lui.
+
+[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes épuisées, et
+resta sans mouvement et sans vie.]
+
+
+VIII
+
+
+Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages,
+ni ténèbres: il avait échoué sur le sable dans un pays riant, où les
+arbres baignaient dans une lumière pure. En face de lui était un beau
+château d'où s'échappait une source jaillissante qui se jetait à gros
+bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel.
+Gracieux regarda autour de lui; il était seul, seul avec les restes de
+ses deux amis, que le flot avait portés au rivage. Fatigué de tant
+de souffrances et d'émotions, il se traîna jusqu'au ruisseau, et, se
+penchant sur l'onde pour y rafraîchir ses lèvres desséchées, il recula
+d'effroi. Ce n'était pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'était
+celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se
+retourna... derrière lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de
+la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutôt, nul doute, le vieillard
+c'était lui. «Grandes fées, s'écria-t-il, je vous comprends; c'est ma
+vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mère, j'accepte avec
+joie le sacrifice!» Et, sans plus s'inquiéter de sa vieillesse et de ses
+rides, il plongea la tête dans l'onde et but avidement.
+
+En se relevant, il fut tout étonné de se revoir tel que le jour où il
+avait quitté la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs,
+les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombé près de la
+source et qu'une goutte d'eau avait touché par hasard. O surprise!
+le papillon qu'il y avait attaché battait des ailes et cherchait à
+s'envoler. Gracieux courut à la plage pour y prendre Fidèle et Pensive;
+il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'échappa en
+poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du château.
+Fidèle, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux écuries du
+palais, d'où sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu
+d'aboyer et de sauter après le nouveau venu, lui firent fête et
+l'accueillirent comme un vieil ami. C'était la fontaine d'immortalité
+qu'avait enfin trouvée Gracieux, ou plutôt c'était le ruisseau qui s'en
+échappait, ruisseau déjà très affaibli, et qui donnait tout au plus deux
+ou trois cents ans de vie à ceux qui y buvaient; mais rien n'empêchait
+de recommencer.
+
+Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du
+palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une dernière épreuve;
+si près de réussir, on craint bien plus d'échouer. Il monta le perron
+du château; tout était fermé et silencieux; il n'y avait personne pour
+recevoir le voyageur. Quand il fut à la dernière marche, près de frapper
+à la porte, une voix plutôt douce que sévère l'arrêta.
+
+--As-tu aimé? disait la voix invisible.
+
+--Oui, répondit Gracieux; j'ai aimé ma grand-mère plus que tout au
+monde.
+
+La porte s'ouvrit de façon qu'on y eût passé la main.
+
+--As-tu souffert pour celle que tu as aimée? reprit la voix.
+
+--J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un
+peu pour celle que je veux sauver.
+
+La porte s'ouvrit à moitié, l'enfant aperçut une perspective infinie:
+des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait rêvé.
+
+--As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur.
+
+--Hélas! non, reprit Gracieux en tombant à genoux; mais, quand j'y ai
+manqué, j'ai été puni par mes remords plus encore que par les rudes
+épreuves que j'ai traversées. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore
+expié toutes mes fautes, châtiez-moi comme je le mérite; mais sauvez ce
+que j'aime, gardez-moi ma grand'mère.
+
+Aussitôt la porte s'ouvrit à deux battants sans que Gracieux vit
+personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entourée d'arcades
+garnies de feuillage; au milieu était un jet d'eau qui sortait d'une
+touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles
+de la terre. Près de la source était une femme vêtue de blanc, de noble
+tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha
+au-devant de Gracieux et le reçut avec un sourire si doux, que l'enfant
+se sentit touché jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent
+aux yeux.
+
+--Ne me reconnais-tu pas? dit la dame à Gracieux.
+
+--O mère-grand, est-ce vous? s'écria-t-il: comment êtes-vous au Château
+de la Vie?
+
+--Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a
+portée ici est une fée plus puissante que les fées des eaux et des bois.
+Je ne retournerai plus à Salerne; je reçois ici la récompense du peu de
+bien que j'ai fait, en goûtant un bonheur que le temps ne tarira pas.
+
+--Et moi, grand'mère, s'écria Gracieux, que vais-je devenir? Après vous
+avoir vu ici, comment retourner là-bas dans la solitude?
+
+--Cher fils, répondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on
+a entrevu les célestes délices de cette demeure. Tu as vécu, mon bon
+Gracieux; la vie n'a plus rien à t'apprendre. Plus heureux que moi, tu
+as traversé en quatre jours ce désert où j'ai langui quatre-vingts ans:
+désormais rien ne peut plus nous séparer.
+
+La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de
+Gracieux ni de sa grand'mère. C'est en vain que dans la Calabre le roi
+de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantés; on ne
+les a jamais retrouvés sur la terre. Mais, si nous entendions le langage
+des étoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en
+nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient
+appris où est le Château de la Vie et la Fontaine d'immortalité.
+
+
+IX
+
+
+Nunziata avait achevé son récit que je l'écoutais encore; j'admirais ces
+yeux où éclatait une foi naïve dans les merveilles que sa mère lui
+avait récitées; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient
+peindre les hommes et les choses.
+
+--Eh bien! Excellence, me cria le pêcheur, vous ne dites rien? La
+marchesina vous a charmé comme elle en a charmé tant d'autres. C'est
+qu'aussi ce ne sont pas là des contes; nous vous montrerons à Salerne la
+maison de Gracieux.
+
+--C'est bien, patron, lui répondis-je un peu honteux de m'être amusé de
+pareilles fables. L'enfant conte agréablement, et, pour l'en remercier,
+dès que nous serons à terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire
+avec de gros grains d'argent.
+
+Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge
+encore, tandis que le père me regardait et tournait vers ses compagnons
+des yeux brillants de joie.
+
+--Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous
+récitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et
+pleurer.
+
+Le lendemain, nous allions d'Almalfi à Salerne, et Nunziata... Mais
+ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de
+Gracieux n'a pas trop ennuyé le lecteur.
+
+
+
+
+TABLE
+
+Contes islandais
+Zerbin le farouche
+Le pacha berger
+Perlino
+La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean
+Le château de la vie
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS ***
+
+***** This file should be named 12120-8.txt or 12120-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/2/1/2/12120/
+
+Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file
+was produced from images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
diff --git a/old/12120-8.zip b/old/12120-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..900622e
--- /dev/null
+++ b/old/12120-8.zip
Binary files differ
diff --git a/old/12120.txt b/old/12120.txt
new file mode 100644
index 0000000..a2f3f70
--- /dev/null
+++ b/old/12120.txt
@@ -0,0 +1,7561 @@
+The Project Gutenberg EBook of Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Nouveaux contes bleus
+
+Author: Edouard Laboulaye
+
+Release Date: April 23, 2004 [EBook #12120]
+[Date last updated: September 27, 2004]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS ***
+
+
+
+
+Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file
+was produced from images generously made available by the Bibliotheque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+EDOUARD LABOULAYE
+
+DE L'INSTITUT
+
+
+NOUVEAUX CONTES BLEUS
+
+
+BRIAN LE FOU--PETIT HOMME GRIS--DEUX EXORCISTES--ZERBIN--PACHA
+BERGER--PERLINO--SAGESSE DES NATIONS--CHATEAU DE LA VIE
+
+
+DESSINS PAR YAN' DARGENT
+
+
+A MON PETIT-FILS
+
+EDOUARD DE LABOULAYE
+
+_Mort a Cannes, le 23 Avril 1867_
+
+A L'AGE DE QUATRE ANS
+
+ * * * * *
+
+ Quand je fouillais mes vieux grimoires,
+ Pour te reciter ces histoires
+ Que tu suivais d'un air vainqueur,
+ O mon fils! ma chere esperance!
+ Tu me rendais ma douce enfance,
+ Je sentais renaitre mon coeur.
+
+ Maintenant l'atre est solitaire,
+ Autour de moi tout est mystere,
+ On n'entend plus de cris joyeux.
+ Malgre les larmes de ta mere,
+ Dieu t'a rappele de la terre,
+ Mon pauvre ange echappe des cieux!
+
+ La mort a dissipe mon reve,
+ Et c'est en pleurant que j'acheve
+ Ce recueil fait pour t'amuser;
+ Je ne vois plus ton doux sourire;
+ Le soir, tu ne viens plus me dire:
+ "Grand-pere,--une histoire,--un baiser."
+
+ Que m'importe a present la vie,
+ Et ces pages que je dedie
+ A ton souvenir adore?
+ Je n'ai plus de fils qui m'ecoute
+ Et je reste seul sur la route,
+ Comme un vieux chene foudroye!
+
+ A vous ce livre, heureuses meres!
+ De ces innocentes chimeres
+ Egayez vos fils triomphants!
+ Dieu vous epargne la souffrance,
+ Et vous laisse au moins l'esperance
+ De mourir avant vos enfants!
+
+_Glatigny, 25 mai 1867._
+
+
+
+
+CONTES ISLANDAIS[1]
+
+
+[Note 1: _Icelandic Legends_, collected by John Arnason, translated by
+P.J. Povell and Eirikir Magnusson. Londres, 1866, in-8º.]
+
+Je connais des gens d'esprit, de graves et discretes personnes, pour qui
+les contes de fees ne sont qu'une litterature de nourrices et de bonnes
+d'enfants. N'en deplaise a leur sagesse, ce dedain ne prouve que leur
+ignorance. Depuis que la critique moderne a retrouve les origines de la
+civilisation et restitue les titres du genre humain, les contes de fees
+ont pris dans l'estime des savants une place considerable. De Dublin
+a Bombay, de l'Islande au Senegal, une legion de curieux recherche
+pieusement ces medailles un peu frustes, mais qui n'ont perdu ni toute
+leur beaute ni tout leur prix. Qui ne connait le nom des freres Grimm de
+Simrock, de Wuk Stephanovitch, d'Asbjoernsen, de Moe, d'Arnason, de
+Hahn et de tant d'autres? Perrault, s'il revenait au monde, serait
+bien etonne d'apprendre qu'il n'a jamais ete plus erudit que lorsqu'il
+oubliait l'Academie pour publier les faits et gestes du _Chat botte_.
+
+Aujourd'hui que chaque pays reconstitue son tresor de contes et de
+legendes, il est visible que ces recits qu'on trouve partout, et qui
+partout sont les memes, remontent a la plus haute antiquite. La piece la
+plus curieuse que nous aient livree les papyrus egyptiens, grace a mon
+savant confrere, M. de Rouge, c'est un conte qui rappelle l'aventure
+de Joseph. Qu'est-ce que _l'Odyssee_, sinon le recueil des fables qui
+charmaient la Grece au berceau? Pourquoi Herodote est-il a la fois le
+plus exact des voyageurs et le moins sur des historiens, sinon parce
+qu'a l'expose sincere de tout ce qu'il a vu, il mele sans cesse les
+merveilles qu'on lui a contees? La louve de Romulus, la fontaine
+d'Egerie, l'enfance de Servius Tullius, les pavots de Tarquin, la folie
+de Brutus, autant de legendes qui ont seduit la credulite des Romains.
+Le monde a eu son enfance, que nous appelons faussement l'antiquite;
+c'est alors que l'esprit humain a cree ces recits qui edifiaient les
+plus sages et qui, aujourd'hui que l'humanite est vieille, n'amusent
+plus que les enfants.
+
+Mais, chose singuliere et qu'on ne pouvait prevoir, ces contes ont une
+filiation, et, quand on la suit, on est toujours ramene en Orient. Si
+quelque curieux veut s'assurer de ce fait, qui aujourd'hui n'est plus
+contestable, je le renvoie au savant commentaire du _Pancha-Tantra_, qui
+fait tant d'honneur a l'erudition et a la sagacite de M. Benfey. Contes
+de fees, legendes, fables, fabliaux, nouvelles, tout vient de l'Inde;
+c'est elle qui fournit la trame de ces recits gracieux que chaque peuple
+brode a son gout. C'est toujours l'Orient qui donne le theme primitif;
+l'Occident ne tire de son fonds que les variations.
+
+Il y a la un fait considerable pour l'histoire de l'esprit humain.
+Il semble que chaque peuple ait recu de Dieu un role dont il ne peut
+sortir. La Grece a eu en partage le sentiment et le culte de la beaute;
+les Romains, cette race brutale, nee pour le malheur du monde, ont
+cree l'ordre mecanique, l'obeissance exterieure et le regne de
+l'administration; l'Inde a eu pour son lot l'imagination: c'est pourquoi
+son peuple est toujours reste enfant. C'est la sa faiblesse; mais, en
+revanche, elle seule a cree ces poemes du premier age qui ont seche tant
+de larmes et fait battre pour la premiere fois tant de coeurs.
+
+Par quel chemin les contes ont-ils penetre en Occident? Se sont-ils
+d'abord transformes chez les Persans? Les devons-nous aux Arabes, aux
+Juifs, ou simplement aux marins de tous pays qui les ont partout portes
+avec eux, comme le Simbad des _Mille et une Nuits_? C'est la une etude
+qui commence, et qui donnera quelque jour des resultats inattendus. En
+rapprochant du _Pentamerone_ napolitain les contes grecs que M. de Hahn
+a publies il y a deux ans, il est deja visible que la Mediterranee a eu
+son cycle de contes, ou figurent Cendrillon, le Chat botte et Psyche.
+Cette derniere fable a joui d'une popularite sans bornes. Depuis le
+recit d'Apulee jusqu'au conte de _la Belle et la Bete_, l'histoire de
+Psyche prend toutes les formes. Le heros s'y cache le plus souvent sous
+la peau d'un serpent, quelquefois meme sous celle d'un porc (_Il Re
+Porco_ de Straparole, anobli et transfigure par Mme d'Aulnoy en _Prince
+Marcassin_), mais le fonds est toujours reconnaissable. Rien n'y manque,
+ni les mechantes soeurs que ronge l'envie, ni les agitations de la jeune
+femme partagee entre la tendresse et la curiosite, ni les rudes epreuves
+qui attendent la pauvre enfant. Est-ce la un conte oriental? Le nom de
+Psyche, qui, en grec, veut dire l'_ame_, ferait croire a une allegorie
+hellenique; mais, ici comme toujours, si a force de grace et de
+poesie la Grece renouvelle tout ce qu'elle touche, l'invention ne lui
+appartient pas. La legende se trouve en Orient, d'ou elle a passe dans
+les contes de tous les peuples[1]; souvent meme elle est retournee;
+c'est la femme qui se cache sous une peau de singe ou d'oiseau, c'est
+l'homme dont la curiosite est punie. Qu'est-ce que _Peau d'ane_, sinon
+une variation de cette eternelle histoire avec laquelle depuis tant de
+siecles on berce les grands et les petits enfants?
+
+[Note 1: Benfey, _Einleitung_, Sec. 92.]
+
+En ai-je dit assez pour faire sentir aux hommes serieux qu'on peut aimer
+les contes de fees sans dechoir? Si, pour le botaniste, il n'est pas
+d'herbe si vulgaire, de mousse si petite qui n'offre de l'interet parce
+qu'elle explique quelque loi de la nature, pourquoi dedaignerait-on
+ces legendes familieres qui ajoutent une page des plus curieuses a
+l'histoire de l'esprit humain?
+
+La philosophie y trouve aussi son compte. Nulle part il n'est aussi aise
+d'etudier sur le vif le jeu de la plus puissante de nos facultes, celle
+qui, en nous affranchissant de l'espace et du temps, nous tire de
+notre fange et nous ouvre l'infini. C'est dans les contes de fees que
+l'imagination regne sans partage, c'est la qu'elle etablit son ideal de
+justice, et c'est par la que les contes, quoi qu'on en dise, sont une
+lecture morale.--Ils ne sont pas vrais, dit-on.--Sans doute, c'est pour
+cela qu'ils sont moraux. Meres qui aimez vos fils, ne les mettez pas
+trop tot a l'etude de l'histoire; laissez-les rever quand ils sont
+jeunes. Ne fermez pas leur ame a ce premier souffle de poesie. Rien ne
+fait peur comme un enfant raisonnable et qui ne croit qu'a ce qu'il
+touche. Ces sages de dix ans sont a vingt des sots, ou, ce qui est pis
+encore, des egoistes. Laissez-les s'indigner contre Barbe-Bleue, pour
+qu'un jour il leur reste un peu de haine contre l'injustice et la
+violence, alors meme qu'elle ne les atteint pas.
+
+Parmi ces recueils de contes, il en est peu qui, pour l'abondance et la
+naivete, rivalisent avec ceux de Norwege et d'Islande. On dirait que,
+releguees dans un coin du monde, ces vieilles traditions s'y sont
+conservees plus pures et plus completes. Il ne faut pas leur demander
+la grace et la mignardise des contes italiens; elles sont rudes et
+sauvages, mais par cela meme elles ont mieux garde la saveur de
+l'antiquite.
+
+Dans les _Contes islandais_ comme dans l'_Odyssee_, ce qu'on admire
+par-dessus tout, c'est la force et la ruse, mais la force au service de
+la justice, et la ruse employee a tromper les mechants. Ulysse aveuglant
+Polypheme et raillant l'impuissance et la fureur du monstre est le
+modele de tous ces bannis dont les exploits charment les longues
+veillees de la Norwege et de l'Islande. Il n'y a pas moins de faveur
+pour ces voleurs adroits qui entrent partout, voient tout, prennent tout
+et sont au fond les meilleurs fils du monde. Tout cela est visiblement
+d'une epoque ou la force brutale regne sur la terre, ou l'esprit
+represente le droit et la liberte.
+
+J'ai choisi deux de ces histoires: la premiere, qui rappelle de loin
+la folie de Brutus, nous reporte a la vengeance du sang, vengeance qui
+n'est point particuliere aux races germaniques, mais qui, chez elles, a
+garde sa forme la plus rude. La legende de Briam, c'est la loi salique
+en action; il est evident que, pour nos aieux, au temps de Clovis, le
+fils le plus vertueux et le guerrier le plus admirable, c'est celui qui,
+par force ou par ruse, venge son pere assassine. Que Briam ait ou non
+vecu, il n'importe guere; son histoire est vraie, puisqu'elle repond
+au sentiment le plus vivace du coeur humain. Le christianisme nous a
+enseigne le pardon, la securite des lois modernes nous a habitues a
+remettre notre vengeance a l'Etat; mais l'homme naturel n'a point
+change: il semble qu'une corde jusque-la muette vibre dans son coeur
+quand la magie d'un conte ressuscite ces passions mortes et reveille un
+temps evanoui.
+
+ * * * * *
+
+
+I
+
+L'HISTOIRE DE BRIAM LE FOU
+
+
+I
+
+
+Au bon pays d'Islande, il y avait une fois un roi et une reine qui
+gouvernaient un peuple fidele et obeissant. La reine etait douce et
+bonne; on n'en parlait guere! mais le roi etait avide et cruel: aussi
+tous ceux qui en avaient peur celebraient-ils a l'envi ses vertus et sa
+bonte. Grace a son avarice, le roi avait des chateaux, des fermes, des
+bestiaux, des meubles, des bijoux, dont il ne savait pas le compte; mais
+plus il en avait, plus il en voulait avoir. Riche ou pauvre, malheur a
+qui lui tombait sous la main.
+
+Au bout du parc qui entourait le chateau royal, il y avait une
+chaumiere, ou vivait un vieux paysan avec sa vieille femme. Le ciel leur
+avait donne sept enfants; c'etait toute leur richesse. Pour soutenir
+cette nombreuse famille, les bonnes gens n'avaient qu'une vache, qu'on
+appelait Bukolla. C'etait une bete admirable. Elle etait noire et
+blanche, avec de petites cornes et de grands yeux tristes et doux. La
+beaute n'etait que son moindre merite; on la trayait trois fois par
+jour, et elle ne donnait jamais moins de quarante pintes de lait. Elle
+etait si habituee a ses maitres, qu'a midi elle revenait d'elle-meme au
+logis, trainant ses pis gonfles, et mugissant de loin pour qu'on vint a
+son secours. C'etait la joie de la maison.
+
+Un jour que le roi allait en chasse, il traversa le paturage ou
+paissaient les vaches du chateau; le hasard voulut que Bukolla se fut
+melee au troupeau royal:
+
+--Quel bel animal j'ai la! dit le roi.
+
+--Sire, repondit le patre, cette bete n'est point a vous; c'est Bukolla,
+la vache du vieux paysan qui vit dans cette masure la-bas.
+
+--Je la veux, repondit le roi.
+
+Tout le long de la chasse le prince ne parla que de Bukolla. Le soir,
+en rentrant, il appela son chef des gardes, qui etait aussi mechant que
+lui.
+
+--Va trouver ce paysan, lui dit-il, et amene-moi a l'instant meme la
+vache qui me plait.
+
+La reine le pria de n'en rien faire:
+
+--Ces pauvres gens, disait-elle, n'ont que cette bete pour tout bien; la
+leur prendre, c'est les faire mourir de faim.
+
+--Il me la faut, dit le roi; par achat, par echange ou par force, il
+n'importe. Si dans une heure Bukolla n'est pas dans mes etables, malheur
+a qui n'aura pas fait son devoir!
+
+Et il fronca le sourcil de telle sorte, que la reine n'osa plus ouvrir
+la bouche, et que le chef des gardes partit au plus vite avec une bande
+d'estafiers.
+
+Le paysan etait devant sa porte, occupe a traire sa vache, tandis que
+tous les enfants se pressaient autour d'elle et la caressaient. Quand il
+eut recu le message du prince, le bonhomme secoua la tete et dit qu'il
+ne cederait Bukolla a aucun prix.--Elle est a moi, ajouta-t-il, c'est
+mon bien, c'est ma chose, je l'aime mieux que toutes les vaches et que
+tout l'or du roi.
+
+Prieres ni menaces ne le firent changer d'avis.
+
+L'heure avancait; le chef des gardes craignait le courroux du maitre;
+il saisit le licou de Bukolla pour l'entrainer; le paysan se leva pour
+resister, un coup de hache l'etendit mort par terre. A cette vue, tous
+les enfants se mirent a sangloter, hormis Briam, l'aine, qui resta en
+place, pale et muet.
+
+Le chef des gardes savait qu'en Islande le sang se paye avec le sang, et
+que tot ou tard le fils venge le pere. Si l'on ne veut pas que l'arbre
+repousse, il faut arracher du sol jusqu'au dernier rejeton. D'une
+main furieuse, le brigand saisit un des enfants qui pleuraient:--Ou
+souffres-tu? lui dit-il.--La, repondit l'enfant en montrant son coeur;
+aussitot le scelerat lui enfonca un poignard dans le sein. Six fois il
+fit la meme question, six fois il recut la meme reponse, et six fois il
+jeta le cadavre du fils sur le cadavre du pere.
+
+Et cependant Briam, l'oeil egare, la bouche ouverte, sautait apres les
+mouches qui tournaient en l'air.
+
+--Et toi, drole, ou souffres-tu? lui cria le bourreau.
+
+Pour toute reponse, Briam lui tourna le dos, et, se frappant le derriere
+avec les deux mains, il chanta:
+
+ C'est la que ma mere, un jour de colere,
+ D'un pied courrouce m'a si fort tance,
+ Que j'en suis tombe la face par terre,
+ Blesse par devant, blesse par derriere,
+ Les reins tout meurtris et le nez casse!
+
+Le chef des gardes courut apres l'insolent; mais ses compagnons
+l'arreterent.
+
+--Fi! lui dirent-ils, on egorge le louveteau apres le loup, mais on ne
+tue pas un fou; quel mal peut-il faire?
+
+Et Briam se sauva, en chantant et en dansant.
+
+Le soir, le roi eut le plaisir de caresser Bukolla et ne trouva point
+qu'il l'eut payee trop cher. Mais, dans la pauvre chaumiere, une vieille
+femme en pleurs demandait justice a Dieu. Le caprice d'un prince lui
+avait enleve en une heure son mari et ses six enfants. De tout ce
+qu'elle avait aime, de tout ce qui la faisait vivre, il ne lui restait
+plus qu'un miserable idiot.
+
+
+II
+
+
+Bientot, a vingt lieues a la ronde, on ne parla plus que de Briam et
+de ses extravagances. Un jour il voulait mettre un clou a la roue du
+soleil, le lendemain il jetait en l'air son bonnet pour en coiffer la
+lune.
+
+Le roi, qui avait de l'ambition, voulut avoir un fou a sa cour, pour
+ressembler de loin aux grands princes du continent. On fit venir Briam,
+on lui mit un bel habit de toutes couleurs. Une jambe bleue, une jambe
+rouge, une manche verte, une manche jaune, un plastron orange; c'est
+dans ce costume de perroquet que Briam fut charge d'amuser l'ennui des
+courtisans. Caresse quelquefois et plus souvent battu, le pauvre insense
+souffrait tout sans se plaindre. Il passait des heures entieres a causer
+avec les oiseaux ou a suivre l'enterrement d'une fourmi. S'il ouvrait la
+bouche, c'etait pour dire quelque sottise: grand sujet de joie pour ceux
+qui n'en souffraient pas.
+
+Un jour qu'on allait servir le diner, le chef des gardes entra dans la
+cuisine du chateau. Briam, arme d'un couperet, hachait des fanes de
+carottes en guise de persil. La vue de ce couteau fit peur au meurtrier;
+le soupcon lui vint au coeur.
+
+--Briam, dit-il, ou est ta mere?
+
+--Ma mere? repondit l'idiot; elle est la qui bout. Et du doigt il
+indiqua un enorme pot-au-feu, ou cuisait, en _olla podrida_, tout le
+diner royal.
+
+--Sotte bete! dit le chef des gardes en montrant la marmite, ouvre les
+yeux: qu'est-ce que cela?
+
+--C'est ma mere! c'est celle qui me nourrit! cria Briam. Et, jetant son
+couperet, il sauta sur le fourneau, prit dans ses bras le pot-au-feu
+tout noir de fumee, et se sauva dans les bois. On courut apres lui;
+peine perdue. Quand on l'attrapa, tout etait brise, renverse, gate. Ce
+soir-la, le roi dina d'un morceau de pain; sa seule consolation fut de
+faire fouetter Briam par les marmitons du chateau.
+
+Briam, tout ecloppe, rentra dans sa chaumiere et conta a sa mere ce qui
+lui etait arrive.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mere?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici la marmite que chaque jour emplit la
+generosite du roi.
+
+--Bien, ma mere, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, la cour etait reunie. Le roi causait avec son majordome.
+C'etait un beau seigneur, fort expert en bonne chere, gros, gras et
+rieur. Il avait une grosse tete chauve, un gros cou, un ventre si
+enorme qu'il ne pouvait croiser les bras, et deux petites jambes qui
+soutenaient a grand'peine ce vaste edifice.
+
+Tandis que le majordome parlait au roi, Briam lui frappa hardiment sur
+le ventre:
+
+--Voici, dit-il, la marmite que tous les jours emplit la generosite du
+roi.
+
+S'il fut battu, il n'est pas besoin de le dire; le roi etait furieux,
+la cour aussi; mais, le soir, dans tout le chateau, on se repetait a
+l'oreille que les fous, sans le savoir, disent quelquefois de bonnes
+verites.
+
+Quand Briam, tout ecloppe, rentra dans sa chaumiere, il conta a sa mere
+ce qui lui etait arrive.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mere?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici le plus aimable et le plus fidele des
+courtisans.
+
+--Bien, ma mere, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, le roi tenait un grand lever, et, tandis que ministres,
+officiers, chambellans, beaux messieurs et belles dames se disputaient
+son sourire, il agacait une grosse chienne epagneule qui lui arrachait
+des mains un gateau.
+
+Briam alla s'asseoir aux pieds du roi, et, prenant par la peau du cou le
+chien qui hurlait en faisant une horrible grimace:
+
+--Voici, cria-t-il, le plus aimable et le plus fidele des courtisans.
+
+Cette folie fit sourire le roi; aussitot les courtisans rirent a gorge
+deployee; ce fut a qui montrerait ses dents. Mais, des que le roi fut
+sorti, une pluie de coups de pieds et de coups de poings tomba sur le
+pauvre Briam, qui eut grand'peine a se tirer de l'orage.
+
+Quand il eut raconte a sa mere ce qui lui etait arrive:
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mere?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici celle qui mangerait tout si on la
+laissait faire.
+
+--Bien, ma mere, je le dirai demain.
+
+Le lendemain etait jour de fete, la reine parut au salon dans ses plus
+beaux atours. Elle etait couverte de velours, de dentelles, de bijoux;
+son collier seul valait l'impot de vingt villages. Chacun admirait tant
+d'eclat.
+
+--Voici, cria Briam, celle qui mangerait tout, si on la laissait faire.
+
+C'en etait fait de l'insolent si la reine n'eut pris sa defense.
+
+--Pauvre fou, lui dit-elle, va-t'en, qu'on ne te fasse pas de mal. Si tu
+savais combien ces bijoux me pesent, tu ne me reprocherais pas de les
+porter.
+
+Quand Briam rentra dans sa chaumiere, il conta a sa mere ce qui lui
+etait arrive.
+
+--Mon fils, mon fils, dit la pauvre femme, ce n'est pas ainsi qu'il
+fallait parler.
+
+--Que fallait-il dire, ma mere?
+
+--Mon fils, il fallait dire: Voici l'amour et l'orgueil du roi.
+
+--Bien, ma mere, je le dirai demain.
+
+Le lendemain, le roi allait a la chasse. On lui amena sa jument
+favorite; il etait en selle et disait negligemment adieu a la reine,
+quand Briam se mit a frapper le cheval a l'epaule:
+
+--Voici, cria-t-il, l'amour et l'orgueil du roi.
+
+Le prince regarda Briam de travers; sur quoi le fou se sauva a toutes
+jambes. Il commencait a sentir de loin l'odeur des coups de baton.
+
+En le voyant rentrer tout haletant:
+
+--Mon fils, dit la pauvre mere, ne retourne pas au chateau; ils te
+tueront.
+
+--Patience, ma mere; on ne sait ni qui meurt ni qui vit.
+
+--Helas! reprit la mere en pleurant, ton pere est heureux d'etre mort;
+il ne voit ni ta honte ni la mienne.
+
+--Patience, ma mere; les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
+
+
+III
+
+
+Il y avait deja pres de trois mois que le pere de Briam reposait dans la
+tombe, au milieu de ses six enfants, quand le roi donna un grand festin
+aux principaux officiers de la cour. A sa droite il avait le chef des
+gardes, a sa gauche etait le gros majordome. La table etait couverte de
+fruits, de fleurs et de lumieres; on buvait dans des calices d'or les
+vins les plus exquis. Les tetes s'echauffaient, on parlait haut, et deja
+plus d'une querelle avait commence. Briam, plus fou que jamais, versait
+le vin a la ronde et ne laissait pas un verre vide. Mais, tandis que
+d'une main il tenait le flacon dore, de l'autre il clouait deux a deux
+les habits des convives, si bien que personne ne pouvait se lever sans
+entrainer son voisin.
+
+Trois fois il avait recommence ce manege, quand le roi, anime par la
+chaleur et le vin, lui cria:
+
+--Fou, monte sur la table, amuse-nous par tes chansons.
+
+Briam sauta lestement au milieu des fruits et des fleurs, puis d'une
+voix sourde il se mit a chanter:
+
+ Tout vient a son tour,
+ Le vent et la pluie,
+ La nuit et le jour,
+ La mort et la vie,
+ Tout vient a son tour.
+
+--Qu'est-ce que ce chant lugubre? dit le roi. Allons, fou, fais-moi
+rire, ou je te fais pleurer!
+
+Briam regarda le prince avec des yeux farouches, et d'une voix saccadee
+il reprit:
+
+ Tout vient a son tour,
+ Bonne ou male chance,
+ Le destin est sourd,
+ Outrage et vengeance,
+ Tout vient a son tour.
+
+--Drole! dit le roi, je crois que tu me menaces. Je vais te chatier
+comme il faut.
+
+Il se leva, et si brusquement qu'il enleva avec lui le chef des gardes.
+Surpris, ce dernier, pour se retenir, se pencha en avant et s'accrocha
+au bras et au cou du roi.
+
+--Miserable! cria le prince, oses-tu porter la main sur ton maitre?
+
+Et, saisissant son poignard, le roi allait en frapper l'officier quand
+celui-ci, tout entier a sa defense, d'une main saisit le bras du roi,
+et de l'autre lui enfonca sa dague dans le cou. Le sang jaillit a gros
+bouillons; le prince tomba, entrainant dans ses dernieres convulsions
+son meurtrier avec lui.
+
+Au milieu des cris et du tumulte, le chef des gardes se releva
+promptement, et, tirant son epee:
+
+--Messieurs, dit-il, le tyran est mort. Vive la liberte! Je me fais
+roi et j'epouse la reine. Si quelqu'un s'y oppose, qu'il parle, je
+l'attends.
+
+--_Vive le roi!_ crierent tous les courtisans; il y en eut meme
+quelques-uns qui, profitant de l'occasion, tirerent une petition de leur
+poche. La joie etait universelle et touchait au delire, quand tout
+a coup, l'oeil terrible et la hache au poing, Briam parut devant
+l'usurpateur.
+
+[Illustration: En ce moment, la reine entra tout effaree et se jeta aux
+pieds de Briam.]
+
+--Chien, fils de chien, lui dit-il, quand tu as tue les miens, tu n'as
+pense ni a Dieu ni aux hommes. A nous deux, maintenant!
+
+Le chef des gardes essaya de se mettre en defense. D'un coup furieux
+Briam lui abattit le bras droit, qui pendit comme une branche coupee.
+
+--Et maintenant, cria Briam, si tu as un fils, dis-lui qu'il te venge,
+comme Briam le fou venge aujourd'hui son pere.
+
+Et il lui fendit la tete en deux morceaux.
+
+--_Vive Briam!_ crierent les courtisans; _vive notre liberateur!_
+
+En ce moment, la reine entra tout effaree et se jeta aux pieds du fou en
+l'appelant son vengeur. Briam la releva, et, se mettant aupres d'elle en
+brandissant sa hache sanglante, il invita tous les officiers a preter
+serment a leur legitime souveraine.
+
+--_Vive la reine!_ crierent tous les assistants. La joie etait
+universelle et touchait au delire.
+
+La reine voulait retenir Briam a la cour; il demanda a retourner dans
+sa chaumiere, et ne voulut pour toute recompense que le pauvre animal,
+cause innocente de tant de maux. Arrivee a la porte de la maison,
+la vache se mit a appeler en mugissant ceux qui ne pouvaient plus
+l'entendre. La pauvre femme sortit en pleurant.
+
+--Mere, lui dit Briam, voici Bukolla, et vous etes vengee.
+
+
+IV
+
+
+Ainsi finit l'histoire. Que devint Briam? Nul ne le sait. Mais dans tout
+le pays on montre encore les ruines de la masure ou habitaient Briam et
+ses freres, et les meres disent aux enfants: "C'est la que vivait celui
+qui a venge son pere et console sa mere." Et les enfants repondent:
+"Nous ferions comme lui."
+
+
+V
+
+
+L'autre histoire est une histoire de voleurs. Aujourd'hui de pareils
+recits ont pour nous quelque chose de choquant, nous avons peu d'estime
+pour cette adresse qui mene aux galeres. Il n'en etait pas ainsi chez
+les peuples primitifs. Herodote ne se fait faute de nous reciter tout
+au long une histoire egyptienne qui se retrouve en Orient et qui n'est
+visiblement qu'un conte de fees. Au livre d'Euterpe[1] on peut voir quel
+moyen plus que bizarre emploie le roi Rhampsinite pour saisir l'adroit
+voleur qui lui a pille son tresor, et comment, trois fois trompe, comme
+roi, comme justicier et comme pere, il ne trouve rien de mieux a faire
+que de prendre pour gendre ce brigand audacieux et ruse. "Rhampsinite,
+dit l'historien, lui fit un grand accueil et lui donna sa fille,
+comme au plus habile de tous les hommes, puisque, les Egyptiens etant
+superieurs a tous les autres peuples, il s'etait montre superieur a tous
+les Egyptiens." On voit que la vanite nationale est de meme date que les
+contes des fees.
+
+[Note 1: Herodote, liv. II, chap. cxxi.]
+
+Ces histoires de voleurs abondent dans les recueils. Sous le nom
+du _Maitre voleur_, M. Asbjoernsen a publie un conte norvegien qui
+ressemble beaucoup a celui qu'on va lire[1]. Ce qui frappe dans tous ces
+recits, c'est l'admiration naive du conteur pour les exploits de
+son heros. L'esprit humain a passe par cette etape depuis longtemps
+abandonnee. Les Grecs admiraient Ulysse, qui n'etait pas a demi voleur;
+les Romains adoraient Mercure. Les Juifs, fuyant l'Egypte, ne se
+faisaient faute de suivre le conseil de Moise et d'emprunter aux
+Egyptiens des vases d'argent, des vases d'or et des habits
+qu'ils ne devaient jamais rendre. "Or, dit la Bible[2], le
+Seigneur rendit les Egyptiens favorables a son peuple, afin qu'ils
+donnassent aux enfants d'Israel ce qu'ils demandaient. Ainsi ils
+depouillerent les Egyptiens." Le procede revolte notre delicatesse;
+il est probable que les Juifs s'en glorifiaient comme d'une adresse
+heroique. Apprenons par la a ne pas toujours mesurer le monde a la
+mesure de nos idees d'aujourd'hui. Nos aieux, il y a vingt ou trente
+siecles, admiraient les voleurs, nos peres admiraient les Heiduques et
+les Klephtes, nous admirons encore les conquerants; qui sait ce que
+penseront de nous nos enfants? Un jour peut-etre ils se riront de notre
+barbarie, comme nous de celle de nos peres, et ils n'auront pas tort.
+Vienne le jour ou cette gloire si creuse, et qui coute si cher, ne sera
+plus qu'un conte de fees!
+
+[Note 1: Il a ete traduit par Dasent, dans ses _Popular Tales from The
+Norse_. Edimbourg, 1859.]
+
+[Note 2: Exode, chap. xii, vers. 36.]
+
+
+II
+
+LE PETIT HOMME GRIS
+
+
+Au temps jadis (je parle de trois ou quatre cents ans), il y avait
+a Skalholt, en Islande, un vieux paysan qui n'etait pas plus riche
+d'esprit que d'avoir. Un jour que le bonhomme etait a l'eglise, il
+entendit un beau sermon sur la charite.--"Donnez, mes freres, donnez,
+disait le pretre; le Seigneur vous le rendra au centuple." Ces paroles,
+souvent repetees, entrerent dans la tete du paysan et y brouillerent le
+peu qu'il avait de cervelle. A peine rentre chez lui, il se mit a couper
+les arbres de son jardin, a creuser le sol, a charrier des pierres et du
+bois, comme s'il allait construire un palais.
+
+--Que fais-tu la, mon pauvre homme? lui demanda sa femme.
+
+--Ne m'appelle plus mon pauvre homme, dit le paysan d'un ton solennel;
+nous sommes riches, ma chere femme, ou du moins nous allons l'etre. Dans
+quinze jours je vais donner ma vache...
+
+--Notre seule ressource! dit la femme; nous mourrons de faim!
+
+--Tais-toi, ignorante, reprit le paysan; on voit bien que tu n'entends
+rien au latin de M. le cure. En donnant notre vache, nous en recevrons
+cent comme recompense; M. le cure l'a dit, c'est parole d'Evangile. Je
+logerai cinquante betes dans cette etable que je construis, et, avec le
+prix des cinquante autres, j'acheterai assez de pre pour nourrir notre
+troupeau en ete comme en hiver. Nous serons plus riches que le roi.
+
+Et, sans s'inquieter des prieres ni des reproches de sa femme, notre
+maitre fou se mit a batir son etable, au grand etonnement des voisins.
+
+L'oeuvre achevee, le bonhomme passa une corde au cou de sa vache et
+la mena tout droit chez le cure. Il le trouva qui causait avec deux
+etrangers qu'il ne regarda guere, tant il etait presse de faire son
+cadeau et d'en recevoir le prix. Qui fut etonne de cette charite de
+nouvelle espece, ce fut le pasteur. Il fit un long discours a cette
+brebis imbecile, pour lui demontrer que Notre-Seigneur n'avait jamais
+parle que de recompenses spirituelles; peine perdue, le paysan repetait
+toujours: "Vous l'avez dit, monsieur le cure, vous l'avez dit." Las
+enfin de raisonner avec une brute pareille, le pasteur entra dans une
+sainte colere et ferma sa porte au nez du paysan, qui resta dans la rue
+tout ebahi, repetant toujours: "Vous l'avez dit, monsieur le cure, vous
+l'avez dit."
+
+Il fallut reprendre le chemin du logis; ce n'etait pas chose facile.
+On etait au printemps, la glace fondait, le vent soulevait la neige
+en tourbillons. A chaque pas l'homme glissait, la vache beuglait et
+refusait d'avancer. Au bout d'une heure, le paysan avait perdu son
+chemin et craignait de perdre la vie. Il s'arreta tout perplexe,
+maudissant sa mauvaise fortune et ne sachant plus que faire de l'animal
+qu'il trainait. Tandis qu'il songeait tristement, un homme charge d'un
+grand sac s'approcha de lui et lui demanda ce qu'il faisait la avec sa
+vache, et par un si mauvais temps.
+
+Quand le paysan lui eut raconte sa peine: "Mon brave homme, lui dit
+l'etranger, si j'ai un conseil a vous donner, c'est de faire un echange
+avec moi. Je demeure pres d'ici; cedez-moi votre vache que vous ne
+ramenerez jamais chez vous, et prenez-moi ce sac; il n'est pas trop
+lourd, et tout ce qu'il contient est bon: c'est de la chair et des os."
+
+Le marche fait, l'etranger emmena la vache avec lui; le paysan chargea
+sur son dos le sac, qu'il trouva terriblement pesant. Une fois rentre au
+logis, comme il craignait les reproches et les railleries de sa femme,
+il conta tout au long les dangers qu'il avait courus, et comment, en
+homme habile, il avait echange une vache qui allait mourir contre un sac
+qui contenait des tresors. En ecoutant cette belle histoire, la femme
+commenca a montrer les dents; le mari la pria de garder pour elle sa
+mauvaise humeur, et de mettre dans l'atre son plus grand pot-au-feu.--Tu
+verras ce que je t'apporte, lui repetait-il; attends un peu, tu me
+remercieras.
+
+Disant cela, il ouvrit le sac; et voila que de cette profondeur sort un
+petit homme tout habille de gris comme une souris.
+
+--Bonjour, braves gens, dit-il avec la fierte d'un prince! Ah ca,
+j'espere qu'au lieu de me faire bouillir vous allez me servir a manger.
+Cette petite course m'a donne un grand appetit.
+
+Le paysan tomba sur son escabeau, comme s'il etait foudroye.
+
+--La, dit la femme, j'en etais sure. Voici une nouvelle folie. Mais d'un
+mari que peut-on attendre sinon quelque sottise? Monsieur nous a perdu
+la vache qui nous faisait vivre, et maintenant que nous n'avons plus
+rien, monsieur nous apporte une bouche de plus a nourrir! Que n'es-tu
+reste sous la neige, toi, ton sac et ton tresor!
+
+La bonne dame parlerait encore, si le petit homme gris ne lui avait
+remontre par trois fois que les grands mots n'emplissent pas la marmite,
+et que le plus sage etait d'aller en chasse et de chercher quelque
+gibier.
+
+Il sortit aussitot, malgre la nuit, le vent et la neige, et revint au
+bout de quelque temps avec un gros mouton.
+
+--Tenez, dit-il, tuez-moi cette bete, et ne nous laissons pas mourir de
+faim.
+
+Le vieillard et sa femme regarderent de travers le petit homme et sa
+proie. Cette aubaine, tombee des nues, sentait le vol d'une demi-lieue.
+Mais, quand la faim parle, adieu les scrupules! Legitime ou non, le
+mouton fut devore a belles dents.
+
+Des ce jour, l'abondance regna dans la demeure du paysan. Les moutons
+succedaient aux moutons, et le bonhomme, plus credule que jamais, se
+demandait s'il n'avait pas gagne au change, quand, au lieu des cent
+vaches qu'il attendait, le ciel lui avait envoye un pourvoyeur aussi
+habile que le petit homme gris.
+
+Toute medaille a son revers. Tandis que les moutons se multipliaient
+dans la maison du vieillard, ils diminuaient a vue d'oeil dans le
+troupeau royal, qui paissait aux environs. Le maitre berger, fort
+inquiet, prevint le roi que, depuis quelque temps, quoiqu'on redoublat
+de surveillance, les plus belles tetes du troupeau disparaissaient l'une
+apres l'autre. Assurement quelque habile voleur etait venu se loger dans
+le voisinage. Il ne fallut pas longtemps pour savoir qu'il y avait dans
+la cabanne du paysan un nouveau venu, tombe on ne sait d'ou et que
+personne ne connaissait. Le roi ordonna aussitot qu'on lui amenat
+l'etranger. Le petit homme gris partit sans sourciller; mais le paysan
+et sa femme commencerent a sentir quelques remords en songeant qu'on
+pendait a la meme potence les receleurs et les voleurs.
+
+Quand le petit homme gris parut a la cour, le roi lui demanda si par
+hasard il n'avait pas entendu dire qu'on avait vole cinq gros moutons au
+troupeau royal.
+
+--Oui, Majeste, repondit le petit homme, c'est moi qui les ai pris.
+
+--Et de quel droit? dit le prince.
+
+--Majeste, repondit le petit homme, je les ai pris parce qu'un vieillard
+et sa femme souffraient de la faim, tandis que vous, roi, vous nagez
+dans l'abondance et ne pouvez meme pas consommer la dime de vos revenus.
+Il m'a semble juste que ces bonnes gens vecussent de votre superflu
+plutot que de mourir de misere, tandis que vous ne savez que faire de
+votre richesse.
+
+Le roi resta stupefait de tant de hardiesse; puis, regardant le petit
+homme d'une facon qui n'annoncait rien de bon:
+
+--A ce que je vois, lui dit-il, ton principal talent, c'est le vol.
+
+Le petit homme s'inclina avec une orgueilleuse modestie.
+
+--Fort bien, dit le roi. Tu meriterais d'etre pendu, mais je te
+pardonne, a la condition que demain, a pareille heure, tu auras pris a
+mes patres mon taureau noir, que je leur fais soigneusement garder.
+
+--Majeste, repondit le petit homme gris, ce que vous me demandez est
+chose impossible. Comment voulez-vous que je trompe une pareille
+vigilance?
+
+--Si tu ne le fais, reprit le roi, tu seras pendu.
+
+Et, d'un signe de main, il congedia notre voleur, a qui chacun repetait
+tout bas: Pendu! pendu! pendu!
+
+Le petit homme gris retourna dans la cabane, ou il fut tendrement recu
+par le vieillard et sa femme. Mais il ne leur dit rien, sinon qu'il
+avait besoin d'une corde et qu'il partirait le lendemain au point du
+jour. On lui donna l'ancien licou de la vache; sur quoi il alla se
+coucher et dormit en paix.
+
+Aux premieres lueurs de l'aurore, le petit homme gris partit avec sa
+corde. Il alla dans la foret, sur le chemin ou devaient passer les
+patres du roi, et, choisissant un gros chene bien en vue, il se pendit
+par le cou a la plus grosse branche. Il avait eu grand soin de ne pas
+faire un noeud coulant.
+
+Bientot apres, deux patres arriverent, escortant le taureau noir.
+
+--Ah! dit l'un d'eux, voila notre fripon qui a recu sa recompense. Cette
+fois, du moins, il n'a pas vole son licou. Adieu, mon drole, ce n'est
+pas toi qui prendras le taureau du roi.
+
+Des que les patres furent hors de vue, le petit homme gris descendit de
+l'arbre, prit un chemin de traverse et s'accrocha de nouveau a un gros
+chene pres duquel passait la route. Qui fut surpris a l'aspect de ce
+pendu? ce furent les patres du roi.
+
+--Qu'est-ce la? dit l'un d'eux; ai-je la berlue? Voila le pendu de
+la-bas qui se trouve ici!
+
+--Que tu es bete! dit l'autre. Comment veux-tu qu'un homme soit pendu en
+deux places a la fois? C'est un second voleur, voila tout.
+
+--Je te dis que c'est le meme, reprit le premier berger; je le reconnais
+a son habit et a sa grimace.
+
+--Et moi, reprit le second, qui etait un esprit fort, je te parie que
+c'en est un autre.
+
+La gageure acceptee, les deux patres attacherent le taureau du roi a un
+arbre et coururent au premier chene. Mais, tandis qu'ils couraient, le
+petit homme gris sauta a bas de son gibet et mena tout doucement le
+taureau chez le paysan. Grande joie dans la maison; on mit la bete a
+l'etable en attendant qu'on la vendit.
+
+Quand les deux patres rentrerent, le soir, au chateau, ils avaient
+l'oreille si basse et l'air si deconfit, que le roi vit de suite qu'on
+s'etait joue de lui. Il envoya chercher le petit homme gris, qui se
+presenta avec la serenite d'un grand coeur.
+
+--C'est toi qui m'as vole mon taureau, dit le roi.
+
+--Majeste, repondit le petit homme, je ne l'ai fait que pour vous obeir.
+
+--Fort bien, dit le roi; voici dix ecus d'or pour le rachat de mon
+taureau; mais, si dans deux jours tu n'as pas vole les draps de mon lit
+tandis que j'y couche, tu seras pendu.
+
+[Illustration: Voila le pendu de la-bas qui se trouve ici!]
+
+--Majeste, dit le petit homme, ne me demandez pas une pareille chose.
+Vous etes trop bien garde pour qu'un pauvre homme tel que moi puisse
+seulement approcher du chateau.
+
+--Si tu ne le fais pas, dit le roi, j'aurai le plaisir de te voir pendu.
+
+Le soir venu, le petit homme gris, qui etait rentre dans la chaumiere,
+prit une longue corde et un panier. Dans ce panier garni de mousse, il
+placa avec toute sa nichee une chatte qui venait d'avoir ses petits;
+puis, marchant au milieu de la plus sombre des nuits, il se glissa dans
+le chateau et monta sur le toit sans que personne l'apercut.
+
+Entrer dans un grenier, scier proprement le plancher, et, par cette
+lucarne, descendre dans la chambre du roi, fut pour notre habile homme
+l'affaire de peu de temps. Une fois la, il ouvrit delicatement la couche
+royale et y placa la chatte et ses petits; puis, il borda le lit avec
+soin, et, s'accrochant a la corde, il s'assit sur le baldaquin. C'est de
+ce poste eleve qu'il attendit les evenements.
+
+Onze heures sonnaient a l'horloge du palais, quand le roi et la reine
+entrerent dans leur appartement. Une fois deshabilles, tous deux se
+mirent a genoux et firent leur priere, puis le roi eteignit la lampe, la
+reine entra dans le lit.
+
+Tout d'un coup elle poussa un cri et se jeta au milieu de la chambre.
+
+--Etes-vous folle? dit le roi. Allez-vous donner l'alarme au chateau?
+
+--Mon ami, dit la reine, n'entrez pas dans ce lit; j'ai senti une
+chaleur brulante, et mon pied a touche quelque chose de velu.
+
+--Pourquoi ne pas dire de suite que le diable est dans mon lit? reprit
+le roi en riant de pitie. Toutes les femmes ont un coeur de lievre et
+une tete de linotte.
+
+Sur quoi, en veritable heros, il s'enfonca bravement sous la couverture
+et sauta aussitot en hurlant comme un damne, trainant apres lui la
+chatte qui lui avait enfonce ses quatre griffes dans le mollet.
+
+Aux cris du roi, la sentinelle s'approcha de la porte et frappa trois
+coups de sa hallebarde, comme pour demander si on avait besoin de
+secours.
+
+--Silence! dit le prince honteux de sa faiblesse, et qui ne voulait pas
+se laisser prendre en flagrant delit de peur.
+
+Il battit le briquet, ralluma la lampe et vit au milieu du lit la
+chatte, qui s'etait remise a sa place et qui lechait tendrement ses
+petits.
+
+--C'est trop fort! s'ecria-t-il; sans respect pour notre couronne, cet
+insolent animal se permet de choisir notre couche royale pour y deposer
+ses ordures et ses chats! Attends, drolesse, je vais te traiter comme tu
+le merites!
+
+--Elle va vous mordre, dit la reine; elle peut etre enragee.
+
+--Ne craignez rien, chere amie, dit le bon prince; et, relevant les
+coins du drap de dessous, il enveloppa toute la nichee, puis il roula ce
+paquet dans la couverture et le drap de dessus, en fit une boule enorme,
+et la jeta par la fenetre.
+
+--Maintenant, dit-il a la reine, passons dans votre chambre, et, puisque
+nous voila venges, dormons en paix.
+
+Dors, o roi! et que des songes heureux bercent ton sommeil; mais, tandis
+que tu reposes, un homme grimpe sur le toit, y attache une corde et
+se laisse glisser jusque dans la cour. Il cherche a tatons un objet
+invisible, il le charge sur son dos, le voila qui franchit le mur et
+qui court dans la neige. Si l'on en croit les sentinelles, un fantome a
+passe devant elles, et elles ont entendu les gemissements d'un enfant
+nouveau-ne.
+
+Le lendemain, quand le roi s'eveilla, il rassembla ses idees et se mit a
+reflechir pour la premiere fois. Il soupconna qu'il avait ete victime de
+quelque tricherie et que l'auteur du crime pourrait bien etre le petit
+homme gris. Il l'envoya chercher aussitot.
+
+Le petit homme arriva, portant sur l'epaule les draps fraichement
+repasses; il mit un genou a terre devant la reine, et lui dit d'un ton
+respectueux:
+
+--Votre Majeste sait que tout ce que j'ai fait n'a ete que pour obeir au
+roi; j'espere qu'elle sera assez bonne pour me pardonner.
+
+--Soit, dit la reine, mais n'y revenez plus. J'en mourrais de frayeur.
+
+--Et, moi, je ne pardonne pas, dit le roi, fort vexe que la reine
+se permit d'etre clemente sans consulter son seigneur et maitre.
+Ecoute-moi, triple fripon. Si, demain soir, tu n'as pas vole la reine
+elle-meme, dans son chateau, demain soir tu seras pendu.
+
+--Majeste, s'ecrie le petit homme, faites-moi pendre tout de suite, vous
+m'epargnerez vingt-quatre heures d'angoisses. Comment voulez-vous que je
+vienne a bout d'une pareille entreprise? Il serait plus aise de prendre
+la lune avec les dents.
+
+--C'est ton affaire et non la mienne, reprit le roi. En attendant, je
+vais faire dresser le gibet.
+
+Le petit homme sortit desespere: il cachait sa tete dans ses deux mains
+et sanglotait a fendre le coeur; le roi riait pour la premiere fois.
+
+Vers la brume, un saint homme de capucin, le chapelet a la main, la
+besace sur le dos, vint, suivant l'usage, queter au chateau pour son
+couvent. Quand la reine lui eut donne son aumone:
+
+--Madame, dit le capucin, Dieu reconnaitra tant de charite. Demain, vous
+le savez, on pendra dans le chateau un malheureux bien coupable sans
+doute.
+
+--Helas! dit la reine, je lui pardonne de grand coeur, et j'aurais voulu
+lui sauver la vie.
+
+--Cela ne se peut pas, dit le moine; mais cet homme, qui est une espece
+de sorcier, peut vous faire un grand cadeau avant de mourir. Je sais
+qu'il possede trois secrets merveilleux dont un seul vaut un royaume. De
+ces trois secrets il peut en leguer un a celle qui a eu pitie de lui.
+
+--Quels sont ces secrets? demanda la reine.
+
+--En vertu du premier, repondit le capucin, une femme fait faire a son
+mari tout ce qu'elle veut.
+
+--Ah! dit la princesse en faisant la moue, ce n'est point une recette
+merveilleuse. Depuis Eve, de sainte memoire, ce mystere est connu de
+mere en fille. Quel est le deuxieme secret?
+
+--Le second secret donne la sagesse et la bonte.
+
+--Fort bien, dit la reine d'un ton distrait, et le troisieme?
+
+--Le troisieme, dit le capucin, assure a la femme qui le possede une
+beaute sans egale et le don de plaire jusqu'a son dernier jour.
+
+--Mon Pere, c'est ce secret-la que je veux.
+
+--Rien n'est plus aise, dit le moine. Il faut seulement qu'avant de
+mourir, et tandis qu'il est encore en pleine liberte, le sorcier vous
+prenne les deux mains et vous souffle trois fois dans les cheveux.
+
+--Qu'il vienne, dit la reine. Mon Pere, allez le chercher.
+
+--Cela ne se peut pas, dit le capucin, le roi a donne les ordres les
+plus severes pour que cet homme ne puisse entrer au chateau. S'il met
+les pieds dans cette enceinte, il est mort. Ne lui enviez pas les
+quelques heures qui lui restent.
+
+--Et moi, mon Pere, le roi m'a defendu de sortir jusqu'a demain soir.
+
+--Cela est facheux, dit le moine. Je vois qu'il vous faut renoncer a ce
+tresor sans pareil. Il serait doux cependant de ne pas vieillir et de
+rester toujours jeune, belle et, surtout, aimee.
+
+--Helas! mon Pere, vous avez bien raison; la defense du roi est une
+supreme injustice. Mais, quand je voudrais sortir, les gardes s'y
+opposeraient. N'ayez pas l'air etonne; voila de quelle facon le roi me
+traite dans ses caprices. Je suis la plus malheureuse des femmes.
+
+--J'en ai le coeur navre, dit le capucin. Quelle tyrannie! Quelle
+barbarie! Pauvre femme! Eh bien! non, Madame, vous ne devez pas ceder a
+de pareilles exigences; votre devoir est de faire votre volonte.
+
+--Et le moyen? dit la reine.
+
+--Il en est un si vous avez le sentiment de vos droits. Entrez dans
+ce sac; je vous ferai sortir du chateau, au risque de ma vie. Et
+dans cinquante ans quand vous serez aussi belle et aussi fraiche
+qu'aujourd'hui, vous vous applaudirez encore d'avoir brave votre tyran.
+
+--Soit! dit la reine, mais ce n'est point un piege que l'on me tend?
+
+--Madame, dit le saint homme en levant les bras et en se frappant la
+poitrine, aussi vrai que je suis un moine, vous n'avez rien a craindre
+de ce cote. D'ailleurs, tant que ce malheureux sera pres de vous, j'y
+resterai.
+
+--Et vous me ramenerez au chateau?
+
+--Je le jure.
+
+--Et avec le secret? ajouta la reine.
+
+--Avec le secret, reprit le moine. Mais, enfin, si Votre Majeste a
+quelque scrupule, restons-en la, et que la recette meure avec celui qui
+l'a trouvee, s'il n'aime mieux la donner a quelque femme plus confiante.
+
+Pour toute reponse, la reine entra bravement dans le sac; le capucin
+tira les cordons, chargea le fardeau sur son epaule et traversa la cour
+a pas comptes.
+
+Chemin faisant, il rencontra le roi, qui faisait sa ronde.
+
+--La quete est bonne, a ce que je vois? dit le prince.
+
+--Sire, repondit le moine, la charite de Votre Majeste est inepuisable;
+je crains d'en avoir abuse. Peut-etre ferais-je mieux de laisser ici ce
+sac et ce qu'il contient.
+
+--Non, non, dit le roi. Emportez tout, mon Pere, et bon debarras! Je
+n'imagine pas que tout ce que vous avez la-dedans vaille grand'chose.
+Vous ferez un maigre festin.
+
+--Je souhaite a Votre Majeste de souper d'aussi bon appetit, reprit le
+moine d'un ton paterne, et il s'eloigna en marmottant des paroles qu'on
+n'entendit pas, quelques _oremus_, sans doute.
+
+La cloche sonna le souper; le roi entra dans la salle en se frottant les
+mains. Il etait content de lui et il esperait se venger, double raison
+pour avoir grand appetit.
+
+--La reine n'est pas descendue? dit-il d'une voix ironique; cela ne
+m'etonne guere. L'inexactitude est la vertu des femmes.
+
+Il allait se mettre a table, quand trois soldats, croisant la
+hallebarde, pousserent dans la salle le petit homme gris.
+
+--Sire, dit un des gardes, ce drole a eu l'audace d'entrer dans la cour
+du chateau, malgre la defense royale. Nous l'aurions pendu de suite pour
+ne pas troubler le souper de Votre Majeste, mais il pretend qu'il a un
+message de la reine, et qu'il est porteur d'un secret d'Etat.
+
+--La reine! s'ecria le roi tout ebahi, ou est-elle? Miserable, qu'en
+as-tu fait?
+
+--Je l'ai volee, dit froidement le petit homme.
+
+--Et comment cela? dit le roi.
+
+--Sire, le capucin qui avait un si gros sac sur le dos et a qui Votre
+Majeste a daigne dire: "Emporte tout, et bon debarras!..."
+
+--C'etait toi! dit le prince; mais alors, miserable, il n'y a plus de
+surete pour moi. Un de ces jours tu me prendras, moi et mon royaume
+par-dessus le marche.
+
+--Sire, je viens vous demander davantage.
+
+--Tu me fais peur, dit le roi. Qui donc es-tu? Un sorcier ou le diable
+en personne?
+
+--Non, sire, je suis simplement le prince de Holar. Vous avez une fille
+a marier, je venais vous demander sa main, quand le mauvais temps m'a
+force de me refugier, avec mon grand-ecuyer, chez le cure de Skalholt.
+C'est la que le hasard a jete sur ma route un paysan imbecile et m'a
+fait jouer le role que vous savez. Du reste, tout ce que j'ai fait n'a
+ete que pour obeir et plaire a Votre Majeste.
+
+--Fort bien! dit le roi. Je comprends, ou plutot je ne comprends pas; il
+n'importe! Prince de Holar, j'aime mieux vous avoir pour gendre que pour
+voisin. Des que la reine sera venue...
+
+--Sire, elle est ici. Mon grand-ecuyer s'est charge de la reconduire en
+son palais.
+
+La reine entra bientot, un peu confuse de sa simplicite, mais aisement
+consolee en songeant qu'elle avait pour gendre un si habile homme.
+
+--Et le fameux secret, dit-elle tout bas au prince de Holar, vous me le
+devez?
+
+--Le secret d'etre toujours belle, dit le prince, c'est d'etre toujours
+aimee.
+
+--Et le moyen d'etre toujours aimee? demanda la reine.
+
+--C'est d'etre bonne et simple, et de faire la volonte de son mari.
+
+--Il ose dire qu'il est sorcier! s'ecria la reine indignee en levant les
+bras au ciel.
+
+--Finissons ces mysteres, dit le roi, qui deja prenait peur. Prince de
+Holar, quand vous serez notre gendre, vous aurez plus de temps que vous
+ne voudrez pour causer avec votre belle-mere. Le souper se refroidit:
+a table! Donnons toute la soiree au plaisir; amusez-vous, mon gendre,
+demain vous serez marie.
+
+A ce mot, qu'il trouva piquant, le roi regarde la reine; mais elle fit
+une telle mine qu'a l'instant meme il se frotta le menton et admira les
+mouches qui volaient au plafond.
+
+Ici finissent les aventures du prince de Holar; les jours heureux n'ont
+pas d'histoire. Nous savons cependant qu'il succeda a son beau-pere et
+qu'il fut un grand roi. Un peu menteur, un peu voleur, audacieux et
+ruse, il avait les vertus d'un conquerant. Il prit a ses voisins plus
+de mille arpents de neige, qu'il perdit et reconquit trois fois en
+sacrifiant six armees. Aussi son nom figure-t-il glorieusement dans les
+celebres annales de Skalholt et de Holar. C'est a ces monuments fameux
+que nous renvoyons le lecteur.
+
+
+III
+
+
+Encore une petite histoire pour mon neveu le collegien, qui, d'une
+ardeur sans egale, se debat entre _rosa_ et _dominus_, et croit qu'il
+serait moins difficile de faire marcher ensemble les rois d'Europe que
+d'accorder l'adjectif et le substantif, qui se gourment toujours, en
+genre, en nombre et en cas.
+
+
+IV
+
+LES DEUX EXORCISTES
+
+
+Au temps jadis, il y avait dans un petit village d'Islande un pretre qui
+savait autant de latin qu'un poisson. Un jour qu'on lui apportait au
+bapteme un enfant nouveau-ne, au lieu de regarder dans son livre, il se
+mit a reciter de travers la formule de l'exorcisme.
+
+--_Abi_, dit-il, _abi, male spirite_.
+
+Mais le diable, qui a invente la grammaire (grammaire et grimoire, c'est
+tout un), n'etait pas d'humeur a se laisser chasser par un solecisme.
+
+--_Pessime grammatice_, s'ecria-t-il a la grande terreur des assistants.
+
+Le pretre, sentant qu'il s'etait trompe et prenant son courage a deux
+mains, dit d'une voix tremblante:
+
+--_Abi, male spiritu_.
+
+A quoi le diable, qu'on ne prend pas en defaut, repondit:
+
+--_Male prius, nunc pejus_.
+
+Le pretre, furieux, reprit: _Abi, male spiritus_.
+
+--_Sic debuisti dicere prius_, repondit le diable, et il sortit
+tranquillement.
+
+L'histoire n'est pas mauvaise; on en conte une autre en Allemagne qui
+peut-etre vaut mieux.
+
+--_Exi tu ex corpo_, dit fierement le pretre.
+
+--_Nolvo_, repond le diable.
+
+--_Cur tu nolvis_?
+
+--_Quia_, repond insolemment le diable, _quia tu male linguis_.
+
+--_Hoc est aliud rem_, dit majestueusement le pretre, et il se retire
+avec dignite, laissant tout camus ce pedant solennel.
+
+Que de folies, dira-t-on, et chez un homme que son etat et son age
+condamnent au serieux a perpetuite.
+
+--Hola! graves censeurs, laissez-moi rire, avec vos enfants. Vous aussi,
+vous me faites rire, et souvent, mais ce rire-la attriste mon coeur.
+Grands hommes d'aujourd'hui, j'ai toute l'annee pour admirer votre
+etonnante sagesse; laissez-moi vous oublier un jour et jouer avec ces
+ames innocentes qui, grace a Dieu, ne savent pas encore ce que vous
+savez.
+
+
+
+
+ZERBIN LE FAROUCHE
+
+CONTE NAPOLITAIN
+
+
+I
+
+Il y avait une fois a Salerne un jeune bucheron qui s'appelait Zerbin.
+Orphelin et pauvre, il n'avait point d'amis; sauvage et taciturne, il ne
+parlait a personne, et personne ne lui parlait. Comme il ne se melait
+point des affaires d'autrui, chacun le tenait pour un sot. On l'avait
+surnomme _le farouche_; jamais titre ne fut mieux merite. Le matin,
+quand tout dormait encore dans la ville, il s'en allait a la montagne,
+la veste et la cognee sur l'epaule; il vivait seul dans les bois, tout
+le long du jour, et ne rentrait qu'a la brume, trainant apres lui
+quelque mechant fagot dont il achetait son souper. Quand il passait
+devant la fontaine ou tous les soirs, les jeunes filles du quartier
+allaient emplir leur cruche et vider leur gosier, chacune riait de cette
+sombre figure et se moquait du pauvre bucheron. Ni la barbe noire ni les
+yeux brillants de Zerbin n'effrayaient cette troupe effrontee; c'etait a
+qui provoquerait l'innocent.
+
+--Zerbin de mon ame, criait l'une, dis un mot, je te donne mon coeur.
+
+--Plaisir de mes yeux, reprenait l'autre, montre-moi la couleur de tes
+paroles, je suis a toi.
+
+--Zerbin, Zerbin, repetaient en choeur toutes ces tetes folles, qui de
+nous choisis-tu pour femme? Est-ce moi? Est-ce moi? Qui prends-tu?
+
+--La plus bavarde, repondait le bucheron, en leur montrant le poing.
+
+Et chacune de crier aussitot:
+
+--Merci! mon bon Zerbin, merci!
+
+Poursuivi par les eclats de rire, le pauvre sauvage rentrait chez lui
+avec la grace d'un sanglier qui fuit devant le chasseur. Une fois sa
+porte fermee, il soupait d'un morceau de pain et d'un verre d'eau,
+s'enveloppait dans les lambeaux d'une vieille couverture, et se couchait
+sur la terre battue. Sans soucis, sans regrets, sans desirs, il
+s'endormait vite et ne revait guere. Si le bonheur est de ne rien
+sentir, le plus heureux des hommes, c'etait Zerbin.
+
+II
+
+Un jour qu'il s'etait fatigue a ebranler un vieux buis aussi dur que la
+pierre, Zerbin voulut faire la sieste pres d'un etang tout entoure de
+beaux arbres. A sa grande surprise, il apercut, etendue sur le gazon,
+une jeune femme, d'une merveilleuse beaute, et dont la robe etait faite
+de plumes de cygne. L'inconnue luttait contre un reve penible: son
+visage etait crispe, ses mains s'agitaient; on eut dit qu'elle essayait
+en vain de secouer le sommeil qui l'oppressait.
+
+--S'il y a du bon sens, dit Zerbin, de dormir a midi avec le soleil sur
+la figure! Toutes les femmes sont folles.
+
+Il enlaca quelques branches pour en ombrager la tete de l'etrangere, et
+sur ce berceau il placa comme un voile sa veste de travail.
+
+Il finissait de tresser le feuillage, quand il apercut dans l'herbe, a
+deux pas de l'inconnue, une vipere qui approchait en dardant sa langue
+empoisonnee.
+
+--Ah! dit Zerbin, si petite et deja si mechante!
+
+Et en deux coups de sa cognee il fit du serpent trois morceaux.
+Les troncons tressaillaient comme s'ils voulaient encore atteindre
+l'etrangere, le bucheron les poussa du pied dans l'etang; ils y
+tomberent en fremissant comme un fer rouge qu'on trempe dans l'eau.
+
+A ce bruit, la fee s'eveilla, et, se levant, les yeux brillants de joie:
+
+--Zerbin! s'ecria-t-elle, Zerbin!
+
+--C'est mon nom, je le connais, repondit le bucheron, il n'y a pas
+besoin de crier si fort.
+
+--Quoi! mon ami, dit la fee, tu ne veux pas que je te remercie du
+service que tu m'as rendu? Tu m'as sauve plus que la vie.
+
+--Je ne vous ai rien sauve du tout, dit Zerbin, avec sa grace ordinaire.
+Une autre fois, ne vous couchez pas sur l'herbe sans voir s'il y a des
+serpents. Voila le conseil que je vous donne. Maintenant, bonsoir;
+laissez-moi dormir, je n'ai pas de temps a perdre.
+
+Il s'etendit tout de son long sur l'herbe et ferma les yeux.
+
+--Zerbin, dit la fee, tu ne me demandes rien?
+
+--Je vous demande la paix. Quand on ne veut rien, on a ce qu'on veut, on
+est heureux. Bonsoir.
+
+Et le vilain se mit a ronfler.
+
+--Pauvre garcon, dit la fee, ton ame est endormie; mais, quoi que tu
+fasses, je ne serai pas ingrate. Sans toi j'allais tomber dans les mains
+d'un genie, mon ennemi cruel; sans toi j'aurais ete cent ans couleuvre;
+je te dois cent ans de jeunesse et de beaute. Comment te payer? J'y
+suis, ajouta-t-elle. Quand on a ce qu'on veut, on est heureux, c'est toi
+qui l'as dit. Eh bien! mon bon Zerbin, tout ce que tu voudras, tout ce
+que tu souhaiteras, tu l'auras. Bientot, je l'espere, tu beniras la fee
+des eaux.
+
+Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de coudrier; puis, elle
+entra dans l'etang d'un pas si leger, que l'onde meme n'en fut pas
+ridee. A l'approche de leur reine, les roseaux inclinaient leurs
+aigrettes, les nenuphars epanouissaient leurs fleurs les plus fraiches;
+les arbres, le jour, le vent meme, tout souriait a la fee, tout semblait
+s'associer a son bonheur. Une derniere fois elle leva sa baguette;
+aussitot, pour recevoir leur jeune souveraine, les eaux s'ouvrirent en
+s'illuminant. On eut dit qu'un rayon de soleil percait jusqu'au fond de
+l'abime. Puis tout rentra dans l'ombre et le silence; on n'entendit plus
+rien que Zerbin qui ronflait toujours.
+
+III
+
+Le soleil commencait a baisser quand le bucheron se reveilla. Il
+retourna tranquillement a sa besogne, et d'un bras vigoureux il attaqua
+le tronc de l'arbre qu'il avait ebreche le matin. La cognee resonnait
+sur le bois, mais elle ne l'entamait guere; Zerbin suait a grosses
+gouttes et frappait en vain cet arbre maudit, qui defiait tous ses
+efforts.
+
+--Ah! dit-il en regardant sa cognee tout ebrechee, quel malheur qu'on
+n'ait pas invente un outil qui coupat le bois comme du beurre! J'en
+voudrais un comme ca.
+
+[Illustration: Elle fit trois ronds en l'air avec sa baguette de
+coudrier.]
+
+Il recula de deux pas, fit tourner la cognee sur sa tete et la lanca
+d'une telle force qu'il alla tomber a dix pieds, les bras en avant, le
+nez par terre.
+
+--_Per Baccho!_ s'ecria-t-il, j'ai la berlue; j'ai frappe a cote.
+
+Zerbin fut bientot rassure, car au meme instant l'arbre tomba, et si
+pres de lui que peu s'en fallut que le pauvre garcon ne fut ecrase.
+
+--Voila un beau coup! s'ecria-t-il, et qui avance ma journee. Comme
+c'est tranche! on dirait d'un trait de scie. Il n'y a pas deux bucherons
+pour travailler comme le fils de ma mere.
+
+Sur ce, il rassembla toutes les branches qu'il avait abattues le matin;
+puis, deliant une corde qu'il avait roulee autour de sa ceinture, il se
+mit a cheval sur le fagot pour le serrer davantage, et il l'attacha avec
+un noeud coulant.
+
+--A present, dit-il, il faut trainer cela a la ville. Il est facheux que
+les fagots n'aient pas quatre jambes comme les chevaux! Je m'en irais
+fierement a Salerne et j'y entrerais en caracolant, a la facon d'un beau
+cavalier qui se promene sans rien faire. Je voudrais me voir comme ca.
+
+A l'instant, voici le fagot qui se souleve et qui se met a trotter d'un
+pas allonge. Sans s'etonner de rien, le bon Zerbin se laissait emporter
+par cette monture d'espece nouvelle, et tout le long du chemin il
+prenait en pitie ces pauvres petites gens qui marchaient a pied, faute
+d'un fagot.
+
+IV
+
+Au temps dont nous parlons il y avait une grande place au milieu de
+Salerne, et sur cette place etait le palais du roi. Ce roi, personne ne
+l'ignore, c'etait le fameux Mouchamiel, dont l'histoire a immortalise le
+nom.
+
+Chaque apres-midi, on voyait tristement assise au balcon la fille du
+roi, la princesse Aleli. C'est en vain que ses esclaves essayaient de
+la charmer par leurs chansons, leurs contes ou leurs flatteries; Aleli
+n'ecoutait que sa pensee. Depuis trois ans, le roi son pere voulait la
+marier a tous les barons du voisinage; depuis trois ans, la princesse
+refusait tous les pretendants. Salerne etait sa dot, et elle sentait que
+c'etait sa dot seule qu'on voulait epouser. Serieuse et tendre, Aleli
+n'avait pas d'ambition, elle n'etait pas coquette, elle ne riait pas
+pour montrer ses dents, elle savait ecouter et ne parlait jamais pour ne
+rien dire; cette maladie, si rare chez les femmes, faisait le desespoir
+des medecins.
+
+Aleli etait encore plus reveuse que de coutume, quand tout d'un coup
+deboucha sur la place Zerbin, guidant son fagot avec la majeste d'un
+Cesar empanache. A cette vue, les deux femmes de la princesse furent
+prises d'un fou rire, et comme elles avaient des oranges sous la main,
+elles se mirent a en jeter au cavalier, et de facon si adroite, qu'il en
+recut deux en plein visage.
+
+--Riez, maudites, cria-t-il en les montrant du doigt, et puissiez-vous
+rire a vous user les dents jusqu'aux gencives. Voila ce que vous
+souhaite Zerbin.
+
+Et voici les deux femmes qui rient a se tordre, sans que rien les
+arrete, ni les menaces du bucheron ni les ordres de la princesse, qui
+prenait en pitie le pauvre bucheron.
+
+--Bonne petite femme, dit Zerbin en regardant Aleli, et si douce et si
+triste! Moi, je te souhaite du bien. Puisses-tu aimer le premier qui te
+fera rire, et l'epouser par-dessus le marche!
+
+Sur ce, il prit sa meche de cheveux, et salua la princesse de la facon
+la plus gracieuse.
+
+Regle generale: quand on est a cheval sur un fagot, il ne faut saluer
+personne, fut-ce une reine; Zerbin l'oublia, et mal lui en prit. Pour
+saluer la princesse, il avait lache la corde qui retenait les branches
+en faisceau; voici le fagot qui s'ouvre et le bon Zerbin qui tombe en
+arriere, les jambes en l'air, de la facon la plus grotesque et la plus
+ridicule. Il se releva par une culbute hardie, emportant avec lui la
+moitie du feuillage, et, couronne comme un dieu sylvain, il s'en alla
+rouler dix pas plus loin.
+
+Quand une personne tombe au risque de se tuer, pourquoi rit-on? Je
+l'ignore; c'est un mystere que la philosophie n'a pas encore explique.
+Ce que je sais, c'est que tout le monde rit et que la princesse Aleli
+fit comme tout le monde. Mais aussitot elle se leva, regarda Zerbin avec
+des yeux etranges, mit la main sur son coeur, la porta a sa tete et
+rentra dans le palais, tout agitee d'un trouble inconnu.
+
+Cependant Zerbin rassemblait les branches eparses et rentrait chez lui a
+pied, comme un simple fagotier. La prosperite ne l'avait point ebloui,
+la mauvaise chance ne le troubla pas davantage. La journee etait bonne,
+c'etait assez pour lui. Il acheta un beau fromage de buffle, blanc et
+dur comme le marbre, en coupa une longue tranche et dina du meilleur
+appetit. L'innocent ne se doutait guere du mal qu'il avait fait et du
+desordre qu'il laissait apres lui.
+
+V
+
+Tandis que ces graves evenements se passaient, quatre heures sonnaient a
+la tour de Salerne. La journee etait brulante, le silence regnait dans
+les rues. Retire dans une chambre basse, loin de la chaleur et du bruit,
+le roi Mouchamiel songeait au bonheur de son peuple: il dormait.
+
+Tout a coup il s'eveilla en sursaut: deux bras lui serraient le cou, des
+larmes brulantes lui mouillaient le visage; c'etait la belle Aleli qui
+embrassait son pere, dans un acces de tendresse.
+
+--Qu'est cela? dit le roi, surpris de ce redoublement d'amour. Tu
+m'embrasses et tu pleures? Ah! fille de ta mere, tu veux me faire faire
+ta volonte?
+
+--Tout au contraire, mon bon pere, dit Aleli; c'est une fille obeissante
+qui veut faire ce que vous voulez. Ce gendre que vous souhaitez, je l'ai
+trouve. Pour vous faire plaisir, je suis prete a lui donner ma main.
+
+--Bon, reprit Mouchamiel, c'est la fin du caprice. Qui epousons-nous?
+le prince de la Cava? Non. C'est donc le comte de Capri? le marquis de
+Sorrente? Non. Qui est-ce donc?
+
+--Je ne le connais pas, mon bon pere.
+
+--Comment, tu ne le connais pas? tu l'as vu cependant?
+
+--Oui, tout a l'heure, sur la place du chateau.
+
+--Et il t'a parle?
+
+--Non, mon pere. Est-il besoin de parler quand les coeurs s'entendent?
+
+Mouchamiel fit la grimace, se gratta l'oreille, et regardant sa fille
+entre les deux yeux:
+
+--Au moins, dit-il, c'est un prince?
+
+--Je ne sais pas, mon pere, mais qu'importe?
+
+--Il importe beaucoup, ma fille, et tu n'entends rien a la politique.
+Que tu choisisses librement un gendre qui me convienne, c'est a
+merveille. Comme roi et comme pere, je ne generai jamais ta volonte
+quand cette volonte sera la mienne. Mais autrement j'ai des devoirs a
+remplir envers ma famille et mes sujets, et j'entends qu'on fasse ce que
+je veux. Ou se cache ce bel oiseau que tu ne connais pas, qui ne t'a pas
+parle et qui t'adore?
+
+--Je l'ignore, dit Aleli.
+
+--Voila qui est trop fort, s'ecria Mouchamiel. C'est pour me conter de
+pareilles folies que tu viens me prendre des moments qui appartiennent a
+mon peuple! Hola! chambellans, qu'on appelle les femmes de la princesse
+et qu'on la reconduise dans ses appartements.
+
+En entendant ces mots, Aleli leva les bras au ciel et se mit a fondre
+en larmes. Puis, elle tomba aux genoux du roi en sanglotant. Au meme
+moment, les deux femmes entrerent, toujours riant aux eclats.
+
+--Silence, miserables, silence! s'ecria Mouchamiel, indigne de ce manque
+de respect.
+
+Mais plus le roi criait: Silence! et plus les deux femmes riaient, sans
+souci de l'etiquette.
+
+--Gardes, dit le prince hors de lui, qu'on saisisse ces insolentes, et
+qu'on leur tranche la tete. Je leur apprendrai qu'il n'y a rien de moins
+plaisant qu'un roi.
+
+--Sire, dit Aleli, enjoignant les mains, rappelez-vous que vous avez
+illustre votre regne en abolissant la peine de mort.
+
+--Tu as raison, ma fille. Nous sommes des gens civilises. Qu'on epargne
+ces femmes, et qu'on se contente de les traiter a la russe, avec tous
+les menagements voulus. Batonnez-les jusqu'a ce qu'elles meurent
+naturellement.
+
+--Grace! mon pere, dit Aleli; c'est moi, c'est votre fille qui vous en
+supplie.
+
+--Pour Dieu! qu'elles ne rient plus, et qu'on m'en debarrasse, dit le
+bon Mouchamiel. Emmenez ces pecores, je leur pardonne; qu'on les enferme
+dans une cellule jusqu'a ce qu'elles y crevent de silence et d'ennui.
+
+--Ah! mon pere, sanglota la pauvre Aleli.
+
+--Allons, dit le roi, qu'on les marie, et que ca finisse!
+
+--Grace, Sire, nous ne rirons plus, crierent les deux femmes en tombant
+a genoux et en ouvrant une bouche ou il n'y avait que des gencives. Que
+Votre Majeste nous pardonne, et qu'elle nous venge. Nous sommes victimes
+d'un art infernal; un scelerat nous a ensorcelees.
+
+--Un sorcier dans mes Etats! dit le roi qui etait un esprit fort; c'est
+impossible! Il n'y en a point, puisque je n'y crois pas.
+
+--Sire, dit l'une des femmes, est-il naturel qu'un fagot trotte comme un
+cheval de manege et caracole sous la main d'un bucheron? Voila ce que
+nous venons de voir sur la place du chateau.
+
+--Un fagot! reprit le roi; cela sent le sorcier. Gardes, qu'on saisisse
+l'homme et son fagot, et que, l'un portant l'autre, on les brule tous
+les deux. Apres cela, j'espere qu'on me laissera dormir.
+
+--Bruler mon bien-aime! s'ecria la princesse, en remuant les bras comme
+une illuminee. Sire, ce noble chevalier, c'est mon epoux, c'est mon
+bien, c'est ma vie. Si l'on touche a un seul de ses cheveux, je meurs.
+
+--L'enfer est dans ma maison, dit le pauvre Mouchamiel. A quoi me
+sert-il d'etre roi pour ne pouvoir pas meme dormir la grasse matinee?
+Mais je suis bon de me tourmenter. Qu'on appelle Mistigris. Puisque j'ai
+un ministre, c'est bien le moins qu'il me dise ce que je pense, et qu'il
+sache ce que je veux.
+
+
+VI
+
+
+On annonca le seigneur Mistigris. C'etait un petit homme, gros, court,
+rond, large, qui roulait plus qu'il ne marchait. Des yeux de fouine qui
+regardaient de tous les cotes a la fois, un front bas, un nez crochu, de
+grosses joues, trois mentons: tel est le portrait du celebre ministre
+qui faisait le bonheur de Salerne, sous le nom du roi Mouchamiel. Il
+entra souriant, soufflant, minaudant, en homme qui porte gaiement le
+pouvoir et ses ennuis.
+
+--Enfin, vous voila! dit le prince. Comment se fait-il qu'il se passe
+des choses inouies dans mon empire, et que, moi, le roi, j'en sois le
+dernier averti?
+
+--Tout est dans l'ordre accoutume, dit Mistigris d'un ton placide. J'ai
+la dans les mains les rapports de la police; le bonheur et la paix
+regnent dans l'Etat, comme toujours.
+
+Et ouvrant de grands papiers, il lut ce qui suit:
+
+"Port de Salerne. Tout est tranquille. On n'a pas vole a la douane plus
+que de coutume. Trois querelles entre matelots, six coups de couteau;
+cinq entrees a l'hopital. Rien de nouveau.
+
+"Ville haute. Octroi double; prosperite et moralite toujours
+croissantes. Deux femmes mortes de faim; dix enfants exposes; trois
+maris qui ont battu leurs femmes, dix femmes qui ont battu leurs maris;
+trente vols, deux assassinats, trois empoisonnements. Rien de nouveau.
+
+--Voila donc tout ce que vous savez? dit Mouchamiel d'une voix irritee.
+Eh bien! moi, Monsieur, dont ce n'est pas le metier de connaitre les
+affaires d'Etat, j'en sais davantage. Un homme a cheval sur un fagot a
+passe sur la place du chateau, et il a ensorcele ma fille. La voici qui
+veut l'epouser.
+
+--Sire, dit Mistigris, je n'ignorais pas ce detail; un ministre sait
+tout; mais pourquoi fatiguer Votre Majeste de ces niaiseries? On pendra
+l'homme et tout sera dit.
+
+--Et vous pouvez me dire ou est ce miserable?
+
+--Sans doute, Sire, repondit Mistigris. Un ministre voit tout, entend
+tout, est partout.
+
+--Eh bien! Monsieur, dit le roi, si dans un quart d'heure ce drole n'est
+pas ici, vous laisserez le ministere a des gens qui ne se contentent pas
+de voir, mais qui agissent. Allez!
+
+Mistigris sortit de la chambre toujours souriant. Mais, une fois dans la
+salle d'attente, il devint cramoisi comme un homme qui etouffe, et fut
+oblige de prendre le bras du premier ami qu'il rencontra. C'etait le
+prefet de la ville qu'un hasard heureux amenait pres de lui. Mistigris
+recula de deux pas et prit le magistrat au collet.
+
+--Monsieur, lui dit-il en scandant chacun de ses mots, si dans dix
+minutes vous ne m'amenez pas l'homme qui se promene dans Salerne a
+cheval sur un fagot, je vous casse, entendez-vous? je vous casse. Allez!
+
+Tout etourdi de cette menace, le prefet courut chez le chef de la
+police.
+
+--Ou est l'homme qui se promene sur un fagot? lui dit-il.
+
+--Quel homme? demanda le chef de la police.
+
+--Ne raisonnez pas avec votre superieur; je ne le souffrirai point. En
+n'arretant pas ce scelerat, vous avez manque a tous vos devoirs. Si dans
+cinq minutes cet homme n'est pas ici, je vous chasse. Allez!
+
+Le chef de la police courut au poste du chateau; il y trouva ses gens
+qui veillaient a la tranquillite publique en jouant aux des.
+
+--Droles! leur cria-t-il, si dans trois minutes vous ne m'amenez pas
+l'homme qui se promene a cheval sur un fagot, je vous fais batonner
+comme des galeriens. Courez, et pas un mot.
+
+La troupe sortit en blasphemant, tandis que l'habile et sage Mistigris,
+confiant dans les miracles de la hierarchie, rentrait tranquillement
+dans la chambre du roi et remettait sur ses levres ce sourire perpetuel
+qui fait partie de la profession.
+
+
+VII
+
+
+Deux mots dits par le ministre a l'oreille du roi charmerent Mouchamiel.
+L'idee de bruler un sorcier ne lui deplaisait pas. C'etait un joli petit
+evenement qui honorerait son regne, une preuve de sagesse qui etonnerait
+la posterite.
+
+Une seule chose genait le roi, c'etait la pauvre Aleli noyee dans
+les larmes et que ses femmes essayaient en vain d'entrainer dans ses
+appartements.
+
+Mistigris regarda le roi en clignant de l'oeil; puis, s'approchant de la
+princesse, il lui dit de sa voix la moins criarde:
+
+--Madame, il va venir, il ne faut pas qu'il vous voie pleurer. Au
+contraire, parez-vous; soyez deux fois belle, et que votre vue seule
+l'assure de son bonheur.
+
+--Je vous entends, bon Mistigris, s'ecria Aleli. Merci, mon pere, merci,
+ajouta-t-elle en se jetant sur les mains du roi, qu'elle couvrit de
+baisers. Soyez beni, mille et mille fois beni!
+
+Elle sortit ivre de joie, la tete haute, les yeux brillants, et si
+heureuse, si heureuse qu'elle arreta au passage le premier chambellan
+pour lui annoncer elle-meme son mariage.
+
+--Bon chambellan, ajouta-t-elle, il va venir. Faites-lui vous-meme les
+honneurs du palais et soyez sur que vous n'obligerez pas des ingrats.
+
+Reste seul avec Mistigris, le roi regarda son ministre d'un air furieux.
+
+--Etes-vous fou! lui dit-il. Quoi! sans me consulter, vous engagez ma
+parole? Vous croyez-vous le maitre de mon empire pour disposer de ma
+fille et de moi sans mon aveu?
+
+--Bah! dit tranquillement Mistigris, il fallait calmer la princesse;
+c'etait le plus presse. En politique on ne s'occupe jamais du lendemain.
+A chaque jour suffit sa peine.
+
+--Et ma parole, reprit le roi, comment voulez-vous maintenant que je la
+retire sans me parjurer? Et pourtant je veux me venger de cet insolent
+qui m'a vole le coeur de mon enfant.
+
+--Sire, dit Mistigris, un prince ne retire jamais sa parole; mais il y a
+plusieurs facons de la tenir.
+
+--Qu'entendez-vous par la? dit Mouchamiel.
+
+--Votre Majeste, reprit le ministre, vient de promettre a ma fille de la
+marier; nous la marierons. Apres quoi nous prendrons la loi qui dit:
+
+"Si un noble qui n'a pas rang de baron ose pretendre a l'amour d'une
+princesse de sang royal, il sera traite comme noble, c'est-a-dire
+decapite.
+
+"Si le pretendant est un bourgeois, il sera traite comme un bourgeois,
+c'est-a-dire pendu.
+
+"Si c'est un vilain, il sera noye comme un chien."
+
+--Vous voyez, Sire, que rien n'est plus aise que d'accorder votre amour
+paternel et votre justice royale. Nous avons tant de lois a Salerne,
+qu'il y a toujours moyen de s'accommoder avec elles.
+
+--Mistigris, dit le roi, vous etes un coquin.
+
+--Sire, dit le gros homme en se rengorgeant, vous me flattez, je ne suis
+qu'un politique. On m'a enseigne qu'il y a une grande morale pour les
+princes et une petite pour les petites gens. J'ai profite de la lecon.
+C'est ce discernement qui fait le genie des hommes d'Etat, l'admiration
+des habiles et le scandale des sots.
+
+--Mon bon ami, dit le roi, avec vos phrases en trois morceaux vous etes
+fatigant comme un eloge academique. Je ne vous demande pas de mots, mais
+des actions; pressez le supplice de cet homme et finissons-en.
+
+Comme il parlait ainsi, la princesse Aleli entra dans la chambre royale.
+Elle etait si belle, il y avait tant de joie dans ses yeux, que le bon
+Mouchamiel soupira et se prit a desirer que le cavalier du fagot fut un
+prince, afin qu'on ne le pendit pas.
+
+
+VIII
+
+
+C'est une belle chose que la gloire, mais elle a ses desagrements. Adieu
+le plaisir d'etre inconnu et de defier la sotte curiosite de la foule.
+L'entree triomphale de Zerbin n'etait pas achevee, qu'il n'y avait pas
+un enfant dans Salerne qui ne connut la personne, la vie et la demeure
+du bucheron. Aussi les estafiers n'eurent-ils pas grand'peine a trouver
+l'homme qu'ils cherchaient.
+
+Zerbin etait a deux genoux dans sa cour, tout occupe a affiler sa
+fameuse cognee; il en essayait le tranchant avec l'ongle de son pouce,
+quand une main s'abattit sur lui, le prit au collet, et d'un effort
+vigoureux le remit sur ses pieds. Dix coups de poing, vingt bourrades
+dans le dos le pousserent dans la rue; c'est de cette facon qu'il apprit
+qu'un ministre s'interessait a sa personne, et que le roi lui-meme
+daignait l'appeler au palais.
+
+Zerbin etait un sage, et le sage ne s'etonne de rien. Il enfonca
+ses deux mains dans sa ceinture, et marcha tranquillement sans trop
+s'emouvoir de la grele qui tombait sur lui. Cependant, pour etre sage,
+on n'est pas un saint. Un coup de pied recu dans le mollet lassa la
+patience du bucheron.
+
+--Doucement, dit-il, un peu de pitie pour le pauvre monde.
+
+--Je crois que le drole raisonne, dit un de ceux qui le maltraitaient.
+Monsieur est douillet: on va prendre des gants pour le mener par la
+main.
+
+--Je voudrais vous voir a ma place, dit Zerbin; nous verrions si vous
+ririez.
+
+--Te tairas-tu, drole! dit le chef de la bande en lui decochant un coup
+de poing a decorner un boeuf.
+
+Le coup etait mal porte sans doute, car, au lieu d'atteindre Zerbin, il
+alla droit dans l'oeil d'un estafier. Furieux et a moitie aveugle,
+le blesse se jeta sur le maladroit qui l'avait frappe et le prit aux
+cheveux. Les voila qui se battent; on veut les separer: les coups de
+poing pleuvent a droite, a gauche, en haut, en bas; c'etait une melee
+generale: rien n'y manquait, ni les enfants qui crient, ni les femmes
+qui pleurent, ni les chiens qui aboient. Il fallut envoyer une
+patrouille pour retablir l'ordre, en arretant les battants, les battus
+et les curieux.
+
+Zerbin, toujours impassible, s'en allait au chateau en se promenant,
+quand, sur la grande place, il fut aborde par une longue file de beaux
+messieurs en habits brodes et en culottes courtes. C'etaient les valets
+du roi, qui, sous la direction du majordome et du grand chambellan
+lui-meme, venaient au-devant du fiance qu'attendait la princesse. Comme
+ils avaient recu l'ordre d'etre polis, chacun d'eux avait le chapeau a
+la main et le sourire sur les levres. Ils saluerent Zerbin; le bucheron,
+en homme bien eleve, leur rendit leur salut. Nouvelles reverences de la
+livree, nouveau salut de Zerbin. Cela se fit huit ou dix fois de suite
+avec une gravite parfaite. Zerbin se fatigua le premier: n'etant pas
+ne dans un palais, il n'avait pas les reins souples, l'habitude lui
+manquait:
+
+--Assez, s'ecria-t-il, assez; et comme dit la chanson:
+
+ Apres trois refus,
+ La chance;
+ Apres trois saluts,
+ La danse.
+
+Vous ne m'avez pas trop salue, dansez maintenant.
+
+Aussitot, voici les valets qui se mettent a danser en saluant, a saluer
+en dansant, et qui tous, precedant Zerbin dans un ordre admirable, lui
+font au chateau une entree digne d'un roi.
+
+
+IX
+
+
+Pour se donner une attitude majestueuse, Mouchamiel regardait gravement
+le bout de son nez; Aleli soupirait, Mistigris taillait des plumes comme
+un diplomate qui cherche une idee, les courtisans immobiles et muets
+avaient l'air de reflechir. Enfin, la grande porte du salon s'ouvrit.
+Majordome et valets entrerent en cadence, dansant une sarabande qui
+surprit fort la cour. Derriere eux marchait le bucheron, aussi peu emu
+des splendeurs royales que s'il etait ne dans un palais. Cependant, a la
+vue du roi, il s'arreta, ota son chapeau qu'il tint a deux mains sur sa
+poitrine, salua trois fois en tirant la jambe droite; puis, il remit son
+chapeau sur sa tete, s'assit paisiblement sur un fauteuil et fit danser
+le bout de son pied.
+
+--Mon pere, s'ecria la princesse en se jetant au cou du roi, le voici
+l'epoux que vous m'avez donne. Qu'il est beau! qu'il est noble! N'est-ce
+pas que vous l'aimerez?
+
+--Mistigris, murmura Mouchamiel a demi etrangle, interrogez cet homme
+avec les plus grands menagements. Songez au repos de ma fille et
+au mien. Quelle aventure! Ah! que les peres seraient heureux s'ils
+n'avaient pas d'enfants!
+
+--Que Votre Majeste se rassure, repondit Mistigris; l'humanite est mon
+devoir et mon plaisir.
+
+--Leve-toi, coquin! dit-il a Zerbin d'un ton brusque; reponds vite, si
+tu veux sauver ta peau. Es-tu un prince deguise? Tu te tais, miserable!
+Tu es un sorcier!
+
+--Pas plus sorcier que toi, mon gros, repondit Zerbin sans quitter son
+fauteuil.
+
+--Ah! brigand! s'ecria le ministre; cette denegation prouve ton crime;
+te voila confondu par ton silence, triple scelerat!
+
+[Illustration: Zerbin tenait la barre et murmurait je ne sais quelle
+chanson plaintive.]
+
+--Si j'avouais, je serais donc innocent? dit Zerbin.
+
+--Sire, dit Mistigris, qui prenait la furie pour l'eloquence, faites
+justice; purgez vos Etats, purgez la terre de ce monstre. La mort est
+trop douce pour un pareil sacripant.
+
+--Va toujours, dit Zerbin; aboie, mon gros, aboie, mais ne mords pas.
+
+--Sire, cria Mistigris en soufflant, votre justice et votre humanite
+sont en presence. _Oua, oua, oua._ L'humanite vous ordonne de proteger
+vos sujets en les delivrant de ce sorcier, _oua, oua, oua_. La justice
+veut qu'on le pende ou qu'on le brule, _oua, oua, oua_. Vous etes pere,
+_oua, oua_, mais vous etes roi, _oua, oua_, et le roi, _oua, oua_,
+doit effacer le pere, _oua, oua, oua_.
+
+--Mistigris, dit le roi, vous parlez bien, mais vous avez un tic
+insupportable. Pas tant d'affectation. Concluez.
+
+--Sire, reprit le ministre, la mort, la corde, le feu. _Oua, oua, oua._
+
+Tandis que le roi soupirait, Aleli, quittant brusquement son pere, alla
+se mettre aupres de Zerbin.
+
+--Ordonnez, Sire, dit-elle; voici mon epoux; son sort sera le mien.
+
+A ce scandale, toutes les dames de la cour se couvrirent la figure.
+Mistigris lui-meme se crut oblige de rougir.
+
+--Malheureuse! dit le roi furieux, en te deshonorant tu as prononce ta
+condamnation. Gardes! arretez ces deux creatures; qu'on les marie seance
+tenante; apres cela, confisquez le premier bateau qui se trouvera dans
+le port, jetez-y ces coupables, et qu'on les abandonne a la fureur des
+flots.
+
+--Ah! Sire, s'ecria Mistigris, tandis qu'on entrainait la princesse
+et Zerbin, vous etes le plus grand roi du monde. Votre bonte, votre
+douceur, votre indulgence seront l'exemple et l'etonnement de la
+posterite. Que ne dira pas demain le _Journal officiel_! Pour nous,
+confondus par tant de magnanimite, il ne nous reste qu'a nous taire et a
+admirer.
+
+--Ma pauvre fille, s'ecria le roi, que va-t-elle devenir sans son pere!
+Gardes, saisissez Mistigris et mettez-le aussi sur le bateau. Ce sera
+pour moi une consolation que de savoir cet habile homme aupres de
+ma chere Aleli. Et puis, changer de ministre, ce sera toujours une
+distraction; dans ma triste situation, j'en ai besoin. Adieu, mon
+Mistigris.
+
+Mistigris etait reste la bouche ouverte; il allait reprendre haleine
+pour maudire les princes et leur ingratitude, quand on l'emporta hors du
+palais. Malgre ses cris, ses menaces, ses prieres et ses pleurs, on le
+jeta sur la barque, et bientot les trois amis se trouverent seuls au
+milieu des flots.
+
+Quant au bon roi Mouchamiel, il essuya une larme et s'enferma dans la
+chambre basse pour achever une sieste si desagreablement interrompue.
+
+
+X
+
+
+La nuit etait belle et calme; la lune eclairait de sa blanche clarte la
+mer et ses sillons tremblants; le vent soufflait de terre et emportait
+au loin la barque; deja on apercevait Capri qui se dressait au milieu
+des flots comme une corbeille de fleurs. Zerbin tenait la barre et
+murmurait je ne sais quelle chanson, plaintive, chant de bucheron ou
+de matelot. A ses pieds etait assise Aleli, silencieuse, mais non
+pas triste; elle ecoutait son bien-aime. Le passe, elle l'oubliait;
+l'avenir, elle n'y songeait guere; rester aupres de Zerbin, c'etait
+toute sa vie.
+
+Mistigris, moins tendre, etait moins philosophe. Inquiet et furieux,
+il s'agitait comme un ours dans sa cage et faisait a Zerbin de beaux
+discours que le bucheron n'ecoutait pas. Insensible comme toujours,
+Zerbin penchait la tete. Peu habitue aux harangues officielles, les
+discours du ministre l'endormaient.
+
+--Qu'allons-nous devenir? criait Mistigris. Voyons affreux sorcier, si
+tu as quelque vertu montre-le; tire-nous d'ici. Fais-toi prince ou roi
+quelque part, et nomme-moi ton premier ministre. Il me faut quelque
+chose a gouverner. A quoi te sert ta puissance, si tu ne fais pas la
+fortune de tes amis?
+
+--J'ai faim, dit Zerbin en ouvrant la moitie d'un oeil.
+
+Aleli se leva aussitot et chercha autour d'elle.
+
+--Mon ami, dit-elle, que voulez-vous?
+
+--Je veux des figues et du raisin, dit le bucheron.
+
+Mistigris poussa un cri; un baril de figues et de raisins secs venait de
+sortir entre ses jambes et l'avait jete par terre.
+
+--Ah! pensa-t-il en se relevant, j'ai ton secret, maudit sorcier. Si tu
+as ce que tu souhaites, ma fortune est faite: je n'ai pas ete ministre
+pour rien, beau prince; je te ferai vouloir ce que je voudrai.
+
+Tandis que Zerbin mangeait ses figues, Mistigris s'approcha de lui, le
+dos courbe, la face souriante.
+
+--Seigneur Zerbin, dit-il, je viens demander a Votre Excellence son
+incomparable amitie. Peut-etre Votre Altesse n'a-t-elle pas bien compris
+tout ce que je cachais de devouement sous la severite affectee de mes
+paroles; mais je puis l'assurer que tout etait calcule pour brusquer son
+bonheur. C'est moi seul qui ai hate son heureux mariage.
+
+--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.
+
+--Voici, seigneur, dit Mistigris avec toute la grace d'un courtisan.
+J'espere que Son Excellence sera satisfaite de mes petits services et
+qu'elle me mettra souvent a meme de lui temoigner tout mon zele.
+
+--Triple brute, murmura-t-il tout bas, tu ne m'entends point. Il faut
+absolument que je mette Aleli dans mes interets. Plaire aux dames, c'est
+le grand secret de la politique.
+
+--A propos, seigneur Zerbin, reprit-il en souriant, vous oubliez que
+vous etes marie de ce soir. Ne serait-il pas convenable de faire un
+cadeau de noces a votre royale fiancee?
+
+--Toi, mon gros, tu m'ennuies, dit Zerbin. Un cadeau de noces, ou
+veux-tu que je le peche? au fond de la mer? Va le demander aux poissons,
+tu me le rapporteras.
+
+A l'instant meme, comme si une main invisible l'eut lance, Mistigris
+sauta par-dessus le bord et disparut sous les flots.
+
+Zerbin se remit a eplucher et a croquer ses raisins, tandis qu'Aleli ne
+se lassait pas de le regarder.
+
+--Voila un marsouin qui sort de l'eau, dit Zerbin.
+
+Ce n'etait pas un marsouin, c'etait l'heureux messager qui, remonte sur
+les vagues, se debattait au milieu de l'ecume; Zerbin prit Mistigris par
+les cheveux et l'en tira par-dessus bord. Chose etrange, le gros homme
+avait dans les dents une escarboucle qui brillait comme une etoile au
+milieu de la nuit.
+
+Des qu'il put respirer:
+
+--Voila, dit-il, le cadeau que le roi des poissons offre a la charmante
+Aleli. Vous voyez, seigneur Zerbin, que vous avez en moi le plus fidele
+et le plus devoue des esclaves. Si vous avez jamais un petit ministere a
+confier...
+
+--J'ai faim, dit Zerbin. Donne-moi des figues et du raisin.
+
+--Seigneur, reprit Mistigris, ne ferez-vous rien pour la princesse votre
+femme? Cette barque exposee a toutes les injures de l'air n'est pas un
+sejour digne de sa naissance et de sa beaute.
+
+--Assez! Mistigris, dit Aleli; je suis bien ici, je ne demande rien.
+
+--Rappelez-vous, Madame, dit l'officieux ministre que, lorsque le prince
+de Capri vous offrit sa main, il avait envoye a Salerne un splendide
+navire en acajou, ou l'or et l'ivoire brillaient de toutes parts. Et ces
+matelots vetus de velours, et ces cordages de soie et ces salons tout
+ornes de glaces! voila ce qu'un petit prince faisait pour vous. Le
+seigneur Zerbin ne voudra pas rester en arriere, lui, si noble, si
+puissant et si bon.
+
+--Il est sot, ce bonhomme-la! dit Zerbin; il parle toujours. Je voudrais
+avoir un bateau comme ca, rien que pour te clore le bec, bavard! apres
+cela tu te tairais.
+
+A ce moment, Aleli poussa un cri de surprise et de joie qui fit
+tressaillir le bucheron.
+
+Ou etait-il? Sur un magnifique navire qui fendait les vagues avec la
+grace d'un cygne aux ailes gonflees. Une tente eclairee par des lampes
+d'albatre formait sur le pont un salon richement meuble; Aleli, toujours
+assise aux pieds de son epoux, le regardait toujours; Mistigris courait
+apres l'equipage et voulait donner des ordres aux matelots. Mais sur
+cet etrange vaisseau personne ne parlait; Mistigris en etait pour son
+eloquence, et ne pouvait meme trouver un mousse a gouverner.
+
+Zerbin se leva pour regarder le sillage; Mistigris accourut aussitot,
+toujours souriant.
+
+--Votre Seigneurie, dit-il, est-elle satisfaite de mes efforts et de mon
+zele?
+
+--Tais-toi, bavard, dit le bucheron. Je te defends de parler jusqu'a
+demain matin. Je reve, laisse-moi dormir.
+
+Mistigris resta bouche beante, en faisant les gestes les plus
+respectueux; puis de desespoir il descendit a la salle a manger et se
+mit a souper sans rien dire. Il but durant quatre heures sans pouvoir
+se consoler, et finit par tomber sous la table. Pendant ce temps Zerbin
+revait tout a son aise; Aleli, seule, ne dormait pas.
+
+
+XI
+
+
+On se lasse de tout, meme du bonheur, dit un proverbe; a plus forte
+raison se lasse-t-on d'aller en mer sur un navire ou personne ne parle,
+et qui va je ne sais ou.
+
+Aussi, des que Mistigris eut repris ses sens et recouvre la parole,
+n'eut-il d'autre idee que d'amener Zerbin a souhaiter d'etre a terre.
+La chose etait difficile; l'adroit courtisan craignait toujours quelque
+voeu indiscret qui le renverrait chez les poissons: il tremblait
+par-dessus tout que Zerbin ne regrettat ses bois et sa cognee. Devenez
+donc le ministre d'un bucheron!
+
+Par bonheur Zerbin s'etait reveille dans une humeur charmante; il
+s'habituait a la princesse, et, si brute qu'il fut, cette aimable figure
+l'egayait. Mistigris voulut saisir l'occasion; mais, helas! les femmes
+sont si peu raisonnables, quand par hasard elles aiment! Aleli disait a
+Zerbin combien il serait doux de vivre ensemble, seuls, loin du monde et
+du bruit, dans quelque chaumiere tranquille, au milieu d'un verger, au
+bord d'un ruisseau. Sans rien comprendre a cette poesie, le bon Zerbin
+ecoutait avec plaisir ces douces paroles qui le bercaient.
+
+--Une chaumiere, avec des vaches et des poules, disait-il, ce serait
+joli. Si...
+
+Mistigris se sentit perdu et frappa un grand coup.
+
+--Ah! seigneur! s'ecria-t-il, regardez donc la-bas en face de vous. Que
+c'est beau!
+
+--Quoi donc? dit la princesse, je ne vois rien.
+
+--Ni moi non plus, dit Zerbin en se frottant les yeux.
+
+--Est-ce possible? reprit Mistigris d'un air etonne. Quoi! vous ne voyez
+pas ce palais de marbre qui brille au soleil, et ce grand escalier, tout
+garni d'orangers, qui par cent marches descend majestueusement au bord
+de la mer?
+
+--Un palais? dit Aleli. Pour etre entouree de courtisans, d'egoistes et
+de valets, je n'en veux pas. Fuyons.
+
+--Oui, dit Zerbin, une chaumiere vaut mieux; on y est plus tranquille.
+
+--Ce palais-la ne ressemble a aucun autre, s'ecria Mistigris, chez qui
+la peur excitait l'imagination. Dans cette demeure feerique il n'y a ni
+courtisans ni valets; on est servi de facon invisible; on est tout a la
+fois seul et entoure! Les meubles ont des mains, les murs ont des
+oreilles.
+
+--Ont-ils une langue? dit Zerbin.
+
+--Oui, reprit Mistigris; ils parlent et disent tout, mais ils se taisent
+quand on veut.
+
+--Eh bien! dit le bucheron, ils ont plus d'esprit que toi. Je voudrais
+bien avoir un chateau comme ca. Ou est-il donc, ce beau palais? Je ne le
+vois pas.
+
+--Il est la devant vous, mon ami, dit la princesse.
+
+Le vaisseau avait couru vers la terre, et deja on jetait l'ancre dans
+un port ou l'eau etait assez profonde pour qu'on put aborder a quai.
+Le port etait a demi entoure par un grand escalier en fer a cheval;
+au-dessus de l'escalier, sur une plate-forme immense et qui dominait la
+mer, s'elevait le plus riant palais qu'on ait jamais reve.
+
+Les trois amis monterent gaiement; Mistigris allait en tete, tout en
+soufflant a chaque marche. Arrive a la grille du chateau, il voulut
+sonner; pas de cloche; il appela: ce fut la Grille elle-meme qui
+repondit.
+
+--Que veux-tu, etranger? demanda-t-elle.
+
+--Parler au maitre de ce logis, dit Mistigris, un peu intrigue de causer
+pour la premiere fois avec du fer battu.
+
+--Le maitre de ce palais est le seigneur Zerbin, repondit la Grille.
+Quand il approchera, j'ouvrirai.
+
+Zerbin arrivait, donnant le bras a la belle Aleli; la Grille s'ecarta
+avec respect et laissa passer les deux epoux, suivis de Mistigris.
+
+Une fois sur la terrasse, Aleli regarda le spectacle splendide qu'elle
+avait sous les yeux: la mer, la mer immense, toute brillante au soleil
+du matin.
+
+--Qu'il fait bon ici! dit-elle, et qu'on serait bien, assis sous cette
+galerie, toute garnie de lauriers en fleur!
+
+--Oui, dit Zerbin, mettons-nous par terre.
+
+--Il n'y a donc pas de fauteuils, ici? s'ecria Mistigris.
+
+--Nous voici, nous voici, crierent les fauteuils; et ils arriverent
+tous, courant l'un apres l'autre, aussi vite que leurs quatre pieds le
+permettaient.
+
+--On dejeunerait bien ici, dit Mistigris.
+
+--Oui, dit Zerbin; mais ou est la table?
+
+--Me voila, me voila, repondit une voix de contralto.
+
+Et une belle table d'acajou, marchant avec la gravite d'une matrone,
+vint se placer devant les convives.
+
+--C'est charmant, dit la princesse, mais ou sont les plats?
+
+--Nous voici, nous voici, crierent des petites voix seches: et trente
+plats, suivis des assiettes, leurs soeurs, et des couverts, leurs
+cousins, sans oublier leurs tantes, les salieres, se rangerent en un
+instant dans un ordre admirable sur la table, qui se couvrit de gibier,
+de fruits et de fleurs.
+
+--Seigneur Zerbin, dit Mistigris, vous voyez ce que je fais pour vous.
+Tout ceci est mon oeuvre.
+
+--Tu mens! cria une voix.
+
+Mistigris se retourna et ne vit personne; c'etait une colonne de la
+galerie qui avait parle.
+
+--Seigneur, dit-il, je crois que personne ne peut m'accuser d'imposture;
+j'ai toujours dit la verite.
+
+--Tu mens! dit la voix.
+
+--Ce palais est odieux, pensa Mistigris. Si les murs y disent la verite,
+on n'y etablira jamais la cour, et je ne serai jamais ministre. Il faut
+changer cela.
+
+--Seigneur Zerbin, reprit-il, au lieu de vivre ici solitaire,
+n'aimeriez-vous pas mieux avoir un bon peuple qui payerait de bons
+petits impots, qui fournirait de bons petits soldats, et qui vous
+entourerait d'amour et de tendresse?
+
+--Roi! dit Zerbin, pour quoi faire?
+
+--Mon ami, ne l'ecoutez pas, dit la bonne Aleli. Restons ici, nous y
+sommes si bien tous les deux.
+
+--Tous les trois, dit Mistigris; je suis ici le plus heureux des hommes,
+et pres de vous je ne desire rien.
+
+--Tu mens! dit la voix.
+
+--Quoi! seigneur, y a-t-il ici quelqu'un qui ose douter de mon
+devouement?
+
+--Tu mens! reprit l'echo.
+
+--Seigneur, ne l'ecoutez pas, s'ecria Mistigris. Je vous honore et je
+vous aime; croyez a mes serments.
+
+--Tu mens! reprit la voix impitoyable.
+
+--Ah! si tu mens toujours, va-t-en dans la lune, dit Zerbin; c'est le
+pays des menteurs.
+
+Parole imprudente, car aussitot Mistigris partit en l'air comme une
+fleche et disparut au-dessus des nuages. Est-il jamais redescendu sur
+la terre? on l'ignore, quoique certains chroniqueurs assurent qu'il y a
+reparu, mais sous un autre nom. Ce qui est certain, c'est qu'on ne l'a
+jamais revu dans un palais ou les murs memes disaient la verite.
+
+
+XII
+
+
+Restes seuls, Zerbin croisa les bras et regarda la mer, tandis qu'Aleli
+se laissait aller aux plus douces pensees. Vivre dans une solitude
+enchantee, aupres de ce qu'on aime, n'est-ce pas ce qu'on reve dans ses
+plus beaux jours? Pour connaitre son nouveau domaine, elle prit le bras
+de Zerbin. De droite et de gauche, le palais etait entoure de belles
+prairies arrosees d'eaux jaillissantes. Des chenes verts, des hetres
+pourpres, des melezes aux fines aiguilles, des platanes aux feuilles
+orangees allongeaient leurs grandes ombres sur le gazon. Au milieu du
+feuillage chantait la fauvette, dont la chanson respirait la joie et le
+repos. Aleli mit la main sur son coeur, et regardant Zerbin:
+
+--Mon ami, lui dit-elle, etes-vous heureux ici et n'avez-vous plus rien
+a desirer?
+
+--Je n'ai jamais rien desire, dit Zerbin. Qu'ai-je a demander? Demain je
+prendrai ma cognee et je travaillerai ferme; il y a la de beaux bois a
+abattre; on en peut tirer plus d'un cent de fagots.
+
+--Ah! dit Aleli en soupirant, vous ne m'aimez pas!
+
+--Vous aimer! dit Zerbin, qu'est-ce que c'est que ca? Je ne vous veux
+pas de mal, assurement, bien au contraire; voila un chateau qui nous
+vient des nues, il est a vous; ecrivez a votre pere, faites-le venir, ca
+me fera plaisir. Si je vous ai fait de la peine, ca n'est pas ma faute:
+je n'y suis pour rien. Bucheron je suis ne, bucheron je veux mourir. Ca,
+c'est mon metier, et je sais me tenir a ma place. Ne pleurez pas, je ne
+veux rien dire qui vous afflige.
+
+--Ah! Zerbin, s'ecria la pauvre Aleli, que vous ai-je fait pour me
+traiter de la sorte? je suis donc bien laide et bien mechante pour que
+vous ne vouliez pas m'aimer?
+
+--Vous aimer! ce n'est pas mon affaire. Encore une fois, ne pleurez pas.
+Ca ne sert a rien. Calmez-vous, soyez raisonnable, mon enfant. Allons,
+bon! voila de nouvelles larmes! eh bien! oui, si ca vous fait plaisir,
+je veux bien vous aimer; je vous aime, Aleli, je vous aime.
+
+La pauvre Aleli, tout eploree, leva les yeux: Zerbin etait transforme.
+Il y avait dans son regard la tendresse d'un epoux, le devouement d'un
+homme qui donne a tout jamais son coeur et sa vie. A cette vue, Aleli se
+mit a pleurer de plus belle; mais, en pleurant, elle souriait a Zerbin,
+qui, de son cote, pour la premiere fois, se mit a fondre en larmes.
+Pleurer sans savoir pourquoi, n'est-ce pas le plus grand plaisir de la
+vie?
+
+Et alors parut la fee des eaux, tenant par la main le sage Mouchamiel.
+Le bon roi etait bien malheureux depuis qu'il n'avait plus sa fille
+et son ministre. Il embrassa tendrement ses enfants, leur donna sa
+benediction et leur dit adieu le meme jour pour menager son emotion, sa
+sensibilite et sa sante. La fee des eaux resta la protectrice des deux
+epoux, qui vecurent longtemps dans leur beau palais, heureux d'oublier
+le monde, plus heureux d'en etre oublies.
+
+ Zerbin resta-t-il sot, comme l'etait son pere?
+ Son ame s'ouvrit-elle a la clarte des cieux?
+ On pouvait d'un seul mot lui dessiller les yeux;
+ Ce mot, le lui dit-on tout bas? C'est un mystere;
+ Je l'ignore et je dois me taire.
+
+ Mais qu'importe, apres tout? Zerbin etait heureux.
+ On l'aimait, c'est la grande affaire;
+ Lui donner de l'esprit n'etait pas necessaire;
+ Qu'elle soit princesse ou bergere,
+ Toute femme en menage a de l'esprit pour deux.
+
+
+
+
+LE PACHA BERGER
+
+
+CONTE TURC
+
+
+Il y avait une fois a Bagdad un pacha fort aime du sultan, fort redoute
+de ses sujets. Ali (c'etait le nom de notre homme) etait un vrai
+musulman, un Turc de la vieille roche. Des que l'aube du jour permettait
+de distinguer un fil blanc d'un fil noir, il etendait un tapis a terre,
+et, le visage tourne vers la Mecque, il faisait pieusement ses ablutions
+et ses prieres. Ses devotions achevees, deux esclaves noirs, vetus
+d'ecarlate, lui apportaient la pipe et le cafe. Ali s'installait sur un
+divan, les jambes croisees, et restait ainsi tout le long du jour. Boire
+a petits coups du cafe d'Arabie, noir, amer, brulant, fumer lentement du
+tabac de Smyrne dans un long _narghile_, dormir, ne rien faire et penser
+moins encore, c'etait la sa facon de gouverner. Chaque mois, il est
+vrai, un ordre venu de Stamboul lui enjoignait d'envoyer au tresor
+imperial un million de piastres, l'impot du pachalick; ce jour-la, le
+bon Ali, sortant de sa quietude ordinaire, appelait devant lui les plus
+riches marchands de Bagdad et leur demandait poliment deux millions de
+piastres. Les pauvres gens levaient les mains au ciel, se frappaient
+la poitrine, s'arrachaient la barbe et juraient en pleurant qu'ils
+n'avaient pas un _para_[1]; ils imploraient la pitie du pacha, la
+misericorde du sultan. Sur quoi, Ali, sans cesser de prendre son cafe,
+les faisait batonner sur la plante des pieds jusqu'a ce qu'on lui
+apportat cet argent qui n'existait pas, et qu'on finissait toujours par
+trouver quelque part. La somme comptee, le fidele administrateur en
+envoyait la moitie au sultan et jetait l'autre moitie dans ses coffres;
+puis, il se remettait a fumer. Quelquefois, malgre sa patience, il se
+plaignait, ce jour-la, des soucis de la grandeur et des fatigues du
+pouvoir; mais, le lendemain, il n'y pensait plus, et, le mois suivant,
+il levait l'impot avec le meme calme et le meme desinteressement.
+C'etait le modele des pachas.
+
+[Note 1: Le para vaut quelques centimes.]
+
+Apres la pipe, le cafe et l'argent, ce qu'Ali aimait le mieux, c'etait
+sa fille, _Charme-des-Yeux_. Il avait raison de l'aimer, car dans sa
+fille, comme dans un vivant miroir, Ali se revoyait avec toutes ses
+vertus. Aussi nonchalante que belle, _Charme-des-Yeux_ ne pouvait faire
+un pas sans avoir aupres d'elle trois femmes toujours pretes a la
+servir: une esclave blanche avait soin de sa coiffure et de sa toilette,
+une esclave jaune lui tenait le miroir ou l'eventait, une esclave noire
+l'amusait par ses grimaces et recevait ses caresses ou ses coups. Chaque
+matin, la fille du pacha sortait dans un grand chariot traine par des
+boeufs; elle passait trois heures au bain, et usait le reste du temps en
+visites, occupee a manger des confitures de roses, a boire des sorbets a
+la grenade, a regarder des danseuses, a se moquer de ses bonnes amies.
+Apres une journee si bien remplie, elle rentrait au palais, embrassait
+son pere et dormait sans rever. Lire, reflechir, broder, faire de la
+musique, ce sont la des fatigues que _Charme-des-Yeux_ avait soin de
+laisser a ses servantes. Quand on est jeune, belle, riche et fille de
+pacha, on est nee pour s'amuser, et qu'y a-t-il de plus amusant et de
+plus glorieux que de ne rien faire? C'est ainsi que raisonnent les
+Turcs; mais combien de chretiens qui sont Turcs a cet endroit!
+
+Il n'y a point ici-bas de bonheur sans melange; autrement la terre
+ferait oublier le ciel. Ali en fit l'experience. Un jour d'impot, le
+vigilant pacha, moins eveille que de coutume, fit batonner par megarde
+un _raya_ grec, protege de l'Angleterre. Le battu cria: c'etait son
+droit; mais le consul anglais, qui avait mal dormi, cria plus fort que
+le battu, et l'Angleterre, qui ne dort jamais, cria plus fort que le
+consul. On hurla dans les journaux, on vocifera au parlement, on montra
+le poing a Constantinople. Tant de bruit pour si peu de chose fatigua le
+sultan, et, ne pouvant se debarrasser de sa fidele alliee, dont il avait
+peur, il voulut au moins se debarrasser du pacha, cause innocente de
+tout ce vacarme. La premiere idee de Sa Hautesse fut de faire etrangler
+son ancien ami; mais Elle reflechit que le supplice d'un musulman
+donnerait trop d'orgueil et trop de joie a ces chiens de chretiens qui
+aboient toujours. Aussi, dans son inepuisable clemence, le Commandeur
+des Croyants se contenta-t-il d'ordonner qu'on jetat le pacha sur
+quelque plage deserte, et qu'on l'y laissat mourir de faim.
+
+Par bonheur pour Ali, son successeur et son juge etait un vieux pacha,
+chez qui l'age temperait le zele, et qui savait par experience que la
+volonte des sultans n'est immuable que dans l'almanach. Il se dit qu'un
+jour Sa Hautesse pourrait regretter un ancien ami, et qu'alors Elle lui
+saurait gre d'une clemence qui ne lui coutait rien. Il se fit amener
+en secret Ali et sa fille, leur donna des habits d'esclave et quelques
+piastres, et les prevint que, si le lendemain on les retrouvait dans le
+pachalick, ou si jamais on entendait prononcer leur nom, il les ferait
+etrangler ou decapiter, a leur choix. Ali le remercia de tant de bonte;
+une heure apres, il etait parti avec une caravane qui gagnait la Syrie.
+Des le soir on proclama dans les rues de Bagdad la chute et l'exil du
+pacha; ce fut une ivresse universelle. De toutes parts on celebrait la
+justice et la vigilance du sultan, qui avait toujours l'oeil ouvert sur
+les miseres de ses enfants. Aussi, le mois suivant, quand le nouveau
+pacha, qui avait la main un peu lourde, demanda deux millions et demi de
+piastres, le bon peuple de Bagdad paya-t-il sans compter, trop heureux
+d'avoir enfin echappe aux serres du brigand qui, durant tant d'annees,
+l'avait pille impunement.
+
+Sauver sa tete est une bonne chose, mais ce n'est pas tout: il faut
+vivre, et c'est une besogne assez difficile pour un homme habitue a
+compter sur le travail et l'argent d'autrui. En arrivant a Damas, Ali se
+trouva sans ressources. Inconnu, sans amis, sans parents, il mourait de
+faim, et, douleur plus grande pour un pere! il voyait sa fille palir et
+deperir aupres de lui. Que faire en cette extremite? Tendre la main?
+Cela etait indigne d'un personnage qui, la veille encore, avait un
+peuple a ses genoux. Travailler? Ali avait toujours vecu noblement, il
+ne savait rien faire. Tout son secret, quand il avait besoin d'argent,
+c'etait de faire batonner les gens; mais, pour exercer en paix cette
+industrie respectable, il faut etre pacha et avoir un privilege du
+sultan. Faire ce metier en amateur, a ses risques et perils, c'etait
+s'exposer a etre pendu comme voleur de grand chemin. Les pachas n'aiment
+pas la concurrence, Ali en savait quelque chose: la plus belle action de
+sa vie, c'etait d'avoir fait etrangler de temps a autre quelque petit
+larron qui avait eu la sottise de chasser sur les terres des grands.
+
+Un jour qu'il n'avait pas mange, et que _Charme-des-Yeux_, epuisee par
+le jeune, n'avait pu quitter la natte ou elle etait couchee, Ali, rodant
+par les rues de Damas, comme un loup affame, apercut des hommes qui
+chargeaient des cruches d'huile sur leur tete et les portaient a un
+magasin peu eloigne. A l'entree du magasin etait un commis, qui payait
+a chaque porteur un _para_ par voyage. La vue de cette petite piece de
+cuivre fit tressaillir l'ancien pacha. Il se mit a la file, et, montant
+un etroit escalier, recut en charge une enorme jarre, qu'il avait
+grand'peine a tenir en equilibre sur sa tete, meme en y portant les deux
+mains.
+
+Le cou ramasse, les epaules relevees, le front tendu, Ali descendait pas
+a pas, quand, a la troisieme marche, il sentit que son fardeau penchait
+en avant. Il se rejette en arriere, le pied lui glisse, il roule
+jusqu'au bas de l'escalier, suivi de la jarre brisee en eclats et des
+flots d'huile qui l'inondent. Il se relevait tout honteux, quand il se
+sentit pris au collet par le commis de la maison.
+
+--Maladroit, lui dit ce dernier, paye-moi vite cinquante piastres pour
+reparer ta sottise, et sors d'ici! Quand on ne sait pas un metier, on ne
+s'en mele pas.
+
+--Cinquante piastres! dit Ali en souriant avec amertume. Ou voulez-vous
+que je les prenne? Je n'ai pas un _para_.
+
+--Si tu ne payes pas avec ta bourse, tu payeras avec ta peau, reprit le
+commis sans sourciller.
+
+Et, sur un signe de cet homme, Ali, saisi par quatre bras vigoureux,
+fut jete a terre, ses pieds passes entre deux cordes, et la, dans une
+attitude ou il n'avait que trop souvent mis les autres, il recut sur la
+plante des pieds cinquante coups de baton aussi vertement appliques que
+si un pacha eut preside a l'execution.
+
+Il se releva sanglant et boiteux des deux jambes, s'enveloppa les pieds
+de quelques haillons et se traina vers sa maison en soupirant.
+
+--Dieu est grand, murmurait-il; il est juste que je souffre ce que j'ai
+fait souffrir. Mais les marchands de Bagdad que je faisais batonner
+etaient plus heureux que moi: ils avaient des amis qui payaient pour
+eux, et, moi, je meurs de faim, et j'en suis pour mes coups de baton.
+
+Il se trompait: une bonne femme qui, par hasard ou par curiosite, avait
+vu sa mesaventure, le prit en pitie. Elle lui donna de l'huile pour
+panser ses blessures, un petit sac de farine et quelques poignees de
+lupins pour vivre en attendant la guerison, et, ce soir-la meme, pour
+la premiere fois depuis sa chute, Ali put dormir sans s'inquieter du
+lendemain.
+
+Rien n'aiguise l'esprit comme la maladie et la solitude. Dans sa
+retraite forcee, Ali eut une idee lumineuse: "J'ai ete un sot,
+pensa-t-il, de prendre le metier de portefaix: un pacha n'a pas la tete
+forte; c'est aux boeufs qu'il faut laisser cet honneur. Ce qui distingue
+les gens de ma condition, c'est l'adresse, c'est la legerete des mains;
+j'etais un chasseur sans pareil; de plus, je sais comment l'on flatte
+et l'on ment; je m'y connais, j'etais pacha: choisissons un etat ou
+je puisse etonner le monde par ces brillantes qualites et conquerir
+rapidement une honnete fortune."
+
+Sur ces reflexions, Ali se fit barbier.
+
+Les premiers jours tout alla bien: le patron du nouveau barbier lui
+faisait tirer de l'eau, laver la boutique, secouer les nattes, ranger
+les ustensiles, servir le cafe et les pipes aux habitues. Ali se tirait
+a merveille de ces fonctions delicates. Si, par hasard, on lui confiait
+la tete de quelque paysan de la montagne, un coup de rasoir donne de
+travers passait inapercu: ces bonnes gens ont la peau dure et n'ignorent
+pas qu'ils sont faits pour etre ecorches; un peu plus, un peu moins,
+cela ne les change guere et n'emeut en rien leur stupidite.
+
+Un matin, en l'absence du patron, il entra dans la boutique un grand
+personnage dont la vue seule etait faite pour intimider le pauvre Ali.
+C'etait le bouffon du pacha, un horrible petit bossu qui avait la tete
+en citrouille, avec les longue pattes velues, l'oeil inquiet et les
+dents d'un singe. Tandis qu'on lui versait sur le crane les flots d'une
+mousse odorante, le bouffon, renverse sur son siege, s'amusait a pincer
+le nouveau barbier, a lui rire au nez, a lui tirer la langue. Deux fois,
+il lui fit tomber des mains le bassin de savon, ce qui deux fois le mit
+en telle joie qu'il lui jeta quatre _paras_. Cependant le prudent Ali ne
+perdait rien de son serieux; tout entier au soin d'une tete si chere,
+il faisait marcher son rasoir avec une regularite, avec une legerete
+admirables, quand tout a coup le bossu fit une grimace si hideuse et
+poussa un tel cri, que le barbier, effraye, retira brusquement la main,
+emportant au bout de son rasoir la moitie d'une oreille, et ce n'etait
+pas la sienne.
+
+Les bouffons aiment a rire, mais c'est aux depens d'autrui. Il n'y a pas
+de gens qui aient l'epiderme plus sensible que ceux qui daubent sur la
+peau de leurs voisins. Tomber a coups de poing sur Ali et l'etrangler,
+tout en criant a l'assassin, ce fut pour le bossu l'affaire d'un
+instant. Par bonheur pour Ali, l'entaille etait si forte, qu'il fallut
+bien que le blesse songeat a son oreille, d'ou jaillissait un flot de
+sang. Ali saisit ce moment favorable et se mit a fuir dans les ruelles
+de Damas avec la legerete d'un homme qui n'ignore pas que, s'il est
+pris, il est pendu.
+
+Apres mille detours, il se cacha dans une cave ruinee et n'osa regagner
+sa demeure qu'au milieu des tenebres et du silence de la nuit. Rester a
+Damas apres un tel accident, c'etait une mort certaine; Ali n'eut pas de
+peine a convaincre sa fille qu'il fallait partir, et sur l'heure.
+Leur bagage ne les genait guere; avant l'aurore ils avaient gagne la
+montagne. Trois jours durant, ils marcherent sans s'arreter, n'ayant
+pour vivres que quelques figues derobees aux arbres du chemin, avec un
+peu d'eau trouvee a grand'peine au fond des ravines dessechees. Mais
+toute misere a sa douceur, et il est vrai de dire qu'au temps de leurs
+splendeurs jamais le pacha ni sa fille n'avaient bu ni mange de meilleur
+appetit.
+
+A leur derniere etape, les fugitifs furent accueillis par un brave
+paysan qui pratiquait largement la sainte loi de l'hospitalite. Apres
+souper, il fit causer Ali, et, le voyant sans ressources, il lui offrit
+de le prendre pour berger. Conduire a la montagne une vingtaine de
+chevres, suivies d'une cinquantaine de brebis, ce n'etait pas un metier
+difficile; deux bons chiens faisaient le plus fort de la besogne; on
+ne courait pas risque d'etre battu pour sa maladresse, on avait a
+discretion le lait et le fromage, et, si le fermier ne donnait pas un
+_para_, du moins il permettait a _Charme-des-Yeux_ de prendre autant
+de laine qu'elle en pourrait filer pour les habits de son pere et les
+siens. Ali, qui n'avait que le choix de mourir de faim ou d'etre pendu,
+se decida, sans trop de peine, a mener la vie des patriarches. Des le
+lendemain, il s'enfonca dans la montagne avec sa fille, ses chiens et
+son troupeau.
+
+[Illustration: Elle songeait a Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait
+point oublier les doux loisirs d'autrefois.]
+
+Une fois aux champs, Ali retomba dans son indolence. Couche sur le
+dos et fumant sa pipe, il passait le temps a regarder les oiseaux
+qui tournaient dans le ciel. La pauvre _Charme-des-Yeux_ etait moins
+patiente: elle songeait a Bagdad, et sa quenouille ne lui faisait point
+oublier les doux loisirs d'autrefois.
+
+--Mon pere, disait-elle souvent, a quoi bon la vie quand elle n'est
+qu'une perpetuelle misere? N'aurait-il pas mieux valu en finir tout d'un
+coup que de mourir a petit feu?
+
+--Dieu est grand, ma fille, repondait le sage berger, ce qu'il fait est
+bien fait. J'ai le repos; a mon age, c'est le premier des biens; aussi,
+tu le vois, je me resigne. Ah! si seulement j'avais appris un metier!
+Toi, tu as la jeunesse et l'esperance, tu peux attendre un retour de
+fortune. Que de raisons pour te consoler!
+
+--Je me resigne, mon bon pere, disait _Charme-des-Yeux_ en soupirant.
+
+Et elle se resignait d'autant moins qu'elle esperait davantage.
+
+Il y avait plus d'un an qu'Ali menait cette heureuse vie dans la
+solitude quand, un matin, le fils du pacha de Damas alla chasser dans
+la montagne. En poursuivant un oiseau blesse, il s'etait egare; seul et
+loin de sa suite, il cherchait a retrouver son chemin en descendant le
+cours d'un ruisseau, quand, au detour d'un rocher, il apercut en face
+de lui une jeune fille qui, assise sur l'herbe et les pieds dans l'eau,
+tressait sa longue chevelure. A la vue de cette belle creature, Yousouf
+poussa un cri. _Charme-des-Yeux_ leva la tete. Effrayee de voir un
+etranger, elle s'enfuit aupres de son pere et disparut aux regards du
+prince etonne.
+
+--Qu'est cela? pensa Yousouf. La fleur de la montagne est plus fraiche
+que la rose de nos jardins; cette fille du desert est plus belle que nos
+sultanes. Voici la femme que j'ai revee.
+
+Il courut sur les traces de l'inconnue aussi vite que le permettaient
+les pierres qui glissaient sous ses pieds. Il trouva enfin
+_Charme-des-Yeux_ occupee a traire les brebis, tandis qu'Ali appelait a
+lui les chiens, dont les aboiements furieux denoncaient l'approche
+d'un etranger. Yousouf se plaignit d'etre egare et de mourir de soif.
+_Charme-des-Yeux_ lui apporta aussitot du lait dans un grand vase de
+terre; il but lentement, sans rien dire, en regardant le pere et la
+fille; puis, enfin, il se decida a demander son chemin. Ali, suivi de
+ses deux chiens, conduisit le chasseur jusqu'au bas de la montagne, et
+revint tremblant. L'inconnu lui avait donne une piece d'or: c'etait donc
+un officier du sultan, un pacha peut-etre? Pour Ali, qui jugeait avec
+ses propres souvenirs, un pacha etait un homme qui ne pouvait que faire
+le mal, et dont l'amitie n'etait pas moins redoutable que la haine.
+
+En arrivant a Damas, Yousouf courut se jeter au cou de sa mere; il lui
+repeta qu'elle etait belle comme a seize ans, brillante comme la lune
+dans son plein, qu'elle etait sa seule amie, qu'il n'aimait qu'elle au
+monde, et, disant cela, il lui baisait mille et mille fois les mains.
+
+La mere se mit a sourire: "Mon enfant, lui dit-elle, tu as un secret a
+me confier: parle vite. Je ne sais pas si je suis aussi belle que tu le
+dis; mais ce dont je suis sure, c'est que jamais tu n'auras de meilleure
+amie que moi."
+
+Yousouf ne se fit pas prier; il brulait de raconter ce qu'il avait vu
+dans la montagne; il fit un portrait merveilleux de la belle inconnue,
+declara qu'il ne pouvait vivre sans elle, et qu'il voulait l'epouser des
+le lendemain.
+
+--Un peu de patience, mon fils, lui repetait sa mere; laisse-nous savoir
+quel est ce miracle de beaute; apres cela, nous deciderons ton pere, et
+nous le ferons consentir a cette heureuse union.
+
+Quand le pacha connut la passion de son fils, il commenca par se recrier
+et finit par se mettre en colere. Manquait-il a Damas des filles riches
+et bien faites, pour qu'il fut necessaire d'aller chercher au desert
+une gardeuse de moutons? Jamais il ne donnerait les mains a ce triste
+mariage, jamais!
+
+_Jamais_ est un mot qu'un homme prudent ne doit point prononcer dans son
+menage, quand il a contre lui sa femme et son fils. Huit jours n'etaient
+pas ecoules que le pacha, emu par les larmes de la mere, par la paleur
+et le silence du fils, en arrivait de guerre lasse a ceder. Mais, en
+homme fort et qui s'estime a son juste prix, il declara hautement qu'il
+faisait une sottise et qu'il le savait.
+
+--Soit! que mon fils epouse une bergere et que sa folie retombe sur sa
+tete; je m'en lave les mains. Mais, pour que rien ne manque a cette
+union ridicule, qu'on appelle mon bouffon. C'est a lui seul qu'il
+appartient d'obtenir et d'amener ici cette miserable chevriere qui a
+jete un sort sur ma maison.
+
+Une heure apres, le bossu, monte sur un ane, gagnait la montagne,
+maudissant le caprice du pacha et les amours de Yousouf. Y avait-il du
+bon sens d'envoyer en ambassade a un berger, par la poussiere et le
+soleil, un homme delicat, ne pour vivre sous les lambris d'un palais,
+et qui charmait les princes et les grands par la finesse du son esprit?
+Mais, helas! la fortune est aveugle: elle met les sots au pinacle, et
+reduit au metier de bouffon le genie qui ne veut pas mourir de faim.
+
+Trois jours de fatigue n'avaient pas adouci l'humeur du bossu, quand il
+apercut Ali, couche a l'ombre d'un caroubier, et plus occupe de sa pipe
+que de ses brebis. Le bouffon piqua son ane et s'avanca vers le berger
+avec la majeste d'un vizir.
+
+--Drole, lui dit-il, tu as ensorcele le fils du pacha: il te fait
+l'honneur d'epouser ta fille. Decrasse au plus vite cette perle de
+la montagne, il faut que je l'emmene a Damas. Quant a toi, le pacha
+t'envoie cette bourse et t'ordonne de vider au plus tot le pays.
+
+Ali laissa tomber la bourse qu'on lui jetait, et, sans retourner la
+tete, demanda au bossu ce qu'il voulait.
+
+--Bete brute, reprit ce dernier, ne m'as-tu pas entendu? Le fils du
+pacha prend ta fille en mariage.
+
+--Qu'est-ce que fait le fils du pacha? dit Ali.
+
+--Ce qu'il fait? s'ecria le bouffon, en eclatant de rire. Double pecore
+que tu es, t'imagines-tu qu'un si haut personnage soit un rustre de ton
+espece? Ne sais-tu pas que le pacha partage avec le sultan la dime de la
+province, et que, sur les quarante brebis que tu gardes si mal, il y
+en a quatre qui lui appartiennent de droit, et trente-six qu'il peut
+prendre a sa volonte?
+
+--Je ne te parle point du pacha, reprit tranquillement Ali. Que Dieu
+protege Son Excellence! Je te demande ce que fait son fils. Est-il
+armurier?
+
+--Non, imbecile.
+
+--Forgeron?
+
+--Encore moins.
+
+--Charpentier?
+
+--Non.
+
+--Chaufournier?
+
+--Non, non. C'est un grand seigneur. Entends-tu, triple sot! il n'y a
+que les gueux qui travaillent. Le fils du pacha est un noble personnage,
+ce qui veut dire qu'il a les mains blanches et qu'il ne fait rien.
+
+--Alors il n'aura pas ma fille, dit gravement le berger: un menage coute
+cher, je ne donnerai jamais mon enfant a un mari qui ne peut pas nourrir
+sa femme. Mais peut-etre le fils du pacha a-t-il quelque metier moins
+rude. N'est-il point brodeur?
+
+--Non, dit le bouffon, en haussant les epaules.
+
+--Tailleur?
+
+--Non.
+
+--Potier?
+
+--Non.
+
+--Vannier?
+
+--Non.
+
+--Il est donc barbier?
+
+--Non, dit le bossu, rouge de colere. Finis cette sotte plaisanterie, ou
+je te fais rouer de coups. Appelle ta fille; je suis presse.
+
+--Ma fille ne partira pas, repondit le berger.
+
+Il siffla ses chiens, qui vinrent se ranger aupres de lui en grognant et
+en montrant des crocs qui ne parurent charmer que mediocrement l'envoye
+du pacha.
+
+Il retourna sa monture, et menacant du poing Ali qui retenait ses dogues
+au poil herisse:
+
+--Miserable! lui cria-t-il, tu auras bientot de mes nouvelles; tu sauras
+ce qu'il en coute pour avoir une autre volonte que celle du pacha, ton
+maitre et le mien.
+
+Le bouffon rentra dans Damas avec sa moitie d'oreille plus basse que
+de coutume. Heureusement pour lui, le pacha prit la chose du bon cote.
+C'etait un petit echec pour sa femme et son fils; pour lui, c'etait un
+triomphe: double succes qui chatouillait agreablement son orgueil.
+
+--Vraiment, dit-il, le bonhomme est encore plus fou que mon fils; mais
+rassure-toi, Yousouf, un pacha n'a que sa parole. Je vais envoyer dans
+la montagne quatre cavaliers qui m'ameneront la fille; quant au pere, ne
+t'en embarrasse pas, je lui reserve un argument decisif.
+
+Et, disant cela, il fit gaiement un geste de la main, comme s'il coupait
+devant lui quelque chose qui le genait.
+
+Sur un signe de sa mere, Yousouf se leva et supplia son pere de lui
+laisser l'ennui de mener a fin cette petite aventure. Sans doute le
+moyen propose etait irresistible. Mais _Charme-des-Yeux_ avait peut-etre
+la faiblesse d'aimer le vieux berger, elle pleurerait; et le pacha ne
+voudrait pas attrister les premiers beaux jours d'un mariage. Yousouf
+esperait qu'avec un peu de douceur il viendrait facilement a bout d'une
+resistance qui ne lui semblait pas serieuse.
+
+--Fort bien, dit le pacha. Tu veux avoir plus d'esprit que ton pere;
+c'est l'usage des fils. Va donc, et fais ce que tu voudras; mais je te
+previens qu'a compter d'aujourd'hui je ne me mele plus de tes affaires.
+Si ce vieux fou de berger te refuse, tu en seras pour ta honte. Je
+donnerais mille piastres pour te voir revenir aussi sot que le bossu.
+
+Yousouf sourit, il etait sur de reussir. Comment _Charme-des-Yeux_ ne
+l'aimerait-elle pas? Il l'adorait. Et d'ailleurs a vingt ans doute-t-on
+de soi-meme et de la fortune? Le doute est fait pour ceux que la vie a
+trompes, non pour ceux qu'elle enivre de ses premieres illusions.
+
+Ali recut Yousouf avec tout le respect qu'il devait au fils du pacha; il
+le remercia, et en bons termes, de son honorable proposition; mais sur
+le fond des choses il fut inexorable. Point de metier, point de
+mariage; c'etait a prendre ou a laisser. Le jeune homme comptait que
+_Charme-des-Yeux_ viendrait a son secours; mais _Charme-des-Yeux_ etait
+invisible; et il y avait une grande raison pour qu'elle ne desobeit pas
+a son pere: c'est que le prudent Ali ne lui avait pas dit un mot de
+mariage. Depuis la visite du bouffon il la tenait soigneusement enfermee
+au logis.
+
+Le fils du pacha descendit de la montagne la tete basse. Que faire?
+Rentrer a Damas, pour y etre en butte aux railleries de son pere, jamais
+Yousouf ne s'y resignerait. Perdre _Charme-des-Yeux_? plutot la mort.
+Faire changer d'avis a cet entete de vieux berger? Yousouf ne pouvait
+l'esperer; et il en venait presque a regretter de s'etre perdu par trop
+de bonte!
+
+Au milieu de ces tristes reflexions, il s'apercut que son cheval,
+abandonne a lui-meme, l'avait egare. Yousouf se trouvait sur la lisiere
+d'un bois d'oliviers. Dans le lointain etait un village; la fumee
+bleuatre montait au-dessus des toits; on entendait l'aboiement des
+chiens, le chant des ouvriers, le bruit de l'enclume et du marteau.
+
+Une idee saisit Yousouf. Qui l'empechait d'apprendre un metier? Etait-ce
+si difficile? _Charme-des-Yeux_ ne valait-elle pas tous les sacrifices?
+Le jeune homme attacha a un olivier son cheval, ses armes, sa veste
+brodee, son turban. A la premiere maison il se plaignit d'avoir ete
+depouille par les Bedouins, acheta un habit grossier, et, ainsi deguise,
+il alla de porte en porte s'offrir comme apprenti.
+
+Yousouf avait si bonne mine que chacun l'accueillit a merveille; mais
+les conditions qu'on lui fit l'effrayerent. Le forgeron lui demanda deux
+ans pour l'instruire, le potier un an, le macon six mois; c'etait
+un siecle! Le fils du pacha ne pouvait se resigner a cette longue
+servitude, quand une voix glapissante l'appela:
+
+--Hola, mon fils, lui criait-on, si tu es presse et si tu n'as pas
+d'ambition, viens avec moi: en huit jours je te ferai gagner ta vie.
+
+Yousouf leva la tete. A quelques pas devant lui, etait assis sur un
+banc, les jambes croisees, un gros petit homme au ventre rebondi, a la
+face rejouie: c'etait un vannier. Il etait entoure de brins de paille et
+de joncs, teints en toutes couleurs; d'une main agile il tressait des
+nattes, qu'il cousait ensuite pour en faire des paniers, des corbeilles,
+des tapis, des chapeaux varies de nuances et de dessin. C'etait un
+spectacle qui charmait les yeux.
+
+--Vous etes mon maitre, dit Yousouf, en prenant la main du vannier. Et,
+si vous pouvez m'apprendre votre metier en deux jours, je vous paierai
+largement votre peine. Voici mes arrhes.
+
+Disant cela, il jeta deux pieces d'or a l'ouvrier ebahi.
+
+Un apprenti qui seme l'or a pleines mains, cela ne se voit pas tous
+les jours; le vannier ne douta point qu'il n'eut affaire a un prince
+deguise; aussi fit-il merveille. Et, comme son eleve ne manquait ni
+d'intelligence ni de bonne volonte, avant le soir il lui avait appris
+tous les secrets du metier.
+
+--Mon fils, lui dit-il, ton education est faite, tu vas juger toi-meme
+si ton maitre a gagne son argent. Voici le soleil qui se couche; c'est
+l'heure ou chacun quitte son travail et passe devant ma porte. Prends
+cette natte que tu as tressee et cousue de tes mains, offre-la aux
+acheteurs. Ou je me trompe fort, ou tu peux en avoir quatre _paras_.
+Pour un debut, c'est un joli denier.
+
+Le vannier ne se trompait pas: le premier acheteur offrit trois _paras_,
+on lui en demanda _cinq_, et il ne fallut pas plus d'une heure de debats
+et de cris pour qu'il se decidat a en donner quatre. Il tira sa longue
+bourse, regarda plusieurs fois la natte, en fit la critique, et enfin se
+decida a compter ses quatre pieces de cuivre, l'une apres l'autre.
+Mais, au lieu de prendre cette somme, Yousouf donna une piece d'or
+a l'acheteur, il en compta dix au vannier, et, s'emparant de son
+chef-d'oeuvre, il sortit du village en courant comme un fou. Arrive pres
+de son cheval, il etendit la natte a terre, s'enveloppa la tete dans son
+burnous et dormit du sommeil le plus agite, et cependant le plus doux
+qu'il eut goute de sa vie.
+
+Au point du jour, quand Ali arriva au paturage avec ses brebis, il fut
+fort etonne de voir Yousouf installe avant lui sous le vieux caroubier.
+Des qu'il apercut le berger, le jeune homme se leva, et prenant la natte
+sur laquelle il etait couche:
+
+--Mon pere, lui dit-il, vous m'avez demande d'apprendre un metier; je me
+suis fait instruire; voici mon travail, examinez-le.
+
+--C'est un joli morceau, dit Ali; si ce n'est pas encore tres bien
+tresse, c'est honnetement cousu. Qu'est-ce qu'on peut gagner a faire par
+jour une natte comme celle-la?
+
+--Quatre _paras_, dit Yousouf, et avec un peu d'habitude j'en ferai deux
+au moins dans une journee.
+
+--Soyons modeste, reprit Ali; la modestie convient au talent qui
+commence. Quatre _paras_ par jour, ce n'est pas beaucoup; mais quatre
+_paras_ aujourd'hui et quatre _paras_ demain, cela fait huit _paras_, et
+quatre _paras_ apres-demain, cela fait douze _paras_. Enfin, c'est un
+etat qui fait vivre son homme, et, si j'avais eu l'esprit de l'apprendre
+quand j'etais pacha, je n'aurais pas ete reduit a me faire berger.
+
+Qui fut etonne de ces paroles? ce fut Yousouf. Ali lui conta toute
+son histoire; c'etait risquer sa tete, mais il faut pardonner un
+peu d'orgueil a un pere. En mariant sa fille, Ali n'etait pas fache
+d'apprendre a son gendre que _Charme-des-Yeux_ n'etait pas indigne de la
+main d'un fils de pacha.
+
+Ce jour-la on rentra les brebis avant l'heure. Yousouf voulut remercier
+lui-meme l'honnete fermier qui avait recu le pauvre Ali et sa fille; il
+lui donna une bourse pleine d'or pour le recompenser de sa charite. Rien
+n'est liberal comme un homme heureux. _Charme-des-Yeux_, presentee au
+chasseur de la montagne, et prevenue des projets de Yousouf, declara que
+le premier devoir d'une fille etait d'obeir a son pere. En pareil cas,
+dit-on, les filles sont toujours obeissantes en Turquie.
+
+Le soir meme, a la fraicheur de la nuit tombante, on se mit en route
+pour Damas. Les chevaux etaient legers, les coeurs plus legers encore,
+on allait comme le vent; avant la fin du second jour on etait arrive.
+Yousouf voulut presenter sa fiancee a sa mere. Quelle fut la joie de la
+sultane, il n'est besoin de le dire. Apres les premieres caresses, elle
+ne put resister au plaisir de montrer a son epoux qu'elle avait plus
+d'esprit que lui, et se fit une joie de lui reveler la naissance de la
+belle _Charme-des-Yeux_.
+
+--Par Allah! s'ecria le pacha, en caressant sa longue barbe afin de se
+donner une contenance et de cacher son trouble, vous imaginez-vous,
+Madame, qu'on puisse surprendre un homme d'Etat tel que moi! Aurais-je
+consenti a cette union, si je n'avais connu ce secret qui vous etonne?
+Sachez qu'un pacha sait tout?
+
+Et sur l'heure il rentra dans son cabinet pour ecrire au sultan, afin
+qu'il ordonnat du sort d'Ali. Il ne se souciait point de deplaire a Sa
+Hautesse pour les beaux yeux d'une famille proscrite. La jeunesse aime
+le roman dans la vie, mais le pacha etait un homme serieux, qui tenait a
+vivre et a mourir pacha.
+
+Tous les sultans aiment les histoires, si l'on en croit _les Mille et
+une nuits_. Le protecteur d'Ali n'avait pas degenere de ses ancetres;
+il envoya tout expres un navire en Syrie pour qu'on lui amenat a
+Constantinople l'ancien gouverneur de Bagdad. Ali, revetu de ses
+haillons, et sa houlette a la main, fut conduit au serail, et, devant
+une nombreuse audience, il eut la gloire d'amuser son maitre toute une
+apres-dinee.
+
+Quand Ali eut termine son recit, le sultan lui fit revetir une pelisse
+d'honneur. D'un pacha Sa Hautesse avait fait un berger; elle
+voulait maintenant etonner le monde par un nouveau miracle de sa
+toute-puissance, et d'un berger elle refaisait un pacha.
+
+A cet eclatant temoignage de faveur, toute la cour applaudit. Ali se
+jeta aux pieds du sultan pour decliner un honneur qui ne le seduisait
+plus. Il ne voulait pas, disait-il, courir le risque de deplaire
+une seconde fois au Maitre du monde, et demandait a vieillir dans
+l'obscurite, en benissant la main genereuse qui le retirait de l'abime
+ou il etait justement tombe.
+
+La hardiesse d'Ali effraya l'assistance, mais le sultan sourit:
+
+--Dieu est grand, s'ecria-t-il, et nous garde chaque jour une surprise
+nouvelle. Depuis vingt ans que je regne, voici la premiere fois qu'un
+de mes sujets me demande a n'etre rien. Pour la rarete du fait, Ali, je
+t'accorde ta priere; tout ce que j'exige, c'est que tu acceptes un don
+de mille bourses[1]. Personne ne doit me quitter les mains vides.
+
+[Note 1: A peu pres trois cent mille francs.]
+
+De retour a Damas, Ali acheta un beau jardin, tout rempli d'oranges, de
+citrons, d'abricots, de prunes, de raisins. Becher, sarcler, greffer,
+tailler, arroser, c'etait la son plaisir; tous les soirs, il se couchait
+le corps fatigue, l'ame tranquille; tous les matins, il se levait le
+corps dispos, le coeur leger.
+
+_Charme-des-Yeux_ eut trois fils, tous plus beaux que leur mere. Ce
+fut le vieil Ali qui se chargea de les elever. A tous il enseigna le
+jardinage; a chacun d'eux il fit apprendre un metier different. Pour
+graver dans leur coeur la verite qu'il n'avait comprise que dans l'exil,
+Ali avait fait mouler sur les murs de sa maison et de son jardin les
+plus beaux passages du Coran, et au-dessous il avait place ces maximes
+de sagesse que le Prophete lui-meme n'eut pas desavouees: _Le travail
+est le seul tresor qui ne manque jamais. Use tes mains au travail, tu ne
+les tendras jamais a l'aumone. Quand tu sauras ce qu'il en coute pour
+gagner un para, tu respecteras le bien et la peine d'autrui. Le travail
+donne sante, sagesse et joie. Travail et ennui n'ont jamais habite sous
+le meme toit_.
+
+C'est au milieu de ces sages enseignements que grandirent les trois fils
+de _Charme-des-Yeux_. Tous trois furent pachas. Profiterent-ils des
+conseils de leur aieul? J'aime a le croire, quoique les annales des
+Turcs n'en disent rien. On n'oublie pas ces premieres lecons de
+l'enfance; c'est a l'education que nous devons les trois quarts de nos
+vices et la moitie de nos vertus. Hommes de bien, souvenez-vous de ce
+que vous devez a vos peres et dites-vous que, la plupart du temps, les
+mechants et les pachas ne sont que des enfants mal eleves.
+
+
+
+
+PERLINO
+
+
+CONTE NAPOLITAIN
+
+ --Mere-grand, pourquoi riez-vous si fort?
+ --Parce que j'ai envie de pleurer, mon enfant.
+ (_Le Petit Chaperon rouge_, version bulgare.)
+
+
+I
+
+LA SIGNORA PALOMBA
+
+
+Caton, ce vrai sage, a dit, je ne sais ou, qu'en toute sa vie il s'etait
+repenti de trois choses: la premiere, c'etait d'avoir confie son secret
+a une femme; la seconde, d'avoir passe un jour entier sans rien faire;
+la troisieme, d'etre alle par mer quand il pouvait prendre un chemin
+plus solide et plus sur. Les deux premiers regrets de Caton, je les
+laisse a qui veut s'en charger: il n'est jamais prudent de se mettre
+mal avec la plus douee moitie du genre humain, et medire de la paresse
+n'appartient pas a tout le monde; mais la troisieme maxime, on devrait
+l'ecrire en lettres d'or sur le pont de tous les navires, comme un
+avis aux imprudents. Faute d'y songer, je me suis souvent embarque;
+l'experience d'autrui ne nous sert pas plus que la notre. Mais, a peine
+sorti du port, la memoire me revenait aussitot; et que de fois, en mer
+comme ailleurs, n'ai-je pas senti, mais trop tard, que je n'etais pas un
+Caton!
+
+Un jour, surtout, je m'en souviens encore, je rendis pleine justice a
+la sagesse du vieux Romain. J'etais parti de Salerne par un soleil
+admirable; mais, a peine en mer, la bourrasque nous surprit et nous
+poussa vers Amalfi avec une rapidite que nous ne souhaitions guere. En
+un instant je vis l'equipage palir, gesticuler, crier, jurer, pleurer,
+prier, puis je ne vis plus rien. Battu du vent et de la pluie, mouille
+jusqu'aux os, j'etais etendu au fond de la barque, les yeux fermes, le
+coeur malade, oubliant tout a fait que je voyageais pour mon plaisir,
+quand, une brusque secousse me rappelant a moi-meme, je me sentis saisi
+par une main vigoureuse. Au-dessus de moi, et me tirant par les epaules,
+etait le patron, l'air rejoui, le regard enflamme. "Du courage,
+Excellence, me criait-il en me remettant sur pied, la barque est a
+terre; nous sommes a Amalfi. Debout! un bon diner vous remettra le
+coeur; l'orage est passe, ce soir nous irons a Sorrente!
+
+ Le temps, la mer, le fou, la forante et la fortune
+ Tournent comme le vent, changent comme la lune.
+
+Je sortis du bateau plus ruisselant qu'Ulysse apres son naufrage, et,
+comme lui, tres dispose a baiser la terre qui ne bouge pas. Devant moi
+etaient les quatre matelots, la rame sur l'epaule, prets a m'escorter en
+triomphe jusqu'a l'auberge de la Lune, qu'on apercevait sur la hauteur.
+Ses murs blanchis a la chaux brillaient aux feux du jour, comme la neige
+sur les montagnes. Je suivis mon cortege, mais non pas avec la fierte
+d'un vainqueur; je montai tristement et lentement un escalier qui n'en
+finissait pas, regardant les vagues qui se brisaient au rivage, comme
+furieuses de nous avoir laches. J'entrai, enfin, dans l'_osteria_, il
+etait midi: tout dormait, la cuisine meme etait deserte; il n'y avait,
+pour me recevoir, qu'une couvee de poulets maigres qui, a mon approche,
+se prit a crier comme les oies du Capitole. Je traversai leur bande
+effrayee pour me refugier sur une terrasse en arceaux, toute pleine de
+soleil; la, m'emparant d'une chaise que j'enfourchai, et appuyant mes
+bras et ma tete sur le dossier, je me mis, non pas a reflechir, mais a
+me secher, tandis que la maison, et la ville, et la mer, et les cieux
+eux-memes continuaient a danser autour de moi.
+
+Je me perdais dans mes reveries, quand la patronne de l'osteria s'avanca
+vers moi, trainant ses pantoufles avec une noblesse de reine. Qui a
+visite Amalfi n'oubliera jamais l'enorme et majestueuse Palomba.
+
+--Que desire Votre Excellence? me dit-elle d'une voix plus aigre que de
+coutume; et faisant elle-meme la demande et la reponse: Diner, c'est
+impossible; les pecheurs ne sont pas sortis par ce temps de malheur, il
+n'y a pas de poisson.
+
+--Signora, lui repondis-je sans lever la tete, donnez-moi ce que vous
+voudrez: une soupe, un macaroni, peu importe! j'ai plus besoin de soleil
+que de diner.
+
+La digne Palomba me regarda avec un etonnement mele de pitie.
+
+--Pardon, Excellence, me dit-elle; au livre rouge qui sortait de votre
+poche, je vous prenais pour un Anglais. Depuis que ce maudit livre, qui
+dit tout, a recommande le poisson d'Amalfi, il n'y a pas un milord qui
+veuille diner autrement que ce papier ne lui ordonne. Mais, puisque vous
+entendez la raison, nous ferons de notre mieux pour vous plaire. Ayez
+seulement un peu de patience.
+
+[Illustration: L'enorme et majestueuse Palomba.]
+
+Et aussitot l'excellente femme, attrapant au passage deux des poulets
+qui criaient autour de moi, leur coupa le cou sans que j'eusse le temps
+de m'opposer a cet assassinat dont j'etais complice; puis s'asseyant
+pres de moi, elle se mit a plumer les deux victimes avec le sang-froid
+d'un grand coeur.
+
+--Signore, dit-elle au bout d'un instant, la cathedrale est ouverte;
+tous les etrangers vont l'admirer avant diner.
+
+Pour toute reponse, je soupirai.
+
+--Excellence, ajouta la digne Palomba, que sans doute je genais dans ses
+preparatifs culinaires, vous n'avez pas visite la route nouvelle qui
+conduit a Salerne? Il y a une vue magnifique sur la mer et les iles.
+
+--Helas! pensai-je, c'est ce matin, et en voiture, qu'il fallait prendre
+cette route; et je ne repondis pas.
+
+--Excellence, dit d'une voix plus forte la patronne tres decidee a se
+debarrasser de moi, le marche se tient aujourd'hui. Beau spectacle,
+beaux costumes! Et des marchands qui ont la langue si bien pendue! et
+des oranges! on en a douze pour un carlin!
+
+Peine perdue: je ne me serais pas leve pour la reine de Naples en
+personne!
+
+--He donc! s'ecria l'hotesse, a qui la patience echappait, vous voila
+plus endormi que Perlino quand il buvait son or potable!
+
+--Perlino de qui? Perlino de quoi? murmurai-je en ouvrant un oeil
+languissant.
+
+--Quel Perlino? reprit Palomba. Y en a-t-il deux dans l'histoire? et,
+quand on ne trouverait pas ici un enfant de quatre ans qui ne connut ses
+aventures, est-ce un homme aussi instruit que Votre Excellence qui peut
+les ignorer?
+
+--Faites comme si je ne savais rien, contez-moi l'histoire de Perlino,
+excellente Palomba, je vous ecoute avec le plus vif interet.
+
+La bonne femme commenca avec la gravite d'une matrone romaine.
+L'histoire etait belle; peut-etre la chronologie laissait-elle un peu
+a desirer, mais dans ce recit touchant la sage Palomba faisait preuve
+d'une si parfaite connaissance des choses et des hommes, que peu a peu
+je levai la tete, et, fixant les yeux sur celle qui ne me regardait
+plus, j'ecoutai avec attention ce qui suit.
+
+
+II
+
+VIOLETTE
+
+
+Si l'on en croyait les anciens, Paestum n'aurait pas toujours ete ce
+qu'il est aujourd'hui. Il n'y a maintenant, disent les pecheurs, que
+trois vieilles ruines ou l'on ne trouve que la fievre, des buffles et
+des Anglais; autrefois c'etait une grande ville, habitee par un peuple
+nombreux. Il y a bien longtemps de cela, comme qui dirait au siecle des
+patriarches, quand tout le pays etait aux mains des paiens grecs, que
+d'autres nomment Sarrasins.
+
+En ce temps-la, il y avait a Paestum un marchand bon comme le pain, doux
+comme le miel, riche comme la mer. On l'appelait Cecco; il etait veuf
+et n'avait qu'une fille qu'il aimait comme son oeil droit. Violette,
+c'etait le nom de cette enfant cherie, etait blanche comme du lait et
+rose comme la fraise. Elle avait de longs cheveux noirs, des yeux plus
+bleus que le ciel, une joue veloutee comme l'aile d'un papillon, et un
+grain de beaute juste au coin de la levre. Joignez a cela l'esprit d'un
+demon, la grace d'une Madeline, la taille de Venus et des doigts de
+fee, vous comprendrez qu'a premiere vue jeunes et vieux ne pouvaient se
+defendre de l'aimer.
+
+Quand Violette eut quinze ans, Cecco songea a la marier. C'etait pour
+lui un grand souci. L'oranger, pensait-il, donne sa fleur sans savoir
+qui la cueillera, un pere met au monde une fille, et pendant de longues
+annees la soigne comme la prunelle de ses yeux pour qu'un beau jour un
+inconnu lui vole son tresor, sans meme le remercier. Ou trouver un epoux
+digne de ma Violette? N'importe, elle est assez riche pour choisir qui
+lui plaira; belle et fine comme elle est, elle apprivoiserait un tigre,
+si elle s'en melait.
+
+Souvent donc le bon Cecco essayait adroitement de parler mariage a sa
+fille; autant eut valu jeter ses discours a la mer. Des qu'il touchait
+cette corde, Violette baissait la tete et se plaignait d'avoir la
+migraine; le pauvre pere, plus trouble qu'un moine qui perd la memoire
+au milieu de son sermon, changeait aussitot de conversation et tirait
+de sa poche quelque cadeau qu'il avait toujours en reserve. C'etait une
+bague, un chapelet, un de d'or; Violette l'embrassait, et le sourire
+revenait comme le soleil apres la pluie.
+
+Un jour cependant que Cecco, plus avise que de coutume, avait commence
+par ou il finissait d'ordinaire, et que Violette avait dans les mains
+un si beau collier qu'il lui etait difficile de s'affliger, le bonhomme
+revint a la charge. "O amour et joie de mon coeur, lui disait-il en la
+caressant, baton de ma vieillesse, couronne de mes cheveux blancs, ne
+verrai-je jamais l'heure ou l'on m'appellera grand-pere? Ne sens-tu pas
+que je deviens vieux? ma barbe grisonne et me dit chaque jour qu'il est
+temps de te choisir un protecteur. Pourquoi ne pas faire comme toutes
+les femmes? Vois-tu qu'elles en meurent? Qu'est-ce qu'un mari? C'est un
+oiseau en cage, qui chante tout ce qu'on veut. Si ta pauvre mere vivait
+encore, elle te dirait qu'elle n'a jamais pleure pour faire sa volonte;
+elle a toujours ete reine et imperatrice au logis. Je n'osais souffler
+devant elle, pas plus que devant toi, et je ne puis me consoler de ma
+liberte.
+
+--Pere, dit Violette en lui prenant le menton, tu es le maitre, c'est a
+toi de commander. Dispose de ma main, choisis toi-meme. Je me marierai
+quand tu voudras, et a qui tu voudras. Je ne te demande qu'une seule
+chose.
+
+--Quelle qu'elle soit, je te l'accorde, s'ecria Cecco, charme d'une
+sagesse a laquelle on ne l'avait pas habitue.
+
+--Eh bien, mon bon pere, tout ce que je desire, c'est que le mari que tu
+me donneras n'ait pas l'air d'un chien.
+
+--Voila une idee de petite fille! s'ecria le marchand rayonnant de joie.
+On a raison de dire que beaute et folie vont souvent de compagnie. Si tu
+n'avais pas tout l'esprit de ta mere, dirais-tu de pareilles sottises?
+Crois-tu qu'un homme de sens comme moi, crois-tu que le plus riche
+marchand de Poestum sera assez niais pour accepter un gendre a face de
+chien? Sois tranquille, je te choisirai, ou plutot tu te choisiras, le
+plus beau et le plus aimable des hommes. Te fallut-il un prince, je suis
+assez riche pour te l'acheter.
+
+A quelques jours de la, il y eut un grand diner chez Cecco; il avait
+invite la fleur de la jeunesse a vingt lieues a la ronde. Le repas etait
+magnifique; on mangea beaucoup, on but davantage; chacun se mit a l'aise
+et parla dans l'abondance de son coeur. Quand on eut servi le dessert,
+Cecco se retira dans un coin de la salle, et prenant Violette sur ses
+genoux:
+
+--Ma chere enfant, lui dit-il tout bas, regarde-moi ce joli jeune homme
+aux yeux bleus, qui a une raie au milieu de la tete. Crois-tu qu'une
+femme serait malheureuse avec un pareil cherubin?
+
+--Vous n'y pensez pas, mon pere, dit Violette en riant, il a l'air d'une
+levrette.
+
+--C'est vrai, s'ecria le bon Cecco, une vraie tete de levrette! Ou
+avais-je les yeux pour ne pas voir cela? Mais ce beau capitaine qui a le
+front ras, le cou serre, les yeux a fleur de tete, la poitrine bombee,
+c'est un homme celui-la, qu'en dis-tu?
+
+--Mon pere, il ressemble a un dogue; j'aurais toujours peur qu'il me
+mordit.
+
+--Il est de fait qu'il a un faux air de dogue, repondit Cecco en
+soupirant. N'en parlons plus. Peut-etre aimeras-tu mieux un personnage
+plus grave et plus mur. Si les femmes savaient choisir, elles ne
+prendraient jamais un mari qui eut moins de quarante ans. Jusque-la
+les femmes ne trouvent que des fats qui se laissent adorer, ce n'est
+vraiment qu'apres quarante ans qu'un homme est mur pour aimer et pour
+obeir. Que dis-tu de ce conseiller de justice qui parle si bien et
+qui s'ecoute en parlant? Ses cheveux grisonnent, qu'importe? Avec des
+cheveux gris on n'est pas plus sage qu'avec des cheveux noirs.
+
+--Pere, tu ne tiens pas ta parole. Tu vois bien qu'avec ses yeux rouges
+et les boucles blanches qui lui frisent sur les oreilles, ce seigneur a
+la mine d'un caniche.
+
+De tous les convives il en fut de meme, pas un n'echappa a la langue de
+Violette. Celui-ci, qui soupirait en tremblant, ressemblait a un chien
+turc; celui-la, qui avait de longs cheveux noirs et des yeux caressants,
+avait la figure d'un epagneul; personne ne fut epargne. On dit, en
+effet, que parmi vous autres hommes il n'en est pas un qui n'ait l'air
+d'un chien quand on lui met la main sous le nez, en lui cachant la
+bouche et le menton; vous devez le savoir, vous autres signori, qui etes
+tous des savants, car on dit que, si vous venez remuer les pierres de
+notre Italie, c'est pour demander a nos morts la sagesse qui, a mon
+avis, ne doit pas etre une marchandise commune dans votre pays.
+
+--Violette a trop d'esprit, pensa Cecco, je n'en viendrai jamais a bout
+par la raison. Sur quoi il entra dans une colere blanche; il l'appela
+ingrate, tete de bois, fille de sot, et finit en la menacant de la
+mettre au couvent pour le reste de sa vie. Violette pleura; il se jeta
+a ses genoux, lui demanda pardon, et lui promit de ne plus jamais lui
+parler de rien. Le lendemain, il se leva sans avoir dormi, embrassa sa
+fille, la remercia de n'avoir pas les yeux rouges, et attendit que le
+vent qui tourne les girouettes soufflat du cote de sa maison.
+
+Cette fois il n'avait pas tort. Avec les femmes il arrive plus de choses
+en une heure qu'en dix ans avec les hommes; ce n'est jamais pour elles
+qu'il est ecrit: _On ne passe pas par ce chemin_.
+
+
+III
+
+NAISSANCE ET FIANCAILLES DE PERLINO
+
+
+Un jour qu'il y avait fete aux environs, Cecco demanda a sa fille ce
+qu'il pourrait lui apporter pour lui faire plaisir.
+
+--Pere, dit-elle, si tu m'aimes, achete-moi un demi-_cantaro_ de sucre
+de Palerme et autant d'amandes douces; joins-y cinq ou six bouteilles
+d'eau de senteur, un peu de musc et d'ambre, une quarantaine de perles,
+deux saphirs, une poignee de grenats et de rubis; apporte-moi aussi
+vingt echeveaux de fil d'or, dix aunes de velours vert, une piece de
+soie cerise, et surtout n'oublie pas une auge et une truelle d'argent.
+
+Qui fut etonne de ce caprice? ce fut le marchand; mais il avait ete trop
+bon mari pour ne pas savoir qu'avec les femmes il est plus court d'obeir
+que de raisonner; il rentra, le soir, a la maison avec une mule toute
+chargee. Que n'eut-il pas fait pour un sourire de son enfant?
+
+Aussitot que Violette eut recu tous ces presents, elle monta dans sa
+chambre, et se mit a faire une pate de sucre et d'amandes, en l'arrosant
+d'eau de rose et de jasmin. Puis, comme un potier ou un sculpteur, elle
+petrit cette pate avec sa truelle d'argent, et en moula le plus beau
+petit jeune homme qu'on ait jamais vu. Elle lui fit les cheveux avec
+des fils d'or, les yeux avec des saphirs, les dents avec des perles,
+la langue et les levres avec des rubis. Apres quoi elle l'habilla de
+velours et de soie, et le baptisa Perlino, parce qu'il etait blanc et
+rose comme la perle.
+
+Quand elle eut fini son chef-d'oeuvre, qu'elle avait place sur une
+table, Violette battit des mains et se mit a danser autour de Perlino;
+elle lui chantait les airs les plus tendres, elle lui disait les paroles
+les plus douces, elle lui envoyait des baisers a echauffer un marbre:
+peine perdue, la poupee ne bougeait pas. Violette en pleurait de depit,
+quand elle se souvint a propos qu'elle avait une fee pour marraine.
+Quelle marraine, surtout quand elle est fee, rejette le premier voeu
+qu'on lui adresse? Et voici ma jeune fille qui pria tant et tant que sa
+marraine l'entendit de deux cents lieues et en eut pitie. Elle souffla;
+il n'en faut pas davantage aux fees pour faire un miracle.
+
+Tout a coup Perlino ouvre un oeil, puis deux; il tourne la tete a
+droite, a gauche; puis, il eternue comme une personne naturelle; puis,
+tandis que Violette riait et pleurait de plaisir, voila mon Perlino qui
+marche sur la table, gravement, a petits pas, comme une douairiere qui
+revient de l'eglise ou un bailli qui monte au tribunal.
+
+Plus joyeuse que si elle eut gagne le royaume de France a la loterie,
+Violette emporta Perlino dans ses bras, l'embrassa sur les deux joues,
+le placa doucement a terre; puis, prenant sa robe a deux mains, elle se
+mit a danser autour de lui, en chantant:
+
+ Danse, danse avec moi,
+ Cher Perlino de mon ame;
+ Danse, danse avec moi,
+ Si tu veux m'avoir pour femme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Je serai la Reine, et tu seras le Roi.
+
+ Nous sommes tous deux a la fleur de l'age.
+ Plaisir de mes yeux, entrons en menage.
+ Courir et sauter,
+ Danser et chanter,
+ Voila toute la vie!
+ Si tu fais toujours tout ce que je veux,
+ Mon petit mari, tu seras heureux
+ A donner envie
+ Aux dieux
+ Des cieux.
+
+ Danse, danse avec moi,
+ Cher Perlino de mon ame;
+ Danse, danse avec moi,
+ Si tu veux m'avoir pour femme;
+ Danse, danse avec moi,
+ Je serai la Reine et tu seras le Roi.
+
+Cecco, qui refaisait le compte de ses marchandises, parce qu'il lui
+semblait dur de ne gagner qu'un million de ducats dans l'annee, entendit
+de son comptoir le bruit qu'on faisait au-dessus de sa tete: _Per
+Baccho!_ s'ecria-t-il, il se passe la-haut quelque chose d'etrange; il
+me semble qu'on se querelle.
+
+Il monta, et, poussant la porte, vit le plus joli spectacle du monde. En
+face de sa fille, rouge de plaisir, etait l'Amour en personne, l'Amour
+en pourpoint de velours et de soie. Les deux mains dans les mains de sa
+petite maitresse, Perlino, sautant des deux pieds a la fois, dansait,
+dansait, comme s'il ne devait jamais s'arreter.
+
+Aussitot que Violette apercut l'auteur de ses jours, elle lui fit une
+humble reverence, et lui presentant son bien-aime:
+
+--Mon seigneur et pere, lui dit-elle, tu m'as toujours dit que tu
+desirais me voir mariee. Pour t'obeir et te plaire, j'ai choisi un mari
+suivant mon coeur.
+
+--Tu as bien fait, mon enfant, repondit Cecco, qui devina le mystere;
+toutes les femmes devraient prendre exemple sur toi. J'en connais plus
+d'une qui se couperait un doigt de la main, et non pas le plus petit,
+pour se fabriquer un mari a son gout, un petit mari tout confit de
+sucre et de fleur d'orange. Donne-leur ton secret, tu secheras bien des
+larmes. Il y a deux mille ans qu'elles se plaignent, et dans deux mille
+ans elles se plaindront encore d'etre incomprises et sacrifiees. Sur
+quoi il embrassa son gendre, le fianca sur l'heure, et demanda deux
+jours pour preparer la noce. Il n'en fallait pas moins pour inviter tous
+les amis a la ronde et dresser un diner qui ne fut pas indigne du plus
+riche marchand de Paestum.
+
+
+IV
+
+L'ENLEVEMENT DE PERLINO
+
+
+Pour voir un mariage si nouveau, on vint de bien loin: de Salerne et de
+la Cava, d'Amalfi et de Sorrente, meme d'Ischia et de Pouzzoles. Riches
+ou pauvres, jeunes ou vieux, amis ou jaloux, chacun voulait connaitre
+Perlino. Par malheur, il ne s'est jamais fait de noce sans que le diable
+s'en mele; la marraine de Violette n'avait pas prevu ce qui devait
+arriver.
+
+Parmi les invites, on attendait une personne considerable: c'etait une
+marquise des environs qui s'appelait la dame des Ecus-Sonnants. Elle
+etait aussi mechante et aussi vieille que Satan; elle avait la peau
+jaune et ridee, les yeux caves, les joues creuses, le nez crochu, le
+menton pointu; mais elle etait si riche, si riche, que chacun l'adorait
+au passage et se disputait l'honneur de lui baiser la main. Cecco la
+salua jusqu'a terre et la fit asseoir a sa droite, heureux et fier de
+presenter sa fille et son gendre a une femme qui, ayant plus de cent
+millions, lui faisait la grace de manger son diner.
+
+Tout le long du repas, la dame des Ecus-Sonnants ne fit que regarder
+Perlino; la convoitise lui brulait le coeur. La marquise habitait un
+chateau digne des fees; les pierres en etaient d'or, et les paves
+d'argent. Dans ce chateau, il y avait une galerie ou l'on avait
+rassemble toutes les curiosites de la terre: une pendule qui sonnait
+toujours l'heure qu'on desirait, un elixir qui guerissait la goutte et
+la migraine, un philtre qui changeait le chagrin en joie, une fleche de
+l'amour, l'ombre de Scipion, le coeur d'une coquette, la religion d'un
+medecin, une sirene empaillee, trois cornes de licorne, la conscience
+d'un courtisan, la politesse d'un enrichi, l'hippogriffe d'_Orlando_,
+toutes choses qu'on n'a jamais vues et qu'on ne verra jamais autre part;
+mais a ce tresor il manquait un rubis: c'etait ce cherubin de Perlino.
+
+On n'etait pas au dessert que la dame avait resolu de s'emparer de lui.
+Elle etait fort avare; mais ce qu'elle desirait, il le lui fallait sur
+l'heure, et a tout prix. Elle achetait tout ce qui se vend, et meme ce
+qui ne se vend pas; le reste, elle le volait, bien certaine qu'a Naples
+la justice n'est faite que pour les petites gens. De medecin ignorant,
+de mule rechignee et de femme mechante, _libera nos, Domine_, dit le
+proverbe. Des qu'on se fut leve de table, la dame s'approcha de Perlino,
+qui, ne depuis trois jours, n'avait pas encore ouvert les yeux sur la
+malice du monde; elle lui conta tout ce qu'il y avait de beau et de
+riche dans le chateau des Ecus-Sonnants: "Viens avec moi, cher petit
+ami, lui disait-elle, je te donnerai dans mon palais la place que tu
+voudras: choisis; te plait-il d'etre page avec des habits d'or et de
+soie, chambellan avec une clef en diamants au milieu du dos, suisse
+avec une hallebarde d'argent et un large beaudrier d'or qui te fera une
+poitrine plus brillante que le soleil? Dis un mot, tout est a toi."
+
+Le pauvre innocent etait tout ebloui; mais, si peu qu'il eut respire
+l'air natal, il etait deja Napolitain, c'est-a-dire le contraire d'une
+bete.
+
+--Madame, repondit-il naivement, on dit que travailler, c'est le metier
+des boeufs; il n'est rien de plus sain que de se reposer. Je voudrais
+un etat ou il n'y eut rien a faire et beaucoup a gagner, comme font les
+chanoines de Saint-Janvier.
+
+--Quoi! dit la dame des Ecus-Sonnants, a ton age veux-tu deja etre
+senateur?
+
+--Justement, Madame, interrompit Perlino, et plutot deux fois qu'une,
+pour avoir double traitement.
+
+--Qu'a cela ne tienne, reprit la marquise; en attendant, viens que je te
+montre ma voiture, mon cocher anglais et mes six chevaux gris. Et elle
+l'entraina vers le perron.
+
+--Et Violette? dit faiblement Perlino.
+
+--Violette nous suit, repondit la dame en tirant l'imprudent, qui se
+laissait faire. Une fois dans la cour, elle lui fit admirer ses chevaux
+qui, en piaffant, secouaient de beaux filets de soie rouge parsemes de
+clochettes d'or; puis, elle le fit monter dans la voiture pour essayer
+les coussins et se mirer dans les glaces. Tout d'un coup elle ferme
+la portiere; fouette, cocher! les voila partis pour le chateau des
+Ecus-Sonnants.
+
+Violette cependant recevait avec une grace parfaite les compliments de
+l'assemblee; bientot, etonnee de ne plus voir son fiance, qui ne la
+quittait guere plus que son ombre, elle court dans toutes les salles:
+personne; elle monte sur le toit de la maison pour voir si Perlino
+n'y avait pas ete chercher le frais: personne. Dans le lointain on
+apercevait un nuage de poussiere, et un carrosse qui s'enfuyait vers les
+montagnes au galop de six chevaux. Plus de doute: on enlevait Perlino.
+A cette vue, Violette sentit son coeur faiblir. Aussitot, sans penser
+qu'elle etait nu-tete, en coiffure de mariee, en robe de dentelle, en
+souliers de satin, elle sortit de la maison de son pere et se mit a
+courir apres la voiture, appelant a grands cris Perlino et lui tendant
+les bras.
+
+Vaines paroles qu'emportait le vent. L'ingrat etait tout entier aux
+paroles mielleuses de sa nouvelle maitresse; il jouait avec les bagues
+qu'elle portait aux doigts, et croyait deja que le lendemain il se
+reveillerait prince et seigneur. Helas! il y en a de plus vieux que lui
+qui ne sont pas plus sages! Quand sait-on qu'au logis bonte et beaute
+valent mieux que richesse? C'est quand il est trop tard, et qu'on n'a
+plus de dents pour ronger les fers qu'on s'est mis aux mains.
+
+
+V
+
+LA NUIT ET LE JOUR
+
+
+La pauvre Violette courut tout le jour: fosses, ruisseaux, halliers,
+ronces, epines, rien ne l'arretait; qui souffre pour l'amour ne sent
+pas la peine. Quand vint le soir, elle se trouva dans un bois sombre,
+accablee de fatigue, mourant de faim, les pieds et les mains en sang.
+La frayeur la prit: elle regardait autour d'elle sans remuer; il lui
+semblait que du milieu de la nuit sortaient des milliers d'yeux qui la
+suivaient en la menacant. Tremblante, elle se jeta au pied d'un arbre,
+appelant a voix basse Perlino pour lui dire un dernier adieu.
+
+Comme elle retenait son haleine, ayant si grand'-peur qu'elle n'osait
+respirer, elle entendit les arbres du voisinage qui parlaient entre eux.
+C'est le privilege de l'innocence, qu'elle comprend toutes les creatures
+de Dieu.
+
+--Voisin, disait un caroubier a un olivier qui n'avait plus que
+l'ecorce, voila une jeune fille qui est bien imprudente de se coucher
+a terre. Dans une heure, les loups sortiront de leur taniere; s'ils
+l'epargnent, la rosee et le froid du matin lui donneront une telle
+fievre qu'elle ne se relevera pas. Que ne monte-t-elle dans mes
+branches; elle y pourrait dormir en paix, et je lui offrirais volontiers
+quelques-unes de mes gousses pour ranimer ses forces epuisees.
+
+--Vous avez raison, voisin, repondait l'olivier. L'enfant ferait mieux
+encore si, avant de se coucher, elle enfoncait son bras dans mon ecorce.
+On y a cache les habits et le zampogne[1] d'un _pifferaro_. Quand on
+brave la fraicheur des nuits, une peau de bique n'est pas a dedaigner;
+et, pour une fille qui court le monde, c'est un costume leger qu'une
+robe de dentelle et des souliers de satin.
+
+[Note 1: Espece de cornemuse.]
+
+Qui fut rassure? Ce fut Violette. Quand elle eut cherche a tatons la
+veste de bure, le manteau de peau de chevre, la zampogne et le chapeau
+pointu du pifferaro, elle monta bravement sur le caroubier, mangea des
+fruits sucres, but la rosee du soir, et, apres s'etre bien enveloppee,
+elle s'arrangea entre deux branches du mieux qu'elle put. L'arbre
+l'entoura de ses bras paternels, des ramiers sortant de leurs nids la
+couvrirent de feuilles, le vent la bercait comme un enfant, et elle
+s'endormit en songeant a son bien-aime.
+
+En s'eveillant le lendemain, elle eut peur. Le temps etait calme et
+beau; mais dans le silence des bois la pauvre enfant sentait mieux sa
+solitude. Tout vivait, tout s'aimait autour d'elle; qui songeait a la
+pauvre delaissee? Aussi se mit-elle a chanter pour appeler a son secours
+tout ce qui passait aupres d'elle sans la regarder.
+
+ O vent, qui souffles de l'aurore,
+ N'as-tu pas vu mon bien-aime,
+ Parmi les fleurs qu'a fait eclore
+ La nuit au silence embaume?
+ A-t-il pleure de mon absence?
+ A-t-il prie pour mon retour?
+ Rends-moi la joie et l'esperance,
+ Dis-moi sa peine et son amour.
+
+ Gai papillon, legere abeille,
+ Poursuivez l'ingrat qui me fuit!
+ La grenade la plus merveille,
+ Le jasmin le plus frais, c'est lui!
+ Il est plus pur que la verveine,
+ Son front est blanc comme le lis;
+ La violette a son haleine;
+ Ses yeux sont bleus comme l'iris.
+
+ Cherche-le-moi, bonne hirondelle,
+ Cherchez-le-moi, petits oiseaux,
+ Parmi le thym et l'asphodele,
+ Au fond des bois, au bord des eaux.
+ Loin de lui je souffre et je pleure,
+ Je tremble de crainte et d'emoi;
+ Si vous ne voulez que je meure,
+ O chers amis, rendez-le-moi!
+
+Le vent passa en murmurant, l'abeille partit pour chercher son butin,
+l'hirondelle poursuivit les mouches jusqu'au haut des cieux, les oiseaux
+criant et chantant s'agacerent dans la feuillee, personne ne s'inquieta
+de Violette. Elle descendit de l'arbre en soupirant, et marcha tout
+droit devant elle, se fiant a son coeur pour retrouver Perlino.
+
+
+VI
+
+LES TROIS RENCONTRES
+
+
+Il y avait un torrent qui tombait de la montagne, son lit etait a demi
+seche; ce fut le chemin que prit Violette. Deja les lauriers-roses
+sortaient du fond de l'eau leurs tetes couvertes de fleurs; la fille
+de Cecco s'enfonca dans cette verdure, suivie par les papillons qui
+voltigeaient autour d'elle comme autour d'un lis qu'agite le vent. Elle
+marchait plus vite qu'un banni qui rentre au logis; mais la chaleur
+etait lourde: vers midi, il lui fallut s'arreter.
+
+En approchant d'une flaque d'eau pour y rafraichir ses pieds brulants,
+elle apercut une abeille qui se noyait. Violette allongea son petit
+pied; la bestiole y monta. Une fois a sec, l'abeille resta quelque
+temps immobile comme pour reprendre haleine, puis elle secoua ses ailes
+mouillees; puis, passant sur tout son corps ses pattes plus fines
+qu'un fil de soie, elle se secha, se lissa, et, prenant son vol, vint
+bourdonner autour de celle qui lui avait sauve la vie.
+
+--Violette, lui dit-elle, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais ou tu
+vas, laisse-moi t'accompagner.
+
+Quand je serai fatiguee, je me poserai sur ta tete. Si jamais tu as
+besoin de moi, dis seulement: _Nabuchodonosor, la paix du coeur vaut
+mieux que l'or_; peut-etre pourrai-je te servir.
+
+--Jamais, pensa Violette, je ne pourrai dire: _Nabuchodonosor_...
+
+--Que veux-tu? demanda l'abeille.
+
+--Rien, rien, reprit la fille de Cecco, je n'ai besoin de toi qu'aupres
+de Perlino.
+
+Elle se remit en route, le coeur plus leger; au bout d'un quart d'heure,
+elle entendit un petit cri: c'etait une souris blanche qu'un herisson
+avait blessee et qui ne s'etait sauvee de son ennemi que tout en sang et
+a demi morte. Violette eut pitie de la pauvre bete. Si pressee qu'elle
+fut, elle s'arreta pour lui laver ses blessures et lui donner une des
+caroubes qu'elle avait gardees pour son dejeuner.
+
+--Violette, lui dit la souris, tu n'as pas oblige une ingrate. Je sais
+ou tu vas. Mets-moi dans ta poche avec le reste de tes caroubes. Si
+jamais tu as besoin de moi, dis seulement: _Tricche varlacche, habits
+dores, coeurs de laquais_; peut-etre pourrai-je te servir.
+
+Violette glissa la souris dans sa poche pour qu'elle y put grignoter
+tout a l'aise, et continua de remonter le torrent. Vers la brume, elle
+approchait de la montagne, quand, tout a coup, du haut d'un grand chene,
+tomba a ses pieds un ecureuil, poursuivi par un horrible chat-huant.
+La fille de Cecco n'etait pas peureuse, elle frappa le hibou avec sa
+zampogne, et le mit en fuite; puis, elle ramassa l'ecureuil, plus
+etourdi que blesse de sa chute; a force de soins, elle le ranima.
+
+--Violette, lui dit l'ecureuil, tu n'as pas oblige un ingrat: je sais ou
+tu vas. Mets-moi sur ton epaule, et cueille-moi des noisettes pour que
+je ne laisse pas mes dents s'allonger. Si jamais tu as besoin de moi,
+dis seulement: _Patati, patata, regarde bien et tu verras_; peut-etre
+pourrai-je te servir.
+
+Violette fut un peu etonnee de ces trois rencontres; elle ne comptait
+guere sur cette reconnaissance en paroles; que pouvaient faire pour elle
+de si faibles amis? Qu'importe! pensa-t-elle, le bien est toujours le
+bien. Advienne que pourra: j'ai eu pitie des malheureux.
+
+A ce moment la lune sortit d'un nuage, et sa blanche lumiere eclaira le
+vieux chateau des Ecus-Sonnants.
+
+
+VII
+
+LE CHATEAU DES ECUS-SONNANTS
+
+
+La vue du chateau n'etait pas faite pour rassurer. Sur le haut d'une
+montagne, qui n'etait qu'un amas de roches eboulees, on apercevait des
+creneaux d'or, des tourelles d'argent, des toits de saphir et de rubis,
+mais entoures de grands fosses pleins d'une eau verdatre, mais defendus
+par des ponts-levis, des herses, des parapets, d'enormes barreaux et des
+meurtrieres d'ou sortait la gueule des canons, tout l'attirail de la
+guerre et du meurtre. Le beau palais n'etait qu'une prison. Violette
+grimpa peniblement par des sentiers tortueux, et arriva enfin par un
+passage etroit devant une grille de fer armee d'une enorme serrure.
+Elle appela: point de reponse; elle tira une cloche: aussitot parut une
+espece de geolier, plus noir et plus laid que le chien des enfers.
+
+--Va-t-en, mendiant, cria-t-il, ou je t'assomme!
+
+La pauvrete ne gite point ici. Au chateau des Ecus-Sonnants on ne fait
+l'aumone qu'a ceux qui n'ont besoin de rien.
+
+La pauvre Violette s'eloigna tout en pleurs.
+
+--Du courage! lui dit l'ecureuil, tout en cassant une noisette; joue de
+la zampogne.
+
+--Je n'en ai jamais joue, repondit la fille de Cecco.
+
+--Raison de plus, dit l'ecureuil; tant qu'on n'a pas essaye d'une chose,
+on ne sait pas ce qu'on peut faire. Souffle toujours Violette se mit a
+souffler de toutes ses forces, en remuant les doigts et en chantant dans
+l'instrument. Voici la zampogne qui se gonfle et qui joue une tarentelle
+a faire danser les morts. A ce bruit, l'ecureuil saute a terre, la
+souris ne reste pas en arriere; les voila qui dansent et sautent comme
+de vrais Napolitains, tandis que l'abeille tourne autour d'eux en
+bourdonnant. C'etait un spectacle a payer sa place un carlin, et sans
+regret.
+
+Au bruit de cette agreable musique, on vit bientot s'ouvrir les noirs
+volets du chateau. La dame des Ecus-Sonnants avait aupres d'elle des
+filles d'honneur, qui n'etaient pas fachees de regarder de temps en
+temps si les mouches volaient toujours de la meme facon. On a beau
+n'etre pas curieuse, ce n'est pas tous les jours qu'on entend une
+tarentelle jouee par un patre aussi joli que Violette.
+
+--Petit, disait l'une, viens par ici!
+
+--Berger, criait l'autre, viens de mon cote!
+
+Et toutes de lui envoyer des sourires, mais la porte restait fermee.
+
+--Damoiselles, dit Violette en otant son chapeau, soyez aussi bonnes que
+vous etes belles. La nuit m'a surpris dans la montagne; je n'ai ni gite
+ni souper.
+
+Un coin dans l'ecurie et un morceau de pain; mes petits danseurs vous
+amuseront toute la soiree.
+
+Au chateau des Ecus-Sonnants, la consigne est severe. On y craint
+tellement les voleurs que, passe la brume, on n'ouvre a personne. Ces
+demoiselles le savaient bien; mais, dans cette honnete maison, il y a
+toujours de la corde de pendu. On en jeta un bout par la fenetre. En
+un instant, Violette fut hissee dans une grande chambre avec toute sa
+menagerie. La, il lui fallut souffler pendant de longues heures, et
+danser, et chanter, sans qu'on lui permit d'ouvrir la bouche pour
+demander ou etait Perlino.
+
+N'importe! elle etait heureuse de se sentir sous le meme toit; il lui
+semblait qu'a ce moment le coeur de son bien-aime devait battre comme
+battait le sien. C'etait une innocente: elle croyait qu'il suffit
+d'aimer pour qu'on vous aime. Dieu sait quels beaux reves elle fit cette
+nuit-la!
+
+
+VIII
+
+NABUCHODONOSOR
+
+
+Le lendemain, de grand matin, Violette, qu'on avait couchee au grenier,
+monta sur les toits et regarda autour d'elle; mais elle eut beau courir
+de tous cotes, elle ne vit que des tours grillees et des jardins
+deserts. Elle descendit tout en larmes, quoi que fissent ses trois
+petits amis pour la consoler.
+
+Dans la cour, toute pavee d'argent, elle trouva les filles d'honneur,
+assises en rond et filant des etoupes d'or et de soie.
+
+--Va-t-en, lui crierent-elles; si madame voyait tes haillons, elle nous
+chasserait. Sors d'ici, vilain joueur de zampogne, et ne reviens jamais,
+a moins que tu ne sois prince ou banquier.
+
+--Sortir! dit Violette; pas encore, belles demoiselles: laissez-moi vous
+servir; je serai si doux, si obeissant, que vous ne regretterez jamais
+de m'avoir garde pres de vous.
+
+Pour toute reponse, la premiere demoiselle se leva: c'etait une grande
+fille, maigre, seche, jaune, pointue: d'un geste elle montra la porte au
+petit patre, et appela le geolier, qui s'avanca en froncant le sourcil
+et en brandissant sa hallebarde.
+
+--Je suis perdue, s'ecria la pauvre fille; je ne reverrai jamais mon
+Perlino!
+
+--Violette, dit gravement l'ecureuil, on eprouve l'or dans la fournaise
+et les amis dans l'infortune.
+
+--Tu as raison, s'ecria la fille de Cecco: _Nabuchodonosor, la paix du
+coeur vaut mieux que l'or_.
+
+Aussitot l'abeille s'envole, et voila qu'au milieu de la cour il entre,
+je ne sais par ou, un beau carrosse de cristal, avec un timon en rubis
+et des roues d'emeraude. L'equipage etait tire par quatre chiens noirs,
+gros comme le poing, qui marchaient sur leurs oreilles. Quatre grands
+scarabees montes en jockeys conduisaient d'une main legere cet attelage
+mignon. Au fond du carrosse, mollement couchee sur des carreaux de satin
+bleu, s'etendait une jeune becasse coiffee d'un petit chapeau rose et
+vetue d'une robe de taffetas si ample, qu'elle debordait sur les deux
+roues. D'une patte la dame tenait un eventail, de l'autre un flacon
+ainsi qu'un mouchoir brode a ses armes et garni d'une large dentelle.
+Aupres d'elle, a demi enseveli sous les flots de taffetas, etait un
+hibou, l'air ennuye, l'oeil mort, la tete pelee, si vieux que son bec
+croisait comme des ciseaux ouverts. C'etaient de jeunes maries qui
+faisaient leurs visites de noces, un menage a la mode, tel que les aime
+la dame des Ecus-Sonnants.
+
+A la vue de ce chef-d'oeuvre, un cri de joie et d'admiration eveilla
+tous les echos du palais. D'etonnement, le geolier en laissa choir sa
+pipe, tandis que les demoiselles couraient apres le carrosse qui fuyait
+au galop de ses quatre epagneuls, comme s'il emportait l'empereur des
+Turcs ou le diable en personne. Ce bruit etrange inquieta la dame des
+Ecus-Sonnants, qui craignait toujours d'etre pillee; elle accourut,
+furieuse, et resolue de mettre toutes ses filles d'honneur a la porte.
+Elle payait pour etre respectee, et voulait en avoir pour son argent.
+
+Mais, quand elle apercut l'equipage, quand le hibou l'eut saluee d'un
+signe de bec et que la becasse eut trois fois remue son mouchoir avec
+une adorable nonchalance, la colere de la dame s'evanouit en fumee.
+
+--Il me faut cela! cria-t-elle. Combien le vend-on?
+
+La voix de la marquise effraya Violette, mais l'amour de Perlino lui
+donnait du coeur; elle repondit que, si pauvre qu'elle fut, elle aimait
+mieux son caprice que tout l'or du monde; elle tenait a son carrosse, et
+ne le vendrait pas pour le chateau des Ecus-Sonnants.
+
+--Sotte vanite des gueux! murmura la dame. Il n'y a vraiment que les
+riches qui aient le saint respect de l'or et qui soient prets a tout
+faire pour un ecu. Il me faut cette voiture! dit-elle d'un ton menacant;
+coute que coute, je l'aurai.
+
+--Madame, reprit Violette fort emue, il est vrai que je ne veux pas la
+vendre, mais je serais heureuse de l'offrir en don a Votre Seigneurie,
+si elle voulait m'honorer d'une faveur.
+
+--Ce sera cher, pensa la marquise. Parle, dit-elle a Violette, que
+demandes-tu?
+
+--Madame, dit la fille de Cecco, on assure que vous avez un musee ou
+toutes les curiosites de la terre sont reunies; montrez-le-moi; s'il y
+a quelque chose de plus merveilleux que ce carrosse, mon tresor est a
+vous.
+
+Pour toute reponse, la dame des Ecus-Sonnants haussa les epaules et mena
+Violette dans une grande galerie qui n'a jamais eu sa pareille. Elle lui
+fit regarder toutes ses richesses: une etoile tombee du ciel, un collier
+fait avec un rayon de la lune, natte et tresse de trois rangs, des lis
+noirs, des roses vertes, un amour eternel, du feu qui ne brulait pas,
+et d'autres raretes; mais elle ne montra pas la seule chose qui touchat
+Violette: Perlino n'etait pas la.
+
+La marquise cherchait dans les yeux du petit patre l'admiration et
+l'etonnement; elle fut surprise de n'y voir que de l'indifference.
+
+--Eh bien! dit-elle, toutes ces merveilles sont autre chose que tes
+quatre toutous: le carrosse est a moi.
+
+--Non, Madame, dit Violette. Tout cela est mort, et mon equipage est
+vivant. Vous ne pouvez pas comparer des pierres et des cailloux a mon
+hibou et a ma becasse, personnages si vrais, si naturels, qu'il semble
+qu'on vient de les quitter dans la rue. L'art n'est rien aupres de la
+vie.
+
+--N'est-ce que cela? dit la marquise; je te montrerai un petit homme
+fait de sucre et de pate d'amande, qui chante comme un rossignol et
+raisonne comme un academicien.
+
+--Perlino! s'ecria Violette.
+
+--Ah! dit la dame des Ecus-Sonnants, mes filles d'honneur ont parle.
+Elle regarda le joueur de zampogne avec l'instinct de la peur.--Toute
+reflexion faite, ajouta-t-elle, sors d'ici; je ne veux plus de tes
+jouets d'enfants.
+
+--Madame, dit Violette toute tremblante, laissez-moi causer avec ce
+miracle de Perlino, et prenez le carrosse.
+
+--Non, dit la marquise, va-t-en et emporte les betes avec toi.
+
+--Laissez-moi seulement voir Perlino.
+
+--Non! non! repondit la dame.
+
+--Seulement coucher une nuit a sa porte, repondit Violette tout en
+larmes. Voyez quel bijou vous refusez, ajouta-t-elle en mettant un genou
+en terre et en presentant la voiture a la dame des Ecus-Sonnants.
+
+--A cette vue, la marquise hesita, puis elle sourit; en un instant
+elle avait trouve le moyen de tromper Violette et d'avoir pour rien ce
+qu'elle convoitait.
+
+--Marche conclu, dit-elle en saisissant le carrosse; tu coucheras ce
+soir a la porte de Perlino, et meme tu le verras; mais je te defends de
+lui parler.
+
+Le soir venu, la dame des Ecus-Sonnants appela Perlino pour souper avec
+elle. Quand elle l'eut fait bien manger et bien boire, ce qui etait aise
+avec un garcon d'humeur facile, elle versa d'excellent vin blanc de
+Capri dans une coupe de vermeil, et, tirant de sa poche une botte
+de cristal, elle y prit une poudre rougeatre qu'elle jeta dans le
+vin.--Bois cela, mon enfant, dit-elle a Perlino, et donne-moi ton gout.
+
+Perlino, qui faisait tout ce qu'on lui disait, avala la liqueur d'un
+seul trait.
+
+--Pouah! s'ecria-t-il, ce breuvage est abominable, c'est une odeur de
+boue et de sang; c'est du poison!
+
+--Niais! dit la marquise, c'est de l'or potable; qui en a bu une fois en
+boira toujours. Prends ce second verre, tu le trouveras meilleur que le
+premier.
+
+La dame avait raison: a peine l'enfant eut-il vide la coupe, qu'il fut
+pris d'une soif ardente.--Encore! disait-il, encore! Il ne voulait
+plus quitter la table. Pour le decider a se coucher, il fallut que la
+marquise lui fit un grand cornet de cette poudre merveilleuse qu'il mit
+soigneusement dans sa poche, comme un remede a tous les maux.
+
+Pauvre Perlino! c'etait bien un poison qu'il avait pris, et le plus
+terrible de tous. Qui boit de l'or potable, son coeur se glace tant que
+le fatal breuvage est dans l'estomac. On ne connait plus rien, on n'aime
+plus rien, ni pere, ni mere, ni femme, ni enfants, ni amis, ni pays; on
+ne songe plus qu'a soi; on veut boire, et on boirait tout l'or et tout
+le sang de la terre sans calmer une soif que rien ne peut etancher.
+
+Cependant que faisait Violette? Le temps lui semblait aussi long qu'au
+pauvre un jour sans pain. Aussi, des que la nuit eut mis son masque
+noir pour ouvrir le bal des etoiles, Violette courut-elle a la porte de
+Perlino, bien sure qu'en la voyant Perlino se jetterait dans ses bras.
+Comme son coeur battait quand elle l'entendit monter! Quel chagrin quand
+l'ingrat passa devant elle sans meme la regarder!
+
+La porte fermee a double tour et la clef retiree, Violette se jeta sur
+une natte qu'on lui avait donnee par pitie; la elle se mit a fondre en
+larmes, se fermant la bouche avec les mains pour etouffer ses sanglots.
+Elle n'osait se plaindre, de crainte qu'on ne la chassat; mais, quand
+vint l'heure ou les etoiles seules ont les yeux ouverts, elle gratta
+doucement a la porte et chanta a demi-voix:
+
+ Perlino, m'entends-tu? C'est moi qui te delivre,
+ Ouvre-moi!
+ Viens vite, je t'attends, ami, je ne puis vivre
+ Loin de toi.
+ Ouvre-moi! mon coeur te desire;
+ Je brule, j'ai froid, je soupire;
+ Tout le jour
+ C'est d'amour,
+ Et la nuit
+ C'est d'ennui.
+
+Helas! elle eut beau chanter, rien ne bougea dans la chambre. Perlino
+ronflait comme un mari de dix ans, et ne revait qu'a sa poudre d'or. Les
+heures se trainerent lentement, sans apporter d'esperance. Si longue et
+si douloureuse que fut la nuit, le matin fut plus triste encore. La dame
+des Ecus-Sonnants arriva des le point du jour.
+
+--Te voila content, beau joueur de zampogne, lui dit-elle avec un malin
+sourire, le carrosse est paye au prix que tu m'as demande.
+
+--Puisses-tu avoir un pareil contentement tous les jours de ta vie!
+murmura la pauvre Violette, j'ai passa une si mauvaise nuit que je ne
+l'oublierai de si tot.
+
+
+IX
+
+TRICCHE VARLACCHE
+
+
+La fille de Cecco se retira tristement; plus d'espoir, il fallait
+retourner chez son pere, et oublier celui qui ne l'aimait plus. Elle
+traversa la cour, suivie par les demoiselles d'honneur qui la raillaient
+de sa simplicite. Arrivee pres de la grille, elle se retourna comme
+si elle attendait un dernier regard; en se voyant seule, le courage
+l'abandonna, elle fondit en larmes et cacha sa tete dans ses mains.
+
+--Sors donc, miserable gueux! lui cria le geolier en saisissant Violette
+au collet et en la secouant d'importance.
+
+--Sortir! dit Violette, jamais! _Tricche varlacche!_ cria-t-elle:
+_habits dores, coeurs de laquais!_
+
+Et voila la souris qui se jette au nez du geolier et le mord jusqu'au
+sang; puis, devant la grille meme, s'eleve une voliere grande comme
+un pavillon chinois. Les barreaux en sont d'argent, les mangeoires de
+diamant; au lieu de millet, il y a des perles; au lieu de colifichet,
+des ducats enfiles dans des rubans de toutes les couleurs. Au milieu de
+cette cage magnifique, sur un baton en echelle qui tourne a tous les
+vents, sautent et gazouillent des milliers d'oiseaux de toute taille et
+de tout pays: colibris, perroquets cardinaux, merles, linottes, serins,
+et le reste; tout ce monde emplume sifflait le meme air, chacun dans son
+jargon. Violette, qui entendait le langage des oiseaux comme celui des
+plantes, ecouta ce que disaient toutes ces voix, et traduisit la chanson
+aux filles d'honneur, bien etonnees de trouver une si rare prudence
+chez les perroquets et les serins. Voici ce que chantait le choeur des
+oiseaux:
+
+ Fi de la liberte!
+ Vive la cage!
+ Quand on est sage,
+ On est ici bien nourri, bien traite,
+ Bien rente,
+ Au chaud en hiver, au frais en ete:
+ On paye en ramage
+ L'hospitalite.
+ Vive la cage!
+ Fi de la liberte!
+
+Apres ces cris joyeux, il se fit un grand silence; un vieux perroquet
+rouge et vert, a l'air grave et serieux, leva la patte, et, tout en
+tournant, chanta d'un ton nasillard, ou plutot croassa ce qui suit:
+
+ Le rossignol est un monsieur vetu de noir,
+ Fort deplaisant a voir,
+ Qui ne sort que le soir.
+ Pour chanter a la lune;
+ C'est un orgueilleux
+ Qui vit comme un gueux
+ Et se dit heureux;
+ Sa voix nous importune.
+ On devrait, entre nous,
+ Clouer a quatre clous,
+ Comme des hibous,
+ Ces fous
+ Qui n'adorent pas la fortune.
+
+Et tous les oiseaux, ravis de cette eloquence, se mirent a siffler d'une
+voix percante:
+
+ Fi de la liberte!
+ Vive la cage! etc., etc.
+
+Pendant qu'on entourait la voliere magique, la dame des Ecus-Sonnants
+etait accourue. Comme on le pense bien, elle ne fut pas la derniere a
+convoiter cette merveille.
+
+--Petit, dit-elle au joueur de zampogne, me vends-tu cette cage au meme
+prix que le carrosse?
+
+--Volontiers, Madame, repondit Violette, qui n'avait pas d'autre desir.
+
+--Marche conclu! dit la dame; il n'y a que les gueux pour se permettre
+de pareilles folies.
+
+Le soir, tout se passa comme la veille. Perlino, ivre d'or potable,
+entra dans sa chambre sans meme lever les yeux; Violette se jeta sur sa
+natte, plus miserable que jamais.
+
+Elle chanta comme le premier jour; elle pleura a fendre les pierres:
+peine inutile. Perlino dormait comme un roi detrone; les sanglots de sa
+maitresse le bercaient comme eut fait le bruit de la mer et du vent.
+Vers minuit, les trois amis de Violette, affliges de son chagrin,
+tinrent conseil: "Il n'est pas naturel que cet enfant dorme de la sorte,
+disait mon compere l'ecureuil.--Il faut entrer et l'eveiller, disait
+la souris.--Comment entrer? demandait l'abeille, qui avait inutilement
+cherche une fente tout le long du mur.--C'est mon affaire", dit la
+souris. Et vite, et vite elle ronge un petit coin de la porte; ce fut
+assez pour que l'abeille se glissat dans la chambre de Perlino.
+
+Il etait la tranquillement endormi sur le dos, ronflant avec la
+regularite d'un chanoine qui fait la sieste. Ce calme irrita l'abeille,
+elle piqua Perlino sur la levre; Perlino soupira et se donna un soufflet
+sur la joue, mais il ne s'eveilla point.
+
+--On a endormi l'enfant, dit l'abeille revenue aupres de Violette pour
+la consoler. Il y a de la magie. Que faire?
+
+--Attendez, dit la souris, qui n'avait pas laisse rouiller ses dents, je
+vais entrer a mon tour; je l'eveillerai, dusse-je lui manger le coeur.
+
+--Non, non, dit Violette; je ne veux pas qu'on fasse du mal a mon
+Perlino.
+
+La souris etait deja dans la chambre. Sauter sur le lit, s'insinuer sous
+la couverture, ce fut un jeu pour la cousine des rats. Elle alla droit
+a la poitrine de Perlino; mais, avant d'y faire un trou, elle ecouta:
+coeur ne battait pas: plus de doute! Perlino etait enchante.
+
+Comme elle rapportait cette nouvelle, l'aurore eclairait deja le ciel;
+la mechante dame arriva, toujours souriante. Violette, furieuse d'avoir
+ete jouee, et qui de colere se mangeait les mains, n'en fit pas moins
+une belle reverence a la marquise, en disant tout bas: A demain.
+
+
+X
+
+PATATI PATATA
+
+
+Cette fois, Violette descendit avec plus de courage. L'espoir lui
+revenait. Comme la veille, elle trouva les filles d'honneur dans la
+cour, toujours filant leurs etoupes.
+
+--Allons, beau joueur de zampogne, lui crierent-elles en riant,
+fais-nous encore un tour de ton metier!
+
+--Pour vous plaire, belles demoiselles, repondit Violette: _Patati,
+patata_, dit-elle, _regarde bien et tu verras_.
+
+A l'instant, compere l'ecureuil jette a terre une de ses noisettes;
+aussitot on voit paraitre un theatre de marionnettes. Le rideau se tire:
+la scene represente une chambre de justice: l'audience de Rominagrobis.
+Au fond, sur un trone tendu de velours rouge, et tout etoile de griffes
+d'or, est le bailli, un gros chat a face respectable, quoiqu'il y ait
+un reste de fromage sur ses longues moustaches. Toujours recueilli en
+lui-meme, les mains croisees dans ses longues manches, les yeux fermes,
+on dirait qu'il dort, si jamais la justice dormait dans le royaume des
+chats.
+
+De cote est un banc de bois ou sont enchainees trois souris, auxquelles
+par precaution on a rogne les dents et coupe les oreilles. Elles sont
+soupconnees, ce qui, a Naples, veut dire convaincues d'avoir regarde de
+trop pres une couenne de vieux lard. En face des coupables est un dais
+de drap noir, au front duquel on a inscrit, en lettres d'or, cette
+sentence du grand poete et magicien Virgile:
+
+ Ecrase les souris, mais menage les chats
+
+Sous le dais se tient debout le fiscal; c'est une belette au front
+fuyant, aux yeux rouges, a la langue pointue; elle a la main sur son
+coeur et fait une belle harangue pour demander a la loi d'etrangler les
+souris. Sa parole coule comme l'eau d'une fontaine; c'est d'une voix si
+tendre, si penetrante que la bonne dame implore et sollicite la mort
+de ces affreuses petites betes, qu'en verite on s'indigne de leur
+endurcissement. Il semble qu'elles manquent a tous leurs devoirs en
+n'offrant pas elles-memes leurs tetes criminelles pour calmer l'emotion
+et secher les pleurs de cette excellente belette, qui a tant de larmes
+dans le gosier.
+
+Quand le fiscal eut fini son oraison funebre, un jeune rat, a peine
+sevre, se leva pour defendre les coupables. Deja il avait assure ses
+lunettes, ote son bonnet et secoue ses manches, quand, par respect pour
+la libre defense et dans l'interet des accuses, le chat lui interdit la
+parole. Alors et d'une voix solennelle, maitre Rominagrobis gourmanda
+les accuses, les temoins, la societe, le ciel, la terre et les rats;
+puis, se couvrant, il fulmina un arret vengeur et condamna ces
+betes criminelles a etre pendues et ecorchees seance tenante, avec
+confiscation des biens, abolition de la memoire et condamnation en tous
+les frais, la contrainte par corps limitee toutefois a cinq annees; car
+il faut etre humain, meme avec les scelerats.
+
+La farce jouee, la toile se ferma.
+
+--Comme cela est vivant! s'ecria la dame des Ecus-Sonnants. C'est la
+justice des chats prise sur le fait. Patre ou sorcier, qui que tu sois,
+vends-moi ta Chambre etoilee.
+
+--Toujours au meme prix, Madame, repondit Violette.
+
+--A ce soir donc! reprit la marquise.
+
+--A ce soir! dit Violette.
+
+Et elle ajouta tout bas:
+
+--Puisses-tu me payer tout le mal que tu m'as fait!
+
+Pendant qu'on donnait la comedie dans la cour, l'ecureuil n'avait pas
+perdu son temps. A force de trotter sur les toits, il avait fini par
+decouvrir Perlino, qui mangeait des figues dans le jardin. Du toit,
+maitre ecureuil avait saute sur un arbre, de l'arbre sur un buisson.
+Toujours degringolant, il arriva jusqu'a Perlino qui jouait a la
+_morra_[1] avec son ombre, moyen sur de toujours gagner.
+
+[Note 1: Dans le jeu de la _morra_ chacun des joueurs ouvre un ou
+plusieurs doigts; c'est ce nombre de doigts ouverts que l'adversaire
+doit deviner.]
+
+L'ecureuil fit une cabriole et s'assit devant Perlino avec la gravite
+d'un notaire.
+
+--Ami, lui dit-il, la solitude a ses charmes, mais tu n'as pas l'air de
+beaucoup t'amuser en jouant tout seul; si nous faisions ensemble une
+partie.
+
+--Peuh! dit Perlino en baillant, tu as les doigts trop courts, et tu
+n'es qu'une bete.
+
+--Des doigts courts ne sont pas toujours un defaut, reprit l'ecureuil;
+j'en ai vu pendre plus d'un, dont tout le crime etait d'avoir les doigts
+trop longs; et, si je suis une bete, seigneur Perlino, au moins suis-je
+une bete eveillee. Cela vaut mieux que d'avoir tant d'esprit et de
+dormir comme un loir. Si jamais le bonheur frappe a ma porte pendant la
+nuit, au moins serai-je debout pour lui ouvrir.
+
+--Parle clairement, dit Perlino; depuis deux jours il se passe en moi
+quelque chose d'etrange. J'ai la tete lourde et le coeur chagrin; je
+fais de mauvais reves. D'ou cela vient-il?
+
+--Cherche! dit l'ecureuil. Ne bois point, tu ne dormiras pas; ne dors
+pas, tu verras bien des choses. A bon entendeur, salut!
+
+Sur ce, l'ecureuil grimpa sur une branche et disparut.
+
+Depuis que Perlino vivait dans la retraite, la raison lui venait; rien
+ne rend mechant comme de s'ennuyer a deux, rien ne rend sage comme de
+s'ennuyer tout seul. Au souper, il etudia la figure et le sourire de la
+dame des Ecus-Sonnants; il fut aussi gai convive que d'habitude; mais
+chaque fois qu'on lui presenta la coupe d'oubli, il s'approcha de la
+fenetre pour admirer la beaute du soir, et chaque fois il jeta l'or
+potable dans le jardin. Le poison tomba, dit-on, sur des vers blancs
+qui percaient la terre; c'est depuis ce temps-la que les hannetons sont
+dores.
+
+
+XI
+
+LA RECONNAISSANCE
+
+
+En entrant dans sa chambre, Perlino remarqua le joueur de zampogne qui
+le regardait tristement, mais il ne fit point de question; il avait hate
+d'etre seul pour voir si le bonheur frapperait a sa porte et sous quelle
+figure il entrerait. Son inquietude ne fut pas de longue duree. Il
+n'etait pas encore au lit qu'il entendit une voix douce et plaintive:
+c'etait Violette qui, dans les termes les plus tendres, lui rappelait
+comment elle l'avait fait et petri de ses propres mains, comment c'etait
+a ses prieres qu'il devait la vie; et, pourtant, il s'etait laisse
+seduire et enlever, tandis qu'elle avait couru apres lui avec une peine
+que Dieu veuille epargner a tout le monde. Violette lui disait encore,
+avec un accent plus douloureux et plus penetrant, comment depuis deux
+nuits elle veillait a sa porte; comment, pour obtenir cette faveur, elle
+avait donne des tresors dignes de rois sans tirer de lui un seul mot,
+comment cette derniere nuit etait la fin de ses esperances et le terme
+de sa vie.
+
+En ecoutant ces paroles qui lui percaient l'ame, il semblait a Perlino
+qu'on le tirait d'un reve: c'etait un nuage qu'on dechirait devant ses
+yeux. Il ouvrit doucement la porte et appela Violette; elle se jeta dans
+ses bras en sanglotant. Il voulait parler: elle lui ferma la bouche; on
+croit toujours celui qu'on aime, et il y a des instants ou l'on est si
+heureux, qu'on n'a pas besoin de pleurer.
+
+--Partons, dit Perlino; sortons de ce donjon maudit.
+
+--Partir n'est pas aise, seigneur Perlino, repondit l'ecureuil: la dame
+des Ecus-Sonnants ne lache pas volontiers ce qu'elle tient; pour vous
+eveiller, nous avons use tous nos dons; il faudrait un miracle pour vous
+sauver.
+
+--Peut-etre ai-je un moyen, dit Perlino, a qui l'esprit venait comme la
+seve aux arbres du printemps.
+
+Il prit le cornet qui contenait la poudre magique et gagna l'ecurie,
+suivi de Violette et des trois amis. La, il sella le meilleur cheval,
+et, marchant tout doucement, il arriva jusqu'a la loge ou dormait le
+geolier, les clefs a la ceinture. Au bruit des pas, l'homme s'eveilla et
+voulut crier; il n'avait pas ouvert la bouche, que Perlino y jetait l'or
+potable, au risque de l'etouffer; mais, loin de se plaindre, le geolier
+se mit a sourire et retomba sur sa chaise en fermant les yeux et en
+tendant les mains. Se saisir du trousseau, ouvrir la grille, la refermer
+a triple tour, et jeter dans l'abime ces clefs de perdition pour
+enfermer a jamais la convoitise dans sa prison, ce fut pour Perlino
+l'affaire d'un instant. Le pauvre enfant avait compte sans le trou de
+la serrure: il n'en faut pas plus a la convoitise pour s'echapper de sa
+retraite et envahir le coeur humain.
+
+Enfin, les voila en route, tous deux sur le meme cheval: Perlino en
+avant, Violette en croupe. Elle avait passe les bras autour du cou de
+son bien-aime, et le serrait bien fort pour s'assurer que le coeur lui
+battait toujours. Perlino tournait sans cesse la tete pour revoir la
+figure de sa chere maitresse, pour retrouver ce sourire qu'il craignait
+toujours d'oublier. Adieu la frayeur et la prudence! Si l'ecureuil
+n'avait plus d'une fois tire la bride pour empecher le cheval de butter
+ou de se perdre, qui sait si les deux voyageurs ne seraient pas encore
+en chemin?
+
+Je laisse a penser la joie que ressentit ce bon Cecco en retrouvant sa
+fille et son gendre. C'etait le plus jeune de la maison; il riait tout
+le long du jour sans savoir pourquoi, il voulait danser avec tout le
+monde; il avait tellement perdu la tete qu'il doubla les appointements
+de ses commis et fit une pension a son caissier, qui ne le servait que
+depuis trente-six ans.
+
+Rien n'aveugle comme le bonheur. La noce fut belle, mais cette fois on
+eut soin de trier les amis. De vingt lieues a la ronde, il vint des
+abeilles qui apporterent un beau gateau de miel; le bal finit par
+une tarentelle de souris et un saltarello d'ecureuils dont on parla
+longtemps dans Paestum. Quand le soleil chassa les invites, Violette et
+Perlino dansaient encore; rien ne pouvait les arreter. Cecco, qui etait
+plus sage, leur fit un beau sermon pour leur prouver qu'ils n'etaient
+plus des enfants et qu'on ne se marie pas pour s'amuser; ils se jeterent
+dans ses bras en riant. Un pere a toujours le coeur faible: il les prit
+par la main et se mit a danser avec eux jusqu'au soir.
+
+
+XII
+
+LA MORALE
+
+
+--Voila l'histoire de Perlino, qui en vaut bien une autre, me dit en
+se levant ma grosse hotesse, tout emue des aventures qu'elle venait de
+conter.
+
+--Et la dame des Ecus-Sonnants, m'ecriai-je, qu'est-elle devenue?
+
+--Qui le sait? repondit Palomba. Qu'elle ait pleure ou qu'elle se soit
+arrache un cote de cheveux, qui s'en soucie? La fourberie finit toujours
+par se prendre a son propre piege; c'est bien fait. La farine du diable
+s'en va toute en son, tant pis pour qui sert le diable, tant mieux pour
+les honnetes gens!
+
+--Et la morale?
+
+--Quelle morale! dit Palomba, en me regardant d'un air surpris. Si Votre
+Excellence veut de la morale, il est deux heures, il y a un Pere capucin
+qui preche a vepres, et vous voyez d'ici la cathedrale.
+
+--C'est la morale du conte que je vous demande.
+
+--Seigneur, me dit-elle en appuyant sur les finales, la soupe est
+servie, le poulet frit, le macaroni cuit, N, I, ni, mon histoire est
+finie. On berce les enfants avec des chansons, et les hommes avec des
+contes: que voulez-vous de plus?
+
+Je me mis a table, mais je n'etais pas satisfait. Tout en ebrechant mon
+couteau sur un blanc de poulet, je dis a mon hotesse:
+
+--Votre histoire est touchante, et voila un macaroni qui a un fumet
+admirable; mais, quand je raconterai aux enfants de mon pays les
+aventures de Perlino, je ne leur servirai pas a diner en meme temps; ils
+reclameront une morale.
+
+--Eh bien, Excellence, s'il y a chez vous de ces delicats qui n'osent
+pas rire, de crainte de montrer leurs dents, qu'ils viennent gouter a
+mon macaroni. Adressez-les a Amalfi, et qu'ils demandent la Lune. Nous
+leur servirons dans une assiette plus de morale que n'en fournirait tout
+Paris.
+
+A propos, ajouta-t-elle, on vous attend pour partir; le vent se leve,
+les matelots craignent que Votre Seigneurie ne soit incommodee comme ce
+matin. On dirait que cette nouvelle vous attriste. Bon courage! le mal
+passe n'est que songe, et quoique le mal futur ait les bras longs, il ne
+nous tient pas encore. Vous n'y pensiez pas tout a l'heure.
+
+--Merci, ma bonne Palomba, vous m'avez trouve ce que je cherchais. Un
+moment d'oubli entre de longues peines, un peu de repos au milieu du
+vent et de la mer, du travail et de l'ennui, voila ce que donnent les
+contes et les reves. Bien fou qui leur en demande davantage! _Ecco la
+moralita!_
+
+
+
+
+LA SAGESSE DES NATIONS ou LES VOYAGES DU CAPITAINE JEAN
+
+
+I
+
+LE CAPITAINE JEAN
+
+
+Quand j'etais enfant (il y a bien longtemps de cela), j'habitais chez
+mon grand-pere, dans une belle campagne au bord de la Seine. Je me
+souviens que nous avions pour voisin un personnage singulier qu'on
+appelait le capitaine Jean. C'etait, disait-on, un ancien marin qui
+avait fait cinq ou six fois le tour du monde.
+
+Je le vois encore. C'etait un gros homme court et trapu; sa figure etait
+jaune et ridee; il avait un nez crochu comme le bec d'un aigle, des
+moustaches blanches et de grandes boucles d'oreilles d'or. Il etait
+toujours habille de la meme facon: l'ete, tout en blanc, depuis les
+pieds jusqu'a la tete, avec un large chapeau de paille; l'hiver, tout en
+bleu, avec un chapeau cire, des souliers a boucles et des bas chines. Il
+habitait seul, sans autre compagnie qu'un gros chien noir, et ne parlait
+a personne. Aussi le regardait-on comme une espece de Croquemitaine.
+Quand je n'etais pas sage, ma bonne ne manquait jamais de me menacer du
+terrible voisin, menace qui me rendait aussitot obeissant.
+
+Malgre tout, je me sentais attire vers le capitaine.
+
+[Illustration: Il etait la, immobile et guettant ses goujons.]
+
+Je n'osais le regarder en face, il me semblait qu'il sortait une flamme
+de ses petits yeux, caches par d'epais sourcils, plus blancs que ses
+moustaches; mais je le suivais en arriere, et, sans savoir comment, je
+me trouvais toujours sur son chemin. C'est que le marin n'etait pas un
+homme comme les autres. Tous les matins, il etait dans une prairie de
+mon grand-pere, assis au bord de l'eau, pechant a la ligne avec un
+bonheur qui ne se dementait jamais. Tandis qu'il etait la, immobile et
+guettant ses goujons, je poussais des soupirs d'envie, moi a qui on
+defendait d'approcher de la riviere. Et quelle joie quand le capitaine
+appelait son chien, lui mettait une allumette enflammee dans la gueule,
+et bourrait tranquillement sa pipe en regardant la mine effrayee de
+Fidele. C'etait la un spectacle qui m'amusait plus que mon rudiment.
+
+A dix ans, on ne cache guere ce qu'on eprouve; le capitaine s'apercut de
+mon admiration et devina l'ambition qui me rongeait le coeur. Un jour
+que, hisse sur la pointe du pied, je regardais par-dessus l'epaule du
+pecheur, retenant mon haleine et suivant d'un long regard la ligne qu'il
+promenait sur l'eau:
+
+--Approchez, jeune homme, me dit-il d'une voix qui retentit a mon
+oreille comme un coup de canon; vous etes un amateur, a ce que je vois.
+Si vous etes capable de vous tenir tranquille pendant cinq minutes,
+prenez cette ligne qui est la a cote de moi.
+
+Voyons comment vous vous en tirerez.
+
+Dire ce qui se passa dans mon ame serait chose difficile; j'ai eu
+quelque plaisir dans ma vie, mais jamais une emotion aussi forte. Je
+rougis, les larmes me vinrent aux yeux; et me voila assis sur l'herbe,
+tenant la ligne qu'avait lancee le marin, plus immobile que Fidele, et
+ne regardant pas son maitre avec moins de reconnaissance. L'hamecon
+jete, le liege trembla: "Attention! jeune homme, me dit tout bas
+le capitaine, il y a quelque chose. Rendez la main, ramenez a vous
+doucement, allongez, et maintenant tirez lentement a vous; fatiguez-moi
+ce drole-la."
+
+J'obeis et bientot j'amenai un beau barbillon, avec des moustaches
+aussi blanches et presque aussi longues que celles du capitaine. O jour
+glorieux, aucun succes ne t'a efface de mon souvenir! Tu es reste ma
+plus grande et ma plus douce victoire!
+
+Depuis cette heure fortunee, je devins l'ami du capitaine. Le lendemain,
+il me tutoyait, m'ordonnait d'en faire autant et m'appelait son matelot.
+Nous etions inseparables; on l'aurait plutot vu sans son chien que sans
+moi. Ma mere s'apercut de cette passion naissante. Comme le marin etait
+un brave homme, elle tira bon parti de mon amitie. Quand ma lecture
+etait manquee, quand il y avait dans ma dictee une orthographe de
+fantaisie, on m'interdisait la compagnie de mon bon ami. Le lendemain
+(ce qui etait plus dur encore), il fallait lui expliquer la cause de mon
+absence. Dieu sait de quelle facon il jurait apres moi! Grace a cette
+terreur salutaire, je fis des progres rapides. Si je ne fais pas trop
+de fautes quand j'ecris, je le dois a l'excellent homme qui, en fait
+d'orthographe, en savait un peu moins long que moi.
+
+Un jour que je n'avais pas obtenu sans peine la permission de le
+rejoindre, et que j'avais encore le coeur gros des reproches que j'avais
+recus:
+
+--Capitaine, lui dis-je, quand donc lis-tu? quand donc ecris-tu?
+
+--Vraiment, repondit-il, cela me serait difficile; je ne sais ni lire
+ni ecrire.
+
+--Tu es bien heureux! m'ecriai-je. Tu n'as pas de maitres, toi, tu
+t'amuses toujours, tu sais tout sans l'avoir appris.
+
+--Sans l'avoir appris? reprit-il, ne le crois pas; ce que je sais me
+coute cher, tu ne voudrais pas de mon savoir au prix qu'il m'a fallu le
+payer.
+
+--Comment cela, capitaine? On ne t'a jamais gronde, tu as toujours fait
+ce que tu as voulu.
+
+--C'est ce qui te trompe, mon enfant, me dit-il en adoucissant en
+grosse voix et en me regardant d'un air de honte; j'ai fait ce qu'ont
+voulu les autres, et j'ai eu une terrible maitresse qui ne donne pas ses
+lecons pour rien: on la nomme l'experience. Elle ne vaut pas ta mere, je
+t'en reponds.
+
+--C'est l'experience qui t'a rendu savant, capitaine?
+
+--Savant, non; mais elle m'a enseigne le peu que je sais. Toi, mon
+enfant, quand tu lis un livre, tu profites de l'experience des autres;
+moi, j'ai tout appris a la sueur de mon corps. Je ne lis pas, c'est
+vrai, malheureusement pour moi; mais j'ai une bibliotheque qui en vaut
+bien une autre. Elle est la, ajouta-t-il en se frappant le front.
+
+Qu'est-ce qu'il y a dans ta bibliotheque?
+
+Un peu de tout: des voyages, de l'industrie, de la medecine, des
+proverbes, des contes. Cela te fait rire? Mon petit homme, il y a
+souvent plus de morale dans un conte que dans toutes les histoires
+romaines. C'est la sagesse des nations qui les a inventes. Grands ou
+petits, jeunes ou vieux, chacun peut en faire son profit.
+
+--Si tu m'en contais un ou deux, capitaine, tu me rendrais sage comme
+toi.
+
+--Volontiers, reprit le marin; mais je te previens que je ne suis pas
+un diseur de belles paroles; je te reciterai mes contes comme on me les
+a recites; je te dirai a quelle occasion et quel profil j'en ai tire.
+Ecoute donc l'histoire de mon premier voyage.
+
+
+II
+
+PREMIER VOYAGE DU CAPITAINE JEAN
+
+
+J'avais douze ans, et j'etais a Marseille, ma ville natale, quand on
+m'embarqua comme mousse a bord d'un brick de commerce qu'on nommait _la
+Belle-Emilie._ Nous allions au Senegal porter de ces toiles bleues qu'on
+appelle des guinees, nous devions rapporter de la poudre d'or, des dents
+d'elephant et des arachides. Pendant les quinze premiers jours, le
+voyage n'eut rien d'interessant; je ne me souviens guere que des coups
+de garcette qu'on m'administrait sans compter, pour me former le
+caractere et me donner de l'esprit, disait-on. Vers la troisieme
+semaine, le brick approcha des cotes d'Andalousie, et, un soir, on jeta
+l'ancre a quelque distance d'Almeria. La nuit venue, le second du navire
+prit son fusil, et s'amusait tirer des hirondelles, que je ne voyais
+pas, car le soleil etait couche depuis longtemps.
+
+Il y avait, par hasard, des chasseurs non moins obstines qui se
+promenaient le long de la plage, et tiraient de temps en temps sur leur
+invisible gibier. Tout a coup on met la chaloupe a la mer, on m'y jette
+plus qu'on ne m'y descend; me voila occupe a recevoir et a ranger des
+ballots qu'on nous passait du navire, puis on tend la voile, on se
+dirige vers la terre, sans faire de bruit. Je ne comprenais pas a quoi
+pouvait servir cette promenade par une nuit sans etoiles; mais un mousse
+ne raisonne guere; il obeit sans rien dire; sinon, gare les coups.
+
+La chaloupe aborda sur une plage deserte, loin du port d'Almeria. Le
+second, qui nous commandait, se mit a siffler; on lui repondit, bientot
+j'entendis des pas d'hommes et de chevaux. On debarqua des ballots, on
+les chargea sur des chevaux, des anes, des mulets, qui se trouvaient la
+fort a propos; puis, le second, ayant dit aux matelots de l'attendre
+jusqu'au point du jour, partit et m'ordonna de le suivre. On me hisse
+sur une mule, entre deux paniers; nous voila en route pour aller je ne
+sais ou.
+
+Au bout d'une heure, on apercut une petite lumiere, vers laquelle on
+se dirigea. Une voix cria: _Qui vive!_ on repondit: _Les anciens_. Une
+porte s'ouvre; nous entrons dans une auberge habitee par des gens qui
+n'avaient pas la mine de tres bons chretiens. C'etaient, je l'appris
+bientot, des bohemiens et des contrebandiers. Nous faisions un commerce
+defendu, qui nous exposait aux galeres. On ne m'avait pas demande mon
+avis.
+
+Le capitaine entra, avec les bohemiens, dans une salle basse dont on
+ferma la porte; on me laissa seul avec une vieille femme qui preparait
+le souper: c'etait la plus laide sorciere que j'aie vue de ma vie. Elle
+me prit par le bras, me regarda jusqu'au blanc des yeux: je tremblais
+malgre moi. Quand elle m'eut bien examine, la vieille me parla. Je
+fus tout etonne d'entendre son ramage, qui ressemblait au patois de
+Marseille. Elle m'attacha un torchon gras autour du corps, me fit
+asseoir aupres d'elle, les jambes croisees sur une natte de jonc et, me
+jetant un poulet, m'ordonna de le plumer.
+
+Un mousse doit tout savoir, sous peine d'etre battu: je me mis a
+arracher les plumes de l'animal, en imitant de mon mieux la vieille,
+qui, de son cote, en faisait autant que moi. De temps en temps, pour
+m'encourager, elle me souriait de facon agreable, en me montrant chaque
+fois trois grandes dents jaunes tout ebrechees, seul tresor qui lui
+restat dans la bouche. Les poulets plumes, il fallut hacher des oignons,
+eplucher de l'ail, preparer le pain et la viande. Je fis de mon mieux,
+autant par peur de la vieille que par amitie.
+
+--Eh bien, la mere, etes-vous contente? lui dis-je quand tous nos
+preparatifs furent acheves.
+
+--Oui, mon fils, me dit-elle, tu es un bon garcon, je veux te
+recompenser. Donne-moi ta main.
+
+Elle me prit la main, la retourna, et se mit a en suivre toutes les
+lignes, comme si elle allait me dire la bonne aventure.
+
+--Assez, la mere! lui dis-je en retirant ma main, je suis chretien, je
+ne crois pas a tout cela.
+
+--Tu as tort, mon fils, je t'en aurais dit bien long; car, si pauvre et
+si vieille que je sois, je suis d'un peuple qui sait tout. Nous autres
+gitanos, nous entendons des voix qui vous echappent; nous parlons avec
+les animaux de la terre, les oiseaux du ciel et les poissons de la mer.
+
+--Alors, lui dis-je en riant, vous savez l'histoire et les malheurs de
+ce poulet que j'ai plume?
+
+--Non, dit la vieille, je ne me suis pas souciee de l'ecouter; mais, si
+tu veux, je te conterai l'histoire de son frere; tu y verras que tot ou
+tard on est puni par ou on a peche, et que jamais un ingrat n'echappe au
+chatiment.
+
+Elle me dit ces derniers mots d'une voix si sombre, que je tressaillis;
+puis elle commenca le conte que voici.
+
+
+III
+
+HISTOIRE DE COQUERICO[1]
+
+
+[Note 1: Cette histoire, fort populaire en Espagne, est racontee avec
+beaucoup d'esprit dans un des plus jolis romans de Fernand Caballero,
+_la Gaviotta ou la Mouette._]
+
+Il y avait une fois une belle poule qui vivait en grande dame dans la
+basse-cour d'un riche fermier; elle etait entouree d'une nombreuse
+famille qui gloussait autour d'elle, et nul ne criait plus fort et ne
+lui arrachait plus vite les graines du bec qu'un petit poulet difforme
+et estropie. C'etait justement celui que la mere aimait le mieux; ainsi
+sont faites toutes les meres; leurs preferes sont les plus laids. Cet
+avorton n'avait d'entier qu'un oeil, une patte et une aile; on eut dit
+que Salomon eut execute sa sentence memorable sur Coquerico (c'etait le
+nom de ce chetif individu) et qu'il l'eut coupe en deux du fil de sa
+fameuse epee. Quand on est borgne, boiteux et manchot, c'est une belle
+occasion d'etre modeste; notre gueux de Castille etait plus fier que son
+pere, le coq le mieux eperonne, le plus elegant, le plus brave et le
+plus galant qu'on ait jamais vu de Burgos a Madrid. Il se croyait un
+phenix de grace et de beaute, il passait les plus belles heures du jour
+a se mirer au ruisseau. Si l'un de ses freres le heurtait par hasard,
+il lui cherchait pouille, l'appelait envieux ou jaloux, et risquait au
+combat le seul oeil qui lui restat; si les poules gloussaient a sa vue,
+il disait que c'etait pour cacher leur depit, parce qu'il ne daignait
+meme pas les regarder.
+
+Un jour, que sa vanite lui montait a la tete plus que de coutume, il dit
+a sa mere:
+
+--Ecoutez-moi, madame ma mere: l'Espagne m'ennuie, je vais a Rome; je
+veux voir le pape et les cardinaux.
+
+--Y penses-tu, mon enfant? s'ecria la pauvre poule. Qui t'a mis dans la
+cervelle une telle folie? Jamais, dans notre famille, on n'est sorti
+de son pays; aussi sommes-nous l'honneur de notre race; nous pouvons
+montrer notre genealogie. Ou trouveras-tu une basse-cour comme celle-ci,
+des muriers pour t'abriter, un poulailler blanchi a la chaux, un fumier
+magnifique, des vers et des grains partout, des freres qui t'aiment, et
+trois chiens qui te gardent du renard? Crois-tu qu'a Rome meme tu ne
+regretteras pas l'abondance et la douceur d'une pareille vie?
+
+Coquerico haussa son aile manchote en signe de dedain. "Ma mere, dit-il,
+vous etes une bonne femme; tout est beau a qui n'a jamais quitte son
+fumier; mais j'ai deja assez d'esprit pour voir que mes freres n'ont pas
+d'idees, et que mes cousins sont des rustres. Mon genie etouffe dans ce
+trou, je veux courir le monde et faire fortune.
+
+--Mais, mon fils, reprit la pauvre mere poule, t'es-tu jamais regarde
+dans la mare? Ne sais-tu pas qu'il te manque un oeil, une patte et
+une aile? Pour faire fortune, il faut des yeux de renard, des pattes
+d'araignee et des ailes de vautour. Une fois hors d'ici tu es perdu.
+
+--Ma mere, repondit Coquerico, quand une poule couve un canard, elle
+s'effraye toujours de le voir courir a l'eau. Vous ne me connaissez pas
+davantage. Ma nature a moi, c'est de reussir par mes talents et mon
+esprit; il me faut un public qui soit capable de sentir les agrements de
+ma personne; ma place n'est pas parmi les petites gens.
+
+Quand la poule vit que tous les sermons etaient inutiles, elle dit a
+Coquerico:
+
+--Mon fils, ecoute au moins les derniers conseils de ta mere. Si tu vas
+a Rome, evite de passer devant l'eglise de Saint-Pierre; le saint, a ce
+qu'on dit, n'aime pas beaucoup les coqs, surtout quand ils chantent.
+Fuis aussi certains personnages qu'on nomme cuisiniers et marmitons: tu
+les reconnaitras a leur bonnet blanc, a leur tablier retrousse et a la
+gaine qu'ils portent au cote. Ce sont des assassins patentes qui nous
+traquent sans pitie, ils nous coupent le cou sans nous laisser le temps
+de dire _miserere!_ Et maintenant, mon enfant, ajouta-t-elle en levant
+la patte, recois ma benediction et que saint Jacques te protege; c'est
+le patron des pelerins.
+
+Coquerico ne fit pas semblant de voir qu'il y avait une larme dans
+l'oeil de sa mere, il ne s'inquieta pas davantage de son pere, qui
+cependant dressait sa crete au vent et semblait l'appeler. Sans se
+soucier de ceux qu'il laissait derriere lui, l'ingrat se glissa par la
+porte entrouverte; a peine dehors, il battit de l'aile et chanta trois
+fois pour celebrer sa liberte: _Coquerico, coquerico, coquerico!_
+
+Comme il courait a travers champs, moitie volant, moitie sautant, il
+arriva au lit d'un ruisseau que le soleil avait mis a sec. Cependant, au
+milieu du sable on voyait encore un filet d'eau, mais si mince que deux
+feuilles tombees l'arretaient au passage.
+
+Quand le ruisseau apercut notre voyageur, il lui dit:
+
+--Mon ami, tu vois ma faiblesse; je n'ai meme pas la force d'emporter
+ces feuilles qui me barrent le chemin, encore moins de faire un detour,
+car je suis extenue. D'un coup de bec tu peux me rendre la vie. Je
+ne suis pas un ingrat; si tu m'obliges, tu peux compter sur ma
+reconnaissance au premier jour de pluie, quand l'eau du ciel m'aura
+rendu mes forces.
+
+--Tu plaisantes! dit Coquerico. Ai-je la figure d'un balayeur de
+ruisseau? Adresse-toi a gens de ton espece, ajouta-t-il; et de sa bonne
+patte il sauta par-dessus le filet d'eau.
+
+--Tu te souviendras de moi quand tu y penseras le moins! murmura l'eau,
+mais d'une voix si faible que l'orgueilleux ne l'entendit pas.
+
+Un peu plus loin, notre maitre coq apercut le vent tout abattu et tout
+essouffle.
+
+--Cher Coquerico, lui dit-il, viens a mon aide; ici-bas on a besoin les
+uns des autres. Tu vois ou m'a reduit la chaleur du jour. Moi qui, en
+d'autres temps, deracine les oliviers et souleve les mers, me voila tue
+par la canicule. Je me suis laisse endormir par le parfum de ces roses
+avec lesquelles je jouais, et me voici par terre presque evanoui. Si tu
+voulais me lever a deux pouces du sol avec ton bec, et m'eventer un peu
+avec ton aile, j'aurais la force de m'elever jusqu'a ces nuages blancs
+que j'apercois la-haut, pousses par un de mes freres, et je recevrais de
+ma famille quelque secours qui me permettrait d'exister jusqu'a ce que
+j'herite du premier ouragan.
+
+--Monseigneur, repondit le maudit Coquerico, Votre Excellence s'est
+amusee plus d'une fois a me jouer de mauvais tours. Il n'y a pas huit
+jours encore que, se glissant en traitre derriere moi, Votre Seigneurie
+s'est divertie a m'ouvrir la queue en eventail, et m'a couvert de
+confusion a la face des nations. Patience donc, mon digne ami, les
+railleurs ont leur tour; il leur est bon de faire penitence et
+d'apprendre a respecter certains personnages qui, par leur naissance,
+leur beaute et leur esprit, devraient etre a l'abri des plaisanteries
+d'un sot.
+
+Sur quoi Coquerico, se pavanant, se mit a chanter trois fois de sa voix
+la plus rauque: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ et il passa fierement
+son chemin.
+
+Dans un champ nouvellement moissonne ou les laboureurs avaient amasse de
+mauvaises herbes fraichement arrachees, la fumee sortait d'un monceau
+d'ivraie et de glaieul. Coquerico s'approcha pour picorer et vit une
+petite flamme qui noircissait les tiges encore vertes, sans pouvoir les
+allumer.
+
+--Mon bon ami, cria la flamme au nouveau venu, tu viens a propos pour me
+sauver la vie; faute d'aliment, je me meurs. Je ne sais ou s'amuse mon
+cousin le vent, qui n'en fait jamais d'autres; apporte-moi quelques
+brins de paille seche pour me ranimer. Ce n'est pas une ingrate que tu
+obligeras.
+
+--Attends-moi, pensa Coquerico, je vais te servir comme tu le merites,
+insolente qui oses t'adresser a moi! Et voila le poulet qui saute sur
+le tas d'herbes humides et qui le presse si fort contre terre, qu'on
+n'entendit plus le craquement de la flamme et qu'il ne sortit plus
+de fumee. Sur quoi, maitre Coquerico, suivant son habitude, se mit a
+chanter trois fois: _Coquerico, coquerico, coquerico!_ puis, il battit
+de l'aile comme s'il avait acheve les exploits d'Amadis.
+
+Toujours courant, toujours gloussant, Coquerico finit par arriver a
+Rome; c'est la que menent tous les chemins. A peine dans la ville, il
+courut droit a la grande eglise de Saint-Pierre. L'admirer, il n'y
+songeait guere; il se placa en face de la porte principale, et, quoique
+au milieu de la colonnade il ne parut pas plus gros qu'une mouche, il
+se hissa sur son ergot et se mit a chanter: _Coquerico, coquerico,
+coquerico!_ rien que pour faire enrager le saint, et desobeir a sa mere.
+
+Il n'avait pas fini qu'un suisse de la garde du saint-pere, qui
+l'entendit crier, mit la main sur l'insolent et l'emporta chez lui pour
+en faire son souper.
+
+--Tiens, dit le suisse, en montrant Coquerico a sa menagere, donne-moi
+vite de l'eau bouillante pour plumer ce penitent-la.
+
+--Grace! grace, madame l'Eau! s'ecria Coquerico. Eau si douce, si bonne,
+la plus belle et la meilleure chose du monde, par pitie, ne m'echaude
+pas!
+
+--As-tu donc eu pitie de moi quand je t'ai implore, ingrat? repondit
+l'eau qui bouillait de colere. D'un seul coup elle l'inonda du haut
+jusqu'en bas, et ne lui laissa pas un brin de duvet sur le corps.
+
+--Le suisse prit le malheureux poulet et le mit sur le gril.
+
+--Feu, ne me broie pas! cria Coquerico. Pere de la lumiere, frere du
+soleil, cousin du diamant, epargne un miserable, contiens ton ardeur,
+adoucis ta flamme, ne me rotis pas.
+
+--As-tu eu pitie de moi quand je t'implorais, ingrat? repondit le feu
+qui petillait de colere; et d'un jet de flamme il fit de Coquerico un
+charbon.
+
+Quand le suisse apercut son roti dans ce triste etat, il tira le poulet
+par la patte et le jeta par la fenetre. Le vent l'emporta sur un tas de
+fumier.
+
+--O vent! murmura Coquerico qui respirait encore, zephir bienfaisant,
+souffle protecteur, me voici revenu de mes vaines folies; laisse-moi
+reposer sur le fumier paternel.
+
+--Te reposer! rugit le vent. Attends, je vais t'apprendre comme je
+traite les ingrats. Et d'un souffle il l'envoya si haut dans l'air, que
+Coquerico, en retombant, s'embrocha sur le haut d'un clocher.
+
+--C'est la que l'attendait saint Pierre. De sa propre main, le saint
+cloua Coquerico sur le plus haut clocher de Rome. On le montre encore
+aux voyageurs. Si haut place qu'il soit, chacun le meprise parce qu'il
+tourne au moindre vent. Il est noir, sec, deplume, battu par la pluie;
+il ne s'appelle plus Coquerico, mais Girouette; c'est ainsi qu'il paye
+et payera eternellement sa desobeissance a sa mere, sa vanite, son
+insolence, et surtout sa mechancete.
+
+
+IV
+
+LA BOHEMIENNE
+
+
+Quand la vieille eut acheve son conte, elle porta le souper au second et
+a ses amis; je l'aidai dans cette besogne, et pour ma part je placai sur
+la table deux grandes peaux de chevre toutes pleines de vin; apres quoi,
+je retournai a la cuisine avec la bohemienne, ce fut notre tour de
+manger.
+
+Il y avait deja quelque temps que notre repas etait acheve, je causais
+amicalement avec ma vieille hotesse, quand tout a coup on entendit du
+bruit, des imprecations, des jurements dans la salle du souper. Le
+second sortit bientot; il avait a la main la hache qu'il portait
+d'ordinaire a la ceinture, il en menacait ses compagnons de table, qui
+tous tenaient leur couteau a demi cache dans la main. On se querellait
+pour les comptes, car un des contrebandiers tenait un sac plein de
+piastres qu'il refusait de livrer; l'interet et l'ivresse empechaient
+qu'on ne s'entendit.
+
+Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on venait chercher la vieille pour
+trancher la question. Elle avait sur ces hommes une grande autorite
+qu'elle devait sans doute a sa reputation de sorciere; on la meprisait,
+mais on en avait peur. La bohemienne ecouta tous ces cris qui se
+croisaient, puis elle compta sur ses doigts ballots et piastres, et
+enfin donna tort au second.
+
+--Miserable! s'ecria celui-ci, c'est toi qui payeras pour ce tas de
+voleurs. Il leva sa hache; je me jetai en avant pour lui arreter le
+bras, et je recus un coup qui m'estropia le pouce pour le reste de mes
+jours. Premiere lecon que me vendait l'experience, et qui m'a donne
+l'horreur de l'ivresse pour le reste de mes jours.
+
+Furieux d'avoir manque la victime, le second me renverse a terre d'un
+coup de pied; il se jetait de nouveau sur la vieille, quand, soudain,
+je le vois s'arreter, porter ses mains a son ventre, en retirer un long
+couteau tout sanglant, s'ecrier qu'il est un homme mort, et tomber.
+
+Cette horrible scene ne dura pas le temps que je prends pour la conter.
+
+On fit silence autour du cadavre; puis bientot les cris recommencerent,
+mais cette fois on parlait une langue que je n'entendais pas, la langue
+des bohemiens. Un des contrebandiers montrait le sac d'argent, un autre
+me secouait par le collet comme s'il voulait m'etrangler, un troisieme
+me prenait par le bras et me tirait a lui. Au milieu de ce vacarme, la
+vieille allait de l'un a l'autre, criant plus fort que toute la bande,
+portant les mains a sa tete, puis prenant mon bras et montrant mon pouce
+ensanglante et presque detache; je commencais a comprendre. Evidemment
+il y avait des contrebandiers qui pensaient a profiter de l'occasion, et
+qui, pour avoir a bon marche tout ce que nous apportions, proposaient de
+se debarrasser de moi et de garder l'argent. J'allais payer de ma vie la
+faute de me trouver, malgre moi, en mauvaise compagnie; c'est encore une
+lecon qui m'a coute cher, mais qui m'a servi.
+
+Heureusement pour moi, la vieille l'emporta; un grand coquin que sa
+figure pendable eut fait reconnaitre au milieu de tous ces honnetes gens
+se fit mon defenseur; il me mit pres de lui avec la bohemienne,
+et, tenant a la main la hache du second, il fit un discours que je
+n'entendis pas, mais dont je ne perdis pas un mot; j'aurais pu le
+traduire ainsi: "Cet enfant a sauve ma mere; je le prends sous ma garde;
+le premier qui y touche, je l'abats."
+
+[Illustration: Cet enfant a sauve ma mere, je le prends sous ma garde;
+le premier qui y touche, je l'abats.]
+
+C'etait la seule eloquence qui pouvait me sauver; un quart d'heure
+apres tout ce bruit, ma blessure etait pansee avec de la poudre et de
+l'eau-de-vie; on m'avait monte sur une mule; dans un des paniers etait
+le paquet de piastres, a cote de moi, en travers, on avait place
+un grand sac qui pendait des deux cotes. Le bohemien mon sauveur
+m'accompagnait seul, un pistolet a chaque poing.
+
+Arrives a la plage, mon conducteur appela le capitaine qui se
+trouvait dans la chaloupe, il eut avec lui a terre une longue et vive
+conversation. Apres quoi il m'embrassa, me remit l'argent et me dit: "Un
+_roumi_[1] paye le bien par le bien, et le mal par le mal. Pas un mot de
+ce que tu as vu, ou tu es mort."
+
+[Note 1: C'est le nom que se donnent entre eux les bohemiens.]
+
+--J'entrai alors dans la chaloupe avec le capitaine, qui fit jeter dans
+un coin le sac, porte par deux matelots. Une fois a bord, on m'envoya
+coucher, j'eus grand'peine a m'endormir, mais la fatigue l'emporta sur
+l'agitation; quand je m'eveillai, il etait midi. Je craignais d'etre
+battu; mais j'appris qu'on n'avait pas leve l'ancre: un malheur arrive
+a bord en etait la cause, le second, me dit-on, etait mort subitement
+d'une attaque d'apoplexie pour avoir trop bu d'eau-de-vie; le matin meme
+on l'avait jete a la mer, cousu dans un sac, un boulet aux pieds. Sa
+mort n'attristait personne; il etait fort mechant, et on profitait de sa
+part dans l'expedition. Une heure apres ces funerailles, on mettait a la
+voile, nous marchions sur Malaga et Gibraltar.
+
+
+V
+
+CONTES NOIRS
+
+
+Le reste du voyage se passa sans accident. Une fois sur de ma
+discretion, le capitaine me prit en amitie; quand nous descendimes a
+terre, a Saint-Louis du Senegal, il me garda a son service, et me fit
+demeurer avec lui.
+
+Pendant le temps que je restai dans ce pays nouveau, je ne voulus rien
+negliger de ce qui pouvait m'instruire. Les negres qui nous entouraient
+de tous cotes parlaient une langue que personne ne voulait se donner la
+peine d'apprendre: "Ce sont des sauvages", repetait mon capitaine; apres
+cela tout etait dit.
+
+Pour moi qui rodais dans la ville, je me fis bientot des amis parmi ces
+pauvres negres, si affectueux et si bons. Moitie patois, moitie signes,
+nous finissions toujours par nous entendre; je causai si souvent avec
+eux de choses et d'autres, que j'en vins a parler leur langue, comme si
+le bon Dieu m'avait fait naitre avec une peau de taupe.--"Qui s'embarque
+sans savoir la langue du pays ou il va, dit un proverbe, ne va pas
+en voyage, il va a l'ecole."--Le proverbe avait raison, j'appris par
+experience que les negres n'etaient ni moins intelligents ni moins fins
+que nous.
+
+Parmi ceux que je voyais le plus souvent, etait un tailleur qui aimait
+beaucoup a causer; il ne perdait jamais une occasion de me prouver, dans
+sa langue, que les noirs avaient plus d'esprit que les blancs.
+
+--Sais-tu, me dit-il un jour, comment je me suis marie?
+
+--Non, lui dis-je, je sais que tu as une femme qui est une des ouvrieres
+les plus habiles de Saint-Louis, mais tu ne m'as pas dit comment tu l'as
+choisie.
+
+--C'est elle qui a choisi et non pas moi, me dit-il; cela seul te prouve
+combien nos femmes ont d'intelligence et de sens. Ecoute mon recit, il
+t'interessera.
+
+L'HISTOIRE DU TAILLEUR
+
+Il y avait une fois un tailleur (c'etait mon futur beau-pere) qui avait
+une fort belle fille a marier; tous les jeunes gens la recherchaient a
+cause de sa beaute. Deux rivaux (tu en connais un) vinrent trouver la
+belle et lui dirent:
+
+--C'est pour toi que nous sommes ici.
+
+--Que me voulez-vous? repondit-elle en souriant.
+
+--Nous t'aimons, reprirent les deux jeunes gens, chacun de nous desire
+t'epouser.
+
+La belle etait une fille bien elevee, elle appela son pere qui ecouta
+les deux pretendants et leur dit:
+
+--Il se fait tard, retirez-vous et revenez demain; vous saurez alors qui
+des deux aura ma fille.
+
+Le lendemain, au point du jour, les deux jeunes gens etaient de retour.
+
+--Nous voici, crierent-ils au tailleur; rappelez-vous ce que vous nous
+avez promis hier.
+
+--Attendez, repondit-il, je vais au marche acheter une piece de drap;
+quand je l'aurai rapportee a la maison, vous saurez ce que j'attends de
+vous.
+
+Quand le tailleur revint du marche, il appela sa fille, et, lorsqu'elle
+fut venue, il dit aux jeunes gens:
+
+--Mes fils, vous etes deux, et je n'ai qu'une fille. A qui faut-il que
+je la donne? a qui faut-il que je la refuse? Voyez cette piece de drap:
+j'y taillerai deux vetements pareils; chacun de vous en coudra un, celui
+qui le premier aura fini sera mon gendre.
+
+Chacun des deux rivaux prit sa tache et se prepara a coudre sous les
+yeux du maitre. Le pere appela sa fille et lui dit:
+
+--Voici du fil, tu le prepareras pour ces deux ouvriers.
+
+La fille obeit a son pere, elle prit le peloton et s'assit pres des deux
+jeunes gens.
+
+Mais la belle etait fine; le pere ne savait pas qui elle aimait, les
+jeunes gens ne le savaient pas davantage; mais la jeune fille le savait
+deja. Le tailleur sortit; la jeune fille prepara le fil, les jeunes gens
+prirent leurs aiguilles et commencerent a coudre. Mais a celui qu'elle
+aimait (tu m'entends) la belle donnait des aiguillees courtes, tandis
+qu'elle donnait des aiguilles longues a celui qu'elle n'aimait pas.
+Chacun cousait, cousait avec une ardeur extreme, a onze heures l'oeuvre
+etait a peine a moitie; mais a trois heures de l'apres-midi, mon ami, le
+jeune homme aux courtes aiguillees, avait acheve sa tache, tandis que
+l'autre etait loin d'avoir fini.
+
+Quand le tailleur rentra, le vainqueur lui porta le vetement termine;
+son rival cousait toujours.
+
+--Mes enfants, dit le pere, je n'ai voulu favoriser ni l'un ni l'autre
+d'entre vous, c'est pourquoi j'ai partage cette piece de drap en deux
+portions egales, et je vous ai dit: Celui qui finira le premier sera mon
+gendre. Avez-vous bien compris cela?
+
+--Pere, repondirent les deux jeunes gens, nous avons compris ta parole
+et accepte l'epreuve; ce qui est fait est bien fait.
+
+Le tailleur avait raisonne ainsi: Celui qui finira le premier sera
+l'ouvrier le plus habile, par consequent ce sera celui qui soutiendra
+le mieux son menage; il n'avait pas devine que sa fille ferait des
+aiguillees longues pour celui dont elle ne voulait pas. C'etait l'esprit
+qui decidait l'epreuve, c'etait la belle qui se choisissait elle-meme
+son mari.
+
+ * * * * *
+
+Et maintenant, avant de conter mon histoire aux belles dames d'Europe,
+demande-leur ce qu'elles auraient fait a la place de la negresse, tu
+verras si la plus fine n'est pas embarrassee.
+
+Tandis que le tailleur me contait son mariage, sa femme etait entree et
+travaillait sans rien dire, comme si ce recit ne la concernait pas.
+
+--Les filles de votre pays ne sont pas betes, lui dis-je en riant; il me
+semble qu'elles ont plus d'esprit que leurs maris.
+
+--C'est que nous avons recu de nos meres une bonne education, me
+repondit-elle. On nous a toutes exercees avec l'histoire de la Belette.
+
+--Contez-moi cette histoire, je vous en prie; je l'emporterai en Europe,
+pour en faire le profit de ma femme, quand je me marierai.
+
+--Volontiers, me dit-elle; cette histoire, la voici:
+
+LA BELETTE ET SON MARI
+
+Dame Belette mit au monde un fils, puis elle appela son mari et lui dit:
+
+--Cherche-moi des langes comme je les aime et apporte-les-moi.
+
+Le mari ecouta les paroles de sa femme et lui dit:
+
+--Quels sont les langes que tu aimes?
+
+Et la Belette repondit:
+
+--Je veux la peau d'un elephant.
+
+Le pauvre mari resta stupefait de cette exigence, et demanda a sa chere
+moitie si par hasard elle n'aurait point perdu la tete; pour toute
+reponse, la Belette lui jeta l'enfant sur les bras et partit aussitot.
+Elle alla trouver le Ver de terre et lui dit:
+
+--Compere, ma terre est pleine de gazon, aide-moi a la remuer.
+
+Une fois le Ver en train de fouiller, la Belette appela la Poule:
+
+--Commere, lui dit-elle, mon gazon est rempli de vers, nous aurons
+besoin de votre secours.
+
+La Poule courut aussitot, mangea le Ver et se mit a gratter le sol.
+
+Un peu plus loin, la Belette rencontra le Chat:
+
+--Compere, lui dit-elle, il y a des Poules sur mon terrain; en mon
+absence, vous devriez faire un tour de ce cote.
+
+Un instant apres, le Chat avait mange la Poule.
+
+Tandis que le Chat se regalait de la sorte, la Belette dit au Chien:
+"Patron, laisserez-vous le Chat en possession de ce domaine?" Le chien
+furieux courut etrangler le Chat, ne voulant pas qu'il y eut en ce pays
+d'autre maitre que lui.
+
+Le lion passant par la, la Belette le salua avec respect: "Monseigneur,
+lui dit-elle, n'approchez pas de ce champ, il appartient au Chien", sur
+quoi le Lion, plein de jalousie, fondit sur le Chien et le devora.
+
+Ce fut le tour de l'Elephant: la Belette lui demanda son appui contre
+le Lion; l'Elephant entra en protecteur sur le terrain de celle qui
+l'implorait. Mais il ne connaissait pas la perfidie de la Belette, qui
+avait creuse un grand trou et l'avait recouvert de feuillage. L'Elephant
+tomba dans le piege et se tua en tombant; le Lion, qui avait peur de
+l'Elephant, se sauva dans la foret.
+
+La Belette alors prit la peau de l'Elephant et la montra a son mari, en
+lui disant:
+
+--Je t'ai demande la peau de l'Elephant; avec l'aide de Dieu, je l'ai
+eue, et je te l'apporte.
+
+Le mari de la Belette n'avait pas devine que sa femme etait plus fine
+que toutes les betes de la terre; encore moins avait-il pense que la
+dame etait plus fine que lui. Il le comprit alors, et voila pourquoi
+nous disons aujourd'hui: il est aussi fin que la Belette.
+
+L'histoire est finie.
+
+ * * * * *
+
+Ce ne furent pas seulement des contes que j'appris avec les negres;
+je connus bientot leur facon de faire le commerce, leurs idees, leurs
+habitudes, leur morale, leurs proverbes, et je fis mon profit de leur
+sagesse.
+
+Par exemple, ces bonnes gens, qui ainsi que moi ne savent ni lire ni
+ecrire, ont, comme les Arabes et les Indiens, une facon de graver les
+choses dans la memoire de leurs enfants, en leur faisant deviner des
+enigmes; il y en a qui valent un gros livre par l'enseignement qu'elles
+renferment.
+
+--Ainsi, ajouta le capitaine, en me donnant une tape sur la tete, ce qui
+etait son grand signe d'amitie, devine-moi celle-ci:
+
+--Dis-moi ce que j'aime, ce qui m'aime et qui fait toujours ce qui me
+plait.
+
+--C'est ton chien, capitaine, tu as regarde Fidele en parlant.
+
+--Bravo, mon matelot. Continuons:
+
+--Dis-moi ce que tu aimes un peu, ce qui t'aime beaucoup et qui fait
+toujours ce qui te plait.
+
+Tu donnes ta langue au chien; c'est ta mere, mon petit homme; tu
+ne crois pas qu'elle fasse toujours ce que tu veux, l'experience
+t'apprendra que ce n'est jamais a elle qu'elle pense quand il s'agit de
+toi.
+
+Dis-moi celle que ton pere aime beaucoup, qui l'aime beaucoup et lui
+fait faire tout ce qui lui plait.
+
+--On ne fait jamais faire a papa ce qu'il ne veut pas, capitaine;
+maman le repete tous les jours. Mais ma soeur est mal elevee, elle rit
+toujours quand maman dit cela.
+
+--C'est que ta soeur a devine le mot de l'enigme, mon matelot. Ah! si
+j'avais eu une fille, je l'aurais bien forcee a me commander son caprice
+du matin au soir.
+
+Reste encore une enigme:-Qu'est-ce qu'on aime ou qu'on n'aime pas, qui
+vous aime ou qui ne vous aime pas, mais qui vous fait toujours faire
+tout ce qui lui plait?
+
+--Je ne sais pas, capitaine.
+
+--Eh bien, me dit-il d'un air goguenard, demande-le ce soir a ton papa.
+
+Je ne manquai pas a la recommandation du marin; je racontai a table
+tout ce que j'avais appris dans la journee; les contes negres amuserent
+beaucoup ma mere; les enigmes eurent un succes complet, mais, quand j'en
+vins a la derniere, mon pere se mit a rire.
+
+--Ce n'est pas difficile a deviner, mon garcon, je vais te le dire...
+
+Sur quoi ma mere regarda mon pere; je ne sais pas ce qu'il lut dans ses
+yeux, mais il resta court.
+
+--Dis-le-moi donc, papa, je veux le savoir.
+
+--Si vous ne vous taisez pas, Monsieur, me dit ma mere et d'un ton
+severe, je vous envoie au jardin sans dessert.
+
+--Ah! dit mon pere.
+
+Cet ah! me rendit du courage, je donnai un coup de poing sur la table:
+Mais parle donc, papa!
+
+Ma mere fit mine de se lever; mon pere la prevint: en un instant je me
+trouvai dans le jardin, tout en larmes, avec une grande tartine de pain
+sec a la main.
+
+Voila comment je n'ai jamais su le mot de la derniere enigme. S'il y en
+a de plus habiles que moi qu'ils le devinent, sinon qu'ils aillent au
+Senegal; peut-etre la femme du tailleur leur apprendra-t-elle le secret
+que ma mere ne m'a jamais dit.
+
+
+VI
+
+LE SECOND VOVAGE DU CAPITAINE JEAN
+
+
+Mes causeries avec les negres avaient fait de moi un interprete et un
+courtier; le capitaine avait en mon zele une pleine confiance; malgre
+mon jeune age, c'est moi qui traitais avec tous les marchands. La
+cargaison fut bientot faite a des conditions excellentes, et, a mon
+retour a Marseille, j'eus, outre ma part, un beau et riche cadeau des
+armateurs. Ma reputation commencait, et, apres quelques voyages dans la
+Mediterranee, on m'offrit de partir pour l'Orient comme subrecargue d'un
+brick de la plus belle taille: je n'avais pas vingt ans.
+
+Qui m'avait valu une si belle condition? Mon travail. Partout ou j'avais
+aborde, j'avais fait connaissance avec les matelots de tout pays: grecs,
+levantins, dalmates, russes, italiens, et je parlais un peu la langue
+de tous ces gens-la. Le navire allait chercher des grains dans la mer
+Noire, a l'embouchure du Danube: il fallait un homme qui baragouinat
+tous les patois; on m'avait trouve sous la main, et, quoique je n'eusse
+guere de barbe au menton, on m'avait pris.
+
+Me voila donc en mer, et cette fois pour mon compte, faisant un commerce
+loyal et n'etant l'esclave que de mon devoir. Dieu sait si je prenais
+de la peine pour defendre l'interet de mes armateurs! En arrivant a
+Constantinople, je trouvai moyen de placer notre cargaison d'articles
+divers a des conditions avantageuses, et tous nous partimes pour Galatz,
+bien munis de piastres d'Espagne et de lettres de change. En entrant
+dans la mer Noire, notre navire portait des passagers de toute langue
+et de toute nation. L'un des plus singuliers etait un Dalmate qui
+retournait chez lui par le Danube. Il etait tout le jour assis a
+l'avant, tenant entre ses jambes un long violon qui n'avait qu'une
+corde, c'est ce que les Serbes nomment la _guzla_; il grattait cette
+corde avec un archet et chantait d'un ton plaintif et dans une langue
+douce et sonore les chansons de son pays: celles-ci, par exemple, qu'il
+recitait tous les soirs a la clarte des etoiles, et que je n'ai pas
+oubliees:
+
+LE CHANT DU SOLDAT
+
+--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger.
+
+--Quand j'ai quitte mon bon pere, la lune brillait au ciel.
+
+--La lune brille au ciel, j'entends mon pere qui me pleure.
+
+--Quand j'ai quitte ma bonne mere, le soleil brillait au ciel.
+
+--Le soleil brille au ciel, j'entends ma mere qui me pleure.
+
+--Quand j'ai quitte mes freres cheris, les etoiles brillaient au ciel.
+
+--Les etoiles brillent au ciel, j'entends mes freres qui me pleurent.
+
+--Quand j'ai quitte mes soeurs cheries, les pivoines etaient en fleur.
+
+--Voici la pivoine qui fleurit, j'entends mes soeurs qui me pleurent.
+
+--Quand j'ai quitte ma bien-aimee, les lis fleurissaient au jardin.
+
+--Voici le lis en fleur, j'entends ma bien-aimee qui me pleure.
+
+--Il faut que ces larmes sechent, demain je veux partir d'ici.
+
+--Je suis un jeune soldat, toujours, toujours a l'etranger.
+
+LE CHANT DU FIANCE
+
+--Vois cet oiseau, vois ce faucon qui s'eleve au plus haut des cieux. Si
+je pouvais le prendre et l'enfermer dans ma chambre!
+
+--Cher oiseau, faucon au beau plumage, apporte-moi quelque nouvelle.
+
+--Volontiers, mais je ne dirai rien d'heureux. Avec un autre s'est
+fiancee ta bien-aimee.
+
+--Valet, selle mon alezan; moi aussi, je veux etre la.
+
+Quand elle est entree dans l'eglise, c'etait encore une simple fille;
+maintenant, assise sur ce banc magnifique, c'est une grande dame.
+
+--Vois-tu la lune qui s'eleve entre deux petites etoiles? C'est ma
+bien-aimee entre ses deux belles-soeurs.
+
+Quand elle va pour se fiancer, je l'arrete au passage.--Chere enfant,
+rends-moi l'anneau que j'ai achete.
+
+--Va maintenant, va, mon enfant, et point de reproche: oui, c'est mon
+pauvre coeur qui pleure, mais ce n'est pas de toi qu'il se plaint.
+
+ * * * * *
+
+La mer Noire n'est pas toujours commode; j'ai traverse plus d'une fois
+les deux Oceans, je connais leurs tempetes; mais je crains moins leurs
+longues vagues qui deferlent contre le navire que ces petits flots
+presses qui roulent et fatiguent un vaisseau, et qui, tout a coup,
+s'entr'ouvrent comme un abime. Depuis deux jours et deux nuits nous
+etions en perdition, personne ne pouvait tenir sur le pont, hormis mon
+Dalmate, qui s'etait attache a un des bancs par la ceinture, et qui,
+tout mouille qu'il etait, chantait toujours les airs de son pays.
+
+--Seigneur Dalmate, lui dis-je en un moment ou le vent et la mer nous
+laissaient un peu respirer, je vois que vous etes un brave, vous n'avez
+pas peur du naufrage.
+
+--Qui peut empecher sa destinee? me dit-il en raclant son violon; le
+plus sage est de s'y resigner.
+
+--Voila parler comme un Turc, lui repondis-je; un chretien n'est pas si
+patient.
+
+--Pourquoi ne serait-on pas chretien et resigne a la volonte divine?
+reprit-il. Ce que Dieu nous promet, c'est le ciel, si nous sommes
+honnetes gens; il ne nous a jamais promis la sante, la richesse, le
+salut en mer et autres choses passageres. Tout cela est abandonne a une
+puissance secondaire qui n'a d'empire que sur la terre; ceux qui l'ont
+vue la nomment _le Destin_.
+
+--Comment, m'ecriai-je, ceux qui l'ont vue? Vous croyez donc que le
+Destin existe?
+
+--Pourquoi non? me repondit-il tranquillement. Si vous en doutez,
+ecoutez cette histoire; les principaux acteurs vivent encore au Cattare;
+ce sont mes cousins, je vous les montrerai quand vous reviendrez.
+
+
+VII
+
+LE DESTIN
+
+
+Il y avait une fois deux freres qui vivaient ensemble au meme menage;
+l'un faisait tout, tandis que l'autre etait un indolent, qui ne
+s'occupait que de boire et de manger. Les recoltes etaient toujours
+magnifiques, ils avaient en abondance boeufs, chevaux, moutons, porcs,
+abeilles et le reste.
+
+L'aine, qui faisait tout, se dit un jour: Pourquoi travailler pour cet
+indolent? Mieux vaut nous separer; je travaillerai pour moi seul, et il
+fera alors ce que bon lui semblera. Il dit donc a son frere.
+
+--Mon frere, il est injuste que je m'occupe de tout, tandis que tu ne
+veux m'aider en rien et ne penses qu'a boire et a manger; il faut nous
+separer.
+
+L'autre essaya de le detourner de ce projet en lui disant:
+
+--Frere, ne fais pas cela; nous sommes si bien. Tu as tout entre les
+mains, aussi bien ce qui est a toi que ce qui est a moi, et tu sais que
+je suis toujours content de ce que tu fais et de ce que tu ordonnes.
+
+Mais l'aine persista dans sa resolution, si bien que le cadet dut ceder,
+et lui dit:
+
+--Puisqu'il en est ainsi, je ne t'en voudrai pas pour cela; fais le
+partage comme il te plaira.
+
+Le partage fait, chacun choisit son lot. L'indolent prit un bouvier pour
+ses boeufs, un pasteur pour ses chevaux, un berger pour ses brebis, un
+chevrier pour ses chevres, un porcher pour ses porcs, un gardien pour
+ses abeilles, et leur dit a tous:
+
+--Je vous confie mon bien, que Dieu vous surveille!
+
+Et il continua de vivre dans sa maison sans plus de souci qu'auparavant.
+
+L'aine, au contraire, se fatigua pour sa part autant qu'il avait fait
+pour le bien commun: il garda lui-meme ses troupeaux, ayant l'oeil a
+tout; malgre cela, il ne trouva partout que mauvais succes et dommage.
+De jour en jour tout lui tournait a mal, jusqu'a ce qu'enfin il devint
+si pauvre, qu'il n'avait meme plus une paire d'opanques[1], et qu'il
+allait nu-pieds. Alors il se dit:
+
+[Note 1: C'est la chaussure des Serbes, qui est faite avec des lanieres
+de cuir.]
+
+--J'irai chez mon frere voir comment les choses vont chez lui.
+
+Son chemin le menait dans une prairie ou paissait un troupeau de brebis,
+et, quand il s'en approcha, il vit que les brebis n'avaient point de
+berger. Pres d'elles seulement etait assise une belle jeune fille qui
+filait un fil d'or.
+
+Apres avoir salue la fille d'un "Dieu te protege!" il lui demanda a qui
+etait ce troupeau; elle lui repondit:
+
+--A qui j'appartiens appartiennent aussi ces brebis.
+
+--Et qui es-tu? continua-t-il.
+
+--Je suis la fortune de ton frere, repondit-elle.
+
+Alors il fut pris de colere et d'envie, et s'ecria:
+
+--Et ma fortune, a moi, ou est-elle?
+
+La fille lui repondit:
+
+--Ah! elle est bien loin de toi.
+
+--Puis-je la trouver? demanda-t-il.
+
+Elle lui repondit:--Tu le peux, seulement cherche-la.
+
+Quand il eut entendu ces mots et qu'il vit que les brebis de son frere
+etaient si belles qu'on n'en pouvait imaginer de plus belles, il ne
+voulut pas aller plus loin pour voir les autres troupeaux, mais il alla
+droit a son frere. Des que celui-ci l'apercut, il en eut pitie et lui
+dit en fondant en larmes:
+
+--Ou donc as-tu ete depuis si longtemps?
+
+Et, le voyant en haillons et nu-pieds, il lui donna une paire d'opanques
+et quelque argent.
+
+Apres etre reste trois jours chez son frere, le pauvre partit pour
+retourner chez lui; mais, une fois a la maison, il jeta un sac sur ses
+epaules, y mit un morceau de pain, prit un baton a la main, et s'en alla
+ainsi par le monde pour y chercher sa fortune. Ayant marche quelque
+temps, il se trouva dans une grande foret, et rencontra une abominable
+vieille qui dormait sous un buisson. Il se mit a fouiller la terre avec
+son baton, et, pour eveiller la vieille, il lui donna un coup dans le
+dos. Cependant elle ne se remua qu'avec peine, et, n'ouvrant qu'a demi
+ses yeux chassieux, elle lui dit:
+
+--Remercie Dieu que je me sois endormie, car, si j'avais ete eveillee,
+tu n'aurais pas ces opanques.
+
+Alors il lui dit:--Qui donc es-tu, toi qui m'aurais empeche d'avoir ces
+opanques?
+
+La vieille lui dit:--Je suis ta fortune.
+
+En entendant ces mots, il se frappa la poitrine en criant:
+
+--Comment! c'est toi qui es ma fortune? Puisse Dieu t'exterminer! Qui
+donc t'a donnee a moi?
+
+Et la vieille lui dit:
+
+--C'est le Destin.
+
+--Ou est le Destin? demanda-t-il.
+
+--Va et cherche-le, lui repondit-elle en se rendormant.
+
+Alors il partit et s'en alla chercher le Destin.
+
+[Illustration: La vieille lui dit: "Je suis ta Fortune."]
+
+Apres un long, bien long voyage, il arriva enfin dans un bois, et dans
+ce bois il trouva un ermite a qui il demanda s'il ne pourrait pas avoir
+des nouvelles du Destin; l'ermite lui dit:
+
+--Va sur la montagne, tu arriveras droit a son chateau; mais, quand tu
+seras pres du Destin, ne t'avise pas de lui parler; fais seulement tout
+ce que tu lui verras faire jusqu'a ce qu'il t'interroge.
+
+Le voyageur remercia l'ermite et prit le chemin de la montagne. Et,
+quand il fut arrive dans le chateau du Destin, c'est la qu'il vit de
+belles choses! C'etait un luxe royal, il y avait une foule de valets et
+de servantes toujours en mouvement et qui ne faisaient rien. Pour
+le Destin, il etait assis a une table servie et il soupait. Quand
+l'etranger vit cela, il se mit aussi a table et mangea avec le maitre du
+logis. Apres le souper, le Destin se coucha, l'autre en fit autant. Vers
+minuit, voici que dans le chateau il se fait un bruit terrible, et au
+milieu du bruit on entendait une voix qui criait:
+
+--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui sont venues
+au monde: donne-leur quelque chose a ton bon plaisir!
+
+Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre dore et seme dans la
+chambre des ducats tout brillants en disant:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!
+
+Au point du jour, le beau chateau s'evanouit, et a sa place il y eut
+une maison ordinaire, mais ou rien ne manquait. Quand vint le soir, le
+Destin se remit a souper, son hote en fit autant; personne ne dit mot.
+
+Apres souper tous deux allerent se coucher. Vers minuit, voici que
+dans le chateau recommence un bruit terrible, et au milieu du bruit on
+entendait une voix qui criait:
+
+--Destin, Destin, il y a aujourd'hui tant et tant d'ames qui ont vu la
+lumiere, donne-leur quelque chose a ton bon plaisir!
+
+Et voila le Destin qui se leve, il ouvre un coffre d'argent; mais cette
+fois il n'y avait pas de ducats, ce n'etait que des monnaies d'argent
+melees par-ci par-la de quelques pieces d'or. Le destin sema cet argent
+sur la terre en disant:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie!
+
+Au point du jour la maison avait disparu, et a sa place il y en avait
+une autre plus petite. Ainsi se passa chaque nuit; chaque matin la
+maison diminuait, jusqu'a ce qu'enfin il n'y eut plus qu'une miserable
+cabane; le Destin prit une beche et se mit a fouiller la terre; son hote
+en fit autant, et ils becherent tout le jour. Quand vint le soir, le
+Destin prit une croute de pain dur, en cassa la moitie et la donna a son
+compagnon. Ce fut tout leur souper: quand ils l'eurent mange, ils se
+coucherent.
+
+Vers minuit, voici que recommence un bruit terrible, et au milieu du
+bruit on distinguait une voix qui disait:
+
+--Destin, Destin, tant et tant d'ames sont venues au monde cette nuit:
+donne-leur quelque chose a ton bon plaisir.
+
+Et voila le Destin qui se leve; il ouvre un coffre et se met a semer
+des cailloux, et parmi ces cailloux quelques menues monnaies, et, ce
+faisant, il disait:
+
+--Tel je suis aujourd'hui, tels vous serez toute votre vie.
+
+Quand le matin reparut, la cabane s'etait changee en un grand palais
+comme au premier jour. Alors pour la premiere fois le Destin parla a son
+hote et lui dit:
+
+--Pourquoi es-tu venu?
+
+Celui-ci conta en detail sa misere; et comment il etait venu pour
+demander au Destin lui-meme pourquoi il lui avait donne une si mauvaise
+fortune. Le Destin lui repondit:
+
+--Tu as vu comment la premiere nuit j'ai seme des ducats, et ce qui a
+suivi. Tel je suis la nuit ou nait un homme, tel cet homme sera toute
+sa vie. Tu es ne dans une nuit de pauvrete, tu resteras pauvre toute ta
+vie. Ton frere, au contraire, est venu au monde dans une heureuse nuit.
+Il restera heureux jusqu'a la fin. Mais, puisque tu as pris tant de
+peine pour me chercher, je te dirai comment tu peux t'aider. Ton frere
+a une fille du nom de Miliza, qui est aussi fortunee que son pere.
+Prends-la pour femme quand tu seras de retour au pays, et tout ce que tu
+acquerras, aie soin de dire que cela est a ta femme.
+
+L'hote remercia le Destin bien des fois et partit. Quand il fut de
+retour au pays, il alla droit chez son frere, et lui dit:
+
+--Frere, donne-moi Miliza, tu vois que sans elle je suis seul au monde!
+
+Et le frere repondit:
+
+--Cela me plait; Miliza est a toi.
+
+Le nouveau marie emmena dans sa maison la fille de son frere, et il
+devint tres riche, mais il disait toujours:
+
+--Tout ce que j'ai est a Miliza.
+
+Un jour, il alla aux champs pour voir ses bles, qui etaient si beaux
+qu'on ne pouvait trouver rien de plus beau. Voila qu'un voyageur vint a
+passer sur le chemin et lui demanda:
+
+--A qui ces bles?
+
+Et lui, sans y penser, repondit:
+
+--Ils sont a moi.
+
+Mais a peine avait-il parle que voila les bles qui s'enflamment et le
+champ qui est tout en feu. Vite il court apres le voyageur, et lui crie:
+
+--Arrete, mon frere; ces bles ne m'appartiennent pas, ils sont a Miliza,
+la fille de mon frere.
+
+Le feu cessa aussitot, et des lors notre homme fut heureux, grace a
+Miliza.
+
+ * * * * *
+
+--Seigneur Dalmate, dis-je, a mon conteur, votre histoire est jolie,
+quoiqu'elle sente terriblement le turc. En mon pays, nous avons d'autres
+idees: loin de nous en remettre a la fortune, nous comptons sur
+nous-memes, sur notre esprit plus encore que sur notre bras, sur notre
+prudence plus que sur notre hardiesse. Aussi, dans ma patrie, paye-t-on
+cher un bon conseil.
+
+--Ainsi fait-on chez moi, me repondit le Dalmate en rajustant son bonnet
+de peau qui lui tombait sur les yeux; ecoutez ce qui est arrive, l'an
+dernier, a un de mes voisins.
+
+
+VIII
+
+LE FERMIER PRUDENT
+
+
+Il y avait pres de Raguse un fermier qui se melait aussi de commerce. Un
+jour, il partit pour la ville, emportant avec lui tout son argent, afin
+de faire quelques achats. En arrivant a un carrefour, il demanda a un
+vieillard qui se trouvait la quelle route il lui fallait prendre.
+
+--Je te le dirai si tu me donnes cent ecus, repondit l'etranger; je ne
+parle pas a moins; chacun de mes avis vaut cent ecus.
+
+--Diable! pensa le fermier en regardant la mine de l'etranger, qui avait
+l'air d'un renard, qu'est-ce que peut etre un avis qui vaut cent ecus?
+Ce doit etre quelque chose de bien rare, car, en general, on vous donne
+pour rien des conseils; il est vrai qu'ils ne valent pas davantage.
+Allons, dit-il a l'homme, parle, voila tes cent ecus.
+
+--Ecoute donc, reprit l'etranger; cette route qui va tout droit, c'est
+la route d'aujourd'hui; celle qui fait un coude, c'est la route de
+demain. J'ai encore un avis a te donner, continua-t-il; mais il faut
+aussi me le payer cent ecus.
+
+Le fermier reflechit longtemps, puis il se decida.
+
+--Puisque j'ai paye le premier conseil, je puis bien payer le second.
+
+Et il donna encore cent ecus.
+
+--Ecoute donc, lui dit l'etranger: Quand tu seras en voyage et que tu
+entreras dans une hotellerie, si l'hote est vieux et si le vin est
+jeune, va-t-en au plus vite si tu ne veux pas qu'il t'arrive malheur.
+Donne-moi encore cent ecus, ajouta-t-il, j'ai encore quelque chose a te
+dire.
+
+Le fermier se mit a reflechir.
+
+--Qu'est-ce donc que ce nouvel avis? Bah! puisque j'en ai achete deux,
+je peux bien payer le troisieme.
+
+Et il donna ses derniers cent ecus.
+
+--Ecoute donc, lui dit l'etranger: si jamais tu te mets en colere, garde
+la moitie de ton courroux pour le lendemain; n'use pas toute ta colere
+en un jour.
+
+Le fermier reprit le chemin de sa maison, ou il arriva les mains vides.
+
+--Qu'as-tu achete? lui demanda sa femme.
+
+--Rien que trois avis, repondit-il, qui m'ont coute chacun cent ecus.
+
+--Bien! dissipe ton argent, jette-le au vent, suivant ton habitude.
+
+--Ma chere femme, reprit doucement le fermier, je ne regrette pas mon
+argent; tu vas voir quelles sont les paroles que j'ai payees.
+
+Et il lui conta ce qu'on lui avait dit; sur quoi la femme haussa les
+epaules et l'appela un fou qui ruinait sa maison et mettait ses enfants
+sur la paille.
+
+Quelque temps apres, un marchand s'arreta devant la porte du fermier,
+avec deux voitures pleines de marchandises. Il avait perdu en route un
+associe, et offrit au fermier cinquante ecus, s'il voulait se charger
+d'une des voitures et venir avec lui a la ville.
+
+--J'espere, dit a son mari la femme du fermier, que tu ne refuseras pas;
+cette fois, du moins, tu gagneras quelque chose.
+
+On partit; le marchand conduisait la premiere voiture, le fermier menait
+la seconde. Le temps etait mauvais, les chemins rompus, on n'avancait
+qu'a grand'peine. On arriva enfin aux deux routes, le marchand demanda
+celle qu'il fallait prendre.
+
+--C'est celle de demain, dit le fermier; elle est plus longue, mais elle
+est plus sure.
+
+Le marchand voulut prendre la route d'aujourd'hui.
+
+--Quand vous me donneriez cent ecus, dit le fermier, je n'irais pas par
+ce chemin.
+
+On se separa donc. Le fermier, qui avait choisi la voie la plus longue,
+arriva neanmoins bien avant son compagnon, sans que sa voiture eut
+souffert. Le marchand n'arriva qu'a la nuit; sa voiture etait tombee
+dans un marais, tout le chargement etait endommage, et le maitre etait
+blesse, par-dessus le marche.
+
+Dans la premiere auberge ou on descendit, il y avait un vieil hotelier;
+une branche de sapin annoncait qu'on y vendait du vin nouveau. Le
+marchand voulut s'arreter la pour y passer la nuit.
+
+--Je ne le ferais pas quand vous me donneriez cent ecus! s'ecria le
+fermier.
+
+Et il sortit au plus vite, laissant son compagnon.
+
+Vers le soir, quelques jeunes desoeuvres qui avaient trop goute au
+vin nouveau se querellerent a propos d'une cause futile. On tira les
+couteaux; l'hote, alourdi par les annees, n'eut pas la force de separer
+ni d'apaiser les combattants. Il y eut un homme tue, et, comme on
+craignait la justice, on cacha le cadavre dans la voiture du marchand.
+
+Celui-ci, qui avait bien dormi et n'avait rien entendu, se leva de grand
+matin pour atteler ses chevaux. Effraye de trouver un mort sur son
+chariot, il voulut fuir au plus vite pour ne pas etre mele dans un
+proces facheux; mais il avait compte sans la police autrichienne; on
+courut apres lui. En attendant que la justice eclaircit l'affaire, on
+jeta mon homme en prison et on confisqua tout son avoir.
+
+Quand le fermier apprit ce qui etait arrive a son compagnon, il voulut,
+au moins, mettre en surete sa voiture, et reprit le chemin de sa maison.
+Comme il approchait du jardin, il apercut a la brume un jeune soldat
+monte sur un de ses plus beaux pruniers, et qui faisait tranquillement
+la recolte du bien d'autrui. Le fermier arma son fusil pour tuer le
+voleur; mais il reflechit.
+
+--J'ai paye cent ecus, pensa-t-il, pour apprendre qu'il ne faut pas
+depenser toute sa colere en un jour. Attendons a demain, mon voleur
+reviendra. Il prit un detour pour entrer dans la maison par un autre
+cote, et, comme il frappait a la porte, voila le jeune soldat qui se
+jette dans ses bras en criant:
+
+--Mon pere, j'ai profite de mon conge pour vous surprendre et vous
+embrasser.
+
+Le fermier dit alors a sa femme:
+
+--Ecoute maintenant ce qui m'est arrive, tu verras si j'ai paye trop
+cher mes trois avis.
+
+Il lui conta toute l'histoire; et, comme le pauvre marchand fut pendu,
+quoi qu'il put faire, le fermier se trouva l'heritier de cet imprudent.
+Devenu riche, il repetait tous les jours qu'on ne paye jamais trop cher
+un bon conseil, et, pour la premiere fois, sa femme etait de son avis.
+
+
+IX
+
+LES TROIS HISTOIRES DU DALMATE
+
+
+--Seigneur Dalmate, lui dis-je quand il eut fini son histoire, voila
+sans doute un beau conte, mais ce n'est pas le Destin qui a fait la
+fortune de ce sage fermier, c'est le calcul, la raison. Votre second
+recit detruit le premier, et fort heureusement, car il serait triste
+que les paresseux fissent fortune, et que les gens actifs qui sement le
+grain ne recoltassent que le vent.
+
+--Les paresseux reussissent quelquefois, me repondit-il gravement; j'en
+sais an exemple que je puis vous conter.
+
+--Vous avez donc des contes sur toutes choses? m'ecriai-je.
+
+--Contes et chansons, c'est toute la vie, me repondit-il froidement.
+
+LA PARESSEUSE
+
+Il y avait une fois une mere qui avait une fille tres paresseuse et qui
+n'avait de gout pour aucune espece de travail. Elle la conduisit dans un
+bois, aupres d'un carrefour, se mit a la battre de toutes ses forces.
+Pres de la passait par hasard un seigneur qui demanda a la mere pourquoi
+ce rude chatiment.
+
+--Mon cher seigneur, repondit-elle, c'est que ma fille est une
+travailleuse insupportable: elle nous file jusqu'a la mousse qui garnit
+les murs.
+
+--Confiez-la-moi, dit le seigneur, je lui donnerai de quoi filer toute
+son envie.
+
+--Prenez-la, dit la mere, prenez-la, je n'en veux plus.
+
+Et le seigneur l'emmene a sa maison, ravi de cette belle acquisition.
+
+Le soir meme, il enferma la jeune fille toute seule dans une chambre ou
+etait un grand tonneau plein de chanvre. C'est la qu'elle se trouva dans
+une grande peine.
+
+--Comment faire? Je ne veux pas filer, je ne sais pas filer!
+
+Mais, vers la nuit, voici trois vieilles sorcieres qui frappent a la
+fenetre, et la fille les fait entrer bien vite.
+
+--Si tu veux nous inviter a tes noces, lui dirent-elles, nous t'aiderons
+a filer ce soir.
+
+--Filez, Mesdames, repondit-elle bien vite, je vous invite a mon
+mariage.
+
+Et voila les trois sorcieres qui filent et filent tout ce qu'il y avait
+dans le tonneau, tandis que la paresseuse dormait a loisir.
+
+Le matin, quand le seigneur entra dans la chambre, il vit tout le mur
+garni de fil, et la jeune fille qui dormait. Il sortit sur la pointe
+du pied et defendit que personne entrat dans la chambre, afin que la
+fileuse put se reposer d'un si grand travail. Cela n'empecha pas que, le
+jour meme, il ne fit apporter un second tonneau plein de chanvre, mais
+les sorcieres revinrent a l'heure dite, et tout se passa comme le
+premier jour.
+
+[Illustration: Quand le seigneur les eut vues dans toute leur laideur,
+il dit a sa fiancee: "Tes tantes ne sont pas belles."]
+
+Le seigneur fut emerveille, et, comme il n'y avait plus rien a filer
+dans la maison, il dit a la jeune fille:
+
+--Je veux t'epouser, car tu es la reine des filandieres.
+
+La veille du mariage, la pretendue fileuse dit a son mari:
+
+--Il faut que j'invite mes tantes.
+
+Et le seigneur repondit qu'elles seraient les bienvenues.
+
+Une fois entrees, les trois sorcieres se mirent aupres du poele; elles
+etaient horribles; quand le seigneur les eut vues dans toute leur
+laideur, il dit a sa fiancee:
+
+--Tes tantes ne sont pas belles.
+
+Puis, s'approchant de la premiere sorciere, il lui demanda pourquoi elle
+avait un si long nez.
+
+--Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on file
+toujours, et que toute la journee on branle la tete, le nez s'allonge
+insensiblement.
+
+Le seigneur passa a la seconde, et lui demanda pourquoi elle avait de si
+grosses levres.
+
+--Mon cher neveu, repondit-elle, c'est a force de filer. Quand on
+file toujours, et que toute la journee on mouille son fil, les levres
+grossissent insensiblement.
+
+Alors il demanda a la troisieme pourquoi elle etait bossue.
+
+--Mon cher neveu, dit-elle, c'est a force de filer. Quand on est assise
+et courbee toute la journee, le dos se plie insensiblement.
+
+Et alors le seigneur eut grand'peur qu'a force de filer sa femme ne
+devint aussi horrible que ces trois Parques, il jeta au feu quenouille
+et fuseau. Si la paresseuse en fut fachee, je le laisse a deviner a
+celles qui lui ressemblent.
+
+--Mon conte est fini.
+
+--Je vois avec plaisir, dis-je a mon Dalmate, qu'en votre heureux pays
+les femmes reussissent sans peine et sans esprit.
+
+--Pas du tout, s'ecria mon insupportable conteur, il n'y a pas d'endroit
+au monde ou les femmes soient tout a la fois plus fines et plus sages.
+Ne savez-vous pas comment la fille d'un mendiant epousa l'empereur
+d'Allemagne, et, tout empereur qu'il fut, se montra plus habile et
+meilleure que lui?
+
+--Encore un conte! m'ecriai-je.
+
+--Non, pas un conte, reprit-il, mais une histoire; vous la trouverez
+dans tous les livres qui disent la verite.
+
+DE LA DEMOISELLE QUI ETAIT PLUS AVISEE QUE L'EMPEREUR
+
+Il y avait une fois un pauvre homme qui vivait dans une cabane: il
+n'avait avec lui qu'une fille, mais elle etait tres avisee. Elle allait
+partout chercher des aumones et apprenait aussi a son pere a parler avec
+sagesse et a obtenir ce qu'il lui fallait. Un jour il advint que le
+pauvre homme alla vers l'Empereur, et le pria de lui donner quelque
+chose.
+
+L'Empereur, surpris de la facon dont parlait ce mendiant, lui demanda
+qui il etait et qui lui avait appris a s'exprimer de la sorte.
+
+--C'est ma fille, repondit-il.
+
+--Et ta fille, qui donc l'a instruite? demanda l'Empereur; a quoi le
+pauvre homme repondit:
+
+--C'est Dieu qui l'a instruite, ainsi que notre extreme misere.
+
+Alors l'Empereur lui donna trente oeufs et lui dit:
+
+--Porte ces oeufs a ta fille, et dis-lui qu'elle m'en fasse eclore des
+poulets; si elle ne les fait pas eclore, mal lui en adviendra.
+
+Le pauvre homme rentra tout pleurant dans sa cabane et conta la chose a
+sa fille. La fille reconnut de suite que les oeufs etaient cuits; mais
+elle dit a son pere d'aller se reposer et qu'elle aurait soin de tout.
+Le pere suivit le conseil de sa fille et se mit a dormir; pour elle,
+prenant une marmite, elle l'emplit d'eau et de feves et la mit sur le
+feu; le lendemain, quand les feves furent bouillies, elle appela son
+pere, lui dit de prendre une charrue et des boeufs et d'aller labourer
+le long de la route ou devait passer l'Empereur:
+
+--Et, ajouta-t-elle, quand tu verras l'Empereur, prends des feves,
+seme-les et dis bien haut: "Allons, mes boeufs, que Dieu me protege a
+fasse pousser mes feves bouillies!" Et si l'Empereur te demande comment
+il est possible de faire pousser des feves bouillies, reponds-lui:--Cela
+est aussi aise que de faire sortir un poulet d'un oeuf dur.
+
+Le pauvre homme fit ce que voulait sa fille; il sortit, il laboura, et,
+quand il vit l'Empereur, il se mit a crier:
+
+--Allons, mes boeufs, que Dieu me protege et fasse pousser mes feves
+bouillies!
+
+Des que l'Empereur entendit ces mots, il s'arreta sur la route et dit
+aussitot:
+
+--Pauvre fou, comment est-il possible de faire pousser des feves
+bouillies?
+
+Et le pauvre homme repondit:
+
+--Gracieux Empereur, cela est aussi aise que de faire sortir un poulet
+d'un oeuf dur.
+
+L'Empereur devina que c'etait la fille qui avait pousse le pere a agir
+de la sorte; il dit a ses valets de prendre le pauvre homme et de
+l'amener devant lui; puis il lui remit un petit paquet de chanvre et
+dit:
+
+--Prends cela, tu m'en feras des voiles, des cordages, et tout ce dont
+on a besoin pour un vaisseau, sinon je te ferai trancher la tete.
+
+Le pauvre homme prit le paquet dans un grand trouble, et retourna tout
+en larmes vers sa fille a laquelle il conta ce qui s'etait passe; sa
+fille lui dit d'aller dormir, en lui promettant qu'elle arrangerait
+tout. Le lendemain, elle prit un morceau de bois, eveilla son pere et
+lui dit:
+
+--Prends cette allumette et porte-la a l'Empereur; qu'il m'y taille un
+fuseau, une navette et un metier, apres cela je lui ferai ce qu'il a
+demande.
+
+Le pauvre homme suivit encore une fois le conseil de sa fille; il alla
+trouver l'Empereur, et lui recita tout ce qu'on lui avait appris.
+
+Quand l'Empereur entendit cela, il fut etonne, et chercha ce qu'il
+pourrait faire; puis, prenant un verre a boire, il le donna au pauvre en
+disant:
+
+--Prends ce verre, porte-le a ta fille, afin qu'elle m'epuise la mer et
+qu'elle en fasse un champ a labourer.
+
+Le pauvre homme obeit en pleurant, et porta le verre a sa fille en lui
+redisant mot pour mot les paroles de l'Empereur. Et sa fille lui dit
+qu'il attendit au lendemain, et qu'elle arrangerait toute chose. Le
+lendemain matin elle appela son pere, lui donna une livre d'etoupes, et
+lui dit:
+
+--Porte ceci a l'Empereur pour qu'il etoupe toutes les sources et toutes
+les embouchures de tous les fleuves de la terre, apres cela je lui
+dessecherai la mer.
+
+Et le pauvre homme alla tout redire a l'Empereur.
+
+Alors celui-ci vit bien que la demoiselle en savait plus que lui; il
+ordonna qu'on la fit venir, et, quand le pere eut amene sa fille, et que
+tous deux eurent salue l'Empereur, ce dernier dit:
+
+--Ma fille, devinez ce qu'on entend de plus loin. Et la demoiselle
+repondit:
+
+--Gracieux Empereur, ce qu'on entend de plus loin, c'est le tonnerre et
+le mensonge.
+
+Alors l'Empereur prit sa barbe dans sa main, et se tournant vers ses
+conseillers:
+
+--Devinez, leur dit-il, combien vaut ma barbe.
+
+Et, quand ils l'eurent tous estimee, l'un plus et l'autre moins, la
+demoiselle leur soutint en face qu'aucun d'eux n'avait devine, et elle
+dit:
+
+--La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans la secheresse
+de l'ete.
+
+L'Empereur fut ravi, et dit:
+
+--C'est elle qui a le mieux devine.
+
+Et il lui demanda si elle voulait etre sa femme, ajoutant qu'il ne la
+lacherait pas qu'elle n'eut consenti. La demoiselle s'inclina et dit:
+
+[Illustration: La barbe de l'Empereur vaut autant que trois pluies dans
+la secheresse de l'ete.]
+
+--Gracieux Empereur, que ta volonte soit faite! Je te demande seulement
+d'ecrire sur une feuille de papier, et de ta propre main, que si un jour
+tu deviens mechant pour moi, et que tu veuilles m'eloigner de toi et
+me renvoyer de ce chateau, j'aurai le droit d'emporter avec moi ce que
+j'aimerai le mieux.
+
+L'Empereur y consentit, et lui en donna un ecrit cachete de cire rouge
+et timbre du grand sceau de l'Empire.
+
+Apres quelque temps il arriva en effet que l'Empereur devint si mechant
+pour sa femme, qu'il lui dit:
+
+--Je ne veux plus que tu sois ma femme; quitte mon chateau, et va ou tu
+voudras.
+
+L'Imperatrice repondit:
+
+--Illustre Empereur, je t'obeirai; permets-moi seulement de passer
+encore une nuit ici; demain je partirai.
+
+L'Empereur lui accorda cette demande, et alors l'Imperatrice, avant de
+souper, mit dans le vin de l'eau-de-vie et des herbes odorantes; puis
+elle engagea l'Empereur a boire en lui disant:
+
+--Bois, Empereur, et sois joyeux; demain nous nous quitterons, et,
+crois-moi, je serai plus gaie que le jour ou je me suis mariee.
+
+L'Empereur n'eut pas plutot bu ce breuvage qu'il s'endormit; alors
+l'Imperatrice le fit mettre dans une voiture qu'on tenait toute
+prete, et elle l'emmena dans une grotte taillee dans le rocher. Quand
+l'Empereur se reveilla dans cette grotte et vit ou il se trouvait, il
+s'ecria:
+
+--Qui m'a conduit ici?
+
+A quoi l'Imperatrice repondit:
+
+--C'est moi qui t'ai conduit ici.
+
+Et l'Empereur lui dit:
+
+--Pourquoi as-tu fait cela? Ne t'ai-je pas dit que tu n'etais plus ma
+femme?
+
+Mais alors elle lui tendit la papier en disant:
+
+--Il est vrai que tu m'as dit cela, mais vois ce que tu m'as accorde
+par ce papier. En te quittant, j'ai le droit d'emporter avec moi ce que
+j'aime le mieux dans ton chateau.
+
+Quand l'Empereur entendit cela, il l'embrassa et retourna dans son
+chateau avec elle pour ne plus la quitter.
+
+--A merveille, monsieur le conteur, lui dis-je; je retire ce que j'avais
+dit sur les dames de Dalmatie; en revanche, je vois qu'aux bords de
+l'Adriatique comme au Senegal et peut-etre ailleurs, ce sont les femmes
+qui sont maitresses au logis. Ce n'est pas un mal. Heureuses celles qui
+exercent ce doux empire! plus heureux ceux qui se laissent gouverner!
+
+--Pas du tout, reprit mon Dalmate toujours pret a me donner un dementi;
+chez nous, ce sont les hommes qui sont maitres a la maison; nous dinons
+seuls a table, et notre femme, debout, derriere nous, est la pour nous
+servir.
+
+--Ceci ne prouve rien, repondis-je; il y a plus d'un homme qui, marie ou
+non, obeit a qui le sert; l'esclave n'est pas toujours celui qui porte
+la chaine.
+
+--S'il vous faut une preuve, s'ecria mon incorrigible Dalmate, ecoutez
+ce que mon pere m'a conte. J'ai toujours soupconne que l'excellent homme
+etait le heros de cette histoire.
+
+--Encore un conte! repris-je avec impatience.
+
+--Seigneur, me dit-il, c'est le dernier et le meilleur; nous voici en
+vue des bouches du Danube, demain nous nous quitterons pour ne plus nous
+revoir ici-bas. Ecoutez donc avec patience une derniere lecon.
+
+LE LANGAGE DES ANIMAUX
+
+Il y avait une fois un berger qui depuis de longues annees servait son
+maitre avec autant de zele que de fidelite. Un jour qu'il gardait ses
+moutons, il entendit un sifflement qui venait du bois; ne sachant pas ce
+que c'etait, il entra dans la foret, suivant le bruit pour en connaitre
+la cause. En approchant, il vit que l'herbe seche et les feuilles
+tombees avaient pris feu, et au milieu d'un cercle de flammes il apercut
+un serpent qui sifflait. Le berger s'arreta pour voir ce que ferait
+le serpent, car autour de l'animal tout etait en flammes, et le feu
+approchait de plus en plus.
+
+Des que le serpent apercut le berger, il lui cria: "Au nom de Dieu,
+berger, sauve-moi de ce feu!" Le berger lui tendit son baton par-dessus
+la flamme; le serpent s'enroula autour du baton et monta jusqu'a la
+main du berger; de la main il glissa jusqu'au cou et l'entoura comme un
+collier. Quand le berger vit cela, il eut peur et dit au serpent:
+
+--Malheur a moi! t'ai-je donc sauve pour ma perte?
+
+L'animal lui repondit:
+
+--Ne crains rien, mais reporte-moi chez mon pere, le roi des serpents.
+
+Le berger commenca de s'excuser sur ce qu'il ne pouvait laisser ses
+moutons sans gardien; mais le serpent lui dit:
+
+--Ne l'inquiete en rien de ton troupeau; il ne lui arrivera point de
+mal; va seulement aussi vite que tu pourras.
+
+Le berger se mit a courir dans le bois avec le serpent au cou, jusqu'a
+ce qu'enfin il arriva a une porte qui etait faite de couleuvres
+entrelacees. Le serpent siffla, aussitot les couleuvres se separerent,
+puis il dit au berger:
+
+--Quand nous serons au chateau, mon pere t'offrira tout ce que tu peux
+desirer: argent, or, bijoux, et tout ce qu'il y a de precieux sur la
+terre; n'accepte rien de tout cela; demande-lui de comprendre le langage
+des animaux. Il te refusera longtemps cette faveur, mais a la fin il te
+l'accordera.
+
+Tout en parlant, ils arriverent au chateau, et le pere du serpent lui
+dit en pleurant:
+
+--Au nom de Dieu, mon enfant, ou etais-tu?
+
+Le serpent lui raconta comment il avait ete entoure par le feu, et
+comment le berger l'avait sauve. Le roi des serpents se tourna alors
+vers le berger et lui dit:
+
+--Que veux-tu que je te donne pour avoir sauve mon enfant?
+
+--Apprends-moi la langue des animaux, repondit le berger, je veux
+causer, comme toi, avec toute la terre.
+
+Le roi lui dit:
+
+--Cela ne vaut rien pour toi, car, si je te donnais d'entendre ce
+langage, et que tu en dises rien a personne, tu mourrais aussitot;
+demande-moi quelque autre chose qui te serve davantage, je te la
+donnerai.
+
+Mais le berger lui repondit:
+
+--Si tu veux me payer, apprends-moi le langage des animaux, sinon, adieu
+et que le ciel te protege: je ne veux pas autre chose.
+
+Et il fit mine de sortir. Alors le roi le rappela en disant:
+
+--Arrete, et viens ici, puisque tu le veux absolument. Ouvre la bouche.
+
+Le berger ouvrit la bouche, le roi des serpents y souffla, et lui dit:
+
+--Maintenant souffle a ton tour dans la mienne.
+
+Et quand le berger eut fait ce qu'on lui ordonnait, le roi des serpents
+lui souffla une seconde fois dans la bouche. Et, quand ils eurent ainsi
+souffle chacun par trois fois, le roi lui dit:
+
+--Maintenant tu entends la langue des animaux; que Dieu t'accompagne;
+mais, si tu tiens a la vie, garde-toi de jamais trahir ce secret, car,
+si tu en dis un mot a personne, tu mourras a l'instant.
+
+Le berger s'en retourna. Comme il passait dans le bois, il entendit ce
+que disaient les oiseaux, et le gazon, et tout ce qui est sur la terre.
+En arrivant a son troupeau, il le trouva complet et en ordre; alors il
+se coucha par terre pour dormir. A peine etait-il etendu, que voici deux
+corbeaux qui viennent se poser sur un arbre, et qui se mettent a dire
+dans leur langage:
+
+--Si ce berger savait qu'a l'endroit ou est cet agneau noir il y a sous
+la terre un caveau tout plein d'or et d'argent!
+
+Aussitot que le berger entendit cela, il alla trouver son maitre, prit
+une voiture avec lui, et en creusant ils trouverent la porte du caveau,
+et ils emporterent le tresor.
+
+Le maitre etait un honnete homme, il laissa tout au berger en lui
+disant:
+
+--Mon fils, ce tresor est a toi, car c'est Dieu qui te l'a donne.
+
+Le berger prit le tresor, batit une maison, et, s'etant marie, il
+vecut joyeux et content: il fut bientot le plus riche non seulement du
+village, mais des environs.
+
+A dix lieues a la ronde, on n'en eut pas trouve un second a lui
+comparer. Il avait des troupeaux de moutons, de boeufs, de chevaux,
+et chaque troupeau avait son pasteur; il avait, en outre, beaucoup de
+terres et de grandes richesses. Un jour, justement la veille de Noel, il
+dit a sa femme:
+
+--Prepare le vin et l'eau-de-vie et tout ce qu'il faut; demain nous
+irons a la ferme, et nous porterons tout cela aux bergers pour qu'ils se
+divertissent.
+
+La femme suivit cet ordre et prepara tout ce qu'on avait commande.
+Le lendemain, quand ils furent a la ferme, le maitre dit le soir aux
+bergers:
+
+--Amis, rassemblez-vous, mangez, buvez, amusez-vous: je veillerai cette
+nuit pour garder les troupeaux a votre place.
+
+Il fit comme il avait dit, et garda les troupeaux. Quand vint minuit,
+les loups se mirent a hurler et les chiens a aboyer; les loups disaient
+dans leur langue:
+
+--Laissez-nous venir et faire un dommage; il y aura de la viande pour
+vous.
+
+Et les chiens repondaient dans leur langue:
+
+--Venez, nous voulons nous rassasier une bonne fois.
+
+Mais parmi ces chiens il y avait un vieux dogue qui n'avait plus que
+deux crocs dans la gueule, celui-la disait aux loups:
+
+--Tant qu'il me restera mes deux crocs dans la gueule, vous ne ferez pas
+de tort a mon maitre.
+
+Le pere de famille avait entendu et compris tous ces discours. Quand
+vint le matin, il ordonna de tuer tous les chiens et de ne laisser en
+vie que le vieux dogue. Les valets etonnes disaient:
+
+--Maitre, c'est grand dommage.
+
+Mais le pere de famille repondait:
+
+--Faites ce que je dis.
+
+Il se disposa a retourner chez lui avec sa femme, et tous deux se mirent
+en route; le mari monte sur un beau cheval gris, la femme assise sur
+une haquenee qu'elle couvrait tout entiere des longs plis de sa robe.
+Pendant qu'ils marchaient, il arriva que le mari prit de l'avance, et
+que la femme resta en arriere. Le cheval se retourna et dit a la jument:
+
+--En avant! plus vite! pourquoi ralentir?
+
+La haquenee lui repondit:
+
+--Oui, cela t'est facile, toi qui ne portes que le maitre; mais, moi,
+avec ma maitresse, je porte des colliers, des bracelets, des jupes et
+des jupons, des clefs et des sacs a n'en plus finir. Il faudrait quatre
+boeufs pour trainer tout cet attirail de femme.
+
+Le mari se retourna en riant; la femme, en ayant fait la remarque,
+poussa la jument et, apres avoir rejoint son epoux, lui demanda pourquoi
+il avait ri.
+
+--Mais pour rien; une folie qui m'a passe par l'esprit.
+
+La femme ne trouva pas la reponse bonne, elle pressa son mari pour lui
+dire pourquoi il avait ri. Mais il resista, et lui dit:
+
+--Laisse-moi en paix, femme; qu'est-ce que cela te fait? Bon Dieu! je ne
+sais pas moi-meme pourquoi j'ai ri.
+
+Plus il se defendait, plus elle insistait pour connaitre la cause de sa
+gaiete. A la fin, il lui dit:
+
+--Sache donc que, si je revelais ce qui m'a fait rire, je mourrais a
+l'instant meme.
+
+Mais cela n'arreta pas la dame; plus que jamais elle tourmenta son mari
+pour qu'il parlat.
+
+Il arriverent a la maison. En descendant de cheval, le mari commanda
+qu'on lui fit une biere; quand elle fut prete, il la mit devant la
+maison et dit a sa femme:
+
+--Vois, je vais entrer dans cette biere, je te dirai alors ce qui m'a
+fait rire; mais aussitot que j'aurai parle, je serai un homme mort.
+
+Et alors il se mit dans la biere, et, comme il regardait une derniere
+fois autour de lui, voici le vieux chien de la ferme qui s'approche de
+son maitre et qui pleure. Quand le pauvre homme vit cela, il appela sa
+femme et lui dit:
+
+--Apporte un morceau de pain et donne-le au chien.
+
+La femme jeta un morceau de pain au chien, qui ne le regarda meme pas.
+Et voici le coq de la maison qui accourt et qui pique le pain, et le
+chien lui dit:
+
+--Miserable gourmand, peux-tu manger quand tu vois que le maitre va
+mourir!
+
+Et le coq lui repondit:
+
+--Qu'il meure, puisqu'il est assez sot pour cela. J'ai cent femmes;
+je les appelle toutes quand je trouve le moindre grain, et aussitot
+qu'elles arrivent, c'est moi qui le mange; s'il y en avait une qui
+s'avisat de le trouver mauvais, je la corrigerais avec mon bec; et lui,
+qui n'a qu'une femme, il n'a pas l'esprit de la mettre a la raison!
+
+Sitot que le mari entend cela, il saute a bas de la biere, il prend un
+baton et appelle sa femme dans la chambre:
+
+--Viens, je le dirai ce que tu as si grande envie de savoir.
+
+Et alors il la raisonne a coups de baton en disant:
+
+--Voila, ma femme, voila!
+
+C'est de cette facon qu'il lui repondit, et jamais, depuis, la dame n'a
+demande a son epoux pourquoi il avait ri.
+
+CONCLUSION
+
+Telle fut la derniere histoire du Dalmate; ce fut aussi la derniere de
+celles que, ce jour-la, me conta le capitaine. Le lendemain, il y en eut
+d'autres, et d'autres encore le surlendemain. Le marin avait raison, sa
+bibliotheque etait inepuisable, sa memoire ne se troublait jamais, sa
+parole ne s'arretait pas; mais a toujours conter on ennuie le lecteur,
+d'ailleurs il faut garder quelque chose pour l'annee prochaine.
+Peut-etre alors, retrouverons-nous le capitaine, et demanderons-nous des
+lecons a sa douce sagesse.
+
+En attendant, chers lecteurs, je me separe de vous avec les adieux que
+m'adressait chaque jour l'excellent marin: "Mon ami, sois sage, obeis
+a ta mere, fais bien tes devoirs, afin que demain on te permette
+d'entendre mes contes; le plaisir n'est bon qu'apres la peine: celui-la
+seul s'amuse qui a bien travaille. Et maintenant, ajoutait-il en me
+prenant la main, je te recommande a Dieu."
+
+Adieu donc, amis lecteurs, comme disent nos vieux livres, adieu, amies
+lectrices; puisse la sagesse du capitaine Jean vous profiter assez pour
+rendre chacun de vous aussi bon et aussi laborieux que son pere; aussi
+doux et aussi aimable que sa mere; c'est le dernier voeu de votre vieil
+ami.
+
+
+
+
+LE CHATEAU DE LA VIE
+
+
+I
+
+
+Il y a quelques annees que, me trouvant a Capri, la plus charmante des
+iles du golfe de Naples, par une de ces belles journees d'automne, qui
+sont pleines de calme et de lumiere, j'eus le desir de me rendre en
+bateau a Paestum, en m'arretant a Amalfi et a Salerne. La chose etait
+aisee; il y avait sur la plage des pecheurs qui retournaient a terre et
+ne demandaient pas mieux que de prendre avec eux l'etranger. En entrant
+dans la barque, j'y trouvai quatre marins de bonne mine, bras nerveux,
+visages bronzes par le soleil, et au milieu d'eux une petite fille de
+huit ou dix ans, a la taille forte et cambree, a la figure coloree, aux
+yeux noirs et vifs, qui tour a tour commandait ou priait l'equipage avec
+la majeste d'une Italienne ou la grace d'un enfant. C'etait la fille du
+patron; je n'en pus douter au fier sourire avec lequel il me la montra
+quand j'entrai dans le bateau. Une fois en mer, et chacun a la rame,
+comme je me trouvais seul a ne rien faire dans la barque, je pris
+l'enfant sur mes genoux pour causer avec elle et entendre de ses levres
+mignonnes ce patois napolitain qui sonne si doucement a l'oreille.
+
+--Parlez-lui, Excellence, me cria le patron d'un air triomphant; ne
+craignez pas non plus d'ecouter la _marchesina_; si petite qu'elle soit,
+elle est deja savante comme un chanoine. Quand vous voudrez, elle vous
+dira l'histoire du roi de Starza Longa, qui marie sa fille a un serpent,
+ou celle de Vardiello, a qui sa sottise procure la fortune. Aimez-vous
+mieux la Biche enchantee, ou l'Ogre qui donne a Antuono de Maregliano le
+baton qui fait son devoir, ou le Chateau de la Vie...?
+
+--Va pour le Chateau de la Vie! m'ecriai-je, afin d'interrompre un
+defile de contes aussi nombreux que les grains d'un chapelet.
+
+--Nunziata, mon enfant, dit le pecheur d'un ton solennel, conte a Son
+Excellence l'histoire du Chateau de la Vie, telle que ta mere te l'a
+recitee tant de fois; et vous, ajouta-t-il en s'adressant aux rameurs,
+tachez de ne pas trop battre l'eau, afin que nous puissions entendre.
+
+C'est ainsi que, durant plus d'une heure, tandis que la barque glissait
+sans bruit sur l'onde immobile, et qu'un doux soleil d'octobre
+empourprait les montagnes et faisait scintiller la mer, tous les cinq,
+attentifs et silencieux, nous ecoutions l'enfant qui nous parlait de
+feerie, au milieu d'une nature enchantee.
+
+
+II
+
+LE CHATEAU DE LA VIE
+
+
+Il y avait une fois, commenca gravement Nunziata, il y avait une fois a
+Salerne une bonne vieille, pecheuse de profession, qui n'avait pour
+tout bien et pour tout appui qu'un garcon de douze ans, son petit-fils,
+pauvre orphelin dont le pere avait ete noye dans un jour d'orage,
+et dont la mere etait morte de chagrin. Gracieux, c'etait le nom de
+l'enfant, n'aimait au monde que sa grand'mere: il la suivait tous les
+matins avant l'aube pour ramasser les coquillages, ou pour tirer le
+filet a la rive, en attendant qu'il fut assez fort pour aller lui-meme
+a la peche, et braver ces flots qui lui avaient tue tous les siens. Il
+etait si beau, si bien fait, si avenant que, des qu'il entrait dans la
+ville, avec sa corbeille de poissons sur la tete, chacun courait apres
+lui; il avait vendu sa part avant meme que d'arriver au marche.
+
+Par malheur la grand'mere etait bien vieille; elle n'avait plus qu'une
+dent au milieu de la bouche, sa tete branlait, ses yeux etaient si
+rouges, qu'elle n'y voyait plus. Chaque matin elle avait plus de peine
+a se lever que la veille, elle sentait qu'elle n'irait pas loin. Aussi,
+tous les soirs, avant que Gracieux s'enveloppat dans sa couverture pour
+dormir a terre, elle lui donnait de bons conseils pour le jour ou il
+serait seul; elle lui disait quels pecheurs il fallait voir et quels il
+fallait eviter; comment, en etant toujours doux et laborieux, prudent et
+resolu, il ferait son chemin dans le monde, et finirait par avoir a lui
+sa barque et ses filets; le pauvre garcon n'ecoutait guere toute cette
+sagesse; des que la vieille commencait a prendre le ton serieux:
+
+--Mere-grand, s'ecriait l'enfant, mere-grand, ne me quitte pas. J'ai des
+bras, je suis fort, bientot je pourrai travailler pour deux; mais si, en
+revenant de la mer, je ne te retrouve pas a la maison, comment veux-tu
+que je vive?
+
+Et il l'embrassait en pleurant.
+
+--Mon enfant, lui dit un jour la vieille, je ne te laisserai pas aussi
+seul que tu crains; apres moi, tu auras deux protectrices que plus d'un
+prince t'envierait. Il y a deja longtemps que j'ai oblige deux grandes
+dames qui ne t'oublieront pas quand l'heure sera venue de les appeler,
+et ce sera bientot.
+
+--Quelles sont ces deux dames? demanda Gracieux, qui n'avait jamais vu
+dans la cabane que des femmes de pecheurs.
+
+--Ce sont deux fees, repondit la grand'mere, deux grandes fees: la fee
+des eaux et la fee des bois. Ecoute-moi bien, mon enfant; c'est un
+secret qu'il faut que je te confie, un secret que tu garderas comme je
+l'ai fait, et qui te donnera la fortune et le bonheur. Il y a dix ans,
+l'annee meme ou mourut ton pere, ou ta mere aussi nous laissa, j'etais
+sortie avant le point du jour, pour surprendre les crabes endormis dans
+le sable; j'etais penchee a terre et cachee par un rocher, quand je vis
+un alcyon qui voguait doucement vers la plage. C'est un oiseau sacre
+qu'il faut toujours menager; je le laissai donc aborder et ne remuai
+pas, de crainte de l'effaroucher. En meme temps, d'une fente de la
+montagne je vis sortir et ramper sur le sable une belle couleuvre verte
+qui allongeait ses grands anneaux pour approcher de l'oiseau. Quand ils
+furent pres l'un de l'autre, sans qu'aucun d'eux parut surpris de la
+rencontre, la couleuvre s'enroula autour du cou de l'alcyon, comme si
+elle l'eut embrasse tendrement; ils resterent ainsi enlaces quelques
+minutes; puis ils se separerent brusquement, le serpent pour rentrer
+dans la pierre, l'oiseau pour se plonger dans la vague, qui l'emporta.
+
+"Fort etonnee de ce que j'avais vu, je revins le lendemain a la meme
+heure, et a la meme heure aussi l'alcyon arriva sur le sable, la
+couleuvre sortit de sa retraite. C'etaient des fees, il n'etait pas
+permis d'en douter, peut-etre des fees enchantees a qui je pouvais
+rendre service. Mais que faire? Me montrer, c'etait leur deplaire et
+m'exposer beaucoup; il valait mieux attendre une occasion favorable que
+le hasard amenerait sans doute. Pendant un mois je me tins en embuscade,
+assistant tous les matins au meme spectacle, quand un jour j'apercus un
+gros chat noir qui arrivait le premier au rendez-vous, et qui se cachait
+derriere le rocher, presque sous ma main. Un chat noir ne pouvait etre
+qu'un enchanteur, d'apres ce qu'on m'avait appris dans ma jeunesse:
+je me promis de le surveiller. Et, en effet, a peine l'alcyon et la
+couleuvre s'etaient-ils embrasses, que voici le chat qui se ramasse, se
+gonfle et s'elance sur ces innocents. Ce fut mon tour de me jeter sur le
+brigand, qui tenait deja ses victimes entre ses griffes meurtrieres; je
+le saisis malgre toutes ses convulsions, quoiqu'il me mit les mains
+en sang, et la, sans pitie, sachant a qui j'avais affaire, je pris le
+couteau qui me servait a ouvrir les chataignes de mer, et je coupai au
+monstre la tete, les pattes et la queue, attendant avec confiance le
+succes de mon devouement.
+
+"Je n'attendis pas longtemps; des que j'eus jete a la mer le corps de
+la bete, je vis devant moi deux belles dames, l'une toute couronnee de
+plumes blanches, l'autre qui avait pour echarpe une peau de serpent;
+c'etaient, je te l'ai deja dit, la fee des eaux et la fee des bois.
+Enchantees par un miserable genie qui avait surpris leur secret, il leur
+fallait rester alcyon et couleuvre jusqu'a ce qu'une main genereuse les
+affranchit; c'est a moi qu'elles devaient la liberte et la puissance.
+
+"Demande-nous ce que tu voudras, me dirent-elles, tes voeux seront
+exauces."
+
+"Je reflechis que j'etais vieille et que j'avais assez souffert de la
+vie pour ne pas la recommencer, tandis que toi, mon enfant, un jour
+viendrait ou rien ne serait trop beau pour ton desir, ou tu voudrais
+etre riche, noble, general, marquis, prince peut-etre. "Ce jour-la, me
+dis-je, je pourrai tout lui donner, un seul moment d'un pareil bonheur
+me payera quatre-vingts ans de peine et de misere." Je remerciai donc
+les fees et les priai de me garder leur bon vouloir pour l'heure ou j'en
+aurais besoin. La fee des eaux ota une petite plume de sa couronne; la
+fee des bois detacha une ecaille de la peau du serpent.
+
+"Bonne femme, me dirent-elles, quand tu voudras de nous, place
+cette plume et cette ecaille dans un vase d'eau pure, en meme temps
+appelle-nous en formant un voeu; fussions-nous au bout du monde, en
+un instant tu nous verras devant toi, pretes a payer la dette
+d'aujourd'hui."
+
+"Je baissai la tete en signe de reconnaissance; quand je la relevai,
+tout avait disparu; meme il n'y avait plus ni blessures ni sang a mes
+bras; j'aurais cru qu'un reve m'avait trompee, si je n'avais eu dans la
+main l'ecaille de la couleuvre et la plume de l'alcyon.
+
+--Et ces tresors, dit Gracieux, ou sont-ils, grand'-mere?
+
+--Mon enfant, repondit la vieille, je les ai caches avec soin, ne
+voulant te les montrer que le jour ou tu serais un homme et en etat de
+t'en servir; mais, puisque la mort va nous separer, le moment est venu
+de te remettre ces precieux talismans. Tu trouveras au fond de la huche
+un coffret de bois cache sous des chiffons; dans ce coffret est une
+petite boite de carton enveloppee d'etoupe; ouvre cette boite, tu
+trouveras l'ecaille et la plume soigneusement entourees de coton.
+Garde-toi de les briser, prends-les avec respect, je te dirai ce qui te
+reste a faire."
+
+Gracieux apporta la boite a la pauvre femme, qui ne pouvait plus quitter
+son grabat; ce fut elle-meme qui prit les deux objets.
+
+--Maintenant, dit-elle a son fils en les lui remettant, place au milieu
+de la chambre une assiette pleine d'eau; au milieu de l'eau, depose
+l'ecaille et la plume, puis forme un voeu; demande la fortune, la
+noblesse, l'esprit, la puissance, tout ce que tu voudras, mon fils;
+seulement, comme je sens que je meurs, embrasse-moi, mon enfant, avant
+d'exprimer ce voeu qui nous separera pour jamais, et recois une derniere
+fois ma benediction. Ce sera un talisman de plus pour te porter bonheur.
+
+Mais, a la surprise de la vieille, Gracieux ne vint ni l'embrasser ni
+lui demander sa benediction; il mit bien vite l'assiette pleine d'eau
+an milieu de la chambre, jeta la plume et l'ecaille au milieu de
+l'assiette, et cria du fond du coeur: "Je veux que mere-grand vive
+toujours: parais, fee des eaux; je veux que mere-grand vive toujours:
+parais, fee des bois!"
+
+Et alors voila l'eau qui bouillonne, bouillonne, l'assiette devient un
+grand bassin que les murs de la chaumiere ont peine a contenir, et du
+fond du bassin Gracieux voit sortir deux belles jeunes femmes, qu'a leur
+baguette il reconnut de suite pour des fees. L'une avait une couronne de
+feuilles de houx melees de grains rouges, avec des pendants d'oreilles
+en diamants qui ressemblaient a des glands dans leur coupe; elle etait
+vetue d'une robe verte comme la feuille d'olive, et par-dessus elle
+avait une peau tigree qui se nouait en echarpe sur l'epaule droite:
+c'etait la fee des bois. Quant a la fee des eaux, elle avait une
+coiffure de roseaux, avec une robe blanche toute bordee de plumes de
+grebes, et une echarpe bleue qui par moments se relevait sur sa tete
+et se gonflait comme la voile d'un navire. Si grandes dames qu'elles
+fussent, toutes deux regarderent en souriant Gracieux, qui s'etait
+refugie dans les bras de sa grand'mere, et qui tremblait de peur et
+d'admiration.
+
+[Illustration: Du fond du bassin Gracieux vit sortir deux belles jeunes
+femmes, qu'a leur baguette il reconnut pour des fees.]
+
+"Nous voici, mon enfant, dit la fee des eaux, qui prit la parole comme
+la plus agee; nous avons entendu ce que tu disais; le voeu que tu as
+forme te fait honneur; mais, si nous pouvons t'aider dans le projet que
+tu as concu, toi seul tu peux l'executer. Nous pouvons bien prolonger
+de quelque temps l'existence de ta grand'mere; mais, pour qu'elle vive
+toujours, il te faut aller au Chateau de la Vie, a quatre grandes
+journees d'ici, du cote de la Sicile. La se trouve la fontaine
+d'immortalite. Si tu peux accomplir chacune de ces quatre journees sans
+te detourner de ton chemin, si, arrive au chateau, tu peux repondre aux
+trois questions que t'adressera une voix invisible, tu trouveras la-bas
+ce que tu desires; mais, mon enfant, reflechis bien avant de prendre ce
+parti, car il y a plus d'un danger sur la route. Si une seule fois tu
+manques d'atteindre le but de ta journee, non seulement tu n'obtiendras
+pas ce que tu souhaites, mais tu ne sortiras jamais de ce pays, d'ou nul
+n'est revenu.
+
+--Je pars, Madame, repondit Gracieux.
+
+--Mais, dit la fee des bois, tu es bien jeune, mon enfant, et tu ne
+connais pas meme le chemin.
+
+--N'importe! reprit Gracieux; vous ne m'abandonnerez pas, belles dames,
+et, pour sauver ma grand'mere, j'irais au bout du monde.
+
+--Attends, dit la fee des bois; et, detachant le plomb d'une vitre
+brisee, elle le mit dans le creux de sa main.
+
+Et voici le plomb qui se met a fondre et a bouillir sans que la fee
+paraisse incommodee de la chaleur, puis elle jette sur le foyer le
+metal, qui s'y fige en mille formes variees.
+
+--Que vois-tu dans tout cela? dit la fee a Gracieux.
+
+--Madame, repondit-il, apres avoir regarde avec attention, il me semble
+que j'apercois un chien epagneul avec une grande queue et de grandes
+oreilles.
+
+--Appelle-le, dit la fee?
+
+Aussitot voila qu'on entend aboyer, et que du milieu du metal sort un
+chien noir et couleur de feu, qui se met a gambader et a sauter autour
+de Gracieux.
+
+--Ce sera ton compagnon, dit la fee; tu le nommeras Fidele; il te
+montrera la route, mais je te previens que c'est a toi de le conduire,
+et non pas a lui de te mener. Si tu le fais obeir, il te servira; si tu
+lui obeis, il te perdra.
+
+--Et moi, dit la fee des eaux, ne te donnerai-je rien, mon pauvre
+Gracieux?
+
+Et, regardant autour d'elle, la dame vit a terre un morceau de papier
+que de son pied mignon elle poussa dans le foyer. Le papier prit feu;
+quand la flamme fut passee, on vit des milliers de petites etincelles
+qui couraient l'une apres l'autre, comme des nonnes qui a la nuit de
+Noel se rendent a la chapelle, ayant chacune un cierge en main. La fee
+suivit d'un oeil curieux toutes ces etincelles; quand la derniere fut
+pres de s'eteindre, elle souffla sur le papier; soudain on entendit un
+petit cri d'oiseau; une hirondelle sortit tout effrayee, alla se heurter
+a tous les coins de la chambre et finit par s'abattre sur l'epaule de
+Gracieux.
+
+--Ce sera ta compagne, dit la fee des eaux, tu la nommeras Pensive;
+elle te montrera la route, mais je te previens que c'est a toi de la
+conduire, et non pas a elle de te mener. Si tu la fais obeir, elle te
+servira; si tu lui obeis, elle te perdra.
+
+--Remue cette cendre noire, ajouta la bonne fee des eaux, peut-etre y
+trouveras-tu quelque chose.
+
+Gracieux obeit; sous la cendre du papier, il prit un flacon de cristal
+de roche qui brillait comme du diamant; c'est la-dedans, lui dit la fee,
+qu'il devait recueillir l'eau d'immortalite: elle eut brise tout vase
+fait de la main des hommes. A cote du flacon, Gracieux trouva un
+poignard a lame triangulaire. C'etait bien autre chose que le stylet de
+son pere le pecheur auquel on lui defendait de toucher; avec cette arme
+on pouvait braver le plus fier ennemi.
+
+--Ma soeur, vous ne serez pas plus genereuse que moi, dit l'autre fee;
+et, prenant une paille de la seule chaise qu'il y eut dans la maison,
+elle souffla dessus. La paille se gonfla aussitot, et, en moins de
+temps qu'il n'en faut pour le dire, forma une carabine admirable, tout
+incrustee de nacre et d'or; une seconde paille donna une cartouchiere
+que Gracieux se mit autour du corps et qui lui allait a merveille: on
+eut dit d'un prince qui partait en chasse. Il etait si beau que sa
+grand'mere en pleurait de joie et d'attendrissement.
+
+Les deux fees disparues, Gracieux embrassa la bonne vieille, en lui
+recommandant bien de l'attendre, et il se mit a deux genoux pour lui
+demander sa benediction. L'aieule lui fit un beau sermon pour lui
+recommander d'etre patient, juste, charitable, et surtout de ne jamais
+s'ecarter du droit chemin, "non pas pour moi, ajouta la vieille, qui
+accepte la mort de grand coeur, et qui regrette le voeu que tu as forme,
+mais pour toi, mon enfant, pour que tu reviennes; je ne veux pas mourir
+sans que tu me fermes les jeux".
+
+Il etait tard; Gracieux se coucha par terre, trop agite, a ce qu'il
+croyait, pour s'assoupir. Mais le sommeil l'eut bientot surpris; il
+dormit toute la nuit, tandis que la pauvre grand'mere regardait la
+figure de son cher enfant eclairee par la lueur vacillante de la lampe,
+et ne pouvait se lasser de l'admirer en soupirant.
+
+
+III
+
+
+De grand matin, quand l'aube pointait a peine, l'hirondelle se mit a
+gazouiller et Fidele a tirer la couverture: "Partons, maitre, partons,
+disaient les deux compagnons dans leur langage que Gracieux entendait
+par le don des fees; deja la mer blanchit a la plage, l'oiseau chante,
+la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est temps."
+
+Gracieux embrassa une derniere fois sa vieille amie et prit le chemin
+qui mene a Paestum; Pensive voltigeait de droite et de gauche en
+chassant les moucherons; Fidele caressait son jeune maitre ou courait
+devant lui.
+
+Ils n'etaient pas encore a deux lieues de la ville, que Gracieux
+vit Fidele qui causait avec les fourmis. Elles marchaient en bandes
+regulieres, trainant avec elles toutes leurs provisions.
+
+--Ou allez-vous? leur demanda Gracieux; et elles repondirent:
+
+--Au Chateau de la Vie.
+
+Un peu plus loin, Pensive rencontra les cigales, qui s'etaient mises
+aussi en voyage, avec les abeilles et les papillons; tous allaient au
+Chateau de la Vie, pour boire a la fontaine d'immortalite. On marcha
+de compagnie, comme gens qui suivent la meme route. Pensive presenta a
+Gracieux un jeune papillon qui bavardait avec agrement. L'amitie vient
+vite dans la jeunesse; au bout d'une heure, les doux compagnons etaient
+inseparables.
+
+Aller tout droit n'est pas le gout des papillons; aussi l'ami de
+Gracieux se perdait-il sans cesse au milieu des herbes; Gracieux, qui
+de sa vie n'avait ete libre, et qui n'avait jamais vu tant de fleurs ni
+tant de soleil, suivait tous les zigzags du papillon, il ne s'inquietait
+pas plus de la journee que si elle ne devait jamais finir. Mais au bout
+de quelques lieues son nouvel ami se sentit fatigue.
+
+--N'allons pas plus loin, disait-il a Gracieux; vois comme cette nature
+est belle; que ces fleurs sentent bon! comme ces champs embaument!
+restons ici; c'est ici qu'est la vie.
+
+--Marchons, disait Fidele, la journee est longue et nous ne sommes qu'au
+debut.
+
+--Marchons, disait Pensive, le ciel est pur, l'horizon infini; allons
+toujours en avant.
+
+Gracieux, rentre en lui-meme, fit de sages raisonnements au papillon qui
+voltigeait toujours de droite et de gauche, ce fut en vain.
+
+--Que m'importe? disait l'insecte; hier j'etais chenille, ce soir je ne
+serai rien, je veux jouir aujourd'hui. Et il s'abattit sur une rose de
+Paestum toute grande ouverte.
+
+Le parfum etait si fort que le pauvre papillon en fut asphyxie; Gracieux
+essaya en vain de le rappeler a la vie, et, apres l'avoir pleure, il le
+mit avec une epingle a son chapeau comme une cocarde.
+
+Vers midi, ce fut le tour des cigales de s'arreter.
+
+--Chantons, disaient-elles; la chaleur va nous accabler, si nous luttons
+contre la force du jour. Il est si bon de vivre dans un doux repos!
+Viens, Gracieux, nous t'egayerons, et tu chanteras avec nous.
+
+--Ecoutons-les, disait Pensive, elles chantent si bien!
+
+Mais Fidele ne voulait pas s'arreter; il avait du feu dans les veines,
+il jappa tant et tant, que Gracieux oublia les cigales pour courir apres
+l'importun.
+
+Le soir venu, Gracieux rencontra la mouche a miel toute chargee de
+butin.
+
+--Ou vas-tu? lui dit-il.
+
+--Je retourne chez moi, repondit l'abeille, et ne veux pas quitter ma
+ruche.
+
+--Eh quoi! reprit Gracieux, laborieuse comme tu es, vas-tu faire comme
+la cigale et renoncer a ta part d'immortalite?
+
+--Ton Chateau est trop loin, repondit l'abeille, je n'ai pas ton
+ambition. Mon oeuvre de chaque jour me suffit, je ne comprends rien a
+tes voyages; pour moi, le travail, c'est la vie.
+
+Gracieux fut un peu emu d'avoir perdu des le premier jour tant de
+compagnons de route; mais, en pensant avec quelle facilite il avait
+fourni la premiere etape, son coeur fut plein de joie; il caressa
+Fidele, attrapa des mouches que Pensive lui prenait dans la main, et
+s'endormit plein d'espoir en revant a sa grand'mere et aux deux fees.
+
+
+IV
+
+
+Le lendemain, des l'aurore, Pensive avertit son jeune maitre.
+
+--Partons, disait-elle. Deja la mer blanchit a la plage, l'oiseau
+chante, la mouche bourdonne, la fleur s'ouvre au soleil; partons, il est
+temps.
+
+--Un moment, repondait Fidele; la journee n'est pas longue; avant midi
+nous verrons les temples de Paestum, ou nous devons nous arreter ce
+soir.
+
+--Les fourmis sont deja en route, reprenait Pensive: le chemin est plus
+difficile qu'hier et le temps plus lourd; partons.
+
+Gracieux avait vu en songe sa grand'mere qui lui souriait; aussi se
+mit-il en marche avec une ardeur plus vive que la veille. Le jour etait
+splendide: a droite, la mer qui poussait doucement ses vagues bleuatres
+et les deroulait sur le sable en murmurant; a gauche, dans le lointain,
+des montagnes bordees d'une teinte rosee; dans la plaine, de grandes
+herbes toutes parsemees de fleurs, un chemin plante d'aloes, de
+jujubiers et d'acanthes; en face, un horizon sans nuages. Gracieux, ravi
+de plaisir et d'esperance, se croyait deja au but du voyage. Fidele
+bondissait au milieu des champs et mettait en fuite les perdrix
+effrayees; Pensive se perdait dans le ciel et jouait avec la lumiere.
+Tout a coup, au milieu des roseaux, Gracieux apercut une belle chevrette
+qui le regardait avec des yeux languissants, comme si elle l'appelait.
+L'enfant s'approcha; la chevrette bondit, mais sans s'eloigner de
+beaucoup. Trois fois elle recommenca le meme manege, comme si elle
+agacait Gracieux.
+
+--Suivons-la, dit Fidele; je lui couperai le chemin, nous l'aurons
+bientot prise.
+
+--Ou est Pensive? dit l'enfant.
+
+--Qu'importe, maitre? reprit Fidele; c'est l'affaire d'un instant.
+Fiez-vous a moi, je suis ne pour la chasse; la chevrette est a nous.
+
+Gracieux ne se le fit pas dire deux fois; tandis que Fidele faisait un
+detour, il courut apres la chevrette, qui s'arretait entre les arbres,
+comme pour se laisser prendre, et bondissait des que la main du chasseur
+l'effleurait. "Courage, maitre!" cria Fidele en debusquant; mais d'un
+coup de tete chevrette lanca le chien en l'air et s'enfuit plus vite que
+le vent.
+
+Gracieux s'elanca a sa poursuite; Fidele, les yeux et la gueule
+enflammes, courait et jappait comme un furieux; ils franchissaient
+fosses, sillons, branchages, sans que rien arretat leur audace. La
+chevrette fatiguee perdait du terrain; Gracieux redoublait d'ardeur,
+deja il etendait la main pour saisir sa proie, quand tout a coup, le sol
+lui manquant sous les pieds, il roula avec son imprudent compagnon dans
+un piege qu'on avait couvert de feuillages.
+
+Il n'etait pas remis de sa chute, que la chevrette s'approchant du bord
+leur cria:
+
+--Vous etes trahis; je suis la femme du roi des loups qui vous mangera
+tous les deux.
+
+Disant cela, elle disparut.
+
+--Maitre, dit Fidele, la fee avait raison en vous recommandant de ne pas
+me suivre; nous avons fait une sottise, c'est moi qui vous ai perdu.
+
+--Au moins, dit Gracieux, nous defendrons notre vie.
+
+Et, prenant sa carabine, il y mit double charge pour attendre le roi des
+loups.
+
+Plus calme alors, il regarda la fosse profonde ou il etait tombe; elle
+etait trop haute pour qu'il en put sortir, c'est dans ce trou qu'il lui
+fallait recevoir la mort. Fidele comprit les regards de son ami.
+
+--Maitre, dit-il, si vous me preniez dans vos bras et si vous me lanciez
+de toutes vos forces, peut-etre arriverais-je au bord; une fois dehors
+je vous aiderais.
+
+Gracieux n'avait pas grand espoir. Trois fois il essaya de pousser
+Fidele, trois fois le pauvre animal retomba; enfin, au quatrieme effort,
+le chien attrapa quelques racines, et s'aida si bien de la gueule et des
+pattes, qu'il sortit de ce tombeau. Aussitot il poussa dans la fosse des
+branches coupees qui se trouvaient au bord:
+
+--Maitre, dit-il, fichez ces branches dans la terre et faites-vous
+une echelle. Pressez-vous, pressez-vous, ajouta-t-il, j'entends les
+hurlements du roi des loups.
+
+Gracieux etait adroit et agile. La colere doubla ses forces; en moins
+d'un instant il fut dehors. La, il assura son poignard dans sa ceinture,
+changea la capsule de sa carabine, et, se placant derriere un arbre, il
+attendit de pied ferme l'ennemi.
+
+Soudain il entendit un cri effroyable: une bete horrible, avec des crocs
+grands comme les defenses d'un sanglier, accourait sur lui par bonds
+enormes; Gracieux l'ajusta d'une main emue, et tira. Le coup avait
+porte, l'animal tourna sur lui-meme en hurlant; mais aussitot il reprit
+son elan, "Rechargez votre carabine, pressez-vous, maitre", cria Fidele,
+qui se jeta courageusement a la face du monstre, et le prit au cou a
+belles dents.
+
+Le loup n'eut qu'a secouer la tete pour jeter a terre le pauvre chien,
+il l'eut avale d'une bouchee, si Fidele ne lui eut glisse dans la gueule
+en y laissant une oreille. Ce fut le tour de Gracieux de sauver son
+compagnon; il s'avanca hardiment et lira son second coup, en visant a
+l'epaule. Le loup tomba; mais, se relevant par un effort supreme, il
+se jeta sur le chasseur, qu'il renversa sous lui. En recevant ce choc
+terrible, Gracieux se crut perdu; mais, sans perdre courage, et appelant
+les bonnes fees a son aide, il prit son poignard et l'enfonca dans le
+coeur de l'animal, qui, pret a devorer son ennemi, tout a coup tendit
+les membres et mourut.
+
+Couvert de sang et d'ecume, Gracieux se releva tout tremblant et s'assit
+sur un arbre renverse. Fidele se traina pres de lui sans oser le
+caresser, car il sentait combien il etait coupable.
+
+--Maitre, disait-il, qu'allons-nous devenir? La nuit approche, et nous
+sommes si loin de Paestum!
+
+--Il faut partir, s'ecria l'enfant; et il se leva; mais il etait si
+faible qu'il fut oblige de se rasseoir.
+
+Une soif brulante le devorait; il avait la fievre, tout tournait autour
+de lui. Alors, songeant a sa grand'mere, il se mit a pleurer. Avoir
+oublie sitot de si belles promesses et mourir dans ce pays d'ou l'on
+ne revient pas, tout cela pour les beaux yeux d'une chevrette: quels
+remords avait le pauvre Gracieux! Comme elle finissait tristement, cette
+journee si bien commencee!
+
+Bientot on entendit des hurlements sinistres; c'etaient les freres
+du roi des loups qui l'appelaient et qui accouraient a son secours.
+Gracieux embrassa Fidele, c'etait son seul ami; il lui pardonna une
+imprudence qu'ils allaient tous deux payer de la vie; puis il coula un
+lingot dans sa carabine, fit sa priere aux bonnes fees, leur recommanda
+sa grand'mere et se disposa a mourir.
+
+--Gracieux! Gracieux! ou etes-vous? cria une petite voix qui ne pouvait
+etre que celle de Pensive.
+
+Et l'hirondelle vint, en voltigeant, se poser sur la tete de son maitre.
+
+--Du courage! disait-elle; les loups sont encore loin. Il y a tout pres
+d'ici une source pour etancher votre soif et arreter le sang de vos
+blessures, et j'ai vu dans les herbes un sentier cache qui peut nous
+conduire a Paestum.
+
+Gracieux et Fidele se trainerent jusqu'au ruisseau, tremblants de
+crainte et d'esperance; puis ils s'engagerent dans le chemin couvert,
+un peu ranimes par le doux gazouillement de Pensive. Le soleil etait
+couche; on marcha dans l'ombre pendant quelques heures, et, quand la
+lune se leva, on etait hors de danger. Restait une route penible et
+dangereuse pour qui n'avait plus l'ardeur du matin: des marais a
+traverser, des fosses a franchir, des fourres ou l'on se dechirait la
+figure et les mains; mais, en songeant qu'il pouvait reparer sa faute et
+sauver sa grand'mere. Gracieux avait le coeur si leger, qu'a chaque pas
+ses forces redoublaient avec son espoir. Enfin, apres mille fatigues, on
+arriva a Paestum comme les etoiles allaient marquer minuit.
+
+Gracieux se jeta sur une dalle du temple de Neptune, et, apres avoir
+remercie Pensive, il s'endormit ayant a ses pieds Fidele, meurtri,
+sanglant et silencieux.
+
+
+V
+
+
+Le sommeil ne fut pas long; Gracieux etait debout avant le jour, qui
+se faisait attendre. En descendant les marches du temple, il vit les
+fourmis qui avaient eleve un monceau de sable, et qui y enterraient les
+grains de la moisson nouvelle. Toute la republique etait en mouvement.
+Chaque fourmi allait, venait, parlait a sa voisine, recevait ou donnait
+des ordres; on trainait des brins de paille, on voiturait de petits
+morceaux de bois, on emportait des mouches mortes, on entassait des
+provisions: c'etait tout un etablissement pour l'hiver.
+
+--Eh quoi! dit Gracieux aux fourmis, n'allez-vous plus au Chateau de la
+Vie? Renoncez-vous a l'immortalite?
+
+--Nous avons assez travaille, lui repondit une des ouvrieres; le jour de
+la recolte est venu. La route est longue, l'avenir incertain, et nous
+sommes riches. C'est aux fous a compter sur le lendemain, le sage use de
+l'heure presente; quand on a honnetement amasse, la vraie philosophie,
+c'est de jouir.
+
+Fidele trouva que la fourmi avait raison; mais, comme il n'osait plus
+donner de conseils, il se contenta de secouer la tete en partant;
+Pensive, au contraire, dit que la fourmi n'etait qu'une egoiste; s'il
+n'y avait qu'a jouir dans la vie, le papillon etait plus sage qu'elle.
+En meme temps, et plus vive que jamais, Pensive s'envola a tire-d'aile
+pour eclairer le chemin.
+
+Gracieux marchait en silence. Honteux des folies de la veille, quoiqu'il
+regrettat un peu la chevrette, il se promettait que, le troisieme jour,
+rien ne le detournerait de sa route. Fidele, l'oreille dechiree, suivait
+en boitant son jeune maitre, et ne semblait pas moins reveur que lui.
+Vers midi on chercha un lieu favorable pour s'arreter quelques instants.
+Le temps etait moins brulant que la veille, il semblait qu'on eut change
+de pays et de saison. La route traversait des pres recemment fauches
+pour la seconde fois, ou de beaux vignobles charges de raisin; elle
+etait bordee de grands figuiers tout couverts de fruits ou bourdonnaient
+des milliers d'insectes; il y avait a l'horizon des vapeurs dorees,
+l'air etait doux et tiede; tout invitait au repos.
+
+Dans la plus belle des prairies, aupres d'un ruisseau qui repandait
+au loin la fraicheur, a l'ombre des platanes et des frenes, Gracieux
+apercut un troupeau de buffles qui ruminaient. Mollement couches a
+terre, ils faisaient cercle autour d'un vieux taureau qui semblait leur
+chef et leur roi. Gracieux s'en approcha civilement et fut recu avec
+politesse. D'un signe de tete on l'invita a s'asseoir, on lui montra de
+grandes jattes pleines de fromages et de lait. Notre voyageur admirait
+le calme et la gravite de ces paisibles et puissants animaux. On eut dit
+autant de senateurs romains sur leurs chaises curules. L'anneau d'or
+qu'ils portaient au nez ajoutait encore a la majeste de leur aspect.
+Gracieux, qui se sentait plus calme et plus rassis que la veille,
+songeait malgre lui qu'il serait bon de vivre au sein de cette paix et
+de cette abondance; si le bonheur etait quelque part, c'etait la sans
+doute qu'il fallait le chercher.
+
+Fidele partageait l'avis de son maitre. On etait au moment ou les
+cailles passent en Afrique; la terre etait couverte d'oiseaux fatigues
+qui reprenaient des forces avant de traverser la mer. Fidele n'eut qu'a
+se baisser pour faire une chasse de prince; repu de gibier, il se coucha
+aux pieds de Gracieux, et se mit a ronfler.
+
+Quand les buffles eurent fini de ruminer, Gracieux, qui jusque-la avait
+craint d'etre indiscret, engagea la conversation avec le taureau, qui
+montrait un esprit cultive et qui avait une grande experience.
+
+--Etes-vous, lui demanda-t-il, les maitres de ce riche domaine?
+
+--Non, repondit le vieux buffle; nous appartenons, comme tout le reste,
+a la fee Crapaudine, reine des Tours Vermeilles, la plus riche de toutes
+les fees.
+
+--Qu'exige-t-elle de vous? reprit Gracieux.
+
+--Rien que de porter cet anneau d'or au nez, et de lui payer une
+redevance de laitage, reprit le taureau; tout au plus de lui donner de
+temps en temps quelqu'un de nos enfants pour regaler ses hotes. A ce
+prix nous jouissons de notre abondance dans une parfaite securite; aussi
+n'avons-nous rien a envier sur la terre; il n'est personne de plus
+heureux que nous.
+
+--N'avez-vous jamais entendu parler du Chateau de la Vie et de la
+Fontaine d'immortalite? dit timidement Gracieux, qui, sans savoir
+pourquoi, rougissait de faire cette question.
+
+--Chez nos peres, repondit le taureau, il y avait quelques anciens qui
+parlaient encore de ces chimeres; plus sages que nos aieux, nous savons
+aujourd'hui qu'il n'y a d'autre bonheur que de ruminer et de dormir.
+
+Gracieux se leva tristement pour se remettre en chemin et demanda ce que
+c'etait que ces tours carrees et rougeatres qu'il apercevait dans le
+lointain.
+
+--Ce sont les Tours Vermeilles, repondit le taureau; elles ferment la
+route; il vous faut passer par le chateau de Crapaudine pour continuer
+votre voyage. Vous verrez la fee, mon jeune ami, elle vous offrira
+l'hospitalite et la fortune. Faites comme vos devanciers, croyez-moi;
+tous ont accepte les bienfaits de notre maitresse, tous se sont bien
+trouves de renoncer a leurs reves pour vivre heureux.
+
+--Et que sont-ils devenus? demanda Gracieux.
+
+--Ils sont devenus buffles comme nous, reprit tranquillement le taureau,
+qui, n'ayant pas acheve sa sieste, baissa la tete et s'endormit.
+
+Gracieux tressaillit et reveilla Fidele, qui ne se leva qu'en
+grommelant. Il appela Pensive; Pensive ne repondit pas: elle causait
+avec une araignee qui avait etendu entre deux branches de frene une
+grande toile qui brillait au soleil et qui etait pleine de moucherons.
+
+--Pourquoi, disait l'araignee a l'hirondelle, pourquoi ce long voyage?
+a quoi bon changer de climat et attendre ta vie du soleil, du temps ou
+d'un maitre? Regarde-moi, je ne depends de personne et tire tout de
+moi-meme. Je suis ma maitresse, je jouis de mon art et de mon genie:
+c'est a moi que je ramene le monde, rien ne peut troubler ni mes calculs
+ni un bonheur que je ne dois qu'a moi seule.
+
+[Illustration: Crapaudine tendit ses quatre doigts au pauvre garcon,
+qui, par respect, fut oblige de les porter a ses levres en s'inclinant.]
+
+Trois fois Gracieux appela Pensive qui ne l'entendait pas; elle etait en
+admiration devant sa nouvelle amie. A chaque instant quelque moucheron
+etourdi se jetait dans la toile, et chaque fois l'araignee, en hotesse
+attentive, offrait la proie nouvelle a sa compagne etonnee, quand tout a
+coup un souffle passa, un souffle si leger que la plume de l'hirondelle
+n'en fut pas meme effleuree. Pensive chercha l'araignee; la toile etait
+jetee aux vents, et la pauvre bestiole pendait par une patte a son
+dernier fil, quand un oiseau l'emporta en passant.
+
+
+VI
+
+
+Remis en marche, on arriva en silence au palais de Crapaudine; Gracieux
+fut introduit en grande ceremonie par deux beaux levriers caparaconnes
+de pourpre et portant au cou de larges colliers etincelants de rubis.
+Apres avoir traverse un grand nombre de salles toutes pleines de
+tableaux, de statues, d'etoffes d'or et de soie, de coffres ou l'argent
+et les bijoux debordaient, Gracieux et ses compagnons entrerent dans un
+temple rond qui etait le salon de Crapaudine. Les murs en etaient de
+lapis; la voute, d'email azure, etait soutenue par douze colonnes
+cannelees en or massif, qui portaient pour chapiteaux des feuilles
+d'acanthe en email blanc bordees d'or. Sur un large fauteuil de velours
+etait place un crapaud gros comme un lapin: c'etait la deesse du lieu.
+Drapee dans un grand manteau d'ecarlate tout borde de paillettes
+eclatantes, l'aimable Crapaudine avait sur la tete un diademe de rubis
+dont l'eclat animait un peu ses grosses joues marbrees de jaune et de
+vert. Sitot qu'elle apercut Gracieux, elle lui tendit ses quatre doigts
+tout couverts de bagues; le pauvre garcon fut oblige, par respect, de
+les portera a ses levres en s'inclinant.
+
+--Mon ami, lui dit la fee avec une voix rauque qu'elle essayait
+d'adoucir, je t'attendais, je ne veux pas etre moins genereuse pour toi
+que ne l'ont ete mes soeurs. En venant jusqu'a moi, tu as vu une faible
+part de mes richesses. Ce palais avec ses tableaux, ses statues, ses
+coffres pleins d'or, ces domaines immenses, ces troupeaux innombrables,
+tout cela est a toi, si tu veux; il ne tient qu'a toi d'etre le plus
+riche et le plus heureux des hommes.
+
+--Que faut-il faire pour cela? demanda Gracieux tout emu.
+
+--Moins que rien, repondit la fee: me hacher en cinquante morceaux et me
+manger a belles dents. Ce n'est pas la chose effrayante, ajouta-t-elle
+avec un sourire; et, regardant Gracieux avec des yeux encore plus rouges
+que de coutume, Crapaudine se mit a baver agreablement.
+
+--Peut-on au moins vous assaisonner? dit Pensive, qui n'avait pu
+regarder sans envie les beaux jardins de la fee.
+
+--Non, dit Crapaudine, il faut me manger toute crue; mais on peut se
+promener dans mon palais, regarder et toucher tous mes tresors, et se
+dire qu'en me donnant cette preuve de devouement on aura tout.
+
+--Maitre, soupira Fidele d'une voix suppliante, un peu de courage, nous
+sommes si bien ici!
+
+Pensive ne disait rien, mais son silence etait un aveu. Quant a
+Gracieux, qui songeait aux buffles et a l'anneau d'or, il se defiait de
+la fee; Crapaudine le devina.
+
+--Ne crois pas, lui dit-elle, que je veuille te tromper, mon cher
+Gracieux. En t'offrant tout ce que je possede, je te demande aussi un
+service que je veux dignement recompenser. Quand tu auras accompli
+l'oeuvre que je te propose, je deviendrai une jeune fille, belle comme
+Venus, sinon qu'il me restera mes mains et mes pieds de crapaud. C'est
+peu de chose quand on est riche. Deja dix princes, vingt marquis, trente
+comtes me supplient de les epouser telle que je suis; devenue femme,
+c'est a toi que je donnerai la preference, nous jouirons ensemble de mon
+immense fortune. Ne rougis pas de ta pauvrete, tu as sur toi un tresor
+qui vaut tous les miens: c'est le flacon que t'a donne ma soeur; et elle
+etendit ses doigts visqueux pour saisir le talisman.
+
+--Jamais, cria Gracieux en reculant, jamais! Je ne veux ni du repos ni
+de la fortune; je veux sortir d'ici et aller au Chateau de la Vie.
+
+--Tu n'iras jamais, miserable! s'ecria la fee en furie.
+
+Tout aussitot le temple disparut; un cercle de flammes entoura Gracieux,
+une horloge invisible commenca de sonner minuit.
+
+Au premier coup, le voyageur tressaillit; au second, et sans hesiter, il
+se jeta a corps perdu au milieu des flammes. Mourir pour sa grand'mere,
+n'etait-ce pas pour Gracieux le seul moyen de lui temoigner son repentir
+et son amour?
+
+
+VII
+
+
+A la surprise de Gracieux, le feu s'ecarta sans le toucher; il se trouva
+tout a coup dans un pays nouveau avec ses deux compagnons aupres de lui.
+
+Ce pays, ce n'etait plus l'Italie; c'etait une Russie, c'etait la fin
+de la terre. Gracieux etait egare sur une montagne couverte de neige.
+Autour de lui il ne voyait que de grands arbres couverts de frimas et
+qui egouttaient l'eau de toutes leurs branches; un brouillard humide et
+penetrant le glacait jusqu'aux os; la terre detrempee s'enfoncait sous
+ses pieds; pour comble de misere, il lui fallait descendre une pente
+rapide au bas de laquelle on entendait un torrent qui se brisait avec
+fracas sur les rochers. Gracieux prit son poignard et coupa une branche
+d'arbre pour soutenir ses pas incertains. Fidele, la queue entre les
+jambes, jappait faiblement; Pensive ne quittait pas l'epaule de son
+maitre, ses plumes herissees se couvraient de petits glacons. La pauvre
+bete etait a demi morte, mais elle encourageait Gracieux et ne se
+plaignait pas.
+
+Quand, apres des peines infinies, on fut arrive au bas de la montagne,
+Gracieux trouva un fleuve couvert de glacons enormes qui se heurtaient
+les uns contre les autres et tournoyaient dans le courant. Ce fleuve, il
+fallait le passer, sans pont, sans barque, sans secours.
+
+--Maitre, dit Fidele, je n'irai pas plus loin. Que maudite soit la fee
+qui m'a mis a votre service et tire du neant!
+
+Ayant dit cela, il se coucha par terre et ne bougea plus; Gracieux
+essaya en vain de lui rendre du courage, et l'appela son compagnon et
+son ami. Tout ce que put faire le pauvre chien, ce fut de repondre une
+derniere fois aux caresses de son maitre en remuant la queue, en lui
+lechant les mains; puis ses membres se raidirent, il expira.
+
+Gracieux chargea Fidele sur son dos pour l'emporter au Chateau de la
+Vie, et monta resolument sur un glacon, toujours suivi de Pensive. Avec
+son baton il poussa ce frele radeau jusqu'au milieu du courant, qui
+l'emporta avec une effroyable rapidite.
+
+--Maitre, disait Pensive, entendez-vous le bruit de la mer? Nous allons
+a l'abime qui va nous devorer! Donnez-moi une derniere caresse, et
+adieu!
+
+--Non, disait Gracieux; pourquoi les fees m'auraient-elles trompe?
+Peut-etre le rivage est-il pres d'ici; peut-etre au-dessus du nuage y
+a-t-il le soleil. Monte, monte, ma bonne Pensive, peut-etre au-dessus du
+brouillard trouveras-tu la lumiere et verras-tu le Chateau de la Vie.
+
+Pensive deploya ses ailes a demi gelees, et courageusement elle s'eleva
+au milieu du froid et de la brume. Gracieux suivit un instant le bruit
+de son vol; puis le silence se fit, tandis que le glacon continuait sa
+course furieuse au travers de la nuit. Longtemps Gracieux attendit;
+mais, enfin, quand il se sentit seul, l'espoir l'abandonna; il se coucha
+pour attendre la mort sur le glacon qui vacillait. Parfois un eclair
+livide traversait le nuage; on entendait d'horribles coups de tonnerre:
+on eut dit la fin du monde et du temps. Tout a coup, dans son desespoir
+et son abandon, Gracieux entendit le cri de l'hirondelle: Pensive tomba
+a ses pieds.
+
+--Maitre, maitre, dit-elle, vous aviez raison; j'ai vu la rive, l'aurore
+est la-haut: courage!
+
+Disant cela, elle ouvrit convulsivement ses ailes epuisees et resta sans
+mouvement et sans vie.
+
+Gracieux, qui s'etait releve en sursaut, mit sur son coeur le pauvre
+oiseau qui s'etait sacrifie pour lui, et, avec une ardeur surhumaine,
+il poussa le glacon en avant pour trouver enfin le salut ou la perte.
+Soudain il reconnut le bruit de la mer qui accourait en grondant. Il
+tomba a genoux et ferma les yeux en attendant la mort.
+
+Une vague haute comme une montagne lui fondit sur la tete, et le jeta
+tout evanoui sur le rivage ou nul vivant n'avait aborde avant lui.
+
+[Illustration: Pensive ouvrit convulsivement ses ailes epuisees, et
+resta sans mouvement et sans vie.]
+
+
+VIII
+
+
+Quand Gracieux reprit ses sens, il n'y avait plus ni glaces, ni nuages,
+ni tenebres: il avait echoue sur le sable dans un pays riant, ou les
+arbres baignaient dans une lumiere pure. En face de lui etait un beau
+chateau d'ou s'echappait une source jaillissante qui se jetait a gros
+bouillons dans une mer bleue, calme, transparente, comme le ciel.
+Gracieux regarda autour de lui; il etait seul, seul avec les restes de
+ses deux amis, que le flot avait portes au rivage. Fatigue de tant
+de souffrances et d'emotions, il se traina jusqu'au ruisseau, et, se
+penchant sur l'onde pour y rafraichir ses levres dessechees, il recula
+d'effroi. Ce n'etait pas sa figure qu'il avait vue dans l'eau, c'etait
+celle d'un vieillard en cheveux blancs qui lui ressemblait. Il se
+retourna... derriere lui il n'y avait personne... Il se rapprocha de
+la fontaine: il revit le vieillard, ou, plutot, nul doute, le vieillard
+c'etait lui. "Grandes fees, s'ecria-t-il, je vous comprends; c'est ma
+vie que vous avez voulue pour celle de ma grand'mere, j'accepte avec
+joie le sacrifice!" Et, sans plus s'inquieter de sa vieillesse et de ses
+rides, il plongea la tete dans l'onde et but avidement.
+
+En se relevant, il fut tout etonne de se revoir tel que le jour ou il
+avait quitte la maison paternelle: plus jeune, les cheveux plus noirs,
+les yeux plus vifs que jamais. Il prit son chapeau tombe pres de la
+source et qu'une goutte d'eau avait touche par hasard. O surprise!
+le papillon qu'il y avait attache battait des ailes et cherchait a
+s'envoler. Gracieux courut a la plage pour y prendre Fidele et Pensive;
+il les plongea dans la bienheureuse fontaine. Pensive s'echappa en
+poussant un cri de joie, et alla se perdre dans les combles du chateau.
+Fidele, secouant l'eau de ses deux oreilles, courut aux ecuries du
+palais, d'ou sortirent de magnifiques chiens de garde qui, au lieu
+d'aboyer et de sauter apres le nouveau venu, lui firent fete et
+l'accueillirent comme un vieil ami. C'etait la fontaine d'immortalite
+qu'avait enfin trouvee Gracieux, ou plutot c'etait le ruisseau qui s'en
+echappait, ruisseau deja tres affaibli, et qui donnait tout au plus deux
+ou trois cents ans de vie a ceux qui y buvaient; mais rien n'empechait
+de recommencer.
+
+Gracieux emplit son flacon de cette eau bienfaisante et s'approcha du
+palais. Le coeur lui battait, car il lui restait une derniere epreuve;
+si pres de reussir, on craint bien plus d'echouer. Il monta le perron
+du chateau; tout etait ferme et silencieux; il n'y avait personne pour
+recevoir le voyageur. Quand il fut a la derniere marche, pres de frapper
+a la porte, une voix plutot douce que severe l'arreta.
+
+--As-tu aime? disait la voix invisible.
+
+--Oui, repondit Gracieux; j'ai aime ma grand-mere plus que tout au
+monde.
+
+La porte s'ouvrit de facon qu'on y eut passe la main.
+
+--As-tu souffert pour celle que tu as aimee? reprit la voix.
+
+--J'ai souffert, dit Gracieux, beaucoup par ma faute sans doute, mais un
+peu pour celle que je veux sauver.
+
+La porte s'ouvrit a moitie, l'enfant apercut une perspective infinie:
+des bois, des eaux, un ciel plus beau que tout ce qu'il avait reve.
+
+--As-tu toujours fait ton devoir? reprit la voix d'un ton plus dur.
+
+--Helas! non, reprit Gracieux en tombant a genoux; mais, quand j'y ai
+manque, j'ai ete puni par mes remords plus encore que par les rudes
+epreuves que j'ai traversees. Pardonnez-moi, et, si je n'ai pas encore
+expie toutes mes fautes, chatiez-moi comme je le merite; mais sauvez ce
+que j'aime, gardez-moi ma grand'mere.
+
+Aussitot la porte s'ouvrit a deux battants sans que Gracieux vit
+personne. Ivre de joie, il entra dans une cour entouree d'arcades
+garnies de feuillage; au milieu etait un jet d'eau qui sortait d'une
+touffe de fleurs plus belles, plus grandes, plus odorantes que celles
+de la terre. Pres de la source etait une femme vetue de blanc, de noble
+tournure, et qui ne semblait pas avoir plus de quarante ans; elle marcha
+au-devant de Gracieux et le recut avec un sourire si doux, que l'enfant
+se sentit touche jusqu'au fond du coeur et que les larmes lui vinrent
+aux yeux.
+
+--Ne me reconnais-tu pas? dit la dame a Gracieux.
+
+--O mere-grand, est-ce vous? s'ecria-t-il: comment etes-vous au Chateau
+de la Vie?
+
+--Mon enfant, lui dit-elle en le serrant contre son sein, celle qui m'a
+portee ici est une fee plus puissante que les fees des eaux et des bois.
+Je ne retournerai plus a Salerne; je recois ici la recompense du peu de
+bien que j'ai fait, en goutant un bonheur que le temps ne tarira pas.
+
+--Et moi, grand'mere, s'ecria Gracieux, que vais-je devenir? Apres vous
+avoir vu ici, comment retourner la-bas dans la solitude?
+
+--Cher fils, repondit-elle, on ne peut plus vivre sur la terre quand on
+a entrevu les celestes delices de cette demeure. Tu as vecu, mon bon
+Gracieux; la vie n'a plus rien a t'apprendre. Plus heureux que moi, tu
+as traverse en quatre jours ce desert ou j'ai langui quatre-vingts ans:
+desormais rien ne peut plus nous separer.
+
+La porte se referma; depuis lors on n'a jamais entendu parler ni de
+Gracieux ni de sa grand'mere. C'est en vain que dans la Calabre le roi
+de Naples a fait rechercher le palais et la fontaine enchantes; on ne
+les a jamais retrouves sur la terre. Mais, si nous entendions le langage
+des etoiles, si nous sentions ce qu'elles nous disent, chaque soir, en
+nous versant leur doux rayon, il y a longtemps qu'elles nous auraient
+appris ou est le Chateau de la Vie et la Fontaine d'immortalite.
+
+
+IX
+
+
+Nunziata avait acheve son recit que je l'ecoutais encore; j'admirais ces
+yeux ou eclatait une foi naive dans les merveilles que sa mere lui
+avait recitees; je suivais le geste de ces petites mains qui semblaient
+peindre les hommes et les choses.
+
+--Eh bien! Excellence, me cria le pecheur, vous ne dites rien? La
+marchesina vous a charme comme elle en a charme tant d'autres. C'est
+qu'aussi ce ne sont pas la des contes; nous vous montrerons a Salerne la
+maison de Gracieux.
+
+--C'est bien, patron, lui repondis-je un peu honteux de m'etre amuse de
+pareilles fables. L'enfant conte agreablement, et, pour l'en remercier,
+des que nous serons a terre, je veux lui acheter un chapelet d'ivoire
+avec de gros grains d'argent.
+
+Elle rougit de plaisir, je l'embrassai, ce qui la rendit plus rouge
+encore, tandis que le pere me regardait et tournait vers ses compagnons
+des yeux brillants de joie.
+
+--Demain, dit-il, demain, si vous le permettez, Excellence, elle vous
+recitera une histoire plus belle encore, et qui vous fera rire et
+pleurer.
+
+Le lendemain, nous allions d'Almalfi a Salerne, et Nunziata... Mais
+ceci est un secret que je garde pour l'an prochain, si le conte de
+Gracieux n'a pas trop ennuye le lecteur.
+
+
+
+
+TABLE
+
+Contes islandais
+Zerbin le farouche
+Le pacha berger
+Perlino
+La sagesse des nations ou Les voyages du capitaine Jean
+Le chateau de la vie
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Nouveaux contes bleus, by Edouard Laboulaye
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NOUVEAUX CONTES BLEUS ***
+
+***** This file should be named 12120.txt or 12120.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ https://www.gutenberg.org/1/2/1/2/12120/
+
+Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file
+was produced from images generously made available by the Bibliotheque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+https://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's
+eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII,
+compressed (zipped), HTML and others.
+
+Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over
+the old filename and etext number. The replaced older file is renamed.
+VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving
+new filenames and etext numbers.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ https://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000,
+are filed in directories based on their release date. If you want to
+download any of these eBooks directly, rather than using the regular
+search system you may utilize the following addresses and just
+download by the etext year.
+
+ https://www.gutenberg.org/etext06
+
+ (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99,
+ 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90)
+
+EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are
+filed in a different way. The year of a release date is no longer part
+of the directory path. The path is based on the etext number (which is
+identical to the filename). The path to the file is made up of single
+digits corresponding to all but the last digit in the filename. For
+example an eBook of filename 10234 would be found at:
+
+ https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234
+
+or filename 24689 would be found at:
+ https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689
+
+An alternative method of locating eBooks:
+ https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL
+
+
diff --git a/old/12120.zip b/old/12120.zip
new file mode 100644
index 0000000..a1e3d21
--- /dev/null
+++ b/old/12120.zip
Binary files differ