diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 11380-0.txt | 9754 | ||||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 | ||||
| -rw-r--r-- | old/11380-8.txt | 10180 | ||||
| -rw-r--r-- | old/11380-8.zip | bin | 0 -> 209198 bytes | |||
| -rw-r--r-- | old/11380.txt | 10180 | ||||
| -rw-r--r-- | old/11380.zip | bin | 0 -> 205793 bytes |
8 files changed, 30130 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/11380-0.txt b/11380-0.txt new file mode 100644 index 0000000..ae64358 --- /dev/null +++ b/11380-0.txt @@ -0,0 +1,9754 @@ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11380 *** + +LE SOCIALISME + +EN DANGER + + + +Ce volume a été déposé au Ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en mai 1897. + + * * * * * + +_Ouvrages déjà publiés dans la Bibliothèque Sociologique_: + + 1.--LA CONQUÊTE DU PAIN, par _Pierre Kropotkine_. Un + volume in-18, avec préface par _Élisée Reclus_, 5e édition. + Prix....................................................... 3 50 + + 2.--LA SOCIÉTÉ MOURANTE ET L'ANARCHIE, _par Jean Grave_. + Un volume in-18, avec préface par _Octave Mirbeau._ + (_Interdit_.--Rare). Prix............................. 5 fr. + + 3.--DE LA COMMUNE À L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. + Un volume in-18, 2e édition. Prix.......................... 3 50 + + 4.--OEUVRES de _Michel Bakounine_. Fédéralisme, Socialisme + et Antithéologisme. Lettres sur le Patriotisme. + Dieu et l'État. Un volume in-18, 2e édition. Prix.......... 3 50 + + 5.--ANARCHISTES, moeurs du jour, roman, par _John-Henry + Mackay_, traduction de _Louis de Hessem_. Un volume + in-18. (_Épuisé_.) Prix............................... 5 fr. + + 6.--PSYCHOLOGIE DE L'ANARCHISTE-SOCIALISTE, par _A. Hamon_. + Un volume in-18, 2e édit. Prix............................. 3 50 + + 7.--PHILOSOPHIE DU DÉTERMINISME. Réflexions sociales, par + _Jacques Sautarel_. Un volume in-18, 2e édit. Prix.... 3 50 + + 8.--LA SOCIÉTÉ FUTURE, par _Jean Grave_. Un vol. in-18, + 6e édition. + + 9.--L'ANARCHIE. Sa philosophie.--Son idéal, par _Pierre + Kropotkine_. Une brochure in-18, 3e édition. Prix....... 1 00 + + 10.--LA GRANDE FAMILLE, roman militaire, par _Jean + Grave_. Un vol. in-18, 3e édition. Prix................. 3 50 + + 11.--LE SOCIALISME ET LE CONGRÈS DE LONDRES, par + _A. Hamon_. Un volume in-18, 2e édit.................. 3 50 + + 12.--LES JOYEUSETÉS DE L'EXIL, par _Charles Malato_. + Un volume in-18. 2e édit. Prix............................. 3 50 + + 13.--HUMANISME INTÉGRAL. Le duel des sexes.--La cité + future, par _Léopold Lacour_. Un volume in-18, 2e édit. + Prix....................................................... 3 50 + + 14.--BIRIBI, armée d'Afrique, roman, par _Georges Darien_. + Un volume in-18, 2e édition. Prix.......................... 3 50 + + 15.--LE SOCIALISME EN DANGER, par _Domela Nieuwenhuis_ + Un vol. in-18, avec préface par _Élisée Reclus_. Prix. 3 50 + + 16.--PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. Un + vol. in-18. Prix........................................... 3 50 + + 17.--L'INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ, par _Jean Grave_. Un vol. + in-18. Prix................................................ 3 50 + +_Sous Presse_: + + L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION ET L'IDÉAL ANARCHIQUE, par + _Élisée Reclus_. + + L'ÉTAT, par _Pierre Kropotkine_. + + SOUS L'ASPECT DE LA RÉVOLUTION, par _Bernard Lazare_. + + + + +F. DOMELA NIEUWENHUIS + +LE SOCIALISME EN DANGER + +PRÉFACE PAR ÉLISÉE RECLUS + + +[Illustration] + +1897 + + + + +PRÉFACE + + + +L'ouvrage de notre ami, Domela Nieuwenhuis, est le fruit de patientes +études et d'expériences personnelles très profondément vécues; quatre +années ont été employées à la rédaction de ce travail. À une époque +comme la nôtre, où les événements se pressent, où la rapide succession +des faits rend de plus en plus âpre la critique des idées, quatre ans +constituent déjà une longue période de la vie, et certes, pendant ce +temps, l'auteur a pu observer bien des changements dans la société, et +son propre esprit a subi une certaine évolution. Les trois parties de +l'ouvrage, parues à de longs intervalles dans _la Société Nouvelle_, +témoignent des étapes parcourues. En premier lieu, l'écrivain étudie +les «divers courants de la Démocratie sociale en Allemagne»; puis, +épouvanté par le recul de l'esprit révolutionnaire qu'il a reconnu dans +le socialisme allemand, il se demande si l'évolution socialiste ne +risque pas de se confondre avec les revendications anodines de la +bourgeoisie libérale; enfin, reprenant l'étude des manifestations de la +pensée sociale, il constate qu'il n'y a point à désespérer, et que la +régression d'une école, où l'on s'occupe de commander et de discipliner +plus que de penser et d'agir, est très largement compensée par la +croissance du socialisme libertaire, où les compagnons d'oeuvre, sans +dictateurs, sans asservissement à un livre ou à un recueil de formules, +travaillent de concert à fonder une société d'égaux. + +Les documents cités dans ce livre ont une grande importance historique. +Sous les mille apparences de la politique officielle--formules de +diplomates, visites russes, génuflexions françaises, toasts d'empereurs, +récitations de vers et décorations de valets,--apparences que l'on a +souvent la naïveté de prendre pour de l'histoire, se produit la grande +poussée des prolétaires naissant à la conscience de leur état, à la +résolution ferme de se faire libres, et se préparant à changer l'axe de +la vie sociale par la conquête pour tous d'un bien-être qui est encore +le privilège de quelques-uns. Ce mouvement profond, c'est là l'histoire +véritable, et nos descendants seront heureux de connaître les péripéties +de la lutte d'où naquit leur liberté! + +Ils apprendront combien fut difficile dans notre siècle le progrès +intellectuel et moral qui consiste à se «guérir des individus». Certes, +un homme peut rendre de grands services à ses contemporains par +l'énergie de sa pensée, la puissance de son action, l'intensité de son +dévouement; mais, après avoir fait son oeuvre, qu'il n'ait pas la +prétention de devenir un dieu, et surtout que, malgré lui, on ne le +considère pas comme tel! Ce serait vouloir que le bien fait par +l'individu se transformât en mal au nom de l'idole. Tout homme faiblit +un jour après avoir lutté, et combien parmi nous cèdent à la fatigue, ou +bien aux sollicitations de la vanité, aux embûches que tendent de +perfides amis! Et même le lutteur fût-il resté vaillant et pur jusqu'à +la fin, on lui prêtera certainement un autre langage que le sien, et +même on utilisera les paroles qu'il a prononcées en les détournant de +leur sens vrai. + +Ainsi voyez comment on a traité cette individualité puissante, Marx, en +l'honneur duquel des fanatisés, par centaines de mille, lèvent les bras +au ciel, se promettant d'observer religieusement sa doctrine! Tout un +parti, toute une armée ayant plusieurs dizaines de députés au Parlement +germanique, n'interprètent-ils pas maintenant cette doctrine marxiste +précisément en un sens contraire de la pensée du maître? Il déclara que +le pouvoir économique détermine la forme politique des sociétés, et l'on +affirme maintenant en son nom que le pouvoir économique dépendra d'une +majorité de parti dans les Assemblées politiques. Il proclama que +«l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir lui-même, car +l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État!» Et l'on se met +dévotement à son ombre pour conquérir et diriger l'État! Certes, si la +politique de Marx doit triompher, ce sera, comme la religion du Christ, +à la condition que le maître, adoré en apparence, soit renié dans la +pratique des choses. + +Les lecteurs de Domela Nieuwenhuis apprendront aussi à redouter le +danger que présentent les voies obliques des politiciens. Quel est +l'objectif de tous les socialistes sincères? Sans doute chacun d'eux +conviendra que son idéal serait une société où chaque individu, se +développant intégralement dans sa force, son intelligence et sa beauté +physique et morale, contribuera librement à l'accroissement de l'avoir +humain. Mais quel est le moyen d'arriver le plus vite possible à cet +état de choses? «Prêcher cet idéal, nous instruire mutuellement, nous +grouper pour l'entr'aide, pour la pratique fraternelle de toute oeuvre +bonne, pour la révolution!», diront tout d'abord les naïfs et les +simples comme nous.--«Ah! quelle est votre erreur! nous est-il répondu: +le moyen est de recueillir des votes et de conquérir les pouvoirs +publics». D'après ce groupe parlementaire, il convient de se substituer +à l'État et, par conséquent, de se servir des moyens de l'État, en +attirant les électeurs par toutes les manoeuvres qui les séduisent, en +se gardant bien de heurter leurs préjugés. N'est-il pas fatal que les +candidats au pouvoir, dirigés par cette politique, prennent part aux +intrigues, aux cabales, aux compromis parlementaires? Enfin, s'ils +devenaient un jour les maîtres, ne seraient-ils pas forcément entraînés +à employer la force, avec tout l'appareil de répression et de +compression qu'on appelle l'armée citoyenne ou nationale, la +gendarmerie, la police et tout le reste de l'immonde outillage? C'est +par cette voie si largement ouverte depuis le commencement des âges, que +les novateurs arriveront au pouvoir, en admettant que les baïonnettes ne +renversent pas le scrutin avant la date bienheureuse. + +Le plus sûr encore est de rester naïfs et sincères, de dire simplement +quelle est notre énergique volonté, au risque d'être appelés utopistes +par les uns, abominables, monstrueux, par les autres. Notre idéal +formel, certain, inébranlable est la destruction de l'État et de tous +les obstacles qui nous séparent du but égalitaire. Ne jouons pas au plus +fin avec nos ennemis. C'est en cherchant à duper que l'on devient dupe. + +Telle est la morale que nous trouvons dans l'oeuvre de Nieuwenhuis. +Lisez-la, vous tous que possède la passion de la vérité et qui ne la +cherchez pas dans une proclamation de dictateur ni dans un programme +écrit par tout un conseil de grands hommes. + + +Élisée RECLUS. + + + + +I + +LES DIVERS COURANTS + +DE LA DÉMOCRATIE SOCIALISTE ALLEMANDE + + +Au Congrès des démocrates-socialistes allemands tenu à Erfurt en 1891, +une lutte s'est engagée, qui intéresse au plus haut degré le mouvement +socialiste du monde entier, car, avec une légère nuance de terminologie, +elle se reproduit identiquement entre les différentes fractions du parti +socialiste. + +D'un côté (à droite) était Vollmar, l'homme que l'on s'attendait à voir +sous peu se mettre à la tête des radicaux, comme, du reste, il l'avait +déjà fait pressentir au Congrès de Halle. Il fit un discours qui, sous +plus d'un rapport, était un véritable chef-d'oeuvre, démontrant qu'il +était parfaitement en état de se défendre. De l'autre côté il y avait +Wildberger, montant à la tribune comme porte-parole de l'opposition +berlinoise. Et entre eux Bebel et Liebknecht, pris entre l'enclume et le +marteau, apparaissaient comme de tristes témoignages d'insexualité. + +Une lecture consciencieuse du compte-rendu du Congrès--dont nous avons +attendu la publication pour ne pas baser notre jugement sur des extraits +de journaux--nous remplit d'une certaine pitié envers des hommes qui, +durant de longues années, ont défendu et dirigé le mouvement en +Allemagne et qui, à présent, occupent le «juste milieu» et ont été +attaqués des deux côtés à la fois. + +Vollmar disait ne désirer «aucune tactique nouvelle», il ajoutait qu'il +«se réclamait de la ligne de conduite suivie jusqu'ici, mais qu'il en +voulait la continuation logique». Et pourtant Bebel lui répondait que: +«Si le parti suivait la tactique de Vollmar, en concentrant toute son +agitation sur la lutte pour ces cinq articles du programme[1] et +abandonnait provisoirement le véritable but, cela ferait une agitation +qui, d'après mon opinion (dit Bebel), aboutirait fatalement à la +décomposition du parti. Cela signifierait l'abandon complet de notre but +final. Nous agirions dans ce cas tout à fait autrement que nous ne le +devrions et que nous l'avons fait jusqu'ici. Nous avons toujours lutté +pour obtenir le plus possible de l'État actuel, sans perdre de vue +pourtant que tout cela ne constitue qu'une faible concession, _ne change +absolument rien au véritable état des choses_. Nous devons maintenir +l'ensemble de nos revendications, et chaque nouvelle concession n'a pour +nous d'autre but que d'améliorer nos bases d'action et nous permettre de +mieux nous armer». + +Fischer alla plus loin et dit: «Si nous admettons le point de vue de +Vollmar, nous n'avons qu'à supprimer immédiatement dans notre programme +les mots: «parti socialiste-démocrate», pour les remplacer par: +«programme du parti ouvrier allemand»... La tactique de Vollmar tend à +obtenir la réalisation de ces cinq articles--qu'il considère comme les +plus nécessaires--comme étant eux-mêmes le but final; nous tenons au +contraire à déclarer que toutes ces reformes que nous réclamons, ne sont +désirées par nous que parce que nous pensons qu'elles encourageront les +ouvriers dans la lutte pour la conquête définitive de leurs droits. +Elles ne sont pour nous que des moyens, tandis que pour Vollmar elles +constituent le but même, la principale raison d'existence du parti... Le +Congrès doit se prononcer, sans la moindre équivoque, soit pour le +maintien des décisions prises à Saint-Gall, soit pour l'adoption de la +tactique de Vollmar, laquelle--qu'il le veuille ou non--aura comme +conséquence une scission et concentre toutes les forces du parti sur ces +cinq revendications qui, suivant nous, n'ont qu'une importance +secondaire à côté du but final.» + +Liebknecht est du même avis lorsqu'il dit: «Vollmar a le _droit_ de +proposer qu'on suive une autre voie, mais le parti a le _devoir_, dans +l'intérêt même de son existence, de rejeter résolument cette tactique +nouvelle qui le conduirait à sa perte, à son émasculation complète, et +qui transformerait le parti révolutionnaire et démocratique en un parti +socialiste-gouvernemental ou socialiste-national-libéral. Bref, le +succès, l'existence même de la social-démocratie exigent absolument que +nous déclarions n'avoir rien de commun avec la tactique que Vollmar a +préconisée à Munich et qu'il n'a pas rejetée ici». + +Cependant, dans son journal, _Die Münchener Post_, Vollmar avait réuni +quelques citations, prises dans des discours prononcés au Reichstag par +différents membres socialistes, et il les avait comparées avec certaines +de ses propres assertions pour prouver que les mêmes principes, +actuellement par lui défendus, avaient toujours été suivis par des +députés socialistes sans qu'on les eût attaqués pour cela, et il +déclarait que loin de proposer nullement une tactique nouvelle, il ne +faisait que suivre l'ancienne. + +Voici quelques-unes de ces citations mises en regard des assertions de +Vollmar: + + +Si nous avions été consultés, L'annexion de +nous aurions certainement l'Alsace-Lorraine est un fait +fondé autrement l'unité accompli, et ici, dans cette +allemande en 1870-71. Mais enceinte, nous avons, de notre +puisque maintenant elle existe côté, déclaré de la façon la +telle qu'elle, nous plus catégorique que nous +n'entendons pas épuiser nos reconnaissons comme de droit +forces en d'interminables et l'état actuel des choses. +infructueuses récriminations AUER. Séance du 9 février +sur le passé, mais, acceptant 1891. +le fait accompli, nous ferons +tout notre possible pour +améliorer cette oeuvre +défectueuse. + + +S'il existe un parti ouvrier Personne, aussi enthousiaste +qui a toujours rempli et qu'il soit pour des idées +remplira encore les devoirs de internationalistes, ne dira +fraternité internationale, que nous n'avons pas de +c'est certainement le parti devoirs nationaux. +allemand. Mais ceci n'exclut LIEBKNECHT. Congrès de Halle, +pas pour nous l'existence de 15 octobre 1890. +tâches et de devoirs +nationaux. + + +C'est un symptôme heureux de Je reconnais que l'Allemagne +voir que nous avons en France est décidée à maintenir la +des amis socialistes, qui paix. Je suis persuadé que ni +combattent les tendances dans les sphères les plus +chauvines. élevées, ni dans aucune autre +Mais pourquoi nier que les couche de la société, le désir +sphères dirigeantes dans ce n'existe de lancer l'Allemagne +pays, par leur chauvinisme dans une nouvelle guerre. En +néfaste et leur répugnante tout cas, nous vivons ici dans +coquetterie avec le czarisme des conditions indépendantes +russe, sont pour beaucoup la de notre volonté. En France, +cause de l'inquiétude et des on peut le désapprouver ou le +armements constants de regretter, mais dans les +l'Europe? milieux prédominants, on + pense, aujourd'hui comme + jadis, à faire disparaître les + conséquences de la guerre de + 1870-71. L'alliance entre la + France et la Russie a été + motivée par ces faits. Que + cette alliance ait été + contractée par écrit ou non, + elle existe par une certaine + solidarité d'intérêts entre + ces deux pays contre + l'Allemagne, et elle + continuera d'exister. + BEBEL. Séance du 25 juin 1890. + + +Nous n'avons pas besoin de Si la triple alliance a pu +dire que la diplomatie et ses être conclue ... elle l'a été, +oeuvres ne nous inspirent que parce que les intérêts des +très peu de confiance. trois puissances, en face de +Néanmoins, nous devons nous l'entente franco-russe, sont +prononcer pour la triple nécessairement solidaires, en +alliance dont la raison d'être dehors des rapports mutuels +est le maintien de la paix et, des différents peuples de ces +par conséquent, est utile. pays... + Je suis convaincu qu'aucun + homme d'État, ni en Autriche, + ni en Italie, ni en Allemagne, + ne voudra, tant que cette + situation durera, se détacher + de cette alliance, car il + exposerait, par cela même, son + pays à un grand danger, dans + le cas où les deux autres + puissances alliées seraient + vaincues dans une guerre. + BEBEL. Séance du 25 juin 1890. + + +Si jamais quelque part à Nous avons déclaré déjà bien +l'étranger, l'espoir existe souvent, et, pour moi, je +qu'en cas d'une attaque contre renouvelle cette déclaration, +l'Allemagne on pourrait compter que nous sommes prêts à remplir +sur notre abstention, cet envers la patrie exactement +espoir se verrait complètement les mêmes devoirs que tous les +déçu. Dès que notre pays sera autres citoyens... Je sais +attaqué, il n'y aura plus qu'il n'y a personne parmi +qu'un parti, et nous autres, nous qui pense différemment à +démocrates-socialistes, nous ce sujet. +ne serions certes pas les AUER. Séance du 8 décembre +derniers à remplir notre 1890. +devoir. + Il a été dit ... que le + Reichstag allemand ne + travaille pas avec autant + d'ardeur à la défense de la + patrie que le Parlement + français. + Eh bien, moi je déclare que + quand il s'agit de la défense + de la patrie, tous les partis + sont unis; que s'il s'agit de + se défendre contre un ennemi + étranger, aucun parti ne + restera en arrière. + LIEBKNECHT. Séance du 16 mai + 1891. + + L'attaque contre la Russie + officielle, cruelle, barbare, + voire l'anéantissement de + cette ennemie de la + civilisation, est donc notre + devoir le plus sacré, que nous + devons remplir jusqu'à notre + dernier soupir dans l'intérêt + même du peuple russe, opprimé + et gémissant sous le knout. Et + si alors nous combattons dans + les rangs à côté de ceux qui + actuellement sont nos + adversaires, nous ne le + faisons pas pour les sauver + eux et leurs institutions + politiques et économiques, + mais pour l'Allemagne en + général, c'est-à -dire pour + nous sauver nous-mêmes et pour + délivrer des barbares un pays, où nous + pensons un jour réaliser notre + propre idéal social. + BEBEL. _Vorwaerts_ du 27 septembre + 1891. + +Et maintenant, Liebknecht peut prétendre que «des citations mutilées +n'ont aucune signification», que «les bases sur lesquelles Vollmar +s'appuie s'effondrent». celui-ci se déclare prêt--et il a raison--à +citer encore d'autres discours absolument analogues. Il paraît, du +reste, que Liebknecht a conscience de sa faiblesse, lorsqu'il reconnaît +que «les expressions citées, scrupuleusement pesées, ne sont peut-être +pas des plus correctes», ce qui ne l'empêche pas de protester contre la +supposition d'avoir, lui, Bebel et Auer, «voulu prescrire une autre +tactique, une autre action au parti». Cette supposition s'impose +cependant à tous ceux qui ont le moindre sens commun, et toutes les +déclarations de Liebknecht et de la fraction socialiste entière +n'infirmeront nullement ce que Vollmar leur reproche en s'appuyant sur +des citations qui prouvent surabondamment que Bebel et Liebknecht ont +dit exactement la même chose que lui. Il n'y a donc aucune raison pour +attaquer Vollmar à ce propos, à moins que l'on veuille ici appliquer le +dicton: _Quod licet Jovi, non licet bovi_. Ce qui est permis à Jupiter, +n'est pas permis au boeuf. + +Quelle fut la réponse de Vollmar à l'accusation d'avoir voulu inaugurer +une nouvelle tactique? «La stratégie que j'ai préconisée a déjà existé +théoriquement, mais elle était moins généralement appliquée, et comme +explication de cette inconséquence, je cite les «jeunes» avec leur +phraséologie révolutionnaire. Je disais dans mon discours: «L'action +que j'ai recommandée a déjà été appliquée, depuis la suppression de la +loi d'exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au +dehors. Je ne l'ai donc pas inventée, mais je me suis identifié avec +elle; du reste elle a été suivie depuis Halle. À présent on peut moins +que jamais s'éloigner de cette manière de voir. Ceci prouve clairement +que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit être suivie +d'après le règlement du parti». + +Un autre délégué, Schulze, de Magdebourg, dit: «Moi aussi, je +désapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit +d'autre, à mon avis, que ce qui a été fait par toute la fraction». Et +Auerbach, de Berlin, ajoute: «La façon d'agir des membres du Reichstag +conduit nécessairement à la tactique de Vollmar». + +Et le docteur Schonlank s'écrie: «Les discours de Vollmar à Munich +eussent été mieux à leur place dans la bouche d'un membre de la +«Volkspartei» que dans celle d'un démocrate-socialiste... À la suite +d'un événement imprévu, la chute de Bismarck, Vollmar désire une +transformation complète de tendance dans notre mouvement, et non +seulement un changement de tactique: il veut remplacer la conception +révolutionnaire, suivant laquelle l'oppression actuelle de la classe +ouvrière ne pourra être supprimée qu'après une transformation radicale +de la production, par un parti ouvrier à l'eau de rose, petit-bourgeois, +et il veut que nous nous contentions de ces faibles concessions!» + +Auer est du même avis, lorsqu'il dit: «Vollmar s'est incontestablement +prononcé, dans son discours comme dans sa brochure, pour la nécessité +d'un changement de la tactique suivie jusqu'ici!» Et après le second +discours de Vollmar, Bebel déclare fort justement «qu'il n'est pas +possible d'admettre ce que Vollmar prétend aujourd'hui, c'est-à -dire +qu'il n'ait jamais eu l'idée de proposer une nouvelle ligne de conduite. +S'il s'agissait de maintenir l'ancienne, tous ces discours eussent été +superflus». Il voit que Vollmar veut justement le contraire, car «la +réalisation complète de notre programme c'est la chose principale et le +reste n'a qu'une importance secondaire». Il nous importe peu de savoir +où nous en sommes au sujet de certaines concessions au moment où nous +croyons pouvoir obtenir le tout. Vollmar au contraire déclare le but +final comme n'ayant pour l'instant qu'une importance secondaire et comme +but principal les revendications directes et immédiatement praticables. +_Ceci constitue une telle antithèse de principes, qu'il n'est guère +possible d'en concevoir une plus catégorique, et c'est du devoir du +Congrès de la résoudre..._» + +Avec des discours comme ceux de Vollmar, jamais une démocratie +socialiste ne serait née. De semblables idées mènent au socialisme +national-libéral, c'est-à -dire à l'introduction de la tactique +nationale-libérale dans le parti démocratique socialiste. Bebel donne +même une explication de l'évolution de Vollmar en l'attribuant à ses +«conditions de vie personnelle radicalement changées et à la position +sociale qu'il a acquise dans les dernières années. Au moment où l'homme +qui occupe une place prépondérante dans un mouvement ne se trouve plus +en contact ininterrompu avec la foule, parce qu'il est arrivé à une +autre situation sociale, le danger naît qu'il abandonne la voie commune +et qu'il perde le sentiment de cohésion avec la masse. Vollmar est, +depuis quelques années déjà , plus ou moins isolé, d'un côté par son état +physique et plus encore par des habitudes matérielles plus +avantageuses. Il n'arrive que trop souvent, lorsqu'on se trouve dans une +position qu'on peut considérer soi-même comme satisfaisante, de supposer +chez la masse affamée les mêmes sentiments de satisfaction et de penser: +Les réformes ne sont pas si urgentes; soyons prudents et essayons +d'arriver, sans précipitation, peu à peu, à nos fins. Nous avons le +temps». + +Cette remarque est sans doute fort judicieuse et pratique, mais il y a +une chose qui nous étonne, c'est qu'aucun des soi-disant Jeunes gens ne +se soit levé pour dire à Bebel: «Est-ce que cette explication de la +façon d'agir de Vollmar n'est pas également applicable à vous et aux +vôtres? Est-ce que le reproche que nous vous adressons d'avoir abandonné +les idées révolutionnaires, jadis défendues par vous et suivies par nous +sous votre direction, n'a pas les mêmes motifs que ceux que vous +attribuez si justement à Vollmar?» + +Combien Bebel est révolutionnaire lorsqu'il se trouve en face de +Vollmar! Et comme son discours peut servir aux Jeunes, contre lui-même, +avec la légende: _De re fabula narratur_. C'est de toi qu'il s'agit. «Si +nous faisions ce que désire Vollmar, nous deviendrions fatalement un +parti opportuniste dans le plus mauvais sens du mot. Une pareille +transformation serait pour le parti la même chose que si l'on brisait la +colonne vertébrale à un être organique quelconque, auquel on demanderait +ensuite les mêmes efforts qu'auparavant. Voilà pourquoi je m'oppose à ce +que l'on brise l'épine dorsale à la démocratie socialiste, c'est-à -dire +à ce que l'on refoule au second plan son principe essentiel: la lutte +des classes pauvres contre les classes dirigeantes et l'autorité de +l'État, pour le remplacer par une agitation édulcorée et par la lutte +exclusivement en vue de revendications dites pratiques.» + +Donc, Bebel, Liebknecht, Auer, Fischer, etc., tous sont d'avis que +Vollmar, dans ses discours de Munich, a réellement proposé une nouvelle +tactique. Là -dessus il y avait unanimité d'appréciation, même après les +discours prononcés par Vollmar au Congrès. + +En effet, Liebknecht ne déclarait-il pas qu'après avoir entendu Vollmar +il était plus que jamais d'avis que le Congrès devait se prononcer? Car, +ajoutait-il, «bien que Vollmar se défende de préconiser une nouvelle +orientation, il la désire néanmoins, et nous emprunte pour le faire, +d'anciens arguments, qu'il détourne du reste de leur véritable +signification». + +Il fallait une déclaration. Bebel proposa donc une résolution conçue en +ces termes: + +Le Congrès déclare: + +Considérant que la conquête du pouvoir politique est le premier et +principal but vers lequel doit aspirer tout mouvement prolétaire +conscient; que cependant la conquête du pouvoir politique ne peut être +l'oeuvre d'un moment, d'une surprise donnant immédiatement la victoire, +mais doit être obtenue par un travail assidu et persistant, par le juste +emploi de tous les moyens qui s'offrent pour la propagation de nos idées +et par l'effort de toute la classe ouvrière; + +Le Congrès décide: + +Il n'y a pas de raisons pour changer la direction donnée jusqu'ici au +parti. + +Le Congrès considère plutôt comme étant toujours du devoir de ses +membres de tenter par tous les moyens d'obtenir des succès aux élections +du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux, partout où il y a +encore des chances de triompher sans nuire au principe. + +Sans caresser la moindre illusion sur la valeur des victoires +parlementaires par rapport à nos principes, étant donnés la mesquinerie +et l'égoïsme de classe des partis bourgeois, le Congrès considère +l'agitation pour les élections du Reichstag, du Landtag et des conseils +municipaux comme particulièrement utile pour la propagande socialiste, +parce qu'elle offre la meilleure occasion de se mettre en contact avec +les classes prolétariennes et d'éclairer ces dernières sur leurs +conditions de classe, et aussi parce que l'emploi de la tribune +parlementaire est le moyen le plus efficace pour démontrer +l'insuffisance des pouvoirs publics à supprimer les crimes sociaux, et +pour dévoiler devant le monde entier l'incapacité des classes +gouvernantes à satisfaire les besoins nouveaux de la classe ouvrière. + +Le Congrès demande aux chefs qu'ils travaillent énergiquement et +sérieusement dans le sens du programme du parti, et qu'ils ne perdent +jamais de vue le but intégral et final, sans pour cela négliger +d'obtenir des concessions des classes dirigeantes. + +Le Congrès exige en outre de chaque membre en particulier, qu'il se +soumette aux résolutions prises par le parti entier, qu'il obéisse aux +prescriptions des journaux, tant que ces derniers agissent dans les +limites des pouvoirs qui leur ont été accordés et que, en admettant +qu'un parti d'agitation, comme la démocratie socialiste, ne peut +atteindre son but que par la plus rigoureuse discipline et la soumission +la plus complète, il reconnaisse la nécessité de cette discipline et de +cette soumission. + +Le Congrès déclare expressément que le droit de critiquer les +agissements ou les fautes commises soit par les organes, soit par les +représentants parlementaires, est un droit que chaque membre peut +exercer, mais il désire qu'il le critique en des formes permettant à la +fraction attaquée de fournir des explications essentielles. Il +recommande particulièrement qu'aucun membre ne formule publiquement des +accusations ou des attaques personnelles avant de s'être assuré du +bien-fondé de ces accusations ou de ces attaques et avant d'avoir épuisé +préalablement tous les moyens qui, dans l'organisation du parti, se +trouvent à sa disposition afin d'obtenir satisfaction. + +Finalement le Congrès est d'avis que le principe fondamental des statuts +de l'Internationale de 1864 doit toujours être la ligne de conduite à +suivre par ses membres, à savoir que: «La vérité, la justice et la +moralité doivent être considérées comme bases de leurs rapports entre +eux et avec tous les hommes, sans distinction de couleur, de religion ou +de nationalité». + +Cette résolution est, comme la plupart des résolutions de ce genre, +tellement vague et banale que tout le monde peut l'accepter. Et c'est +justement ce fait, qu'elle peut être acceptée par tout le monde, qui en +démontre l'insignifiance. Aussi Vollmar n'y voit pas d'inconvénient non +plus. Seulement il déclare ne pas admettre l'explication qu'en donne +Bebel. Certes, dit-il, il n'y a aucune raison pour changer la ligne de +conduite du parti, entendant par là que la tactique, préconisée par lui, +Vollmar, a toujours été suivie, mais point logiquement. La conséquence +de cet habile arrangement est de remettre indéfiniment l'affirmation +d'une déclaration catégorique et de tourner la difficulté. + +Un des délégués, Oertel, de Nuremberg, parut l'avoir compris. Il voulut +provoquer une déclaration catégorique concernant l'attitude de Vollmar, +et c'est dans ce but qu'il proposa d'ajouter à la motion Bebel +l'amendement suivant: «Le Congrès déclare formellement ne pas partager +l'opinion défendue par Vollmar dans ses deux discours prononcés à +Munich, le 1er juin et le 6 juillet, concernant le plus urgent devoir de +la démocratie socialiste allemande et la nouvelle tactique à suivre, +mais la considère au contraire comme nuisible au développement ultérieur +du parti». + +À la bonne heure! Voilà ce qui était clair. (La dernière partie de +l'amendement fut abandonnée par l'auteur lui-même.) + +Et que pensaient les chefs, de cet amendement? + +Auer demande au Congrès d'adopter la résolution de Bebel _avec +l'amendement Oertel._ + +Fischer conclut également à l'adoption. + +Liebknecht déclare que «l'adoption de l'amendement Oertel est devenue +_une nécessité absolue pour le parti_». Il juge même bon d'y ajouter: +«Dans l'intérêt de la vérité, je me réjouis que cette proposition ait +été faite; quant à moi, je voterai pour, et j'espère que le Congrès se +prononcera avec une écrasante majorité pour la résolution Oertel. SI +ELLE N'EST PAS ADOPTÉE, L'OPPOSITION AURAIT RAISON, ET DANS CE CAS JE +PASSERAI MOI-MÊME À L'OPPOSITION». Bebel ajoutait qu'il était +indispensable pour le Congrès de se prononcer nettement. Dans cette +résolution il doit y avoir quelque chose d'obscur, car Vollmar déclare +l'accepter, sauf les motifs, et Auerbach (de l'opposition) dit +l'accepter intégralement. Donc l'extrême droite et l'extrême gauche se +déclarent d'accord avec l'auteur de la proposition, quant aux termes +dans laquelle cette dernière a été conçue. Oertel, lui, ne déteste rien +autant que l'équivoque, et il est prêt, lorsqu'il n'y a pas moyen de +faire autrement, à trancher le noeud gordien. Vollmar doit bien se +persuader que ses idées ne trouvent point d'écho ici, et qu'il est donc +indispensable de se prononcer par un catégorique _oui_ ou _non. Tous +jugent donc indispensable l'adoption de l'amendement Oertel._ + +Vollmar voit dans cet amendement une question personnelle, qu'il ne peut +pas accepter, car elle a un caractère de méfiance. Liebknecht déclare +qu'il n'y a là rien de personnel, car la personnalité de Vollmar n'est +nullement en jeu. Bebel dit la même chose; il ne s'agit pas d'un désaveu +mais d'une différence d'opinion. Il ne faut pas chercher à voir un vote +de méfiance dans cette résolution. Il a voulu, par là permettre à +Vollmar, de trouver, après réflexion et en toute connaissance de +l'opinion du Congrès, un joint lui permettant d'abandonner les idées par +lui préconisées dans ses discours. + +Que de considération à l'égard de Vollmar! Malgré les déclarations +énergiques des chefs, la prudence paraît s'imposer en face d'un homme +comme Vollmar, surtout lorsque celui-ci déclare: «Si la motion Oertel +est adoptée, il ne me reste qu'à vous dire que dans ce cas je vous ai +adressé la parole pour la dernière fois». Il accepte la résolution sur +les faits, comme elle a été proposée par Bebel, mais la critique +personnelle, formulée dans la motion Oertel, il la déclare inacceptable. + +Que faire à présent? + +Rompre avec Vollmar? Cela est fort risqué. Bebel n'a-t-il pas +catégoriquement déclaré que «le discours prononcé par Vollmar dans ce +milieu a trouvé plus d'approbation que ses propres paroles, il le +reconnaît très franchement». Et il ne paraît pas avoir grande confiance +dans les membres du parti, puisqu'il les conjure de bien savoir ce +qu'ils font et de ne pas se laisser séduire «par les belles phrases du +discours de Vollmar, ni par ses beaux yeux». + +Mais voilà qu'une proposition intermédiaire est faite par Ehrhardt, de +Ludwigshafen: «Après que Vollmar s'est prononcé sans aucune réserve au +sujet de l'opinion développée par Bebel et d'autres orateurs sur le +maintien de la tactique suivie jusqu'ici, le Congrès déclare la +discussion sur la proposition Oertel terminée, et passe à l'ordre du +jour». + +C'est la planche du salut. On n'a plus qu'à la saisir et tout est dit. +Ce qui suit maintenant ressemble beaucoup à une comédie. + +Oertel déclare retirer sa motion, si Vollmar veut agir conformément à la +dernière proposition. (Comment concilier ceci avec son propre ultimatum: +«Vollmar ne peut pas se placer au point de vue de la résolution de +Bebel, car n'a-t-il dit: «Il ressort de tout ceci que notre tactique ne +peut pas être la même.» Bebel cependant a déclaré qu'il n'y avait aucune +raison pour changer la tactique actuelle. Vollmar doit donc s'expliquer +plus clairement. L'agitation principale portera également dans l'avenir +d'excellents fruits.») Et à présent Vollmar déclare solennellement: +«J'ai déjà dit dans mon discours que, dès que la chose est sérieusement +discutée, j'accepte la discussion pourvu qu'elle ne vise aucune +personnalité. Depuis que celui qui a fait la proposition en a enlevé le +côté personnel, la chose est pour moi terminée». + +Au fond, Vollmar n'a rien dit de catégorique, mais il s'est montré +diplomate. Ce qui ne l'empêche pas de quitter le terrain en vainqueur. +Et qu'est-ce que firent tous les autres, qui jugeaient absolument +nécessaire l'adoption de la proposition Oertel (dans laquelle ils +déclaraient expressément ne rien voir de personnel)? Ils acceptèrent le +retrait de la proposition et personne ne la reprit pour son compte! On +n'osait pas s'en prendre à Vollmar. Avec les «Jeunes» c'était moins +risqué. Et l'on barrait à droite. Jusqu'ici nous n'avons pas encore +appris que Liebknecht soit passé aux «Jeunes», et cependant la +proposition Oertel n'a pas été votée. On est donc juste aussi avancé +qu'avant! Reste à savoir si les événements donneront raison à Auerbach, +quand il dit: «Je crains que Liebknecht, lui-même l'a dit, passe +peut-être, dans un ou deux ans d'ici, à l'opposition de Berlin, si le +Congrès n'accepte pas la résolution Oertel». Nous craignons le +contraire, car une fois sur cette pente, on glisse rapidement. La +tactique de Vollmar est désirée par un trop grand nombre de socialistes +allemands, pour qu'elle n'ait pas chance de triompher. + +On peut même se demander si la proposition Oertel n'eût pas été rejetée, +et si celui-ci ne l'a pas retirée de crainte qu'elle ne constituât un +danger pour Bebel. Son rejet eût été la condamnation de la politique de +la fraction socialiste du Reichstag. L'opposition a déjà eu son utilité, +car qui sait ce qui se serait passé sans elle. Involontairement elle a +même arrêté l'élément parlementaire dans une voie où sans doute celui-ci +serait allé bien plus loin! Indirectement elle a déjà obtenu de bons +résultats, car à présent, se sachant constamment observés, les +parlementaires se garderont bien de trop incliner à droite. + +Il faudrait pourtant voir dans l'avenir si elle n'ira pas, poussée par +la fatalité, de plus en plus dans cette direction et observer en même +temps l'attitude de ceux qui, cette fois-ci, sont sortis encore en +vainqueurs de la lutte, mais au prix d'une concession à Vollmar, lequel +a pu partir content. Car ce n'est pas lui qui est allé, ne fût-ce que +d'un pas, à gauche, mais ce sont ses «adversaires» qui sont allés à +droite, à sa rencontre. Pour l'impartial lecteur du compte-rendu du +Congrès, c'est là la moralité qui s'en dégage le plus clairement. + +Envisageons à présent quelle a été l'attitude envers les «Jeunes», +envers «l'opposition berlinoise». D'après l'impression que les débats +firent sur nous, celle-ci était jugée avant le commencement de la +discussion. Avec eux il n'y avait pas à user de tant de considération, +car on était sûr de son affaire. Singer déclarait très judicieusement: +«Les points de vue de Vollmar sont beaucoup plus dangereux pour le parti +que les opinions des «Jeunes» et de leurs porte-parole.» Cela se voit +fréquemment; la droite est toujours considérée comme plus dangereuse que +la gauche, et en effet l'humanité a eu plus à souffrir à travers les +âges par les virements à droite que par ceux à gauche. + +Pour défendre la thèse par lui développée, concernant une des questions +capitales: _le parlementarisme_, Wildberger, un des orateurs de +l'opposition, s'appuya principalement sur une brochure de Liebknecht, +publiée en 1869. La préface d'une réédition de cet opuscule, nous +apprend en 1874, que Liebknecht, après ces cinq années, et depuis la +création du Reichstag, avait conservé les mêmes opinions. Il y dit entre +autres: «Je n'ai rien à rétracter, rien à atténuer, surtout en ce qui +concerne ma critique du parlementarisme bismarckien, lequel, dans le +Reichstag allemand, ne se manifeste pas avec moins de morgue que jadis +dans le Reichstag de l'Allemagne du Nord.» Il disait bien, au Congrès de +Halle (1890), qu'il avait jadis condamné le parlementarisme, mais, +ajoutait-il, «en ce temps-là , les conditions politiques étaient tout +autres: la fédération de l'Allemagne du Nord était un avortement et il +n'y avait pas encore d'empire allemand;» cependant, la préface de son +livre de 1874 est en contradiction avec ce raisonnement. Ensuite +Liebknecht veut faire croire qu'il ne s'agit point ici d'une question de +_principe_, mais d'une question de _pratique_, et dans les questions de +pratique il est particulièrement libéral; car il se déclare prêt à +changer également de tactique dans l'avenir, si les circonstances +l'exigent. On n'a donc plus qu'à ranger une question quelconque sous la +rubrique: _tactique_, pour pouvoir en tout temps changer d'opinion! Il +est du reste notoire que Liebknecht, professait, il y a peu de temps, +exactement les mêmes opinions quant au parlementarisme, que les «Jeunes» +de Berlin défendent à présent. + +Au Congrès de Gotha, en 1876, il disait: «Si la démocratie socialiste +prend part à cette comédie, elle deviendra un parti socialiste +officieux. Mais elle ne prendra pas part à un jeu de comédie +quelconque». Aurait-il cru, à cette époque, qu'un jour viendrait où on +l'accuserait d'avoir lui-même joué cette comédie? Et Bebel ne s'est-il +pas également prononcé contre la tactique actuelle, lorsque, au Congrès +de Saint-Gall, il déclarait ne pas regretter le petit nombre des députés +élus, car--disait-il--s'il y en avait eu plus, il aurait considéré cette +position séduisante comme très dangereuse; les tendances vers des +compromis et le soi-disant «travail pratique» se seraient probablement +«accentués» ce qui aurait provoqué des scissions. Le reproche de +l'opposition actuelle est que l'on ait abandonné ces théories, et cela +surtout à la suite du succès obtenu. + +Liebknecht prétend aussi que Wildberger n'avait que répété au Congrès ce +qui avait été déjà dit mille fois mieux et plus énergiquement. Il en +accepte même une grande partie. Ce qui ne l'empêche nullement d'ajouter +que, si l'on se place à ce point de vue, il faudra rompre complètement +avec le parlementarisme et avoir le courage de son opinion en se disant +carrément anarchiste. + +Très adroitement Auerbach lui répond là -dessus: «Nous considérons comme +juste encore aujourd'hui une grande partie des idées développées par +Liebknecht dans sa brochure de 1869, et je ne crois pourtant pas que +l'on ait jamais reproché au député Liebknecht de pencher vers l'anarchie +ou qu'il ait voulu devenir anarchiste. Pourtant, en 1869, on aurait pu +lui reprocher, en se basant sur sa brochure, la même tactique anarchiste +dont aujourd'hui il nous fait un reproche!» + +Cette accusation d'anarchisme paraît être une douce manie chez +Liebknecht: elle se manifeste envers chaque adversaire. L'anarchisme +qu'il assure toujours «n'avoir aucune importance»--on pourrait fourrer +tous les anarchistes de l'Europe dans une couple de _paniers à +salade_--semble être un cauchemar qui le poursuit partout. Dès que l'on +n'est pas du même avis que lui, on devient «anarchiste», et de là à être +traité de mouchard il n'y a qu'un pas. Nous n'avons pas besoin de +défendre les anarchistes, mais nous protestons contre une telle façon +d'agir et nous déclarons qu'on ne saurait considérer le mot _anarchiste_ +comme une injure dont on aurait à rougir. Les noms des martyrs de +Chicago, d'Élisée Reclus, de Kropotkine et de tant d'autres devraient +suffire pour écarter à jamais ces insinuations malveillantes. + +Nous laissons de côté toutes les questions personnelles, lesquelles, ne +nous touchant ni de près ni de loin, ne nous inspirent pas le moindre +intérêt et parce que, probablement, il y a des torts de part et +d'autre. Mais personne ne peut reprocher à Wildberger et à Auerbach de +ne pas avoir soutenu une discussion sérieuse et serrée. + +Une preuve, par exemple, que l'on s'enfonce de plus en plus dans le +bourbier parlementaire: Wildberger citait entre autres l'attitude de la +fraction du Reichstag à propos de la journée de huit heures. Au Congrès +international de Paris, on avait décidé à l'unanimité d'entreprendre une +agitation commune pour l'introduction immédiate de la journée de huit +heures. Les députés socialistes au Reichstag y firent la proposition +d'introduire en 1890 la journée de _dix_ heures, en 1894 celle de _neuf_ +et finalement en 1898 celle de _huit_. Il aurait donc fallu attendre +huit années avant d'arriver par le Reichstag à la journée de huit +heures! + +Si nous voulions être méchants, nous demanderions s'il y a peut-être +corrélation entre cette année et la fixation, par Engels, de l'époque de +la «grande catastrophe» en 1898. S'il en était ainsi, on serait tenté de +croire que l'obtention de la journée de huit heures est considérée comme +l'heureux aboutissant de cette catastrophe. Nous laissons au lecteur +impartial le soin de juger si cela n'équivaut pas à l'abandon du but +final. Mais en tout cas nous considérons comme une faute impardonnable +d'avoir fait une pareille proposition de loi. Et le bien-fondé des dires +de l'opposition ressort indubitablement de la déclaration de Molkenbuhr; +celui-ci dénie à cette opposition toute raison d'être, vu que la journée +de dix heures serait actuellement déjà un grand progrès. Molkenbuhr +ajoute que le projet de loi de la fraction socialiste est plus radical +que ce qui est déjà appliqué en Suisse et en Autriche! En d'autres +termes: nous devons déjà être très contents si nous obtenons la journée +de dix heures, et celle de huit heures n'est pour nous qu'une question +secondaire! Et nous demandons encore si après de telles paroles +l'accusation d'avachissement par le parlementarisme est tellement dénuée +de vérité? + +Tout le monde est de l'avis de Liebknecht lorsqu'il met si +judicieusement en garde contre l'opportunisme, en réclamant le maintien +du caractère révolutionnaire du parti et lorsqu'il déclare «qu'un +compromis entre le capitalisme et le socialisme n'est pas possible, vu +que tous les partis bourgeois se trouvent basés sur le capitalisme. +(Comme cela diffère de son discours «ministériel» de Halle, où il dit +«qu'en Allemagne les choses en sont là qu'une action parallèle avec les +partis bourgeois ne peut pas être évitée jusqu'à un certain point!») +Même en abandonnant pour un instant la phrase de «la masse +réactionnaire, une et indivisible», nous ne devons pourtant point perdre +de vue que tous les autres partis constituent une masse compacte, +formant une forteresse, qui ne peut être rasée ni par la douceur, ni par +de belles paroles. Elle doit être prise d'assaut par le peuple arrivé à +la conscience de sa situation particulière de classe». Personne non plus +ne veut faire un grief à Singer de ce qu'il déclara être convaincu que +«du moment que les démocrates-socialistes pourraient arriver par leurs +efforts à faire adopter dans le Reichstag quelques projets de loi, les +classes dirigeantes jetteraient par dessus bord, sans la moindre +hésitation, le suffrage universel, et se serviraient de tous les moyens +politiques et matériels à leur disposition pour empêcher qu'un trop +grand nombre de socialistes n'arrivât au Reichstag». Il déclare en outre +que «même en supposant--bien gratuitement du reste--qu'il fût possible +d'aboutir à quelque chose _d'intelligent_ (sic) (comme c'est +encourageant lorsqu'on s'aperçoit soi-même qu'il n'y a rien +d'intelligent à faire!) par notre action parlementaire, cette action +conduirait inéluctablement à l'émasculation du parti, étant donné +qu'elle ne peut se réaliser que par l'alliance avec d'autres partis». Et +qui voudrait condamner Bebel lorsqu'il maintient et défend fermement le +principe révolutionnaire de la démocratie socialiste en face de tous les +autres partis politiques? + +Il y a pourtant beaucoup de vérité dans les paroles d'Auerbach +s'adressant à ceux de la fraction et à tous leurs fidèles: «Avec la +politique défendue par Bebel on peut être d'accord jusqu'à un certain +point. _Mais le parti n'agit point conformément à cette tactique!_ Il +suit celle que Vollmar a non seulement exposée, mais encore appliquée». + +Nous arrivons ici a quelque chose d'indéfini, ni chair ni poisson, à +l'accouplement de la théorie de Wildberger avec la pratique de Vollmar. +Ce dualisme est jugé. Et à nos yeux la dissolution du parti moyen--celui +de Bebel et de Liebknecht--n'est plus qu'une question de temps. Une +fraction ira aux «Jeunes», la plus grande partie s'alliera peut-être à +Vollmar, et la fraction du Reichstag restera isolée, à moins qu'elle +n'aille carrément à gauche ou à droite. + +Wildberger soutenait les différents points d'accusation formulés dans +une brochure publiée à Berlin, et qui avaient tellement indigné certains +chefs du parti qu'ils n'avaient pu cacher leur grande colère. +S'imaginaient-ils peut-être avoir, eux exclusivement, le droit de tonner +contre Vollmar en déniant à d'autres le droit d'en faire autant contre +eux-mêmes? Vollmar avait parfaitement raison de dire qu'il était +difficile de faire un grief à l'opposition berlinoise d'avancer +l'accusation d'avachissement (Versumpfung), là où l'on se permettait la +même licence envers lui. + +Envisageons à présent les chefs d'accusation formulés par les «Jeunes»: + +1° L'esprit révolutionnaire du parti est systématiquement tué par +certains chefs; + +2° La dictature exercée étouffe tout sentiment et toute pensée +démocratiques; + +3° Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile +(verflacht geworden) et il est devenu purement et simplement un parti de +réformes à tendances «petit-bourgeoises»; + +4° Tout est mis en oeuvre pour arriver à une conciliation entre +prolétaires et bourgeois; + +5° Les projets de loi demandant une législation ouvrière et +l'établissement de caisses de retraite et d'assurances, ont fait +disparaître l'enthousiasme parmi les membres du parti; + +6° Les résolutions de la majorité de la fraction sont généralement +adoptées en tenant compte de l'opinion des autres partis et classes de +la société et facilitent ainsi des virements à droite; + +7° La tactique est mauvaise et néfaste. + +Auerbach explique également pourquoi l'on croit que la tendance, de plus +en plus mi-bourgeoise, devient dangereuse et comment l'on craint la +politique opportuniste. Il trouve risible que l'on se demande toujours +ce que pensent les adversaires de telle ou telle mesure. Lorsque +Liebknecht et Bebel défendirent, dans le Parlement de la Fédération de +l'Allemagne du Nord, le programme démocratique socialiste jusque dans +ses extrêmes conséquences, ils furent hués et ridiculisés par les partis +adverses; s'en sont-ils jamais émus? Auerbach cite également une lettre +du Suisse Lang, de Zurich, dans laquelle ce dernier exprimait ses +appréhensions par rapport à l'attitude de Vollmar, «étant donné que les +chances pour l'apparition d'un parti possibiliste dans tous les pays +sont très grandes». + +Et qu'est-ce que Bebel répondit à tout cela? + +À l'accusation de l'existence d'une dictature dans le parti, il répondit +que tout ce que Wildberger citait à l'appui de cette affirmation datait +d'avant le Congrès de Halle, et même en partie du début de la loi +d'exception. Au reproche que la fraction réclamait ces réformes +mi-bourgeoises, il répondit seulement que, pendant les élections, +Wildberger, dans ses affiches, avait dit exactement les mêmes choses que +les autres candidats. C'est ainsi qu'il se débarrassa de la question en +incriminant la _forme_ des interpellations. La défense de Bebel est très +faible, cela saute aux yeux de tous ceux qui, attentivement, et sans +parti pris, relisent les discussions publiées dans le compte-rendu du +Congrès. Si Bebel et Liebknecht disent vrai quand ils prétendent qu'ils +préfèrent être du côté des ultra-révolutionnaires que du côté des +endormeurs, alors nous ne comprenons pas pourquoi la proposition d'agir +énergiquement et la franche et ouverte critique de l'attitude de la +fraction aient été accueillies avec tant de déplaisir. Point de fumée +sans feu. S'il y a une opposition, c'est qu'il existe une raison pour +cela, et, au lieu de la rechercher, l'on se démène comme un diable dans +un bénitier pour donner le change, pour faire croire qu'une opposition +quelconque n'a aucune raison d'être, et que celle-ci n'existe que pour +faire de l'obstruction quand même! La prétention de Liebknecht donne +pour preuve de l'efficacité de la direction le succès si +merveilleusement affirmé. Ceci crée un antécédent tellement dangereux, +que l'on ne peut pas trop énergiquement protester contre une pareille +conception. L'aventurier Napoléon III ne choisit-il pas pour devise: «Le +succès justifie tout?» En d'autres termes: l'adoration du succès est le +comble de l'impudence, chez Napoléon III comme chez Liebknecht. + +Cependant les espérances de Liebknecht et celles de Bebel, concernant +les événements prochains, diffèrent de beaucoup entre elles. Lorsque +Liebknecht dit: «Nous formons tout au plus 20 p. c. de la population et +80 p. c. sont contre nous», il suppose évidemment qu'il faudra encore +beaucoup de temps aux démocrates-socialistes avant de former la +majorité. Vollmar ajoute: «Il serait ridicule de notre part d'exiger, et +comme démocrates nous n'en avons même pas le droit, que ces 80 p. c. se +soumettent à nous. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attirer +graduellement à nous ces 80 p. c.». Ceux-ci veulent donc suivre la voie +légale et pacifique pour obtenir la majorité. Mais y aurait-il un +individu assez naïf, disons le mot, assez ignorant, pour croire que le +jour où nous aurions la majorité de notre côté, la bourgeoisie céderait +et abdiquerait ses prérogatives? La force se trouve entre les mains des +autorités établies et, comme le disait le philosophe Spinoza: «Chacun a +juste autant de droit qu'il a de pouvoir». Est-ce que Bismarck n'a pas +gouverné pendant un certain temps sans budget et sans majorité dans le +Parlement de l'Allemagne du Nord? Est-ce qu'en Danemark, pendant des +années, malgré une majorité parlementaire hostile au gouvernement, ce +dernier ne se maintint pas comme si de rien n'était? Par conséquent, les +gouvernants ne s'inquiètent guère d'avoir pour eux la majorité ou la +minorité. Ils disposent de la force brutale et ils ne se gêneront +nullement, le cas échéant, pour supprimer violemment les majorités +parlementaires et rester les maîtres. Les minorités ont toujours été, +dans l'histoire, une «force motrice» en quelque sorte, et si nous +devions attendre jusqu'à ce que nous soyons arrivés de 20 à 60 ou 80 p. +c., nous aurions le temps. + +Bebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu'il met en garde +contre les provocations et démontre que, dans ce temps de fusils à +répétition et de canons perfectionnés, une révolution, entreprise par +quelques centaines de mille individus, serait indubitablement écrasée. +Néanmoins, il dit avoir beaucoup d'espoir dans un avenir très proche. Il +s'exprime ainsi: «Je crois que nous n'avons qu'à nous féliciter de la +marche des choses. Ceux-là seuls qui ne sont pas à même d'envisager +l'ensemble des événements, pourront ne pas accueillir cette +appréciation. La société bourgeoise travaille avec tant d'acharnement à +sa propre destruction qu'il ne nous reste qu'à attendre tranquillement +pour nous emparer du pouvoir qu'il lui échappe. Dans toute l'Europe, +comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n'avons +qu'à nous réjouir. Je dirai même que la réalisation complète de notre +but final est tellement proche qu'il y a peu de personnes dans cette +salle qui n'en verront pas l'avènement». + +Bebel s'attend donc à un prompt changement de l'état des choses au +profit de nos idées, ce qui ne l'empêche pourtant nullement de parler de +«l'insanité d'une révolution commencée par quelques centaines de mille +individus». Comment concilier ces deux raisonnements? + +En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, +et il caresse de telles illusions qu'il se dit à côté d'Engels--quant +aux prédictions de ce dernier qui fixe la date de la révolution en +1898--le seul «Jeune» dans le parti. Reste à savoir si cet optimisme ne +va pas trop loin lorsqu'on écrit, comme Engels: «Aux élections de 1895 +nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre +de nos électeurs aura atteint 3,500,000 à 4,000,000, ce qui terminera ce +siècle d'une façon fort agréable aux bourgeois[2]». Quant à nous, nous +ne pouvons provisoirement partager ces espérances, qu'Engels nous +présente avec une confiance absolue, comme si la réalisation du +socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de +nous déranger. + +Dans leur imagination, nous voyons déjà Bebel ou Liebknecht chanceliers +de l'empire sous Guillaume II, avec un ministère composé de +démocrates-socialistes. + +Les voilà au travail! Est-on assez naïf pour s'imaginer qu'il en +résultera quoi que ce soit? + +Certes, si déjà actuellement l'opportunisme ne leur répugne pas, nous ne +serions pas du tout étonnés de les voir se perfectionner dans ce sens, +une fois arrivés au pouvoir. S'ils y parviennent, cela ne sera qu'au +détriment du socialisme, qui, en perdant tous ses côtés essentiels et +caractéristiques, ne ressemblera plus que fort peu à l'idéal que s'en +créent actuellement ses précurseurs. Une scission se produirait bien +vite parmi ces millions d'électeurs et un gâchis formidable en +résulterait. On a devant soi l'exemple du christianisme au début de +notre ère, avec l'empereur Constantin. + +Pourquoi un empereur ne s'affublerait-il pas, dans un but politique, +d'un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la +sympathie des masses? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout +comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient +fidèles aux véritables principes socialistes seraient poursuivis comme +hérétiques. + +Cela s'est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de +l'histoire? + +Il y a en chaque homme un peu de l'inquisiteur, et plus on est convaincu +de la justice de ses opinions, plus aussi on tend à suspecter et à +persécuter les autres. Jamais nous n'en vîmes un exemple plus frappant +que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probité. +Et ne constatons-nous pas, déjà aujourd'hui, cette attitude +inquisitoriale et intolérante du parti socialiste officiel allemand +envers les «Jeunes»? + +Cela provient moins des personnalités que de l'autorité qui leur est +accordée. + +Une personne revêtue d'une autorité quelconque veut et doit l'exercer, +et de là à l'abus il n'y a qu'un pas. Voilà pourquoi nous constatons +toujours le même mal dont la forme a été changée sans que l'on ait +attaqué le fond et c'est pour cela que l'on ne doit accorder que le +moins d'autorité possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en +réclamer. + +S'il est vrai que, sauf l'éventualité d'une guerre, le parti +démocratique-socialiste en Allemagne est en mesure de «prédire avec une +certitude quasi mathématique l'époque où il arrivera au pouvoir», la +situation est vraiment merveilleuse; mais, sans être dépourvus d'un +certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et +c'est précisément le congrès d'Erfurt qui nous a donné la profonde +conviction que l'Allemagne ne reprendra pas pour son compte le rôle +libérateur traditionnel de la France. Nous sommes plutôt de l'avis de +Marx lorsque celui-ci dit que «la révolution éclatera au chant du coq +gaulois.» + +Avec l'histoire de l'Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir +affirmer que dans ce pays le sentiment révolutionnaire est fort peu +développé. Est-ce à la consommation d'énormes quantités de bière qu'il +faut attribuer ce manque presque absolu d'esprit révolutionnaire en +Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le mot «discipline» est +beaucoup plus employé dans ce pays que le mot «liberté». Il en est ainsi +dans tous les partis, sans en excepter la démocratie socialiste. Nous ne +méconnaissons point le bon côté d'une certaine discipline, surtout dans +un parti d'agitation, mais si l'on tombe dans l'exagération, la +discipline devient forcément un obstacle à toute initiative et à toute +indépendance. + +La direction d'un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement +au despotisme, qui est moins l'oeuvre de quelques personnalités que la +conséquence de l'esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont +pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l'absence +d'aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. +Il en est ici comme pour les jésuites. À quoi bon les persécuter et les +chasser? Si une poignée d'hommes présente un tel danger pour une nation +entière, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne +sont pas les jésuites qui créent les tartufes, mais un monde hypocrite +comme le nôtre est le champ le plus propice au développement du +jésuitisme. + +La discipline exagérée qui règne chez les socialistes-démocrates +allemands s'explique très naturellement par la vie nationale du peuple +entier. + +Tout, dans ce pays, est dressé militairement depuis la plus tendre +jeunesse et si, au Congrès de Bruxelles, on a envisagé quelle devait +être l'attitude du socialisme envers le militarisme, il eût été +peut-être utile de traiter également des effets du militarisme _dans_ +le socialisme. Car ce phénomène existe en réalité. La Russie est +toujours représentée--avec justice--comme le pays du knout, mais +l'Allemagne peut être citée, non moins justement, comme le pays du +bâton. Cet instrument constitue en Allemagne l'élément éducateur par +excellence. Dans les familles, le bâton a sa place à côté des tableaux +suspendus au mur et généralement les parents s'en servent fort +généreusement envers leur progéniture. À l'école, le maître non +seulement l'emploie mais il a même le _droit_ de s'en servir. Ce qui +fait que les enfants, ayant quitté l'école et entrant à l'atelier ou à +la fabrique, ne sont nullement étonnés de retrouver là également leur +ancienne connaissance, et c'est dans l'armée que le bâton obtient son +plus grand triomphe. + +Et l'influence du bâton, subie depuis la première jeunesse, ne se ferait +point sentir dans le développement du caractère et ne ferait pas naître +un esprit de soumission étouffant toute aspiration libertaire! À qui +voudrait-on le faire croire? + +Il est tout naturel que ces hommes militairement dressés, en entrant +dans un parti se soumettent là également à une discipline rigoureuse, +telle qu'on la chercherait en vain dans un pays où une plus grande +liberté existe depuis des siècles et où l'on ne supporterait pas les +frasques de l'autorité avec la passivité qui paraît être de rigueur en +Allemagne. + +Engels prétend que, si l'Allemagne continue en paix son développement +politico-économique, le triomphe légal de la démocratie socialiste peut +être escompté pour la fin de ce siècle, et Bebel croit également que la +plupart de nos contemporains verront la réalisation intégrale de nos +revendications. Mais une guerre quelconque peut complètement renverser +ces belles espérances. + +Cette réflexion nous fait penser à l'attitude des chefs allemands lors +de la discussion sur le militarisme au Congrès de Bruxelles. Personne +n'ignore combien la haine de la Russie est innée chez Marx et chez +Engels, et comment elle a été transmise par eux au parti entier. Pendant +que nous nous imaginions naïvement que la légende de «l'ennemie +héréditaire» devait être définitivement enterrée, la Russie est +constamment présentée comme l'ennemie héréditaire de l'Allemagne. En +1876, Liebknecht publia une brochure si véhémente contre la Russie[3] +(non contre le _czarisme_ mais contre la _Russie_) qu'un autre +démocrate-socialiste se crut obligé d'en écrire une autre, intitulée: +_La démocratie socialiste doit-elle devenir turque?_ Actuellement encore +Bebel, Liebknecht, Engels, et la _Volkstribüne_ de Berlin réclament en +choeur, et recommandent même comme une nécessité, l'anéantissement de la +Russie. Comme les anciens Israélites se crurent appelés à détruire les +Cananéens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une +attitude analogue envers la Russie. + +On blâme généralement fort l'alliance franco-russe et, à notre avis, la +République française s'est déshonorée en se jetant dans les bras du +despote moscovite; mais à qui la faute? Est-ce que l'Allemagne, par sa +triple alliance, n'a pas provoqué ce pacte? La France se voit +horriblement spoliée par l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Elle +ne pardonne cette spoliation pas plus qu'elle ne l'oublie. Elle espère +toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir? +Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci +pouvait lui rendre le territoire perdu. + +C'EST DONC L'ALLEMAGNE SEULE QUI EST LA CAUSE DE LA SITUATION ACTUELLE! + +La triple alliance s'intitule la «gardienne de la paix,» mais elle n'est +en réalité qu'une constante provocation à la guerre. L'Allemagne se +sentant coupable s'est cherché des complices pour pouvoir garder le +butin volé et pour le défendre, le cas échéant. La conséquence en a été +que deux éléments, jadis antagonistes, se sont rapprochés. C'est +l'Allemagne qui, en dernière instance, est responsable de l'alliance +franco-russe. + +Et quelle est l'attitude du parti démocratique-socialiste en Allemagne? + +Il déclare par l'organe de plusieurs de ses mandataires qu'il reconnaît, +_comme de droit_, la situation actuelle (Auer, séance du Reichstag, +février 1891). C'est exactement la même chose que fait la société +capitaliste. Après avoir volé toutes leurs richesses, les classes +possédantes proclament, comme immuable, le droit à la propriété. Ils +disent aux spoliés: Celui qui portera désormais une main sacrilège sur +nos propriétés sera emprisonné; quant à nous, nous reconnaissons l'ordre +de choses établi. Les possédants agissent toujours de même en rendant +véridique le vieux dicton: _Beati possidentes_! + +Les Allemands accusent les Français de chauvinisme, parce que ces +derniers réclament la rétrocession de l'Alsace-Lorraine. Mais n'a-t-on +pas le droit de taxer également de chauvinisme les Allemands qui veulent +garder ces deux provinces? Le parti socialiste allemand, en parlant de +cette manière et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du +Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question était en effet: «Comment +nous débarrasser de l'ennemi de l'intérieur, de la démocratie +socialiste?» C'était la crainte même du mouvement populaire qui +empêchait jusqu'ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient +peur des conséquences éventuelles d'une pareille entreprise. + +Aujourd'hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-même rassuré le +Gouvernement. + +Nous comprenons parfaitement que l'on ait pu dire, après toutes ces +excitations: «Les démocrates-socialistes allemands ne devront pas trop +s'étonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront +organisés en corps d'élite pour servir de chair à canon de première +qualité. Ils en ont formulé le désir. On ne leur marchandera pas un +monument commémoratif, sous forme d'un gigantesque molosse en fer, par +exemple». + +Que la Russie soit l'ennemie de toute liberté humaine, qui le niera? +Mais nous doutons fort que ce soit précisément l'Allemagne qui soit +appelée à remplir le rôle de défenseur de la liberté! La _liberté +allemande_ est encore, au temps qui court, un article qui n'inspire +guère confiance; à l'oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, +ce substantif et cet adjectif, sonnent faux! Et si Bebel, dans sa haine +contre la Russie, va jusqu'à prêcher, comme une mission sacro-sainte à +remplir, l'anéantissement de la Russie barbare et officielle, sans même +faire allusion, ne fût-ce que d'un mot, au barbare couronné qui est à la +tête de l'Allemagne officielle et qui proclame très autocratiquement à +la face du monde entier que la «volonté du roi constitue la loi +suprême»--_suprema lex regis voluntas_,--il oublie complètement le +caractère international du socialisme. Il fait même un appel aux +démocrates-socialistes, et les invite «à combattre coude à coude avec +ceux qui aujourd'hui sont nos adversaires». On oublie donc la lutte des +classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand--qui est pourtant le +plus mortel ennemi du prolétaire allemand,--qu'un précieux appui pour +entreprendre une guerre de nationalité et exterminer la Russie! + +Il est donc bien établi que pour ces messieurs, dans l'éventualité d'une +guerre contre la Russie, bourgeois et prolétaire ne font plus qu'un et +que la lutte des classes est provisoirement mise de côté! Mais la guerre +contre la Russie, c'est, dans l'état des choses actuel, la guerre contre +la France, et Engels le reconnaît lui-même lorsqu'il écrit: «Au premier +coup de canon tiré sur la Vistule, les Français marcheront vers le +Rhin». Voilà précisément ce que nous craignons! Des travailleurs +socialistes français marcheront dans les rangs contre des travailleurs +socialistes allemands, enrégimentés, à leur tour, pour égorger leurs +frères français. Ceci devrait à tout pris être évité, et qu'on le trouve +mauvais ou non, qu'on nous traite d'anarchiste ou de tout ce que l'on +voudra, nous n'en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le +même terrain que Bebel ont des idées chauvines et sont bien éloignés du +principe internationaliste qui caractérise le socialisme. + +Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu'un royaume de +proie? N'a-t-elle pas participé au démembrement de la Pologne pour +s'emparer d'une partie du butin? (Que la Russie ait eu la part du lion, +cela ne change rien à la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la +Prusse n'était pas assez forte pour l'avoir pour elle.) Et n'a-t-elle +pas également arraché l'Alsace-Lorraine à la France? Au lieu de faire +une Allemagne unitaire, où toutes les nuances diverses se confondraient, +on a prussifié l'empire germanique et non pas germanisé la Prusse. Et un +tel pays aurait la prétention de passer aux yeux de l'univers comme le +rempart de la liberté!!! + +Certes, si la Russie était victorieuse, cela serait un désastre pour la +civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela +vaudrait-il beaucoup mieux? Est-ce que, dans ce pays, la +«militarisation» de l'administration n'imprime pas sur tout le monde son +cachet insupportablement autoritaire? C'est ce qui crève les yeux de +tous ceux qui visitent l'Allemagne. Engels dit bien qu'en cas de +victoire, «l'Allemagne ne trouvera nulle part des prétextes d'annexion». +Comme s'il n'y avait pas les Pays-Bas à l'ouest, le Danemark à l'est et +l'Autriche allemande au sud! Quand on veut annexer un pays quelconque on +trouve toujours un prétexte et on le crée au besoin. La Lorraine nous en +fournit l'exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont +épuisées, on soutient la «nécessité stratégique» comme _ultima ratio_. +Quant à nous, nous ne sommes nullement convaincus de l'avantage qui +résulterait d'une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous +croyons, au contraire, qu'elle aurait comme conséquence immédiate de +consolider le principe monarchique au détriment du mouvement +révolutionnaire. + +Engels nous présente la chose ainsi: «La paix assure au parti +démocrate-socialiste allemand la victoire dans _dix ans_. La guerre lui +apportera _ou_ la victoire dans deux ou trois ans, _ou_ la destruction +complète pour au moins quinze à vingt ans. Avec une telle perspective, +ce serait folie de la part des démocrates-socialistes allemands de +désirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d'attendre le +triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, à quelle +nationalité qu'il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une +guerre éventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la république +bourgeoise française, ni surtout du czar, ce qui équivaudrait à +l'oppression de l'Europe entière. Et voilà pourquoi les socialistes de +tous les pays doivent être partisans de la paix. Si pourtant la guerre +éclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, où quinze à +vingt millions d'hommes s'entr'égorgeront et dévasteront l'Europe comme +jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immédiate du +socialisme, ou l'ancien ordre des choses sera tellement bouleversé qu'il +n'en restera que des ruines dont la vieille société capitaliste ne +pourra pas se relever, et la révolution sociale sera peut-être retardée +de dix à quinze ans mais pour triompher plus radicalement.» + +Si l'analyse d'Engels était juste, un homme d'état énergique, croyant à +ces prédictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitôt +que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est +certain après une paix de dix ans, l'adversaire serait bien naïf +d'attendre sans coup férir cette échéance. Bien sot celui qui ne préfère +point une chance de réussite à la certitude de la défaite! + +Quant à nous, nous croyons qu'Engels a perdu de vue que le peuple se +prête encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. +On a encore eu, très récemment, l'exemple de l'aventure boulangiste en +France. Et il est de notoriété publique qu'une partie des +socialistes--voire même quelques chefs--se sont accrochés à l'habit de +ce monsieur. Est-on bien sûr qu'un habile aventurier quelconque ne +réussisse pas à faire avorter le mouvement démocratique-socialiste en +s'affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste +déjà si peu de confiance, qu'il exprime sa crainte de voir «se laisser +séduire l'élite du parti»--et l'on peut certainement bien appeler ainsi +les délégués au Congrès d'Erfurt--en souvenir des belles phrases «et +même des beaux yeux d'un Vollmar.» Ce témoignage n'indique pas +précisément une grande dose d'indépendance chez les plus conscients, et +l'on se demande quelle résistance possède la masse. + +La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d'être +universellement partagée. Beaucoup de personnes attendent même avec +anxiété--depuis les derniers événements qui se sont produits dans les +rangs du parti socialiste-démocrate allemand--l'avénement de cette +espèce de socialisme qui, à présent, paraît tenir le haut du pavé en +Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout +à l'idée que l'on s'en était formée. + +Nous sommes d'avis que les choses prendraient une tout autre allure si +la guerre prochaine pouvait avoir comme conséquence la destruction du +militarisme. Supposons l'Allemagne battue, soit par la Russie seule, +soit par la France et la Russie réunies. Si alors l'autocrate allemand +(qui, à l'instar de Louis XIV, se proclame l'unique autorité du pays), +est culbuté par un mouvement populaire, et qu'ensuite le peuple, sachant +que la victoire définitive de la Russie équivaudrait au retour du +despotisme, se lève plein d'enthousiasme pour refouler l'invasion, ces +armées populaires seront certainement victorieuses comme l'ont été les +Français de 1793 contre les armées des tyrans coalisés. + +Les Russes sont battus à plate couture. On fraternise avec les Français, +car la cause de l'animosité entre les deux peuples, l'annexion de +l'Alsace-Lorraine, disparaît aussitôt. + +Et qui sait si le prolétariat français, dégoûté de la république de +bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme à un régime capable de +détourner de lui le plus fougueux républicain. + +Est-ce qu'une pareille solution ne serait pas préférable? + +Mais, même en laissant de côté toute philosophie et toute prophétie, +nous n'avons pas, comme socialistes, à encourager l'esprit guerrier +contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est +en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les +gouvernants, par crainte du socialisme, n'osent pas faire la guerre, +nous avons déjà beaucoup gagné, et si la paix armée, qui est encore pire +que la guerre parce qu'elle dure plus longtemps, pousse les puissances +militaires vers la banqueroute, nous n'avons qu'à nous en féliciter, +car, même de cette façon, le capitalisme devient son propre fossoyeur. + +Si nous étions d'accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions +obligés d'approuver et de voter toutes les dépenses militaires, car en +refusant, nous empêcherions le gouvernement de se procurer les moyens +dont il croit avoir besoin pour mener à bonne fin la tâche qui, suivant +les socialistes-démocrates de cette espèce, lui incombe. + +Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu +du hautain: _Pas un homme et pas un centime!_ il faudrait dire: Autant +d'hommes et autant d'argent que vous voudrez! Liebknecht a beau +protester contre cette conclusion, elle ne se dégage pas moins de ses +paroles et de ses actes. + +La logique est inexorable et ne tolère pas la moindre infraction! Si +Liebknecht veut nous sauver du dangereux entraînement du chauvinisme, il +doit donner l'exemple et ne pas s'y abandonner lui-même, comme il l'a +indéniablement fait en compagnie de quelques autres. + +Nous devons au contraire nous placer sur le même terrain que les maîtres +de la littérature allemande: d'un Lessing, qui a dit: «Je ne comprends +pas le patriotisme et ce sentiment me paraît tout au plus une faiblesse +héroïque que j'abandonne très volontiers»; d'un Schiller, lorsqu'il +écrit: «Physiquement, nous voulons être des citoyens de notre époque, +parce qu'il ne peut pas en être autrement; mais pour le reste, et +mentalement c'est le privilège et le devoir du philosophe comme du +poète, de n'appartenir à aucun peuple et à aucune époque en particulier, +mais d'être en réalité le contemporain de tous les temps». + +Nous laissons à présent au lecteur le soin de juger si, après les débats +du Congrès d'Erfurt, la démocratie socialiste allemande a fait un pas en +avant ou en arrière. Pour éviter toute accusation de partialité, nous +avons cité scrupuleusement les paroles de ses chefs. + +Notre impression est que, pour des raisons d'opportunité, la direction +du parti a préféré aller vers la droite (pour ne pas perdre l'appui de +Vollmar et les siens, dont le nombre était plus considérable qu'on ne +l'avait pensé à gauche), et qu'elle a sacrifié l'opposition dans un but +de salut personnel. + +Robespierre a agi de la même façon. Il a anéanti d'abord +l'extrême-gauche, les hébertistes, avec l'appui de Danton et de +Desmoulins, pour détruire ensuite la droite, représentée entre autres +par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte. + +Mais lorsque la réaction leva la tête, il s'aperçut qu'il avait lui-même +tué ses protecteurs naturels et qu'il avait creusé son propre tombeau. + +NOTES: + +[1] Ces cinq points sont: 1° législation ouvrière; 2° droit de réunion; +3° neutralité des autorités dans les conflits entre patrons et ouvriers; +4° interdiction des kartel-ls et trusts; 5° suppression des impôts sur +les denrées alimentaires. + +[2] _Neue Zeit_, livraison 19, 10e année. + +[3] _Zur Orientalischen Frage oder: Soll Europa Kosackisch werden?_ + + + + +II + +LE SOCIALISME EN DANGER? + + +Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. +Dans tous les pays se révèle la même divergence de conception; dans tous +les pays deux courants se manifestent: on pourrait les intituler +parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, +ou encore autoritaire et libertaire. + +Cette divergence d'idées fut un des points principaux discutés au +Congrès de Zurich en 1893 et, quoique l'on ait adopté finalement une +résolution ayant toutes les caractéristiques d'un compromis, la question +est restée à l'ordre du jour. + +Ce fut le Comité central révolutionnaire de Paris qui la présenta comme +suit: + +«Le Congrès décide: + +«L'action incessante pour la conquête du pouvoir politique par le parti +socialiste et la classe ouvrière est le premier des devoirs, car c'est +seulement lorsqu'elle sera maîtresse du pouvoir politique que la classe +ouvrière, anéantissant privilèges et classes, expropriant la classe +gouvernante et possédante, pourra s'emparer entièrement de ce pouvoir et +fonder le régime d'égalité et de solidarité de la République sociale.» + +On doit reconnaître que ce n'était pas habile. En effet, il est naïf de +croire que l'on puisse se servir du pouvoir politique pour anéantir +classes et privilèges, pour exproprier la classe possédante. Donc, nous +devons travailler jusqu'à ce que nous ayons obtenu la majorité au +Parlement et alors, calmes et sereins, nous procéderons, par décret du +Parlement, à l'expropriation de la classe possédante. _O sancta +simplicitas!_ Comme si la classe possédante, disposant de tous les +moyens de force, le permettrait jamais. + +Une proposition de même tendance, mais formulée plus adroitement, fut +soumise à la discussion par le parti social-démocrate allemand. On y +disait que «la lutte contre la domination de classes et l'exploitation +doit être POLITIQUE et avoir pour but LA CONQUÊTE DE LA PUISSANCE +POLITIQUE.» + +Le but est donc la possession du pouvoir politique, ce qui est en +parfaite concordance avec les paroles de Bebel à la réunion du parti à +Erfurt: + +«En premier lieu nous avons à conquérir et utiliser le pouvoir +politique, afin d'arriver «également» au pouvoir économique par +l'expropriation de la société bourgeoise. Une fois le pouvoir politique +dans nos mains, le reste suivra de soi.» + +Certes, Marx a dû se retourner dans son tombeau quand il a entendu +défendre pareilles hérésies par des disciples qui ne jurent que par son +nom. Il en est de Marx comme du Christ: on le vénère pour avoir la +liberté de jeter ses principes par dessus bord. Le mot «également» vaut +son pesant d'or. C'est comme si l'on voulait dire que, sous forme +d'appendice, le pouvoir économique sera acquis également. Est-il +possible de se figurer la toute-puissance politique à côté de +l'impuissance économique? Jusqu'ici nous enseignâmes tous, sous +l'influence de Marx et d'Engels, que c'est le pouvoir économique qui +détermine le pouvoir politique et que les moyens de pouvoir politique +d'une classe n'étaient que l'ombre des moyens économiques. La dépendance +économique est la base du servage sous toutes ses formes. Et maintenant +on vient nous dire que le pouvoir politique doit être conquis et que le +reste se fera «de soi». Alors que c'est précisément l'inverse qui est +vrai. + +Oui, on alla même si loin qu'il fut déclaré: + +«C'est ainsi que seul celui qui prendra une part active à cette lutte +politique de classes et se servira de tous les moyens politiques de +combat qui sont à la disposition de la classe ouvrière, sera reconnu +comme un membre actif de la démocratie socialiste internationale +révolutionnaire.» + +On connaît l'expression classique en honneur en Allemagne pour +l'exclusion des membres du parti: _hinausfliegen_ (mettre à la porte). +Lors de la réunion du parti à Erfurt, Bebel répéta ce qu'il avait écrit +précédemment (voir _Protokoll_, p. 67): + +«On doit en finir enfin avec cette continuelle _Norglerei_[4] et ces +brandons de discorde qui font croire au dehors que le parti est divisé; +je ferai en sorte dans le cours de nos réunions que toute équivoque +disparaisse entre le parti et l'opposition et que, si l'opposition ne se +rallie pas à l'attitude et à la tactique du parti, elle ait l'occasion +de fonder un parti séparé.» + +N'est-ce pas comme l'empereur Guillaume, parlant des _Norgler_ et +disant: Si cela ne leur plaît pas, ils n'ont qu'à quitter +l'Allemagne?--Moi, Guillaume, je ne souffre pas de _Norglerei_, dit +l'empereur.--Moi, Bebel, je ne souffre pas de _Norglerei_ dans le parti, +dit le dictateur socialiste. + +Touchante analogie! + +On voulait appliquer internationalement cette méthode nationale; de là +cette proposition. Ceci accepté et Marx vivant encore, il aurait dû +également «être mis à la porte» si l'on avait osé s'en prendre à lui. La +chasse aux hérétiques aurait commencé, et dorénavant la condition +d'acceptation eût été l'affirmation d'une profession de foi, dans +laquelle chacun aurait dû déclarer solennellement sa croyance à l'unique +puissance béatifique: celle du pouvoir politique. + +Opposée à ces propositions, se trouva celle du Parti social-démocrate +hollandais, d'après laquelle «la lutte de classes ne peut être abolie +par l'action parlementaire». + +Que cette thèse n'était pas dépourvue d'intérêt, cela a été prouvé par +Owen, un des collaborateurs du journal socialiste anglais _Justice_, +lorsqu'il écrivit dans ce journal que les principes affirmés par les +Hollandais sont incontestablement les plus importants «parce qu'ils +indiquent une direction que, j'en suis convaincu, le mouvement +socialiste du monde entier sera forcé de suivre à bref délai.» + +On connaît le sort qui fut réservé à ces motions. Celle de la Hollande +fut rejetée, mais ne restera pas sans influence, car les Allemands ont +abandonné les points saillants de leur projet; finalement, un compromis +fut conclu d'une manière toute parlementaire, auquel collaborèrent +toutes les nationalités. Nous sommes fiers que seule la Hollande n'ait +pris aucune part à ce tripatouillage, préférant chercher sa force dans +l'isolement et ne rien dire dans cette avalanche de phrases. + +Cependant, il est tout à fait incompréhensible que l'Allemagne ait pu se +rallier à une résolution dont le premier considérant est complètement +l'inverse de la proposition allemande. On en jugera en comparant les +deux textes: + +_Proposition allemande_. _Proposition votée._ + +La lutte contre la domination Considérant que l'action +de classes et l'exploitation politique n'est qu'un moyen +doit être POLITIQUE et avoir pour arriver à +pour but la CONQUÊTE DE LA l'affranchissement économique +PUISSANCE POLITIQUE. du prolétariat, + + Le Congrès déclare, en se + basant sur les résolutions du + Congrès de Bruxelles + concernant la lutte des + classes: + + 1° Que l'organisation + nationale et internationale + des ouvriers de tous pays en + associations de métiers et + autres organisations pour + combattre l'exploitation, est + d'une nécessité absolue; + + 2° Que l'action politique est + nécessaire, aussi bien dans un + but d'agitation et de + discussion ressortant des + principes du socialisme que + dans le but d'obtenir des + réformes urgentes. À cette + fin, il ordonne aux ouvriers + de tous pays de lutter pour la + conquête et l'exercice des + droits politiques qui se + présentent comme nécessaires + pour faire valoir avec le plus + d'accent et de force possibles + les prétentions des ouvriers + dans les corps législatifs et + gouvernants; de s'emparer des + moyens de pouvoir politique, + moyens de domination du + capital, et de les changer en + moyens utiles à la délivrance + du prolétariat; + + 3° Le choix des formes et + espèces de la lutte économique + et politique doit, en raison des + situations particulières de chaque + pays, être laissé aux diverses + nationalités. + + Néanmoins, le Congrès déclare + qu'il est nécessaire que, + dans cette lutte, le but révolutionnaire + du mouvement socialiste + soit mis à l'avant-plan, + ainsi que le bouleversement + complet, sous le rapport économique, + politique et moral, + de la société actuelle. L'action + politique ne peut servir en aucun + cas de prétexte à des compromis + et unions sur des bases + nuisibles à nos principes et à + notre homogénéité. + + +Il est vrai que cette résolution, issue elle-même d'un compromis, ne +brille pas, dans son ensemble, par une suite d'idées logique. Le premier +considérant était une duperie, car il cadre avec nos idées. Plus loin +quelques concessions sont faites à celles des autres, là où il est dit +clairement que la conquête et l'exercice des droits politiques sont +recommandés aux ouvriers, et enfin, pour contenter les deux fractions +des socialistes, de manière que chacune puisse donner son approbation, +on parle aussi bien d'un but d'agitation que du moyen d'obtenir des +réformes urgentes. + +En fait, on n'a rien conclu par cette résolution; on avait peur +d'effaroucher l'une ou l'autre fraction, et l'on voulait _pouvoir +montrer à tout prix une apparence d'union; cela_ était le but du Congrès +et _cela_ n'a pas réussi. + +Beaucoup d'Allemands n'auraient pas dû, non plus, approuver la dernière +partie de la proposition, car on s'y déclare sans ambages pour le +principe de la législation directe par le peuple, pour le droit de +proposer et d'accepter (initiative et référendum), ainsi que pour le +système de la représentation proportionnelle. + +Ce qui se trouve de nouveau en complète opposition avec les idées du +spirituel conseiller Karl Kautsky, qui écrivait: + +«Les partisans de la législation directe chassent le diable par +Belzébub, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de +loi n'est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au +peuple.» + +Voici sa conclusion: + +«En effet, en Europe, à l'est du Rhin, la bourgeoisie est devenue +tellement affaiblie et lâche, qu'il semble que le gouvernement des +bureaucrates et du sabre ne pourra être anéanti que lorsque le +prolétariat sera capable de conquérir la puissance politique; comme si +la chute de l'absolutisme militaire conduisait directement à +l'acceptation du pouvoir politique par le prolétariat. Ce qui est +certain, c'est qu'en Allemagne comme en Autriche, et dans la plupart des +pays d'Europe, ces conditions, nécessaires à la marche régulière de la +législation ouvrière, et, avant tout, les institutions démocratiques +nécessaires au triomphe du prolétariat, ne deviendront pas une réalité. +Aux États-Unis, en Angleterre et aux colonies anglaises, dans certaines +circonstances en France également, la législation par le peuple pourra +arriver à un certain développement; pour nous, Européens de l'Est, elle +appartient a l'inventaire de l'État de l'avenir[5].» + +Est-ce que des gens pratiques comme les Allemands qui tâchent toujours +de marcher avec l'actualité, vont se passionner maintenant pour +«l'inventaire de l'État de l'avenir» et devenir des fanatiques et des +rêveurs? + +On est donc allé bien plus loin qu'on ne l'aurait voulu. + +Quoique notre proposition ait été rejetée, nous avons la satisfaction +d'être les initiateurs qui ont fait jouer, aux partisans du courant +réactionnaire un rôle bien plus révolutionnaire qu'ils ne le voulaient. +1° Ils ont reconnu que l'action politique _n'est qu'un moyen_ pour +obtenir la liberté économique du prolétariat; 2° ils ont accepté la +législation directe par le peuple. Ils se sont donc écartés totalement +du point de départ primitif de leur proposition, pour se rapprocher de +la nôtre. Et quand Liebknecht dit: «Ce qui nous sépare, ce n'est pas une +différence de principes, c'est la phrase révolutionnaire et nous devons +nous affranchir de la phrase», nous sommes, en ce qui concerne ces +derniers mots, complètement d'accord avec lui, mais nous demandons qui +fait le plus de phrases: lui et les siens qui se perdent dans des +redondances insignifiantes, ou nous, qui cherchons à nous exprimer d'une +manière simple et correcte? + +Il paraît toutefois que le succès, le succès momentané doit permettre de +donner le coup de collier; du moins en 1891, lors de la réunion du parti +à Erfurt, Liebknecht s'exprima comme suit[6]: + +«Nos armes étaient les meilleures. Finalement, la force brutale doit +reculer devant les facteurs moraux, devant la logique des faits. +Bismarck, écrasé, gît à terre, et le parti social-démocratique est le +plus fort des partis en Allemagne. N'est-ce pas une preuve péremptoire +de la justesse de notre tactique actuelle? Or, qu'est-ce que les +anarchistes ont réalisé en Hollande, en France, en Italie, en Espagne, +en Belgique? Rien, absolument rien! Ils ont gâté ce qu'ils ont +entrepris et fait partout du tort au mouvement. Et les ouvriers +européens se sont détournés d'eux.» + +On pourrait contester beaucoup dans ces phrases. Faisons remarquer +d'abord l'habitude de Liebknecht d'appeler anarchiste tout socialiste +qui n'est pas d'accord avec lui; anarchiste, dans sa bouche, a le sens +de mouchard. C'est une tactique vile contre laquelle on doit protester +sérieusement. Et si nous retournions la question en demandant ce que +l'Allemagne a obtenu de plus que les pays précités, on ne saurait nous +répondre. Liebknecht le sait pertinemment. Un instant avant de prononcer +les phrases mentionnées plus haut, il avait dit[7]: + +«Le fait que jusqu'ici nous n'avons rien réalisé par le Parlement n'est +pas imputable au parlementarisme, mais à ce que nous ne possédons pas +encore la force nécessaire parmi le peuple, à la campagne.» + +En quoi consiste alors la suprématie de la méthode allemande? D'après +Liebknecht, les Allemands n'ont rien fait, et les socialistes dans les +pays précités non plus. Or, 0=0. Où se trouve maintenant le résultat +splendide? Et quel tableau Liebknecht ne trace-t-il pas de cette +démocratie sociale qui n'a absolument rien fait? + +Remarquez comment la loi du succès est sanctionnée de la manière la plus +brutale. Nous avons raison, _car_ nous eûmes du succès. Ce fut le +raisonnement de Napoléon III et de tous les tyrans. Et un tel +raisonnement doit servir d'argument à la tactique allemande! + +Ce succès, dont on se vante tant est, d'ailleurs, très contestable. +Qu'est-ce que le parti allemand? Une grande armée de mécontents et non +de social-démocrates. + +Bebel ne disait-il pas à Halle, en 1890[8]: + +«Si la diminution des heures de travail, la suppression du travail des +enfants, du travail du dimanche et du travail de nuit sont des +accessoires, alors les neuf dixièmes de notre agitation deviennent +superflus.» + +Chacun sait maintenant que ces revendications n'ont rien de +spécifiquement socialiste; non, tout radical peut s'y associer. Bebel +reconnaît que les neuf dixièmes de l'agitation se font en faveur de +revendications non essentiellement socialistes; or, si le parti obtient +un aussi grand nombre de voix aux élections, c'est grâce à l'agitation +pour ces revendications pratiques, auxquelles peuvent s'associer les +radicaux. Conséquemment, les neuf dixièmes des éléments qui composent le +parti ne revendiquent que des réformes pareilles et le dixième restant +se compose de social-démocrates. Quelle proposition essentiellement +socialiste a été faite au Parlement par les députés socialistes? Il n'y +en a pas eu. Bebel dit à Erfurt[9]: + +«Le point capital pour l'activité parlementaire est le développement des +masses par rapport à nos antagonistes, et non la question de savoir si +une réforme est obtenue immédiatement ou non. Toujours nous avons +considéré nos propositions à ce point de vue.» + +C'est inexact. Si cela était, il n'y aurait aucune raison pour ne pas +renseigner les masses sur le but final de la démocratie sociale. +Pourquoi alors proposer la journée de dix heures de travail pour 1890, +de neuf heures pour 1894 et de huit heures pour 1898, quand à Paris il +avait été décidé de travailler d'un commun accord pour obtenir la +journée de huit heures? + +Non, la tactique réglementaire ne cadre pas avec un mouvement +prolétarien, mais avec un mouvement petit-bourgeois et les choses en +sont arrivées à un tel point que Liebknecht ne sait plus se figurer une +autre forme de combat. Voici ce qu'il disait à Halle[10]: + +«N'est-ce pas un moyen de combat anarchiste que de considérer comme +inadmissible toute agitation légale? Que reste-t-il encore?» + +Ainsi, pour lui, plus d'autre agitation que l'agitation légale. Dans +tout cela apparaît la peur de perdre des voix. Ce qui ressort +incontestablement du rapport du comité général du parti au congrès +d'Erfurt[11]: + +«Le comité du parti et les mandataires au Parlement n'ont pas donné +suite au désir exprimé par l'opposition que les députés au lieu de se +rendre au Parlement, aillent faire la propagande dans la campagne. Cette +non-exécution des devoirs parlementaires n'aurait été accueillie +favorablement que par nos ennemis politiques; d'abord, parce qu'ils +auraient été délivrés d'un contrôle gênant au Parlement et ensuite parce +que cette attitude de nos députés leur aurait servi de prétexte de blâme +à notre parti auprès de la masse des électeurs indifférents. Conquérir +cette masse à nos idées est une des exigences de l'agitation. En outre, +il est avéré que les annales parlementaires sont lues également dans les +milieux qui sont indifférents ou n'ont pas l'occasion d'assister aux +réunions social-démocratiques. Le but d'agitation que poursuivent les +antagonistes de l'action parlementaire que l'on trouve dans nos rangs, +sera atteint dans toute son acception par une représentation active et +énergique des intérêts du peuple travailleur au Parlement et sans +fournir à nos ennemis le prétexte gratuit d'accusation de manquer à nos +devoirs.» + +À ce sujet, M. le Dr Muller fait observer avec beaucoup de justesse dans +sa très intéressante brochure[12]: + +«On reconnaît donc que la peur d'être accusé, par les masses électorales +indifférentes, de négliger leurs devoirs parlementaires et de risquer +ainsi de ne pas être réélus, constitue une des raisons invitant les +délégués à se rendre au Parlement et à y travailler pratiquement. +Évidemment. Quand on a fait accroire aux électeurs que le parlement +pouvait apporter des améliorations, il est clair que les +social-démocrates doivent s'y rendre. Mais que la classe ouvrière puisse +obtenir du Parlement des améliorations valant la peine d'être notées, +les chefs eux-mêmes n'en croient rien et ils l'ont dit assez souvent. Et +on se permet d'appeler «agitation» et «développement de la masse» cette +duperie, cette fourberie envers les travailleurs. Nous prétendons que +cette espèce d'agitation et de développement fait du tort et vicie le +mouvement au lieu de lui être utile. Si l'on prône continuellement le +Parlement comme une _revalenta_, comment veut-on faire surgir alors des +«masses indifférentes» les social-démocrates qui sont bien les ennemis +mortels du parlementarisme et ne voient dans les réformes sociales +parlementaires qu'un grand _humbug_ des classes dirigeantes pour duper +le prolétariat? De cette manière la social-démocratie ne gagne pas les +masses, mais les masses petit-bourgeoises gagnent, c'est-à -dire +corrompent et anéantissent, la social-démocratie et ses principes.» + +Personne ne l'a senti et exprimé plus clairement que Liebknecht +lui-même, mais, à ce moment-là , c'était le Liebknecht révolutionnaire de +1869 et non pas le Liebknecht «parlementarisé» de 1894. Dans +son intéressante conférence sur l'attitude politique de la +social-démocratie, spécialement par rapport au Parlement, il s'exprima +comme suit: + +«Nous trouvons un exemple instructif et avertisseur dans le parti +progressiste. Lors du soi-disant conflit au sujet de la Constitution +prussienne, les beaux et vigoureux discours ne manquèrent pas. Avec +quelle énergie on protesta contre la réorganisation _en paroles!_ Avec +quelle «opinion solide» et quel «talent» on prit la défense des droits +du peuple ... _en paroles!_ Mais le gouvernement ne s'inquiéta guère de +toutes ces réflexions juridiques. Il laissa le droit au parti +progressiste, garda la force et s'en servit. Et le parti progressiste? +Au lieu d'abandonner la lutte parlementaire, devenue, en ces +circonstances, une sottise nuisible, au lieu de quitter la tribune, de +forcer le gouvernement au pur absolutisme et de faire un appel au +peuple,... il continua sereinement, flatté par ses propres phrases, à +lancer dans le vide des protestations et des réflexions juridiques et à +prendre des résolutions que tout le monde savait sans effet. Ainsi la +Chambre des députés, au lieu d'être un champ clos politique, devint un +théâtre de comédie: Le peuple entendait toujours les mêmes discours, +voyait toujours le même manque de résultats et il se détourna, d'abord +avec indifférence, plus tard avec dégoût. Les événements de l'année 1866 +devenaient possibles. Les «beaux et vigoureux» discours de l'opposition +du parti progressiste prussien ont jeté les bases de la politique «du +sang et du fer»: _ce furent les oraisons funèbres du parti progressiste +même_. Au sens littéral du mot, le parti progressiste s'est tué à force +de discourir. + +Eh bien! comme fit un jour le parti progressiste, ainsi fait aujourd'hui +le parti social-démocratique. Combien piètre a été l'influence de +Liebknecht sur un parti qui, malgré l'exemple avertisseur bien choisi +cité par lui-même, a suivi la même voie! Et au lieu de montrer le +chemin, il s'est laissé entraîner dans le «gouffre» du parlementarisme, +pour y sombrer complètement. + +Que restait-il du Liebknecht révolutionnaire qui disait si justement que +«le socialisme n'est plus une question de théorie mais une question +brûlante qui doit être résolue, non au Parlement, mais dans la rue, sur +le champ de bataille, comme toute autre question brûlante»? + +Toutes les idées émises dans sa brochure mériteraient d'être répandues +universellement, afin que chacun puisse apprécier la différence énorme +qu'il y a entre le vaillant représentant prolétarien de jadis et +l'avocat petit-bourgeois d'aujourd'hui. + +Après avoir dit que «avec le suffrage universel, voter ou ne pas voter +n'est qu'une question d'_utilité_, non de principes», il conclut: + +«NOS DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE DIRECTE SUR LA +LÉGISLATION; + +«NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES; + +«PAR NOS DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VÉRITÉS QU'IL +NE SOIT POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D'UNE AUTRE MANIÈRE. + +«Quelle utilité pratique offrent alors les discours au Parlement? +Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbéciles. Pas +un seul avantage. Et voici, de l'autre côté, les désavantages: + +«SACRIFICE DES PRINCIPES; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SÉRIEUSE À +UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE; FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE LE +PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELÉ À RÉSOUDRE LA QUESTION SOCIALE.» + +Et pour des raisons pratiques, nous devrions nous occuper du Parlement? + +SEULE LA TRAHISON OU L'AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE.» + +On ne saurait s'exprimer plus énergiquement ni d'une façon plus juste. +Quelle singulière inconséquence! D'après ses prémisses et après avoir +fait un bilan qui se clôturait au désavantage de la participation aux +travaux parlementaires, il aurait dû conclure inévitablement à la +non-participation; pourtant il dit: «Pour éviter que le mouvement +socialiste ne soutienne le césarisme, il faut que le socialisme entre +dans la lutte politique.» Comprenne qui pourra comment un homme si +logique peut s'abîmer ainsi dans les contradictions! + +Mais ils sont eux-mêmes dans l'embarras. Apparemment le parlementarisme +est l'appât qui doit attirer les... ...et pourtant ils donnent à +entendre qu'il a son utilité. + +De là cette indécision sur les deux principes. + +Ainsi, à la réunion du parti à Erfurt, Bebel disait[13]: + +«La social-démocratie se trouve envers tous les partis précédents, pour +autant qu'ils obtinrent la suprématie, dans une tout autre position. +Elle aspire à remplacer la manière de produire capitaliste par la +manière socialiste et est forcée conséquemment de prendre un tout autre +chemin que tous les partis précédents, pour obtenir la suprématie.» + +Voilà pourquoi l'on conseille de prendre la route parlementaire, suivie +déjà par tous les autres partis, en la faisant passer peut-être par un +tout autre chemin. + +Singer le comprit également lorsqu'il disait à Erfurt[14]: + +«En supposant même qu'il soit possible d'obtenir quelque chose de sensé +par l'action parlementaire, cette action conduirait à l'affaiblissement +du parti, parce qu'elle n'est possible qu'avec la coopération d'autres +partis.» + +Isolément, les députés social-démocratiques ne peuvent rien faire, et +«un parti révolutionnaire doit être préservé de toute espèce de +politique qui n'est possible qu'avec l'assistance d'autres partis.» +Qu'ont-ils donc à faire dans un Parlement pareil? + +Le _Züricher Socialdemokrat_ écrivait en 1883: + +«En général, le parlementarisme ne possède en soi rien qui puisse être +considéré sympathiquement par un démocrate, et surtout par un démocrate +conséquent, c'est-à -dire un social-démocrate. Au contraire, pour lui il +est antidémocratique parce qu'il signifie le gouvernement d'une classe: +de la bourgeoisie notamment.» + +Et plus tard on affirme que «la lutte contre le parlementarisme n'est +pas révolutionnaire, mais réactionnaire». + +C'est-à -dire tout à fait l'inverse. + +Le danger d'affaiblissement était apparent et si le gouvernement n'avait +eu la gentillesse de troubler cet état de choses par la loi contre les +socialistes,--s'il y avait eu un véritable homme d'État à la tête, il +n'aurait pas poursuivi, mais laissé faire la social-démocratie,--qui +sait où nous en serions maintenant? Avec beaucoup de justesse, le +journal pré-mentionné écrivait en 1881: + +«La loi contre les socialistes a fait du bien à notre parti. Il risquait +de s'affaiblir; le mouvement social-démocratique était devenu trop +facile, trop à la mode; il donnait à la fin trop d'occasions de +remporter des triomphes aisés et de flatter la vanité personnelle. Pour +empêcher l'embourgeoisement--théorique aussi bien que pratique--du +parti, il fallait qu'il fût exposé à de rudes épreuves.» Bernstein +également disait, dans le _Jahrbuch für Sozialwissenschaft_: «Dans les +dernières années de son existence (avant 1878), le parti avait dévié +considérablement de la ligne droite et d'une telle manière qu'il était à +peine encore question d'une propagande semblable à celle de 1860-1870 et +des premières années qui suivirent 1870.» Un petit journal +social-démocratique, le _Berner Arbeiterzeitung_, rédigé par un +socialiste éclairé, A. Steck, écrivait encore: «Il n'y en avait qu'un +petit nombre qui croyaient que logiquement tout le parti devait dévier, +par l'union de la tendance énergique et consciente «d'Eisenach» avec +celle des plats Lassalliens. Le mot d'ordre des Lassalliens: «Par le +suffrage libre à la victoire», raillé par les «Eisenachers» avant +l'union, constitue maintenant en fait--quoi qu'on en dise--le principe +essentiel du parti social-démocratique en Allemagne.» + +Il en fut de même que chez les chrétiens où d'abord les tendances +étaient en forte opposition. Ne lisons-nous pas que les cris de guerre +étaient: «Je suis de Kefas,» «Je suis de Paul,» «Je suis d'Apollo.» +Enfin les coins s'arrondirent, l'on se rapprocha, l'on obtint une +moyenne des deux doctrines et finalement un jour de fête fut institué en +l'honneur de Pierre et Paul. Les partis s'étaient réconciliés, mais le +principe était sacrifié. + +Remarquablement grande est l'analogie entre le christianisme à son +origine et la social-démocratie moderne! Tous deux trouvèrent leurs +adeptes parmi les déshérités, les souffre-douleur de la société. Tous +deux furent exposés aux persécutions, aux souffrances, et grandirent en +dépit de l'oppression. + +Après le pénible enfantement du christianisme, un empereur arriva, un +des plus libertins qui aient gravi les marches du trône,--et ce n'est +pas peu dire, car le libertinage occupa toujours le trône,--qui, dans +l'intérêt de sa politique, se fit chrétien. Immédiatement on changea, on +tritura le christianisme et on lui donna une forme convenable. Les +chrétiens obtinrent les meilleures places dans l'État et finalement les +vrais et sincères chrétiens, tels que les ébionites et d'autres, furent +exclus, comme hérétiques, de la communauté chrétienne. + +De nos jours également nous voyons comment les plus forts se préparent à +s'emparer du socialisme. On présente la doctrine sous toutes sortes de +formes et peut-être, selon l'occasion, le soi-disant socialisme +triomphera mais de nouveau les vrais socialistes seront excommuniés et +exclus, comme hostiles aux projets des social-démocrates appelés au +gouvernement. + +Le triomphe de la social-démocratie sera alors la défaite du socialisme, +comme la victoire de l'église chrétienne constitua la chute du principe +chrétien. Déjà les congrès internationaux ressemblent à des conciles +_économiques_, où le parti triomphant expulse ceux qui pensent +autrement. + +Déjà , la censure est appliquée à tout écrit socialiste: après seulement +que Bernstein, à Londres, l'a examiné et qu'Engels y a apposé le sceau +de «doctrine pure», l'écrit est accepté et l'on s'occupe de le +vulgariser parmi les co-religionnaires. + +Le cadre dans lequel on mettra la social-démocratie est déjà prêt: alors +ce sera complet. Y peut-on quelque chose? Qui le dira? En tout cas, nous +avons donné l'alarme et nous verrons vers quelle tendance le socialisme +se développera. + +On peut aller loin encore. Un jour Caprivi appela Bebel assez +plaisamment «_Regierungskommissarius_» et quoique Bebel ait répondu: +«Nous n'avons pas parlé comme commissaire du gouvernement, mais le +gouvernement a parlé dans le sens de la social-démocratie», cela prouve +de part et d'autre un rapprochement significatif. + +Rien d'étonnant que le mot hardi «Pas un homme ni un groschen au +gouvernement actuel» soit perdu de vue, car Bebel a déjà promis son +appui au gouvernement lorsque, à propos de la poudre sans fumée, +celui-ci voulut conclure un emprunt pour des uniformes noirs. Quand on +donne au militarisme une phalange, il prend le doigt, la main, le bras, +le corps entier. Aujourd'hui l'on vote les crédits pour des uniformes +noirs, demain pour des canons perfectionnés, après-demain pour +l'augmentation de l'effectif de l'armée, etc., toujours sur les mêmes +bases. + +Oui, l'affaiblissement des principes prit une telle extension à mesure +qu'un plus grand nombre de voix s'obtenait aux élections, que la +bourgeoisie trouva parfaitement inutile de laisser en vigueur la loi +contre les socialistes. On ne sera pas assez naïf pour supposer qu'elle +abolit la loi par esprit de justice! Le non-danger de la +social-démocratie permit cette abolition... Et les événements qui +suivirent ne prouvèrent-ils pas que le gouvernement avait vu juste? +L'affaiblissement du parti n'a-t-il pas depuis lors marché à pas de +géant? + +Liebknecht écrivait en 1874 (_Ueber die politische Stellung_): + +«Toute tentative d'action au Parlement, de collaboration à la +législation, suppose nécessairement un abandon de notre principe, nous +conduit sur la pente du compromis et du «parlementage», enfin dans le +marécage infect du parlementarisme qui, par ses miasmes, tue tout ce qui +est sain.» + +Et la conséquence? Coopérons quand même à la besogne. Cette conclusion +est en opposition flagrante avec les prémisses, et l'on s'étonne qu'un +penseur comme Liebknecht ne sente pas qu'il démolit par sa conclusion, +tout l'échafaudage de son raisonnement. Comprenne qui pourra. Très +instructives sont les réflexions suivantes de Steck pour caractériser +les deux courants, parlementaire et révolutionnaire[15]: + +«Le courant réformiste arriverait également au pouvoir politique comme +parti bourgeois. À cette fin, il ne reste pas tout à fait isolé, évite +de proclamer un programme de principes et s'avance, toujours confondu, +quoique avec une certaine instabilité, avec d'autres partis bourgeois. +Il n'a pas de frontières bien délimitées, ni à droite ni à gauche. +Partiellement, par-ci, par-là , et rarement, apparaît son caractère +social-démocratique. Presque toujours il se présente comme parti +démocratique, parti économique-démocratique ou parti ouvrier et +démocratique. + +«La démocratie réformiste aspire toujours à la réalisation des réformes +immédiates, comme si c'était son but unique. Elle les adapte, suivant +leur caractère, à l'existence et aux tendances des partis bourgeois. +Elle recherche une alliance avec eux si elle est possible, c'est-à -dire +avec les éléments les plus progressistes. De cette manière elle se +présente seule comme étant à la TÊTE DU PROGRÈS BOURGEOIS. Il n'y a +aucun abîme entre elle et les fractions progressistes des partis, parce +que chez elle non plus n'est mis en avant le principe révolutionnaire du +programme social-démocratique. Cette tactique du courant réformiste +amène un succès après l'autre; seulement ces succès, mesurés à l'aune de +notre programme de principes, sont bien minces, souvent même très +douteux. On peut ajouter qu'ils paraissent tout au plus favoriser la +social-démocratie au lieu de l'entraîner. + +«On ne doit pas se figurer cependant que les détails de cette tactique +soient sans importance. Le danger de dévier du but principal +social-démocratique est grand, quoique moindre chez les meneurs, qui +connaissent bien le chemin, que chez la masse conduite. +L'affaiblissement de l'idéal social-démocratique est imminent, et +d'autant plus que les conséquences immédiates, à cause du triomphe, +seront taxées plus haut que leur valeur. + +«Ensuite, il est difficile d'éviter que cet embourgeoisement nuise à la +_propagande pour les principes de la social-démocratie_ et l'empêche de +se développer. Maintes fois les réformateurs se trouvent forcés, dans la +pratique, de renier plus ou moins ces principes. + +«Si cette tendance social-démocratique réformiste l'emportait +exclusivement, elle arriverait facilement à d'autres conséquences que +celles où veut en venir le programme social-démocratique; peut-être, +comme il a été dit déjà , le résultat serait-il un compromis avec la +bourgeoisie sur les bases d'un ordre social capitaliste adouci et +affaibli. Cet état de choses, limitant les privilèges, augmenterait +notablement le nombre des privilégiés en apportant le bien-être à un +grand nombre de personnes actuellement exploitées et dépendantes, mais +laisserait toujours une masse exploitée et dépendante, fût-ce même dans +une situation un peu meilleure que celle de la classe travailleuse non +possédante. + +«CE NE SERAIT PAS LA PREMIÈRE FOIS QU'UNE RÉVOLUTION SATISFERAIT UNE +PARTIE DES OPPRIMÉS AU DÉTRIMENT DE L'AUTRE PARTIE. Il est, d'ailleurs, +tout à fait dans l'ordre d'idées des réformateurs de ne pas renverser le +capitalisme, mais de le transformer et, en outre, de donner au +socialisme seulement le «droit possible» inévitable. + +«À l'encontre de la remarque que le prolétariat organisé ne se +contentera pas d'une demi-réussite, mais saura, en dépit des meneurs, +aller jusqu'au bout de ses revendications, vient cette vérité que selon +la marche des événements le prolétariat lui-même sera peu à peu divisé +et qu'une soi-disant «classe meilleure» sortira de ses rangs, ayant la +force d'empêcher des mesures plus radicales. Un oeil exercé peut déjà +apercevoir par-ci par-là des symptômes de cette division. + +«Le parti révolutionnaire, au contraire, «veut seulement accomplir la +conquête du pouvoir politique au nom de la social-démocratie. En mettant +son but à l'avant-plan, il sera forcé, pendant longtemps, de lutter +comme la minorité, de subir défaite sur défaite et de supporter de rudes +persécutions. Le triomphe final du parti social-démocratique n'en sera +que plus pur et plus complet.» + +Steck reconnaît également que «DANS LE FOND, _la tendance +révolutionnaire est la plus juste_». «Notre parti, dit-il, doit être +révolutionnaire, en tant qu'il possède une volonté décidément +révolutionnaire et qu'il en donne le témoignage dans toutes ses +déclarations et ses agissements politiques. Que notre propagande et nos +revendications soient toujours révolutionnaires. Pensons continuellement +à notre grand but et agissons seulement comme il l'exige. Le chemin +droit est le meilleur. Soyons et restons toujours, dans la vie comme +dans la mort, des social-démocrates révolutionnaires et rien d'autre. Le +reste se fera bien.» + +Maintenant, il existe encore deux points de vue chez les parlementaires, +notamment: il y en a qui veulent la conquête du pouvoir politique pour +s'emparer par là du pouvoir économique; cela constitue la tactique de la +social-démocratie allemande actuelle, d'après les déclarations formelles +de Bebel, Liebknecht et leurs acolytes. D'un autre côté se trouvent ceux +qui veulent bien participer à l'action politique et parlementaire, mais +seulement dans un but d'agitation. Donc, les élections sont pour eux un +moyen d'agitation. C'est toujours de la demi-besogne. Il faut qu'une +porte soit ouverte ou fermée. On commence par proposer des candidats de +protestation; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats +sérieux. Une fois élus, les députés socialistes prennent une attitude +négative, mais, leur nombre augmentant, ils sont bien forcés de +présenter des projets de loi. Et s'ils veulent les faire accepter, ce ne +sera qu'en proposant des compromis, comme Singer l'a fait remarquer. +C'est le premier pas qui coûte et une fois sur la pente on est forcé de +descendre. Le programme pratique voté à Erfurt n'est-il pas à peu près +littéralement celui des radicaux français? Les ordres du jour des +derniers congrès internationaux portaient-ils un seul point qui fût +spécifiquement socialiste? Le véritable principe socialiste devient de +plus en plus une enseigne pour un avenir éloigné, et en attendant on +travaille aux revendications pratiques, ce que l'on peut faire +parfaitement avec les radicaux. + +On se représente la chose un peu naïvement. Voici la base du +raisonnement des parlementaires: il faut tâcher d'obtenir parmi les +électeurs une majorité; ceux-ci enverront des socialistes au Parlement +et si nous parvenons à y avoir la majorité plus un, tout est dit. Il n'y +a plus qu'à faire des lois, à notre guise, dans l'intérêt général. + +Même, en faisant abstraction de ce fait qu'on rencontre dans presque +tous les pays une deuxième ou plutôt une cinquième roue au chariot, +c'est-à -dire une Chambre des lords, ou Sénat, ou première Chambre, dont +les membres sont toujours les plus purs représentants de l'argent, +personne ne sera assez naïf de croire que le pouvoir exécutif sera porté +à se conformer docilement aux désirs d'une majorité socialiste des +Chambres. Voici comment Liebknecht ridiculise cette opinion[16]: + +«Supposons que le gouvernement ne fasse pas usage de son droit, soit par +conviction de sa force, soit par esprit de calcul, et qu'on en arrive +(comme c'est le rêve de quelques politiciens socialistes fantaisistes) à +constituer au Parlement une majorité social-démocratique; que +ferait-elle? _Hic Rodhus, hic salta!_ Le moment est arrivé de réformer +la société et l'État. La majorité prend une décision datant dans les +annales de l'histoire universelle: les nouveaux temps sont arrivés! Oh, +rien de tout cela... Une compagnie de soldats chasse la majorité +social-démocratique hors du temple et si ces messieurs ne se laissent +pas faire docilement, quelques agents de police les conduiront à la +_Stadtvoigtei_[17] où ils auront le temps de réfléchir à leur conduite +don-quichottesque. + +«LES RÉVOLUTIONS NE SE FONT PAS AVEC LA PERMISSION DE L'AUTORITÉ: L'IDÉE +SOCIALISTE EST IRRÉALISABLE DANS LE CERCLE DE L'ÉTAT EXISTANT: ELLE DOIT +S'ABOLIR POUR ENTRER DANS LA VIE. + +_À bas le culte du suffrage universel et direct!_ + +«Prenons une part énergique aux élections, mais seulement comme _moyen +d'agitation_ et n'oublions pas de déclarer que l'urne électorale ne peut +donner naissance à l'État démocratique. Le suffrage universel acquerra +son influence définitive sur l'État et la société, _immédiatement après_ +l'abolition de l'État policier et militaire.» + +Les faits sont présentés sobrement mais avec vérité. Il en sera ainsi, +en effet. Car personne n'est assez naïf pour croire que la classe +possédante renoncera volontairement à la propriété ou que cette réforme +puisse être obtenue par décret du Parlement. D'abord, on représente +l'action politique comme moyen d'agitation, mais une fois sur la pente, +on glisse. Liebknecht, lors de la réunion du parti à Saint-Gall, ne +dit-il pas: «Il ne peut exister d'erreur sur le point que, une fois +électeurs, nous aurions à donner non seulement une signification +agitative mais également positive aux élections et à l'action +parlementaire.» Marchons donc pour réaliser ce but d'agitation. + +Vollmar, sous ce rapport, fut le plus conséquent parmi les +social-démocrates allemands, et ses propositions indiquent de plus en +plus la ligne de conduite que ceux-ci devront suivre à l'avenir[18]. + +Le parlementarisme, comme système, est défectueux même si l'on tâchait +de l'améliorer, ce serait peine perdue. L'ouvrage de Leverdays, _Les +Assemblées parlantes_, est sous ce rapport très instructif et la +question y est traitée à fond. Pourquoi les parlementaires ne +tâchent-ils pas de réfuter ce livre? Les Chambres ou Parlements +ressemblent beaucoup à un moulin à paroles ou, comme dit Leverdays, à +«un gouvernement de bavards à portes ouvertes». Un bon député, ne s'en +tenant qu'à sa _propre_ expérience, ses _propres_ intentions et sa +_propre_ conviction, devrait être au moins aussi capable que l'ensemble +des ministres, aidés par les employés spéciaux de leurs ministères. On +doit savoir juger de tout, car les choses les plus diverses et les plus +disparates viennent à l'ordre du jour d'un Parlement. Il faut être au +moins une encyclopédie vivante. Quel supplice pour le député qui se +donne pour devoir--et il doit le faire!--d'écouter tous les discours. + +«À La Haye, à la _Gevangenpoort_[19], le geôlier vous raconte qu'en des +temps plus barbares, les criminels étaient jetés à terre sur le dos, et +qu'on faisait tomber de l'eau, goutte à goutte, du plafond sur leur +tête. Et le brave homme ajoute toujours que c'est là le plus _cruel_ +supplice. + +Eh bien, ce cruel supplice est transporté au _Binnenhof_[20], et un bon +député subit journellement le martyre et le tourment de sentir tomber +cette goutte d'eau continuelle, non sur sa tête, mais à son oreille, +sous la forme de _speeches_ d'honorables confrères. + +«L'orateur peut seul, de temps en temps, prendre haleine: de là +probablement le phénomène que celui qui parle tire en longueur ses +«prises d'haleine» aux dépens de ses honorables confrères[21]». + +On a vu que cela n'allait guère; aussi a-t-on inventé toutes sortes de +diversions afin de se rendre la vie supportable. On avait le buffet pour +se reposer, on avait le système de «la spécialité», auquel on se +soumettait en parlant et en votant, on avait des membres _actifs_ et +_votants_. Ajoutons à cela qu'il fallait s'enfermer dans les limites +d'un parti, car celui qui était isolé et travaillait individuellement, +manquait absolument d'influence. + +Au sujet des Parlements, on pourrait citer cette parole de Mirabeau: +«_Ils veulent toujours et ne font jamais._» Leverdays également mérite +d'être médité: «Les Hollandais de nos jours, pour résister à la +conquête, ne rompraient plus leurs digues comme au temps de Louis XIV. +Nos Hollandais de la politique n'ouvrent pas pour noyer l'ennemi la +digue à la Révolution. Sauvons la patrie, s'il se peut, mais à tout prix +conservons l'_ordre!_ En d'autres termes, plutôt l'ennemi au dehors que +la justice au dedans! Et c'est ainsi qu'on ment aux peuples pour les +livrer comme un bétail. En général, tant que la défense d'un peuple +envahi reste aux mains des gens _respectables_, vous pouvez prédire à +coup sûr qu'il est perdu, car ils trahissent.» + +Il y a connexion entre liberté économique et liberté politique, de sorte +qu'à chaque nouvelle phase économique de la vie correspond une nouvelle +phase politique. Kropotkine l'a très bien démontré. La monarchie absolue +dans la politique s'accorde avec le système de l'esclavage personnel et +du servage dans l'économie. Le système représentatif en politique +correspond au système mercenaire. Toutefois, ils constituent deux +formes différentes d'un même principe. Un nouveau mode de production ne +peut jamais s'accorder avec un ancien mode de consommation, et ne peut +non plus s'accorder des formes surannées de l'organisation politique. +Dans la société où la différence entre capitaliste et ouvrier disparaît, +il n'y a pas de nécessité d'un gouvernement: ce serait un anachronisme, +un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre, et +celle-ci est incompatible avec la suprématie d'individus dans l'État. Le +système non capitaliste comprend en soi le système non gouvernemental. + +Les chemins suivis par les deux socialismes n'aboutissent pas au même +point; non, ce sont des chemins parallèles qui ne se joindront jamais. + +Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de l'État. Les +socialistes parlementaires ne s'en aperçoivent pas encore. En effet, les +social-démocrates ont déclaré à Berlin que social-démocratie et +socialisme d'État sont des «antithèses irréconciliables». Mais l'on +commence par les chemins de fer de l'État, les pharmacies de l'État, +assurance par l'État, etc., pour en arriver plus tard aux médicaments de +l'État, à la moralité de l'État, à l'éducation de l'État. Les +socialistes d'État ou socialistes parlementaires ne veulent PAS +L'ABOLITION de l'État, mais la centralisation de la production aux mains +du gouvernement, c'est-à -dire: l'État ORDONNATEUR GÉNÉRAL (_alregelaar_) +DANS L'INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale +comme exemple de socialisme pratique? Émile Vandervelde, dans sa +brochure _Le Collectivisme_, signale le même cas. Eh bien, si c'est là +le modèle, les espérances de ce socialisme pratique ne sont pas fort +grandes. En effet, l'armée des sans-travail y est immense; la +population y vit entassée. Le même auteur cite encore le mouvement +coopératif en Belgique, à Bruxelles, à Gand, à Jolimont, et dit qu'on +pourrait l'appeler le collectivisme spontané. Tous ces échantillons +constituent des exemples plutôt rebutants qu'attirants pour celui qui ne +s'arrête pas à la surface, mais veut pénétrer jusqu'au fond les choses. +Partout où fleurit le mouvement coopératif, c'est au détriment du +socialisme, à moins que, comme à Gand, par exemple, l'on n'appelle les +coopérateurs des socialistes. Là également ceux d'en bas règnent en +apparence, quand, en réalité, ce sont ceux d'en haut, et la liberté +disparaît comme dans les ateliers de l'État. + +Liebknecht, voyant le danger, a dit à Berlin[22]: + +«Croyez-vous qu'il ne serait pas très agréable à la plupart des +fabricants de coton anglais que leur industrie passât aux mains de +l'État? Surtout en ce qui concerne les mines, l'État, dans un délai plus +ou moins rapproché, se verra forcé de les reprendre. Et chaque jour le +nombre des capitalistes privés qui résistent deviendra plus petit. Non +seulement toute l'industrie, mais également l'agriculture pourrait, avec +le temps, devenir propriété d'État; cela ne se trouve aucunement en +dehors des choses possibles, comme on l'a cru. Si, en Allemagne, on +prenait aux grands propriétaires (qui se plaignent toujours de ne +pouvoir exister) leurs terres au nom de l'État, en leur octroyant des +indemnités convenables et le droit de devenir, en un certain sens, des +satrapes de l'État (comme les satrapes de l'ancien royaume des Perses) +en qualité de chefs suprêmes des petits bourgeois et des travailleurs de +la campagne, pour diriger l'agriculture,--ne serait-ce pas une grande +amélioration pour les seigneurs et croyez-vous que cela ne soit venu +déjà souvent à l'idée des plus intelligents parmi les nobles? Évidemment +ils s'empresseraient de consentir, car ils gagneraient aussi bien en +influence qu'en revenus; mais cela s'aperçoit facilement au fond du +socialisme d'État. L'idée ne doit pas être écartée comme étant +complètement du domaine des chimères.» + +Oh! quand la classe disparaissante des industriels et des propriétaires +s'apercevra que le socialisme est une issue excellente pour eux, afin de +faire reprendre par l'État, moyennant indemnité convenable, leur +succession à moitié en faillite, ils arriveront en rangs serrés pour +embrasser le socialisme pratique. Nous voyons qu'Émile Vandervelde +déclare déjà que «la grande industrie doit être le domaine du +collectivisme et c'est pourquoi le parti ouvrier demande et se borne à +demander l'_expropriation_ pour cause d'utilité publique des mines, des +carrières, du sous-sol en général ainsi que des grands moyens de +production et de transport.» Ainsi les petits peuvent se tranquilliser, +car «la petite industrie et le petit commerce constituent le domaine de +l'association libre» et les grands n'ont rien à craindre: si les +affaires marchent mal, ils seront contents de s'en défaire contre +indemnité. (Cf. _le Collectivisme_, p. 7.) Kautsky prédit la même chose +aux petits bourgeois, dont, avant tout, l'on ne peut perdre les voix aux +élections, quand il dit: «La transition à la société socialiste n'a +aucunement comme condition l'expropriation de la petite industrie et des +petits paysans. Cette transition, non seulement ne leur prendra rien, +mais leur apportera au contraire certains profits.» (_Das Erfurter +Programm in seinem grundsätzlichen Theil erläutert von_ K. Kautsky, p. +150.) Ce danger, Liebknecht le voit parfaitement bien et la dernière +bataille n'est pas livrée entre la social-démocratie et le socialisme +d'État; mais il ne voit pas qu'il est impossible que le socialisme +parlementaire se contente de l'action parlementaire comme but +d'agitation, il doit avoir également un but positif--Liebknecht l'a +démontré à la réunion du parti à Saint-Gall--et s'engagera forcément +dans le sillage du socialisme d'État. À la réunion du parti à Berlin, +Bebel en avait assez et déclara «qu'il n'était aucunement d'accord avec +les théories de Liebknecht sur la signification du socialisme d'État». + +Quel galimatias dans la définition de l'État. Liebknecht appelle d'abord +le socialisme d'État «_eminent staatsbildend_» et plus loin il y voit +une «_staatsstürzende Kraft_»[23]. Tantôt l'on dit: «Nous, les +socialistes, nous voulons sauver l'État en le transformant et vous, qui +voulez conserver la société anarchiste existante, vous ruinez l'État +actuel par la tactique que vous suivez»; et encore: «l'État actuel ne +peut se rajeunir qu'en conduisant le socialisme sur le chemin de la +législation... La social-démocratie constitue justement le parti sur +lequel l'État devrait s'appuyer tout d'abord, s'il y avait réellement +des hommes d'État au pouvoir». Quelle différence avec la parole fière: +«Le socialisme n'est plus une question de théorie, mais simplement une +question brûlante qu'on ne pourra résoudre au Parlement, mais dans la +rue, sur le champ de bataille!» Tantôt Bebel tient «la réforme sociale +de la part de l'État pour excessivement importante», ensuite il lui +attribue une valeur éphémère. Une autre fois il considère la chute de la +société bourgeoise «comme très proche» et conseille fortement la +discussion des questions de principes et puis il est partisan de +réformes pratiques, parce que la société bourgeoise est encore +solidement constituée et que «la discussion sur des questions de +principes ferait naître l'idée que la transformation de la société est +prochaine». On critique ceux qui, dans leur impatience, pensent que la +révolution est proche et pourtant Bebel et Engels ont déjà fixé une +date, l'an 1898 notamment, comme l'année du salut, l'année de la +victoire, par la voie parlementaire, au moyen de l'urne électorale. +Est-ce là peut-être le grand «_Kladderadatsch_» qu'il croit proche? + +Liebknecht parle même de «l'enracinement (_hineinwachsen_) dans la +société socialiste». Il croit maintenant qu'il est «possible d'arriver, +par la voie des réformes, à la solution de la question sociale». Est-ce +que l'État, l'État actuel, peut le faire? Marx et Engels se +trompaient-ils quand ils enseignaient «que l'État est l'organisation des +possédants pour l'asservissement des non-possédants»? Marx ne dit-il pas +avec raison «que l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir +lui-même, car l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État»! Et +Kautsky ne combattait-il pas Liebknecht lorsqu'il écrivait dans la _Neue +Zeit_: + +«Le pouvoir politique proprement dit est le pouvoir organisé d'une +classe pour en opprimer une autre. (_Manifeste communiste_.) +L'expression «État de classes» pour désigner l'État existant, nous +paraît mal choisie. Existe-t-il un autre État? On me cite «l'État +populaire (_Volksstaat_)», c'est-à -dire l'État conquis par le +prolétariat. Mais celui-ci également sera un «État de classes». Le +prolétariat dominera les autres classes. _Il existera une grande +différence en comparaison des États actuels_: l'intérêt de classe du +prolétariat exige l'abolition de toute différence de classes. Le +prolétariat ne pourra se servir de sa suprématie que pour écarter, +aussi vite que possible, les bases d'une séparation de classes, +c'est-à -dire que le prolétariat s'emparera de l'État, non pour en faire +un État «vrai», mais pour l'abolir; non pour remplir le «véritable» but +de l'État, mais pour rendre l'État «sans but». + +Comparez cette citation avec celles de Liebknecht et de Bebel et vous +verrez qu'elles se contredisent absolument. L'une est l'essence du +socialisme d'État contre laquelle l'autre doit lutter. Il faut choisir +pourtant: _Ou_ nous travaillons--comme dit Bebel--à réaliser tout ce qui +est possible sur le terrain des réformes et améliorer autant que faire +se peut la situation des travailleurs, sur la base des conditions +sociales existantes; et ceci constitue la «_praktisch eintreten_ +(l'intervention pratique)» par laquelle la social-démocratie allemande +obtient aux élections un si grand nombre de voix;--ou l'on part de +l'idée que, sur la base des conditions sociales existantes, la situation +des travailleurs ne peut être améliorée. Choisit-on la première +hypothèse, on prolonge les souffrances du prolétariat, car toutes ces +réformes ne servent qu'à fortifier la société existante. Et Bebel veut +quand même reconnaître, pour ne pas être en contradiction avec Engels, +qu'en dernière instance il faut en arriver a l'abolition de l'État, «la +constitution d'une organisation de gouvernement qui ne soit autre chose +qu'un guide pour le commerce de production et d'échange, c'est-à -dire +une organisation qui n'a rien de commun avec l'État actuel». En somme, +pratiquement on travaille à consolider l'État actuel, et en principe on +accorde qu'il faut en arriver à l'abolition de l'État. Cela n'a ni rime +ni raison. + +Bebel dit au Parlement: «Je suis convaincu que, si l'évolution de la +société actuelle se continue paisiblement, de telle façon qu'elle +puisse atteindre son plus haut point de développement, il est possible +que la transformation de la société actuelle en société socialiste se +fasse également paisiblement et relativement vite; c'est ainsi que les +Français, en 1870, devinrent républicains et se débarrassèrent de +Napoléon, après qu'il eut été battu et fait prisonnier à Sedan.» Quelle +autre signification peut-on donner à cette phrase que: Si tout se passe +paisiblement, tout se passe paisiblement? Nommons des hommes capables +pour remplir leurs fonctions--c'est le terme employé.--Comme si +c'étaient les hommes et non le système qui est défectueux. N'est-on pas +forcé de respirer de l'air vicié en entrant dans une chambre dont +l'atmosphère est viciée? C'est la même chose que si l'on disait: Je suis +convaincu que, si les oiseaux ne s'envolent pas, nous les attraperons; +quand nous leur mettrons du sel sur la queue, nous les attraperons. +Quand ... mais voilà justement ce qu'on ne fait pas. Et ces paroles sont +dangereuses car elles créent chez les travailleurs l'idée qu'en effet +tout peut se passer paisiblement et une fois cette idée ancrée, le +caractère révolutionnaire disparaît. Frohme, député allemand, ne dit-il +pas que «_vernünftigerweise_ (raisonnablement)» il ne peut venir à +l'idée de la social-démocratie allemande de «vouloir abolir l'État»? Ne +lit-on pas dans le _Hamburger Echo_ du 15 novembre 1890: + +«Nous déclarons franchement à M. le chancelier que nous lui dénions le +droit de dénoncer la social-démocratie comme un parti menaçant l'État. +Nous ne combattons pas l'État, mais les institutions de l'État et de la +société qui ne s'accordent pas avec la véritable conception de l'État et +de la société et avec sa mission. C'est nous, les social-démocrates, qui +voulons ériger l'État dans toute sa grandeur et toute sa pureté. Nous +défendons cela sans équivoque depuis plus d'un quart de siècle et M. le +chancelier von Caprivi devrait bien le savoir. Là seulement où règne la +véritable conception de l'État, existe le véritable amour de l'État.» + +Quand nous entendons parler et lisons les définitions du «véritable +socialisme» de la «véritable conception de l'État», nous pensons +toujours au temps du «véritable christianisme». Il est regrettable que, +de même qu'il y a eu vingt, cent véritables christianismes qui +s'excluaient et s'excommuniaient mutuellement, il existe actuellement +vingt et plus de véritables socialismes. Nous aurions dû oublier depuis +longtemps ces bêtises, mais, hélas! cela n'est pas. + +Non seulement l'État ne peut être conservé, mais il se montrera a peine +sous sa véritable forme à l'avènement du socialisme. Non, cette action +possibiliste, opportuniste, réformiste-parlementariste ne sert à rien et +étouffe chez les travailleurs l'idée révolutionnaire que Marx tâcha de +leur inculquer. + +Comme des enfants, nous attribuons, en politique, à des personnages et à +des partis corrompus ce qui, en réalité, n'est que le produit de +situations générales profondes. Quelles garanties possédons-nous que ces +hommes de notre parti feront mieux que leurs devanciers? Sont-ils +invulnérables? Non. Les autres ont été corrompus et les nôtres le seront +également, parce que l'homme est le produit des circonstances et subit +par conséquent l'influence du milieu où il vit. + +Engels a jugé si sévèrement l'action pratique dans les parlements, que +nous ne pouvons comprendre comment il en arrive à ratifier la tactique +du parti social-démocrate allemand. Voilà ce qu'il disait: «Une espèce +de socialisme petit-bourgeois a ses représentants dans le parti +social-démocratique, même en la fraction parlementaire; et d'une telle +manière, que l'on reconnaît, il est vrai, comme justes les principes du +socialisme moderne et le changement de tous les moyens de production en +propriété collective, mais que l'on ne croit à leur réalisation possible +que dans un avenir éloigné, pratiquement indéfinissable. C'est tout +simplement du replâtrage social et, le cas échéant, on peut sympathiser +avec la tendance réactionnaire pour le soi-disant «relèvement des +classes travailleuses». + +C'est ce que nous avons toujours affirmé. L'abolition de la propriété +privée devient l'enseigne que l'on montre de loin et pendant ce temps on +s'occupe des revendications pratiques. Et il est triste de constater que +même des hommes comme Liebknecht travaillent dans ce sens. Voici ce +qu'il affirmait lors du Congrès international de Paris, en 1889: «Les +réformes pratiques, les réformes immédiatement réalisables et apportant +une utilité directe, se mettent à l'avant-plan et elles en ont d'autant +plus le droit qu'elles possèdent une force de recrutement pour amener de +plus en plus la classe ouvrière dans le courant socialiste et frayer +ainsi la route au socialisme.» C'est-à -dire les socialistes sont des +agents de recrutement! Que devient la phrase: «_Wer mit Feinden +parlamentelt, parlamentirt; wer parlamentirt, paktirt_»[24] + +De cette manière l'on descend de plus en plus la pente où entraîne cette +façon d'agir et l'on arrive à formuler un programme agricole, comme +celui admis au Congrès ouvrier de Marseille, en 1892, où figurent +«l'abolition des droits de mutation pour les propriétés d'une valeur +moindre de 5000 francs» ainsi que «la révision du cadastre, et, en +attendant cette mesure générale, la révision en parcelles par les +communes». Un programme pareil a été accepté également par le parti +ouvrier belge et le programme des social-démocrates suisses a les mêmes +tendances. C'est ce qu'on appelle le socialisme petit-bourgeois. + +L'État a toujours été l'instrument de force des oppresseurs contre les +opprimés. De là provient que «la classe ouvrière ne peut prendre +possession de la machine de l'État, afin de l'utiliser pour ses propres +besoins». Nous lisons dans l'avant-propos de l'adresse d'Engels de 1891: + +«D'après la conception philosophique, l'État est la «réalisation de +l'idée» du royaume de Dieu sur terre, le domaine où l'éternelle vérité +et l'éternelle justice se réalisent ou doivent se réaliser. Il en +résulte une vénération superstitieuse pour l'État et pour tout ce qui +est en rapport avec lui, qui se manifeste d'autant plus aisément qu'on +s'est habitué, dès l'enfance, à la supposition que les affaires et les +intérêts communs de toute la société ne peuvent être soignés autrement +qu'ils l'ont été jusqu'ici, c'est-à -dire par l'État et ses employés bien +rémunérés. Et l'on croit avoir fait un grand pas en avant lorsqu'on +s'est affranchi de la croyance en la monarchie héréditaire et que l'on +ne se réclame que de la république démocratique. En réalité l'État n'est +autre chose qu'un instrument d'oppression d'une classe sur l'autre, et +non moins sous la république démocratique que sous la monarchie; et en +tout cas c'est un mal que, dans la lutte pour la suprématie des classes, +ne pourra éviter le prolétariat triomphant, pas plus que la Commune n'a +pu le faire; tout au plus en émoussera-t-on aussi vite que possible les +angles les plus saillants jusqu'au moment où une génération future, +élevée dans des conditions sociales nouvelles et libres, sera assez +puissante pour se débarrasser du fatras de l'État.» + +Engels écrit dans le même sens en plusieurs de ses livres scientifiques +et nous croyons rendre service à nos lecteurs en citant ces extraits. +Dans son importante brochure: _Ursprung der Familie, des +Privateigenthums und des Staates_[25], pp. 139-140, il dit: + +«L'État n'existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui +existaient sans État, ignorant complètement l'État et le pouvoir de +l'État. À un certain degré de développement économique, lié +nécessairement à la séparation en classes de la société, l'État, par +suite de cette division, devint une nécessité. Nous approchons +maintenant avec rapidité d'un degré de développement dans la production +où l'existence de ces classes a non seulement cessé d'être une +nécessité, mais constitue un obstacle positif à la production. Ces +classes disparaîtront inéluctablement de la même manière qu'elles sont +nées jadis. Avec elles disparaîtra également l'État. La société +organisera de nouveau la production sur les bases de l'association libre +et égale des producteurs et reléguera la machine de l'État à la place +qui lui convient: le musée archéologique, à côté du rouet et de la hache +de bronze.» + +C'est le développement de l'État dans les classes et cette manière de +voir est partagée par les anarchistes. Dans son autre brochure: +_Dühring's Umwalzung der Wissenschaft_, pp. 267-268, il dit: + +«L'État était le représentant officiel de toute la société, sa +personnification en un corps visible, mais seulement en tant qu'il était +l'État, de la classe qui représentait elle-même, pour lui, toute la +société. Lorsqu'il devient réellement le représentant de toute la +société, _il devient superflu_. Dès qu'il n'y a plus de classes +sociales à opprimer, dès que disparaissent la suprématie des classes et +la lutte pour la vie, avec ses antagonismes et ses extravagances +résultant de l'anarchie dominant la production, il n'y a plus rien a +réprimer, rien ne réclamant des mesures d'oppression. Le premier acte +posé par l'État représentant en réalité toute la société,--la prise de +possession des moyens de production au nom de la société,--est en même +temps le dernier acte posé en sa qualité d'État. L'intrusion d'un +pouvoir d'État dans les situations sociales devient superflue +successivement sous tous les rapports et disparaît d'elle-même. Au lieu +d'un gouvernement de personnes surgit un gouvernement d'affaires réglant +la production. L'État n'est «pas aboli», il se meurt. C'est à ce point +de vue-là que doit être considéré «l'État libre populaire», aussi bien +après son droit d'agitation temporaire qu'après sa finale insuffisance +scientifique, ainsi que la revendication soi-disant anarchiste affirmant +qu'à un certain moment l'État sera aboli.» + +Il est curieux de constater qu'Engels, qui combat les anarchistes, est +lui-même anarchiste dans sa conception du rôle de l'État. Sa pensée est +anarchiste, mais par les liens du passé il se trouve attaché à la +social-démocratie allemande. + +La nouvelle édition de quelques études, _Internationales aus dem +Volksstaat_ (1871-1875), comprend un avant-propos d'Engels dans lequel +il dit que dans ces études il s'est toujours à dessein appelé communiste +et quoiqu'il accepte la dénomination de social-démocrate, il la trouve +hors de propos pour un parti «dont le programme économique est non +seulement complètement socialiste, mais directement communiste, et dont +le but politique final est la disparition de l'État, donc également de +la démocratie». + +Quelle différence y a-t-il avec l'opinion de Kropotkine lorsqu'il dit +dans son _Étude sur la révolution_: + +«L'abolition de l'État, voilà la tâche qui s'impose au révolutionnaire, +à celui du moins qui a l'audace de la pensée, sans laquelle on ne fait +pas de révolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la +bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'évolution de l'humanité qui nous +impose à ce moment historique de nous affranchir d'une forme de +groupement, rendue, peut-être, nécessaire par l'ignorance des temps +passés, mais devenue hostile désormais à tout progrès ultérieur.» + +Du reste on s'aperçoit à quel degré l'on veut masquer cette évolution en +combattant ceux qui l'ont dénoncée. Quoique l'ancienne Internationale +eût écrit dans ses statuts que «la lutte économique doit primer la lutte +politique», les soi-disant marxistes proclament qu'il faut s'emparer du +pouvoir politique pour triompher dans la lutte économique. Et _la +Révolte_ avait raison lorsqu'elle écrivait à ce propos[26]: «C'était +mentir au principe de l'Internationale. C'était dire aux fondateurs de +l'Internationale et surtout à Marx, qu'ils étaient des imbéciles en +proclamant la prééminence de la lutte économique sur les luttes +politiques. Que pouvaient gagner les meneurs bourgeois dans les luttes +économiques? Une augmentation de salaires? Mais ils ne sont pas +salariés. Une diminution des heures de travail? Mais ils travaillent +déjà chez eux, comme littérateurs ou comme fabricants! Ils ne pouvaient +profiter que de la lutte politique. Ils cherchaient à y pousser les +travailleurs. Les préjugés des travailleurs aidant, ils y réussirent.» +Et ailleurs: «En effet, l'idée des marxistes est d'empêcher les +travailleurs de s'occuper de lutte économique. La lutte économique, +c'est bon pour des rêveurs comme Marx et Bakounine. En gens pratiques, +ils s'occuperont de votes. Ils feront des alliances, les uns avec les +conservateurs, les autres avec Guillaume II, et ils pousseront les leurs +au parlement. C'est l'article premier, le point essentiel de la bible +marxiste.» + +Il paraît même qu'on s'abstient de parler du rôle de l'État; il en +résulte que généralement on évite l'écueil par quelques phrases +générales, sans approfondir aucunement la question. Ce fut encore +Kropotkine qui traita le problème au véritable point de vue dans son +_Étude sur la Révolution_: + +«Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient; ils y avaient pensé depuis +longtemps. Pendant de longues années, ils avaient nourri un idéal de +gouvernement et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler à +la réalisation de leur idéal, en lui accordant quelques concessions +secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits féodaux +ou l'égalité devant la loi. Sans s'embrouiller dans les détails, les +bourgeois avaient établi, bien avant la révolution, les grandes lignes +de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs? +Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa +fraction modérée, nous voyons une tendance prononcée à ne pas +approfondir les principes de la société que l'on voudrait dégager de la +révolution. Cela se comprend. Pour les modérés, parler révolution c'est +déjà se compromettre et ils entrevoient que s'ils traçaient devant les +travailleurs un simple plan de réformes, ils perdraient leurs plus +ardents partisans. Aussi préfèrent-ils traiter avec mépris ceux qui +parlent de société future ou cherchent à préciser l'oeuvre de la +révolution. On verra cela plus tard, on choisira les meilleurs hommes et +ceux-ci feront tout pour le mieux! Voilà leur réponse. Et quant aux +anarchistes, la crainte de se voir divisés sur des questions de société +future et de paralyser l'élan révolutionnaire, opère dans un même sens; +on préfère généralement, entre travailleurs, renvoyer à plus tard les +discussions que l'on nomme (à tort, bien entendu) théoriques, et l'on +oublie que peut-être dans un an ou deux on sera appelé à donner son avis +sur toutes les questions de l'organisation de la société, depuis le +fonctionnement des fours à pains jusqu'à celui des écoles ou de la +défense du territoire--et que l'on n'aura même pas devant soi les +modèles de l'antiquité dont s'inspiraient les révolutionnaires bourgeois +du siècle passé.» + +Il est vrai que c'est peine inutile de chercher à greffer des idées de +liberté et de justice sur des coutumes surannées, décrépites. Vouloir +élever un monument sur des fondations pourries n'est certes pas oeuvre +d'un bon architecte. Herbert Spencer, à ce point de vue dit avec raison: +«Les briques d'une maison ne peuvent être utilisées d'une manière +quelconque qu'après la démolition de cette maison. Si les briques sont +jointes avec du mortier, il est très difficile de détruire leur +assemblage. Et si le mortier est séculaire, la destruction de la masse +compacte présentera de si grandes difficultés qu'une reconstruction avec +des matériaux neufs sera plus économique qu'avec les vieux.» + +Beaucoup ne saisissent pas la corrélation existant entre le pouvoir et +la propriété. Ce sont là les deux colonnes fondamentales d'un même +bâtiment, la société actuelle, or celui qui veut renverser l'une et +laisser l'autre debout, ne fait que de la demi-besogne. En fait on n'a +jamais osé se heurter à la machine de l'État; on la reprit simplement +sans comprendre que l'on introduisait dans ses propres remparts le +cheval de Troie. Moritz Rittinghausen, dont l'ouvrage, _La Législation +directe par le Peuple_, mérite d'être lu, mit le doigt sur la plaie +lorsqu'il écrivit: + +«Si vous vous trompez dans les moyens d'application, dans la question +gouvernementale, votre révolution sera bientôt la proie des partis du +passé, eussiez-vous les idées les plus saines, les plus justes en +science sociale. Mieux vaudrait, nous n'hésitons pas à le dire, mieux +vaudrait bien comprendre la nature, l'essence du gouvernement +démocratique, sans se soucier beaucoup des réformes que ce gouvernement +doit, du reste, nécessairement amener.» + +Ici s'applique cette vérité du Nouveau Testament: «Personne ne met du +vin nouveau dans de vieilles outres; sinon les outres crèvent, le vin +s'écoule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des +outres neuves pour conserver les deux ensemble.» L'oubli de ce principe +fondamental a amené déjà beaucoup de maux dans le monde, car toujours on +a voulu ciseler la nouvelle révolution sur le modèle de vieilles +devancières: + +«Quand nous jetons un coup d'oeil sur la masse des révolutionnaires, +marxistes, possibilistes, blanquistes et même bourgeois--car tous se +retrouveront dans la révolution qui germe en ce moment; quand nous +voyons que les mêmes partis (qui répondent, chacun à certaines manières +de penser, et non à des querelles personnelles, ainsi qu'on l'affirme +quelquefois) se retrouvent dans chaque nation, sous d'autres noms, mais +avec les mêmes traits distinctifs; et quand nous analysons leurs fonds +d'idées, leurs buts et leurs procédés--nous constatons avec effroi que +tous ont le regard tourné vers le passé; qu'aucun n'ose envisager +l'avenir et que chacun de ces partis n'a qu'une idée: faire revivre +Louis Blanc ou Blanqui, Robespierre ou Marat, plus puissants comme force +de gouvernement, mais tout aussi impuissants d'accoucher d'une seule +idée capable de révolutionner le monde.» + +L'on doit bien se convaincre que toutes les révolutions n'ont servi qu'à +fortifier et accroître la suprématie et la puissance de la bourgeoisie. +Aussi longtemps que l'État, basé sur la loi, existe et développe de plus +en plus ses fonctions, aussi longtemps que l'on continuera à travailler +dans cette voie, aussi longtemps nous serons esclaves. Si, dans la +révolution prochaine, le peuple ne se rend pas compte de sa mission, qui +consiste à abolir l'État avec tous ses codes et à empêcher surtout son +enracinement dans la société socialiste, tout le sang qui sera versé le +sera inutilement et tous les sacrifices de la masse--car c'est elle qui +fit toujours les plus grands sacrifices, quoiqu'on n'en parle jamais--ne +serviront qu'à élever quelques ambitieux qui ne recherchent que +l'application de l'«Ôte-toi de là que je m'y mette». Nous n'avons cure +d'un changement de personnalités; nous voulons le changement complet de +l'organisation sociale que nous subissons. De plus en plus sera prouvée +la vérité que «l'avenir n'appartient plus au gouvernement des hommes, +mais au gouvernement des affaires» (Aug. Comte). Il est indubitable que +la décision sur le meilleur système dépendra de la demande: Quel système +permet le plus d'expansion de liberté et de spontanéité? Car si la +liberté de vivre à sa guise doit être sacrifiée, une des plus grandes +caractéristiques de la nature humaine, l'individualité, disparaîtra. + +À ce point de vue tous pourraient marcher d'accord, Engels aussi bien +que les anarchistes, si l'on ne se laissait arrêter par des mots. Mais, +ce qui s'allie se réunira quand même malgré les séparations et quant à +ce qui est opposé, on parvient parfois à l'accorder artificiellement et +pour quelque temps, mais cela finit toujours par se désagréger. C'est ce +qui nous console et nous fait espérer malgré toutes les controverses et +divisions qui s'élèvent entre des personnes qui, en somme, devraient +s'entendre. + +Considérons encore la question de savoir si des socialistes +révolutionnaires et des anarchistes communistes peuvent marcher +ensemble. Nous nous en tenons aux termes employés habituellement, +quoique nous estimions que communisme et anarchisme sont des conceptions +qui s'excluent l'une l'autre. Kropotkine, au contraire, dit dans son +beau livre _La Conquête du pain_, p. 31, que «l'anarchie mène au +communisme et le communisme à l'anarchie, l'un et l'autre n'étant que +l'expression de la tendance prédominante des sociétés modernes à la +recherche de l'égalité». Il m'a été impossible d'établir l'argumentation +nécessaire. Qu'il appelle «le communisme anarchiste le communisme sans +gouvernement, celui des hommes libres», et considère ceci comme «la +synthèse des deux buts poursuivis par l'humanité à travers les âges: la +liberté économique et la liberté politique», on y trouvera facilement à +redire, mais une explication plus complète aurait été désirable. + +Les anarchistes proprement dits sont de purs individualistes, qui +acceptent même la propriété privée et n'excluent ni la production +individuelle ni l'échange. De là provient que des hommes comme Benjamin +Tucker[27] et d'autres ne considèrent pas Kropotkine et Most comme +anarchistes. Pour cette raison nous ferons peut-être mieux de parler +dorénavant de _communistes révolutionnaires_. Ni les socialistes +révolutionnaires ni les anarchistes communistes n'y trouveront à redire. + +Sur cette question nous ferons de nouveau une enquête, guidé par des +hommes qu'apprécient leurs co-religionnaires. + +Existe-t-il une divergence de principes entre le socialisme et +l'anarchie? + +Le parti social-démocratique allemand, à la réunion de Saint-Gall, vota +la résolution suivante: + +«La réunion du parti déclare que la théorie anarchiste de la société, en +tant qu'elle poursuit l'autonomie absolue de l'individu, est +anti-socialiste; qu'elle n'est autre chose qu'une forme partielle des +principes du libéralisme bourgeois, quoiqu'elle parte des points de vue +socialistes dans sa critique de l'ordre social existant. Elle est +surtout incompatible avec la revendication socialiste de la +socialisation des moyens de production et du règlement social de la +production, et finit dans une contradiction insoluble, à moins que la +production ne soit reportée à la petite échelle de la main-d'oeuvre. + +«La religion anarchiste et la recommandation exclusive de la politique +de violence se basent sur une conception erronée du rôle joué pas la +violence dans l'histoire des peuples. + +«La violence est aussi bien un facteur réactionnaire qu'un facteur +révolutionnaire, plus réactionnaire même que révolutionnaire. La +tactique de la violence individuelle n'atteint pas le but et est +nuisible et condamnable en tant qu'elle offense les sentiments de +justice de la masse! + +«Nous rendons les persécuteurs responsables des actes de violence +commis individuellement par des personnes poursuivies d'une manière +excessive, et nous interprétons le penchant vers ces actes comme un +phénomène ayant existé de tout temps en de pareilles situations et que +des mouchards payés par la police emploient actuellement contre la +classe ouvrière au profit de la réaction.» + +Liebknecht, qui prit la parole comme référendaire, distingua trois +sortes d'anarchistes: 1° des agents provocateurs; 2° des criminels de +droit commun qui entourent leur crime d'un voile anarchiste; 3° les +soi-disant défenseurs de la propagande par le fait qui veulent amener ou +faire une révolution par des actes individuels. + +Après avoir démontré la nécessité d'_agiter_, d'_organiser_ et +d'_étudier_--gradation qui s'éteint comme une chandelle, comme s'il +était possible d'agiter et d'organiser sans études préalables, +c'est-à -dire sans savoir pourquoi l'on agite et organise, la série des +termes exige: et se révolutionnariser, mais le Liebknecht d'aujourd'hui +a craint pour ce mot--il exprime de la manière suivante la différence +entre socialisme et anarchie: + +«Le socialisme concentre les forces, l'anarchie les sépare et est par +conséquent politiquement et économiquement impuissante; elle ne +s'accorde pas plus de l'action révolutionnaire que de la grande +production moderne.» Et il trouve que l'anarchisme est et restera +antirévolutionnaire. + +Nous croyons la question résolue inexactement ainsi. Dans une +démonstration scientifique on n'avance guère d'un pas vers la solution +avec de grandes phrases. Qu'on pose d'abord la question: Un anarchiste +est-il socialiste, oui ou non? Et ceci, d'après nous, ne se demande même +pas. Quel est, en somme, le noyau, la quintessence du socialisme? La +reconnaissance ou la non-reconnaissance de la propriété privée. + +Il y a peu de temps parut le premier numéro d'une publication faite pour +la propagande socialiste-anarchiste-révolutionnaire, intitulée: +_Nécessité et bases d'une entente_, par Merlino; l'auteur y dit: «Nous +sommes avant tout socialistes, c'est-à -dire que nous voulons détruire la +cause de toutes les iniquités, de toutes les exploitations, de toutes +les misères et de tous les crimes: la propriété individuelle.» + +C'est-à -dire que, anarchistes et socialistes, ont le même ennemi: la +propriété privée. De même Adolphe Fischer, un de ceux qui furent pendus +à Chicago, déclara catégoriquement: + +«Beaucoup voudraient savoir évidemment quelle est la corrélation entre +anarchisme et socialisme et si ces deux doctrines ont quelque chose de +commun. Plusieurs croient qu'un anarchiste ne peut être socialiste, ni +un socialiste être anarchiste et réciproquement. C'est inexact. La +philosophie du socialisme est une philosophie générale et comprend +plusieurs doctrines subordonnées distinctes. À titre d'explication, nous +voulons citer le terme «christianisme». Il existe des catholiques, des +luthériens, des méthodistes, des anabaptistes, des membres d'Églises +indépendantes et diverses autres sectes religieuses et tous +s'intitulent: chrétiens. Quoique tout catholique soit chrétien, il +serait inexact de dire que tout chrétien croit au catholicisme. Webster +précise le socialisme comme suit: «Un règlement plus ordonné, plus juste +et plus harmonieux des affaires sociales.» C'est le but de l'anarchisme; +l'anarchisme cherche une meilleure forme pour la société. Donc, tout +anarchiste est socialiste, mais tout socialiste n'est pas nécessairement +un anarchiste. Les anarchistes, à leur tour, sont divisés en deux +fractions: les anarchistes communistes et les anarchistes s'inspirant +des idées de Proudhon. L'Association ouvrière internationale est +l'organisation représentant les anarchistes communistes. Politiquement +nous sommes des anarchistes et économiquement des communistes ou +socialistes. En fait d'organisation politique, les communistes +anarchistes demandent l'abolition du pouvoir politique; nous dénions à +une seule classe ou à un seul individu le droit de régner sur une autre +classe ou sur un seul individu. Nous pensons qu'il ne peut y avoir de +liberté aussi longtemps qu'un homme se trouve sous la domination d'un +autre, aussi longtemps que quelqu'un peut soumettre son semblable, sous +quelque forme que ce soit, et aussi longtemps que les moyens d'existence +sont monopolisés par certaines classes ou certains individus. Quant à +l'organisation économique de la société, nous sommes partisans de la +forme communiste ou méthode coopérative de production.» + +Nous pourrions citer encore beaucoup d'auteurs qui tous parlent dans le +même sens. Il existe donc un point de départ commun pour les socialistes +et les anarchistes. + +En second lieu, Merlino voudrait une _organisation de la production_: +«Le principe fondamental de l'organisation de la production que chaque +individu doit travailler, doit se rendre utile à ses semblables, à moins +qu'il ne soit malade ou incapable ... ce principe que tout homme doit se +rendre utile par le travail à la société, n'a pas besoin d'être codifié: +il doit entrer dans les moeurs, inspirer l'opinion publique, devenir +pour ainsi dire une partie de la nature humaine. Ce sera la pierre sur +laquelle sera édifiée la nouvelle société. Un arrangement quelconque +fondé sur ce principe ne produira pas d'injustices graves et durables, +tandis que la violation de ce principe ramènerait infailliblement et en +peu de temps l'humanité au régime actuel.» + +Conséquemment, nous sommes d'accord sur l'ABOLITION DE LA PROPRIÉTÉ +PRIVÉE et L'ORGANISATION DE LA PRODUCTION. + +Voici le troisième point: Merlino part de l'idée que «l'expropriation de +la bourgeoisie ne peut se faire que par la violence, par voies de fait. +Les ouvriers révoltés n'ont à demander à personne la permission de +s'emparer des usines, des ateliers, des magasins, des maisons et de s'y +installer. Seulement ce n'est là , à peine, qu'un commencement de la +prise de possession, un préliminaire: si chaque groupe d'ouvriers +s'étant emparé d'une partie du capital ou de la richesse, voulait en +demeurer maître absolu à l'exclusion des autres, si un groupe voulait +vivre de la richesse accaparée et se refusait à travailler et s'entendre +avec les autres pour l'organisation du travail, on aurait sous d'autres +noms et au bénéfice d'autres personnes, la continuation du régime +actuel. La prise de possession primitive ne peut donc qu'être +provisoire: la richesse ne sera mise réellement en commun que quand tout +le monde se mettra à travailler, quand la production aura été organisée +dans l'intérêt commun.» + +Les socialistes furent toujours d'accord sur ce point, mais depuis que +le microbe parlementaire a exercé ses ravages parmi les socialistes, il +n'en est plus ainsi. + +À Erfurt, Liebknecht appela «la violence un facteur réactionnaire». +Comment est-il possible, lorsque Marx, son maître, par lequel il jure, +dit si clairement dans son _Capital_: «La violence est l'accoucheuse de +toute vieille société enceinte d'une nouvelle. La violence est un +facteur économique!» Il écrit, en outre, dans les _Deutsch-französischen +Jahrbücher_, «L'arme de la critique ne peut remplacer la critique des +armes; la violence matérielle ne peut être abolie que par la violence +matérielle; la théorie elle-même devient violence matérielle dès qu'elle +conquiert la masse.» Et si cela n'est pas encore assez explicite, que +dire de cette citation de Marx dans la _Neue Rheinische Zeitung_: «Il +n'y a qu'un seul moyen de diminuer, de simplifier, de concentrer les +souffrances mortellement criminelles de la société actuelle, les +sanglantes souffrances de gestation de la société nouvelle, c'est le +TERRORISME RÉVOLUTIONNAIRE». + +Engels ajoute dans _The Condition of the working class in England_: «La +seule solution possible est une révolution violente qui ne peut plus +tarder d'arriver. Il est trop tard pour espérer encore une solution +paisible. Les classes sont plus antagonistes que jamais, l'esprit de +révolte pénètre l'âme des travailleurs, l'amertume s'accentue; les +escarmouches se concentrent en des combats plus importants, et bientôt +une petite poussée suffira pour mettre tout en mouvement: alors +retentira dans le pays le cri: _Guerre aux palais, paix aux chaumières_! +Et les riches arriveront trop tard pour arrêter le courant.» + +Marx et Engels reconnaissent donc la violence comme facteur +révolutionnaire, et nous avons vu que Liebknecht l'appelle un facteur +réactionnaire. N'est-il pas en complète opposition avec les deux +premiers? + +Alors, ce Marx était un charlatan, un hâbleur révolutionnaire, un +_Maulheld_ pour employer un qualificatif en honneur parmi les militants +allemands. Il déclare carrément et sans ambages que la violence est un +facteur révolutionnaire, et nulle part nous ne lisons qu'il se soit +élevé au point de vue supérieur de quelques socialistes modernes, qui +qualifient la violence de facteur réactionnaire. + +Aucun révolutionnaire ne considérera la violence comme révolutionnaire +sous toutes les formes et dans toutes les circonstances. En ce cas, +toute émeute, toute résistance à la police devraient être considérées +comme telle. Mais il est excessivement singulier de traiter d'actes +réactionnaires la prise de la Bastille et la lutte des travailleurs sur +les barricades en 1848 et 1871. + +Est-ce que, par hasard, un discours au Parlement constitue un acte +révolutionnaire? C'est possible, comme tout paraît possible aujourd'hui; +on parle déjà de révolutionnaires parlementaires; oui, l'on considère +les socialistes parlementaires comme les révolutionnaires par +excellence. Il y a certains socialistes qui, pour certains faits, +témoignent leur reconnaissance à la Couronne; il y en a même, comme +Liebknecht et ses codéputés au Landtag saxon, qui jurent fidélité au +roi, à la maison royale et à la patrie; sommé de s'expliquer, Liebknecht +répondit: «Quant à l'assertion du commissaire du gouvernement par +rapport au serment, je suis étonné que le président n'ait pas pris la +défense de mon parti; il est reconnu que nous avons une autre conception +de la religion, mais cela ne nous EXONÈRE PAS DE L'ENGAGEMENT PRIS EN +PRÊTANT SERMENT. Dans mon parti on respecte la parole donnée, et, comme +les socialistes démocrates ont tenu parole, ils sauront tenir leur +serment.» Conséquemment, ils ont juré fidélité au roi et à sa maison: ce +sont des socialistes royalistes. Il y en a en Hollande qui se trouvent +sous le haut patronage du ministre, parce qu'ils appartiennent à la +fraction distinguée, comme Bebel et Vollmar, qui poursuit un autre état +de choses au moyen de la légalité. + +Mais croient-ils donc réellement que la société bourgeoise actuelle +aurait pu naître de la société féodale sans chasser les paysans de +leurs terres, sans les lois sanglantes contre les expropriés, sans +l'abolition violente des anciennes conceptions de la propriété, et +pensent-ils que de la société actuelle la société socialiste naîtra sans +révolutions violentes? Il est impossible d'être naïf à ce point-là , et +pourtant ils font croire au grand public des inepties pareilles. +Liebknecht a dit au Reichstag qu'il «est possible de résoudre la +question sociale par le moyen des réformes». Eh bien, le croit-il, oui +ou non? Si oui, il a renié complètement le Liebknecht de jadis, qui +enseigna absolument le contraire. Si non, il en fait accroire au peuple +et mène les gens par le bout du nez. Il n'y a pas de milieu. + +Mais à quoi sert l'organisation des travailleurs, si ce n'est à en faire +une puissance à opposer à la puissance des possesseurs? Est-ce que cette +organisation est également un facteur réactionnaire? Si nous étions +convaincus d'être assez forts, croyez-vous que nous supporterions un +jour de plus notre état d'esclavage, de pauvreté et de misère? + +Ce serait un crime de le faire. + +La conviction de notre faiblesse, par manque d'organisation, est la +seule raison pour laquelle nous subissons l'état de choses actuel. + +Les gouvernements le savent mieux que nous. Pourquoi chercheraient-ils +toujours à renforcer leur puissance? + +Les partis antagonistes s'organisent et chacun tâche de pousser les +autres à une action prématurée afin d'en profiter. + +Tout dépend en outre de la conception de l'État. Liebknecht et ses +co-antirévolutionnaires prennent une autre voie que Marx. Tandis que +celui-ci écrivait: «L'État est impuissant pour abolir le paupérisme. +Pour autant que les États se sont occupés du paupérisme, ils se sont +arrêtés aux règlements de police, à la bienfaisance, etc. L'État ne peut +faire autrement. Pour abolir véritablement la misère, l'État doit +s'abolir lui-même, car l'origine du mal gît dans l'existence même de +l'État, et non, comme le croient beaucoup de radicaux et de +révolutionnaires, dans une formule d'État définie, qu'ils proposent à la +place de l'État existant. L'existence de l'État et l'esclavage antiques +n'étaient pas plus profondément liés que l'État et la société usurière +modernes», Liebknecht croit qu'il y a nécessité que l'on prenne soin du +pauvre, du petit, aussi longtemps qu'il vit et, à ce propos, il prononça +au Parlement les paroles suivantes, qui forment un contraste frappant +avec les idées de Marx: «Nous pensons que c'est un signe de peu de +civilisation que cette grande opposition entre riches et pauvres. Nous +pensons que la marche ascendante de la civilisation fera disparaître peu +à peu cette opposition, et nous croyons que l'État, duquel nous avons la +plus haute conception quant au but qu'il doit atteindre, a la mission +civilisatrice d'abolir la distance entre pauvres et riches, et parce que +nous attribuons cette mission à l'État, nous acceptons, en principe, le +projet de loi présenté.» + +Donc, tandis que l'un croit que l'État doit d'abord être aboli, avant de +pouvoir faire disparaître l'antagonisme entre riches et pauvres, l'autre +est d'avis que l'État a pour mission d'abolir cet antagonisme. Ces deux +déclarations sont en complète opposition, ainsi que la suivante: + +«Seulement par une législation, non pas chrétienne mais vraiment +humaine, civilisatrice, imbue de l'esprit socialiste, réglant les +rapports du travail et des travailleurs, s'occupant sérieusement et +énergiquement de la solution de la question ouvrière et donnant à +l'État son véritable emploi, vous pourrez écarter le danger d'une +révolution... En un mot, vous n'éviterez la révolution qu'en prenant le +chemin des réformes, des réformes efficaces. Si vous votez la loi avec +les amendements que nous y avons proposés, pour en corriger les défauts, +vous aurez fait un grand pas dans la voie réformatrice. Par là vous ne +saperez pas le socialisme dans ses bases, mais vous lui aurez rendu +service, car cette loi est un témoignage en faveur de la vérité de +l'idée socialiste.» + +Le Dr Muller, après avoir cité ces déclarations, dit avec raison: «Un +replâtrage genre socialisme d'État est donc un témoignage en faveur de +la vérité de l'idée socialiste!» + +Voilà où l'on en est déjà arrivé ... et l'on entendra bien des choses +plus étonnantes. Sans le mouvement des soi-disant «Jeunes», le parti +social-démocratique allemand serait embourbé encore plus profondément +dans la vase. + +Que l'on craigne l'accroissement du parlementarisme qui subordonne la +lutte économique à la lutte politique, cela ressort clairement des +questions portées à l'ordre du jour du Congrès international de Zurich. +Le parti social-démocratique suisse disait dans sa proposition que «le +parlementarisme, là où son pouvoir est illimité, conduit à la corruption +et à la duperie du peuple». Les Américains affirmaient qu'il fallait +veiller à ce que le parti social-démocratique conservât fidèlement son +caractère révolutionnaire et qu'on ne doit pas imiter le système moderne +des détenteurs du pouvoir. + +On s'aperçoit clairement que le parlementarisme n'offre pas les +garanties suffisantes pour conserver au socialisme son caractère +révolutionnaire. Chaque fois que la social-démocratie sera sur +le point de sombrer sur les récifs du parlementarisme, les +anarchistes-communistes pousseront un cri d'alarme. Et cela nous viendra +à propos. + +Nous croyons qu'anarchistes et socialistes révolutionnaires peuvent +accepter sans arrière-pensée la formule suivante à laquelle les +anarchistes, réunis à Zurich, ont déclaré n'y trouver rien à redire: + +«Tous ceux qui reconnaissent que la propriété privée est l'origine de +tous les maux et croient que l'affranchissement de la classe ouvrière +n'est possible que par l'abolition de la propriété privée; + +Tous ceux qui reconnaissent qu'une organisation de la production doit +avoir pour point de départ l'obligation de travailler pour avoir un +droit de quote-part aux produits résultant du travail en commun; + +Tous ceux qui acceptent que l'expropriation de la bourgeoisie doit être +poursuivie par tous les moyens possibles, soit légaux, soit illégaux, +soit paisibles, soit violents; + +Peuvent coopérer au renversement de la société moderne et à la création +d'une nouvelle.» + +Au lieu d'être des antithèses incompatibles, le socialisme +révolutionnaire et l'anarchisme peuvent donc coopérer. Nous sommes +d'accord avec Teistler lorsqu'il écrit dans sa brochure: _Le +Parlementarisme et la classe ouvrière_ (n° 1 de la bibliothèque +socialiste de Berlin): + +«La classe ouvrière n'obtiendra jamais rien par la voie +politico-parlementaire. Étant une couche sociale opprimée, elle +n'exercera aucune influence tant que la domination de classes existera. +Et le prolétariat possédera depuis longtemps la suprématie économique +quand sera brisée la force politique de la bourgeoisie. Inutile donc de +compter qu'il influence la législation. D'ailleurs, la puissance +politique ne saurait jamais atteindre le but économique poursuivi par +les travailleurs. Car voici comment les choses se passeront en réalité: +Dès que le prolétariat aura aboli la forme de production, l'échafaudage +politique de l'État de classes s'effondrera. Mais l'organisation +politique entière ne peut être modifiée par une action politique. +Comment, par exemple, par voie parlementaire, écarter ou rendre sans +effet la loi des salaires? La supposition même est absurde! La +législation économique entière n'est que la sanction, la codification de +situations existantes et de choses exercées pratiquement. Seulement +quand ils auront déjà acquis un résultat pratique ou quand ce sera dans +l'intérêt des classes dominantes, les travailleurs obtiendront quelque +chose par la voie parlementaire. En tous cas, le mouvement social +constitue la force motrice. C'est pourquoi il est inexcusable de vouloir +pousser les travailleurs, du terrain économique sur le terrain purement +politique». + +Les socialistes révolutionnaires, avec les anarchistes-communistes si +possible, doivent diriger la lutte des classes, organiser les masses et +utiliser les grèves comme leur moyen de pouvoir politique, au lieu +d'user leurs forces dans la lutte politique. Laissons la politique aux +politiciens. + +Aussi longtemps qu'existera la puissance du capital, aussi longtemps +également le parlementarisme sera un moyen employé par les possesseurs +contre les non-possesseurs. Et le capitalisme se montre jusque dans le +parti social-démocratique. Nous pourrions en donner nombre d'exemples. +Nous pourrions citer la coopérative modèle des socialistes gantois, où +règne la tyrannie et où la liberté de la critique est étouffée, oui, +punie de la privation de travail! Et la même crainte qui empêche les +ouvriers d'une fabrique, menacés de perdre leur gagne-pain, de témoigner +la vérité contre leur patron, ou qui fait même signer une pièce dans +laquelle, à l'encontre de la vérité, ils protestent contre une attaque +envers le fabricant, cette même crainte empêche là -bas les socialistes +de confirmer la vérité que je proclame, moi, parce que je suis +indépendant. + +Regardez les pays de suffrage universel comme l'Allemagne et la France. +Le sort de l'ouvrier y est-il meilleur? Voyez les États-Unis; les +élections y sont la plus grande source de corruption sous la +toute-puissance du capitalisme. Un de ces chefs électoraux qui, par la +masse d'argent qu'il recevait, a fait élire les deux derniers +présidents, Harrison et le respectable (?) Cleveland, fut dénoncé +dernièrement et condamné à quelques années de prison. En fait, les +États-Unis sont gouvernés par ces tripoteurs à la solde des banquiers et +ce sont ceux-là qui indiquent la politique à suivre. + +Et nous ne pourrions condamner le pauvre diable qui préfère accepter +quelques francs pour son vote plutôt que de souffrir la faim avec femme +et enfants. C'est la chose la plus naturelle du monde. Qu'un autre lui +donne un peu plus, il deviendra clérical, libéral ou socialiste +convaincu. Il est poussé par la faim et dans ce cas nous n'avons pas le +courage de le condamner. + +À ce sujet, la remarque de Henry George est très juste: «Le millionnaire +soutient toujours le parti au pouvoir, quelque corrompu qu'il soit. Il +ne s'efforce jamais de créer des réformes, car instinctivement il craint +les changements. Jamais il ne combat de mauvais gouvernements. S'il est +menacé par ceux qui possèdent le pouvoir politique, il ne se remue pas, +il ne fait pas d'appel au peuple, mais il corrompt cette force par +l'argent. En réalité, la politique est devenue une affaire commerciale +et pas autre chose. N'est-il pas vrai «qu'une société, composée de gens +excessivement riches et de gens excessivement pauvres, devient une proie +facile pour ceux qui cherchent à s'emparer du pouvoir»? + +Eh bien, si cela est vrai, nous sommes convaincus que la lutte politique +ne nous aide pas, ne saurait nous aider. Car, pendant ce temps, +l'évolution économique va à la dérive. Une forme démocratique et un +mauvais gouvernement peuvent marcher de pair. La base de tout problème +politique est la question sociale et ceux qui tendent à s'emparer du +pouvoir politique n'attaquent pas le mal à sa source vitale. + +Nous devons _bien_ voter et si le parlementarisme n'a rien produit +jusqu'ici, c'est parce que nous avons voté _mal_. Tachez d'avoir des +hommes capables de remplir leur mission, crient les charlatans +politiques.--Parfaitement, répétons-nous, attrapons les oiseaux en leur +mettant du sel sur la queue. + +Les collectivistes ont lieu d'être satisfaits de la marche des +événements. Émile Vandervelde dit dans sa brochure précitée: «À ne +considérer que l'état pécuniaire, la force motrice des deux systèmes +serait sensiblement équivalente. Mais il faut tenir compte, en faveur de +la solution collectiviste, d'un facteur moral dont l'influence ira +toujours grandissant: au lieu d'être les subordonnés d'une société +anonyme, ceux qui dirigent actuellement l'armée industrielle +deviendraient des hommes publics, investis par les travailleurs +eux-mêmes d'un mandat de confiance.» + +Mais il oublie d'ajouter que, d'après sa conception, les ouvriers seront +tous «les subordonnés d'une grande société anonyme», l'État notamment, +c'est-à -dire qu'il n'y aura pas beaucoup de progrès. Tâchons de ne pas +avoir un changement de tyrannie au lieu de son abolition, et par le +collectivisme on n'arrivera qu'à transformer le patronat et non à le +supprimer. Un État pareil sera infiniment plus tyrannique que l'État +actuel. + +Platon, dans sa _République_, fait la réflexion suivante: + +«Pour cette raison les bons refusent de gouverner pour l'argent ou +l'honneur; car ils ne veulent pas avoir la réputation d'être des +mercenaires ou des voleurs, en acceptant publiquement ou en +s'appropriant secrètement de l'argent; ils ne tiennent pas non plus aux +honneurs. Par la force et les amendes on doit les contraindre à accepter +le pouvoir et on trouve scandaleuse la conduite de celui qui recherche +une position gouvernementale et n'attend pas jusqu'à ce qu'il soit forcé +de l'accepter. Actuellement la plus grande pénitence pour ceux qui ne +veulent pas gouverner eux-mêmes, est qu'ils deviennent les subordonnés +de moins bons qu'eux, et c'est pour éviter cela, je crois, que les bons +prennent le gouvernement en mains. Mais alors ils ne l'acceptent pas +comme une chose qui leur fera beaucoup de plaisir, mais comme une chose +inévitable qu'ils ne peuvent laisser à d'autres. Pour cette raison je +pense que si jamais il devait exister un État exclusivement composé +d'hommes bons, on chercherait autant à ne pas gouverner qu'on cherche +actuellement à gouverner; et qu'il serait prouvé que le véritable +gouvernement ne recherche pas son propre intérêt mais celui de ses +subordonnés et que, par conséquent, tout homme sensé préfère se trouver +sous la direction des autres que de se charger lui-même du pouvoir.» + +Ce qui prouve que Platon avait aussi des tendances anarchistes. + +Actuellement, on dit souvent: Quoi qu'il arrive, nous devrons quand +même franchir l'étape de l'État socialiste des social-démocrates, pour +arriver à une société meilleure. Nous ne disons pas non. Mais si cela +devrait être vrai, nous aurions encore beaucoup et longtemps à +batailler. Si les symptômes actuels ne nous induisent pas en erreur, +nous voyons déjà la petite bourgeoisie, alliée à l'aristocratie des +travailleurs, se préparer à reprendre le pouvoir des mains de ceux qui +gouvernent aujourd'hui. Ce sera la dictature du quatrième État derrière +lequel s'en est déjà formé un cinquième. Et n'allez pas croire que ce +cinquième État sera plus heureux sous la domination du quatrième que +celui-ci ne l'est sous la domination du troisième. À en juger par +quelques faits récents, nous pouvons avoir à ce sujet des appréhensions +parfaitement justifiées. Que reste-t-il de la liberté de penser dans le +parti officiel social-démocrate allemand? La discipline du parti est +devenue une tyrannie et malheur à celui qui s'oppose à la direction du +parti: sans pitié il est exécuté. Quelle liberté y a-t-il dans les +coopératives tant prônées de la Belgique? Nous pourrions citer des faits +prouvant qu'une telle liberté est un despotisme pire que celui exercé +aujourd'hui[28]. En tout cas, le cinquième État aura la même lutte à +soutenir et il faudra un effort énorme pour l'affranchir de la +domination du quatrième État. Et s'il se produit encore une domination +du cinquième État au détriment du sixième, etc., combien longues +seront alors les souffrances du prolétariat? Une fois un État +social-démocratique constitué, il ne sera pas facile de l'abolir et il +est bien possible qu'il soit moins difficile de l'empêcher de se +développer à sa naissance que de l'anéantir lorsqu'il sera constitué. On +ne peut supposer que le peuple, après avoir épuisé ses forces dans la +lutte homérique contre la bourgeoisie, sera immédiatement prêt à lutter +contre l'État bureaucratique des social-démocrates. Si nous arrivons +jamais à cet État-là nous serons pendant longtemps accablés par ses +bénédictions. De la révolution chrétienne au commencement de notre +ère--qui était d'abord également à tendance communiste--nous sommes +tombés aux mains du despotisme clérical et féodal et nous le subissons +actuellement à peu près depuis vingt siècles. + +Si cela peut être évité, employons-y nos efforts. Liebknecht croyait à +Berlin que le socialisme d'État et la social-démocratie n'avaient plus +que la dernière bataille à livrer: «Plus le capitalisme marche à sa +ruine, s'émiette et se dissout, plus la société bourgeoise s'aperçoit +que finalement elle ne peut se défendre contre les attaques des idées +socialistes, et d'autant plus nous approchons de l'instant où le +socialisme d'État sera proclamé sérieusement; et la dernière bataille +que la social-démocratie aura à livrer se fera sous la devise: «Ici, la +social-démocratie, là , le socialisme d'État.» La première partie est +vraie, la seconde pas. Il est évident qu'alors les social-démocrates +auront été tellement absorbés par les socialistes d'État, qu'ils feront +cause commune. N'oublions pas que, d'après toute apparence, la +révolution ne se fera pas par les social-démocrates, qui pour la plupart +se sont dépouillés, excepté en paroles, de leur caractère +révolutionnaire; mais par la masse qui, devenue impatiente, commencera +la révolution à l'encontre de la volonté des meneurs. Et quand cette +masse aura risqué sa vie, la révolution aboutissant, les +social-démocrates surgiront tout à coup pour s'approprier, sans coup +férir, les honneurs de la révolution et tâcher de s'en emparer. + +Actuellement les socialistes révolutionnaires ne sont pas tout à fait +impuissants; ils peuvent aboutir aussi bien à la dictature qu'à la +liberté. Ils doivent donc tâcher qu'après la lutte la masse ne soit +renvoyée avec des remerciements pour services rendus, qu'elle ne soit +pas désarmée; car celui qui possède la force prime le droit. Ils doivent +empêcher que d'autres apparaissent et s'organisent comme comité central +ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne pas se +montrer eux-mêmes comme tels. Le peuple doit s'occuper lui-même de ses +affaires et défendre ses intérêts, s'il ne veut de nouveau être dupé. Le +peuple doit éviter que des déclarations ronflantes, des droits de +l'homme se fassent _sur le papier_, que la socialisation des moyens de +production soit décrétée et que ne surgissent en réalité au pouvoir de +nouveaux gouvernants, élus sous l'influence néfaste des tripotages +électoraux--qui ne sont pas exclus sous le régime du suffrage +universel--et sous l'apparence d'une fausse démocratie. Nous en avons +assez des réformes sur le papier: il est temps que l'ère arrive des +véritables réformes. Et cela ne se fera que lorsque le peuple possédera +réellement le pouvoir. Qu'on ne joue pas, non plus, sur les mots +«évolution» et «révolution» comme si c'étaient des antithèses. Tous deux +ont la même signification; leur unique différence consiste dans la date +de leur apparition. Deville, que personne ne soupçonnera d'anarchisme, +mais qui est connu et reconnu comme social-démocrate et possède une +certaine influence, Deville le déclare avec nous. À preuve son article: +«Socialisme, Révolution, Internationalisme» (livraison de décembre de la +revue _L'Ère nouvelle_), dans lequel il écrit: «Évolution et révolution +ne se contredisent pas, au contraire: elles se succèdent en se +complétant, la seconde est la conclusion de la première, la révolution +n'est que la crise caractéristique qui termine effectivement une +période évolutive.» Après il cite un exemple que j'ai moi-même rappelé +déjà souvent: «Voyez ce qui se passe pour le poussin. Après avoir +régulièrement évolué à l'intérieur de la coquille, la petite bête ignore +que l'évolution a été décrétée exclusive de toute violence: au lieu +d'employer ses loisirs à user tout doucement sa coquille, elle ne fait +ni une ni deux et la brise sans façon. Eh bien! le socialisme, le cas +échéant, imitera le poussin: si les événements le lui commandent, il +brisera la légalité dans laquelle il se développe et dans laquelle il +n'a, pour l'instant, qu'à poursuivre son développement régulier. Ce qui +constitue essentiellement une révolution, c'est la rupture de la +légalité en vigueur: c'est là la seule condition nécessaire pour la +constituer, tout le reste n'est qu'éventuel.» + +En effet, la révolution n'est autre chose que la phase finale inévitable +de toute évolution, mais il n'y a pas d'antithèse entre ces deux termes, +comme on le proclame souvent. Qu'on ne l'oublie pas, pour éviter toute +confusion. Une révolution est une transition vive, facilement +perceptible, d'un état à un autre; une évolution, une transition +beaucoup plus lente et partant moins perceptible. + +Résumons-nous et arrivons à établir cette conclusion que LE SOCIALISME +EST EN DANGER par suite de la tendance de la grande majorité. Et ce +danger est l'influence du capitalisme sur le parti social-démocrate. En +effet, le caractère moins révolutionnaire du parti dans plusieurs pays +provient de la circonstance qu'un nombre beaucoup plus grand d'adhérents +du parti ont quelque chose à perdre si un changement violent de la +société venait à se produire. Voilà pourquoi la social-démocratie se +montre de plus en plus modérée, sage, pratique, diplomatique (d'après +elle plus rusée), jusqu'à ce qu'elle s'anémie à force de ruse et +devienne tellement pâle qu'elle ne se reconnaîtra plus. La +social-démocratie obtiendra encore beaucoup de voix, quoique +l'augmentation ne se fasse pas aussi vite que le rêvent Engels et +Bebel,--comparez à ce sujet les dernières et les avant-dernières +élections en Allemagne,--il y aura plus de députés, de conseillers +communaux et autres dignitaires socialistes; plus de journaux, de +librairies et d'imprimeries; dans les pays comme la Belgique et le +Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies, etc., coopératives; +l'Allemagne comptera plus de marchands de cigares, de patrons de +brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de personnes seront +économiquement dépendantes du futur «développement paisible et calme» du +mouvement, c'est-à -dire qu'il ne se produira aucune secousse +révolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement ils sont +les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque +tout-puissants. Ici également ce sont les conditions économiques qui +dirigent leur politique. Quand on voit le parti allemand approuvé chez +nous par la presse bourgeoise, qui l'oppose aux vulgaires socialistes +révolutionnaires, cela donne déjà à réfléchir. Un de nos principaux +journaux écrivait à ce sujet les lignes suivantes, dans lesquelles il y +a quelque chose à apprendre pour l'observateur attentif: «Nos +socialistes, dans les dernières années, ont pris tant de belles +manières, se sont frisés et pommadés si parlementairement, que l'on peut +se dire en présence de la lente transformation d'un parti conçu +révolutionnairement en un parti non précisément radical, mais qui +considère le cadre de la société existante comme assez élastique et +suffisant pour enclaver même ce parti, fût-ce avec quelque résistance. +Le développement actuel du socialisme allemand est un sujet très +important, dont nous n'avons pas à nous occuper pour le moment. Même si +le nombre des députés socialistes au Reichstag s'élève à 60-70, il n'y a +pas encore de danger politique dont doive s'alarmer l'empire allemand. +D'abord, le socialisme prouve sa faiblesse en devenant un parti +parlementairement fort, car ses adhérents en attendent alors des +résultats plus positifs, que cette fraction parlementaire ne pourra leur +donner qu'en devenant encore plus apprivoisée, plus condescendante. En +second lieu on peut supposer que les partis non socialistes aplaniront +mainte opposition existant actuellement entre eux, et ce à mesure que le +socialisme les combattra plus vivement comme un parti ayant de +l'influence sur la législature.» + +Singer, au nom du parti social-démocratique, a reconnu qu'au Parlement +on tâche de formuler ses revendications de telle manière qu'elles +puissent être acceptées par les classes dominantes. Ce qui veut dire, en +d'autres termes, que l'on devient un parti de réformes. L'idée +révolutionnaire est supprimée par la confiance dans le parlementarisme. +On demande l'aumône à la classe dominante, mais celle-ci agit d'après +les besoins de ses propres intérêts. Lorsqu'elle prend en considération +les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les +social-démocrates, mais pour elle-même. L'on aboutit ainsi au marécage +possibiliste petit-bourgeois et involontairement la lutte des classes +est mise à l'arrière-plan. + +Cela sonne bien lorsqu'on veut nous faire accroire que la classe +travailleuse doit s'emparer du pouvoir politique pour arriver à son +affranchissement économique, mais, pratiquement, est-ce bien possible? +Jules Guesde compare l'État à un canon qui est aux mains de l'ennemi et +dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un +canon est inutile sans les munitions nécessaires et l'adversaire détient +celles-ci en réglant en sa faveur les conditions économiques. Comment +l'ouvrier, dépendant sous le rapport économique, pourra-t-il jamais +s'emparer du pouvoir politique? Nous verrions plutôt le baron de +Münchhausen passer au-dessus d'une rivière en tenant en main la queue de +sa perruque que la classe ouvrière devenir maîtresse de la politique +aussi longtemps qu'économiquement elle est complètement dépendante. + +Mais le danger qui nous menace n'est pas si grand; c'est visiblement une +phase de l'évolution; nous n'avons pas à constituer un mouvement selon +nos désirs, mais nous avons à analyser la situation; malgré tous les +efforts des meneurs pour endiguer le mouvement, le développement +économique poursuit sa marche et les hommes seront forcés de se +conformer à ce développement, car lui ne se conforme pas aux hommes. + +Il n'est pas étonnant que des pays arriérés comme l'Allemagne et +l'Autriche soient partisans de cette tendance autoritaire; car lorsque +les pays occidentaux comme la France, l'Angleterre, les Pays-Bas et la +Belgique avaient déjà bu depuis longtemps à la coupe de la liberté, +l'Allemagne ne savait pas encore épeler le mot liberté. Voilà pourquoi +le développement politique y est presque nul et tandis qu'elle a +rattrapé les autres pays sur le chemin du développement économique, elle +reste en arrière pour le développement politique. Celui qui connaît plus +ou moins l'État policier allemand,--et ceci concerne encore plus +l'Autriche,--sait combien l'on y est encore arriéré. Et quoique +Belfort-Bax considère les socialistes allemands comme «les meneurs +naturels du mouvement socialiste international», nous pensons que la +direction d'un tel mouvement--il paraît qu'on rêve toujours de +direction--ne peut être confiée à un des peuples orientaux. La +germanisation du mouvement international, le _Deutschland, Deutschland +über alles_[29] qu'on aime tant à appliquer là -bas, serait un recul, que +doivent redouter les peuples occidentaux plus avancés. + +Nous envisageons l'avenir avec calme parce que nous avons la conviction +que ce ne sont pas nos théories qui provoquent la marche suivie et que +l'avenir appartient à ceux qui se seront le mieux rendu compte des +événements, qui auront analysé le plus exactement les signes des temps. + +Pour nous la vérité est dans la parole suivante: Aujourd'hui le vol est +Dieu, le parlementarisme est son prophète et l'État son bourreau; c'est +pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes libertaires, qui ne +chassent pas le diable par Belzébub, le chef des diables, mais qui vont +droit au but, sans compromis et sans faire des offrandes sur l'autel de +notre société capitaliste corrompue. + + + +NOTES: + +[4] _Norglerei_, chicane; _Norgler_, chicaneur. + +[5] _Der Parlementarismus, die Volksgesetzgegebung und die +Sozial-demokratie_, pp. 138 et 139. + +[6] _Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der +sozial-demokratischen Partei Deutschlands_, p. 205. + +[7] _Idem_, p. 204. + +[8] _Protokoll Halle_, p. 102. + +[9] _Protokoll Erfurt_, p. 174. + +[10] _Protokoll Halle_, pp. 56-57. + +[11] _Protokoll Erfurt_, pp. 40-41. + +[12] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_, p. 38. + +[13] _Protokoll Erfurt_, p. 258. + +[14] _Idem_, p. 199. + +[15] «La Politique de la social-démocratie», conférence par A. Steck. +(_Social-demokrat_ suisse.) + +[16] _Ueber die politische Stellung_, pp. 11 et 12. + +[17] Préfecture. + +[18] Voir «Les divers courants de la démocratie socialiste allemande». + +[19] Ancienne prison pour délinquants politiques. + +[20] La place où se trouve la Chambre des députés. + +[21] Citation d'un ex-membre, de la Chambre, plein de talent, Dr A. +Kuyper. + +[22] _Protokoll Berlin_, p. 179. + +[23] _Eminent staatsbildend_: développant l'État éminemment; +_staatsstürzende Kraft_: force pour renverser l'État. + +[24] Celui qui pactise avec ses ennemis, parlemente; celui qui +parlemente, pactise. + +[25] _De l'origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'État._ + +[26] _La Révolte_, 5° année, n° 5, du 14 au 23 octobre 1891. + +[27] _Instead of a book by a man too busy to write one_. + +[28] Voir les procédés dans les coopératives de Gand, où la tyrannie la +plus raffinée est exercée. + +[29] L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout. + + + + +III + +SOCIALISME LIBERTAIRE ET SOCIALISME AUTORITAIRE[30] + + +Les idées marchent--et plus vite qu'on ne le croit. Une année, au temps +présent, équivaut, quant au développement des idées, à vingt-cinq années +des temps passés, ce qui fait que d'aucuns ne peuvent suivre le +mouvement. + +L'antique lutte entre l'autorité et la liberté qui, à travers les +siècles, a absorbé l'esprit humain, est loin d'être terminée. Dans tous +les partis elle se manifeste d'une façon différente et partout on la +rencontre, sur le terrain religieux aussi bien que sur le terrain moral +et politique. + +L'autorité, c'est la domination de l'homme par l'homme, quelle que soit +la forme qu'elle revêt. + +La liberté, c'est la faculté laissée à chacun d'exprimer librement son +opinion et de vivre conformément à cette opinion. + +L'homme est avant tout une individualité distincte de toutes les autres, +et bien mal inspiré serait celui qui voudrait détruire cette +individualité--cette part la meilleure et la plus noble de l'être +humain--et qui désirerait que l'individu disparût complètement dans la +collectivité. Ce serait étouffer la caractéristique et l'essence même de +l'homme. + +Mais l'homme est encore un être social, et comme tel il doit +nécessairement _tenir compte_ des droits et des besoins des autres +hommes, vivant avec lui dans la communauté. Celui qui estime les +avantages de la vie commune plus considérables que ceux que pourrait lui +assurer une existence purement individuelle, sacrifiera volontiers à la +communauté une partie de son individualisme. Cependant que +l'individualiste pur préférera se priver de beaucoup de choses pourvu +qu'il n'ait pas à subir le contact et la pression de la collectivité. + +La grande difficulté est de tracer la limite exacte entre ces deux +principes. Cela est même presque impossible. Il faut en effet tenir +compte, chez les personnalités comme chez les collectivités, du +tempérament, de la nationalité, du milieu et de tant d'autres choses +exerçant des influences variées. + + * * * * * + +On rencontre ces deux courants, comme dans tous les autres groupements +politiques, aussi dans le parti socialiste. On y trouve le socialisme +_libertaire_ et le socialisme _autoritaire_. + +Le socialisme autoritaire est né en Allemagne et là aussi il est le plus +fortement représenté. Mais il a fait école dans tous les pays. On +pourrait l'intituler: le socialisme allemand. + +Le socialisme libertaire, plus conforme aux aspirations et à l'esprit du +peuple français, nous vient de France pour se ramifier dans les pays où +l'esprit libertaire est plus développé. On a essayé de greffer le +socialisme allemand sur le tronc du socialisme français, et il en +existe même une section en France, laquelle section, comme la copie +exagère toujours l'original, est encore plus allemande que les Allemands +eux-mêmes. Ce sont les marxistes ou guesdistes. Mais ce socialisme-là ne +se propagera jamais dans des proportions considérables parmi le peuple +français, qui, pour s'assimiler le socialisme allemand, devrait d'abord +se débarrasser de son esprit libertaire. Or, cela est impossible, et de +ce côté il n'y a donc nul danger à craindre. Les pays où la liberté +n'est pas tout à fait chose inconnue--comme c'est le cas en Allemagne, +pays à peine, et encore incomplètement, sorti du féodalisme--penchent +plutôt vers le socialisme français. Tels l'Angleterre, les Pays-Bas, +l'Italie et l'Espagne, tandis que l'Autriche, la Suisse, le Danemark et +la Belgique copient plutôt le modèle allemand. + +Il ne faudrait pas prendre cette distinction d'une façon trop absolue. +Car il existe, en effet, un courant libertaire dans les pays +autoritaires et inversement. Néanmoins, dans les grandes lignes, notre +définition est exacte. + +En continuation d'autres articles parus ici-même, à savoir: «Les divers +courants de la démocratie socialiste allemande[31]» et «Le socialisme en +danger[32]», nous voulons suivre le développement du socialisme comme il +s'est manifesté depuis. + +Dans ma première étude je me suis efforcé de démontrer, preuves en +main,--car les argumentations dont je me suis servi ont été empruntées +aux porte-parole du parti eux-mêmes,--comment, dans le cours des années, +la démocratie socialiste avait perdu son caractère révolutionnaire et +comment elle était devenue, purement et simplement, un parti de +réformes, nullement intransigeant à l'égard de la bourgeoisie. À la +gauche du parti on vit les «Jeunes» ou «indépendants» lever la tête +audacieusement, mais au congrès d'Erfurt ils furent exclus comme +hérétiques. Pour la droite, guidée par Vollmar, on eut, par contre, plus +de considération, on n'osa pas l'excommunier, et pour cause: le morceau +était trop gros et les partisans de Vollmar trop nombreux. Entre ces +deux fractions extrêmes se trouve pris le comité directeur sous la +trinité Liebknecht-Bebel-Singer, et assez caractéristiquement dénommé +par les social-démocrates allemands: «le gouvernement». Ce sont des +hommes du juste-milieu, aux vues gouvernementales. + +À ces messieurs, Vollmar a donné pas mal de peine. Ce fut son attitude +politique, telle qu'il l'avait expliquée dans quelques discours +prononcés à Munich, qui, avec l'exécution des «Jeunes», fournit le +morceau de résistance au congrès d'Erfurt. Au congrès de Berlin on +traita la question du socialisme d'État, et à cette occasion Liebknecht +et Vollmar accomplirent un véritable tour de prestidigitation en +confectionnant un ordre du jour au goût de tout le monde. Au congrès de +Francfort il s'agit des députés socialistes au Landtag bavarois et de +leur vote approbatif du budget. Et chaque fois Vollmar sortit victorieux +de ces joutes oratoires. Les chefs socialistes de l'Allemagne du Nord ne +réussirent pas à battre en brèche son influence ni à lui faire la loi. +Bien au contraire: leur parti penche de plus en plus à droite. + +À l'accusation d'avoir voulu prescrire une nouvelle ligne de conduite au +parti, Vollmar répond fort justement que l'action qu'il a recommandée «a +déjà été appliquée depuis la suppression de la loi d'exception, dans +beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au dehors». + +Ensuite: «Je ne l'ai donc pas inventée, mais je me suis identifié avec +elle; du reste, elle a été suivie depuis le congrès de Halle. À présent +on peut moins que jamais s'éloigner de cette manière de voir. Ceci +prouve clairement que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit +être suivie d'après le règlement du parti.» + +Un autre délégué, de Magdebourg, dit: «Moi aussi je désapprouve la +politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit d'autre à mon +avis, que ce qui a été fait par toute la fraction.» Auerbach, de Berlin, +y ajoute avec beaucoup de logique: «La façon d'agir des membres du +Reichstag conduit nécessairement à la tactique de Vollmar.» + +Et quoique Bebel, Liebknecht, Auer et d'autres encore insistassent +auprès du congrès pour faire adopter un ordre du jour sans équivoque; +quoique Liebknecht se prononçât très catégoriquement et exigeât même que +l'ordre du jour de Bebel, amendé par Oertel,--ordre du jour +désapprouvant les discours de Vollmar et sa nouvelle tactique,--fût +adopté, et qu'il allât même jusqu'à dire que «si la motion d'Oertel +n'est pas adoptée, l'opposition aurait raison et dans ce cas j'irais +moi-même à l'opposition»,--quoique Bebel insistât sur la nécessité de se +prononcer carrément, on n'osa pas aller jusqu'au bout, surtout après la +mise en demeure de Vollmar: «Si la motion d'Oertel est adoptée, il ne me +reste qu'à vous dire que dans ce cas je vous ai adressé la parole pour +la dernière fois.» Liebknecht n'alla pas à l'opposition et Bebel ni ses +amis ne quittèrent le parti. + +En ce qui concerne la question du socialisme d'État, Vollmar et +Liebknecht défendaient des points de vue absolument contraires. Qui ne +se rappelle la polémique dans les journaux du parti et les aménités que +ces messieurs se prodiguaient? Mais on finit par conjurer l'orage et les +deux frères ennemis, Liebknecht et Vollmar, parurent au congrès où ils +communièrent dans un ordre du jour de réconciliation, confectionné de +commun accord. On voit d'ici ce morceau de littérature. Soigneusement +arrondi, édulcoré, à la portée des intelligences les plus timides, cet +ordre du jour n'est qu'un amalgame de phrases creuses, contentant tout +le monde. + +Mais voici qu'une nouvelle surprise vint troubler cet accord harmonieux. +Les députés au Landtag bavarois, et parmi eux Vollmar, allaient jusqu'à +voter pour le budget. C'était excessif peut-être! Car voter le budget de +l'État, c'est accorder sa confiance au gouvernement, et de la part d'un +social-démocrate cela semble d'autant plus incohérent que ce +gouvernement s'est toujours montré hostile à son parti. + +Cette affaire fut mise en question au congrès de Francfort. Deux ordres +du jour furent soumis au congrès. L'un provenait des députés de +l'Allemagne méridionale et était ainsi conçu: + +«Considérant que la lutte principielle contre les institutions +existantes de l'État et de la société ressort de l'action d'ensemble du +parti;» + +«Considérant ensuite que le vote, en leur entier, des lois de finance +dans les différents États (de l'empire) est une question uniquement +utilitaire: à apprécier seulement suivant les circonstances locales et +de temps, et d'après les faits cités au congrès du parti tenu en +Bavière;» + +«Le Congrès passe outre aux ordres du jour 1, 3 et 4 proposés par +Berlin et à ceux proposés par Halle, Weimar, Brunswick et Hanau.» + +Tous ces ordres du jour contenaient un blâme à l'adresse des députés +socialistes au Landtag bavarois. + +À côté de ces motions réprobatrices il y en avait une signée par les +hommes les plus influents de la «fraction»: Auer, Bebel, Liebknecht, +Singer, etc. + +Elle était ainsi conçue: + +Le congrès déclare: «Il est du devoir des représentants parlementaires +du parti, tant au «Reichstag» qu'aux «Landtage», de vivement critiquer +et de combattre tous les abus et toutes les injustices inhérentes au +caractère de classes de l'État, qui n'est que la forme politique d'une +organisation faite pour la sauvegarde des intérêts des classes +gouvernantes; il est en outre du devoir des représentants du parti +d'employer tous les moyens possibles pour faire disparaître des abus +existants et de faire naître d'autres institutions dans le sens de notre +programme. En plus, comme les gouvernements en tant que chefs d'États de +classes combattent de la plus énergique façon les tendances +social-démocrates et se servent de tous les moyens qui leur paraissent +propices pour anéantir, si possible, la social-démocratie, il s'ensuit +logiquement que les représentants du parti dans les «Landtage» ne +peuvent accorder aux gouvernements leur confiance et que l'approbation +du budget impliquant nécessairement un vote de confiance ils doivent +voter contre le budget.» + +Et quel sort échut à ces deux ordres du jour? + +Le premier fut rejeté par 142 voix contre 93. + +Le second par 164 contre 94. + +On ne se décida donc à rien et la question en resta là . Et cela malgré +la pression exercée par la trinité Bebel-Liebknecht-Singer! Bien loin +de perdre de son influence, Vollmar en a donc gagné: Et il a pu s'en +retourner chez lui avec la douce conviction d'être soutenu par une +importante fraction du parti. + +Bebel aperçut le danger et, rentré à Berlin, il résolut de commencer la +lutte. Dans une réunion, il manifeste son dépit à l'égard du congrès, le +plus considérable de tous ceux tenus depuis la création du parti. Le +parti, dit-il en substance, a pu s'accroître numériquement, _il a +certainement perdu en qualité_. Des petits bourgeois, nullement d'accord +avec les principes de la social-démocratie et de l'agitation +internationale, se sont insinués dans le parti, pour y former l'élément +modéré. L'opportunisme, le particularisme menacent de ruiner le parti. +Pour lui, Bebel, un petit parti à principes déterminés est préférable à +un parti fort numériquement et sans discipline. L'état actuel des choses +lui est fort pénible. Il avait même songé à abandonner sa place au +conseil central et ne l'avait conservée que sur les instances des +compagnons et amis. Toutefois, il ne promettait rien et tenait à +réserver son entière liberté d'action au cas où les affaires +continueraient à marcher de même façon. + +Nous voudrions connaître l'opinion de Bebel--Bebel, qui, en tant que +prophète, s'est si souvent lamentablement trompé--sur l'article qu'il +publia peu avant le congrès dans la _Neue Zeit_[33]. Il nous semble que +la lecture l'en doive légèrement embarrasser. + +Dans cet article Bebel dit: + +«Quant à des dissensions principielles ou sérieuses à propos de la +tactique du parti, il ne saurait en être question. Nulle part n'existent +des dissensions de principe. Le parti, chez _tous_ ses adhérents, se +trouve sur une base de principe unique, définie dans le programme. Pour +qui voudrait être ici d'une opinion différente, il n'y aurait pas de +place dans le parti; il lui faudrait aller aux anarchistes ou bien +aborder dans le camp bourgeois. Le parti n'aurait que faire de lui.» + +Les événements du congrès ont dû désenchanter Bebel, et le fait prouve +en tous cas combien peu il est au courant de ce qui se passe dans son +parti. + +Il est vrai que dans le troisième article d'une série publiée au +_Vorwaerts_, Bebel avoue que, parti pour le congrès dans un état +d'esprit optimiste, il avait été terriblement déçu. + +En ce qui concerne Liebknecht, il était tellement frappé d'aveuglement +que, même après le congrès, il vantait encore l'unité inébranlée du +parti. Il publia dans le _Vorwaerts_ un article redondant qui prouvait à +quel point son auteur avait perdu la faculté d'appréciation. Liebknecht +y dit: «Les dissensions tant escomptées par nos ennemis, disparurent à +la suite d'une critique libre et sans ambages, et au lieu de la +scission, invariablement prophétisée par nos adversaires, il y eut union +plus étroite encore. Le cas «bavarois» qui devait conduire à la ruine du +parti, ou du moins à l'irrémédiable rupture entre les chefs de Berlin et +les rebelles de l'Allemagne du Sud, fut si bien aplani, grâce au tact et +au bon sens de la majorité, que pas la moindre amertume n'a subsisté +d'un côté ni de l'autre.» + +Un tel optimisme surpasse l'imagination la plus fantasque. Et si jamais +le «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes» a été illustré, +ce fut par le vieux Liebknecht. + +Parmi d'autres choses, la question agraire fut mise en discussion au +congrès. Ici, l'attitude de Vollmar et de Schonlank fut d'un +opportunisme tel qu'ils jetèrent par dessus bord le principe socialiste, +dans l'intérêt de la propagande «pratique». Homoéopathiquement, on +n'administre que par doses infimes le socialisme aux paysans. On a peur +de les tuer par une ingurgitation trop copieuse. Et ce qui frappe le +plus le lecteur attentif du compte rendu, c'est qu'on ne s'adresse pas, +pour les médiquer, aux paysans-ouvriers qui, eux, ne possèdent pas un +pouce de terrain, mais ... aux petits propriétaires! + +Avec une indiscutable logique la _Frankfurter Zeitung_ a pu dire à ce +sujet: «Quelques phrases mises à part, tout parti radical-bourgeois peut +arriver aux mêmes conclusions.» Dans la _Réforme_, M. Lorand s'exprime à +peu près identiquement. + +Vollmar ne manqua pas de ramasser le gant. Il parle du «pronunciamiento» +de Bebel et s'écrie: «Les temps présents nous offrent un étrange +spectacle. En face des ennemis marchant sur nous en rangs serrés et +prêts à nous attaquer, nous voyons un de nos chefs se lever et lancer le +brandon de discorde, _non parmi_ les adversaires, mais dans nos propres +rangs.» + +Un des vétérans du parti, le député Grillenberger, se mêla à la dispute +en se rangeant dans la presse, comme à Erfurt, du côté de Vollmar. Cette +polémique trahit l'amertume et l'irritation que dans les deux camps on +ressent. Vollmar dit «que les motifs de l'attitude de Bebel doivent être +cherchés dans son amour-propre blessé et dans son manque de sens +critique et de sang-froid, qui lui ont fait placer--lui, le chef d'un +parti démocratique--sa propre personnalité au-dessus des intérêts les +plus tangibles du parti, à la honte et au détriment de la +social-démocratie et pour le plus grand bien et la joie des +adversaires». Quant à Bebel, il reproche à Grillenberger son langage +«sale et vulgaire comme le vocabulaire d'un voyou». + +Ces personnalités ne nous intéressent que médiocrement, mais elles +illustrent néanmoins d'une façon particulière la complète «unité» du +parti. + +Bebel prétend que l'élément petit-bourgeois, considérable surtout dans +l'Allemagne du Sud, affaiblit le parti, et que l'opportunisme et le +particularisme bavarois, encouragés systématiquement par Vollmar, sont +irréconciliables avec le principe. + +Il constate donc l'existence de très réelles dissensions de principes et +d'après lui, Vollmar, Grillenberger et les leurs se trouvent devant le +dilemme d'aller soit vers les anarchistes soit dans le camp bourgeois. +Or, Vollmar ne semble nullement disposé à obéir à cette mise en demeure. +Bien au contraire: il s'imagine, après comme avant, d'être en parfait +accord avec les principes de la social-démocratie. + +Bebel publia au _Vorwaerts_ quatre articles dans lesquels il précise sa +façon de voir et apprécie les opinions de Vollmar. L'étude est +intéressante et nous croyons utile d'en placer quelques fragments sous +les yeux d'une plus grande fraction du public. + +Bebel rappelle combien de fois déjà Vollmar a obligé les divers congrès +à s'occuper de sa politique et comment Vollmar est devenu une «colonne +d'espérance» (_Hoffnungssäule_) pour «tous les tièdes _dans_ le parti et +pour tous les réformateurs bourgeois du dehors». Lui, qui connaît +Vollmar, sait que celui-ci arrivera peut-être un jour, comme il l'a fait +avant, «à emboucher la trompette de l'ultra-radicalisme comme, à +présent, il entonne l'air du «tout doux», pour piper Pierre et Paul et +grossir ainsi les bagages du parti, si ... Oui, «si»? Voilà le grand +point d'interrogation et, pour le moment, je ne désire pas davantage +approfondir la question.» + +Vollmar fit ressortir, et avec raison, que ce que Bebel lui +reprochait avait déjà été dit par Hans Müller[34] ... au sujet de +l'embourgeoisement du parti. Avec la prétention propre aux personnages +gouvernementaux, Bebel rejette loin de lui cette insinuation en +affirmant qu'il n'a que superficiellement feuilleté la brochure de Hans +Müller et qu'il sait à peine ce qu'elle contient. + +Malgré la solennelle affirmation de M. Bebel, nous nous permettons de +n'en rien croire. Comment, voilà une critique essentielle contre le +parti tout entier, faite par un homme dont Bebel lui-même a dit qu'il +n'était pas le premier venu, et on voudrait nous faire croire que les +chefs du parti ne l'ont pas lue? C'est par trop invraisemblable, et, si +cela était _vrai_, ce serait inexcusable. Inexcusable en effet, car +comme chef de parti on est tenu de prendre connaissance de tout ce qui +peut être utile à un degré quelconque, au parti lui-même. Et +invraisemblable aussi, car il est difficile d'admettre que l'on ait +ignoré, ou à peu près, une brochure sensationnelle comme celle de Hans +Müller. Mais j'imagine, combien cette brochure a dû être désagréable aux +muphtis du parti, car, sans se perdre dans des personnalités, l'auteur y +a démontré, avec preuves à l'appui et par des citations empruntées aux +écrits mêmes des dits grands dignitaires, combien la social-démocratie +s'était embourgeoisée et avait incliné à droite. + +Mais voilà ! Hans Müller a eu l'infortune d'être plus perspicace que +Bebel et de découvrir avant celui-ci les phénomènes, qui, à présent, se +manifestent aux yeux de tous. + +N'était-ce pas Bebel qui, à cette époque, fit remarquer comment les +conditions matérielles d'un individu influencent ses opinions? Il fit +cette observation en visant Vollmar qui habite une villa plutôt +somptueuse au bord d'un des lacs de Bavière. Mais la même remarque a été +faite par d'autres, et avec autant de justesse, à l'égard de Bebel. + + * * * * * + +Recherchons maintenant les causes de l'infiltration de plus en plus +considérable d'éléments petit-bourgeois dans la social-démocratie et de +la grande influence qu'ils y exercent. + +Le docteur Hans Müller a écrit tout un chapitre sur cette question. + +Jusqu'aux temps de la loi contre les social-démocrates en Allemagne, le +mouvement social-démocratique fut un mouvement de classe purement +prolétarien avec un caractère nettement révolutionnaire. Les adhérents +furent presque exclusivement des ouvriers; les petits patrons, les +paysans et les boutiquiers formaient un nombre insignifiant sans aucune +influence sur le mouvement. + +Plus tard un changement complet se produisit. Quelles furent les causes +de ce changement? + +Premièrement la dépendance où se trouvent les ouvriers salariés, qui +leur rend difficile sinon impossible une activité politique publique. Un +ouvrier salarié par exemple ne peut être membre du parlement, car son +patron ne lui permettrait pas d'assister aux séances, et peut-on +imaginer d'ailleurs un patron, permettant à un de ses ouvriers de siéger +au parlement comme social-démocrate? Il ne faut pas oublier que la +position financière du prolétaire est un obstacle, car les membres du +parlement allemand (Reichstag) ne reçoivent aucune indemnité et, quoique +le parti allemand paie à ses membres une indemnité, il ne les indemnise +que pour les jours où le parlement s'assemble. + +Les ouvriers qui remplissent un rôle prépondérant, perdent leurs places +et doivent chercher une autre carrière. Ici on ouvrait un café ou un +bureau de tabac, là on devenait colporteur, on installait une librairie +ou bien on se faisait rédacteur d'un journal pour les ouvriers. Ces +hommes se créaient ainsi une existence petit-bourgeoise: Auer, qui fut +garçon sellier, monta en 1881 un magasin de meubles; Schuhmacher, garçon +tanneur, fonda en 1879 une tannerie; Stolle, jardinier-fleuriste, tint +un café; Dreesbach, primitivement ébéniste devint marchand de tabac. + +On peut allonger cette liste à volonté. Naturellement ces hommes furent +les meilleurs adhérents du parti. Mais on comprend que le milieu dans +lequel on vit, exerce une grande influence sur l'existence et la façon +de penser; les hommes dont nous venons de parler n'ont pu se soustraire +à la règle générale et leur changement de position a été accompagné d'un +changement d'opinion. + +Beaucoup des chefs locaux de la social-démocratie sont égarés par leur +existence petit-bourgeoise. Ils ne sont plus les représentants du +mouvement purement prolétarien, mais, arrachés des rangs des +prolétaires, ils ont perdu leurs idées révolutionnaires. Ils commencent +à parler de l'amélioration de la position des petits bourgeois, dans le +cadre de la société actuelle. + +La prudence est conseillée. Déjà ils ont perdu leur place une première +fois, ils vont désormais penser davantage à leurs femmes, à leurs +enfants; ils ont maintenant quelque chose à perdre, ils se disent qu'on +peut rester socialiste sans faire toujours le révolutionnaire. + +Le petit bourgeois de fraîche date abandonne ainsi son point de vue +prolétarien et révolutionnaire et il devient un socialiste pratique et +petit-bourgeois. + +Une telle explication est naturelle et compréhensible; il serait étrange +que le contraire se produisît. + +Mais ces messieurs furent les chefs locaux et ces modérés exercèrent une +certaine influence dans leur entourage. Dans la pratique il fallait se +mêler aux élections et gagner les votes des petits patrons, des paysans, +des fonctionnaires subalternes, etc.[35]. Dans les manifestes électoraux +on trouve partout cette préoccupation, et de cette manière on gagnait +toujours des votes. + +Avec les élections le succès est tout; et qui ne met volontiers de l'eau +dans son vin, si c'est pour triompher? On parle rarement des principes +ou même jamais, on veut être des hommes pratiques et on se borne aux +réformes mesquines et proches. + +Le docteur Müller fait le récit d'une réunion dans le Mecklembourg, où +on applaudissait beaucoup l'orateur socialiste. Il demanda à un des +auditeurs ce que ces social-démocrates voulaient obtenir et la réponse +fut: les social-démocrates veulent abolir l'impôt sur l'alcool. + +L'alcool est un facteur d'une considérable influence dans les +élections, comme on peut le constater dans la brochure de Bebel sur +l'attitude des social-démocrates au parlement allemand pendant les +années 1887-90 et dans laquelle il dit textuellement: quand le peuple +élit au parlement les mêmes membres qui ont voté pour l'augmentation des +impôts et ont défendu les intérêts des agrariens, nous pouvons nous +attendre à une augmentation de l'impôt sur l'eau-de-vie, et une +augmentation de l'impôt sur la bière ne tardera pas. Donc les électeurs +sont conduits à donner leurs votes aux candidats socialistes, de crainte +que l'eau-de-vie et la bière ne soient beaucoup plus chères! Bebel +disait la même chose que ce simple paysan de Mecklembourg! + +De même en Belgique l'influence de l'alcool est terrible et tous les +partis, y compris les socialistes, en profitent. + +Dans certains manifestes pour les électeurs, on ne trouve aucun des +desiderata prolétariens! Pour les élections du Landtag saxon, les +social-démocrates demandaient la réglementation de la nomination des +instituteurs par l'État, que les subventions pour les écoles soient aux +mains de l'État, l'instruction obligatoire jusqu'à l'âge de quatorze +ans, la distribution des fournitures scolaires, l'exonération de l'impôt +jusqu'à un revenu de neuf cents marks, le suffrage universel, et un +impôt sur le capital remplaçant les impôts indirects. On reconnaîtra +qu'on peut ne pas se nommer socialiste, même quand on accepte tous ces +desiderata. + +L'attitude du journal _Vorwaerts_ dans le mouvement des sans-travail en +1892 fut caractéristique. L'indignation de ce journal, qui représente la +classe des non-possédants, fut ridicule, lorsque la rédaction s'indigna +du ravage de la propriété des trois social-démocrates honorables par +une bande de sans-travail!! + +Un article sur la Psychologie de la petite bourgeoisie dans le _Neue +Zeit_ (Nouveaux Temps de 1890 par le docteur Schonlank) mérite encore +l'attention de tous, surtout des socialistes réformistes parlementaires. + +Il y a de cela quelques mois, une très intéressante brochure parut, +écrite par M. Calwer[36], rédacteur d'un journal socialiste de +Brunswick. Nous n'en pouvons trop recommander la lecture. + +D'après Bebel c'est surtout en l'Allemagne du Sud que l'élément +petit-bourgeois est prédominant dans le parti: «L'Allemagne du Sud, dit +Bebel, est un pays principalement petit-bourgeois, et petit-bourgeois +veut dire en même temps petit-paysan. La grande industrie, à part dans +l'Alsace-Lorraine et quelques villes, n'y est pas développée et la +prolétarisation des masses, par conséquent, pas très avancée. Les masses +y vivent--quoique parfois dans de misérables conditions--en général +d'une vie de petits-bourgeois ou de petits-paysans, de sorte que la +façon de penser prolétarienne n'y est pas encore parvenue à toute sa +netteté. Il y a ensuite le sentiment de l'isolement politique, plus vif +dans l'Allemagne du Sud à cause même des conditions économiques. La +véritable expression politique de cet état de choses c'est le +petit-bourgeois «parti du Peuple» (_Volkspartei_) qui, pour ces raisons, +se manifeste le plus puissamment dans le Wurtemberg, le pays le plus +petit-bourgeois de l'Allemagne et y a trouvé son Eldorado. Nos amis du +Wurtemberg ont une très lourde tâche là -bas. + +«Il est donc très naturel, étant données les conditions sociales et +politiques dans lesquelles vivent la plupart de nos partisans de +l'Allemagne du Sud, que ceux-ci soient influencés par l'esprit +incontestablement petit-bourgeois qui prédomine dans ces contrées. C'est +ainsi qu'en Bade on nomma député social-démocrate au Landtag un +philistin (_Spiesburger_) achevé, un mangeur de prêtre et braillard du +Kulturkampf comme Rüdt qui sut là -bas acquérir l'influence qu'il possède +encore aujourd'hui; c'est ainsi qu'un déplorable pitre comme Hansler a +pu jouer un rôle à Mannheim. En disant cela, je n'ai nullement voulu +adresser des reproches à qui que ce soit. J'ai tout simplement essayé de +donner une explication objective, chose fort importante pour le +développement de notre parti et pour laquelle je réclame, non seulement +de nos amis de l'Allemagne du Nord mais aussi et surtout des Allemands +du Sud, la plus intense attention.» + +Il nous semble qu'ici Bebel apprécie les choses d'un point de vue trop +particulariste, et nous partageons plutôt l'avis de Calwer lorsqu'il +attribue l'embourgeoisement du parti social-démocrate--phénomène observé +aussi bien dans l'Allemagne septentrionale, en France et ailleurs que +dans l'Allemagne du Sud--à des causes générales. + + + +En effet, que s'est-il passé dans tous pays selon Calwer? + +Au début ce furent les salariés qui composaient l'élément principal dans +l'agitation socialiste. Ainsi qu'aux premiers temps du christianisme des +pêcheurs et des artisans allèrent propager l'Évangile,--sans rétribution +et pour sa seule cause,--ainsi il en fut du socialisme. Certains +propagandistes, par leur attitude indépendante, perdirent leur +gagne-pain. D'autres, afin de pouvoir continuer à propager leurs idées, +furent contraints de chercher de nouveaux moyens d'existence. Les uns +s'établirent mastroquets, les autres montaient une petite librairie où, +à la vente des périodiques socialistes, se joignait un commerce de +plumes, de papier, etc. D'autres encore ouvraient un débit de tabac et +de cette façon tout ce monde cherchait à se caser, soutenu par des amis. +Naturellement les braves citoyens ainsi mis à l'aise, en cessant d'être +des salariés, deviennent de parfaits petits bourgeois et à partir de ce +moment leurs intérêts diffèrent du tout au tout de ceux de leurs anciens +camarades. De sorte qu'aujourd'hui on est arrivé à pouvoir satisfaire à +tous ses besoins, depuis les vêtements jusqu'aux cigares, en accordant +sa clientèle exclusivement à des boutiquiers socialistes. La presse du +parti leur fait de la réclame et les ouvriers socialistes se voient +moralement obligés à ne faire leurs achats qu'aux bonnes adresses. +Calwer dit à ce sujet: «On attelle les chevaux du socialisme au char de +l'effort réactionnaire et le travailleur, moyennant espèces, doit +prendre place dans cet impraticable et dangereux véhicule. On ne peut +pas en vouloir à ces personnes qui, contraintes par leur situation +d'entreprendre ce genre de commerce, se remuent et s'agitent pour le +faire réussir. Ils sont on ne peut mieux intentionnés tant à leur propre +égard qu'à celui des travailleurs. Mais du point de vue strictement +prolétarien, ces entreprises ne sont que des trafics réactionnaires, +plutôt préjudiciables aux ouvriers. Car ceux-ci se laissent persuader +qu'il est de leur devoir de favoriser ces entreprises. Ils y apportent +leur bonne monnaie et reçoivent en échange des denrées qu'ils auraient +pu se procurer bien plus avantageusement dans un grand magasin. Ceux que +je vise ici auront beau insister sur la sincérité de leurs conceptions +et de leurs considérations social-démocratiques, leur façon de procéder +est anti-socialiste et aboutit finalement à cette tendance bourgeoise +qui fait miroiter devant les yeux du travailleur la possibilité +d'améliorer son sort par le «_selfhelp_» et lui en recommande l'essai.» + +En ce sens Calwer appelle l'apposition de marques de contrôle dans des +chapeaux une tactique petit-bourgeoise, car, dit-il, «c'est un non-sens +que cette prétention des travailleurs de vouloir, dans le cadre de la +société bourgeoise, faire concurrence à la production bourgeoise. Il +faut donc ouvertement combattre toutes ces tentatives dès qu'on essaye +de les abriter sous le drapeau social-démocrate comme cela se fait +aujourd'hui». Et plus loin: «Il est impossible d'éviter ces trafics +petits-bourgeois et on ne peut pas en faire un crime à ceux qui tâchent +d'y trouver une existence; on peut même, à la rigueur, les considérer +avec plus de sympathie que d'autres et analogues institutions +petit-bourgeoises,--mais c'est contraire aux intérêts du prolétariat, et +blâmable au point de vue socialiste que de recommander aux ouvriers de +soutenir par leurs gros sous des entreprises condamnées d'avance, et +d'acheter des denrées qui ne sont pas aussi bien conditionnées (et ne +sauraient l'être) que dans des magasins et usines techniquement mieux +organisés.» + +Certes, c'est pénible de voir des ouvriers congédiés et privés de leur +gagne-pain à cause de leurs principes, mais tout en reconnaissant que +nous devons les aider suivant nos moyens, nous ne devons pas fermer les +yeux aux phénomènes qui, dans leur développement, ont un effet +réactionnaire. «La coopération est un misérable reflet du capitalisme +spéculateur qui tente, d'une manière pitoyable et souvent déplorable, +de forcer les moyens de production et de communication moderne, dans le +cadre des anciennes conditions de propriété, au détriment du prolétariat +consommateur. Ces ouvriers excommuniés par les patrons, qui créent des +sociétés de consommation, ce prolétaire qui devient cabaretier ou +boutiquier, tous ces gens-là changent bientôt leur vie prolétarienne +pour une existence de petit-bourgeois.» + +Ces victimes de l'agitation prolétarienne se transforment donc en petits +bourgeois. Leur existence matérielle dépend de façon directe de la +situation plus ou moins florissante du parti. C'est ainsi qu'on arrive à +un état de choses que l'on blâme dans l'organisation de l'Église: des +personnages salariés, directement ou indirectement au service du parti +et contraints, pour ainsi dire, à le soutenir envers et contre tous. Il +se crée une armée compacte d'individus vivant sur ou par le parti. Et +c'eut été bien extraordinaire si cette métamorphose de certains éléments +n'avait pas exercé d'influence sur le mouvement socialiste, si purement +prolétarien, si net dans son caractère révolutionnaire au début. Dès que +l'élément petit-bourgeois s'infiltre et même commence à jouer un rôle +prépondérant, il est tout naturel que le caractère révolutionnaire +s'affaiblisse. + +Comment serait-il possible en effet, dans un parti révolutionnaire, de +tenir chaque année un congrès qui dure toute une semaine? Nul +travailleur _travaillant_, à part de fort rares exceptions, ne peut +prendre part à un congrès de ce genre. Aussi les délégués sont-ils +habituellement des chefs locaux, pour la plupart boutiquiers de +naissance ou encore devenus petits bourgeois par droit de conquête. +Ainsi se forme une espèce d'hiérarchie comme dans l'Église catholique. +Les petits chefs locaux sont comme les curés de village. Les délégués au +congrès sont les évêques, les membres de la fraction socialiste au +Reichstag les cardinaux et des circonstances dépend s'il y a lieu ou non +de procéder à la nomination d'un pape. La fraction socialiste au dernier +Reichstag se décomposait ainsi: 1 avocat, 2 rentiers, 10 rédacteurs de +journaux et auteurs, 4 cabaretiers, 7 fabricants de cigares et +boutiquiers, 3 éditeurs et 3 négociants. Les six autres faisaient du +trafic pour leur propre compte. Pas un seul travailleur sur ce quart de +grosse de représentants du peuple! Et il ne saurait en être autrement, +car un ouvrier ne peut pas risquer les chances si variables d'une +élection. Les actes et la tactique d'un parti ne peuvent d'avance et +volontairement être arrêtés; ils subissent l'influence des éléments +sociaux dont se compose le parti. Si un parti se compose de bourgeois, +il sera capitaliste; s'il se compose de petits bourgeois il pourra être +anticapitaliste mais révolutionnaire jamais! Tout au plus sera-t-il +réformiste. Seul un parti composé de prolétaires sera prolétarien et +socialiste-révolutionnaire. Les éléments petit-bourgeois qui +s'introduisent dans un parti tentent toujours d'y faire prévaloir leur +influence, et fréquemment ils y réussissent. Souvent l'influence d'un +petit-bourgeois équivaut à celle de dix ouvriers salariés. Le Dr Müller +a grandement raison en disant que là où les chefs s'imaginent peut-être +se trouver à la tête d'un parti prolétarien, ils n'ont derrière eux, en +réalité, qu'un mouvement semi-prolétarien qui menace de dégénérer en un +mouvement exclusivement petit-bourgeois. + +Bakounine[37] écrit dans le même sens: «Il faut bien le dire, la petite +bourgeoisie, le petit commerce et la petite industrie commencent à +souffrir aujourd'hui presque autant que les classes ouvrières et si les +choses marchent du même pas, cette majorité bourgeoise respectable +pourrait bien, par sa position économique, se confondre bientôt avec le +prolétariat.» Il en est ainsi dans tous les pays et cela constitue un +danger pour le socialisme. Mais il est vrai aussi que «l'initiative du +nouveau développement n'appartiendra pas à elle (la petite bourgeoisie), +mais au peuple: en l'occident--aux ouvriers des fabriques et des villes; +chez nous, en Russie, en Pologne, et dans la majorité des pays +slaves,--aux paysans. La petite bourgeoisie est devenue trop peureuse, +trop timide, trop sceptique pour prendre d'elle-même une initiative +quelconque; elle se laissera bien entraîner, mais elle n'entraînera +personne; car en même temps qu'elle est pauvre d'idées, la foi et la +passion lui manquent. Cette passion qui brise les obstacles et qui crée +des mondes nouveaux se trouve exclusivement dans le peuple.» Tout ceci +est exact en ce qui concerne le principe révolutionnaire, mais en temps +ordinaire, la petite bourgeoisie fait tout son possible pour entraîner +les prolétaires sur la voie des soi-disant réformes pratiques. + +C'est dans l'élément petit-bourgeois principalement que se recrutent les +agitateurs ambulants, les chefs de mouvement dans les différentes +localités et les rédacteurs des journaux du parti. Calwer juge +sévèrement ce genre de personnages. Il dit: «Nos écrivains se recrutent +dans les milieux les plus hétérogènes. Leur origine est toujours +douteuse. Moi-même, par exemple, je suis un théologien qui n'ai pas +passé d'examen. Tel autre est étudiant en droit, un tel maître d'école +ou aspirant. Un quatrième n'a même pas pu arriver aux études +supérieures. D'autres encore n'ont pas fait d'études du tout. Parce +qu'il y a un Bebel dans notre parti, beaucoup: écrivains, artisans, +typographes, journalistes, etc., s'imaginent que c'est chose très facile +de devenir, par ses propres efforts, un écrivain socialiste. +Heureusement nous n'avons pas institué de commission d'examens, mais des +poumons solides et une langue venimeuse secondent puissamment l'écrivain +socialiste. Et c'est ainsi grâce à la concurrence que se font +réciproquement ces personnages de si différentes situations sociales, +que des ignorants, n'ayant absolument rien compris au socialisme, +s'introduisent dans notre mouvement en qualité de rédacteurs et +d'écrivains. Parfois aussi on aime à faire parade d'un de ces transfuges +des «classes civilisées» et quelque temps après on assiste au spectacle +de voir le monsieur abjurer solennellement tout ce que dans sa juvénile +présomption il a écrit ou raconté aux ouvriers. Et alors on fait des +reproches à cet honnête homme! Si seulement nombre de ces écrivains qui +n'ont jamais rien compris au socialisme voulaient suivre cet exemple! +Quel bien n'en résulterait-il pas pour notre agitation! Oui, le +«parvenir à l'entière compréhension» n'est pas chose aussi aisée qu'on +le croit généralement. Cela exige en premier lieu de l'étude et de +l'observation qui, à leur tour, demandent le loisir et les connaissances +nécessaires. Les exceptions confirment la règle. S'imaginer que les +connaissances qui précèdent les études académiques et ces études +elles-mêmes puissent être remplacées par quelque lecture et par la seule +bonne volonté de devenir écrivain, c'est donner une preuve de la plus +absolue incompréhension du métier d'écrivain. Lorsque des personnages +capables tout au plus de remplir les fonctions de second rédacteur sont +à la tête d'un journal, et qu'ils traitent du haut de leur grandeur des +sous-rédacteurs plus intelligents et qui ont plus de routine +qu'eux-mêmes, alors ils donnent bien la preuve qu'ils possèdent toute la +présomption adhérente à leur position mais nullement qu'ils disposent du +_savoir_ qu'on a le droit d'exiger chez nos rédacteurs en chef. Or, ce +savoir n'est pas uniquement basé sur des aptitudes naturelles mais +encore sur des études méthodiques, continuées jusqu'à la fin des cours +académiques. Ce qui ne veut pas dire que les études universitaires +suffisent pour former l'écrivain socialiste. Nous avons, au contraire, +des personnages ayant fait leurs études et qui cependant ne comprennent +rien au socialisme. Mais, munis de toute leur présomption universitaire +en même temps que de leur titre doctoral ils se croient appelés à jouer +un rôle dans le mouvement.--Si je n'étais pas là , qu'adviendrait-il de +la social-démocratie? Voilà ce qu'ils disent par leur attitude. À peine +sont-ils entrés dans le mouvement qu'ils croient tout savoir et tout +connaître et qu'ils se posent en pédagogues en face des travailleurs: +Voilà ce que vous avez à faire, car moi, le docteur un tel, je crois +cela juste. J'ai à peine besoin de faire ressortir ici que ces +transfuges, dans la plupart des cas, eussent été totalement incapables +de remplir les fonctions bourgeoises quelconques qui leur seraient +échues. Il faut donc attribuer la médiocrité de la littérature de nos +écrivains à leur éducation défectueuse et a leur présomption. Mais s'il +leur a été possible de prendre une pareille attitude dans le parti, la +faute en incombe moins à eux-mêmes qu'au petit-bourgeoisisme que nous +avons déjà décrit.» + +Les grandes vérités contenues dans ces lignes me feront pardonner la +longue citation. Moi-même j'avais écrit dans ce sens[38] et ma +satisfaction est grande de retrouver les mêmes conclusions chez Calwer. + +Le Dr Müller traita la même question, ne fût-ce qu'en passant et voilà +que nous voyons Bebel et autres arriver aux mêmes résultats. Quand +j'écrivis que le parti avait gagné en quantité ce qu'il avait perdu en +qualité, je fus traité de calomniateur du parti allemand. Il ne me +déplaît pas d'entendre formuler maintenant les mêmes critiques par ceux +qui, à l'époque, m'accusaient de calomnie. Bebel notamment écrit dans le +_Vorwaerts_, quatrième article de sa série: «Le parti, en ce qui +concerne son développement intellectuel, a plutôt augmenté en largeur +qu'en profondeur; au point de vue numérique nous avons gagné +considérablement, mais quant à la qualité, le parti ne s'est pas +amélioré. Cela, je le maintiens! Car si cela n'était pas, la crainte de +l'embourbement et de la débilitation (_Versumpfung, Verwasserung_) du +parti ne serait pas aussi grande qu'elle l'est aujourd'hui.» Il écrit +encore que «bon nombre de nos agitateurs devraient s'efforcer de +beaucoup mieux se mettre au courant qu'ils ne le sont actuellement. Ce +serait le devoir du parti d'aider en leurs efforts ces hommes qui, pour +la plupart, sont surchargés de travail et qui vivent dans des conditions +matérielles prolétariennes.» Et plus loin: «L'augmentation des forces +éminentes et capables est restée de beaucoup en arrière comparée à la +croissance du parti. Ce que nous avons gagné sous ce rapport dans les +cinq dernières années peut aisément se compter.» Il rappelle comment, il +y a de cela dix ans, et alors qu'il n'y avait pas encore autant à +craindre de l'embourbement, ce fut précisément Vollmar qui, lorsque le +renouvellement des lois d'exception contre les socialistes était à +l'ordre du jour, écrivait dans le _Sozialdemocrat_ de Zurich que le +renouvellement de ces lois serait profitable au développement du parti. +À cette époque, il se rendait donc très bien compte du péril, et à +présent que le parti est beaucoup plus en danger de perdre son caractère +prolétarien et révolutionnaire, ce n'est plus, hélas! Vollmar qui lève +la voix pour dénoncer le danger, mais, au contraire, il est devenu +l'espoir de tous les éléments petit-bourgeois du parti. N'est-ce pas +triste chose de voir ainsi sombrer, sous l'influence d'un changement de +milieu, de si grandes facultés? Et s'il est du devoir du parti de +repousser toute tendance aboutissant à la débilitation et l'embourbement +du parti, comme le dit Bebel, alors on a agi d'une façon inexcusable par +l'exclusion des «jeunes», qui, de fait, ont exercé la même critique que +Bebel exerce maintenant. Pourquoi ne pas reconnaître l'erreur et la +faute commises par cette exclusion, et pourquoi ne pas essayer de les +séparer si possible? + + * * * * * + +Mais revenons au congrès. Bebel a incontestablement raison dans sa +crainte de la débilitation du parti, puisque des socialistes vont +jusqu'à voter le budget de l'État, en Bavière. Mais pendant les +discussions sur ce sujet, il fut prouvé que le même phénomène s'était +déjà présenté à Bade et à Hesse, sans que l'on ait pensé à incriminer +les députés socialistes coupables. Il y avait donc eu des antécédents. + +En ce qui concerne la question agraire, on fit preuve de la même +indécision. Nous avons déjà montré, dans notre étude: _Le Socialisme en +danger_[39], comment Kautsky, dans sa brochure sur le programme +d'Erfurt, professe les mêmes idées que Vollmar au sujet de la question +agraire. Messieurs les chefs du parti ne paraissent pas s'en être +aperçus. Étaient-ils d'accord avec Kautsky ou bien s'intéressent-ils si +peu à ce qui s'écrit, même de la part de leurs conseillers spirituels, +que le fait leur ait échappé? + +Au cours des discussions sur la question agraire, Bebel disait: «Dans +l'exposé de Vollmar nous constatons le même reniement du principe de la +lutte des classes, la même idée non socialiste de conquérir, par +l'agitation, des contrées qu'il est impossible de conquérir et qui, même +si cela était possible, ne sauraient être gagnées à notre cause que par +la dissimulation ou le reniement de nos principes social-démocratiques. +Excellent dans un certain sens et irréprochable en ce qui concerne la +détermination de certains modes d'agitation suivis jusqu'ici--la +dernière partie quelque peu exagérée cependant--ce discours, dans sa +partie positive, a été d'autant plus dangereux. Et ces passages +dangereux ont été applaudis par un grand nombre de délégués, ce qui +corrobore ma conviction que, sur ce terrain aussi, il existe un manque +de clarté auquel on ne s'attendrait pas chez des social-démocrates.» + +Bebel fit remarquer que Vollmar n'avait rien dit des éléments qui +devraient être l'objet principal de notre propagande: les valets de +ferme, les ouvriers agricoles et les petits paysans. Par contre, il +avait beaucoup parlé des agriculteurs proprement dits, envers qui notre +propagande est de très minime importance. + +«Pas la moindre mention n'a été faite, dans la question agraire, du but +final du parti. C'est comme si la chose n'existait pas. En 1870, lors +d'un congrès tenu dans la capitale du pays par le parti ouvrier +social-démocrate, l'État le plus «petit-paysan» de l'Allemagne, le +Wurtemberg, se prononça ouvertement et sans ambages en faveur de la +culture communautaire du sol. Le _Allgemeine Deutsche Arbeiterverein_ +fit de même. En l'an de grâce mil huit cent quatre-vingt-quatorze, on a +tourné autour de cette question, comme le fait un chat autour d'une +assiette de lait chaud. Voilà le progrès que nous avons réalisé.» + +Ledebour, se mêlant à la discussion, arrive à la même conclusion que +nous, à savoir que Kautsky partageait les vues de Vollmar. Bebel +prétendit ne pas avoir connaissance de ce fait, mais qu'il s'en +informerait, et, que si la chose était vraie, il combattrait Kautsky +aussi bien que Vollmar. Depuis, Bebel a déclaré que Kautsky, dans sa +brochure, n'avait professé aucune hérésie contre le Principe. + +Ceci donna occasion à Ledebour de se prononcer plus catégoriquement et +il maintint au sujet de Kautsky et de Bebel ce qu'il avait dit. Dans sa +brochure, Kautsky écrit: «La transition à la production socialiste n'a +non seulement pas comme condition l'expropriation des moyens de +consommation, mais elle n'exige pas davantage l'expropriation générale +des détenteurs des moyens de production.» + +«C'est la grande production qui nécessite la société socialiste. La +production collective nécessite également la propriété collective des +moyens de produire. Mais tout comme la propriété privée de ces moyens +est en contradiction avec le travail collectif, la propriété collective +ou sociale des moyens est en contradiction avec la petite production. +Celle-ci demande la propriété privée des moyens. L'abolition, par +rapport à la petite propriété, en serait d'autant plus injustifiable que +le socialisme veut mettre les travailleurs en possession des moyens de +produire. Pour la petite production, l'expropriation des moyens de +produire équivaudrait donc à l'expropriation des possesseurs +actuels--qui aussitôt rentreraient en possession de ce qu'on leur aurait +enlevé ... Ce serait de la folie pure. _La transition de la société +socialiste n'a donc nullement comme condition l'expropriation des petits +producteurs et des petits paysans_. Cette transition non seulement ne +leur prendra rien, mais elle leur profitera grandement. Car, la société +socialiste tendant à remplacer la production des denrées par la +production pour l'usage direct, doit aussi tendre à transformer tous les +services (rendus) à la communauté: impôts ou intérêts hypothécaires +devenus propriété commune,--en tant qu'ils n'auront pas été abolis,--de +services pécuniaires qu'ils étaient en services en nature sous forme de +froment, vin, bétail, etc. Cela serait un grand soulagement pour les +paysans. Mais c'est impossible sous le régime de la production des +denrées. Seule la société socialiste pourra effectuer cette +transformation et combattre ainsi une des causes principales de la ruine +de l'agriculture.» + +«Ce sont les capitalistes qui, en réalité, exproprient les paysans et +les artisans, comme nous venons de le voir. La société socialiste mettra +un terme à cette expropriation[40].» + +En dépit de leur style embrouillé, ces passages sont caractéristiques et +Ledebour nous paraît avoir absolument raison lorsqu'il dit que les +considérations politico-agraires de Kautsky sont en parfait accord avec +la tactique de Vollmar. Et lorsque Kautsky s'irrite à cause de ces +déductions si logiques, Ledebour a encore raison quand il dit: «Si +Kautsky veut que son livre plein de contradictions soit compris +différemment, il faut d'abord qu'il s'efforce d'être clair et qu'il +refasse complètement ce livre. Un écrivain ne saurait être jugé que +d'après ce qu'il a écrit et non d'après ce qu'il a voulu écrire.» Le +fait est que Kautsky promet «un grand soulagement» (_Erleichterung_) aux +petits paysans et qu'il croit possible la continuation de l'industrie +petit-bourgeoise à côté de la production socialiste et collective. On ne +veut donc exproprier que la grande industrie. Mais où tracera-t-on la +ligne de démarcation? Et lorsque Kautsky ajoute que «d'aucune façon on +ne peut dire que la réalisation du programme social-démocrate exige, en +toute circonstance, la confiscation des biens dont l'expropriation +serait devenue nécessaire», il faudrait être frappé d'aveuglement pour +ne pas voir que c'est Kautsky qui, dans sa brochure, tend la main à +Vollmar. Il paraît étrange que l'on ne s'en soit jamais aperçu et, pour +nous, c'est certainement une satisfaction d'avoir fait remarquer, le +premier, les tendances petit-bourgeoises que renferme ce livre. Nous +n'oserions pourtant pas affirmer, comme le fait Grillenberger, que +Kautsky soit de cent lieues «plus à droite» que Vollmar et Schonlank. + +Que Kautsky ait essayé de se laver de ces reproches, cela n'étonnera +personne, mais nous doutons fort qu'il y ait réussi[41]. Il attribue +l'interprétation erronée de son livre à ce fait «que la conception +matérialiste n'a pas encore suffisamment pénétré ces mauvais +entendeurs». Il distingue entre une certaine forme de propriété et un +certain mode de production et nous devons voir dans son écrit non +l'idée d'une continuation de la petite industrie dans la société +socialiste, mais la conviction que la grande industrie socialiste y +mettra plus vite un terme que, jusqu'ici, la grande industrie +capitaliste n'a su le faire. + +Après tout, il est possible que Kautsky ait _voulu dire_ cela, mais on +nous accordera qu'il ne l'a _pas dit_ et Kautsky ne doit donc s'en +prendre qu'à lui-même si son incorrecte et défectueuse manière de +s'exprimer a donné lieu à une interprétation erronée. + +Le congrès de Cologne avait donné mandat à une commission de préparer un +programme agraire pour le congrès suivant de Breslau. La commission a +fait son devoir et le programme agraire est publié. + +Quel est le résultat? + +Un pas en avant dans la direction du socialisme d'État. Personne n'en +peut être surpris, car c'est une conséquence fatale. + +Dans les considérants du programme, on peut lire qu'on veut faire de +l'agitation en restant dans le cadre de l'ordre existant de l'État et de +la société. Figurez-vous bien qu'on veuille démocratiser les +institutions publiques dans l'État et dans les communes en s'enfermant +dans le cadre des lois de l'État prussien. Quel non-sens! + +Le programme est incompréhensible, car il est écrit dans un jargon +allemand, soi-disant philosophique, et s'adresse au paysan allemand +comme le latin dans la liturgie catholique. Quand ce paysan l'aura lu, +il secouera certainement la tête et il dira qu'il ne comprend rien à ce +galimatias scientifique. + +Seulement on peut constater que c'est l'État qui remplit dans le +programme le rôle de providence terrestre. Le mot État se trouve au +moins dix fois dans le programme. En voici les points principaux pour +prouver ce que nous avons avoué plus haut: + +N° 7. L'établissement d'écoles industrielles et agricoles, de fermes +modèles, de cours agricoles, de champs d'expérimentation agricoles. + +N° 11. La suppression de tous les privilèges résultant de certains modes +de propriété foncière; la suppression de certains modes d'héritage, sans +indemnité, et aussi des charges et des devoirs, résultant de ces modes. + +N° 12. Le maintien et l'augmentation de la propriété foncière et +publique et la transformation des biens de l'église en propriété _sous +le contrôle de la représentation_. + +Les _communes_ auront un droit de préemption sur tous les biens vendus à +la suite de saisies immobilières. + +N° 13. _L'État et les communes_ devront louer à des associations +agricoles ou à des paysans les biens domaniaux et commerciaux ou, +lorsque cette méthode ne sera pas rationnelle, donner à bail à des +paysans _sous le contrôle de l'État ou de la commune_. + +N° 14. _L'État_ doit accorder des crédits aux syndicats pour améliorer +la terre par des travaux d'irrigation ou de drainage. + +_L'État_ doit prendre à sa charge l'entretien des voies ferrées, routes +et canaux, ainsi que l'entretien des digues. + +N° 15 _L'État_ se charge des dettes hypothécaires et foncières et prend +une rente égale aux frais. + +N° 16. Les assurances contre l'incendie, la grêle, les inondations et +les épizooties seront monopolisées, et _l'État_ devra étendre le système +d'assurances à toutes les exploitations agricoles et accorder de larges +indemnités en cas de catastrophes. + +N° 17. Les droits de pacage et d'affouage devront être modifiés de +façon à ce que tous les habitants en profitent également. + +Le droit de chasse ne sera plus un privilège et de larges indemnités +devront être payées pour les dommages causés par le gibier. + +La législation protectrice des ouvriers devra être étendue aux ouvriers +agricoles. + +On trouve aussi que pour la protection de la classe ouvrière, l'État +fonde un office impérial de l'agriculture, des conseils d'agriculture +dans chaque district et des chambres agricoles. + +C'est l'État toujours, partout! Hors l'État, point de salut! + +Si ce n'est pas là du socialisme d'État, quel nom faut-il donner à un +tel projet? M. Liebknecht, qui dit toujours que la dernière lutte sera +entre le socialisme d'État et la social-démocratie, devrait nous +expliquer quelle est la différence entre le projet social-démocratique +de la commission, dont il fut un des membres, et le socialisme d'État. + +Nous conseillons à chacun de lire dans les petits pamphlets de Bastiat +(Oeuvres choisies chez Guillaumin) le chapitre de l'État et d'examiner +sa définition, que «l'État est la grande fiction à travers laquelle tout +le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde». + +Kautsky[42] a critiqué le projet de telle manière qu'il est tout à fait +disloqué. + +Nous allons donner quelques-unes de ses conclusions comme un bouquet de +fleurs, et chacun pourra juger combien admirable était le programme +proposé. + +«Le projet supprime la caractéristique du parti entièrement; il ne donne +pas ce qui nous sépare des démocrates et des réformateurs sociaux, mais +bien ce que nous avons de commun et ainsi on reçoit l'impression que la +social-démocratie n'est qu'une sorte de parti réformateur démocratique. + +«La social-démocratie déclare dans la partie principale du programme +qu'il est impossible d'améliorer la position sociale de la classe +prolétarienne dans la société actuelle. Quelques couches sociales +peuvent arriver à un mode de vie qui, absolument, est plus élevé, mais, +relativement, c'est-à -dire vis-à -vis de leurs exploiteurs, la position +doit empirer. Et dans le second parti nous considérons comme de notre +devoir d'améliorer avant tout la position sociale de la classe +prolétarienne.» + +«Nous n'avons plus un programme agraire démocratique mais un simple +programme agraire; non pas un programme, qui transporte la lutte des +classes parmi les possédants et les non-possédants de la terre, mais un +programme qui a pour but de subordonner la lutte des classes du +prolétariat aux intérêts des propriétaires du sol.» + +«La commission agraire veut une augmentation considérable de la +propriété de l'État dans le cadre de l'ordre actuel de l'État et de la +société». Mais qu'est-ce que cela signifie, sinon d'alimenter le Moloch +militaire? Les résultats de l'administration fiscale sont-ils si beaux? +La position des ouvriers de chemins de fer d'État et des mines d'État +est-elle si excellente, si libre, qu'on doive souhaiter une augmentation +du nombre d'esclaves étatistes en faveur de la lutte des classes? + +La commission elle-même a compris le danger de ses desiderata et c'est +pourquoi elle y a ajouté: «sous le contrôle de la représentation du +peuple,» mais Kautsky dit très bien: «la croyance dans l'influence +miraculeuse clé ce contrôle reste une pure fiction démocratique +(Köhlerglaube[43]), dans cette période de Panamisme, de majorités +Crispiennes, de pillages des politiciens américains, etc. Le «contrôle +de la représentation du peuple» ne donne pas du tout une garantie pour +l'intégrité des affaires qui se feront à la campagne, ni pour +l'amélioration de la position des ouvriers d'État. + +Kautsky dit qu'on voulait que la commission agraire donnât: «Un +programme, dans lequel l'harmonie des intérêts des propriétaires du sol +et des non-propriétaires fût obtenue, c'est-à -dire la quadrature du +cercle». Très bien, mais pourquoi la commission acceptait-elle un mandat +aussi insensé? Est-ce que les social-démocrates, vieillis dans le +mouvement, n'ont pas prévu cela? + +«Les propositions de la commission agraire pour la défense de la classe +ouvrière sont muettes sur la défense même des ouvriers agricoles». + +Un programme agraire social-démocratique qui ne change rien au mode de +reproduction capitaliste est un non sens. + +Est-ce que cette critique est suffisante, oui ou non? + + * * * * * + +Au congrès de Breslau une lutte s'engagea entre les partisans et les +ennemis du projet. + +Mais quel changement de rôles! + +Bebel, qui était encore, l'année d'avant, le défenseur des radicaux, +l'ennemi des pitoyables tendances petit-bourgeoises dans le parti, +s'était converti et fut l'avocat de la droite marchant avec Vollmar la +main dans la main. Le Saul de l'année passée s'était changé +miraculeusement en Paul et il fut le principal défenseur d'un programme +qui ne mérite pas de place dans le cadre des revendications socialistes. + +Max Schippel disait au congrès, que «dans le projet social-démocratique +on trouvait à peine un desideratum qui ne fût pas dans les programmes +des agrairiens, des anti-sémites et des nobles, ces partis de la pire +sorte», et il le nommait un «vol socialiste de propriété spirituelle». + +Il qualifie le projet chancelant de «charlatanisme politique» et il +finissait par ces mots: «nous voulons aussi conquérir les paysans, mais +nous ne voulons pas briser le cheval avec sa queue. Rejetez le projet et +épargnez-nous la honte de faire notre entrée dans les campagnes comme +l'abbé de Bürger: «retourné sur son âne, avec la queue dans la main au +lieu de la bride.» + +Kautsky secondant Schippel émit l'opinion que les social-démocrates +scindaient leur propre parti avec un tel programme, car ils commençaient +par déclarer qu'on ne peut pas sauver les petits paysans, puisqu'ils +sont condamnés impitoyablement à mort, et leur offraient ensuite un +programme agraire, panacée de salut. «Le système actuel de la propriété +foncière conduit à la dévastation, à la rapine du sol. + +Chaque amélioration de la production agricole dans la société actuelle +est une amélioration des moyens d'exploitation du sol. Et pour obtenir +ces résultats, dont l'avantage est problématique nous prenons le chemin +glissant du socialisme d'État.» + +Très bien, seulement nous disons que la social-démocratie allemande +s'est avancée déjà beaucoup dans cette direction comme la +social-démocratie française et belge. + +Quand nous voulons «agir positivement pour la défense des paysans, il +ne nous reste que le socialisme d'État, et la commission agraire a +accepté cette conséquence.» On disait même: «quand nous acceptons les +propositions de la commission, nous sommes les défenseurs du paysan +comme propriétaire.» + +Les social-démocrates, défenseurs des propriétaires, qui pouvait penser +à cela il y a quelques années! + +Liebknecht suivit sa méthode ordinaire. Il commença par dire qu'il ne +s'agissait pas des principes, mais seulement de la tactique. On connaît +l'élasticité de ce «soldat de la révolution», qui a dit qu'il change de +tactique vingt-quatre fois par jour, si cela lui semble bon. Comme +jongleur habile il change une question de principe en une question de +tactique, et le tour est joué. Il marchait d'accord avec Bebel et +disait: «Quiconque ne veut pas démocratiser dans le cadre des relations +existantes, doit écarter toute la seconde partie de notre programme.» + +Eh bien, les socialistes hollandais, quoique rarement d'accord avec +Liebknecht, avaient déjà rejeté cette seconde partie longtemps avant le +conseil correct de Liebknecht. + +À la fin de la discussion on a renvoyé la question aux Calendes +grecques. Mais nous croyons que Bebel a raison, quand il dit: À quoi +bon? on ne vide pas une question en la remettant. Non, elle reviendra +jusqu'à ce que la social-démocratie ait décidé qu'elle passe à l'ordre +du jour, c'est-à -dire qu'elle reste socialiste ou bien qu'elle soit +recueillie par les radicaux dans leur programme de réformes. + +La résolution de Kautsky et autres, acceptée par le Congrès, est +celle-ci: + +Le Congrès décide: + +De rejeter le projet de programme agraire; car ce programme ouvre aux +paysans la perspective d'améliorer leur position, donc fortifie la +propriété privée et favorise la résurrection de leur fanatisme +propriétaire; + +Déclare que l'intérêt de la production du sol dans l'ordre social actuel +est en même temps l'intérêt du prolétariat, et que, cependant, l'intérêt +de la culture comme l'intérêt de l'industrie, sous le régime de la +propriété privée des moyens de production, est l'intérêt des possesseurs +des moyens de production, des exploiteurs du prolétariat. Le projet +donne aussi de nouveaux moyens à l'État exploiteur et aggrave la lutte +des classes, et enfin donne à l'état capitaliste une tâche, que seul +pourrait remplir d'une manière suffisante, un État dans lequel le +prolétariat aurait conquis la force politique. + +Le congrès reconnaît que l'agriculture a ses lois particulières, qui +sont très différentes de celles de l'industrie, et qu'il faut étudier si +la social-démocratie veut développer à la campagne une activité féconde. +Il donne le mandat au conseil général du parti de confier à un certain +nombre de personnes la charge d'étudier les conditions agraires +allemandes, en faisant usage des données que la commission agraire a +déjà recueillies, et de publier le résultat de ces études dans une série +de traités sous le nom de Recueil des traités politiques agraires du +parti social-démocratique en Allemagne. + +Le conseil général reçoit l'autorisation de donner aux personnes +auxquelles on a confié cette tâche l'argent nécessaire pour la remplir +d'une manière convenable. + +On espérait éviter les écueils en acceptant cette résolution, mais on a +simplement reculé et il faudra se rallier à gauche ou à droite. + +Quand Calwer a lu ce projet, il a pu répéter ces paroles: «Nous cinglons +joyeusement avec des procédés théoriques vers un socialisme +petit-bourgeois idéal, qui est en réalité réactionnaire et utopiste.» + +La _Galette de Francfort_ écrivait très bien: + +«Quand le programme agraire sera accepté, la pratique et la concurrence +électorale feront le reste, de sorte que le parti se montrera carrément +réformateur, un parti ayant premièrement pour but de démocratiser les +institutions publiques dans l'État et la commune, d'améliorer la +condition sociale de la classe ouvrière, de hausser l'industrie, +l'agriculture, le commerce et les communications, dans le cadre de +l'ordre actuel de l'État et de la société. Cette nouvelle définition de +la position de la social-démocratie, qui écarte naturellement toute +aspiration vers l'État futur, s'accorde tout à fait avec la position de +la démocratie bourgeoise, en ce qui concerne le contenu du programme. +Nous n'approuvons pas tous les détails du nouveau programme, mais cette +position elle-même peut être acceptée pour tout parti avancé, qui veut +être social ... La social-démocratie montre sa bonne volonté, pour +coopérer à l'amélioration des conditions actuelles.» + +La critique du programme dans les journaux social-démocrates a été dure +et surtout dans le sens désapprobatif. Dans un des journaux (Sachsische +Arbeiterzeitung) on a demandé: «qu'est-ce qu'on trouve de socialiste +dans ce projet? Les desiderata du programme peuvent tous être acceptés +par la démocratie agraire.» + +La question agraire était d'une importance telle que Frédéric Engels se +crut obligé de s'en occuper et, dans un intéressant article, il traita +du problème agraire en France et en Allemagne[44]. + +Quand on lit cet article, on admire l'habileté avec laquelle Engels, +tout en ménageant leur susceptibilité, critique les marxistes français +au sujet de leur programme pour les travailleurs agraires. Quelle +différence dans les procédés. Si Eugène Dühring avait osé proposer la +moitié des mesures adoptées par les marxistes français dans leur congrès +de Mantes (1894), Engels l'eût cloué au pilori comme ignorant et +imbécile. Mais lorsqu'il s'agit des marxistes français, lesquels, en ce +qui concerne l' «embourbement», ont dépassé depuis longtemps leurs +frères allemands, Engels applique la méthode que les Anglais appellent +_the give-and-take-criticism_ et distribue tour à tour des coups et des +caresses. Le lecteur attentif y découvre entre les lignes l'énumération +de toutes les fautes commises. Mais à chaque bout de phrase, Engels, +miséricordieux, ajoute: «Nos amis français ne sont pas aussi méchants +qu'ils en ont l'air.» Engels énumère leurs demandes en faveur des petits +agriculteurs; + +«Achat par la commune de machines agricoles et leur location au prix de +revient aux travailleurs agricoles; + +«Création d'associations de travailleurs agricoles pour l'achat des +engrais, de grains, de semences, de plantes, etc., et pour la vente des +produits; + +«Suppression des droits de mutation pour les propriétés au-dessous de +5,000 francs; + +«Réduction par des commissions d'arbitrage, comme en Irlande, des baux +de fermage et de métayage et indemnité aux fermiers et aux métayers +sortants pour la plus-value donnée à la propriété; + +«Suppression de l'article 2102 du Code civil, donnant au propriétaire un +privilège sur la récolte; + +«Suppression de la saisie-brandon, c'est-à -dire des récoltes sur pied; +constitution pour le cultivateur d'une réserve insaisissable, comprenant +les instruments aratoires, le fumier et les têtes de bétail +indispensables à l'exercice de son métier; + +«Révision du cadastre et, en attendant la réalisation générale de cette +mesure, révision parcellaire pour les communes; + +«Cours gratuits d'agronomie et champs d'expérimentations agricoles[45].» + +Et ensuite il écrit: «On voit que les demandes en faveur des paysans ne +vont pas loin. Une partie en a déjà été réalisée ailleurs. Des tribunaux +d'arbitrage pour les métayers seront organisés d'après le modèle +irlandais. Des associations coopératives de paysans existent déjà dans +les provinces rhénanes. La révision du cadastre, souhait de tous les +libéraux et même des bureaucrates, est constamment remise en question +dans toute l'Europe occidentale. Toutes les autres clauses pourraient +aussi bien être réalisées sans porter la moindre atteinte à la société +bourgeoise existante.» + +C'est la caractéristique du programme. + +Et pourquoi? + +«Avec ce programme, le parti a si bien réussi auprès des paysans dans +les contrées les plus diverses de la France,--l'appétit vient en +mangeant!--que l'on fut tenté d'encore mieux l'assaisonner au goût des +paysans. On se rendit très bien compte du dangereux terrain où on +allait s'engager. Comment alors venir en aide au paysan, non en sa +qualité de futur prolétaire mais en tant que paysan-propriétaire actuel, +sans renier les principes du programme socialiste général?» + +À cette question on répondit en faisant précéder le programme par une +série de considérations théoriques, tout comme l'avaient fait les +socialistes allemands, belges et hollandais. Oui, certes, tous nous +avons commis cette erreur, et, pour notre part, nous en faisons très +franchement l'aveu. Tous nous avons eu un programme contenant les +principes socialistes et où même l'idée communiste fondamentale: _De +chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins_, trouva son +expression. Ensuite venait l'énumération des soi-disant _réformes +pratiques_ qui pourraient être réalisées immédiatement dans la société +actuelle. Ainsi se rencontrèrent de fait deux éléments absolument +hétérogènes: d'un côté les communistes purs, acceptant les +«considérants», sans d'ailleurs s'occuper des «réformes pratiques» et, +d'autre part, les partisans de ces réformes, lesquels, sans y attacher +la moindre valeur, acceptaient aussi les «considérants», en même temps +que le «programme pratique». Par suite du développement des idées, +l'illogisme de cette situation se manifesta de plus en plus et, +finalement, les vrais socialistes et les réformateurs se séparèrent[46]. + +Voilà la lutte qui se livre entre les différentes tendances dans le +parti socialiste même. + +Et voyez les beaux résultats auxquels on arrive! + +Dans tel «considérant» on déclare que la propriété parcellaire est +irrémédiablement condamnée à disparaître, et aussitôt après on affirme +qu'au socialisme incombe l'impérieux devoir de maintenir en possession +de leur morceau de terre les petits paysans producteurs, et de les +protéger contre le fisc, l'usure et la concurrence des grands +cultivateurs[47]. + +On pense ainsi conduire la population agricole à l'idéal collectiviste: +la terre au paysan. + +Sans insister davantage sur l'illogisme de cette formule, à laquelle +nous préférons celle-ci: la terre à tous, nous croyons cependant devoir +faire remarquer que la réalisation de ces voeux nous éloignerait plus +que jamais de l'idéal. + +Toutes ces réformes, en effet, ont pour but de prolonger +artificiellement l'existence des petits agriculteurs; des laboureurs +salariés, des véritables travailleurs de la terre, il est à peine fait +mention. + +De simples radicaux pourraient parfaitement souscrire à un tel +programme, qui est tout plutôt que socialiste. + +Il est temps de se mettre en garde! + +On veut donc sauver ce qui est irrémissiblement perdu! + +Quelle logique! + +Il est assez naturel que Engels finisse par s'en apercevoir et qu'il +s'écrie: «Combien aisément et doucement on glisse une fois que l'on est +sur la pente. Si maintenant le petit, le moyen agriculteur d'Allemagne +vient s'adresser aux socialistes français pour les prier d'intervenir en +sa faveur auprès des social-démocrates allemands afin que ceux-ci le +protègent pour pouvoir exploiter ses domestiques et ses servantes et +qu'il se base, pour justifier cette intervention, sur ce qu'il est +lui-même victime de l'usurier, du percepteur, du spéculateur en grains +et du marchand de bétail,--que pourront-ils bien lui répondre? Et qui +leur garantit que nos grands propriétaires terriens ne leur enverront +pas leur comte Kanitz qui, lui-même, a proposé la monopolisation +(_Verstaatlichung_) de l'importation du blé, afin d'implorer également +l'aide des socialistes pour l'exploitation des travailleurs agricoles, +arguant, eux aussi, du traitement qu'ils ont à subir de la part des +usuriers et des spéculateurs en argent et en grains?» + +Il est difficile de dire les choses d'une façon plus nette, et, +néanmoins, aussitôt après les avoir dites, Engels plaide les +circonstances atténuantes. Il affirme qu'il s'agit ici d'un cas +exceptionnel, spécial aux départements septentrionaux de la France, où +les paysans louent des terrains avec l'obligation qui leur est imposée +d'y cultiver des betteraves et dans des conditions très onéreuses. En +effet, ils s'obligent à vendre leurs betteraves aux usuriers contre un +prix fixé d'avance, à ne cultiver qu'une certaine espèce de betteraves, +à employer une certaine quantité d'engrais. Par dessus le marché ils +sont encore horriblement volés à la livraison de leurs produits. + + +Mais la situation, à quelques particularités près, n'est-elle pas +partout la même dans l'Europe occidentale? Si l'on veut prendre sous sa +protection une certaine catégorie de paysans, on doit en convenir +loyalement. Engels a parfaitement raison lorsqu'il dit: «La phrase, +telle quelle, dans sa généralité sans limites, est non seulement un +reniement direct du programme français, mais du principe fondamental +même du socialisme, et ses rédacteurs n'auront pas le droit de se +plaindre si la rédaction défectueuse en a été exploitée contre leur +intention et de la façon la plus différente.» + +Le désaveu est on ne peut plus catégorique. + +Et comme nous pensons avec Engels quand il dit: «COMBIEN AISÉMENT ET +DOUCEMENT ON GLISSE, UNE FOIS SUR LA PENTE!» Cela devrait être inscrit +au frontispice de tous les locaux de réunion et en tête de tous les +journaux socialistes. Et si on ne veut pas écouter ma voix, il faut +espérer qu'Engels du moins obtiendra plus de succès. Ou bien les +social-démocrates sont-ils déjà tombés si bas qu'on puisse dire d'eux: +«Quand même un ange (Engels) descendrait du ciel, ils ne l'écouteraient +pas?» + +Ceci s'applique aux «considérants». Mais bien des points du programme +aussi «trahissent la même légèreté de rédaction que ces considérants». +Prenons par exemple cet article: Remplacement de tous les impôts directs +par un impôt progressif sur le revenu, sur tous les revenus au-dessus de +3,000 francs. On trouve cette proposition dans presque tous les +programmes social-démocrates; mais ici on a ajouté--bizarre +innovation!--que cette mesure s'appliquerait spécialement aux petits +agriculteurs. Ce qui prouve combien peu on en a compris la portée. +Engels cite l'exemple de l'Angleterre. Le budget de l'État y est de 90 +millions de livres sterling; l'impôt sur le revenu y est compris pour 13 +1/2 à 14 millions, tandis que les autres 76 millions sont fournis en +partie par le revenu des postes et télégraphes et du timbre, et le reste +par les droits d'entrée sur des articles de consommation. Dans la +société actuelle il est quasi-impossible de faire face aux dépenses +d'une autre façon. Supposons que la totalité de ces 90 millions de +livres sterling doive être fournie par l'imposition progressive de tous +les revenus de 120 livres (3,000 francs) et au-dessus. L'augmentation +annuelle et moyenne de la richesse nationale a été, selon Giffen, de +1865 à 1875, de _240_ millions de livres sterling. Supposons qu'elle +soit actuellement de 300 millions. Une imposition de 90 millions +engloutirait presque un tiers de cette augmentation. En d'autres termes, +aucun gouvernement ne peut entreprendre une pareille chose, si ce n'est +un gouvernement socialiste. Et lorsque les socialistes auront le +pouvoir en mains, il est à espérer qu'ils prendront de tout autres +mesures que cette réforme insignifiante. + +De tout cela on se rend bien compte et voilà pourquoi on fait miroiter +aux yeux des paysans--«en attendant »!--la suppression des impôts +fonciers pour tous les paysans cultivant eux-mêmes leurs terres et la +diminution de ces impôts pour tous les terrains chargés d'hypothèques. +Mais la deuxième moitié de cette réforme applicable seulement aux fermes +considérables serait favorable à d'autres que le paysan. Elle le serait +aussi aux paysans exploiteurs «d'ouvriers». + +Avec de nouvelles lois contre l'usure et d'autres réformes du même genre +on n'avance pas d'un pas: il est donc tout à fait ridicule de les +prôner. + +Et quel est le résultat pratique de toutes ces choses illogiques? + +«Bref, après le pompeux élan théorique des «considérants», les parties +pratiques du nouveau programme agraire ne nous expliquent pas comment le +parti ouvrier français compte s'y prendre pour laisser les petits +paysans en possession de leur parcellaire propriété qui, selon cette +même théorie, est vouée à la ruine.» + +Or, ceci n'est autre chose qu'une simple duperie, (_Bauernfaengerei_) à +la manière de Vollmar et de Schonlank. Cela fait gagner des voix aux +élections, Engels est bien forcé de le reconnaître et le fait +loyalement: «Ils s'efforcent, autant que possible, à gagner les voix du +petit paysan, pour les prochaines élections générales. Et ils ne peuvent +atteindre ce but que par des promesses générales et risquées, pour la +défense desquelles ils se voient obligés de formuler des considérants +théoriques plus risqués encore. En y regardant de plus près on voit que +ces promesses générales se contredisent elles-mêmes (l'assurance de +vouloir conserver un état de choses que l'on déclare impossible) et que +les autres mesures, ou bien seront absolument dérisoires (lois contre +l'usure) ou répondront aux exigences générales des ouvriers, ou bien que +ces règlements ne profiteront qu'à la grande propriété terrienne, ou +encore seront de ces réformes dont la portée n'est d'aucune importance +pour l'intérêt du petit paysan. De sorte que la partie directement +pratique du programme pallie de soi-même la première tendance marquée et +réduit les grands mots à aspect dangereux des considérants à un +règlement tout à fait inoffensif.» + +Il y a encore un danger dans cette méthode. Car si nous réussissons +ainsi à gagner le paysan, il se révoltera contre nous dès qu'il verra +que nos promesses ne se réalisent pas. «Mous ne pouvons considérer comme +un des nôtres le petit paysan qui nous demande d'éterniser sa propriété +parcellaire, pas plus que le petit patron qui essaie de toujours rester +patron.» + +Il serait difficile d'imaginer une critique plus véhémente et nous +sourions lorsque nous voyons Engels flatter les frères français: «Je ne +veux pas abandonner ce sujet sans exprimer la conviction, qu'au fond les +rédacteurs du programme de Nantes sont du même avis que moi. Ils sont +trop intelligents pour ne pas savoir que ces mêmes terrains qui +actuellement sont propriété parcellaire, sont destinés à devenir +propriété collective. Ils reconnaissent eux-mêmes que la propriété +parcellaire est condamnée. L'exposé de Lafargue au congrès de Nantes +confirme du tout au tout cette opinion. La contradiction dans les termes +du programme indique suffisamment que ce que les rédacteurs ne disent +n'est pas ce qu'ils voudraient dire. Et s'ils ne sont pas compris, et si +leurs expressions sont mal interprétées, comme cela est arrivé, en +effet, la faute en est à eux. + +Quoi qu'il en soit, ils seront obligés d'expliquer plus clairement leur +programme et le prochain congrès français devra le réviser entièrement.» + +Que ces paroles sont conciliantes! Engels dit en d'autres termes: Il ne +faut pas trop leur en vouloir pour ce qu'ils disent. Nous savons tous ce +que parler veut dire! Mais il ne paraît pas comprendre que par de +semblables excuses il place ses amis dans une situation peu favorable. +Au lieu de faire croire à un mensonge inconscient, il dépeint leur façon +de faire comme une duperie volontaire. Les social-démocrates français +ont plein droit de s'écrier en présence des amabilités de Frédéric +Engels: Dieu nous préserve de nos amis! + + * * * * * + +Par ce qui précède nous croyons avoir suffisamment démontré comment les +social-démocrates, une fois sur cette route, ont continué à marcher dans +cette voie. + +Bebel, qui était de la «glissade», s'est tout à coup ressaisi en +s'apercevant que Vollmar était homme à revendiquer la responsabilité de +ses actes. Vollmar, en effet, dit: «Ce que je fais et ce qu'on me +reproche a toujours été la ligne de conduite du parti tout entier.» Pour +notre part nous sommes convaincus que Bebel n'osera pas aller jusqu'au +bout, car en ce cas il lui faudrait rompre avec son parti et +reconnaître, implicitement, que les jeunes avaient raison en se +méfiant. + +La paix, un moment troublée, est déjà rétablie dans les rangs des +social-démocrates allemands. Le cas Bebel-Vollmar appartient au passé et +les deux champions reprennent fraternellement leur place dans les rangs. +L'imbécile proposition de loi connue sous le nom de «Anti-Umsturzvorlage» +a beaucoup contribué à cette réconciliation[48]. Cette proposition de loi +elle-même prouve que le vieil esprit bismarckien a finalement triomphé +chez l'empereur. + +Rien, pour le développement du socialisme autoritaire, ne vaut des lois +d'exception et des persécutions. Aussi n'est-ce pas un hasard que ce +socialisme-là prédomine, surtout en Allemagne. + +Combien vraies sont ces paroles de Bakounine: «La nation allemande +possède beaucoup d'autres qualités solides qui en font une nation tout à +fait respectable: elle est laborieuse, économe, raisonnable, studieuse, +réfléchie, savante, grande raisonneuse et amoureuse de la discipline +hiérarchique en même temps et douée d'une force d'expansion +considérable; les Allemands, peu attachés à leur propre pays, vont +chercher leurs moyens d'existence partout et, comme je l'ai déjà +observé, ils adoptent facilement, sinon toujours heureusement, les +moeurs et les coutumes des pays étrangers qu'ils habitent. Mais à côté +de tant d'avantages indiscutables, IL LEUR EN MANQUE UN: L'AMOUR DE LA +LIBERTÉ, L'INSTINCT DE LA RÉVOLTE. Ils sont le peuple le plus résigné et +le plus obéissant du monde. Avec cela ils ont un autre grand défaut: +c'est l'esprit d'accaparement, d'absorption systématique et lente, de +domination, ce qui en fait, dans ce moment surtout, la nation la plus +dangereuse pour la liberté du monde[49].» + +Cette citation nous montre le contraste entre les deux courants incarnés +dans ces deux hommes: Bakounine et Marx. La lune que nous avons à +soutenir actuellement dans le camp socialiste n'est en somme que la +continuation de celle qui divisait l'ancienne «Internationale». + +Marx était le représentant attitré du socialisme autoritaire. En disant +cela, je sais à quoi je m'expose. On m'accusera de sacrilège commis +contre la mémoire de Marx. Accusation étrange, ainsi formulée contre un +homme qui aime s'appeler élève de Marx et qui s'est efforcé de +populariser son chef-d'oeuvre: _Das Kapital_, par la publication d'une +brochure tirée de ce livre. + +Autant que qui que ce soit, je respecte Marx. Son esprit génial a fait +de lui un Darwin sur le terrain économique. Qui donc ne rendrait +volontiers hommage à un homme, qui, par sa méthode scientifique, a forcé +la science officielle à l'honorer? Son adversaire Bakounine lui-même ne +reste pas en arrière pour témoigner de Marx que sa «science économique +était incontestablement très sérieuse, très profonde», et qu'il est un +«révolutionnaire sérieux, sinon toujours très sincère, qu'il veut +réellement le soulèvement des masses». Son influence fut tellement +puissante que ses disciples en arrivèrent à une sorte d'adoration du +maître. Ce que la tradition rapporte de Pythagore, à savoir que le +[grec: autozepha] (_il l'a dit_) mettait fin, chez ses disciples, à +toute controverse, s'applique aujourd'hui à l'école de Marx. La +marxolâtrie est comme la vénération que certaines personnes ont pour la +Bible. Il existe même une science, celle des commentaires officiels et, +sous l'inspiration d'Engels, chaque déviation du dogme est stigmatisée +comme une hérésie et le coupable est jeté hors du temple des fidèles. +Moi-même, à un moment donné, j'ai senti cette puissance occulte, +hypnotisé comme je l'étais par Marx, mais graduellement, surtout par +suite de la conduite des fanatiques gardiens postés sur les murs de la +Sion socialiste, je me suis ressaisi, et sans vouloir attenter à +l'intégrité de Marx, je me suis aperçu aussi qu'il a été l'homme du +socialisme autoritaire. Il est vrai que ses disciples l'ont dépassé en +autoritarisme. + +On se rappelle peut-être la discussion sur la priorité de la découverte +d'idée entre Rodbertus et Marx au sujet de la question de la +«plus-value», traitée par Engels dans sa préface à la brochure de Marx +contre Proudhon[50]. Pour notre part, nous avons toujours jugé ridicule +cette question, car qui pourrait bien se vanter d'avoir, le premier, +trouvé telle idée? Les idées sont dans l'air. En même temps que Darwin, +Wallace et Herbert Spencer avaient des idées analogues sur la loi +naturelle de l'évolution. Et si l'on appelle Rodbertus le père du +socialisme étatiste, il nous semble qu'il partage cet honneur avec Marx +lequel, très réellement, était un partisan décidé du socialisme d'État. +«Les marxistes sont adorateurs du pouvoir de l'État et nécessairement +aussi les prophètes de la discipline politique et sociale, les champions +de l'ordre établi de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel +et de la souveraineté des masses, auxquelles on réserve le bonheur et +l'honneur d'obéir à des chefs, à des maîtres élus. Les marxistes +n'admettent point d'autre émancipation que celle qu'ils attendent de +leur État soi-disant populaire. Ils sont si peu les ennemis du +patriotisme que leur Internationale même porte trop souvent les couleurs +du pangermanisme. Il existe entre la politique bismarckienne et la +politique marxiste une différence sans doute très sensible, mais entre +les marxistes et nous il y a un abîme.» + +Il y a une équivoque, qui fut éclaircie peu à peu. + +En mars 1848, le Conseil général de la fédération communiste +(Kommunistenbund) formulait ses desiderata et on y parle surtout de +l'État. Par exemple: + +n° 7: les mines, les carrières, les biens féodaux, etc., propriété _de +l'État_; n° 8: les hypothèques, propriété _de l'État_, la rente payée +par les paysans _à l'État_; n° 9: la rente foncière ou la ferme payée +comme impôt _à l'État_; n° 11: les moyens de communication: les chemins +de fer, les canaux, les bateaux à vapeur, les routes, la poste, etc., +dans les mains de _l'État._ Ils sont changés en _propriété d'État_ et +mis à la disposition de la classe des déshérités; n° 16: établissement +des ateliers nationaux. _L'État_ garantit l'existence à tous les +ouvriers et prend soin des invalides. + +Selon ce manifeste, les prolétaires doivent combattre chaque effort +tendant à donner les biens féodaux expropriés en libre propriété aux +paysans. Les biens doivent rester _biens nationaux_ et être transformés +en colonies ouvrières. Les ouvriers doivent faire tout le possible pour +centraliser le pouvoir entre les mains de l'État contrairement a ceux +qui veulent fonder la république fédéraliste. + +Voilà le pur socialisme d'État et qui le nierait ignore ce que veut le +socialisme d'État. + +Mais on suivait alors la même méthode que maintenant, on était +irréductible sur les principes dans les considérants, et on devenait +opportuniste dans les desiderata pratiques en oubliant la signification +des considérants. + +Comment peut-on accorder avec ces desiderata pratiques l'opinion +suivante de la fédération communiste en mars 1850: «les ouvriers doivent +veiller à ce que l'insurrection révolutionnaire immédiate ne soit pas +supprimée directement après le triomphe. Leur intérêt est au contraire +de la continuer aussi longtemps que possible. Au lieu de supprimer les +soi-disant excès, on doit non seulement tolérer mais prendre la +direction de la vengeance populaire contre les personnes les plus haïes +ou les édifices publics.» Les intérêts des ouvriers sont opposés à ceux +de la bourgeoisie, qui veut tirer profit de l'insurrection pour +elle-même et frustrer le prolétariat des fruits du triomphe. Plus loin: +«nous avons vu comment les démocrates prendront la direction des +mouvements, comment ils seront obligés de proposer des mesures plus ou +moins socialistes. On demandera quelles mesures les ouvriers vont +opposer à ces propositions. Les ouvriers ne peuvent naturellement +demander au début du mouvement des mesures purement communistes, mais +ils peuvent: + +1° Forcer les démocrates à modifier l'ordre social actuel, à troubler la +marche régulière et à se compromettre eux-mêmes; + +2° Amener les propositions des démocrates, qui ne sont pas +révolutionnaires mais seulement réformatrices, à se transformer en +attaques directes contre la propriété privée. Par exemple: quand les +petits bourgeois proposent d'acheter les chemins de fer et les +fabriques, les ouvriers exigent leur confiscation sans indemnité comme +propriété des réactionnaires; quand les démocrates proposent les impôts +proportionnels, les ouvriers exigent les impôts progressifs; quand les +démocrates proposent une progression modérée, les ouvriers exigent une +progression qui ruine le grand capital; quand les démocrates proposent +une réduction des dettes nationales, les ouvriers exigent la banqueroute +de l'État.» Et leur manifeste finit avec ces mots: «leur devise dans la +lutte (c'est-à -dire, celle du parti prolétarien) doit être la révolution +en permanence.» + +Quelle différence avec la tendance étatiste des premiers desiderata! +Marx ne savait pas précisément ce qu'il voulait et c'est pourquoi tous +les deux ont raison, M. le professeur Georg Adler, qui met le doigt sur +les tendances anarchistes de Marx et M. Kautsky, qui affaiblit la +signification des paroles de Marx et signale ses idées centralistes, car +le premier cite la première moitié, les considérants, et le second la +seconde moitié avec les desiderata pratiques[51]. + +Contre ces traits caractéristiques des marxistes, il n'y a pas +grand'chose à dire. Et si jadis j'ai pu croire qu'il ne fallait pas +attribuer à Marx la tactique que ses partisans aveugles ont déclarée la +seule salutaire, j'ai fini par me rendre compte que Marx lui-même +suivrait cette direction. J'en ai acquis la certitude par la lecture de +cette lettre de Bakounine où il écrit: «Le fait principal, qui se +retrouve également dans le manifeste rédigé par M. Marx en 1864, au nom +du conseil général provisoire et qui a été éliminé du programme de +l'Internationale par le congrès de Genève, c'est la CONQUÊTE DU POUVOIR +POLITIQUE PAR LA CLASSE OUVRIÈRE. On comprend que des hommes aussi +indispensables que MM. Marx et Engels soient les partisans d'un +programme qui, en consacrant et en préconisant le pouvoir politique, +ouvre la porte à toutes les ambitions. Puisqu'il y aura un pouvoir +politique, il y aura nécessairement des sujets travestis +républicainement en citoyens, il est vrai, mais qui n'en seront pas +moins des sujets, et qui comme tels seront forcés d'obéir, parce que +sans obéissance il n'y a point de pouvoir possible. On m'objectera +qu'ils n'obéissent pas à des hommes mais à des lois qu'ils auront faites +eux-mêmes. À cela je répondrai que tout le monde sait comment, dans les +pays les plus démocratiques les plus libres mais politiquement +gouvernés, le peuple fait les lois, et ce que signifie son obéissance à +ces lois. Quiconque n'a pas le parti pris de prendre des fictions pour +des réalités, devra bien reconnaître que, même dans ces pays, le peuple +obéit non à des lois qu'il fait réellement, mais qu'on fait en son nom, +et qu'obéir à ces lois n'a jamais d'autre sens pour lui que de le +soumettre à l'arbitraire d'une minorité tutélaire et gouvernante +quelconque, ou, ce qui veut dire la même chose, d'être librement +esclave.» + +Nous voyons que «la conquête du pouvoir politique par la classe +ouvrière» fut déjà son idée fixe et lorsqu'il parlait de la dictature du +prolétariat, ne voulait-il pas parler en réalité de la dictature des +_meneurs_ du prolétariat? En ce cas, il faut l'avouer, le parti social +démocrate allemand a suivi religieusement la ligne de conduite tracée +par Marx. L'idéal peut donc se condenser dans ces quelques mots: +«L'assujettissement politique et l'exploitation économique des classes.» +Il est impossible de se soustraire à cette logique conclusion lorsqu'on +vise à «la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière» avec +toutes ses inévitables conséquences. Lorsque Bebel--au congrès de +Francfort--dit, et fort justement: «Si les paysans ne veulent pas se +laisser convaincre nous n'aurons pas à nous occuper des paysans. Leurs +préjugés, leur ignorance, leur étroitesse d'esprit ne doivent pas nous +pousser à abandonner en partie nos principes», et qu'en s'adressant aux +députés bavarois il ajoute ceci: «Vous n'êtes pas les représentants des +paysans bavarois, mais d'intelligents ouvriers industriels», il ne fit +que répéter ce que Bakounine avait déjà dit en 1872. D'après Bakounine, +en effet, les marxistes s'imaginent que «le prolétariat des villes est +appelé aujourd'hui à détrôner la classe bourgeoise, à l'absorber et à +partager avec elle la domination et l'exploitation du prolétariat des +campagnes, ce dernier paria de l'histoire, sauf à celui-ci de se +révolter et de supprimer toutes les classes, toutes les dominations, +tous les pouvoirs, en un mot tous les États plus tard». Et comme il +apprécie bien la signification des candidatures ouvrières pour les +corps législatifs lorsqu'il écrit: «C'est toujours le même tempérament +allemand et la même logique qui les conduit directement, fatalement dans +ce que nous appelons le _socialisme bourgeois_, et à la conclusion d'un +pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale, ou forcée de se +faire telle; et la minorité _intelligente_, respectable, c'est-à -dire +_embourgeoisée_ du prolétariat des villes, à l'exclusion et au détriment +de la masse du prolétariat, non seulement des campagnes mais des villes. +Tel est le vrai sens des candidatures ouvrières aux parlements des États +existants et celui de la conquête du pouvoir politique par la classe +ouvrière.» + +Encore une fois, que peut-on raisonnablement objecter à cette +argumentation? Et c'est vraiment étrange que cette lettre inédite de +Bakounine, qui parut à la fin de l'année dernière, ait été absolument +ignorée par les social-démocrates allemands. Pour dire vrai, cela n'est +pas étrange du tout, mais au contraire fort naturel. Car ces messieurs +ne désirent nullement se placer sur un terrain où leur socialisme +autoritaire est aussi clairement et aussi véridiquement exposé et +combattu. + +On sait que Marx lui-même pensait de cette façon, et nous ne comprenons +pas qu'Engels, qui si pieusement veilla sur l'héritage spirituel de son +ami, contemplât, en l'approuvant, le mouvement allemand, quoique dans +ses productions scientifiques, il se montrât quelque peu anarchiste. + +D'étranges révélations ont cependant été faites au sujet de la situation +de Marx vis-à -vis du programme social-démocrate allemand. Car, alors +qu'universellement Marx était considéré comme le père spirituel de ce +programme,--depuis 1875 le programme du parti,--on a appris par un +article qu'Engels publia en 1891 dans la _Neue Zeit_ contre le désir +formel de Bebel, que Marx, loin d'avoir été l'inspirateur de ce +programme, l'avait véhémentement combattu et qu'on l'avait adopté malgré +lui. La fraction social-démocrate du Reichstag s'est donc rendue +coupable d'un véritable abus de confiance et rien n'a autant aidé à +ébranler ma confiance dans les chefs du parti allemand que cette +inexcusable action. Quinze ans durant on a laissé croire aux membres du +parti que leur programme avait été élaboré avec l'approbation de Marx, +et le plus étonnant est que cela se soit fait avec l'assentiment tacite +de Marx et d'Engels qui, ni l'un ni l'autre, ne se sont opposés à cette +_pia fraus_. Des chefs de parti qui se permettent de pareilles erreurs +sont certes capables de bien d'autres choses encore. Voyons dans quels +termes réprobateurs, anéantissants même, Marx critique ce programme: «Il +est de mon devoir de ne pas accepter, même par un silence diplomatique, +un programme qu'à mon avis il faudrait rejeter comme démoralisant le +parti.» Ce qui n'empêche nullement Marx de se taire et de ne pas +protester, le programme une fois adopté. En ce qui concerne la partie +«pratique» du programme, Marx dit: «Ses réclamations politiques ne +contiennent pas autre chose que l'antique et universelle litanie +démocratique: suffrage universel, législation directe, droit populaire, +etc. Elles ne sont qu'un écho du parti du peuple (_Volkspartei_) +bourgeois et de la ligue de la paix et de la liberté[52].» Et pour de +pareilles fariboles on engagerait la lutte contre le monde entier! Pour +des niaiseries semblables nous risquerions la prison, voire même la +potence! Et plus loin: «Le programme tout entier, malgré ses fioritures +démocratiques, est complètement empoisonné par la croyance de «sujet à +l'État» de la secte lassallienne, ou bien, ce qui ne vaut guère mieux, +par la croyance aux merveilles démocratiques, ou, plutôt, par le +compromis entre ces deux sortes de croyance aux miracles, toutes deux +également éloignées du socialisme.» + +Marx dit encore: «Quel changement l'État subira-t-il dans une société +communiste? En d'autres termes: Quelles fonctions sociales subsisteront, +analogues aux fonctions actuelles de l'État? À cette question, il faut +une réponse scientifique et on n'approche pas d'un saut de puce de la +solution en faisant mille combinaisons du mot _peuple_ avec le mot +_État_. Entre la société capitaliste et la société communiste il y a la +période transitoire révolutionnaire. À celle-ci correspond une période +transitoire politique dont la forme ne saurait être que la dictature +révolutionnaire du prolétariat.» Fort judicieusement, Merlino dit à ce +sujet: «Marx a bien prévu que l'État sombrerait un jour, mais il a +renvoyé son abolition au lendemain de l'abolition du capitalisme, comme +les prêtres placent après la mort le paradis.» + +Une lamentable mystification a donc eu lieu ici, contre laquelle on ne +saurait trop protester. + +Au congrès de Halle, dit Merlino, les social-démocrates se sont +démasqués: ils ont publiquement dit adieu à la révolution et désavoué +quelques théories révolutionnaires d'antan, pour se lancer dans la +politique parlementaire et dans le fatras de la législation ouvrière. À +notre avis, on a _toujours_ suivi cette voie. Seulement, petit à petit, +tout le monde s'en est aperçu. Si Marx juge le programme +social-démocrate allemand «infecté, d'un bout à l'autre, de fétichisme +envers l'État», on est bien tenté de croire qu'il y a quelque chose qui +n'est pas net! Liebknecht lui-même ne reconnaît-il pas que le parti +allemand--de 1875 à 1891, c'est-à -dire du moins du congrès de Gotha au +congrès d'Erfurt--professait le socialisme d'État? Au congrès de Berlin, +au sujet du socialisme étatiste, Liebknecht dit: «Si l'État faisait peau +neuve, s'il cessait d'être un État de classes en faisant disparaître +l'opposition des classes par l'abolition des classes mêmes, alors ... +mais alors il devient l'État socialiste, en ce sens nous pourrions dire, +si toutefois nous voulions encore donner le nom d'État à la société que +nous désirons établir: Ce que nous voulons c'est le socialisme étatiste! +Mais en ce sens-là seulement! Or, ce n'est pas cette signification qu'y +attachent tous ces messieurs: ils ont en vue l'État actuel; ils veulent +(réaliser) le socialisme dans l'État actuel, c'est-à -dire la quadrature +du cercle,--un socialisme qui n'est pas le socialisme dans un État qui +est tout le contraire du socialisme. Oui, une tentative a été faite +d'instaurer en Allemagne le socialisme d'État dans son sens idéal: la +réelle transformation de l'État en un État socialiste. Cette tentative +fut l'oeuvre de Lassalle par sa fameuse proposition de créer, avec +l'aide de l'État, des associations productrices qui, graduellement, +prendraient en mains la production et réaliseraient, après une période +transitoire de concurrence avec la production capitaliste privée, le +véritable socialisme d'État. C'était une utopie et nous avons tous +compris que cette idée n'est pas réalisable. Nous avons si complètement +et formellement rompu avec cette idée utopique à présent que, au lieu du +programme-compromis de 1875 qui contenait encore, quoique sous toutes +sortes de réserves, l'idée de ce socialisme d'État, nous avons adopté le +nouveau programme d'Erfurt. Je dis «avec toutes sortes de réserves», car +alors on s'aperçut qu'il y avait ici une contradiction; que le +socialisme est révolutionnaire, qu'il doit être révolutionnaire et qu'il +est sur un pied de guerre à mort contre l'État réactionnaire. On +s'efforça donc d'obtenir autant de garantie que possible, afin que +l'État ne pût abuser du pouvoir économique obtenu par ces associations +productrices et que tout bonnement il s'assassinât lui-même. Dans le +programme de Gotha on lit: «Le parti ouvrier socialiste allemand +réclame, afin d'aplanir la voie vers la solution de la question sociale, +la création d'associations productrices socialistes avec l'aide de +l'État et sous le contrôle démocratique du peuple travailleur.» On +s'imaginait donc que dans l'État actuel, qui grâce à un miracle +quelconque se serait converti à un honnête socialisme d'État, un +contrôle démocratique serait possible, c'est-à -dire un État démocratique +dans un État bureaucratique, semi-féodal et policier, qui, de par son +essence même, ne saurait être ni socialiste ni démocrate. La phrase +suivante: «Les associations productrices doivent être créées, pour +l'industrie et pour l'agriculture, dans de telles proportions, que +d'elles dérive l'organisation socialiste de la production tout entière», +prouve clairement jusqu'à quel degré on s'illusionnait encore au sujet +des rapports entre l'État actuel et le socialisme. Autre garantie contre +l'abus du socialisme d'État: ou déclara que nous voulions établir l'État +_libre_ et la société socialiste. Mais l'État libre ne saurait jamais +être l'État actuel; un État libre ne sera jamais possible sur les bases +de la production capitaliste, parce que, comme cela est démontré +clairement dans notre nouveau programme, le capitalisme, qui a comme +condition vitale le monopole des moyens de production, réclame, outre le +pouvoir économique, l'esclavage politique de sorte que l'État actuel ne +pourra jamais être socialiste[53].» + +Malgré tout cela, et suivant les déclarations de Liebknecht lui-même, le +parti social-démocrate allemand a professé pendant quinze années le +socialisme d'État. + +Et il n'a pas encore perdu ce caractère, quoi qu'on en dise. Or n'est-il +pas vrai que, dans l'idée des collectivistes, l'État, c'est-à -dire la +représentation nationale ou communale, prend la place du patron et que, +pour le reste, rien ne change[54]? Fort justement Kropotkine écrit: «Ce +sont les représentants de la nation ou de la commune et leurs délégués, +leurs fonctionnaires qui deviennent gérants de l'industrie. Ce sont eux +aussi qui se réservent le droit d'employer dans l'intérêt de tous la +plus-value de la production[55]». N'est-il pas vrai que le +parlementarisme conduise inévitablement au socialisme étatiste? +Bernstein ne parle-t-il pas d'une «étatisation» de la grande production +(_Verstaatlichung der Grossproduktion_), laissant sans solution la +question de savoir «si l'État réglera d'abord seulement le contrôle, ou +bien s'il s'emparera immédiatement de la direction effective de la +production[56]». Très catégoriquement Bernstein envisage donc la +direction immédiate de l'industrie par l'État comme le _but final_ à +atteindre. + +Certes, cela ne ressemble en rien à l'État _libre_. Il est vrai que les +social-démocrates allemands ne désirent nullement la liberté. Pas plus +qu'ils ne tolèrent la liberté dans leur propre parti, ils ne la +toléreraient si en Allemagne ou ailleurs ils étaient les maîtres. Le lit +de Procuste de la social-démocratie allemande n'est pas fait pour +l'homme libre. + +Merlino disait du programme d'Erfurt: «Tel est le programme d'Erfurt, +fruit de quinze ans de réaction socialiste et d'agitation électorale, à +base de suffrage universel accordé aux classes ouvrières, pour les +tromper, les diviser et les détourner de la voie révolutionnaire[57].» + + * * * * * + +Il est regrettable que, généralement, les différences d'opinion donnent +lieu à des discussions peu courtoises. Pourquoi, en effet, ne pas +reconnaître loyalement les mérites ou le savoir de l'adversaire? Faut-il +donc nécessairement être, dans le monde de la science, ou dieu, ou +diable? + +S'il faut en croire Engels, Dühring ne serait qu'un faible esprit et un +zéro «irresponsable et possédé par la manie des grandeurs». Par contre, +Dühring, dans ses écrits, ne se borne pas à critiquer les oeuvres de +Marx: il injurie l'écrivain. Quand même il aurait raison dans ses +critiques, il y a quelque chose de repoussant dans l'allure personnelle +et subjective de ses attaques. Il dit de Marx: «Son communisme d'État, +théocratique et autoritaire est injuste, immoral et contraire à la +liberté. Supposons, au jubilé marxiste, toute propriété dans la grande +armoire à provisions de l'État socialiste. Chacun sera alors renseigné +par Marx et ses amis sur ce qu'il mangera et boira et sur ce qu'il +recevra de l'armoire aux provisions; puis encore sur les corvées à +exécuter dans les casernes du travail. À en juger d'après la presse et +l'agitation marxistes, la justice et la vérité seraient certainement la +dernière des choses prises en considération dans cet État despotique et +autoritaire[58]. La plus despotique confiscation de la liberté +individuelle, oui, la spoliation à tous les degrés, sous la forme de +l'arbitraire bureaucratique et communiste, serait la base de cet État. +Par exemple, les productions de l'esprit ne seraient tolérées dans +l'État marxiste qu'avec l'autorisation de Marx et des siens et Marx, en +sa qualité de grand-policier, grand-censeur et grand-prêtre, +n'hésiterait pas, au nom du bien-être socialiste, à exterminer les +hérésies qu'actuellement il ne peut combattre qu'au moyen de quelques +chicanes littéraires. Il n'y aurait, physiquement et moralement, que des +serviteurs communistes de l'État et, pour se servir de la dénomination +antique, que des esclaves publics. Quels sont, dans leurs subdivisions, +les rapports mutuels du troupeau de cette étable communiste, combien les +besoins de la nourriture, les rations à l'auge et les différentes +corvées sont «_allerhöchst staatsspielerisch_» et comment on en +tiendrait la comptabilité, voilà le secret qui doit rester caché +jusqu'après l'année jubilaire; car Marx considérerait cette révélation +comme du socialisme fantaisiste. C'est justement pour cette raison que +le public, qui devait être mystifié, est renvoyé aux calendes grecques +par l'inventeur de l'année jubilaire, Marx, qui prétend qu'on ne peut +demander des renseignements sur les situations de l'avenir[59]» + +Une telle critique, quoique juste au fond, répugne par sa forme +grossière. Soyez rigoureux dans l'analyse, ne ménagez rien dans la +critique, mais ne gâtez pas votre cause en lui donnant une forme qui +dépasse les bornes d'un début convenable. + +L'admirateur de Dühring, le Dr B. Friedlaender, va également trop loin +lorsqu'il écrit dans son intéressante brochure[60]: «Pour être aussi +hérésiarque que possible envers ceux qui prétendent que la liberté de +la critique doit s'arrêter à Marx, je prétends: Avec la même somme de +capital et de travail,--c'est-à -dire avec la somme d'argent, de réclame +et de contre-réclame à l'aide de laquelle Marx est arrivé, parmi la +masse, à la considération et à la gloire dont il jouit et dont il jouira +encore quelque temps, probablement,--on aurait pu gonfler n'importe quel +écrivain socialiste jusqu'à en faire une autorité inaccessible.» Même le +plus grand adversaire de Marx considérera ce jugement comme inexact. +Marx restera incontestablement, pour les générations futures, un des +grands précurseurs de cette économie politique qui, surtout au point de +vue critique, a combattu le vieux dogme. Par un jugement pareil on se +fait plus de tort que de bien. Ceci nous remémore la réflexion +spirituelle de Paul-Louis Courier: «Je voudrais bien répondre à ce +monsieur, mais je le crois fâché. Il m'appelle jacobin, révolutionnaire, +plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, pestiféré ou pestifère, +enragé, imposteur, calomniateur, libelliste, homme horrible, ordurier, +grimacier, chiffonnier. C'est, tout, si j'ai mémoire. Je vois ce qu'il +veut dire: il entend que lui et moi sommes d'avis différent.» + +Quels efforts que je fasse pour me faire une conception de l'État, je ne +puis trouver comment le marxiste pourra se délivrer du socialisme +d'État. En disant cela je n'accuse point Marx et ceux qui veulent me +combattre n'ont qu'à prouver qu'on peut aboutir à un autre résultat. +Comment les marxistes réaliseront-ils l'ensemble de leur programme +pratique, _sinon par l'État_ et par l'extension continuelle de son +autorité?--cela se passe déjà actuellement.--Son pouvoir et son champ +d'action s'étendent d'une manière extraordinaire. Ainsi il s'empare +continuellement de nouvelles organisations: chemins de fer de l'État, +téléphones de l'État, assurance par l'État, banque hypothécaire d'État, +pharmacies de l'État, médecins de l'État, mines de l'État, monopole +d'État pour le sel, le tabac,... et où cela finira-t-il, une fois engagé +sur cette route? Au lieu d'être des esclaves particuliers, les +travailleurs seront les esclaves de l'État. Oui, on parle déjà de la +protection légale des ouvriers contre les patrons, comme jadis on avait +la protection des esclaves contre leurs propriétaires. + +À ce point de vue je suis de l'avis du Dr Friedlaender lorsqu'il écrit: +«Quand on songe que c'est l'État qui encourage l'exploitation et la rend +possible en maintenant par la force les soi-disant droits de propriété +qui ne constituent pas précisément un vol, mais conduisent à une +spoliation des travailleurs équivalant à un vol proprement dit,--on est +tout étonné de voir précisément cet État--source du vol et de +l'esclavage--jouer le rôle de protecteur des spoliés et de libérateur +des esclaves salariés. L'État maintient l'exploitation par son pouvoir +autoritaire et cherche en même temps à faire dévier les conséquences +extrêmes de l'esclavage des salariés qu'il a érigé en principe, par des +lois contre les accidents et la vieillesse, des lois sur les fabriques, +et la fixation, par des règlements, de la durée de la journée de +travail. Cette atténuation d'une contrainte remplacée par une autre peut +être considérée en général comme un adoucissement, mais le côté +dangereux de la chose c'est que la marche en avant dans cette voie +consolide le pouvoir de l'État et aboutit finalement au socialisme +d'État. La diminution du sentiment libertaire, à mesure que s'améliore +la situation sociale, est un axiome connu déjà au temps des empereurs +de l'ancienne Rome. _Panem et circenses_! Du pain et les jeux du cirque! +Que leur chaut la liberté, l'indépendance, la dignité humaine? C'est +ainsi que la soi-disant social-démocratie prépare de toutes ses forces +l'avènement du socialisme d'État et favorise la servitude et le culte du +pouvoir.» + +Nous demandons de nouveau que l'on nous prouve comment on se soustraira +à ces conséquences fatales, une fois engagé dans cette voie. On n'arrive +pas d'un seul effort aussi loin, mais on avance pas à pas et tout à coup +on découvre qu'on est embourbé. Pour retourner il manque à la plupart le +courage moral, la force pour renier leur passé et combattre leurs +anciens amis. Bebel, par exemple, qui vient de retrouver son moi, pour +ainsi dire, n'avancera plus et louvoiera toujours dans les mêmes +eaux[61]. + +On ne peut douter de la loyauté de quelqu'un, même lorsqu'il raconte des +choses invraisemblables. Comment, par exemple, un ami du prolétariat, un +révolutionnaire, qui prétend vouloir sérieusement l'affranchissement des +masses et se met plus ou moins à la tête des mouvements révolutionnaires +dans les divers pays, peut-il rêver que le prolétariat se soumettrait à +une idée unique, éclose dans son cerveau? Comment peut-il se figurer la +dictature d'une ou de quelques personnalités sans y voir en germe la +destruction de son oeuvre? Bakounine a écrit si justement: + +«Je pense que M. Marx est un révolutionnaire très sérieux, sinon +toujours très sincère, qu'il veut réellement le soulèvement des masses; +et je me demande comment il fait pour ne point voir que l'établissement +d'une dictature universelle, collective, ou individuelle,--d'une +dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingénieur en chef +de la révolution mondiale, réglant et dirigeant le mouvement +insurrectionnel des masses dans tous les pays, comme on dirige une +machine,--que cet établissement suffirait à lui seul pour tuer la +révolution, paralyser et fausser tous les mouvements populaires? Quel +homme, quel groupe d'individus, si grand que soit leur génie, oseraient +se flatter de pouvoir seulement embrasser et comprendre l'infinie +multitude d'intérêts, de tendances et d'actions si diverses dans chaque +pays, chaque province, chaque localité, chaque métier, dont l'ensemble +immense, unifié mais non uniformisé par une grande aspiration commune et +par quelques principes fondamentaux, passés désormais dans la conscience +des masses, constituera la future révolution sociale?» + +Qu'on se remémore par exemple le congrès international où tous les pays +étaient représentés, mais où une certaine fraction avait le droit de +rappel à l'ordre, même par la force, qu'on songe à ce qui s'est passé à +Zurich où une minorité, d'opinion divergente, mais socialiste comme les +autres, fut tout simplement exclue! Comme on fait déjà fi de la liberté +dans ces congrès où l'on ne dispose encore que de peu de pouvoir! Et +qu'y fait-on de la soi-disant dictature du prolétariat? On peut s'écrier +sans arrière-pensée: Adieu liberté ... Sur ce terrain-là on, a plutôt +reculé qu'avancé et telle société posséderait déjà , à sa naissance, les +germes de sa décomposition. C'est surtout sur le terrain intellectuel +que toute contrainte doit être abolie car dès que la libre expression +des idées est entravée, on nuit à la société. Mill dit à ce sujet[62]: +«Le mal qu'il y a à étouffer une opinion réside en ce que par là +l'humanité est spoliée: la postérité aussi bien que la génération +actuelle, ceux qui ne préconisent pas cette idée encore plus que ceux +qui en sont partisans. Si une opinion est vraie, ils n'auront pas +l'occasion d'échanger une erreur contre une vérité; et si elle est +fausse, ils y perdront un grand avantage: une conception plus nette, une +impression plus vivante de la vérité, jaillie de sa lutte avec +l'erreur.» Examinons n'importe quelle question: la nourriture, la +vaccine, etc. La grande masse, ainsi que la science, prétend que la +nourriture qui convient le plus à l'homme est un mélange de mets à base +de viande et de végétaux. Pourra-t-on me forcer à renoncer au +végétarisme pur, puisque celui-ci me paraît meilleur? N'aurai-je pas la +liberté de travailler à sa diffusion? Dois-je me soumettre parce que mes +idées diététiques sont des hérésies pour les autres? Il en est de même +de la vaccine. Lorsque toute la Faculté considère la vaccine comme un +préservatif contre la petite vérole et que je considère ce moyen comme +un danger, peut-on me forcer à renier mon opinion et à me soumettre à +une pratique que j'abhorre? Il a été prouvé maintes fois que l'hérésie +d'un individu était la religion de l'avenir. S'il ne lui est pas +possible de se faire entendre, la science y perd et l'humanité ne peut +profiter des progrès de l'esprit librement développé. + +Les critiques du socialisme concernent spécialement le socialisme +autoritaire, préconisé surtout par les social-démocrates allemands. À ce +point de vue on comprend le livre de Richter[63] et sa critique atteint +le but pour autant qu'elle s'adresse au socialisme autoritaire. Mais son +grand défaut est de considérer un courant du socialisme--et non le +meilleur--comme _le_ socialisme. + +En Allemagne et partout où les marxistes sont en majorité ils donnent à +entendre qu'on n'obtiendra la justice économique qu'au prix de la +liberté personnelle et par l'oppression des meilleures tendances du +socialisme. C'est à peine si l'on connaît un autre courant socialiste; +car dès qu'on osa combattre les théories de Marx: Dühring, Hertzka et +Kropotkine par exemple, furent exécutés par le tribunal sectaire sous la +présidence d'Engels. Utopiste, fanatique, imposteur, anarchiste, +mouchard, voilà les épithètes employées en diverses circonstances. Et +les petits faisaient chorus avec les grands, car ici vient à propos le +dicton: + + «Quand un gendarme rit + Dans la gendarmerie, + Tous les gendarmes rient + Dans la gendarmerie». + +On veut la réglementation de la production. C'est parfait; mais comment? +La question de la propriété est résolue et toute la propriété +individuelle est collective. L'État--ou, comme disent les prudents, la +société--disposera donc du sol et de tous les moyens de production. +(Souvent on emploie indifféremment les mots État et Société parce qu'on +leur donne la même signification. On emploie encore le non-sens «État +populaire».) + +Les propriétaires actuels seront remplacés par les employés de l'État; +les esclaves privés deviendront esclaves de l'État. Le peuple souverain +nommera des titulaires aux différentes fonctions. Cette organisation +donnera, comme le remarque Herbert Spencer, une société ayant beaucoup +de ressemblance avec l'ancien Pérou, «où la masse populaire était +divisée artificiellement en groupes de 10, 50, 100, 500 et 1000 +individus, surveillés par des employés de tout grade, enchaînés à la +terre, surveillés et contrôlés dans leur travail aussi bien que dans +leur vie privée, s'exténuant sans espoir pour entretenir les employés du +système gouvernemental». Il est vrai qu'ils reçoivent leur suffisance de +tout et, loin de considérer cet avantage comme minime, nous +reconnaissons volontiers que c'est un progrès, qui ne peut cependant +être considéré comme un idéal par un homme pensant, un libertaire. + +Sur ce point-là également il n'y a pas de divergence d'opinion entre +socialistes, à quelque école qu'ils appartiennent; tous changent le +principe _ab Jove principium_ en _ab ventre principium_ ou, comme le +disait Frédéric II: «Toute civilisation a pour origine l'estomac.» +«C'est que la faim est un rude et invincible despote et la nécessité de +se nourrir, nécessité tout individuelle, est la première loi, la +condition suprême de l'existence. C'est la base de toute vie humaine et +sociale, comme c'est aussi celle de la vie animale et végétale. Se +révolter contre elle, c'est anéantir tout le reste, c'est se condamner +au néant.» (BAKOUNINE.) Mais le despotisme également pourrait donner +assez à tous, c'est donc une question qui ne peut nous laisser +indifférents. + +Que ceux qui considèrent ceci comme une raillerie des idées marxistes, +nous prouvent que dans leurs écrits ils parlent d'autre chose que de +tutelle de l'État; qu'ils traitent de la prise de possession de +certaines branches de production par des groupes autonomes d'ouvriers, +ne dépendant pas de l'État, même pas de l'État populaire. La +réglementation individuelle est autre chose que la réglementation +centralisée de la production, quoique, en fait, on lui ait ôté +superficiellement ce semblant d'individualisme par le suffrage +universel. Même, par suite des critiques de Richter et d'autres, on a +été forcé de donner un peu plus d'explications; toutefois, dans la +brochure de Kurt Falk[64], on parle d' «associations économiques +_(wirthschaftliche)_ indépendantes», qui forment probablement des +fédérations avec d'autres associations, etc.; mais du côté scientifique +socialiste officiel cette idée des tendances plus libres fut toujours +combattue à outrance. Remarquons, entre parenthèses, que Kurt Falk (p. +67), croyant être excessivement radical, fait la proposition que les +habitants d'une prison choisissent eux-mêmes leurs gardiens! Quelle +belle société, en effet, qui n'a pas su se délivrer seulement des +prisons. Nous sommes de tels utopistes que nous entrevoyons une société +où la prison n'existera plus et nous ne voudrions pas collaborer à la +réalisation d'une société future, si nous avions la certitude de devoir +y conserver des prisons avec leurs gardiens,--fussent-ils élus,--la +police, la justice et autres inutilités. + +Voilà pourquoi les marxistes traitent d'une manière superficielle +l'organisation de la société future, quoique Bebel se soit oublié un +jour à en donner un aperçu dans un ouvrage où personne ne le +chercherait, son livre sur la _Femme_, dont un quart traite la question +féminine et, le reste l'organisation future de la société. + +Il y a une certaine vérité dans la réponse faite aux interrogateurs +importuns, que «la forme future de la société sera le résultat de son +développement et que prématurément nous ne pouvons la définir», mais ce +n'est pas non plus sans raison que Kropotkine, interprétant ces paroles +des marxistes: «Nous ne voulons pas discuter les théories de l'avenir», +prétend qu'elles signifient réellement: «Ne discutez pas notre théorie, +mais aidez-nous à la réaliser». C'est-à -dire, on force la plupart à +suivre les meneurs, sans savoir si on ne va pas au devant de nouvelles +désillusions, qu'on aurait pu éviter en connaissant la direction vers +laquelle on marchait.» + +Deux remarques de Kropotkine et de Quinet s'imposent à la réflexion. +Elles sont tellement exactes que chaque fois que nous traitons ce sujet +elles nous reviennent à la mémoire: D'abord celle de Quinet que la +caractéristique de la Grande Révolution est la témérité des actes des +_ancêtres_ et la simplicité de leurs idées, c'est-à -dire des actes +ultra-révolutionnaires à côté d'idées timides et réactionnaires. En +second lieu, que l'on ne sait pas abandonner les organisations du passé. +On suppose l'avenir coulé dans le même moule que le passé contre lequel +on se révolte, et on est tellement attaché à ce passé qu'on n'arrive pas +à marcher crânement vers l'avenir. Les révolutions n'ont pas échoué +parce qu'elles allaient trop loin, mais parce qu'elles n'allaient pas +assez loin. _Échouer_ n'est en somme pas le mot propre, car toute +révolution a donné ce qu'elle pouvait. Mais nous prétendons qu'elles +n'apportèrent pas la délivrance des classes travailleuses et que +celles-ci, malgré toutes les révolutions, croupissent toujours dans +l'esclavage, la misère et l'ignorance. + +La bourgeoisie de 1789 ne savait pas non plus ce que l'avenir +apporterait, mais elle savait ce qu'elle voulait et elle exécuta ses +projets. Depuis longtemps elle s'y préparait et lorsque le peuple se +révolta, elle le laissa collaborer à la réalisation de son idéal, +qu'elle atteignit, en effet, dans ses grandes lignes. + +Mais aujourd'hui il n'est presque plus permis de parler de l'avenir. Ce +n'est pas étonnant, la préoccupation principale étant de gagner des voix +aux élections. Lorsqu'on traite de cet avenir où la classe intermédiaire +des petits boutiquiers et paysans sera supprimée, on se fait de ces gens +des ennemis et il n'y a plus à compter sur les victoires socialistes aux +élections. Parlez-leur de réformes qui promettent de l'amélioration à +leur situation, ils vous suivront, mais dès qu'on s'occupe du rôle de la +révolution, ils vous lâchent. On doit bien se convaincre du rôle de la +révolution et ériger à côté de l'oeuvre de destruction de l'idée, celle +de sa revivification. + +C'est difficile parce qu'il faut se défaire, pour y arriver, d'une masse +de préjugés, comme le dit Kropotkine: «Tous, nous avons été nourris de +préjugés sur les formions providentielles de l'État. Toute notre +éducation, depuis l'enseignement des traditions romaines jusqu'au code +de Byzance que l'on étudie sous le nom de droit romain, et les sciences +diverses professées dans les universités, nous habituent à croire au +gouvernement et aux vertus de l'État-Providence. Des systèmes de +philosophie ont été élaborés et enseignés pour maintenir ce préjugé. Des +théories de la loi sont rédigées dans le même but. Toute la politique +est basée sur ce principe; et chaque politicien, quelle que soit sa +nuance, vient toujours dire au peuple: «Donnez-moi le pouvoir, je veux, +je peux vous affranchir des misères qui pèsent sur vous. Du berceau au +tombeau, tous nos agissements sont dirigés par ce principe.» + +Voilà l'obstacle, mais si difficile qu'il soit à surmonter, on ne doit +pas s'arrêter. Nous sommes forcés, dans notre propre intérêt, de savoir +ce que l'avenir peut et doit nous apporter. + +Il est donc inexact de prétendre que divers chemins mènent au même but; +non, on ne cherche pas à atteindre la même solution, mais on suit des +lignes parallèles qui ne se touchent pas. Et, quoiqu'il soit possible +que l'avenir appartienne à ceux qui poursuivent la conquête du pouvoir +politique, nous sommes convaincus que, par les expériences qu'ils font +du parlementarisme, les ouvriers seront précisément guéris de croire à +la possibilité d'obtenir par là leur affranchissement. De tels +socialistes appartiennent à un parti radical de réformes, qui conserve +dans son programme la transformation de la propriété privée en propriété +collective, mais en mettant cette transformation à l'arrière-plan. Les +considérants du programme étaient communistes et on y indiqua le but à +atteindre; mais par le programme pratique on aida à la conservation de +l'État actuel. Il y avait donc contradiction entre la partie théorique +avec ses considérants principiels et la partie pratique, réalisable dans +le cadre de la société actuelle, toutes deux se juxtaposant l'une à +l'autre sans aucun trait d'union, comme nous l'avons prouvé +précédemment. + +Cela fut possible, au commencement, mais, par suite du développement des +idées, cette contradiction apparut plus nettement. Ce qui ne se +ressemble ne s'assemble. Et ne vaudrait-il pas mieux se séparer à la +bifurcation du chemin? Pas plus que précédemment, les marxistes +n'admettent qu'il y ait différentes manières d'être socialiste. +Bakounine s'en plaignait déjà lorsqu'il écrivait: «Nous reconnaissons +parfaitement leur droit (des marxistes) de marcher dans la voie qui leur +paraît la meilleure, pourvu qu'ils nous laissent la même liberté! Nous +reconnaissons même qu'il est fort possible que, par toute leur histoire, +leur nature particulière, l'état de leur civilisation et toute leur +situation actuelle, ils soient forcés de marcher dans cette voie. Que +les travailleurs allemands, américains et anglais s'efforcent de +conquérir le pouvoir politique, puisque cela leur plaît. Mais qu'ils +permettent aux travailleurs des autres pays de marcher avec la même +énergie à la destruction de tous les pouvoirs politiques. La liberté +pour tous et le respect mutuel de cette liberté, ai-je dit, telles sont +les conditions essentielles de la solidarité internationale. + +Mais M. Marx ne veut évidemment pas de cette solidarité, puisqu'il +refuse de reconnaître la liberté individuelle. Pour appuyer ce refus, il +a une théorie toute spéciale, qui n'est, d'ailleurs, qu'une conséquence +logique de son système. L'état politique de chaque pays, dit-il, est +toujours le produit et l'expression fidèle de sa situation économique; +pour changer le premier, il faut transformer cette dernière. Tout le +secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là . Il ne tient +aucun compte des autres éléments de l'histoire: tels que la réaction +pourtant évidente des institutions politiques, juridiques et religieuses +sur la situation économique.» + +Voici la parole d'un homme libertaire et tolérant: Ne mérite la liberté +que celui qui respecte celle des autres! Combien peu, même parmi les +grands hommes, respectent la liberté de pensée, surtout quand l'opinion +des autres est diamétralement opposée à la leur. On conspue le dogme de +l'infaillibilité papale, mais combien prônent leur propre +infaillibilité! Comme si l'une n'était pas aussi absurde que l'autre! + +Il est impossible de comprimer les esprits dans l'étau de ses propres +idées; mais on doit laisser à chacun la liberté de se développer suivant +sa propre individualité. Dès qu'on prononce des mots comme le «véritable +intérêt populaire», le «bien public», etc., c'est souvent avec +l'arrière-pensée de masquer par là la dénégation de la liberté +individuelle à la minorité. Et ce n'est autre chose que la proclamation +de l'absolutisme le plus illimité. En effet, devant ce principe, tout +gouvernement (monarchie, représentation du peuple ou majorité du peuple) +ne doit pas seulement proclamer ce qu'_il_ considère comme le véritable +intérêt populaire, le bien public, mais il est obligé de forcer tout +individu à accepter son opinion. Toute autre doctrine, toute hérésie, +toute religion, contraire doit être exterminée dès que le gouvernement +croit que cela est nécessaire au véritable intérêt populaire, au bien +public. + +Le Dr Friedlaender fait mention de trois courants de l'idée socialiste +qu'il détermine comme suit: + +1° Les marxistes veulent, au nom de la «société», s'emparer du produit +du travail et le faire partager par les bureaucrates pour le soi-disant +«bien-être de tous». Et, si je ne me soumets pas, on emploiera la force. +L'idée motrice de l'activité économique résulterait d'une espèce de +sensation du devoir inspiré par le communisme d'État, et là où elle ne +suffirait pas, de la contrainte économique ou brutale de l'État; d'après +le modèle du soi-disant devoir militaire d'aujourd'hui, où il y a +également des «volontaires». + +«2° Les anarchistes communistes proclament le «droit de jouissance» sur +les produits du travail des autres. Quand on accepte cela sans une +rémunération de même valeur, on se laisse doter. En vérité le communisme +anarchiste aboutit à une dotation réciproque, sans s'occuper de la +valeur des objets ou services échangés. L'idée motrice de l'activité +économique serait d'une part le penchant inné vers le travail +économique, penchant qui n'a pas de but égoïste, d'autre part, un +sentiment de justice, pour ne pas dire de pudeur, qui empêcherait que +l'on se laissât continuellement doter sans services réciproques. + +«3° Le système anticrate-socialitaire de Dühring, c'est-à -dire le +socialisme-libertaire, proclame, à côté de l'égalité des conditions de +production, le droit de jouissance complet sur le produit du travail +individuel et, comme complément, le libre échange des produits de même +valeur. L'idée motrice de l'activité économique serait l'intérêt +personnel, non dans son acception égoïste basée sur la spoliation des +autres, mais dans le sens d'un égoïsme salutaire. Nous travaillons pour +vivre, pour consommer. Nous travaillons plus pour pouvoir consommer +plus. Nous travaillons non par force, non par devoir, non pour notre +propre satisfaction (tant mieux pour moi si le travail me procure une +satisfaction), mais par intérêt personnel. Est-ce que ce système +n'aurait pas une base plus solide que le communisme anarchiste? Celui +qui aime à donner peut le faire, mais peut-on ériger en régie générale +la dotation réciproque?» + +Cette explication ne brille ni par la clarté ni par la simplicité et +elle est très mal formulée. + +Ces deux derniers systèmes sont donc défendus par des socialistes +libertaires et le premier par les partisans du socialisme autoritaire. +Comme Dühring n'est pas un communiste et diffère conséquemment avec nous +sur ce point, nous ne pouvons admettre sa doctrine économique. Car nous +avons la conviction qu'il est impossible de donner une formule plus +simple et meilleure que: «Chacun donne selon ses forces; chacun reçoit +selon ses besoins.» Et ceci ne suppose nullement une réglementation, +individuelle ou collective, qui détermine les forces et les besoins. +Chacun, mieux que n'importe qui, peut déterminer ses forces et quand +nous supposons que dans une société communiste chacun sera bien nourri +et éduqué, il est clair qu'un homme normalement développé, mettra ses +forces à la disposition de la communauté sans y être contraint. Dès +qu'il y a contrainte, elle ne peut avoir qu'une influence néfaste sur le +travail. + +Il serait absurde de supposer que les socialistes autoritaires cherchent +à sacrifier une partie de leur liberté individuelle à une forme +particulière de gouvernement; eux aussi poursuivent la réalisation d'une +société déterminée, parce qu'ils croient que celle-ci rendra possible le +degré de liberté individuelle nécessaire au plus grand épanouissement du +bien-être personnel. Mais c'est une utopie de leur part lorsqu'ils +pensent garantir suffisamment par leur système le degré de liberté +qu'ils souhaitent. Ils se rendent coupables d'une fausse conception qui +pourrait avoir des résultats funestes, et nous devons tâcher de les en +convaincre et de leur démontrer que leur système n'est pas l'affirmation +de la liberté, mais la négation de toute liberté individuelle. + +Il y a là une tendance incontestable à renforcer le pouvoir de la +société et à diminuer celui de l'individu. C'est une raison de plus pour +s'y opposer. + +La question principale peut ainsi être nettement posée: «Comment peut et +doit être limitée la liberté d'action de l'individu vis-à -vis de la +société? Ceci est la plus grande énigme du sphynx social et nous ne +pouvons nous soustraire à sa solution. En premier lieu l'homme est un +être personnel, formant un tout en soi-même, _(individuum, in_ et +_dividuum_, de _divido_, diviser, c'est-à -dire un être indivisé et +indivisible). En second lieu, il est un animal vivant en troupeau. + +Celui qui vit isolé dans une île est complètement libre de ses actions, +en tant que la nature et les éléments ne le contrarient pas. Mais +lorsque, poussé par le sentiment de sociabilité, il veut vivre en +groupe, ce sentiment doit être assez puissant qu'il lui sacrifie une +partie de sa liberté individuelle. Celui qui aimera la liberté +individuelle mènera une vie isolée, et celui qui préférera la +communauté, la sociabilité, préconisera ces états sociaux, même en +sacrifiant une partie de sa liberté. + +La liberté n'exclut pas tout pouvoir. Voici comment Bakounine répond à +cette question[65]: «S'ensuit-il que je repousse toute autorité? Loin de +moi cette pensée ... Mais je ne me contente pas de consulter une seule +autorité spécialiste, j'en consulte plusieurs; je compare leurs opinions +et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais +point d'autorité infaillible, même dans les questions spéciales; par +conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l'humanité et pour +la sincérité de tel ou tel individu, je n'ai de foi absolue en personne. +Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même +de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave +stupide, en un instrument de la volonté et des intérêts d'autrui.» Et +plus loin: «Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est +dirigeant et chacun est dirigé à son tour. Donc il n'y a point +d'autorité fixe et constante, mais un échange continu d'autorité et de +subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.» + +C'est sous la foi d'autres personnes que nous acceptons comme vérités +une foule de choses. Penser librement ne signifie pas: penser +arbitrairement, mais mettre ses idées en concordance avec des phénomènes +dûment constatés qui se produisent en nous et au dehors de nous, sans +abstraire notre conception des lois de la logique. L'homme qui n'accepte +rien sur la foi des autres, afin de pouvoir se faire une opinion +personnelle, est certainement un homme éclairé. Mais nous ne craignons +pas de prétendre qu'une soumission préalable à l'autorité d'autres +personnes est nécessaire pour arriver à pouvoir exprimer un jugement +sain et indépendant. La recherche de l'abolition de toute autorité n'est +donc pas la caractéristique d'un esprit supérieur, ni la conséquence de +l'amour de la liberté, mais généralement une preuve de pauvreté d'esprit +et de vanité. Cette soumission se fait volontairement. Et de même qu'on +n'a pas le droit de nous soumettre par force à une autorité quelconque, +de même on n'a pas le droit de nous empêcher de nous soustraire à cette +autorité. + +Quand et pourquoi recherche-t-on la société des autres? Parce que seul, +isolé, on ne parviendrait pas à vivre et qu'on a besoin d'aide. Si nous +pouvions nous suffire à nous-mêmes, nous ne songerions jamais à nous +faire aider par d'autres. C'est l'intérêt qui pousse les hommes à faire +dépendre leur volonté, dans des limites tracées d'avance, de la volonté +d'autres hommes. Mais toujours nous devons être libres de reprendre +notre liberté individuelle dès que les liens que nous avons acceptés +librement et qui ne nous serraient pas, commencent à nous gêner, car un +jour viendra ou peut venir où ces liens seront tellement lourds que nous +tâcherons de nous en délivrer. La satisfaction de nos besoins est donc +le but de la réglementation de la société. S'il est possible d'y arriver +d'une manière différente et meilleure, chaque individu doit pouvoir se +séparer du groupe dans lequel il lui a été jusque-là le plus facile de +contenter ses besoins et se rallier à un autre groupe qui, d'après lui, +répond mieux au but qu'il veut atteindre. Rien ne répugne plus à l'homme +libre que de devoir remplir une tâche dont l'accomplissement est rendu +obligatoire par la force; chaque fois même que sa conviction personnelle +ne considère pas cette tâche comme un devoir, il la regarde comme un mal +et s'efforce de ne pas l'accomplir. La contrainte de l'État--qu'il +s'agisse d'un despote, du suffrage universel ou de n'importe quoi--est +la plus odieuse de toutes, parce qu'on ne peut s'y soustraire. Si je +suis membre d'une société quelconque qui prend des résolutions +contraires à mes opinions, je puis démissionner. Ceci n'est pas le cas +pour l'État. Presque toujours il est impossible de quitter l'État, +c'est-à -dire le pays. Si c'est un indépendant qui cherche à le faire, il +doit abandonner tout ce qui le retient au pays, au peuple, car les +frontières de l'État sont les frontières du pays, du peuple. Et +d'ailleurs, on ne peut quitter un État sans sentir aussitôt le joug d'un +autre État. On peut ne plus être Hollandais, mais on devient Belge, +Allemand, Français, etc. Quand on est coreligionnaire de l'Église +réformée, personne ne vous force, lorsque vous la quittez, de devenir +membre d'une autre Église, mais on ne peut cesser de faire partie d'un +État sans devenir de droit membre d'un autre État. Quel intérêt y a-t-il +à quitter un État mauvais pour un autre qui n'est pas meilleur? On doit +payer pour ce qu'on n'admet pas, on doit remplir des devoirs qu'on +considère comme opposés à sa dignité. Tout cela n'a aucune importance; +vous n'avez qu'à vous soumettre au pouvoir et, si vous ne voulez pas, +vous sentirez le bras pesant de l'autorité. Et pourtant on veut nous +faire accroire que nous sommes des hommes libres dans un État libre. +Plus grand est le territoire sur lequel l'État exerce son autorité, +plus grande sera sa tyrannie sur nous. + +Le juriste allemand Lhering écrivait en toute vérité: «Quand l'État peut +donner force de loi à tout ce qui lui semble bon, moral et utile, ce +droit n'a pas de limites; ce que l'État permettra de faire ne sera +qu'une concession. La conception d'une toute-puissance de l'État +absorbant tout en soi et produisant tout, en dépit du riche vêtement +dans lequel elle aime à se draper et des phrases ronflantes de bien-être +du peuple, de respect des principes objectifs, de loi morale, n'est +qu'un misérable produit de l'arbitraire et la théorie du despotisme, +qu'elle soit mise en pratique par la volonté populaire ou par une +monarchie absolue. Son acceptation constitue pour l'individu un suicide +moral. On prive l'homme de la possibilité d'être bon, parce qu'on ne lui +permet pas de faire le bien de son propre mouvement.» + +La toute-puissance de l'État est la plus grande tyrannie possible, même +dans un État populaire. La soi-disant liberté, acquise lorsque le peuple +nomme ses propres maîtres, est plutôt une comédie qu'une réalité, car, +dès que le bulletin est déposé dans l'urne, le souverain redevient sujet +pour longtemps. On croit être son propre maître et on se réjouit déjà de +cette soi-disant suprématie. En 1529, à la diète de l'Empire, à Spiers, +on proclama un principe dont la portée était bien plus grande qu'on le +soupçonnait alors: «Dans beaucoup de cas la majorité n'a pas de droits +envers la minorité, parce que la chose ne concerne pas l'ensemble mais +chacun en particulier.» Si l'on avait agi d'après ce principe, il n'y +aurait plus eu tant de contrainte et de tyrannie. + +Lorsque Bastiat considère l'État comme «la collection des individus», il +oublie qu'une collection d'objets, de grains de sable, par exemple, ne +constitue pas encore un ensemble. + +John-Stuart Mill, dans son excellent livre sur la liberté[66], parle de +la liberté inviolable qui doit être réservée à tout individu, en +opposition à la puissance de l'État et il dit: «L'unique cause pour +laquelle des hommes, individuellement ou unis, puissent limiter la +liberté d'un d'entre eux, est la conservation et la défense de soi-même. +L'unique cause pour laquelle la puissance peut être légitimement exercée +contre la volonté propre d'un membre d'une société civilisée, c'est pour +empêcher ce membre de nuire aux autres. Son propre bien-être, tant +matériel que moral, n'y donne pas le moindre droit. Les seuls actes de +sa conduite pour lesquels un individu est responsable vis-à -vis de la +société sont ceux qui ont rapport aux autres. Pour ceux qui le +concernent personnellement, son indépendance est illimitée. L'individu +est le maître souverain de soi-même, de son propre corps et esprit. Ici +se présente néanmoins encore une difficulté: Existe-t-il des actions qui +concernent uniquement celui qui en est l'auteur et n'ont d'influence sur +aucune autre personne?» Et Mill répond: «Ce qui me concerne peut, d'une +manière médiate, avoir une grande influence sur d'autres» et il proclame +la liberté individuelle seulement dans le cas où par suite de l'action +d'un individu, personne que lui n'est touché immédiatement. Mais +existe-t-il une limite entre l'action médiate et l'action immédiate? Qui +délimitera la frontière où l'une commence et l'autre finit? + +À côté de la liberté individuelle, Mill veut encore, «pour chaque groupe +d'individus, une liberté de convenance, leur permettant de régler de +commun accord tout ce qui les concerne et ne regarde personne d'autre». + +Nous ne voulons pas approfondir la chose, quoiqu'il faille constater que +Mill est souvent en opposition avec ses propres principes. Ainsi il +pense que celui qui s'enivre et ne nuit par là qu'à soi-même, doit être +libre de le faire, et que l'État n'a pas le moindre droit de s'occuper +de cette action. Qui proclamera que c'est uniquement à soi-même qu'il +fait tort? Lorsque cet individu procrée des enfants héritiers du même +mal, ne nuit-il pas à d'autres en dotant la société d'individus +gangrenés? Mais, dit Mill, dès que, sous l'influence de la boisson, il a +fait du tort à d'autres, il doit dommages et intérêts et, à l'avenir, il +peut être mis sous la surveillance de la police; mais, lorsqu'il +s'enivre encore, il ne peut être puni que pour cela. Il n'a donc pas la +liberté de s'enivrer de nouveau, quoiqu'il ne fasse de tort à personne. +La grande difficulté dans ce cas est la délimitation des droits +respectifs de l'individu et de la société. + +Il y a des choses qui ne peuvent être faites que collectivement, +d'autres ne concernent que l'individu et, quoiqu'il soit difficile de +résoudre cette question, tous les penseurs s'en occupent. La disparition +de l'individualisme ferait un tort considérable à la société, car celui +qui a perdu son individualité ne possède plus ni caractère ni +personnalité. L'homme de génie n'est pas celui qui produit une +nouveauté, mais celui qui met le sceau de son génie personnel sur ce qui +existait déjà avant lui et lui donne ainsi une nouvelle importance par +la manière dont il le produit. + +Mill parle dans le même sens lorsqu'il dit: «Nul ne peut nier que la +personnalité ne soit un élément de valeur. Il y a toujours manque +d'individus, non seulement pour découvrir de nouvelles vérités, et +montrer que ce qui fut la vérité ne l'est plus, mais également pour +commencer de nouvelles actions et donner l'exemple d'une conduite plus +éclairée, d'une meilleure compréhension et un meilleur sentiment de la +vie humaine. Cela ne peut être nié que par ceux qui croient que le monde +atteindra la perfection complète. Il est vrai que cet avantage n'est pas +le privilège de tous à la fois; en comparaison de l'humanité entière il +n'y a que peu d'hommes dont les expériences, acceptées par d'autres, ne +seraient en même temps le perfectionnement d'une habitude déjà +existante. Mais ce petit nombre d'hommes est comme le sel de la terre. +Sans eux la vie humaine deviendrait un marécage stagnant. Non seulement +ils nous apportent de bonnes choses qui n'existaient pas, mais ils +maintiennent la vie dans ce qui existe déjà . Si rien de nouveau ne se +produisait, la vie humaine deviendrait inutile. Les hommes de génie +formeront toujours une faible minorité; mais pour les avoir, il est +nécessaire de cultiver le sol qui les produit. Le génie ne peut respirer +librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont +plus individualistes que les autres; par conséquent moins disposés a se +soumettre, sans en être blessés, aux petites formes étriquées qu'emploie +la société pour épargner à ses membres la peine de former leur propre +caractère[67]». + +Et je craindrais que cette originalité ne se perdît si on mettait des +entraves quelconques à la libre initiative. + +Donnons encore la parole à Bakounine: «Qu'est-ce que l'autorité? Est-ce +la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans +l'enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes du monde +physique et du monde social? En effet, contre les lois, la révolte est +non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Mous pouvons +les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons +pas leur désobéir, parce qu'elles consument la base et les conditions +mêmes de notre existence: elles nous enveloppent, nous pénètrent, +règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; alors même que +nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester +leur toute-puissance. + +Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n'y a rien +d'humiliant dans cet esclavage. Car l'esclavage suppose un maître +extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il +commande; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous: elles nous +sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être, +corporellement, intellectuellement et moralement: nous ne vivons, nous +ne respirons, nous n'agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par +elles. En dehors d'elles, nous ne sommes rien, _nous ne sommes pas_. +D'où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter +contre elles? Vis-à -vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme +qu'une seule liberté possible: c'est de les reconnaître et de les +appliquer toujours davantage, conformément au but d'émancipation ou +d'humanisation collective et individuelle qu'il poursuit.» + +On ne peut réagir contre cette autorité-là . On pourrait dire: C'est +l'autorité naturelle ou plutôt l'influence naturelle de l'un sur l'autre +à laquelle nous ne pouvons nous soustraire et à laquelle nous nous +soumettons, presque toujours sans le savoir. + +En quoi consiste la liberté? + +Bakounine répond: «La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci: +qu'il obéit aux lois naturelles, parce qu'il les a reconnues _lui-même_ +comme telles et non parce qu'elles lui ont été extérieurement imposées +par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle +quelconque. Nous reconnaissons donc l'autorité absolue de la science, +parce que la science n'a d'autre objet que la reproduction mentale, +réfléchie et aussi systématique que possible des lois naturelles qui +sont inhérentes à la vie matérielle, intellectuelle et morale, tant du +monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans +le fait, qu'un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité +uniquement légitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme à la +liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, +arbitraires et funestes. Nous reconnaissons l'autorité absolue de la +science, mais nous repoussons l'infaillibilité et l'universalité du +savant». + +Voilà la conception de l'autorité et de la liberté. Et celui qui aime la +liberté n'acceptera d'autre autorité extérieure que celle qui se trouve +dans le caractère même des choses. + +Lorsque Cicéron comprenait déjà que «la raison d'être de la liberté est +de vivre comme on l'entend[68]», et que «la liberté ne peut avoir de +résidence fixe que dans un État où les lois sont égales et le pouvoir de +l'opinion publique fort[69]», cela prouve que l'humanité était déjà +traversée par un courant libertaire et Spencer ne fit réellement que +répéter les paroles de Cicéron lorsqu'il écrivit[70]: «L'homme doit +avoir la liberté d'aller et de venir, de voir, de sentir, de parler, de +travailler, d'obtenir sa nourriture, ses habillements, son logement, et +de satisfaire les besoins de la nature aussi bien pour lui que pour les +autres! Il doit être libre afin de pouvoir faire tout ce qui est +nécessaire, soit directement soit indirectement, à la satisfaction de +ses besoins moraux et physiques.» + +Ce que tout homme pensant désire posséder, c'est la liberté qui nous +permet de développer notre individualité dans toute son expansion, mais, +dès qu'il aspire à cette liberté pour lui-même, il doit collaborer à ce +qu'on n'empêche personne de satisfaire ce besoin vital. + +Car l'aspiration vers la liberté est forte chez l'homme et après les +besoins corporels, la liberté est incontestablement le plus puissant des +besoins de l'homme. + +La définition du philosophe Spinoza dans son _Éthique_ est une des +meilleures qu'on puisse trouver. Il dit: une chose est libre qui existe +par la nécessité de sa nature et est définie par soi-même, pour agir; au +contraire dépendant ou plutôt contraint cet objet qui est défini _par un +autre_ pour exister et agir d'une manière fixe et inébranlable. + +Et le consciencieux savant Mill[71] a parfaitement bien compris que dans +l'avenir la victoire serait au principe qui donnerait le plus de +garanties à la liberté individuelle. Après avoir fait la comparaison +entre la propriété individuelle et le socialisme avec la propriété +collective, il dit très prudemment: «Si nous faisions une supposition, +nous dirions que la réponse à la question: «Lequel des deux principes +triomphera et donnera à la société sa forme définitive?» dépendra +surtout de cette autre question: «Lequel des deux systèmes permet la +plus grande expansion de la liberté et de la spontanéité des hommes?» Et +plus loin: «Les institutions sociales aussi bien que la moralité +pratique arriveraient à la perfection si la complète indépendance et +liberté d'agir de chacun étaient garanties sans autre contrainte que le +devoir de ne pas faire du mal à d'autres. Une éducation basée sur des +institutions sociales nécessitant le sacrifice de la liberté d'action +pour atteindre à un plus haut haut degré de bonheur ou d'abondance, ou +pour avoir une égalité complète, annihilerait une des caractéristiques +principales de la nature humaine.» + +Maintenant il nie que les critiques actuelles du communisme soient +exagérées, car «les contraintes imposées par le communisme seraient de +la liberté en les comparant à la situation de la grande majorité»; il +trouve qu'aujourd'hui les travailleurs ont tout aussi peu de choix de +travail ou de liberté de mouvement, qu'ils sont tout aussi dépendants de +règles fixes et du bon vouloir d'étrangers qu'ils pourraient l'être sous +n'importe quel système, l'esclavage excepté. Et il arrive à la +conclusion que si un choix devait être fait entre le communisme avec ses +bons et mauvais côtés et la situation actuelle avec ses souffrances et +injustices, toutes les difficultés, grandes et petites du communisme ne +compteraient pour lui que comme un peu de poussière dans la balance. + +Rarement un adversaire fit plus honnête déclaration. Pour lui la +question n'est pas encore vidée, car il nie que nous connaissions dans +leur meilleure expression le travail individuel et le socialisme. Et il +tient tellement à l'individualisme, ce que l'on possède, du reste, de +préférable, qu'il craint toujours qu'il ne soit effacé et annihilé. En +exprimant un doute il dit: «La question est de savoir s'il restera +quelque espace pour le caractère individuel; si l'opinion publique ne +sera pas un joug tyrannique; si la dépendance totale de chacun à tous et +le contrôle de tous sur tous ne seront pas la cause d'une sotte +uniformité de sentir et d'agir.» + +On peut facilement glisser sur cette question et la noyer dans un flot +de phrases creuses, comme: Quand chacun aura du pain, cette liberté +viendra toute seule, mais ceci constitue pour nous une preuve +d'étourderie et de superficialité, une preuve que soi-même l'on n'a pas +un grand besoin de la liberté. Mill ne glisse pas si facilement sur +cette question, car il y revient souvent. Le communisme lui sourirait +s'il devait lui garantir son individualité. On doit encore prouver que +le communisme s'accommoderait de ce développement multiforme de la +nature humaine, de toutes ces variétés, de cette différence de goût et +de talent, de cette richesse de points de vue intellectuels qui, non +seulement rendent la vie humaine intéressante, mais constituent +également la source principale de civilisation intellectuelle et de +progrès moral en donnant à chaque individu une foule de conceptions que +celui-ci n'aurait pas trouvées tout seul. + +Ne doit-on pas reconnaître que c'est vraiment _la_ question par +excellence. Et les conceptions libertaires font de tels progrès que +ceux-là mêmes qui sont partisans d'une réglementation centralisée de la +production, font toutes sortes de concessions à leur principe dès qu'ils +le discutent. Quelquefois les étatistes principiels sont anti-étatistes +dans leurs raisonnements. Le malheur c'est que les social-démocrates +précisent si peu. Ils sont tellement absorbés par les élections, par +toutes sortes de réformes du système actuel, que le temps leur manque +pour discuter les autres questions. Ces réformes sont pour la plus +grande partie les mêmes que celles que demandent les radicaux et tendent +toutes à maintenir le système actuel de propriété privée et à rendre le +joug de l'esclavage un peu plus supportable pour les travailleurs. Ainsi +se forment plus nettement deux fractions, dont l'une se fond avec la +bourgeoisie radicale, quoiqu'elle garde, dans les considérants de son +programme, l'abolition de la propriété privée, et dont l'autre poursuit +plutôt un changement radical de la société, sans s'occuper de tous les +compromis qui sont la suite inévitable du concours prêté aux besognes +parlementaires dans nos assemblées actuelles. + +Les marxistes se basent sur l'État. + +Les anarchistes, au contraire, se basent sur l'individu et le groupement +libre. + +Mais le choix n'est pas borné entre ces deux thèses. + +Est-ce que Kropotkine, par exemple, qui dans son livre _La Conquête du +pain_ parle d'une réglementation, d'une organisation de la production, +aurait bien le droit de se considérer comme anarchiste, d'après la +signification que l'on donne habituellement à ce mot, et qui est la même +que ce qu'en Hollande, nous avons considéré toujours comme le +socialisme, tout en conservant le principe de la liberté? + +On s'oppose à cette classification et on dira que nous ne rendons pas +justice à Marx. On dit que Marx donnait à l'État une tout autre +signification que celle dans laquelle nous employons ce mot, qu'il ne +croyait pas au vieil État patriarcal et absolu, mais considérait l'État +et la société comme une unité. La réponse de Tucker est assez +caractéristique: «Oui, il les considérait comme une unité, de la même +manière que l'agneau et le lion forment une unité _lorsque le lion a +dévoré l'agneau._ L'unité de l'État et de la société ressemble pour Marx +à l'unité de l'homme et de la femme devant la loi. L'homme et la femme +ne font qu'un, mais cette unité c'est l'homme. Ainsi, d'après Marx, +l'État et la société forment une unité, mais, cette unité, c'est l'État +seul. Si Marx avait unifié l'État et la société et que _cette unité fût +la société_, les anarchistes n'auraient différé avec lui que de peu de +chose. Car pour les anarchistes, la société est tout simplement le +développement de l'ensemble des relations entre individus naturellement +libres de toute puissance extérieure, constituée, autoritaire. Que Marx +ne comprenait pas l'État de cette façon, cela ressort clairement de son +plan qui comportait l'établissement et le maintien du socialisme, +c'est-à -dire la prise de possession du capital et son administration +publique par un pouvoir autoritaire, qui n'est pas moins autoritaire +parce qu'il est démocratique au lieu d'être patriarcal[72].» + +En effet, pourquoi se disputer lorsqu'on poursuit le même but? Et si +cela n'est pas, quelle autre différence y a-t-il que celle que nous +avons fait ressortir? Je sais qu'on peut invoquer d'autres explications +de Marx afin de prouver sa conception et, à ce point de vue là , on +pourrait presque l'appeler le père de l'anarchie. Mais cette conception +est en opposition complète avec sa principale argumentation. Aujourd'hui +on en agit avec Marx comme avec la Bible: chacun y puise, pour se donner +raison, ce qui lui convient, comme les croyants pillent les textes de la +Bible pour défendre leurs propres idées. + +Mais lorsque Rodbertus déclare que si «jamais la justice et la liberté +règnent sur terre, le remplacement de la propriété terrienne et +capitaliste par la propriété collective du sol et des moyens de +production sera nécessaire et inévitable»[73], nous voudrions bien +connaître la différence entre lui et Marx, qui préconise la même chose +comme base de toutes ses conceptions. + +Vollmar le reconnaît dans sa brochure sur le socialisme d'État, mais il +prétend que «_trotzdem_ (quand même)» ils se trouvent à un tout autre +point de vue que les socialistes d'État: «Leur caractère est +autoritaire, leurs moyens, pour autant qu'ils mènent à la solution, sont +si faibles que l'humanité pourrait attendre encore sa délivrance durant +plusieurs siècles.» Pour cette raison il qualifiait le socialisme d'État +de «tendance ennemie» et affirmait même que lorsqu'on prétend que la +social-démocratie se rapproche de ce courant d'idées, cela signifie que +le socialisme renie ses principes fondamentaux, ment à son essence +intrinsèque. + +La résolution suivante du Congrès du parti socialiste allemand à Berlin +exprima la même chose: «La démocratie socialiste est révolutionnaire +dans son essence, le socialisme d'État est conservateur. Démocratie +socialiste et socialisme d'État sont des antithèses irréconciliables.» + +Tout cela paraît très beau, mais ce que Liebknecht et Vollmar attribuent +au socialisme d'État, nous le reprochons à leur démocratie socialiste. +Il est vrai qu'ils parlent du «soi-disant socialisme d'État» et +continuent comme suit: «Le soi-disant socialisme d'État, en tant qu'il a +pour but des réglementations fiscales, veut remplacer les capitalistes +privés par l'État et lui donner le pouvoir d'imposer au peuple +travailleur le double joug de l'exploitation économique et de +l'esclavage politique.» + +_Si duo faciunt idem, non est idem_ (si deux personnes font la même +chose, ce n'est pas encore la même chose); ce proverbe est basé sur la +grande différence qui peut exister dans les mobiles. Qu'une mesure soit +prise dans un but fiscal ou dans un autre but, cela reste équivalent +quant à la mesure prise. Ainsi, par exemple, ceux qui veulent augmenter +les revenus de l'État avec les produits des chemins de fer, aussi bien +que ceux qui, pour des raisons stratégiques, croient à la nécessité de +l'exploitation des chemins de fer par l'État et ceux qui trouvent que +les moyens généraux de communication doivent appartenir à l'État +voteront la reprise des chemins de fer par l'État, tandis que ceux qui +admettent le principe mais se défient de l'État actuel, voteront contre. +Il nous paraît que la phrase «en tant qu'il a pour but des +réglementations fiscales» peut être supprimée. Mais pourquoi parler de +socialisme d'État lorsqu'on désigne plutôt le capitalisme d'État? +Liebknecht remarque justement: «Si l'État était le maître de tous les +métiers, l'ouvrier devrait se soumettre à toutes les conditions, parce +qu'il ne saurait trouver d'autre besogne. Et ce soi-disant socialisme +d'État, _qui est en réalité du capitalisme d'État_, ne ferait +qu'augmenter dans de notables proportions la dépendance politique et +économique; l'esclavage économique augmenterait l'esclavage politique, +et celui-ci augmenterait et intensifierait l'esclavage économique.» + +Cela n'est pourtant pas exprimé sans parti-pris. Les socialistes de +toute école combattent _ce socialisme d'État_, et ainsi Vollmar et +Liebknecht, Rodbertus même, peuvent se tendre la main: ce n'est pas sans +raison qu'on les traite aussi de capitalistes d'État, et le mot +«soi-disant» joue le rôle de paratonnerre pour détourner l'attention. + +«Le socialisme d'État dans le sens actuel est la _Verstaatlichung_[74] +poussée à l'extrême, la _Verstaatlichung_ des différentes branches de la +production, comme cela existe déjà généralement pour les chemins de fer +et ainsi que l'on a essayé de le faire pour l'industrie du tabac. Petit +à petit on veut mettre un métier après l'autre sous la dépendance de +l'État, c'est-à -dire remplacer les patrons par l'État, continuer le +métier capitaliste, avec changement d'exploiteurs, mettre l'État à la +place du capitaliste privé.» + +Voilà comment s'exprime Liebknecht. Mais les social-démocrates +veulent-ils autre chose? Si les lois ouvrières, proposées par la +fraction socialiste au Reichstag, étaient admises, est-ce que l'État ne +serait pas leur exécuteur? Qu'on le veuille ou non, on serait forcé +d'augmenter considérablement la compétence de l'État. Lisez les _Fabian +Essays_[75] sur le socialisme et vous verrez que ce n'est autre chose +que du socialisme d'État. Lisez ce qu'écrit Lacy[76]: «Le socialisme, +c'est la justice basée sur la raison et fortifiée par la puissance de +l'État. Ou bien: Le socialisme est la doctrine ou théorie qui assure que +les intérêts de chacun et de tous seront le mieux servis par la +subordination des intérêts individuels à ceux de tous. En reconnaissant +que les intérêts individuels ne peuvent être assurés et confirmés que +par l'autorité et la protection de l'État, il considère l'État comme +étant placé au-dessus de tous les individus. Mais si l'essence de l'État +dépend de l'existence des individus et si sa solidité est soumise à +l'harmonie qu'il y a entre ses unités individuelles, il faut qu'il +emploie son autorité de telle manière qu'il fasse disparaître toutes les +causes de discorde, d'inégalité et d'injustice. Lacy ne craint pas de +promettre à tous la plus grande somme de bonheur par la puissance et +l'autorité de l'État.» Et plus clairement encore il dit: «Il n'existe +pas de prévention contre l'État qui agit comme entrepreneur privé; mais +jamais ne se présentera la nécessité que l'État soit le seul +entrepreneur, en tant qu'une coopération fédéralisée répondrait à tous +les besoins de justice et atteindrait plutôt le but en accordant des +récompenses convenables aux produits, c'est-à -dire en provoquant et en +soutenant l'individualisme. Les mines constituant une partie du pays, +peuvent être la propriété de l'État et exploitées par lui, parce qu'il y +a une grande différence entre les mines et l'agriculture. Les chemins de +fer, routes ou canaux appartiendraient donc naturellement à l'État et +seraient exploités par lui et l'État créerait également des lignes de +bateaux à vapeur faisant le service avec les colonies et les pays +étrangers. Le commerce de l'alcool pourrait être un monopole de l'État +ainsi que la fabrication et la vente des matières explosibles, armes, +poisons et autres choses nuisibles à la vie humaine. Étendue plus loin, +la possession par l'État des moyens de production ne serait ni pratique +ni utile et n'est pas réclamée par les principes du socialisme[77]». + +Parcourez l'opuscule de Blatchford, intitulé _Merrie England_, qui est +écrit d'une manière attrayante, simple et aura beaucoup d'influence +comme brochure de propagande. L'auteur en arrive à demander un monopole +assurant à l'ouvrier la jouissance de tout ce qu'il produit. Mais +comment le faire autrement que par un monopole d'État? + +Il me semble, du reste, que le socialisme d'État et le socialisme +communal ne possèdent nulle part plus de défenseurs qu'en Angleterre. + +Tout cela n'est-il pas du socialisme d'État réclamé par des +social-démocrates? Tous les barrages qu'on voudra élever seront +inutiles. Une fois engagé sur cette pente, on doit glisser jusqu'au bout +et on en fera l'expérience de gré ou de force. + +«Le soi-disant socialisme d'État, en tant qu'il s'occupe de réformes +sociales ou de l'amélioration de la situation des classes ouvrières, est +un système de demi-mesures, qui doit son existence à la peur de la +social-démocratie. Il a pour but, par de petites concessions et toutes +sortes de demi-moyens, de détourner la classe ouvrière de la +social-démocratie et de diminuer la force de celle-ci.» Voilà ce que dit +la résolution du congrès du parti à Berlin. Mais la social-démocratie, +qui poursuit au Reichstag la réalisation du programme pratique, n'est en +réalité autre chose qu'un système de demi-mesures. N'agrandit-on pas +ainsi la compétence de l'État actuel? Qui donc, si ce n'est l'État, doit +exécuter les résolutions, dès que les diverses revendications sont +réalisées? On sait que la fraction socialiste du Reichstag allemand a +présenté un projet de loi de protection. En supposant qu'il eût été +admis dans son ensemble, l'on n'aurait eu que des demi-réformes. Le +système capitaliste n'aurait pas été attaqué. Et quelle est alors, +diantre! la différence entre socialistes d'État poursuivant +l'amélioration de la situation des classes ouvrières, et +social-démocrates qui font la même chose? La raison pour laquelle les +socialistes d'État préconisent ces réformes n'a rien à y voir. + +«La social-démocratie n'a jamais dédaigné de réclamer de l'État, ou de +s'y rallier, quand étaient proposées par d'autres, les réformes tendant +à l'amélioration de la situation de la classe ouvrière sous le système +économique actuel. Elle ne considère ces réformes que comme de petits +acomptes qui ne pourront la détourner de son but: la transformation +socialiste de l'État et de la société.» + +Les libéraux progressistes disent absolument la même chose: Soyez +reconnaissants mais non satisfaits; acceptez ce que vous pouvez obtenir +et considérez-le comme un acompte. Vraiment, alors il est inutile d'être +social-démocrate. + +Rien d'étonnant qu'une telle résolution fût acceptée par les deux +partis, que Liebknecht et Vollmar s'y ralliassent, car elle tourne +adroitement autour du principe. À proprement parler, elle ne dit rien, +mais avec des résolutions aussi vagues et sans signification on n'avance +guère par rapport au principe. Seulement on a sauvé, aux yeux de +l'étranger, le semblant d'unité du Parti allemand. Mais les idées se +développent et nous croyons que la question du socialisme d'État prendra +bientôt une place prépondérante dans les discussions. Et si la +social-démocratie n'échoue pas sur le rocher du socialisme d'État, ce +sera grâce aux anarchistes. Tous nous nous sommes inclinés plus ou moins +devant l'autel où trônait le socialisme d'État; mais dans tous les pays +la même évolution se produit maintenant; reconnaissons honnêtement que +ce sont les anarchistes qui nous ont arrêtés pour la plupart et nous ont +débarrassés du socialisme d'État. Personnellement, je me suis aperçu peu +à peu que mes principes socialistes, modelés d'après Marx et le Parti +allemand, étaient en réalité du socialisme d'État et loin d'en rougir je +le reconnais; je les ai reniés parce que j'ai la conviction qu'ils +constituaient une négation du principe de liberté. Je puis donc +facilement me placer au point de vue des socialistes parlementaires, qui +sont ou deviendront socialistes d'État, et j'ai la conviction que les +événements les forceront à rompre à jamais avec leurs idées ou à devenir +franchement des socialistes d'État. + +On a donc obtenu un nettoyage et nous soumettons à l'examen de tous +l'idée de Kropotkine: «Si l'on veut parler de lois historiques, on +pourrait plutôt dire que l'État faiblit à mesure qu'il ne se sent plus +capable d'enrichir une classe de citoyens, soit aux dépens d'une autre +classe, soit aux dépens d'autres États. Il dépérit dès qu'il manque à sa +mission historique. Réveil des exploités et affaiblissement de l'idée de +l'État sont, historiquement parlant, deux faits parallèles.» + +Nous avons donc un socialisme autoritaire et un socialisme libertaire. + +Le choix devra se faire entre les deux. + +Être libre est une conception générale qui ne signifie rien en +elle-même. On doit toujours être libre en quelque manière. Mais la +liberté est en soi-même une chose vide, négative. La liberté est +l'atmosphère dans laquelle on veut vivre. La liberté c'est l'enveloppe. +Et son contenu? Doit être l'égalité. + +Ces deux termes se complètent, forment en quelque sorte une dualité. +L'égalité porte en soi la liberté, car inégalité signifie arbitraire et +esclavage. La liberté sans égalité est un mensonge. Il ne peut être +question de liberté que lorsqu'on est complètement indépendant sous le +rapport économique. Tous ceux qui sont indépendants de la même manière +et armés des mêmes moyens de pouvoir, sont libres parce qu'ils sont +égaux. + +Le socialisme prétend qu'il y a une triple liberté: + +1° Une liberté économique ou la libre participation aux moyens de +travail; + +2° Une liberté intellectuelle, ou la liberté de penser librement; + +3° Une liberté morale, ou la faculté de développer librement ses +penchants. + +Après des siècles de lutte, les deux dernières sont reconnues comme +droits abstraits par la majorité des peuples civilisés et instruits, +mais elles sont complètement annihilées par l'absence de liberté +économique, la clef de voûte de la liberté proprement dite. + +Pourquoi changer de joug si cela ne sert à rien? + +Bakounine le dit fort à propos: «Le premier mot de l'émancipation +universelle ne peut être que la _liberté_, non cette _liberté_ politique +bourgeoise tant préconisée et recommandée comme un objet de conquête +préalable par M. Marx et ses adhérents, mais la _grande liberté humaine_ +qui, détruisant les chaînes dogmatiques, métaphysiques, politiques et +juridiques dont tous se trouvent aujourd'hui accablés, rendra à tous, +collectivités aussi bien qu'individus, la pleine autonomie, le libre +développement, en nous délivrant une fois pour toutes de tous +inspecteurs, directeurs et tuteurs. + +«Le second mot de cette émancipation, c'est la _solidarité_, non la +solidarité marxienne, organisée de haut en bas par un gouvernement +quelconque et imposée, soit par ruse, soit par force, aux masses +populaires; non cette solidarité de tous qui est la négation de la +liberté de chacun et qui par là -même devient un mensonge, une fiction, +ayant pour doublure réelle l'esclavage, mais la solidarité qui est au +contraire la confirmation et la réalisation de toute liberté, prenant sa +source non dans une loi politique quelconque mais dans la propre nature +collective de l'homme, en vertu de laquelle aucun homme n'est libre, si +tous les hommes qui l'entourent et qui exercent la moindre influence sur +sa vie, ne le sont également.» + +Et la solidarité a comme «bases essentielles l'_égalité_, le _travail +collectif_, devenu obligatoire pour chacun, non par la force des lois +mais par la force des choses, la _propriété collective_, pour guider +l'expérience, c'est-à -dire la pratique et la science de la vie +collective, et, pour but final, _la constitution de l'humanité_, par +conséquent la ruine de tous les États». + +Le socialisme autoritaire présuppose toujours une camisole de force +servant à dompter les insoumis, mais, quand la chose est jugée +nécessaire, on laisse rentrer par la porte de derrière ceux qui avaient +été jetés par la porte de devant. + +La plus forte condamnation de ce socialisme-là , ce sont ses institutions +de police socialiste, de gendarmerie socialiste, de prisons socialistes? +Car il est absolument égal, lorsqu'on n'a aucune envie d'être appréhendé +au collet, de l'être par un agent de police socialiste ou par un agent +de police capitaliste; de comparaître devant un juge socialiste ou +capitaliste lorsqu'on ne veut pas avoir affaire aux juges; d'être +enfermé dans une prison socialiste ou capitaliste, lorsqu'on ne veut pas +être emprisonné. Le titre n'y fait rien, le fait seul importe et il n'y +a rien à gagner au changement de nom. + +Avec le mot «république» ne disparaît pas encore le danger de tyrannie. +Il y a quelques années nous avons vu à Paris un congrès ouvrier dissous +par la police, pour la seule raison que l'on craignait les tendances +socialistes de l'assemblée. Est-ce que ces ouvriers voyaient une +différence à être dispersés par la police républicaine ou par les +gendarmes impériaux? Que chaut au meurt-de-faim que la France ait un +gouvernement républicain? Qui ne se rappelle l'effroyable drame de la +famille Hayem à Paris: un père, une mère et six enfants s'asphyxiant +pour en finir avec leur vie de privations et de misère, le même jour où +Paris était en liesse et illuminé pour la fête du 14 Juillet, +commémorative de la prise de la Bastille? Il importe peu au pauvre qu'il +y ait des employés républicains, des receveurs républicains, mettant la +main sur le peu qu'il possède lorsqu'il ne paie pas les contributions; +qu'il y ait des huissiers républicains qui, après avoir tout vendu, le +mettent à la porte; qu'il y ait des gendarmes républicains qui +l'arrêtent comme vagabond lorsque la crise industrielle l'empêche de +gagner sa vie; qu'il y ait des soldats républicains qui le fusillent +lorsqu'il lutte par la grève; que lui fait que tout soit républicain, +même l'hôpital où il crève de misère, même la prison où l'on a inscrit +cette ironique devise: Liberté, égalité, fraternité! + +Voici du reste la déclaration faite par les socialistes au Parlement +belge: «Étant donné qu'un gouvernement socialiste serait obligé de +maintenir un corps de gendarmes pour arrêter les malfaiteurs de droit +commun, nous ne voulons pas voter contre le budget et nous devons nous +abstenir» (Séance du 8 mars 1895. Émile Vandervelde). + +Il me semble que le socialisme autoritaire ne peut se passer d'une telle +espèce de camisole de force. + +Mais que ferez-vous des fainéants, des insoumis? nous dit-on. + +En premier lieu, leur nombre sera restreint dans une société où chacun +pourra travailler selon son caractère et ses aptitudes, mais s'il en +reste encore, je préfèrerais les entretenir dans l'inaction, plutôt que +d'employer la force envers eux. Faites-leur sentir qu'ils ne mangent en +réalité que du pain de miséricorde car ils n'aident pas à la production, +faites appel à leur amour-propre, à leur sentiment d'honneur, et presque +tous deviendront meilleurs; si, malgré tout, quelques-uns continuaient +une vie aussi déshonorante, ce serait la preuve d'un état maladif qu'on +devrait tâcher de guérir par l'hygiène. Pourquoi spéculer sur les +sentiments vils de l'homme et non sur ses bons sentiments? Par +application de la dernière méthode, on arriverait pourtant à de tout +autres résultats qu'avec la première. + +Quant à moi, je suis convaincu qu'il n'y aura pas d'amélioration à cette +situation tant qu'existera la famille, dans l'acception que l'on donne +actuellement à ce mot. Chaque famille forme pour ainsi dire un groupe +qui se pose plus ou moins en ennemi vis-à -vis d'un autre groupe. +Longtemps encore on pourra prêcher la fraternité; tant que les enfants +ne verront pas par l'éducation collective qu'ils appartiennent à une +seule famille, ils ne connaîtront pas la fraternité. Règle générale, les +parents sont les pires éducateurs de leurs propres enfants. Je pourrais +citer des exemples d'excellents éducateurs pour les enfants des autres +donnant une très mauvaise éducation à leurs propres enfants. + +Les enfants, aussi longtemps qu'ils prennent le sein, resteraient sous +la surveillance de la mère, après quoi ils seraient élevés +collectivement, sous la surveillance des parents. Nous ne voulons point +d'orphelinats ou d'établissements où les enfants soient enfermés +derrière d'épaisses murailles, sans connaître les soins familiaux; non, +tout ce qui sent l'hospice doit être banni. Il faut des institutions +accessibles à tous, et surveillées constamment par la communauté. Et +nous ne croyons pas que l'affection en soit exclue et que les enfants y +soient privés de la chaleur bienfaisante de l'amour. + +Nous devons demander d'abord s'il existe quelque chose que l'on puisse +appeler amour maternel? si la soi-disant consanguinité a quelque valeur? +Supposons qu'après la naissance d'un enfant on remplace celui-ci par un +autre: la question est de savoir si la mère s'en apercevrait? S'il +existe une sorte de lien du sang, elle devrait le remarquer. Il n'y a +rien de tout cela. Quelqu'un qui s'est chargé de soigner continuellement +un enfant, ne l'aime-t-il pas autant que si c'était son propre enfant? +Nous ne parlons pas du père, car l'amour paternel est naturellement tout +autre. Si l'enfant appartient à l'un des parents, c'est évidemment à la +mère. Même par rapport à l'amour maternel la question se pose si ce +n'est pas une suggestion, une imagination. Il existe évidemment un lien +entre la mère et l'enfant, non parce qu'ils sont consanguins, mais parce +que la mère a toujours soigné l'enfant. C'est une question d'habitude et +la tyrannie des habitudes et coutumes est encore plus grande que celle +des lois. (Songez par exemple à la puissance de la mode, à laquelle +personne n'est forcé de se soumettre, mais à laquelle chacun obéit.) Si +l'amour rend aveugle, c'est évidemment parce qu'il a tort. Les parents +sont quelquefois tellement aveuglés qu'ils ne voient pas les défauts de +leurs enfants--quelquefois leurs propres défauts--et ne font rien pour +les corriger. D'autres parents sont injustes envers leurs enfants pour +ne pas avoir l'air de les favoriser; cela aussi est blâmable. Nous +pensons que le principe _mes enfants_, impliquant une idée de propriété +privée, devra disparaître complètement et faire place au principe: _nos +enfants_. + +Mais il serait insensé d'obliger les mères à se séparer de leurs +enfants, car par là on ferait naître dans le coeur maternel un sentiment +d'inimitié. Non, elles doivent en arriver, par suite d'une instruction +appropriée, à se séparer de plein gré de leurs enfants et à comprendre +qu'elles-mêmes ne pourraient jamais les entourer d'aussi bons soins que +la collectivité; par elle les enfants seraient mieux traités, +s'amuseraient davantage et comme, dans l'avenir, le nombre des mères +instruites et sensées ne peut qu'augmenter, elles prouveront leur +véritable amour maternel en se préoccupant plus du bien-être de leur +enfant que de leur propre plaisir. Non par contrainte (car il est +probable que quelques-uns des partisans du principe s'y opposeraient dès +qu'on exercerait une contrainte quelconque), mais librement. + +Ainsi encore pour d'autres choses. + +Combien nous sommes redevables à l'initiative privée, poussée par +l'intérêt! Kropotkine en a cité quelques exemples heureux, comme la +Société de sauvetage, fondée par libre entente et initiative +individuelle. Le système du volontariat y fut appliqué avec succès. +Autre exemple: c'est la Société de la Croix-Rouge, qui soigne les +blessés. L'abnégation des hommes et des femmes qui s'engagent +volontairement à faire cette oeuvre d'amour, est au-dessus de tout +éloge. Là où les officiers de santé salariés s'enfuient ainsi que leurs +aides, les volontaires de la Croix-Rouge restent à leur poste au milieu +du sifflement des balles et exposés à la brutalité des officiers +ennemis. + +Pour l'autoritaire, «l'idéal, c'est le major du régiment, le salarié de +l'État. Au diable donc la Croix-Rouge avec ses hôpitaux hygiéniques, si +les garde-malade ne sont pas des fonctionnaires!» (Kropotkine.) + +Ne voyage-t-on pas directement de Paris à Constantinople, de Madrid à +Saint-Pétersbourg, quoique plusieurs directions de chemins de fer aient +dû contribuer à l'organisation de ces services internationaux? L'intérêt +les a poussés à prendre de telles résolutions et cela s'est organisé +parfaitement sans ordres de supérieurs. + +Aussi longtemps que le monde ne sera pas en état de comprendre ces +choses-là et qu'elles devront être imposées, elles ne pourront prendre +racine dans l'humanité. + +Mettons donc la libre initiative au premier plan et surtout ne +l'anéantissons pas, car ce serait un préjudice énorme pour la société. +Dans une assemblée de gens bien élevés, instruits, on ne commence pas +par décréter des lois auxquelles on devra se soumettre; chacun sait se +conformer aux lois non écrites qui nous disent de ne pas nous nuire +respectivement, et chacun agit en conséquence. Les diverses forces et +tendances de la société changeront toujours suivant les circonstances et +prendront de nouvelles formes. L'esprit de combinaison rassemblera des +éléments non assortis. Le monde est une incessante division, un +changement, une transformation, c'est-à -dire un continuel devenir. Les +formes de la société humaine possèdent une force de croissance aussi +grande que les plantes dans la nature. + +Personne ne constitue un être isolé et la comparaison de la société au +corps humain n'est pas dénuée de vérité. Lorsqu'un seul membre souffre, +tout le corps souffre. Une chose dépend de l'autre et les plus petites +causes ont parfois les plus grands effets, qui se font sentir partout. +Le tort qu'un individu se fait à lui-même peut être non seulement la +source de torts envers ses parents les plus proches, mais peut avoir +des suites désastreuses pour le tout, pour la communauté. + +L'État et la société ne sont pas deux cercles qui ont un seul point +central et dont les circonférences ne se touchent pas, par conséquent; +mais ils se complètent, dépendent l'un de l'autre, se transforment +continuellement. Parfois l'État est un lien qui enserre la société de +telle manière qu'il l'empêche de se développer. C'est le cas +aujourd'hui. L'État peut avoir été pendant un certain temps une +transition nécessaire, sans qu'il soit nécessaire qu'il existe +éternellement. En certaines circonstances même il peut avoir été un +progrès dont on n'a plus que faire maintenant. + +Bakounine, dit également, que «l'État est un mal, mais un mal +historiquement nécessaire, aussi nécessaire dans le passé que le sera +tôt ou tard son extinction complète, aussi nécessaire que l'ont été la +bestialité primitive et les divagations théologiques des hommes. L'État +n'est point la société, il n'en est qu'une forme historique aussi +brutale qu'abstraite». + +Actuellement nous nous éloignons de l'État dans lequel nous avons été +enchaînés pendant des siècles, et de plus en plus se forme en nous la +conviction: «Où l'État commence, la liberté individuelle finit, et vice +versa.» + +On répondra: «Mais cet État, qui est le représentant du bien-être +général, ne peut prendre à l'homme une partie de sa liberté quand ainsi +il la lui assure toute.» Si cela était toujours vrai, comment expliquer +alors l'opposition que l'on fait à l'État? Il s'agit en outre de savoir +si la partie que l'on cite ne constitue justement pas l'essence, le +commencement de la liberté. Et dès que cela se présente, on proteste +naturellement contre cette contrainte qui, sous l'apparence de garantir +la liberté, la supprime. + +«L'État, par son principe même, est un immense cimetière où viennent se +sacrifier, mourir, s'enterrer toutes les manifestations de la vie +individuelle et locale, tous les intérêts des parties dont l'ensemble +constitue précisément la société. C'est l'autel où la liberté réelle et +le bien-être des peuples sont immolés à la grandeur politique; et plus +cette immolation est complète, plus l'État est parfait. J'en conclus, et +c'est une conviction, que l'empire de Russie est l'État par excellence, +l'État sans rhétorique et sans phrases, l'État le plus parfait en +Europe. Tous les États au contraire dans lesquels les peuples peuvent +encore respirer sont, au point de vue de l'idéal, des États incomplets, +comme toutes les autres Églises, en comparaison de l'Église catholique +romaine, sont des Églises manquées.» (Bakounine.) + +L'État doit donc être tout ou il devient rien, et ne constitue qu'une +phase d'évolution prédestinée à disparaître. L'expression employée à ce +sujet par Bakounine est spirituelle; il dit: «Chaque État est une Église +terrestre, comme toute Église, à son tour, avec son ciel, séjour des +bienheureux et ses dieux immortels, n'est rien qu'un céleste État.» + +Qui prétendra que l'État ne se dissoudra pas un jour dans la société, +qu'un temps ne viendra pas où les individus se développeront librement +sans nuire à la liberté? Si la conscience et la vie individuelle +constituent une partie intégrale de l'homme, cette partie ne peut se +fondre dans la communauté, mais reste séparée tout en donnant son +empreinte à l'individu. On ne peut non plus anéantir le sentiment de +solidarité, car celui-ci également se développe chez l'individu. + +Bakounine s'élève contre la prétention que la liberté individuelle de +chacun est limitée par celle des autres. Il y trouve même «en germe, +toute la théorie du despotisme». Et il le démontre de la manière +suivante: «Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains +qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté +d'autrui, loin d'être une limite ou la négation de ma liberté, en est au +contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens +libre vraiment que par la liberté des autres, de sorte que plus nombreux +sont les hommes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large +est leur indépendance, plus étendue, plus profonde et plus large devient +ma propre liberté. C'est au contraire l'esclavage des hommes qui pose +une barrière à ma liberté, ou, ce qui revient au même, c'est leur +bestialité qui est une négation de mon humanité, parce que, encore une +fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté ou ce qui +veut dire la même chose, lorsque ma dignité d'homme, mon droit humain, +qui consiste à n'obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes +que conformément à mes convictions propres, réfléchies par la conscience +également libre de tous, me reviennent confirmés par l'assentiment de +tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de +tout le monde s'étend à l'infini.» + +C'est jouer sur les mots. Liberté absolue est une impossibilité. Du +reste, nous parlons de la liberté d'hommes libres l'un envers l'autre. +Ne seront-ils jamais en conflit? Quoique le but consiste à éviter tout +conflit, cela ne peut se réaliser dans son entier et alors la liberté de +l'un vaut autant que celle de l'autre. Bakounine ne démolit pas cette +affirmation et lorsqu'il divise la liberté en trois moments d'évolution, +1° le plein développement et la pleine jouissance de toutes les facultés +et puissances humaines pour chacun par l'éducation, par l'instruction +scientifique et par la prospérité matérielle; 2° la révolte de +l'individu humain contre toute autorité divine et humaine, collective et +individuelle, qu'il subdivise de nouveau en «théorie du fantôme suprême +de la théologie contre Dieu», c'est-à -dire l'Église, et la «révolte de +chacun contre la tyrannie des hommes, contre l'autorité tant +individuelle que sociale, représentée et légalisée par l'État», nous +pouvons le suivre. Nous croyons que la probabilité de conflit croît en +proportion du degré de développement des individus. + +Tâchons maintenant d'avoir assez d'espace, assez de liberté pour chaque +individu, de manière à ce qu'ils ne se heurtent pas et que chacun trouve +son propre terrain d'activité, et nous ferons disparaître une des +pierres d'achoppement de l'humanité. Il est facile de philosopher +là -dessus, mais dans la réalité on verra que la liberté absolue est +impossible dans l'humanité et qu'il faut chercher une limite que chacun +puisse accepter pour sa liberté personnelle; et si cette limite ne +convient pas, on doit en donner une autre ou prouver que l'on peut s'en +passer, mais alors on doit fournir de meilleurs arguments que les +phrases de Bakounine. + +Ainsi, pour l'avenir, la question se pose: «Quelle place l'individu +prendra-t-il dans la société?» Cette question sera décisive, et il +vaudra toujours mieux l'attaquer en face. + +Que de choses oubliées parce qu'elles n'étaient plus en corrélation avec +le monde moderne! Comme le dit Goethe: «Tout ce qui naît vaut qu'il +disparaisse», c'est-à -dire rien n'est durable et tout ce qui naît porte +en soi le germe de sa décomposition. Les formes et systèmes surannés +s'anéantissent, non parce qu'ils sont combattus par des arguments, mais +parce que de nouvelles situations sont nées auxquelles ils ne +s'adaptent pas et qui empêchent par conséquent leur viabilité. Dans la +lutte pour la vie plusieurs croyances n'existent plus et celles-là +seules se sont maintenues qui ont pu s'adapter aux situations nouvelles. +Si l'homme a besoin d'une religion--et il y a des gens qui prétendent +que l'homme est un animal religieux--et que les anciennes religions sont +malades, mourantes ou mortes, comme c'est le cas pour les religions +existantes, il nous faut une religion nouvelle s'adaptant aux nouvelles +situations. Impossible de précipiter la marche de la nature: c'est un +enfant faible que celui qui naît avant terme. + +Il en est de même des systèmes politiques et économiques. Ils deviennent +surannés et à de nouvelles conditions de vie il faut de nouvelles formes +de vie. + +Le développement de la civilisation a été comparé avec raison à une +spirale. L'humanité, en apparence, est arrêtée continuellement à la même +hauteur, ou prend même une direction rétrograde, et il faut du temps +avant de constater qu'elle ait avancé. Mais d'habitude, elle avance +toujours car nous voyons l'horizon se déplacer continuellement. + +Progrès signifie plus de savoir intellectuel, plus de puissance +matérielle, plus d'homogénéité dans la morale et dans la société. + +Il y a au monde deux principes: _autorité_ et _liberté_. + +L'un se retrouve dans le socialisme autoritaire, l'autre dans le +socialisme libertaire. + +Nous appelons socialiste d'État celui qui préconise des réformes tendant +à augmenter et agrandir la compétence de l'État dans la société +existante. C'est ce que font les social-démocrates qui prennent +l'Allemagne comme modèle; voilà pourquoi nous avons le droit de les +classer sous cette rubrique. + +Le socialisme libertaire veut le groupement libre des hommes qui, par +leurs intérêts, sont poussés à se réunir afin de coopérer au même idéal, +mais qui gardent la liberté, instantanée pour ainsi dire, de se retirer +de cette coopération. + +L'esprit de fraternité et de solidarité n'animera et pénétrera +l'humanité que lorsqu'elle aura pris comme base l'égalité, comme forme +la liberté. + +NOTES: + +[30] Ce chapitre a paru dans _la Société nouvelle_, mais il est révisé +et augmenté. + +[31] Voir _Société nouvelle_, 1891. + +[32] Voir _Société nouvelle_, 1894. + +[33] _Neue Zeit_ 1895, Erster Band. + +[34] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_ von dr. Hans +Müller. + +[35] Voyez les superbes pages sur les élections dans le roman de Georges +Renard. _La conversion d'André Savenay_. + +Les parlementaires connaissent très bien la corruption électorale, mais +comme hommes pratiques ils en font usage à leur profit si c'est +possible. Leur théorie est: chacun son tour. C'est pour cela qu'ils +pratiquent le «ôte-toi de là que je m'y mette.» + +[36] RICHARD CALWER, _Das kommunistische Manifest und die heutige +Sozial-demokratie_. + +[37] _Oeuvres, Fédéralisme. Socialisme et Antithéologisme. Lettres sur +le Patriotisme. Dieu et l'État._ Paris, Stock. + +[38] Voir _De sociale Gids_, IIe année, p. 346 et suiv. + +[39] Voir _La Société nouvelle_, année 1894, t. I, p. 607. + +[40] Nous regrettons amèrement de devoir infliger à nos lecteurs cet +indigeste morceau de littérature social-démocrate. Mais il le faut. + +[41] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, no 10, pp. 262 et suiv. + +[42] _Neue Zeit_ XIII, tome 2. + +[43] La foi du charbonnier. + +[44] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, n° 9, pp. 278 et suiv. + +[45] _Revue socialiste_, juillet-décembre 1872, p. 490. + +[46] Lire la brochure de M. Edmond Picard: _Comment on devient +socialiste_. Cette brochure aurait très bien pu être écrite par un +radical malgré son titre socialiste. M. Picard y dit, en passant, qu'il +veut l'abolition de la propriété privée. Et il ajoute: «J'y crois, à ce +paradis terrestre, comme les chrétiens à leur idéal céleste.» + +[47] Voici, à titre documentaire, le programme agricole des socialistes +belges, adopté au Congrès national des 25-26 décembre 1893: + +1° Réorganisation des comices agricoles: + +_a_. Nomination des délégués en nombre égal par les propriétaires, les +fermiers et les ouvriers; + +_b_. Intervention des comices dans les contestations collectives et +individuelles entre les propriétaires, les fermiers et les ouvriers +agricoles. + +2° Réglementation du contrat de louage: + +_a_. Fixation du taux des fermages par des comités d'arbitrage ou par +les comices agricoles réformés; + +_b_. Indemnité au fermier sortant pour la plus value donnée à la +propriété; + +_c_. Participation du propriétaire dans une mesure plus étendue que +celle fixée par la loi aux pertes subies par le fermier; + +_d_. Suppression du privilège du propriétaire; + +3 ° Assurance par les provinces et réassurance par l'État contre les +épizooties, les maladies des plantes, la grêle, les inondations et +autres risques agricoles; + +4° Organisation par les pouvoirs publics d'un enseignement agricole +gratuit. Création ou développement de fermes modèles et de laboratoires +agricoles; + +5° Organisation d'un service médical à la campagne; + +6° Réforme de la loi sur la chasse. Droit pour le locataire de détruire +en toute saison les animaux nuisibles à la culture; + +7° Intervention des pouvoirs publics dans la coopération agricole pour: + +_a_. L'achat de semences et d'engrais; + +_b_. La fabrication du beurre; + +_c_. L'achat et l'exploitation en commun de machines agricoles; + +_d_. La vente des produits; + +_e_. L'exploitation collective des terres. + +[48] Comme on le sait, le parlement allemand a rejeté ce projet de loi. + +[49] Voir _la Société Nouvelle_, 10° année, t. II, p. 26. + +[50]_Das Elend der Philosophie. Antwort auf Proudhon's Philosophie des +Elends_, von KARL MARX, 1885. + +Du reste, on retrouve non seulement cette question mais encore les noms +dans les _Principes du Socialisme, manifeste de la démocratie au XIXe +siècle_, par VICTOR CONSIDÉRANT. + +[51] Die neue Zeit XIII tome I, _Marx et Engels, le couple anarchiste_, +par Kautsky. + +En parlant de la «révolution en permanence», il dit que Marx n'a pas +voulu la révolution perpétuelle pour la révolution, car il ajoute les +mots suivants: «les petits bourgeois veulent clore la révolution +aussitôt que possible, mais notre intérêt et notre tâche est de faire la +révolution permanente, jusqu'au moment où les classes plus ou moins +possédantes seront chassées du pouvoir, où le prolétariat aura conquis +le pouvoir et où l'association des prolétaires non seulement dans un +seul pays, mais dans tous les pays du monde entier, sera affranchie de +toute concurrence et concentrera toutes les forces productives.» + +Naturellement, mais personne ne veut la révolution pour la révolution +elle-même, chacun sait que la révolution n'est qu'un moyen et non pas le +but. + +Mais le point de vue de Marx en ce temps-là fut bien autre que celui de +nos social-démocrates parlementaires et réformateurs d'aujourd'hui. + +[52] Comme cette raillerie concorde peu avec son idée de faire de la +«conquête du pouvoir politique» le but principal du parti. Car comment +réaliser cet idéal sans l'inéluctable litanie? + +[53] Voir le _Protokoll der Verhandlungen des Parteitages der +Sozial-demokratischen Partei Deutschlands zu Berlin_, pp. 175-176. + +[54] Dans la _Revue Socialiste_ de mars 1895, M. Jaurès écrit: «En fait, +le collectivisme que nous voulons réaliser dans l'ordre économique +existe déjà dans l'ordre politique.» Donc, ce que veulent ces messieurs, +c'est la centralisation politique autant qu'économique. + +[55] _La Conquête du pain_, p. 74. + +[56] _Sozial-demokratische Bibliothek, I. Gesellschaftliches und +Privateigenthum_, von E. BERNSTEIN, pp. 27-29. + +[57] Les radicaux bourgeois voient avec satisfaction les socialistes +devenir de plus en plus malléables. Aussi M. Georges Lorand, un radical +perspicace, écrivit-il, après ce congrès, que les social démocrates +allemands agissaient sagement et que, à peu de chose près, les radicaux +pourraient très bien adhérer à leur programme. Cela ne prouve-t-il pas +abondamment qu'il y a «quelque chose de pourri» dans la +social-démocratie? + +Un autre radical, M. Émile Féron, écrit dans la _Réforme_ du 30 mars +1895: «Il y a vingt-neuf députés socialistes qui ont, sur presque toutes +les réformes pratiques et immédiatement réalisables, le même programme +que les progressistes. L'accord n'existe pas sur le collectivisme, c'est +entendu. Encore faut-il dire que plus on avance et plus ce qu'il y avait +d'excessif et d'absolu dans le collectivisme du parti ouvrier se corrige +et s'assouplit aux nécessités de la pratique des choses. Mais sans qu'il +soit même nécessaire d'insister sur ce point, il reste acquis que +députés socialistes et députés progressistes seront d'accord sur la +plupart des réformes immédiatement nécessaires.» Ce n'est pas encore +l'annexion du parti socialiste, mais peu s'en faut. L'évolution du +socialisme promet! + +[58] De cela je puis parler en connaissance de cause. Dans le +_Vorwaerts_ on se refuse à toute discussion principielle avec ses +adversaires, on falsifie les textes et on calomnie de la plus impudente +façon. + +[59] Dr T. DUEHRING. _Kritische Geschichte der Nationaloekonomie und des +Socialismus_, 3e éd., pp. 557 et 558. + +[60] BENEDICT FRIEDLAENDER. _Der freiheitliche Sozialismus im Gegensatz +zum Staatsknechtsthum der Marxisten_. + +[61] C'est déjà prouvé par son attitude au dernier congrès de Breslau en +1896. + +[62] _On liberty_. + +[63] _Sozialdemokratische Zukunftsbilder_. + +[64] Social-démocrate, qui sous ce pseudonyme a critiqué le livre de M. +Richter. + +[65] _Dieu et l'État_. + +[66] _On liberty._ + +[67] MILL, _On liberty_. + +[68] _De Officio_. + +[69] _De Republica_. + +[70] _Social Statise_. + +[71] _Principles of political economy_. + +[72] BENJAMIN TUCKER, _Instead of a book_, pp. 375 et 376. + +[73] _Das Kapital_ (_vierter sozialer Brief an Kirchmann_). + +[74] Mise sous la dépendance de l'État. + +[75] Les _Fabian Essays_ sont une série d'articles écrits par les +membres d'une société intitulée _Fabian Society_. + +[76] GEORGES LACY, _Liberty and Law_, p. 247. + +[77] LACY, p. 293. + + + + +IV + +LE SOCIALISME D'ÉTAT DES SOCIAL-DÉMOCRATES ET LA LIBERTÉ DU SOCIALISME +ANTI-AUTORITAIRE + + +Un mouvement n'est jamais plus pur, plus idéologique qu'à ses débuts. Il +est inspiré par des hommes de dévouement et de sacrifice, et nul +ambitieux ne le gâte, car à y participer on a tout à perdre et rien à +gagner. On ne connaît alors ni les compromis ni les intrigues, ni +l'esprit d'opportunisme, prêt à accommoder les principes selon les +intérêts. Un souffle bienfaisant de solidarité, de liberté et de +fraternité anime tous les partisans de la même cause, et ils sont encore +un de coeur, de pensée et d'âme. + +Que l'on prenne n'importe quel mouvement, on y trouve toujours cette +période idéaliste pendant laquelle les individus sont susceptibles de +s'élever à un tel degré de hauteur qu'ils peuvent sacrifier tous leurs +biens, leur repos, même leur vie. Ils sont des apôtres prêts, si les +circonstances l'exigent, à devenir des martyrs. + +Tous les grands courants d'idées offrent d'ailleurs si on les prend à +leur naissance, des analogies singulières. Les points de ressemblance +entre le christianisme au commencement de notre ère et le socialisme de +notre temps à son éclosion, sont si remarquables que l'observateur +historien doit en être frappé. Dans leur origine comme dans leur +développement, les mêmes caractères se constatent et, toutes choses +changées, on peut dire en étudiant les étapes du premier: il en est +maintenant comme alors. On peut même dans leur commune dégénérescence +observer les phénomènes identiques. + +Le christianisme apporta un évangile pour les pauvres, les opprimés et +les déshérités. Parmi les premiers chrétiens on ne trouve ni savants, ni +puissants, ni riches, mais seulement des ouvriers, des pêcheurs et des +gueux. Ils peinaient pour subvenir à leurs besoins et c'était aux heures +du repos, la journée finie, qu'ils allaient prêcher leur doctrine sans +ambition d'en tirer profit. Aussi, quand, en traversant Jérusalem, on +demandait, dans les maisons des gens aisés et responsables, ce que +voulaient et ce qu'étaient ces chrétiens--dont le nom seul était à ce +moment une injure,--ceux qui étaient interrogés répondaient que les +chrétiens étaient de pauvres hères au milieu desquels on ne trouvait +aucun personnage de rang ou de bonne famille. + +N'en est-il pas ainsi dans le socialisme d'aujourd'hui? + +Les socialistes, de nos jours, sont des prolétaires, des pauvres, +méprisés par les savants et par les puissants, haïs et persécutés par +les gouvernants et le monde officiel. Leurs orateurs sont pour la +plupart des hommes qui ont beaucoup souffert, qu'on a chassés de +l'usine, de l'atelier, dont on a brisé la carrière parce qu'ils avaient +des principes que les chefs et les patrons ne tolèrent pas. Mais, malgré +les persécutions, ils continuent leur route et ils prêchent leur +évangile avec la même ardeur et la même conviction que les anciens +chrétiens. Les persécutions même ont été pour eux un moyen de triompher, +car, en les voyant souffrir et supporter leurs souffrances avec +résignation et avec courage, beaucoup ont commencé à penser et à +étudier. Une conviction susceptible de donner tant de force à braver la +mort même, devait être quelque chose de bon et de beau. Ainsi souvent, +un Saul fanatique devient un Paul convaincu. + +Lentement le christianisme triompha, ce ne fut qu'au commencement du +quatrième siècle qu'il fut si fort qu'un empereur habile, Constantin le +Grand--ainsi le nomme l'histoire, car l'histoire a été écrite par des +chrétiens, sinon on le signalerait comme il le mérite, c'est-à -dire +comme un monstre cruel et lâche--se convertit. Ce ne fut pas là un acte +de foi, mais un acte de politique. + +Le christianisme était pour lui le chemin qui menait au trône. Le monde +officiel suivit Constantin et la religion chrétienne devint religion +d'État. Mais dès cette époque, les pieux, les vrais chrétiens voyaient +tout cela avec inquiétude, ils comprenaient que lorsqu'un mouvement est +détourné au profit d'un politique, ce mouvement est perdu. Un d'entre +ces hommes nous a légué ces belles paroles: «Quand les églises furent de +bois, le christianisme fut d'or, mais quand les églises furent d'or le +christianisme fut de bois». Nous pouvons dire que Constantin, en faisant +triompher l'église chrétienne, a tué le christianisme et l'esprit de +Jésus-Christ. Naturellement les petites sectes, les vrais chrétiens +furent chassés comme hérétiques, il n'y avait plus de place dans +l'Église pour l'esprit de Jésus. + +L'histoire ne se répète-t-elle pas? pouvons-nous nous demander en +observant le développement du socialisme. N'avons-nous pas vu que les +puissants de la terre se sont emparés du socialisme ou bien qu'ils +veulent s'en emparer. Un politicien anglais ne disait-il pas, il y a peu +de temps: «nous sommes tous des socialistes»? M. de Bismarck s'est +déclaré socialiste, tout comme le prédicateur de la cour de Berlin, M. +Stöcker. L'empereur Guillaume II a commencé sa carrière en se donnant +des airs de socialiste, il a même semblé un moment, que ce prince voulût +jouer le rôle d'un nouveau Constantin. Le pape aussi, le chef du corps +le plus réactionnaire du monde, de l'Église catholique, a donné une +encyclique dans laquelle il se rapprochait du socialisme. Chaque jour +enfin on entend dire de M. X ou de M. Y qu'il s'est déclaré socialiste. +Kropotkine a très bien caractérisé ces gens-là , quand il a écrit: «Il se +constituait au sein de la bourgeoisie, un noyau d'aventuriers qui +comprenaient que, sans endosser l'étiquette socialiste, ils ne +parviendraient jamais à escalader les marches du pouvoir. Il leur +fallait donc un moyen de se faire accepter par le parti sans en adopter +les principes. D'autre part, ceux qui ont compris que le moyen le plus +facile de maîtriser le socialisme c'est d'entrer dans ses rangs, de +corrompre ses principes, de faire dévier son action, faisaient une +poussée dans le même sens». + +Cependant il y a peut-être plus de danger pour nous dans la politique de +ces hommes qui se disent tous des socialistes, peut-être même les +_vrais_ socialistes, et en acceptent l'étiquette que dans une politique +qui consisterait à se montrer tels qu'ils sont, c'est-à -dire, des +ennemis du socialisme, car de la première manière, ils trompent des gens +simples qui pensent que le nom et le principe sont toujours chose +conforme. + +Et que voulait-on ainsi? Le socialisme d'État, ainsi que Constantin et +les siens voulaient le christianisme religion d'État. Les deux tendances +sont étatistes, c'est-à -dire prétendent faire de l'État une providence +terrestre omnipotente, réglant tout: les affaires matérielles aussi bien +que les affaires spirituelles. + +Le développement de ces deux mouvements fut aussi le même. Les chrétiens +eurent leurs conciles où les évêques venaient de partout délibérer +ensemble pour établir les dogmes nécessaires au salut des croyants. Les +socialistes ont leurs congrès où leurs chefs viennent de partout, pour +délibérer ensemble, régler leur tactique et suivre le même chemin qui +doit conduire le prolétariat au salut. Ils sont exclusivistes et +intolérants, comme le furent les chrétiens, et on se tue à cause d'une +seule lettre. Un exemple remarquable en va donner la preuve. + +Au concile de Nicée on discutait pour savoir si le fils est semblable au +père (homoousios) ou bien si le fils est identique au père +(homoïousios). On avait deux sectes, les homoousioï et les homoïousioï, +se dévorant entre elles pour une lettre, pour un _i_. + +Au Congrès socialiste de Londres, on discutait la question de l'action +politique. Les uns disaient: l'action politique est le salut pour les +ouvriers, c'est la seule méthode pour conquérir les pouvoirs publics. + +Les autres disaient: _l'action_ politique n'est autre que _l'auction_ +politique, la corruption, l'intrigue, le moyen pour les ambitieux de +monter sur le dos des ouvriers. Pensez à Tolain, à d'autres encore. +Ainsi, on avait deux sectes combattant entre elles pour une seule lettre +pour un _u_. Cette ressemblance n'est-elle pas curieuse? + +Donc le même esprit d'intolérance et de sectarisme domine les deux +mouvements, et c'est pour cela que tous les siècles pendant lesquels ils +se sont tous développés ont passé sans exercer une favorable influence +sur la marche de l'humanité, dont on pourrait presque désespérer qu'elle +se puisse émanciper des préjugés. + +Mais heureusement, maintenant comme auparavant, l'hérésie est le sel du +monde, propre à le sauver des idées étroites et bornées, et les +hérétiques sont encore les promoteurs du progrès. + +À ses débuts, le christianisme fut révolutionnaire, et qui le fut plus +que Jésus lui-même qui chassait les marchands et les banquiers de la +synagogue et disait ne pas être venu apporter la paix, mais le glaive? +Toutefois, quand le christianisme devint la religion officielle, +l'esprit révolutionnaire l'abandonna. + +Jadis aussi, les anciens socialistes et ceux qui sont restés tels +disaient: «La prochaine révolution ne doit plus être un simple +changement de gouvernement suivi de quelques améliorations de la machine +gouvernementale, elle doit être la _Révolution Sociale_. Mais +maintenant, l'esprit révolutionnaire va diminuant. Les chefs du +socialisme espèrent arriver au pouvoir; dès lors ils tendent à devenir +conservateurs, étant eux-mêmes l'autorité future, ils deviennent tout +naturellement autoritaires. + +Ainsi, christianisme et socialisme ont sacrifié les principes à la +tactique, l'un et l'autre sont devenus étatistes, à la religion d'État +répond le socialisme d'État. Et la tristesse est grande à voir ceux qui +combattaient autrefois avec ardeur, renier leur passé et devenir des +radicaux et des réformateurs. + +Mais avant d'aller plus loin, avant de dire: ceux-ci ou ceux-là sont ou +ne sont pas des socialistes, comme on le fait en niant le socialisme des +anarchistes, il est nécessaire de savoir ce que c'est que le socialisme. +N'est-il pas essentiel, si on veut discuter avec profit, de définir la +chose même qu'on discute? + +Le principe fondamental du socialisme fut dès l'origine celui qui +posait la nécessité d'abolir le salariat, et la propriété individuelle, +propriété du sol, des habitations, des usines, des instruments de +travail, le principe de la socialisation des moyens de production. Ce +qui caractérisait le socialiste, était d'admettre la nécessité de +supprimer la propriété individuelle, source de l'esclavage économique et +moral, et cela non dans deux cents, cinq cents ou mille années, mais dès +aujourd'hui. La propagande socialiste se faisait en vue de préparer +l'expropriation lors de la révolution prochaine. + +Il semble désormais que plusieurs socialistes veuillent renvoyer cette +suppression de la propriété individuelle ainsi que l'expropriation aux +calendes grecques. Ils s'occupent de réformes réalisables dans l'état de +la société actuelle et dans son cadre même et ils considèrent ceux qui +restent fidèles à cette idée de l'expropriation comme des rêveurs et des +utopistes. Qu'entend-on dire, en effet? Quand nous serons les maîtres de +la machine gouvernementale et législative, nous améliorerons peu à peu +le sort des ouvriers. Tout ne se fait pas en une seule fois. Et Bebel +promettait: «Quand nous aurons en main le pouvoir législatif, tout +s'arrangera bien.» Ils oublient les paroles de Clara Zetkin au Congrès +de Breslau: «Quand on veut démocratiser et socialiser en gardant les +cadres actuels de l'État et de la société, on demande à la +social-démocratie une tâche qu'elle ne peut remplir. Qui veut +démocratiser en conservant l'ordre existant, fait penser à celui qui +voudrait une république avec un grand duc à la tête. Cependant cet +esprit d'autrefois, cet effort de trouver la quadrature du cercle domine +souvent[78].» Toutefois, Clara Zetkin n'a osé tirer les conséquences de +ses paroles et tout en estimant certains révolutionnaires, elle trouve +leurs opinions abominables. + +Quelles que soient ces opinions, il est évident que le principe de +l'abolition de la propriété individuelle fut celui qui permettait de +distinguer les socialistes des défenseurs de l'ordre. + +Consultons maintenant les dictionnaires des savants et voyons la +définition qu'ils donnent du socialisme: + +_Webster_: + +Une théorie, ou un système de réformes sociales par lequel on aspire à +une reconstruction complète de la société et à une distribution plus +juste du travail. + +_Encyclopédie Américaine_: + +Le socialisme en général peut être défini comme un mouvement ayant pour +but de détruire les inégalités des conditions sociales dans le monde, +par une transformation économique. Dans tous les exposés socialistes on +trouve l'idée du changement de gouvernement, avec cependant cette +différence radicale que quelques socialistes désirent l'abolition finale +des formes existantes de gouvernement et veulent l'établissement de la +démocratie pure, tandis que quelques autres prétendent donner à l'État +une forme patriarcale en augmentant ses fonctions au lieu de les +diminuer. + +_Encyclopédie de Meyer_: + +Littéralement, un système d'organisation sociale; généralement une +définition de toutes les doctrines et aspirations qui ont pour but un +changement radical de l'ordre social et économique existant maintenant +et son remplacement par un ordre nouveau, plus en harmonie avec les +désirs de bien-être général et le sentiment de justice que ne l'est +l'ordre actuel. + +_Encyclopédie de Brockhaus_: + +Le socialisme est un système de coopération ou bien l'ensemble des plans +et doctrines ayant pour but la transformation entière de la société +bourgeoise et la mise en pratique du principe du travail commun et de +l'équitable répartition des biens. + +_Chamber's Encyclopédie_: + +Le nom donné à une classe d'opinions qui s'opposent à l'organisation +présente de la société et veulent introduire une nouvelle distribution +de la propriété et du travail dans laquelle le principe de coopération +organisée remplacerait celui de la libre concurrence. + +_Dictionnaire de la langue française par Littré_: + +Un système qui offre un plan de réforme sociale, subordonnée aux +réformes politiques. Le communisme, le mutualisme, le Saint-Simonisme, +le Fouriérisme sont des socialismes. + +_Dictionnaire de l'Académie Française_: + +La doctrine de ceux qui désirent un changement des conditions de la +société et qui la veulent reconstruire sur des bases tout à fait +nouvelles. + +_Dictionnaire encyclopédique de Cassel et C°_: + +Le socialisme scientifique embrasse. + +1° _Le collectivisme_: un État idéaliste socialiste de la société, dans +lequel les fonctions du gouvernement embrasseraient l'organisation de +toutes les industries du pays. Dans un État collectiviste chacun serait +un fonctionnaire de l'État et l'État un avec le peuple entier. + +2° _L'anarchisme_: (une négation du gouvernement et non pas une +suppression de l'ordre social) veut garantir la liberté individuelle +contre sa violation par l'État dans la communauté socialiste. Les +anarchistes sont divisés en Mutualistes, qui cherchent à atteindre leur +but par des banques d'échange et par la libre concurrence, et en +Communistes, qui ont pour devise: chacun selon sa capacité, chacun selon +ses besoins. + +_Nouveau dictionnaire de Paul Larousse_: + +Système de ceux qui veulent transformer la propriété au moyen d'une +association universelle. + +Dans le livre de Hamon, paru après que j'avais écrit ce chapitre, sur le +socialisme et le Congrès de Londres, on lit: socialisme--système social +ou ensemble de systèmes sociaux dans lesquels les moyens de production +sont socialisés; donc le caractère du socialisme est la socialisation +des moyens de production. + +Quand on lit ces diverses définitions, on ne comprend pas du tout +pourquoi les anarchistes ne seraient pas des socialistes. La plupart des +définitions leur sont applicables aussi. Peu de temps avant le congrès +de Londres, le _Labour Leader_ publia un article de Malatesta dans +lequel celui-ci disait: + +«Nous, les communistes ou les collectivistes anarchistes, nous voulons +l'abolition de tous les monopoles; nous désirons l'abolition des +classes, la fin de toute domination et exploitation de l'homme par +l'homme; nous voulons que le sol et tous les moyens de production, comme +aussi les richesses accumulées par le travail des générations du passé, +deviennent la propriété commune de l'humanité par l'expropriation des +possesseurs actuels, de manière que les ouvriers puissent obtenir le +produit intégral de leur travail, soit par le communisme absolu, soit en +recevant chacun selon ses forces. Nous voulons la fraternité, la +solidarité et le travail en faveur de tous au lieu de la concurrence. +Nous avons prêché cet idéal, nous avons combattu et souffert pour sa +réalisation, il y a longtemps, et dans certains pays, par exemple +l'Italie et l'Espagne, bien avant la naissance du socialisme +parlementaire. Quel homme honnête dira que nous ne sommes pas des +socialistes?» + +Et continuant il dit: «On peut démontrer facilement que nous sommes +sinon les seuls socialistes, en tous cas les plus logiques et les plus +conséquents, parce que nous désirons que chacun ait non seulement part +entière de la richesse sociale mais aussi sa part du pouvoir social, +c'est-à -dire la faculté de faire aussi bien que les autres sentir son +influence dans l'administration des affaires publiques.» Il est absurde +de prétendre que les anarchistes qui veulent abolir la propriété +individuelle ne sont pas des socialistes. Au contraire, ils ont plus de +droit à se nommer ainsi que Liebknecht par exemple qui, dans un article +du _Forum_[79], s'est montré simple radical. Un journal anglais n'a-t-il +pas dit une fois aussi de M. Liebknecht et de son socialisme, que s'il +vivait en Angleterre, on l'appelerait simplement un radical et non pas +un socialiste? C'est vrai en effet, et chacun nous approuve après avoir +lu ce que Liebknecht a dit dans l'article que nous signalons. + +«Qu'est-ce que nous demandons?--écrit-il. + +«La liberté absolue de la presse; la liberté absolue de réunion; la +liberté absolue de religion; le suffrage universel pour tous les corps +représentatifs et pour tous les pouvoirs publics, soit dans l'État, soit +dans la commune; une éducation nationale, toutes les écoles ouvertes a +tous; les mêmes facilités à tous pour s'instruire, l'abolition des +armées permanentes et la création d'une milice nationale, de sorte que +chaque citoyen soit soldat et chaque soldat citoyen; une cour +internationale d'arbitrage entre les nations différentes; des droits +égaux pour les hommes et les femmes,--une législation protectrice de la +classe ouvrière (limitation des heures de travail, réglementation +sanitaire, etc.) Est-ce que la liberté personnelle, le droit de +l'individu peut être garanti d'une manière plus complète que par ce +programme? Est-ce que chaque démocrate honnête trouve quelque chose de +mauvais dans ce programme? Loin de supprimer la liberté personnelle, +nous avons le droit de dire que nous sommes le seul parti en Allemagne +qui lutte pour les principes de la démocratie.» + +Certainement, mais alors on est un parti démocrate, et non un parti +démocrate-socialiste. Quand les démocrates peuvent accepter le programme +des socialistes, nous disons que les principes socialistes sont +escamotés et que ceux qui acceptent ce programme cessent d'être des +socialistes pour être des radicaux. Liebknecht n'a-t-il pas dit lui-même +qu'il veut la voie légale? Il continue ainsi: «par notre programme nous +avons prouvé que nous aspirons à la transformation _légale_ et +_constitutionnelle_ de la société. Nous sommes des révolutionnaires--sans +aucun doute--parce que notre programme veut un changement total et +fondamental de notre système social et économique, mais nous +sommes aussi des évolutionistes et des réformateurs, ce qui +n'est pas une contradiction. Les mesures et les institutions que nous +réclamons sont déjà réalisées pour la plupart dans les pays avancés, ou +bien leur réalisation est sur le point d'aboutir; elles sont toutes en +harmonie avec les principes de la démocratie et en étant pratiques, +elles constituent la meilleure preuve que nous ne sommes pas--comme on +nous a dépeints--des hommes sans cerveaux, méconnaissant les faits de la +réalité et allant casser leur tête contre les bastions de granit de +l'État et de la société.» + +Et ailleurs, dans une conférence donnée à Berlin, en 1890 il disait: +«Quand les délégués des ouvriers au parlement auront la +majorité»--quelle naïveté de croire à cette possibilité!--«le +gouvernement sera obligé de consentir à leurs desiderata, et je constate +qu'il devra bien leur obéir.» + +Il y a vingt ans, on niait qu'il y eût une question sociale et on +considérait chaque social-démocrate comme un lépreux; maintenant le +gouvernement se nomme socialiste et tous les partis ouvrent un concours +pour la solution de la question sociale. On dit que les conditions +désirées par nous peuvent être réalisées seulement par les moyens +révolutionnaires et sanglants, car les riches ne céderont jamais +volontairement les moyens de production qu'ils ont en leur pouvoir. +C'est _une grande erreur_. Nos desiderata peuvent être réalisés de la +manière la plus pacifique. Nous voulons transformer les conditions +sociales actuelles qui sont mauvaises, à l'aide de réformes sages et +c'est pourquoi nous sommes le seul parti social réformateur. Nous +voulons éviter la révolution violente.» + +On voit que ces messieurs ont perdu le caractère révolutionnaire que les +socialistes de toutes les écoles ont eu toujours et partout, ils sont +devenus seulement des réformateurs persuadés que le temps approche où +ils auront le pouvoir et dans leur imagination ils se croient déjà +ministres, ambassadeurs, fonctionnaires grassement payés. Leur tactique +peut se résumer dans cette formule: ôte-toi de là , que je m'y mette. + +On fera bien de comparer ce langage avec celui d'autrefois, on saisira +ainsi la différence entre les socialistes révolutionnaires et les +modérés d'aujourd'hui qui sont devenus des politiciens aspirant au +pouvoir et acceptant la société actuelle. Écoutons Gabriel Deville, un +des théoriciens du parti social-démocrate en France, dans son Aperçu sur +le socialisme, introduction à son résumé du capital Karl Marx: «Le +suffrage universel voile, au bénéfice de la bourgeoisie, la véritable +lutte à entreprendre. On amuse le peuple avec les fadaises +politiciennes, on s'efforce de l'intéresser à la modification de tel ou +tel rouage de la machine gouvernementale; qu'importe en réalité une +modification si le but de la machine est toujours le même, et il sera le +même tant qu'il y aura des privilèges économiques à protéger; qu'importe +à ceux qu'elle doit toujours broyer un changement de forme dans le mode +d'écrasement? Prétendre obtenir par le suffrage universel une réforme +sociale, arriver par cet expédient à la destruction de la tyrannie de +l'atelier, de la pire des monarchies, de la monarchie patronale; c'est +singulièrement s'abuser sur le pouvoir de ce suffrage. + +Les faits sont là : qu'on examine les deux pays où le suffrage universel +fonctionne depuis longtemps, favorisé dans son exercice par une +plénitude de liberté dont nous ne jouissons pas en France. Lorsque la +Suisse a voulu échapper à l'invasion cléricale, lorsque les États-Unis +ont voulu supprimer l'esclavage, ces deux réformes dans ces pays de +droit électoral n'ont pu sortir que de l'emploi de la force; la guerre +du Sonderbund et la guerre de sécession sont là pour le prouver.» + +Mais quand on est candidat au siège de député, de telles déclarations +sont nuisibles au succès, et nous ne sommes pas surpris de voir le +candidat Deville abjurer solennellement les erreurs (?) de sa jeunesse. +Quant à la petite bourgeoisie, elle lui a pardonné ses violences +d'antan, car elle estime qu'un converti vaut mieux que cent autres qui +ont besoin de conversion. + +«Imaginez un candidat, qui aspire à la Chambre, et dise franchement aux +électeurs: qu'on le déplore ou non, la force est le seul moyen de +procéder à la rénovation économique de la société ... Les +révolutionnaires n'ont pas plus à choisir les armes qu'à décider du jour +de la révolution. Ils n'auront à cet égard qu'à se préoccuper d'une +chose, de l'efficacité de leurs armes, _sans s'inquiéter de leur +nature_. Il leur faudra évidemment, afin de s'assurer les chances de +victoire, n'être pas inférieurs à leurs adversaires et, par conséquent, +_utiliser toute les ressources que la science met à la portée de ceux +qui ont quelque chose à détruire._ Sont mal venus à les blâmer ceux qui +les forcent à atteindre leur niveau, qui, dans notre siècle dit +civilisé, président aux boucheries humaines, répandent le sang +périodiquement, et s'attachent à perfectionner les engins de +destruction.» + +Est-ce assez clair? + +Les révolutionnaires doivent utiliser toutes les ressources que la +science met à la portée de ceux qui ont quelque chose à détruire, cela +veut dire que la chimie et en général la science donne aux ouvriers tout +ce dont ils ont besoin pour la destruction de la société. C'est un appel +formel à la force, à la destruction et, si on voulait juger suivant la +loi criminelle, c'est à M. Deville qu'on donnerait une place sur le banc +des accusés. + +Au temps dont nous parlons, le même Deville ne voulait pas +perfectionner, mais supprimer l'État «qui n'est que l'organisation de la +classe exploitante pour garantir son exploitation et maintenir dans la +soumission ses exploités.» Il voyait clairement que «c'est un mauvais +système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. +Et ce serait augmenter la force de résistance de l'État que de favoriser +l'accaparement par lui des moyens de production, c'est-à -dire de +domination.» + +Et que font ces messieurs maintenant, sinon fortifier l'État et +favoriser l'accaparement des moyens de production? + +De même M. Jules Guesde voulait détruire l'État. Dans son _Catéchisme +socialiste_ qu'il abjure solennellement désormais, il demandait d'une +façon formelle aux socialistes réformateurs de l'État, «s'il est, je ne +dis pas nécessaire, mais prudent de confondre sous une même dénomination +des buts aussi différents que la liberté, le bien-être de tous et +l'exploitation du plus grand nombre par quelques-uns, poursuivis par des +moyens aussi différents que le libre concours des volontés et des bras +et la coercition en tout et pour tout? N'est-ce pas prêter inutilement +le flanc à nos adversaires, pour qui le socialisme ne poursuit pas +l'émancipation de l'être humain dans la personne de chacun des membres +de la collectivité, mais la conquête du pouvoir au profit d'une minorité +ou d'une majorité d'ambitieux, jaloux de dominer, de régner, d'exploiter +à leur tour»? + +Consentira-t-il, maintenant qu'il a pris place dans les rangs de ces +ambitieux, à écrire la même chose? Nous lui disons: voyez votre image +dans le miroir du _Catéchisme socialiste_ et dites-nous si vous n'êtes +pas frappé de la ressemblance entre les ambitieux d'antan et le Guesde +d'aujourd'hui! Dites-nous si vous n'auriez pas de raison pour rougir de +vous-même? + +Mais combien le Parti Ouvrier a-t-il dégénéré! ne lisons-nous pas encore +dans le programme du Parti Ouvrier, publié par Guesde et Lafargue: «Le +Parti Ouvrier n'espère pas arriver à la solution du problème social par +la conquête du pouvoir administratif dans la commune. Il ne croit pas, +il n'a jamais cru que, même débarrassée de l'obstacle du pouvoir +central, la voie communale puisse conduire à l'émancipation ouvrière et +que, à l'aide des majorités municipales socialistes, des réformes +sociales soient possibles et des réalisations immédiates». + +Le point de vue a changé et ils le voient bien maintenant. L'influence +des chefs du parti social-démocrate allemand a été grande, car c'est en +se modelant sur lui que le parti ouvrier français a dévié et il est allé +plus loin encore, car la copie dépasse presque toujours l'original. + +Est-ce que M. Jaurès n'a pas dit que l'essence du socialisme est d'être +politique? Est-ce que M. Rouanet n'a pas déclaré, dans la _Petite +République_, que la conquête du pouvoir public est le socialisme? Est-ce +qu'on n'a pas adopté au Congrès International Socialiste des +travailleurs et des Chambres syndicales ouvrières de Londres (1896) que +«la conquête du pouvoir politique est LE MOYEN PAR EXCELLENCE par lequel +les travailleurs peuvent arriver à leur émancipation, à +l'affranchissement de l'homme et du citoyen, par lequel ils peuvent +établir la République socialiste internationale?» + +La conquête du pouvoir et encore cette conquête, et toujours cette +conquête. + +N'est-ce pas tout à fait la même lutte qu'on a vue dans l'ancienne +Internationale? Grâce au concours d'un délégué australien,--on voit que +la délégation d'Australie joue toujours un grand rôle dans le mouvement +socialiste, puisque c'était aussi le délégué d'Australie, le docteur +Aveling, qui, au congrès de 1896, neutralisait par son vote toute la +délégation britannique, composée de plus de 400 personnes!--Marx +l'emportait au congrès de la Haye en 1872, mais sa majorité fut si +minime qu'il voulut dominer l'Internationale en renvoyant le conseil +général à New-York. Naturellement ce remplacement fut la mort de +l'Internationale. L'histoire se répète, a dit le même Marx, une fois +comme tragédie, une seconde fois comme farce[80]. Nous voyons maintenant +la vérité de cette observation, car en décidant que le prochain congrès +se tiendra en Allemagne, on a tué la nouvelle Internationale; en effet, +quel révolutionnaire, quel libertaire pourra assister à un congrès en +Allemagne? Peut-être verra-t-on là se répéter en grand la scène dont +nous avons été témoin à Londres. Il y avait quatre délégués français, +les sieurs Jaurès, Millerand, Viviani et Gérault-Richard, qui +déclaraient n'avoir pas de mandat, et venaient au congrès en leur +qualité de députés socialistes, «ce qui est, disaient-ils, un mandat +supérieur à tout autre.» Leur programme électoral leur tenait lieu de +mandat. Et parce qu'ils étaient les amis des social-démocrates +allemands, leur prétention exorbitante fut approuvée par le congrès avec +l'aide de l'Australie, des nations(?) tchèque, hongroise, bohémienne et +aussi de la Roumanie, de la Serbie, etc. + +Figurez-vous que l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, l'homme des +surprises, paraisse au congrès prochain, à Berlin, ou ailleurs en +Allemagne, et qu'il dise dans la séance de vérification des pouvoirs: je +n'ai pas besoin d'un mandat spécial, je suis l'empereur des Allemands et +par cela même, je suis le représentant du peuple par excellence, j'ai un +mandat supérieur à tout autre, qu'est-ce que les délégués allemands +diraient alors? Ils ont créé un antécédent très dangereux, car la +logique serait du côté de l'empereur, s'ils combattaient son admission. + +À la dernière séance du congrès de la Haye, les quatorze délégués de la +minorité déposèrent une déclaration protestant contre les résolutions +prises. Cette minorité était formée des délégués suivants: 4 Espagnols, +5 Belges, 2 Jurassiens, 2 Hollandais[81], un Américain. Ils partirent +pour Saint-Imier en Suisse et y tinrent un congrès anti-autoritaire, +dans lequel ils déclarèrent: + +1° Que la destruction de tout pouvoir politique était le premier devoir +du prolétariat; + +2° Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire +et révolutionnaire pour amener cette destruction ne pouvait être qu'une +tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que +tous les gouvernements existant aujourd'hui.» + +Avons-nous donné assez d'arguments pour prouver que la lutte entre les +autoritaires (école de Marx) et les libertaires (école de Bakounine) +d'aujourd'hui est, au point de vue des principes en jeu, exactement la +même que celle qui éclata dans l'ancienne Internationale entre Marx et +Bakounine eux-mêmes? + +Chose curieuse, Jules Guesde, le chef des Marxistes et Paul Brousse, le +chef des Possibilistes étaient jadis membres de l'Alliance de la +démocratie-socialiste, ils étaient des anarchistes. Guesde fut même +suspect aux yeux du Conseil général, c'est-à -dire de Marx et d'Engels. +Comme ceux-ci voyaient toujours en leurs adversaires des policiers, +Guesde fut traité de policier. Cette même tactique, imposée par Marx et +Engels au parti social-démocrate allemand, est suivie maintenant par +Guesde vis-à -vis de ses antagonistes qu'il signale d'abord comme +anarchistes, ensuite comme policiers[82]. Dans une lettre de Guesde, +datée du 22 septembre 1872, celui-ci fulminait contre le Conseil +général qui empêchait les ouvriers de s'organiser dans chaque pays, +librement, spontanément, d'après leur esprit propre, leurs habitudes +particulières, et il disait que les Allemands du conseil les opprimaient +et que, hors de l'église orthodoxe anti-autoritaire, il n'y avait point +de salut. + +Toutefois, le socialisme qui a triomphé au dernier congrès est celui des +petits bourgeois, des épiciers, celui qui est signalé déjà par Marx en +ces termes dans son _XVIII Brumaire_: «On a émoussé la pointe +révolutionnaire des revendications sociales du prolétariat pour leur +donner une tournure démocratique.» Les social-démocrates du type +allemand ont abandonné avec une rapidité curieuse ce qui était la raison +même de leur existence comme socialistes et ils ont adopté le point de +vue de la petite bourgeoisie commerçante et paysanne, «qui croit que les +conditions _particulières_ de son émancipation sont les conditions +_générales_ sous lesquelles seulement la société moderne peut obtenir sa +libération et éviter la lutte de classe.» + +Ils font de la politique et voilà tout. + +L'ancienne Internationale était une association économique et, dans les +statuts de 1886, on lisait que l'émancipation économique était le but +principal auquel tout mouvement politique était subordonné. Dans la +traduction anglaise de 1867 on a intercalé les mots, «comme moyen» (as a +means) après «mouvement politique» sans que cela ait été approuvé par le +congrès. Pour défendre l'action politique on en appelait à ces mots, +mais on oubliait de dire qu'ils ne se trouvaient pas dans le texte +original. Que l'action politique fût le moyen pratique c'était là +l'opinion personnelle de Marx, mais non pas celle de l'Internationale. + +Le congrès de Londres a voté une résolution dans laquelle on dit que le +but du socialisme est la conquête des pouvoirs publics. + +Bebel n'a-t-il pas affirmé que quand on aurait conquis les pouvoirs +publics, le reste viendrait de soi-même? + +La conséquence logique de cette thèse est qu'on déplace l'émancipation +publique comme le but principal, auquel chaque mouvement économique doit +être subordonné. + +C'est exactement le contraire de la vérité. + +Les social-démocrates ont exposé devant le monde entier leur opinion que +les conditions économiques peuvent être réglées par les conditions +politiques et non que les conditions politiques sont le reflet des +conditions économiques. + +La voie scientifique est abandonnée par eux, uniquement pour permettre +aux politiciens de jouer leur rôle dans les parlements, et si les +ouvriers ne sont pas assez intelligents pour prévenir leurs intrigues +ils en seront de nouveau les dupes, comme ils l'ont toujours été. + +Le congrès de Londres n'a d'ailleurs été ni ouvrier ni socialiste; les +soi-disant socialistes qui veulent réformer la société tout en +conservant les cadres existants, ou pour mieux dire les radicaux, sont +en train de devenir un parti gouvernemental, tel le Parti Ouvrier en +France qui a soutenu le ministère Bourgeois, même quand ce dernier +refusait d'abolir les lois criminelles contre les anarchistes, et qui +n'a pas protesté quand ce même gouvernement expulsait Kropotkine[83]. +Les membres de ce parti ont flagorné les Russes, ainsi le maire de +Marseille et d'autres encore. + +Sur le terrain économique les ouvriers peuvent marcher tous ensemble +malgré les différences d'école. + +Sur le terrain politique il y a de grandes divergences d'opinions et +naturellement on se sépare. + +Il nous semble que quiconque veut l'union des prolétaires doit rester +fidèle à l'action économique et que quiconque veut la scission, la +division, doit adopter l'action politique ou plutôt parlementaire. + +On parle toujours de l'action politique, et cela uniquement parce qu'on +n'ose pas dire nettement l'action parlementaire, que visent, en réalité, +les social-démocrates. Car nous non plus, antiparlementaires ni +anarchistes, ne rejetons l'action politique. Par exemple l'assassinat de +l'empereur Alexandre II de Russie fut une action politique, et nous +l'avons approuvé en souhaitant qu'une telle action politique se produise +partout. Travailler à abolir l'État, voilà l'action politique par +excellence. C'est pourquoi il est inexact de dire que nous repoussons +l'action politique. L'action parlementaire et l'action politique sont +deux choses très différentes et, laissant la première aux ambitieux, aux +politiciens, nous voulons appliquer la seconde. Chaque effort tenté en +vue d'établir une opinion purement politique, a pour résultat de diviser +les ouvriers et arrête le progrès de l'organisation économique. + +On rêve toujours d'un gouvernement socialiste qu'on imposera au +mouvement socialiste international, d'une dictature social-démocrate qui +arrêtera tous les mouvements ne rentrant pas dans le cadre du programme +étroit de la social-démocratie. + +Les hommes ont toujours besoin d'un cauchemar. Pour la classe +capitaliste le cauchemar est le socialisme et pour les social-démocrates +c'est l'anarchie. Des gens intelligents perdent la tête quand ils +entendent prononcer ce mot affreux. Le Conseil général du Parti ouvrier +français n'a-t-il pas eu la brutalité de dire que le chauvinisme et +l'anarchie étaient les deux moyens des capitalistes pour entraver le +mouvement socialiste? Nous n'avons pas le texte exact, mais l'idée est +telle. On va jusqu'à dire, avec Liebknecht et Rouanet, que socialisme et +anarchie impliquent «deux idées, dont l'une exclut l'autre. + +Liebknecht a dit des anarchistes: «Je les connais dans l'ancien +continent comme dans le nouveau[84] et, à l'exception des rêveurs et des +enthousiastes, je n'ai jamais connu un seul anarchiste, qui ne cherchât +à troubler nos affaires, à nous calomnier et à placer des obstacles sur +notre route. M. Andrieux, le préfet de police français, n'a-t-il pas +écrit cyniquement dans ses Mémoires, qu'il subventionnait les +anarchistes parce qu'il pensait que le seul moyen de détruire +l'influence du socialisme était de se mêler aux anarchistes afin de +désorganiser les ouvriers et de discréditer le mouvement socialiste en +le rendant responsable des sottises, des crimes et des folies des +soi-disant anarchistes.» + +Mais les bourgeois disent-ils autre chose des socialistes? C'est +toujours la même chose, les mots seuls sont changés. Si l'on exclut du +socialisme les Kropotkine, les Reclus, les Cipriani, les Louise Michel, +les Malatesta, on tombe dans le ridicule. Qui donc a le droit de +monopoliser le socialisme? n'est-ce pas toujours la folie étatiste qui +les saisit? + +Les _Fabians_ anglais sont plus sincères. Ils disent nettement que leur +socialisme _est exclusivement le socialisme d'État_. Ils désirent que la +nationalisation de l'industrie soit remise aux mains de l'État, de même +celle du sol et du capital pour laquelle l'État offre les institutions +les plus capables de l'accomplir dans la commune, la province ou le +gouvernement du pays. + +Pourquoi les autres ne le disent-ils pas d'une manière aussi claire? +Nous saurions alors qu'une scission s'est opérée, élucidant la +situation, plaçant d'un côté les Étatistes qui veulent la tutelle +providentielle de l'État, et de l'autre ceux qui désirent le libre +groupement en dehors de l'intervention de l'État. + +C'est M. George Renard, directeur de la Revue socialiste, qui va +maintenant nous dire pourquoi le socialisme est séparé de +l'anarchisme[85]. + +1° «Les anarchistes sont des chercheurs d'absolu, ils rêvent la +suppression complète de toute autorité. + +Les socialistes croient que toute organisation sociale comporte un +minimum d'autorité et, tout en désirant une extension indéfinie de la +liberté, ils n'espèrent point qu'on arrive jamais à cette liberté +illimitée qui ne leur semble possible que pour l'individu isolé.» + +Chercheurs d'absolu--où en est la preuve? Il n'existe pas d'absolu et +qui l'accepte, est en principe un supranaturaliste. Toujours et partout +la même objection, la même accusation: ce que les social-démocrates +disent des anarchistes, les libéraux le disent des socialistes et les +conservateurs des libéraux. Mais c'est là une phrase tout juste et +[Note du transcripteur: mot illisible]. Quand on déclare à +l'anarchiste: «L'idéal est beau mais irréalisable,» l'anarchiste peut +répondre: «Il faut alors tâcher d'en approcher.» C'est un éloge que de +dire à ces hommes: Votre idéal est beau... + +Et d'ailleurs, entre la suppression complète de toute autorité et ce +minimum d'autorité, dont parle M. Renard, il y a une différence de degré +et non de principe. + +Quand on désire un minimum d'autorité, on doit vouloir _à fortiori_ la +suppression de toute autorité. Est-ce possible? C'est là une autre +question. En tout cas, il n'y a pas entre les deux desiderata opposition +de principe. Lorsque les socialistes désirent une «extension indéfinie +de la liberté,» la fin de cette extension est la liberté arrivée à sa +limite extrême. + +Quelle est maintenant cette limite? Nous savons tous que la liberté +absolue est une impossibilité, parce que l'absolu lui-même n'existe pas, +mais chacun veut la plus grande liberté pour soi-même et, s'il la +comprend bien, il la veut aussi pour chaque individu, car il ne peut +exister de bonheur parmi les hommes qui ne sont pas libres. Toutefois ce +mot crée beaucoup de malentendus. La définition de Spinoza[86], au XVIIe +siècle, est celle-ci: «une chose qui existe seulement par sa propre +nature et est obligée d'agir uniquement par elle-même, sera appelée +_libre_. Elle sera appelée nécessaire ou plutôt dépendante, quand une +autre chose l'obligera à exister et à agir d'une façon définie et +marquée.» + +Qu'est-ce donc qui constitue l'essence de la liberté? + +C'est le fait d'agir par soi-même sans obstacles extérieurs. La liberté, +c'est l'absence de contrainte et par cela même quelque chose de négatif. + +Qui ne veut pas la contrainte désire la liberté, et cette liberté ne +connaît nulles frontières artificielles, mais seulement les frontières +que la nature établit. + +Écoutez ce qu'Albert Parsons, un des martyrs de Chicago, a écrit: «La +philosophie de l'anarchie est contenue dans le seul mot liberté; et +cependant ce mot comprend assez pour enfermer tout. Nulle limite pour le +progrès humain, pour la pensée, pour le libre examen, n'est fixée par +l'anarchie; rien n'est considéré si vrai ou si certain que les +découvertes futures ne le puissent démontrer faux; il n'y a qu'une chose +infaillible: «la liberté.» La liberté pour arriver à la vérité, la +liberté pour que l'individu se développe, pour vivre naturellement et +complètement. Toutes les autres écoles tablent sur des idées +cristallisées; elles conservent enclos dans leurs programmes des +principes qu'elles considèrent comme trop sacrés pour être modifiés par +des investigations nouvelles. Il y a chez elles toujours une limite, une +ligne imaginaire au delà de laquelle l'esprit de recherche n'ose pas +pénétrer. La science, elle, est sans pitié et sans respect, parce +qu'elle est obligée d'être ainsi; les découvertes et conclusions d'un +jour sont anéanties par les découvertes et conclusions du jour suivant. +Mais l'anarchie est pour toutes les formes de la vérité le maître de +cérémonies. Elle veut abolir toutes les entraves qui s'opposent au +développement naturel de l'être humain; elle veut écarter toutes les +restrictions artificielles qui ne permettent pas de jouir du produit de +la terre, de telle façon que le corps puisse être éduqué, et elle veut +écarter toutes les bassesses de la superstition qui empêchent +l'épanouissement de la vérité, de sorte que l'esprit puisse pleinement +et harmonieusement s'élargir.» + +Voilà une confiance et une croyance dans la liberté qui élèvent, et il +est meilleur d'avoir un tel idéal, même s'il ne se réalise jamais, que +de vivre sans idéal, d'être pratique et opportuniste, d'accepter tous +les compromis afin de conquérir dans l'État un pouvoir, grâce auquel on +peut accomplir les actes mêmes qu'on a toujours désapprouvés lorsqu'ils +ont été faits par les autres; en un mot afin de dominer. Toute autorité +corrompt l'homme et c'est pour cela que nous devons lutter contre toute +autorité. + +Quand Renard dit que les socialistes n'espèrent point qu'on arrive +jamais à cette liberté illimitée qui ne leur semble atteignable que par +l'individu isolé, je pense qu'il a tort, car il me paraît impossible de +ne pas espérer conquérir le plus haut degré de liberté, de ne pas croire +à son extension indéfinie. Stuart Mill se montre moins sectaire, quand +il dit: «Nous savons trop peu ce que l'activité individuelle d'un côté +et le socialisme de l'autre, pris tous les deux sous leur aspect le plus +parfait, peuvent effectuer pour dire avec quelque certitude lequel de +ces systèmes triomphera et donnera à la société humaine sa dernière +forme. + +Si nous osions faire une hypothèse, nous dirions que la solution +dépendra avant tout de la réponse qui sera faite à cette question: +lequel des deux systèmes permet le plus grand développement de la +liberté humaine et de la spontanéité? Quand les hommes ont pourvu à leur +entretien, la liberté est pour eux le besoin le plus fort de tous et, +contrairement aux besoins physiques qui deviennent plus modérés et plus +faciles à dominer à mesure que la civilisation grandit, ce besoin croît +et augmente en force au lieu de s'affaiblir à mesure que les qualités +intellectuelles et morales se développent d'une façon plus harmonique. +Les institutions sociales, comme aussi la moralité, atteindront la +perfection, quand l'indépendance complète et la liberté d'agir seront +garanties et quand aucune limite ne leur sera imposée, sinon le devoir +de ne pas faire de mal à autrui. Si l'éducation ou bien les institutions +sociales conduisaient à sacrifier la liberté d'agir à un plus complet +bien-être, ou bien si on renonçait à la liberté pour l'égalité, une des +plus précieuses qualités de la nature humaine disparaîtrait.» + +Nous préférons la forme prudente du philosophe anglais au jugement trop +absolu de Renard. + +La différence qu'il fait entre les anarchistes et les socialistes n'est +pas fondée, d'une part parce qu'il méconnaît ses adversaires en leur +attribuant ce qu'ils ne disent pas, et d'autre part parce qu'il n'y a +qu'une question de degré et non une différence de principe dans les +doctrines qu'il leur oppose. + +N° 2. «Les socialistes répudient énergiquement l'attentat individuel, +qui leur paraît inefficace pour supprimer un mal collectif et moins +justifié que partout ailleurs dans les pays qui jouissent d'une +constitution libérale ou républicaine; ils répudient par dessus tout la +bombe stupide et aveugle dont les éclats vont frapper au hasard amis et +ennemis, innocents et coupables.» + +Ce n'est pas là le caractère essentiel de l'anarchie, mais plutôt une +question de tempérament. Il y a des socialistes, qui sont beaucoup plus +violents que les anarchistes. On ne peut pas dire que la propagande par +le fait soit une théorie essentiellement anarchiste[87]. + +Qui a fait de l'attentat individuel un principe? + +Mais aussi qui ose désapprouver les actes violents dans une société qui +est basée sur la violence? La mort d'un tyran n'est-elle pas un +bienfait pour l'humanité? Qu'est la mort d'un tyran, qu'il soit un roi, +un ministre, un général, un patron ou un propriétaire et même la mort +d'une vingtaine de ces hommes, si on la met en parallèle avec les +meurtres qui s'accomplissent quotidiennement dans les fabriques, dans +les ateliers, partout? Seulement, on s'accoutume à ces assassinats parce +qu'on ne les voit pas, parce que les chiffres des morts d'un champ de +bataille sont beaucoup plus éloquents que ceux du champ de l'industrie. +En réalité le nombre des victimes de l'industrie est beaucoup plus +considérable que celui des victimes des guerres. Comparez ces chiffres +tels qu'Élisée Reclus les donne. La mortalité annuelle moyenne parmi les +classes aisées est d'un pour soixante. Or la population de l'Europe est +d'environ trois cents millions; si l'on prenait pour base la moyenne des +classes aisées, la mortalité devrait être de cinq millions. Or, il est +en réalité de quinze millions; si nous interprétons ces données nous +sommes fondés à conclure que dix millions d'êtres humains sont +annuellement tués avant leur heure. Ne peut-on s'écrier: «Race de Caïn, +qu'as-tu fait de tes frères?» Si on a ces faits présents à l'esprit, on +comprend l'acte individuel--tout comprendre est tout pardonner--et c'est +une lâcheté de notre part, que de le désapprouver si nous n'avons pas le +courage de le faire nous-mêmes, et c'est par hypocrisie que nous +élaborons une doctrine propre à voiler notre lâcheté. + +La défense d'Émile Henry est un chef-d'oeuvre de logique, qui donne +beaucoup à penser. + +Voici sa théorie: + +Quand un anarchiste fait un attentat, tous les anarchistes sont +persécutés en bloc par la société, eh bien! «puisque vous rendez ainsi +tout un parti responsable des actes d'un seul homme, et que vous +frappez en bloc, nous frappons en bloc.» + +Les socialistes n'ont-ils pas dit avec raison, ce n'est pas nous qui +fixons les moyens de défense, ce sont nos adversaires? + +Émile Henry continue: + +«Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert +sont enfin las de leurs souffrances; ils montrent les dents et frappent +d'autant plus brutalement qu'on a été plus brutal envers eux. + +Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois +eux-mêmes n'en ont aucun souci. + +Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et +Fourmies, de traiter les autres d'assassins. + +Ils n'épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et +les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne +sont-ce pas des victimes innocentes, ces enfants qui, dans les +faubourgs, se meurent lentement d'anémie parce que le pain est rare à la +maison, ces femmes qui, dans vos ateliers, pâlissent et s'épuisent pour +gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les +force pas à se prostituer, ces vieillards dont vous avez fait des +machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à +l'hôpital quand leurs forces sont exténuées? + +Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et +convenez que nos représailles sont grandement légitimes.» + +Ce qu'Émile Henry disait devant le jury, est-il vrai ou non? Il savait +très bien que les foules, les ouvriers pour lesquels il a lutté, ne +comprendraient pas son acte, mais cependant il n'hésitait pas, car il +était convaincu qu'il donnait sa vie pour une grande idée. Tous les +attentats jusqu'à lui furent des attentats politiques qu'on peut +comprendre facilement, il ouvrait l'ère des attentats sociaux, il fut le +précurseur de cette théorie, et c'est pour cela que la sympathie pour +son acte fut beaucoup moindre. + +Il peut s'être trompé, mais il était un homme de coeur, qui souffrait en +voyant toutes les misères, toutes les tueries dont la classe ouvrière +était l'objet et quand il disait: «La bombe du café Terminus est la +réponse à toutes vos violations de la liberté, à vos arrestations, à vos +perquisitions, à vos lois sur la presse, à vos expulsions en masse +d'étrangers, à vos guillotinades», nous le comprenons et, nous aussi, +nous avons en nous ce sentiment de haine dont son coeur fut rempli. + +On peut parler de la bombe stupide et aveugle, mais pourquoi pas du +fusil et du canon stupide de la classe possédante? + +Nous croyons que la lutte serait facilitée si chaque tyran était frappé +directement après son premier acte de tyrannie, si chaque ministre qui +trompe le peuple était tué, si chaque juge qui condamne des pauvres, des +innocents, était assassiné, si chaque patron, chaque capitaliste était +poignardé après un acte d'intolérable tyrannie. + +Ces actes individuels répandraient l'horreur, la crainte et on a vu +toujours et partout que seulement ces deux choses armeront nos +adversaires: la violence ou bien la crainte de la violence. On ne doit +jamais oublier que la classe ouvrière est en état de défense. Elle est +toujours attaquée et quel est, dans la nature, l'être qui n'essaie pas +de se défendre par tous les moyens possibles? + +Cette théorie n'est d'ailleurs pas essentiellement anarchiste; on l'a +professée de tous temps, et il y a des anarchistes qui la +désapprouvent; ainsi Tolstoï et son école qui prêchent la résistance +passive. + +Lisez ce que Grave a écrit dans son livre: _La société mourante et +l'anarchie_: «Nous ne sommes pas de ceux qui prêchent les actes de +violence, ni de ceux qui mangent du patron et du capitaliste, comme +jadis les bourgeois mangeaient du prêtre, ni de ceux qui excitent les +individus à faire telle ou telle chose, à accomplir tel ou tel acte. +Nous sommes persuadés que les individus ne font que ce qu'ils sont bien +décidés par eux-mêmes à faire; nous croyons que les actes se prêchent +par l'exemple et non par l'écrit ou les conseils. C'est pourquoi nous +nous bornons à tirer les conséquences de chaque chose, afin que les +individus choisissent d'eux-mêmes ce qu'ils veulent faire, car nous +n'ignorons pas que les idées bien comprises doivent multiplier, dans +leur marche ascendante, les actes de révolte. + +C'est pourquoi nous disons: l'attentat individuel peut être utile en +certains cas, en certaines circonstances, personne ne peut le nier, mais +comme théorie ce n'est point un principe nécessaire de l'anarchie. +L'anarchie est une théorie, un principe, et l'exercice des moyens est +une question de tactique. Les socialistes révolutionnaires d'autrefois +qui n'étaient pas anarchistes, n'ont jamais eu la lâcheté de +désapprouver les actes individuels, quoique sachant très bien qu'un +attentat de cette sorte ne résout pas la question sociale. On l'a +compris toujours comme un acte de revanche légitime, comme une +représaille selon le soi-disant droit de guerre qui dit: _à la guerre +comme à la guerre!_ «Les socialistes n'ont pas la prétention de créer du +jour au lendemain une société parfaite; il leur suffit d'aiguiller la +société actuelle sur la voie nouvelle où les hommes doivent s'engager +pour devenir plus solidaires et plus libres; il leur suffit de l'aider à +faire un pas décisif sur la route où elle chemine d'une façon pénible et +si lente.» + +Qui donc veut cela? Personne ne soutiendra qu'on peut créer du jour au +lendemain une société parfaite. Chacun sait que la société est le +résultat d'une évolution accomplie durant des siècles et qu'on ne peut +la refaire d'un coup. Le temps des miracles est mythologique. Les +anarchistes ne se sont jamais présentés comme des prestidigitateurs. +L'oeuvre incomplète des âges passés ne peut être transformée +instantanément. + +Mais ce reproche est le même que les conservateurs font aux socialistes. +N'entend-on pas dire: Ah! l'idéal socialiste est bien beau, il est +admirable, mais le peuple n'est pas mûr encore pour vivre dans un tel +milieu. Et nous répondons alors: est-ce une raison pour ne pas +travailler à la réalisation de cet idéal? Si on veut attendre le moment +où chacun sera mûr pour en jouir, on peut attendre jusqu'au plus +lointain futur. + +Jean Grave le sait aussi bien que Renard. Il dit dans son livre: «Il est +malheureusement trop vrai que les idées qui sont le but de nos +aspirations ne sont pas immédiatement réalisables. Trop infime est la +minorité qui les a comprises pour qu'elles aient une influence imminente +sur les événements et la marche de l'organisation sociale. Mais si tout +le monde dit: ce n'est pas possible! et accepte passivement le joug de +la société actuelle, il est évident que l'ordre bourgeois aura encore de +longs siècles devant lui. Si les premiers penseurs qui ont combattu +l'église et la monarchie pour les idées naturelles et l'indépendance et +ont affronté le bûcher et l'échafaud s'étaient dit cela, nous en serions +encore aujourd'hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur. +C'est parce qu'il y a toujours eu des gens qui n'étaient pas +«pratiques», mais qui, uniquement convaincus de la vérité, ont cherché +de toutes leurs forces, à la faire pénétrer partout, que l'homme +commence à connaître son origine et à se dépêtrer des préjugés +d'autorité divine et humaine.» + +Le reproche de Renard est donc immérité. + +Naturellement quand les circonstances seront plus favorables, les hommes +seront meilleurs. + +Pourquoi volerait-on si chacun avait assez pour vivre? + +La doctrine, d'après laquelle le milieu dans lequel l'homme vit exerce +une influence décisive sur sa formation, est adoptée par la science. + +Nous sommes des semeurs d'idées et nous avons la conviction que la +semence doit croître et donner des fruits. Comme la goutte d'eau +s'infiltre, dissout les minéraux, creuse et se fait jour, l'idée pénètre +le monde intellectuel. Nous ne voyons pas les fruits, mais quand le +temps arrive, ils mûrissent. + +On fait souvent une différence entre évolution et révolution, mais +scientifiquement cela n'est pas possible. Évolution et révolution ne +sont pas des contradictions, ce sont deux anneaux d'une même chaîne. +Évolution est le commencement et révolution la fin de la même série d'un +long développement. + +Quand nous nous appelons des révolutionnaires, ce n'est pas par plaisir +mais seulement par la force des choses. La croyance que la lutte des +classes peut être supprimée par un acte du parlement, ou que la +propriété privée peut être abolie par une loi, est une naïveté si grande +que nous ne nous imaginons pas qu'un homme sage la puisse concevoir. + +M. Renard donne des exemples. + +«La patrie se fondra un jour dans la grande unité humaine, comme les +anciennes provinces françaises se sont fondues dans ce qu'on nomme +aujourd'hui la France. Les anarchistes s'écrient en conséquence: +agissons dès maintenant comme si la patrie n'existait plus. Les +socialistes disent au contraire: ne commençons point par démolir la +maison modeste et médiocrement bâtie où nous habitons, sous prétexte que +nous pourrons avoir plus tard un palais magnifique. + +De même il viendra peut-être une époque (et nous ne demandons pas mieux +que de l'aider à venir) où la contrainte de la loi sera inutile pour +garantir les faibles contre l'oppression des forts et pour faire régner +la justice sur la terre. Agissons donc, reprennent les anarchistes, +comme si la loi n'était d'ores et déjà qu'une entrave toujours nuisible +ou superflue. Non, répliquent les socialistes, émancipons +progressivement l'individu; mais gardons-nous de prêter aux hommes tels +qu'ils sont l'équité, la sagesse, la bonté que pourront avoir les hommes +tels qu'ils seront après une longue période éducative.» + +De même encore il est permis à la rigueur de concevoir un régime où la +production sera devenue assez abondante, où les hommes et les femmes +sauront assez limiter leurs désirs pour que chacun puisse «prendre au +tas» de quoi satisfaire ses besoins. Et les anarchistes de conclure: à +quoi bon dès lors régler la production et la répartition de la richesse +sociale? Agissons immédiatement comme si l'on pouvait puiser à pleines +mains dans une provision inépuisable. Pardon! répondent les +social-démocrates. Commençons par assurer la vie de la société en +assurant au travailleur une rémunération équivalente à son travail! Pour +le reste, nous verrons plus tard. + +Quelle est la différence entre les anarchistes et les +social-démocrates? + +Que les social-démocrates sont de simples réformateurs, qui veulent +transformer la société actuelle selon le socialisme d'État. + +Il n'y a pas de différence de principe et personne n'en trouvera dans +les déductions précédentes. + +Il nous semble que Renard n'en a établi aucune. Le socialisme ne peut +pas être séparé de l'anarchisme, chaque anarchiste est un socialiste, +mais chaque socialiste n'est pas nécessairement un anarchiste. +Économiquement on peut être communiste ou socialiste, politiquement on +est anarchiste. En ce qui concerne l'organisation politique, les +anarchistes communistes demandent l'abolition de l'autorité politique, +c'est-à -dire de l'État, car ils nient le droit d'une seule classe ou +d'un seul individu à dominer une autre classe où un autre individu. +Tolstoï l'a dit d'une manière si parfaite qu'on ne peut rien ajouter à +ses paroles. «Dominer, cela veut dire exercer la violence, et exercer la +violence cela veut dire faire à autrui ce que l'on ne veut pas qu'autrui +vous fasse; par conséquent dominer veut dire faire à autrui ce qu'on ne +voudrait pas qu'autrui vous fasse, cela veut dire lui faire du mal. Se +soumettre, cela veut dire qu'on préfère la patience à la violence et, +préférer la patience à la violence, cela veut dire qu'on est excellent +ou moins mauvais que ceux qui font aux autres ce qu'ils ne voudraient +pas qu'on leur fît. Par conséquent ce ne sont pas les meilleurs mais les +plus mauvais, qui ont toujours eu le pouvoir et l'ont encore. Il est +possible qu'il y ait parmi eux de mauvaises gens qui se soumettent à +l'autorité, mais il est impossible que les meilleurs dominent les plus +mauvais.» + +Il est donc nécessaire pour prévenir une confusion fâcheuse de +remplacer le mot socialisme par social-démocratie. + +Quelle est la différence entre les social-démocrates et les anarchistes? +Les social-démocrates sont des socialistes qui ne cherchent pas +l'abolition de l'État, mais au contraire veulent la centralisation des +moyens de production entre les mains du gouvernement dont ils ont besoin +pour contrôler l'industrie. + +«Anarchie et socialisme se ressemblent comme un oeuf à un autre. Ils +diffèrent seulement par leur tactique.» + +Voilà une opinion tout à fait opposée à celle de Renard, qui prétend que +ces deux principes sont en contradiction quoiqu'il les appelle «deux +variétés indépendantes», appellation qui nous plaît beaucoup mieux, car +elle répond davantage à la vérité. L'espèce est la même, mais ce sont +deux variétés de cette même espèce. + +Albert Parsons exprimait la même opinion, quand il disait aux jurés: «le +socialisme se recrute aujourd'hui sous deux formes dans le mouvement +ouvrier du monde. L'une est comprise comme une anarchie, sous un +gouvernement politique ou sans autorité, l'autre comme un socialisme +d'État, ou paternalisme ou contrôle gouvernemental de chaque chose. +L'étatiste tâche d'améliorer et d'émanciper les ouvriers par les lois, +par la législation. L'étatiste demande le droit de choisir ses propres +réglementateurs. Les anarchistes ne veulent avoir ni de réglementateurs +ni de législateurs, ils poursuivent le même but par l'abolition des +lois, par l'abolition de tout gouvernement, laissant au peuple la +liberté d'unir on de diviser si le caprice ou l'intérêt l'exige; +n'obligeant personne, ne dominant aucun parti.» + +C'est la même idée que l'illustre historien Buckle a développée dans +son Histoire de la civilisation, en constatant les deux éléments opposés +au progrès de la civilisation humaine. Le premier est l'Église qui +détermine ce qu'on doit croire; le second est l'État qui détermine ce +qu'il faut faire. Et il dit que les seules lois des trois ou quatre +siècles passés ont été des lois qui abolissaient d'autres lois[88]. + +Il serait curieux que nous, qui gémissons sous le joug de lois +régulièrement augmentées par les parlements, nous donnions notre appui à +un système dans lequel il n'y aurait pas une diminution mais au +contraire une augmentation des lois. Il est possible que nous serons +obligés dépasser par cette route, c'est-à -dire d'en venir par la +multiplication des lois à l'abolition, des lois, mais cette période sera +une _via dolorosa_. Par exemple on demande des lois protectrices du +travail et du travailleur, dont une société rationnelle n'a pas besoin. +Qui donc si la nécessité ne l'y obligeait, donnerait ses enfants à +l'usine, à l'atelier, véritable holocauste? + +Toute loi est despotique et à mesure que nous aurons plus de lois, nous +serons moins libres. Dans une assemblée d'hommes vraiment civilisés on +n'a pas besoin de règlement d'ordre: quand vous avez la parole je me +tais et j'attends le moment où vous aurez fini de parler, et quand il y +a deux trois personnes qui veulent monter à la tribune, elles ne se +battent pas mais attendent pour prendre la parole les unes après les +autres. Quand on dîne à table d'hôte, on ne voit pas quelqu'un prendre +tout, de façon que les autres n'aient rien, on ne se bat pas pour être +servi le premier, tout va selon un certain ordre et les convives +observent des règles de politesse, que personne n'a dictées. Chacun +reçoit assez et la personne qui est servie la dernière aura sa portion +comme les autres. Pourquoi oublie-t-on toujours ces exemples qui nous +enseignent que dans une société civilisée où il y a abondance, on n'a +rien à craindre du désordre ou des querelles? Le nombre des lois est +toujours un témoignage du faible degré de civilisation d'une société. La +loi est un lien par lequel on fait des esclaves et non des hommes +libres. La loi est généralement une atteinte au droit humain, car «loi» +et «droit» sont des mots qui n'ont pas du tout même signification. + +La plupart des crimes sont commis au nom de la loi, et cependant on veut +honorer les lois et on donne aux enfants une éducation basée sur le +respect des lois. Le système capitaliste d'aujourd'hui est-il autre +chose que le vol légalisé, l'esclavage légalisé, l'assassinat légalisé? + +Quand la social-démocratie nous promet une centralisation, une +réglementation avec le contrôle d'en haut, nous craignons un tel État. +C'est une étrange méthode que d'abolir le pouvoir de l'État en +commençant par augmenter ses prérogatives. Non, le gouvernement +représentatif a rempli son rôle historique: vouloir conserver un tel +gouvernement pour une phase économique nouvelle, c'est raccommoder un +habit neuf avec de vieux lambeaux. À chaque phase économique correspond +une phase politique et c'est une erreur que de penser pouvoir toucher +aux bases de la vie économique actuelle, c'est-à -dire à la propriété +individuelle, sans toucher à l'organisation politique. Ce n'est pas en +augmentant les pouvoirs de l'État, ni en conquérant le pouvoir politique +qu'on progresse, on exécute un changement de décors et voilà tout; on +progresse en organisant librement tous les services qui sont considérés +maintenant comme fonctions de l'État. + +Kropotkine l'a fort bien exprimé: «les lois sur la propriété ne sont pas +faites pour garantir à l'individu ou à la société la jouissance des +produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour en +dérober une partie au producteur et pour assurer à quelques-uns les +produits qu'ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société +entière. Les socialistes ont déjà fait maintes fois l'histoire de la +Genèse du capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du +butin, de l'esclavage, du servage, de la fraude et de l'exploitation +moderne. Ils ont montré comment il s'est nourri du sang de l'ouvrier et +comment il a conquis le monde entier. Ils ont à faire la même histoire +concernant la Genèse et le développement de la loi. Faite pour garantir +les fruits du pillage, de l'accaparement et de l'exploitation, la loi a +suivi les mêmes phases de développement que le capital.» + +Et le système parlementaire ne fait qu'enregistrer ce qui, en réalité, +existe déjà . De deux choses l'une: ou bien la loi est préalable, et +alors, ainsi qu'en Amérique les lois sur le travail, dont les +inspecteurs disent que l'application laisse beaucoup à désirer, elle +n'est plus appliquée quand les patrons et avec eux la justice ne les +veulent pas respecter; ou bien la loi est arriérée, et alors elle n'est +plus nécessaire. Ce système est celui des carabiniers d'Offenbach: + + Qui, par un malheureux hasard + Arrivent toujours trop tard. + +C'est la force qui décide toujours. Au lendemain d'une victoire, le +peuple ne manque jamais de présenter une déclaration des droits aussi +radicale que possible: tout le monde applaudit, on se croit libre enfin. + +Le peuple se satisfait de droits inscrits sur le papier. Le peuple se +laissa toujours duper et il est possible qu'il se laisse de nouveau +duper par les social-démocrates, qui une fois en place oublieront leurs +promesses. C'est pourquoi il faut l'avertir, car un averti en vaut deux. +Le peuple est toujours servi beaucoup moins bien que les souverains. Il +a ses orateurs, qui ont une grande bouche et de belles paroles; mais les +souverains ont leurs serviteurs, qui parlent moins mais agissent avec +les canons et les fusils. Quelques jours après la victoire, et sous +prétexte d'ordre légal, la constitution sera moins bien observée: +quelques jours encore et, sous prétexte d'ordre administratif, on est +gouverné par des règlements de police. + +Les souverains et les gouvernants sont comme les feuilles des arbres: +ils changent d'opinion quand bon leur semble et, lorsqu'ils craignent de +perdre leur trône, ils font comme Liebknecht, ils changent vingt-quatre +fois par jour de tactique, et d'opinion. + +Voici un exemple curieux. + +Avant 1848 il y avait en Hollande un parti qui faisait de l'agitation +pour obtenir la révision de la constitution, mais le roi Guillaume II ne +la voulait pas et il avait dit une fois: «aussi longtemps que je vivrai, +il n'y aura pas de révision de la constitution.» La révolution de +février 1848 éclata à Paris et le roi Louis-Philippe fut chassé de +France. Cette révolution fit son chemin. À Vienne, à Berlin et dans +beaucoup de villes de l'Europe on éprouva l'influence de cette secousse +politique; alors le roi Guillaume trembla pour son trône, il eut peur de +suivre le même chemin que son collègue Louis-Philippe de France. +Qu'arriva-t-il? Ce même roi prit l'initiative d'une révision et parlant +aux ambassadeurs étrangers il déclara: Voici un homme qui en un jour de +pur conservateur est devenu libéral. Pourquoi? Parce qu'il préférait un +trône avec une constitution à la chance de perdre sa royauté. + +Si les circonstances changent, on voit souvent les mêmes personnes faire +le contraire de ce qu'elles avaient juré. + +Ainsi, en 1848, le roi de Prusse Guillaume Frédéric craignait de perdre +son trône. Pendant que le peuple était en armes et que la révolte +menaçait de triompher, le roi fit toutes les promesses qu'on exigea de +lui. Le mot d'ordre fut: si vous consentez à désarmer, je vous donnerai +une constitution. Le peuple a toujours trop de confiance, il crut le +roi, il déposa les armes, et quand l'effervescence fut passée, le roi +restant très bien armé, fut le plus fort et oublia toutes ses promesses. +Le peuple ne doit donc jamais désarmer au jour du combat, car un peuple +désarmé n'est plus rien, tandis qu'un peuple armé est une force qui +inspire du respect même aux adversaires. + +Et toujours et partout les princes marchent au despotisme et les peuples +à la servitude. + +Ce ne sont pas les tyrans qui font les peuples esclaves, mais ce sont +les peuples esclaves qui rendent possibles les tyrans. + +Un tyran peut-il dominer quand le peuple se sent libre? Non certes, sa +puissance ne durerait pas un jour. Un tyran est toujours un peu +supérieur à ceux qui l'ont fait tyran. Au lieu de condamner un tyran, il +faut condamner encore plus le peuple esclave qui tolère la tyrannie. +Mais en dominant on devient de plus en plus mauvais, car l'appétit vient +en mangeant. + +Les institutions engendrent l'esclavage, et c'est pour cela que nous +prêchons l'abolition des institutions. L'État est la tyrannie organisée +et c'est pourquoi nous voulons la croisade contre l'État. + +On ne peut dire que l'émancipation de l'humanité viendra par +l'émancipation des individus; mais on ne peut non plus dire qu'elle +sortira d'une réorganisation violente de la société, arrivant +spontanément, par une sorte de miracle. Sans les individus émancipés, il +n'est pas possible de réorganiser et sans une organisation les individus +ne peuvent être émancipés. Il y a des connexions remarquables et ce que +la nature a uni, nous ne pouvons le désunir. + +On dit toujours: sans l'État se produirait l'anéantissement de +l'organisation actuelle, le désordre complet, le retour à la barbarie. +Mais qu'est-ce que l'État actuel sinon le vol, la rapine, l'assassinat, +la barbarie? Chaque changement sera un progrès pour la grande masse, si +impitoyablement maltraitée maintenant. + +Il faut rire quand on entend soutenir que les mauvais domineraient les +bons, car ce sont justement les mauvais qui dominent aujourd'hui. + +Tolstoï nous dit que le christianisme dans sa vraie signification +détruit l'État comme tel, et que c'est pour cela qu'on a crucifié le +Christ. Et certainement, du jour où le christianisme fut établi comme +religion d'État, le christianisme fut perdu. Il faut choisir entre +l'organisation gouvernementale et le vrai christianisme qui est plus ou +moins anarchiste. Qu'est-ce qu'enseigne l'apôtre saint Paul quand il dit +que le péché est venu par la loi, et dans l'Épître aux Romains (ch. IV, +v. 15): «Où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de péché.» Oui, les +ennemis de toute loi et de toute autorité peuvent faire appel à la +Bible, qui considère la loi comme un degré inférieur du développement +humain. + +Un État suppose toujours deux partis dont l'un commande et l'autre +obéit; ce qui est le contraire du christianisme primitif, qui nous +enseigne que personne ne doit commander car nous sommes tous des frères. + +Il est possible que l'État ait été nécessaire à une certaine époque, +mais la question est aujourd'hui de savoir si désormais l'État est un +obstacle au progrès et à la civilisation, oui ou non. Les divers +raisonnements sur ce sujet sont curieux. Quand on demande à quelqu'un: +Avez-vous personnellement besoin de l'État et de ses lois? on reçoit +toujours la même réponse. L'État ne m'est pas nécessaire, mais il est +nécessaire pour les autres. Chacun défend l'existence de l'État, non +pour soi-même, mais pour les autres. Cependant ces autres le défendent +de la même manière. Donc, personne n'a besoin de l'État et cependant il +existe et il persiste. Quelle folie! + +Les non-résistants en Amérique ont un catéchisme dans lequel ils se +montrent en tant que chrétiens les ennemis acharnés de toute autorité, +et ils sont aussi conséquents qu'un anarchiste peut l'être. + +Écoutez seulement: + +«Est-il permis au chrétien de servir dans l'armée contre les ennemis +étrangers?» + +Certainement non, cela n'est pas permis. Lui est-il permis de prendre +part à une guerre et même aux préparatifs de cette guerre? Mais il +n'ose pas seulement se servir d'armes meurtrières. Il n'ose pas venger +une offense, soit qu'il agisse seul, soit en commun avec d'autres. + +Donne-t-il volontairement de l'argent pour un gouvernement, soutenu par +la violence, grâce à la peine de mort et à l'armée? + +Seulement quand l'argent est destiné à une oeuvre juste en elle-même et +dont le but comme les moyens sont bons. + +Ose-t-il payer l'impôt à un semblable gouvernement? + +Non, mais s'il n'ose payer les impôts, il n'ose non plus résister au +paiement. Les impôts, réglés par le gouvernement, sont payés sans +qu'intervienne la volonté des contribuables. On ne peut refuser de les +payer sans user de violence, et le chrétien, qui ne doit pas user de +violence, doit donner sa propriété. + +Un chrétien peut-il être électeur, juge ou fonctionnaire du +gouvernement? + +Non, car qui prend part aux élections, à la jurisprudence, au +gouvernement, prend part à la violence du gouvernement.» + +Ces anarchistes chrétiens sont des révolutionnaires par excellence, ils +refusent tout; les non-résistants sont très dangereux pour les +gouvernements et la doctrine de non-résistance est une terrible menace +pour toute autorité. Les membres de la société fondée pour +l'établissement de la paix universelle entre les hommes (Boston, 1838) +ont pour devise: _ne résistez pas au méchant_ (saint Mathieu V:39). Ils +disent sincèrement: «Nous ne reconnaissons qu'un roi et législateur, +qu'un juge et chef de l'humanité.» Et Tolstoï a peut-être raison quand +il dit: «les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs +bombes, leurs révoltes, leurs révolutions ne sont pas si dangereux pour +les gouvernements que ces individus, qui prêchent le refus et se basent +sur la doctrine que nous connaissons tous.» + +L'exemple individuel exerce une très grande influence sur la masse, et +c'est pourquoi les gouvernements punissent sévèrement tout effort de +l'individu pour s'émanciper. + +Mais les social-démocrates, formés d'après le modèle allemand, prêchent +la soumission complète de l'individu à l'autorité de l'État. Tcherkessof +l'a très bien dit[89]: «les publicistes et les orateurs du parti social +démocrate prêchent aux ouvriers que l'industrie n'a aucune signification +dans l'histoire et dans la société et que tous ceux qui pensent que la +liberté individuelle et la satisfaction complète des besoins physiques +et moraux de l'individu seront garanties dans la société future, sont +des utopistes.» Seulement il y a des accommodements avec les chefs comme +avec le ciel et ce même auteur dit aussi d'une façon aussi malicieuse +que juste: «Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. +Font aussi exception leurs héritiers, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, +et autres. L'ouvrier ignorant, le troupeau humain, composé +d'insignifiantes nullités, doivent se soumettre et obéir à tous ces +«Übermenschen,» ces êtres surhumains. C'est ce qu'on appelle l'égalité +social-démocratique et scientifique.» + +Et on ose dire cela après l'admirable étude de John Stuart Mill sur la +Liberté! Lisez son chapitre troisième sur «la personnalité comme une des +bases du bien public» et vous verrez quelle place prépondérante il veut +donner à la personnalité, à l'individualité. Et certainement quand on +tue l'individualité, on tue tout ce qu'il y a de haut et de +caractéristique dans l'homme. En Allemagne tout est dressé +militairement, le soldat est l'idéal de chaque Allemand, et voilà la +raison pour laquelle le deuxième mot du social-démocrate allemand est: +discipline du parti. + +La discipline de l'école vient avec la discipline de la maison +paternelle, et elle est suivie de la discipline de l'usine et de +l'atelier, pour être continuée par la discipline de l'armée et enfin par +la discipline du parti. Toujours et partout, la discipline. Ce n'est pas +par hasard que le livre de Max Stirner[90] nous vient d'Allemagne, c'est +la réaction contre la discipline. Et il y a peu de personnes qui aient +compris les idées supérieures de Wilhelm von Humboldt[91], quand il dit +que «le but de l'homme ou ce qui est prescrit par les lois éternelles et +immuables de la raison, et non pas inspiré par les désirs vains et +passagers, doit résider dans le développement le plus harmonieux +possible des forces en vue d'un tout complet et cohérent» et que deux +choses y sont nécessaires: la liberté et la variété des circonstances, +l'union de ces deux forces produisant «la force individuelle et la +variété multipliée,» qui peuvent se combiner avec l' «originalité». La +grande difficulté reste toujours de définir les limites de l'autorité de +la société sur l'individu. + +«Quelle est la limite légitime où la souveraineté de l'individu finit de +soi-même et où commence l'autorité de la société? + +Quelle part de la vie humaine est la propriété de l'individu et quelle +la propriété de la société[92]?» + +Voilà une question qui intéresse tous les penseurs et qui est traitée +d'une manière magistrale par Mill. En vain vous chercherez une +discussion approfondie de ces questions théoriques chez les +social-démocrates allemands. Nommez un penseur de valeur après les deux +maîtres Marx et Engels. Il semble que le dernier mot de toute sagesse +ait été dit par eux et qu'après eux la doctrine se soit cristallisée en +un dogme comme dans l'église chrétienne. Les principaux écrivains du +parti social-démocrate sont des commentateurs des maîtres, des +compilateurs, mais non des penseurs indépendants. Et quelle médiocrité! +Ne comprend-on pas qu'une doctrine cristallisée est condamnée à périr de +stagnation car la stagnation est le commencement de la mort? Dans les +dernières années on n'a fait que rééditer les oeuvres de Marx avec de +nouvelles préfaces d'Engels ou les oeuvres d'Engels lui-même, mais on +cherche en vain un livre de valeur, une idée nouvelle dans ce parti qui +se prépare à conquérir le pouvoir public. + +Mill dit que le devoir de l'éducation est de développer les vertus de +l'individu comme celles de la société. Chacun a le plus grand intérêt à +amener son propre bien-être et c'est pourquoi chacun demande de la +société l'occasion d'user de la vie dans son propre intérêt. Et quand il +existe un droit, ce n'est pas celui d'opprimer une autre individualité +mais de maintenir la sienne. Qui vient à l'encontre de cette thèse qu'un +individu n'est pas responsable de ses actes vis-à -vis de la société +quand ses actes ne mettent en cause que ses propres intérêts? Le droit +de la société est seulement un droit de défense pour se maintenir. + +Prenez par exemple la vaccination obligatoire. C'est une atteinte à la +liberté individuelle. L'État n'a pas le droit de m'obliger de faire +vacciner mes enfants, car contre l'opinion de la science officielle que +la vaccination est un préservatif de la variole, il y a l'opinion de +beaucoup de médecins qui nient les avantages de la vaccination et, pis +encore, qui craignent les conséquences de cette inoculation, par +laquelle beaucoup de maladies sont répandues. Plus tard on rira de cette +contrainte soi-disant scientifique, et on parlera de la tyrannie qui +obligeait chacun à se soumettre à cette opération. On met un emplâtre +sur la plaie au lieu de s'attaquer à la cause, et l'on se satisfait +ainsi. + +Mais comme Mill le dit très bien: «le principe de la liberté ne peut pas +exiger qu'on ait la liberté de n'être plus libre: ce n'est pas exercer +sa liberté que d'avoir la permission de l'aliéner.» C'est pourquoi on ne +doit jamais accepter la doctrine d'après laquelle on peut prendre des +engagements irrévocables. + +Et que nous promet-on dans une société social-démocrate? Jules Guesde a +prononcé à la Chambre française un discours dans lequel il esquisse un +tableau qui n'a rien d'enchanteur. Il explique que l'antagonisme des +intérêts ne sera pas extirpé radicalement. Même la loi de l'offre et de +la demande fonctionnera quand même; seulement, au lieu de s'appliquer au +tarif des salaires, elle s'appliquera au travail agréable ou non. + +De même, dans son chapitre IV n° 10, sur le socialisme et la +liberté[93], Kautsky prétend que: «la production socialiste n'est pas +compatible avec la liberté complète du travail, c'est-à -dire avec la +liberté de travailler quand, où et comment on l'entendra. Il est vrai +que, sous le régime du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberté +jusqu'à un certain degré. S'il ne se plaît pas dans un atelier, il peut +chercher du travail ailleurs. Dans la société socialiste (lisez: +social-démocratique) tous les moyens de production seront concentrés par +l'État et ce dernier sera le seul entrepreneur; il n'y aura pas de +choix. L'OUVRIER DE NOS JOURS JOUIT DE PLUS DE LIBERTÉ QU'IL N'EN AURA +DANS LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE» (lisez: social-démocratique[94].) C'est nous +qui soulignons. + +Mais, fidèle à ses maîtres il dit que «ce n'est pas la social-démocratie +qui infirme le droit de choisir le travail et le temps, mais le +développement même de la production; le seul changement sera «qu'au lieu +d'être soit sous la dépendance d'un capitaliste, dont les intérêts sont +opposés aux siens, l'ouvrier se trouvera sous la dépendance d'une +société, dont il sera lui-même un membre, d'une société de camarades +ayant les mêmes droits, comme les mêmes intérêts.» Cela veut dire que +dans la société social-démocratique la production créera l'esclavage. On +change de maître, voilà tout. + +Un autre, Sidney Webb, nous dit que «rêver d'un atelier autonome dans +l'avenir, d'une production sans règles ni discipline ... n'est pas du +socialisme.» + +Mais quelles étranges idées se forgent dans les têtes dogmatiques des +chefs de la social-démocratie. Écoutez Kautsky, ce théoricien du parti +allemand: «toutes les formes de salaires: rétribution à l'heure ou aux +pièces; primes spéciales pour un travail au-dessus de la rétribution +générale, salaires différents pour les genres différents de travail ... +toutes ces formes du salariat contemporain, un peu modifiées, seront +parfaitement praticables dans une société socialiste.» Et ailleurs: «la +rétribution des produits dans une société socialiste (lisez +social-démocratique) n'aura lieu dans l'avenir que d'après des formes +qui seront le développement de celles qu'on pratique actuellement.» + +Donc un état social-démocratique avec le système du salariat. Mais +est-ce que le salariat n'est pas la base du capitalisme? On prêchait +l'abolition du salariat et ici on sanctionne ce système. C'est ainsi +qu'on dénature les bases du socialisme; et les élèves de Marx et +d'Engels, qui proclamaient la formule: «de chacun selon ses forces, à +chacun selon ses besoins», sont devenus de simples radicaux, des +démocrates bourgeois, ayant perdu leurs idées socialistes. + +Avec ce système nous aurons le triomphe du quatrième État, ce qui créera +directement un cinquième État ayant à soutenir la même lutte cruelle +contre les individus arrivés au pouvoir avec son aide. L'aristocratie +ouvrière et la petite bourgeoisie seront les tyrans de l'avenir, et la +liberté sera supprimée entièrement. L'oeuvre libératrice pour laquelle +la nouvelle ère s'ouvrira, sera le massacre des anarchistes, comme le +député Chauvin l'a prédit et comme d'autres l'ont préconisé. + +Guesde dit même: «que ce n'est pas lui qui a inventé la réquisition, +qu'elle se trouve dans les codes bourgeois et que si lui et ses amis +sont obligés d'y avoir recours, ils ne feront QU'EMPRUNTER UN DES +ROUAGES DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.» + +Belle perspective! + +Rien ou presque rien ne serait donc changé au système actuel et les +ouvriers travaillent de nouveau à se donner des tyrans. Pauvre peuple, +tu seras donc éternellement esclave! + +Mais «combien aisément et doucement on glisse une fois sur la pente», +comme Engels l'a si bien dit! + +Il n'y a pas d'autre alternative que le socialisme d'État et le +socialisme libertaire. + +Lorsqu'on dit au congrès de Berlin (1892): «la social-démocratie est +révolutionnaire dans son essence et le socialisme d'État conservateur; +la social-démocratie et le socialisme d'État sont des antithèses +irréconciliables», on a joué avec des mots. + +Qu'est-ce que le socialisme d'État? + +Liebknecht dit que les socialistes d'État veulent introduire le +socialisme dans l'État actuel, c'est-à -dire cherchent la quadrature du +cercle; un socialisme qui ne serait pas le socialisme dans un État +adversaire du socialisme. Mais qu'est-ce que les social-démocrates +désirent? N'est-ce pas le même Liebknecht qui parlait d'un «enracinement +dans la société socialiste» (hineinwachsen)? + +Le socialisme d'État dans la compréhension générale est l'État +régulateur de l'industrie, de l'agriculture, de tout. On veut faire de +l'industrie un fonctionnement d'État, et au lieu des patrons +capitalistes on aura l'État. Quand l'État actuel aura annexé +l'industrie, il restera ce qu'il est. Mais avec le suffrage universel, +lorsqu'en 1898, année de salut, les social-démocrates allemands auront +la majorité, comme Engels et Bebel l'ont prédit, alors il est évident +qu'on pourra transformer l'État à volonté, et le socialisme qu'on +introduira alors sera le socialisme d'État. + +Liebknecht appelle le socialisme d'État d'aujourd'hui le capitalisme +d'État, mais il y a une confusion terrible dans les mots. Nous demandons +ceci: quand la majorité du parlement sera socialiste et qu'on aura mis +telle ou telle branche de l'industrie entre les mains de l'État, sera-ce +là le socialisme d'État, oui ou non? + +Nous disons: oui, certainement. + +Au Congrès de Berlin, Liebknecht disait dans sa résolution: «Le +soi-disant socialisme d'État, en ce qui concerne la transformation de +l'industrie et sa remise à l'État avec des dispositions fiscales, veut +mettre l'État à la place des capitalistes et lui donner le pouvoir +d'imposer au peuple ouvrier le double joug de l'exploitation économique +et de l'esclavage politique.» + +Mais c'est justement ce que nous disons de la social-démocratie. +Examinons ces desiderata. + +Si l'État réglait toutes les branches de l'administration, on serait +obligé d'obéir, car autrement on ne pourrait trouver de travail +ailleurs. + +Et de même que la dépendance économique, la dépendance politique serait +plus dure; l'esclavage économique amènerait l'esclavage politique; et à +son tour l'esclavage politique influerait sur l'esclavage économique, le +rendant plus dur et plus rigoureux. + +Quand Liebknecht dit cela, il comprend très bien le danger et ne change +pas la question en l'escamotant par un habile jeu de mots. Le +capitalisme d'État comme il l'appelle sera le socialisme d'État, du +moment que les socialistes seront devenus le gouvernement et encourra +les mêmes reproches que ceux que l'on formule contre l'État actuel. On +est esclave et non pas libre, et un esclave de l'État, monarchique ou +socialiste, est un esclave. Nous qui voulons l'abolition de tout +esclavage, nous combattons la social-démocratie qui est le socialisme +d'État de l'avenir. Ce que Liebknecht dit de l'État des Jésuites du +Paraguay est applicable à l'État social-démocratique selon la conception +des soi-disant marxistes: «dans cet État modèle toutes les industries +furent la propriété de l'État, c'est-à -dire des Jésuites. Tout était +organisé et dressé militairement; les indigènes étaient alimentés d'une +manière suffisante; ils travaillaient sous un contrôle sévère, comme +forçats au bagne et ne jouissaient pas de la liberté; en un mot l'État +était la caserne et le workhouse--l'idéal du socialisme d'État--le fouet +commun et la mangeoire commune. Naturellement il n'y avait pas +d'alimentation spirituelle--l'éducation était l'éducation pour +l'esclavage.» + +Tel est aussi l'idéal des social-démocrates! + +Grand merci pour une telle perspective! + +Et cependant en distinguant bien, il arrive à dire: «Le socialisme veut +et doit détruire la société capitaliste; il veut arracher le monopole +des moyens de production des mains d'une classe et faire passer ces +moyens aux mains de la communauté; il veut transformer le mode de +production de fond en comble, le rendre socialiste, de sorte que +l'exploitation ne soit plus possible et que l'égalité politique et +économique et sociale la plus complète règne parmi les hommes. Tout ce +qu'on comprend maintenant sous le nom de socialisme d'État et dont nous +nous occupons, n'a rien de commun avec le socialisme.» Liebknecht nomme +cela le _capitalisme_ d'État et il nomme le socialisme le vrai +socialisme d'État. Nous sommes alors d'accord, mais n'oublions pas que +l'esclavage ne sera pas aboli, même quand les social-démocrates seront +nos maîtres et nous ne voulons pas de maîtres du tout. + +Ou dit souvent qu'on affaiblit l'État au lieu de le fortifier en +étendant la législation ouvrière, et bien loin de fortifier l'État +bourgeois, on le sape. Mais ceux qui disent cela diffèrent beaucoup de +Frédéric Engels, qui, dans l'Appendice de son célèbre livre: _les +classes ouvrières en Angleterre_, écrit: «la législation des fabriques, +autrefois la terreur des patrons, non seulement fut observée par eux +avec plaisir mais ils l'étendent plus ou moins sur la totalité des +industries. Les syndicats, nommés l'oeuvre du diable il n'y a pas +longtemps, sont cajolés maintenant par les patrons et protégés comme des +institutions justes et un moyen énergique pour répandre les saines +doctrines économiques parmi les travailleurs. + +On abolissait les plus odieuses des lois, celles qui privent le +travailleur de droits égaux à ceux du patron. L'abolition du cens dans +les élections fut introduite par la loi ainsi que le suffrage secret, +etc., etc. Et il continue: «l'influence de cette domination fut +considérable au début. Le commerce florissait formidablement et +s'étendait même en Angleterre. Que fut la position delà classe ouvrière +pendant cette période? + +Une amélioration même pour la grande masse suivait temporairement, cet +essor. Mais, depuis l'invasion des sans-travail, elle est revenue à son +ancienne position. + +L'État n'est pas aujourd'hui moins puissant, il l'est plus +qu'auparavant. Et après avoir constaté que deux partis de la classe +ouvrière, les mieux protégés, ont profité de cette amélioration d'une +manière permanente, c'est-à -dire les ouvriers des fabriques et les +ouvriers syndiqués, il dit: _mais en ce qui regarde la grande masse des +ouvriers, les conditions de misère et d'insécurité dans lesquelles ils +se trouvent maintenant sont aussi mauvaises que jamais, si elles ne sont +pires_. + +Non, on n'affaiblit pas l'État en augmentant ses fonctions, on n'abolit +pas l'État en étendant son pouvoir. Donc, partout où le gouvernement +bourgeois sera le régulateur des branches différentes de l'industrie, du +commerce, de l'agriculture, il ne fera qu'augmenter et fortifier son +pouvoir sur la vie d'une partie des citoyens et les ouvriers resteront +les anciens esclaves, et pour eux il sera tout à fait indifférent qu'ils +soient les esclaves des capitalistes ou bien les esclaves de l'État. + +L'État conserve le caractère hiérarchique, et c'est là le mal. + +La question décisive est de savoir qui doit régler les conditions de +travail. Si c'est le gouvernement de l'État, des provinces ou des +communes, selon le modèle des postes par exemple, nous aurons le +socialisme d'État, même si le suffrage universel est adopté. Si ce sont +les ouvriers eux-mêmes qui règlent les conditions de travail selon leur +gré, ce sera tout autre chose; mais nous avons entendu dire par Sidney +Webb, que «rêver sans l'avouer d'un atelier autonome, d'une production +sans règles ni discipline ... que cela n'est pas du socialisme.» + +Au contraire, nous disons que quiconque est d'avis que le prolétariat +peut arriver au pouvoir par le suffrage universel et qu'il peut se +servir de l'État pour organiser une nouvelle société, dans laquelle +l'État lui-même sera supprimé, est un naïf, un utopiste. Imaginer que +l'État disparaisse par le fait ... des serviteurs de l'État! + +Le capital se rendra-t-il volontairement? L'expérience de l'histoire est +là pour prouver le contraire, car jamais une classe ne se supprimera +volontairement. Chaque individu, chaque groupe lutte pour l'existence, +c'est la loi de la nature, qui fait du droit de défense et de +résistance, le plus sacré de tous les droits. + +Le socialisme veut l'expropriation des exploiteurs. Eh bien, peut-on +penser que les patrons, les marchands, les propriétaires, en un mot les +capitalistes dont la propriété privée sera transformée en propriété +sociale ou commune, céderont jamais volontairement. Non, ils se +défendront par tous les moyens possibles plutôt que de perdre leur +position prépondérante. On les soumettra seulement par la violence. + +Tout pouvoir a en soi un germe de corruption, et c'est pourquoi il faut +lutter non seulement contre le pouvoir d'aujourd'hui mais aussi contre +celui de l'avenir. Stuart Mill a très bien dit: «le pouvoir corrompt +l'homme. C'est la tradition du monde entier, basée sur l'expérience +générale». + +Et parce que nous connaissons l'influence pernicieuse que l'autorité a +sur le caractère de l'individu, il faut lutter contre l'autorité. +Guillaume de Greef a formulé tout le programme de l'avenir d'une manière +aussi claire que nette en ces mots: Liberté, instruction et bien-être +pour tous; «le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable: la société +n'a que des organes et des fonctions; elle ne doit plus avoir de +maîtres.» Et pourquoi l'homme, doué de plus de raison que les autres +êtres dans la nature, ne serait-il pas capable de vivre dans une société +sans autorité, lorsqu'on voit les fourmis et les abeilles former de +telles sociétés? Dans son _Évolution politique_, Letourneau nous dit: +«Au point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant +dans les républiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait +maintien de l'ordre social avec une anarchie complète. Nul gouvernement; +personne n'obéit à personne, et cependant tout le monde s'acquitte de +ses devoirs civiques avec un zèle infatigable; l'égoïsme semble +inconnu: il est remplacé par un large amour social.» + +Nous n'allons pas examiner ici s'il est vrai que la propriété privée est +une modalité particulière de l'autorité et si l'autorité est la source +de tous les maux dans la société, comme le pense Sébastien Faure; ou +bien si la propriété privée est la cause de l'autorité, car nous sommes +d'avis que l'une et l'autre de ces propositions sont sérieuses, qu'on +peut soutenir les deux thèses, car elles se tiennent. Peut-être est-ce +la question de l'oeuf et de la poule; qui des deux est venu le premier? +Mais en tout cas il n'est pas vrai de dire avec Faure que le socialisme +autoritaire voit dans le principe de propriété individuelle la cause +première de la structure sociale, et que le libertaire la découvre dans +le principe d'autorité. Car s'il est vrai que la propriété individuelle +donne le pouvoir, l'autorité--le maître du sol l'est aussi des personnes +qui vivent sur le sol, le maître de la fabrique, de l'atelier est maître +aussi des hommes qui y travaillent--il est vrai aussi que l'autorité +sanctionne à son tour la propriété individuelle. + +Tout gouvernement de l'homme par l'homme est le commencement de +l'esclavage et quiconque veut mettre fin à l'esclavage doit lutter +contre le gouvernement sous toutes ses formes. + +Dans sa brochure _L'anarchie, sa philosophie, son idéal_, Kropotkine +s'exprime ainsi: «C'est pourquoi l'anarchie, lorsqu'elle travaille à +démolir l'autorité sous tous ses aspects, lorsqu'elle demande +l'abrogation des lois et l'abolition du mécanisme qui sert à les +imposer, lorsqu'elle refuse toute organisation hiérarchique et prêche la +libre entente, travaille en même temps à maintenir et à élargir le noyau +précieux des coutumes de sociabilité sans lesquelles aucune société +humaine ou animale ne saurait exister. Seulement au lieu de demander le +maintien de ces coutumes sociables à _l'autorité de quelques-uns_, elle +le demande _à l'action continue de tous_. + +Les institutions et les coutumes communistes s'imposent à la société, +non seulement comme une solution des difficultés économiques, mais aussi +pour maintenir et développer les coutumes sociables qui mettent les +hommes en contact les uns avec les autres, établissant entre eux des +rapports qui font de l'intérêt de chacun l'intérêt de tous, et les +unissent, au lieu de les diviser.» + +Tout le développement de l'humanité va dans la direction de la liberté +et quand les socialistes, (c'est-à -dire les social-démocrates) veulent, +avec Renard, un minimum d'autorité et une extension indéfinie de la +liberté, ils sont perdus, car il n'y a plus entre eux et les anarchistes +de différence de principes, mais seulement une différence de plus ou de +moins. + +L'idéal pour tous est l'élimination complète du principe d'autorité, +l'affirmation intégrale du principe de liberté. + +Si cet idéal est oui ou non réalisable, c'est une autre question, mais +mieux vaut un idéal superbe, élevé, même s'il est irréalisable, que +l'absence de tout idéal. + +Que chacun se demande ce qu'il désire et aura pour réponse: «Vivre en +pleine liberté sans être entravé par des obstacles extérieurs; déployer +ses forces, ses qualités, ses dispositions naturelles.» Eh bien! ce que +vous demandez pour vous-même, il faut le donner aux autres, car les +autres désirent ce que vous désirez. Donc il nous faut des conditions +par lesquelles chaque individu puisse vivre en pleine liberté, puisse +déployer ses forces. Quand on veut cela pour soi-même et qu'on ne +l'accorde pas aux autres, on crée un privilège. + +Voilà tout ce qu'on demande: de l'air franc et libre pour respirer. + +Et si l'observation ne nous trompe pas, nous voyons que tout le +développement humain est une évolution dans le sens de la liberté. + +La social-démocratie qui est et devient de plus en plus un socialisme +d'État est un obstacle à la liberté, car au lieu d'augmenter la liberté, +elle crée de nouveaux liens. Elle est de plus dangereuse parce qu'elle +se montre sous le masque de la liberté. Les Étatistes sont les ennemis +de la liberté et quand on veut unir le socialisme à la liberté, il faut +accepter le socialisme libertaire dont le but est toujours d'unir la +liberté au bien-être de tous. + +La plupart ne croient pas à la liberté et c'est pourquoi ils rejettent +toujours sur elle la responsabilité des excès, s'il s'en produit dans un +mouvement révolutionnaire. Nous croyons au contraire que les excès sont +la conséquence du vieux système de limitation de la liberté. + +Ayez confiance dans la liberté, qui triomphera un jour. Il est vrai que +même les hommes de science ont peur de cette terrible géante, cette +fille des dieux antiques, dont personne ne pourra calculer la puissance +le jour où elle se lèvera dans toute sa force. Tous la contemplent avec +terreur en prédisant de terribles jours au monde, si jamais elle rompt +ses liens, tous, excepté ses quelques rares amants appartenant +principalement aux classes pauvres. + +Et cette petite troupe, troupe aussi de martyrs ou victimes, travaille +incessamment à sa délivrance, desserrant tantôt de ci, tantôt de là un +anneau, certaine que l'heure venue, la liberté secouera toutes ses +chaînes et se dressera en face du monde, pour se donner à tous ceux qui +l'attendent. + +Le triomphe viendra, mais pour cela il nous faut une foi absolue dans la +liberté, seule atmosphère dans laquelle l'égalité et la fraternité se +meuvent librement. + +NOTES: + +[78] _Protokoll des Parteitages in Breslau_. + +[79] The Forum Library, vol. 1, n° 3, avril 1895. + +[80] Le dix-huit Brumaire. + +[81] Nous sommes fiers de ce que les Hollandais furent alors comme +aujourd'hui avec les libertaires et nous espérons qu'à l'avenir ils +seront toujours avec la liberté contre toute oppression et toute +autorité. + +[82] L'alliance de la démocratie socialiste et l'association +internationale des travailleurs, p. 51 et 52. + +[83] Cela ne nous étonne pas, car M. Guesde a appelé Kropotkine un «fou, +un hurluberlu sans aucune valeur.» Eh bien! nous croyons que le nom de +Kropotkine vivra encore quand celui de M. Guesde sera oublié dans le +monde. + +[84] Il a été une fois en Amérique, et cet unique voyage lui donne droit +de parler en connaissance de cause d'un monde aussi grand que les +États-Unis! C'est simplement ridicule. + +[85] Revue Socialiste, vol. 96, page 4, etc. + +[86] _Éthique_. + +[87] Voir Albert Parsons dans sa _Philosophie de l'Anarchie._ + +[88] Dans le livre sur le parlementarisme par Lothar Bücher, tour à tour +l'ami de Lassalle et de Bismarck, on trouve une liste des lois +promulguées par les parlements anglais depuis Henri III (1225-1272) +jusqu'à l'an 1853. Et quand on prend la moyenne annuelle des lois pour +chaque siècle on trouve cette série du XIIIe au XIXe siècle: 1, 6, 9, +20, 24, 123, 330. Déjà en 1853 plus de lois que le nombre des jours de +travail! Où cela finira-t-il si on continue dans la voie qu'on a suivie +jusqu'à présent? + +[89] Voyez son intéressante brochure: «Pages d'Histoire Socialiste; +doctrines et actes de la social-démocratie. + +[90] Der Einzige und sein Eigenthum. + +[91] Ideen zu einem Versuch die Gränsen der Wirksamkeit des Staate zu +bestimmen. + +[92] _On Liberty_. + +[93] Das Erfurter Programm in seinem grundsätzlichen Theil (Le programme +d'Erfurt et ses bases). + +[94] Le socialisme véritable et le faux socialisme. + + + + +V + +UN REVIREMENT DANS LES IDÉES MORALES + + +Que de difficultés à surmonter lorsqu'on veut se défaire des idées +conçues dans la jeunesse! Même en se croyant libre de beaucoup de +préjugés, toujours on retrouve en soi un manque de raisonnement et on se +bute à des conceptions surannées. Et tout en n'ayant, en théorie, aucune +accusation à formuler, on éprouve certainement, en pratique, une sorte +de répugnance envers ceux qui agissent en complète opposition avec les +us et coutumes. + +C'est surtout le cas dans le domaine de la morale. + +Qu'est-ce qu'agir selon la morale? + +Se conformer aux prescriptions des moeurs. + +C'est-à -dire qu'on est moral lorsqu'on vit et agit de telle façon que la +majorité approuve. + +Est-ce que cette morale-là est bonne? + +Peut-on la défendre par la raison? + +Voilà la question. + +Il y a une tyrannie de la morale et comme nous sommes adversaires de +toute tyrannie, nous devons également examiner celle-ci et la combattre. + +Multatuli, dans ses _Idées_, fait, à ce sujet, quelques justes +remarques. Il a parfaitement raison lorsqu'il prétend que le degré de +liberté dépend bien plus de la morale que des _lois_. Que de peine l'on +éprouve à faire exécuter une loi qui est en contradiction avec la +morale? + +«Aucun législateur, fût-il le chef d'une armée dix fois plus nombreuse +que les habitants mêmes d'un pays, n'oserait imposer ce que la morale +prescrit aujourd'hui. Et, d'un autre côté, nous nous conformons à une +morale que nous n'accepterions pas si elle était prescrite par un +législateur, quelque puissant qu'il fût.» + +Examinez notre manière de vivre et bientôt vous serez convaincu de la +vérité de ces paroles: + +«Un malfaiteur est puni de _quelques_ années de prison; ... La morale y +ajoute: le mépris durant _toute_ la vie. + +«La loi parle d'habitants,... la morale, de sujets. + +«La loi dit: le Roi,... la morale: Sa Majesté. + +«La loi laisse le choix du vêtement,... la morale impose _tel_ vêtement. + +«La loi protège le mariage dans ses conséquences _civiles_,... la morale +fait du mariage un lien religieux, moral, c'est-à -dire très _im_moral. + +«La loi, tout injuste qu'elle est envers la femme, la considère comme +étant mineure ou sous curatelle,... la morale rend la femme esclave. + +«La loi accepte l'enfant naturel,... la morale tourmente, persécute, +insulte l'enfant qui vient au monde sans passeport. + +«La loi concède certains droits à la mère non mariée, plus même qu'à la +femme mariée,... la morale repousse cette mère, la punit, la maudit. + +«La loi, en fait d'éducation, concède _portion_ légitime et égale aux +_enfants_,... la morale fait distinction entre garçons et filles pour +l'éducation et l'instruction. + +«La loi ne reconnaît et ne fait payer que des contributions fixées _de +telle_ manière, avec _telles_ stipulations, ... la morale fait payer des +impôts à la vanité, la stupidité, le fanatisme, l'habitude, la fraude. + +«La loi traite la femme en mineure, mais n'empêche pas--directement, du +moins--son développement intellectuel,... la morale force la femme à +rester ignorante et même, quand elle ne l'est pas, à le paraître. + +«La loi opprime de temps en temps,... la morale, toujours. + +«Aussi stupide que soit une loi, il y a des moeurs plus stupides. + +«Aussi cruelle que soit une loi, il y a des moeurs plus brutales.» + +Et il donne encore à méditer les idées suivantes: + +«Quelle est la loi qui ordonne de négliger l'éducation de vos filles? +Quelle est la loi qui fait de vos femmes des ménagères sans gages? C'est +la morale. + +«Quelle est la loi qui prescrit d'envoyer vos enfants à l'école et +d'achever leur éducation en payant l'écolage? C'est la morale. + +«Quelle est la loi qui vous force à laisser chloroformer votre +descendance par le magister Pédant? C'est la morale. + +«Qui vous défend de donner de la _jouissance_ à votre famille? Qui vous +charge de la tourmenter avec l'église, les sermons, le catéchisme et une +masse d'exercices spirituels dont elle n'a que faire parce que tout cela +n'existe pas? C'est la morale. + +«Qui vous dit d'imposer aux autres une religion que vous-même ne +pratiquez plus depuis longtemps? C'est la morale. + +«Qui défend à la femme de s'occuper des intérêts de votre maison +(également _ses_ intérêts) ainsi que des intérêts de _ses_ enfants? +C'est la morale. + +«Qui vous dit de chasser votre fille lorsqu'elle devient mère d'un +enfant, le fruit de l'amour, de l'inconscience, ... fût-ce même le fruit +du désir et de l'étourderie? C'est la morale. + +Qui enfin considère un faible et lâche: «C'est l'habitude» comme une +excuse valable d'avoir violé les lois les plus élevées et saintes du bon +sens? C'est la morale.» + +Tout cela prouve que la morale nous empêche souvent d'être moral. +Comparez également, sur la question, le beau développement que Multatuli +fait dans son _Étude libre_. + +Il est impossible de décrire l'immense tyrannie de la morale sur +l'humanité. Dès le berceau on empêche l'enfant de se mouvoir librement, +et les parents intelligents ont une lutte ardente à soutenir contre les +sages-femmes, les instituteurs, les catéchistes, les prêtres, etc., pour +empêcher que la nature de leurs enfants ne soit détournée dès le bas +âge. + +Les jeunes filles y sont plus exposées encore que les garçons; bien que, +dans les dernières années, les idées se soient quelque peu modifiées, le +principe d'une éducation de jeune fille convenable reste d'en faire «la +surveillante de l'armoire à linge et une machine brevetée pour +entretenir le fonctionnement régulier du respectable sexe masculin». + +Là même où publiquement on a émis le voeu d'égalité dans l'éducation des +garçons et des filles, on réagit secrètement contre cette tendance. Il +existe, par exemple, des écoles moyennes où garçons et filles restent +séparés, et, quoique des écoles communes fussent préférables, nous +trouvons injuste dans tous les cas que l'instruction donnée dans les +écoles de garçons soit plus complète que celle des filles, comme cela se +fait en pratique. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à comparer les deux +programmes d'enseignement. Après les cinq années réglementaires +d'études, la jeune fille est absolument incapable de passer l'examen de +sortie prescrit pour les garçons. C'est une injustice envers les jeunes +filles, car les deux programmes sont réputés être égaux et ne le sont +pas en réalité. + +Un nouveau système social amène une autre morale et si nous nous butons +maintes fois à des idées morales qui sont la conséquence de cette +nouvelle conception, c'est parce que nous n'avons pas encore su nous +défaire complètement de l'ancienne opinion; trop souvent nous remettons +une pièce à la robe usée. Ceci ne peut ni ne doit étonner personne; +nous, les vieux, nous avons rencontré plus de difficultés que les +jeunes, car nous dûmes commencer par désapprendre avant d'apprendre. +Beaucoup n'ont pas su accomplir cette rude tâche jusqu'à la fin et ont +dû s'arrêter en chemin. + +Il faut qu'une révolution se produise dans les règles morales, et +premièrement dans nos idées. Nous devons abandonner radicalement +l'ancienne morale qui part d'une thèse erronée et instaurer la raison +comme guide unique pour contrôler et juger nos actes. Constatons en même +temps la duplicité de ceux qui sont au pouvoir et se servent de deux +poids et de deux mesures, suivant que leur intérêt l'exige. + +Nous en donnerons quelques exemples, tout en suppliant le lecteur de ne +pas s'offenser, mais de se demander si ce que nous avançons est en +opposition avec la raison car, pour nous, n'est immoral que ce qui est +irraisonnable. N'oublions pas que nous ne donnons ici aucunement les +bases d'une nouvelle morale; nous voulons seulement prouver le jugement +hypocrite du monde. + +Nos lois pénales, nos moeurs, tout est basé sur le principe de la +propriété privée, mais la masse ne se demande jamais si ce principe est +juste et s'il pourrait soutenir n'importe quelle discussion contre la +logique et le bon sens. + +Nous considérons même les transgresseurs de ces lois comme des +malfaiteurs, et peut-être ne sont-ils autre chose que les pionniers +d'une société meilleure, moins funeste que la nôtre. + +Visitez les prisons, faites une enquête et que trouverez-vous? + +Les neuf dixièmes des malfaiteurs enfermés derrière des portes +verrouillées ont fauté (si cela s'appelle fauter) par misère; leur crime +consiste en leur pauvreté et en ce qu'ils ont préféré tendre la main et +prendre le nécessaire plutôt que de mourir de faim, obscurément, +tranquillement, sans protester. Ils ont attaqué le droit sacro-saint de +la propriété, ils n'ont pas voulu se soumettre à un régime d'ordre +qu'ils n'ont pas créé et auquel ils refusent de se conformer. + +Le professeur Albert Lange a écrit quelques mots qui sont dignes d'être +portés, sur les ailes du vent, jusqu'aux confins de la terre. Les voici: +Il n'y a pas à attendre qu'un homme se soumette à un régime d'ordre à la +création duquel il n'a pas collaboré, ordre qui ne lui donne aucune +participation aux productions et jouissances de la société et lui prend +même les moyens de se les procurer par son travail dans une partie +quelconque du monde, aussi peu qu'on puisse attendre qu'un homme dont +la tête est mise à prix tienne le moindre compte de ceux qui le +persécutent. La société doit comprendre que ces déshérités, qui sortent +de son sein, s'inspireront du droit du plus fort; s'ils sont nombreux, +ils renverseront le régime existant et en érigeront un autre sur les +ruines, sans se préoccuper s'il est meilleur ou pire. La société ne peut +faire excuser la perpétuation de son droit qu'en s'efforçant +continuellement de l'appliquer à tous les besoins, en supprimant les +causes qui font manquer à tout droit d'atteindre son but, et même, en +cas de besoin, en donnant au droit existant une base nouvelle. + +Qu'on essaie seulement de renverser cette thèse et l'on s'apercevra +qu'elle est irréfutable. + +C'est ainsi qu'on est forcé moralement d'accepter un régime d'ordre qui +force à souffrir de la faim, de la misère, à avoir des soucis, des +tourments. + +Quelqu'un a faim: la loi de la nature lui dit qu'il doit satisfaire aux +besoins de son estomac. Il voit de la nourriture qui convient à ces +besoins, la prend, est arrêté et mis en prison. + +Au cas où son esprit n'est pas encore faussé par la morale, qu'on tâche +d'expliquer à cet homme qu'il a mal agi, qu'il a commis une mauvaise +action, qu'il est un malfaiteur,... il ne le comprendra pas. + +On parle de voleurs; mais qu'est-ce qu'un voleur? + +C'est celui qui vole. + +Oui, mais cela ne me donne guère d'explication. Que signifie voler? + +C'est prendre ce qui ne vous appartient pas. + +Nous n'y sommes pas encore, car ici se place la question: Qu'est-ce qui +m'appartient? + +Et que faut-il répliquer à cette question? + +Qu'est-ce qui nous revient comme êtres humains? Nourriture, vêtement, +habitation, développement, loisirs, en un mot toutes les conditions qui +garantissent notre existence. + +Est-il voleur celui qui, ne possédant pas ces conditions, se les +approprie? + +C'est absurde de le soutenir. + +Et pourtant nos lois, notre morale le qualifient de voleur. + +Le contraire est vrai. Les voleurs sont ceux qui empêchent les autres +d'acquérir les conditions de l'existence; et ce ne sont pas seulement +des voleurs, mais des assassins de leurs semblables; car prendre à +quelqu'un les conditions qui assurent son existence, c'est lui prendre +la vie. + +Les meilleurs des précurseurs, ceux qui ont le plus d'autorité, nous +apprennent la même chose. + +Nous lisons de Jésus (Evangile selon Marc, chap. II, vers. 28-24): + +«Et il arriva, un jour de sabbat que, traversant un champ de blé, ses +disciples cueillirent des épis. Et les Pharisiens lui dirent: Regardez: +pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui est défendu? Et il +répondit: N'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il était dans le +besoin et avait faim, lui et ceux qui étaient avec lui? Il entra dans la +maison de Dieu, du temps du grand prêtre Abiathar, mangea le pain des +offrandes et en donna également à ceux qui étaient avec lui, quoiqu'il +ne fût permis qu'aux prêtres d'en manger?» + +Quel est le sous-entendu de ce récit? + +Qu'il existe des lois, mais qu'il se présente des circonstances qui +permettent de passer au-dessus de ces règlements. La loi prescrivait que +personne, hormis les prêtres, ne pouvait manger du pain des offrandes, +mais quand David et les siens eurent faim, ils transgressèrent ces +arrêts. C'est-à -dire: Au-dessus des règles auxquelles on doit se +conformer, il y a la loi de la conservation de soi-même et, selon Jésus, +on peut enfreindre toute prescription lorsqu'on a faim. Et plus +clairement: Celui qui a faim n'a pas à se préoccuper des décrets +existants; pour lui il n'y a qu'un seul besoin, celui d'apaiser sa faim, +et il lui est permis de le faire, même lorsque les lois le lui +défendent. + +Du reste, nous lisons dans le livre des Proverbes (chap. 6, v. 30): «On +ne doit pas mépriser le voleur qui vole pour apaiser sa faim.» + +Luther, le grand réformateur auquel on érige des statues, explique de la +manière suivante le dixième commandement: «Tu ne voleras pas»[95]: + +«Je sais bien quels droits précis l'on peut édicter, mais la nécessité +supprime tout, même un droit; car entre nécessité et non-nécessité il y +a une différence énorme qui fait changer l'aspect des circonstances et +des personnes. Ce qui est juste s'il n'y a pas nécessité, est injuste en +cas de nécessité. Ainsi est voleur celui qui, sans nécessité, prend un +pain chez le boulanger; mais il a raison lorsque c'est la faim qui le +pousse à cette action, car alors on est obligé de le lui donner.» + +C'est-à -dire que celui qui a faim a le droit de pourvoir aux besoins de +son estomac, enfreignant toutes les lois existantes[96]. + +La loi de la conservation de soi-même est au-dessus de toutes autres +lois. + +C'était également l'opinion de Frédéric (surnommé à tort le Grand), le +roi-philosophe bien connu, lorsqu'il écrivait à d'Alembert, dans une +lettre datée du 3 avril 1770: + +«Lorsqu'un ménage est dépourvu de toutes ressources et se trouve dans +l'état misérable que vous esquissez, je n'hésiterais pas à déclarer que +pour lui le vol est autorisé; + +«1° Parce que ce ménage n'a rencontré partout que des refus au lieu de +secours. + +«2° Parce que ce serait un plus grand crime d'occasionner la mort de +l'homme et celle de sa femme et de ses enfants que de prendre à +quelqu'un le superflu. + +«3° Parce que leur dessein de voler est bon et que l'acte lui-même +devient une nécessité inévitable. + +«J'ai même la conviction qu'on ne trouverait aucun tribunal qui, en +pareille occurrence, n'acquitterait un voleur, si la vérité des +circonstances était constatée. Les liens de la société sont basés sur +des services réciproques; mais lorsque cette société se compose d'hommes +sans pitié, toute obligation est rompue et on revient à l'état primitif, +où le droit du plus fort prime tout.» + +On ne pourrait le dire plus clairement. + +Et pourtant tous les tribunaux continuent de nos jours à condamner en +pareilles circonstances. + +Le tant exalté cardinal Manning a dit: «La nécessité ne connaît pas de +loi et l'homme qui a faim a un droit naturel sur _une partie_ du pain de +son voisin.» + +C'est toujours la même thèse, et nous constatons que tous, en théorie, +sont d'accord: Si vous demandez du travail et qu'on le refuse, vous +demanderez du pain; si on vous refuse du travail et du pain, eh bien! +vous avez le droit de prendre du pain. + +_Car, il y a un droit qui s'élève au-dessus de tous les autres: c'est le +droit à la vie.--Primum vivere_ (vivre d'abord) est un vieux précepte. + +Et pourtant, partout notre droit pénal est en contradiction flagrante +avec ce précepte; la morale condamne l'homme qui, poussé par la faim, +vole. + +Nous avons l'intime conviction que la propriété privée est la cause du +plus grand nombre, sinon de tous les délits; et pourtant nous sommes +forcés d'inculquer de bonne heure à nos enfants le principe de la +propriété privée. Laissez grandir l'enfant simplement et naturellement, +il prendra selon son goût et ses besoins, sans s'occuper quel est le +possesseur de la chose prise. + +C'est nous-mêmes qui leur donnons et attisons artificiellement l'idée de +«dérober», de «voler».» C'est _ta_ poupée; cela n'est pas _à toi_, c'est +à un autre enfant; ne touche pas ça, cela ne _t'appartient_ pas», voilà +ce que l'enfant entend continuellement. Plus tard, à l'école, +l'instituteur développera encore cette conception de la propriété +privée. Chaque enfant a son propre pupitre, reçoit sa propre plume, son +propre cahier. Lorsque l'enfant prend un objet appartenant à un de ses +camarades, il est puni, même si ce camarade en a plus qu'il ne lui en +faut. + +Tous nous inculquons à nos enfants cette conception de la propriété +privée et, ce qui est plus grave, _nous y sommes forcés_ en +considération de l'enfant, car, si nous le laissions suivre sa nature, +il aurait bientôt affaire à la police et serait envoyé par un juge +intelligent (?) dans une école de correction pour y être corrompu à +jamais. + +Pour se donner un brevet de bonne conduite, la société a séparé les +diverses conceptions d'une manière arbitraire qui a pour conséquence +que, dans l'une ou l'autre classe, on approuve ce qui partout ailleurs +serait désapprouvé. Ainsi l'honneur militaire exige que le soldat +provoque en duel son insulteur, et cherche à le tuer. Considérons, par +exemple, le commerce. Ce n'est autre chose qu'une immense fraude. +Franklin a dit cette grande vérité: «Le commerce, c'est la fraude; la +guerre c'est le meurtre.» Que veut dire commerce? C'est vendre 5, 6 +francs ou plus un objet qui n'en vaut que 3, et acheter un objet qui +vaut 3 francs, par exemple, à un prix beaucoup plus bas, en profitant de +toutes sortes de circonstances. _Als twee ruilen, moet er een huilen_ +(de l'acheteur et du vendeur, un des deux est trompé), dit le proverbe +populaire; ce qui prouve que, dans le commerce, il y en a toujours un +qui est trompé, c'est-à -dire qu'il y a également un trompeur. Une bande +de voleurs qui ont l'un envers l'autre quelque considération n'en reste +pas moins une bande de voleurs. C'est ainsi que cela se passe dans le +commerce. Mais lorsqu'on ne se soumet pas à ces habitudes, peut-on être +qualifié directement du nom de coquin, de trompeur, etc. + +Il me fut toujours impossible de voir une différence entre l'ordinaire +duperie et le commerce. Le commerce n'est qu'une duperie en grand. Celui +qui dispose de grands capitaux n'admet pas les flibustiers et, en +faisant beaucoup de bruit, il tâche d'attirer l'attention sur eux comme +voleurs, afin de détourner cette attention de lui-même. + +Tolstoï a dit du marchand: «Tout son commerce est basé sur une suite de +tromperies; il spécule sur l'ignorance ou la misère; il achète les +marchandises au-dessous de leur valeur et les vend au-dessus. On serait +enclin à croire que l'homme, dont toute l'activité repose sur ce qu'il +considère lui-même comme tromperie, devrait rougir de sa profession et +n'oserait se dire chrétien ou libéral tant qu'il continue à exercer son +commerce.» + +Parlant du fabricant, il dit «que c'est un homme dont tout le revenu se +compose des salaires retenus aux ouvriers et dont la profession est +basée sur un travail forcé et extravagant qui ruine des générations +entières». + +D'un employé civil, religieux ou militaire il dit «qu'il sert l'État +pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive le plus souvent, pour +jouir d'appointements que le peuple travailleur paye, s'il ne vole pas +directement l'argent au trésor, ce qui arrive rarement; pourtant il se +considère et est considéré par ses pairs comme le membre le plus utile +et le plus vertueux de la société». + +Il dit d'un juge, d'un procureur «qui sait que, d'après son verdict ou +son réquisitoire, des centaines, des milliers de malheureux, arrachés à +leur famille, sont enfermés en prison ou envoyés au bagne, perdent la +raison, se suicident en se coupant les veines, se laissent mourir de +faim», il dit que ce juge et ce procureur «sont tellement dominés par +l'hypocrisie, qu'eux-mêmes, leurs confrères, leurs enfants, leur famille +sont convaincus qu'il leur est possible en même temps d'être très bons +et très sensibles». + +En effet, le monde est rempli d'hypocrisie et la plupart des hommes en +sont tellement pénétrés que plus rien ne peut exciter leur indignation: +tout au plus se contentent-ils de rire d'une manière outrageante. + +Aujourd'hui, maint commerçant solide et honnête(!) s'applique à +combattre la flibusterie commerciale; mais en quoi leur commerce en +diffère-t-il? + +Dernièrement le journal _Dagblad van Zuid-Hollanden's Gravenhage_ +contenait une correspondance londonienne dans laquelle l'auteur brisait +une lance contre la flibusterie: «Le capital du flibustier commercial +est son impudence; son matériel consiste en papier à lettres avec de +ronflants en-tête joliment imprimés, un porte-plume et quelques plumes. +L'impudence ne lui coûte rien, car elle est probablement un héritage +paternel; quant au papier et aux plumes, il les obtient à crédit par +l'entremise d'un collègue qui lui offre généreusement de «l'établir» +comme «commerçant pour effets volés». + +Combien de maisons de commerce, aujourd'hui respectables et respectées, +doivent leur prospérité à de fausses nouvelles, des filouteries, des +chiffres falsifiés? Nathan Rothschild, par exemple, a commencé +l'amoncellement de l'immense fortune de sa maison en portant directement +à Londres la fausse nouvelle de la défaite des puissances alliées à +Waterloo. Immédiatement les rentes de ces États baissèrent dans une +proportion extraordinaire, tandis que Rothschild fit acheter sous main, +par ses agents, les titres en baisse. Une fois la vérité connue, il +frappa son grand coup et, grâce à sa flibusterie, «gagna» des millions. + +Examinez l'une après l'autre les grandes fortunes et vous rencontrerez +maint fait équivalent. + +Le crédit constitue-t-il dans notre société un bien ou un mal? Nous +pensons que c'est un mal; et pourtant, comment le commerce existerait-il +sans crédit? Par conséquent la base est mauvaise. Que font les +flibustiers? Ils sapent le crédit, c'est-à -dire qu'ils exécutent une +besogne méritoire. + +Je ne prends nullement le flibustier sous ma protection; j'ai même une +aversion innée pour la flibusterie, préjugé, probablement, mais je mets +le flibustier au niveau du commerçant, dont l'«honnêteté» et la «bonne +foi» sont pour moi sans valeur. + +Voici un échantillon d'honnêteté commerciale, qui me fut raconté au +cours d'une conversation avec un grand commerçant unanimement respecté. +Il faisait, entre autres, le commerce de l'indigo et avait vendu à une +maison étrangère, sur échantillon, un indigo de deuxième qualité. Le +client refusa la marchandise parce qu'elle n'était pas conforme à +l'échantillon. Ceci était inexact. Mais mon commerçant connaissait son +monde et savait que le directeur de la firme en question n'était pas +grand connaisseur de l'article. Que fit-il? Il changea l'échantillon et +vendit à cette firme, comme marchandise de première qualité, la +marchandise refusée. Outre son courtage, il réalisa du coup un bénéfice +de 30,000 florins. Le commerçant me raconta la chose comme une prouesse, +une action dont il se glorifiait. Je le blâmai et cela donna lieu à un +échange de vues qui m'apprit sous quel jour mon commerçant envisageait +l'honnêteté. À ma demande de ce qu'il comprenait par honnêteté, il me +répondit: Supposez que vous ne faites pas le commerce de l'indigo et que +vous me demandiez de vous en procurer; eh bien, si dans ce cas je ne +fournis pas de bonne marchandise, je ne suis pas honnête, car vous +n'êtes pas de la partie et c'est un service d'ami que je vous rends; +mais lorsque quelqu'un fait le commerce de l'indigo, il croit s'y +connaître et n'a qu'à ouvrir les yeux. + +Voilà comment cet homme concevait l'honnêteté. Cela prouve que dans le +commerce également il y a des conceptions d'honnêteté; seulement, elles +diffèrent beaucoup les unes des autres. + +Luther a dit très justement: «L'usurier s'exprime ainsi: Mon cher, comme +il est d'usage actuellement, je rends un grand service à mon prochain en +lui prêtant cent florins à cinq, six, dix pour cent d'intérêt et il me +remercie de ce prêt comme d'un bienfait extraordinaire. Ne puis-je +accepter cet intérêt sans remords, la conscience tranquille? Comment +peut-on considérer un bienfait comme de l'usure? Et je réponds: Ne vous +occupez pas de ceux qui ergotent, tenez-vous-en au texte: On ne prendra +ni plus ni mieux pour le prêt. Prendre mieux ou plus, c'est de l'usure +et non un service rendu, c'est faire du préjudice à son prochain, comme +si on le volait.» Et il ajoute: «Tout ce que l'on considère comme +service et bienfait ne constitue pas un bienfait ou un service rendu: +l'homme et la femme adultères se rendent réciproquement service et +agrément; un guerrier rend un grand service à un assassin ou incendiaire +en l'aidant à voler en pleine rue, combattre les habitants et conquérir +le pays.» + +Et quelle que soit la dénomination que l'on applique à la chose, elle +reste la même... Le «commerçant en marchandises» ne sera content que +s'il «gagne» 40 à 50%, le commerçant en argent est considéré comme un +usurier s'il demande 10%. Pourquoi? Le sucre et le café diffèrent-ils, +comme marchandise, de l'argent et de l'or? Jamais on n'a su fixer les +limites du bénéfice acceptable, c'est-à -dire la rente et l'usure. Tout +bénéfice est en réalité un vol et que ce soit 1 ou 50%, le principe +reste intact. La possibilité de payer un bénéfice prouve que, d'une +manière ou d'une autre, on a volé sur le travail; car, si le travail +avait reçu le salaire lui revenant, il ne resterait plus rien pour payer +un bénéfice. + +Toutes les lois contre l'usure furent et sont inefficaces, car toujours +on a su éviter leurs effets. Il n'existe aucun argument pour défendre +l'honnêteté du commerce et condamner la flibusterie; entre les deux il y +a qu'une différence relative. Le commerce actuel n'est en réalité que de +la flibusterie. + +Je crois même que les flibustiers jouent un certain rôle dans la +démolition de la société actuelle, car ils aident à supprimer le crédit +et fournissent par là un moyen de rendre instable et impossible la +propriété privée. + +Le faux-monnayage est puni de peines excessivement dures. Pourquoi? +Parce que les États veulent conserver le monopole du faux-monnayage. En +réalité, tous les États fabriquent actuellement de la fausse monnaie, +sans parler des rois de jadis qui, tous, étaient de faux-monnayeurs. + +Que font les gouvernements? + +Ils frappent des pièces de monnaie indiquant une valeur de 5 francs et +pourtant la valeur réelle est d'un peu moins de la moitié. La pièce n'a +pas sa valeur et nous sommes forcés quand même de l'accepter pour la +valeur qu'elle mentionne. Qu'un particulier agisse comme le +gouvernement, qu'il achète de l'argent et le convertisse en argent +monnayé, de manière à bénéficier de la moitié, il sera poursuivi comme +faux monnayeur. + +Un journal hebdomadaire, _De Amsterdammer_, publia l'année passée une +gravure assez curieuse, représentant le ministre de la justice assis à +une table; à l'avant-plan, se débattant entre les mains de deux +policiers un économiste réputé, M. Pierson, ministre des finances. + +Voici la légende de la gravure: + +M. PIERSON.--Laissez-moi, je suis le représentant de l'État néerlandais. + +LES POLICIERS.--Ta, ta, ta! Ce gaillard se trouve à la tête d'une bande +qui émet des florins ne valant que 47 cents. + +L'enfant apprend de bonne heure qu'il doit à ses parents obéissance et +amour. Un des commandements de l'Église dit: Respectez votre père et +votre mère. Mais quel commandement oblige les parents à respecter leurs +enfants? À juste titre Multatuli a appelé ce commandement une règle +inventée pour les besoins des parents dont la mentalité est +déséquilibrée et qui sont trop paresseux ou n'ont pas assez de coeur +pour mériter d'être aimés. Il dit très justement: «Mes enfants, vous ne +me devrez aucune reconnaissance pour ce que je fis après votre naissance +ni même pour celle-ci. L'amour trouve sa récompense en soi.» Je ne puis +exiger de l'amour «pour un acte que j'ai posé sans penser aucunement à +vous, parce que j'ai fait un acte avant que vous fussiez au monde». +Pourquoi les enfants doivent-ils être reconnaissants envers leurs +parents puisque, pour la grande majorité, la vie n'est qu'une série +ininterrompue de peines et de misères? + +Combien les relations entre l'homme et la femme sont fausses; combien de +préjugés persistent dans le domaine sexuel. Max Nordau a intitulé une de +ses oeuvres: _Les Mensonges de la société_. Il y traite du mensonge +religieux, du mensonge monarchico-aristocratique, du mensonge politique, +du mensonge économique et du mensonge du mariage. + +C'est, en réalité, un livre très instructif, susceptible d'être complété +à l'infini; car notre société est tellement imprégnée du mensonge, que +tous nous sommes forcés de mentir. Qu'on essaie seulement d'être vrai, +sous tous les rapports et envers tous, on n'y réussira pas, ne fût-ce +qu'un seul jour, dans une société mensongère comme la nôtre. + +Et tous ceux, hommes et femmes, qui ont entrepris, dans tous les +domaines, la lutte contre le mensonge, le préjugé et l'hypocrisie, sont +considérés comme des fous, des déséquilibrés ou des neurasthéniques, +dont on admire les oeuvres, mais dont on combat à outrance les +principes. + +Tolstoï, dans le _Royaume de Dieu est en vous_, plaidoyer éloquent +contre le militarisme, dans lequel, au nom du Christ, il condamne la +société chrétienne, considère que les hommes sont enchaînés dans un +cercle de fer et de force, dont ils ne parviennent pas à se délivrer. +Cette influence sur l'humanité est due à quatre causes qui se +complètent: + +1° La peur; + +2° La corruption; + +3° L'hypnotisation du peuple; + +4° Le militarisme, grâce auquel les gouvernements détiennent le pouvoir. + +Tous les hommes à peu près ont la conviction que leurs actes sont +mauvais; très peu osent remonter le courant ou braver l'opinion +publique. C'est justement cette contradiction qui existe entre la +conviction et les actes qui donne au monde son masque d'hypocrisie. + +La majorité des hommes sont ou prétendent être de vrais chrétiens, et +l'un après l'autre ils battent en brèche les principes du Christ, ou du +moins ce qui est considéré comme étant de lui. + +Comparez à la réalité la loi des dix commandements! Quel contraste! + +«Dieu en vain tu ne prendras», ce qui, en d'autres mots, signifie: Tu ne +jureras pas; ce commandement a été rendu plus compréhensible encore par +les paroles du Christ: Que ton «oui» soit oui et ton «non» non; +autrement, c'est mal. Celui qui refuse de prêter serment est bafoué et +voit nombre de relations se détourner de lui. + +«Tes père et mère honoreras», dit le commandement. Mous en avons dit +quelques mots précédemment. + +«Les dimanches tu garderas»,--et les ouvriers sont condamnés à un +travail excessif, qui ne laisse à la majorité d'entre eux aucun jour de +repos. S'ils demandent à leurs patrons l'introduction de ce principe, +ils sont renvoyés. + +«Homicide point ne feras»,--et tous les peuples chrétiens sont armés +jusqu'aux dents pour s'entretuer. Malheur à celui qui refuse de +s'exercer dans l'art de tuer, on lui rendra la vie impossible. Les +prêtres de l'église même bénissent les armes et les drapeaux avant la +bataille. + +«L'oeuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement»,--et les +rapports matrimoniaux sont tels qu'on peut affirmer sans crainte qu'il y +a deux sortes de prostitution: la prostitution extra-conjugale et la +prostitution intra-conjugale, car le mariage a été avili à une +prostitution légale. Dans le mariage, lorsque l'argent prend la place de +l'amour, il est inévitable que la prostitution en forme le complément. + +«Tu ne voleras pas»,--et nous vivons dans une société à laquelle +s'applique parfaitement ce que Burmeister dit des Brésiliens: «Chacun +fait ce qu'il croit pouvoir faire impunément, trompe, vole, exploite son +prochain autant que possible, assuré qu'il est que les autres en +agissent de même envers lui.» + +«Point de faux serment ne feras»,--et chaque jour nous voyons les hommes +s'entre-nuire par de faux serments. + +C'est une lutte générale de tous contre tous et où l'on ne craint pas de +faire appel aux moyens les plus vils. + +«Bien d'autrui ne désireras»,--et cela dans une société où, par la +misère des uns, les appétits des autres prennent de dangereuses +proportions, de manière que chacun est exposé aux convoitises de son +prochain. + +Toutes les morales prescrivent quantité de commandements ou plutôt +d'interdictions. Il est impossible d'établir ainsi une base convenant à +une morale saine nous permettant de penser, de chercher et d'agir en +conséquence de nos pensées et de nos aspirations. La morale indépendante +sera donc tout autre que celle qu'on a prêchée jusqu'à ce jour. + +Et pourtant tous ces commandements sont littéralement foulés aux pieds, +car la bouche les prêche et en réalité on ne les exécute pas. Tout homme +pensant doit être frappé par l'immensité de l'abîme qui existe entre +l'idéal et la réalité. Prenez le précepte chrétien «Faites aux autres ce +que vous voudriez qu'on vous fît» et faites-en la base d'une société +socialiste. Pourtant les adversaires les plus acharnés des socialistes +sont justement les chrétiens, (mais ils n'ont de chrétien que le nom, +afin de pouvoir mieux renier la doctrine). + +Notre organisation sociale entière est basée sur l'hypocrisie, soutenue +et maintenue par la force. + +L'homme intelligent peut-il approuver pareille société? + +Tout, absolument tout, devra être changé lorsque la société aura brisé +les chaînes économiques qui l'enserrent. + +L'art lui-même n'est que de l'adresse. Et il n'en peut être autrement, +car ce ne sont pas de nobles aspirations qui poussent l'artiste à créer, +mais l'esprit de lucre. Et l'artiste, s'il ne veut pas mourir de faim, +doit plier son talent au goût (bon ou mauvais) des Mécènes qui, pour la +plupart, sont des parvenus millionnaires. + +La science n'est qu'un amas de connaissances comprimées, dans la gaine +des notions académiques. Combien peu parmi les pionniers de la science +occupent une chaire dans nos universités! À juste titre Busken Huet a +dit: «Les murs des chambres sénatoriales de nos académies sont couverts +de portraits de savants de moyenne valeur. Les portraits des vrais +pionniers manquent.» + +Une révision de chaque branche de la science s'impose et nous +trouverions beaucoup à changer si jamais une révolution nous délivrait +du joug qui pèse si lourdement sur la société. Au commencement, on ne +saura peut-être pas bien par où commencer. Tout un nettoyage devra se +faire dans nos bibliothèques, remplies de livres sans valeur ni vérité, +qui ont été écrits, non pour l'avancement de la science, mais pour +plaire à ceux qui détiennent le pouvoir et leur fournir ainsi des +arguments avocassiers, derrière lesquels ils se cachent et font semblant +de défendre le droit et la société. + +J'ai été impressionné par la phrase suivante, recueillie dans la _Morale +sans obligation ni sanction_, le beau livre du philosophe Guyau: «Nous +n'avons pas assez de nous-mêmes; nous avons plus de pleurs qu'il n'en +faut pour notre propre souffrance, plus de joie qu'il n'est juste d'en +avoir pour notre propre existence.» Ces paroles ne contiennent-elles pas +la base de la morale? Car, bon gré, mal gré, on doit marcher et, si l'on +n'avance pas, on est entraîné par les autres. «On ressent le _besoin_ +d'aider les autres, de donner également un coup d'épaule pour faire +avancer le char que l'humanité traîne si péniblement.» Ce même besoin, +que l'on retrouve chez tous les animaux sociaux, a son plus grand +développement chez l'homme, qui ferme, du reste, la série des animaux +sociaux. + +Qu'à cette oeuvre chacun travaille, dans la mesure de ses forces, et, ne +se confine pas, par préjugé, dans un cercle étroit; que chacun ouvre les +yeux sur le vaste monde qui nous entoure, ne condamnant pas, mais +expliquant les actes d'autrui, quelque différents qu'ils soient des +nôtres. Alors, un jour, on pourra nous appliquer les belles paroles de +Longfellow: + + + Laisse une empreinte + Dans le sable du temps, + Peut-être un jour, + Rendra-t-elle le courage à celui + Qui est ballotté par les flots de la vie + Ou jeté sur la côte. + + +NOTES: + +[95] LUTHER, _Grand Catéchisme_, t. X. de ses _Oeuvres complètes._ + +[96] Les catholiques appliquent également le même principe, lorsque +c'est au profit de leur boutique. + +Marotte, vicaire général de l'évêque de Verdun (1874), dit: page 181 de +son _Cours complet d'instruction chrétienne à l'usage des écoles +chrétiennes_, ouvrage publié avec l'approbation des évêques. + +Est-il permis de commettre une mauvaise action ou de s'en réjouir, quel +que soit le profit qu'elle rapporte? + +Il n'est jamais permis de commettre une mauvaise action ou de s'en +réjouir à cause du profit qu'elle rapporte. Mois il est permis de se +réjouir à cause d'un profit, même s'il provient d'une mauvaise action. +Par exemple, un fils peut, avec plaisir, hériter de son père mort +assassiné. + +Est-on toujours coupable de vol lorsqu'on prend le bien d'autrui? Non. +Car le cas peut se présenter que celui dont on s'approprie le bien n'a +pas le droit de protester, ce qui arrive, par exemple, lorsque celui qui +prend le bien d'autrui se trouve dans une profonde misère, et qu'il se +contente de prendre seulement le nécessaire pour se sauver ou qu'il +prend secrètement à son prochain, à titre de restitution, ce que +celui-ci lui doit réellement et qu'il ne peut obtenir d'une autre +manière. + +Et à la page 276: + +Peut-on être exempté quelquefois de l'obligation de restituer la chose +volée? Oui. + +Quelles sont les raisons qui permettent de ne pas faire cette +restitution? + +Ces raisons sont: 1° Impuissance physique, c'est-à -dire que le débiteur +ne possède rien ou se trouve dans un état de profonde misère; 2° +impuissance morale, c'est-à -dire que le débiteur ne peut pas restituer +sans perdre sa position acquise, sans se ruiner ou entraîner sa famille +dans la misère, sans s'exposer au danger de perdre sa bonne réputation. + + + + +FIN + + + + +TABLE + +Préface d'Élisée Reclus. + +I. Les divers courants de la social-démocratie allemande. + +II. Le socialisme en danger? + +III. Le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire. + +IV. Le socialisme d'état des social-démocrates et la liberté. + +V. Un revirement dans les idées morales. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le socialisme en danger +by Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 11380 *** diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..39470cf --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #11380 (https://www.gutenberg.org/ebooks/11380) diff --git a/old/11380-8.txt b/old/11380-8.txt new file mode 100644 index 0000000..2416750 --- /dev/null +++ b/old/11380-8.txt @@ -0,0 +1,10180 @@ +Project Gutenberg's Le socialisme en danger, by Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le socialisme en danger + +Author: Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +Release Date: February 29, 2004 [EBook #11380] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOCIALISME EN DANGER *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) +at http://gallica.bnf.fr. + + + + + +LE SOCIALISME + +EN DANGER + + + +Ce volume a été déposé au Ministère de l'intérieur (section de la +librairie) en mai 1897. + + * * * * * + +_Ouvrages déjà publiés dans la Bibliothèque Sociologique_: + + 1.--LA CONQUÊTE DU PAIN, par _Pierre Kropotkine_. Un + volume in-18, avec préface par _Élisée Reclus_, 5e édition. + Prix....................................................... 3 50 + + 2.--LA SOCIÉTÉ MOURANTE ET L'ANARCHIE, _par Jean Grave_. + Un volume in-18, avec préface par _Octave Mirbeau._ + (_Interdit_.--Rare). Prix............................. 5 fr. + + 3.--DE LA COMMUNE À L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. + Un volume in-18, 2e édition. Prix.......................... 3 50 + + 4.--OEUVRES de _Michel Bakounine_. Fédéralisme, Socialisme + et Antithéologisme. Lettres sur le Patriotisme. + Dieu et l'État. Un volume in-18, 2e édition. Prix.......... 3 50 + + 5.--ANARCHISTES, moeurs du jour, roman, par _John-Henry + Mackay_, traduction de _Louis de Hessem_. Un volume + in-18. (_Épuisé_.) Prix............................... 5 fr. + + 6.--PSYCHOLOGIE DE L'ANARCHISTE-SOCIALISTE, par _A. Hamon_. + Un volume in-18, 2e édit. Prix............................. 3 50 + + 7.--PHILOSOPHIE DU DÉTERMINISME. Réflexions sociales, par + _Jacques Sautarel_. Un volume in-18, 2e édit. Prix.... 3 50 + + 8.--LA SOCIÉTÉ FUTURE, par _Jean Grave_. Un vol. in-18, + 6e édition. + + 9.--L'ANARCHIE. Sa philosophie.--Son idéal, par _Pierre + Kropotkine_. Une brochure in-18, 3e édition. Prix....... 1 00 + + 10.--LA GRANDE FAMILLE, roman militaire, par _Jean + Grave_. Un vol. in-18, 3e édition. Prix................. 3 50 + + 11.--LE SOCIALISME ET LE CONGRÈS DE LONDRES, par + _A. Hamon_. Un volume in-18, 2e édit.................. 3 50 + + 12.--LES JOYEUSETÉS DE L'EXIL, par _Charles Malato_. + Un volume in-18. 2e édit. Prix............................. 3 50 + + 13.--HUMANISME INTÉGRAL. Le duel des sexes.--La cité + future, par _Léopold Lacour_. Un volume in-18, 2e édit. + Prix....................................................... 3 50 + + 14.--BIRIBI, armée d'Afrique, roman, par _Georges Darien_. + Un volume in-18, 2e édition. Prix.......................... 3 50 + + 15.--LE SOCIALISME EN DANGER, par _Domela Nieuwenhuis_ + Un vol. in-18, avec préface par _Élisée Reclus_. Prix. 3 50 + + 16.--PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. Un + vol. in-18. Prix........................................... 3 50 + + 17.--L'INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ, par _Jean Grave_. Un vol. + in-18. Prix................................................ 3 50 + +_Sous Presse_: + + L'ÉVOLUTION, LA RÉVOLUTION ET L'IDÉAL ANARCHIQUE, par + _Élisée Reclus_. + + L'ÉTAT, par _Pierre Kropotkine_. + + SOUS L'ASPECT DE LA RÉVOLUTION, par _Bernard Lazare_. + + + + +F. DOMELA NIEUWENHUIS + +LE SOCIALISME EN DANGER + +PRÉFACE PAR ÉLISÉE RECLUS + + +[Illustration] + +1897 + + + + +PRÉFACE + + + +L'ouvrage de notre ami, Domela Nieuwenhuis, est le fruit de patientes +études et d'expériences personnelles très profondément vécues; quatre +années ont été employées à la rédaction de ce travail. À une époque +comme la nôtre, où les événements se pressent, où la rapide succession +des faits rend de plus en plus âpre la critique des idées, quatre ans +constituent déjà une longue période de la vie, et certes, pendant ce +temps, l'auteur a pu observer bien des changements dans la société, et +son propre esprit a subi une certaine évolution. Les trois parties de +l'ouvrage, parues à de longs intervalles dans _la Société Nouvelle_, +témoignent des étapes parcourues. En premier lieu, l'écrivain étudie +les «divers courants de la Démocratie sociale en Allemagne»; puis, +épouvanté par le recul de l'esprit révolutionnaire qu'il a reconnu dans +le socialisme allemand, il se demande si l'évolution socialiste ne +risque pas de se confondre avec les revendications anodines de la +bourgeoisie libérale; enfin, reprenant l'étude des manifestations de la +pensée sociale, il constate qu'il n'y a point à désespérer, et que la +régression d'une école, où l'on s'occupe de commander et de discipliner +plus que de penser et d'agir, est très largement compensée par la +croissance du socialisme libertaire, où les compagnons d'oeuvre, sans +dictateurs, sans asservissement à un livre ou à un recueil de formules, +travaillent de concert à fonder une société d'égaux. + +Les documents cités dans ce livre ont une grande importance historique. +Sous les mille apparences de la politique officielle--formules de +diplomates, visites russes, génuflexions françaises, toasts d'empereurs, +récitations de vers et décorations de valets,--apparences que l'on a +souvent la naïveté de prendre pour de l'histoire, se produit la grande +poussée des prolétaires naissant à la conscience de leur état, à la +résolution ferme de se faire libres, et se préparant à changer l'axe de +la vie sociale par la conquête pour tous d'un bien-être qui est encore +le privilège de quelques-uns. Ce mouvement profond, c'est là l'histoire +véritable, et nos descendants seront heureux de connaître les péripéties +de la lutte d'où naquit leur liberté! + +Ils apprendront combien fut difficile dans notre siècle le progrès +intellectuel et moral qui consiste à se «guérir des individus». Certes, +un homme peut rendre de grands services à ses contemporains par +l'énergie de sa pensée, la puissance de son action, l'intensité de son +dévouement; mais, après avoir fait son oeuvre, qu'il n'ait pas la +prétention de devenir un dieu, et surtout que, malgré lui, on ne le +considère pas comme tel! Ce serait vouloir que le bien fait par +l'individu se transformât en mal au nom de l'idole. Tout homme faiblit +un jour après avoir lutté, et combien parmi nous cèdent à la fatigue, ou +bien aux sollicitations de la vanité, aux embûches que tendent de +perfides amis! Et même le lutteur fût-il resté vaillant et pur jusqu'à +la fin, on lui prêtera certainement un autre langage que le sien, et +même on utilisera les paroles qu'il a prononcées en les détournant de +leur sens vrai. + +Ainsi voyez comment on a traité cette individualité puissante, Marx, en +l'honneur duquel des fanatisés, par centaines de mille, lèvent les bras +au ciel, se promettant d'observer religieusement sa doctrine! Tout un +parti, toute une armée ayant plusieurs dizaines de députés au Parlement +germanique, n'interprètent-ils pas maintenant cette doctrine marxiste +précisément en un sens contraire de la pensée du maître? Il déclara que +le pouvoir économique détermine la forme politique des sociétés, et l'on +affirme maintenant en son nom que le pouvoir économique dépendra d'une +majorité de parti dans les Assemblées politiques. Il proclama que +«l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir lui-même, car +l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État!» Et l'on se met +dévotement à son ombre pour conquérir et diriger l'État! Certes, si la +politique de Marx doit triompher, ce sera, comme la religion du Christ, +à la condition que le maître, adoré en apparence, soit renié dans la +pratique des choses. + +Les lecteurs de Domela Nieuwenhuis apprendront aussi à redouter le +danger que présentent les voies obliques des politiciens. Quel est +l'objectif de tous les socialistes sincères? Sans doute chacun d'eux +conviendra que son idéal serait une société où chaque individu, se +développant intégralement dans sa force, son intelligence et sa beauté +physique et morale, contribuera librement à l'accroissement de l'avoir +humain. Mais quel est le moyen d'arriver le plus vite possible à cet +état de choses? «Prêcher cet idéal, nous instruire mutuellement, nous +grouper pour l'entr'aide, pour la pratique fraternelle de toute oeuvre +bonne, pour la révolution!», diront tout d'abord les naïfs et les +simples comme nous.--«Ah! quelle est votre erreur! nous est-il répondu: +le moyen est de recueillir des votes et de conquérir les pouvoirs +publics». D'après ce groupe parlementaire, il convient de se substituer +à l'État et, par conséquent, de se servir des moyens de l'État, en +attirant les électeurs par toutes les manoeuvres qui les séduisent, en +se gardant bien de heurter leurs préjugés. N'est-il pas fatal que les +candidats au pouvoir, dirigés par cette politique, prennent part aux +intrigues, aux cabales, aux compromis parlementaires? Enfin, s'ils +devenaient un jour les maîtres, ne seraient-ils pas forcément entraînés +à employer la force, avec tout l'appareil de répression et de +compression qu'on appelle l'armée citoyenne ou nationale, la +gendarmerie, la police et tout le reste de l'immonde outillage? C'est +par cette voie si largement ouverte depuis le commencement des âges, que +les novateurs arriveront au pouvoir, en admettant que les baïonnettes ne +renversent pas le scrutin avant la date bienheureuse. + +Le plus sûr encore est de rester naïfs et sincères, de dire simplement +quelle est notre énergique volonté, au risque d'être appelés utopistes +par les uns, abominables, monstrueux, par les autres. Notre idéal +formel, certain, inébranlable est la destruction de l'État et de tous +les obstacles qui nous séparent du but égalitaire. Ne jouons pas au plus +fin avec nos ennemis. C'est en cherchant à duper que l'on devient dupe. + +Telle est la morale que nous trouvons dans l'oeuvre de Nieuwenhuis. +Lisez-la, vous tous que possède la passion de la vérité et qui ne la +cherchez pas dans une proclamation de dictateur ni dans un programme +écrit par tout un conseil de grands hommes. + + +Élisée RECLUS. + + + + +I + +LES DIVERS COURANTS + +DE LA DÉMOCRATIE SOCIALISTE ALLEMANDE + + +Au Congrès des démocrates-socialistes allemands tenu à Erfurt en 1891, +une lutte s'est engagée, qui intéresse au plus haut degré le mouvement +socialiste du monde entier, car, avec une légère nuance de terminologie, +elle se reproduit identiquement entre les différentes fractions du parti +socialiste. + +D'un côté (à droite) était Vollmar, l'homme que l'on s'attendait à voir +sous peu se mettre à la tête des radicaux, comme, du reste, il l'avait +déjà fait pressentir au Congrès de Halle. Il fit un discours qui, sous +plus d'un rapport, était un véritable chef-d'oeuvre, démontrant qu'il +était parfaitement en état de se défendre. De l'autre côté il y avait +Wildberger, montant à la tribune comme porte-parole de l'opposition +berlinoise. Et entre eux Bebel et Liebknecht, pris entre l'enclume et le +marteau, apparaissaient comme de tristes témoignages d'insexualité. + +Une lecture consciencieuse du compte-rendu du Congrès--dont nous avons +attendu la publication pour ne pas baser notre jugement sur des extraits +de journaux--nous remplit d'une certaine pitié envers des hommes qui, +durant de longues années, ont défendu et dirigé le mouvement en +Allemagne et qui, à présent, occupent le «juste milieu» et ont été +attaqués des deux côtés à la fois. + +Vollmar disait ne désirer «aucune tactique nouvelle», il ajoutait qu'il +«se réclamait de la ligne de conduite suivie jusqu'ici, mais qu'il en +voulait la continuation logique». Et pourtant Bebel lui répondait que: +«Si le parti suivait la tactique de Vollmar, en concentrant toute son +agitation sur la lutte pour ces cinq articles du programme[1] et +abandonnait provisoirement le véritable but, cela ferait une agitation +qui, d'après mon opinion (dit Bebel), aboutirait fatalement à la +décomposition du parti. Cela signifierait l'abandon complet de notre but +final. Nous agirions dans ce cas tout à fait autrement que nous ne le +devrions et que nous l'avons fait jusqu'ici. Nous avons toujours lutté +pour obtenir le plus possible de l'État actuel, sans perdre de vue +pourtant que tout cela ne constitue qu'une faible concession, _ne change +absolument rien au véritable état des choses_. Nous devons maintenir +l'ensemble de nos revendications, et chaque nouvelle concession n'a pour +nous d'autre but que d'améliorer nos bases d'action et nous permettre de +mieux nous armer». + +Fischer alla plus loin et dit: «Si nous admettons le point de vue de +Vollmar, nous n'avons qu'à supprimer immédiatement dans notre programme +les mots: «parti socialiste-démocrate», pour les remplacer par: +«programme du parti ouvrier allemand»... La tactique de Vollmar tend à +obtenir la réalisation de ces cinq articles--qu'il considère comme les +plus nécessaires--comme étant eux-mêmes le but final; nous tenons au +contraire à déclarer que toutes ces reformes que nous réclamons, ne sont +désirées par nous que parce que nous pensons qu'elles encourageront les +ouvriers dans la lutte pour la conquête définitive de leurs droits. +Elles ne sont pour nous que des moyens, tandis que pour Vollmar elles +constituent le but même, la principale raison d'existence du parti... Le +Congrès doit se prononcer, sans la moindre équivoque, soit pour le +maintien des décisions prises à Saint-Gall, soit pour l'adoption de la +tactique de Vollmar, laquelle--qu'il le veuille ou non--aura comme +conséquence une scission et concentre toutes les forces du parti sur ces +cinq revendications qui, suivant nous, n'ont qu'une importance +secondaire à côté du but final.» + +Liebknecht est du même avis lorsqu'il dit: «Vollmar a le _droit_ de +proposer qu'on suive une autre voie, mais le parti a le _devoir_, dans +l'intérêt même de son existence, de rejeter résolument cette tactique +nouvelle qui le conduirait à sa perte, à son émasculation complète, et +qui transformerait le parti révolutionnaire et démocratique en un parti +socialiste-gouvernemental ou socialiste-national-libéral. Bref, le +succès, l'existence même de la social-démocratie exigent absolument que +nous déclarions n'avoir rien de commun avec la tactique que Vollmar a +préconisée à Munich et qu'il n'a pas rejetée ici». + +Cependant, dans son journal, _Die Münchener Post_, Vollmar avait réuni +quelques citations, prises dans des discours prononcés au Reichstag par +différents membres socialistes, et il les avait comparées avec certaines +de ses propres assertions pour prouver que les mêmes principes, +actuellement par lui défendus, avaient toujours été suivis par des +députés socialistes sans qu'on les eût attaqués pour cela, et il +déclarait que loin de proposer nullement une tactique nouvelle, il ne +faisait que suivre l'ancienne. + +Voici quelques-unes de ces citations mises en regard des assertions de +Vollmar: + + +Si nous avions été consultés, L'annexion de +nous aurions certainement l'Alsace-Lorraine est un fait +fondé autrement l'unité accompli, et ici, dans cette +allemande en 1870-71. Mais enceinte, nous avons, de notre +puisque maintenant elle existe côté, déclaré de la façon la +telle qu'elle, nous plus catégorique que nous +n'entendons pas épuiser nos reconnaissons comme de droit +forces en d'interminables et l'état actuel des choses. +infructueuses récriminations AUER. Séance du 9 février +sur le passé, mais, acceptant 1891. +le fait accompli, nous ferons +tout notre possible pour +améliorer cette oeuvre +défectueuse. + + +S'il existe un parti ouvrier Personne, aussi enthousiaste +qui a toujours rempli et qu'il soit pour des idées +remplira encore les devoirs de internationalistes, ne dira +fraternité internationale, que nous n'avons pas de +c'est certainement le parti devoirs nationaux. +allemand. Mais ceci n'exclut LIEBKNECHT. Congrès de Halle, +pas pour nous l'existence de 15 octobre 1890. +tâches et de devoirs +nationaux. + + +C'est un symptôme heureux de Je reconnais que l'Allemagne +voir que nous avons en France est décidée à maintenir la +des amis socialistes, qui paix. Je suis persuadé que ni +combattent les tendances dans les sphères les plus +chauvines. élevées, ni dans aucune autre +Mais pourquoi nier que les couche de la société, le désir +sphères dirigeantes dans ce n'existe de lancer l'Allemagne +pays, par leur chauvinisme dans une nouvelle guerre. En +néfaste et leur répugnante tout cas, nous vivons ici dans +coquetterie avec le czarisme des conditions indépendantes +russe, sont pour beaucoup la de notre volonté. En France, +cause de l'inquiétude et des on peut le désapprouver ou le +armements constants de regretter, mais dans les +l'Europe? milieux prédominants, on + pense, aujourd'hui comme + jadis, à faire disparaître les + conséquences de la guerre de + 1870-71. L'alliance entre la + France et la Russie a été + motivée par ces faits. Que + cette alliance ait été + contractée par écrit ou non, + elle existe par une certaine + solidarité d'intérêts entre + ces deux pays contre + l'Allemagne, et elle + continuera d'exister. + BEBEL. Séance du 25 juin 1890. + + +Nous n'avons pas besoin de Si la triple alliance a pu +dire que la diplomatie et ses être conclue ... elle l'a été, +oeuvres ne nous inspirent que parce que les intérêts des +très peu de confiance. trois puissances, en face de +Néanmoins, nous devons nous l'entente franco-russe, sont +prononcer pour la triple nécessairement solidaires, en +alliance dont la raison d'être dehors des rapports mutuels +est le maintien de la paix et, des différents peuples de ces +par conséquent, est utile. pays... + Je suis convaincu qu'aucun + homme d'État, ni en Autriche, + ni en Italie, ni en Allemagne, + ne voudra, tant que cette + situation durera, se détacher + de cette alliance, car il + exposerait, par cela même, son + pays à un grand danger, dans + le cas où les deux autres + puissances alliées seraient + vaincues dans une guerre. + BEBEL. Séance du 25 juin 1890. + + +Si jamais quelque part à Nous avons déclaré déjà bien +l'étranger, l'espoir existe souvent, et, pour moi, je +qu'en cas d'une attaque contre renouvelle cette déclaration, +l'Allemagne on pourrait compter que nous sommes prêts à remplir +sur notre abstention, cet envers la patrie exactement +espoir se verrait complètement les mêmes devoirs que tous les +déçu. Dès que notre pays sera autres citoyens... Je sais +attaqué, il n'y aura plus qu'il n'y a personne parmi +qu'un parti, et nous autres, nous qui pense différemment à +démocrates-socialistes, nous ce sujet. +ne serions certes pas les AUER. Séance du 8 décembre +derniers à remplir notre 1890. +devoir. + Il a été dit ... que le + Reichstag allemand ne + travaille pas avec autant + d'ardeur à la défense de la + patrie que le Parlement + français. + Eh bien, moi je déclare que + quand il s'agit de la défense + de la patrie, tous les partis + sont unis; que s'il s'agit de + se défendre contre un ennemi + étranger, aucun parti ne + restera en arrière. + LIEBKNECHT. Séance du 16 mai + 1891. + + L'attaque contre la Russie + officielle, cruelle, barbare, + voire l'anéantissement de + cette ennemie de la + civilisation, est donc notre + devoir le plus sacré, que nous + devons remplir jusqu'à notre + dernier soupir dans l'intérêt + même du peuple russe, opprimé + et gémissant sous le knout. Et + si alors nous combattons dans + les rangs à côté de ceux qui + actuellement sont nos + adversaires, nous ne le + faisons pas pour les sauver + eux et leurs institutions + politiques et économiques, + mais pour l'Allemagne en + général, c'est-à-dire pour + nous sauver nous-mêmes et pour + délivrer des barbares un pays, où nous + pensons un jour réaliser notre + propre idéal social. + BEBEL. _Vorwaerts_ du 27 septembre + 1891. + +Et maintenant, Liebknecht peut prétendre que «des citations mutilées +n'ont aucune signification», que «les bases sur lesquelles Vollmar +s'appuie s'effondrent». celui-ci se déclare prêt--et il a raison--à +citer encore d'autres discours absolument analogues. Il paraît, du +reste, que Liebknecht a conscience de sa faiblesse, lorsqu'il reconnaît +que «les expressions citées, scrupuleusement pesées, ne sont peut-être +pas des plus correctes», ce qui ne l'empêche pas de protester contre la +supposition d'avoir, lui, Bebel et Auer, «voulu prescrire une autre +tactique, une autre action au parti». Cette supposition s'impose +cependant à tous ceux qui ont le moindre sens commun, et toutes les +déclarations de Liebknecht et de la fraction socialiste entière +n'infirmeront nullement ce que Vollmar leur reproche en s'appuyant sur +des citations qui prouvent surabondamment que Bebel et Liebknecht ont +dit exactement la même chose que lui. Il n'y a donc aucune raison pour +attaquer Vollmar à ce propos, à moins que l'on veuille ici appliquer le +dicton: _Quod licet Jovi, non licet bovi_. Ce qui est permis à Jupiter, +n'est pas permis au boeuf. + +Quelle fut la réponse de Vollmar à l'accusation d'avoir voulu inaugurer +une nouvelle tactique? «La stratégie que j'ai préconisée a déjà existé +théoriquement, mais elle était moins généralement appliquée, et comme +explication de cette inconséquence, je cite les «jeunes» avec leur +phraséologie révolutionnaire. Je disais dans mon discours: «L'action +que j'ai recommandée a déjà été appliquée, depuis la suppression de la +loi d'exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au +dehors. Je ne l'ai donc pas inventée, mais je me suis identifié avec +elle; du reste elle a été suivie depuis Halle. À présent on peut moins +que jamais s'éloigner de cette manière de voir. Ceci prouve clairement +que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit être suivie +d'après le règlement du parti». + +Un autre délégué, Schulze, de Magdebourg, dit: «Moi aussi, je +désapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit +d'autre, à mon avis, que ce qui a été fait par toute la fraction». Et +Auerbach, de Berlin, ajoute: «La façon d'agir des membres du Reichstag +conduit nécessairement à la tactique de Vollmar». + +Et le docteur Schonlank s'écrie: «Les discours de Vollmar à Munich +eussent été mieux à leur place dans la bouche d'un membre de la +«Volkspartei» que dans celle d'un démocrate-socialiste... À la suite +d'un événement imprévu, la chute de Bismarck, Vollmar désire une +transformation complète de tendance dans notre mouvement, et non +seulement un changement de tactique: il veut remplacer la conception +révolutionnaire, suivant laquelle l'oppression actuelle de la classe +ouvrière ne pourra être supprimée qu'après une transformation radicale +de la production, par un parti ouvrier à l'eau de rose, petit-bourgeois, +et il veut que nous nous contentions de ces faibles concessions!» + +Auer est du même avis, lorsqu'il dit: «Vollmar s'est incontestablement +prononcé, dans son discours comme dans sa brochure, pour la nécessité +d'un changement de la tactique suivie jusqu'ici!» Et après le second +discours de Vollmar, Bebel déclare fort justement «qu'il n'est pas +possible d'admettre ce que Vollmar prétend aujourd'hui, c'est-à-dire +qu'il n'ait jamais eu l'idée de proposer une nouvelle ligne de conduite. +S'il s'agissait de maintenir l'ancienne, tous ces discours eussent été +superflus». Il voit que Vollmar veut justement le contraire, car «la +réalisation complète de notre programme c'est la chose principale et le +reste n'a qu'une importance secondaire». Il nous importe peu de savoir +où nous en sommes au sujet de certaines concessions au moment où nous +croyons pouvoir obtenir le tout. Vollmar au contraire déclare le but +final comme n'ayant pour l'instant qu'une importance secondaire et comme +but principal les revendications directes et immédiatement praticables. +_Ceci constitue une telle antithèse de principes, qu'il n'est guère +possible d'en concevoir une plus catégorique, et c'est du devoir du +Congrès de la résoudre..._» + +Avec des discours comme ceux de Vollmar, jamais une démocratie +socialiste ne serait née. De semblables idées mènent au socialisme +national-libéral, c'est-à-dire à l'introduction de la tactique +nationale-libérale dans le parti démocratique socialiste. Bebel donne +même une explication de l'évolution de Vollmar en l'attribuant à ses +«conditions de vie personnelle radicalement changées et à la position +sociale qu'il a acquise dans les dernières années. Au moment où l'homme +qui occupe une place prépondérante dans un mouvement ne se trouve plus +en contact ininterrompu avec la foule, parce qu'il est arrivé à une +autre situation sociale, le danger naît qu'il abandonne la voie commune +et qu'il perde le sentiment de cohésion avec la masse. Vollmar est, +depuis quelques années déjà, plus ou moins isolé, d'un côté par son état +physique et plus encore par des habitudes matérielles plus +avantageuses. Il n'arrive que trop souvent, lorsqu'on se trouve dans une +position qu'on peut considérer soi-même comme satisfaisante, de supposer +chez la masse affamée les mêmes sentiments de satisfaction et de penser: +Les réformes ne sont pas si urgentes; soyons prudents et essayons +d'arriver, sans précipitation, peu à peu, à nos fins. Nous avons le +temps». + +Cette remarque est sans doute fort judicieuse et pratique, mais il y a +une chose qui nous étonne, c'est qu'aucun des soi-disant Jeunes gens ne +se soit levé pour dire à Bebel: «Est-ce que cette explication de la +façon d'agir de Vollmar n'est pas également applicable à vous et aux +vôtres? Est-ce que le reproche que nous vous adressons d'avoir abandonné +les idées révolutionnaires, jadis défendues par vous et suivies par nous +sous votre direction, n'a pas les mêmes motifs que ceux que vous +attribuez si justement à Vollmar?» + +Combien Bebel est révolutionnaire lorsqu'il se trouve en face de +Vollmar! Et comme son discours peut servir aux Jeunes, contre lui-même, +avec la légende: _De re fabula narratur_. C'est de toi qu'il s'agit. «Si +nous faisions ce que désire Vollmar, nous deviendrions fatalement un +parti opportuniste dans le plus mauvais sens du mot. Une pareille +transformation serait pour le parti la même chose que si l'on brisait la +colonne vertébrale à un être organique quelconque, auquel on demanderait +ensuite les mêmes efforts qu'auparavant. Voilà pourquoi je m'oppose à ce +que l'on brise l'épine dorsale à la démocratie socialiste, c'est-à-dire +à ce que l'on refoule au second plan son principe essentiel: la lutte +des classes pauvres contre les classes dirigeantes et l'autorité de +l'État, pour le remplacer par une agitation édulcorée et par la lutte +exclusivement en vue de revendications dites pratiques.» + +Donc, Bebel, Liebknecht, Auer, Fischer, etc., tous sont d'avis que +Vollmar, dans ses discours de Munich, a réellement proposé une nouvelle +tactique. Là-dessus il y avait unanimité d'appréciation, même après les +discours prononcés par Vollmar au Congrès. + +En effet, Liebknecht ne déclarait-il pas qu'après avoir entendu Vollmar +il était plus que jamais d'avis que le Congrès devait se prononcer? Car, +ajoutait-il, «bien que Vollmar se défende de préconiser une nouvelle +orientation, il la désire néanmoins, et nous emprunte pour le faire, +d'anciens arguments, qu'il détourne du reste de leur véritable +signification». + +Il fallait une déclaration. Bebel proposa donc une résolution conçue en +ces termes: + +Le Congrès déclare: + +Considérant que la conquête du pouvoir politique est le premier et +principal but vers lequel doit aspirer tout mouvement prolétaire +conscient; que cependant la conquête du pouvoir politique ne peut être +l'oeuvre d'un moment, d'une surprise donnant immédiatement la victoire, +mais doit être obtenue par un travail assidu et persistant, par le juste +emploi de tous les moyens qui s'offrent pour la propagation de nos idées +et par l'effort de toute la classe ouvrière; + +Le Congrès décide: + +Il n'y a pas de raisons pour changer la direction donnée jusqu'ici au +parti. + +Le Congrès considère plutôt comme étant toujours du devoir de ses +membres de tenter par tous les moyens d'obtenir des succès aux élections +du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux, partout où il y a +encore des chances de triompher sans nuire au principe. + +Sans caresser la moindre illusion sur la valeur des victoires +parlementaires par rapport à nos principes, étant donnés la mesquinerie +et l'égoïsme de classe des partis bourgeois, le Congrès considère +l'agitation pour les élections du Reichstag, du Landtag et des conseils +municipaux comme particulièrement utile pour la propagande socialiste, +parce qu'elle offre la meilleure occasion de se mettre en contact avec +les classes prolétariennes et d'éclairer ces dernières sur leurs +conditions de classe, et aussi parce que l'emploi de la tribune +parlementaire est le moyen le plus efficace pour démontrer +l'insuffisance des pouvoirs publics à supprimer les crimes sociaux, et +pour dévoiler devant le monde entier l'incapacité des classes +gouvernantes à satisfaire les besoins nouveaux de la classe ouvrière. + +Le Congrès demande aux chefs qu'ils travaillent énergiquement et +sérieusement dans le sens du programme du parti, et qu'ils ne perdent +jamais de vue le but intégral et final, sans pour cela négliger +d'obtenir des concessions des classes dirigeantes. + +Le Congrès exige en outre de chaque membre en particulier, qu'il se +soumette aux résolutions prises par le parti entier, qu'il obéisse aux +prescriptions des journaux, tant que ces derniers agissent dans les +limites des pouvoirs qui leur ont été accordés et que, en admettant +qu'un parti d'agitation, comme la démocratie socialiste, ne peut +atteindre son but que par la plus rigoureuse discipline et la soumission +la plus complète, il reconnaisse la nécessité de cette discipline et de +cette soumission. + +Le Congrès déclare expressément que le droit de critiquer les +agissements ou les fautes commises soit par les organes, soit par les +représentants parlementaires, est un droit que chaque membre peut +exercer, mais il désire qu'il le critique en des formes permettant à la +fraction attaquée de fournir des explications essentielles. Il +recommande particulièrement qu'aucun membre ne formule publiquement des +accusations ou des attaques personnelles avant de s'être assuré du +bien-fondé de ces accusations ou de ces attaques et avant d'avoir épuisé +préalablement tous les moyens qui, dans l'organisation du parti, se +trouvent à sa disposition afin d'obtenir satisfaction. + +Finalement le Congrès est d'avis que le principe fondamental des statuts +de l'Internationale de 1864 doit toujours être la ligne de conduite à +suivre par ses membres, à savoir que: «La vérité, la justice et la +moralité doivent être considérées comme bases de leurs rapports entre +eux et avec tous les hommes, sans distinction de couleur, de religion ou +de nationalité». + +Cette résolution est, comme la plupart des résolutions de ce genre, +tellement vague et banale que tout le monde peut l'accepter. Et c'est +justement ce fait, qu'elle peut être acceptée par tout le monde, qui en +démontre l'insignifiance. Aussi Vollmar n'y voit pas d'inconvénient non +plus. Seulement il déclare ne pas admettre l'explication qu'en donne +Bebel. Certes, dit-il, il n'y a aucune raison pour changer la ligne de +conduite du parti, entendant par là que la tactique, préconisée par lui, +Vollmar, a toujours été suivie, mais point logiquement. La conséquence +de cet habile arrangement est de remettre indéfiniment l'affirmation +d'une déclaration catégorique et de tourner la difficulté. + +Un des délégués, Oertel, de Nuremberg, parut l'avoir compris. Il voulut +provoquer une déclaration catégorique concernant l'attitude de Vollmar, +et c'est dans ce but qu'il proposa d'ajouter à la motion Bebel +l'amendement suivant: «Le Congrès déclare formellement ne pas partager +l'opinion défendue par Vollmar dans ses deux discours prononcés à +Munich, le 1er juin et le 6 juillet, concernant le plus urgent devoir de +la démocratie socialiste allemande et la nouvelle tactique à suivre, +mais la considère au contraire comme nuisible au développement ultérieur +du parti». + +À la bonne heure! Voilà ce qui était clair. (La dernière partie de +l'amendement fut abandonnée par l'auteur lui-même.) + +Et que pensaient les chefs, de cet amendement? + +Auer demande au Congrès d'adopter la résolution de Bebel _avec +l'amendement Oertel._ + +Fischer conclut également à l'adoption. + +Liebknecht déclare que «l'adoption de l'amendement Oertel est devenue +_une nécessité absolue pour le parti_». Il juge même bon d'y ajouter: +«Dans l'intérêt de la vérité, je me réjouis que cette proposition ait +été faite; quant à moi, je voterai pour, et j'espère que le Congrès se +prononcera avec une écrasante majorité pour la résolution Oertel. SI +ELLE N'EST PAS ADOPTÉE, L'OPPOSITION AURAIT RAISON, ET DANS CE CAS JE +PASSERAI MOI-MÊME À L'OPPOSITION». Bebel ajoutait qu'il était +indispensable pour le Congrès de se prononcer nettement. Dans cette +résolution il doit y avoir quelque chose d'obscur, car Vollmar déclare +l'accepter, sauf les motifs, et Auerbach (de l'opposition) dit +l'accepter intégralement. Donc l'extrême droite et l'extrême gauche se +déclarent d'accord avec l'auteur de la proposition, quant aux termes +dans laquelle cette dernière a été conçue. Oertel, lui, ne déteste rien +autant que l'équivoque, et il est prêt, lorsqu'il n'y a pas moyen de +faire autrement, à trancher le noeud gordien. Vollmar doit bien se +persuader que ses idées ne trouvent point d'écho ici, et qu'il est donc +indispensable de se prononcer par un catégorique _oui_ ou _non. Tous +jugent donc indispensable l'adoption de l'amendement Oertel._ + +Vollmar voit dans cet amendement une question personnelle, qu'il ne peut +pas accepter, car elle a un caractère de méfiance. Liebknecht déclare +qu'il n'y a là rien de personnel, car la personnalité de Vollmar n'est +nullement en jeu. Bebel dit la même chose; il ne s'agit pas d'un désaveu +mais d'une différence d'opinion. Il ne faut pas chercher à voir un vote +de méfiance dans cette résolution. Il a voulu, par là permettre à +Vollmar, de trouver, après réflexion et en toute connaissance de +l'opinion du Congrès, un joint lui permettant d'abandonner les idées par +lui préconisées dans ses discours. + +Que de considération à l'égard de Vollmar! Malgré les déclarations +énergiques des chefs, la prudence paraît s'imposer en face d'un homme +comme Vollmar, surtout lorsque celui-ci déclare: «Si la motion Oertel +est adoptée, il ne me reste qu'à vous dire que dans ce cas je vous ai +adressé la parole pour la dernière fois». Il accepte la résolution sur +les faits, comme elle a été proposée par Bebel, mais la critique +personnelle, formulée dans la motion Oertel, il la déclare inacceptable. + +Que faire à présent? + +Rompre avec Vollmar? Cela est fort risqué. Bebel n'a-t-il pas +catégoriquement déclaré que «le discours prononcé par Vollmar dans ce +milieu a trouvé plus d'approbation que ses propres paroles, il le +reconnaît très franchement». Et il ne paraît pas avoir grande confiance +dans les membres du parti, puisqu'il les conjure de bien savoir ce +qu'ils font et de ne pas se laisser séduire «par les belles phrases du +discours de Vollmar, ni par ses beaux yeux». + +Mais voilà qu'une proposition intermédiaire est faite par Ehrhardt, de +Ludwigshafen: «Après que Vollmar s'est prononcé sans aucune réserve au +sujet de l'opinion développée par Bebel et d'autres orateurs sur le +maintien de la tactique suivie jusqu'ici, le Congrès déclare la +discussion sur la proposition Oertel terminée, et passe à l'ordre du +jour». + +C'est la planche du salut. On n'a plus qu'à la saisir et tout est dit. +Ce qui suit maintenant ressemble beaucoup à une comédie. + +Oertel déclare retirer sa motion, si Vollmar veut agir conformément à la +dernière proposition. (Comment concilier ceci avec son propre ultimatum: +«Vollmar ne peut pas se placer au point de vue de la résolution de +Bebel, car n'a-t-il dit: «Il ressort de tout ceci que notre tactique ne +peut pas être la même.» Bebel cependant a déclaré qu'il n'y avait aucune +raison pour changer la tactique actuelle. Vollmar doit donc s'expliquer +plus clairement. L'agitation principale portera également dans l'avenir +d'excellents fruits.») Et à présent Vollmar déclare solennellement: +«J'ai déjà dit dans mon discours que, dès que la chose est sérieusement +discutée, j'accepte la discussion pourvu qu'elle ne vise aucune +personnalité. Depuis que celui qui a fait la proposition en a enlevé le +côté personnel, la chose est pour moi terminée». + +Au fond, Vollmar n'a rien dit de catégorique, mais il s'est montré +diplomate. Ce qui ne l'empêche pas de quitter le terrain en vainqueur. +Et qu'est-ce que firent tous les autres, qui jugeaient absolument +nécessaire l'adoption de la proposition Oertel (dans laquelle ils +déclaraient expressément ne rien voir de personnel)? Ils acceptèrent le +retrait de la proposition et personne ne la reprit pour son compte! On +n'osait pas s'en prendre à Vollmar. Avec les «Jeunes» c'était moins +risqué. Et l'on barrait à droite. Jusqu'ici nous n'avons pas encore +appris que Liebknecht soit passé aux «Jeunes», et cependant la +proposition Oertel n'a pas été votée. On est donc juste aussi avancé +qu'avant! Reste à savoir si les événements donneront raison à Auerbach, +quand il dit: «Je crains que Liebknecht, lui-même l'a dit, passe +peut-être, dans un ou deux ans d'ici, à l'opposition de Berlin, si le +Congrès n'accepte pas la résolution Oertel». Nous craignons le +contraire, car une fois sur cette pente, on glisse rapidement. La +tactique de Vollmar est désirée par un trop grand nombre de socialistes +allemands, pour qu'elle n'ait pas chance de triompher. + +On peut même se demander si la proposition Oertel n'eût pas été rejetée, +et si celui-ci ne l'a pas retirée de crainte qu'elle ne constituât un +danger pour Bebel. Son rejet eût été la condamnation de la politique de +la fraction socialiste du Reichstag. L'opposition a déjà eu son utilité, +car qui sait ce qui se serait passé sans elle. Involontairement elle a +même arrêté l'élément parlementaire dans une voie où sans doute celui-ci +serait allé bien plus loin! Indirectement elle a déjà obtenu de bons +résultats, car à présent, se sachant constamment observés, les +parlementaires se garderont bien de trop incliner à droite. + +Il faudrait pourtant voir dans l'avenir si elle n'ira pas, poussée par +la fatalité, de plus en plus dans cette direction et observer en même +temps l'attitude de ceux qui, cette fois-ci, sont sortis encore en +vainqueurs de la lutte, mais au prix d'une concession à Vollmar, lequel +a pu partir content. Car ce n'est pas lui qui est allé, ne fût-ce que +d'un pas, à gauche, mais ce sont ses «adversaires» qui sont allés à +droite, à sa rencontre. Pour l'impartial lecteur du compte-rendu du +Congrès, c'est là la moralité qui s'en dégage le plus clairement. + +Envisageons à présent quelle a été l'attitude envers les «Jeunes», +envers «l'opposition berlinoise». D'après l'impression que les débats +firent sur nous, celle-ci était jugée avant le commencement de la +discussion. Avec eux il n'y avait pas à user de tant de considération, +car on était sûr de son affaire. Singer déclarait très judicieusement: +«Les points de vue de Vollmar sont beaucoup plus dangereux pour le parti +que les opinions des «Jeunes» et de leurs porte-parole.» Cela se voit +fréquemment; la droite est toujours considérée comme plus dangereuse que +la gauche, et en effet l'humanité a eu plus à souffrir à travers les +âges par les virements à droite que par ceux à gauche. + +Pour défendre la thèse par lui développée, concernant une des questions +capitales: _le parlementarisme_, Wildberger, un des orateurs de +l'opposition, s'appuya principalement sur une brochure de Liebknecht, +publiée en 1869. La préface d'une réédition de cet opuscule, nous +apprend en 1874, que Liebknecht, après ces cinq années, et depuis la +création du Reichstag, avait conservé les mêmes opinions. Il y dit entre +autres: «Je n'ai rien à rétracter, rien à atténuer, surtout en ce qui +concerne ma critique du parlementarisme bismarckien, lequel, dans le +Reichstag allemand, ne se manifeste pas avec moins de morgue que jadis +dans le Reichstag de l'Allemagne du Nord.» Il disait bien, au Congrès de +Halle (1890), qu'il avait jadis condamné le parlementarisme, mais, +ajoutait-il, «en ce temps-là, les conditions politiques étaient tout +autres: la fédération de l'Allemagne du Nord était un avortement et il +n'y avait pas encore d'empire allemand;» cependant, la préface de son +livre de 1874 est en contradiction avec ce raisonnement. Ensuite +Liebknecht veut faire croire qu'il ne s'agit point ici d'une question de +_principe_, mais d'une question de _pratique_, et dans les questions de +pratique il est particulièrement libéral; car il se déclare prêt à +changer également de tactique dans l'avenir, si les circonstances +l'exigent. On n'a donc plus qu'à ranger une question quelconque sous la +rubrique: _tactique_, pour pouvoir en tout temps changer d'opinion! Il +est du reste notoire que Liebknecht, professait, il y a peu de temps, +exactement les mêmes opinions quant au parlementarisme, que les «Jeunes» +de Berlin défendent à présent. + +Au Congrès de Gotha, en 1876, il disait: «Si la démocratie socialiste +prend part à cette comédie, elle deviendra un parti socialiste +officieux. Mais elle ne prendra pas part à un jeu de comédie +quelconque». Aurait-il cru, à cette époque, qu'un jour viendrait où on +l'accuserait d'avoir lui-même joué cette comédie? Et Bebel ne s'est-il +pas également prononcé contre la tactique actuelle, lorsque, au Congrès +de Saint-Gall, il déclarait ne pas regretter le petit nombre des députés +élus, car--disait-il--s'il y en avait eu plus, il aurait considéré cette +position séduisante comme très dangereuse; les tendances vers des +compromis et le soi-disant «travail pratique» se seraient probablement +«accentués» ce qui aurait provoqué des scissions. Le reproche de +l'opposition actuelle est que l'on ait abandonné ces théories, et cela +surtout à la suite du succès obtenu. + +Liebknecht prétend aussi que Wildberger n'avait que répété au Congrès ce +qui avait été déjà dit mille fois mieux et plus énergiquement. Il en +accepte même une grande partie. Ce qui ne l'empêche nullement d'ajouter +que, si l'on se place à ce point de vue, il faudra rompre complètement +avec le parlementarisme et avoir le courage de son opinion en se disant +carrément anarchiste. + +Très adroitement Auerbach lui répond là-dessus: «Nous considérons comme +juste encore aujourd'hui une grande partie des idées développées par +Liebknecht dans sa brochure de 1869, et je ne crois pourtant pas que +l'on ait jamais reproché au député Liebknecht de pencher vers l'anarchie +ou qu'il ait voulu devenir anarchiste. Pourtant, en 1869, on aurait pu +lui reprocher, en se basant sur sa brochure, la même tactique anarchiste +dont aujourd'hui il nous fait un reproche!» + +Cette accusation d'anarchisme paraît être une douce manie chez +Liebknecht: elle se manifeste envers chaque adversaire. L'anarchisme +qu'il assure toujours «n'avoir aucune importance»--on pourrait fourrer +tous les anarchistes de l'Europe dans une couple de _paniers à +salade_--semble être un cauchemar qui le poursuit partout. Dès que l'on +n'est pas du même avis que lui, on devient «anarchiste», et de là à être +traité de mouchard il n'y a qu'un pas. Nous n'avons pas besoin de +défendre les anarchistes, mais nous protestons contre une telle façon +d'agir et nous déclarons qu'on ne saurait considérer le mot _anarchiste_ +comme une injure dont on aurait à rougir. Les noms des martyrs de +Chicago, d'Élisée Reclus, de Kropotkine et de tant d'autres devraient +suffire pour écarter à jamais ces insinuations malveillantes. + +Nous laissons de côté toutes les questions personnelles, lesquelles, ne +nous touchant ni de près ni de loin, ne nous inspirent pas le moindre +intérêt et parce que, probablement, il y a des torts de part et +d'autre. Mais personne ne peut reprocher à Wildberger et à Auerbach de +ne pas avoir soutenu une discussion sérieuse et serrée. + +Une preuve, par exemple, que l'on s'enfonce de plus en plus dans le +bourbier parlementaire: Wildberger citait entre autres l'attitude de la +fraction du Reichstag à propos de la journée de huit heures. Au Congrès +international de Paris, on avait décidé à l'unanimité d'entreprendre une +agitation commune pour l'introduction immédiate de la journée de huit +heures. Les députés socialistes au Reichstag y firent la proposition +d'introduire en 1890 la journée de _dix_ heures, en 1894 celle de _neuf_ +et finalement en 1898 celle de _huit_. Il aurait donc fallu attendre +huit années avant d'arriver par le Reichstag à la journée de huit +heures! + +Si nous voulions être méchants, nous demanderions s'il y a peut-être +corrélation entre cette année et la fixation, par Engels, de l'époque de +la «grande catastrophe» en 1898. S'il en était ainsi, on serait tenté de +croire que l'obtention de la journée de huit heures est considérée comme +l'heureux aboutissant de cette catastrophe. Nous laissons au lecteur +impartial le soin de juger si cela n'équivaut pas à l'abandon du but +final. Mais en tout cas nous considérons comme une faute impardonnable +d'avoir fait une pareille proposition de loi. Et le bien-fondé des dires +de l'opposition ressort indubitablement de la déclaration de Molkenbuhr; +celui-ci dénie à cette opposition toute raison d'être, vu que la journée +de dix heures serait actuellement déjà un grand progrès. Molkenbuhr +ajoute que le projet de loi de la fraction socialiste est plus radical +que ce qui est déjà appliqué en Suisse et en Autriche! En d'autres +termes: nous devons déjà être très contents si nous obtenons la journée +de dix heures, et celle de huit heures n'est pour nous qu'une question +secondaire! Et nous demandons encore si après de telles paroles +l'accusation d'avachissement par le parlementarisme est tellement dénuée +de vérité? + +Tout le monde est de l'avis de Liebknecht lorsqu'il met si +judicieusement en garde contre l'opportunisme, en réclamant le maintien +du caractère révolutionnaire du parti et lorsqu'il déclare «qu'un +compromis entre le capitalisme et le socialisme n'est pas possible, vu +que tous les partis bourgeois se trouvent basés sur le capitalisme. +(Comme cela diffère de son discours «ministériel» de Halle, où il dit +«qu'en Allemagne les choses en sont là qu'une action parallèle avec les +partis bourgeois ne peut pas être évitée jusqu'à un certain point!») +Même en abandonnant pour un instant la phrase de «la masse +réactionnaire, une et indivisible», nous ne devons pourtant point perdre +de vue que tous les autres partis constituent une masse compacte, +formant une forteresse, qui ne peut être rasée ni par la douceur, ni par +de belles paroles. Elle doit être prise d'assaut par le peuple arrivé à +la conscience de sa situation particulière de classe». Personne non plus +ne veut faire un grief à Singer de ce qu'il déclara être convaincu que +«du moment que les démocrates-socialistes pourraient arriver par leurs +efforts à faire adopter dans le Reichstag quelques projets de loi, les +classes dirigeantes jetteraient par dessus bord, sans la moindre +hésitation, le suffrage universel, et se serviraient de tous les moyens +politiques et matériels à leur disposition pour empêcher qu'un trop +grand nombre de socialistes n'arrivât au Reichstag». Il déclare en outre +que «même en supposant--bien gratuitement du reste--qu'il fût possible +d'aboutir à quelque chose _d'intelligent_ (sic) (comme c'est +encourageant lorsqu'on s'aperçoit soi-même qu'il n'y a rien +d'intelligent à faire!) par notre action parlementaire, cette action +conduirait inéluctablement à l'émasculation du parti, étant donné +qu'elle ne peut se réaliser que par l'alliance avec d'autres partis». Et +qui voudrait condamner Bebel lorsqu'il maintient et défend fermement le +principe révolutionnaire de la démocratie socialiste en face de tous les +autres partis politiques? + +Il y a pourtant beaucoup de vérité dans les paroles d'Auerbach +s'adressant à ceux de la fraction et à tous leurs fidèles: «Avec la +politique défendue par Bebel on peut être d'accord jusqu'à un certain +point. _Mais le parti n'agit point conformément à cette tactique!_ Il +suit celle que Vollmar a non seulement exposée, mais encore appliquée». + +Nous arrivons ici a quelque chose d'indéfini, ni chair ni poisson, à +l'accouplement de la théorie de Wildberger avec la pratique de Vollmar. +Ce dualisme est jugé. Et à nos yeux la dissolution du parti moyen--celui +de Bebel et de Liebknecht--n'est plus qu'une question de temps. Une +fraction ira aux «Jeunes», la plus grande partie s'alliera peut-être à +Vollmar, et la fraction du Reichstag restera isolée, à moins qu'elle +n'aille carrément à gauche ou à droite. + +Wildberger soutenait les différents points d'accusation formulés dans +une brochure publiée à Berlin, et qui avaient tellement indigné certains +chefs du parti qu'ils n'avaient pu cacher leur grande colère. +S'imaginaient-ils peut-être avoir, eux exclusivement, le droit de tonner +contre Vollmar en déniant à d'autres le droit d'en faire autant contre +eux-mêmes? Vollmar avait parfaitement raison de dire qu'il était +difficile de faire un grief à l'opposition berlinoise d'avancer +l'accusation d'avachissement (Versumpfung), là où l'on se permettait la +même licence envers lui. + +Envisageons à présent les chefs d'accusation formulés par les «Jeunes»: + +1° L'esprit révolutionnaire du parti est systématiquement tué par +certains chefs; + +2° La dictature exercée étouffe tout sentiment et toute pensée +démocratiques; + +3° Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile +(verflacht geworden) et il est devenu purement et simplement un parti de +réformes à tendances «petit-bourgeoises»; + +4° Tout est mis en oeuvre pour arriver à une conciliation entre +prolétaires et bourgeois; + +5° Les projets de loi demandant une législation ouvrière et +l'établissement de caisses de retraite et d'assurances, ont fait +disparaître l'enthousiasme parmi les membres du parti; + +6° Les résolutions de la majorité de la fraction sont généralement +adoptées en tenant compte de l'opinion des autres partis et classes de +la société et facilitent ainsi des virements à droite; + +7° La tactique est mauvaise et néfaste. + +Auerbach explique également pourquoi l'on croit que la tendance, de plus +en plus mi-bourgeoise, devient dangereuse et comment l'on craint la +politique opportuniste. Il trouve risible que l'on se demande toujours +ce que pensent les adversaires de telle ou telle mesure. Lorsque +Liebknecht et Bebel défendirent, dans le Parlement de la Fédération de +l'Allemagne du Nord, le programme démocratique socialiste jusque dans +ses extrêmes conséquences, ils furent hués et ridiculisés par les partis +adverses; s'en sont-ils jamais émus? Auerbach cite également une lettre +du Suisse Lang, de Zurich, dans laquelle ce dernier exprimait ses +appréhensions par rapport à l'attitude de Vollmar, «étant donné que les +chances pour l'apparition d'un parti possibiliste dans tous les pays +sont très grandes». + +Et qu'est-ce que Bebel répondit à tout cela? + +À l'accusation de l'existence d'une dictature dans le parti, il répondit +que tout ce que Wildberger citait à l'appui de cette affirmation datait +d'avant le Congrès de Halle, et même en partie du début de la loi +d'exception. Au reproche que la fraction réclamait ces réformes +mi-bourgeoises, il répondit seulement que, pendant les élections, +Wildberger, dans ses affiches, avait dit exactement les mêmes choses que +les autres candidats. C'est ainsi qu'il se débarrassa de la question en +incriminant la _forme_ des interpellations. La défense de Bebel est très +faible, cela saute aux yeux de tous ceux qui, attentivement, et sans +parti pris, relisent les discussions publiées dans le compte-rendu du +Congrès. Si Bebel et Liebknecht disent vrai quand ils prétendent qu'ils +préfèrent être du côté des ultra-révolutionnaires que du côté des +endormeurs, alors nous ne comprenons pas pourquoi la proposition d'agir +énergiquement et la franche et ouverte critique de l'attitude de la +fraction aient été accueillies avec tant de déplaisir. Point de fumée +sans feu. S'il y a une opposition, c'est qu'il existe une raison pour +cela, et, au lieu de la rechercher, l'on se démène comme un diable dans +un bénitier pour donner le change, pour faire croire qu'une opposition +quelconque n'a aucune raison d'être, et que celle-ci n'existe que pour +faire de l'obstruction quand même! La prétention de Liebknecht donne +pour preuve de l'efficacité de la direction le succès si +merveilleusement affirmé. Ceci crée un antécédent tellement dangereux, +que l'on ne peut pas trop énergiquement protester contre une pareille +conception. L'aventurier Napoléon III ne choisit-il pas pour devise: «Le +succès justifie tout?» En d'autres termes: l'adoration du succès est le +comble de l'impudence, chez Napoléon III comme chez Liebknecht. + +Cependant les espérances de Liebknecht et celles de Bebel, concernant +les événements prochains, diffèrent de beaucoup entre elles. Lorsque +Liebknecht dit: «Nous formons tout au plus 20 p. c. de la population et +80 p. c. sont contre nous», il suppose évidemment qu'il faudra encore +beaucoup de temps aux démocrates-socialistes avant de former la +majorité. Vollmar ajoute: «Il serait ridicule de notre part d'exiger, et +comme démocrates nous n'en avons même pas le droit, que ces 80 p. c. se +soumettent à nous. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attirer +graduellement à nous ces 80 p. c.». Ceux-ci veulent donc suivre la voie +légale et pacifique pour obtenir la majorité. Mais y aurait-il un +individu assez naïf, disons le mot, assez ignorant, pour croire que le +jour où nous aurions la majorité de notre côté, la bourgeoisie céderait +et abdiquerait ses prérogatives? La force se trouve entre les mains des +autorités établies et, comme le disait le philosophe Spinoza: «Chacun a +juste autant de droit qu'il a de pouvoir». Est-ce que Bismarck n'a pas +gouverné pendant un certain temps sans budget et sans majorité dans le +Parlement de l'Allemagne du Nord? Est-ce qu'en Danemark, pendant des +années, malgré une majorité parlementaire hostile au gouvernement, ce +dernier ne se maintint pas comme si de rien n'était? Par conséquent, les +gouvernants ne s'inquiètent guère d'avoir pour eux la majorité ou la +minorité. Ils disposent de la force brutale et ils ne se gêneront +nullement, le cas échéant, pour supprimer violemment les majorités +parlementaires et rester les maîtres. Les minorités ont toujours été, +dans l'histoire, une «force motrice» en quelque sorte, et si nous +devions attendre jusqu'à ce que nous soyons arrivés de 20 à 60 ou 80 p. +c., nous aurions le temps. + +Bebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu'il met en garde +contre les provocations et démontre que, dans ce temps de fusils à +répétition et de canons perfectionnés, une révolution, entreprise par +quelques centaines de mille individus, serait indubitablement écrasée. +Néanmoins, il dit avoir beaucoup d'espoir dans un avenir très proche. Il +s'exprime ainsi: «Je crois que nous n'avons qu'à nous féliciter de la +marche des choses. Ceux-là seuls qui ne sont pas à même d'envisager +l'ensemble des événements, pourront ne pas accueillir cette +appréciation. La société bourgeoise travaille avec tant d'acharnement à +sa propre destruction qu'il ne nous reste qu'à attendre tranquillement +pour nous emparer du pouvoir qu'il lui échappe. Dans toute l'Europe, +comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n'avons +qu'à nous réjouir. Je dirai même que la réalisation complète de notre +but final est tellement proche qu'il y a peu de personnes dans cette +salle qui n'en verront pas l'avènement». + +Bebel s'attend donc à un prompt changement de l'état des choses au +profit de nos idées, ce qui ne l'empêche pourtant nullement de parler de +«l'insanité d'une révolution commencée par quelques centaines de mille +individus». Comment concilier ces deux raisonnements? + +En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, +et il caresse de telles illusions qu'il se dit à côté d'Engels--quant +aux prédictions de ce dernier qui fixe la date de la révolution en +1898--le seul «Jeune» dans le parti. Reste à savoir si cet optimisme ne +va pas trop loin lorsqu'on écrit, comme Engels: «Aux élections de 1895 +nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre +de nos électeurs aura atteint 3,500,000 à 4,000,000, ce qui terminera ce +siècle d'une façon fort agréable aux bourgeois[2]». Quant à nous, nous +ne pouvons provisoirement partager ces espérances, qu'Engels nous +présente avec une confiance absolue, comme si la réalisation du +socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de +nous déranger. + +Dans leur imagination, nous voyons déjà Bebel ou Liebknecht chanceliers +de l'empire sous Guillaume II, avec un ministère composé de +démocrates-socialistes. + +Les voilà au travail! Est-on assez naïf pour s'imaginer qu'il en +résultera quoi que ce soit? + +Certes, si déjà actuellement l'opportunisme ne leur répugne pas, nous ne +serions pas du tout étonnés de les voir se perfectionner dans ce sens, +une fois arrivés au pouvoir. S'ils y parviennent, cela ne sera qu'au +détriment du socialisme, qui, en perdant tous ses côtés essentiels et +caractéristiques, ne ressemblera plus que fort peu à l'idéal que s'en +créent actuellement ses précurseurs. Une scission se produirait bien +vite parmi ces millions d'électeurs et un gâchis formidable en +résulterait. On a devant soi l'exemple du christianisme au début de +notre ère, avec l'empereur Constantin. + +Pourquoi un empereur ne s'affublerait-il pas, dans un but politique, +d'un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la +sympathie des masses? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout +comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient +fidèles aux véritables principes socialistes seraient poursuivis comme +hérétiques. + +Cela s'est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de +l'histoire? + +Il y a en chaque homme un peu de l'inquisiteur, et plus on est convaincu +de la justice de ses opinions, plus aussi on tend à suspecter et à +persécuter les autres. Jamais nous n'en vîmes un exemple plus frappant +que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probité. +Et ne constatons-nous pas, déjà aujourd'hui, cette attitude +inquisitoriale et intolérante du parti socialiste officiel allemand +envers les «Jeunes»? + +Cela provient moins des personnalités que de l'autorité qui leur est +accordée. + +Une personne revêtue d'une autorité quelconque veut et doit l'exercer, +et de là à l'abus il n'y a qu'un pas. Voilà pourquoi nous constatons +toujours le même mal dont la forme a été changée sans que l'on ait +attaqué le fond et c'est pour cela que l'on ne doit accorder que le +moins d'autorité possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en +réclamer. + +S'il est vrai que, sauf l'éventualité d'une guerre, le parti +démocratique-socialiste en Allemagne est en mesure de «prédire avec une +certitude quasi mathématique l'époque où il arrivera au pouvoir», la +situation est vraiment merveilleuse; mais, sans être dépourvus d'un +certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et +c'est précisément le congrès d'Erfurt qui nous a donné la profonde +conviction que l'Allemagne ne reprendra pas pour son compte le rôle +libérateur traditionnel de la France. Nous sommes plutôt de l'avis de +Marx lorsque celui-ci dit que «la révolution éclatera au chant du coq +gaulois.» + +Avec l'histoire de l'Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir +affirmer que dans ce pays le sentiment révolutionnaire est fort peu +développé. Est-ce à la consommation d'énormes quantités de bière qu'il +faut attribuer ce manque presque absolu d'esprit révolutionnaire en +Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le mot «discipline» est +beaucoup plus employé dans ce pays que le mot «liberté». Il en est ainsi +dans tous les partis, sans en excepter la démocratie socialiste. Nous ne +méconnaissons point le bon côté d'une certaine discipline, surtout dans +un parti d'agitation, mais si l'on tombe dans l'exagération, la +discipline devient forcément un obstacle à toute initiative et à toute +indépendance. + +La direction d'un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement +au despotisme, qui est moins l'oeuvre de quelques personnalités que la +conséquence de l'esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont +pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l'absence +d'aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. +Il en est ici comme pour les jésuites. À quoi bon les persécuter et les +chasser? Si une poignée d'hommes présente un tel danger pour une nation +entière, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne +sont pas les jésuites qui créent les tartufes, mais un monde hypocrite +comme le nôtre est le champ le plus propice au développement du +jésuitisme. + +La discipline exagérée qui règne chez les socialistes-démocrates +allemands s'explique très naturellement par la vie nationale du peuple +entier. + +Tout, dans ce pays, est dressé militairement depuis la plus tendre +jeunesse et si, au Congrès de Bruxelles, on a envisagé quelle devait +être l'attitude du socialisme envers le militarisme, il eût été +peut-être utile de traiter également des effets du militarisme _dans_ +le socialisme. Car ce phénomène existe en réalité. La Russie est +toujours représentée--avec justice--comme le pays du knout, mais +l'Allemagne peut être citée, non moins justement, comme le pays du +bâton. Cet instrument constitue en Allemagne l'élément éducateur par +excellence. Dans les familles, le bâton a sa place à côté des tableaux +suspendus au mur et généralement les parents s'en servent fort +généreusement envers leur progéniture. À l'école, le maître non +seulement l'emploie mais il a même le _droit_ de s'en servir. Ce qui +fait que les enfants, ayant quitté l'école et entrant à l'atelier ou à +la fabrique, ne sont nullement étonnés de retrouver là également leur +ancienne connaissance, et c'est dans l'armée que le bâton obtient son +plus grand triomphe. + +Et l'influence du bâton, subie depuis la première jeunesse, ne se ferait +point sentir dans le développement du caractère et ne ferait pas naître +un esprit de soumission étouffant toute aspiration libertaire! À qui +voudrait-on le faire croire? + +Il est tout naturel que ces hommes militairement dressés, en entrant +dans un parti se soumettent là également à une discipline rigoureuse, +telle qu'on la chercherait en vain dans un pays où une plus grande +liberté existe depuis des siècles et où l'on ne supporterait pas les +frasques de l'autorité avec la passivité qui paraît être de rigueur en +Allemagne. + +Engels prétend que, si l'Allemagne continue en paix son développement +politico-économique, le triomphe légal de la démocratie socialiste peut +être escompté pour la fin de ce siècle, et Bebel croit également que la +plupart de nos contemporains verront la réalisation intégrale de nos +revendications. Mais une guerre quelconque peut complètement renverser +ces belles espérances. + +Cette réflexion nous fait penser à l'attitude des chefs allemands lors +de la discussion sur le militarisme au Congrès de Bruxelles. Personne +n'ignore combien la haine de la Russie est innée chez Marx et chez +Engels, et comment elle a été transmise par eux au parti entier. Pendant +que nous nous imaginions naïvement que la légende de «l'ennemie +héréditaire» devait être définitivement enterrée, la Russie est +constamment présentée comme l'ennemie héréditaire de l'Allemagne. En +1876, Liebknecht publia une brochure si véhémente contre la Russie[3] +(non contre le _czarisme_ mais contre la _Russie_) qu'un autre +démocrate-socialiste se crut obligé d'en écrire une autre, intitulée: +_La démocratie socialiste doit-elle devenir turque?_ Actuellement encore +Bebel, Liebknecht, Engels, et la _Volkstribüne_ de Berlin réclament en +choeur, et recommandent même comme une nécessité, l'anéantissement de la +Russie. Comme les anciens Israélites se crurent appelés à détruire les +Cananéens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une +attitude analogue envers la Russie. + +On blâme généralement fort l'alliance franco-russe et, à notre avis, la +République française s'est déshonorée en se jetant dans les bras du +despote moscovite; mais à qui la faute? Est-ce que l'Allemagne, par sa +triple alliance, n'a pas provoqué ce pacte? La France se voit +horriblement spoliée par l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Elle +ne pardonne cette spoliation pas plus qu'elle ne l'oublie. Elle espère +toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir? +Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci +pouvait lui rendre le territoire perdu. + +C'EST DONC L'ALLEMAGNE SEULE QUI EST LA CAUSE DE LA SITUATION ACTUELLE! + +La triple alliance s'intitule la «gardienne de la paix,» mais elle n'est +en réalité qu'une constante provocation à la guerre. L'Allemagne se +sentant coupable s'est cherché des complices pour pouvoir garder le +butin volé et pour le défendre, le cas échéant. La conséquence en a été +que deux éléments, jadis antagonistes, se sont rapprochés. C'est +l'Allemagne qui, en dernière instance, est responsable de l'alliance +franco-russe. + +Et quelle est l'attitude du parti démocratique-socialiste en Allemagne? + +Il déclare par l'organe de plusieurs de ses mandataires qu'il reconnaît, +_comme de droit_, la situation actuelle (Auer, séance du Reichstag, +février 1891). C'est exactement la même chose que fait la société +capitaliste. Après avoir volé toutes leurs richesses, les classes +possédantes proclament, comme immuable, le droit à la propriété. Ils +disent aux spoliés: Celui qui portera désormais une main sacrilège sur +nos propriétés sera emprisonné; quant à nous, nous reconnaissons l'ordre +de choses établi. Les possédants agissent toujours de même en rendant +véridique le vieux dicton: _Beati possidentes_! + +Les Allemands accusent les Français de chauvinisme, parce que ces +derniers réclament la rétrocession de l'Alsace-Lorraine. Mais n'a-t-on +pas le droit de taxer également de chauvinisme les Allemands qui veulent +garder ces deux provinces? Le parti socialiste allemand, en parlant de +cette manière et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du +Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question était en effet: «Comment +nous débarrasser de l'ennemi de l'intérieur, de la démocratie +socialiste?» C'était la crainte même du mouvement populaire qui +empêchait jusqu'ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient +peur des conséquences éventuelles d'une pareille entreprise. + +Aujourd'hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-même rassuré le +Gouvernement. + +Nous comprenons parfaitement que l'on ait pu dire, après toutes ces +excitations: «Les démocrates-socialistes allemands ne devront pas trop +s'étonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront +organisés en corps d'élite pour servir de chair à canon de première +qualité. Ils en ont formulé le désir. On ne leur marchandera pas un +monument commémoratif, sous forme d'un gigantesque molosse en fer, par +exemple». + +Que la Russie soit l'ennemie de toute liberté humaine, qui le niera? +Mais nous doutons fort que ce soit précisément l'Allemagne qui soit +appelée à remplir le rôle de défenseur de la liberté! La _liberté +allemande_ est encore, au temps qui court, un article qui n'inspire +guère confiance; à l'oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, +ce substantif et cet adjectif, sonnent faux! Et si Bebel, dans sa haine +contre la Russie, va jusqu'à prêcher, comme une mission sacro-sainte à +remplir, l'anéantissement de la Russie barbare et officielle, sans même +faire allusion, ne fût-ce que d'un mot, au barbare couronné qui est à la +tête de l'Allemagne officielle et qui proclame très autocratiquement à +la face du monde entier que la «volonté du roi constitue la loi +suprême»--_suprema lex regis voluntas_,--il oublie complètement le +caractère international du socialisme. Il fait même un appel aux +démocrates-socialistes, et les invite «à combattre coude à coude avec +ceux qui aujourd'hui sont nos adversaires». On oublie donc la lutte des +classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand--qui est pourtant le +plus mortel ennemi du prolétaire allemand,--qu'un précieux appui pour +entreprendre une guerre de nationalité et exterminer la Russie! + +Il est donc bien établi que pour ces messieurs, dans l'éventualité d'une +guerre contre la Russie, bourgeois et prolétaire ne font plus qu'un et +que la lutte des classes est provisoirement mise de côté! Mais la guerre +contre la Russie, c'est, dans l'état des choses actuel, la guerre contre +la France, et Engels le reconnaît lui-même lorsqu'il écrit: «Au premier +coup de canon tiré sur la Vistule, les Français marcheront vers le +Rhin». Voilà précisément ce que nous craignons! Des travailleurs +socialistes français marcheront dans les rangs contre des travailleurs +socialistes allemands, enrégimentés, à leur tour, pour égorger leurs +frères français. Ceci devrait à tout pris être évité, et qu'on le trouve +mauvais ou non, qu'on nous traite d'anarchiste ou de tout ce que l'on +voudra, nous n'en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le +même terrain que Bebel ont des idées chauvines et sont bien éloignés du +principe internationaliste qui caractérise le socialisme. + +Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu'un royaume de +proie? N'a-t-elle pas participé au démembrement de la Pologne pour +s'emparer d'une partie du butin? (Que la Russie ait eu la part du lion, +cela ne change rien à la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la +Prusse n'était pas assez forte pour l'avoir pour elle.) Et n'a-t-elle +pas également arraché l'Alsace-Lorraine à la France? Au lieu de faire +une Allemagne unitaire, où toutes les nuances diverses se confondraient, +on a prussifié l'empire germanique et non pas germanisé la Prusse. Et un +tel pays aurait la prétention de passer aux yeux de l'univers comme le +rempart de la liberté!!! + +Certes, si la Russie était victorieuse, cela serait un désastre pour la +civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela +vaudrait-il beaucoup mieux? Est-ce que, dans ce pays, la +«militarisation» de l'administration n'imprime pas sur tout le monde son +cachet insupportablement autoritaire? C'est ce qui crève les yeux de +tous ceux qui visitent l'Allemagne. Engels dit bien qu'en cas de +victoire, «l'Allemagne ne trouvera nulle part des prétextes d'annexion». +Comme s'il n'y avait pas les Pays-Bas à l'ouest, le Danemark à l'est et +l'Autriche allemande au sud! Quand on veut annexer un pays quelconque on +trouve toujours un prétexte et on le crée au besoin. La Lorraine nous en +fournit l'exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont +épuisées, on soutient la «nécessité stratégique» comme _ultima ratio_. +Quant à nous, nous ne sommes nullement convaincus de l'avantage qui +résulterait d'une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous +croyons, au contraire, qu'elle aurait comme conséquence immédiate de +consolider le principe monarchique au détriment du mouvement +révolutionnaire. + +Engels nous présente la chose ainsi: «La paix assure au parti +démocrate-socialiste allemand la victoire dans _dix ans_. La guerre lui +apportera _ou_ la victoire dans deux ou trois ans, _ou_ la destruction +complète pour au moins quinze à vingt ans. Avec une telle perspective, +ce serait folie de la part des démocrates-socialistes allemands de +désirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d'attendre le +triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, à quelle +nationalité qu'il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une +guerre éventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la république +bourgeoise française, ni surtout du czar, ce qui équivaudrait à +l'oppression de l'Europe entière. Et voilà pourquoi les socialistes de +tous les pays doivent être partisans de la paix. Si pourtant la guerre +éclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, où quinze à +vingt millions d'hommes s'entr'égorgeront et dévasteront l'Europe comme +jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immédiate du +socialisme, ou l'ancien ordre des choses sera tellement bouleversé qu'il +n'en restera que des ruines dont la vieille société capitaliste ne +pourra pas se relever, et la révolution sociale sera peut-être retardée +de dix à quinze ans mais pour triompher plus radicalement.» + +Si l'analyse d'Engels était juste, un homme d'état énergique, croyant à +ces prédictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitôt +que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est +certain après une paix de dix ans, l'adversaire serait bien naïf +d'attendre sans coup férir cette échéance. Bien sot celui qui ne préfère +point une chance de réussite à la certitude de la défaite! + +Quant à nous, nous croyons qu'Engels a perdu de vue que le peuple se +prête encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. +On a encore eu, très récemment, l'exemple de l'aventure boulangiste en +France. Et il est de notoriété publique qu'une partie des +socialistes--voire même quelques chefs--se sont accrochés à l'habit de +ce monsieur. Est-on bien sûr qu'un habile aventurier quelconque ne +réussisse pas à faire avorter le mouvement démocratique-socialiste en +s'affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste +déjà si peu de confiance, qu'il exprime sa crainte de voir «se laisser +séduire l'élite du parti»--et l'on peut certainement bien appeler ainsi +les délégués au Congrès d'Erfurt--en souvenir des belles phrases «et +même des beaux yeux d'un Vollmar.» Ce témoignage n'indique pas +précisément une grande dose d'indépendance chez les plus conscients, et +l'on se demande quelle résistance possède la masse. + +La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d'être +universellement partagée. Beaucoup de personnes attendent même avec +anxiété--depuis les derniers événements qui se sont produits dans les +rangs du parti socialiste-démocrate allemand--l'avénement de cette +espèce de socialisme qui, à présent, paraît tenir le haut du pavé en +Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout +à l'idée que l'on s'en était formée. + +Nous sommes d'avis que les choses prendraient une tout autre allure si +la guerre prochaine pouvait avoir comme conséquence la destruction du +militarisme. Supposons l'Allemagne battue, soit par la Russie seule, +soit par la France et la Russie réunies. Si alors l'autocrate allemand +(qui, à l'instar de Louis XIV, se proclame l'unique autorité du pays), +est culbuté par un mouvement populaire, et qu'ensuite le peuple, sachant +que la victoire définitive de la Russie équivaudrait au retour du +despotisme, se lève plein d'enthousiasme pour refouler l'invasion, ces +armées populaires seront certainement victorieuses comme l'ont été les +Français de 1793 contre les armées des tyrans coalisés. + +Les Russes sont battus à plate couture. On fraternise avec les Français, +car la cause de l'animosité entre les deux peuples, l'annexion de +l'Alsace-Lorraine, disparaît aussitôt. + +Et qui sait si le prolétariat français, dégoûté de la république de +bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme à un régime capable de +détourner de lui le plus fougueux républicain. + +Est-ce qu'une pareille solution ne serait pas préférable? + +Mais, même en laissant de côté toute philosophie et toute prophétie, +nous n'avons pas, comme socialistes, à encourager l'esprit guerrier +contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est +en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les +gouvernants, par crainte du socialisme, n'osent pas faire la guerre, +nous avons déjà beaucoup gagné, et si la paix armée, qui est encore pire +que la guerre parce qu'elle dure plus longtemps, pousse les puissances +militaires vers la banqueroute, nous n'avons qu'à nous en féliciter, +car, même de cette façon, le capitalisme devient son propre fossoyeur. + +Si nous étions d'accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions +obligés d'approuver et de voter toutes les dépenses militaires, car en +refusant, nous empêcherions le gouvernement de se procurer les moyens +dont il croit avoir besoin pour mener à bonne fin la tâche qui, suivant +les socialistes-démocrates de cette espèce, lui incombe. + +Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu +du hautain: _Pas un homme et pas un centime!_ il faudrait dire: Autant +d'hommes et autant d'argent que vous voudrez! Liebknecht a beau +protester contre cette conclusion, elle ne se dégage pas moins de ses +paroles et de ses actes. + +La logique est inexorable et ne tolère pas la moindre infraction! Si +Liebknecht veut nous sauver du dangereux entraînement du chauvinisme, il +doit donner l'exemple et ne pas s'y abandonner lui-même, comme il l'a +indéniablement fait en compagnie de quelques autres. + +Nous devons au contraire nous placer sur le même terrain que les maîtres +de la littérature allemande: d'un Lessing, qui a dit: «Je ne comprends +pas le patriotisme et ce sentiment me paraît tout au plus une faiblesse +héroïque que j'abandonne très volontiers»; d'un Schiller, lorsqu'il +écrit: «Physiquement, nous voulons être des citoyens de notre époque, +parce qu'il ne peut pas en être autrement; mais pour le reste, et +mentalement c'est le privilège et le devoir du philosophe comme du +poète, de n'appartenir à aucun peuple et à aucune époque en particulier, +mais d'être en réalité le contemporain de tous les temps». + +Nous laissons à présent au lecteur le soin de juger si, après les débats +du Congrès d'Erfurt, la démocratie socialiste allemande a fait un pas en +avant ou en arrière. Pour éviter toute accusation de partialité, nous +avons cité scrupuleusement les paroles de ses chefs. + +Notre impression est que, pour des raisons d'opportunité, la direction +du parti a préféré aller vers la droite (pour ne pas perdre l'appui de +Vollmar et les siens, dont le nombre était plus considérable qu'on ne +l'avait pensé à gauche), et qu'elle a sacrifié l'opposition dans un but +de salut personnel. + +Robespierre a agi de la même façon. Il a anéanti d'abord +l'extrême-gauche, les hébertistes, avec l'appui de Danton et de +Desmoulins, pour détruire ensuite la droite, représentée entre autres +par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte. + +Mais lorsque la réaction leva la tête, il s'aperçut qu'il avait lui-même +tué ses protecteurs naturels et qu'il avait creusé son propre tombeau. + +NOTES: + +[1] Ces cinq points sont: 1° législation ouvrière; 2° droit de réunion; +3° neutralité des autorités dans les conflits entre patrons et ouvriers; +4° interdiction des kartel-ls et trusts; 5° suppression des impôts sur +les denrées alimentaires. + +[2] _Neue Zeit_, livraison 19, 10e année. + +[3] _Zur Orientalischen Frage oder: Soll Europa Kosackisch werden?_ + + + + +II + +LE SOCIALISME EN DANGER? + + +Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. +Dans tous les pays se révèle la même divergence de conception; dans tous +les pays deux courants se manifestent: on pourrait les intituler +parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, +ou encore autoritaire et libertaire. + +Cette divergence d'idées fut un des points principaux discutés au +Congrès de Zurich en 1893 et, quoique l'on ait adopté finalement une +résolution ayant toutes les caractéristiques d'un compromis, la question +est restée à l'ordre du jour. + +Ce fut le Comité central révolutionnaire de Paris qui la présenta comme +suit: + +«Le Congrès décide: + +«L'action incessante pour la conquête du pouvoir politique par le parti +socialiste et la classe ouvrière est le premier des devoirs, car c'est +seulement lorsqu'elle sera maîtresse du pouvoir politique que la classe +ouvrière, anéantissant privilèges et classes, expropriant la classe +gouvernante et possédante, pourra s'emparer entièrement de ce pouvoir et +fonder le régime d'égalité et de solidarité de la République sociale.» + +On doit reconnaître que ce n'était pas habile. En effet, il est naïf de +croire que l'on puisse se servir du pouvoir politique pour anéantir +classes et privilèges, pour exproprier la classe possédante. Donc, nous +devons travailler jusqu'à ce que nous ayons obtenu la majorité au +Parlement et alors, calmes et sereins, nous procéderons, par décret du +Parlement, à l'expropriation de la classe possédante. _O sancta +simplicitas!_ Comme si la classe possédante, disposant de tous les +moyens de force, le permettrait jamais. + +Une proposition de même tendance, mais formulée plus adroitement, fut +soumise à la discussion par le parti social-démocrate allemand. On y +disait que «la lutte contre la domination de classes et l'exploitation +doit être POLITIQUE et avoir pour but LA CONQUÊTE DE LA PUISSANCE +POLITIQUE.» + +Le but est donc la possession du pouvoir politique, ce qui est en +parfaite concordance avec les paroles de Bebel à la réunion du parti à +Erfurt: + +«En premier lieu nous avons à conquérir et utiliser le pouvoir +politique, afin d'arriver «également» au pouvoir économique par +l'expropriation de la société bourgeoise. Une fois le pouvoir politique +dans nos mains, le reste suivra de soi.» + +Certes, Marx a dû se retourner dans son tombeau quand il a entendu +défendre pareilles hérésies par des disciples qui ne jurent que par son +nom. Il en est de Marx comme du Christ: on le vénère pour avoir la +liberté de jeter ses principes par dessus bord. Le mot «également» vaut +son pesant d'or. C'est comme si l'on voulait dire que, sous forme +d'appendice, le pouvoir économique sera acquis également. Est-il +possible de se figurer la toute-puissance politique à côté de +l'impuissance économique? Jusqu'ici nous enseignâmes tous, sous +l'influence de Marx et d'Engels, que c'est le pouvoir économique qui +détermine le pouvoir politique et que les moyens de pouvoir politique +d'une classe n'étaient que l'ombre des moyens économiques. La dépendance +économique est la base du servage sous toutes ses formes. Et maintenant +on vient nous dire que le pouvoir politique doit être conquis et que le +reste se fera «de soi». Alors que c'est précisément l'inverse qui est +vrai. + +Oui, on alla même si loin qu'il fut déclaré: + +«C'est ainsi que seul celui qui prendra une part active à cette lutte +politique de classes et se servira de tous les moyens politiques de +combat qui sont à la disposition de la classe ouvrière, sera reconnu +comme un membre actif de la démocratie socialiste internationale +révolutionnaire.» + +On connaît l'expression classique en honneur en Allemagne pour +l'exclusion des membres du parti: _hinausfliegen_ (mettre à la porte). +Lors de la réunion du parti à Erfurt, Bebel répéta ce qu'il avait écrit +précédemment (voir _Protokoll_, p. 67): + +«On doit en finir enfin avec cette continuelle _Norglerei_[4] et ces +brandons de discorde qui font croire au dehors que le parti est divisé; +je ferai en sorte dans le cours de nos réunions que toute équivoque +disparaisse entre le parti et l'opposition et que, si l'opposition ne se +rallie pas à l'attitude et à la tactique du parti, elle ait l'occasion +de fonder un parti séparé.» + +N'est-ce pas comme l'empereur Guillaume, parlant des _Norgler_ et +disant: Si cela ne leur plaît pas, ils n'ont qu'à quitter +l'Allemagne?--Moi, Guillaume, je ne souffre pas de _Norglerei_, dit +l'empereur.--Moi, Bebel, je ne souffre pas de _Norglerei_ dans le parti, +dit le dictateur socialiste. + +Touchante analogie! + +On voulait appliquer internationalement cette méthode nationale; de là +cette proposition. Ceci accepté et Marx vivant encore, il aurait dû +également «être mis à la porte» si l'on avait osé s'en prendre à lui. La +chasse aux hérétiques aurait commencé, et dorénavant la condition +d'acceptation eût été l'affirmation d'une profession de foi, dans +laquelle chacun aurait dû déclarer solennellement sa croyance à l'unique +puissance béatifique: celle du pouvoir politique. + +Opposée à ces propositions, se trouva celle du Parti social-démocrate +hollandais, d'après laquelle «la lutte de classes ne peut être abolie +par l'action parlementaire». + +Que cette thèse n'était pas dépourvue d'intérêt, cela a été prouvé par +Owen, un des collaborateurs du journal socialiste anglais _Justice_, +lorsqu'il écrivit dans ce journal que les principes affirmés par les +Hollandais sont incontestablement les plus importants «parce qu'ils +indiquent une direction que, j'en suis convaincu, le mouvement +socialiste du monde entier sera forcé de suivre à bref délai.» + +On connaît le sort qui fut réservé à ces motions. Celle de la Hollande +fut rejetée, mais ne restera pas sans influence, car les Allemands ont +abandonné les points saillants de leur projet; finalement, un compromis +fut conclu d'une manière toute parlementaire, auquel collaborèrent +toutes les nationalités. Nous sommes fiers que seule la Hollande n'ait +pris aucune part à ce tripatouillage, préférant chercher sa force dans +l'isolement et ne rien dire dans cette avalanche de phrases. + +Cependant, il est tout à fait incompréhensible que l'Allemagne ait pu se +rallier à une résolution dont le premier considérant est complètement +l'inverse de la proposition allemande. On en jugera en comparant les +deux textes: + +_Proposition allemande_. _Proposition votée._ + +La lutte contre la domination Considérant que l'action +de classes et l'exploitation politique n'est qu'un moyen +doit être POLITIQUE et avoir pour arriver à +pour but la CONQUÊTE DE LA l'affranchissement économique +PUISSANCE POLITIQUE. du prolétariat, + + Le Congrès déclare, en se + basant sur les résolutions du + Congrès de Bruxelles + concernant la lutte des + classes: + + 1° Que l'organisation + nationale et internationale + des ouvriers de tous pays en + associations de métiers et + autres organisations pour + combattre l'exploitation, est + d'une nécessité absolue; + + 2° Que l'action politique est + nécessaire, aussi bien dans un + but d'agitation et de + discussion ressortant des + principes du socialisme que + dans le but d'obtenir des + réformes urgentes. À cette + fin, il ordonne aux ouvriers + de tous pays de lutter pour la + conquête et l'exercice des + droits politiques qui se + présentent comme nécessaires + pour faire valoir avec le plus + d'accent et de force possibles + les prétentions des ouvriers + dans les corps législatifs et + gouvernants; de s'emparer des + moyens de pouvoir politique, + moyens de domination du + capital, et de les changer en + moyens utiles à la délivrance + du prolétariat; + + 3° Le choix des formes et + espèces de la lutte économique + et politique doit, en raison des + situations particulières de chaque + pays, être laissé aux diverses + nationalités. + + Néanmoins, le Congrès déclare + qu'il est nécessaire que, + dans cette lutte, le but révolutionnaire + du mouvement socialiste + soit mis à l'avant-plan, + ainsi que le bouleversement + complet, sous le rapport économique, + politique et moral, + de la société actuelle. L'action + politique ne peut servir en aucun + cas de prétexte à des compromis + et unions sur des bases + nuisibles à nos principes et à + notre homogénéité. + + +Il est vrai que cette résolution, issue elle-même d'un compromis, ne +brille pas, dans son ensemble, par une suite d'idées logique. Le premier +considérant était une duperie, car il cadre avec nos idées. Plus loin +quelques concessions sont faites à celles des autres, là où il est dit +clairement que la conquête et l'exercice des droits politiques sont +recommandés aux ouvriers, et enfin, pour contenter les deux fractions +des socialistes, de manière que chacune puisse donner son approbation, +on parle aussi bien d'un but d'agitation que du moyen d'obtenir des +réformes urgentes. + +En fait, on n'a rien conclu par cette résolution; on avait peur +d'effaroucher l'une ou l'autre fraction, et l'on voulait _pouvoir +montrer à tout prix une apparence d'union; cela_ était le but du Congrès +et _cela_ n'a pas réussi. + +Beaucoup d'Allemands n'auraient pas dû, non plus, approuver la dernière +partie de la proposition, car on s'y déclare sans ambages pour le +principe de la législation directe par le peuple, pour le droit de +proposer et d'accepter (initiative et référendum), ainsi que pour le +système de la représentation proportionnelle. + +Ce qui se trouve de nouveau en complète opposition avec les idées du +spirituel conseiller Karl Kautsky, qui écrivait: + +«Les partisans de la législation directe chassent le diable par +Belzébub, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de +loi n'est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au +peuple.» + +Voici sa conclusion: + +«En effet, en Europe, à l'est du Rhin, la bourgeoisie est devenue +tellement affaiblie et lâche, qu'il semble que le gouvernement des +bureaucrates et du sabre ne pourra être anéanti que lorsque le +prolétariat sera capable de conquérir la puissance politique; comme si +la chute de l'absolutisme militaire conduisait directement à +l'acceptation du pouvoir politique par le prolétariat. Ce qui est +certain, c'est qu'en Allemagne comme en Autriche, et dans la plupart des +pays d'Europe, ces conditions, nécessaires à la marche régulière de la +législation ouvrière, et, avant tout, les institutions démocratiques +nécessaires au triomphe du prolétariat, ne deviendront pas une réalité. +Aux États-Unis, en Angleterre et aux colonies anglaises, dans certaines +circonstances en France également, la législation par le peuple pourra +arriver à un certain développement; pour nous, Européens de l'Est, elle +appartient a l'inventaire de l'État de l'avenir[5].» + +Est-ce que des gens pratiques comme les Allemands qui tâchent toujours +de marcher avec l'actualité, vont se passionner maintenant pour +«l'inventaire de l'État de l'avenir» et devenir des fanatiques et des +rêveurs? + +On est donc allé bien plus loin qu'on ne l'aurait voulu. + +Quoique notre proposition ait été rejetée, nous avons la satisfaction +d'être les initiateurs qui ont fait jouer, aux partisans du courant +réactionnaire un rôle bien plus révolutionnaire qu'ils ne le voulaient. +1° Ils ont reconnu que l'action politique _n'est qu'un moyen_ pour +obtenir la liberté économique du prolétariat; 2° ils ont accepté la +législation directe par le peuple. Ils se sont donc écartés totalement +du point de départ primitif de leur proposition, pour se rapprocher de +la nôtre. Et quand Liebknecht dit: «Ce qui nous sépare, ce n'est pas une +différence de principes, c'est la phrase révolutionnaire et nous devons +nous affranchir de la phrase», nous sommes, en ce qui concerne ces +derniers mots, complètement d'accord avec lui, mais nous demandons qui +fait le plus de phrases: lui et les siens qui se perdent dans des +redondances insignifiantes, ou nous, qui cherchons à nous exprimer d'une +manière simple et correcte? + +Il paraît toutefois que le succès, le succès momentané doit permettre de +donner le coup de collier; du moins en 1891, lors de la réunion du parti +à Erfurt, Liebknecht s'exprima comme suit[6]: + +«Nos armes étaient les meilleures. Finalement, la force brutale doit +reculer devant les facteurs moraux, devant la logique des faits. +Bismarck, écrasé, gît à terre, et le parti social-démocratique est le +plus fort des partis en Allemagne. N'est-ce pas une preuve péremptoire +de la justesse de notre tactique actuelle? Or, qu'est-ce que les +anarchistes ont réalisé en Hollande, en France, en Italie, en Espagne, +en Belgique? Rien, absolument rien! Ils ont gâté ce qu'ils ont +entrepris et fait partout du tort au mouvement. Et les ouvriers +européens se sont détournés d'eux.» + +On pourrait contester beaucoup dans ces phrases. Faisons remarquer +d'abord l'habitude de Liebknecht d'appeler anarchiste tout socialiste +qui n'est pas d'accord avec lui; anarchiste, dans sa bouche, a le sens +de mouchard. C'est une tactique vile contre laquelle on doit protester +sérieusement. Et si nous retournions la question en demandant ce que +l'Allemagne a obtenu de plus que les pays précités, on ne saurait nous +répondre. Liebknecht le sait pertinemment. Un instant avant de prononcer +les phrases mentionnées plus haut, il avait dit[7]: + +«Le fait que jusqu'ici nous n'avons rien réalisé par le Parlement n'est +pas imputable au parlementarisme, mais à ce que nous ne possédons pas +encore la force nécessaire parmi le peuple, à la campagne.» + +En quoi consiste alors la suprématie de la méthode allemande? D'après +Liebknecht, les Allemands n'ont rien fait, et les socialistes dans les +pays précités non plus. Or, 0=0. Où se trouve maintenant le résultat +splendide? Et quel tableau Liebknecht ne trace-t-il pas de cette +démocratie sociale qui n'a absolument rien fait? + +Remarquez comment la loi du succès est sanctionnée de la manière la plus +brutale. Nous avons raison, _car_ nous eûmes du succès. Ce fut le +raisonnement de Napoléon III et de tous les tyrans. Et un tel +raisonnement doit servir d'argument à la tactique allemande! + +Ce succès, dont on se vante tant est, d'ailleurs, très contestable. +Qu'est-ce que le parti allemand? Une grande armée de mécontents et non +de social-démocrates. + +Bebel ne disait-il pas à Halle, en 1890[8]: + +«Si la diminution des heures de travail, la suppression du travail des +enfants, du travail du dimanche et du travail de nuit sont des +accessoires, alors les neuf dixièmes de notre agitation deviennent +superflus.» + +Chacun sait maintenant que ces revendications n'ont rien de +spécifiquement socialiste; non, tout radical peut s'y associer. Bebel +reconnaît que les neuf dixièmes de l'agitation se font en faveur de +revendications non essentiellement socialistes; or, si le parti obtient +un aussi grand nombre de voix aux élections, c'est grâce à l'agitation +pour ces revendications pratiques, auxquelles peuvent s'associer les +radicaux. Conséquemment, les neuf dixièmes des éléments qui composent le +parti ne revendiquent que des réformes pareilles et le dixième restant +se compose de social-démocrates. Quelle proposition essentiellement +socialiste a été faite au Parlement par les députés socialistes? Il n'y +en a pas eu. Bebel dit à Erfurt[9]: + +«Le point capital pour l'activité parlementaire est le développement des +masses par rapport à nos antagonistes, et non la question de savoir si +une réforme est obtenue immédiatement ou non. Toujours nous avons +considéré nos propositions à ce point de vue.» + +C'est inexact. Si cela était, il n'y aurait aucune raison pour ne pas +renseigner les masses sur le but final de la démocratie sociale. +Pourquoi alors proposer la journée de dix heures de travail pour 1890, +de neuf heures pour 1894 et de huit heures pour 1898, quand à Paris il +avait été décidé de travailler d'un commun accord pour obtenir la +journée de huit heures? + +Non, la tactique réglementaire ne cadre pas avec un mouvement +prolétarien, mais avec un mouvement petit-bourgeois et les choses en +sont arrivées à un tel point que Liebknecht ne sait plus se figurer une +autre forme de combat. Voici ce qu'il disait à Halle[10]: + +«N'est-ce pas un moyen de combat anarchiste que de considérer comme +inadmissible toute agitation légale? Que reste-t-il encore?» + +Ainsi, pour lui, plus d'autre agitation que l'agitation légale. Dans +tout cela apparaît la peur de perdre des voix. Ce qui ressort +incontestablement du rapport du comité général du parti au congrès +d'Erfurt[11]: + +«Le comité du parti et les mandataires au Parlement n'ont pas donné +suite au désir exprimé par l'opposition que les députés au lieu de se +rendre au Parlement, aillent faire la propagande dans la campagne. Cette +non-exécution des devoirs parlementaires n'aurait été accueillie +favorablement que par nos ennemis politiques; d'abord, parce qu'ils +auraient été délivrés d'un contrôle gênant au Parlement et ensuite parce +que cette attitude de nos députés leur aurait servi de prétexte de blâme +à notre parti auprès de la masse des électeurs indifférents. Conquérir +cette masse à nos idées est une des exigences de l'agitation. En outre, +il est avéré que les annales parlementaires sont lues également dans les +milieux qui sont indifférents ou n'ont pas l'occasion d'assister aux +réunions social-démocratiques. Le but d'agitation que poursuivent les +antagonistes de l'action parlementaire que l'on trouve dans nos rangs, +sera atteint dans toute son acception par une représentation active et +énergique des intérêts du peuple travailleur au Parlement et sans +fournir à nos ennemis le prétexte gratuit d'accusation de manquer à nos +devoirs.» + +À ce sujet, M. le Dr Muller fait observer avec beaucoup de justesse dans +sa très intéressante brochure[12]: + +«On reconnaît donc que la peur d'être accusé, par les masses électorales +indifférentes, de négliger leurs devoirs parlementaires et de risquer +ainsi de ne pas être réélus, constitue une des raisons invitant les +délégués à se rendre au Parlement et à y travailler pratiquement. +Évidemment. Quand on a fait accroire aux électeurs que le parlement +pouvait apporter des améliorations, il est clair que les +social-démocrates doivent s'y rendre. Mais que la classe ouvrière puisse +obtenir du Parlement des améliorations valant la peine d'être notées, +les chefs eux-mêmes n'en croient rien et ils l'ont dit assez souvent. Et +on se permet d'appeler «agitation» et «développement de la masse» cette +duperie, cette fourberie envers les travailleurs. Nous prétendons que +cette espèce d'agitation et de développement fait du tort et vicie le +mouvement au lieu de lui être utile. Si l'on prône continuellement le +Parlement comme une _revalenta_, comment veut-on faire surgir alors des +«masses indifférentes» les social-démocrates qui sont bien les ennemis +mortels du parlementarisme et ne voient dans les réformes sociales +parlementaires qu'un grand _humbug_ des classes dirigeantes pour duper +le prolétariat? De cette manière la social-démocratie ne gagne pas les +masses, mais les masses petit-bourgeoises gagnent, c'est-à-dire +corrompent et anéantissent, la social-démocratie et ses principes.» + +Personne ne l'a senti et exprimé plus clairement que Liebknecht +lui-même, mais, à ce moment-là, c'était le Liebknecht révolutionnaire de +1869 et non pas le Liebknecht «parlementarisé» de 1894. Dans +son intéressante conférence sur l'attitude politique de la +social-démocratie, spécialement par rapport au Parlement, il s'exprima +comme suit: + +«Nous trouvons un exemple instructif et avertisseur dans le parti +progressiste. Lors du soi-disant conflit au sujet de la Constitution +prussienne, les beaux et vigoureux discours ne manquèrent pas. Avec +quelle énergie on protesta contre la réorganisation _en paroles!_ Avec +quelle «opinion solide» et quel «talent» on prit la défense des droits +du peuple ... _en paroles!_ Mais le gouvernement ne s'inquiéta guère de +toutes ces réflexions juridiques. Il laissa le droit au parti +progressiste, garda la force et s'en servit. Et le parti progressiste? +Au lieu d'abandonner la lutte parlementaire, devenue, en ces +circonstances, une sottise nuisible, au lieu de quitter la tribune, de +forcer le gouvernement au pur absolutisme et de faire un appel au +peuple,... il continua sereinement, flatté par ses propres phrases, à +lancer dans le vide des protestations et des réflexions juridiques et à +prendre des résolutions que tout le monde savait sans effet. Ainsi la +Chambre des députés, au lieu d'être un champ clos politique, devint un +théâtre de comédie: Le peuple entendait toujours les mêmes discours, +voyait toujours le même manque de résultats et il se détourna, d'abord +avec indifférence, plus tard avec dégoût. Les événements de l'année 1866 +devenaient possibles. Les «beaux et vigoureux» discours de l'opposition +du parti progressiste prussien ont jeté les bases de la politique «du +sang et du fer»: _ce furent les oraisons funèbres du parti progressiste +même_. Au sens littéral du mot, le parti progressiste s'est tué à force +de discourir. + +Eh bien! comme fit un jour le parti progressiste, ainsi fait aujourd'hui +le parti social-démocratique. Combien piètre a été l'influence de +Liebknecht sur un parti qui, malgré l'exemple avertisseur bien choisi +cité par lui-même, a suivi la même voie! Et au lieu de montrer le +chemin, il s'est laissé entraîner dans le «gouffre» du parlementarisme, +pour y sombrer complètement. + +Que restait-il du Liebknecht révolutionnaire qui disait si justement que +«le socialisme n'est plus une question de théorie mais une question +brûlante qui doit être résolue, non au Parlement, mais dans la rue, sur +le champ de bataille, comme toute autre question brûlante»? + +Toutes les idées émises dans sa brochure mériteraient d'être répandues +universellement, afin que chacun puisse apprécier la différence énorme +qu'il y a entre le vaillant représentant prolétarien de jadis et +l'avocat petit-bourgeois d'aujourd'hui. + +Après avoir dit que «avec le suffrage universel, voter ou ne pas voter +n'est qu'une question d'_utilité_, non de principes», il conclut: + +«NOS DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE DIRECTE SUR LA +LÉGISLATION; + +«NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES; + +«PAR NOS DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VÉRITÉS QU'IL +NE SOIT POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D'UNE AUTRE MANIÈRE. + +«Quelle utilité pratique offrent alors les discours au Parlement? +Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbéciles. Pas +un seul avantage. Et voici, de l'autre côté, les désavantages: + +«SACRIFICE DES PRINCIPES; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SÉRIEUSE À +UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE; FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE LE +PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELÉ À RÉSOUDRE LA QUESTION SOCIALE.» + +Et pour des raisons pratiques, nous devrions nous occuper du Parlement? + +SEULE LA TRAHISON OU L'AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE.» + +On ne saurait s'exprimer plus énergiquement ni d'une façon plus juste. +Quelle singulière inconséquence! D'après ses prémisses et après avoir +fait un bilan qui se clôturait au désavantage de la participation aux +travaux parlementaires, il aurait dû conclure inévitablement à la +non-participation; pourtant il dit: «Pour éviter que le mouvement +socialiste ne soutienne le césarisme, il faut que le socialisme entre +dans la lutte politique.» Comprenne qui pourra comment un homme si +logique peut s'abîmer ainsi dans les contradictions! + +Mais ils sont eux-mêmes dans l'embarras. Apparemment le parlementarisme +est l'appât qui doit attirer les... ...et pourtant ils donnent à +entendre qu'il a son utilité. + +De là cette indécision sur les deux principes. + +Ainsi, à la réunion du parti à Erfurt, Bebel disait[13]: + +«La social-démocratie se trouve envers tous les partis précédents, pour +autant qu'ils obtinrent la suprématie, dans une tout autre position. +Elle aspire à remplacer la manière de produire capitaliste par la +manière socialiste et est forcée conséquemment de prendre un tout autre +chemin que tous les partis précédents, pour obtenir la suprématie.» + +Voilà pourquoi l'on conseille de prendre la route parlementaire, suivie +déjà par tous les autres partis, en la faisant passer peut-être par un +tout autre chemin. + +Singer le comprit également lorsqu'il disait à Erfurt[14]: + +«En supposant même qu'il soit possible d'obtenir quelque chose de sensé +par l'action parlementaire, cette action conduirait à l'affaiblissement +du parti, parce qu'elle n'est possible qu'avec la coopération d'autres +partis.» + +Isolément, les députés social-démocratiques ne peuvent rien faire, et +«un parti révolutionnaire doit être préservé de toute espèce de +politique qui n'est possible qu'avec l'assistance d'autres partis.» +Qu'ont-ils donc à faire dans un Parlement pareil? + +Le _Züricher Socialdemokrat_ écrivait en 1883: + +«En général, le parlementarisme ne possède en soi rien qui puisse être +considéré sympathiquement par un démocrate, et surtout par un démocrate +conséquent, c'est-à-dire un social-démocrate. Au contraire, pour lui il +est antidémocratique parce qu'il signifie le gouvernement d'une classe: +de la bourgeoisie notamment.» + +Et plus tard on affirme que «la lutte contre le parlementarisme n'est +pas révolutionnaire, mais réactionnaire». + +C'est-à-dire tout à fait l'inverse. + +Le danger d'affaiblissement était apparent et si le gouvernement n'avait +eu la gentillesse de troubler cet état de choses par la loi contre les +socialistes,--s'il y avait eu un véritable homme d'État à la tête, il +n'aurait pas poursuivi, mais laissé faire la social-démocratie,--qui +sait où nous en serions maintenant? Avec beaucoup de justesse, le +journal pré-mentionné écrivait en 1881: + +«La loi contre les socialistes a fait du bien à notre parti. Il risquait +de s'affaiblir; le mouvement social-démocratique était devenu trop +facile, trop à la mode; il donnait à la fin trop d'occasions de +remporter des triomphes aisés et de flatter la vanité personnelle. Pour +empêcher l'embourgeoisement--théorique aussi bien que pratique--du +parti, il fallait qu'il fût exposé à de rudes épreuves.» Bernstein +également disait, dans le _Jahrbuch für Sozialwissenschaft_: «Dans les +dernières années de son existence (avant 1878), le parti avait dévié +considérablement de la ligne droite et d'une telle manière qu'il était à +peine encore question d'une propagande semblable à celle de 1860-1870 et +des premières années qui suivirent 1870.» Un petit journal +social-démocratique, le _Berner Arbeiterzeitung_, rédigé par un +socialiste éclairé, A. Steck, écrivait encore: «Il n'y en avait qu'un +petit nombre qui croyaient que logiquement tout le parti devait dévier, +par l'union de la tendance énergique et consciente «d'Eisenach» avec +celle des plats Lassalliens. Le mot d'ordre des Lassalliens: «Par le +suffrage libre à la victoire», raillé par les «Eisenachers» avant +l'union, constitue maintenant en fait--quoi qu'on en dise--le principe +essentiel du parti social-démocratique en Allemagne.» + +Il en fut de même que chez les chrétiens où d'abord les tendances +étaient en forte opposition. Ne lisons-nous pas que les cris de guerre +étaient: «Je suis de Kefas,» «Je suis de Paul,» «Je suis d'Apollo.» +Enfin les coins s'arrondirent, l'on se rapprocha, l'on obtint une +moyenne des deux doctrines et finalement un jour de fête fut institué en +l'honneur de Pierre et Paul. Les partis s'étaient réconciliés, mais le +principe était sacrifié. + +Remarquablement grande est l'analogie entre le christianisme à son +origine et la social-démocratie moderne! Tous deux trouvèrent leurs +adeptes parmi les déshérités, les souffre-douleur de la société. Tous +deux furent exposés aux persécutions, aux souffrances, et grandirent en +dépit de l'oppression. + +Après le pénible enfantement du christianisme, un empereur arriva, un +des plus libertins qui aient gravi les marches du trône,--et ce n'est +pas peu dire, car le libertinage occupa toujours le trône,--qui, dans +l'intérêt de sa politique, se fit chrétien. Immédiatement on changea, on +tritura le christianisme et on lui donna une forme convenable. Les +chrétiens obtinrent les meilleures places dans l'État et finalement les +vrais et sincères chrétiens, tels que les ébionites et d'autres, furent +exclus, comme hérétiques, de la communauté chrétienne. + +De nos jours également nous voyons comment les plus forts se préparent à +s'emparer du socialisme. On présente la doctrine sous toutes sortes de +formes et peut-être, selon l'occasion, le soi-disant socialisme +triomphera mais de nouveau les vrais socialistes seront excommuniés et +exclus, comme hostiles aux projets des social-démocrates appelés au +gouvernement. + +Le triomphe de la social-démocratie sera alors la défaite du socialisme, +comme la victoire de l'église chrétienne constitua la chute du principe +chrétien. Déjà les congrès internationaux ressemblent à des conciles +_économiques_, où le parti triomphant expulse ceux qui pensent +autrement. + +Déjà, la censure est appliquée à tout écrit socialiste: après seulement +que Bernstein, à Londres, l'a examiné et qu'Engels y a apposé le sceau +de «doctrine pure», l'écrit est accepté et l'on s'occupe de le +vulgariser parmi les co-religionnaires. + +Le cadre dans lequel on mettra la social-démocratie est déjà prêt: alors +ce sera complet. Y peut-on quelque chose? Qui le dira? En tout cas, nous +avons donné l'alarme et nous verrons vers quelle tendance le socialisme +se développera. + +On peut aller loin encore. Un jour Caprivi appela Bebel assez +plaisamment «_Regierungskommissarius_» et quoique Bebel ait répondu: +«Nous n'avons pas parlé comme commissaire du gouvernement, mais le +gouvernement a parlé dans le sens de la social-démocratie», cela prouve +de part et d'autre un rapprochement significatif. + +Rien d'étonnant que le mot hardi «Pas un homme ni un groschen au +gouvernement actuel» soit perdu de vue, car Bebel a déjà promis son +appui au gouvernement lorsque, à propos de la poudre sans fumée, +celui-ci voulut conclure un emprunt pour des uniformes noirs. Quand on +donne au militarisme une phalange, il prend le doigt, la main, le bras, +le corps entier. Aujourd'hui l'on vote les crédits pour des uniformes +noirs, demain pour des canons perfectionnés, après-demain pour +l'augmentation de l'effectif de l'armée, etc., toujours sur les mêmes +bases. + +Oui, l'affaiblissement des principes prit une telle extension à mesure +qu'un plus grand nombre de voix s'obtenait aux élections, que la +bourgeoisie trouva parfaitement inutile de laisser en vigueur la loi +contre les socialistes. On ne sera pas assez naïf pour supposer qu'elle +abolit la loi par esprit de justice! Le non-danger de la +social-démocratie permit cette abolition... Et les événements qui +suivirent ne prouvèrent-ils pas que le gouvernement avait vu juste? +L'affaiblissement du parti n'a-t-il pas depuis lors marché à pas de +géant? + +Liebknecht écrivait en 1874 (_Ueber die politische Stellung_): + +«Toute tentative d'action au Parlement, de collaboration à la +législation, suppose nécessairement un abandon de notre principe, nous +conduit sur la pente du compromis et du «parlementage», enfin dans le +marécage infect du parlementarisme qui, par ses miasmes, tue tout ce qui +est sain.» + +Et la conséquence? Coopérons quand même à la besogne. Cette conclusion +est en opposition flagrante avec les prémisses, et l'on s'étonne qu'un +penseur comme Liebknecht ne sente pas qu'il démolit par sa conclusion, +tout l'échafaudage de son raisonnement. Comprenne qui pourra. Très +instructives sont les réflexions suivantes de Steck pour caractériser +les deux courants, parlementaire et révolutionnaire[15]: + +«Le courant réformiste arriverait également au pouvoir politique comme +parti bourgeois. À cette fin, il ne reste pas tout à fait isolé, évite +de proclamer un programme de principes et s'avance, toujours confondu, +quoique avec une certaine instabilité, avec d'autres partis bourgeois. +Il n'a pas de frontières bien délimitées, ni à droite ni à gauche. +Partiellement, par-ci, par-là, et rarement, apparaît son caractère +social-démocratique. Presque toujours il se présente comme parti +démocratique, parti économique-démocratique ou parti ouvrier et +démocratique. + +«La démocratie réformiste aspire toujours à la réalisation des réformes +immédiates, comme si c'était son but unique. Elle les adapte, suivant +leur caractère, à l'existence et aux tendances des partis bourgeois. +Elle recherche une alliance avec eux si elle est possible, c'est-à-dire +avec les éléments les plus progressistes. De cette manière elle se +présente seule comme étant à la TÊTE DU PROGRÈS BOURGEOIS. Il n'y a +aucun abîme entre elle et les fractions progressistes des partis, parce +que chez elle non plus n'est mis en avant le principe révolutionnaire du +programme social-démocratique. Cette tactique du courant réformiste +amène un succès après l'autre; seulement ces succès, mesurés à l'aune de +notre programme de principes, sont bien minces, souvent même très +douteux. On peut ajouter qu'ils paraissent tout au plus favoriser la +social-démocratie au lieu de l'entraîner. + +«On ne doit pas se figurer cependant que les détails de cette tactique +soient sans importance. Le danger de dévier du but principal +social-démocratique est grand, quoique moindre chez les meneurs, qui +connaissent bien le chemin, que chez la masse conduite. +L'affaiblissement de l'idéal social-démocratique est imminent, et +d'autant plus que les conséquences immédiates, à cause du triomphe, +seront taxées plus haut que leur valeur. + +«Ensuite, il est difficile d'éviter que cet embourgeoisement nuise à la +_propagande pour les principes de la social-démocratie_ et l'empêche de +se développer. Maintes fois les réformateurs se trouvent forcés, dans la +pratique, de renier plus ou moins ces principes. + +«Si cette tendance social-démocratique réformiste l'emportait +exclusivement, elle arriverait facilement à d'autres conséquences que +celles où veut en venir le programme social-démocratique; peut-être, +comme il a été dit déjà, le résultat serait-il un compromis avec la +bourgeoisie sur les bases d'un ordre social capitaliste adouci et +affaibli. Cet état de choses, limitant les privilèges, augmenterait +notablement le nombre des privilégiés en apportant le bien-être à un +grand nombre de personnes actuellement exploitées et dépendantes, mais +laisserait toujours une masse exploitée et dépendante, fût-ce même dans +une situation un peu meilleure que celle de la classe travailleuse non +possédante. + +«CE NE SERAIT PAS LA PREMIÈRE FOIS QU'UNE RÉVOLUTION SATISFERAIT UNE +PARTIE DES OPPRIMÉS AU DÉTRIMENT DE L'AUTRE PARTIE. Il est, d'ailleurs, +tout à fait dans l'ordre d'idées des réformateurs de ne pas renverser le +capitalisme, mais de le transformer et, en outre, de donner au +socialisme seulement le «droit possible» inévitable. + +«À l'encontre de la remarque que le prolétariat organisé ne se +contentera pas d'une demi-réussite, mais saura, en dépit des meneurs, +aller jusqu'au bout de ses revendications, vient cette vérité que selon +la marche des événements le prolétariat lui-même sera peu à peu divisé +et qu'une soi-disant «classe meilleure» sortira de ses rangs, ayant la +force d'empêcher des mesures plus radicales. Un oeil exercé peut déjà +apercevoir par-ci par-là des symptômes de cette division. + +«Le parti révolutionnaire, au contraire, «veut seulement accomplir la +conquête du pouvoir politique au nom de la social-démocratie. En mettant +son but à l'avant-plan, il sera forcé, pendant longtemps, de lutter +comme la minorité, de subir défaite sur défaite et de supporter de rudes +persécutions. Le triomphe final du parti social-démocratique n'en sera +que plus pur et plus complet.» + +Steck reconnaît également que «DANS LE FOND, _la tendance +révolutionnaire est la plus juste_». «Notre parti, dit-il, doit être +révolutionnaire, en tant qu'il possède une volonté décidément +révolutionnaire et qu'il en donne le témoignage dans toutes ses +déclarations et ses agissements politiques. Que notre propagande et nos +revendications soient toujours révolutionnaires. Pensons continuellement +à notre grand but et agissons seulement comme il l'exige. Le chemin +droit est le meilleur. Soyons et restons toujours, dans la vie comme +dans la mort, des social-démocrates révolutionnaires et rien d'autre. Le +reste se fera bien.» + +Maintenant, il existe encore deux points de vue chez les parlementaires, +notamment: il y en a qui veulent la conquête du pouvoir politique pour +s'emparer par là du pouvoir économique; cela constitue la tactique de la +social-démocratie allemande actuelle, d'après les déclarations formelles +de Bebel, Liebknecht et leurs acolytes. D'un autre côté se trouvent ceux +qui veulent bien participer à l'action politique et parlementaire, mais +seulement dans un but d'agitation. Donc, les élections sont pour eux un +moyen d'agitation. C'est toujours de la demi-besogne. Il faut qu'une +porte soit ouverte ou fermée. On commence par proposer des candidats de +protestation; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats +sérieux. Une fois élus, les députés socialistes prennent une attitude +négative, mais, leur nombre augmentant, ils sont bien forcés de +présenter des projets de loi. Et s'ils veulent les faire accepter, ce ne +sera qu'en proposant des compromis, comme Singer l'a fait remarquer. +C'est le premier pas qui coûte et une fois sur la pente on est forcé de +descendre. Le programme pratique voté à Erfurt n'est-il pas à peu près +littéralement celui des radicaux français? Les ordres du jour des +derniers congrès internationaux portaient-ils un seul point qui fût +spécifiquement socialiste? Le véritable principe socialiste devient de +plus en plus une enseigne pour un avenir éloigné, et en attendant on +travaille aux revendications pratiques, ce que l'on peut faire +parfaitement avec les radicaux. + +On se représente la chose un peu naïvement. Voici la base du +raisonnement des parlementaires: il faut tâcher d'obtenir parmi les +électeurs une majorité; ceux-ci enverront des socialistes au Parlement +et si nous parvenons à y avoir la majorité plus un, tout est dit. Il n'y +a plus qu'à faire des lois, à notre guise, dans l'intérêt général. + +Même, en faisant abstraction de ce fait qu'on rencontre dans presque +tous les pays une deuxième ou plutôt une cinquième roue au chariot, +c'est-à-dire une Chambre des lords, ou Sénat, ou première Chambre, dont +les membres sont toujours les plus purs représentants de l'argent, +personne ne sera assez naïf de croire que le pouvoir exécutif sera porté +à se conformer docilement aux désirs d'une majorité socialiste des +Chambres. Voici comment Liebknecht ridiculise cette opinion[16]: + +«Supposons que le gouvernement ne fasse pas usage de son droit, soit par +conviction de sa force, soit par esprit de calcul, et qu'on en arrive +(comme c'est le rêve de quelques politiciens socialistes fantaisistes) à +constituer au Parlement une majorité social-démocratique; que +ferait-elle? _Hic Rodhus, hic salta!_ Le moment est arrivé de réformer +la société et l'État. La majorité prend une décision datant dans les +annales de l'histoire universelle: les nouveaux temps sont arrivés! Oh, +rien de tout cela... Une compagnie de soldats chasse la majorité +social-démocratique hors du temple et si ces messieurs ne se laissent +pas faire docilement, quelques agents de police les conduiront à la +_Stadtvoigtei_[17] où ils auront le temps de réfléchir à leur conduite +don-quichottesque. + +«LES RÉVOLUTIONS NE SE FONT PAS AVEC LA PERMISSION DE L'AUTORITÉ: L'IDÉE +SOCIALISTE EST IRRÉALISABLE DANS LE CERCLE DE L'ÉTAT EXISTANT: ELLE DOIT +S'ABOLIR POUR ENTRER DANS LA VIE. + +_À bas le culte du suffrage universel et direct!_ + +«Prenons une part énergique aux élections, mais seulement comme _moyen +d'agitation_ et n'oublions pas de déclarer que l'urne électorale ne peut +donner naissance à l'État démocratique. Le suffrage universel acquerra +son influence définitive sur l'État et la société, _immédiatement après_ +l'abolition de l'État policier et militaire.» + +Les faits sont présentés sobrement mais avec vérité. Il en sera ainsi, +en effet. Car personne n'est assez naïf pour croire que la classe +possédante renoncera volontairement à la propriété ou que cette réforme +puisse être obtenue par décret du Parlement. D'abord, on représente +l'action politique comme moyen d'agitation, mais une fois sur la pente, +on glisse. Liebknecht, lors de la réunion du parti à Saint-Gall, ne +dit-il pas: «Il ne peut exister d'erreur sur le point que, une fois +électeurs, nous aurions à donner non seulement une signification +agitative mais également positive aux élections et à l'action +parlementaire.» Marchons donc pour réaliser ce but d'agitation. + +Vollmar, sous ce rapport, fut le plus conséquent parmi les +social-démocrates allemands, et ses propositions indiquent de plus en +plus la ligne de conduite que ceux-ci devront suivre à l'avenir[18]. + +Le parlementarisme, comme système, est défectueux même si l'on tâchait +de l'améliorer, ce serait peine perdue. L'ouvrage de Leverdays, _Les +Assemblées parlantes_, est sous ce rapport très instructif et la +question y est traitée à fond. Pourquoi les parlementaires ne +tâchent-ils pas de réfuter ce livre? Les Chambres ou Parlements +ressemblent beaucoup à un moulin à paroles ou, comme dit Leverdays, à +«un gouvernement de bavards à portes ouvertes». Un bon député, ne s'en +tenant qu'à sa _propre_ expérience, ses _propres_ intentions et sa +_propre_ conviction, devrait être au moins aussi capable que l'ensemble +des ministres, aidés par les employés spéciaux de leurs ministères. On +doit savoir juger de tout, car les choses les plus diverses et les plus +disparates viennent à l'ordre du jour d'un Parlement. Il faut être au +moins une encyclopédie vivante. Quel supplice pour le député qui se +donne pour devoir--et il doit le faire!--d'écouter tous les discours. + +«À La Haye, à la _Gevangenpoort_[19], le geôlier vous raconte qu'en des +temps plus barbares, les criminels étaient jetés à terre sur le dos, et +qu'on faisait tomber de l'eau, goutte à goutte, du plafond sur leur +tête. Et le brave homme ajoute toujours que c'est là le plus _cruel_ +supplice. + +Eh bien, ce cruel supplice est transporté au _Binnenhof_[20], et un bon +député subit journellement le martyre et le tourment de sentir tomber +cette goutte d'eau continuelle, non sur sa tête, mais à son oreille, +sous la forme de _speeches_ d'honorables confrères. + +«L'orateur peut seul, de temps en temps, prendre haleine: de là +probablement le phénomène que celui qui parle tire en longueur ses +«prises d'haleine» aux dépens de ses honorables confrères[21]». + +On a vu que cela n'allait guère; aussi a-t-on inventé toutes sortes de +diversions afin de se rendre la vie supportable. On avait le buffet pour +se reposer, on avait le système de «la spécialité», auquel on se +soumettait en parlant et en votant, on avait des membres _actifs_ et +_votants_. Ajoutons à cela qu'il fallait s'enfermer dans les limites +d'un parti, car celui qui était isolé et travaillait individuellement, +manquait absolument d'influence. + +Au sujet des Parlements, on pourrait citer cette parole de Mirabeau: +«_Ils veulent toujours et ne font jamais._» Leverdays également mérite +d'être médité: «Les Hollandais de nos jours, pour résister à la +conquête, ne rompraient plus leurs digues comme au temps de Louis XIV. +Nos Hollandais de la politique n'ouvrent pas pour noyer l'ennemi la +digue à la Révolution. Sauvons la patrie, s'il se peut, mais à tout prix +conservons l'_ordre!_ En d'autres termes, plutôt l'ennemi au dehors que +la justice au dedans! Et c'est ainsi qu'on ment aux peuples pour les +livrer comme un bétail. En général, tant que la défense d'un peuple +envahi reste aux mains des gens _respectables_, vous pouvez prédire à +coup sûr qu'il est perdu, car ils trahissent.» + +Il y a connexion entre liberté économique et liberté politique, de sorte +qu'à chaque nouvelle phase économique de la vie correspond une nouvelle +phase politique. Kropotkine l'a très bien démontré. La monarchie absolue +dans la politique s'accorde avec le système de l'esclavage personnel et +du servage dans l'économie. Le système représentatif en politique +correspond au système mercenaire. Toutefois, ils constituent deux +formes différentes d'un même principe. Un nouveau mode de production ne +peut jamais s'accorder avec un ancien mode de consommation, et ne peut +non plus s'accorder des formes surannées de l'organisation politique. +Dans la société où la différence entre capitaliste et ouvrier disparaît, +il n'y a pas de nécessité d'un gouvernement: ce serait un anachronisme, +un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre, et +celle-ci est incompatible avec la suprématie d'individus dans l'État. Le +système non capitaliste comprend en soi le système non gouvernemental. + +Les chemins suivis par les deux socialismes n'aboutissent pas au même +point; non, ce sont des chemins parallèles qui ne se joindront jamais. + +Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de l'État. Les +socialistes parlementaires ne s'en aperçoivent pas encore. En effet, les +social-démocrates ont déclaré à Berlin que social-démocratie et +socialisme d'État sont des «antithèses irréconciliables». Mais l'on +commence par les chemins de fer de l'État, les pharmacies de l'État, +assurance par l'État, etc., pour en arriver plus tard aux médicaments de +l'État, à la moralité de l'État, à l'éducation de l'État. Les +socialistes d'État ou socialistes parlementaires ne veulent PAS +L'ABOLITION de l'État, mais la centralisation de la production aux mains +du gouvernement, c'est-à-dire: l'État ORDONNATEUR GÉNÉRAL (_alregelaar_) +DANS L'INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale +comme exemple de socialisme pratique? Émile Vandervelde, dans sa +brochure _Le Collectivisme_, signale le même cas. Eh bien, si c'est là +le modèle, les espérances de ce socialisme pratique ne sont pas fort +grandes. En effet, l'armée des sans-travail y est immense; la +population y vit entassée. Le même auteur cite encore le mouvement +coopératif en Belgique, à Bruxelles, à Gand, à Jolimont, et dit qu'on +pourrait l'appeler le collectivisme spontané. Tous ces échantillons +constituent des exemples plutôt rebutants qu'attirants pour celui qui ne +s'arrête pas à la surface, mais veut pénétrer jusqu'au fond les choses. +Partout où fleurit le mouvement coopératif, c'est au détriment du +socialisme, à moins que, comme à Gand, par exemple, l'on n'appelle les +coopérateurs des socialistes. Là également ceux d'en bas règnent en +apparence, quand, en réalité, ce sont ceux d'en haut, et la liberté +disparaît comme dans les ateliers de l'État. + +Liebknecht, voyant le danger, a dit à Berlin[22]: + +«Croyez-vous qu'il ne serait pas très agréable à la plupart des +fabricants de coton anglais que leur industrie passât aux mains de +l'État? Surtout en ce qui concerne les mines, l'État, dans un délai plus +ou moins rapproché, se verra forcé de les reprendre. Et chaque jour le +nombre des capitalistes privés qui résistent deviendra plus petit. Non +seulement toute l'industrie, mais également l'agriculture pourrait, avec +le temps, devenir propriété d'État; cela ne se trouve aucunement en +dehors des choses possibles, comme on l'a cru. Si, en Allemagne, on +prenait aux grands propriétaires (qui se plaignent toujours de ne +pouvoir exister) leurs terres au nom de l'État, en leur octroyant des +indemnités convenables et le droit de devenir, en un certain sens, des +satrapes de l'État (comme les satrapes de l'ancien royaume des Perses) +en qualité de chefs suprêmes des petits bourgeois et des travailleurs de +la campagne, pour diriger l'agriculture,--ne serait-ce pas une grande +amélioration pour les seigneurs et croyez-vous que cela ne soit venu +déjà souvent à l'idée des plus intelligents parmi les nobles? Évidemment +ils s'empresseraient de consentir, car ils gagneraient aussi bien en +influence qu'en revenus; mais cela s'aperçoit facilement au fond du +socialisme d'État. L'idée ne doit pas être écartée comme étant +complètement du domaine des chimères.» + +Oh! quand la classe disparaissante des industriels et des propriétaires +s'apercevra que le socialisme est une issue excellente pour eux, afin de +faire reprendre par l'État, moyennant indemnité convenable, leur +succession à moitié en faillite, ils arriveront en rangs serrés pour +embrasser le socialisme pratique. Nous voyons qu'Émile Vandervelde +déclare déjà que «la grande industrie doit être le domaine du +collectivisme et c'est pourquoi le parti ouvrier demande et se borne à +demander l'_expropriation_ pour cause d'utilité publique des mines, des +carrières, du sous-sol en général ainsi que des grands moyens de +production et de transport.» Ainsi les petits peuvent se tranquilliser, +car «la petite industrie et le petit commerce constituent le domaine de +l'association libre» et les grands n'ont rien à craindre: si les +affaires marchent mal, ils seront contents de s'en défaire contre +indemnité. (Cf. _le Collectivisme_, p. 7.) Kautsky prédit la même chose +aux petits bourgeois, dont, avant tout, l'on ne peut perdre les voix aux +élections, quand il dit: «La transition à la société socialiste n'a +aucunement comme condition l'expropriation de la petite industrie et des +petits paysans. Cette transition, non seulement ne leur prendra rien, +mais leur apportera au contraire certains profits.» (_Das Erfurter +Programm in seinem grundsätzlichen Theil erläutert von_ K. Kautsky, p. +150.) Ce danger, Liebknecht le voit parfaitement bien et la dernière +bataille n'est pas livrée entre la social-démocratie et le socialisme +d'État; mais il ne voit pas qu'il est impossible que le socialisme +parlementaire se contente de l'action parlementaire comme but +d'agitation, il doit avoir également un but positif--Liebknecht l'a +démontré à la réunion du parti à Saint-Gall--et s'engagera forcément +dans le sillage du socialisme d'État. À la réunion du parti à Berlin, +Bebel en avait assez et déclara «qu'il n'était aucunement d'accord avec +les théories de Liebknecht sur la signification du socialisme d'État». + +Quel galimatias dans la définition de l'État. Liebknecht appelle d'abord +le socialisme d'État «_eminent staatsbildend_» et plus loin il y voit +une «_staatsstürzende Kraft_»[23]. Tantôt l'on dit: «Nous, les +socialistes, nous voulons sauver l'État en le transformant et vous, qui +voulez conserver la société anarchiste existante, vous ruinez l'État +actuel par la tactique que vous suivez»; et encore: «l'État actuel ne +peut se rajeunir qu'en conduisant le socialisme sur le chemin de la +législation... La social-démocratie constitue justement le parti sur +lequel l'État devrait s'appuyer tout d'abord, s'il y avait réellement +des hommes d'État au pouvoir». Quelle différence avec la parole fière: +«Le socialisme n'est plus une question de théorie, mais simplement une +question brûlante qu'on ne pourra résoudre au Parlement, mais dans la +rue, sur le champ de bataille!» Tantôt Bebel tient «la réforme sociale +de la part de l'État pour excessivement importante», ensuite il lui +attribue une valeur éphémère. Une autre fois il considère la chute de la +société bourgeoise «comme très proche» et conseille fortement la +discussion des questions de principes et puis il est partisan de +réformes pratiques, parce que la société bourgeoise est encore +solidement constituée et que «la discussion sur des questions de +principes ferait naître l'idée que la transformation de la société est +prochaine». On critique ceux qui, dans leur impatience, pensent que la +révolution est proche et pourtant Bebel et Engels ont déjà fixé une +date, l'an 1898 notamment, comme l'année du salut, l'année de la +victoire, par la voie parlementaire, au moyen de l'urne électorale. +Est-ce là peut-être le grand «_Kladderadatsch_» qu'il croit proche? + +Liebknecht parle même de «l'enracinement (_hineinwachsen_) dans la +société socialiste». Il croit maintenant qu'il est «possible d'arriver, +par la voie des réformes, à la solution de la question sociale». Est-ce +que l'État, l'État actuel, peut le faire? Marx et Engels se +trompaient-ils quand ils enseignaient «que l'État est l'organisation des +possédants pour l'asservissement des non-possédants»? Marx ne dit-il pas +avec raison «que l'État, pour abolir le paupérisme, doit s'abolir +lui-même, car l'essence du mal gît dans l'existence même de l'État»! Et +Kautsky ne combattait-il pas Liebknecht lorsqu'il écrivait dans la _Neue +Zeit_: + +«Le pouvoir politique proprement dit est le pouvoir organisé d'une +classe pour en opprimer une autre. (_Manifeste communiste_.) +L'expression «État de classes» pour désigner l'État existant, nous +paraît mal choisie. Existe-t-il un autre État? On me cite «l'État +populaire (_Volksstaat_)», c'est-à-dire l'État conquis par le +prolétariat. Mais celui-ci également sera un «État de classes». Le +prolétariat dominera les autres classes. _Il existera une grande +différence en comparaison des États actuels_: l'intérêt de classe du +prolétariat exige l'abolition de toute différence de classes. Le +prolétariat ne pourra se servir de sa suprématie que pour écarter, +aussi vite que possible, les bases d'une séparation de classes, +c'est-à-dire que le prolétariat s'emparera de l'État, non pour en faire +un État «vrai», mais pour l'abolir; non pour remplir le «véritable» but +de l'État, mais pour rendre l'État «sans but». + +Comparez cette citation avec celles de Liebknecht et de Bebel et vous +verrez qu'elles se contredisent absolument. L'une est l'essence du +socialisme d'État contre laquelle l'autre doit lutter. Il faut choisir +pourtant: _Ou_ nous travaillons--comme dit Bebel--à réaliser tout ce qui +est possible sur le terrain des réformes et améliorer autant que faire +se peut la situation des travailleurs, sur la base des conditions +sociales existantes; et ceci constitue la «_praktisch eintreten_ +(l'intervention pratique)» par laquelle la social-démocratie allemande +obtient aux élections un si grand nombre de voix;--ou l'on part de +l'idée que, sur la base des conditions sociales existantes, la situation +des travailleurs ne peut être améliorée. Choisit-on la première +hypothèse, on prolonge les souffrances du prolétariat, car toutes ces +réformes ne servent qu'à fortifier la société existante. Et Bebel veut +quand même reconnaître, pour ne pas être en contradiction avec Engels, +qu'en dernière instance il faut en arriver a l'abolition de l'État, «la +constitution d'une organisation de gouvernement qui ne soit autre chose +qu'un guide pour le commerce de production et d'échange, c'est-à-dire +une organisation qui n'a rien de commun avec l'État actuel». En somme, +pratiquement on travaille à consolider l'État actuel, et en principe on +accorde qu'il faut en arriver à l'abolition de l'État. Cela n'a ni rime +ni raison. + +Bebel dit au Parlement: «Je suis convaincu que, si l'évolution de la +société actuelle se continue paisiblement, de telle façon qu'elle +puisse atteindre son plus haut point de développement, il est possible +que la transformation de la société actuelle en société socialiste se +fasse également paisiblement et relativement vite; c'est ainsi que les +Français, en 1870, devinrent républicains et se débarrassèrent de +Napoléon, après qu'il eut été battu et fait prisonnier à Sedan.» Quelle +autre signification peut-on donner à cette phrase que: Si tout se passe +paisiblement, tout se passe paisiblement? Nommons des hommes capables +pour remplir leurs fonctions--c'est le terme employé.--Comme si +c'étaient les hommes et non le système qui est défectueux. N'est-on pas +forcé de respirer de l'air vicié en entrant dans une chambre dont +l'atmosphère est viciée? C'est la même chose que si l'on disait: Je suis +convaincu que, si les oiseaux ne s'envolent pas, nous les attraperons; +quand nous leur mettrons du sel sur la queue, nous les attraperons. +Quand ... mais voilà justement ce qu'on ne fait pas. Et ces paroles sont +dangereuses car elles créent chez les travailleurs l'idée qu'en effet +tout peut se passer paisiblement et une fois cette idée ancrée, le +caractère révolutionnaire disparaît. Frohme, député allemand, ne dit-il +pas que «_vernünftigerweise_ (raisonnablement)» il ne peut venir à +l'idée de la social-démocratie allemande de «vouloir abolir l'État»? Ne +lit-on pas dans le _Hamburger Echo_ du 15 novembre 1890: + +«Nous déclarons franchement à M. le chancelier que nous lui dénions le +droit de dénoncer la social-démocratie comme un parti menaçant l'État. +Nous ne combattons pas l'État, mais les institutions de l'État et de la +société qui ne s'accordent pas avec la véritable conception de l'État et +de la société et avec sa mission. C'est nous, les social-démocrates, qui +voulons ériger l'État dans toute sa grandeur et toute sa pureté. Nous +défendons cela sans équivoque depuis plus d'un quart de siècle et M. le +chancelier von Caprivi devrait bien le savoir. Là seulement où règne la +véritable conception de l'État, existe le véritable amour de l'État.» + +Quand nous entendons parler et lisons les définitions du «véritable +socialisme» de la «véritable conception de l'État», nous pensons +toujours au temps du «véritable christianisme». Il est regrettable que, +de même qu'il y a eu vingt, cent véritables christianismes qui +s'excluaient et s'excommuniaient mutuellement, il existe actuellement +vingt et plus de véritables socialismes. Nous aurions dû oublier depuis +longtemps ces bêtises, mais, hélas! cela n'est pas. + +Non seulement l'État ne peut être conservé, mais il se montrera a peine +sous sa véritable forme à l'avènement du socialisme. Non, cette action +possibiliste, opportuniste, réformiste-parlementariste ne sert à rien et +étouffe chez les travailleurs l'idée révolutionnaire que Marx tâcha de +leur inculquer. + +Comme des enfants, nous attribuons, en politique, à des personnages et à +des partis corrompus ce qui, en réalité, n'est que le produit de +situations générales profondes. Quelles garanties possédons-nous que ces +hommes de notre parti feront mieux que leurs devanciers? Sont-ils +invulnérables? Non. Les autres ont été corrompus et les nôtres le seront +également, parce que l'homme est le produit des circonstances et subit +par conséquent l'influence du milieu où il vit. + +Engels a jugé si sévèrement l'action pratique dans les parlements, que +nous ne pouvons comprendre comment il en arrive à ratifier la tactique +du parti social-démocrate allemand. Voilà ce qu'il disait: «Une espèce +de socialisme petit-bourgeois a ses représentants dans le parti +social-démocratique, même en la fraction parlementaire; et d'une telle +manière, que l'on reconnaît, il est vrai, comme justes les principes du +socialisme moderne et le changement de tous les moyens de production en +propriété collective, mais que l'on ne croit à leur réalisation possible +que dans un avenir éloigné, pratiquement indéfinissable. C'est tout +simplement du replâtrage social et, le cas échéant, on peut sympathiser +avec la tendance réactionnaire pour le soi-disant «relèvement des +classes travailleuses». + +C'est ce que nous avons toujours affirmé. L'abolition de la propriété +privée devient l'enseigne que l'on montre de loin et pendant ce temps on +s'occupe des revendications pratiques. Et il est triste de constater que +même des hommes comme Liebknecht travaillent dans ce sens. Voici ce +qu'il affirmait lors du Congrès international de Paris, en 1889: «Les +réformes pratiques, les réformes immédiatement réalisables et apportant +une utilité directe, se mettent à l'avant-plan et elles en ont d'autant +plus le droit qu'elles possèdent une force de recrutement pour amener de +plus en plus la classe ouvrière dans le courant socialiste et frayer +ainsi la route au socialisme.» C'est-à-dire les socialistes sont des +agents de recrutement! Que devient la phrase: «_Wer mit Feinden +parlamentelt, parlamentirt; wer parlamentirt, paktirt_»[24] + +De cette manière l'on descend de plus en plus la pente où entraîne cette +façon d'agir et l'on arrive à formuler un programme agricole, comme +celui admis au Congrès ouvrier de Marseille, en 1892, où figurent +«l'abolition des droits de mutation pour les propriétés d'une valeur +moindre de 5000 francs» ainsi que «la révision du cadastre, et, en +attendant cette mesure générale, la révision en parcelles par les +communes». Un programme pareil a été accepté également par le parti +ouvrier belge et le programme des social-démocrates suisses a les mêmes +tendances. C'est ce qu'on appelle le socialisme petit-bourgeois. + +L'État a toujours été l'instrument de force des oppresseurs contre les +opprimés. De là provient que «la classe ouvrière ne peut prendre +possession de la machine de l'État, afin de l'utiliser pour ses propres +besoins». Nous lisons dans l'avant-propos de l'adresse d'Engels de 1891: + +«D'après la conception philosophique, l'État est la «réalisation de +l'idée» du royaume de Dieu sur terre, le domaine où l'éternelle vérité +et l'éternelle justice se réalisent ou doivent se réaliser. Il en +résulte une vénération superstitieuse pour l'État et pour tout ce qui +est en rapport avec lui, qui se manifeste d'autant plus aisément qu'on +s'est habitué, dès l'enfance, à la supposition que les affaires et les +intérêts communs de toute la société ne peuvent être soignés autrement +qu'ils l'ont été jusqu'ici, c'est-à-dire par l'État et ses employés bien +rémunérés. Et l'on croit avoir fait un grand pas en avant lorsqu'on +s'est affranchi de la croyance en la monarchie héréditaire et que l'on +ne se réclame que de la république démocratique. En réalité l'État n'est +autre chose qu'un instrument d'oppression d'une classe sur l'autre, et +non moins sous la république démocratique que sous la monarchie; et en +tout cas c'est un mal que, dans la lutte pour la suprématie des classes, +ne pourra éviter le prolétariat triomphant, pas plus que la Commune n'a +pu le faire; tout au plus en émoussera-t-on aussi vite que possible les +angles les plus saillants jusqu'au moment où une génération future, +élevée dans des conditions sociales nouvelles et libres, sera assez +puissante pour se débarrasser du fatras de l'État.» + +Engels écrit dans le même sens en plusieurs de ses livres scientifiques +et nous croyons rendre service à nos lecteurs en citant ces extraits. +Dans son importante brochure: _Ursprung der Familie, des +Privateigenthums und des Staates_[25], pp. 139-140, il dit: + +«L'État n'existe donc pas de toute éternité. Il y a eu des sociétés qui +existaient sans État, ignorant complètement l'État et le pouvoir de +l'État. À un certain degré de développement économique, lié +nécessairement à la séparation en classes de la société, l'État, par +suite de cette division, devint une nécessité. Nous approchons +maintenant avec rapidité d'un degré de développement dans la production +où l'existence de ces classes a non seulement cessé d'être une +nécessité, mais constitue un obstacle positif à la production. Ces +classes disparaîtront inéluctablement de la même manière qu'elles sont +nées jadis. Avec elles disparaîtra également l'État. La société +organisera de nouveau la production sur les bases de l'association libre +et égale des producteurs et reléguera la machine de l'État à la place +qui lui convient: le musée archéologique, à côté du rouet et de la hache +de bronze.» + +C'est le développement de l'État dans les classes et cette manière de +voir est partagée par les anarchistes. Dans son autre brochure: +_Dühring's Umwalzung der Wissenschaft_, pp. 267-268, il dit: + +«L'État était le représentant officiel de toute la société, sa +personnification en un corps visible, mais seulement en tant qu'il était +l'État, de la classe qui représentait elle-même, pour lui, toute la +société. Lorsqu'il devient réellement le représentant de toute la +société, _il devient superflu_. Dès qu'il n'y a plus de classes +sociales à opprimer, dès que disparaissent la suprématie des classes et +la lutte pour la vie, avec ses antagonismes et ses extravagances +résultant de l'anarchie dominant la production, il n'y a plus rien a +réprimer, rien ne réclamant des mesures d'oppression. Le premier acte +posé par l'État représentant en réalité toute la société,--la prise de +possession des moyens de production au nom de la société,--est en même +temps le dernier acte posé en sa qualité d'État. L'intrusion d'un +pouvoir d'État dans les situations sociales devient superflue +successivement sous tous les rapports et disparaît d'elle-même. Au lieu +d'un gouvernement de personnes surgit un gouvernement d'affaires réglant +la production. L'État n'est «pas aboli», il se meurt. C'est à ce point +de vue-là que doit être considéré «l'État libre populaire», aussi bien +après son droit d'agitation temporaire qu'après sa finale insuffisance +scientifique, ainsi que la revendication soi-disant anarchiste affirmant +qu'à un certain moment l'État sera aboli.» + +Il est curieux de constater qu'Engels, qui combat les anarchistes, est +lui-même anarchiste dans sa conception du rôle de l'État. Sa pensée est +anarchiste, mais par les liens du passé il se trouve attaché à la +social-démocratie allemande. + +La nouvelle édition de quelques études, _Internationales aus dem +Volksstaat_ (1871-1875), comprend un avant-propos d'Engels dans lequel +il dit que dans ces études il s'est toujours à dessein appelé communiste +et quoiqu'il accepte la dénomination de social-démocrate, il la trouve +hors de propos pour un parti «dont le programme économique est non +seulement complètement socialiste, mais directement communiste, et dont +le but politique final est la disparition de l'État, donc également de +la démocratie». + +Quelle différence y a-t-il avec l'opinion de Kropotkine lorsqu'il dit +dans son _Étude sur la révolution_: + +«L'abolition de l'État, voilà la tâche qui s'impose au révolutionnaire, +à celui du moins qui a l'audace de la pensée, sans laquelle on ne fait +pas de révolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la +bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'évolution de l'humanité qui nous +impose à ce moment historique de nous affranchir d'une forme de +groupement, rendue, peut-être, nécessaire par l'ignorance des temps +passés, mais devenue hostile désormais à tout progrès ultérieur.» + +Du reste on s'aperçoit à quel degré l'on veut masquer cette évolution en +combattant ceux qui l'ont dénoncée. Quoique l'ancienne Internationale +eût écrit dans ses statuts que «la lutte économique doit primer la lutte +politique», les soi-disant marxistes proclament qu'il faut s'emparer du +pouvoir politique pour triompher dans la lutte économique. Et _la +Révolte_ avait raison lorsqu'elle écrivait à ce propos[26]: «C'était +mentir au principe de l'Internationale. C'était dire aux fondateurs de +l'Internationale et surtout à Marx, qu'ils étaient des imbéciles en +proclamant la prééminence de la lutte économique sur les luttes +politiques. Que pouvaient gagner les meneurs bourgeois dans les luttes +économiques? Une augmentation de salaires? Mais ils ne sont pas +salariés. Une diminution des heures de travail? Mais ils travaillent +déjà chez eux, comme littérateurs ou comme fabricants! Ils ne pouvaient +profiter que de la lutte politique. Ils cherchaient à y pousser les +travailleurs. Les préjugés des travailleurs aidant, ils y réussirent.» +Et ailleurs: «En effet, l'idée des marxistes est d'empêcher les +travailleurs de s'occuper de lutte économique. La lutte économique, +c'est bon pour des rêveurs comme Marx et Bakounine. En gens pratiques, +ils s'occuperont de votes. Ils feront des alliances, les uns avec les +conservateurs, les autres avec Guillaume II, et ils pousseront les leurs +au parlement. C'est l'article premier, le point essentiel de la bible +marxiste.» + +Il paraît même qu'on s'abstient de parler du rôle de l'État; il en +résulte que généralement on évite l'écueil par quelques phrases +générales, sans approfondir aucunement la question. Ce fut encore +Kropotkine qui traita le problème au véritable point de vue dans son +_Étude sur la Révolution_: + +«Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient; ils y avaient pensé depuis +longtemps. Pendant de longues années, ils avaient nourri un idéal de +gouvernement et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler à +la réalisation de leur idéal, en lui accordant quelques concessions +secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits féodaux +ou l'égalité devant la loi. Sans s'embrouiller dans les détails, les +bourgeois avaient établi, bien avant la révolution, les grandes lignes +de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs? +Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa +fraction modérée, nous voyons une tendance prononcée à ne pas +approfondir les principes de la société que l'on voudrait dégager de la +révolution. Cela se comprend. Pour les modérés, parler révolution c'est +déjà se compromettre et ils entrevoient que s'ils traçaient devant les +travailleurs un simple plan de réformes, ils perdraient leurs plus +ardents partisans. Aussi préfèrent-ils traiter avec mépris ceux qui +parlent de société future ou cherchent à préciser l'oeuvre de la +révolution. On verra cela plus tard, on choisira les meilleurs hommes et +ceux-ci feront tout pour le mieux! Voilà leur réponse. Et quant aux +anarchistes, la crainte de se voir divisés sur des questions de société +future et de paralyser l'élan révolutionnaire, opère dans un même sens; +on préfère généralement, entre travailleurs, renvoyer à plus tard les +discussions que l'on nomme (à tort, bien entendu) théoriques, et l'on +oublie que peut-être dans un an ou deux on sera appelé à donner son avis +sur toutes les questions de l'organisation de la société, depuis le +fonctionnement des fours à pains jusqu'à celui des écoles ou de la +défense du territoire--et que l'on n'aura même pas devant soi les +modèles de l'antiquité dont s'inspiraient les révolutionnaires bourgeois +du siècle passé.» + +Il est vrai que c'est peine inutile de chercher à greffer des idées de +liberté et de justice sur des coutumes surannées, décrépites. Vouloir +élever un monument sur des fondations pourries n'est certes pas oeuvre +d'un bon architecte. Herbert Spencer, à ce point de vue dit avec raison: +«Les briques d'une maison ne peuvent être utilisées d'une manière +quelconque qu'après la démolition de cette maison. Si les briques sont +jointes avec du mortier, il est très difficile de détruire leur +assemblage. Et si le mortier est séculaire, la destruction de la masse +compacte présentera de si grandes difficultés qu'une reconstruction avec +des matériaux neufs sera plus économique qu'avec les vieux.» + +Beaucoup ne saisissent pas la corrélation existant entre le pouvoir et +la propriété. Ce sont là les deux colonnes fondamentales d'un même +bâtiment, la société actuelle, or celui qui veut renverser l'une et +laisser l'autre debout, ne fait que de la demi-besogne. En fait on n'a +jamais osé se heurter à la machine de l'État; on la reprit simplement +sans comprendre que l'on introduisait dans ses propres remparts le +cheval de Troie. Moritz Rittinghausen, dont l'ouvrage, _La Législation +directe par le Peuple_, mérite d'être lu, mit le doigt sur la plaie +lorsqu'il écrivit: + +«Si vous vous trompez dans les moyens d'application, dans la question +gouvernementale, votre révolution sera bientôt la proie des partis du +passé, eussiez-vous les idées les plus saines, les plus justes en +science sociale. Mieux vaudrait, nous n'hésitons pas à le dire, mieux +vaudrait bien comprendre la nature, l'essence du gouvernement +démocratique, sans se soucier beaucoup des réformes que ce gouvernement +doit, du reste, nécessairement amener.» + +Ici s'applique cette vérité du Nouveau Testament: «Personne ne met du +vin nouveau dans de vieilles outres; sinon les outres crèvent, le vin +s'écoule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des +outres neuves pour conserver les deux ensemble.» L'oubli de ce principe +fondamental a amené déjà beaucoup de maux dans le monde, car toujours on +a voulu ciseler la nouvelle révolution sur le modèle de vieilles +devancières: + +«Quand nous jetons un coup d'oeil sur la masse des révolutionnaires, +marxistes, possibilistes, blanquistes et même bourgeois--car tous se +retrouveront dans la révolution qui germe en ce moment; quand nous +voyons que les mêmes partis (qui répondent, chacun à certaines manières +de penser, et non à des querelles personnelles, ainsi qu'on l'affirme +quelquefois) se retrouvent dans chaque nation, sous d'autres noms, mais +avec les mêmes traits distinctifs; et quand nous analysons leurs fonds +d'idées, leurs buts et leurs procédés--nous constatons avec effroi que +tous ont le regard tourné vers le passé; qu'aucun n'ose envisager +l'avenir et que chacun de ces partis n'a qu'une idée: faire revivre +Louis Blanc ou Blanqui, Robespierre ou Marat, plus puissants comme force +de gouvernement, mais tout aussi impuissants d'accoucher d'une seule +idée capable de révolutionner le monde.» + +L'on doit bien se convaincre que toutes les révolutions n'ont servi qu'à +fortifier et accroître la suprématie et la puissance de la bourgeoisie. +Aussi longtemps que l'État, basé sur la loi, existe et développe de plus +en plus ses fonctions, aussi longtemps que l'on continuera à travailler +dans cette voie, aussi longtemps nous serons esclaves. Si, dans la +révolution prochaine, le peuple ne se rend pas compte de sa mission, qui +consiste à abolir l'État avec tous ses codes et à empêcher surtout son +enracinement dans la société socialiste, tout le sang qui sera versé le +sera inutilement et tous les sacrifices de la masse--car c'est elle qui +fit toujours les plus grands sacrifices, quoiqu'on n'en parle jamais--ne +serviront qu'à élever quelques ambitieux qui ne recherchent que +l'application de l'«Ôte-toi de là que je m'y mette». Nous n'avons cure +d'un changement de personnalités; nous voulons le changement complet de +l'organisation sociale que nous subissons. De plus en plus sera prouvée +la vérité que «l'avenir n'appartient plus au gouvernement des hommes, +mais au gouvernement des affaires» (Aug. Comte). Il est indubitable que +la décision sur le meilleur système dépendra de la demande: Quel système +permet le plus d'expansion de liberté et de spontanéité? Car si la +liberté de vivre à sa guise doit être sacrifiée, une des plus grandes +caractéristiques de la nature humaine, l'individualité, disparaîtra. + +À ce point de vue tous pourraient marcher d'accord, Engels aussi bien +que les anarchistes, si l'on ne se laissait arrêter par des mots. Mais, +ce qui s'allie se réunira quand même malgré les séparations et quant à +ce qui est opposé, on parvient parfois à l'accorder artificiellement et +pour quelque temps, mais cela finit toujours par se désagréger. C'est ce +qui nous console et nous fait espérer malgré toutes les controverses et +divisions qui s'élèvent entre des personnes qui, en somme, devraient +s'entendre. + +Considérons encore la question de savoir si des socialistes +révolutionnaires et des anarchistes communistes peuvent marcher +ensemble. Nous nous en tenons aux termes employés habituellement, +quoique nous estimions que communisme et anarchisme sont des conceptions +qui s'excluent l'une l'autre. Kropotkine, au contraire, dit dans son +beau livre _La Conquête du pain_, p. 31, que «l'anarchie mène au +communisme et le communisme à l'anarchie, l'un et l'autre n'étant que +l'expression de la tendance prédominante des sociétés modernes à la +recherche de l'égalité». Il m'a été impossible d'établir l'argumentation +nécessaire. Qu'il appelle «le communisme anarchiste le communisme sans +gouvernement, celui des hommes libres», et considère ceci comme «la +synthèse des deux buts poursuivis par l'humanité à travers les âges: la +liberté économique et la liberté politique», on y trouvera facilement à +redire, mais une explication plus complète aurait été désirable. + +Les anarchistes proprement dits sont de purs individualistes, qui +acceptent même la propriété privée et n'excluent ni la production +individuelle ni l'échange. De là provient que des hommes comme Benjamin +Tucker[27] et d'autres ne considèrent pas Kropotkine et Most comme +anarchistes. Pour cette raison nous ferons peut-être mieux de parler +dorénavant de _communistes révolutionnaires_. Ni les socialistes +révolutionnaires ni les anarchistes communistes n'y trouveront à redire. + +Sur cette question nous ferons de nouveau une enquête, guidé par des +hommes qu'apprécient leurs co-religionnaires. + +Existe-t-il une divergence de principes entre le socialisme et +l'anarchie? + +Le parti social-démocratique allemand, à la réunion de Saint-Gall, vota +la résolution suivante: + +«La réunion du parti déclare que la théorie anarchiste de la société, en +tant qu'elle poursuit l'autonomie absolue de l'individu, est +anti-socialiste; qu'elle n'est autre chose qu'une forme partielle des +principes du libéralisme bourgeois, quoiqu'elle parte des points de vue +socialistes dans sa critique de l'ordre social existant. Elle est +surtout incompatible avec la revendication socialiste de la +socialisation des moyens de production et du règlement social de la +production, et finit dans une contradiction insoluble, à moins que la +production ne soit reportée à la petite échelle de la main-d'oeuvre. + +«La religion anarchiste et la recommandation exclusive de la politique +de violence se basent sur une conception erronée du rôle joué pas la +violence dans l'histoire des peuples. + +«La violence est aussi bien un facteur réactionnaire qu'un facteur +révolutionnaire, plus réactionnaire même que révolutionnaire. La +tactique de la violence individuelle n'atteint pas le but et est +nuisible et condamnable en tant qu'elle offense les sentiments de +justice de la masse! + +«Nous rendons les persécuteurs responsables des actes de violence +commis individuellement par des personnes poursuivies d'une manière +excessive, et nous interprétons le penchant vers ces actes comme un +phénomène ayant existé de tout temps en de pareilles situations et que +des mouchards payés par la police emploient actuellement contre la +classe ouvrière au profit de la réaction.» + +Liebknecht, qui prit la parole comme référendaire, distingua trois +sortes d'anarchistes: 1° des agents provocateurs; 2° des criminels de +droit commun qui entourent leur crime d'un voile anarchiste; 3° les +soi-disant défenseurs de la propagande par le fait qui veulent amener ou +faire une révolution par des actes individuels. + +Après avoir démontré la nécessité d'_agiter_, d'_organiser_ et +d'_étudier_--gradation qui s'éteint comme une chandelle, comme s'il +était possible d'agiter et d'organiser sans études préalables, +c'est-à-dire sans savoir pourquoi l'on agite et organise, la série des +termes exige: et se révolutionnariser, mais le Liebknecht d'aujourd'hui +a craint pour ce mot--il exprime de la manière suivante la différence +entre socialisme et anarchie: + +«Le socialisme concentre les forces, l'anarchie les sépare et est par +conséquent politiquement et économiquement impuissante; elle ne +s'accorde pas plus de l'action révolutionnaire que de la grande +production moderne.» Et il trouve que l'anarchisme est et restera +antirévolutionnaire. + +Nous croyons la question résolue inexactement ainsi. Dans une +démonstration scientifique on n'avance guère d'un pas vers la solution +avec de grandes phrases. Qu'on pose d'abord la question: Un anarchiste +est-il socialiste, oui ou non? Et ceci, d'après nous, ne se demande même +pas. Quel est, en somme, le noyau, la quintessence du socialisme? La +reconnaissance ou la non-reconnaissance de la propriété privée. + +Il y a peu de temps parut le premier numéro d'une publication faite pour +la propagande socialiste-anarchiste-révolutionnaire, intitulée: +_Nécessité et bases d'une entente_, par Merlino; l'auteur y dit: «Nous +sommes avant tout socialistes, c'est-à-dire que nous voulons détruire la +cause de toutes les iniquités, de toutes les exploitations, de toutes +les misères et de tous les crimes: la propriété individuelle.» + +C'est-à-dire que, anarchistes et socialistes, ont le même ennemi: la +propriété privée. De même Adolphe Fischer, un de ceux qui furent pendus +à Chicago, déclara catégoriquement: + +«Beaucoup voudraient savoir évidemment quelle est la corrélation entre +anarchisme et socialisme et si ces deux doctrines ont quelque chose de +commun. Plusieurs croient qu'un anarchiste ne peut être socialiste, ni +un socialiste être anarchiste et réciproquement. C'est inexact. La +philosophie du socialisme est une philosophie générale et comprend +plusieurs doctrines subordonnées distinctes. À titre d'explication, nous +voulons citer le terme «christianisme». Il existe des catholiques, des +luthériens, des méthodistes, des anabaptistes, des membres d'Églises +indépendantes et diverses autres sectes religieuses et tous +s'intitulent: chrétiens. Quoique tout catholique soit chrétien, il +serait inexact de dire que tout chrétien croit au catholicisme. Webster +précise le socialisme comme suit: «Un règlement plus ordonné, plus juste +et plus harmonieux des affaires sociales.» C'est le but de l'anarchisme; +l'anarchisme cherche une meilleure forme pour la société. Donc, tout +anarchiste est socialiste, mais tout socialiste n'est pas nécessairement +un anarchiste. Les anarchistes, à leur tour, sont divisés en deux +fractions: les anarchistes communistes et les anarchistes s'inspirant +des idées de Proudhon. L'Association ouvrière internationale est +l'organisation représentant les anarchistes communistes. Politiquement +nous sommes des anarchistes et économiquement des communistes ou +socialistes. En fait d'organisation politique, les communistes +anarchistes demandent l'abolition du pouvoir politique; nous dénions à +une seule classe ou à un seul individu le droit de régner sur une autre +classe ou sur un seul individu. Nous pensons qu'il ne peut y avoir de +liberté aussi longtemps qu'un homme se trouve sous la domination d'un +autre, aussi longtemps que quelqu'un peut soumettre son semblable, sous +quelque forme que ce soit, et aussi longtemps que les moyens d'existence +sont monopolisés par certaines classes ou certains individus. Quant à +l'organisation économique de la société, nous sommes partisans de la +forme communiste ou méthode coopérative de production.» + +Nous pourrions citer encore beaucoup d'auteurs qui tous parlent dans le +même sens. Il existe donc un point de départ commun pour les socialistes +et les anarchistes. + +En second lieu, Merlino voudrait une _organisation de la production_: +«Le principe fondamental de l'organisation de la production que chaque +individu doit travailler, doit se rendre utile à ses semblables, à moins +qu'il ne soit malade ou incapable ... ce principe que tout homme doit se +rendre utile par le travail à la société, n'a pas besoin d'être codifié: +il doit entrer dans les moeurs, inspirer l'opinion publique, devenir +pour ainsi dire une partie de la nature humaine. Ce sera la pierre sur +laquelle sera édifiée la nouvelle société. Un arrangement quelconque +fondé sur ce principe ne produira pas d'injustices graves et durables, +tandis que la violation de ce principe ramènerait infailliblement et en +peu de temps l'humanité au régime actuel.» + +Conséquemment, nous sommes d'accord sur l'ABOLITION DE LA PROPRIÉTÉ +PRIVÉE et L'ORGANISATION DE LA PRODUCTION. + +Voici le troisième point: Merlino part de l'idée que «l'expropriation de +la bourgeoisie ne peut se faire que par la violence, par voies de fait. +Les ouvriers révoltés n'ont à demander à personne la permission de +s'emparer des usines, des ateliers, des magasins, des maisons et de s'y +installer. Seulement ce n'est là, à peine, qu'un commencement de la +prise de possession, un préliminaire: si chaque groupe d'ouvriers +s'étant emparé d'une partie du capital ou de la richesse, voulait en +demeurer maître absolu à l'exclusion des autres, si un groupe voulait +vivre de la richesse accaparée et se refusait à travailler et s'entendre +avec les autres pour l'organisation du travail, on aurait sous d'autres +noms et au bénéfice d'autres personnes, la continuation du régime +actuel. La prise de possession primitive ne peut donc qu'être +provisoire: la richesse ne sera mise réellement en commun que quand tout +le monde se mettra à travailler, quand la production aura été organisée +dans l'intérêt commun.» + +Les socialistes furent toujours d'accord sur ce point, mais depuis que +le microbe parlementaire a exercé ses ravages parmi les socialistes, il +n'en est plus ainsi. + +À Erfurt, Liebknecht appela «la violence un facteur réactionnaire». +Comment est-il possible, lorsque Marx, son maître, par lequel il jure, +dit si clairement dans son _Capital_: «La violence est l'accoucheuse de +toute vieille société enceinte d'une nouvelle. La violence est un +facteur économique!» Il écrit, en outre, dans les _Deutsch-französischen +Jahrbücher_, «L'arme de la critique ne peut remplacer la critique des +armes; la violence matérielle ne peut être abolie que par la violence +matérielle; la théorie elle-même devient violence matérielle dès qu'elle +conquiert la masse.» Et si cela n'est pas encore assez explicite, que +dire de cette citation de Marx dans la _Neue Rheinische Zeitung_: «Il +n'y a qu'un seul moyen de diminuer, de simplifier, de concentrer les +souffrances mortellement criminelles de la société actuelle, les +sanglantes souffrances de gestation de la société nouvelle, c'est le +TERRORISME RÉVOLUTIONNAIRE». + +Engels ajoute dans _The Condition of the working class in England_: «La +seule solution possible est une révolution violente qui ne peut plus +tarder d'arriver. Il est trop tard pour espérer encore une solution +paisible. Les classes sont plus antagonistes que jamais, l'esprit de +révolte pénètre l'âme des travailleurs, l'amertume s'accentue; les +escarmouches se concentrent en des combats plus importants, et bientôt +une petite poussée suffira pour mettre tout en mouvement: alors +retentira dans le pays le cri: _Guerre aux palais, paix aux chaumières_! +Et les riches arriveront trop tard pour arrêter le courant.» + +Marx et Engels reconnaissent donc la violence comme facteur +révolutionnaire, et nous avons vu que Liebknecht l'appelle un facteur +réactionnaire. N'est-il pas en complète opposition avec les deux +premiers? + +Alors, ce Marx était un charlatan, un hâbleur révolutionnaire, un +_Maulheld_ pour employer un qualificatif en honneur parmi les militants +allemands. Il déclare carrément et sans ambages que la violence est un +facteur révolutionnaire, et nulle part nous ne lisons qu'il se soit +élevé au point de vue supérieur de quelques socialistes modernes, qui +qualifient la violence de facteur réactionnaire. + +Aucun révolutionnaire ne considérera la violence comme révolutionnaire +sous toutes les formes et dans toutes les circonstances. En ce cas, +toute émeute, toute résistance à la police devraient être considérées +comme telle. Mais il est excessivement singulier de traiter d'actes +réactionnaires la prise de la Bastille et la lutte des travailleurs sur +les barricades en 1848 et 1871. + +Est-ce que, par hasard, un discours au Parlement constitue un acte +révolutionnaire? C'est possible, comme tout paraît possible aujourd'hui; +on parle déjà de révolutionnaires parlementaires; oui, l'on considère +les socialistes parlementaires comme les révolutionnaires par +excellence. Il y a certains socialistes qui, pour certains faits, +témoignent leur reconnaissance à la Couronne; il y en a même, comme +Liebknecht et ses codéputés au Landtag saxon, qui jurent fidélité au +roi, à la maison royale et à la patrie; sommé de s'expliquer, Liebknecht +répondit: «Quant à l'assertion du commissaire du gouvernement par +rapport au serment, je suis étonné que le président n'ait pas pris la +défense de mon parti; il est reconnu que nous avons une autre conception +de la religion, mais cela ne nous EXONÈRE PAS DE L'ENGAGEMENT PRIS EN +PRÊTANT SERMENT. Dans mon parti on respecte la parole donnée, et, comme +les socialistes démocrates ont tenu parole, ils sauront tenir leur +serment.» Conséquemment, ils ont juré fidélité au roi et à sa maison: ce +sont des socialistes royalistes. Il y en a en Hollande qui se trouvent +sous le haut patronage du ministre, parce qu'ils appartiennent à la +fraction distinguée, comme Bebel et Vollmar, qui poursuit un autre état +de choses au moyen de la légalité. + +Mais croient-ils donc réellement que la société bourgeoise actuelle +aurait pu naître de la société féodale sans chasser les paysans de +leurs terres, sans les lois sanglantes contre les expropriés, sans +l'abolition violente des anciennes conceptions de la propriété, et +pensent-ils que de la société actuelle la société socialiste naîtra sans +révolutions violentes? Il est impossible d'être naïf à ce point-là, et +pourtant ils font croire au grand public des inepties pareilles. +Liebknecht a dit au Reichstag qu'il «est possible de résoudre la +question sociale par le moyen des réformes». Eh bien, le croit-il, oui +ou non? Si oui, il a renié complètement le Liebknecht de jadis, qui +enseigna absolument le contraire. Si non, il en fait accroire au peuple +et mène les gens par le bout du nez. Il n'y a pas de milieu. + +Mais à quoi sert l'organisation des travailleurs, si ce n'est à en faire +une puissance à opposer à la puissance des possesseurs? Est-ce que cette +organisation est également un facteur réactionnaire? Si nous étions +convaincus d'être assez forts, croyez-vous que nous supporterions un +jour de plus notre état d'esclavage, de pauvreté et de misère? + +Ce serait un crime de le faire. + +La conviction de notre faiblesse, par manque d'organisation, est la +seule raison pour laquelle nous subissons l'état de choses actuel. + +Les gouvernements le savent mieux que nous. Pourquoi chercheraient-ils +toujours à renforcer leur puissance? + +Les partis antagonistes s'organisent et chacun tâche de pousser les +autres à une action prématurée afin d'en profiter. + +Tout dépend en outre de la conception de l'État. Liebknecht et ses +co-antirévolutionnaires prennent une autre voie que Marx. Tandis que +celui-ci écrivait: «L'État est impuissant pour abolir le paupérisme. +Pour autant que les États se sont occupés du paupérisme, ils se sont +arrêtés aux règlements de police, à la bienfaisance, etc. L'État ne peut +faire autrement. Pour abolir véritablement la misère, l'État doit +s'abolir lui-même, car l'origine du mal gît dans l'existence même de +l'État, et non, comme le croient beaucoup de radicaux et de +révolutionnaires, dans une formule d'État définie, qu'ils proposent à la +place de l'État existant. L'existence de l'État et l'esclavage antiques +n'étaient pas plus profondément liés que l'État et la société usurière +modernes», Liebknecht croit qu'il y a nécessité que l'on prenne soin du +pauvre, du petit, aussi longtemps qu'il vit et, à ce propos, il prononça +au Parlement les paroles suivantes, qui forment un contraste frappant +avec les idées de Marx: «Nous pensons que c'est un signe de peu de +civilisation que cette grande opposition entre riches et pauvres. Nous +pensons que la marche ascendante de la civilisation fera disparaître peu +à peu cette opposition, et nous croyons que l'État, duquel nous avons la +plus haute conception quant au but qu'il doit atteindre, a la mission +civilisatrice d'abolir la distance entre pauvres et riches, et parce que +nous attribuons cette mission à l'État, nous acceptons, en principe, le +projet de loi présenté.» + +Donc, tandis que l'un croit que l'État doit d'abord être aboli, avant de +pouvoir faire disparaître l'antagonisme entre riches et pauvres, l'autre +est d'avis que l'État a pour mission d'abolir cet antagonisme. Ces deux +déclarations sont en complète opposition, ainsi que la suivante: + +«Seulement par une législation, non pas chrétienne mais vraiment +humaine, civilisatrice, imbue de l'esprit socialiste, réglant les +rapports du travail et des travailleurs, s'occupant sérieusement et +énergiquement de la solution de la question ouvrière et donnant à +l'État son véritable emploi, vous pourrez écarter le danger d'une +révolution... En un mot, vous n'éviterez la révolution qu'en prenant le +chemin des réformes, des réformes efficaces. Si vous votez la loi avec +les amendements que nous y avons proposés, pour en corriger les défauts, +vous aurez fait un grand pas dans la voie réformatrice. Par là vous ne +saperez pas le socialisme dans ses bases, mais vous lui aurez rendu +service, car cette loi est un témoignage en faveur de la vérité de +l'idée socialiste.» + +Le Dr Muller, après avoir cité ces déclarations, dit avec raison: «Un +replâtrage genre socialisme d'État est donc un témoignage en faveur de +la vérité de l'idée socialiste!» + +Voilà où l'on en est déjà arrivé ... et l'on entendra bien des choses +plus étonnantes. Sans le mouvement des soi-disant «Jeunes», le parti +social-démocratique allemand serait embourbé encore plus profondément +dans la vase. + +Que l'on craigne l'accroissement du parlementarisme qui subordonne la +lutte économique à la lutte politique, cela ressort clairement des +questions portées à l'ordre du jour du Congrès international de Zurich. +Le parti social-démocratique suisse disait dans sa proposition que «le +parlementarisme, là où son pouvoir est illimité, conduit à la corruption +et à la duperie du peuple». Les Américains affirmaient qu'il fallait +veiller à ce que le parti social-démocratique conservât fidèlement son +caractère révolutionnaire et qu'on ne doit pas imiter le système moderne +des détenteurs du pouvoir. + +On s'aperçoit clairement que le parlementarisme n'offre pas les +garanties suffisantes pour conserver au socialisme son caractère +révolutionnaire. Chaque fois que la social-démocratie sera sur +le point de sombrer sur les récifs du parlementarisme, les +anarchistes-communistes pousseront un cri d'alarme. Et cela nous viendra +à propos. + +Nous croyons qu'anarchistes et socialistes révolutionnaires peuvent +accepter sans arrière-pensée la formule suivante à laquelle les +anarchistes, réunis à Zurich, ont déclaré n'y trouver rien à redire: + +«Tous ceux qui reconnaissent que la propriété privée est l'origine de +tous les maux et croient que l'affranchissement de la classe ouvrière +n'est possible que par l'abolition de la propriété privée; + +Tous ceux qui reconnaissent qu'une organisation de la production doit +avoir pour point de départ l'obligation de travailler pour avoir un +droit de quote-part aux produits résultant du travail en commun; + +Tous ceux qui acceptent que l'expropriation de la bourgeoisie doit être +poursuivie par tous les moyens possibles, soit légaux, soit illégaux, +soit paisibles, soit violents; + +Peuvent coopérer au renversement de la société moderne et à la création +d'une nouvelle.» + +Au lieu d'être des antithèses incompatibles, le socialisme +révolutionnaire et l'anarchisme peuvent donc coopérer. Nous sommes +d'accord avec Teistler lorsqu'il écrit dans sa brochure: _Le +Parlementarisme et la classe ouvrière_ (n° 1 de la bibliothèque +socialiste de Berlin): + +«La classe ouvrière n'obtiendra jamais rien par la voie +politico-parlementaire. Étant une couche sociale opprimée, elle +n'exercera aucune influence tant que la domination de classes existera. +Et le prolétariat possédera depuis longtemps la suprématie économique +quand sera brisée la force politique de la bourgeoisie. Inutile donc de +compter qu'il influence la législation. D'ailleurs, la puissance +politique ne saurait jamais atteindre le but économique poursuivi par +les travailleurs. Car voici comment les choses se passeront en réalité: +Dès que le prolétariat aura aboli la forme de production, l'échafaudage +politique de l'État de classes s'effondrera. Mais l'organisation +politique entière ne peut être modifiée par une action politique. +Comment, par exemple, par voie parlementaire, écarter ou rendre sans +effet la loi des salaires? La supposition même est absurde! La +législation économique entière n'est que la sanction, la codification de +situations existantes et de choses exercées pratiquement. Seulement +quand ils auront déjà acquis un résultat pratique ou quand ce sera dans +l'intérêt des classes dominantes, les travailleurs obtiendront quelque +chose par la voie parlementaire. En tous cas, le mouvement social +constitue la force motrice. C'est pourquoi il est inexcusable de vouloir +pousser les travailleurs, du terrain économique sur le terrain purement +politique». + +Les socialistes révolutionnaires, avec les anarchistes-communistes si +possible, doivent diriger la lutte des classes, organiser les masses et +utiliser les grèves comme leur moyen de pouvoir politique, au lieu +d'user leurs forces dans la lutte politique. Laissons la politique aux +politiciens. + +Aussi longtemps qu'existera la puissance du capital, aussi longtemps +également le parlementarisme sera un moyen employé par les possesseurs +contre les non-possesseurs. Et le capitalisme se montre jusque dans le +parti social-démocratique. Nous pourrions en donner nombre d'exemples. +Nous pourrions citer la coopérative modèle des socialistes gantois, où +règne la tyrannie et où la liberté de la critique est étouffée, oui, +punie de la privation de travail! Et la même crainte qui empêche les +ouvriers d'une fabrique, menacés de perdre leur gagne-pain, de témoigner +la vérité contre leur patron, ou qui fait même signer une pièce dans +laquelle, à l'encontre de la vérité, ils protestent contre une attaque +envers le fabricant, cette même crainte empêche là-bas les socialistes +de confirmer la vérité que je proclame, moi, parce que je suis +indépendant. + +Regardez les pays de suffrage universel comme l'Allemagne et la France. +Le sort de l'ouvrier y est-il meilleur? Voyez les États-Unis; les +élections y sont la plus grande source de corruption sous la +toute-puissance du capitalisme. Un de ces chefs électoraux qui, par la +masse d'argent qu'il recevait, a fait élire les deux derniers +présidents, Harrison et le respectable (?) Cleveland, fut dénoncé +dernièrement et condamné à quelques années de prison. En fait, les +États-Unis sont gouvernés par ces tripoteurs à la solde des banquiers et +ce sont ceux-là qui indiquent la politique à suivre. + +Et nous ne pourrions condamner le pauvre diable qui préfère accepter +quelques francs pour son vote plutôt que de souffrir la faim avec femme +et enfants. C'est la chose la plus naturelle du monde. Qu'un autre lui +donne un peu plus, il deviendra clérical, libéral ou socialiste +convaincu. Il est poussé par la faim et dans ce cas nous n'avons pas le +courage de le condamner. + +À ce sujet, la remarque de Henry George est très juste: «Le millionnaire +soutient toujours le parti au pouvoir, quelque corrompu qu'il soit. Il +ne s'efforce jamais de créer des réformes, car instinctivement il craint +les changements. Jamais il ne combat de mauvais gouvernements. S'il est +menacé par ceux qui possèdent le pouvoir politique, il ne se remue pas, +il ne fait pas d'appel au peuple, mais il corrompt cette force par +l'argent. En réalité, la politique est devenue une affaire commerciale +et pas autre chose. N'est-il pas vrai «qu'une société, composée de gens +excessivement riches et de gens excessivement pauvres, devient une proie +facile pour ceux qui cherchent à s'emparer du pouvoir»? + +Eh bien, si cela est vrai, nous sommes convaincus que la lutte politique +ne nous aide pas, ne saurait nous aider. Car, pendant ce temps, +l'évolution économique va à la dérive. Une forme démocratique et un +mauvais gouvernement peuvent marcher de pair. La base de tout problème +politique est la question sociale et ceux qui tendent à s'emparer du +pouvoir politique n'attaquent pas le mal à sa source vitale. + +Nous devons _bien_ voter et si le parlementarisme n'a rien produit +jusqu'ici, c'est parce que nous avons voté _mal_. Tachez d'avoir des +hommes capables de remplir leur mission, crient les charlatans +politiques.--Parfaitement, répétons-nous, attrapons les oiseaux en leur +mettant du sel sur la queue. + +Les collectivistes ont lieu d'être satisfaits de la marche des +événements. Émile Vandervelde dit dans sa brochure précitée: «À ne +considérer que l'état pécuniaire, la force motrice des deux systèmes +serait sensiblement équivalente. Mais il faut tenir compte, en faveur de +la solution collectiviste, d'un facteur moral dont l'influence ira +toujours grandissant: au lieu d'être les subordonnés d'une société +anonyme, ceux qui dirigent actuellement l'armée industrielle +deviendraient des hommes publics, investis par les travailleurs +eux-mêmes d'un mandat de confiance.» + +Mais il oublie d'ajouter que, d'après sa conception, les ouvriers seront +tous «les subordonnés d'une grande société anonyme», l'État notamment, +c'est-à-dire qu'il n'y aura pas beaucoup de progrès. Tâchons de ne pas +avoir un changement de tyrannie au lieu de son abolition, et par le +collectivisme on n'arrivera qu'à transformer le patronat et non à le +supprimer. Un État pareil sera infiniment plus tyrannique que l'État +actuel. + +Platon, dans sa _République_, fait la réflexion suivante: + +«Pour cette raison les bons refusent de gouverner pour l'argent ou +l'honneur; car ils ne veulent pas avoir la réputation d'être des +mercenaires ou des voleurs, en acceptant publiquement ou en +s'appropriant secrètement de l'argent; ils ne tiennent pas non plus aux +honneurs. Par la force et les amendes on doit les contraindre à accepter +le pouvoir et on trouve scandaleuse la conduite de celui qui recherche +une position gouvernementale et n'attend pas jusqu'à ce qu'il soit forcé +de l'accepter. Actuellement la plus grande pénitence pour ceux qui ne +veulent pas gouverner eux-mêmes, est qu'ils deviennent les subordonnés +de moins bons qu'eux, et c'est pour éviter cela, je crois, que les bons +prennent le gouvernement en mains. Mais alors ils ne l'acceptent pas +comme une chose qui leur fera beaucoup de plaisir, mais comme une chose +inévitable qu'ils ne peuvent laisser à d'autres. Pour cette raison je +pense que si jamais il devait exister un État exclusivement composé +d'hommes bons, on chercherait autant à ne pas gouverner qu'on cherche +actuellement à gouverner; et qu'il serait prouvé que le véritable +gouvernement ne recherche pas son propre intérêt mais celui de ses +subordonnés et que, par conséquent, tout homme sensé préfère se trouver +sous la direction des autres que de se charger lui-même du pouvoir.» + +Ce qui prouve que Platon avait aussi des tendances anarchistes. + +Actuellement, on dit souvent: Quoi qu'il arrive, nous devrons quand +même franchir l'étape de l'État socialiste des social-démocrates, pour +arriver à une société meilleure. Nous ne disons pas non. Mais si cela +devrait être vrai, nous aurions encore beaucoup et longtemps à +batailler. Si les symptômes actuels ne nous induisent pas en erreur, +nous voyons déjà la petite bourgeoisie, alliée à l'aristocratie des +travailleurs, se préparer à reprendre le pouvoir des mains de ceux qui +gouvernent aujourd'hui. Ce sera la dictature du quatrième État derrière +lequel s'en est déjà formé un cinquième. Et n'allez pas croire que ce +cinquième État sera plus heureux sous la domination du quatrième que +celui-ci ne l'est sous la domination du troisième. À en juger par +quelques faits récents, nous pouvons avoir à ce sujet des appréhensions +parfaitement justifiées. Que reste-t-il de la liberté de penser dans le +parti officiel social-démocrate allemand? La discipline du parti est +devenue une tyrannie et malheur à celui qui s'oppose à la direction du +parti: sans pitié il est exécuté. Quelle liberté y a-t-il dans les +coopératives tant prônées de la Belgique? Nous pourrions citer des faits +prouvant qu'une telle liberté est un despotisme pire que celui exercé +aujourd'hui[28]. En tout cas, le cinquième État aura la même lutte à +soutenir et il faudra un effort énorme pour l'affranchir de la +domination du quatrième État. Et s'il se produit encore une domination +du cinquième État au détriment du sixième, etc., combien longues +seront alors les souffrances du prolétariat? Une fois un État +social-démocratique constitué, il ne sera pas facile de l'abolir et il +est bien possible qu'il soit moins difficile de l'empêcher de se +développer à sa naissance que de l'anéantir lorsqu'il sera constitué. On +ne peut supposer que le peuple, après avoir épuisé ses forces dans la +lutte homérique contre la bourgeoisie, sera immédiatement prêt à lutter +contre l'État bureaucratique des social-démocrates. Si nous arrivons +jamais à cet État-là nous serons pendant longtemps accablés par ses +bénédictions. De la révolution chrétienne au commencement de notre +ère--qui était d'abord également à tendance communiste--nous sommes +tombés aux mains du despotisme clérical et féodal et nous le subissons +actuellement à peu près depuis vingt siècles. + +Si cela peut être évité, employons-y nos efforts. Liebknecht croyait à +Berlin que le socialisme d'État et la social-démocratie n'avaient plus +que la dernière bataille à livrer: «Plus le capitalisme marche à sa +ruine, s'émiette et se dissout, plus la société bourgeoise s'aperçoit +que finalement elle ne peut se défendre contre les attaques des idées +socialistes, et d'autant plus nous approchons de l'instant où le +socialisme d'État sera proclamé sérieusement; et la dernière bataille +que la social-démocratie aura à livrer se fera sous la devise: «Ici, la +social-démocratie, là, le socialisme d'État.» La première partie est +vraie, la seconde pas. Il est évident qu'alors les social-démocrates +auront été tellement absorbés par les socialistes d'État, qu'ils feront +cause commune. N'oublions pas que, d'après toute apparence, la +révolution ne se fera pas par les social-démocrates, qui pour la plupart +se sont dépouillés, excepté en paroles, de leur caractère +révolutionnaire; mais par la masse qui, devenue impatiente, commencera +la révolution à l'encontre de la volonté des meneurs. Et quand cette +masse aura risqué sa vie, la révolution aboutissant, les +social-démocrates surgiront tout à coup pour s'approprier, sans coup +férir, les honneurs de la révolution et tâcher de s'en emparer. + +Actuellement les socialistes révolutionnaires ne sont pas tout à fait +impuissants; ils peuvent aboutir aussi bien à la dictature qu'à la +liberté. Ils doivent donc tâcher qu'après la lutte la masse ne soit +renvoyée avec des remerciements pour services rendus, qu'elle ne soit +pas désarmée; car celui qui possède la force prime le droit. Ils doivent +empêcher que d'autres apparaissent et s'organisent comme comité central +ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne pas se +montrer eux-mêmes comme tels. Le peuple doit s'occuper lui-même de ses +affaires et défendre ses intérêts, s'il ne veut de nouveau être dupé. Le +peuple doit éviter que des déclarations ronflantes, des droits de +l'homme se fassent _sur le papier_, que la socialisation des moyens de +production soit décrétée et que ne surgissent en réalité au pouvoir de +nouveaux gouvernants, élus sous l'influence néfaste des tripotages +électoraux--qui ne sont pas exclus sous le régime du suffrage +universel--et sous l'apparence d'une fausse démocratie. Nous en avons +assez des réformes sur le papier: il est temps que l'ère arrive des +véritables réformes. Et cela ne se fera que lorsque le peuple possédera +réellement le pouvoir. Qu'on ne joue pas, non plus, sur les mots +«évolution» et «révolution» comme si c'étaient des antithèses. Tous deux +ont la même signification; leur unique différence consiste dans la date +de leur apparition. Deville, que personne ne soupçonnera d'anarchisme, +mais qui est connu et reconnu comme social-démocrate et possède une +certaine influence, Deville le déclare avec nous. À preuve son article: +«Socialisme, Révolution, Internationalisme» (livraison de décembre de la +revue _L'Ère nouvelle_), dans lequel il écrit: «Évolution et révolution +ne se contredisent pas, au contraire: elles se succèdent en se +complétant, la seconde est la conclusion de la première, la révolution +n'est que la crise caractéristique qui termine effectivement une +période évolutive.» Après il cite un exemple que j'ai moi-même rappelé +déjà souvent: «Voyez ce qui se passe pour le poussin. Après avoir +régulièrement évolué à l'intérieur de la coquille, la petite bête ignore +que l'évolution a été décrétée exclusive de toute violence: au lieu +d'employer ses loisirs à user tout doucement sa coquille, elle ne fait +ni une ni deux et la brise sans façon. Eh bien! le socialisme, le cas +échéant, imitera le poussin: si les événements le lui commandent, il +brisera la légalité dans laquelle il se développe et dans laquelle il +n'a, pour l'instant, qu'à poursuivre son développement régulier. Ce qui +constitue essentiellement une révolution, c'est la rupture de la +légalité en vigueur: c'est là la seule condition nécessaire pour la +constituer, tout le reste n'est qu'éventuel.» + +En effet, la révolution n'est autre chose que la phase finale inévitable +de toute évolution, mais il n'y a pas d'antithèse entre ces deux termes, +comme on le proclame souvent. Qu'on ne l'oublie pas, pour éviter toute +confusion. Une révolution est une transition vive, facilement +perceptible, d'un état à un autre; une évolution, une transition +beaucoup plus lente et partant moins perceptible. + +Résumons-nous et arrivons à établir cette conclusion que LE SOCIALISME +EST EN DANGER par suite de la tendance de la grande majorité. Et ce +danger est l'influence du capitalisme sur le parti social-démocrate. En +effet, le caractère moins révolutionnaire du parti dans plusieurs pays +provient de la circonstance qu'un nombre beaucoup plus grand d'adhérents +du parti ont quelque chose à perdre si un changement violent de la +société venait à se produire. Voilà pourquoi la social-démocratie se +montre de plus en plus modérée, sage, pratique, diplomatique (d'après +elle plus rusée), jusqu'à ce qu'elle s'anémie à force de ruse et +devienne tellement pâle qu'elle ne se reconnaîtra plus. La +social-démocratie obtiendra encore beaucoup de voix, quoique +l'augmentation ne se fasse pas aussi vite que le rêvent Engels et +Bebel,--comparez à ce sujet les dernières et les avant-dernières +élections en Allemagne,--il y aura plus de députés, de conseillers +communaux et autres dignitaires socialistes; plus de journaux, de +librairies et d'imprimeries; dans les pays comme la Belgique et le +Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies, etc., coopératives; +l'Allemagne comptera plus de marchands de cigares, de patrons de +brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de personnes seront +économiquement dépendantes du futur «développement paisible et calme» du +mouvement, c'est-à-dire qu'il ne se produira aucune secousse +révolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement ils sont +les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque +tout-puissants. Ici également ce sont les conditions économiques qui +dirigent leur politique. Quand on voit le parti allemand approuvé chez +nous par la presse bourgeoise, qui l'oppose aux vulgaires socialistes +révolutionnaires, cela donne déjà à réfléchir. Un de nos principaux +journaux écrivait à ce sujet les lignes suivantes, dans lesquelles il y +a quelque chose à apprendre pour l'observateur attentif: «Nos +socialistes, dans les dernières années, ont pris tant de belles +manières, se sont frisés et pommadés si parlementairement, que l'on peut +se dire en présence de la lente transformation d'un parti conçu +révolutionnairement en un parti non précisément radical, mais qui +considère le cadre de la société existante comme assez élastique et +suffisant pour enclaver même ce parti, fût-ce avec quelque résistance. +Le développement actuel du socialisme allemand est un sujet très +important, dont nous n'avons pas à nous occuper pour le moment. Même si +le nombre des députés socialistes au Reichstag s'élève à 60-70, il n'y a +pas encore de danger politique dont doive s'alarmer l'empire allemand. +D'abord, le socialisme prouve sa faiblesse en devenant un parti +parlementairement fort, car ses adhérents en attendent alors des +résultats plus positifs, que cette fraction parlementaire ne pourra leur +donner qu'en devenant encore plus apprivoisée, plus condescendante. En +second lieu on peut supposer que les partis non socialistes aplaniront +mainte opposition existant actuellement entre eux, et ce à mesure que le +socialisme les combattra plus vivement comme un parti ayant de +l'influence sur la législature.» + +Singer, au nom du parti social-démocratique, a reconnu qu'au Parlement +on tâche de formuler ses revendications de telle manière qu'elles +puissent être acceptées par les classes dominantes. Ce qui veut dire, en +d'autres termes, que l'on devient un parti de réformes. L'idée +révolutionnaire est supprimée par la confiance dans le parlementarisme. +On demande l'aumône à la classe dominante, mais celle-ci agit d'après +les besoins de ses propres intérêts. Lorsqu'elle prend en considération +les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les +social-démocrates, mais pour elle-même. L'on aboutit ainsi au marécage +possibiliste petit-bourgeois et involontairement la lutte des classes +est mise à l'arrière-plan. + +Cela sonne bien lorsqu'on veut nous faire accroire que la classe +travailleuse doit s'emparer du pouvoir politique pour arriver à son +affranchissement économique, mais, pratiquement, est-ce bien possible? +Jules Guesde compare l'État à un canon qui est aux mains de l'ennemi et +dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un +canon est inutile sans les munitions nécessaires et l'adversaire détient +celles-ci en réglant en sa faveur les conditions économiques. Comment +l'ouvrier, dépendant sous le rapport économique, pourra-t-il jamais +s'emparer du pouvoir politique? Nous verrions plutôt le baron de +Münchhausen passer au-dessus d'une rivière en tenant en main la queue de +sa perruque que la classe ouvrière devenir maîtresse de la politique +aussi longtemps qu'économiquement elle est complètement dépendante. + +Mais le danger qui nous menace n'est pas si grand; c'est visiblement une +phase de l'évolution; nous n'avons pas à constituer un mouvement selon +nos désirs, mais nous avons à analyser la situation; malgré tous les +efforts des meneurs pour endiguer le mouvement, le développement +économique poursuit sa marche et les hommes seront forcés de se +conformer à ce développement, car lui ne se conforme pas aux hommes. + +Il n'est pas étonnant que des pays arriérés comme l'Allemagne et +l'Autriche soient partisans de cette tendance autoritaire; car lorsque +les pays occidentaux comme la France, l'Angleterre, les Pays-Bas et la +Belgique avaient déjà bu depuis longtemps à la coupe de la liberté, +l'Allemagne ne savait pas encore épeler le mot liberté. Voilà pourquoi +le développement politique y est presque nul et tandis qu'elle a +rattrapé les autres pays sur le chemin du développement économique, elle +reste en arrière pour le développement politique. Celui qui connaît plus +ou moins l'État policier allemand,--et ceci concerne encore plus +l'Autriche,--sait combien l'on y est encore arriéré. Et quoique +Belfort-Bax considère les socialistes allemands comme «les meneurs +naturels du mouvement socialiste international», nous pensons que la +direction d'un tel mouvement--il paraît qu'on rêve toujours de +direction--ne peut être confiée à un des peuples orientaux. La +germanisation du mouvement international, le _Deutschland, Deutschland +über alles_[29] qu'on aime tant à appliquer là-bas, serait un recul, que +doivent redouter les peuples occidentaux plus avancés. + +Nous envisageons l'avenir avec calme parce que nous avons la conviction +que ce ne sont pas nos théories qui provoquent la marche suivie et que +l'avenir appartient à ceux qui se seront le mieux rendu compte des +événements, qui auront analysé le plus exactement les signes des temps. + +Pour nous la vérité est dans la parole suivante: Aujourd'hui le vol est +Dieu, le parlementarisme est son prophète et l'État son bourreau; c'est +pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes libertaires, qui ne +chassent pas le diable par Belzébub, le chef des diables, mais qui vont +droit au but, sans compromis et sans faire des offrandes sur l'autel de +notre société capitaliste corrompue. + + + +NOTES: + +[4] _Norglerei_, chicane; _Norgler_, chicaneur. + +[5] _Der Parlementarismus, die Volksgesetzgegebung und die +Sozial-demokratie_, pp. 138 et 139. + +[6] _Protokoll über die Verhandlungen des Parteitages der +sozial-demokratischen Partei Deutschlands_, p. 205. + +[7] _Idem_, p. 204. + +[8] _Protokoll Halle_, p. 102. + +[9] _Protokoll Erfurt_, p. 174. + +[10] _Protokoll Halle_, pp. 56-57. + +[11] _Protokoll Erfurt_, pp. 40-41. + +[12] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_, p. 38. + +[13] _Protokoll Erfurt_, p. 258. + +[14] _Idem_, p. 199. + +[15] «La Politique de la social-démocratie», conférence par A. Steck. +(_Social-demokrat_ suisse.) + +[16] _Ueber die politische Stellung_, pp. 11 et 12. + +[17] Préfecture. + +[18] Voir «Les divers courants de la démocratie socialiste allemande». + +[19] Ancienne prison pour délinquants politiques. + +[20] La place où se trouve la Chambre des députés. + +[21] Citation d'un ex-membre, de la Chambre, plein de talent, Dr A. +Kuyper. + +[22] _Protokoll Berlin_, p. 179. + +[23] _Eminent staatsbildend_: développant l'État éminemment; +_staatsstürzende Kraft_: force pour renverser l'État. + +[24] Celui qui pactise avec ses ennemis, parlemente; celui qui +parlemente, pactise. + +[25] _De l'origine de la Famille, de la Propriété privée et de l'État._ + +[26] _La Révolte_, 5° année, n° 5, du 14 au 23 octobre 1891. + +[27] _Instead of a book by a man too busy to write one_. + +[28] Voir les procédés dans les coopératives de Gand, où la tyrannie la +plus raffinée est exercée. + +[29] L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout. + + + + +III + +SOCIALISME LIBERTAIRE ET SOCIALISME AUTORITAIRE[30] + + +Les idées marchent--et plus vite qu'on ne le croit. Une année, au temps +présent, équivaut, quant au développement des idées, à vingt-cinq années +des temps passés, ce qui fait que d'aucuns ne peuvent suivre le +mouvement. + +L'antique lutte entre l'autorité et la liberté qui, à travers les +siècles, a absorbé l'esprit humain, est loin d'être terminée. Dans tous +les partis elle se manifeste d'une façon différente et partout on la +rencontre, sur le terrain religieux aussi bien que sur le terrain moral +et politique. + +L'autorité, c'est la domination de l'homme par l'homme, quelle que soit +la forme qu'elle revêt. + +La liberté, c'est la faculté laissée à chacun d'exprimer librement son +opinion et de vivre conformément à cette opinion. + +L'homme est avant tout une individualité distincte de toutes les autres, +et bien mal inspiré serait celui qui voudrait détruire cette +individualité--cette part la meilleure et la plus noble de l'être +humain--et qui désirerait que l'individu disparût complètement dans la +collectivité. Ce serait étouffer la caractéristique et l'essence même de +l'homme. + +Mais l'homme est encore un être social, et comme tel il doit +nécessairement _tenir compte_ des droits et des besoins des autres +hommes, vivant avec lui dans la communauté. Celui qui estime les +avantages de la vie commune plus considérables que ceux que pourrait lui +assurer une existence purement individuelle, sacrifiera volontiers à la +communauté une partie de son individualisme. Cependant que +l'individualiste pur préférera se priver de beaucoup de choses pourvu +qu'il n'ait pas à subir le contact et la pression de la collectivité. + +La grande difficulté est de tracer la limite exacte entre ces deux +principes. Cela est même presque impossible. Il faut en effet tenir +compte, chez les personnalités comme chez les collectivités, du +tempérament, de la nationalité, du milieu et de tant d'autres choses +exerçant des influences variées. + + * * * * * + +On rencontre ces deux courants, comme dans tous les autres groupements +politiques, aussi dans le parti socialiste. On y trouve le socialisme +_libertaire_ et le socialisme _autoritaire_. + +Le socialisme autoritaire est né en Allemagne et là aussi il est le plus +fortement représenté. Mais il a fait école dans tous les pays. On +pourrait l'intituler: le socialisme allemand. + +Le socialisme libertaire, plus conforme aux aspirations et à l'esprit du +peuple français, nous vient de France pour se ramifier dans les pays où +l'esprit libertaire est plus développé. On a essayé de greffer le +socialisme allemand sur le tronc du socialisme français, et il en +existe même une section en France, laquelle section, comme la copie +exagère toujours l'original, est encore plus allemande que les Allemands +eux-mêmes. Ce sont les marxistes ou guesdistes. Mais ce socialisme-là ne +se propagera jamais dans des proportions considérables parmi le peuple +français, qui, pour s'assimiler le socialisme allemand, devrait d'abord +se débarrasser de son esprit libertaire. Or, cela est impossible, et de +ce côté il n'y a donc nul danger à craindre. Les pays où la liberté +n'est pas tout à fait chose inconnue--comme c'est le cas en Allemagne, +pays à peine, et encore incomplètement, sorti du féodalisme--penchent +plutôt vers le socialisme français. Tels l'Angleterre, les Pays-Bas, +l'Italie et l'Espagne, tandis que l'Autriche, la Suisse, le Danemark et +la Belgique copient plutôt le modèle allemand. + +Il ne faudrait pas prendre cette distinction d'une façon trop absolue. +Car il existe, en effet, un courant libertaire dans les pays +autoritaires et inversement. Néanmoins, dans les grandes lignes, notre +définition est exacte. + +En continuation d'autres articles parus ici-même, à savoir: «Les divers +courants de la démocratie socialiste allemande[31]» et «Le socialisme en +danger[32]», nous voulons suivre le développement du socialisme comme il +s'est manifesté depuis. + +Dans ma première étude je me suis efforcé de démontrer, preuves en +main,--car les argumentations dont je me suis servi ont été empruntées +aux porte-parole du parti eux-mêmes,--comment, dans le cours des années, +la démocratie socialiste avait perdu son caractère révolutionnaire et +comment elle était devenue, purement et simplement, un parti de +réformes, nullement intransigeant à l'égard de la bourgeoisie. À la +gauche du parti on vit les «Jeunes» ou «indépendants» lever la tête +audacieusement, mais au congrès d'Erfurt ils furent exclus comme +hérétiques. Pour la droite, guidée par Vollmar, on eut, par contre, plus +de considération, on n'osa pas l'excommunier, et pour cause: le morceau +était trop gros et les partisans de Vollmar trop nombreux. Entre ces +deux fractions extrêmes se trouve pris le comité directeur sous la +trinité Liebknecht-Bebel-Singer, et assez caractéristiquement dénommé +par les social-démocrates allemands: «le gouvernement». Ce sont des +hommes du juste-milieu, aux vues gouvernementales. + +À ces messieurs, Vollmar a donné pas mal de peine. Ce fut son attitude +politique, telle qu'il l'avait expliquée dans quelques discours +prononcés à Munich, qui, avec l'exécution des «Jeunes», fournit le +morceau de résistance au congrès d'Erfurt. Au congrès de Berlin on +traita la question du socialisme d'État, et à cette occasion Liebknecht +et Vollmar accomplirent un véritable tour de prestidigitation en +confectionnant un ordre du jour au goût de tout le monde. Au congrès de +Francfort il s'agit des députés socialistes au Landtag bavarois et de +leur vote approbatif du budget. Et chaque fois Vollmar sortit victorieux +de ces joutes oratoires. Les chefs socialistes de l'Allemagne du Nord ne +réussirent pas à battre en brèche son influence ni à lui faire la loi. +Bien au contraire: leur parti penche de plus en plus à droite. + +À l'accusation d'avoir voulu prescrire une nouvelle ligne de conduite au +parti, Vollmar répond fort justement que l'action qu'il a recommandée «a +déjà été appliquée depuis la suppression de la loi d'exception, dans +beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au dehors». + +Ensuite: «Je ne l'ai donc pas inventée, mais je me suis identifié avec +elle; du reste, elle a été suivie depuis le congrès de Halle. À présent +on peut moins que jamais s'éloigner de cette manière de voir. Ceci +prouve clairement que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit +être suivie d'après le règlement du parti.» + +Un autre délégué, de Magdebourg, dit: «Moi aussi je désapprouve la +politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit d'autre à mon +avis, que ce qui a été fait par toute la fraction.» Auerbach, de Berlin, +y ajoute avec beaucoup de logique: «La façon d'agir des membres du +Reichstag conduit nécessairement à la tactique de Vollmar.» + +Et quoique Bebel, Liebknecht, Auer et d'autres encore insistassent +auprès du congrès pour faire adopter un ordre du jour sans équivoque; +quoique Liebknecht se prononçât très catégoriquement et exigeât même que +l'ordre du jour de Bebel, amendé par Oertel,--ordre du jour +désapprouvant les discours de Vollmar et sa nouvelle tactique,--fût +adopté, et qu'il allât même jusqu'à dire que «si la motion d'Oertel +n'est pas adoptée, l'opposition aurait raison et dans ce cas j'irais +moi-même à l'opposition»,--quoique Bebel insistât sur la nécessité de se +prononcer carrément, on n'osa pas aller jusqu'au bout, surtout après la +mise en demeure de Vollmar: «Si la motion d'Oertel est adoptée, il ne me +reste qu'à vous dire que dans ce cas je vous ai adressé la parole pour +la dernière fois.» Liebknecht n'alla pas à l'opposition et Bebel ni ses +amis ne quittèrent le parti. + +En ce qui concerne la question du socialisme d'État, Vollmar et +Liebknecht défendaient des points de vue absolument contraires. Qui ne +se rappelle la polémique dans les journaux du parti et les aménités que +ces messieurs se prodiguaient? Mais on finit par conjurer l'orage et les +deux frères ennemis, Liebknecht et Vollmar, parurent au congrès où ils +communièrent dans un ordre du jour de réconciliation, confectionné de +commun accord. On voit d'ici ce morceau de littérature. Soigneusement +arrondi, édulcoré, à la portée des intelligences les plus timides, cet +ordre du jour n'est qu'un amalgame de phrases creuses, contentant tout +le monde. + +Mais voici qu'une nouvelle surprise vint troubler cet accord harmonieux. +Les députés au Landtag bavarois, et parmi eux Vollmar, allaient jusqu'à +voter pour le budget. C'était excessif peut-être! Car voter le budget de +l'État, c'est accorder sa confiance au gouvernement, et de la part d'un +social-démocrate cela semble d'autant plus incohérent que ce +gouvernement s'est toujours montré hostile à son parti. + +Cette affaire fut mise en question au congrès de Francfort. Deux ordres +du jour furent soumis au congrès. L'un provenait des députés de +l'Allemagne méridionale et était ainsi conçu: + +«Considérant que la lutte principielle contre les institutions +existantes de l'État et de la société ressort de l'action d'ensemble du +parti;» + +«Considérant ensuite que le vote, en leur entier, des lois de finance +dans les différents États (de l'empire) est une question uniquement +utilitaire: à apprécier seulement suivant les circonstances locales et +de temps, et d'après les faits cités au congrès du parti tenu en +Bavière;» + +«Le Congrès passe outre aux ordres du jour 1, 3 et 4 proposés par +Berlin et à ceux proposés par Halle, Weimar, Brunswick et Hanau.» + +Tous ces ordres du jour contenaient un blâme à l'adresse des députés +socialistes au Landtag bavarois. + +À côté de ces motions réprobatrices il y en avait une signée par les +hommes les plus influents de la «fraction»: Auer, Bebel, Liebknecht, +Singer, etc. + +Elle était ainsi conçue: + +Le congrès déclare: «Il est du devoir des représentants parlementaires +du parti, tant au «Reichstag» qu'aux «Landtage», de vivement critiquer +et de combattre tous les abus et toutes les injustices inhérentes au +caractère de classes de l'État, qui n'est que la forme politique d'une +organisation faite pour la sauvegarde des intérêts des classes +gouvernantes; il est en outre du devoir des représentants du parti +d'employer tous les moyens possibles pour faire disparaître des abus +existants et de faire naître d'autres institutions dans le sens de notre +programme. En plus, comme les gouvernements en tant que chefs d'États de +classes combattent de la plus énergique façon les tendances +social-démocrates et se servent de tous les moyens qui leur paraissent +propices pour anéantir, si possible, la social-démocratie, il s'ensuit +logiquement que les représentants du parti dans les «Landtage» ne +peuvent accorder aux gouvernements leur confiance et que l'approbation +du budget impliquant nécessairement un vote de confiance ils doivent +voter contre le budget.» + +Et quel sort échut à ces deux ordres du jour? + +Le premier fut rejeté par 142 voix contre 93. + +Le second par 164 contre 94. + +On ne se décida donc à rien et la question en resta là. Et cela malgré +la pression exercée par la trinité Bebel-Liebknecht-Singer! Bien loin +de perdre de son influence, Vollmar en a donc gagné: Et il a pu s'en +retourner chez lui avec la douce conviction d'être soutenu par une +importante fraction du parti. + +Bebel aperçut le danger et, rentré à Berlin, il résolut de commencer la +lutte. Dans une réunion, il manifeste son dépit à l'égard du congrès, le +plus considérable de tous ceux tenus depuis la création du parti. Le +parti, dit-il en substance, a pu s'accroître numériquement, _il a +certainement perdu en qualité_. Des petits bourgeois, nullement d'accord +avec les principes de la social-démocratie et de l'agitation +internationale, se sont insinués dans le parti, pour y former l'élément +modéré. L'opportunisme, le particularisme menacent de ruiner le parti. +Pour lui, Bebel, un petit parti à principes déterminés est préférable à +un parti fort numériquement et sans discipline. L'état actuel des choses +lui est fort pénible. Il avait même songé à abandonner sa place au +conseil central et ne l'avait conservée que sur les instances des +compagnons et amis. Toutefois, il ne promettait rien et tenait à +réserver son entière liberté d'action au cas où les affaires +continueraient à marcher de même façon. + +Nous voudrions connaître l'opinion de Bebel--Bebel, qui, en tant que +prophète, s'est si souvent lamentablement trompé--sur l'article qu'il +publia peu avant le congrès dans la _Neue Zeit_[33]. Il nous semble que +la lecture l'en doive légèrement embarrasser. + +Dans cet article Bebel dit: + +«Quant à des dissensions principielles ou sérieuses à propos de la +tactique du parti, il ne saurait en être question. Nulle part n'existent +des dissensions de principe. Le parti, chez _tous_ ses adhérents, se +trouve sur une base de principe unique, définie dans le programme. Pour +qui voudrait être ici d'une opinion différente, il n'y aurait pas de +place dans le parti; il lui faudrait aller aux anarchistes ou bien +aborder dans le camp bourgeois. Le parti n'aurait que faire de lui.» + +Les événements du congrès ont dû désenchanter Bebel, et le fait prouve +en tous cas combien peu il est au courant de ce qui se passe dans son +parti. + +Il est vrai que dans le troisième article d'une série publiée au +_Vorwaerts_, Bebel avoue que, parti pour le congrès dans un état +d'esprit optimiste, il avait été terriblement déçu. + +En ce qui concerne Liebknecht, il était tellement frappé d'aveuglement +que, même après le congrès, il vantait encore l'unité inébranlée du +parti. Il publia dans le _Vorwaerts_ un article redondant qui prouvait à +quel point son auteur avait perdu la faculté d'appréciation. Liebknecht +y dit: «Les dissensions tant escomptées par nos ennemis, disparurent à +la suite d'une critique libre et sans ambages, et au lieu de la +scission, invariablement prophétisée par nos adversaires, il y eut union +plus étroite encore. Le cas «bavarois» qui devait conduire à la ruine du +parti, ou du moins à l'irrémédiable rupture entre les chefs de Berlin et +les rebelles de l'Allemagne du Sud, fut si bien aplani, grâce au tact et +au bon sens de la majorité, que pas la moindre amertume n'a subsisté +d'un côté ni de l'autre.» + +Un tel optimisme surpasse l'imagination la plus fantasque. Et si jamais +le «tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes» a été illustré, +ce fut par le vieux Liebknecht. + +Parmi d'autres choses, la question agraire fut mise en discussion au +congrès. Ici, l'attitude de Vollmar et de Schonlank fut d'un +opportunisme tel qu'ils jetèrent par dessus bord le principe socialiste, +dans l'intérêt de la propagande «pratique». Homoéopathiquement, on +n'administre que par doses infimes le socialisme aux paysans. On a peur +de les tuer par une ingurgitation trop copieuse. Et ce qui frappe le +plus le lecteur attentif du compte rendu, c'est qu'on ne s'adresse pas, +pour les médiquer, aux paysans-ouvriers qui, eux, ne possèdent pas un +pouce de terrain, mais ... aux petits propriétaires! + +Avec une indiscutable logique la _Frankfurter Zeitung_ a pu dire à ce +sujet: «Quelques phrases mises à part, tout parti radical-bourgeois peut +arriver aux mêmes conclusions.» Dans la _Réforme_, M. Lorand s'exprime à +peu près identiquement. + +Vollmar ne manqua pas de ramasser le gant. Il parle du «pronunciamiento» +de Bebel et s'écrie: «Les temps présents nous offrent un étrange +spectacle. En face des ennemis marchant sur nous en rangs serrés et +prêts à nous attaquer, nous voyons un de nos chefs se lever et lancer le +brandon de discorde, _non parmi_ les adversaires, mais dans nos propres +rangs.» + +Un des vétérans du parti, le député Grillenberger, se mêla à la dispute +en se rangeant dans la presse, comme à Erfurt, du côté de Vollmar. Cette +polémique trahit l'amertume et l'irritation que dans les deux camps on +ressent. Vollmar dit «que les motifs de l'attitude de Bebel doivent être +cherchés dans son amour-propre blessé et dans son manque de sens +critique et de sang-froid, qui lui ont fait placer--lui, le chef d'un +parti démocratique--sa propre personnalité au-dessus des intérêts les +plus tangibles du parti, à la honte et au détriment de la +social-démocratie et pour le plus grand bien et la joie des +adversaires». Quant à Bebel, il reproche à Grillenberger son langage +«sale et vulgaire comme le vocabulaire d'un voyou». + +Ces personnalités ne nous intéressent que médiocrement, mais elles +illustrent néanmoins d'une façon particulière la complète «unité» du +parti. + +Bebel prétend que l'élément petit-bourgeois, considérable surtout dans +l'Allemagne du Sud, affaiblit le parti, et que l'opportunisme et le +particularisme bavarois, encouragés systématiquement par Vollmar, sont +irréconciliables avec le principe. + +Il constate donc l'existence de très réelles dissensions de principes et +d'après lui, Vollmar, Grillenberger et les leurs se trouvent devant le +dilemme d'aller soit vers les anarchistes soit dans le camp bourgeois. +Or, Vollmar ne semble nullement disposé à obéir à cette mise en demeure. +Bien au contraire: il s'imagine, après comme avant, d'être en parfait +accord avec les principes de la social-démocratie. + +Bebel publia au _Vorwaerts_ quatre articles dans lesquels il précise sa +façon de voir et apprécie les opinions de Vollmar. L'étude est +intéressante et nous croyons utile d'en placer quelques fragments sous +les yeux d'une plus grande fraction du public. + +Bebel rappelle combien de fois déjà Vollmar a obligé les divers congrès +à s'occuper de sa politique et comment Vollmar est devenu une «colonne +d'espérance» (_Hoffnungssäule_) pour «tous les tièdes _dans_ le parti et +pour tous les réformateurs bourgeois du dehors». Lui, qui connaît +Vollmar, sait que celui-ci arrivera peut-être un jour, comme il l'a fait +avant, «à emboucher la trompette de l'ultra-radicalisme comme, à +présent, il entonne l'air du «tout doux», pour piper Pierre et Paul et +grossir ainsi les bagages du parti, si ... Oui, «si»? Voilà le grand +point d'interrogation et, pour le moment, je ne désire pas davantage +approfondir la question.» + +Vollmar fit ressortir, et avec raison, que ce que Bebel lui +reprochait avait déjà été dit par Hans Müller[34] ... au sujet de +l'embourgeoisement du parti. Avec la prétention propre aux personnages +gouvernementaux, Bebel rejette loin de lui cette insinuation en +affirmant qu'il n'a que superficiellement feuilleté la brochure de Hans +Müller et qu'il sait à peine ce qu'elle contient. + +Malgré la solennelle affirmation de M. Bebel, nous nous permettons de +n'en rien croire. Comment, voilà une critique essentielle contre le +parti tout entier, faite par un homme dont Bebel lui-même a dit qu'il +n'était pas le premier venu, et on voudrait nous faire croire que les +chefs du parti ne l'ont pas lue? C'est par trop invraisemblable, et, si +cela était _vrai_, ce serait inexcusable. Inexcusable en effet, car +comme chef de parti on est tenu de prendre connaissance de tout ce qui +peut être utile à un degré quelconque, au parti lui-même. Et +invraisemblable aussi, car il est difficile d'admettre que l'on ait +ignoré, ou à peu près, une brochure sensationnelle comme celle de Hans +Müller. Mais j'imagine, combien cette brochure a dû être désagréable aux +muphtis du parti, car, sans se perdre dans des personnalités, l'auteur y +a démontré, avec preuves à l'appui et par des citations empruntées aux +écrits mêmes des dits grands dignitaires, combien la social-démocratie +s'était embourgeoisée et avait incliné à droite. + +Mais voilà! Hans Müller a eu l'infortune d'être plus perspicace que +Bebel et de découvrir avant celui-ci les phénomènes, qui, à présent, se +manifestent aux yeux de tous. + +N'était-ce pas Bebel qui, à cette époque, fit remarquer comment les +conditions matérielles d'un individu influencent ses opinions? Il fit +cette observation en visant Vollmar qui habite une villa plutôt +somptueuse au bord d'un des lacs de Bavière. Mais la même remarque a été +faite par d'autres, et avec autant de justesse, à l'égard de Bebel. + + * * * * * + +Recherchons maintenant les causes de l'infiltration de plus en plus +considérable d'éléments petit-bourgeois dans la social-démocratie et de +la grande influence qu'ils y exercent. + +Le docteur Hans Müller a écrit tout un chapitre sur cette question. + +Jusqu'aux temps de la loi contre les social-démocrates en Allemagne, le +mouvement social-démocratique fut un mouvement de classe purement +prolétarien avec un caractère nettement révolutionnaire. Les adhérents +furent presque exclusivement des ouvriers; les petits patrons, les +paysans et les boutiquiers formaient un nombre insignifiant sans aucune +influence sur le mouvement. + +Plus tard un changement complet se produisit. Quelles furent les causes +de ce changement? + +Premièrement la dépendance où se trouvent les ouvriers salariés, qui +leur rend difficile sinon impossible une activité politique publique. Un +ouvrier salarié par exemple ne peut être membre du parlement, car son +patron ne lui permettrait pas d'assister aux séances, et peut-on +imaginer d'ailleurs un patron, permettant à un de ses ouvriers de siéger +au parlement comme social-démocrate? Il ne faut pas oublier que la +position financière du prolétaire est un obstacle, car les membres du +parlement allemand (Reichstag) ne reçoivent aucune indemnité et, quoique +le parti allemand paie à ses membres une indemnité, il ne les indemnise +que pour les jours où le parlement s'assemble. + +Les ouvriers qui remplissent un rôle prépondérant, perdent leurs places +et doivent chercher une autre carrière. Ici on ouvrait un café ou un +bureau de tabac, là on devenait colporteur, on installait une librairie +ou bien on se faisait rédacteur d'un journal pour les ouvriers. Ces +hommes se créaient ainsi une existence petit-bourgeoise: Auer, qui fut +garçon sellier, monta en 1881 un magasin de meubles; Schuhmacher, garçon +tanneur, fonda en 1879 une tannerie; Stolle, jardinier-fleuriste, tint +un café; Dreesbach, primitivement ébéniste devint marchand de tabac. + +On peut allonger cette liste à volonté. Naturellement ces hommes furent +les meilleurs adhérents du parti. Mais on comprend que le milieu dans +lequel on vit, exerce une grande influence sur l'existence et la façon +de penser; les hommes dont nous venons de parler n'ont pu se soustraire +à la règle générale et leur changement de position a été accompagné d'un +changement d'opinion. + +Beaucoup des chefs locaux de la social-démocratie sont égarés par leur +existence petit-bourgeoise. Ils ne sont plus les représentants du +mouvement purement prolétarien, mais, arrachés des rangs des +prolétaires, ils ont perdu leurs idées révolutionnaires. Ils commencent +à parler de l'amélioration de la position des petits bourgeois, dans le +cadre de la société actuelle. + +La prudence est conseillée. Déjà ils ont perdu leur place une première +fois, ils vont désormais penser davantage à leurs femmes, à leurs +enfants; ils ont maintenant quelque chose à perdre, ils se disent qu'on +peut rester socialiste sans faire toujours le révolutionnaire. + +Le petit bourgeois de fraîche date abandonne ainsi son point de vue +prolétarien et révolutionnaire et il devient un socialiste pratique et +petit-bourgeois. + +Une telle explication est naturelle et compréhensible; il serait étrange +que le contraire se produisît. + +Mais ces messieurs furent les chefs locaux et ces modérés exercèrent une +certaine influence dans leur entourage. Dans la pratique il fallait se +mêler aux élections et gagner les votes des petits patrons, des paysans, +des fonctionnaires subalternes, etc.[35]. Dans les manifestes électoraux +on trouve partout cette préoccupation, et de cette manière on gagnait +toujours des votes. + +Avec les élections le succès est tout; et qui ne met volontiers de l'eau +dans son vin, si c'est pour triompher? On parle rarement des principes +ou même jamais, on veut être des hommes pratiques et on se borne aux +réformes mesquines et proches. + +Le docteur Müller fait le récit d'une réunion dans le Mecklembourg, où +on applaudissait beaucoup l'orateur socialiste. Il demanda à un des +auditeurs ce que ces social-démocrates voulaient obtenir et la réponse +fut: les social-démocrates veulent abolir l'impôt sur l'alcool. + +L'alcool est un facteur d'une considérable influence dans les +élections, comme on peut le constater dans la brochure de Bebel sur +l'attitude des social-démocrates au parlement allemand pendant les +années 1887-90 et dans laquelle il dit textuellement: quand le peuple +élit au parlement les mêmes membres qui ont voté pour l'augmentation des +impôts et ont défendu les intérêts des agrariens, nous pouvons nous +attendre à une augmentation de l'impôt sur l'eau-de-vie, et une +augmentation de l'impôt sur la bière ne tardera pas. Donc les électeurs +sont conduits à donner leurs votes aux candidats socialistes, de crainte +que l'eau-de-vie et la bière ne soient beaucoup plus chères! Bebel +disait la même chose que ce simple paysan de Mecklembourg! + +De même en Belgique l'influence de l'alcool est terrible et tous les +partis, y compris les socialistes, en profitent. + +Dans certains manifestes pour les électeurs, on ne trouve aucun des +desiderata prolétariens! Pour les élections du Landtag saxon, les +social-démocrates demandaient la réglementation de la nomination des +instituteurs par l'État, que les subventions pour les écoles soient aux +mains de l'État, l'instruction obligatoire jusqu'à l'âge de quatorze +ans, la distribution des fournitures scolaires, l'exonération de l'impôt +jusqu'à un revenu de neuf cents marks, le suffrage universel, et un +impôt sur le capital remplaçant les impôts indirects. On reconnaîtra +qu'on peut ne pas se nommer socialiste, même quand on accepte tous ces +desiderata. + +L'attitude du journal _Vorwaerts_ dans le mouvement des sans-travail en +1892 fut caractéristique. L'indignation de ce journal, qui représente la +classe des non-possédants, fut ridicule, lorsque la rédaction s'indigna +du ravage de la propriété des trois social-démocrates honorables par +une bande de sans-travail!! + +Un article sur la Psychologie de la petite bourgeoisie dans le _Neue +Zeit_ (Nouveaux Temps de 1890 par le docteur Schonlank) mérite encore +l'attention de tous, surtout des socialistes réformistes parlementaires. + +Il y a de cela quelques mois, une très intéressante brochure parut, +écrite par M. Calwer[36], rédacteur d'un journal socialiste de +Brunswick. Nous n'en pouvons trop recommander la lecture. + +D'après Bebel c'est surtout en l'Allemagne du Sud que l'élément +petit-bourgeois est prédominant dans le parti: «L'Allemagne du Sud, dit +Bebel, est un pays principalement petit-bourgeois, et petit-bourgeois +veut dire en même temps petit-paysan. La grande industrie, à part dans +l'Alsace-Lorraine et quelques villes, n'y est pas développée et la +prolétarisation des masses, par conséquent, pas très avancée. Les masses +y vivent--quoique parfois dans de misérables conditions--en général +d'une vie de petits-bourgeois ou de petits-paysans, de sorte que la +façon de penser prolétarienne n'y est pas encore parvenue à toute sa +netteté. Il y a ensuite le sentiment de l'isolement politique, plus vif +dans l'Allemagne du Sud à cause même des conditions économiques. La +véritable expression politique de cet état de choses c'est le +petit-bourgeois «parti du Peuple» (_Volkspartei_) qui, pour ces raisons, +se manifeste le plus puissamment dans le Wurtemberg, le pays le plus +petit-bourgeois de l'Allemagne et y a trouvé son Eldorado. Nos amis du +Wurtemberg ont une très lourde tâche là-bas. + +«Il est donc très naturel, étant données les conditions sociales et +politiques dans lesquelles vivent la plupart de nos partisans de +l'Allemagne du Sud, que ceux-ci soient influencés par l'esprit +incontestablement petit-bourgeois qui prédomine dans ces contrées. C'est +ainsi qu'en Bade on nomma député social-démocrate au Landtag un +philistin (_Spiesburger_) achevé, un mangeur de prêtre et braillard du +Kulturkampf comme Rüdt qui sut là-bas acquérir l'influence qu'il possède +encore aujourd'hui; c'est ainsi qu'un déplorable pitre comme Hansler a +pu jouer un rôle à Mannheim. En disant cela, je n'ai nullement voulu +adresser des reproches à qui que ce soit. J'ai tout simplement essayé de +donner une explication objective, chose fort importante pour le +développement de notre parti et pour laquelle je réclame, non seulement +de nos amis de l'Allemagne du Nord mais aussi et surtout des Allemands +du Sud, la plus intense attention.» + +Il nous semble qu'ici Bebel apprécie les choses d'un point de vue trop +particulariste, et nous partageons plutôt l'avis de Calwer lorsqu'il +attribue l'embourgeoisement du parti social-démocrate--phénomène observé +aussi bien dans l'Allemagne septentrionale, en France et ailleurs que +dans l'Allemagne du Sud--à des causes générales. + + + +En effet, que s'est-il passé dans tous pays selon Calwer? + +Au début ce furent les salariés qui composaient l'élément principal dans +l'agitation socialiste. Ainsi qu'aux premiers temps du christianisme des +pêcheurs et des artisans allèrent propager l'Évangile,--sans rétribution +et pour sa seule cause,--ainsi il en fut du socialisme. Certains +propagandistes, par leur attitude indépendante, perdirent leur +gagne-pain. D'autres, afin de pouvoir continuer à propager leurs idées, +furent contraints de chercher de nouveaux moyens d'existence. Les uns +s'établirent mastroquets, les autres montaient une petite librairie où, +à la vente des périodiques socialistes, se joignait un commerce de +plumes, de papier, etc. D'autres encore ouvraient un débit de tabac et +de cette façon tout ce monde cherchait à se caser, soutenu par des amis. +Naturellement les braves citoyens ainsi mis à l'aise, en cessant d'être +des salariés, deviennent de parfaits petits bourgeois et à partir de ce +moment leurs intérêts diffèrent du tout au tout de ceux de leurs anciens +camarades. De sorte qu'aujourd'hui on est arrivé à pouvoir satisfaire à +tous ses besoins, depuis les vêtements jusqu'aux cigares, en accordant +sa clientèle exclusivement à des boutiquiers socialistes. La presse du +parti leur fait de la réclame et les ouvriers socialistes se voient +moralement obligés à ne faire leurs achats qu'aux bonnes adresses. +Calwer dit à ce sujet: «On attelle les chevaux du socialisme au char de +l'effort réactionnaire et le travailleur, moyennant espèces, doit +prendre place dans cet impraticable et dangereux véhicule. On ne peut +pas en vouloir à ces personnes qui, contraintes par leur situation +d'entreprendre ce genre de commerce, se remuent et s'agitent pour le +faire réussir. Ils sont on ne peut mieux intentionnés tant à leur propre +égard qu'à celui des travailleurs. Mais du point de vue strictement +prolétarien, ces entreprises ne sont que des trafics réactionnaires, +plutôt préjudiciables aux ouvriers. Car ceux-ci se laissent persuader +qu'il est de leur devoir de favoriser ces entreprises. Ils y apportent +leur bonne monnaie et reçoivent en échange des denrées qu'ils auraient +pu se procurer bien plus avantageusement dans un grand magasin. Ceux que +je vise ici auront beau insister sur la sincérité de leurs conceptions +et de leurs considérations social-démocratiques, leur façon de procéder +est anti-socialiste et aboutit finalement à cette tendance bourgeoise +qui fait miroiter devant les yeux du travailleur la possibilité +d'améliorer son sort par le «_selfhelp_» et lui en recommande l'essai.» + +En ce sens Calwer appelle l'apposition de marques de contrôle dans des +chapeaux une tactique petit-bourgeoise, car, dit-il, «c'est un non-sens +que cette prétention des travailleurs de vouloir, dans le cadre de la +société bourgeoise, faire concurrence à la production bourgeoise. Il +faut donc ouvertement combattre toutes ces tentatives dès qu'on essaye +de les abriter sous le drapeau social-démocrate comme cela se fait +aujourd'hui». Et plus loin: «Il est impossible d'éviter ces trafics +petits-bourgeois et on ne peut pas en faire un crime à ceux qui tâchent +d'y trouver une existence; on peut même, à la rigueur, les considérer +avec plus de sympathie que d'autres et analogues institutions +petit-bourgeoises,--mais c'est contraire aux intérêts du prolétariat, et +blâmable au point de vue socialiste que de recommander aux ouvriers de +soutenir par leurs gros sous des entreprises condamnées d'avance, et +d'acheter des denrées qui ne sont pas aussi bien conditionnées (et ne +sauraient l'être) que dans des magasins et usines techniquement mieux +organisés.» + +Certes, c'est pénible de voir des ouvriers congédiés et privés de leur +gagne-pain à cause de leurs principes, mais tout en reconnaissant que +nous devons les aider suivant nos moyens, nous ne devons pas fermer les +yeux aux phénomènes qui, dans leur développement, ont un effet +réactionnaire. «La coopération est un misérable reflet du capitalisme +spéculateur qui tente, d'une manière pitoyable et souvent déplorable, +de forcer les moyens de production et de communication moderne, dans le +cadre des anciennes conditions de propriété, au détriment du prolétariat +consommateur. Ces ouvriers excommuniés par les patrons, qui créent des +sociétés de consommation, ce prolétaire qui devient cabaretier ou +boutiquier, tous ces gens-là changent bientôt leur vie prolétarienne +pour une existence de petit-bourgeois.» + +Ces victimes de l'agitation prolétarienne se transforment donc en petits +bourgeois. Leur existence matérielle dépend de façon directe de la +situation plus ou moins florissante du parti. C'est ainsi qu'on arrive à +un état de choses que l'on blâme dans l'organisation de l'Église: des +personnages salariés, directement ou indirectement au service du parti +et contraints, pour ainsi dire, à le soutenir envers et contre tous. Il +se crée une armée compacte d'individus vivant sur ou par le parti. Et +c'eut été bien extraordinaire si cette métamorphose de certains éléments +n'avait pas exercé d'influence sur le mouvement socialiste, si purement +prolétarien, si net dans son caractère révolutionnaire au début. Dès que +l'élément petit-bourgeois s'infiltre et même commence à jouer un rôle +prépondérant, il est tout naturel que le caractère révolutionnaire +s'affaiblisse. + +Comment serait-il possible en effet, dans un parti révolutionnaire, de +tenir chaque année un congrès qui dure toute une semaine? Nul +travailleur _travaillant_, à part de fort rares exceptions, ne peut +prendre part à un congrès de ce genre. Aussi les délégués sont-ils +habituellement des chefs locaux, pour la plupart boutiquiers de +naissance ou encore devenus petits bourgeois par droit de conquête. +Ainsi se forme une espèce d'hiérarchie comme dans l'Église catholique. +Les petits chefs locaux sont comme les curés de village. Les délégués au +congrès sont les évêques, les membres de la fraction socialiste au +Reichstag les cardinaux et des circonstances dépend s'il y a lieu ou non +de procéder à la nomination d'un pape. La fraction socialiste au dernier +Reichstag se décomposait ainsi: 1 avocat, 2 rentiers, 10 rédacteurs de +journaux et auteurs, 4 cabaretiers, 7 fabricants de cigares et +boutiquiers, 3 éditeurs et 3 négociants. Les six autres faisaient du +trafic pour leur propre compte. Pas un seul travailleur sur ce quart de +grosse de représentants du peuple! Et il ne saurait en être autrement, +car un ouvrier ne peut pas risquer les chances si variables d'une +élection. Les actes et la tactique d'un parti ne peuvent d'avance et +volontairement être arrêtés; ils subissent l'influence des éléments +sociaux dont se compose le parti. Si un parti se compose de bourgeois, +il sera capitaliste; s'il se compose de petits bourgeois il pourra être +anticapitaliste mais révolutionnaire jamais! Tout au plus sera-t-il +réformiste. Seul un parti composé de prolétaires sera prolétarien et +socialiste-révolutionnaire. Les éléments petit-bourgeois qui +s'introduisent dans un parti tentent toujours d'y faire prévaloir leur +influence, et fréquemment ils y réussissent. Souvent l'influence d'un +petit-bourgeois équivaut à celle de dix ouvriers salariés. Le Dr Müller +a grandement raison en disant que là où les chefs s'imaginent peut-être +se trouver à la tête d'un parti prolétarien, ils n'ont derrière eux, en +réalité, qu'un mouvement semi-prolétarien qui menace de dégénérer en un +mouvement exclusivement petit-bourgeois. + +Bakounine[37] écrit dans le même sens: «Il faut bien le dire, la petite +bourgeoisie, le petit commerce et la petite industrie commencent à +souffrir aujourd'hui presque autant que les classes ouvrières et si les +choses marchent du même pas, cette majorité bourgeoise respectable +pourrait bien, par sa position économique, se confondre bientôt avec le +prolétariat.» Il en est ainsi dans tous les pays et cela constitue un +danger pour le socialisme. Mais il est vrai aussi que «l'initiative du +nouveau développement n'appartiendra pas à elle (la petite bourgeoisie), +mais au peuple: en l'occident--aux ouvriers des fabriques et des villes; +chez nous, en Russie, en Pologne, et dans la majorité des pays +slaves,--aux paysans. La petite bourgeoisie est devenue trop peureuse, +trop timide, trop sceptique pour prendre d'elle-même une initiative +quelconque; elle se laissera bien entraîner, mais elle n'entraînera +personne; car en même temps qu'elle est pauvre d'idées, la foi et la +passion lui manquent. Cette passion qui brise les obstacles et qui crée +des mondes nouveaux se trouve exclusivement dans le peuple.» Tout ceci +est exact en ce qui concerne le principe révolutionnaire, mais en temps +ordinaire, la petite bourgeoisie fait tout son possible pour entraîner +les prolétaires sur la voie des soi-disant réformes pratiques. + +C'est dans l'élément petit-bourgeois principalement que se recrutent les +agitateurs ambulants, les chefs de mouvement dans les différentes +localités et les rédacteurs des journaux du parti. Calwer juge +sévèrement ce genre de personnages. Il dit: «Nos écrivains se recrutent +dans les milieux les plus hétérogènes. Leur origine est toujours +douteuse. Moi-même, par exemple, je suis un théologien qui n'ai pas +passé d'examen. Tel autre est étudiant en droit, un tel maître d'école +ou aspirant. Un quatrième n'a même pas pu arriver aux études +supérieures. D'autres encore n'ont pas fait d'études du tout. Parce +qu'il y a un Bebel dans notre parti, beaucoup: écrivains, artisans, +typographes, journalistes, etc., s'imaginent que c'est chose très facile +de devenir, par ses propres efforts, un écrivain socialiste. +Heureusement nous n'avons pas institué de commission d'examens, mais des +poumons solides et une langue venimeuse secondent puissamment l'écrivain +socialiste. Et c'est ainsi grâce à la concurrence que se font +réciproquement ces personnages de si différentes situations sociales, +que des ignorants, n'ayant absolument rien compris au socialisme, +s'introduisent dans notre mouvement en qualité de rédacteurs et +d'écrivains. Parfois aussi on aime à faire parade d'un de ces transfuges +des «classes civilisées» et quelque temps après on assiste au spectacle +de voir le monsieur abjurer solennellement tout ce que dans sa juvénile +présomption il a écrit ou raconté aux ouvriers. Et alors on fait des +reproches à cet honnête homme! Si seulement nombre de ces écrivains qui +n'ont jamais rien compris au socialisme voulaient suivre cet exemple! +Quel bien n'en résulterait-il pas pour notre agitation! Oui, le +«parvenir à l'entière compréhension» n'est pas chose aussi aisée qu'on +le croit généralement. Cela exige en premier lieu de l'étude et de +l'observation qui, à leur tour, demandent le loisir et les connaissances +nécessaires. Les exceptions confirment la règle. S'imaginer que les +connaissances qui précèdent les études académiques et ces études +elles-mêmes puissent être remplacées par quelque lecture et par la seule +bonne volonté de devenir écrivain, c'est donner une preuve de la plus +absolue incompréhension du métier d'écrivain. Lorsque des personnages +capables tout au plus de remplir les fonctions de second rédacteur sont +à la tête d'un journal, et qu'ils traitent du haut de leur grandeur des +sous-rédacteurs plus intelligents et qui ont plus de routine +qu'eux-mêmes, alors ils donnent bien la preuve qu'ils possèdent toute la +présomption adhérente à leur position mais nullement qu'ils disposent du +_savoir_ qu'on a le droit d'exiger chez nos rédacteurs en chef. Or, ce +savoir n'est pas uniquement basé sur des aptitudes naturelles mais +encore sur des études méthodiques, continuées jusqu'à la fin des cours +académiques. Ce qui ne veut pas dire que les études universitaires +suffisent pour former l'écrivain socialiste. Nous avons, au contraire, +des personnages ayant fait leurs études et qui cependant ne comprennent +rien au socialisme. Mais, munis de toute leur présomption universitaire +en même temps que de leur titre doctoral ils se croient appelés à jouer +un rôle dans le mouvement.--Si je n'étais pas là, qu'adviendrait-il de +la social-démocratie? Voilà ce qu'ils disent par leur attitude. À peine +sont-ils entrés dans le mouvement qu'ils croient tout savoir et tout +connaître et qu'ils se posent en pédagogues en face des travailleurs: +Voilà ce que vous avez à faire, car moi, le docteur un tel, je crois +cela juste. J'ai à peine besoin de faire ressortir ici que ces +transfuges, dans la plupart des cas, eussent été totalement incapables +de remplir les fonctions bourgeoises quelconques qui leur seraient +échues. Il faut donc attribuer la médiocrité de la littérature de nos +écrivains à leur éducation défectueuse et a leur présomption. Mais s'il +leur a été possible de prendre une pareille attitude dans le parti, la +faute en incombe moins à eux-mêmes qu'au petit-bourgeoisisme que nous +avons déjà décrit.» + +Les grandes vérités contenues dans ces lignes me feront pardonner la +longue citation. Moi-même j'avais écrit dans ce sens[38] et ma +satisfaction est grande de retrouver les mêmes conclusions chez Calwer. + +Le Dr Müller traita la même question, ne fût-ce qu'en passant et voilà +que nous voyons Bebel et autres arriver aux mêmes résultats. Quand +j'écrivis que le parti avait gagné en quantité ce qu'il avait perdu en +qualité, je fus traité de calomniateur du parti allemand. Il ne me +déplaît pas d'entendre formuler maintenant les mêmes critiques par ceux +qui, à l'époque, m'accusaient de calomnie. Bebel notamment écrit dans le +_Vorwaerts_, quatrième article de sa série: «Le parti, en ce qui +concerne son développement intellectuel, a plutôt augmenté en largeur +qu'en profondeur; au point de vue numérique nous avons gagné +considérablement, mais quant à la qualité, le parti ne s'est pas +amélioré. Cela, je le maintiens! Car si cela n'était pas, la crainte de +l'embourbement et de la débilitation (_Versumpfung, Verwasserung_) du +parti ne serait pas aussi grande qu'elle l'est aujourd'hui.» Il écrit +encore que «bon nombre de nos agitateurs devraient s'efforcer de +beaucoup mieux se mettre au courant qu'ils ne le sont actuellement. Ce +serait le devoir du parti d'aider en leurs efforts ces hommes qui, pour +la plupart, sont surchargés de travail et qui vivent dans des conditions +matérielles prolétariennes.» Et plus loin: «L'augmentation des forces +éminentes et capables est restée de beaucoup en arrière comparée à la +croissance du parti. Ce que nous avons gagné sous ce rapport dans les +cinq dernières années peut aisément se compter.» Il rappelle comment, il +y a de cela dix ans, et alors qu'il n'y avait pas encore autant à +craindre de l'embourbement, ce fut précisément Vollmar qui, lorsque le +renouvellement des lois d'exception contre les socialistes était à +l'ordre du jour, écrivait dans le _Sozialdemocrat_ de Zurich que le +renouvellement de ces lois serait profitable au développement du parti. +À cette époque, il se rendait donc très bien compte du péril, et à +présent que le parti est beaucoup plus en danger de perdre son caractère +prolétarien et révolutionnaire, ce n'est plus, hélas! Vollmar qui lève +la voix pour dénoncer le danger, mais, au contraire, il est devenu +l'espoir de tous les éléments petit-bourgeois du parti. N'est-ce pas +triste chose de voir ainsi sombrer, sous l'influence d'un changement de +milieu, de si grandes facultés? Et s'il est du devoir du parti de +repousser toute tendance aboutissant à la débilitation et l'embourbement +du parti, comme le dit Bebel, alors on a agi d'une façon inexcusable par +l'exclusion des «jeunes», qui, de fait, ont exercé la même critique que +Bebel exerce maintenant. Pourquoi ne pas reconnaître l'erreur et la +faute commises par cette exclusion, et pourquoi ne pas essayer de les +séparer si possible? + + * * * * * + +Mais revenons au congrès. Bebel a incontestablement raison dans sa +crainte de la débilitation du parti, puisque des socialistes vont +jusqu'à voter le budget de l'État, en Bavière. Mais pendant les +discussions sur ce sujet, il fut prouvé que le même phénomène s'était +déjà présenté à Bade et à Hesse, sans que l'on ait pensé à incriminer +les députés socialistes coupables. Il y avait donc eu des antécédents. + +En ce qui concerne la question agraire, on fit preuve de la même +indécision. Nous avons déjà montré, dans notre étude: _Le Socialisme en +danger_[39], comment Kautsky, dans sa brochure sur le programme +d'Erfurt, professe les mêmes idées que Vollmar au sujet de la question +agraire. Messieurs les chefs du parti ne paraissent pas s'en être +aperçus. Étaient-ils d'accord avec Kautsky ou bien s'intéressent-ils si +peu à ce qui s'écrit, même de la part de leurs conseillers spirituels, +que le fait leur ait échappé? + +Au cours des discussions sur la question agraire, Bebel disait: «Dans +l'exposé de Vollmar nous constatons le même reniement du principe de la +lutte des classes, la même idée non socialiste de conquérir, par +l'agitation, des contrées qu'il est impossible de conquérir et qui, même +si cela était possible, ne sauraient être gagnées à notre cause que par +la dissimulation ou le reniement de nos principes social-démocratiques. +Excellent dans un certain sens et irréprochable en ce qui concerne la +détermination de certains modes d'agitation suivis jusqu'ici--la +dernière partie quelque peu exagérée cependant--ce discours, dans sa +partie positive, a été d'autant plus dangereux. Et ces passages +dangereux ont été applaudis par un grand nombre de délégués, ce qui +corrobore ma conviction que, sur ce terrain aussi, il existe un manque +de clarté auquel on ne s'attendrait pas chez des social-démocrates.» + +Bebel fit remarquer que Vollmar n'avait rien dit des éléments qui +devraient être l'objet principal de notre propagande: les valets de +ferme, les ouvriers agricoles et les petits paysans. Par contre, il +avait beaucoup parlé des agriculteurs proprement dits, envers qui notre +propagande est de très minime importance. + +«Pas la moindre mention n'a été faite, dans la question agraire, du but +final du parti. C'est comme si la chose n'existait pas. En 1870, lors +d'un congrès tenu dans la capitale du pays par le parti ouvrier +social-démocrate, l'État le plus «petit-paysan» de l'Allemagne, le +Wurtemberg, se prononça ouvertement et sans ambages en faveur de la +culture communautaire du sol. Le _Allgemeine Deutsche Arbeiterverein_ +fit de même. En l'an de grâce mil huit cent quatre-vingt-quatorze, on a +tourné autour de cette question, comme le fait un chat autour d'une +assiette de lait chaud. Voilà le progrès que nous avons réalisé.» + +Ledebour, se mêlant à la discussion, arrive à la même conclusion que +nous, à savoir que Kautsky partageait les vues de Vollmar. Bebel +prétendit ne pas avoir connaissance de ce fait, mais qu'il s'en +informerait, et, que si la chose était vraie, il combattrait Kautsky +aussi bien que Vollmar. Depuis, Bebel a déclaré que Kautsky, dans sa +brochure, n'avait professé aucune hérésie contre le Principe. + +Ceci donna occasion à Ledebour de se prononcer plus catégoriquement et +il maintint au sujet de Kautsky et de Bebel ce qu'il avait dit. Dans sa +brochure, Kautsky écrit: «La transition à la production socialiste n'a +non seulement pas comme condition l'expropriation des moyens de +consommation, mais elle n'exige pas davantage l'expropriation générale +des détenteurs des moyens de production.» + +«C'est la grande production qui nécessite la société socialiste. La +production collective nécessite également la propriété collective des +moyens de produire. Mais tout comme la propriété privée de ces moyens +est en contradiction avec le travail collectif, la propriété collective +ou sociale des moyens est en contradiction avec la petite production. +Celle-ci demande la propriété privée des moyens. L'abolition, par +rapport à la petite propriété, en serait d'autant plus injustifiable que +le socialisme veut mettre les travailleurs en possession des moyens de +produire. Pour la petite production, l'expropriation des moyens de +produire équivaudrait donc à l'expropriation des possesseurs +actuels--qui aussitôt rentreraient en possession de ce qu'on leur aurait +enlevé ... Ce serait de la folie pure. _La transition de la société +socialiste n'a donc nullement comme condition l'expropriation des petits +producteurs et des petits paysans_. Cette transition non seulement ne +leur prendra rien, mais elle leur profitera grandement. Car, la société +socialiste tendant à remplacer la production des denrées par la +production pour l'usage direct, doit aussi tendre à transformer tous les +services (rendus) à la communauté: impôts ou intérêts hypothécaires +devenus propriété commune,--en tant qu'ils n'auront pas été abolis,--de +services pécuniaires qu'ils étaient en services en nature sous forme de +froment, vin, bétail, etc. Cela serait un grand soulagement pour les +paysans. Mais c'est impossible sous le régime de la production des +denrées. Seule la société socialiste pourra effectuer cette +transformation et combattre ainsi une des causes principales de la ruine +de l'agriculture.» + +«Ce sont les capitalistes qui, en réalité, exproprient les paysans et +les artisans, comme nous venons de le voir. La société socialiste mettra +un terme à cette expropriation[40].» + +En dépit de leur style embrouillé, ces passages sont caractéristiques et +Ledebour nous paraît avoir absolument raison lorsqu'il dit que les +considérations politico-agraires de Kautsky sont en parfait accord avec +la tactique de Vollmar. Et lorsque Kautsky s'irrite à cause de ces +déductions si logiques, Ledebour a encore raison quand il dit: «Si +Kautsky veut que son livre plein de contradictions soit compris +différemment, il faut d'abord qu'il s'efforce d'être clair et qu'il +refasse complètement ce livre. Un écrivain ne saurait être jugé que +d'après ce qu'il a écrit et non d'après ce qu'il a voulu écrire.» Le +fait est que Kautsky promet «un grand soulagement» (_Erleichterung_) aux +petits paysans et qu'il croit possible la continuation de l'industrie +petit-bourgeoise à côté de la production socialiste et collective. On ne +veut donc exproprier que la grande industrie. Mais où tracera-t-on la +ligne de démarcation? Et lorsque Kautsky ajoute que «d'aucune façon on +ne peut dire que la réalisation du programme social-démocrate exige, en +toute circonstance, la confiscation des biens dont l'expropriation +serait devenue nécessaire», il faudrait être frappé d'aveuglement pour +ne pas voir que c'est Kautsky qui, dans sa brochure, tend la main à +Vollmar. Il paraît étrange que l'on ne s'en soit jamais aperçu et, pour +nous, c'est certainement une satisfaction d'avoir fait remarquer, le +premier, les tendances petit-bourgeoises que renferme ce livre. Nous +n'oserions pourtant pas affirmer, comme le fait Grillenberger, que +Kautsky soit de cent lieues «plus à droite» que Vollmar et Schonlank. + +Que Kautsky ait essayé de se laver de ces reproches, cela n'étonnera +personne, mais nous doutons fort qu'il y ait réussi[41]. Il attribue +l'interprétation erronée de son livre à ce fait «que la conception +matérialiste n'a pas encore suffisamment pénétré ces mauvais +entendeurs». Il distingue entre une certaine forme de propriété et un +certain mode de production et nous devons voir dans son écrit non +l'idée d'une continuation de la petite industrie dans la société +socialiste, mais la conviction que la grande industrie socialiste y +mettra plus vite un terme que, jusqu'ici, la grande industrie +capitaliste n'a su le faire. + +Après tout, il est possible que Kautsky ait _voulu dire_ cela, mais on +nous accordera qu'il ne l'a _pas dit_ et Kautsky ne doit donc s'en +prendre qu'à lui-même si son incorrecte et défectueuse manière de +s'exprimer a donné lieu à une interprétation erronée. + +Le congrès de Cologne avait donné mandat à une commission de préparer un +programme agraire pour le congrès suivant de Breslau. La commission a +fait son devoir et le programme agraire est publié. + +Quel est le résultat? + +Un pas en avant dans la direction du socialisme d'État. Personne n'en +peut être surpris, car c'est une conséquence fatale. + +Dans les considérants du programme, on peut lire qu'on veut faire de +l'agitation en restant dans le cadre de l'ordre existant de l'État et de +la société. Figurez-vous bien qu'on veuille démocratiser les +institutions publiques dans l'État et dans les communes en s'enfermant +dans le cadre des lois de l'État prussien. Quel non-sens! + +Le programme est incompréhensible, car il est écrit dans un jargon +allemand, soi-disant philosophique, et s'adresse au paysan allemand +comme le latin dans la liturgie catholique. Quand ce paysan l'aura lu, +il secouera certainement la tête et il dira qu'il ne comprend rien à ce +galimatias scientifique. + +Seulement on peut constater que c'est l'État qui remplit dans le +programme le rôle de providence terrestre. Le mot État se trouve au +moins dix fois dans le programme. En voici les points principaux pour +prouver ce que nous avons avoué plus haut: + +N° 7. L'établissement d'écoles industrielles et agricoles, de fermes +modèles, de cours agricoles, de champs d'expérimentation agricoles. + +N° 11. La suppression de tous les privilèges résultant de certains modes +de propriété foncière; la suppression de certains modes d'héritage, sans +indemnité, et aussi des charges et des devoirs, résultant de ces modes. + +N° 12. Le maintien et l'augmentation de la propriété foncière et +publique et la transformation des biens de l'église en propriété _sous +le contrôle de la représentation_. + +Les _communes_ auront un droit de préemption sur tous les biens vendus à +la suite de saisies immobilières. + +N° 13. _L'État et les communes_ devront louer à des associations +agricoles ou à des paysans les biens domaniaux et commerciaux ou, +lorsque cette méthode ne sera pas rationnelle, donner à bail à des +paysans _sous le contrôle de l'État ou de la commune_. + +N° 14. _L'État_ doit accorder des crédits aux syndicats pour améliorer +la terre par des travaux d'irrigation ou de drainage. + +_L'État_ doit prendre à sa charge l'entretien des voies ferrées, routes +et canaux, ainsi que l'entretien des digues. + +N° 15 _L'État_ se charge des dettes hypothécaires et foncières et prend +une rente égale aux frais. + +N° 16. Les assurances contre l'incendie, la grêle, les inondations et +les épizooties seront monopolisées, et _l'État_ devra étendre le système +d'assurances à toutes les exploitations agricoles et accorder de larges +indemnités en cas de catastrophes. + +N° 17. Les droits de pacage et d'affouage devront être modifiés de +façon à ce que tous les habitants en profitent également. + +Le droit de chasse ne sera plus un privilège et de larges indemnités +devront être payées pour les dommages causés par le gibier. + +La législation protectrice des ouvriers devra être étendue aux ouvriers +agricoles. + +On trouve aussi que pour la protection de la classe ouvrière, l'État +fonde un office impérial de l'agriculture, des conseils d'agriculture +dans chaque district et des chambres agricoles. + +C'est l'État toujours, partout! Hors l'État, point de salut! + +Si ce n'est pas là du socialisme d'État, quel nom faut-il donner à un +tel projet? M. Liebknecht, qui dit toujours que la dernière lutte sera +entre le socialisme d'État et la social-démocratie, devrait nous +expliquer quelle est la différence entre le projet social-démocratique +de la commission, dont il fut un des membres, et le socialisme d'État. + +Nous conseillons à chacun de lire dans les petits pamphlets de Bastiat +(Oeuvres choisies chez Guillaumin) le chapitre de l'État et d'examiner +sa définition, que «l'État est la grande fiction à travers laquelle tout +le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde». + +Kautsky[42] a critiqué le projet de telle manière qu'il est tout à fait +disloqué. + +Nous allons donner quelques-unes de ses conclusions comme un bouquet de +fleurs, et chacun pourra juger combien admirable était le programme +proposé. + +«Le projet supprime la caractéristique du parti entièrement; il ne donne +pas ce qui nous sépare des démocrates et des réformateurs sociaux, mais +bien ce que nous avons de commun et ainsi on reçoit l'impression que la +social-démocratie n'est qu'une sorte de parti réformateur démocratique. + +«La social-démocratie déclare dans la partie principale du programme +qu'il est impossible d'améliorer la position sociale de la classe +prolétarienne dans la société actuelle. Quelques couches sociales +peuvent arriver à un mode de vie qui, absolument, est plus élevé, mais, +relativement, c'est-à-dire vis-à-vis de leurs exploiteurs, la position +doit empirer. Et dans le second parti nous considérons comme de notre +devoir d'améliorer avant tout la position sociale de la classe +prolétarienne.» + +«Nous n'avons plus un programme agraire démocratique mais un simple +programme agraire; non pas un programme, qui transporte la lutte des +classes parmi les possédants et les non-possédants de la terre, mais un +programme qui a pour but de subordonner la lutte des classes du +prolétariat aux intérêts des propriétaires du sol.» + +«La commission agraire veut une augmentation considérable de la +propriété de l'État dans le cadre de l'ordre actuel de l'État et de la +société». Mais qu'est-ce que cela signifie, sinon d'alimenter le Moloch +militaire? Les résultats de l'administration fiscale sont-ils si beaux? +La position des ouvriers de chemins de fer d'État et des mines d'État +est-elle si excellente, si libre, qu'on doive souhaiter une augmentation +du nombre d'esclaves étatistes en faveur de la lutte des classes? + +La commission elle-même a compris le danger de ses desiderata et c'est +pourquoi elle y a ajouté: «sous le contrôle de la représentation du +peuple,» mais Kautsky dit très bien: «la croyance dans l'influence +miraculeuse clé ce contrôle reste une pure fiction démocratique +(Köhlerglaube[43]), dans cette période de Panamisme, de majorités +Crispiennes, de pillages des politiciens américains, etc. Le «contrôle +de la représentation du peuple» ne donne pas du tout une garantie pour +l'intégrité des affaires qui se feront à la campagne, ni pour +l'amélioration de la position des ouvriers d'État. + +Kautsky dit qu'on voulait que la commission agraire donnât: «Un +programme, dans lequel l'harmonie des intérêts des propriétaires du sol +et des non-propriétaires fût obtenue, c'est-à-dire la quadrature du +cercle». Très bien, mais pourquoi la commission acceptait-elle un mandat +aussi insensé? Est-ce que les social-démocrates, vieillis dans le +mouvement, n'ont pas prévu cela? + +«Les propositions de la commission agraire pour la défense de la classe +ouvrière sont muettes sur la défense même des ouvriers agricoles». + +Un programme agraire social-démocratique qui ne change rien au mode de +reproduction capitaliste est un non sens. + +Est-ce que cette critique est suffisante, oui ou non? + + * * * * * + +Au congrès de Breslau une lutte s'engagea entre les partisans et les +ennemis du projet. + +Mais quel changement de rôles! + +Bebel, qui était encore, l'année d'avant, le défenseur des radicaux, +l'ennemi des pitoyables tendances petit-bourgeoises dans le parti, +s'était converti et fut l'avocat de la droite marchant avec Vollmar la +main dans la main. Le Saul de l'année passée s'était changé +miraculeusement en Paul et il fut le principal défenseur d'un programme +qui ne mérite pas de place dans le cadre des revendications socialistes. + +Max Schippel disait au congrès, que «dans le projet social-démocratique +on trouvait à peine un desideratum qui ne fût pas dans les programmes +des agrairiens, des anti-sémites et des nobles, ces partis de la pire +sorte», et il le nommait un «vol socialiste de propriété spirituelle». + +Il qualifie le projet chancelant de «charlatanisme politique» et il +finissait par ces mots: «nous voulons aussi conquérir les paysans, mais +nous ne voulons pas briser le cheval avec sa queue. Rejetez le projet et +épargnez-nous la honte de faire notre entrée dans les campagnes comme +l'abbé de Bürger: «retourné sur son âne, avec la queue dans la main au +lieu de la bride.» + +Kautsky secondant Schippel émit l'opinion que les social-démocrates +scindaient leur propre parti avec un tel programme, car ils commençaient +par déclarer qu'on ne peut pas sauver les petits paysans, puisqu'ils +sont condamnés impitoyablement à mort, et leur offraient ensuite un +programme agraire, panacée de salut. «Le système actuel de la propriété +foncière conduit à la dévastation, à la rapine du sol. + +Chaque amélioration de la production agricole dans la société actuelle +est une amélioration des moyens d'exploitation du sol. Et pour obtenir +ces résultats, dont l'avantage est problématique nous prenons le chemin +glissant du socialisme d'État.» + +Très bien, seulement nous disons que la social-démocratie allemande +s'est avancée déjà beaucoup dans cette direction comme la +social-démocratie française et belge. + +Quand nous voulons «agir positivement pour la défense des paysans, il +ne nous reste que le socialisme d'État, et la commission agraire a +accepté cette conséquence.» On disait même: «quand nous acceptons les +propositions de la commission, nous sommes les défenseurs du paysan +comme propriétaire.» + +Les social-démocrates, défenseurs des propriétaires, qui pouvait penser +à cela il y a quelques années! + +Liebknecht suivit sa méthode ordinaire. Il commença par dire qu'il ne +s'agissait pas des principes, mais seulement de la tactique. On connaît +l'élasticité de ce «soldat de la révolution», qui a dit qu'il change de +tactique vingt-quatre fois par jour, si cela lui semble bon. Comme +jongleur habile il change une question de principe en une question de +tactique, et le tour est joué. Il marchait d'accord avec Bebel et +disait: «Quiconque ne veut pas démocratiser dans le cadre des relations +existantes, doit écarter toute la seconde partie de notre programme.» + +Eh bien, les socialistes hollandais, quoique rarement d'accord avec +Liebknecht, avaient déjà rejeté cette seconde partie longtemps avant le +conseil correct de Liebknecht. + +À la fin de la discussion on a renvoyé la question aux Calendes +grecques. Mais nous croyons que Bebel a raison, quand il dit: À quoi +bon? on ne vide pas une question en la remettant. Non, elle reviendra +jusqu'à ce que la social-démocratie ait décidé qu'elle passe à l'ordre +du jour, c'est-à-dire qu'elle reste socialiste ou bien qu'elle soit +recueillie par les radicaux dans leur programme de réformes. + +La résolution de Kautsky et autres, acceptée par le Congrès, est +celle-ci: + +Le Congrès décide: + +De rejeter le projet de programme agraire; car ce programme ouvre aux +paysans la perspective d'améliorer leur position, donc fortifie la +propriété privée et favorise la résurrection de leur fanatisme +propriétaire; + +Déclare que l'intérêt de la production du sol dans l'ordre social actuel +est en même temps l'intérêt du prolétariat, et que, cependant, l'intérêt +de la culture comme l'intérêt de l'industrie, sous le régime de la +propriété privée des moyens de production, est l'intérêt des possesseurs +des moyens de production, des exploiteurs du prolétariat. Le projet +donne aussi de nouveaux moyens à l'État exploiteur et aggrave la lutte +des classes, et enfin donne à l'état capitaliste une tâche, que seul +pourrait remplir d'une manière suffisante, un État dans lequel le +prolétariat aurait conquis la force politique. + +Le congrès reconnaît que l'agriculture a ses lois particulières, qui +sont très différentes de celles de l'industrie, et qu'il faut étudier si +la social-démocratie veut développer à la campagne une activité féconde. +Il donne le mandat au conseil général du parti de confier à un certain +nombre de personnes la charge d'étudier les conditions agraires +allemandes, en faisant usage des données que la commission agraire a +déjà recueillies, et de publier le résultat de ces études dans une série +de traités sous le nom de Recueil des traités politiques agraires du +parti social-démocratique en Allemagne. + +Le conseil général reçoit l'autorisation de donner aux personnes +auxquelles on a confié cette tâche l'argent nécessaire pour la remplir +d'une manière convenable. + +On espérait éviter les écueils en acceptant cette résolution, mais on a +simplement reculé et il faudra se rallier à gauche ou à droite. + +Quand Calwer a lu ce projet, il a pu répéter ces paroles: «Nous cinglons +joyeusement avec des procédés théoriques vers un socialisme +petit-bourgeois idéal, qui est en réalité réactionnaire et utopiste.» + +La _Galette de Francfort_ écrivait très bien: + +«Quand le programme agraire sera accepté, la pratique et la concurrence +électorale feront le reste, de sorte que le parti se montrera carrément +réformateur, un parti ayant premièrement pour but de démocratiser les +institutions publiques dans l'État et la commune, d'améliorer la +condition sociale de la classe ouvrière, de hausser l'industrie, +l'agriculture, le commerce et les communications, dans le cadre de +l'ordre actuel de l'État et de la société. Cette nouvelle définition de +la position de la social-démocratie, qui écarte naturellement toute +aspiration vers l'État futur, s'accorde tout à fait avec la position de +la démocratie bourgeoise, en ce qui concerne le contenu du programme. +Nous n'approuvons pas tous les détails du nouveau programme, mais cette +position elle-même peut être acceptée pour tout parti avancé, qui veut +être social ... La social-démocratie montre sa bonne volonté, pour +coopérer à l'amélioration des conditions actuelles.» + +La critique du programme dans les journaux social-démocrates a été dure +et surtout dans le sens désapprobatif. Dans un des journaux (Sachsische +Arbeiterzeitung) on a demandé: «qu'est-ce qu'on trouve de socialiste +dans ce projet? Les desiderata du programme peuvent tous être acceptés +par la démocratie agraire.» + +La question agraire était d'une importance telle que Frédéric Engels se +crut obligé de s'en occuper et, dans un intéressant article, il traita +du problème agraire en France et en Allemagne[44]. + +Quand on lit cet article, on admire l'habileté avec laquelle Engels, +tout en ménageant leur susceptibilité, critique les marxistes français +au sujet de leur programme pour les travailleurs agraires. Quelle +différence dans les procédés. Si Eugène Dühring avait osé proposer la +moitié des mesures adoptées par les marxistes français dans leur congrès +de Mantes (1894), Engels l'eût cloué au pilori comme ignorant et +imbécile. Mais lorsqu'il s'agit des marxistes français, lesquels, en ce +qui concerne l' «embourbement», ont dépassé depuis longtemps leurs +frères allemands, Engels applique la méthode que les Anglais appellent +_the give-and-take-criticism_ et distribue tour à tour des coups et des +caresses. Le lecteur attentif y découvre entre les lignes l'énumération +de toutes les fautes commises. Mais à chaque bout de phrase, Engels, +miséricordieux, ajoute: «Nos amis français ne sont pas aussi méchants +qu'ils en ont l'air.» Engels énumère leurs demandes en faveur des petits +agriculteurs; + +«Achat par la commune de machines agricoles et leur location au prix de +revient aux travailleurs agricoles; + +«Création d'associations de travailleurs agricoles pour l'achat des +engrais, de grains, de semences, de plantes, etc., et pour la vente des +produits; + +«Suppression des droits de mutation pour les propriétés au-dessous de +5,000 francs; + +«Réduction par des commissions d'arbitrage, comme en Irlande, des baux +de fermage et de métayage et indemnité aux fermiers et aux métayers +sortants pour la plus-value donnée à la propriété; + +«Suppression de l'article 2102 du Code civil, donnant au propriétaire un +privilège sur la récolte; + +«Suppression de la saisie-brandon, c'est-à-dire des récoltes sur pied; +constitution pour le cultivateur d'une réserve insaisissable, comprenant +les instruments aratoires, le fumier et les têtes de bétail +indispensables à l'exercice de son métier; + +«Révision du cadastre et, en attendant la réalisation générale de cette +mesure, révision parcellaire pour les communes; + +«Cours gratuits d'agronomie et champs d'expérimentations agricoles[45].» + +Et ensuite il écrit: «On voit que les demandes en faveur des paysans ne +vont pas loin. Une partie en a déjà été réalisée ailleurs. Des tribunaux +d'arbitrage pour les métayers seront organisés d'après le modèle +irlandais. Des associations coopératives de paysans existent déjà dans +les provinces rhénanes. La révision du cadastre, souhait de tous les +libéraux et même des bureaucrates, est constamment remise en question +dans toute l'Europe occidentale. Toutes les autres clauses pourraient +aussi bien être réalisées sans porter la moindre atteinte à la société +bourgeoise existante.» + +C'est la caractéristique du programme. + +Et pourquoi? + +«Avec ce programme, le parti a si bien réussi auprès des paysans dans +les contrées les plus diverses de la France,--l'appétit vient en +mangeant!--que l'on fut tenté d'encore mieux l'assaisonner au goût des +paysans. On se rendit très bien compte du dangereux terrain où on +allait s'engager. Comment alors venir en aide au paysan, non en sa +qualité de futur prolétaire mais en tant que paysan-propriétaire actuel, +sans renier les principes du programme socialiste général?» + +À cette question on répondit en faisant précéder le programme par une +série de considérations théoriques, tout comme l'avaient fait les +socialistes allemands, belges et hollandais. Oui, certes, tous nous +avons commis cette erreur, et, pour notre part, nous en faisons très +franchement l'aveu. Tous nous avons eu un programme contenant les +principes socialistes et où même l'idée communiste fondamentale: _De +chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins_, trouva son +expression. Ensuite venait l'énumération des soi-disant _réformes +pratiques_ qui pourraient être réalisées immédiatement dans la société +actuelle. Ainsi se rencontrèrent de fait deux éléments absolument +hétérogènes: d'un côté les communistes purs, acceptant les +«considérants», sans d'ailleurs s'occuper des «réformes pratiques» et, +d'autre part, les partisans de ces réformes, lesquels, sans y attacher +la moindre valeur, acceptaient aussi les «considérants», en même temps +que le «programme pratique». Par suite du développement des idées, +l'illogisme de cette situation se manifesta de plus en plus et, +finalement, les vrais socialistes et les réformateurs se séparèrent[46]. + +Voilà la lutte qui se livre entre les différentes tendances dans le +parti socialiste même. + +Et voyez les beaux résultats auxquels on arrive! + +Dans tel «considérant» on déclare que la propriété parcellaire est +irrémédiablement condamnée à disparaître, et aussitôt après on affirme +qu'au socialisme incombe l'impérieux devoir de maintenir en possession +de leur morceau de terre les petits paysans producteurs, et de les +protéger contre le fisc, l'usure et la concurrence des grands +cultivateurs[47]. + +On pense ainsi conduire la population agricole à l'idéal collectiviste: +la terre au paysan. + +Sans insister davantage sur l'illogisme de cette formule, à laquelle +nous préférons celle-ci: la terre à tous, nous croyons cependant devoir +faire remarquer que la réalisation de ces voeux nous éloignerait plus +que jamais de l'idéal. + +Toutes ces réformes, en effet, ont pour but de prolonger +artificiellement l'existence des petits agriculteurs; des laboureurs +salariés, des véritables travailleurs de la terre, il est à peine fait +mention. + +De simples radicaux pourraient parfaitement souscrire à un tel +programme, qui est tout plutôt que socialiste. + +Il est temps de se mettre en garde! + +On veut donc sauver ce qui est irrémissiblement perdu! + +Quelle logique! + +Il est assez naturel que Engels finisse par s'en apercevoir et qu'il +s'écrie: «Combien aisément et doucement on glisse une fois que l'on est +sur la pente. Si maintenant le petit, le moyen agriculteur d'Allemagne +vient s'adresser aux socialistes français pour les prier d'intervenir en +sa faveur auprès des social-démocrates allemands afin que ceux-ci le +protègent pour pouvoir exploiter ses domestiques et ses servantes et +qu'il se base, pour justifier cette intervention, sur ce qu'il est +lui-même victime de l'usurier, du percepteur, du spéculateur en grains +et du marchand de bétail,--que pourront-ils bien lui répondre? Et qui +leur garantit que nos grands propriétaires terriens ne leur enverront +pas leur comte Kanitz qui, lui-même, a proposé la monopolisation +(_Verstaatlichung_) de l'importation du blé, afin d'implorer également +l'aide des socialistes pour l'exploitation des travailleurs agricoles, +arguant, eux aussi, du traitement qu'ils ont à subir de la part des +usuriers et des spéculateurs en argent et en grains?» + +Il est difficile de dire les choses d'une façon plus nette, et, +néanmoins, aussitôt après les avoir dites, Engels plaide les +circonstances atténuantes. Il affirme qu'il s'agit ici d'un cas +exceptionnel, spécial aux départements septentrionaux de la France, où +les paysans louent des terrains avec l'obligation qui leur est imposée +d'y cultiver des betteraves et dans des conditions très onéreuses. En +effet, ils s'obligent à vendre leurs betteraves aux usuriers contre un +prix fixé d'avance, à ne cultiver qu'une certaine espèce de betteraves, +à employer une certaine quantité d'engrais. Par dessus le marché ils +sont encore horriblement volés à la livraison de leurs produits. + + +Mais la situation, à quelques particularités près, n'est-elle pas +partout la même dans l'Europe occidentale? Si l'on veut prendre sous sa +protection une certaine catégorie de paysans, on doit en convenir +loyalement. Engels a parfaitement raison lorsqu'il dit: «La phrase, +telle quelle, dans sa généralité sans limites, est non seulement un +reniement direct du programme français, mais du principe fondamental +même du socialisme, et ses rédacteurs n'auront pas le droit de se +plaindre si la rédaction défectueuse en a été exploitée contre leur +intention et de la façon la plus différente.» + +Le désaveu est on ne peut plus catégorique. + +Et comme nous pensons avec Engels quand il dit: «COMBIEN AISÉMENT ET +DOUCEMENT ON GLISSE, UNE FOIS SUR LA PENTE!» Cela devrait être inscrit +au frontispice de tous les locaux de réunion et en tête de tous les +journaux socialistes. Et si on ne veut pas écouter ma voix, il faut +espérer qu'Engels du moins obtiendra plus de succès. Ou bien les +social-démocrates sont-ils déjà tombés si bas qu'on puisse dire d'eux: +«Quand même un ange (Engels) descendrait du ciel, ils ne l'écouteraient +pas?» + +Ceci s'applique aux «considérants». Mais bien des points du programme +aussi «trahissent la même légèreté de rédaction que ces considérants». +Prenons par exemple cet article: Remplacement de tous les impôts directs +par un impôt progressif sur le revenu, sur tous les revenus au-dessus de +3,000 francs. On trouve cette proposition dans presque tous les +programmes social-démocrates; mais ici on a ajouté--bizarre +innovation!--que cette mesure s'appliquerait spécialement aux petits +agriculteurs. Ce qui prouve combien peu on en a compris la portée. +Engels cite l'exemple de l'Angleterre. Le budget de l'État y est de 90 +millions de livres sterling; l'impôt sur le revenu y est compris pour 13 +1/2 à 14 millions, tandis que les autres 76 millions sont fournis en +partie par le revenu des postes et télégraphes et du timbre, et le reste +par les droits d'entrée sur des articles de consommation. Dans la +société actuelle il est quasi-impossible de faire face aux dépenses +d'une autre façon. Supposons que la totalité de ces 90 millions de +livres sterling doive être fournie par l'imposition progressive de tous +les revenus de 120 livres (3,000 francs) et au-dessus. L'augmentation +annuelle et moyenne de la richesse nationale a été, selon Giffen, de +1865 à 1875, de _240_ millions de livres sterling. Supposons qu'elle +soit actuellement de 300 millions. Une imposition de 90 millions +engloutirait presque un tiers de cette augmentation. En d'autres termes, +aucun gouvernement ne peut entreprendre une pareille chose, si ce n'est +un gouvernement socialiste. Et lorsque les socialistes auront le +pouvoir en mains, il est à espérer qu'ils prendront de tout autres +mesures que cette réforme insignifiante. + +De tout cela on se rend bien compte et voilà pourquoi on fait miroiter +aux yeux des paysans--«en attendant »!--la suppression des impôts +fonciers pour tous les paysans cultivant eux-mêmes leurs terres et la +diminution de ces impôts pour tous les terrains chargés d'hypothèques. +Mais la deuxième moitié de cette réforme applicable seulement aux fermes +considérables serait favorable à d'autres que le paysan. Elle le serait +aussi aux paysans exploiteurs «d'ouvriers». + +Avec de nouvelles lois contre l'usure et d'autres réformes du même genre +on n'avance pas d'un pas: il est donc tout à fait ridicule de les +prôner. + +Et quel est le résultat pratique de toutes ces choses illogiques? + +«Bref, après le pompeux élan théorique des «considérants», les parties +pratiques du nouveau programme agraire ne nous expliquent pas comment le +parti ouvrier français compte s'y prendre pour laisser les petits +paysans en possession de leur parcellaire propriété qui, selon cette +même théorie, est vouée à la ruine.» + +Or, ceci n'est autre chose qu'une simple duperie, (_Bauernfaengerei_) à +la manière de Vollmar et de Schonlank. Cela fait gagner des voix aux +élections, Engels est bien forcé de le reconnaître et le fait +loyalement: «Ils s'efforcent, autant que possible, à gagner les voix du +petit paysan, pour les prochaines élections générales. Et ils ne peuvent +atteindre ce but que par des promesses générales et risquées, pour la +défense desquelles ils se voient obligés de formuler des considérants +théoriques plus risqués encore. En y regardant de plus près on voit que +ces promesses générales se contredisent elles-mêmes (l'assurance de +vouloir conserver un état de choses que l'on déclare impossible) et que +les autres mesures, ou bien seront absolument dérisoires (lois contre +l'usure) ou répondront aux exigences générales des ouvriers, ou bien que +ces règlements ne profiteront qu'à la grande propriété terrienne, ou +encore seront de ces réformes dont la portée n'est d'aucune importance +pour l'intérêt du petit paysan. De sorte que la partie directement +pratique du programme pallie de soi-même la première tendance marquée et +réduit les grands mots à aspect dangereux des considérants à un +règlement tout à fait inoffensif.» + +Il y a encore un danger dans cette méthode. Car si nous réussissons +ainsi à gagner le paysan, il se révoltera contre nous dès qu'il verra +que nos promesses ne se réalisent pas. «Mous ne pouvons considérer comme +un des nôtres le petit paysan qui nous demande d'éterniser sa propriété +parcellaire, pas plus que le petit patron qui essaie de toujours rester +patron.» + +Il serait difficile d'imaginer une critique plus véhémente et nous +sourions lorsque nous voyons Engels flatter les frères français: «Je ne +veux pas abandonner ce sujet sans exprimer la conviction, qu'au fond les +rédacteurs du programme de Nantes sont du même avis que moi. Ils sont +trop intelligents pour ne pas savoir que ces mêmes terrains qui +actuellement sont propriété parcellaire, sont destinés à devenir +propriété collective. Ils reconnaissent eux-mêmes que la propriété +parcellaire est condamnée. L'exposé de Lafargue au congrès de Nantes +confirme du tout au tout cette opinion. La contradiction dans les termes +du programme indique suffisamment que ce que les rédacteurs ne disent +n'est pas ce qu'ils voudraient dire. Et s'ils ne sont pas compris, et si +leurs expressions sont mal interprétées, comme cela est arrivé, en +effet, la faute en est à eux. + +Quoi qu'il en soit, ils seront obligés d'expliquer plus clairement leur +programme et le prochain congrès français devra le réviser entièrement.» + +Que ces paroles sont conciliantes! Engels dit en d'autres termes: Il ne +faut pas trop leur en vouloir pour ce qu'ils disent. Nous savons tous ce +que parler veut dire! Mais il ne paraît pas comprendre que par de +semblables excuses il place ses amis dans une situation peu favorable. +Au lieu de faire croire à un mensonge inconscient, il dépeint leur façon +de faire comme une duperie volontaire. Les social-démocrates français +ont plein droit de s'écrier en présence des amabilités de Frédéric +Engels: Dieu nous préserve de nos amis! + + * * * * * + +Par ce qui précède nous croyons avoir suffisamment démontré comment les +social-démocrates, une fois sur cette route, ont continué à marcher dans +cette voie. + +Bebel, qui était de la «glissade», s'est tout à coup ressaisi en +s'apercevant que Vollmar était homme à revendiquer la responsabilité de +ses actes. Vollmar, en effet, dit: «Ce que je fais et ce qu'on me +reproche a toujours été la ligne de conduite du parti tout entier.» Pour +notre part nous sommes convaincus que Bebel n'osera pas aller jusqu'au +bout, car en ce cas il lui faudrait rompre avec son parti et +reconnaître, implicitement, que les jeunes avaient raison en se +méfiant. + +La paix, un moment troublée, est déjà rétablie dans les rangs des +social-démocrates allemands. Le cas Bebel-Vollmar appartient au passé et +les deux champions reprennent fraternellement leur place dans les rangs. +L'imbécile proposition de loi connue sous le nom de «Anti-Umsturzvorlage» +a beaucoup contribué à cette réconciliation[48]. Cette proposition de loi +elle-même prouve que le vieil esprit bismarckien a finalement triomphé +chez l'empereur. + +Rien, pour le développement du socialisme autoritaire, ne vaut des lois +d'exception et des persécutions. Aussi n'est-ce pas un hasard que ce +socialisme-là prédomine, surtout en Allemagne. + +Combien vraies sont ces paroles de Bakounine: «La nation allemande +possède beaucoup d'autres qualités solides qui en font une nation tout à +fait respectable: elle est laborieuse, économe, raisonnable, studieuse, +réfléchie, savante, grande raisonneuse et amoureuse de la discipline +hiérarchique en même temps et douée d'une force d'expansion +considérable; les Allemands, peu attachés à leur propre pays, vont +chercher leurs moyens d'existence partout et, comme je l'ai déjà +observé, ils adoptent facilement, sinon toujours heureusement, les +moeurs et les coutumes des pays étrangers qu'ils habitent. Mais à côté +de tant d'avantages indiscutables, IL LEUR EN MANQUE UN: L'AMOUR DE LA +LIBERTÉ, L'INSTINCT DE LA RÉVOLTE. Ils sont le peuple le plus résigné et +le plus obéissant du monde. Avec cela ils ont un autre grand défaut: +c'est l'esprit d'accaparement, d'absorption systématique et lente, de +domination, ce qui en fait, dans ce moment surtout, la nation la plus +dangereuse pour la liberté du monde[49].» + +Cette citation nous montre le contraste entre les deux courants incarnés +dans ces deux hommes: Bakounine et Marx. La lune que nous avons à +soutenir actuellement dans le camp socialiste n'est en somme que la +continuation de celle qui divisait l'ancienne «Internationale». + +Marx était le représentant attitré du socialisme autoritaire. En disant +cela, je sais à quoi je m'expose. On m'accusera de sacrilège commis +contre la mémoire de Marx. Accusation étrange, ainsi formulée contre un +homme qui aime s'appeler élève de Marx et qui s'est efforcé de +populariser son chef-d'oeuvre: _Das Kapital_, par la publication d'une +brochure tirée de ce livre. + +Autant que qui que ce soit, je respecte Marx. Son esprit génial a fait +de lui un Darwin sur le terrain économique. Qui donc ne rendrait +volontiers hommage à un homme, qui, par sa méthode scientifique, a forcé +la science officielle à l'honorer? Son adversaire Bakounine lui-même ne +reste pas en arrière pour témoigner de Marx que sa «science économique +était incontestablement très sérieuse, très profonde», et qu'il est un +«révolutionnaire sérieux, sinon toujours très sincère, qu'il veut +réellement le soulèvement des masses». Son influence fut tellement +puissante que ses disciples en arrivèrent à une sorte d'adoration du +maître. Ce que la tradition rapporte de Pythagore, à savoir que le +[grec: autozepha] (_il l'a dit_) mettait fin, chez ses disciples, à +toute controverse, s'applique aujourd'hui à l'école de Marx. La +marxolâtrie est comme la vénération que certaines personnes ont pour la +Bible. Il existe même une science, celle des commentaires officiels et, +sous l'inspiration d'Engels, chaque déviation du dogme est stigmatisée +comme une hérésie et le coupable est jeté hors du temple des fidèles. +Moi-même, à un moment donné, j'ai senti cette puissance occulte, +hypnotisé comme je l'étais par Marx, mais graduellement, surtout par +suite de la conduite des fanatiques gardiens postés sur les murs de la +Sion socialiste, je me suis ressaisi, et sans vouloir attenter à +l'intégrité de Marx, je me suis aperçu aussi qu'il a été l'homme du +socialisme autoritaire. Il est vrai que ses disciples l'ont dépassé en +autoritarisme. + +On se rappelle peut-être la discussion sur la priorité de la découverte +d'idée entre Rodbertus et Marx au sujet de la question de la +«plus-value», traitée par Engels dans sa préface à la brochure de Marx +contre Proudhon[50]. Pour notre part, nous avons toujours jugé ridicule +cette question, car qui pourrait bien se vanter d'avoir, le premier, +trouvé telle idée? Les idées sont dans l'air. En même temps que Darwin, +Wallace et Herbert Spencer avaient des idées analogues sur la loi +naturelle de l'évolution. Et si l'on appelle Rodbertus le père du +socialisme étatiste, il nous semble qu'il partage cet honneur avec Marx +lequel, très réellement, était un partisan décidé du socialisme d'État. +«Les marxistes sont adorateurs du pouvoir de l'État et nécessairement +aussi les prophètes de la discipline politique et sociale, les champions +de l'ordre établi de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel +et de la souveraineté des masses, auxquelles on réserve le bonheur et +l'honneur d'obéir à des chefs, à des maîtres élus. Les marxistes +n'admettent point d'autre émancipation que celle qu'ils attendent de +leur État soi-disant populaire. Ils sont si peu les ennemis du +patriotisme que leur Internationale même porte trop souvent les couleurs +du pangermanisme. Il existe entre la politique bismarckienne et la +politique marxiste une différence sans doute très sensible, mais entre +les marxistes et nous il y a un abîme.» + +Il y a une équivoque, qui fut éclaircie peu à peu. + +En mars 1848, le Conseil général de la fédération communiste +(Kommunistenbund) formulait ses desiderata et on y parle surtout de +l'État. Par exemple: + +n° 7: les mines, les carrières, les biens féodaux, etc., propriété _de +l'État_; n° 8: les hypothèques, propriété _de l'État_, la rente payée +par les paysans _à l'État_; n° 9: la rente foncière ou la ferme payée +comme impôt _à l'État_; n° 11: les moyens de communication: les chemins +de fer, les canaux, les bateaux à vapeur, les routes, la poste, etc., +dans les mains de _l'État._ Ils sont changés en _propriété d'État_ et +mis à la disposition de la classe des déshérités; n° 16: établissement +des ateliers nationaux. _L'État_ garantit l'existence à tous les +ouvriers et prend soin des invalides. + +Selon ce manifeste, les prolétaires doivent combattre chaque effort +tendant à donner les biens féodaux expropriés en libre propriété aux +paysans. Les biens doivent rester _biens nationaux_ et être transformés +en colonies ouvrières. Les ouvriers doivent faire tout le possible pour +centraliser le pouvoir entre les mains de l'État contrairement a ceux +qui veulent fonder la république fédéraliste. + +Voilà le pur socialisme d'État et qui le nierait ignore ce que veut le +socialisme d'État. + +Mais on suivait alors la même méthode que maintenant, on était +irréductible sur les principes dans les considérants, et on devenait +opportuniste dans les desiderata pratiques en oubliant la signification +des considérants. + +Comment peut-on accorder avec ces desiderata pratiques l'opinion +suivante de la fédération communiste en mars 1850: «les ouvriers doivent +veiller à ce que l'insurrection révolutionnaire immédiate ne soit pas +supprimée directement après le triomphe. Leur intérêt est au contraire +de la continuer aussi longtemps que possible. Au lieu de supprimer les +soi-disant excès, on doit non seulement tolérer mais prendre la +direction de la vengeance populaire contre les personnes les plus haïes +ou les édifices publics.» Les intérêts des ouvriers sont opposés à ceux +de la bourgeoisie, qui veut tirer profit de l'insurrection pour +elle-même et frustrer le prolétariat des fruits du triomphe. Plus loin: +«nous avons vu comment les démocrates prendront la direction des +mouvements, comment ils seront obligés de proposer des mesures plus ou +moins socialistes. On demandera quelles mesures les ouvriers vont +opposer à ces propositions. Les ouvriers ne peuvent naturellement +demander au début du mouvement des mesures purement communistes, mais +ils peuvent: + +1° Forcer les démocrates à modifier l'ordre social actuel, à troubler la +marche régulière et à se compromettre eux-mêmes; + +2° Amener les propositions des démocrates, qui ne sont pas +révolutionnaires mais seulement réformatrices, à se transformer en +attaques directes contre la propriété privée. Par exemple: quand les +petits bourgeois proposent d'acheter les chemins de fer et les +fabriques, les ouvriers exigent leur confiscation sans indemnité comme +propriété des réactionnaires; quand les démocrates proposent les impôts +proportionnels, les ouvriers exigent les impôts progressifs; quand les +démocrates proposent une progression modérée, les ouvriers exigent une +progression qui ruine le grand capital; quand les démocrates proposent +une réduction des dettes nationales, les ouvriers exigent la banqueroute +de l'État.» Et leur manifeste finit avec ces mots: «leur devise dans la +lutte (c'est-à-dire, celle du parti prolétarien) doit être la révolution +en permanence.» + +Quelle différence avec la tendance étatiste des premiers desiderata! +Marx ne savait pas précisément ce qu'il voulait et c'est pourquoi tous +les deux ont raison, M. le professeur Georg Adler, qui met le doigt sur +les tendances anarchistes de Marx et M. Kautsky, qui affaiblit la +signification des paroles de Marx et signale ses idées centralistes, car +le premier cite la première moitié, les considérants, et le second la +seconde moitié avec les desiderata pratiques[51]. + +Contre ces traits caractéristiques des marxistes, il n'y a pas +grand'chose à dire. Et si jadis j'ai pu croire qu'il ne fallait pas +attribuer à Marx la tactique que ses partisans aveugles ont déclarée la +seule salutaire, j'ai fini par me rendre compte que Marx lui-même +suivrait cette direction. J'en ai acquis la certitude par la lecture de +cette lettre de Bakounine où il écrit: «Le fait principal, qui se +retrouve également dans le manifeste rédigé par M. Marx en 1864, au nom +du conseil général provisoire et qui a été éliminé du programme de +l'Internationale par le congrès de Genève, c'est la CONQUÊTE DU POUVOIR +POLITIQUE PAR LA CLASSE OUVRIÈRE. On comprend que des hommes aussi +indispensables que MM. Marx et Engels soient les partisans d'un +programme qui, en consacrant et en préconisant le pouvoir politique, +ouvre la porte à toutes les ambitions. Puisqu'il y aura un pouvoir +politique, il y aura nécessairement des sujets travestis +républicainement en citoyens, il est vrai, mais qui n'en seront pas +moins des sujets, et qui comme tels seront forcés d'obéir, parce que +sans obéissance il n'y a point de pouvoir possible. On m'objectera +qu'ils n'obéissent pas à des hommes mais à des lois qu'ils auront faites +eux-mêmes. À cela je répondrai que tout le monde sait comment, dans les +pays les plus démocratiques les plus libres mais politiquement +gouvernés, le peuple fait les lois, et ce que signifie son obéissance à +ces lois. Quiconque n'a pas le parti pris de prendre des fictions pour +des réalités, devra bien reconnaître que, même dans ces pays, le peuple +obéit non à des lois qu'il fait réellement, mais qu'on fait en son nom, +et qu'obéir à ces lois n'a jamais d'autre sens pour lui que de le +soumettre à l'arbitraire d'une minorité tutélaire et gouvernante +quelconque, ou, ce qui veut dire la même chose, d'être librement +esclave.» + +Nous voyons que «la conquête du pouvoir politique par la classe +ouvrière» fut déjà son idée fixe et lorsqu'il parlait de la dictature du +prolétariat, ne voulait-il pas parler en réalité de la dictature des +_meneurs_ du prolétariat? En ce cas, il faut l'avouer, le parti social +démocrate allemand a suivi religieusement la ligne de conduite tracée +par Marx. L'idéal peut donc se condenser dans ces quelques mots: +«L'assujettissement politique et l'exploitation économique des classes.» +Il est impossible de se soustraire à cette logique conclusion lorsqu'on +vise à «la conquête du pouvoir politique par la classe ouvrière» avec +toutes ses inévitables conséquences. Lorsque Bebel--au congrès de +Francfort--dit, et fort justement: «Si les paysans ne veulent pas se +laisser convaincre nous n'aurons pas à nous occuper des paysans. Leurs +préjugés, leur ignorance, leur étroitesse d'esprit ne doivent pas nous +pousser à abandonner en partie nos principes», et qu'en s'adressant aux +députés bavarois il ajoute ceci: «Vous n'êtes pas les représentants des +paysans bavarois, mais d'intelligents ouvriers industriels», il ne fit +que répéter ce que Bakounine avait déjà dit en 1872. D'après Bakounine, +en effet, les marxistes s'imaginent que «le prolétariat des villes est +appelé aujourd'hui à détrôner la classe bourgeoise, à l'absorber et à +partager avec elle la domination et l'exploitation du prolétariat des +campagnes, ce dernier paria de l'histoire, sauf à celui-ci de se +révolter et de supprimer toutes les classes, toutes les dominations, +tous les pouvoirs, en un mot tous les États plus tard». Et comme il +apprécie bien la signification des candidatures ouvrières pour les +corps législatifs lorsqu'il écrit: «C'est toujours le même tempérament +allemand et la même logique qui les conduit directement, fatalement dans +ce que nous appelons le _socialisme bourgeois_, et à la conclusion d'un +pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale, ou forcée de se +faire telle; et la minorité _intelligente_, respectable, c'est-à-dire +_embourgeoisée_ du prolétariat des villes, à l'exclusion et au détriment +de la masse du prolétariat, non seulement des campagnes mais des villes. +Tel est le vrai sens des candidatures ouvrières aux parlements des États +existants et celui de la conquête du pouvoir politique par la classe +ouvrière.» + +Encore une fois, que peut-on raisonnablement objecter à cette +argumentation? Et c'est vraiment étrange que cette lettre inédite de +Bakounine, qui parut à la fin de l'année dernière, ait été absolument +ignorée par les social-démocrates allemands. Pour dire vrai, cela n'est +pas étrange du tout, mais au contraire fort naturel. Car ces messieurs +ne désirent nullement se placer sur un terrain où leur socialisme +autoritaire est aussi clairement et aussi véridiquement exposé et +combattu. + +On sait que Marx lui-même pensait de cette façon, et nous ne comprenons +pas qu'Engels, qui si pieusement veilla sur l'héritage spirituel de son +ami, contemplât, en l'approuvant, le mouvement allemand, quoique dans +ses productions scientifiques, il se montrât quelque peu anarchiste. + +D'étranges révélations ont cependant été faites au sujet de la situation +de Marx vis-à-vis du programme social-démocrate allemand. Car, alors +qu'universellement Marx était considéré comme le père spirituel de ce +programme,--depuis 1875 le programme du parti,--on a appris par un +article qu'Engels publia en 1891 dans la _Neue Zeit_ contre le désir +formel de Bebel, que Marx, loin d'avoir été l'inspirateur de ce +programme, l'avait véhémentement combattu et qu'on l'avait adopté malgré +lui. La fraction social-démocrate du Reichstag s'est donc rendue +coupable d'un véritable abus de confiance et rien n'a autant aidé à +ébranler ma confiance dans les chefs du parti allemand que cette +inexcusable action. Quinze ans durant on a laissé croire aux membres du +parti que leur programme avait été élaboré avec l'approbation de Marx, +et le plus étonnant est que cela se soit fait avec l'assentiment tacite +de Marx et d'Engels qui, ni l'un ni l'autre, ne se sont opposés à cette +_pia fraus_. Des chefs de parti qui se permettent de pareilles erreurs +sont certes capables de bien d'autres choses encore. Voyons dans quels +termes réprobateurs, anéantissants même, Marx critique ce programme: «Il +est de mon devoir de ne pas accepter, même par un silence diplomatique, +un programme qu'à mon avis il faudrait rejeter comme démoralisant le +parti.» Ce qui n'empêche nullement Marx de se taire et de ne pas +protester, le programme une fois adopté. En ce qui concerne la partie +«pratique» du programme, Marx dit: «Ses réclamations politiques ne +contiennent pas autre chose que l'antique et universelle litanie +démocratique: suffrage universel, législation directe, droit populaire, +etc. Elles ne sont qu'un écho du parti du peuple (_Volkspartei_) +bourgeois et de la ligue de la paix et de la liberté[52].» Et pour de +pareilles fariboles on engagerait la lutte contre le monde entier! Pour +des niaiseries semblables nous risquerions la prison, voire même la +potence! Et plus loin: «Le programme tout entier, malgré ses fioritures +démocratiques, est complètement empoisonné par la croyance de «sujet à +l'État» de la secte lassallienne, ou bien, ce qui ne vaut guère mieux, +par la croyance aux merveilles démocratiques, ou, plutôt, par le +compromis entre ces deux sortes de croyance aux miracles, toutes deux +également éloignées du socialisme.» + +Marx dit encore: «Quel changement l'État subira-t-il dans une société +communiste? En d'autres termes: Quelles fonctions sociales subsisteront, +analogues aux fonctions actuelles de l'État? À cette question, il faut +une réponse scientifique et on n'approche pas d'un saut de puce de la +solution en faisant mille combinaisons du mot _peuple_ avec le mot +_État_. Entre la société capitaliste et la société communiste il y a la +période transitoire révolutionnaire. À celle-ci correspond une période +transitoire politique dont la forme ne saurait être que la dictature +révolutionnaire du prolétariat.» Fort judicieusement, Merlino dit à ce +sujet: «Marx a bien prévu que l'État sombrerait un jour, mais il a +renvoyé son abolition au lendemain de l'abolition du capitalisme, comme +les prêtres placent après la mort le paradis.» + +Une lamentable mystification a donc eu lieu ici, contre laquelle on ne +saurait trop protester. + +Au congrès de Halle, dit Merlino, les social-démocrates se sont +démasqués: ils ont publiquement dit adieu à la révolution et désavoué +quelques théories révolutionnaires d'antan, pour se lancer dans la +politique parlementaire et dans le fatras de la législation ouvrière. À +notre avis, on a _toujours_ suivi cette voie. Seulement, petit à petit, +tout le monde s'en est aperçu. Si Marx juge le programme +social-démocrate allemand «infecté, d'un bout à l'autre, de fétichisme +envers l'État», on est bien tenté de croire qu'il y a quelque chose qui +n'est pas net! Liebknecht lui-même ne reconnaît-il pas que le parti +allemand--de 1875 à 1891, c'est-à-dire du moins du congrès de Gotha au +congrès d'Erfurt--professait le socialisme d'État? Au congrès de Berlin, +au sujet du socialisme étatiste, Liebknecht dit: «Si l'État faisait peau +neuve, s'il cessait d'être un État de classes en faisant disparaître +l'opposition des classes par l'abolition des classes mêmes, alors ... +mais alors il devient l'État socialiste, en ce sens nous pourrions dire, +si toutefois nous voulions encore donner le nom d'État à la société que +nous désirons établir: Ce que nous voulons c'est le socialisme étatiste! +Mais en ce sens-là seulement! Or, ce n'est pas cette signification qu'y +attachent tous ces messieurs: ils ont en vue l'État actuel; ils veulent +(réaliser) le socialisme dans l'État actuel, c'est-à-dire la quadrature +du cercle,--un socialisme qui n'est pas le socialisme dans un État qui +est tout le contraire du socialisme. Oui, une tentative a été faite +d'instaurer en Allemagne le socialisme d'État dans son sens idéal: la +réelle transformation de l'État en un État socialiste. Cette tentative +fut l'oeuvre de Lassalle par sa fameuse proposition de créer, avec +l'aide de l'État, des associations productrices qui, graduellement, +prendraient en mains la production et réaliseraient, après une période +transitoire de concurrence avec la production capitaliste privée, le +véritable socialisme d'État. C'était une utopie et nous avons tous +compris que cette idée n'est pas réalisable. Nous avons si complètement +et formellement rompu avec cette idée utopique à présent que, au lieu du +programme-compromis de 1875 qui contenait encore, quoique sous toutes +sortes de réserves, l'idée de ce socialisme d'État, nous avons adopté le +nouveau programme d'Erfurt. Je dis «avec toutes sortes de réserves», car +alors on s'aperçut qu'il y avait ici une contradiction; que le +socialisme est révolutionnaire, qu'il doit être révolutionnaire et qu'il +est sur un pied de guerre à mort contre l'État réactionnaire. On +s'efforça donc d'obtenir autant de garantie que possible, afin que +l'État ne pût abuser du pouvoir économique obtenu par ces associations +productrices et que tout bonnement il s'assassinât lui-même. Dans le +programme de Gotha on lit: «Le parti ouvrier socialiste allemand +réclame, afin d'aplanir la voie vers la solution de la question sociale, +la création d'associations productrices socialistes avec l'aide de +l'État et sous le contrôle démocratique du peuple travailleur.» On +s'imaginait donc que dans l'État actuel, qui grâce à un miracle +quelconque se serait converti à un honnête socialisme d'État, un +contrôle démocratique serait possible, c'est-à-dire un État démocratique +dans un État bureaucratique, semi-féodal et policier, qui, de par son +essence même, ne saurait être ni socialiste ni démocrate. La phrase +suivante: «Les associations productrices doivent être créées, pour +l'industrie et pour l'agriculture, dans de telles proportions, que +d'elles dérive l'organisation socialiste de la production tout entière», +prouve clairement jusqu'à quel degré on s'illusionnait encore au sujet +des rapports entre l'État actuel et le socialisme. Autre garantie contre +l'abus du socialisme d'État: ou déclara que nous voulions établir l'État +_libre_ et la société socialiste. Mais l'État libre ne saurait jamais +être l'État actuel; un État libre ne sera jamais possible sur les bases +de la production capitaliste, parce que, comme cela est démontré +clairement dans notre nouveau programme, le capitalisme, qui a comme +condition vitale le monopole des moyens de production, réclame, outre le +pouvoir économique, l'esclavage politique de sorte que l'État actuel ne +pourra jamais être socialiste[53].» + +Malgré tout cela, et suivant les déclarations de Liebknecht lui-même, le +parti social-démocrate allemand a professé pendant quinze années le +socialisme d'État. + +Et il n'a pas encore perdu ce caractère, quoi qu'on en dise. Or n'est-il +pas vrai que, dans l'idée des collectivistes, l'État, c'est-à-dire la +représentation nationale ou communale, prend la place du patron et que, +pour le reste, rien ne change[54]? Fort justement Kropotkine écrit: «Ce +sont les représentants de la nation ou de la commune et leurs délégués, +leurs fonctionnaires qui deviennent gérants de l'industrie. Ce sont eux +aussi qui se réservent le droit d'employer dans l'intérêt de tous la +plus-value de la production[55]». N'est-il pas vrai que le +parlementarisme conduise inévitablement au socialisme étatiste? +Bernstein ne parle-t-il pas d'une «étatisation» de la grande production +(_Verstaatlichung der Grossproduktion_), laissant sans solution la +question de savoir «si l'État réglera d'abord seulement le contrôle, ou +bien s'il s'emparera immédiatement de la direction effective de la +production[56]». Très catégoriquement Bernstein envisage donc la +direction immédiate de l'industrie par l'État comme le _but final_ à +atteindre. + +Certes, cela ne ressemble en rien à l'État _libre_. Il est vrai que les +social-démocrates allemands ne désirent nullement la liberté. Pas plus +qu'ils ne tolèrent la liberté dans leur propre parti, ils ne la +toléreraient si en Allemagne ou ailleurs ils étaient les maîtres. Le lit +de Procuste de la social-démocratie allemande n'est pas fait pour +l'homme libre. + +Merlino disait du programme d'Erfurt: «Tel est le programme d'Erfurt, +fruit de quinze ans de réaction socialiste et d'agitation électorale, à +base de suffrage universel accordé aux classes ouvrières, pour les +tromper, les diviser et les détourner de la voie révolutionnaire[57].» + + * * * * * + +Il est regrettable que, généralement, les différences d'opinion donnent +lieu à des discussions peu courtoises. Pourquoi, en effet, ne pas +reconnaître loyalement les mérites ou le savoir de l'adversaire? Faut-il +donc nécessairement être, dans le monde de la science, ou dieu, ou +diable? + +S'il faut en croire Engels, Dühring ne serait qu'un faible esprit et un +zéro «irresponsable et possédé par la manie des grandeurs». Par contre, +Dühring, dans ses écrits, ne se borne pas à critiquer les oeuvres de +Marx: il injurie l'écrivain. Quand même il aurait raison dans ses +critiques, il y a quelque chose de repoussant dans l'allure personnelle +et subjective de ses attaques. Il dit de Marx: «Son communisme d'État, +théocratique et autoritaire est injuste, immoral et contraire à la +liberté. Supposons, au jubilé marxiste, toute propriété dans la grande +armoire à provisions de l'État socialiste. Chacun sera alors renseigné +par Marx et ses amis sur ce qu'il mangera et boira et sur ce qu'il +recevra de l'armoire aux provisions; puis encore sur les corvées à +exécuter dans les casernes du travail. À en juger d'après la presse et +l'agitation marxistes, la justice et la vérité seraient certainement la +dernière des choses prises en considération dans cet État despotique et +autoritaire[58]. La plus despotique confiscation de la liberté +individuelle, oui, la spoliation à tous les degrés, sous la forme de +l'arbitraire bureaucratique et communiste, serait la base de cet État. +Par exemple, les productions de l'esprit ne seraient tolérées dans +l'État marxiste qu'avec l'autorisation de Marx et des siens et Marx, en +sa qualité de grand-policier, grand-censeur et grand-prêtre, +n'hésiterait pas, au nom du bien-être socialiste, à exterminer les +hérésies qu'actuellement il ne peut combattre qu'au moyen de quelques +chicanes littéraires. Il n'y aurait, physiquement et moralement, que des +serviteurs communistes de l'État et, pour se servir de la dénomination +antique, que des esclaves publics. Quels sont, dans leurs subdivisions, +les rapports mutuels du troupeau de cette étable communiste, combien les +besoins de la nourriture, les rations à l'auge et les différentes +corvées sont «_allerhöchst staatsspielerisch_» et comment on en +tiendrait la comptabilité, voilà le secret qui doit rester caché +jusqu'après l'année jubilaire; car Marx considérerait cette révélation +comme du socialisme fantaisiste. C'est justement pour cette raison que +le public, qui devait être mystifié, est renvoyé aux calendes grecques +par l'inventeur de l'année jubilaire, Marx, qui prétend qu'on ne peut +demander des renseignements sur les situations de l'avenir[59]» + +Une telle critique, quoique juste au fond, répugne par sa forme +grossière. Soyez rigoureux dans l'analyse, ne ménagez rien dans la +critique, mais ne gâtez pas votre cause en lui donnant une forme qui +dépasse les bornes d'un début convenable. + +L'admirateur de Dühring, le Dr B. Friedlaender, va également trop loin +lorsqu'il écrit dans son intéressante brochure[60]: «Pour être aussi +hérésiarque que possible envers ceux qui prétendent que la liberté de +la critique doit s'arrêter à Marx, je prétends: Avec la même somme de +capital et de travail,--c'est-à-dire avec la somme d'argent, de réclame +et de contre-réclame à l'aide de laquelle Marx est arrivé, parmi la +masse, à la considération et à la gloire dont il jouit et dont il jouira +encore quelque temps, probablement,--on aurait pu gonfler n'importe quel +écrivain socialiste jusqu'à en faire une autorité inaccessible.» Même le +plus grand adversaire de Marx considérera ce jugement comme inexact. +Marx restera incontestablement, pour les générations futures, un des +grands précurseurs de cette économie politique qui, surtout au point de +vue critique, a combattu le vieux dogme. Par un jugement pareil on se +fait plus de tort que de bien. Ceci nous remémore la réflexion +spirituelle de Paul-Louis Courier: «Je voudrais bien répondre à ce +monsieur, mais je le crois fâché. Il m'appelle jacobin, révolutionnaire, +plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, pestiféré ou pestifère, +enragé, imposteur, calomniateur, libelliste, homme horrible, ordurier, +grimacier, chiffonnier. C'est, tout, si j'ai mémoire. Je vois ce qu'il +veut dire: il entend que lui et moi sommes d'avis différent.» + +Quels efforts que je fasse pour me faire une conception de l'État, je ne +puis trouver comment le marxiste pourra se délivrer du socialisme +d'État. En disant cela je n'accuse point Marx et ceux qui veulent me +combattre n'ont qu'à prouver qu'on peut aboutir à un autre résultat. +Comment les marxistes réaliseront-ils l'ensemble de leur programme +pratique, _sinon par l'État_ et par l'extension continuelle de son +autorité?--cela se passe déjà actuellement.--Son pouvoir et son champ +d'action s'étendent d'une manière extraordinaire. Ainsi il s'empare +continuellement de nouvelles organisations: chemins de fer de l'État, +téléphones de l'État, assurance par l'État, banque hypothécaire d'État, +pharmacies de l'État, médecins de l'État, mines de l'État, monopole +d'État pour le sel, le tabac,... et où cela finira-t-il, une fois engagé +sur cette route? Au lieu d'être des esclaves particuliers, les +travailleurs seront les esclaves de l'État. Oui, on parle déjà de la +protection légale des ouvriers contre les patrons, comme jadis on avait +la protection des esclaves contre leurs propriétaires. + +À ce point de vue je suis de l'avis du Dr Friedlaender lorsqu'il écrit: +«Quand on songe que c'est l'État qui encourage l'exploitation et la rend +possible en maintenant par la force les soi-disant droits de propriété +qui ne constituent pas précisément un vol, mais conduisent à une +spoliation des travailleurs équivalant à un vol proprement dit,--on est +tout étonné de voir précisément cet État--source du vol et de +l'esclavage--jouer le rôle de protecteur des spoliés et de libérateur +des esclaves salariés. L'État maintient l'exploitation par son pouvoir +autoritaire et cherche en même temps à faire dévier les conséquences +extrêmes de l'esclavage des salariés qu'il a érigé en principe, par des +lois contre les accidents et la vieillesse, des lois sur les fabriques, +et la fixation, par des règlements, de la durée de la journée de +travail. Cette atténuation d'une contrainte remplacée par une autre peut +être considérée en général comme un adoucissement, mais le côté +dangereux de la chose c'est que la marche en avant dans cette voie +consolide le pouvoir de l'État et aboutit finalement au socialisme +d'État. La diminution du sentiment libertaire, à mesure que s'améliore +la situation sociale, est un axiome connu déjà au temps des empereurs +de l'ancienne Rome. _Panem et circenses_! Du pain et les jeux du cirque! +Que leur chaut la liberté, l'indépendance, la dignité humaine? C'est +ainsi que la soi-disant social-démocratie prépare de toutes ses forces +l'avènement du socialisme d'État et favorise la servitude et le culte du +pouvoir.» + +Nous demandons de nouveau que l'on nous prouve comment on se soustraira +à ces conséquences fatales, une fois engagé dans cette voie. On n'arrive +pas d'un seul effort aussi loin, mais on avance pas à pas et tout à coup +on découvre qu'on est embourbé. Pour retourner il manque à la plupart le +courage moral, la force pour renier leur passé et combattre leurs +anciens amis. Bebel, par exemple, qui vient de retrouver son moi, pour +ainsi dire, n'avancera plus et louvoiera toujours dans les mêmes +eaux[61]. + +On ne peut douter de la loyauté de quelqu'un, même lorsqu'il raconte des +choses invraisemblables. Comment, par exemple, un ami du prolétariat, un +révolutionnaire, qui prétend vouloir sérieusement l'affranchissement des +masses et se met plus ou moins à la tête des mouvements révolutionnaires +dans les divers pays, peut-il rêver que le prolétariat se soumettrait à +une idée unique, éclose dans son cerveau? Comment peut-il se figurer la +dictature d'une ou de quelques personnalités sans y voir en germe la +destruction de son oeuvre? Bakounine a écrit si justement: + +«Je pense que M. Marx est un révolutionnaire très sérieux, sinon +toujours très sincère, qu'il veut réellement le soulèvement des masses; +et je me demande comment il fait pour ne point voir que l'établissement +d'une dictature universelle, collective, ou individuelle,--d'une +dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingénieur en chef +de la révolution mondiale, réglant et dirigeant le mouvement +insurrectionnel des masses dans tous les pays, comme on dirige une +machine,--que cet établissement suffirait à lui seul pour tuer la +révolution, paralyser et fausser tous les mouvements populaires? Quel +homme, quel groupe d'individus, si grand que soit leur génie, oseraient +se flatter de pouvoir seulement embrasser et comprendre l'infinie +multitude d'intérêts, de tendances et d'actions si diverses dans chaque +pays, chaque province, chaque localité, chaque métier, dont l'ensemble +immense, unifié mais non uniformisé par une grande aspiration commune et +par quelques principes fondamentaux, passés désormais dans la conscience +des masses, constituera la future révolution sociale?» + +Qu'on se remémore par exemple le congrès international où tous les pays +étaient représentés, mais où une certaine fraction avait le droit de +rappel à l'ordre, même par la force, qu'on songe à ce qui s'est passé à +Zurich où une minorité, d'opinion divergente, mais socialiste comme les +autres, fut tout simplement exclue! Comme on fait déjà fi de la liberté +dans ces congrès où l'on ne dispose encore que de peu de pouvoir! Et +qu'y fait-on de la soi-disant dictature du prolétariat? On peut s'écrier +sans arrière-pensée: Adieu liberté ... Sur ce terrain-là on, a plutôt +reculé qu'avancé et telle société posséderait déjà, à sa naissance, les +germes de sa décomposition. C'est surtout sur le terrain intellectuel +que toute contrainte doit être abolie car dès que la libre expression +des idées est entravée, on nuit à la société. Mill dit à ce sujet[62]: +«Le mal qu'il y a à étouffer une opinion réside en ce que par là +l'humanité est spoliée: la postérité aussi bien que la génération +actuelle, ceux qui ne préconisent pas cette idée encore plus que ceux +qui en sont partisans. Si une opinion est vraie, ils n'auront pas +l'occasion d'échanger une erreur contre une vérité; et si elle est +fausse, ils y perdront un grand avantage: une conception plus nette, une +impression plus vivante de la vérité, jaillie de sa lutte avec +l'erreur.» Examinons n'importe quelle question: la nourriture, la +vaccine, etc. La grande masse, ainsi que la science, prétend que la +nourriture qui convient le plus à l'homme est un mélange de mets à base +de viande et de végétaux. Pourra-t-on me forcer à renoncer au +végétarisme pur, puisque celui-ci me paraît meilleur? N'aurai-je pas la +liberté de travailler à sa diffusion? Dois-je me soumettre parce que mes +idées diététiques sont des hérésies pour les autres? Il en est de même +de la vaccine. Lorsque toute la Faculté considère la vaccine comme un +préservatif contre la petite vérole et que je considère ce moyen comme +un danger, peut-on me forcer à renier mon opinion et à me soumettre à +une pratique que j'abhorre? Il a été prouvé maintes fois que l'hérésie +d'un individu était la religion de l'avenir. S'il ne lui est pas +possible de se faire entendre, la science y perd et l'humanité ne peut +profiter des progrès de l'esprit librement développé. + +Les critiques du socialisme concernent spécialement le socialisme +autoritaire, préconisé surtout par les social-démocrates allemands. À ce +point de vue on comprend le livre de Richter[63] et sa critique atteint +le but pour autant qu'elle s'adresse au socialisme autoritaire. Mais son +grand défaut est de considérer un courant du socialisme--et non le +meilleur--comme _le_ socialisme. + +En Allemagne et partout où les marxistes sont en majorité ils donnent à +entendre qu'on n'obtiendra la justice économique qu'au prix de la +liberté personnelle et par l'oppression des meilleures tendances du +socialisme. C'est à peine si l'on connaît un autre courant socialiste; +car dès qu'on osa combattre les théories de Marx: Dühring, Hertzka et +Kropotkine par exemple, furent exécutés par le tribunal sectaire sous la +présidence d'Engels. Utopiste, fanatique, imposteur, anarchiste, +mouchard, voilà les épithètes employées en diverses circonstances. Et +les petits faisaient chorus avec les grands, car ici vient à propos le +dicton: + + «Quand un gendarme rit + Dans la gendarmerie, + Tous les gendarmes rient + Dans la gendarmerie». + +On veut la réglementation de la production. C'est parfait; mais comment? +La question de la propriété est résolue et toute la propriété +individuelle est collective. L'État--ou, comme disent les prudents, la +société--disposera donc du sol et de tous les moyens de production. +(Souvent on emploie indifféremment les mots État et Société parce qu'on +leur donne la même signification. On emploie encore le non-sens «État +populaire».) + +Les propriétaires actuels seront remplacés par les employés de l'État; +les esclaves privés deviendront esclaves de l'État. Le peuple souverain +nommera des titulaires aux différentes fonctions. Cette organisation +donnera, comme le remarque Herbert Spencer, une société ayant beaucoup +de ressemblance avec l'ancien Pérou, «où la masse populaire était +divisée artificiellement en groupes de 10, 50, 100, 500 et 1000 +individus, surveillés par des employés de tout grade, enchaînés à la +terre, surveillés et contrôlés dans leur travail aussi bien que dans +leur vie privée, s'exténuant sans espoir pour entretenir les employés du +système gouvernemental». Il est vrai qu'ils reçoivent leur suffisance de +tout et, loin de considérer cet avantage comme minime, nous +reconnaissons volontiers que c'est un progrès, qui ne peut cependant +être considéré comme un idéal par un homme pensant, un libertaire. + +Sur ce point-là également il n'y a pas de divergence d'opinion entre +socialistes, à quelque école qu'ils appartiennent; tous changent le +principe _ab Jove principium_ en _ab ventre principium_ ou, comme le +disait Frédéric II: «Toute civilisation a pour origine l'estomac.» +«C'est que la faim est un rude et invincible despote et la nécessité de +se nourrir, nécessité tout individuelle, est la première loi, la +condition suprême de l'existence. C'est la base de toute vie humaine et +sociale, comme c'est aussi celle de la vie animale et végétale. Se +révolter contre elle, c'est anéantir tout le reste, c'est se condamner +au néant.» (BAKOUNINE.) Mais le despotisme également pourrait donner +assez à tous, c'est donc une question qui ne peut nous laisser +indifférents. + +Que ceux qui considèrent ceci comme une raillerie des idées marxistes, +nous prouvent que dans leurs écrits ils parlent d'autre chose que de +tutelle de l'État; qu'ils traitent de la prise de possession de +certaines branches de production par des groupes autonomes d'ouvriers, +ne dépendant pas de l'État, même pas de l'État populaire. La +réglementation individuelle est autre chose que la réglementation +centralisée de la production, quoique, en fait, on lui ait ôté +superficiellement ce semblant d'individualisme par le suffrage +universel. Même, par suite des critiques de Richter et d'autres, on a +été forcé de donner un peu plus d'explications; toutefois, dans la +brochure de Kurt Falk[64], on parle d' «associations économiques +_(wirthschaftliche)_ indépendantes», qui forment probablement des +fédérations avec d'autres associations, etc.; mais du côté scientifique +socialiste officiel cette idée des tendances plus libres fut toujours +combattue à outrance. Remarquons, entre parenthèses, que Kurt Falk (p. +67), croyant être excessivement radical, fait la proposition que les +habitants d'une prison choisissent eux-mêmes leurs gardiens! Quelle +belle société, en effet, qui n'a pas su se délivrer seulement des +prisons. Nous sommes de tels utopistes que nous entrevoyons une société +où la prison n'existera plus et nous ne voudrions pas collaborer à la +réalisation d'une société future, si nous avions la certitude de devoir +y conserver des prisons avec leurs gardiens,--fussent-ils élus,--la +police, la justice et autres inutilités. + +Voilà pourquoi les marxistes traitent d'une manière superficielle +l'organisation de la société future, quoique Bebel se soit oublié un +jour à en donner un aperçu dans un ouvrage où personne ne le +chercherait, son livre sur la _Femme_, dont un quart traite la question +féminine et, le reste l'organisation future de la société. + +Il y a une certaine vérité dans la réponse faite aux interrogateurs +importuns, que «la forme future de la société sera le résultat de son +développement et que prématurément nous ne pouvons la définir», mais ce +n'est pas non plus sans raison que Kropotkine, interprétant ces paroles +des marxistes: «Nous ne voulons pas discuter les théories de l'avenir», +prétend qu'elles signifient réellement: «Ne discutez pas notre théorie, +mais aidez-nous à la réaliser». C'est-à-dire, on force la plupart à +suivre les meneurs, sans savoir si on ne va pas au devant de nouvelles +désillusions, qu'on aurait pu éviter en connaissant la direction vers +laquelle on marchait.» + +Deux remarques de Kropotkine et de Quinet s'imposent à la réflexion. +Elles sont tellement exactes que chaque fois que nous traitons ce sujet +elles nous reviennent à la mémoire: D'abord celle de Quinet que la +caractéristique de la Grande Révolution est la témérité des actes des +_ancêtres_ et la simplicité de leurs idées, c'est-à-dire des actes +ultra-révolutionnaires à côté d'idées timides et réactionnaires. En +second lieu, que l'on ne sait pas abandonner les organisations du passé. +On suppose l'avenir coulé dans le même moule que le passé contre lequel +on se révolte, et on est tellement attaché à ce passé qu'on n'arrive pas +à marcher crânement vers l'avenir. Les révolutions n'ont pas échoué +parce qu'elles allaient trop loin, mais parce qu'elles n'allaient pas +assez loin. _Échouer_ n'est en somme pas le mot propre, car toute +révolution a donné ce qu'elle pouvait. Mais nous prétendons qu'elles +n'apportèrent pas la délivrance des classes travailleuses et que +celles-ci, malgré toutes les révolutions, croupissent toujours dans +l'esclavage, la misère et l'ignorance. + +La bourgeoisie de 1789 ne savait pas non plus ce que l'avenir +apporterait, mais elle savait ce qu'elle voulait et elle exécuta ses +projets. Depuis longtemps elle s'y préparait et lorsque le peuple se +révolta, elle le laissa collaborer à la réalisation de son idéal, +qu'elle atteignit, en effet, dans ses grandes lignes. + +Mais aujourd'hui il n'est presque plus permis de parler de l'avenir. Ce +n'est pas étonnant, la préoccupation principale étant de gagner des voix +aux élections. Lorsqu'on traite de cet avenir où la classe intermédiaire +des petits boutiquiers et paysans sera supprimée, on se fait de ces gens +des ennemis et il n'y a plus à compter sur les victoires socialistes aux +élections. Parlez-leur de réformes qui promettent de l'amélioration à +leur situation, ils vous suivront, mais dès qu'on s'occupe du rôle de la +révolution, ils vous lâchent. On doit bien se convaincre du rôle de la +révolution et ériger à côté de l'oeuvre de destruction de l'idée, celle +de sa revivification. + +C'est difficile parce qu'il faut se défaire, pour y arriver, d'une masse +de préjugés, comme le dit Kropotkine: «Tous, nous avons été nourris de +préjugés sur les formions providentielles de l'État. Toute notre +éducation, depuis l'enseignement des traditions romaines jusqu'au code +de Byzance que l'on étudie sous le nom de droit romain, et les sciences +diverses professées dans les universités, nous habituent à croire au +gouvernement et aux vertus de l'État-Providence. Des systèmes de +philosophie ont été élaborés et enseignés pour maintenir ce préjugé. Des +théories de la loi sont rédigées dans le même but. Toute la politique +est basée sur ce principe; et chaque politicien, quelle que soit sa +nuance, vient toujours dire au peuple: «Donnez-moi le pouvoir, je veux, +je peux vous affranchir des misères qui pèsent sur vous. Du berceau au +tombeau, tous nos agissements sont dirigés par ce principe.» + +Voilà l'obstacle, mais si difficile qu'il soit à surmonter, on ne doit +pas s'arrêter. Nous sommes forcés, dans notre propre intérêt, de savoir +ce que l'avenir peut et doit nous apporter. + +Il est donc inexact de prétendre que divers chemins mènent au même but; +non, on ne cherche pas à atteindre la même solution, mais on suit des +lignes parallèles qui ne se touchent pas. Et, quoiqu'il soit possible +que l'avenir appartienne à ceux qui poursuivent la conquête du pouvoir +politique, nous sommes convaincus que, par les expériences qu'ils font +du parlementarisme, les ouvriers seront précisément guéris de croire à +la possibilité d'obtenir par là leur affranchissement. De tels +socialistes appartiennent à un parti radical de réformes, qui conserve +dans son programme la transformation de la propriété privée en propriété +collective, mais en mettant cette transformation à l'arrière-plan. Les +considérants du programme étaient communistes et on y indiqua le but à +atteindre; mais par le programme pratique on aida à la conservation de +l'État actuel. Il y avait donc contradiction entre la partie théorique +avec ses considérants principiels et la partie pratique, réalisable dans +le cadre de la société actuelle, toutes deux se juxtaposant l'une à +l'autre sans aucun trait d'union, comme nous l'avons prouvé +précédemment. + +Cela fut possible, au commencement, mais, par suite du développement des +idées, cette contradiction apparut plus nettement. Ce qui ne se +ressemble ne s'assemble. Et ne vaudrait-il pas mieux se séparer à la +bifurcation du chemin? Pas plus que précédemment, les marxistes +n'admettent qu'il y ait différentes manières d'être socialiste. +Bakounine s'en plaignait déjà lorsqu'il écrivait: «Nous reconnaissons +parfaitement leur droit (des marxistes) de marcher dans la voie qui leur +paraît la meilleure, pourvu qu'ils nous laissent la même liberté! Nous +reconnaissons même qu'il est fort possible que, par toute leur histoire, +leur nature particulière, l'état de leur civilisation et toute leur +situation actuelle, ils soient forcés de marcher dans cette voie. Que +les travailleurs allemands, américains et anglais s'efforcent de +conquérir le pouvoir politique, puisque cela leur plaît. Mais qu'ils +permettent aux travailleurs des autres pays de marcher avec la même +énergie à la destruction de tous les pouvoirs politiques. La liberté +pour tous et le respect mutuel de cette liberté, ai-je dit, telles sont +les conditions essentielles de la solidarité internationale. + +Mais M. Marx ne veut évidemment pas de cette solidarité, puisqu'il +refuse de reconnaître la liberté individuelle. Pour appuyer ce refus, il +a une théorie toute spéciale, qui n'est, d'ailleurs, qu'une conséquence +logique de son système. L'état politique de chaque pays, dit-il, est +toujours le produit et l'expression fidèle de sa situation économique; +pour changer le premier, il faut transformer cette dernière. Tout le +secret des évolutions historiques, selon M. Marx, est là. Il ne tient +aucun compte des autres éléments de l'histoire: tels que la réaction +pourtant évidente des institutions politiques, juridiques et religieuses +sur la situation économique.» + +Voici la parole d'un homme libertaire et tolérant: Ne mérite la liberté +que celui qui respecte celle des autres! Combien peu, même parmi les +grands hommes, respectent la liberté de pensée, surtout quand l'opinion +des autres est diamétralement opposée à la leur. On conspue le dogme de +l'infaillibilité papale, mais combien prônent leur propre +infaillibilité! Comme si l'une n'était pas aussi absurde que l'autre! + +Il est impossible de comprimer les esprits dans l'étau de ses propres +idées; mais on doit laisser à chacun la liberté de se développer suivant +sa propre individualité. Dès qu'on prononce des mots comme le «véritable +intérêt populaire», le «bien public», etc., c'est souvent avec +l'arrière-pensée de masquer par là la dénégation de la liberté +individuelle à la minorité. Et ce n'est autre chose que la proclamation +de l'absolutisme le plus illimité. En effet, devant ce principe, tout +gouvernement (monarchie, représentation du peuple ou majorité du peuple) +ne doit pas seulement proclamer ce qu'_il_ considère comme le véritable +intérêt populaire, le bien public, mais il est obligé de forcer tout +individu à accepter son opinion. Toute autre doctrine, toute hérésie, +toute religion, contraire doit être exterminée dès que le gouvernement +croit que cela est nécessaire au véritable intérêt populaire, au bien +public. + +Le Dr Friedlaender fait mention de trois courants de l'idée socialiste +qu'il détermine comme suit: + +1° Les marxistes veulent, au nom de la «société», s'emparer du produit +du travail et le faire partager par les bureaucrates pour le soi-disant +«bien-être de tous». Et, si je ne me soumets pas, on emploiera la force. +L'idée motrice de l'activité économique résulterait d'une espèce de +sensation du devoir inspiré par le communisme d'État, et là où elle ne +suffirait pas, de la contrainte économique ou brutale de l'État; d'après +le modèle du soi-disant devoir militaire d'aujourd'hui, où il y a +également des «volontaires». + +«2° Les anarchistes communistes proclament le «droit de jouissance» sur +les produits du travail des autres. Quand on accepte cela sans une +rémunération de même valeur, on se laisse doter. En vérité le communisme +anarchiste aboutit à une dotation réciproque, sans s'occuper de la +valeur des objets ou services échangés. L'idée motrice de l'activité +économique serait d'une part le penchant inné vers le travail +économique, penchant qui n'a pas de but égoïste, d'autre part, un +sentiment de justice, pour ne pas dire de pudeur, qui empêcherait que +l'on se laissât continuellement doter sans services réciproques. + +«3° Le système anticrate-socialitaire de Dühring, c'est-à-dire le +socialisme-libertaire, proclame, à côté de l'égalité des conditions de +production, le droit de jouissance complet sur le produit du travail +individuel et, comme complément, le libre échange des produits de même +valeur. L'idée motrice de l'activité économique serait l'intérêt +personnel, non dans son acception égoïste basée sur la spoliation des +autres, mais dans le sens d'un égoïsme salutaire. Nous travaillons pour +vivre, pour consommer. Nous travaillons plus pour pouvoir consommer +plus. Nous travaillons non par force, non par devoir, non pour notre +propre satisfaction (tant mieux pour moi si le travail me procure une +satisfaction), mais par intérêt personnel. Est-ce que ce système +n'aurait pas une base plus solide que le communisme anarchiste? Celui +qui aime à donner peut le faire, mais peut-on ériger en régie générale +la dotation réciproque?» + +Cette explication ne brille ni par la clarté ni par la simplicité et +elle est très mal formulée. + +Ces deux derniers systèmes sont donc défendus par des socialistes +libertaires et le premier par les partisans du socialisme autoritaire. +Comme Dühring n'est pas un communiste et diffère conséquemment avec nous +sur ce point, nous ne pouvons admettre sa doctrine économique. Car nous +avons la conviction qu'il est impossible de donner une formule plus +simple et meilleure que: «Chacun donne selon ses forces; chacun reçoit +selon ses besoins.» Et ceci ne suppose nullement une réglementation, +individuelle ou collective, qui détermine les forces et les besoins. +Chacun, mieux que n'importe qui, peut déterminer ses forces et quand +nous supposons que dans une société communiste chacun sera bien nourri +et éduqué, il est clair qu'un homme normalement développé, mettra ses +forces à la disposition de la communauté sans y être contraint. Dès +qu'il y a contrainte, elle ne peut avoir qu'une influence néfaste sur le +travail. + +Il serait absurde de supposer que les socialistes autoritaires cherchent +à sacrifier une partie de leur liberté individuelle à une forme +particulière de gouvernement; eux aussi poursuivent la réalisation d'une +société déterminée, parce qu'ils croient que celle-ci rendra possible le +degré de liberté individuelle nécessaire au plus grand épanouissement du +bien-être personnel. Mais c'est une utopie de leur part lorsqu'ils +pensent garantir suffisamment par leur système le degré de liberté +qu'ils souhaitent. Ils se rendent coupables d'une fausse conception qui +pourrait avoir des résultats funestes, et nous devons tâcher de les en +convaincre et de leur démontrer que leur système n'est pas l'affirmation +de la liberté, mais la négation de toute liberté individuelle. + +Il y a là une tendance incontestable à renforcer le pouvoir de la +société et à diminuer celui de l'individu. C'est une raison de plus pour +s'y opposer. + +La question principale peut ainsi être nettement posée: «Comment peut et +doit être limitée la liberté d'action de l'individu vis-à-vis de la +société? Ceci est la plus grande énigme du sphynx social et nous ne +pouvons nous soustraire à sa solution. En premier lieu l'homme est un +être personnel, formant un tout en soi-même, _(individuum, in_ et +_dividuum_, de _divido_, diviser, c'est-à-dire un être indivisé et +indivisible). En second lieu, il est un animal vivant en troupeau. + +Celui qui vit isolé dans une île est complètement libre de ses actions, +en tant que la nature et les éléments ne le contrarient pas. Mais +lorsque, poussé par le sentiment de sociabilité, il veut vivre en +groupe, ce sentiment doit être assez puissant qu'il lui sacrifie une +partie de sa liberté individuelle. Celui qui aimera la liberté +individuelle mènera une vie isolée, et celui qui préférera la +communauté, la sociabilité, préconisera ces états sociaux, même en +sacrifiant une partie de sa liberté. + +La liberté n'exclut pas tout pouvoir. Voici comment Bakounine répond à +cette question[65]: «S'ensuit-il que je repousse toute autorité? Loin de +moi cette pensée ... Mais je ne me contente pas de consulter une seule +autorité spécialiste, j'en consulte plusieurs; je compare leurs opinions +et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais +point d'autorité infaillible, même dans les questions spéciales; par +conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l'humanité et pour +la sincérité de tel ou tel individu, je n'ai de foi absolue en personne. +Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même +de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave +stupide, en un instrument de la volonté et des intérêts d'autrui.» Et +plus loin: «Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est +dirigeant et chacun est dirigé à son tour. Donc il n'y a point +d'autorité fixe et constante, mais un échange continu d'autorité et de +subordination mutuelles, passagères et surtout volontaires.» + +C'est sous la foi d'autres personnes que nous acceptons comme vérités +une foule de choses. Penser librement ne signifie pas: penser +arbitrairement, mais mettre ses idées en concordance avec des phénomènes +dûment constatés qui se produisent en nous et au dehors de nous, sans +abstraire notre conception des lois de la logique. L'homme qui n'accepte +rien sur la foi des autres, afin de pouvoir se faire une opinion +personnelle, est certainement un homme éclairé. Mais nous ne craignons +pas de prétendre qu'une soumission préalable à l'autorité d'autres +personnes est nécessaire pour arriver à pouvoir exprimer un jugement +sain et indépendant. La recherche de l'abolition de toute autorité n'est +donc pas la caractéristique d'un esprit supérieur, ni la conséquence de +l'amour de la liberté, mais généralement une preuve de pauvreté d'esprit +et de vanité. Cette soumission se fait volontairement. Et de même qu'on +n'a pas le droit de nous soumettre par force à une autorité quelconque, +de même on n'a pas le droit de nous empêcher de nous soustraire à cette +autorité. + +Quand et pourquoi recherche-t-on la société des autres? Parce que seul, +isolé, on ne parviendrait pas à vivre et qu'on a besoin d'aide. Si nous +pouvions nous suffire à nous-mêmes, nous ne songerions jamais à nous +faire aider par d'autres. C'est l'intérêt qui pousse les hommes à faire +dépendre leur volonté, dans des limites tracées d'avance, de la volonté +d'autres hommes. Mais toujours nous devons être libres de reprendre +notre liberté individuelle dès que les liens que nous avons acceptés +librement et qui ne nous serraient pas, commencent à nous gêner, car un +jour viendra ou peut venir où ces liens seront tellement lourds que nous +tâcherons de nous en délivrer. La satisfaction de nos besoins est donc +le but de la réglementation de la société. S'il est possible d'y arriver +d'une manière différente et meilleure, chaque individu doit pouvoir se +séparer du groupe dans lequel il lui a été jusque-là le plus facile de +contenter ses besoins et se rallier à un autre groupe qui, d'après lui, +répond mieux au but qu'il veut atteindre. Rien ne répugne plus à l'homme +libre que de devoir remplir une tâche dont l'accomplissement est rendu +obligatoire par la force; chaque fois même que sa conviction personnelle +ne considère pas cette tâche comme un devoir, il la regarde comme un mal +et s'efforce de ne pas l'accomplir. La contrainte de l'État--qu'il +s'agisse d'un despote, du suffrage universel ou de n'importe quoi--est +la plus odieuse de toutes, parce qu'on ne peut s'y soustraire. Si je +suis membre d'une société quelconque qui prend des résolutions +contraires à mes opinions, je puis démissionner. Ceci n'est pas le cas +pour l'État. Presque toujours il est impossible de quitter l'État, +c'est-à-dire le pays. Si c'est un indépendant qui cherche à le faire, il +doit abandonner tout ce qui le retient au pays, au peuple, car les +frontières de l'État sont les frontières du pays, du peuple. Et +d'ailleurs, on ne peut quitter un État sans sentir aussitôt le joug d'un +autre État. On peut ne plus être Hollandais, mais on devient Belge, +Allemand, Français, etc. Quand on est coreligionnaire de l'Église +réformée, personne ne vous force, lorsque vous la quittez, de devenir +membre d'une autre Église, mais on ne peut cesser de faire partie d'un +État sans devenir de droit membre d'un autre État. Quel intérêt y a-t-il +à quitter un État mauvais pour un autre qui n'est pas meilleur? On doit +payer pour ce qu'on n'admet pas, on doit remplir des devoirs qu'on +considère comme opposés à sa dignité. Tout cela n'a aucune importance; +vous n'avez qu'à vous soumettre au pouvoir et, si vous ne voulez pas, +vous sentirez le bras pesant de l'autorité. Et pourtant on veut nous +faire accroire que nous sommes des hommes libres dans un État libre. +Plus grand est le territoire sur lequel l'État exerce son autorité, +plus grande sera sa tyrannie sur nous. + +Le juriste allemand Lhering écrivait en toute vérité: «Quand l'État peut +donner force de loi à tout ce qui lui semble bon, moral et utile, ce +droit n'a pas de limites; ce que l'État permettra de faire ne sera +qu'une concession. La conception d'une toute-puissance de l'État +absorbant tout en soi et produisant tout, en dépit du riche vêtement +dans lequel elle aime à se draper et des phrases ronflantes de bien-être +du peuple, de respect des principes objectifs, de loi morale, n'est +qu'un misérable produit de l'arbitraire et la théorie du despotisme, +qu'elle soit mise en pratique par la volonté populaire ou par une +monarchie absolue. Son acceptation constitue pour l'individu un suicide +moral. On prive l'homme de la possibilité d'être bon, parce qu'on ne lui +permet pas de faire le bien de son propre mouvement.» + +La toute-puissance de l'État est la plus grande tyrannie possible, même +dans un État populaire. La soi-disant liberté, acquise lorsque le peuple +nomme ses propres maîtres, est plutôt une comédie qu'une réalité, car, +dès que le bulletin est déposé dans l'urne, le souverain redevient sujet +pour longtemps. On croit être son propre maître et on se réjouit déjà de +cette soi-disant suprématie. En 1529, à la diète de l'Empire, à Spiers, +on proclama un principe dont la portée était bien plus grande qu'on le +soupçonnait alors: «Dans beaucoup de cas la majorité n'a pas de droits +envers la minorité, parce que la chose ne concerne pas l'ensemble mais +chacun en particulier.» Si l'on avait agi d'après ce principe, il n'y +aurait plus eu tant de contrainte et de tyrannie. + +Lorsque Bastiat considère l'État comme «la collection des individus», il +oublie qu'une collection d'objets, de grains de sable, par exemple, ne +constitue pas encore un ensemble. + +John-Stuart Mill, dans son excellent livre sur la liberté[66], parle de +la liberté inviolable qui doit être réservée à tout individu, en +opposition à la puissance de l'État et il dit: «L'unique cause pour +laquelle des hommes, individuellement ou unis, puissent limiter la +liberté d'un d'entre eux, est la conservation et la défense de soi-même. +L'unique cause pour laquelle la puissance peut être légitimement exercée +contre la volonté propre d'un membre d'une société civilisée, c'est pour +empêcher ce membre de nuire aux autres. Son propre bien-être, tant +matériel que moral, n'y donne pas le moindre droit. Les seuls actes de +sa conduite pour lesquels un individu est responsable vis-à-vis de la +société sont ceux qui ont rapport aux autres. Pour ceux qui le +concernent personnellement, son indépendance est illimitée. L'individu +est le maître souverain de soi-même, de son propre corps et esprit. Ici +se présente néanmoins encore une difficulté: Existe-t-il des actions qui +concernent uniquement celui qui en est l'auteur et n'ont d'influence sur +aucune autre personne?» Et Mill répond: «Ce qui me concerne peut, d'une +manière médiate, avoir une grande influence sur d'autres» et il proclame +la liberté individuelle seulement dans le cas où par suite de l'action +d'un individu, personne que lui n'est touché immédiatement. Mais +existe-t-il une limite entre l'action médiate et l'action immédiate? Qui +délimitera la frontière où l'une commence et l'autre finit? + +À côté de la liberté individuelle, Mill veut encore, «pour chaque groupe +d'individus, une liberté de convenance, leur permettant de régler de +commun accord tout ce qui les concerne et ne regarde personne d'autre». + +Nous ne voulons pas approfondir la chose, quoiqu'il faille constater que +Mill est souvent en opposition avec ses propres principes. Ainsi il +pense que celui qui s'enivre et ne nuit par là qu'à soi-même, doit être +libre de le faire, et que l'État n'a pas le moindre droit de s'occuper +de cette action. Qui proclamera que c'est uniquement à soi-même qu'il +fait tort? Lorsque cet individu procrée des enfants héritiers du même +mal, ne nuit-il pas à d'autres en dotant la société d'individus +gangrenés? Mais, dit Mill, dès que, sous l'influence de la boisson, il a +fait du tort à d'autres, il doit dommages et intérêts et, à l'avenir, il +peut être mis sous la surveillance de la police; mais, lorsqu'il +s'enivre encore, il ne peut être puni que pour cela. Il n'a donc pas la +liberté de s'enivrer de nouveau, quoiqu'il ne fasse de tort à personne. +La grande difficulté dans ce cas est la délimitation des droits +respectifs de l'individu et de la société. + +Il y a des choses qui ne peuvent être faites que collectivement, +d'autres ne concernent que l'individu et, quoiqu'il soit difficile de +résoudre cette question, tous les penseurs s'en occupent. La disparition +de l'individualisme ferait un tort considérable à la société, car celui +qui a perdu son individualité ne possède plus ni caractère ni +personnalité. L'homme de génie n'est pas celui qui produit une +nouveauté, mais celui qui met le sceau de son génie personnel sur ce qui +existait déjà avant lui et lui donne ainsi une nouvelle importance par +la manière dont il le produit. + +Mill parle dans le même sens lorsqu'il dit: «Nul ne peut nier que la +personnalité ne soit un élément de valeur. Il y a toujours manque +d'individus, non seulement pour découvrir de nouvelles vérités, et +montrer que ce qui fut la vérité ne l'est plus, mais également pour +commencer de nouvelles actions et donner l'exemple d'une conduite plus +éclairée, d'une meilleure compréhension et un meilleur sentiment de la +vie humaine. Cela ne peut être nié que par ceux qui croient que le monde +atteindra la perfection complète. Il est vrai que cet avantage n'est pas +le privilège de tous à la fois; en comparaison de l'humanité entière il +n'y a que peu d'hommes dont les expériences, acceptées par d'autres, ne +seraient en même temps le perfectionnement d'une habitude déjà +existante. Mais ce petit nombre d'hommes est comme le sel de la terre. +Sans eux la vie humaine deviendrait un marécage stagnant. Non seulement +ils nous apportent de bonnes choses qui n'existaient pas, mais ils +maintiennent la vie dans ce qui existe déjà. Si rien de nouveau ne se +produisait, la vie humaine deviendrait inutile. Les hommes de génie +formeront toujours une faible minorité; mais pour les avoir, il est +nécessaire de cultiver le sol qui les produit. Le génie ne peut respirer +librement que dans une atmosphère de liberté. Les hommes de génie sont +plus individualistes que les autres; par conséquent moins disposés a se +soumettre, sans en être blessés, aux petites formes étriquées qu'emploie +la société pour épargner à ses membres la peine de former leur propre +caractère[67]». + +Et je craindrais que cette originalité ne se perdît si on mettait des +entraves quelconques à la libre initiative. + +Donnons encore la parole à Bakounine: «Qu'est-ce que l'autorité? Est-ce +la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans +l'enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes du monde +physique et du monde social? En effet, contre les lois, la révolte est +non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Mous pouvons +les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons +pas leur désobéir, parce qu'elles consument la base et les conditions +mêmes de notre existence: elles nous enveloppent, nous pénètrent, +règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; alors même que +nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester +leur toute-puissance. + +Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n'y a rien +d'humiliant dans cet esclavage. Car l'esclavage suppose un maître +extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui auquel il +commande; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous: elles nous +sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être, +corporellement, intellectuellement et moralement: nous ne vivons, nous +ne respirons, nous n'agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par +elles. En dehors d'elles, nous ne sommes rien, _nous ne sommes pas_. +D'où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter +contre elles? Vis-à-vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme +qu'une seule liberté possible: c'est de les reconnaître et de les +appliquer toujours davantage, conformément au but d'émancipation ou +d'humanisation collective et individuelle qu'il poursuit.» + +On ne peut réagir contre cette autorité-là. On pourrait dire: C'est +l'autorité naturelle ou plutôt l'influence naturelle de l'un sur l'autre +à laquelle nous ne pouvons nous soustraire et à laquelle nous nous +soumettons, presque toujours sans le savoir. + +En quoi consiste la liberté? + +Bakounine répond: «La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci: +qu'il obéit aux lois naturelles, parce qu'il les a reconnues _lui-même_ +comme telles et non parce qu'elles lui ont été extérieurement imposées +par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle +quelconque. Nous reconnaissons donc l'autorité absolue de la science, +parce que la science n'a d'autre objet que la reproduction mentale, +réfléchie et aussi systématique que possible des lois naturelles qui +sont inhérentes à la vie matérielle, intellectuelle et morale, tant du +monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans +le fait, qu'un seul et même monde naturel. En dehors de cette autorité +uniquement légitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme à la +liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, +arbitraires et funestes. Nous reconnaissons l'autorité absolue de la +science, mais nous repoussons l'infaillibilité et l'universalité du +savant». + +Voilà la conception de l'autorité et de la liberté. Et celui qui aime la +liberté n'acceptera d'autre autorité extérieure que celle qui se trouve +dans le caractère même des choses. + +Lorsque Cicéron comprenait déjà que «la raison d'être de la liberté est +de vivre comme on l'entend[68]», et que «la liberté ne peut avoir de +résidence fixe que dans un État où les lois sont égales et le pouvoir de +l'opinion publique fort[69]», cela prouve que l'humanité était déjà +traversée par un courant libertaire et Spencer ne fit réellement que +répéter les paroles de Cicéron lorsqu'il écrivit[70]: «L'homme doit +avoir la liberté d'aller et de venir, de voir, de sentir, de parler, de +travailler, d'obtenir sa nourriture, ses habillements, son logement, et +de satisfaire les besoins de la nature aussi bien pour lui que pour les +autres! Il doit être libre afin de pouvoir faire tout ce qui est +nécessaire, soit directement soit indirectement, à la satisfaction de +ses besoins moraux et physiques.» + +Ce que tout homme pensant désire posséder, c'est la liberté qui nous +permet de développer notre individualité dans toute son expansion, mais, +dès qu'il aspire à cette liberté pour lui-même, il doit collaborer à ce +qu'on n'empêche personne de satisfaire ce besoin vital. + +Car l'aspiration vers la liberté est forte chez l'homme et après les +besoins corporels, la liberté est incontestablement le plus puissant des +besoins de l'homme. + +La définition du philosophe Spinoza dans son _Éthique_ est une des +meilleures qu'on puisse trouver. Il dit: une chose est libre qui existe +par la nécessité de sa nature et est définie par soi-même, pour agir; au +contraire dépendant ou plutôt contraint cet objet qui est défini _par un +autre_ pour exister et agir d'une manière fixe et inébranlable. + +Et le consciencieux savant Mill[71] a parfaitement bien compris que dans +l'avenir la victoire serait au principe qui donnerait le plus de +garanties à la liberté individuelle. Après avoir fait la comparaison +entre la propriété individuelle et le socialisme avec la propriété +collective, il dit très prudemment: «Si nous faisions une supposition, +nous dirions que la réponse à la question: «Lequel des deux principes +triomphera et donnera à la société sa forme définitive?» dépendra +surtout de cette autre question: «Lequel des deux systèmes permet la +plus grande expansion de la liberté et de la spontanéité des hommes?» Et +plus loin: «Les institutions sociales aussi bien que la moralité +pratique arriveraient à la perfection si la complète indépendance et +liberté d'agir de chacun étaient garanties sans autre contrainte que le +devoir de ne pas faire du mal à d'autres. Une éducation basée sur des +institutions sociales nécessitant le sacrifice de la liberté d'action +pour atteindre à un plus haut haut degré de bonheur ou d'abondance, ou +pour avoir une égalité complète, annihilerait une des caractéristiques +principales de la nature humaine.» + +Maintenant il nie que les critiques actuelles du communisme soient +exagérées, car «les contraintes imposées par le communisme seraient de +la liberté en les comparant à la situation de la grande majorité»; il +trouve qu'aujourd'hui les travailleurs ont tout aussi peu de choix de +travail ou de liberté de mouvement, qu'ils sont tout aussi dépendants de +règles fixes et du bon vouloir d'étrangers qu'ils pourraient l'être sous +n'importe quel système, l'esclavage excepté. Et il arrive à la +conclusion que si un choix devait être fait entre le communisme avec ses +bons et mauvais côtés et la situation actuelle avec ses souffrances et +injustices, toutes les difficultés, grandes et petites du communisme ne +compteraient pour lui que comme un peu de poussière dans la balance. + +Rarement un adversaire fit plus honnête déclaration. Pour lui la +question n'est pas encore vidée, car il nie que nous connaissions dans +leur meilleure expression le travail individuel et le socialisme. Et il +tient tellement à l'individualisme, ce que l'on possède, du reste, de +préférable, qu'il craint toujours qu'il ne soit effacé et annihilé. En +exprimant un doute il dit: «La question est de savoir s'il restera +quelque espace pour le caractère individuel; si l'opinion publique ne +sera pas un joug tyrannique; si la dépendance totale de chacun à tous et +le contrôle de tous sur tous ne seront pas la cause d'une sotte +uniformité de sentir et d'agir.» + +On peut facilement glisser sur cette question et la noyer dans un flot +de phrases creuses, comme: Quand chacun aura du pain, cette liberté +viendra toute seule, mais ceci constitue pour nous une preuve +d'étourderie et de superficialité, une preuve que soi-même l'on n'a pas +un grand besoin de la liberté. Mill ne glisse pas si facilement sur +cette question, car il y revient souvent. Le communisme lui sourirait +s'il devait lui garantir son individualité. On doit encore prouver que +le communisme s'accommoderait de ce développement multiforme de la +nature humaine, de toutes ces variétés, de cette différence de goût et +de talent, de cette richesse de points de vue intellectuels qui, non +seulement rendent la vie humaine intéressante, mais constituent +également la source principale de civilisation intellectuelle et de +progrès moral en donnant à chaque individu une foule de conceptions que +celui-ci n'aurait pas trouvées tout seul. + +Ne doit-on pas reconnaître que c'est vraiment _la_ question par +excellence. Et les conceptions libertaires font de tels progrès que +ceux-là mêmes qui sont partisans d'une réglementation centralisée de la +production, font toutes sortes de concessions à leur principe dès qu'ils +le discutent. Quelquefois les étatistes principiels sont anti-étatistes +dans leurs raisonnements. Le malheur c'est que les social-démocrates +précisent si peu. Ils sont tellement absorbés par les élections, par +toutes sortes de réformes du système actuel, que le temps leur manque +pour discuter les autres questions. Ces réformes sont pour la plus +grande partie les mêmes que celles que demandent les radicaux et tendent +toutes à maintenir le système actuel de propriété privée et à rendre le +joug de l'esclavage un peu plus supportable pour les travailleurs. Ainsi +se forment plus nettement deux fractions, dont l'une se fond avec la +bourgeoisie radicale, quoiqu'elle garde, dans les considérants de son +programme, l'abolition de la propriété privée, et dont l'autre poursuit +plutôt un changement radical de la société, sans s'occuper de tous les +compromis qui sont la suite inévitable du concours prêté aux besognes +parlementaires dans nos assemblées actuelles. + +Les marxistes se basent sur l'État. + +Les anarchistes, au contraire, se basent sur l'individu et le groupement +libre. + +Mais le choix n'est pas borné entre ces deux thèses. + +Est-ce que Kropotkine, par exemple, qui dans son livre _La Conquête du +pain_ parle d'une réglementation, d'une organisation de la production, +aurait bien le droit de se considérer comme anarchiste, d'après la +signification que l'on donne habituellement à ce mot, et qui est la même +que ce qu'en Hollande, nous avons considéré toujours comme le +socialisme, tout en conservant le principe de la liberté? + +On s'oppose à cette classification et on dira que nous ne rendons pas +justice à Marx. On dit que Marx donnait à l'État une tout autre +signification que celle dans laquelle nous employons ce mot, qu'il ne +croyait pas au vieil État patriarcal et absolu, mais considérait l'État +et la société comme une unité. La réponse de Tucker est assez +caractéristique: «Oui, il les considérait comme une unité, de la même +manière que l'agneau et le lion forment une unité _lorsque le lion a +dévoré l'agneau._ L'unité de l'État et de la société ressemble pour Marx +à l'unité de l'homme et de la femme devant la loi. L'homme et la femme +ne font qu'un, mais cette unité c'est l'homme. Ainsi, d'après Marx, +l'État et la société forment une unité, mais, cette unité, c'est l'État +seul. Si Marx avait unifié l'État et la société et que _cette unité fût +la société_, les anarchistes n'auraient différé avec lui que de peu de +chose. Car pour les anarchistes, la société est tout simplement le +développement de l'ensemble des relations entre individus naturellement +libres de toute puissance extérieure, constituée, autoritaire. Que Marx +ne comprenait pas l'État de cette façon, cela ressort clairement de son +plan qui comportait l'établissement et le maintien du socialisme, +c'est-à-dire la prise de possession du capital et son administration +publique par un pouvoir autoritaire, qui n'est pas moins autoritaire +parce qu'il est démocratique au lieu d'être patriarcal[72].» + +En effet, pourquoi se disputer lorsqu'on poursuit le même but? Et si +cela n'est pas, quelle autre différence y a-t-il que celle que nous +avons fait ressortir? Je sais qu'on peut invoquer d'autres explications +de Marx afin de prouver sa conception et, à ce point de vue là, on +pourrait presque l'appeler le père de l'anarchie. Mais cette conception +est en opposition complète avec sa principale argumentation. Aujourd'hui +on en agit avec Marx comme avec la Bible: chacun y puise, pour se donner +raison, ce qui lui convient, comme les croyants pillent les textes de la +Bible pour défendre leurs propres idées. + +Mais lorsque Rodbertus déclare que si «jamais la justice et la liberté +règnent sur terre, le remplacement de la propriété terrienne et +capitaliste par la propriété collective du sol et des moyens de +production sera nécessaire et inévitable»[73], nous voudrions bien +connaître la différence entre lui et Marx, qui préconise la même chose +comme base de toutes ses conceptions. + +Vollmar le reconnaît dans sa brochure sur le socialisme d'État, mais il +prétend que «_trotzdem_ (quand même)» ils se trouvent à un tout autre +point de vue que les socialistes d'État: «Leur caractère est +autoritaire, leurs moyens, pour autant qu'ils mènent à la solution, sont +si faibles que l'humanité pourrait attendre encore sa délivrance durant +plusieurs siècles.» Pour cette raison il qualifiait le socialisme d'État +de «tendance ennemie» et affirmait même que lorsqu'on prétend que la +social-démocratie se rapproche de ce courant d'idées, cela signifie que +le socialisme renie ses principes fondamentaux, ment à son essence +intrinsèque. + +La résolution suivante du Congrès du parti socialiste allemand à Berlin +exprima la même chose: «La démocratie socialiste est révolutionnaire +dans son essence, le socialisme d'État est conservateur. Démocratie +socialiste et socialisme d'État sont des antithèses irréconciliables.» + +Tout cela paraît très beau, mais ce que Liebknecht et Vollmar attribuent +au socialisme d'État, nous le reprochons à leur démocratie socialiste. +Il est vrai qu'ils parlent du «soi-disant socialisme d'État» et +continuent comme suit: «Le soi-disant socialisme d'État, en tant qu'il a +pour but des réglementations fiscales, veut remplacer les capitalistes +privés par l'État et lui donner le pouvoir d'imposer au peuple +travailleur le double joug de l'exploitation économique et de +l'esclavage politique.» + +_Si duo faciunt idem, non est idem_ (si deux personnes font la même +chose, ce n'est pas encore la même chose); ce proverbe est basé sur la +grande différence qui peut exister dans les mobiles. Qu'une mesure soit +prise dans un but fiscal ou dans un autre but, cela reste équivalent +quant à la mesure prise. Ainsi, par exemple, ceux qui veulent augmenter +les revenus de l'État avec les produits des chemins de fer, aussi bien +que ceux qui, pour des raisons stratégiques, croient à la nécessité de +l'exploitation des chemins de fer par l'État et ceux qui trouvent que +les moyens généraux de communication doivent appartenir à l'État +voteront la reprise des chemins de fer par l'État, tandis que ceux qui +admettent le principe mais se défient de l'État actuel, voteront contre. +Il nous paraît que la phrase «en tant qu'il a pour but des +réglementations fiscales» peut être supprimée. Mais pourquoi parler de +socialisme d'État lorsqu'on désigne plutôt le capitalisme d'État? +Liebknecht remarque justement: «Si l'État était le maître de tous les +métiers, l'ouvrier devrait se soumettre à toutes les conditions, parce +qu'il ne saurait trouver d'autre besogne. Et ce soi-disant socialisme +d'État, _qui est en réalité du capitalisme d'État_, ne ferait +qu'augmenter dans de notables proportions la dépendance politique et +économique; l'esclavage économique augmenterait l'esclavage politique, +et celui-ci augmenterait et intensifierait l'esclavage économique.» + +Cela n'est pourtant pas exprimé sans parti-pris. Les socialistes de +toute école combattent _ce socialisme d'État_, et ainsi Vollmar et +Liebknecht, Rodbertus même, peuvent se tendre la main: ce n'est pas sans +raison qu'on les traite aussi de capitalistes d'État, et le mot +«soi-disant» joue le rôle de paratonnerre pour détourner l'attention. + +«Le socialisme d'État dans le sens actuel est la _Verstaatlichung_[74] +poussée à l'extrême, la _Verstaatlichung_ des différentes branches de la +production, comme cela existe déjà généralement pour les chemins de fer +et ainsi que l'on a essayé de le faire pour l'industrie du tabac. Petit +à petit on veut mettre un métier après l'autre sous la dépendance de +l'État, c'est-à-dire remplacer les patrons par l'État, continuer le +métier capitaliste, avec changement d'exploiteurs, mettre l'État à la +place du capitaliste privé.» + +Voilà comment s'exprime Liebknecht. Mais les social-démocrates +veulent-ils autre chose? Si les lois ouvrières, proposées par la +fraction socialiste au Reichstag, étaient admises, est-ce que l'État ne +serait pas leur exécuteur? Qu'on le veuille ou non, on serait forcé +d'augmenter considérablement la compétence de l'État. Lisez les _Fabian +Essays_[75] sur le socialisme et vous verrez que ce n'est autre chose +que du socialisme d'État. Lisez ce qu'écrit Lacy[76]: «Le socialisme, +c'est la justice basée sur la raison et fortifiée par la puissance de +l'État. Ou bien: Le socialisme est la doctrine ou théorie qui assure que +les intérêts de chacun et de tous seront le mieux servis par la +subordination des intérêts individuels à ceux de tous. En reconnaissant +que les intérêts individuels ne peuvent être assurés et confirmés que +par l'autorité et la protection de l'État, il considère l'État comme +étant placé au-dessus de tous les individus. Mais si l'essence de l'État +dépend de l'existence des individus et si sa solidité est soumise à +l'harmonie qu'il y a entre ses unités individuelles, il faut qu'il +emploie son autorité de telle manière qu'il fasse disparaître toutes les +causes de discorde, d'inégalité et d'injustice. Lacy ne craint pas de +promettre à tous la plus grande somme de bonheur par la puissance et +l'autorité de l'État.» Et plus clairement encore il dit: «Il n'existe +pas de prévention contre l'État qui agit comme entrepreneur privé; mais +jamais ne se présentera la nécessité que l'État soit le seul +entrepreneur, en tant qu'une coopération fédéralisée répondrait à tous +les besoins de justice et atteindrait plutôt le but en accordant des +récompenses convenables aux produits, c'est-à-dire en provoquant et en +soutenant l'individualisme. Les mines constituant une partie du pays, +peuvent être la propriété de l'État et exploitées par lui, parce qu'il y +a une grande différence entre les mines et l'agriculture. Les chemins de +fer, routes ou canaux appartiendraient donc naturellement à l'État et +seraient exploités par lui et l'État créerait également des lignes de +bateaux à vapeur faisant le service avec les colonies et les pays +étrangers. Le commerce de l'alcool pourrait être un monopole de l'État +ainsi que la fabrication et la vente des matières explosibles, armes, +poisons et autres choses nuisibles à la vie humaine. Étendue plus loin, +la possession par l'État des moyens de production ne serait ni pratique +ni utile et n'est pas réclamée par les principes du socialisme[77]». + +Parcourez l'opuscule de Blatchford, intitulé _Merrie England_, qui est +écrit d'une manière attrayante, simple et aura beaucoup d'influence +comme brochure de propagande. L'auteur en arrive à demander un monopole +assurant à l'ouvrier la jouissance de tout ce qu'il produit. Mais +comment le faire autrement que par un monopole d'État? + +Il me semble, du reste, que le socialisme d'État et le socialisme +communal ne possèdent nulle part plus de défenseurs qu'en Angleterre. + +Tout cela n'est-il pas du socialisme d'État réclamé par des +social-démocrates? Tous les barrages qu'on voudra élever seront +inutiles. Une fois engagé sur cette pente, on doit glisser jusqu'au bout +et on en fera l'expérience de gré ou de force. + +«Le soi-disant socialisme d'État, en tant qu'il s'occupe de réformes +sociales ou de l'amélioration de la situation des classes ouvrières, est +un système de demi-mesures, qui doit son existence à la peur de la +social-démocratie. Il a pour but, par de petites concessions et toutes +sortes de demi-moyens, de détourner la classe ouvrière de la +social-démocratie et de diminuer la force de celle-ci.» Voilà ce que dit +la résolution du congrès du parti à Berlin. Mais la social-démocratie, +qui poursuit au Reichstag la réalisation du programme pratique, n'est en +réalité autre chose qu'un système de demi-mesures. N'agrandit-on pas +ainsi la compétence de l'État actuel? Qui donc, si ce n'est l'État, doit +exécuter les résolutions, dès que les diverses revendications sont +réalisées? On sait que la fraction socialiste du Reichstag allemand a +présenté un projet de loi de protection. En supposant qu'il eût été +admis dans son ensemble, l'on n'aurait eu que des demi-réformes. Le +système capitaliste n'aurait pas été attaqué. Et quelle est alors, +diantre! la différence entre socialistes d'État poursuivant +l'amélioration de la situation des classes ouvrières, et +social-démocrates qui font la même chose? La raison pour laquelle les +socialistes d'État préconisent ces réformes n'a rien à y voir. + +«La social-démocratie n'a jamais dédaigné de réclamer de l'État, ou de +s'y rallier, quand étaient proposées par d'autres, les réformes tendant +à l'amélioration de la situation de la classe ouvrière sous le système +économique actuel. Elle ne considère ces réformes que comme de petits +acomptes qui ne pourront la détourner de son but: la transformation +socialiste de l'État et de la société.» + +Les libéraux progressistes disent absolument la même chose: Soyez +reconnaissants mais non satisfaits; acceptez ce que vous pouvez obtenir +et considérez-le comme un acompte. Vraiment, alors il est inutile d'être +social-démocrate. + +Rien d'étonnant qu'une telle résolution fût acceptée par les deux +partis, que Liebknecht et Vollmar s'y ralliassent, car elle tourne +adroitement autour du principe. À proprement parler, elle ne dit rien, +mais avec des résolutions aussi vagues et sans signification on n'avance +guère par rapport au principe. Seulement on a sauvé, aux yeux de +l'étranger, le semblant d'unité du Parti allemand. Mais les idées se +développent et nous croyons que la question du socialisme d'État prendra +bientôt une place prépondérante dans les discussions. Et si la +social-démocratie n'échoue pas sur le rocher du socialisme d'État, ce +sera grâce aux anarchistes. Tous nous nous sommes inclinés plus ou moins +devant l'autel où trônait le socialisme d'État; mais dans tous les pays +la même évolution se produit maintenant; reconnaissons honnêtement que +ce sont les anarchistes qui nous ont arrêtés pour la plupart et nous ont +débarrassés du socialisme d'État. Personnellement, je me suis aperçu peu +à peu que mes principes socialistes, modelés d'après Marx et le Parti +allemand, étaient en réalité du socialisme d'État et loin d'en rougir je +le reconnais; je les ai reniés parce que j'ai la conviction qu'ils +constituaient une négation du principe de liberté. Je puis donc +facilement me placer au point de vue des socialistes parlementaires, qui +sont ou deviendront socialistes d'État, et j'ai la conviction que les +événements les forceront à rompre à jamais avec leurs idées ou à devenir +franchement des socialistes d'État. + +On a donc obtenu un nettoyage et nous soumettons à l'examen de tous +l'idée de Kropotkine: «Si l'on veut parler de lois historiques, on +pourrait plutôt dire que l'État faiblit à mesure qu'il ne se sent plus +capable d'enrichir une classe de citoyens, soit aux dépens d'une autre +classe, soit aux dépens d'autres États. Il dépérit dès qu'il manque à sa +mission historique. Réveil des exploités et affaiblissement de l'idée de +l'État sont, historiquement parlant, deux faits parallèles.» + +Nous avons donc un socialisme autoritaire et un socialisme libertaire. + +Le choix devra se faire entre les deux. + +Être libre est une conception générale qui ne signifie rien en +elle-même. On doit toujours être libre en quelque manière. Mais la +liberté est en soi-même une chose vide, négative. La liberté est +l'atmosphère dans laquelle on veut vivre. La liberté c'est l'enveloppe. +Et son contenu? Doit être l'égalité. + +Ces deux termes se complètent, forment en quelque sorte une dualité. +L'égalité porte en soi la liberté, car inégalité signifie arbitraire et +esclavage. La liberté sans égalité est un mensonge. Il ne peut être +question de liberté que lorsqu'on est complètement indépendant sous le +rapport économique. Tous ceux qui sont indépendants de la même manière +et armés des mêmes moyens de pouvoir, sont libres parce qu'ils sont +égaux. + +Le socialisme prétend qu'il y a une triple liberté: + +1° Une liberté économique ou la libre participation aux moyens de +travail; + +2° Une liberté intellectuelle, ou la liberté de penser librement; + +3° Une liberté morale, ou la faculté de développer librement ses +penchants. + +Après des siècles de lutte, les deux dernières sont reconnues comme +droits abstraits par la majorité des peuples civilisés et instruits, +mais elles sont complètement annihilées par l'absence de liberté +économique, la clef de voûte de la liberté proprement dite. + +Pourquoi changer de joug si cela ne sert à rien? + +Bakounine le dit fort à propos: «Le premier mot de l'émancipation +universelle ne peut être que la _liberté_, non cette _liberté_ politique +bourgeoise tant préconisée et recommandée comme un objet de conquête +préalable par M. Marx et ses adhérents, mais la _grande liberté humaine_ +qui, détruisant les chaînes dogmatiques, métaphysiques, politiques et +juridiques dont tous se trouvent aujourd'hui accablés, rendra à tous, +collectivités aussi bien qu'individus, la pleine autonomie, le libre +développement, en nous délivrant une fois pour toutes de tous +inspecteurs, directeurs et tuteurs. + +«Le second mot de cette émancipation, c'est la _solidarité_, non la +solidarité marxienne, organisée de haut en bas par un gouvernement +quelconque et imposée, soit par ruse, soit par force, aux masses +populaires; non cette solidarité de tous qui est la négation de la +liberté de chacun et qui par là-même devient un mensonge, une fiction, +ayant pour doublure réelle l'esclavage, mais la solidarité qui est au +contraire la confirmation et la réalisation de toute liberté, prenant sa +source non dans une loi politique quelconque mais dans la propre nature +collective de l'homme, en vertu de laquelle aucun homme n'est libre, si +tous les hommes qui l'entourent et qui exercent la moindre influence sur +sa vie, ne le sont également.» + +Et la solidarité a comme «bases essentielles l'_égalité_, le _travail +collectif_, devenu obligatoire pour chacun, non par la force des lois +mais par la force des choses, la _propriété collective_, pour guider +l'expérience, c'est-à-dire la pratique et la science de la vie +collective, et, pour but final, _la constitution de l'humanité_, par +conséquent la ruine de tous les États». + +Le socialisme autoritaire présuppose toujours une camisole de force +servant à dompter les insoumis, mais, quand la chose est jugée +nécessaire, on laisse rentrer par la porte de derrière ceux qui avaient +été jetés par la porte de devant. + +La plus forte condamnation de ce socialisme-là, ce sont ses institutions +de police socialiste, de gendarmerie socialiste, de prisons socialistes? +Car il est absolument égal, lorsqu'on n'a aucune envie d'être appréhendé +au collet, de l'être par un agent de police socialiste ou par un agent +de police capitaliste; de comparaître devant un juge socialiste ou +capitaliste lorsqu'on ne veut pas avoir affaire aux juges; d'être +enfermé dans une prison socialiste ou capitaliste, lorsqu'on ne veut pas +être emprisonné. Le titre n'y fait rien, le fait seul importe et il n'y +a rien à gagner au changement de nom. + +Avec le mot «république» ne disparaît pas encore le danger de tyrannie. +Il y a quelques années nous avons vu à Paris un congrès ouvrier dissous +par la police, pour la seule raison que l'on craignait les tendances +socialistes de l'assemblée. Est-ce que ces ouvriers voyaient une +différence à être dispersés par la police républicaine ou par les +gendarmes impériaux? Que chaut au meurt-de-faim que la France ait un +gouvernement républicain? Qui ne se rappelle l'effroyable drame de la +famille Hayem à Paris: un père, une mère et six enfants s'asphyxiant +pour en finir avec leur vie de privations et de misère, le même jour où +Paris était en liesse et illuminé pour la fête du 14 Juillet, +commémorative de la prise de la Bastille? Il importe peu au pauvre qu'il +y ait des employés républicains, des receveurs républicains, mettant la +main sur le peu qu'il possède lorsqu'il ne paie pas les contributions; +qu'il y ait des huissiers républicains qui, après avoir tout vendu, le +mettent à la porte; qu'il y ait des gendarmes républicains qui +l'arrêtent comme vagabond lorsque la crise industrielle l'empêche de +gagner sa vie; qu'il y ait des soldats républicains qui le fusillent +lorsqu'il lutte par la grève; que lui fait que tout soit républicain, +même l'hôpital où il crève de misère, même la prison où l'on a inscrit +cette ironique devise: Liberté, égalité, fraternité! + +Voici du reste la déclaration faite par les socialistes au Parlement +belge: «Étant donné qu'un gouvernement socialiste serait obligé de +maintenir un corps de gendarmes pour arrêter les malfaiteurs de droit +commun, nous ne voulons pas voter contre le budget et nous devons nous +abstenir» (Séance du 8 mars 1895. Émile Vandervelde). + +Il me semble que le socialisme autoritaire ne peut se passer d'une telle +espèce de camisole de force. + +Mais que ferez-vous des fainéants, des insoumis? nous dit-on. + +En premier lieu, leur nombre sera restreint dans une société où chacun +pourra travailler selon son caractère et ses aptitudes, mais s'il en +reste encore, je préfèrerais les entretenir dans l'inaction, plutôt que +d'employer la force envers eux. Faites-leur sentir qu'ils ne mangent en +réalité que du pain de miséricorde car ils n'aident pas à la production, +faites appel à leur amour-propre, à leur sentiment d'honneur, et presque +tous deviendront meilleurs; si, malgré tout, quelques-uns continuaient +une vie aussi déshonorante, ce serait la preuve d'un état maladif qu'on +devrait tâcher de guérir par l'hygiène. Pourquoi spéculer sur les +sentiments vils de l'homme et non sur ses bons sentiments? Par +application de la dernière méthode, on arriverait pourtant à de tout +autres résultats qu'avec la première. + +Quant à moi, je suis convaincu qu'il n'y aura pas d'amélioration à cette +situation tant qu'existera la famille, dans l'acception que l'on donne +actuellement à ce mot. Chaque famille forme pour ainsi dire un groupe +qui se pose plus ou moins en ennemi vis-à-vis d'un autre groupe. +Longtemps encore on pourra prêcher la fraternité; tant que les enfants +ne verront pas par l'éducation collective qu'ils appartiennent à une +seule famille, ils ne connaîtront pas la fraternité. Règle générale, les +parents sont les pires éducateurs de leurs propres enfants. Je pourrais +citer des exemples d'excellents éducateurs pour les enfants des autres +donnant une très mauvaise éducation à leurs propres enfants. + +Les enfants, aussi longtemps qu'ils prennent le sein, resteraient sous +la surveillance de la mère, après quoi ils seraient élevés +collectivement, sous la surveillance des parents. Nous ne voulons point +d'orphelinats ou d'établissements où les enfants soient enfermés +derrière d'épaisses murailles, sans connaître les soins familiaux; non, +tout ce qui sent l'hospice doit être banni. Il faut des institutions +accessibles à tous, et surveillées constamment par la communauté. Et +nous ne croyons pas que l'affection en soit exclue et que les enfants y +soient privés de la chaleur bienfaisante de l'amour. + +Nous devons demander d'abord s'il existe quelque chose que l'on puisse +appeler amour maternel? si la soi-disant consanguinité a quelque valeur? +Supposons qu'après la naissance d'un enfant on remplace celui-ci par un +autre: la question est de savoir si la mère s'en apercevrait? S'il +existe une sorte de lien du sang, elle devrait le remarquer. Il n'y a +rien de tout cela. Quelqu'un qui s'est chargé de soigner continuellement +un enfant, ne l'aime-t-il pas autant que si c'était son propre enfant? +Nous ne parlons pas du père, car l'amour paternel est naturellement tout +autre. Si l'enfant appartient à l'un des parents, c'est évidemment à la +mère. Même par rapport à l'amour maternel la question se pose si ce +n'est pas une suggestion, une imagination. Il existe évidemment un lien +entre la mère et l'enfant, non parce qu'ils sont consanguins, mais parce +que la mère a toujours soigné l'enfant. C'est une question d'habitude et +la tyrannie des habitudes et coutumes est encore plus grande que celle +des lois. (Songez par exemple à la puissance de la mode, à laquelle +personne n'est forcé de se soumettre, mais à laquelle chacun obéit.) Si +l'amour rend aveugle, c'est évidemment parce qu'il a tort. Les parents +sont quelquefois tellement aveuglés qu'ils ne voient pas les défauts de +leurs enfants--quelquefois leurs propres défauts--et ne font rien pour +les corriger. D'autres parents sont injustes envers leurs enfants pour +ne pas avoir l'air de les favoriser; cela aussi est blâmable. Nous +pensons que le principe _mes enfants_, impliquant une idée de propriété +privée, devra disparaître complètement et faire place au principe: _nos +enfants_. + +Mais il serait insensé d'obliger les mères à se séparer de leurs +enfants, car par là on ferait naître dans le coeur maternel un sentiment +d'inimitié. Non, elles doivent en arriver, par suite d'une instruction +appropriée, à se séparer de plein gré de leurs enfants et à comprendre +qu'elles-mêmes ne pourraient jamais les entourer d'aussi bons soins que +la collectivité; par elle les enfants seraient mieux traités, +s'amuseraient davantage et comme, dans l'avenir, le nombre des mères +instruites et sensées ne peut qu'augmenter, elles prouveront leur +véritable amour maternel en se préoccupant plus du bien-être de leur +enfant que de leur propre plaisir. Non par contrainte (car il est +probable que quelques-uns des partisans du principe s'y opposeraient dès +qu'on exercerait une contrainte quelconque), mais librement. + +Ainsi encore pour d'autres choses. + +Combien nous sommes redevables à l'initiative privée, poussée par +l'intérêt! Kropotkine en a cité quelques exemples heureux, comme la +Société de sauvetage, fondée par libre entente et initiative +individuelle. Le système du volontariat y fut appliqué avec succès. +Autre exemple: c'est la Société de la Croix-Rouge, qui soigne les +blessés. L'abnégation des hommes et des femmes qui s'engagent +volontairement à faire cette oeuvre d'amour, est au-dessus de tout +éloge. Là où les officiers de santé salariés s'enfuient ainsi que leurs +aides, les volontaires de la Croix-Rouge restent à leur poste au milieu +du sifflement des balles et exposés à la brutalité des officiers +ennemis. + +Pour l'autoritaire, «l'idéal, c'est le major du régiment, le salarié de +l'État. Au diable donc la Croix-Rouge avec ses hôpitaux hygiéniques, si +les garde-malade ne sont pas des fonctionnaires!» (Kropotkine.) + +Ne voyage-t-on pas directement de Paris à Constantinople, de Madrid à +Saint-Pétersbourg, quoique plusieurs directions de chemins de fer aient +dû contribuer à l'organisation de ces services internationaux? L'intérêt +les a poussés à prendre de telles résolutions et cela s'est organisé +parfaitement sans ordres de supérieurs. + +Aussi longtemps que le monde ne sera pas en état de comprendre ces +choses-là et qu'elles devront être imposées, elles ne pourront prendre +racine dans l'humanité. + +Mettons donc la libre initiative au premier plan et surtout ne +l'anéantissons pas, car ce serait un préjudice énorme pour la société. +Dans une assemblée de gens bien élevés, instruits, on ne commence pas +par décréter des lois auxquelles on devra se soumettre; chacun sait se +conformer aux lois non écrites qui nous disent de ne pas nous nuire +respectivement, et chacun agit en conséquence. Les diverses forces et +tendances de la société changeront toujours suivant les circonstances et +prendront de nouvelles formes. L'esprit de combinaison rassemblera des +éléments non assortis. Le monde est une incessante division, un +changement, une transformation, c'est-à-dire un continuel devenir. Les +formes de la société humaine possèdent une force de croissance aussi +grande que les plantes dans la nature. + +Personne ne constitue un être isolé et la comparaison de la société au +corps humain n'est pas dénuée de vérité. Lorsqu'un seul membre souffre, +tout le corps souffre. Une chose dépend de l'autre et les plus petites +causes ont parfois les plus grands effets, qui se font sentir partout. +Le tort qu'un individu se fait à lui-même peut être non seulement la +source de torts envers ses parents les plus proches, mais peut avoir +des suites désastreuses pour le tout, pour la communauté. + +L'État et la société ne sont pas deux cercles qui ont un seul point +central et dont les circonférences ne se touchent pas, par conséquent; +mais ils se complètent, dépendent l'un de l'autre, se transforment +continuellement. Parfois l'État est un lien qui enserre la société de +telle manière qu'il l'empêche de se développer. C'est le cas +aujourd'hui. L'État peut avoir été pendant un certain temps une +transition nécessaire, sans qu'il soit nécessaire qu'il existe +éternellement. En certaines circonstances même il peut avoir été un +progrès dont on n'a plus que faire maintenant. + +Bakounine, dit également, que «l'État est un mal, mais un mal +historiquement nécessaire, aussi nécessaire dans le passé que le sera +tôt ou tard son extinction complète, aussi nécessaire que l'ont été la +bestialité primitive et les divagations théologiques des hommes. L'État +n'est point la société, il n'en est qu'une forme historique aussi +brutale qu'abstraite». + +Actuellement nous nous éloignons de l'État dans lequel nous avons été +enchaînés pendant des siècles, et de plus en plus se forme en nous la +conviction: «Où l'État commence, la liberté individuelle finit, et vice +versa.» + +On répondra: «Mais cet État, qui est le représentant du bien-être +général, ne peut prendre à l'homme une partie de sa liberté quand ainsi +il la lui assure toute.» Si cela était toujours vrai, comment expliquer +alors l'opposition que l'on fait à l'État? Il s'agit en outre de savoir +si la partie que l'on cite ne constitue justement pas l'essence, le +commencement de la liberté. Et dès que cela se présente, on proteste +naturellement contre cette contrainte qui, sous l'apparence de garantir +la liberté, la supprime. + +«L'État, par son principe même, est un immense cimetière où viennent se +sacrifier, mourir, s'enterrer toutes les manifestations de la vie +individuelle et locale, tous les intérêts des parties dont l'ensemble +constitue précisément la société. C'est l'autel où la liberté réelle et +le bien-être des peuples sont immolés à la grandeur politique; et plus +cette immolation est complète, plus l'État est parfait. J'en conclus, et +c'est une conviction, que l'empire de Russie est l'État par excellence, +l'État sans rhétorique et sans phrases, l'État le plus parfait en +Europe. Tous les États au contraire dans lesquels les peuples peuvent +encore respirer sont, au point de vue de l'idéal, des États incomplets, +comme toutes les autres Églises, en comparaison de l'Église catholique +romaine, sont des Églises manquées.» (Bakounine.) + +L'État doit donc être tout ou il devient rien, et ne constitue qu'une +phase d'évolution prédestinée à disparaître. L'expression employée à ce +sujet par Bakounine est spirituelle; il dit: «Chaque État est une Église +terrestre, comme toute Église, à son tour, avec son ciel, séjour des +bienheureux et ses dieux immortels, n'est rien qu'un céleste État.» + +Qui prétendra que l'État ne se dissoudra pas un jour dans la société, +qu'un temps ne viendra pas où les individus se développeront librement +sans nuire à la liberté? Si la conscience et la vie individuelle +constituent une partie intégrale de l'homme, cette partie ne peut se +fondre dans la communauté, mais reste séparée tout en donnant son +empreinte à l'individu. On ne peut non plus anéantir le sentiment de +solidarité, car celui-ci également se développe chez l'individu. + +Bakounine s'élève contre la prétention que la liberté individuelle de +chacun est limitée par celle des autres. Il y trouve même «en germe, +toute la théorie du despotisme». Et il le démontre de la manière +suivante: «Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains +qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté +d'autrui, loin d'être une limite ou la négation de ma liberté, en est au +contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens +libre vraiment que par la liberté des autres, de sorte que plus nombreux +sont les hommes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large +est leur indépendance, plus étendue, plus profonde et plus large devient +ma propre liberté. C'est au contraire l'esclavage des hommes qui pose +une barrière à ma liberté, ou, ce qui revient au même, c'est leur +bestialité qui est une négation de mon humanité, parce que, encore une +fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté ou ce qui +veut dire la même chose, lorsque ma dignité d'homme, mon droit humain, +qui consiste à n'obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes +que conformément à mes convictions propres, réfléchies par la conscience +également libre de tous, me reviennent confirmés par l'assentiment de +tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de +tout le monde s'étend à l'infini.» + +C'est jouer sur les mots. Liberté absolue est une impossibilité. Du +reste, nous parlons de la liberté d'hommes libres l'un envers l'autre. +Ne seront-ils jamais en conflit? Quoique le but consiste à éviter tout +conflit, cela ne peut se réaliser dans son entier et alors la liberté de +l'un vaut autant que celle de l'autre. Bakounine ne démolit pas cette +affirmation et lorsqu'il divise la liberté en trois moments d'évolution, +1° le plein développement et la pleine jouissance de toutes les facultés +et puissances humaines pour chacun par l'éducation, par l'instruction +scientifique et par la prospérité matérielle; 2° la révolte de +l'individu humain contre toute autorité divine et humaine, collective et +individuelle, qu'il subdivise de nouveau en «théorie du fantôme suprême +de la théologie contre Dieu», c'est-à-dire l'Église, et la «révolte de +chacun contre la tyrannie des hommes, contre l'autorité tant +individuelle que sociale, représentée et légalisée par l'État», nous +pouvons le suivre. Nous croyons que la probabilité de conflit croît en +proportion du degré de développement des individus. + +Tâchons maintenant d'avoir assez d'espace, assez de liberté pour chaque +individu, de manière à ce qu'ils ne se heurtent pas et que chacun trouve +son propre terrain d'activité, et nous ferons disparaître une des +pierres d'achoppement de l'humanité. Il est facile de philosopher +là-dessus, mais dans la réalité on verra que la liberté absolue est +impossible dans l'humanité et qu'il faut chercher une limite que chacun +puisse accepter pour sa liberté personnelle; et si cette limite ne +convient pas, on doit en donner une autre ou prouver que l'on peut s'en +passer, mais alors on doit fournir de meilleurs arguments que les +phrases de Bakounine. + +Ainsi, pour l'avenir, la question se pose: «Quelle place l'individu +prendra-t-il dans la société?» Cette question sera décisive, et il +vaudra toujours mieux l'attaquer en face. + +Que de choses oubliées parce qu'elles n'étaient plus en corrélation avec +le monde moderne! Comme le dit Goethe: «Tout ce qui naît vaut qu'il +disparaisse», c'est-à-dire rien n'est durable et tout ce qui naît porte +en soi le germe de sa décomposition. Les formes et systèmes surannés +s'anéantissent, non parce qu'ils sont combattus par des arguments, mais +parce que de nouvelles situations sont nées auxquelles ils ne +s'adaptent pas et qui empêchent par conséquent leur viabilité. Dans la +lutte pour la vie plusieurs croyances n'existent plus et celles-là +seules se sont maintenues qui ont pu s'adapter aux situations nouvelles. +Si l'homme a besoin d'une religion--et il y a des gens qui prétendent +que l'homme est un animal religieux--et que les anciennes religions sont +malades, mourantes ou mortes, comme c'est le cas pour les religions +existantes, il nous faut une religion nouvelle s'adaptant aux nouvelles +situations. Impossible de précipiter la marche de la nature: c'est un +enfant faible que celui qui naît avant terme. + +Il en est de même des systèmes politiques et économiques. Ils deviennent +surannés et à de nouvelles conditions de vie il faut de nouvelles formes +de vie. + +Le développement de la civilisation a été comparé avec raison à une +spirale. L'humanité, en apparence, est arrêtée continuellement à la même +hauteur, ou prend même une direction rétrograde, et il faut du temps +avant de constater qu'elle ait avancé. Mais d'habitude, elle avance +toujours car nous voyons l'horizon se déplacer continuellement. + +Progrès signifie plus de savoir intellectuel, plus de puissance +matérielle, plus d'homogénéité dans la morale et dans la société. + +Il y a au monde deux principes: _autorité_ et _liberté_. + +L'un se retrouve dans le socialisme autoritaire, l'autre dans le +socialisme libertaire. + +Nous appelons socialiste d'État celui qui préconise des réformes tendant +à augmenter et agrandir la compétence de l'État dans la société +existante. C'est ce que font les social-démocrates qui prennent +l'Allemagne comme modèle; voilà pourquoi nous avons le droit de les +classer sous cette rubrique. + +Le socialisme libertaire veut le groupement libre des hommes qui, par +leurs intérêts, sont poussés à se réunir afin de coopérer au même idéal, +mais qui gardent la liberté, instantanée pour ainsi dire, de se retirer +de cette coopération. + +L'esprit de fraternité et de solidarité n'animera et pénétrera +l'humanité que lorsqu'elle aura pris comme base l'égalité, comme forme +la liberté. + +NOTES: + +[30] Ce chapitre a paru dans _la Société nouvelle_, mais il est révisé +et augmenté. + +[31] Voir _Société nouvelle_, 1891. + +[32] Voir _Société nouvelle_, 1894. + +[33] _Neue Zeit_ 1895, Erster Band. + +[34] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_ von dr. Hans +Müller. + +[35] Voyez les superbes pages sur les élections dans le roman de Georges +Renard. _La conversion d'André Savenay_. + +Les parlementaires connaissent très bien la corruption électorale, mais +comme hommes pratiques ils en font usage à leur profit si c'est +possible. Leur théorie est: chacun son tour. C'est pour cela qu'ils +pratiquent le «ôte-toi de là que je m'y mette.» + +[36] RICHARD CALWER, _Das kommunistische Manifest und die heutige +Sozial-demokratie_. + +[37] _Oeuvres, Fédéralisme. Socialisme et Antithéologisme. Lettres sur +le Patriotisme. Dieu et l'État._ Paris, Stock. + +[38] Voir _De sociale Gids_, IIe année, p. 346 et suiv. + +[39] Voir _La Société nouvelle_, année 1894, t. I, p. 607. + +[40] Nous regrettons amèrement de devoir infliger à nos lecteurs cet +indigeste morceau de littérature social-démocrate. Mais il le faut. + +[41] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, no 10, pp. 262 et suiv. + +[42] _Neue Zeit_ XIII, tome 2. + +[43] La foi du charbonnier. + +[44] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, n° 9, pp. 278 et suiv. + +[45] _Revue socialiste_, juillet-décembre 1872, p. 490. + +[46] Lire la brochure de M. Edmond Picard: _Comment on devient +socialiste_. Cette brochure aurait très bien pu être écrite par un +radical malgré son titre socialiste. M. Picard y dit, en passant, qu'il +veut l'abolition de la propriété privée. Et il ajoute: «J'y crois, à ce +paradis terrestre, comme les chrétiens à leur idéal céleste.» + +[47] Voici, à titre documentaire, le programme agricole des socialistes +belges, adopté au Congrès national des 25-26 décembre 1893: + +1° Réorganisation des comices agricoles: + +_a_. Nomination des délégués en nombre égal par les propriétaires, les +fermiers et les ouvriers; + +_b_. Intervention des comices dans les contestations collectives et +individuelles entre les propriétaires, les fermiers et les ouvriers +agricoles. + +2° Réglementation du contrat de louage: + +_a_. Fixation du taux des fermages par des comités d'arbitrage ou par +les comices agricoles réformés; + +_b_. Indemnité au fermier sortant pour la plus value donnée à la +propriété; + +_c_. Participation du propriétaire dans une mesure plus étendue que +celle fixée par la loi aux pertes subies par le fermier; + +_d_. Suppression du privilège du propriétaire; + +3 ° Assurance par les provinces et réassurance par l'État contre les +épizooties, les maladies des plantes, la grêle, les inondations et +autres risques agricoles; + +4° Organisation par les pouvoirs publics d'un enseignement agricole +gratuit. Création ou développement de fermes modèles et de laboratoires +agricoles; + +5° Organisation d'un service médical à la campagne; + +6° Réforme de la loi sur la chasse. Droit pour le locataire de détruire +en toute saison les animaux nuisibles à la culture; + +7° Intervention des pouvoirs publics dans la coopération agricole pour: + +_a_. L'achat de semences et d'engrais; + +_b_. La fabrication du beurre; + +_c_. L'achat et l'exploitation en commun de machines agricoles; + +_d_. La vente des produits; + +_e_. L'exploitation collective des terres. + +[48] Comme on le sait, le parlement allemand a rejeté ce projet de loi. + +[49] Voir _la Société Nouvelle_, 10° année, t. II, p. 26. + +[50]_Das Elend der Philosophie. Antwort auf Proudhon's Philosophie des +Elends_, von KARL MARX, 1885. + +Du reste, on retrouve non seulement cette question mais encore les noms +dans les _Principes du Socialisme, manifeste de la démocratie au XIXe +siècle_, par VICTOR CONSIDÉRANT. + +[51] Die neue Zeit XIII tome I, _Marx et Engels, le couple anarchiste_, +par Kautsky. + +En parlant de la «révolution en permanence», il dit que Marx n'a pas +voulu la révolution perpétuelle pour la révolution, car il ajoute les +mots suivants: «les petits bourgeois veulent clore la révolution +aussitôt que possible, mais notre intérêt et notre tâche est de faire la +révolution permanente, jusqu'au moment où les classes plus ou moins +possédantes seront chassées du pouvoir, où le prolétariat aura conquis +le pouvoir et où l'association des prolétaires non seulement dans un +seul pays, mais dans tous les pays du monde entier, sera affranchie de +toute concurrence et concentrera toutes les forces productives.» + +Naturellement, mais personne ne veut la révolution pour la révolution +elle-même, chacun sait que la révolution n'est qu'un moyen et non pas le +but. + +Mais le point de vue de Marx en ce temps-là fut bien autre que celui de +nos social-démocrates parlementaires et réformateurs d'aujourd'hui. + +[52] Comme cette raillerie concorde peu avec son idée de faire de la +«conquête du pouvoir politique» le but principal du parti. Car comment +réaliser cet idéal sans l'inéluctable litanie? + +[53] Voir le _Protokoll der Verhandlungen des Parteitages der +Sozial-demokratischen Partei Deutschlands zu Berlin_, pp. 175-176. + +[54] Dans la _Revue Socialiste_ de mars 1895, M. Jaurès écrit: «En fait, +le collectivisme que nous voulons réaliser dans l'ordre économique +existe déjà dans l'ordre politique.» Donc, ce que veulent ces messieurs, +c'est la centralisation politique autant qu'économique. + +[55] _La Conquête du pain_, p. 74. + +[56] _Sozial-demokratische Bibliothek, I. Gesellschaftliches und +Privateigenthum_, von E. BERNSTEIN, pp. 27-29. + +[57] Les radicaux bourgeois voient avec satisfaction les socialistes +devenir de plus en plus malléables. Aussi M. Georges Lorand, un radical +perspicace, écrivit-il, après ce congrès, que les social démocrates +allemands agissaient sagement et que, à peu de chose près, les radicaux +pourraient très bien adhérer à leur programme. Cela ne prouve-t-il pas +abondamment qu'il y a «quelque chose de pourri» dans la +social-démocratie? + +Un autre radical, M. Émile Féron, écrit dans la _Réforme_ du 30 mars +1895: «Il y a vingt-neuf députés socialistes qui ont, sur presque toutes +les réformes pratiques et immédiatement réalisables, le même programme +que les progressistes. L'accord n'existe pas sur le collectivisme, c'est +entendu. Encore faut-il dire que plus on avance et plus ce qu'il y avait +d'excessif et d'absolu dans le collectivisme du parti ouvrier se corrige +et s'assouplit aux nécessités de la pratique des choses. Mais sans qu'il +soit même nécessaire d'insister sur ce point, il reste acquis que +députés socialistes et députés progressistes seront d'accord sur la +plupart des réformes immédiatement nécessaires.» Ce n'est pas encore +l'annexion du parti socialiste, mais peu s'en faut. L'évolution du +socialisme promet! + +[58] De cela je puis parler en connaissance de cause. Dans le +_Vorwaerts_ on se refuse à toute discussion principielle avec ses +adversaires, on falsifie les textes et on calomnie de la plus impudente +façon. + +[59] Dr T. DUEHRING. _Kritische Geschichte der Nationaloekonomie und des +Socialismus_, 3e éd., pp. 557 et 558. + +[60] BENEDICT FRIEDLAENDER. _Der freiheitliche Sozialismus im Gegensatz +zum Staatsknechtsthum der Marxisten_. + +[61] C'est déjà prouvé par son attitude au dernier congrès de Breslau en +1896. + +[62] _On liberty_. + +[63] _Sozialdemokratische Zukunftsbilder_. + +[64] Social-démocrate, qui sous ce pseudonyme a critiqué le livre de M. +Richter. + +[65] _Dieu et l'État_. + +[66] _On liberty._ + +[67] MILL, _On liberty_. + +[68] _De Officio_. + +[69] _De Republica_. + +[70] _Social Statise_. + +[71] _Principles of political economy_. + +[72] BENJAMIN TUCKER, _Instead of a book_, pp. 375 et 376. + +[73] _Das Kapital_ (_vierter sozialer Brief an Kirchmann_). + +[74] Mise sous la dépendance de l'État. + +[75] Les _Fabian Essays_ sont une série d'articles écrits par les +membres d'une société intitulée _Fabian Society_. + +[76] GEORGES LACY, _Liberty and Law_, p. 247. + +[77] LACY, p. 293. + + + + +IV + +LE SOCIALISME D'ÉTAT DES SOCIAL-DÉMOCRATES ET LA LIBERTÉ DU SOCIALISME +ANTI-AUTORITAIRE + + +Un mouvement n'est jamais plus pur, plus idéologique qu'à ses débuts. Il +est inspiré par des hommes de dévouement et de sacrifice, et nul +ambitieux ne le gâte, car à y participer on a tout à perdre et rien à +gagner. On ne connaît alors ni les compromis ni les intrigues, ni +l'esprit d'opportunisme, prêt à accommoder les principes selon les +intérêts. Un souffle bienfaisant de solidarité, de liberté et de +fraternité anime tous les partisans de la même cause, et ils sont encore +un de coeur, de pensée et d'âme. + +Que l'on prenne n'importe quel mouvement, on y trouve toujours cette +période idéaliste pendant laquelle les individus sont susceptibles de +s'élever à un tel degré de hauteur qu'ils peuvent sacrifier tous leurs +biens, leur repos, même leur vie. Ils sont des apôtres prêts, si les +circonstances l'exigent, à devenir des martyrs. + +Tous les grands courants d'idées offrent d'ailleurs si on les prend à +leur naissance, des analogies singulières. Les points de ressemblance +entre le christianisme au commencement de notre ère et le socialisme de +notre temps à son éclosion, sont si remarquables que l'observateur +historien doit en être frappé. Dans leur origine comme dans leur +développement, les mêmes caractères se constatent et, toutes choses +changées, on peut dire en étudiant les étapes du premier: il en est +maintenant comme alors. On peut même dans leur commune dégénérescence +observer les phénomènes identiques. + +Le christianisme apporta un évangile pour les pauvres, les opprimés et +les déshérités. Parmi les premiers chrétiens on ne trouve ni savants, ni +puissants, ni riches, mais seulement des ouvriers, des pêcheurs et des +gueux. Ils peinaient pour subvenir à leurs besoins et c'était aux heures +du repos, la journée finie, qu'ils allaient prêcher leur doctrine sans +ambition d'en tirer profit. Aussi, quand, en traversant Jérusalem, on +demandait, dans les maisons des gens aisés et responsables, ce que +voulaient et ce qu'étaient ces chrétiens--dont le nom seul était à ce +moment une injure,--ceux qui étaient interrogés répondaient que les +chrétiens étaient de pauvres hères au milieu desquels on ne trouvait +aucun personnage de rang ou de bonne famille. + +N'en est-il pas ainsi dans le socialisme d'aujourd'hui? + +Les socialistes, de nos jours, sont des prolétaires, des pauvres, +méprisés par les savants et par les puissants, haïs et persécutés par +les gouvernants et le monde officiel. Leurs orateurs sont pour la +plupart des hommes qui ont beaucoup souffert, qu'on a chassés de +l'usine, de l'atelier, dont on a brisé la carrière parce qu'ils avaient +des principes que les chefs et les patrons ne tolèrent pas. Mais, malgré +les persécutions, ils continuent leur route et ils prêchent leur +évangile avec la même ardeur et la même conviction que les anciens +chrétiens. Les persécutions même ont été pour eux un moyen de triompher, +car, en les voyant souffrir et supporter leurs souffrances avec +résignation et avec courage, beaucoup ont commencé à penser et à +étudier. Une conviction susceptible de donner tant de force à braver la +mort même, devait être quelque chose de bon et de beau. Ainsi souvent, +un Saul fanatique devient un Paul convaincu. + +Lentement le christianisme triompha, ce ne fut qu'au commencement du +quatrième siècle qu'il fut si fort qu'un empereur habile, Constantin le +Grand--ainsi le nomme l'histoire, car l'histoire a été écrite par des +chrétiens, sinon on le signalerait comme il le mérite, c'est-à-dire +comme un monstre cruel et lâche--se convertit. Ce ne fut pas là un acte +de foi, mais un acte de politique. + +Le christianisme était pour lui le chemin qui menait au trône. Le monde +officiel suivit Constantin et la religion chrétienne devint religion +d'État. Mais dès cette époque, les pieux, les vrais chrétiens voyaient +tout cela avec inquiétude, ils comprenaient que lorsqu'un mouvement est +détourné au profit d'un politique, ce mouvement est perdu. Un d'entre +ces hommes nous a légué ces belles paroles: «Quand les églises furent de +bois, le christianisme fut d'or, mais quand les églises furent d'or le +christianisme fut de bois». Nous pouvons dire que Constantin, en faisant +triompher l'église chrétienne, a tué le christianisme et l'esprit de +Jésus-Christ. Naturellement les petites sectes, les vrais chrétiens +furent chassés comme hérétiques, il n'y avait plus de place dans +l'Église pour l'esprit de Jésus. + +L'histoire ne se répète-t-elle pas? pouvons-nous nous demander en +observant le développement du socialisme. N'avons-nous pas vu que les +puissants de la terre se sont emparés du socialisme ou bien qu'ils +veulent s'en emparer. Un politicien anglais ne disait-il pas, il y a peu +de temps: «nous sommes tous des socialistes»? M. de Bismarck s'est +déclaré socialiste, tout comme le prédicateur de la cour de Berlin, M. +Stöcker. L'empereur Guillaume II a commencé sa carrière en se donnant +des airs de socialiste, il a même semblé un moment, que ce prince voulût +jouer le rôle d'un nouveau Constantin. Le pape aussi, le chef du corps +le plus réactionnaire du monde, de l'Église catholique, a donné une +encyclique dans laquelle il se rapprochait du socialisme. Chaque jour +enfin on entend dire de M. X ou de M. Y qu'il s'est déclaré socialiste. +Kropotkine a très bien caractérisé ces gens-là, quand il a écrit: «Il se +constituait au sein de la bourgeoisie, un noyau d'aventuriers qui +comprenaient que, sans endosser l'étiquette socialiste, ils ne +parviendraient jamais à escalader les marches du pouvoir. Il leur +fallait donc un moyen de se faire accepter par le parti sans en adopter +les principes. D'autre part, ceux qui ont compris que le moyen le plus +facile de maîtriser le socialisme c'est d'entrer dans ses rangs, de +corrompre ses principes, de faire dévier son action, faisaient une +poussée dans le même sens». + +Cependant il y a peut-être plus de danger pour nous dans la politique de +ces hommes qui se disent tous des socialistes, peut-être même les +_vrais_ socialistes, et en acceptent l'étiquette que dans une politique +qui consisterait à se montrer tels qu'ils sont, c'est-à-dire, des +ennemis du socialisme, car de la première manière, ils trompent des gens +simples qui pensent que le nom et le principe sont toujours chose +conforme. + +Et que voulait-on ainsi? Le socialisme d'État, ainsi que Constantin et +les siens voulaient le christianisme religion d'État. Les deux tendances +sont étatistes, c'est-à-dire prétendent faire de l'État une providence +terrestre omnipotente, réglant tout: les affaires matérielles aussi bien +que les affaires spirituelles. + +Le développement de ces deux mouvements fut aussi le même. Les chrétiens +eurent leurs conciles où les évêques venaient de partout délibérer +ensemble pour établir les dogmes nécessaires au salut des croyants. Les +socialistes ont leurs congrès où leurs chefs viennent de partout, pour +délibérer ensemble, régler leur tactique et suivre le même chemin qui +doit conduire le prolétariat au salut. Ils sont exclusivistes et +intolérants, comme le furent les chrétiens, et on se tue à cause d'une +seule lettre. Un exemple remarquable en va donner la preuve. + +Au concile de Nicée on discutait pour savoir si le fils est semblable au +père (homoousios) ou bien si le fils est identique au père +(homoïousios). On avait deux sectes, les homoousioï et les homoïousioï, +se dévorant entre elles pour une lettre, pour un _i_. + +Au Congrès socialiste de Londres, on discutait la question de l'action +politique. Les uns disaient: l'action politique est le salut pour les +ouvriers, c'est la seule méthode pour conquérir les pouvoirs publics. + +Les autres disaient: _l'action_ politique n'est autre que _l'auction_ +politique, la corruption, l'intrigue, le moyen pour les ambitieux de +monter sur le dos des ouvriers. Pensez à Tolain, à d'autres encore. +Ainsi, on avait deux sectes combattant entre elles pour une seule lettre +pour un _u_. Cette ressemblance n'est-elle pas curieuse? + +Donc le même esprit d'intolérance et de sectarisme domine les deux +mouvements, et c'est pour cela que tous les siècles pendant lesquels ils +se sont tous développés ont passé sans exercer une favorable influence +sur la marche de l'humanité, dont on pourrait presque désespérer qu'elle +se puisse émanciper des préjugés. + +Mais heureusement, maintenant comme auparavant, l'hérésie est le sel du +monde, propre à le sauver des idées étroites et bornées, et les +hérétiques sont encore les promoteurs du progrès. + +À ses débuts, le christianisme fut révolutionnaire, et qui le fut plus +que Jésus lui-même qui chassait les marchands et les banquiers de la +synagogue et disait ne pas être venu apporter la paix, mais le glaive? +Toutefois, quand le christianisme devint la religion officielle, +l'esprit révolutionnaire l'abandonna. + +Jadis aussi, les anciens socialistes et ceux qui sont restés tels +disaient: «La prochaine révolution ne doit plus être un simple +changement de gouvernement suivi de quelques améliorations de la machine +gouvernementale, elle doit être la _Révolution Sociale_. Mais +maintenant, l'esprit révolutionnaire va diminuant. Les chefs du +socialisme espèrent arriver au pouvoir; dès lors ils tendent à devenir +conservateurs, étant eux-mêmes l'autorité future, ils deviennent tout +naturellement autoritaires. + +Ainsi, christianisme et socialisme ont sacrifié les principes à la +tactique, l'un et l'autre sont devenus étatistes, à la religion d'État +répond le socialisme d'État. Et la tristesse est grande à voir ceux qui +combattaient autrefois avec ardeur, renier leur passé et devenir des +radicaux et des réformateurs. + +Mais avant d'aller plus loin, avant de dire: ceux-ci ou ceux-là sont ou +ne sont pas des socialistes, comme on le fait en niant le socialisme des +anarchistes, il est nécessaire de savoir ce que c'est que le socialisme. +N'est-il pas essentiel, si on veut discuter avec profit, de définir la +chose même qu'on discute? + +Le principe fondamental du socialisme fut dès l'origine celui qui +posait la nécessité d'abolir le salariat, et la propriété individuelle, +propriété du sol, des habitations, des usines, des instruments de +travail, le principe de la socialisation des moyens de production. Ce +qui caractérisait le socialiste, était d'admettre la nécessité de +supprimer la propriété individuelle, source de l'esclavage économique et +moral, et cela non dans deux cents, cinq cents ou mille années, mais dès +aujourd'hui. La propagande socialiste se faisait en vue de préparer +l'expropriation lors de la révolution prochaine. + +Il semble désormais que plusieurs socialistes veuillent renvoyer cette +suppression de la propriété individuelle ainsi que l'expropriation aux +calendes grecques. Ils s'occupent de réformes réalisables dans l'état de +la société actuelle et dans son cadre même et ils considèrent ceux qui +restent fidèles à cette idée de l'expropriation comme des rêveurs et des +utopistes. Qu'entend-on dire, en effet? Quand nous serons les maîtres de +la machine gouvernementale et législative, nous améliorerons peu à peu +le sort des ouvriers. Tout ne se fait pas en une seule fois. Et Bebel +promettait: «Quand nous aurons en main le pouvoir législatif, tout +s'arrangera bien.» Ils oublient les paroles de Clara Zetkin au Congrès +de Breslau: «Quand on veut démocratiser et socialiser en gardant les +cadres actuels de l'État et de la société, on demande à la +social-démocratie une tâche qu'elle ne peut remplir. Qui veut +démocratiser en conservant l'ordre existant, fait penser à celui qui +voudrait une république avec un grand duc à la tête. Cependant cet +esprit d'autrefois, cet effort de trouver la quadrature du cercle domine +souvent[78].» Toutefois, Clara Zetkin n'a osé tirer les conséquences de +ses paroles et tout en estimant certains révolutionnaires, elle trouve +leurs opinions abominables. + +Quelles que soient ces opinions, il est évident que le principe de +l'abolition de la propriété individuelle fut celui qui permettait de +distinguer les socialistes des défenseurs de l'ordre. + +Consultons maintenant les dictionnaires des savants et voyons la +définition qu'ils donnent du socialisme: + +_Webster_: + +Une théorie, ou un système de réformes sociales par lequel on aspire à +une reconstruction complète de la société et à une distribution plus +juste du travail. + +_Encyclopédie Américaine_: + +Le socialisme en général peut être défini comme un mouvement ayant pour +but de détruire les inégalités des conditions sociales dans le monde, +par une transformation économique. Dans tous les exposés socialistes on +trouve l'idée du changement de gouvernement, avec cependant cette +différence radicale que quelques socialistes désirent l'abolition finale +des formes existantes de gouvernement et veulent l'établissement de la +démocratie pure, tandis que quelques autres prétendent donner à l'État +une forme patriarcale en augmentant ses fonctions au lieu de les +diminuer. + +_Encyclopédie de Meyer_: + +Littéralement, un système d'organisation sociale; généralement une +définition de toutes les doctrines et aspirations qui ont pour but un +changement radical de l'ordre social et économique existant maintenant +et son remplacement par un ordre nouveau, plus en harmonie avec les +désirs de bien-être général et le sentiment de justice que ne l'est +l'ordre actuel. + +_Encyclopédie de Brockhaus_: + +Le socialisme est un système de coopération ou bien l'ensemble des plans +et doctrines ayant pour but la transformation entière de la société +bourgeoise et la mise en pratique du principe du travail commun et de +l'équitable répartition des biens. + +_Chamber's Encyclopédie_: + +Le nom donné à une classe d'opinions qui s'opposent à l'organisation +présente de la société et veulent introduire une nouvelle distribution +de la propriété et du travail dans laquelle le principe de coopération +organisée remplacerait celui de la libre concurrence. + +_Dictionnaire de la langue française par Littré_: + +Un système qui offre un plan de réforme sociale, subordonnée aux +réformes politiques. Le communisme, le mutualisme, le Saint-Simonisme, +le Fouriérisme sont des socialismes. + +_Dictionnaire de l'Académie Française_: + +La doctrine de ceux qui désirent un changement des conditions de la +société et qui la veulent reconstruire sur des bases tout à fait +nouvelles. + +_Dictionnaire encyclopédique de Cassel et C°_: + +Le socialisme scientifique embrasse. + +1° _Le collectivisme_: un État idéaliste socialiste de la société, dans +lequel les fonctions du gouvernement embrasseraient l'organisation de +toutes les industries du pays. Dans un État collectiviste chacun serait +un fonctionnaire de l'État et l'État un avec le peuple entier. + +2° _L'anarchisme_: (une négation du gouvernement et non pas une +suppression de l'ordre social) veut garantir la liberté individuelle +contre sa violation par l'État dans la communauté socialiste. Les +anarchistes sont divisés en Mutualistes, qui cherchent à atteindre leur +but par des banques d'échange et par la libre concurrence, et en +Communistes, qui ont pour devise: chacun selon sa capacité, chacun selon +ses besoins. + +_Nouveau dictionnaire de Paul Larousse_: + +Système de ceux qui veulent transformer la propriété au moyen d'une +association universelle. + +Dans le livre de Hamon, paru après que j'avais écrit ce chapitre, sur le +socialisme et le Congrès de Londres, on lit: socialisme--système social +ou ensemble de systèmes sociaux dans lesquels les moyens de production +sont socialisés; donc le caractère du socialisme est la socialisation +des moyens de production. + +Quand on lit ces diverses définitions, on ne comprend pas du tout +pourquoi les anarchistes ne seraient pas des socialistes. La plupart des +définitions leur sont applicables aussi. Peu de temps avant le congrès +de Londres, le _Labour Leader_ publia un article de Malatesta dans +lequel celui-ci disait: + +«Nous, les communistes ou les collectivistes anarchistes, nous voulons +l'abolition de tous les monopoles; nous désirons l'abolition des +classes, la fin de toute domination et exploitation de l'homme par +l'homme; nous voulons que le sol et tous les moyens de production, comme +aussi les richesses accumulées par le travail des générations du passé, +deviennent la propriété commune de l'humanité par l'expropriation des +possesseurs actuels, de manière que les ouvriers puissent obtenir le +produit intégral de leur travail, soit par le communisme absolu, soit en +recevant chacun selon ses forces. Nous voulons la fraternité, la +solidarité et le travail en faveur de tous au lieu de la concurrence. +Nous avons prêché cet idéal, nous avons combattu et souffert pour sa +réalisation, il y a longtemps, et dans certains pays, par exemple +l'Italie et l'Espagne, bien avant la naissance du socialisme +parlementaire. Quel homme honnête dira que nous ne sommes pas des +socialistes?» + +Et continuant il dit: «On peut démontrer facilement que nous sommes +sinon les seuls socialistes, en tous cas les plus logiques et les plus +conséquents, parce que nous désirons que chacun ait non seulement part +entière de la richesse sociale mais aussi sa part du pouvoir social, +c'est-à-dire la faculté de faire aussi bien que les autres sentir son +influence dans l'administration des affaires publiques.» Il est absurde +de prétendre que les anarchistes qui veulent abolir la propriété +individuelle ne sont pas des socialistes. Au contraire, ils ont plus de +droit à se nommer ainsi que Liebknecht par exemple qui, dans un article +du _Forum_[79], s'est montré simple radical. Un journal anglais n'a-t-il +pas dit une fois aussi de M. Liebknecht et de son socialisme, que s'il +vivait en Angleterre, on l'appelerait simplement un radical et non pas +un socialiste? C'est vrai en effet, et chacun nous approuve après avoir +lu ce que Liebknecht a dit dans l'article que nous signalons. + +«Qu'est-ce que nous demandons?--écrit-il. + +«La liberté absolue de la presse; la liberté absolue de réunion; la +liberté absolue de religion; le suffrage universel pour tous les corps +représentatifs et pour tous les pouvoirs publics, soit dans l'État, soit +dans la commune; une éducation nationale, toutes les écoles ouvertes a +tous; les mêmes facilités à tous pour s'instruire, l'abolition des +armées permanentes et la création d'une milice nationale, de sorte que +chaque citoyen soit soldat et chaque soldat citoyen; une cour +internationale d'arbitrage entre les nations différentes; des droits +égaux pour les hommes et les femmes,--une législation protectrice de la +classe ouvrière (limitation des heures de travail, réglementation +sanitaire, etc.) Est-ce que la liberté personnelle, le droit de +l'individu peut être garanti d'une manière plus complète que par ce +programme? Est-ce que chaque démocrate honnête trouve quelque chose de +mauvais dans ce programme? Loin de supprimer la liberté personnelle, +nous avons le droit de dire que nous sommes le seul parti en Allemagne +qui lutte pour les principes de la démocratie.» + +Certainement, mais alors on est un parti démocrate, et non un parti +démocrate-socialiste. Quand les démocrates peuvent accepter le programme +des socialistes, nous disons que les principes socialistes sont +escamotés et que ceux qui acceptent ce programme cessent d'être des +socialistes pour être des radicaux. Liebknecht n'a-t-il pas dit lui-même +qu'il veut la voie légale? Il continue ainsi: «par notre programme nous +avons prouvé que nous aspirons à la transformation _légale_ et +_constitutionnelle_ de la société. Nous sommes des révolutionnaires--sans +aucun doute--parce que notre programme veut un changement total et +fondamental de notre système social et économique, mais nous +sommes aussi des évolutionistes et des réformateurs, ce qui +n'est pas une contradiction. Les mesures et les institutions que nous +réclamons sont déjà réalisées pour la plupart dans les pays avancés, ou +bien leur réalisation est sur le point d'aboutir; elles sont toutes en +harmonie avec les principes de la démocratie et en étant pratiques, +elles constituent la meilleure preuve que nous ne sommes pas--comme on +nous a dépeints--des hommes sans cerveaux, méconnaissant les faits de la +réalité et allant casser leur tête contre les bastions de granit de +l'État et de la société.» + +Et ailleurs, dans une conférence donnée à Berlin, en 1890 il disait: +«Quand les délégués des ouvriers au parlement auront la +majorité»--quelle naïveté de croire à cette possibilité!--«le +gouvernement sera obligé de consentir à leurs desiderata, et je constate +qu'il devra bien leur obéir.» + +Il y a vingt ans, on niait qu'il y eût une question sociale et on +considérait chaque social-démocrate comme un lépreux; maintenant le +gouvernement se nomme socialiste et tous les partis ouvrent un concours +pour la solution de la question sociale. On dit que les conditions +désirées par nous peuvent être réalisées seulement par les moyens +révolutionnaires et sanglants, car les riches ne céderont jamais +volontairement les moyens de production qu'ils ont en leur pouvoir. +C'est _une grande erreur_. Nos desiderata peuvent être réalisés de la +manière la plus pacifique. Nous voulons transformer les conditions +sociales actuelles qui sont mauvaises, à l'aide de réformes sages et +c'est pourquoi nous sommes le seul parti social réformateur. Nous +voulons éviter la révolution violente.» + +On voit que ces messieurs ont perdu le caractère révolutionnaire que les +socialistes de toutes les écoles ont eu toujours et partout, ils sont +devenus seulement des réformateurs persuadés que le temps approche où +ils auront le pouvoir et dans leur imagination ils se croient déjà +ministres, ambassadeurs, fonctionnaires grassement payés. Leur tactique +peut se résumer dans cette formule: ôte-toi de là, que je m'y mette. + +On fera bien de comparer ce langage avec celui d'autrefois, on saisira +ainsi la différence entre les socialistes révolutionnaires et les +modérés d'aujourd'hui qui sont devenus des politiciens aspirant au +pouvoir et acceptant la société actuelle. Écoutons Gabriel Deville, un +des théoriciens du parti social-démocrate en France, dans son Aperçu sur +le socialisme, introduction à son résumé du capital Karl Marx: «Le +suffrage universel voile, au bénéfice de la bourgeoisie, la véritable +lutte à entreprendre. On amuse le peuple avec les fadaises +politiciennes, on s'efforce de l'intéresser à la modification de tel ou +tel rouage de la machine gouvernementale; qu'importe en réalité une +modification si le but de la machine est toujours le même, et il sera le +même tant qu'il y aura des privilèges économiques à protéger; qu'importe +à ceux qu'elle doit toujours broyer un changement de forme dans le mode +d'écrasement? Prétendre obtenir par le suffrage universel une réforme +sociale, arriver par cet expédient à la destruction de la tyrannie de +l'atelier, de la pire des monarchies, de la monarchie patronale; c'est +singulièrement s'abuser sur le pouvoir de ce suffrage. + +Les faits sont là: qu'on examine les deux pays où le suffrage universel +fonctionne depuis longtemps, favorisé dans son exercice par une +plénitude de liberté dont nous ne jouissons pas en France. Lorsque la +Suisse a voulu échapper à l'invasion cléricale, lorsque les États-Unis +ont voulu supprimer l'esclavage, ces deux réformes dans ces pays de +droit électoral n'ont pu sortir que de l'emploi de la force; la guerre +du Sonderbund et la guerre de sécession sont là pour le prouver.» + +Mais quand on est candidat au siège de député, de telles déclarations +sont nuisibles au succès, et nous ne sommes pas surpris de voir le +candidat Deville abjurer solennellement les erreurs (?) de sa jeunesse. +Quant à la petite bourgeoisie, elle lui a pardonné ses violences +d'antan, car elle estime qu'un converti vaut mieux que cent autres qui +ont besoin de conversion. + +«Imaginez un candidat, qui aspire à la Chambre, et dise franchement aux +électeurs: qu'on le déplore ou non, la force est le seul moyen de +procéder à la rénovation économique de la société ... Les +révolutionnaires n'ont pas plus à choisir les armes qu'à décider du jour +de la révolution. Ils n'auront à cet égard qu'à se préoccuper d'une +chose, de l'efficacité de leurs armes, _sans s'inquiéter de leur +nature_. Il leur faudra évidemment, afin de s'assurer les chances de +victoire, n'être pas inférieurs à leurs adversaires et, par conséquent, +_utiliser toute les ressources que la science met à la portée de ceux +qui ont quelque chose à détruire._ Sont mal venus à les blâmer ceux qui +les forcent à atteindre leur niveau, qui, dans notre siècle dit +civilisé, président aux boucheries humaines, répandent le sang +périodiquement, et s'attachent à perfectionner les engins de +destruction.» + +Est-ce assez clair? + +Les révolutionnaires doivent utiliser toutes les ressources que la +science met à la portée de ceux qui ont quelque chose à détruire, cela +veut dire que la chimie et en général la science donne aux ouvriers tout +ce dont ils ont besoin pour la destruction de la société. C'est un appel +formel à la force, à la destruction et, si on voulait juger suivant la +loi criminelle, c'est à M. Deville qu'on donnerait une place sur le banc +des accusés. + +Au temps dont nous parlons, le même Deville ne voulait pas +perfectionner, mais supprimer l'État «qui n'est que l'organisation de la +classe exploitante pour garantir son exploitation et maintenir dans la +soumission ses exploités.» Il voyait clairement que «c'est un mauvais +système pour détruire quelque chose que de commencer par le fortifier. +Et ce serait augmenter la force de résistance de l'État que de favoriser +l'accaparement par lui des moyens de production, c'est-à-dire de +domination.» + +Et que font ces messieurs maintenant, sinon fortifier l'État et +favoriser l'accaparement des moyens de production? + +De même M. Jules Guesde voulait détruire l'État. Dans son _Catéchisme +socialiste_ qu'il abjure solennellement désormais, il demandait d'une +façon formelle aux socialistes réformateurs de l'État, «s'il est, je ne +dis pas nécessaire, mais prudent de confondre sous une même dénomination +des buts aussi différents que la liberté, le bien-être de tous et +l'exploitation du plus grand nombre par quelques-uns, poursuivis par des +moyens aussi différents que le libre concours des volontés et des bras +et la coercition en tout et pour tout? N'est-ce pas prêter inutilement +le flanc à nos adversaires, pour qui le socialisme ne poursuit pas +l'émancipation de l'être humain dans la personne de chacun des membres +de la collectivité, mais la conquête du pouvoir au profit d'une minorité +ou d'une majorité d'ambitieux, jaloux de dominer, de régner, d'exploiter +à leur tour»? + +Consentira-t-il, maintenant qu'il a pris place dans les rangs de ces +ambitieux, à écrire la même chose? Nous lui disons: voyez votre image +dans le miroir du _Catéchisme socialiste_ et dites-nous si vous n'êtes +pas frappé de la ressemblance entre les ambitieux d'antan et le Guesde +d'aujourd'hui! Dites-nous si vous n'auriez pas de raison pour rougir de +vous-même? + +Mais combien le Parti Ouvrier a-t-il dégénéré! ne lisons-nous pas encore +dans le programme du Parti Ouvrier, publié par Guesde et Lafargue: «Le +Parti Ouvrier n'espère pas arriver à la solution du problème social par +la conquête du pouvoir administratif dans la commune. Il ne croit pas, +il n'a jamais cru que, même débarrassée de l'obstacle du pouvoir +central, la voie communale puisse conduire à l'émancipation ouvrière et +que, à l'aide des majorités municipales socialistes, des réformes +sociales soient possibles et des réalisations immédiates». + +Le point de vue a changé et ils le voient bien maintenant. L'influence +des chefs du parti social-démocrate allemand a été grande, car c'est en +se modelant sur lui que le parti ouvrier français a dévié et il est allé +plus loin encore, car la copie dépasse presque toujours l'original. + +Est-ce que M. Jaurès n'a pas dit que l'essence du socialisme est d'être +politique? Est-ce que M. Rouanet n'a pas déclaré, dans la _Petite +République_, que la conquête du pouvoir public est le socialisme? Est-ce +qu'on n'a pas adopté au Congrès International Socialiste des +travailleurs et des Chambres syndicales ouvrières de Londres (1896) que +«la conquête du pouvoir politique est LE MOYEN PAR EXCELLENCE par lequel +les travailleurs peuvent arriver à leur émancipation, à +l'affranchissement de l'homme et du citoyen, par lequel ils peuvent +établir la République socialiste internationale?» + +La conquête du pouvoir et encore cette conquête, et toujours cette +conquête. + +N'est-ce pas tout à fait la même lutte qu'on a vue dans l'ancienne +Internationale? Grâce au concours d'un délégué australien,--on voit que +la délégation d'Australie joue toujours un grand rôle dans le mouvement +socialiste, puisque c'était aussi le délégué d'Australie, le docteur +Aveling, qui, au congrès de 1896, neutralisait par son vote toute la +délégation britannique, composée de plus de 400 personnes!--Marx +l'emportait au congrès de la Haye en 1872, mais sa majorité fut si +minime qu'il voulut dominer l'Internationale en renvoyant le conseil +général à New-York. Naturellement ce remplacement fut la mort de +l'Internationale. L'histoire se répète, a dit le même Marx, une fois +comme tragédie, une seconde fois comme farce[80]. Nous voyons maintenant +la vérité de cette observation, car en décidant que le prochain congrès +se tiendra en Allemagne, on a tué la nouvelle Internationale; en effet, +quel révolutionnaire, quel libertaire pourra assister à un congrès en +Allemagne? Peut-être verra-t-on là se répéter en grand la scène dont +nous avons été témoin à Londres. Il y avait quatre délégués français, +les sieurs Jaurès, Millerand, Viviani et Gérault-Richard, qui +déclaraient n'avoir pas de mandat, et venaient au congrès en leur +qualité de députés socialistes, «ce qui est, disaient-ils, un mandat +supérieur à tout autre.» Leur programme électoral leur tenait lieu de +mandat. Et parce qu'ils étaient les amis des social-démocrates +allemands, leur prétention exorbitante fut approuvée par le congrès avec +l'aide de l'Australie, des nations(?) tchèque, hongroise, bohémienne et +aussi de la Roumanie, de la Serbie, etc. + +Figurez-vous que l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, l'homme des +surprises, paraisse au congrès prochain, à Berlin, ou ailleurs en +Allemagne, et qu'il dise dans la séance de vérification des pouvoirs: je +n'ai pas besoin d'un mandat spécial, je suis l'empereur des Allemands et +par cela même, je suis le représentant du peuple par excellence, j'ai un +mandat supérieur à tout autre, qu'est-ce que les délégués allemands +diraient alors? Ils ont créé un antécédent très dangereux, car la +logique serait du côté de l'empereur, s'ils combattaient son admission. + +À la dernière séance du congrès de la Haye, les quatorze délégués de la +minorité déposèrent une déclaration protestant contre les résolutions +prises. Cette minorité était formée des délégués suivants: 4 Espagnols, +5 Belges, 2 Jurassiens, 2 Hollandais[81], un Américain. Ils partirent +pour Saint-Imier en Suisse et y tinrent un congrès anti-autoritaire, +dans lequel ils déclarèrent: + +1° Que la destruction de tout pouvoir politique était le premier devoir +du prolétariat; + +2° Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire +et révolutionnaire pour amener cette destruction ne pouvait être qu'une +tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le prolétariat que +tous les gouvernements existant aujourd'hui.» + +Avons-nous donné assez d'arguments pour prouver que la lutte entre les +autoritaires (école de Marx) et les libertaires (école de Bakounine) +d'aujourd'hui est, au point de vue des principes en jeu, exactement la +même que celle qui éclata dans l'ancienne Internationale entre Marx et +Bakounine eux-mêmes? + +Chose curieuse, Jules Guesde, le chef des Marxistes et Paul Brousse, le +chef des Possibilistes étaient jadis membres de l'Alliance de la +démocratie-socialiste, ils étaient des anarchistes. Guesde fut même +suspect aux yeux du Conseil général, c'est-à-dire de Marx et d'Engels. +Comme ceux-ci voyaient toujours en leurs adversaires des policiers, +Guesde fut traité de policier. Cette même tactique, imposée par Marx et +Engels au parti social-démocrate allemand, est suivie maintenant par +Guesde vis-à-vis de ses antagonistes qu'il signale d'abord comme +anarchistes, ensuite comme policiers[82]. Dans une lettre de Guesde, +datée du 22 septembre 1872, celui-ci fulminait contre le Conseil +général qui empêchait les ouvriers de s'organiser dans chaque pays, +librement, spontanément, d'après leur esprit propre, leurs habitudes +particulières, et il disait que les Allemands du conseil les opprimaient +et que, hors de l'église orthodoxe anti-autoritaire, il n'y avait point +de salut. + +Toutefois, le socialisme qui a triomphé au dernier congrès est celui des +petits bourgeois, des épiciers, celui qui est signalé déjà par Marx en +ces termes dans son _XVIII Brumaire_: «On a émoussé la pointe +révolutionnaire des revendications sociales du prolétariat pour leur +donner une tournure démocratique.» Les social-démocrates du type +allemand ont abandonné avec une rapidité curieuse ce qui était la raison +même de leur existence comme socialistes et ils ont adopté le point de +vue de la petite bourgeoisie commerçante et paysanne, «qui croit que les +conditions _particulières_ de son émancipation sont les conditions +_générales_ sous lesquelles seulement la société moderne peut obtenir sa +libération et éviter la lutte de classe.» + +Ils font de la politique et voilà tout. + +L'ancienne Internationale était une association économique et, dans les +statuts de 1886, on lisait que l'émancipation économique était le but +principal auquel tout mouvement politique était subordonné. Dans la +traduction anglaise de 1867 on a intercalé les mots, «comme moyen» (as a +means) après «mouvement politique» sans que cela ait été approuvé par le +congrès. Pour défendre l'action politique on en appelait à ces mots, +mais on oubliait de dire qu'ils ne se trouvaient pas dans le texte +original. Que l'action politique fût le moyen pratique c'était là +l'opinion personnelle de Marx, mais non pas celle de l'Internationale. + +Le congrès de Londres a voté une résolution dans laquelle on dit que le +but du socialisme est la conquête des pouvoirs publics. + +Bebel n'a-t-il pas affirmé que quand on aurait conquis les pouvoirs +publics, le reste viendrait de soi-même? + +La conséquence logique de cette thèse est qu'on déplace l'émancipation +publique comme le but principal, auquel chaque mouvement économique doit +être subordonné. + +C'est exactement le contraire de la vérité. + +Les social-démocrates ont exposé devant le monde entier leur opinion que +les conditions économiques peuvent être réglées par les conditions +politiques et non que les conditions politiques sont le reflet des +conditions économiques. + +La voie scientifique est abandonnée par eux, uniquement pour permettre +aux politiciens de jouer leur rôle dans les parlements, et si les +ouvriers ne sont pas assez intelligents pour prévenir leurs intrigues +ils en seront de nouveau les dupes, comme ils l'ont toujours été. + +Le congrès de Londres n'a d'ailleurs été ni ouvrier ni socialiste; les +soi-disant socialistes qui veulent réformer la société tout en +conservant les cadres existants, ou pour mieux dire les radicaux, sont +en train de devenir un parti gouvernemental, tel le Parti Ouvrier en +France qui a soutenu le ministère Bourgeois, même quand ce dernier +refusait d'abolir les lois criminelles contre les anarchistes, et qui +n'a pas protesté quand ce même gouvernement expulsait Kropotkine[83]. +Les membres de ce parti ont flagorné les Russes, ainsi le maire de +Marseille et d'autres encore. + +Sur le terrain économique les ouvriers peuvent marcher tous ensemble +malgré les différences d'école. + +Sur le terrain politique il y a de grandes divergences d'opinions et +naturellement on se sépare. + +Il nous semble que quiconque veut l'union des prolétaires doit rester +fidèle à l'action économique et que quiconque veut la scission, la +division, doit adopter l'action politique ou plutôt parlementaire. + +On parle toujours de l'action politique, et cela uniquement parce qu'on +n'ose pas dire nettement l'action parlementaire, que visent, en réalité, +les social-démocrates. Car nous non plus, antiparlementaires ni +anarchistes, ne rejetons l'action politique. Par exemple l'assassinat de +l'empereur Alexandre II de Russie fut une action politique, et nous +l'avons approuvé en souhaitant qu'une telle action politique se produise +partout. Travailler à abolir l'État, voilà l'action politique par +excellence. C'est pourquoi il est inexact de dire que nous repoussons +l'action politique. L'action parlementaire et l'action politique sont +deux choses très différentes et, laissant la première aux ambitieux, aux +politiciens, nous voulons appliquer la seconde. Chaque effort tenté en +vue d'établir une opinion purement politique, a pour résultat de diviser +les ouvriers et arrête le progrès de l'organisation économique. + +On rêve toujours d'un gouvernement socialiste qu'on imposera au +mouvement socialiste international, d'une dictature social-démocrate qui +arrêtera tous les mouvements ne rentrant pas dans le cadre du programme +étroit de la social-démocratie. + +Les hommes ont toujours besoin d'un cauchemar. Pour la classe +capitaliste le cauchemar est le socialisme et pour les social-démocrates +c'est l'anarchie. Des gens intelligents perdent la tête quand ils +entendent prononcer ce mot affreux. Le Conseil général du Parti ouvrier +français n'a-t-il pas eu la brutalité de dire que le chauvinisme et +l'anarchie étaient les deux moyens des capitalistes pour entraver le +mouvement socialiste? Nous n'avons pas le texte exact, mais l'idée est +telle. On va jusqu'à dire, avec Liebknecht et Rouanet, que socialisme et +anarchie impliquent «deux idées, dont l'une exclut l'autre. + +Liebknecht a dit des anarchistes: «Je les connais dans l'ancien +continent comme dans le nouveau[84] et, à l'exception des rêveurs et des +enthousiastes, je n'ai jamais connu un seul anarchiste, qui ne cherchât +à troubler nos affaires, à nous calomnier et à placer des obstacles sur +notre route. M. Andrieux, le préfet de police français, n'a-t-il pas +écrit cyniquement dans ses Mémoires, qu'il subventionnait les +anarchistes parce qu'il pensait que le seul moyen de détruire +l'influence du socialisme était de se mêler aux anarchistes afin de +désorganiser les ouvriers et de discréditer le mouvement socialiste en +le rendant responsable des sottises, des crimes et des folies des +soi-disant anarchistes.» + +Mais les bourgeois disent-ils autre chose des socialistes? C'est +toujours la même chose, les mots seuls sont changés. Si l'on exclut du +socialisme les Kropotkine, les Reclus, les Cipriani, les Louise Michel, +les Malatesta, on tombe dans le ridicule. Qui donc a le droit de +monopoliser le socialisme? n'est-ce pas toujours la folie étatiste qui +les saisit? + +Les _Fabians_ anglais sont plus sincères. Ils disent nettement que leur +socialisme _est exclusivement le socialisme d'État_. Ils désirent que la +nationalisation de l'industrie soit remise aux mains de l'État, de même +celle du sol et du capital pour laquelle l'État offre les institutions +les plus capables de l'accomplir dans la commune, la province ou le +gouvernement du pays. + +Pourquoi les autres ne le disent-ils pas d'une manière aussi claire? +Nous saurions alors qu'une scission s'est opérée, élucidant la +situation, plaçant d'un côté les Étatistes qui veulent la tutelle +providentielle de l'État, et de l'autre ceux qui désirent le libre +groupement en dehors de l'intervention de l'État. + +C'est M. George Renard, directeur de la Revue socialiste, qui va +maintenant nous dire pourquoi le socialisme est séparé de +l'anarchisme[85]. + +1° «Les anarchistes sont des chercheurs d'absolu, ils rêvent la +suppression complète de toute autorité. + +Les socialistes croient que toute organisation sociale comporte un +minimum d'autorité et, tout en désirant une extension indéfinie de la +liberté, ils n'espèrent point qu'on arrive jamais à cette liberté +illimitée qui ne leur semble possible que pour l'individu isolé.» + +Chercheurs d'absolu--où en est la preuve? Il n'existe pas d'absolu et +qui l'accepte, est en principe un supranaturaliste. Toujours et partout +la même objection, la même accusation: ce que les social-démocrates +disent des anarchistes, les libéraux le disent des socialistes et les +conservateurs des libéraux. Mais c'est là une phrase tout juste et +[Note du transcripteur: mot illisible]. Quand on déclare à +l'anarchiste: «L'idéal est beau mais irréalisable,» l'anarchiste peut +répondre: «Il faut alors tâcher d'en approcher.» C'est un éloge que de +dire à ces hommes: Votre idéal est beau... + +Et d'ailleurs, entre la suppression complète de toute autorité et ce +minimum d'autorité, dont parle M. Renard, il y a une différence de degré +et non de principe. + +Quand on désire un minimum d'autorité, on doit vouloir _à fortiori_ la +suppression de toute autorité. Est-ce possible? C'est là une autre +question. En tout cas, il n'y a pas entre les deux desiderata opposition +de principe. Lorsque les socialistes désirent une «extension indéfinie +de la liberté,» la fin de cette extension est la liberté arrivée à sa +limite extrême. + +Quelle est maintenant cette limite? Nous savons tous que la liberté +absolue est une impossibilité, parce que l'absolu lui-même n'existe pas, +mais chacun veut la plus grande liberté pour soi-même et, s'il la +comprend bien, il la veut aussi pour chaque individu, car il ne peut +exister de bonheur parmi les hommes qui ne sont pas libres. Toutefois ce +mot crée beaucoup de malentendus. La définition de Spinoza[86], au XVIIe +siècle, est celle-ci: «une chose qui existe seulement par sa propre +nature et est obligée d'agir uniquement par elle-même, sera appelée +_libre_. Elle sera appelée nécessaire ou plutôt dépendante, quand une +autre chose l'obligera à exister et à agir d'une façon définie et +marquée.» + +Qu'est-ce donc qui constitue l'essence de la liberté? + +C'est le fait d'agir par soi-même sans obstacles extérieurs. La liberté, +c'est l'absence de contrainte et par cela même quelque chose de négatif. + +Qui ne veut pas la contrainte désire la liberté, et cette liberté ne +connaît nulles frontières artificielles, mais seulement les frontières +que la nature établit. + +Écoutez ce qu'Albert Parsons, un des martyrs de Chicago, a écrit: «La +philosophie de l'anarchie est contenue dans le seul mot liberté; et +cependant ce mot comprend assez pour enfermer tout. Nulle limite pour le +progrès humain, pour la pensée, pour le libre examen, n'est fixée par +l'anarchie; rien n'est considéré si vrai ou si certain que les +découvertes futures ne le puissent démontrer faux; il n'y a qu'une chose +infaillible: «la liberté.» La liberté pour arriver à la vérité, la +liberté pour que l'individu se développe, pour vivre naturellement et +complètement. Toutes les autres écoles tablent sur des idées +cristallisées; elles conservent enclos dans leurs programmes des +principes qu'elles considèrent comme trop sacrés pour être modifiés par +des investigations nouvelles. Il y a chez elles toujours une limite, une +ligne imaginaire au delà de laquelle l'esprit de recherche n'ose pas +pénétrer. La science, elle, est sans pitié et sans respect, parce +qu'elle est obligée d'être ainsi; les découvertes et conclusions d'un +jour sont anéanties par les découvertes et conclusions du jour suivant. +Mais l'anarchie est pour toutes les formes de la vérité le maître de +cérémonies. Elle veut abolir toutes les entraves qui s'opposent au +développement naturel de l'être humain; elle veut écarter toutes les +restrictions artificielles qui ne permettent pas de jouir du produit de +la terre, de telle façon que le corps puisse être éduqué, et elle veut +écarter toutes les bassesses de la superstition qui empêchent +l'épanouissement de la vérité, de sorte que l'esprit puisse pleinement +et harmonieusement s'élargir.» + +Voilà une confiance et une croyance dans la liberté qui élèvent, et il +est meilleur d'avoir un tel idéal, même s'il ne se réalise jamais, que +de vivre sans idéal, d'être pratique et opportuniste, d'accepter tous +les compromis afin de conquérir dans l'État un pouvoir, grâce auquel on +peut accomplir les actes mêmes qu'on a toujours désapprouvés lorsqu'ils +ont été faits par les autres; en un mot afin de dominer. Toute autorité +corrompt l'homme et c'est pour cela que nous devons lutter contre toute +autorité. + +Quand Renard dit que les socialistes n'espèrent point qu'on arrive +jamais à cette liberté illimitée qui ne leur semble atteignable que par +l'individu isolé, je pense qu'il a tort, car il me paraît impossible de +ne pas espérer conquérir le plus haut degré de liberté, de ne pas croire +à son extension indéfinie. Stuart Mill se montre moins sectaire, quand +il dit: «Nous savons trop peu ce que l'activité individuelle d'un côté +et le socialisme de l'autre, pris tous les deux sous leur aspect le plus +parfait, peuvent effectuer pour dire avec quelque certitude lequel de +ces systèmes triomphera et donnera à la société humaine sa dernière +forme. + +Si nous osions faire une hypothèse, nous dirions que la solution +dépendra avant tout de la réponse qui sera faite à cette question: +lequel des deux systèmes permet le plus grand développement de la +liberté humaine et de la spontanéité? Quand les hommes ont pourvu à leur +entretien, la liberté est pour eux le besoin le plus fort de tous et, +contrairement aux besoins physiques qui deviennent plus modérés et plus +faciles à dominer à mesure que la civilisation grandit, ce besoin croît +et augmente en force au lieu de s'affaiblir à mesure que les qualités +intellectuelles et morales se développent d'une façon plus harmonique. +Les institutions sociales, comme aussi la moralité, atteindront la +perfection, quand l'indépendance complète et la liberté d'agir seront +garanties et quand aucune limite ne leur sera imposée, sinon le devoir +de ne pas faire de mal à autrui. Si l'éducation ou bien les institutions +sociales conduisaient à sacrifier la liberté d'agir à un plus complet +bien-être, ou bien si on renonçait à la liberté pour l'égalité, une des +plus précieuses qualités de la nature humaine disparaîtrait.» + +Nous préférons la forme prudente du philosophe anglais au jugement trop +absolu de Renard. + +La différence qu'il fait entre les anarchistes et les socialistes n'est +pas fondée, d'une part parce qu'il méconnaît ses adversaires en leur +attribuant ce qu'ils ne disent pas, et d'autre part parce qu'il n'y a +qu'une question de degré et non une différence de principe dans les +doctrines qu'il leur oppose. + +N° 2. «Les socialistes répudient énergiquement l'attentat individuel, +qui leur paraît inefficace pour supprimer un mal collectif et moins +justifié que partout ailleurs dans les pays qui jouissent d'une +constitution libérale ou républicaine; ils répudient par dessus tout la +bombe stupide et aveugle dont les éclats vont frapper au hasard amis et +ennemis, innocents et coupables.» + +Ce n'est pas là le caractère essentiel de l'anarchie, mais plutôt une +question de tempérament. Il y a des socialistes, qui sont beaucoup plus +violents que les anarchistes. On ne peut pas dire que la propagande par +le fait soit une théorie essentiellement anarchiste[87]. + +Qui a fait de l'attentat individuel un principe? + +Mais aussi qui ose désapprouver les actes violents dans une société qui +est basée sur la violence? La mort d'un tyran n'est-elle pas un +bienfait pour l'humanité? Qu'est la mort d'un tyran, qu'il soit un roi, +un ministre, un général, un patron ou un propriétaire et même la mort +d'une vingtaine de ces hommes, si on la met en parallèle avec les +meurtres qui s'accomplissent quotidiennement dans les fabriques, dans +les ateliers, partout? Seulement, on s'accoutume à ces assassinats parce +qu'on ne les voit pas, parce que les chiffres des morts d'un champ de +bataille sont beaucoup plus éloquents que ceux du champ de l'industrie. +En réalité le nombre des victimes de l'industrie est beaucoup plus +considérable que celui des victimes des guerres. Comparez ces chiffres +tels qu'Élisée Reclus les donne. La mortalité annuelle moyenne parmi les +classes aisées est d'un pour soixante. Or la population de l'Europe est +d'environ trois cents millions; si l'on prenait pour base la moyenne des +classes aisées, la mortalité devrait être de cinq millions. Or, il est +en réalité de quinze millions; si nous interprétons ces données nous +sommes fondés à conclure que dix millions d'êtres humains sont +annuellement tués avant leur heure. Ne peut-on s'écrier: «Race de Caïn, +qu'as-tu fait de tes frères?» Si on a ces faits présents à l'esprit, on +comprend l'acte individuel--tout comprendre est tout pardonner--et c'est +une lâcheté de notre part, que de le désapprouver si nous n'avons pas le +courage de le faire nous-mêmes, et c'est par hypocrisie que nous +élaborons une doctrine propre à voiler notre lâcheté. + +La défense d'Émile Henry est un chef-d'oeuvre de logique, qui donne +beaucoup à penser. + +Voici sa théorie: + +Quand un anarchiste fait un attentat, tous les anarchistes sont +persécutés en bloc par la société, eh bien! «puisque vous rendez ainsi +tout un parti responsable des actes d'un seul homme, et que vous +frappez en bloc, nous frappons en bloc.» + +Les socialistes n'ont-ils pas dit avec raison, ce n'est pas nous qui +fixons les moyens de défense, ce sont nos adversaires? + +Émile Henry continue: + +«Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert +sont enfin las de leurs souffrances; ils montrent les dents et frappent +d'autant plus brutalement qu'on a été plus brutal envers eux. + +Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois +eux-mêmes n'en ont aucun souci. + +Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et +Fourmies, de traiter les autres d'assassins. + +Ils n'épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et +les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne +sont-ce pas des victimes innocentes, ces enfants qui, dans les +faubourgs, se meurent lentement d'anémie parce que le pain est rare à la +maison, ces femmes qui, dans vos ateliers, pâlissent et s'épuisent pour +gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les +force pas à se prostituer, ces vieillards dont vous avez fait des +machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à +l'hôpital quand leurs forces sont exténuées? + +Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et +convenez que nos représailles sont grandement légitimes.» + +Ce qu'Émile Henry disait devant le jury, est-il vrai ou non? Il savait +très bien que les foules, les ouvriers pour lesquels il a lutté, ne +comprendraient pas son acte, mais cependant il n'hésitait pas, car il +était convaincu qu'il donnait sa vie pour une grande idée. Tous les +attentats jusqu'à lui furent des attentats politiques qu'on peut +comprendre facilement, il ouvrait l'ère des attentats sociaux, il fut le +précurseur de cette théorie, et c'est pour cela que la sympathie pour +son acte fut beaucoup moindre. + +Il peut s'être trompé, mais il était un homme de coeur, qui souffrait en +voyant toutes les misères, toutes les tueries dont la classe ouvrière +était l'objet et quand il disait: «La bombe du café Terminus est la +réponse à toutes vos violations de la liberté, à vos arrestations, à vos +perquisitions, à vos lois sur la presse, à vos expulsions en masse +d'étrangers, à vos guillotinades», nous le comprenons et, nous aussi, +nous avons en nous ce sentiment de haine dont son coeur fut rempli. + +On peut parler de la bombe stupide et aveugle, mais pourquoi pas du +fusil et du canon stupide de la classe possédante? + +Nous croyons que la lutte serait facilitée si chaque tyran était frappé +directement après son premier acte de tyrannie, si chaque ministre qui +trompe le peuple était tué, si chaque juge qui condamne des pauvres, des +innocents, était assassiné, si chaque patron, chaque capitaliste était +poignardé après un acte d'intolérable tyrannie. + +Ces actes individuels répandraient l'horreur, la crainte et on a vu +toujours et partout que seulement ces deux choses armeront nos +adversaires: la violence ou bien la crainte de la violence. On ne doit +jamais oublier que la classe ouvrière est en état de défense. Elle est +toujours attaquée et quel est, dans la nature, l'être qui n'essaie pas +de se défendre par tous les moyens possibles? + +Cette théorie n'est d'ailleurs pas essentiellement anarchiste; on l'a +professée de tous temps, et il y a des anarchistes qui la +désapprouvent; ainsi Tolstoï et son école qui prêchent la résistance +passive. + +Lisez ce que Grave a écrit dans son livre: _La société mourante et +l'anarchie_: «Nous ne sommes pas de ceux qui prêchent les actes de +violence, ni de ceux qui mangent du patron et du capitaliste, comme +jadis les bourgeois mangeaient du prêtre, ni de ceux qui excitent les +individus à faire telle ou telle chose, à accomplir tel ou tel acte. +Nous sommes persuadés que les individus ne font que ce qu'ils sont bien +décidés par eux-mêmes à faire; nous croyons que les actes se prêchent +par l'exemple et non par l'écrit ou les conseils. C'est pourquoi nous +nous bornons à tirer les conséquences de chaque chose, afin que les +individus choisissent d'eux-mêmes ce qu'ils veulent faire, car nous +n'ignorons pas que les idées bien comprises doivent multiplier, dans +leur marche ascendante, les actes de révolte. + +C'est pourquoi nous disons: l'attentat individuel peut être utile en +certains cas, en certaines circonstances, personne ne peut le nier, mais +comme théorie ce n'est point un principe nécessaire de l'anarchie. +L'anarchie est une théorie, un principe, et l'exercice des moyens est +une question de tactique. Les socialistes révolutionnaires d'autrefois +qui n'étaient pas anarchistes, n'ont jamais eu la lâcheté de +désapprouver les actes individuels, quoique sachant très bien qu'un +attentat de cette sorte ne résout pas la question sociale. On l'a +compris toujours comme un acte de revanche légitime, comme une +représaille selon le soi-disant droit de guerre qui dit: _à la guerre +comme à la guerre!_ «Les socialistes n'ont pas la prétention de créer du +jour au lendemain une société parfaite; il leur suffit d'aiguiller la +société actuelle sur la voie nouvelle où les hommes doivent s'engager +pour devenir plus solidaires et plus libres; il leur suffit de l'aider à +faire un pas décisif sur la route où elle chemine d'une façon pénible et +si lente.» + +Qui donc veut cela? Personne ne soutiendra qu'on peut créer du jour au +lendemain une société parfaite. Chacun sait que la société est le +résultat d'une évolution accomplie durant des siècles et qu'on ne peut +la refaire d'un coup. Le temps des miracles est mythologique. Les +anarchistes ne se sont jamais présentés comme des prestidigitateurs. +L'oeuvre incomplète des âges passés ne peut être transformée +instantanément. + +Mais ce reproche est le même que les conservateurs font aux socialistes. +N'entend-on pas dire: Ah! l'idéal socialiste est bien beau, il est +admirable, mais le peuple n'est pas mûr encore pour vivre dans un tel +milieu. Et nous répondons alors: est-ce une raison pour ne pas +travailler à la réalisation de cet idéal? Si on veut attendre le moment +où chacun sera mûr pour en jouir, on peut attendre jusqu'au plus +lointain futur. + +Jean Grave le sait aussi bien que Renard. Il dit dans son livre: «Il est +malheureusement trop vrai que les idées qui sont le but de nos +aspirations ne sont pas immédiatement réalisables. Trop infime est la +minorité qui les a comprises pour qu'elles aient une influence imminente +sur les événements et la marche de l'organisation sociale. Mais si tout +le monde dit: ce n'est pas possible! et accepte passivement le joug de +la société actuelle, il est évident que l'ordre bourgeois aura encore de +longs siècles devant lui. Si les premiers penseurs qui ont combattu +l'église et la monarchie pour les idées naturelles et l'indépendance et +ont affronté le bûcher et l'échafaud s'étaient dit cela, nous en serions +encore aujourd'hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur. +C'est parce qu'il y a toujours eu des gens qui n'étaient pas +«pratiques», mais qui, uniquement convaincus de la vérité, ont cherché +de toutes leurs forces, à la faire pénétrer partout, que l'homme +commence à connaître son origine et à se dépêtrer des préjugés +d'autorité divine et humaine.» + +Le reproche de Renard est donc immérité. + +Naturellement quand les circonstances seront plus favorables, les hommes +seront meilleurs. + +Pourquoi volerait-on si chacun avait assez pour vivre? + +La doctrine, d'après laquelle le milieu dans lequel l'homme vit exerce +une influence décisive sur sa formation, est adoptée par la science. + +Nous sommes des semeurs d'idées et nous avons la conviction que la +semence doit croître et donner des fruits. Comme la goutte d'eau +s'infiltre, dissout les minéraux, creuse et se fait jour, l'idée pénètre +le monde intellectuel. Nous ne voyons pas les fruits, mais quand le +temps arrive, ils mûrissent. + +On fait souvent une différence entre évolution et révolution, mais +scientifiquement cela n'est pas possible. Évolution et révolution ne +sont pas des contradictions, ce sont deux anneaux d'une même chaîne. +Évolution est le commencement et révolution la fin de la même série d'un +long développement. + +Quand nous nous appelons des révolutionnaires, ce n'est pas par plaisir +mais seulement par la force des choses. La croyance que la lutte des +classes peut être supprimée par un acte du parlement, ou que la +propriété privée peut être abolie par une loi, est une naïveté si grande +que nous ne nous imaginons pas qu'un homme sage la puisse concevoir. + +M. Renard donne des exemples. + +«La patrie se fondra un jour dans la grande unité humaine, comme les +anciennes provinces françaises se sont fondues dans ce qu'on nomme +aujourd'hui la France. Les anarchistes s'écrient en conséquence: +agissons dès maintenant comme si la patrie n'existait plus. Les +socialistes disent au contraire: ne commençons point par démolir la +maison modeste et médiocrement bâtie où nous habitons, sous prétexte que +nous pourrons avoir plus tard un palais magnifique. + +De même il viendra peut-être une époque (et nous ne demandons pas mieux +que de l'aider à venir) où la contrainte de la loi sera inutile pour +garantir les faibles contre l'oppression des forts et pour faire régner +la justice sur la terre. Agissons donc, reprennent les anarchistes, +comme si la loi n'était d'ores et déjà qu'une entrave toujours nuisible +ou superflue. Non, répliquent les socialistes, émancipons +progressivement l'individu; mais gardons-nous de prêter aux hommes tels +qu'ils sont l'équité, la sagesse, la bonté que pourront avoir les hommes +tels qu'ils seront après une longue période éducative.» + +De même encore il est permis à la rigueur de concevoir un régime où la +production sera devenue assez abondante, où les hommes et les femmes +sauront assez limiter leurs désirs pour que chacun puisse «prendre au +tas» de quoi satisfaire ses besoins. Et les anarchistes de conclure: à +quoi bon dès lors régler la production et la répartition de la richesse +sociale? Agissons immédiatement comme si l'on pouvait puiser à pleines +mains dans une provision inépuisable. Pardon! répondent les +social-démocrates. Commençons par assurer la vie de la société en +assurant au travailleur une rémunération équivalente à son travail! Pour +le reste, nous verrons plus tard. + +Quelle est la différence entre les anarchistes et les +social-démocrates? + +Que les social-démocrates sont de simples réformateurs, qui veulent +transformer la société actuelle selon le socialisme d'État. + +Il n'y a pas de différence de principe et personne n'en trouvera dans +les déductions précédentes. + +Il nous semble que Renard n'en a établi aucune. Le socialisme ne peut +pas être séparé de l'anarchisme, chaque anarchiste est un socialiste, +mais chaque socialiste n'est pas nécessairement un anarchiste. +Économiquement on peut être communiste ou socialiste, politiquement on +est anarchiste. En ce qui concerne l'organisation politique, les +anarchistes communistes demandent l'abolition de l'autorité politique, +c'est-à-dire de l'État, car ils nient le droit d'une seule classe ou +d'un seul individu à dominer une autre classe où un autre individu. +Tolstoï l'a dit d'une manière si parfaite qu'on ne peut rien ajouter à +ses paroles. «Dominer, cela veut dire exercer la violence, et exercer la +violence cela veut dire faire à autrui ce que l'on ne veut pas qu'autrui +vous fasse; par conséquent dominer veut dire faire à autrui ce qu'on ne +voudrait pas qu'autrui vous fasse, cela veut dire lui faire du mal. Se +soumettre, cela veut dire qu'on préfère la patience à la violence et, +préférer la patience à la violence, cela veut dire qu'on est excellent +ou moins mauvais que ceux qui font aux autres ce qu'ils ne voudraient +pas qu'on leur fît. Par conséquent ce ne sont pas les meilleurs mais les +plus mauvais, qui ont toujours eu le pouvoir et l'ont encore. Il est +possible qu'il y ait parmi eux de mauvaises gens qui se soumettent à +l'autorité, mais il est impossible que les meilleurs dominent les plus +mauvais.» + +Il est donc nécessaire pour prévenir une confusion fâcheuse de +remplacer le mot socialisme par social-démocratie. + +Quelle est la différence entre les social-démocrates et les anarchistes? +Les social-démocrates sont des socialistes qui ne cherchent pas +l'abolition de l'État, mais au contraire veulent la centralisation des +moyens de production entre les mains du gouvernement dont ils ont besoin +pour contrôler l'industrie. + +«Anarchie et socialisme se ressemblent comme un oeuf à un autre. Ils +diffèrent seulement par leur tactique.» + +Voilà une opinion tout à fait opposée à celle de Renard, qui prétend que +ces deux principes sont en contradiction quoiqu'il les appelle «deux +variétés indépendantes», appellation qui nous plaît beaucoup mieux, car +elle répond davantage à la vérité. L'espèce est la même, mais ce sont +deux variétés de cette même espèce. + +Albert Parsons exprimait la même opinion, quand il disait aux jurés: «le +socialisme se recrute aujourd'hui sous deux formes dans le mouvement +ouvrier du monde. L'une est comprise comme une anarchie, sous un +gouvernement politique ou sans autorité, l'autre comme un socialisme +d'État, ou paternalisme ou contrôle gouvernemental de chaque chose. +L'étatiste tâche d'améliorer et d'émanciper les ouvriers par les lois, +par la législation. L'étatiste demande le droit de choisir ses propres +réglementateurs. Les anarchistes ne veulent avoir ni de réglementateurs +ni de législateurs, ils poursuivent le même but par l'abolition des +lois, par l'abolition de tout gouvernement, laissant au peuple la +liberté d'unir on de diviser si le caprice ou l'intérêt l'exige; +n'obligeant personne, ne dominant aucun parti.» + +C'est la même idée que l'illustre historien Buckle a développée dans +son Histoire de la civilisation, en constatant les deux éléments opposés +au progrès de la civilisation humaine. Le premier est l'Église qui +détermine ce qu'on doit croire; le second est l'État qui détermine ce +qu'il faut faire. Et il dit que les seules lois des trois ou quatre +siècles passés ont été des lois qui abolissaient d'autres lois[88]. + +Il serait curieux que nous, qui gémissons sous le joug de lois +régulièrement augmentées par les parlements, nous donnions notre appui à +un système dans lequel il n'y aurait pas une diminution mais au +contraire une augmentation des lois. Il est possible que nous serons +obligés dépasser par cette route, c'est-à-dire d'en venir par la +multiplication des lois à l'abolition, des lois, mais cette période sera +une _via dolorosa_. Par exemple on demande des lois protectrices du +travail et du travailleur, dont une société rationnelle n'a pas besoin. +Qui donc si la nécessité ne l'y obligeait, donnerait ses enfants à +l'usine, à l'atelier, véritable holocauste? + +Toute loi est despotique et à mesure que nous aurons plus de lois, nous +serons moins libres. Dans une assemblée d'hommes vraiment civilisés on +n'a pas besoin de règlement d'ordre: quand vous avez la parole je me +tais et j'attends le moment où vous aurez fini de parler, et quand il y +a deux trois personnes qui veulent monter à la tribune, elles ne se +battent pas mais attendent pour prendre la parole les unes après les +autres. Quand on dîne à table d'hôte, on ne voit pas quelqu'un prendre +tout, de façon que les autres n'aient rien, on ne se bat pas pour être +servi le premier, tout va selon un certain ordre et les convives +observent des règles de politesse, que personne n'a dictées. Chacun +reçoit assez et la personne qui est servie la dernière aura sa portion +comme les autres. Pourquoi oublie-t-on toujours ces exemples qui nous +enseignent que dans une société civilisée où il y a abondance, on n'a +rien à craindre du désordre ou des querelles? Le nombre des lois est +toujours un témoignage du faible degré de civilisation d'une société. La +loi est un lien par lequel on fait des esclaves et non des hommes +libres. La loi est généralement une atteinte au droit humain, car «loi» +et «droit» sont des mots qui n'ont pas du tout même signification. + +La plupart des crimes sont commis au nom de la loi, et cependant on veut +honorer les lois et on donne aux enfants une éducation basée sur le +respect des lois. Le système capitaliste d'aujourd'hui est-il autre +chose que le vol légalisé, l'esclavage légalisé, l'assassinat légalisé? + +Quand la social-démocratie nous promet une centralisation, une +réglementation avec le contrôle d'en haut, nous craignons un tel État. +C'est une étrange méthode que d'abolir le pouvoir de l'État en +commençant par augmenter ses prérogatives. Non, le gouvernement +représentatif a rempli son rôle historique: vouloir conserver un tel +gouvernement pour une phase économique nouvelle, c'est raccommoder un +habit neuf avec de vieux lambeaux. À chaque phase économique correspond +une phase politique et c'est une erreur que de penser pouvoir toucher +aux bases de la vie économique actuelle, c'est-à-dire à la propriété +individuelle, sans toucher à l'organisation politique. Ce n'est pas en +augmentant les pouvoirs de l'État, ni en conquérant le pouvoir politique +qu'on progresse, on exécute un changement de décors et voilà tout; on +progresse en organisant librement tous les services qui sont considérés +maintenant comme fonctions de l'État. + +Kropotkine l'a fort bien exprimé: «les lois sur la propriété ne sont pas +faites pour garantir à l'individu ou à la société la jouissance des +produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour en +dérober une partie au producteur et pour assurer à quelques-uns les +produits qu'ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société +entière. Les socialistes ont déjà fait maintes fois l'histoire de la +Genèse du capital. Ils ont raconté comment il est né des guerres et du +butin, de l'esclavage, du servage, de la fraude et de l'exploitation +moderne. Ils ont montré comment il s'est nourri du sang de l'ouvrier et +comment il a conquis le monde entier. Ils ont à faire la même histoire +concernant la Genèse et le développement de la loi. Faite pour garantir +les fruits du pillage, de l'accaparement et de l'exploitation, la loi a +suivi les mêmes phases de développement que le capital.» + +Et le système parlementaire ne fait qu'enregistrer ce qui, en réalité, +existe déjà. De deux choses l'une: ou bien la loi est préalable, et +alors, ainsi qu'en Amérique les lois sur le travail, dont les +inspecteurs disent que l'application laisse beaucoup à désirer, elle +n'est plus appliquée quand les patrons et avec eux la justice ne les +veulent pas respecter; ou bien la loi est arriérée, et alors elle n'est +plus nécessaire. Ce système est celui des carabiniers d'Offenbach: + + Qui, par un malheureux hasard + Arrivent toujours trop tard. + +C'est la force qui décide toujours. Au lendemain d'une victoire, le +peuple ne manque jamais de présenter une déclaration des droits aussi +radicale que possible: tout le monde applaudit, on se croit libre enfin. + +Le peuple se satisfait de droits inscrits sur le papier. Le peuple se +laissa toujours duper et il est possible qu'il se laisse de nouveau +duper par les social-démocrates, qui une fois en place oublieront leurs +promesses. C'est pourquoi il faut l'avertir, car un averti en vaut deux. +Le peuple est toujours servi beaucoup moins bien que les souverains. Il +a ses orateurs, qui ont une grande bouche et de belles paroles; mais les +souverains ont leurs serviteurs, qui parlent moins mais agissent avec +les canons et les fusils. Quelques jours après la victoire, et sous +prétexte d'ordre légal, la constitution sera moins bien observée: +quelques jours encore et, sous prétexte d'ordre administratif, on est +gouverné par des règlements de police. + +Les souverains et les gouvernants sont comme les feuilles des arbres: +ils changent d'opinion quand bon leur semble et, lorsqu'ils craignent de +perdre leur trône, ils font comme Liebknecht, ils changent vingt-quatre +fois par jour de tactique, et d'opinion. + +Voici un exemple curieux. + +Avant 1848 il y avait en Hollande un parti qui faisait de l'agitation +pour obtenir la révision de la constitution, mais le roi Guillaume II ne +la voulait pas et il avait dit une fois: «aussi longtemps que je vivrai, +il n'y aura pas de révision de la constitution.» La révolution de +février 1848 éclata à Paris et le roi Louis-Philippe fut chassé de +France. Cette révolution fit son chemin. À Vienne, à Berlin et dans +beaucoup de villes de l'Europe on éprouva l'influence de cette secousse +politique; alors le roi Guillaume trembla pour son trône, il eut peur de +suivre le même chemin que son collègue Louis-Philippe de France. +Qu'arriva-t-il? Ce même roi prit l'initiative d'une révision et parlant +aux ambassadeurs étrangers il déclara: Voici un homme qui en un jour de +pur conservateur est devenu libéral. Pourquoi? Parce qu'il préférait un +trône avec une constitution à la chance de perdre sa royauté. + +Si les circonstances changent, on voit souvent les mêmes personnes faire +le contraire de ce qu'elles avaient juré. + +Ainsi, en 1848, le roi de Prusse Guillaume Frédéric craignait de perdre +son trône. Pendant que le peuple était en armes et que la révolte +menaçait de triompher, le roi fit toutes les promesses qu'on exigea de +lui. Le mot d'ordre fut: si vous consentez à désarmer, je vous donnerai +une constitution. Le peuple a toujours trop de confiance, il crut le +roi, il déposa les armes, et quand l'effervescence fut passée, le roi +restant très bien armé, fut le plus fort et oublia toutes ses promesses. +Le peuple ne doit donc jamais désarmer au jour du combat, car un peuple +désarmé n'est plus rien, tandis qu'un peuple armé est une force qui +inspire du respect même aux adversaires. + +Et toujours et partout les princes marchent au despotisme et les peuples +à la servitude. + +Ce ne sont pas les tyrans qui font les peuples esclaves, mais ce sont +les peuples esclaves qui rendent possibles les tyrans. + +Un tyran peut-il dominer quand le peuple se sent libre? Non certes, sa +puissance ne durerait pas un jour. Un tyran est toujours un peu +supérieur à ceux qui l'ont fait tyran. Au lieu de condamner un tyran, il +faut condamner encore plus le peuple esclave qui tolère la tyrannie. +Mais en dominant on devient de plus en plus mauvais, car l'appétit vient +en mangeant. + +Les institutions engendrent l'esclavage, et c'est pour cela que nous +prêchons l'abolition des institutions. L'État est la tyrannie organisée +et c'est pourquoi nous voulons la croisade contre l'État. + +On ne peut dire que l'émancipation de l'humanité viendra par +l'émancipation des individus; mais on ne peut non plus dire qu'elle +sortira d'une réorganisation violente de la société, arrivant +spontanément, par une sorte de miracle. Sans les individus émancipés, il +n'est pas possible de réorganiser et sans une organisation les individus +ne peuvent être émancipés. Il y a des connexions remarquables et ce que +la nature a uni, nous ne pouvons le désunir. + +On dit toujours: sans l'État se produirait l'anéantissement de +l'organisation actuelle, le désordre complet, le retour à la barbarie. +Mais qu'est-ce que l'État actuel sinon le vol, la rapine, l'assassinat, +la barbarie? Chaque changement sera un progrès pour la grande masse, si +impitoyablement maltraitée maintenant. + +Il faut rire quand on entend soutenir que les mauvais domineraient les +bons, car ce sont justement les mauvais qui dominent aujourd'hui. + +Tolstoï nous dit que le christianisme dans sa vraie signification +détruit l'État comme tel, et que c'est pour cela qu'on a crucifié le +Christ. Et certainement, du jour où le christianisme fut établi comme +religion d'État, le christianisme fut perdu. Il faut choisir entre +l'organisation gouvernementale et le vrai christianisme qui est plus ou +moins anarchiste. Qu'est-ce qu'enseigne l'apôtre saint Paul quand il dit +que le péché est venu par la loi, et dans l'Épître aux Romains (ch. IV, +v. 15): «Où il n'y a pas de loi, il n'y a pas de péché.» Oui, les +ennemis de toute loi et de toute autorité peuvent faire appel à la +Bible, qui considère la loi comme un degré inférieur du développement +humain. + +Un État suppose toujours deux partis dont l'un commande et l'autre +obéit; ce qui est le contraire du christianisme primitif, qui nous +enseigne que personne ne doit commander car nous sommes tous des frères. + +Il est possible que l'État ait été nécessaire à une certaine époque, +mais la question est aujourd'hui de savoir si désormais l'État est un +obstacle au progrès et à la civilisation, oui ou non. Les divers +raisonnements sur ce sujet sont curieux. Quand on demande à quelqu'un: +Avez-vous personnellement besoin de l'État et de ses lois? on reçoit +toujours la même réponse. L'État ne m'est pas nécessaire, mais il est +nécessaire pour les autres. Chacun défend l'existence de l'État, non +pour soi-même, mais pour les autres. Cependant ces autres le défendent +de la même manière. Donc, personne n'a besoin de l'État et cependant il +existe et il persiste. Quelle folie! + +Les non-résistants en Amérique ont un catéchisme dans lequel ils se +montrent en tant que chrétiens les ennemis acharnés de toute autorité, +et ils sont aussi conséquents qu'un anarchiste peut l'être. + +Écoutez seulement: + +«Est-il permis au chrétien de servir dans l'armée contre les ennemis +étrangers?» + +Certainement non, cela n'est pas permis. Lui est-il permis de prendre +part à une guerre et même aux préparatifs de cette guerre? Mais il +n'ose pas seulement se servir d'armes meurtrières. Il n'ose pas venger +une offense, soit qu'il agisse seul, soit en commun avec d'autres. + +Donne-t-il volontairement de l'argent pour un gouvernement, soutenu par +la violence, grâce à la peine de mort et à l'armée? + +Seulement quand l'argent est destiné à une oeuvre juste en elle-même et +dont le but comme les moyens sont bons. + +Ose-t-il payer l'impôt à un semblable gouvernement? + +Non, mais s'il n'ose payer les impôts, il n'ose non plus résister au +paiement. Les impôts, réglés par le gouvernement, sont payés sans +qu'intervienne la volonté des contribuables. On ne peut refuser de les +payer sans user de violence, et le chrétien, qui ne doit pas user de +violence, doit donner sa propriété. + +Un chrétien peut-il être électeur, juge ou fonctionnaire du +gouvernement? + +Non, car qui prend part aux élections, à la jurisprudence, au +gouvernement, prend part à la violence du gouvernement.» + +Ces anarchistes chrétiens sont des révolutionnaires par excellence, ils +refusent tout; les non-résistants sont très dangereux pour les +gouvernements et la doctrine de non-résistance est une terrible menace +pour toute autorité. Les membres de la société fondée pour +l'établissement de la paix universelle entre les hommes (Boston, 1838) +ont pour devise: _ne résistez pas au méchant_ (saint Mathieu V:39). Ils +disent sincèrement: «Nous ne reconnaissons qu'un roi et législateur, +qu'un juge et chef de l'humanité.» Et Tolstoï a peut-être raison quand +il dit: «les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs +bombes, leurs révoltes, leurs révolutions ne sont pas si dangereux pour +les gouvernements que ces individus, qui prêchent le refus et se basent +sur la doctrine que nous connaissons tous.» + +L'exemple individuel exerce une très grande influence sur la masse, et +c'est pourquoi les gouvernements punissent sévèrement tout effort de +l'individu pour s'émanciper. + +Mais les social-démocrates, formés d'après le modèle allemand, prêchent +la soumission complète de l'individu à l'autorité de l'État. Tcherkessof +l'a très bien dit[89]: «les publicistes et les orateurs du parti social +démocrate prêchent aux ouvriers que l'industrie n'a aucune signification +dans l'histoire et dans la société et que tous ceux qui pensent que la +liberté individuelle et la satisfaction complète des besoins physiques +et moraux de l'individu seront garanties dans la société future, sont +des utopistes.» Seulement il y a des accommodements avec les chefs comme +avec le ciel et ce même auteur dit aussi d'une façon aussi malicieuse +que juste: «Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. +Font aussi exception leurs héritiers, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, +et autres. L'ouvrier ignorant, le troupeau humain, composé +d'insignifiantes nullités, doivent se soumettre et obéir à tous ces +«Übermenschen,» ces êtres surhumains. C'est ce qu'on appelle l'égalité +social-démocratique et scientifique.» + +Et on ose dire cela après l'admirable étude de John Stuart Mill sur la +Liberté! Lisez son chapitre troisième sur «la personnalité comme une des +bases du bien public» et vous verrez quelle place prépondérante il veut +donner à la personnalité, à l'individualité. Et certainement quand on +tue l'individualité, on tue tout ce qu'il y a de haut et de +caractéristique dans l'homme. En Allemagne tout est dressé +militairement, le soldat est l'idéal de chaque Allemand, et voilà la +raison pour laquelle le deuxième mot du social-démocrate allemand est: +discipline du parti. + +La discipline de l'école vient avec la discipline de la maison +paternelle, et elle est suivie de la discipline de l'usine et de +l'atelier, pour être continuée par la discipline de l'armée et enfin par +la discipline du parti. Toujours et partout, la discipline. Ce n'est pas +par hasard que le livre de Max Stirner[90] nous vient d'Allemagne, c'est +la réaction contre la discipline. Et il y a peu de personnes qui aient +compris les idées supérieures de Wilhelm von Humboldt[91], quand il dit +que «le but de l'homme ou ce qui est prescrit par les lois éternelles et +immuables de la raison, et non pas inspiré par les désirs vains et +passagers, doit résider dans le développement le plus harmonieux +possible des forces en vue d'un tout complet et cohérent» et que deux +choses y sont nécessaires: la liberté et la variété des circonstances, +l'union de ces deux forces produisant «la force individuelle et la +variété multipliée,» qui peuvent se combiner avec l' «originalité». La +grande difficulté reste toujours de définir les limites de l'autorité de +la société sur l'individu. + +«Quelle est la limite légitime où la souveraineté de l'individu finit de +soi-même et où commence l'autorité de la société? + +Quelle part de la vie humaine est la propriété de l'individu et quelle +la propriété de la société[92]?» + +Voilà une question qui intéresse tous les penseurs et qui est traitée +d'une manière magistrale par Mill. En vain vous chercherez une +discussion approfondie de ces questions théoriques chez les +social-démocrates allemands. Nommez un penseur de valeur après les deux +maîtres Marx et Engels. Il semble que le dernier mot de toute sagesse +ait été dit par eux et qu'après eux la doctrine se soit cristallisée en +un dogme comme dans l'église chrétienne. Les principaux écrivains du +parti social-démocrate sont des commentateurs des maîtres, des +compilateurs, mais non des penseurs indépendants. Et quelle médiocrité! +Ne comprend-on pas qu'une doctrine cristallisée est condamnée à périr de +stagnation car la stagnation est le commencement de la mort? Dans les +dernières années on n'a fait que rééditer les oeuvres de Marx avec de +nouvelles préfaces d'Engels ou les oeuvres d'Engels lui-même, mais on +cherche en vain un livre de valeur, une idée nouvelle dans ce parti qui +se prépare à conquérir le pouvoir public. + +Mill dit que le devoir de l'éducation est de développer les vertus de +l'individu comme celles de la société. Chacun a le plus grand intérêt à +amener son propre bien-être et c'est pourquoi chacun demande de la +société l'occasion d'user de la vie dans son propre intérêt. Et quand il +existe un droit, ce n'est pas celui d'opprimer une autre individualité +mais de maintenir la sienne. Qui vient à l'encontre de cette thèse qu'un +individu n'est pas responsable de ses actes vis-à-vis de la société +quand ses actes ne mettent en cause que ses propres intérêts? Le droit +de la société est seulement un droit de défense pour se maintenir. + +Prenez par exemple la vaccination obligatoire. C'est une atteinte à la +liberté individuelle. L'État n'a pas le droit de m'obliger de faire +vacciner mes enfants, car contre l'opinion de la science officielle que +la vaccination est un préservatif de la variole, il y a l'opinion de +beaucoup de médecins qui nient les avantages de la vaccination et, pis +encore, qui craignent les conséquences de cette inoculation, par +laquelle beaucoup de maladies sont répandues. Plus tard on rira de cette +contrainte soi-disant scientifique, et on parlera de la tyrannie qui +obligeait chacun à se soumettre à cette opération. On met un emplâtre +sur la plaie au lieu de s'attaquer à la cause, et l'on se satisfait +ainsi. + +Mais comme Mill le dit très bien: «le principe de la liberté ne peut pas +exiger qu'on ait la liberté de n'être plus libre: ce n'est pas exercer +sa liberté que d'avoir la permission de l'aliéner.» C'est pourquoi on ne +doit jamais accepter la doctrine d'après laquelle on peut prendre des +engagements irrévocables. + +Et que nous promet-on dans une société social-démocrate? Jules Guesde a +prononcé à la Chambre française un discours dans lequel il esquisse un +tableau qui n'a rien d'enchanteur. Il explique que l'antagonisme des +intérêts ne sera pas extirpé radicalement. Même la loi de l'offre et de +la demande fonctionnera quand même; seulement, au lieu de s'appliquer au +tarif des salaires, elle s'appliquera au travail agréable ou non. + +De même, dans son chapitre IV n° 10, sur le socialisme et la +liberté[93], Kautsky prétend que: «la production socialiste n'est pas +compatible avec la liberté complète du travail, c'est-à-dire avec la +liberté de travailler quand, où et comment on l'entendra. Il est vrai +que, sous le régime du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberté +jusqu'à un certain degré. S'il ne se plaît pas dans un atelier, il peut +chercher du travail ailleurs. Dans la société socialiste (lisez: +social-démocratique) tous les moyens de production seront concentrés par +l'État et ce dernier sera le seul entrepreneur; il n'y aura pas de +choix. L'OUVRIER DE NOS JOURS JOUIT DE PLUS DE LIBERTÉ QU'IL N'EN AURA +DANS LA SOCIÉTÉ SOCIALISTE» (lisez: social-démocratique[94].) C'est nous +qui soulignons. + +Mais, fidèle à ses maîtres il dit que «ce n'est pas la social-démocratie +qui infirme le droit de choisir le travail et le temps, mais le +développement même de la production; le seul changement sera «qu'au lieu +d'être soit sous la dépendance d'un capitaliste, dont les intérêts sont +opposés aux siens, l'ouvrier se trouvera sous la dépendance d'une +société, dont il sera lui-même un membre, d'une société de camarades +ayant les mêmes droits, comme les mêmes intérêts.» Cela veut dire que +dans la société social-démocratique la production créera l'esclavage. On +change de maître, voilà tout. + +Un autre, Sidney Webb, nous dit que «rêver d'un atelier autonome dans +l'avenir, d'une production sans règles ni discipline ... n'est pas du +socialisme.» + +Mais quelles étranges idées se forgent dans les têtes dogmatiques des +chefs de la social-démocratie. Écoutez Kautsky, ce théoricien du parti +allemand: «toutes les formes de salaires: rétribution à l'heure ou aux +pièces; primes spéciales pour un travail au-dessus de la rétribution +générale, salaires différents pour les genres différents de travail ... +toutes ces formes du salariat contemporain, un peu modifiées, seront +parfaitement praticables dans une société socialiste.» Et ailleurs: «la +rétribution des produits dans une société socialiste (lisez +social-démocratique) n'aura lieu dans l'avenir que d'après des formes +qui seront le développement de celles qu'on pratique actuellement.» + +Donc un état social-démocratique avec le système du salariat. Mais +est-ce que le salariat n'est pas la base du capitalisme? On prêchait +l'abolition du salariat et ici on sanctionne ce système. C'est ainsi +qu'on dénature les bases du socialisme; et les élèves de Marx et +d'Engels, qui proclamaient la formule: «de chacun selon ses forces, à +chacun selon ses besoins», sont devenus de simples radicaux, des +démocrates bourgeois, ayant perdu leurs idées socialistes. + +Avec ce système nous aurons le triomphe du quatrième État, ce qui créera +directement un cinquième État ayant à soutenir la même lutte cruelle +contre les individus arrivés au pouvoir avec son aide. L'aristocratie +ouvrière et la petite bourgeoisie seront les tyrans de l'avenir, et la +liberté sera supprimée entièrement. L'oeuvre libératrice pour laquelle +la nouvelle ère s'ouvrira, sera le massacre des anarchistes, comme le +député Chauvin l'a prédit et comme d'autres l'ont préconisé. + +Guesde dit même: «que ce n'est pas lui qui a inventé la réquisition, +qu'elle se trouve dans les codes bourgeois et que si lui et ses amis +sont obligés d'y avoir recours, ils ne feront QU'EMPRUNTER UN DES +ROUAGES DE LA SOCIÉTÉ ACTUELLE.» + +Belle perspective! + +Rien ou presque rien ne serait donc changé au système actuel et les +ouvriers travaillent de nouveau à se donner des tyrans. Pauvre peuple, +tu seras donc éternellement esclave! + +Mais «combien aisément et doucement on glisse une fois sur la pente», +comme Engels l'a si bien dit! + +Il n'y a pas d'autre alternative que le socialisme d'État et le +socialisme libertaire. + +Lorsqu'on dit au congrès de Berlin (1892): «la social-démocratie est +révolutionnaire dans son essence et le socialisme d'État conservateur; +la social-démocratie et le socialisme d'État sont des antithèses +irréconciliables», on a joué avec des mots. + +Qu'est-ce que le socialisme d'État? + +Liebknecht dit que les socialistes d'État veulent introduire le +socialisme dans l'État actuel, c'est-à-dire cherchent la quadrature du +cercle; un socialisme qui ne serait pas le socialisme dans un État +adversaire du socialisme. Mais qu'est-ce que les social-démocrates +désirent? N'est-ce pas le même Liebknecht qui parlait d'un «enracinement +dans la société socialiste» (hineinwachsen)? + +Le socialisme d'État dans la compréhension générale est l'État +régulateur de l'industrie, de l'agriculture, de tout. On veut faire de +l'industrie un fonctionnement d'État, et au lieu des patrons +capitalistes on aura l'État. Quand l'État actuel aura annexé +l'industrie, il restera ce qu'il est. Mais avec le suffrage universel, +lorsqu'en 1898, année de salut, les social-démocrates allemands auront +la majorité, comme Engels et Bebel l'ont prédit, alors il est évident +qu'on pourra transformer l'État à volonté, et le socialisme qu'on +introduira alors sera le socialisme d'État. + +Liebknecht appelle le socialisme d'État d'aujourd'hui le capitalisme +d'État, mais il y a une confusion terrible dans les mots. Nous demandons +ceci: quand la majorité du parlement sera socialiste et qu'on aura mis +telle ou telle branche de l'industrie entre les mains de l'État, sera-ce +là le socialisme d'État, oui ou non? + +Nous disons: oui, certainement. + +Au Congrès de Berlin, Liebknecht disait dans sa résolution: «Le +soi-disant socialisme d'État, en ce qui concerne la transformation de +l'industrie et sa remise à l'État avec des dispositions fiscales, veut +mettre l'État à la place des capitalistes et lui donner le pouvoir +d'imposer au peuple ouvrier le double joug de l'exploitation économique +et de l'esclavage politique.» + +Mais c'est justement ce que nous disons de la social-démocratie. +Examinons ces desiderata. + +Si l'État réglait toutes les branches de l'administration, on serait +obligé d'obéir, car autrement on ne pourrait trouver de travail +ailleurs. + +Et de même que la dépendance économique, la dépendance politique serait +plus dure; l'esclavage économique amènerait l'esclavage politique; et à +son tour l'esclavage politique influerait sur l'esclavage économique, le +rendant plus dur et plus rigoureux. + +Quand Liebknecht dit cela, il comprend très bien le danger et ne change +pas la question en l'escamotant par un habile jeu de mots. Le +capitalisme d'État comme il l'appelle sera le socialisme d'État, du +moment que les socialistes seront devenus le gouvernement et encourra +les mêmes reproches que ceux que l'on formule contre l'État actuel. On +est esclave et non pas libre, et un esclave de l'État, monarchique ou +socialiste, est un esclave. Nous qui voulons l'abolition de tout +esclavage, nous combattons la social-démocratie qui est le socialisme +d'État de l'avenir. Ce que Liebknecht dit de l'État des Jésuites du +Paraguay est applicable à l'État social-démocratique selon la conception +des soi-disant marxistes: «dans cet État modèle toutes les industries +furent la propriété de l'État, c'est-à-dire des Jésuites. Tout était +organisé et dressé militairement; les indigènes étaient alimentés d'une +manière suffisante; ils travaillaient sous un contrôle sévère, comme +forçats au bagne et ne jouissaient pas de la liberté; en un mot l'État +était la caserne et le workhouse--l'idéal du socialisme d'État--le fouet +commun et la mangeoire commune. Naturellement il n'y avait pas +d'alimentation spirituelle--l'éducation était l'éducation pour +l'esclavage.» + +Tel est aussi l'idéal des social-démocrates! + +Grand merci pour une telle perspective! + +Et cependant en distinguant bien, il arrive à dire: «Le socialisme veut +et doit détruire la société capitaliste; il veut arracher le monopole +des moyens de production des mains d'une classe et faire passer ces +moyens aux mains de la communauté; il veut transformer le mode de +production de fond en comble, le rendre socialiste, de sorte que +l'exploitation ne soit plus possible et que l'égalité politique et +économique et sociale la plus complète règne parmi les hommes. Tout ce +qu'on comprend maintenant sous le nom de socialisme d'État et dont nous +nous occupons, n'a rien de commun avec le socialisme.» Liebknecht nomme +cela le _capitalisme_ d'État et il nomme le socialisme le vrai +socialisme d'État. Nous sommes alors d'accord, mais n'oublions pas que +l'esclavage ne sera pas aboli, même quand les social-démocrates seront +nos maîtres et nous ne voulons pas de maîtres du tout. + +Ou dit souvent qu'on affaiblit l'État au lieu de le fortifier en +étendant la législation ouvrière, et bien loin de fortifier l'État +bourgeois, on le sape. Mais ceux qui disent cela diffèrent beaucoup de +Frédéric Engels, qui, dans l'Appendice de son célèbre livre: _les +classes ouvrières en Angleterre_, écrit: «la législation des fabriques, +autrefois la terreur des patrons, non seulement fut observée par eux +avec plaisir mais ils l'étendent plus ou moins sur la totalité des +industries. Les syndicats, nommés l'oeuvre du diable il n'y a pas +longtemps, sont cajolés maintenant par les patrons et protégés comme des +institutions justes et un moyen énergique pour répandre les saines +doctrines économiques parmi les travailleurs. + +On abolissait les plus odieuses des lois, celles qui privent le +travailleur de droits égaux à ceux du patron. L'abolition du cens dans +les élections fut introduite par la loi ainsi que le suffrage secret, +etc., etc. Et il continue: «l'influence de cette domination fut +considérable au début. Le commerce florissait formidablement et +s'étendait même en Angleterre. Que fut la position delà classe ouvrière +pendant cette période? + +Une amélioration même pour la grande masse suivait temporairement, cet +essor. Mais, depuis l'invasion des sans-travail, elle est revenue à son +ancienne position. + +L'État n'est pas aujourd'hui moins puissant, il l'est plus +qu'auparavant. Et après avoir constaté que deux partis de la classe +ouvrière, les mieux protégés, ont profité de cette amélioration d'une +manière permanente, c'est-à-dire les ouvriers des fabriques et les +ouvriers syndiqués, il dit: _mais en ce qui regarde la grande masse des +ouvriers, les conditions de misère et d'insécurité dans lesquelles ils +se trouvent maintenant sont aussi mauvaises que jamais, si elles ne sont +pires_. + +Non, on n'affaiblit pas l'État en augmentant ses fonctions, on n'abolit +pas l'État en étendant son pouvoir. Donc, partout où le gouvernement +bourgeois sera le régulateur des branches différentes de l'industrie, du +commerce, de l'agriculture, il ne fera qu'augmenter et fortifier son +pouvoir sur la vie d'une partie des citoyens et les ouvriers resteront +les anciens esclaves, et pour eux il sera tout à fait indifférent qu'ils +soient les esclaves des capitalistes ou bien les esclaves de l'État. + +L'État conserve le caractère hiérarchique, et c'est là le mal. + +La question décisive est de savoir qui doit régler les conditions de +travail. Si c'est le gouvernement de l'État, des provinces ou des +communes, selon le modèle des postes par exemple, nous aurons le +socialisme d'État, même si le suffrage universel est adopté. Si ce sont +les ouvriers eux-mêmes qui règlent les conditions de travail selon leur +gré, ce sera tout autre chose; mais nous avons entendu dire par Sidney +Webb, que «rêver sans l'avouer d'un atelier autonome, d'une production +sans règles ni discipline ... que cela n'est pas du socialisme.» + +Au contraire, nous disons que quiconque est d'avis que le prolétariat +peut arriver au pouvoir par le suffrage universel et qu'il peut se +servir de l'État pour organiser une nouvelle société, dans laquelle +l'État lui-même sera supprimé, est un naïf, un utopiste. Imaginer que +l'État disparaisse par le fait ... des serviteurs de l'État! + +Le capital se rendra-t-il volontairement? L'expérience de l'histoire est +là pour prouver le contraire, car jamais une classe ne se supprimera +volontairement. Chaque individu, chaque groupe lutte pour l'existence, +c'est la loi de la nature, qui fait du droit de défense et de +résistance, le plus sacré de tous les droits. + +Le socialisme veut l'expropriation des exploiteurs. Eh bien, peut-on +penser que les patrons, les marchands, les propriétaires, en un mot les +capitalistes dont la propriété privée sera transformée en propriété +sociale ou commune, céderont jamais volontairement. Non, ils se +défendront par tous les moyens possibles plutôt que de perdre leur +position prépondérante. On les soumettra seulement par la violence. + +Tout pouvoir a en soi un germe de corruption, et c'est pourquoi il faut +lutter non seulement contre le pouvoir d'aujourd'hui mais aussi contre +celui de l'avenir. Stuart Mill a très bien dit: «le pouvoir corrompt +l'homme. C'est la tradition du monde entier, basée sur l'expérience +générale». + +Et parce que nous connaissons l'influence pernicieuse que l'autorité a +sur le caractère de l'individu, il faut lutter contre l'autorité. +Guillaume de Greef a formulé tout le programme de l'avenir d'une manière +aussi claire que nette en ces mots: Liberté, instruction et bien-être +pour tous; «le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable: la société +n'a que des organes et des fonctions; elle ne doit plus avoir de +maîtres.» Et pourquoi l'homme, doué de plus de raison que les autres +êtres dans la nature, ne serait-il pas capable de vivre dans une société +sans autorité, lorsqu'on voit les fourmis et les abeilles former de +telles sociétés? Dans son _Évolution politique_, Letourneau nous dit: +«Au point de vue sociologique, ce qui est particulièrement intéressant +dans les républiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait +maintien de l'ordre social avec une anarchie complète. Nul gouvernement; +personne n'obéit à personne, et cependant tout le monde s'acquitte de +ses devoirs civiques avec un zèle infatigable; l'égoïsme semble +inconnu: il est remplacé par un large amour social.» + +Nous n'allons pas examiner ici s'il est vrai que la propriété privée est +une modalité particulière de l'autorité et si l'autorité est la source +de tous les maux dans la société, comme le pense Sébastien Faure; ou +bien si la propriété privée est la cause de l'autorité, car nous sommes +d'avis que l'une et l'autre de ces propositions sont sérieuses, qu'on +peut soutenir les deux thèses, car elles se tiennent. Peut-être est-ce +la question de l'oeuf et de la poule; qui des deux est venu le premier? +Mais en tout cas il n'est pas vrai de dire avec Faure que le socialisme +autoritaire voit dans le principe de propriété individuelle la cause +première de la structure sociale, et que le libertaire la découvre dans +le principe d'autorité. Car s'il est vrai que la propriété individuelle +donne le pouvoir, l'autorité--le maître du sol l'est aussi des personnes +qui vivent sur le sol, le maître de la fabrique, de l'atelier est maître +aussi des hommes qui y travaillent--il est vrai aussi que l'autorité +sanctionne à son tour la propriété individuelle. + +Tout gouvernement de l'homme par l'homme est le commencement de +l'esclavage et quiconque veut mettre fin à l'esclavage doit lutter +contre le gouvernement sous toutes ses formes. + +Dans sa brochure _L'anarchie, sa philosophie, son idéal_, Kropotkine +s'exprime ainsi: «C'est pourquoi l'anarchie, lorsqu'elle travaille à +démolir l'autorité sous tous ses aspects, lorsqu'elle demande +l'abrogation des lois et l'abolition du mécanisme qui sert à les +imposer, lorsqu'elle refuse toute organisation hiérarchique et prêche la +libre entente, travaille en même temps à maintenir et à élargir le noyau +précieux des coutumes de sociabilité sans lesquelles aucune société +humaine ou animale ne saurait exister. Seulement au lieu de demander le +maintien de ces coutumes sociables à _l'autorité de quelques-uns_, elle +le demande _à l'action continue de tous_. + +Les institutions et les coutumes communistes s'imposent à la société, +non seulement comme une solution des difficultés économiques, mais aussi +pour maintenir et développer les coutumes sociables qui mettent les +hommes en contact les uns avec les autres, établissant entre eux des +rapports qui font de l'intérêt de chacun l'intérêt de tous, et les +unissent, au lieu de les diviser.» + +Tout le développement de l'humanité va dans la direction de la liberté +et quand les socialistes, (c'est-à-dire les social-démocrates) veulent, +avec Renard, un minimum d'autorité et une extension indéfinie de la +liberté, ils sont perdus, car il n'y a plus entre eux et les anarchistes +de différence de principes, mais seulement une différence de plus ou de +moins. + +L'idéal pour tous est l'élimination complète du principe d'autorité, +l'affirmation intégrale du principe de liberté. + +Si cet idéal est oui ou non réalisable, c'est une autre question, mais +mieux vaut un idéal superbe, élevé, même s'il est irréalisable, que +l'absence de tout idéal. + +Que chacun se demande ce qu'il désire et aura pour réponse: «Vivre en +pleine liberté sans être entravé par des obstacles extérieurs; déployer +ses forces, ses qualités, ses dispositions naturelles.» Eh bien! ce que +vous demandez pour vous-même, il faut le donner aux autres, car les +autres désirent ce que vous désirez. Donc il nous faut des conditions +par lesquelles chaque individu puisse vivre en pleine liberté, puisse +déployer ses forces. Quand on veut cela pour soi-même et qu'on ne +l'accorde pas aux autres, on crée un privilège. + +Voilà tout ce qu'on demande: de l'air franc et libre pour respirer. + +Et si l'observation ne nous trompe pas, nous voyons que tout le +développement humain est une évolution dans le sens de la liberté. + +La social-démocratie qui est et devient de plus en plus un socialisme +d'État est un obstacle à la liberté, car au lieu d'augmenter la liberté, +elle crée de nouveaux liens. Elle est de plus dangereuse parce qu'elle +se montre sous le masque de la liberté. Les Étatistes sont les ennemis +de la liberté et quand on veut unir le socialisme à la liberté, il faut +accepter le socialisme libertaire dont le but est toujours d'unir la +liberté au bien-être de tous. + +La plupart ne croient pas à la liberté et c'est pourquoi ils rejettent +toujours sur elle la responsabilité des excès, s'il s'en produit dans un +mouvement révolutionnaire. Nous croyons au contraire que les excès sont +la conséquence du vieux système de limitation de la liberté. + +Ayez confiance dans la liberté, qui triomphera un jour. Il est vrai que +même les hommes de science ont peur de cette terrible géante, cette +fille des dieux antiques, dont personne ne pourra calculer la puissance +le jour où elle se lèvera dans toute sa force. Tous la contemplent avec +terreur en prédisant de terribles jours au monde, si jamais elle rompt +ses liens, tous, excepté ses quelques rares amants appartenant +principalement aux classes pauvres. + +Et cette petite troupe, troupe aussi de martyrs ou victimes, travaille +incessamment à sa délivrance, desserrant tantôt de ci, tantôt de là un +anneau, certaine que l'heure venue, la liberté secouera toutes ses +chaînes et se dressera en face du monde, pour se donner à tous ceux qui +l'attendent. + +Le triomphe viendra, mais pour cela il nous faut une foi absolue dans la +liberté, seule atmosphère dans laquelle l'égalité et la fraternité se +meuvent librement. + +NOTES: + +[78] _Protokoll des Parteitages in Breslau_. + +[79] The Forum Library, vol. 1, n° 3, avril 1895. + +[80] Le dix-huit Brumaire. + +[81] Nous sommes fiers de ce que les Hollandais furent alors comme +aujourd'hui avec les libertaires et nous espérons qu'à l'avenir ils +seront toujours avec la liberté contre toute oppression et toute +autorité. + +[82] L'alliance de la démocratie socialiste et l'association +internationale des travailleurs, p. 51 et 52. + +[83] Cela ne nous étonne pas, car M. Guesde a appelé Kropotkine un «fou, +un hurluberlu sans aucune valeur.» Eh bien! nous croyons que le nom de +Kropotkine vivra encore quand celui de M. Guesde sera oublié dans le +monde. + +[84] Il a été une fois en Amérique, et cet unique voyage lui donne droit +de parler en connaissance de cause d'un monde aussi grand que les +États-Unis! C'est simplement ridicule. + +[85] Revue Socialiste, vol. 96, page 4, etc. + +[86] _Éthique_. + +[87] Voir Albert Parsons dans sa _Philosophie de l'Anarchie._ + +[88] Dans le livre sur le parlementarisme par Lothar Bücher, tour à tour +l'ami de Lassalle et de Bismarck, on trouve une liste des lois +promulguées par les parlements anglais depuis Henri III (1225-1272) +jusqu'à l'an 1853. Et quand on prend la moyenne annuelle des lois pour +chaque siècle on trouve cette série du XIIIe au XIXe siècle: 1, 6, 9, +20, 24, 123, 330. Déjà en 1853 plus de lois que le nombre des jours de +travail! Où cela finira-t-il si on continue dans la voie qu'on a suivie +jusqu'à présent? + +[89] Voyez son intéressante brochure: «Pages d'Histoire Socialiste; +doctrines et actes de la social-démocratie. + +[90] Der Einzige und sein Eigenthum. + +[91] Ideen zu einem Versuch die Gränsen der Wirksamkeit des Staate zu +bestimmen. + +[92] _On Liberty_. + +[93] Das Erfurter Programm in seinem grundsätzlichen Theil (Le programme +d'Erfurt et ses bases). + +[94] Le socialisme véritable et le faux socialisme. + + + + +V + +UN REVIREMENT DANS LES IDÉES MORALES + + +Que de difficultés à surmonter lorsqu'on veut se défaire des idées +conçues dans la jeunesse! Même en se croyant libre de beaucoup de +préjugés, toujours on retrouve en soi un manque de raisonnement et on se +bute à des conceptions surannées. Et tout en n'ayant, en théorie, aucune +accusation à formuler, on éprouve certainement, en pratique, une sorte +de répugnance envers ceux qui agissent en complète opposition avec les +us et coutumes. + +C'est surtout le cas dans le domaine de la morale. + +Qu'est-ce qu'agir selon la morale? + +Se conformer aux prescriptions des moeurs. + +C'est-à-dire qu'on est moral lorsqu'on vit et agit de telle façon que la +majorité approuve. + +Est-ce que cette morale-là est bonne? + +Peut-on la défendre par la raison? + +Voilà la question. + +Il y a une tyrannie de la morale et comme nous sommes adversaires de +toute tyrannie, nous devons également examiner celle-ci et la combattre. + +Multatuli, dans ses _Idées_, fait, à ce sujet, quelques justes +remarques. Il a parfaitement raison lorsqu'il prétend que le degré de +liberté dépend bien plus de la morale que des _lois_. Que de peine l'on +éprouve à faire exécuter une loi qui est en contradiction avec la +morale? + +«Aucun législateur, fût-il le chef d'une armée dix fois plus nombreuse +que les habitants mêmes d'un pays, n'oserait imposer ce que la morale +prescrit aujourd'hui. Et, d'un autre côté, nous nous conformons à une +morale que nous n'accepterions pas si elle était prescrite par un +législateur, quelque puissant qu'il fût.» + +Examinez notre manière de vivre et bientôt vous serez convaincu de la +vérité de ces paroles: + +«Un malfaiteur est puni de _quelques_ années de prison; ... La morale y +ajoute: le mépris durant _toute_ la vie. + +«La loi parle d'habitants,... la morale, de sujets. + +«La loi dit: le Roi,... la morale: Sa Majesté. + +«La loi laisse le choix du vêtement,... la morale impose _tel_ vêtement. + +«La loi protège le mariage dans ses conséquences _civiles_,... la morale +fait du mariage un lien religieux, moral, c'est-à-dire très _im_moral. + +«La loi, tout injuste qu'elle est envers la femme, la considère comme +étant mineure ou sous curatelle,... la morale rend la femme esclave. + +«La loi accepte l'enfant naturel,... la morale tourmente, persécute, +insulte l'enfant qui vient au monde sans passeport. + +«La loi concède certains droits à la mère non mariée, plus même qu'à la +femme mariée,... la morale repousse cette mère, la punit, la maudit. + +«La loi, en fait d'éducation, concède _portion_ légitime et égale aux +_enfants_,... la morale fait distinction entre garçons et filles pour +l'éducation et l'instruction. + +«La loi ne reconnaît et ne fait payer que des contributions fixées _de +telle_ manière, avec _telles_ stipulations, ... la morale fait payer des +impôts à la vanité, la stupidité, le fanatisme, l'habitude, la fraude. + +«La loi traite la femme en mineure, mais n'empêche pas--directement, du +moins--son développement intellectuel,... la morale force la femme à +rester ignorante et même, quand elle ne l'est pas, à le paraître. + +«La loi opprime de temps en temps,... la morale, toujours. + +«Aussi stupide que soit une loi, il y a des moeurs plus stupides. + +«Aussi cruelle que soit une loi, il y a des moeurs plus brutales.» + +Et il donne encore à méditer les idées suivantes: + +«Quelle est la loi qui ordonne de négliger l'éducation de vos filles? +Quelle est la loi qui fait de vos femmes des ménagères sans gages? C'est +la morale. + +«Quelle est la loi qui prescrit d'envoyer vos enfants à l'école et +d'achever leur éducation en payant l'écolage? C'est la morale. + +«Quelle est la loi qui vous force à laisser chloroformer votre +descendance par le magister Pédant? C'est la morale. + +«Qui vous défend de donner de la _jouissance_ à votre famille? Qui vous +charge de la tourmenter avec l'église, les sermons, le catéchisme et une +masse d'exercices spirituels dont elle n'a que faire parce que tout cela +n'existe pas? C'est la morale. + +«Qui vous dit d'imposer aux autres une religion que vous-même ne +pratiquez plus depuis longtemps? C'est la morale. + +«Qui défend à la femme de s'occuper des intérêts de votre maison +(également _ses_ intérêts) ainsi que des intérêts de _ses_ enfants? +C'est la morale. + +«Qui vous dit de chasser votre fille lorsqu'elle devient mère d'un +enfant, le fruit de l'amour, de l'inconscience, ... fût-ce même le fruit +du désir et de l'étourderie? C'est la morale. + +Qui enfin considère un faible et lâche: «C'est l'habitude» comme une +excuse valable d'avoir violé les lois les plus élevées et saintes du bon +sens? C'est la morale.» + +Tout cela prouve que la morale nous empêche souvent d'être moral. +Comparez également, sur la question, le beau développement que Multatuli +fait dans son _Étude libre_. + +Il est impossible de décrire l'immense tyrannie de la morale sur +l'humanité. Dès le berceau on empêche l'enfant de se mouvoir librement, +et les parents intelligents ont une lutte ardente à soutenir contre les +sages-femmes, les instituteurs, les catéchistes, les prêtres, etc., pour +empêcher que la nature de leurs enfants ne soit détournée dès le bas +âge. + +Les jeunes filles y sont plus exposées encore que les garçons; bien que, +dans les dernières années, les idées se soient quelque peu modifiées, le +principe d'une éducation de jeune fille convenable reste d'en faire «la +surveillante de l'armoire à linge et une machine brevetée pour +entretenir le fonctionnement régulier du respectable sexe masculin». + +Là même où publiquement on a émis le voeu d'égalité dans l'éducation des +garçons et des filles, on réagit secrètement contre cette tendance. Il +existe, par exemple, des écoles moyennes où garçons et filles restent +séparés, et, quoique des écoles communes fussent préférables, nous +trouvons injuste dans tous les cas que l'instruction donnée dans les +écoles de garçons soit plus complète que celle des filles, comme cela se +fait en pratique. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à comparer les deux +programmes d'enseignement. Après les cinq années réglementaires +d'études, la jeune fille est absolument incapable de passer l'examen de +sortie prescrit pour les garçons. C'est une injustice envers les jeunes +filles, car les deux programmes sont réputés être égaux et ne le sont +pas en réalité. + +Un nouveau système social amène une autre morale et si nous nous butons +maintes fois à des idées morales qui sont la conséquence de cette +nouvelle conception, c'est parce que nous n'avons pas encore su nous +défaire complètement de l'ancienne opinion; trop souvent nous remettons +une pièce à la robe usée. Ceci ne peut ni ne doit étonner personne; +nous, les vieux, nous avons rencontré plus de difficultés que les +jeunes, car nous dûmes commencer par désapprendre avant d'apprendre. +Beaucoup n'ont pas su accomplir cette rude tâche jusqu'à la fin et ont +dû s'arrêter en chemin. + +Il faut qu'une révolution se produise dans les règles morales, et +premièrement dans nos idées. Nous devons abandonner radicalement +l'ancienne morale qui part d'une thèse erronée et instaurer la raison +comme guide unique pour contrôler et juger nos actes. Constatons en même +temps la duplicité de ceux qui sont au pouvoir et se servent de deux +poids et de deux mesures, suivant que leur intérêt l'exige. + +Nous en donnerons quelques exemples, tout en suppliant le lecteur de ne +pas s'offenser, mais de se demander si ce que nous avançons est en +opposition avec la raison car, pour nous, n'est immoral que ce qui est +irraisonnable. N'oublions pas que nous ne donnons ici aucunement les +bases d'une nouvelle morale; nous voulons seulement prouver le jugement +hypocrite du monde. + +Nos lois pénales, nos moeurs, tout est basé sur le principe de la +propriété privée, mais la masse ne se demande jamais si ce principe est +juste et s'il pourrait soutenir n'importe quelle discussion contre la +logique et le bon sens. + +Nous considérons même les transgresseurs de ces lois comme des +malfaiteurs, et peut-être ne sont-ils autre chose que les pionniers +d'une société meilleure, moins funeste que la nôtre. + +Visitez les prisons, faites une enquête et que trouverez-vous? + +Les neuf dixièmes des malfaiteurs enfermés derrière des portes +verrouillées ont fauté (si cela s'appelle fauter) par misère; leur crime +consiste en leur pauvreté et en ce qu'ils ont préféré tendre la main et +prendre le nécessaire plutôt que de mourir de faim, obscurément, +tranquillement, sans protester. Ils ont attaqué le droit sacro-saint de +la propriété, ils n'ont pas voulu se soumettre à un régime d'ordre +qu'ils n'ont pas créé et auquel ils refusent de se conformer. + +Le professeur Albert Lange a écrit quelques mots qui sont dignes d'être +portés, sur les ailes du vent, jusqu'aux confins de la terre. Les voici: +Il n'y a pas à attendre qu'un homme se soumette à un régime d'ordre à la +création duquel il n'a pas collaboré, ordre qui ne lui donne aucune +participation aux productions et jouissances de la société et lui prend +même les moyens de se les procurer par son travail dans une partie +quelconque du monde, aussi peu qu'on puisse attendre qu'un homme dont +la tête est mise à prix tienne le moindre compte de ceux qui le +persécutent. La société doit comprendre que ces déshérités, qui sortent +de son sein, s'inspireront du droit du plus fort; s'ils sont nombreux, +ils renverseront le régime existant et en érigeront un autre sur les +ruines, sans se préoccuper s'il est meilleur ou pire. La société ne peut +faire excuser la perpétuation de son droit qu'en s'efforçant +continuellement de l'appliquer à tous les besoins, en supprimant les +causes qui font manquer à tout droit d'atteindre son but, et même, en +cas de besoin, en donnant au droit existant une base nouvelle. + +Qu'on essaie seulement de renverser cette thèse et l'on s'apercevra +qu'elle est irréfutable. + +C'est ainsi qu'on est forcé moralement d'accepter un régime d'ordre qui +force à souffrir de la faim, de la misère, à avoir des soucis, des +tourments. + +Quelqu'un a faim: la loi de la nature lui dit qu'il doit satisfaire aux +besoins de son estomac. Il voit de la nourriture qui convient à ces +besoins, la prend, est arrêté et mis en prison. + +Au cas où son esprit n'est pas encore faussé par la morale, qu'on tâche +d'expliquer à cet homme qu'il a mal agi, qu'il a commis une mauvaise +action, qu'il est un malfaiteur,... il ne le comprendra pas. + +On parle de voleurs; mais qu'est-ce qu'un voleur? + +C'est celui qui vole. + +Oui, mais cela ne me donne guère d'explication. Que signifie voler? + +C'est prendre ce qui ne vous appartient pas. + +Nous n'y sommes pas encore, car ici se place la question: Qu'est-ce qui +m'appartient? + +Et que faut-il répliquer à cette question? + +Qu'est-ce qui nous revient comme êtres humains? Nourriture, vêtement, +habitation, développement, loisirs, en un mot toutes les conditions qui +garantissent notre existence. + +Est-il voleur celui qui, ne possédant pas ces conditions, se les +approprie? + +C'est absurde de le soutenir. + +Et pourtant nos lois, notre morale le qualifient de voleur. + +Le contraire est vrai. Les voleurs sont ceux qui empêchent les autres +d'acquérir les conditions de l'existence; et ce ne sont pas seulement +des voleurs, mais des assassins de leurs semblables; car prendre à +quelqu'un les conditions qui assurent son existence, c'est lui prendre +la vie. + +Les meilleurs des précurseurs, ceux qui ont le plus d'autorité, nous +apprennent la même chose. + +Nous lisons de Jésus (Evangile selon Marc, chap. II, vers. 28-24): + +«Et il arriva, un jour de sabbat que, traversant un champ de blé, ses +disciples cueillirent des épis. Et les Pharisiens lui dirent: Regardez: +pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui est défendu? Et il +répondit: N'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il était dans le +besoin et avait faim, lui et ceux qui étaient avec lui? Il entra dans la +maison de Dieu, du temps du grand prêtre Abiathar, mangea le pain des +offrandes et en donna également à ceux qui étaient avec lui, quoiqu'il +ne fût permis qu'aux prêtres d'en manger?» + +Quel est le sous-entendu de ce récit? + +Qu'il existe des lois, mais qu'il se présente des circonstances qui +permettent de passer au-dessus de ces règlements. La loi prescrivait que +personne, hormis les prêtres, ne pouvait manger du pain des offrandes, +mais quand David et les siens eurent faim, ils transgressèrent ces +arrêts. C'est-à-dire: Au-dessus des règles auxquelles on doit se +conformer, il y a la loi de la conservation de soi-même et, selon Jésus, +on peut enfreindre toute prescription lorsqu'on a faim. Et plus +clairement: Celui qui a faim n'a pas à se préoccuper des décrets +existants; pour lui il n'y a qu'un seul besoin, celui d'apaiser sa faim, +et il lui est permis de le faire, même lorsque les lois le lui +défendent. + +Du reste, nous lisons dans le livre des Proverbes (chap. 6, v. 30): «On +ne doit pas mépriser le voleur qui vole pour apaiser sa faim.» + +Luther, le grand réformateur auquel on érige des statues, explique de la +manière suivante le dixième commandement: «Tu ne voleras pas»[95]: + +«Je sais bien quels droits précis l'on peut édicter, mais la nécessité +supprime tout, même un droit; car entre nécessité et non-nécessité il y +a une différence énorme qui fait changer l'aspect des circonstances et +des personnes. Ce qui est juste s'il n'y a pas nécessité, est injuste en +cas de nécessité. Ainsi est voleur celui qui, sans nécessité, prend un +pain chez le boulanger; mais il a raison lorsque c'est la faim qui le +pousse à cette action, car alors on est obligé de le lui donner.» + +C'est-à-dire que celui qui a faim a le droit de pourvoir aux besoins de +son estomac, enfreignant toutes les lois existantes[96]. + +La loi de la conservation de soi-même est au-dessus de toutes autres +lois. + +C'était également l'opinion de Frédéric (surnommé à tort le Grand), le +roi-philosophe bien connu, lorsqu'il écrivait à d'Alembert, dans une +lettre datée du 3 avril 1770: + +«Lorsqu'un ménage est dépourvu de toutes ressources et se trouve dans +l'état misérable que vous esquissez, je n'hésiterais pas à déclarer que +pour lui le vol est autorisé; + +«1° Parce que ce ménage n'a rencontré partout que des refus au lieu de +secours. + +«2° Parce que ce serait un plus grand crime d'occasionner la mort de +l'homme et celle de sa femme et de ses enfants que de prendre à +quelqu'un le superflu. + +«3° Parce que leur dessein de voler est bon et que l'acte lui-même +devient une nécessité inévitable. + +«J'ai même la conviction qu'on ne trouverait aucun tribunal qui, en +pareille occurrence, n'acquitterait un voleur, si la vérité des +circonstances était constatée. Les liens de la société sont basés sur +des services réciproques; mais lorsque cette société se compose d'hommes +sans pitié, toute obligation est rompue et on revient à l'état primitif, +où le droit du plus fort prime tout.» + +On ne pourrait le dire plus clairement. + +Et pourtant tous les tribunaux continuent de nos jours à condamner en +pareilles circonstances. + +Le tant exalté cardinal Manning a dit: «La nécessité ne connaît pas de +loi et l'homme qui a faim a un droit naturel sur _une partie_ du pain de +son voisin.» + +C'est toujours la même thèse, et nous constatons que tous, en théorie, +sont d'accord: Si vous demandez du travail et qu'on le refuse, vous +demanderez du pain; si on vous refuse du travail et du pain, eh bien! +vous avez le droit de prendre du pain. + +_Car, il y a un droit qui s'élève au-dessus de tous les autres: c'est le +droit à la vie.--Primum vivere_ (vivre d'abord) est un vieux précepte. + +Et pourtant, partout notre droit pénal est en contradiction flagrante +avec ce précepte; la morale condamne l'homme qui, poussé par la faim, +vole. + +Nous avons l'intime conviction que la propriété privée est la cause du +plus grand nombre, sinon de tous les délits; et pourtant nous sommes +forcés d'inculquer de bonne heure à nos enfants le principe de la +propriété privée. Laissez grandir l'enfant simplement et naturellement, +il prendra selon son goût et ses besoins, sans s'occuper quel est le +possesseur de la chose prise. + +C'est nous-mêmes qui leur donnons et attisons artificiellement l'idée de +«dérober», de «voler».» C'est _ta_ poupée; cela n'est pas _à toi_, c'est +à un autre enfant; ne touche pas ça, cela ne _t'appartient_ pas», voilà +ce que l'enfant entend continuellement. Plus tard, à l'école, +l'instituteur développera encore cette conception de la propriété +privée. Chaque enfant a son propre pupitre, reçoit sa propre plume, son +propre cahier. Lorsque l'enfant prend un objet appartenant à un de ses +camarades, il est puni, même si ce camarade en a plus qu'il ne lui en +faut. + +Tous nous inculquons à nos enfants cette conception de la propriété +privée et, ce qui est plus grave, _nous y sommes forcés_ en +considération de l'enfant, car, si nous le laissions suivre sa nature, +il aurait bientôt affaire à la police et serait envoyé par un juge +intelligent (?) dans une école de correction pour y être corrompu à +jamais. + +Pour se donner un brevet de bonne conduite, la société a séparé les +diverses conceptions d'une manière arbitraire qui a pour conséquence +que, dans l'une ou l'autre classe, on approuve ce qui partout ailleurs +serait désapprouvé. Ainsi l'honneur militaire exige que le soldat +provoque en duel son insulteur, et cherche à le tuer. Considérons, par +exemple, le commerce. Ce n'est autre chose qu'une immense fraude. +Franklin a dit cette grande vérité: «Le commerce, c'est la fraude; la +guerre c'est le meurtre.» Que veut dire commerce? C'est vendre 5, 6 +francs ou plus un objet qui n'en vaut que 3, et acheter un objet qui +vaut 3 francs, par exemple, à un prix beaucoup plus bas, en profitant de +toutes sortes de circonstances. _Als twee ruilen, moet er een huilen_ +(de l'acheteur et du vendeur, un des deux est trompé), dit le proverbe +populaire; ce qui prouve que, dans le commerce, il y en a toujours un +qui est trompé, c'est-à-dire qu'il y a également un trompeur. Une bande +de voleurs qui ont l'un envers l'autre quelque considération n'en reste +pas moins une bande de voleurs. C'est ainsi que cela se passe dans le +commerce. Mais lorsqu'on ne se soumet pas à ces habitudes, peut-on être +qualifié directement du nom de coquin, de trompeur, etc. + +Il me fut toujours impossible de voir une différence entre l'ordinaire +duperie et le commerce. Le commerce n'est qu'une duperie en grand. Celui +qui dispose de grands capitaux n'admet pas les flibustiers et, en +faisant beaucoup de bruit, il tâche d'attirer l'attention sur eux comme +voleurs, afin de détourner cette attention de lui-même. + +Tolstoï a dit du marchand: «Tout son commerce est basé sur une suite de +tromperies; il spécule sur l'ignorance ou la misère; il achète les +marchandises au-dessous de leur valeur et les vend au-dessus. On serait +enclin à croire que l'homme, dont toute l'activité repose sur ce qu'il +considère lui-même comme tromperie, devrait rougir de sa profession et +n'oserait se dire chrétien ou libéral tant qu'il continue à exercer son +commerce.» + +Parlant du fabricant, il dit «que c'est un homme dont tout le revenu se +compose des salaires retenus aux ouvriers et dont la profession est +basée sur un travail forcé et extravagant qui ruine des générations +entières». + +D'un employé civil, religieux ou militaire il dit «qu'il sert l'État +pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive le plus souvent, pour +jouir d'appointements que le peuple travailleur paye, s'il ne vole pas +directement l'argent au trésor, ce qui arrive rarement; pourtant il se +considère et est considéré par ses pairs comme le membre le plus utile +et le plus vertueux de la société». + +Il dit d'un juge, d'un procureur «qui sait que, d'après son verdict ou +son réquisitoire, des centaines, des milliers de malheureux, arrachés à +leur famille, sont enfermés en prison ou envoyés au bagne, perdent la +raison, se suicident en se coupant les veines, se laissent mourir de +faim», il dit que ce juge et ce procureur «sont tellement dominés par +l'hypocrisie, qu'eux-mêmes, leurs confrères, leurs enfants, leur famille +sont convaincus qu'il leur est possible en même temps d'être très bons +et très sensibles». + +En effet, le monde est rempli d'hypocrisie et la plupart des hommes en +sont tellement pénétrés que plus rien ne peut exciter leur indignation: +tout au plus se contentent-ils de rire d'une manière outrageante. + +Aujourd'hui, maint commerçant solide et honnête(!) s'applique à +combattre la flibusterie commerciale; mais en quoi leur commerce en +diffère-t-il? + +Dernièrement le journal _Dagblad van Zuid-Hollanden's Gravenhage_ +contenait une correspondance londonienne dans laquelle l'auteur brisait +une lance contre la flibusterie: «Le capital du flibustier commercial +est son impudence; son matériel consiste en papier à lettres avec de +ronflants en-tête joliment imprimés, un porte-plume et quelques plumes. +L'impudence ne lui coûte rien, car elle est probablement un héritage +paternel; quant au papier et aux plumes, il les obtient à crédit par +l'entremise d'un collègue qui lui offre généreusement de «l'établir» +comme «commerçant pour effets volés». + +Combien de maisons de commerce, aujourd'hui respectables et respectées, +doivent leur prospérité à de fausses nouvelles, des filouteries, des +chiffres falsifiés? Nathan Rothschild, par exemple, a commencé +l'amoncellement de l'immense fortune de sa maison en portant directement +à Londres la fausse nouvelle de la défaite des puissances alliées à +Waterloo. Immédiatement les rentes de ces États baissèrent dans une +proportion extraordinaire, tandis que Rothschild fit acheter sous main, +par ses agents, les titres en baisse. Une fois la vérité connue, il +frappa son grand coup et, grâce à sa flibusterie, «gagna» des millions. + +Examinez l'une après l'autre les grandes fortunes et vous rencontrerez +maint fait équivalent. + +Le crédit constitue-t-il dans notre société un bien ou un mal? Nous +pensons que c'est un mal; et pourtant, comment le commerce existerait-il +sans crédit? Par conséquent la base est mauvaise. Que font les +flibustiers? Ils sapent le crédit, c'est-à-dire qu'ils exécutent une +besogne méritoire. + +Je ne prends nullement le flibustier sous ma protection; j'ai même une +aversion innée pour la flibusterie, préjugé, probablement, mais je mets +le flibustier au niveau du commerçant, dont l'«honnêteté» et la «bonne +foi» sont pour moi sans valeur. + +Voici un échantillon d'honnêteté commerciale, qui me fut raconté au +cours d'une conversation avec un grand commerçant unanimement respecté. +Il faisait, entre autres, le commerce de l'indigo et avait vendu à une +maison étrangère, sur échantillon, un indigo de deuxième qualité. Le +client refusa la marchandise parce qu'elle n'était pas conforme à +l'échantillon. Ceci était inexact. Mais mon commerçant connaissait son +monde et savait que le directeur de la firme en question n'était pas +grand connaisseur de l'article. Que fit-il? Il changea l'échantillon et +vendit à cette firme, comme marchandise de première qualité, la +marchandise refusée. Outre son courtage, il réalisa du coup un bénéfice +de 30,000 florins. Le commerçant me raconta la chose comme une prouesse, +une action dont il se glorifiait. Je le blâmai et cela donna lieu à un +échange de vues qui m'apprit sous quel jour mon commerçant envisageait +l'honnêteté. À ma demande de ce qu'il comprenait par honnêteté, il me +répondit: Supposez que vous ne faites pas le commerce de l'indigo et que +vous me demandiez de vous en procurer; eh bien, si dans ce cas je ne +fournis pas de bonne marchandise, je ne suis pas honnête, car vous +n'êtes pas de la partie et c'est un service d'ami que je vous rends; +mais lorsque quelqu'un fait le commerce de l'indigo, il croit s'y +connaître et n'a qu'à ouvrir les yeux. + +Voilà comment cet homme concevait l'honnêteté. Cela prouve que dans le +commerce également il y a des conceptions d'honnêteté; seulement, elles +diffèrent beaucoup les unes des autres. + +Luther a dit très justement: «L'usurier s'exprime ainsi: Mon cher, comme +il est d'usage actuellement, je rends un grand service à mon prochain en +lui prêtant cent florins à cinq, six, dix pour cent d'intérêt et il me +remercie de ce prêt comme d'un bienfait extraordinaire. Ne puis-je +accepter cet intérêt sans remords, la conscience tranquille? Comment +peut-on considérer un bienfait comme de l'usure? Et je réponds: Ne vous +occupez pas de ceux qui ergotent, tenez-vous-en au texte: On ne prendra +ni plus ni mieux pour le prêt. Prendre mieux ou plus, c'est de l'usure +et non un service rendu, c'est faire du préjudice à son prochain, comme +si on le volait.» Et il ajoute: «Tout ce que l'on considère comme +service et bienfait ne constitue pas un bienfait ou un service rendu: +l'homme et la femme adultères se rendent réciproquement service et +agrément; un guerrier rend un grand service à un assassin ou incendiaire +en l'aidant à voler en pleine rue, combattre les habitants et conquérir +le pays.» + +Et quelle que soit la dénomination que l'on applique à la chose, elle +reste la même... Le «commerçant en marchandises» ne sera content que +s'il «gagne» 40 à 50%, le commerçant en argent est considéré comme un +usurier s'il demande 10%. Pourquoi? Le sucre et le café diffèrent-ils, +comme marchandise, de l'argent et de l'or? Jamais on n'a su fixer les +limites du bénéfice acceptable, c'est-à-dire la rente et l'usure. Tout +bénéfice est en réalité un vol et que ce soit 1 ou 50%, le principe +reste intact. La possibilité de payer un bénéfice prouve que, d'une +manière ou d'une autre, on a volé sur le travail; car, si le travail +avait reçu le salaire lui revenant, il ne resterait plus rien pour payer +un bénéfice. + +Toutes les lois contre l'usure furent et sont inefficaces, car toujours +on a su éviter leurs effets. Il n'existe aucun argument pour défendre +l'honnêteté du commerce et condamner la flibusterie; entre les deux il y +a qu'une différence relative. Le commerce actuel n'est en réalité que de +la flibusterie. + +Je crois même que les flibustiers jouent un certain rôle dans la +démolition de la société actuelle, car ils aident à supprimer le crédit +et fournissent par là un moyen de rendre instable et impossible la +propriété privée. + +Le faux-monnayage est puni de peines excessivement dures. Pourquoi? +Parce que les États veulent conserver le monopole du faux-monnayage. En +réalité, tous les États fabriquent actuellement de la fausse monnaie, +sans parler des rois de jadis qui, tous, étaient de faux-monnayeurs. + +Que font les gouvernements? + +Ils frappent des pièces de monnaie indiquant une valeur de 5 francs et +pourtant la valeur réelle est d'un peu moins de la moitié. La pièce n'a +pas sa valeur et nous sommes forcés quand même de l'accepter pour la +valeur qu'elle mentionne. Qu'un particulier agisse comme le +gouvernement, qu'il achète de l'argent et le convertisse en argent +monnayé, de manière à bénéficier de la moitié, il sera poursuivi comme +faux monnayeur. + +Un journal hebdomadaire, _De Amsterdammer_, publia l'année passée une +gravure assez curieuse, représentant le ministre de la justice assis à +une table; à l'avant-plan, se débattant entre les mains de deux +policiers un économiste réputé, M. Pierson, ministre des finances. + +Voici la légende de la gravure: + +M. PIERSON.--Laissez-moi, je suis le représentant de l'État néerlandais. + +LES POLICIERS.--Ta, ta, ta! Ce gaillard se trouve à la tête d'une bande +qui émet des florins ne valant que 47 cents. + +L'enfant apprend de bonne heure qu'il doit à ses parents obéissance et +amour. Un des commandements de l'Église dit: Respectez votre père et +votre mère. Mais quel commandement oblige les parents à respecter leurs +enfants? À juste titre Multatuli a appelé ce commandement une règle +inventée pour les besoins des parents dont la mentalité est +déséquilibrée et qui sont trop paresseux ou n'ont pas assez de coeur +pour mériter d'être aimés. Il dit très justement: «Mes enfants, vous ne +me devrez aucune reconnaissance pour ce que je fis après votre naissance +ni même pour celle-ci. L'amour trouve sa récompense en soi.» Je ne puis +exiger de l'amour «pour un acte que j'ai posé sans penser aucunement à +vous, parce que j'ai fait un acte avant que vous fussiez au monde». +Pourquoi les enfants doivent-ils être reconnaissants envers leurs +parents puisque, pour la grande majorité, la vie n'est qu'une série +ininterrompue de peines et de misères? + +Combien les relations entre l'homme et la femme sont fausses; combien de +préjugés persistent dans le domaine sexuel. Max Nordau a intitulé une de +ses oeuvres: _Les Mensonges de la société_. Il y traite du mensonge +religieux, du mensonge monarchico-aristocratique, du mensonge politique, +du mensonge économique et du mensonge du mariage. + +C'est, en réalité, un livre très instructif, susceptible d'être complété +à l'infini; car notre société est tellement imprégnée du mensonge, que +tous nous sommes forcés de mentir. Qu'on essaie seulement d'être vrai, +sous tous les rapports et envers tous, on n'y réussira pas, ne fût-ce +qu'un seul jour, dans une société mensongère comme la nôtre. + +Et tous ceux, hommes et femmes, qui ont entrepris, dans tous les +domaines, la lutte contre le mensonge, le préjugé et l'hypocrisie, sont +considérés comme des fous, des déséquilibrés ou des neurasthéniques, +dont on admire les oeuvres, mais dont on combat à outrance les +principes. + +Tolstoï, dans le _Royaume de Dieu est en vous_, plaidoyer éloquent +contre le militarisme, dans lequel, au nom du Christ, il condamne la +société chrétienne, considère que les hommes sont enchaînés dans un +cercle de fer et de force, dont ils ne parviennent pas à se délivrer. +Cette influence sur l'humanité est due à quatre causes qui se +complètent: + +1° La peur; + +2° La corruption; + +3° L'hypnotisation du peuple; + +4° Le militarisme, grâce auquel les gouvernements détiennent le pouvoir. + +Tous les hommes à peu près ont la conviction que leurs actes sont +mauvais; très peu osent remonter le courant ou braver l'opinion +publique. C'est justement cette contradiction qui existe entre la +conviction et les actes qui donne au monde son masque d'hypocrisie. + +La majorité des hommes sont ou prétendent être de vrais chrétiens, et +l'un après l'autre ils battent en brèche les principes du Christ, ou du +moins ce qui est considéré comme étant de lui. + +Comparez à la réalité la loi des dix commandements! Quel contraste! + +«Dieu en vain tu ne prendras», ce qui, en d'autres mots, signifie: Tu ne +jureras pas; ce commandement a été rendu plus compréhensible encore par +les paroles du Christ: Que ton «oui» soit oui et ton «non» non; +autrement, c'est mal. Celui qui refuse de prêter serment est bafoué et +voit nombre de relations se détourner de lui. + +«Tes père et mère honoreras», dit le commandement. Mous en avons dit +quelques mots précédemment. + +«Les dimanches tu garderas»,--et les ouvriers sont condamnés à un +travail excessif, qui ne laisse à la majorité d'entre eux aucun jour de +repos. S'ils demandent à leurs patrons l'introduction de ce principe, +ils sont renvoyés. + +«Homicide point ne feras»,--et tous les peuples chrétiens sont armés +jusqu'aux dents pour s'entretuer. Malheur à celui qui refuse de +s'exercer dans l'art de tuer, on lui rendra la vie impossible. Les +prêtres de l'église même bénissent les armes et les drapeaux avant la +bataille. + +«L'oeuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement»,--et les +rapports matrimoniaux sont tels qu'on peut affirmer sans crainte qu'il y +a deux sortes de prostitution: la prostitution extra-conjugale et la +prostitution intra-conjugale, car le mariage a été avili à une +prostitution légale. Dans le mariage, lorsque l'argent prend la place de +l'amour, il est inévitable que la prostitution en forme le complément. + +«Tu ne voleras pas»,--et nous vivons dans une société à laquelle +s'applique parfaitement ce que Burmeister dit des Brésiliens: «Chacun +fait ce qu'il croit pouvoir faire impunément, trompe, vole, exploite son +prochain autant que possible, assuré qu'il est que les autres en +agissent de même envers lui.» + +«Point de faux serment ne feras»,--et chaque jour nous voyons les hommes +s'entre-nuire par de faux serments. + +C'est une lutte générale de tous contre tous et où l'on ne craint pas de +faire appel aux moyens les plus vils. + +«Bien d'autrui ne désireras»,--et cela dans une société où, par la +misère des uns, les appétits des autres prennent de dangereuses +proportions, de manière que chacun est exposé aux convoitises de son +prochain. + +Toutes les morales prescrivent quantité de commandements ou plutôt +d'interdictions. Il est impossible d'établir ainsi une base convenant à +une morale saine nous permettant de penser, de chercher et d'agir en +conséquence de nos pensées et de nos aspirations. La morale indépendante +sera donc tout autre que celle qu'on a prêchée jusqu'à ce jour. + +Et pourtant tous ces commandements sont littéralement foulés aux pieds, +car la bouche les prêche et en réalité on ne les exécute pas. Tout homme +pensant doit être frappé par l'immensité de l'abîme qui existe entre +l'idéal et la réalité. Prenez le précepte chrétien «Faites aux autres ce +que vous voudriez qu'on vous fît» et faites-en la base d'une société +socialiste. Pourtant les adversaires les plus acharnés des socialistes +sont justement les chrétiens, (mais ils n'ont de chrétien que le nom, +afin de pouvoir mieux renier la doctrine). + +Notre organisation sociale entière est basée sur l'hypocrisie, soutenue +et maintenue par la force. + +L'homme intelligent peut-il approuver pareille société? + +Tout, absolument tout, devra être changé lorsque la société aura brisé +les chaînes économiques qui l'enserrent. + +L'art lui-même n'est que de l'adresse. Et il n'en peut être autrement, +car ce ne sont pas de nobles aspirations qui poussent l'artiste à créer, +mais l'esprit de lucre. Et l'artiste, s'il ne veut pas mourir de faim, +doit plier son talent au goût (bon ou mauvais) des Mécènes qui, pour la +plupart, sont des parvenus millionnaires. + +La science n'est qu'un amas de connaissances comprimées, dans la gaine +des notions académiques. Combien peu parmi les pionniers de la science +occupent une chaire dans nos universités! À juste titre Busken Huet a +dit: «Les murs des chambres sénatoriales de nos académies sont couverts +de portraits de savants de moyenne valeur. Les portraits des vrais +pionniers manquent.» + +Une révision de chaque branche de la science s'impose et nous +trouverions beaucoup à changer si jamais une révolution nous délivrait +du joug qui pèse si lourdement sur la société. Au commencement, on ne +saura peut-être pas bien par où commencer. Tout un nettoyage devra se +faire dans nos bibliothèques, remplies de livres sans valeur ni vérité, +qui ont été écrits, non pour l'avancement de la science, mais pour +plaire à ceux qui détiennent le pouvoir et leur fournir ainsi des +arguments avocassiers, derrière lesquels ils se cachent et font semblant +de défendre le droit et la société. + +J'ai été impressionné par la phrase suivante, recueillie dans la _Morale +sans obligation ni sanction_, le beau livre du philosophe Guyau: «Nous +n'avons pas assez de nous-mêmes; nous avons plus de pleurs qu'il n'en +faut pour notre propre souffrance, plus de joie qu'il n'est juste d'en +avoir pour notre propre existence.» Ces paroles ne contiennent-elles pas +la base de la morale? Car, bon gré, mal gré, on doit marcher et, si l'on +n'avance pas, on est entraîné par les autres. «On ressent le _besoin_ +d'aider les autres, de donner également un coup d'épaule pour faire +avancer le char que l'humanité traîne si péniblement.» Ce même besoin, +que l'on retrouve chez tous les animaux sociaux, a son plus grand +développement chez l'homme, qui ferme, du reste, la série des animaux +sociaux. + +Qu'à cette oeuvre chacun travaille, dans la mesure de ses forces, et, ne +se confine pas, par préjugé, dans un cercle étroit; que chacun ouvre les +yeux sur le vaste monde qui nous entoure, ne condamnant pas, mais +expliquant les actes d'autrui, quelque différents qu'ils soient des +nôtres. Alors, un jour, on pourra nous appliquer les belles paroles de +Longfellow: + + + Laisse une empreinte + Dans le sable du temps, + Peut-être un jour, + Rendra-t-elle le courage à celui + Qui est ballotté par les flots de la vie + Ou jeté sur la côte. + + +NOTES: + +[95] LUTHER, _Grand Catéchisme_, t. X. de ses _Oeuvres complètes._ + +[96] Les catholiques appliquent également le même principe, lorsque +c'est au profit de leur boutique. + +Marotte, vicaire général de l'évêque de Verdun (1874), dit: page 181 de +son _Cours complet d'instruction chrétienne à l'usage des écoles +chrétiennes_, ouvrage publié avec l'approbation des évêques. + +Est-il permis de commettre une mauvaise action ou de s'en réjouir, quel +que soit le profit qu'elle rapporte? + +Il n'est jamais permis de commettre une mauvaise action ou de s'en +réjouir à cause du profit qu'elle rapporte. Mois il est permis de se +réjouir à cause d'un profit, même s'il provient d'une mauvaise action. +Par exemple, un fils peut, avec plaisir, hériter de son père mort +assassiné. + +Est-on toujours coupable de vol lorsqu'on prend le bien d'autrui? Non. +Car le cas peut se présenter que celui dont on s'approprie le bien n'a +pas le droit de protester, ce qui arrive, par exemple, lorsque celui qui +prend le bien d'autrui se trouve dans une profonde misère, et qu'il se +contente de prendre seulement le nécessaire pour se sauver ou qu'il +prend secrètement à son prochain, à titre de restitution, ce que +celui-ci lui doit réellement et qu'il ne peut obtenir d'une autre +manière. + +Et à la page 276: + +Peut-on être exempté quelquefois de l'obligation de restituer la chose +volée? Oui. + +Quelles sont les raisons qui permettent de ne pas faire cette +restitution? + +Ces raisons sont: 1° Impuissance physique, c'est-à-dire que le débiteur +ne possède rien ou se trouve dans un état de profonde misère; 2° +impuissance morale, c'est-à-dire que le débiteur ne peut pas restituer +sans perdre sa position acquise, sans se ruiner ou entraîner sa famille +dans la misère, sans s'exposer au danger de perdre sa bonne réputation. + + + + +FIN + + + + +TABLE + +Préface d'Élisée Reclus. + +I. Les divers courants de la social-démocratie allemande. + +II. Le socialisme en danger? + +III. Le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire. + +IV. Le socialisme d'état des social-démocrates et la liberté. + +V. Un revirement dans les idées morales. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le socialisme en danger +by Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOCIALISME EN DANGER *** + +***** This file should be named 11380-8.txt or 11380-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/3/8/11380/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) +at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. +VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving +new filenames and etext numbers. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, +are filed in directories based on their release date. If you want to +download any of these eBooks directly, rather than using the regular +search system you may utilize the following addresses and just +download by the etext year. + + https://www.gutenberg.org/etext06 + + (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, + 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) + +EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are +filed in a different way. The year of a release date is no longer part +of the directory path. The path is based on the etext number (which is +identical to the filename). The path to the file is made up of single +digits corresponding to all but the last digit in the filename. For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/11380-8.zip b/old/11380-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e7d1f99 --- /dev/null +++ b/old/11380-8.zip diff --git a/old/11380.txt b/old/11380.txt new file mode 100644 index 0000000..f117508 --- /dev/null +++ b/old/11380.txt @@ -0,0 +1,10180 @@ +Project Gutenberg's Le socialisme en danger, by Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le socialisme en danger + +Author: Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +Release Date: February 29, 2004 [EBook #11380] + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOCIALISME EN DANGER *** + + + + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) +at http://gallica.bnf.fr. + + + + + +LE SOCIALISME + +EN DANGER + + + +Ce volume a ete depose au Ministere de l'interieur (section de la +librairie) en mai 1897. + + * * * * * + +_Ouvrages deja publies dans la Bibliotheque Sociologique_: + + 1.--LA CONQUETE DU PAIN, par _Pierre Kropotkine_. Un + volume in-18, avec preface par _Elisee Reclus_, 5e edition. + Prix....................................................... 3 50 + + 2.--LA SOCIETE MOURANTE ET L'ANARCHIE, _par Jean Grave_. + Un volume in-18, avec preface par _Octave Mirbeau._ + (_Interdit_.--Rare). Prix............................. 5 fr. + + 3.--DE LA COMMUNE A L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. + Un volume in-18, 2e edition. Prix.......................... 3 50 + + 4.--OEUVRES de _Michel Bakounine_. Federalisme, Socialisme + et Antitheologisme. Lettres sur le Patriotisme. + Dieu et l'Etat. Un volume in-18, 2e edition. Prix.......... 3 50 + + 5.--ANARCHISTES, moeurs du jour, roman, par _John-Henry + Mackay_, traduction de _Louis de Hessem_. Un volume + in-18. (_Epuise_.) Prix............................... 5 fr. + + 6.--PSYCHOLOGIE DE L'ANARCHISTE-SOCIALISTE, par _A. Hamon_. + Un volume in-18, 2e edit. Prix............................. 3 50 + + 7.--PHILOSOPHIE DU DETERMINISME. Reflexions sociales, par + _Jacques Sautarel_. Un volume in-18, 2e edit. Prix.... 3 50 + + 8.--LA SOCIETE FUTURE, par _Jean Grave_. Un vol. in-18, + 6e edition. + + 9.--L'ANARCHIE. Sa philosophie.--Son ideal, par _Pierre + Kropotkine_. Une brochure in-18, 3e edition. Prix....... 1 00 + + 10.--LA GRANDE FAMILLE, roman militaire, par _Jean + Grave_. Un vol. in-18, 3e edition. Prix................. 3 50 + + 11.--LE SOCIALISME ET LE CONGRES DE LONDRES, par + _A. Hamon_. Un volume in-18, 2e edit.................. 3 50 + + 12.--LES JOYEUSETES DE L'EXIL, par _Charles Malato_. + Un volume in-18. 2e edit. Prix............................. 3 50 + + 13.--HUMANISME INTEGRAL. Le duel des sexes.--La cite + future, par _Leopold Lacour_. Un volume in-18, 2e edit. + Prix....................................................... 3 50 + + 14.--BIRIBI, armee d'Afrique, roman, par _Georges Darien_. + Un volume in-18, 2e edition. Prix.......................... 3 50 + + 15.--LE SOCIALISME EN DANGER, par _Domela Nieuwenhuis_ + Un vol. in-18, avec preface par _Elisee Reclus_. Prix. 3 50 + + 16.--PHILOSOPHIE DE L'ANARCHIE, par _Charles Malato_. Un + vol. in-18. Prix........................................... 3 50 + + 17.--L'INDIVIDU ET LA SOCIETE, par _Jean Grave_. Un vol. + in-18. Prix................................................ 3 50 + +_Sous Presse_: + + L'EVOLUTION, LA REVOLUTION ET L'IDEAL ANARCHIQUE, par + _Elisee Reclus_. + + L'ETAT, par _Pierre Kropotkine_. + + SOUS L'ASPECT DE LA REVOLUTION, par _Bernard Lazare_. + + + + +F. DOMELA NIEUWENHUIS + +LE SOCIALISME EN DANGER + +PREFACE PAR ELISEE RECLUS + + +[Illustration] + +1897 + + + + +PREFACE + + + +L'ouvrage de notre ami, Domela Nieuwenhuis, est le fruit de patientes +etudes et d'experiences personnelles tres profondement vecues; quatre +annees ont ete employees a la redaction de ce travail. A une epoque +comme la notre, ou les evenements se pressent, ou la rapide succession +des faits rend de plus en plus apre la critique des idees, quatre ans +constituent deja une longue periode de la vie, et certes, pendant ce +temps, l'auteur a pu observer bien des changements dans la societe, et +son propre esprit a subi une certaine evolution. Les trois parties de +l'ouvrage, parues a de longs intervalles dans _la Societe Nouvelle_, +temoignent des etapes parcourues. En premier lieu, l'ecrivain etudie +les "divers courants de la Democratie sociale en Allemagne"; puis, +epouvante par le recul de l'esprit revolutionnaire qu'il a reconnu dans +le socialisme allemand, il se demande si l'evolution socialiste ne +risque pas de se confondre avec les revendications anodines de la +bourgeoisie liberale; enfin, reprenant l'etude des manifestations de la +pensee sociale, il constate qu'il n'y a point a desesperer, et que la +regression d'une ecole, ou l'on s'occupe de commander et de discipliner +plus que de penser et d'agir, est tres largement compensee par la +croissance du socialisme libertaire, ou les compagnons d'oeuvre, sans +dictateurs, sans asservissement a un livre ou a un recueil de formules, +travaillent de concert a fonder une societe d'egaux. + +Les documents cites dans ce livre ont une grande importance historique. +Sous les mille apparences de la politique officielle--formules de +diplomates, visites russes, genuflexions francaises, toasts d'empereurs, +recitations de vers et decorations de valets,--apparences que l'on a +souvent la naivete de prendre pour de l'histoire, se produit la grande +poussee des proletaires naissant a la conscience de leur etat, a la +resolution ferme de se faire libres, et se preparant a changer l'axe de +la vie sociale par la conquete pour tous d'un bien-etre qui est encore +le privilege de quelques-uns. Ce mouvement profond, c'est la l'histoire +veritable, et nos descendants seront heureux de connaitre les peripeties +de la lutte d'ou naquit leur liberte! + +Ils apprendront combien fut difficile dans notre siecle le progres +intellectuel et moral qui consiste a se "guerir des individus". Certes, +un homme peut rendre de grands services a ses contemporains par +l'energie de sa pensee, la puissance de son action, l'intensite de son +devouement; mais, apres avoir fait son oeuvre, qu'il n'ait pas la +pretention de devenir un dieu, et surtout que, malgre lui, on ne le +considere pas comme tel! Ce serait vouloir que le bien fait par +l'individu se transformat en mal au nom de l'idole. Tout homme faiblit +un jour apres avoir lutte, et combien parmi nous cedent a la fatigue, ou +bien aux sollicitations de la vanite, aux embuches que tendent de +perfides amis! Et meme le lutteur fut-il reste vaillant et pur jusqu'a +la fin, on lui pretera certainement un autre langage que le sien, et +meme on utilisera les paroles qu'il a prononcees en les detournant de +leur sens vrai. + +Ainsi voyez comment on a traite cette individualite puissante, Marx, en +l'honneur duquel des fanatises, par centaines de mille, levent les bras +au ciel, se promettant d'observer religieusement sa doctrine! Tout un +parti, toute une armee ayant plusieurs dizaines de deputes au Parlement +germanique, n'interpretent-ils pas maintenant cette doctrine marxiste +precisement en un sens contraire de la pensee du maitre? Il declara que +le pouvoir economique determine la forme politique des societes, et l'on +affirme maintenant en son nom que le pouvoir economique dependra d'une +majorite de parti dans les Assemblees politiques. Il proclama que +"l'Etat, pour abolir le pauperisme, doit s'abolir lui-meme, car +l'essence du mal git dans l'existence meme de l'Etat!" Et l'on se met +devotement a son ombre pour conquerir et diriger l'Etat! Certes, si la +politique de Marx doit triompher, ce sera, comme la religion du Christ, +a la condition que le maitre, adore en apparence, soit renie dans la +pratique des choses. + +Les lecteurs de Domela Nieuwenhuis apprendront aussi a redouter le +danger que presentent les voies obliques des politiciens. Quel est +l'objectif de tous les socialistes sinceres? Sans doute chacun d'eux +conviendra que son ideal serait une societe ou chaque individu, se +developpant integralement dans sa force, son intelligence et sa beaute +physique et morale, contribuera librement a l'accroissement de l'avoir +humain. Mais quel est le moyen d'arriver le plus vite possible a cet +etat de choses? "Precher cet ideal, nous instruire mutuellement, nous +grouper pour l'entr'aide, pour la pratique fraternelle de toute oeuvre +bonne, pour la revolution!", diront tout d'abord les naifs et les +simples comme nous.--"Ah! quelle est votre erreur! nous est-il repondu: +le moyen est de recueillir des votes et de conquerir les pouvoirs +publics". D'apres ce groupe parlementaire, il convient de se substituer +a l'Etat et, par consequent, de se servir des moyens de l'Etat, en +attirant les electeurs par toutes les manoeuvres qui les seduisent, en +se gardant bien de heurter leurs prejuges. N'est-il pas fatal que les +candidats au pouvoir, diriges par cette politique, prennent part aux +intrigues, aux cabales, aux compromis parlementaires? Enfin, s'ils +devenaient un jour les maitres, ne seraient-ils pas forcement entraines +a employer la force, avec tout l'appareil de repression et de +compression qu'on appelle l'armee citoyenne ou nationale, la +gendarmerie, la police et tout le reste de l'immonde outillage? C'est +par cette voie si largement ouverte depuis le commencement des ages, que +les novateurs arriveront au pouvoir, en admettant que les baionnettes ne +renversent pas le scrutin avant la date bienheureuse. + +Le plus sur encore est de rester naifs et sinceres, de dire simplement +quelle est notre energique volonte, au risque d'etre appeles utopistes +par les uns, abominables, monstrueux, par les autres. Notre ideal +formel, certain, inebranlable est la destruction de l'Etat et de tous +les obstacles qui nous separent du but egalitaire. Ne jouons pas au plus +fin avec nos ennemis. C'est en cherchant a duper que l'on devient dupe. + +Telle est la morale que nous trouvons dans l'oeuvre de Nieuwenhuis. +Lisez-la, vous tous que possede la passion de la verite et qui ne la +cherchez pas dans une proclamation de dictateur ni dans un programme +ecrit par tout un conseil de grands hommes. + + +Elisee RECLUS. + + + + +I + +LES DIVERS COURANTS + +DE LA DEMOCRATIE SOCIALISTE ALLEMANDE + + +Au Congres des democrates-socialistes allemands tenu a Erfurt en 1891, +une lutte s'est engagee, qui interesse au plus haut degre le mouvement +socialiste du monde entier, car, avec une legere nuance de terminologie, +elle se reproduit identiquement entre les differentes fractions du parti +socialiste. + +D'un cote (a droite) etait Vollmar, l'homme que l'on s'attendait a voir +sous peu se mettre a la tete des radicaux, comme, du reste, il l'avait +deja fait pressentir au Congres de Halle. Il fit un discours qui, sous +plus d'un rapport, etait un veritable chef-d'oeuvre, demontrant qu'il +etait parfaitement en etat de se defendre. De l'autre cote il y avait +Wildberger, montant a la tribune comme porte-parole de l'opposition +berlinoise. Et entre eux Bebel et Liebknecht, pris entre l'enclume et le +marteau, apparaissaient comme de tristes temoignages d'insexualite. + +Une lecture consciencieuse du compte-rendu du Congres--dont nous avons +attendu la publication pour ne pas baser notre jugement sur des extraits +de journaux--nous remplit d'une certaine pitie envers des hommes qui, +durant de longues annees, ont defendu et dirige le mouvement en +Allemagne et qui, a present, occupent le "juste milieu" et ont ete +attaques des deux cotes a la fois. + +Vollmar disait ne desirer "aucune tactique nouvelle", il ajoutait qu'il +"se reclamait de la ligne de conduite suivie jusqu'ici, mais qu'il en +voulait la continuation logique". Et pourtant Bebel lui repondait que: +"Si le parti suivait la tactique de Vollmar, en concentrant toute son +agitation sur la lutte pour ces cinq articles du programme[1] et +abandonnait provisoirement le veritable but, cela ferait une agitation +qui, d'apres mon opinion (dit Bebel), aboutirait fatalement a la +decomposition du parti. Cela signifierait l'abandon complet de notre but +final. Nous agirions dans ce cas tout a fait autrement que nous ne le +devrions et que nous l'avons fait jusqu'ici. Nous avons toujours lutte +pour obtenir le plus possible de l'Etat actuel, sans perdre de vue +pourtant que tout cela ne constitue qu'une faible concession, _ne change +absolument rien au veritable etat des choses_. Nous devons maintenir +l'ensemble de nos revendications, et chaque nouvelle concession n'a pour +nous d'autre but que d'ameliorer nos bases d'action et nous permettre de +mieux nous armer". + +Fischer alla plus loin et dit: "Si nous admettons le point de vue de +Vollmar, nous n'avons qu'a supprimer immediatement dans notre programme +les mots: "parti socialiste-democrate", pour les remplacer par: +"programme du parti ouvrier allemand"... La tactique de Vollmar tend a +obtenir la realisation de ces cinq articles--qu'il considere comme les +plus necessaires--comme etant eux-memes le but final; nous tenons au +contraire a declarer que toutes ces reformes que nous reclamons, ne sont +desirees par nous que parce que nous pensons qu'elles encourageront les +ouvriers dans la lutte pour la conquete definitive de leurs droits. +Elles ne sont pour nous que des moyens, tandis que pour Vollmar elles +constituent le but meme, la principale raison d'existence du parti... Le +Congres doit se prononcer, sans la moindre equivoque, soit pour le +maintien des decisions prises a Saint-Gall, soit pour l'adoption de la +tactique de Vollmar, laquelle--qu'il le veuille ou non--aura comme +consequence une scission et concentre toutes les forces du parti sur ces +cinq revendications qui, suivant nous, n'ont qu'une importance +secondaire a cote du but final." + +Liebknecht est du meme avis lorsqu'il dit: "Vollmar a le _droit_ de +proposer qu'on suive une autre voie, mais le parti a le _devoir_, dans +l'interet meme de son existence, de rejeter resolument cette tactique +nouvelle qui le conduirait a sa perte, a son emasculation complete, et +qui transformerait le parti revolutionnaire et democratique en un parti +socialiste-gouvernemental ou socialiste-national-liberal. Bref, le +succes, l'existence meme de la social-democratie exigent absolument que +nous declarions n'avoir rien de commun avec la tactique que Vollmar a +preconisee a Munich et qu'il n'a pas rejetee ici". + +Cependant, dans son journal, _Die Muenchener Post_, Vollmar avait reuni +quelques citations, prises dans des discours prononces au Reichstag par +differents membres socialistes, et il les avait comparees avec certaines +de ses propres assertions pour prouver que les memes principes, +actuellement par lui defendus, avaient toujours ete suivis par des +deputes socialistes sans qu'on les eut attaques pour cela, et il +declarait que loin de proposer nullement une tactique nouvelle, il ne +faisait que suivre l'ancienne. + +Voici quelques-unes de ces citations mises en regard des assertions de +Vollmar: + + +Si nous avions ete consultes, L'annexion de +nous aurions certainement l'Alsace-Lorraine est un fait +fonde autrement l'unite accompli, et ici, dans cette +allemande en 1870-71. Mais enceinte, nous avons, de notre +puisque maintenant elle existe cote, declare de la facon la +telle qu'elle, nous plus categorique que nous +n'entendons pas epuiser nos reconnaissons comme de droit +forces en d'interminables et l'etat actuel des choses. +infructueuses recriminations AUER. Seance du 9 fevrier +sur le passe, mais, acceptant 1891. +le fait accompli, nous ferons +tout notre possible pour +ameliorer cette oeuvre +defectueuse. + + +S'il existe un parti ouvrier Personne, aussi enthousiaste +qui a toujours rempli et qu'il soit pour des idees +remplira encore les devoirs de internationalistes, ne dira +fraternite internationale, que nous n'avons pas de +c'est certainement le parti devoirs nationaux. +allemand. Mais ceci n'exclut LIEBKNECHT. Congres de Halle, +pas pour nous l'existence de 15 octobre 1890. +taches et de devoirs +nationaux. + + +C'est un symptome heureux de Je reconnais que l'Allemagne +voir que nous avons en France est decidee a maintenir la +des amis socialistes, qui paix. Je suis persuade que ni +combattent les tendances dans les spheres les plus +chauvines. elevees, ni dans aucune autre +Mais pourquoi nier que les couche de la societe, le desir +spheres dirigeantes dans ce n'existe de lancer l'Allemagne +pays, par leur chauvinisme dans une nouvelle guerre. En +nefaste et leur repugnante tout cas, nous vivons ici dans +coquetterie avec le czarisme des conditions independantes +russe, sont pour beaucoup la de notre volonte. En France, +cause de l'inquietude et des on peut le desapprouver ou le +armements constants de regretter, mais dans les +l'Europe? milieux predominants, on + pense, aujourd'hui comme + jadis, a faire disparaitre les + consequences de la guerre de + 1870-71. L'alliance entre la + France et la Russie a ete + motivee par ces faits. Que + cette alliance ait ete + contractee par ecrit ou non, + elle existe par une certaine + solidarite d'interets entre + ces deux pays contre + l'Allemagne, et elle + continuera d'exister. + BEBEL. Seance du 25 juin 1890. + + +Nous n'avons pas besoin de Si la triple alliance a pu +dire que la diplomatie et ses etre conclue ... elle l'a ete, +oeuvres ne nous inspirent que parce que les interets des +tres peu de confiance. trois puissances, en face de +Neanmoins, nous devons nous l'entente franco-russe, sont +prononcer pour la triple necessairement solidaires, en +alliance dont la raison d'etre dehors des rapports mutuels +est le maintien de la paix et, des differents peuples de ces +par consequent, est utile. pays... + Je suis convaincu qu'aucun + homme d'Etat, ni en Autriche, + ni en Italie, ni en Allemagne, + ne voudra, tant que cette + situation durera, se detacher + de cette alliance, car il + exposerait, par cela meme, son + pays a un grand danger, dans + le cas ou les deux autres + puissances alliees seraient + vaincues dans une guerre. + BEBEL. Seance du 25 juin 1890. + + +Si jamais quelque part a Nous avons declare deja bien +l'etranger, l'espoir existe souvent, et, pour moi, je +qu'en cas d'une attaque contre renouvelle cette declaration, +l'Allemagne on pourrait compter que nous sommes prets a remplir +sur notre abstention, cet envers la patrie exactement +espoir se verrait completement les memes devoirs que tous les +decu. Des que notre pays sera autres citoyens... Je sais +attaque, il n'y aura plus qu'il n'y a personne parmi +qu'un parti, et nous autres, nous qui pense differemment a +democrates-socialistes, nous ce sujet. +ne serions certes pas les AUER. Seance du 8 decembre +derniers a remplir notre 1890. +devoir. + Il a ete dit ... que le + Reichstag allemand ne + travaille pas avec autant + d'ardeur a la defense de la + patrie que le Parlement + francais. + Eh bien, moi je declare que + quand il s'agit de la defense + de la patrie, tous les partis + sont unis; que s'il s'agit de + se defendre contre un ennemi + etranger, aucun parti ne + restera en arriere. + LIEBKNECHT. Seance du 16 mai + 1891. + + L'attaque contre la Russie + officielle, cruelle, barbare, + voire l'aneantissement de + cette ennemie de la + civilisation, est donc notre + devoir le plus sacre, que nous + devons remplir jusqu'a notre + dernier soupir dans l'interet + meme du peuple russe, opprime + et gemissant sous le knout. Et + si alors nous combattons dans + les rangs a cote de ceux qui + actuellement sont nos + adversaires, nous ne le + faisons pas pour les sauver + eux et leurs institutions + politiques et economiques, + mais pour l'Allemagne en + general, c'est-a-dire pour + nous sauver nous-memes et pour + delivrer des barbares un pays, ou nous + pensons un jour realiser notre + propre ideal social. + BEBEL. _Vorwaerts_ du 27 septembre + 1891. + +Et maintenant, Liebknecht peut pretendre que "des citations mutilees +n'ont aucune signification", que "les bases sur lesquelles Vollmar +s'appuie s'effondrent". celui-ci se declare pret--et il a raison--a +citer encore d'autres discours absolument analogues. Il parait, du +reste, que Liebknecht a conscience de sa faiblesse, lorsqu'il reconnait +que "les expressions citees, scrupuleusement pesees, ne sont peut-etre +pas des plus correctes", ce qui ne l'empeche pas de protester contre la +supposition d'avoir, lui, Bebel et Auer, "voulu prescrire une autre +tactique, une autre action au parti". Cette supposition s'impose +cependant a tous ceux qui ont le moindre sens commun, et toutes les +declarations de Liebknecht et de la fraction socialiste entiere +n'infirmeront nullement ce que Vollmar leur reproche en s'appuyant sur +des citations qui prouvent surabondamment que Bebel et Liebknecht ont +dit exactement la meme chose que lui. Il n'y a donc aucune raison pour +attaquer Vollmar a ce propos, a moins que l'on veuille ici appliquer le +dicton: _Quod licet Jovi, non licet bovi_. Ce qui est permis a Jupiter, +n'est pas permis au boeuf. + +Quelle fut la reponse de Vollmar a l'accusation d'avoir voulu inaugurer +une nouvelle tactique? "La strategie que j'ai preconisee a deja existe +theoriquement, mais elle etait moins generalement appliquee, et comme +explication de cette inconsequence, je cite les "jeunes" avec leur +phraseologie revolutionnaire. Je disais dans mon discours: "L'action +que j'ai recommandee a deja ete appliquee, depuis la suppression de la +loi d'exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au +dehors. Je ne l'ai donc pas inventee, mais je me suis identifie avec +elle; du reste elle a ete suivie depuis Halle. A present on peut moins +que jamais s'eloigner de cette maniere de voir. Ceci prouve clairement +que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit etre suivie +d'apres le reglement du parti". + +Un autre delegue, Schulze, de Magdebourg, dit: "Moi aussi, je +desapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit +d'autre, a mon avis, que ce qui a ete fait par toute la fraction". Et +Auerbach, de Berlin, ajoute: "La facon d'agir des membres du Reichstag +conduit necessairement a la tactique de Vollmar". + +Et le docteur Schonlank s'ecrie: "Les discours de Vollmar a Munich +eussent ete mieux a leur place dans la bouche d'un membre de la +"Volkspartei" que dans celle d'un democrate-socialiste... A la suite +d'un evenement imprevu, la chute de Bismarck, Vollmar desire une +transformation complete de tendance dans notre mouvement, et non +seulement un changement de tactique: il veut remplacer la conception +revolutionnaire, suivant laquelle l'oppression actuelle de la classe +ouvriere ne pourra etre supprimee qu'apres une transformation radicale +de la production, par un parti ouvrier a l'eau de rose, petit-bourgeois, +et il veut que nous nous contentions de ces faibles concessions!" + +Auer est du meme avis, lorsqu'il dit: "Vollmar s'est incontestablement +prononce, dans son discours comme dans sa brochure, pour la necessite +d'un changement de la tactique suivie jusqu'ici!" Et apres le second +discours de Vollmar, Bebel declare fort justement "qu'il n'est pas +possible d'admettre ce que Vollmar pretend aujourd'hui, c'est-a-dire +qu'il n'ait jamais eu l'idee de proposer une nouvelle ligne de conduite. +S'il s'agissait de maintenir l'ancienne, tous ces discours eussent ete +superflus". Il voit que Vollmar veut justement le contraire, car "la +realisation complete de notre programme c'est la chose principale et le +reste n'a qu'une importance secondaire". Il nous importe peu de savoir +ou nous en sommes au sujet de certaines concessions au moment ou nous +croyons pouvoir obtenir le tout. Vollmar au contraire declare le but +final comme n'ayant pour l'instant qu'une importance secondaire et comme +but principal les revendications directes et immediatement praticables. +_Ceci constitue une telle antithese de principes, qu'il n'est guere +possible d'en concevoir une plus categorique, et c'est du devoir du +Congres de la resoudre..._" + +Avec des discours comme ceux de Vollmar, jamais une democratie +socialiste ne serait nee. De semblables idees menent au socialisme +national-liberal, c'est-a-dire a l'introduction de la tactique +nationale-liberale dans le parti democratique socialiste. Bebel donne +meme une explication de l'evolution de Vollmar en l'attribuant a ses +"conditions de vie personnelle radicalement changees et a la position +sociale qu'il a acquise dans les dernieres annees. Au moment ou l'homme +qui occupe une place preponderante dans un mouvement ne se trouve plus +en contact ininterrompu avec la foule, parce qu'il est arrive a une +autre situation sociale, le danger nait qu'il abandonne la voie commune +et qu'il perde le sentiment de cohesion avec la masse. Vollmar est, +depuis quelques annees deja, plus ou moins isole, d'un cote par son etat +physique et plus encore par des habitudes materielles plus +avantageuses. Il n'arrive que trop souvent, lorsqu'on se trouve dans une +position qu'on peut considerer soi-meme comme satisfaisante, de supposer +chez la masse affamee les memes sentiments de satisfaction et de penser: +Les reformes ne sont pas si urgentes; soyons prudents et essayons +d'arriver, sans precipitation, peu a peu, a nos fins. Nous avons le +temps". + +Cette remarque est sans doute fort judicieuse et pratique, mais il y a +une chose qui nous etonne, c'est qu'aucun des soi-disant Jeunes gens ne +se soit leve pour dire a Bebel: "Est-ce que cette explication de la +facon d'agir de Vollmar n'est pas egalement applicable a vous et aux +votres? Est-ce que le reproche que nous vous adressons d'avoir abandonne +les idees revolutionnaires, jadis defendues par vous et suivies par nous +sous votre direction, n'a pas les memes motifs que ceux que vous +attribuez si justement a Vollmar?" + +Combien Bebel est revolutionnaire lorsqu'il se trouve en face de +Vollmar! Et comme son discours peut servir aux Jeunes, contre lui-meme, +avec la legende: _De re fabula narratur_. C'est de toi qu'il s'agit. "Si +nous faisions ce que desire Vollmar, nous deviendrions fatalement un +parti opportuniste dans le plus mauvais sens du mot. Une pareille +transformation serait pour le parti la meme chose que si l'on brisait la +colonne vertebrale a un etre organique quelconque, auquel on demanderait +ensuite les memes efforts qu'auparavant. Voila pourquoi je m'oppose a ce +que l'on brise l'epine dorsale a la democratie socialiste, c'est-a-dire +a ce que l'on refoule au second plan son principe essentiel: la lutte +des classes pauvres contre les classes dirigeantes et l'autorite de +l'Etat, pour le remplacer par une agitation edulcoree et par la lutte +exclusivement en vue de revendications dites pratiques." + +Donc, Bebel, Liebknecht, Auer, Fischer, etc., tous sont d'avis que +Vollmar, dans ses discours de Munich, a reellement propose une nouvelle +tactique. La-dessus il y avait unanimite d'appreciation, meme apres les +discours prononces par Vollmar au Congres. + +En effet, Liebknecht ne declarait-il pas qu'apres avoir entendu Vollmar +il etait plus que jamais d'avis que le Congres devait se prononcer? Car, +ajoutait-il, "bien que Vollmar se defende de preconiser une nouvelle +orientation, il la desire neanmoins, et nous emprunte pour le faire, +d'anciens arguments, qu'il detourne du reste de leur veritable +signification". + +Il fallait une declaration. Bebel proposa donc une resolution concue en +ces termes: + +Le Congres declare: + +Considerant que la conquete du pouvoir politique est le premier et +principal but vers lequel doit aspirer tout mouvement proletaire +conscient; que cependant la conquete du pouvoir politique ne peut etre +l'oeuvre d'un moment, d'une surprise donnant immediatement la victoire, +mais doit etre obtenue par un travail assidu et persistant, par le juste +emploi de tous les moyens qui s'offrent pour la propagation de nos idees +et par l'effort de toute la classe ouvriere; + +Le Congres decide: + +Il n'y a pas de raisons pour changer la direction donnee jusqu'ici au +parti. + +Le Congres considere plutot comme etant toujours du devoir de ses +membres de tenter par tous les moyens d'obtenir des succes aux elections +du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux, partout ou il y a +encore des chances de triompher sans nuire au principe. + +Sans caresser la moindre illusion sur la valeur des victoires +parlementaires par rapport a nos principes, etant donnes la mesquinerie +et l'egoisme de classe des partis bourgeois, le Congres considere +l'agitation pour les elections du Reichstag, du Landtag et des conseils +municipaux comme particulierement utile pour la propagande socialiste, +parce qu'elle offre la meilleure occasion de se mettre en contact avec +les classes proletariennes et d'eclairer ces dernieres sur leurs +conditions de classe, et aussi parce que l'emploi de la tribune +parlementaire est le moyen le plus efficace pour demontrer +l'insuffisance des pouvoirs publics a supprimer les crimes sociaux, et +pour devoiler devant le monde entier l'incapacite des classes +gouvernantes a satisfaire les besoins nouveaux de la classe ouvriere. + +Le Congres demande aux chefs qu'ils travaillent energiquement et +serieusement dans le sens du programme du parti, et qu'ils ne perdent +jamais de vue le but integral et final, sans pour cela negliger +d'obtenir des concessions des classes dirigeantes. + +Le Congres exige en outre de chaque membre en particulier, qu'il se +soumette aux resolutions prises par le parti entier, qu'il obeisse aux +prescriptions des journaux, tant que ces derniers agissent dans les +limites des pouvoirs qui leur ont ete accordes et que, en admettant +qu'un parti d'agitation, comme la democratie socialiste, ne peut +atteindre son but que par la plus rigoureuse discipline et la soumission +la plus complete, il reconnaisse la necessite de cette discipline et de +cette soumission. + +Le Congres declare expressement que le droit de critiquer les +agissements ou les fautes commises soit par les organes, soit par les +representants parlementaires, est un droit que chaque membre peut +exercer, mais il desire qu'il le critique en des formes permettant a la +fraction attaquee de fournir des explications essentielles. Il +recommande particulierement qu'aucun membre ne formule publiquement des +accusations ou des attaques personnelles avant de s'etre assure du +bien-fonde de ces accusations ou de ces attaques et avant d'avoir epuise +prealablement tous les moyens qui, dans l'organisation du parti, se +trouvent a sa disposition afin d'obtenir satisfaction. + +Finalement le Congres est d'avis que le principe fondamental des statuts +de l'Internationale de 1864 doit toujours etre la ligne de conduite a +suivre par ses membres, a savoir que: "La verite, la justice et la +moralite doivent etre considerees comme bases de leurs rapports entre +eux et avec tous les hommes, sans distinction de couleur, de religion ou +de nationalite". + +Cette resolution est, comme la plupart des resolutions de ce genre, +tellement vague et banale que tout le monde peut l'accepter. Et c'est +justement ce fait, qu'elle peut etre acceptee par tout le monde, qui en +demontre l'insignifiance. Aussi Vollmar n'y voit pas d'inconvenient non +plus. Seulement il declare ne pas admettre l'explication qu'en donne +Bebel. Certes, dit-il, il n'y a aucune raison pour changer la ligne de +conduite du parti, entendant par la que la tactique, preconisee par lui, +Vollmar, a toujours ete suivie, mais point logiquement. La consequence +de cet habile arrangement est de remettre indefiniment l'affirmation +d'une declaration categorique et de tourner la difficulte. + +Un des delegues, Oertel, de Nuremberg, parut l'avoir compris. Il voulut +provoquer une declaration categorique concernant l'attitude de Vollmar, +et c'est dans ce but qu'il proposa d'ajouter a la motion Bebel +l'amendement suivant: "Le Congres declare formellement ne pas partager +l'opinion defendue par Vollmar dans ses deux discours prononces a +Munich, le 1er juin et le 6 juillet, concernant le plus urgent devoir de +la democratie socialiste allemande et la nouvelle tactique a suivre, +mais la considere au contraire comme nuisible au developpement ulterieur +du parti". + +A la bonne heure! Voila ce qui etait clair. (La derniere partie de +l'amendement fut abandonnee par l'auteur lui-meme.) + +Et que pensaient les chefs, de cet amendement? + +Auer demande au Congres d'adopter la resolution de Bebel _avec +l'amendement Oertel._ + +Fischer conclut egalement a l'adoption. + +Liebknecht declare que "l'adoption de l'amendement Oertel est devenue +_une necessite absolue pour le parti_". Il juge meme bon d'y ajouter: +"Dans l'interet de la verite, je me rejouis que cette proposition ait +ete faite; quant a moi, je voterai pour, et j'espere que le Congres se +prononcera avec une ecrasante majorite pour la resolution Oertel. SI +ELLE N'EST PAS ADOPTEE, L'OPPOSITION AURAIT RAISON, ET DANS CE CAS JE +PASSERAI MOI-MEME A L'OPPOSITION". Bebel ajoutait qu'il etait +indispensable pour le Congres de se prononcer nettement. Dans cette +resolution il doit y avoir quelque chose d'obscur, car Vollmar declare +l'accepter, sauf les motifs, et Auerbach (de l'opposition) dit +l'accepter integralement. Donc l'extreme droite et l'extreme gauche se +declarent d'accord avec l'auteur de la proposition, quant aux termes +dans laquelle cette derniere a ete concue. Oertel, lui, ne deteste rien +autant que l'equivoque, et il est pret, lorsqu'il n'y a pas moyen de +faire autrement, a trancher le noeud gordien. Vollmar doit bien se +persuader que ses idees ne trouvent point d'echo ici, et qu'il est donc +indispensable de se prononcer par un categorique _oui_ ou _non. Tous +jugent donc indispensable l'adoption de l'amendement Oertel._ + +Vollmar voit dans cet amendement une question personnelle, qu'il ne peut +pas accepter, car elle a un caractere de mefiance. Liebknecht declare +qu'il n'y a la rien de personnel, car la personnalite de Vollmar n'est +nullement en jeu. Bebel dit la meme chose; il ne s'agit pas d'un desaveu +mais d'une difference d'opinion. Il ne faut pas chercher a voir un vote +de mefiance dans cette resolution. Il a voulu, par la permettre a +Vollmar, de trouver, apres reflexion et en toute connaissance de +l'opinion du Congres, un joint lui permettant d'abandonner les idees par +lui preconisees dans ses discours. + +Que de consideration a l'egard de Vollmar! Malgre les declarations +energiques des chefs, la prudence parait s'imposer en face d'un homme +comme Vollmar, surtout lorsque celui-ci declare: "Si la motion Oertel +est adoptee, il ne me reste qu'a vous dire que dans ce cas je vous ai +adresse la parole pour la derniere fois". Il accepte la resolution sur +les faits, comme elle a ete proposee par Bebel, mais la critique +personnelle, formulee dans la motion Oertel, il la declare inacceptable. + +Que faire a present? + +Rompre avec Vollmar? Cela est fort risque. Bebel n'a-t-il pas +categoriquement declare que "le discours prononce par Vollmar dans ce +milieu a trouve plus d'approbation que ses propres paroles, il le +reconnait tres franchement". Et il ne parait pas avoir grande confiance +dans les membres du parti, puisqu'il les conjure de bien savoir ce +qu'ils font et de ne pas se laisser seduire "par les belles phrases du +discours de Vollmar, ni par ses beaux yeux". + +Mais voila qu'une proposition intermediaire est faite par Ehrhardt, de +Ludwigshafen: "Apres que Vollmar s'est prononce sans aucune reserve au +sujet de l'opinion developpee par Bebel et d'autres orateurs sur le +maintien de la tactique suivie jusqu'ici, le Congres declare la +discussion sur la proposition Oertel terminee, et passe a l'ordre du +jour". + +C'est la planche du salut. On n'a plus qu'a la saisir et tout est dit. +Ce qui suit maintenant ressemble beaucoup a une comedie. + +Oertel declare retirer sa motion, si Vollmar veut agir conformement a la +derniere proposition. (Comment concilier ceci avec son propre ultimatum: +"Vollmar ne peut pas se placer au point de vue de la resolution de +Bebel, car n'a-t-il dit: "Il ressort de tout ceci que notre tactique ne +peut pas etre la meme." Bebel cependant a declare qu'il n'y avait aucune +raison pour changer la tactique actuelle. Vollmar doit donc s'expliquer +plus clairement. L'agitation principale portera egalement dans l'avenir +d'excellents fruits.") Et a present Vollmar declare solennellement: +"J'ai deja dit dans mon discours que, des que la chose est serieusement +discutee, j'accepte la discussion pourvu qu'elle ne vise aucune +personnalite. Depuis que celui qui a fait la proposition en a enleve le +cote personnel, la chose est pour moi terminee". + +Au fond, Vollmar n'a rien dit de categorique, mais il s'est montre +diplomate. Ce qui ne l'empeche pas de quitter le terrain en vainqueur. +Et qu'est-ce que firent tous les autres, qui jugeaient absolument +necessaire l'adoption de la proposition Oertel (dans laquelle ils +declaraient expressement ne rien voir de personnel)? Ils accepterent le +retrait de la proposition et personne ne la reprit pour son compte! On +n'osait pas s'en prendre a Vollmar. Avec les "Jeunes" c'etait moins +risque. Et l'on barrait a droite. Jusqu'ici nous n'avons pas encore +appris que Liebknecht soit passe aux "Jeunes", et cependant la +proposition Oertel n'a pas ete votee. On est donc juste aussi avance +qu'avant! Reste a savoir si les evenements donneront raison a Auerbach, +quand il dit: "Je crains que Liebknecht, lui-meme l'a dit, passe +peut-etre, dans un ou deux ans d'ici, a l'opposition de Berlin, si le +Congres n'accepte pas la resolution Oertel". Nous craignons le +contraire, car une fois sur cette pente, on glisse rapidement. La +tactique de Vollmar est desiree par un trop grand nombre de socialistes +allemands, pour qu'elle n'ait pas chance de triompher. + +On peut meme se demander si la proposition Oertel n'eut pas ete rejetee, +et si celui-ci ne l'a pas retiree de crainte qu'elle ne constituat un +danger pour Bebel. Son rejet eut ete la condamnation de la politique de +la fraction socialiste du Reichstag. L'opposition a deja eu son utilite, +car qui sait ce qui se serait passe sans elle. Involontairement elle a +meme arrete l'element parlementaire dans une voie ou sans doute celui-ci +serait alle bien plus loin! Indirectement elle a deja obtenu de bons +resultats, car a present, se sachant constamment observes, les +parlementaires se garderont bien de trop incliner a droite. + +Il faudrait pourtant voir dans l'avenir si elle n'ira pas, poussee par +la fatalite, de plus en plus dans cette direction et observer en meme +temps l'attitude de ceux qui, cette fois-ci, sont sortis encore en +vainqueurs de la lutte, mais au prix d'une concession a Vollmar, lequel +a pu partir content. Car ce n'est pas lui qui est alle, ne fut-ce que +d'un pas, a gauche, mais ce sont ses "adversaires" qui sont alles a +droite, a sa rencontre. Pour l'impartial lecteur du compte-rendu du +Congres, c'est la la moralite qui s'en degage le plus clairement. + +Envisageons a present quelle a ete l'attitude envers les "Jeunes", +envers "l'opposition berlinoise". D'apres l'impression que les debats +firent sur nous, celle-ci etait jugee avant le commencement de la +discussion. Avec eux il n'y avait pas a user de tant de consideration, +car on etait sur de son affaire. Singer declarait tres judicieusement: +"Les points de vue de Vollmar sont beaucoup plus dangereux pour le parti +que les opinions des "Jeunes" et de leurs porte-parole." Cela se voit +frequemment; la droite est toujours consideree comme plus dangereuse que +la gauche, et en effet l'humanite a eu plus a souffrir a travers les +ages par les virements a droite que par ceux a gauche. + +Pour defendre la these par lui developpee, concernant une des questions +capitales: _le parlementarisme_, Wildberger, un des orateurs de +l'opposition, s'appuya principalement sur une brochure de Liebknecht, +publiee en 1869. La preface d'une reedition de cet opuscule, nous +apprend en 1874, que Liebknecht, apres ces cinq annees, et depuis la +creation du Reichstag, avait conserve les memes opinions. Il y dit entre +autres: "Je n'ai rien a retracter, rien a attenuer, surtout en ce qui +concerne ma critique du parlementarisme bismarckien, lequel, dans le +Reichstag allemand, ne se manifeste pas avec moins de morgue que jadis +dans le Reichstag de l'Allemagne du Nord." Il disait bien, au Congres de +Halle (1890), qu'il avait jadis condamne le parlementarisme, mais, +ajoutait-il, "en ce temps-la, les conditions politiques etaient tout +autres: la federation de l'Allemagne du Nord etait un avortement et il +n'y avait pas encore d'empire allemand;" cependant, la preface de son +livre de 1874 est en contradiction avec ce raisonnement. Ensuite +Liebknecht veut faire croire qu'il ne s'agit point ici d'une question de +_principe_, mais d'une question de _pratique_, et dans les questions de +pratique il est particulierement liberal; car il se declare pret a +changer egalement de tactique dans l'avenir, si les circonstances +l'exigent. On n'a donc plus qu'a ranger une question quelconque sous la +rubrique: _tactique_, pour pouvoir en tout temps changer d'opinion! Il +est du reste notoire que Liebknecht, professait, il y a peu de temps, +exactement les memes opinions quant au parlementarisme, que les "Jeunes" +de Berlin defendent a present. + +Au Congres de Gotha, en 1876, il disait: "Si la democratie socialiste +prend part a cette comedie, elle deviendra un parti socialiste +officieux. Mais elle ne prendra pas part a un jeu de comedie +quelconque". Aurait-il cru, a cette epoque, qu'un jour viendrait ou on +l'accuserait d'avoir lui-meme joue cette comedie? Et Bebel ne s'est-il +pas egalement prononce contre la tactique actuelle, lorsque, au Congres +de Saint-Gall, il declarait ne pas regretter le petit nombre des deputes +elus, car--disait-il--s'il y en avait eu plus, il aurait considere cette +position seduisante comme tres dangereuse; les tendances vers des +compromis et le soi-disant "travail pratique" se seraient probablement +"accentues" ce qui aurait provoque des scissions. Le reproche de +l'opposition actuelle est que l'on ait abandonne ces theories, et cela +surtout a la suite du succes obtenu. + +Liebknecht pretend aussi que Wildberger n'avait que repete au Congres ce +qui avait ete deja dit mille fois mieux et plus energiquement. Il en +accepte meme une grande partie. Ce qui ne l'empeche nullement d'ajouter +que, si l'on se place a ce point de vue, il faudra rompre completement +avec le parlementarisme et avoir le courage de son opinion en se disant +carrement anarchiste. + +Tres adroitement Auerbach lui repond la-dessus: "Nous considerons comme +juste encore aujourd'hui une grande partie des idees developpees par +Liebknecht dans sa brochure de 1869, et je ne crois pourtant pas que +l'on ait jamais reproche au depute Liebknecht de pencher vers l'anarchie +ou qu'il ait voulu devenir anarchiste. Pourtant, en 1869, on aurait pu +lui reprocher, en se basant sur sa brochure, la meme tactique anarchiste +dont aujourd'hui il nous fait un reproche!" + +Cette accusation d'anarchisme parait etre une douce manie chez +Liebknecht: elle se manifeste envers chaque adversaire. L'anarchisme +qu'il assure toujours "n'avoir aucune importance"--on pourrait fourrer +tous les anarchistes de l'Europe dans une couple de _paniers a +salade_--semble etre un cauchemar qui le poursuit partout. Des que l'on +n'est pas du meme avis que lui, on devient "anarchiste", et de la a etre +traite de mouchard il n'y a qu'un pas. Nous n'avons pas besoin de +defendre les anarchistes, mais nous protestons contre une telle facon +d'agir et nous declarons qu'on ne saurait considerer le mot _anarchiste_ +comme une injure dont on aurait a rougir. Les noms des martyrs de +Chicago, d'Elisee Reclus, de Kropotkine et de tant d'autres devraient +suffire pour ecarter a jamais ces insinuations malveillantes. + +Nous laissons de cote toutes les questions personnelles, lesquelles, ne +nous touchant ni de pres ni de loin, ne nous inspirent pas le moindre +interet et parce que, probablement, il y a des torts de part et +d'autre. Mais personne ne peut reprocher a Wildberger et a Auerbach de +ne pas avoir soutenu une discussion serieuse et serree. + +Une preuve, par exemple, que l'on s'enfonce de plus en plus dans le +bourbier parlementaire: Wildberger citait entre autres l'attitude de la +fraction du Reichstag a propos de la journee de huit heures. Au Congres +international de Paris, on avait decide a l'unanimite d'entreprendre une +agitation commune pour l'introduction immediate de la journee de huit +heures. Les deputes socialistes au Reichstag y firent la proposition +d'introduire en 1890 la journee de _dix_ heures, en 1894 celle de _neuf_ +et finalement en 1898 celle de _huit_. Il aurait donc fallu attendre +huit annees avant d'arriver par le Reichstag a la journee de huit +heures! + +Si nous voulions etre mechants, nous demanderions s'il y a peut-etre +correlation entre cette annee et la fixation, par Engels, de l'epoque de +la "grande catastrophe" en 1898. S'il en etait ainsi, on serait tente de +croire que l'obtention de la journee de huit heures est consideree comme +l'heureux aboutissant de cette catastrophe. Nous laissons au lecteur +impartial le soin de juger si cela n'equivaut pas a l'abandon du but +final. Mais en tout cas nous considerons comme une faute impardonnable +d'avoir fait une pareille proposition de loi. Et le bien-fonde des dires +de l'opposition ressort indubitablement de la declaration de Molkenbuhr; +celui-ci denie a cette opposition toute raison d'etre, vu que la journee +de dix heures serait actuellement deja un grand progres. Molkenbuhr +ajoute que le projet de loi de la fraction socialiste est plus radical +que ce qui est deja applique en Suisse et en Autriche! En d'autres +termes: nous devons deja etre tres contents si nous obtenons la journee +de dix heures, et celle de huit heures n'est pour nous qu'une question +secondaire! Et nous demandons encore si apres de telles paroles +l'accusation d'avachissement par le parlementarisme est tellement denuee +de verite? + +Tout le monde est de l'avis de Liebknecht lorsqu'il met si +judicieusement en garde contre l'opportunisme, en reclamant le maintien +du caractere revolutionnaire du parti et lorsqu'il declare "qu'un +compromis entre le capitalisme et le socialisme n'est pas possible, vu +que tous les partis bourgeois se trouvent bases sur le capitalisme. +(Comme cela differe de son discours "ministeriel" de Halle, ou il dit +"qu'en Allemagne les choses en sont la qu'une action parallele avec les +partis bourgeois ne peut pas etre evitee jusqu'a un certain point!") +Meme en abandonnant pour un instant la phrase de "la masse +reactionnaire, une et indivisible", nous ne devons pourtant point perdre +de vue que tous les autres partis constituent une masse compacte, +formant une forteresse, qui ne peut etre rasee ni par la douceur, ni par +de belles paroles. Elle doit etre prise d'assaut par le peuple arrive a +la conscience de sa situation particuliere de classe". Personne non plus +ne veut faire un grief a Singer de ce qu'il declara etre convaincu que +"du moment que les democrates-socialistes pourraient arriver par leurs +efforts a faire adopter dans le Reichstag quelques projets de loi, les +classes dirigeantes jetteraient par dessus bord, sans la moindre +hesitation, le suffrage universel, et se serviraient de tous les moyens +politiques et materiels a leur disposition pour empecher qu'un trop +grand nombre de socialistes n'arrivat au Reichstag". Il declare en outre +que "meme en supposant--bien gratuitement du reste--qu'il fut possible +d'aboutir a quelque chose _d'intelligent_ (sic) (comme c'est +encourageant lorsqu'on s'apercoit soi-meme qu'il n'y a rien +d'intelligent a faire!) par notre action parlementaire, cette action +conduirait ineluctablement a l'emasculation du parti, etant donne +qu'elle ne peut se realiser que par l'alliance avec d'autres partis". Et +qui voudrait condamner Bebel lorsqu'il maintient et defend fermement le +principe revolutionnaire de la democratie socialiste en face de tous les +autres partis politiques? + +Il y a pourtant beaucoup de verite dans les paroles d'Auerbach +s'adressant a ceux de la fraction et a tous leurs fideles: "Avec la +politique defendue par Bebel on peut etre d'accord jusqu'a un certain +point. _Mais le parti n'agit point conformement a cette tactique!_ Il +suit celle que Vollmar a non seulement exposee, mais encore appliquee". + +Nous arrivons ici a quelque chose d'indefini, ni chair ni poisson, a +l'accouplement de la theorie de Wildberger avec la pratique de Vollmar. +Ce dualisme est juge. Et a nos yeux la dissolution du parti moyen--celui +de Bebel et de Liebknecht--n'est plus qu'une question de temps. Une +fraction ira aux "Jeunes", la plus grande partie s'alliera peut-etre a +Vollmar, et la fraction du Reichstag restera isolee, a moins qu'elle +n'aille carrement a gauche ou a droite. + +Wildberger soutenait les differents points d'accusation formules dans +une brochure publiee a Berlin, et qui avaient tellement indigne certains +chefs du parti qu'ils n'avaient pu cacher leur grande colere. +S'imaginaient-ils peut-etre avoir, eux exclusivement, le droit de tonner +contre Vollmar en deniant a d'autres le droit d'en faire autant contre +eux-memes? Vollmar avait parfaitement raison de dire qu'il etait +difficile de faire un grief a l'opposition berlinoise d'avancer +l'accusation d'avachissement (Versumpfung), la ou l'on se permettait la +meme licence envers lui. + +Envisageons a present les chefs d'accusation formules par les "Jeunes": + +1 deg. L'esprit revolutionnaire du parti est systematiquement tue par +certains chefs; + +2 deg. La dictature exercee etouffe tout sentiment et toute pensee +democratiques; + +3 deg. Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile +(verflacht geworden) et il est devenu purement et simplement un parti de +reformes a tendances "petit-bourgeoises"; + +4 deg. Tout est mis en oeuvre pour arriver a une conciliation entre +proletaires et bourgeois; + +5 deg. Les projets de loi demandant une legislation ouvriere et +l'etablissement de caisses de retraite et d'assurances, ont fait +disparaitre l'enthousiasme parmi les membres du parti; + +6 deg. Les resolutions de la majorite de la fraction sont generalement +adoptees en tenant compte de l'opinion des autres partis et classes de +la societe et facilitent ainsi des virements a droite; + +7 deg. La tactique est mauvaise et nefaste. + +Auerbach explique egalement pourquoi l'on croit que la tendance, de plus +en plus mi-bourgeoise, devient dangereuse et comment l'on craint la +politique opportuniste. Il trouve risible que l'on se demande toujours +ce que pensent les adversaires de telle ou telle mesure. Lorsque +Liebknecht et Bebel defendirent, dans le Parlement de la Federation de +l'Allemagne du Nord, le programme democratique socialiste jusque dans +ses extremes consequences, ils furent hues et ridiculises par les partis +adverses; s'en sont-ils jamais emus? Auerbach cite egalement une lettre +du Suisse Lang, de Zurich, dans laquelle ce dernier exprimait ses +apprehensions par rapport a l'attitude de Vollmar, "etant donne que les +chances pour l'apparition d'un parti possibiliste dans tous les pays +sont tres grandes". + +Et qu'est-ce que Bebel repondit a tout cela? + +A l'accusation de l'existence d'une dictature dans le parti, il repondit +que tout ce que Wildberger citait a l'appui de cette affirmation datait +d'avant le Congres de Halle, et meme en partie du debut de la loi +d'exception. Au reproche que la fraction reclamait ces reformes +mi-bourgeoises, il repondit seulement que, pendant les elections, +Wildberger, dans ses affiches, avait dit exactement les memes choses que +les autres candidats. C'est ainsi qu'il se debarrassa de la question en +incriminant la _forme_ des interpellations. La defense de Bebel est tres +faible, cela saute aux yeux de tous ceux qui, attentivement, et sans +parti pris, relisent les discussions publiees dans le compte-rendu du +Congres. Si Bebel et Liebknecht disent vrai quand ils pretendent qu'ils +preferent etre du cote des ultra-revolutionnaires que du cote des +endormeurs, alors nous ne comprenons pas pourquoi la proposition d'agir +energiquement et la franche et ouverte critique de l'attitude de la +fraction aient ete accueillies avec tant de deplaisir. Point de fumee +sans feu. S'il y a une opposition, c'est qu'il existe une raison pour +cela, et, au lieu de la rechercher, l'on se demene comme un diable dans +un benitier pour donner le change, pour faire croire qu'une opposition +quelconque n'a aucune raison d'etre, et que celle-ci n'existe que pour +faire de l'obstruction quand meme! La pretention de Liebknecht donne +pour preuve de l'efficacite de la direction le succes si +merveilleusement affirme. Ceci cree un antecedent tellement dangereux, +que l'on ne peut pas trop energiquement protester contre une pareille +conception. L'aventurier Napoleon III ne choisit-il pas pour devise: "Le +succes justifie tout?" En d'autres termes: l'adoration du succes est le +comble de l'impudence, chez Napoleon III comme chez Liebknecht. + +Cependant les esperances de Liebknecht et celles de Bebel, concernant +les evenements prochains, different de beaucoup entre elles. Lorsque +Liebknecht dit: "Nous formons tout au plus 20 p. c. de la population et +80 p. c. sont contre nous", il suppose evidemment qu'il faudra encore +beaucoup de temps aux democrates-socialistes avant de former la +majorite. Vollmar ajoute: "Il serait ridicule de notre part d'exiger, et +comme democrates nous n'en avons meme pas le droit, que ces 80 p. c. se +soumettent a nous. Tout ce que nous pouvons faire, c'est attirer +graduellement a nous ces 80 p. c.". Ceux-ci veulent donc suivre la voie +legale et pacifique pour obtenir la majorite. Mais y aurait-il un +individu assez naif, disons le mot, assez ignorant, pour croire que le +jour ou nous aurions la majorite de notre cote, la bourgeoisie cederait +et abdiquerait ses prerogatives? La force se trouve entre les mains des +autorites etablies et, comme le disait le philosophe Spinoza: "Chacun a +juste autant de droit qu'il a de pouvoir". Est-ce que Bismarck n'a pas +gouverne pendant un certain temps sans budget et sans majorite dans le +Parlement de l'Allemagne du Nord? Est-ce qu'en Danemark, pendant des +annees, malgre une majorite parlementaire hostile au gouvernement, ce +dernier ne se maintint pas comme si de rien n'etait? Par consequent, les +gouvernants ne s'inquietent guere d'avoir pour eux la majorite ou la +minorite. Ils disposent de la force brutale et ils ne se generont +nullement, le cas echeant, pour supprimer violemment les majorites +parlementaires et rester les maitres. Les minorites ont toujours ete, +dans l'histoire, une "force motrice" en quelque sorte, et si nous +devions attendre jusqu'a ce que nous soyons arrives de 20 a 60 ou 80 p. +c., nous aurions le temps. + +Bebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu'il met en garde +contre les provocations et demontre que, dans ce temps de fusils a +repetition et de canons perfectionnes, une revolution, entreprise par +quelques centaines de mille individus, serait indubitablement ecrasee. +Neanmoins, il dit avoir beaucoup d'espoir dans un avenir tres proche. Il +s'exprime ainsi: "Je crois que nous n'avons qu'a nous feliciter de la +marche des choses. Ceux-la seuls qui ne sont pas a meme d'envisager +l'ensemble des evenements, pourront ne pas accueillir cette +appreciation. La societe bourgeoise travaille avec tant d'acharnement a +sa propre destruction qu'il ne nous reste qu'a attendre tranquillement +pour nous emparer du pouvoir qu'il lui echappe. Dans toute l'Europe, +comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n'avons +qu'a nous rejouir. Je dirai meme que la realisation complete de notre +but final est tellement proche qu'il y a peu de personnes dans cette +salle qui n'en verront pas l'avenement". + +Bebel s'attend donc a un prompt changement de l'etat des choses au +profit de nos idees, ce qui ne l'empeche pourtant nullement de parler de +"l'insanite d'une revolution commencee par quelques centaines de mille +individus". Comment concilier ces deux raisonnements? + +En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, +et il caresse de telles illusions qu'il se dit a cote d'Engels--quant +aux predictions de ce dernier qui fixe la date de la revolution en +1898--le seul "Jeune" dans le parti. Reste a savoir si cet optimisme ne +va pas trop loin lorsqu'on ecrit, comme Engels: "Aux elections de 1895 +nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre +de nos electeurs aura atteint 3,500,000 a 4,000,000, ce qui terminera ce +siecle d'une facon fort agreable aux bourgeois[2]". Quant a nous, nous +ne pouvons provisoirement partager ces esperances, qu'Engels nous +presente avec une confiance absolue, comme si la realisation du +socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de +nous deranger. + +Dans leur imagination, nous voyons deja Bebel ou Liebknecht chanceliers +de l'empire sous Guillaume II, avec un ministere compose de +democrates-socialistes. + +Les voila au travail! Est-on assez naif pour s'imaginer qu'il en +resultera quoi que ce soit? + +Certes, si deja actuellement l'opportunisme ne leur repugne pas, nous ne +serions pas du tout etonnes de les voir se perfectionner dans ce sens, +une fois arrives au pouvoir. S'ils y parviennent, cela ne sera qu'au +detriment du socialisme, qui, en perdant tous ses cotes essentiels et +caracteristiques, ne ressemblera plus que fort peu a l'ideal que s'en +creent actuellement ses precurseurs. Une scission se produirait bien +vite parmi ces millions d'electeurs et un gachis formidable en +resulterait. On a devant soi l'exemple du christianisme au debut de +notre ere, avec l'empereur Constantin. + +Pourquoi un empereur ne s'affublerait-il pas, dans un but politique, +d'un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la +sympathie des masses? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout +comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient +fideles aux veritables principes socialistes seraient poursuivis comme +heretiques. + +Cela s'est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de +l'histoire? + +Il y a en chaque homme un peu de l'inquisiteur, et plus on est convaincu +de la justice de ses opinions, plus aussi on tend a suspecter et a +persecuter les autres. Jamais nous n'en vimes un exemple plus frappant +que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probite. +Et ne constatons-nous pas, deja aujourd'hui, cette attitude +inquisitoriale et intolerante du parti socialiste officiel allemand +envers les "Jeunes"? + +Cela provient moins des personnalites que de l'autorite qui leur est +accordee. + +Une personne revetue d'une autorite quelconque veut et doit l'exercer, +et de la a l'abus il n'y a qu'un pas. Voila pourquoi nous constatons +toujours le meme mal dont la forme a ete changee sans que l'on ait +attaque le fond et c'est pour cela que l'on ne doit accorder que le +moins d'autorite possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en +reclamer. + +S'il est vrai que, sauf l'eventualite d'une guerre, le parti +democratique-socialiste en Allemagne est en mesure de "predire avec une +certitude quasi mathematique l'epoque ou il arrivera au pouvoir", la +situation est vraiment merveilleuse; mais, sans etre depourvus d'un +certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et +c'est precisement le congres d'Erfurt qui nous a donne la profonde +conviction que l'Allemagne ne reprendra pas pour son compte le role +liberateur traditionnel de la France. Nous sommes plutot de l'avis de +Marx lorsque celui-ci dit que "la revolution eclatera au chant du coq +gaulois." + +Avec l'histoire de l'Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir +affirmer que dans ce pays le sentiment revolutionnaire est fort peu +developpe. Est-ce a la consommation d'enormes quantites de biere qu'il +faut attribuer ce manque presque absolu d'esprit revolutionnaire en +Allemagne? Ce qui est certain, c'est que le mot "discipline" est +beaucoup plus employe dans ce pays que le mot "liberte". Il en est ainsi +dans tous les partis, sans en excepter la democratie socialiste. Nous ne +meconnaissons point le bon cote d'une certaine discipline, surtout dans +un parti d'agitation, mais si l'on tombe dans l'exageration, la +discipline devient forcement un obstacle a toute initiative et a toute +independance. + +La direction d'un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement +au despotisme, qui est moins l'oeuvre de quelques personnalites que la +consequence de l'esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont +pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l'absence +d'aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. +Il en est ici comme pour les jesuites. A quoi bon les persecuter et les +chasser? Si une poignee d'hommes presente un tel danger pour une nation +entiere, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne +sont pas les jesuites qui creent les tartufes, mais un monde hypocrite +comme le notre est le champ le plus propice au developpement du +jesuitisme. + +La discipline exageree qui regne chez les socialistes-democrates +allemands s'explique tres naturellement par la vie nationale du peuple +entier. + +Tout, dans ce pays, est dresse militairement depuis la plus tendre +jeunesse et si, au Congres de Bruxelles, on a envisage quelle devait +etre l'attitude du socialisme envers le militarisme, il eut ete +peut-etre utile de traiter egalement des effets du militarisme _dans_ +le socialisme. Car ce phenomene existe en realite. La Russie est +toujours representee--avec justice--comme le pays du knout, mais +l'Allemagne peut etre citee, non moins justement, comme le pays du +baton. Cet instrument constitue en Allemagne l'element educateur par +excellence. Dans les familles, le baton a sa place a cote des tableaux +suspendus au mur et generalement les parents s'en servent fort +genereusement envers leur progeniture. A l'ecole, le maitre non +seulement l'emploie mais il a meme le _droit_ de s'en servir. Ce qui +fait que les enfants, ayant quitte l'ecole et entrant a l'atelier ou a +la fabrique, ne sont nullement etonnes de retrouver la egalement leur +ancienne connaissance, et c'est dans l'armee que le baton obtient son +plus grand triomphe. + +Et l'influence du baton, subie depuis la premiere jeunesse, ne se ferait +point sentir dans le developpement du caractere et ne ferait pas naitre +un esprit de soumission etouffant toute aspiration libertaire! A qui +voudrait-on le faire croire? + +Il est tout naturel que ces hommes militairement dresses, en entrant +dans un parti se soumettent la egalement a une discipline rigoureuse, +telle qu'on la chercherait en vain dans un pays ou une plus grande +liberte existe depuis des siecles et ou l'on ne supporterait pas les +frasques de l'autorite avec la passivite qui parait etre de rigueur en +Allemagne. + +Engels pretend que, si l'Allemagne continue en paix son developpement +politico-economique, le triomphe legal de la democratie socialiste peut +etre escompte pour la fin de ce siecle, et Bebel croit egalement que la +plupart de nos contemporains verront la realisation integrale de nos +revendications. Mais une guerre quelconque peut completement renverser +ces belles esperances. + +Cette reflexion nous fait penser a l'attitude des chefs allemands lors +de la discussion sur le militarisme au Congres de Bruxelles. Personne +n'ignore combien la haine de la Russie est innee chez Marx et chez +Engels, et comment elle a ete transmise par eux au parti entier. Pendant +que nous nous imaginions naivement que la legende de "l'ennemie +hereditaire" devait etre definitivement enterree, la Russie est +constamment presentee comme l'ennemie hereditaire de l'Allemagne. En +1876, Liebknecht publia une brochure si vehemente contre la Russie[3] +(non contre le _czarisme_ mais contre la _Russie_) qu'un autre +democrate-socialiste se crut oblige d'en ecrire une autre, intitulee: +_La democratie socialiste doit-elle devenir turque?_ Actuellement encore +Bebel, Liebknecht, Engels, et la _Volkstribuene_ de Berlin reclament en +choeur, et recommandent meme comme une necessite, l'aneantissement de la +Russie. Comme les anciens Israelites se crurent appeles a detruire les +Cananeens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une +attitude analogue envers la Russie. + +On blame generalement fort l'alliance franco-russe et, a notre avis, la +Republique francaise s'est deshonoree en se jetant dans les bras du +despote moscovite; mais a qui la faute? Est-ce que l'Allemagne, par sa +triple alliance, n'a pas provoque ce pacte? La France se voit +horriblement spoliee par l'annexion de l'Alsace-Lorraine en 1871. Elle +ne pardonne cette spoliation pas plus qu'elle ne l'oublie. Elle espere +toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir? +Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci +pouvait lui rendre le territoire perdu. + +C'EST DONC L'ALLEMAGNE SEULE QUI EST LA CAUSE DE LA SITUATION ACTUELLE! + +La triple alliance s'intitule la "gardienne de la paix," mais elle n'est +en realite qu'une constante provocation a la guerre. L'Allemagne se +sentant coupable s'est cherche des complices pour pouvoir garder le +butin vole et pour le defendre, le cas echeant. La consequence en a ete +que deux elements, jadis antagonistes, se sont rapproches. C'est +l'Allemagne qui, en derniere instance, est responsable de l'alliance +franco-russe. + +Et quelle est l'attitude du parti democratique-socialiste en Allemagne? + +Il declare par l'organe de plusieurs de ses mandataires qu'il reconnait, +_comme de droit_, la situation actuelle (Auer, seance du Reichstag, +fevrier 1891). C'est exactement la meme chose que fait la societe +capitaliste. Apres avoir vole toutes leurs richesses, les classes +possedantes proclament, comme immuable, le droit a la propriete. Ils +disent aux spolies: Celui qui portera desormais une main sacrilege sur +nos proprietes sera emprisonne; quant a nous, nous reconnaissons l'ordre +de choses etabli. Les possedants agissent toujours de meme en rendant +veridique le vieux dicton: _Beati possidentes_! + +Les Allemands accusent les Francais de chauvinisme, parce que ces +derniers reclament la retrocession de l'Alsace-Lorraine. Mais n'a-t-on +pas le droit de taxer egalement de chauvinisme les Allemands qui veulent +garder ces deux provinces? Le parti socialiste allemand, en parlant de +cette maniere et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du +Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question etait en effet: "Comment +nous debarrasser de l'ennemi de l'interieur, de la democratie +socialiste?" C'etait la crainte meme du mouvement populaire qui +empechait jusqu'ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient +peur des consequences eventuelles d'une pareille entreprise. + +Aujourd'hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-meme rassure le +Gouvernement. + +Nous comprenons parfaitement que l'on ait pu dire, apres toutes ces +excitations: "Les democrates-socialistes allemands ne devront pas trop +s'etonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront +organises en corps d'elite pour servir de chair a canon de premiere +qualite. Ils en ont formule le desir. On ne leur marchandera pas un +monument commemoratif, sous forme d'un gigantesque molosse en fer, par +exemple". + +Que la Russie soit l'ennemie de toute liberte humaine, qui le niera? +Mais nous doutons fort que ce soit precisement l'Allemagne qui soit +appelee a remplir le role de defenseur de la liberte! La _liberte +allemande_ est encore, au temps qui court, un article qui n'inspire +guere confiance; a l'oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, +ce substantif et cet adjectif, sonnent faux! Et si Bebel, dans sa haine +contre la Russie, va jusqu'a precher, comme une mission sacro-sainte a +remplir, l'aneantissement de la Russie barbare et officielle, sans meme +faire allusion, ne fut-ce que d'un mot, au barbare couronne qui est a la +tete de l'Allemagne officielle et qui proclame tres autocratiquement a +la face du monde entier que la "volonte du roi constitue la loi +supreme"--_suprema lex regis voluntas_,--il oublie completement le +caractere international du socialisme. Il fait meme un appel aux +democrates-socialistes, et les invite "a combattre coude a coude avec +ceux qui aujourd'hui sont nos adversaires". On oublie donc la lutte des +classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand--qui est pourtant le +plus mortel ennemi du proletaire allemand,--qu'un precieux appui pour +entreprendre une guerre de nationalite et exterminer la Russie! + +Il est donc bien etabli que pour ces messieurs, dans l'eventualite d'une +guerre contre la Russie, bourgeois et proletaire ne font plus qu'un et +que la lutte des classes est provisoirement mise de cote! Mais la guerre +contre la Russie, c'est, dans l'etat des choses actuel, la guerre contre +la France, et Engels le reconnait lui-meme lorsqu'il ecrit: "Au premier +coup de canon tire sur la Vistule, les Francais marcheront vers le +Rhin". Voila precisement ce que nous craignons! Des travailleurs +socialistes francais marcheront dans les rangs contre des travailleurs +socialistes allemands, enregimentes, a leur tour, pour egorger leurs +freres francais. Ceci devrait a tout pris etre evite, et qu'on le trouve +mauvais ou non, qu'on nous traite d'anarchiste ou de tout ce que l'on +voudra, nous n'en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le +meme terrain que Bebel ont des idees chauvines et sont bien eloignes du +principe internationaliste qui caracterise le socialisme. + +Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu'un royaume de +proie? N'a-t-elle pas participe au demembrement de la Pologne pour +s'emparer d'une partie du butin? (Que la Russie ait eu la part du lion, +cela ne change rien a la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la +Prusse n'etait pas assez forte pour l'avoir pour elle.) Et n'a-t-elle +pas egalement arrache l'Alsace-Lorraine a la France? Au lieu de faire +une Allemagne unitaire, ou toutes les nuances diverses se confondraient, +on a prussifie l'empire germanique et non pas germanise la Prusse. Et un +tel pays aurait la pretention de passer aux yeux de l'univers comme le +rempart de la liberte!!! + +Certes, si la Russie etait victorieuse, cela serait un desastre pour la +civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela +vaudrait-il beaucoup mieux? Est-ce que, dans ce pays, la +"militarisation" de l'administration n'imprime pas sur tout le monde son +cachet insupportablement autoritaire? C'est ce qui creve les yeux de +tous ceux qui visitent l'Allemagne. Engels dit bien qu'en cas de +victoire, "l'Allemagne ne trouvera nulle part des pretextes d'annexion". +Comme s'il n'y avait pas les Pays-Bas a l'ouest, le Danemark a l'est et +l'Autriche allemande au sud! Quand on veut annexer un pays quelconque on +trouve toujours un pretexte et on le cree au besoin. La Lorraine nous en +fournit l'exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont +epuisees, on soutient la "necessite strategique" comme _ultima ratio_. +Quant a nous, nous ne sommes nullement convaincus de l'avantage qui +resulterait d'une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous +croyons, au contraire, qu'elle aurait comme consequence immediate de +consolider le principe monarchique au detriment du mouvement +revolutionnaire. + +Engels nous presente la chose ainsi: "La paix assure au parti +democrate-socialiste allemand la victoire dans _dix ans_. La guerre lui +apportera _ou_ la victoire dans deux ou trois ans, _ou_ la destruction +complete pour au moins quinze a vingt ans. Avec une telle perspective, +ce serait folie de la part des democrates-socialistes allemands de +desirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d'attendre le +triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, a quelle +nationalite qu'il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une +guerre eventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la republique +bourgeoise francaise, ni surtout du czar, ce qui equivaudrait a +l'oppression de l'Europe entiere. Et voila pourquoi les socialistes de +tous les pays doivent etre partisans de la paix. Si pourtant la guerre +eclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, ou quinze a +vingt millions d'hommes s'entr'egorgeront et devasteront l'Europe comme +jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immediate du +socialisme, ou l'ancien ordre des choses sera tellement bouleverse qu'il +n'en restera que des ruines dont la vieille societe capitaliste ne +pourra pas se relever, et la revolution sociale sera peut-etre retardee +de dix a quinze ans mais pour triompher plus radicalement." + +Si l'analyse d'Engels etait juste, un homme d'etat energique, croyant a +ces predictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitot +que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est +certain apres une paix de dix ans, l'adversaire serait bien naif +d'attendre sans coup ferir cette echeance. Bien sot celui qui ne prefere +point une chance de reussite a la certitude de la defaite! + +Quant a nous, nous croyons qu'Engels a perdu de vue que le peuple se +prete encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. +On a encore eu, tres recemment, l'exemple de l'aventure boulangiste en +France. Et il est de notoriete publique qu'une partie des +socialistes--voire meme quelques chefs--se sont accroches a l'habit de +ce monsieur. Est-on bien sur qu'un habile aventurier quelconque ne +reussisse pas a faire avorter le mouvement democratique-socialiste en +s'affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste +deja si peu de confiance, qu'il exprime sa crainte de voir "se laisser +seduire l'elite du parti"--et l'on peut certainement bien appeler ainsi +les delegues au Congres d'Erfurt--en souvenir des belles phrases "et +meme des beaux yeux d'un Vollmar." Ce temoignage n'indique pas +precisement une grande dose d'independance chez les plus conscients, et +l'on se demande quelle resistance possede la masse. + +La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d'etre +universellement partagee. Beaucoup de personnes attendent meme avec +anxiete--depuis les derniers evenements qui se sont produits dans les +rangs du parti socialiste-democrate allemand--l'avenement de cette +espece de socialisme qui, a present, parait tenir le haut du pave en +Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout +a l'idee que l'on s'en etait formee. + +Nous sommes d'avis que les choses prendraient une tout autre allure si +la guerre prochaine pouvait avoir comme consequence la destruction du +militarisme. Supposons l'Allemagne battue, soit par la Russie seule, +soit par la France et la Russie reunies. Si alors l'autocrate allemand +(qui, a l'instar de Louis XIV, se proclame l'unique autorite du pays), +est culbute par un mouvement populaire, et qu'ensuite le peuple, sachant +que la victoire definitive de la Russie equivaudrait au retour du +despotisme, se leve plein d'enthousiasme pour refouler l'invasion, ces +armees populaires seront certainement victorieuses comme l'ont ete les +Francais de 1793 contre les armees des tyrans coalises. + +Les Russes sont battus a plate couture. On fraternise avec les Francais, +car la cause de l'animosite entre les deux peuples, l'annexion de +l'Alsace-Lorraine, disparait aussitot. + +Et qui sait si le proletariat francais, degoute de la republique de +bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme a un regime capable de +detourner de lui le plus fougueux republicain. + +Est-ce qu'une pareille solution ne serait pas preferable? + +Mais, meme en laissant de cote toute philosophie et toute prophetie, +nous n'avons pas, comme socialistes, a encourager l'esprit guerrier +contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est +en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les +gouvernants, par crainte du socialisme, n'osent pas faire la guerre, +nous avons deja beaucoup gagne, et si la paix armee, qui est encore pire +que la guerre parce qu'elle dure plus longtemps, pousse les puissances +militaires vers la banqueroute, nous n'avons qu'a nous en feliciter, +car, meme de cette facon, le capitalisme devient son propre fossoyeur. + +Si nous etions d'accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions +obliges d'approuver et de voter toutes les depenses militaires, car en +refusant, nous empecherions le gouvernement de se procurer les moyens +dont il croit avoir besoin pour mener a bonne fin la tache qui, suivant +les socialistes-democrates de cette espece, lui incombe. + +Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu +du hautain: _Pas un homme et pas un centime!_ il faudrait dire: Autant +d'hommes et autant d'argent que vous voudrez! Liebknecht a beau +protester contre cette conclusion, elle ne se degage pas moins de ses +paroles et de ses actes. + +La logique est inexorable et ne tolere pas la moindre infraction! Si +Liebknecht veut nous sauver du dangereux entrainement du chauvinisme, il +doit donner l'exemple et ne pas s'y abandonner lui-meme, comme il l'a +indeniablement fait en compagnie de quelques autres. + +Nous devons au contraire nous placer sur le meme terrain que les maitres +de la litterature allemande: d'un Lessing, qui a dit: "Je ne comprends +pas le patriotisme et ce sentiment me parait tout au plus une faiblesse +heroique que j'abandonne tres volontiers"; d'un Schiller, lorsqu'il +ecrit: "Physiquement, nous voulons etre des citoyens de notre epoque, +parce qu'il ne peut pas en etre autrement; mais pour le reste, et +mentalement c'est le privilege et le devoir du philosophe comme du +poete, de n'appartenir a aucun peuple et a aucune epoque en particulier, +mais d'etre en realite le contemporain de tous les temps". + +Nous laissons a present au lecteur le soin de juger si, apres les debats +du Congres d'Erfurt, la democratie socialiste allemande a fait un pas en +avant ou en arriere. Pour eviter toute accusation de partialite, nous +avons cite scrupuleusement les paroles de ses chefs. + +Notre impression est que, pour des raisons d'opportunite, la direction +du parti a prefere aller vers la droite (pour ne pas perdre l'appui de +Vollmar et les siens, dont le nombre etait plus considerable qu'on ne +l'avait pense a gauche), et qu'elle a sacrifie l'opposition dans un but +de salut personnel. + +Robespierre a agi de la meme facon. Il a aneanti d'abord +l'extreme-gauche, les hebertistes, avec l'appui de Danton et de +Desmoulins, pour detruire ensuite la droite, representee entre autres +par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte. + +Mais lorsque la reaction leva la tete, il s'apercut qu'il avait lui-meme +tue ses protecteurs naturels et qu'il avait creuse son propre tombeau. + +NOTES: + +[1] Ces cinq points sont: 1 deg. legislation ouvriere; 2 deg. droit de reunion; +3 deg. neutralite des autorites dans les conflits entre patrons et ouvriers; +4 deg. interdiction des kartel-ls et trusts; 5 deg. suppression des impots sur +les denrees alimentaires. + +[2] _Neue Zeit_, livraison 19, 10e annee. + +[3] _Zur Orientalischen Frage oder: Soll Europa Kosackisch werden?_ + + + + +II + +LE SOCIALISME EN DANGER? + + +Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. +Dans tous les pays se revele la meme divergence de conception; dans tous +les pays deux courants se manifestent: on pourrait les intituler +parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et revolutionnaire, +ou encore autoritaire et libertaire. + +Cette divergence d'idees fut un des points principaux discutes au +Congres de Zurich en 1893 et, quoique l'on ait adopte finalement une +resolution ayant toutes les caracteristiques d'un compromis, la question +est restee a l'ordre du jour. + +Ce fut le Comite central revolutionnaire de Paris qui la presenta comme +suit: + +"Le Congres decide: + +"L'action incessante pour la conquete du pouvoir politique par le parti +socialiste et la classe ouvriere est le premier des devoirs, car c'est +seulement lorsqu'elle sera maitresse du pouvoir politique que la classe +ouvriere, aneantissant privileges et classes, expropriant la classe +gouvernante et possedante, pourra s'emparer entierement de ce pouvoir et +fonder le regime d'egalite et de solidarite de la Republique sociale." + +On doit reconnaitre que ce n'etait pas habile. En effet, il est naif de +croire que l'on puisse se servir du pouvoir politique pour aneantir +classes et privileges, pour exproprier la classe possedante. Donc, nous +devons travailler jusqu'a ce que nous ayons obtenu la majorite au +Parlement et alors, calmes et sereins, nous procederons, par decret du +Parlement, a l'expropriation de la classe possedante. _O sancta +simplicitas!_ Comme si la classe possedante, disposant de tous les +moyens de force, le permettrait jamais. + +Une proposition de meme tendance, mais formulee plus adroitement, fut +soumise a la discussion par le parti social-democrate allemand. On y +disait que "la lutte contre la domination de classes et l'exploitation +doit etre POLITIQUE et avoir pour but LA CONQUETE DE LA PUISSANCE +POLITIQUE." + +Le but est donc la possession du pouvoir politique, ce qui est en +parfaite concordance avec les paroles de Bebel a la reunion du parti a +Erfurt: + +"En premier lieu nous avons a conquerir et utiliser le pouvoir +politique, afin d'arriver "egalement" au pouvoir economique par +l'expropriation de la societe bourgeoise. Une fois le pouvoir politique +dans nos mains, le reste suivra de soi." + +Certes, Marx a du se retourner dans son tombeau quand il a entendu +defendre pareilles heresies par des disciples qui ne jurent que par son +nom. Il en est de Marx comme du Christ: on le venere pour avoir la +liberte de jeter ses principes par dessus bord. Le mot "egalement" vaut +son pesant d'or. C'est comme si l'on voulait dire que, sous forme +d'appendice, le pouvoir economique sera acquis egalement. Est-il +possible de se figurer la toute-puissance politique a cote de +l'impuissance economique? Jusqu'ici nous enseignames tous, sous +l'influence de Marx et d'Engels, que c'est le pouvoir economique qui +determine le pouvoir politique et que les moyens de pouvoir politique +d'une classe n'etaient que l'ombre des moyens economiques. La dependance +economique est la base du servage sous toutes ses formes. Et maintenant +on vient nous dire que le pouvoir politique doit etre conquis et que le +reste se fera "de soi". Alors que c'est precisement l'inverse qui est +vrai. + +Oui, on alla meme si loin qu'il fut declare: + +"C'est ainsi que seul celui qui prendra une part active a cette lutte +politique de classes et se servira de tous les moyens politiques de +combat qui sont a la disposition de la classe ouvriere, sera reconnu +comme un membre actif de la democratie socialiste internationale +revolutionnaire." + +On connait l'expression classique en honneur en Allemagne pour +l'exclusion des membres du parti: _hinausfliegen_ (mettre a la porte). +Lors de la reunion du parti a Erfurt, Bebel repeta ce qu'il avait ecrit +precedemment (voir _Protokoll_, p. 67): + +"On doit en finir enfin avec cette continuelle _Norglerei_[4] et ces +brandons de discorde qui font croire au dehors que le parti est divise; +je ferai en sorte dans le cours de nos reunions que toute equivoque +disparaisse entre le parti et l'opposition et que, si l'opposition ne se +rallie pas a l'attitude et a la tactique du parti, elle ait l'occasion +de fonder un parti separe." + +N'est-ce pas comme l'empereur Guillaume, parlant des _Norgler_ et +disant: Si cela ne leur plait pas, ils n'ont qu'a quitter +l'Allemagne?--Moi, Guillaume, je ne souffre pas de _Norglerei_, dit +l'empereur.--Moi, Bebel, je ne souffre pas de _Norglerei_ dans le parti, +dit le dictateur socialiste. + +Touchante analogie! + +On voulait appliquer internationalement cette methode nationale; de la +cette proposition. Ceci accepte et Marx vivant encore, il aurait du +egalement "etre mis a la porte" si l'on avait ose s'en prendre a lui. La +chasse aux heretiques aurait commence, et dorenavant la condition +d'acceptation eut ete l'affirmation d'une profession de foi, dans +laquelle chacun aurait du declarer solennellement sa croyance a l'unique +puissance beatifique: celle du pouvoir politique. + +Opposee a ces propositions, se trouva celle du Parti social-democrate +hollandais, d'apres laquelle "la lutte de classes ne peut etre abolie +par l'action parlementaire". + +Que cette these n'etait pas depourvue d'interet, cela a ete prouve par +Owen, un des collaborateurs du journal socialiste anglais _Justice_, +lorsqu'il ecrivit dans ce journal que les principes affirmes par les +Hollandais sont incontestablement les plus importants "parce qu'ils +indiquent une direction que, j'en suis convaincu, le mouvement +socialiste du monde entier sera force de suivre a bref delai." + +On connait le sort qui fut reserve a ces motions. Celle de la Hollande +fut rejetee, mais ne restera pas sans influence, car les Allemands ont +abandonne les points saillants de leur projet; finalement, un compromis +fut conclu d'une maniere toute parlementaire, auquel collaborerent +toutes les nationalites. Nous sommes fiers que seule la Hollande n'ait +pris aucune part a ce tripatouillage, preferant chercher sa force dans +l'isolement et ne rien dire dans cette avalanche de phrases. + +Cependant, il est tout a fait incomprehensible que l'Allemagne ait pu se +rallier a une resolution dont le premier considerant est completement +l'inverse de la proposition allemande. On en jugera en comparant les +deux textes: + +_Proposition allemande_. _Proposition votee._ + +La lutte contre la domination Considerant que l'action +de classes et l'exploitation politique n'est qu'un moyen +doit etre POLITIQUE et avoir pour arriver a +pour but la CONQUETE DE LA l'affranchissement economique +PUISSANCE POLITIQUE. du proletariat, + + Le Congres declare, en se + basant sur les resolutions du + Congres de Bruxelles + concernant la lutte des + classes: + + 1 deg. Que l'organisation + nationale et internationale + des ouvriers de tous pays en + associations de metiers et + autres organisations pour + combattre l'exploitation, est + d'une necessite absolue; + + 2 deg. Que l'action politique est + necessaire, aussi bien dans un + but d'agitation et de + discussion ressortant des + principes du socialisme que + dans le but d'obtenir des + reformes urgentes. A cette + fin, il ordonne aux ouvriers + de tous pays de lutter pour la + conquete et l'exercice des + droits politiques qui se + presentent comme necessaires + pour faire valoir avec le plus + d'accent et de force possibles + les pretentions des ouvriers + dans les corps legislatifs et + gouvernants; de s'emparer des + moyens de pouvoir politique, + moyens de domination du + capital, et de les changer en + moyens utiles a la delivrance + du proletariat; + + 3 deg. Le choix des formes et + especes de la lutte economique + et politique doit, en raison des + situations particulieres de chaque + pays, etre laisse aux diverses + nationalites. + + Neanmoins, le Congres declare + qu'il est necessaire que, + dans cette lutte, le but revolutionnaire + du mouvement socialiste + soit mis a l'avant-plan, + ainsi que le bouleversement + complet, sous le rapport economique, + politique et moral, + de la societe actuelle. L'action + politique ne peut servir en aucun + cas de pretexte a des compromis + et unions sur des bases + nuisibles a nos principes et a + notre homogeneite. + + +Il est vrai que cette resolution, issue elle-meme d'un compromis, ne +brille pas, dans son ensemble, par une suite d'idees logique. Le premier +considerant etait une duperie, car il cadre avec nos idees. Plus loin +quelques concessions sont faites a celles des autres, la ou il est dit +clairement que la conquete et l'exercice des droits politiques sont +recommandes aux ouvriers, et enfin, pour contenter les deux fractions +des socialistes, de maniere que chacune puisse donner son approbation, +on parle aussi bien d'un but d'agitation que du moyen d'obtenir des +reformes urgentes. + +En fait, on n'a rien conclu par cette resolution; on avait peur +d'effaroucher l'une ou l'autre fraction, et l'on voulait _pouvoir +montrer a tout prix une apparence d'union; cela_ etait le but du Congres +et _cela_ n'a pas reussi. + +Beaucoup d'Allemands n'auraient pas du, non plus, approuver la derniere +partie de la proposition, car on s'y declare sans ambages pour le +principe de la legislation directe par le peuple, pour le droit de +proposer et d'accepter (initiative et referendum), ainsi que pour le +systeme de la representation proportionnelle. + +Ce qui se trouve de nouveau en complete opposition avec les idees du +spirituel conseiller Karl Kautsky, qui ecrivait: + +"Les partisans de la legislation directe chassent le diable par +Belzebub, car accorder au peuple le droit de voter sur les projets de +loi n'est autre chose que le transfert de la corruption, du parlement au +peuple." + +Voici sa conclusion: + +"En effet, en Europe, a l'est du Rhin, la bourgeoisie est devenue +tellement affaiblie et lache, qu'il semble que le gouvernement des +bureaucrates et du sabre ne pourra etre aneanti que lorsque le +proletariat sera capable de conquerir la puissance politique; comme si +la chute de l'absolutisme militaire conduisait directement a +l'acceptation du pouvoir politique par le proletariat. Ce qui est +certain, c'est qu'en Allemagne comme en Autriche, et dans la plupart des +pays d'Europe, ces conditions, necessaires a la marche reguliere de la +legislation ouvriere, et, avant tout, les institutions democratiques +necessaires au triomphe du proletariat, ne deviendront pas une realite. +Aux Etats-Unis, en Angleterre et aux colonies anglaises, dans certaines +circonstances en France egalement, la legislation par le peuple pourra +arriver a un certain developpement; pour nous, Europeens de l'Est, elle +appartient a l'inventaire de l'Etat de l'avenir[5]." + +Est-ce que des gens pratiques comme les Allemands qui tachent toujours +de marcher avec l'actualite, vont se passionner maintenant pour +"l'inventaire de l'Etat de l'avenir" et devenir des fanatiques et des +reveurs? + +On est donc alle bien plus loin qu'on ne l'aurait voulu. + +Quoique notre proposition ait ete rejetee, nous avons la satisfaction +d'etre les initiateurs qui ont fait jouer, aux partisans du courant +reactionnaire un role bien plus revolutionnaire qu'ils ne le voulaient. +1 deg. Ils ont reconnu que l'action politique _n'est qu'un moyen_ pour +obtenir la liberte economique du proletariat; 2 deg. ils ont accepte la +legislation directe par le peuple. Ils se sont donc ecartes totalement +du point de depart primitif de leur proposition, pour se rapprocher de +la notre. Et quand Liebknecht dit: "Ce qui nous separe, ce n'est pas une +difference de principes, c'est la phrase revolutionnaire et nous devons +nous affranchir de la phrase", nous sommes, en ce qui concerne ces +derniers mots, completement d'accord avec lui, mais nous demandons qui +fait le plus de phrases: lui et les siens qui se perdent dans des +redondances insignifiantes, ou nous, qui cherchons a nous exprimer d'une +maniere simple et correcte? + +Il parait toutefois que le succes, le succes momentane doit permettre de +donner le coup de collier; du moins en 1891, lors de la reunion du parti +a Erfurt, Liebknecht s'exprima comme suit[6]: + +"Nos armes etaient les meilleures. Finalement, la force brutale doit +reculer devant les facteurs moraux, devant la logique des faits. +Bismarck, ecrase, git a terre, et le parti social-democratique est le +plus fort des partis en Allemagne. N'est-ce pas une preuve peremptoire +de la justesse de notre tactique actuelle? Or, qu'est-ce que les +anarchistes ont realise en Hollande, en France, en Italie, en Espagne, +en Belgique? Rien, absolument rien! Ils ont gate ce qu'ils ont +entrepris et fait partout du tort au mouvement. Et les ouvriers +europeens se sont detournes d'eux." + +On pourrait contester beaucoup dans ces phrases. Faisons remarquer +d'abord l'habitude de Liebknecht d'appeler anarchiste tout socialiste +qui n'est pas d'accord avec lui; anarchiste, dans sa bouche, a le sens +de mouchard. C'est une tactique vile contre laquelle on doit protester +serieusement. Et si nous retournions la question en demandant ce que +l'Allemagne a obtenu de plus que les pays precites, on ne saurait nous +repondre. Liebknecht le sait pertinemment. Un instant avant de prononcer +les phrases mentionnees plus haut, il avait dit[7]: + +"Le fait que jusqu'ici nous n'avons rien realise par le Parlement n'est +pas imputable au parlementarisme, mais a ce que nous ne possedons pas +encore la force necessaire parmi le peuple, a la campagne." + +En quoi consiste alors la suprematie de la methode allemande? D'apres +Liebknecht, les Allemands n'ont rien fait, et les socialistes dans les +pays precites non plus. Or, 0=0. Ou se trouve maintenant le resultat +splendide? Et quel tableau Liebknecht ne trace-t-il pas de cette +democratie sociale qui n'a absolument rien fait? + +Remarquez comment la loi du succes est sanctionnee de la maniere la plus +brutale. Nous avons raison, _car_ nous eumes du succes. Ce fut le +raisonnement de Napoleon III et de tous les tyrans. Et un tel +raisonnement doit servir d'argument a la tactique allemande! + +Ce succes, dont on se vante tant est, d'ailleurs, tres contestable. +Qu'est-ce que le parti allemand? Une grande armee de mecontents et non +de social-democrates. + +Bebel ne disait-il pas a Halle, en 1890[8]: + +"Si la diminution des heures de travail, la suppression du travail des +enfants, du travail du dimanche et du travail de nuit sont des +accessoires, alors les neuf dixiemes de notre agitation deviennent +superflus." + +Chacun sait maintenant que ces revendications n'ont rien de +specifiquement socialiste; non, tout radical peut s'y associer. Bebel +reconnait que les neuf dixiemes de l'agitation se font en faveur de +revendications non essentiellement socialistes; or, si le parti obtient +un aussi grand nombre de voix aux elections, c'est grace a l'agitation +pour ces revendications pratiques, auxquelles peuvent s'associer les +radicaux. Consequemment, les neuf dixiemes des elements qui composent le +parti ne revendiquent que des reformes pareilles et le dixieme restant +se compose de social-democrates. Quelle proposition essentiellement +socialiste a ete faite au Parlement par les deputes socialistes? Il n'y +en a pas eu. Bebel dit a Erfurt[9]: + +"Le point capital pour l'activite parlementaire est le developpement des +masses par rapport a nos antagonistes, et non la question de savoir si +une reforme est obtenue immediatement ou non. Toujours nous avons +considere nos propositions a ce point de vue." + +C'est inexact. Si cela etait, il n'y aurait aucune raison pour ne pas +renseigner les masses sur le but final de la democratie sociale. +Pourquoi alors proposer la journee de dix heures de travail pour 1890, +de neuf heures pour 1894 et de huit heures pour 1898, quand a Paris il +avait ete decide de travailler d'un commun accord pour obtenir la +journee de huit heures? + +Non, la tactique reglementaire ne cadre pas avec un mouvement +proletarien, mais avec un mouvement petit-bourgeois et les choses en +sont arrivees a un tel point que Liebknecht ne sait plus se figurer une +autre forme de combat. Voici ce qu'il disait a Halle[10]: + +"N'est-ce pas un moyen de combat anarchiste que de considerer comme +inadmissible toute agitation legale? Que reste-t-il encore?" + +Ainsi, pour lui, plus d'autre agitation que l'agitation legale. Dans +tout cela apparait la peur de perdre des voix. Ce qui ressort +incontestablement du rapport du comite general du parti au congres +d'Erfurt[11]: + +"Le comite du parti et les mandataires au Parlement n'ont pas donne +suite au desir exprime par l'opposition que les deputes au lieu de se +rendre au Parlement, aillent faire la propagande dans la campagne. Cette +non-execution des devoirs parlementaires n'aurait ete accueillie +favorablement que par nos ennemis politiques; d'abord, parce qu'ils +auraient ete delivres d'un controle genant au Parlement et ensuite parce +que cette attitude de nos deputes leur aurait servi de pretexte de blame +a notre parti aupres de la masse des electeurs indifferents. Conquerir +cette masse a nos idees est une des exigences de l'agitation. En outre, +il est avere que les annales parlementaires sont lues egalement dans les +milieux qui sont indifferents ou n'ont pas l'occasion d'assister aux +reunions social-democratiques. Le but d'agitation que poursuivent les +antagonistes de l'action parlementaire que l'on trouve dans nos rangs, +sera atteint dans toute son acception par une representation active et +energique des interets du peuple travailleur au Parlement et sans +fournir a nos ennemis le pretexte gratuit d'accusation de manquer a nos +devoirs." + +A ce sujet, M. le Dr Muller fait observer avec beaucoup de justesse dans +sa tres interessante brochure[12]: + +"On reconnait donc que la peur d'etre accuse, par les masses electorales +indifferentes, de negliger leurs devoirs parlementaires et de risquer +ainsi de ne pas etre reelus, constitue une des raisons invitant les +delegues a se rendre au Parlement et a y travailler pratiquement. +Evidemment. Quand on a fait accroire aux electeurs que le parlement +pouvait apporter des ameliorations, il est clair que les +social-democrates doivent s'y rendre. Mais que la classe ouvriere puisse +obtenir du Parlement des ameliorations valant la peine d'etre notees, +les chefs eux-memes n'en croient rien et ils l'ont dit assez souvent. Et +on se permet d'appeler "agitation" et "developpement de la masse" cette +duperie, cette fourberie envers les travailleurs. Nous pretendons que +cette espece d'agitation et de developpement fait du tort et vicie le +mouvement au lieu de lui etre utile. Si l'on prone continuellement le +Parlement comme une _revalenta_, comment veut-on faire surgir alors des +"masses indifferentes" les social-democrates qui sont bien les ennemis +mortels du parlementarisme et ne voient dans les reformes sociales +parlementaires qu'un grand _humbug_ des classes dirigeantes pour duper +le proletariat? De cette maniere la social-democratie ne gagne pas les +masses, mais les masses petit-bourgeoises gagnent, c'est-a-dire +corrompent et aneantissent, la social-democratie et ses principes." + +Personne ne l'a senti et exprime plus clairement que Liebknecht +lui-meme, mais, a ce moment-la, c'etait le Liebknecht revolutionnaire de +1869 et non pas le Liebknecht "parlementarise" de 1894. Dans +son interessante conference sur l'attitude politique de la +social-democratie, specialement par rapport au Parlement, il s'exprima +comme suit: + +"Nous trouvons un exemple instructif et avertisseur dans le parti +progressiste. Lors du soi-disant conflit au sujet de la Constitution +prussienne, les beaux et vigoureux discours ne manquerent pas. Avec +quelle energie on protesta contre la reorganisation _en paroles!_ Avec +quelle "opinion solide" et quel "talent" on prit la defense des droits +du peuple ... _en paroles!_ Mais le gouvernement ne s'inquieta guere de +toutes ces reflexions juridiques. Il laissa le droit au parti +progressiste, garda la force et s'en servit. Et le parti progressiste? +Au lieu d'abandonner la lutte parlementaire, devenue, en ces +circonstances, une sottise nuisible, au lieu de quitter la tribune, de +forcer le gouvernement au pur absolutisme et de faire un appel au +peuple,... il continua sereinement, flatte par ses propres phrases, a +lancer dans le vide des protestations et des reflexions juridiques et a +prendre des resolutions que tout le monde savait sans effet. Ainsi la +Chambre des deputes, au lieu d'etre un champ clos politique, devint un +theatre de comedie: Le peuple entendait toujours les memes discours, +voyait toujours le meme manque de resultats et il se detourna, d'abord +avec indifference, plus tard avec degout. Les evenements de l'annee 1866 +devenaient possibles. Les "beaux et vigoureux" discours de l'opposition +du parti progressiste prussien ont jete les bases de la politique "du +sang et du fer": _ce furent les oraisons funebres du parti progressiste +meme_. Au sens litteral du mot, le parti progressiste s'est tue a force +de discourir. + +Eh bien! comme fit un jour le parti progressiste, ainsi fait aujourd'hui +le parti social-democratique. Combien pietre a ete l'influence de +Liebknecht sur un parti qui, malgre l'exemple avertisseur bien choisi +cite par lui-meme, a suivi la meme voie! Et au lieu de montrer le +chemin, il s'est laisse entrainer dans le "gouffre" du parlementarisme, +pour y sombrer completement. + +Que restait-il du Liebknecht revolutionnaire qui disait si justement que +"le socialisme n'est plus une question de theorie mais une question +brulante qui doit etre resolue, non au Parlement, mais dans la rue, sur +le champ de bataille, comme toute autre question brulante"? + +Toutes les idees emises dans sa brochure meriteraient d'etre repandues +universellement, afin que chacun puisse apprecier la difference enorme +qu'il y a entre le vaillant representant proletarien de jadis et +l'avocat petit-bourgeois d'aujourd'hui. + +Apres avoir dit que "avec le suffrage universel, voter ou ne pas voter +n'est qu'une question d'_utilite_, non de principes", il conclut: + +"NOS DISCOURS NE PEUVENT AVOIR AUCUNE INFLUENCE DIRECTE SUR LA +LEGISLATION; + +"NOUS NE CONVERTIRONS PAS LE PARLEMENT PAR DES PAROLES; + +"PAR NOS DISCOURS NOUS NE POUVONS JETER DANS LA MASSE DES VERITES QU'IL +NE SOIT POSSIBLE DE MIEUX DIVULGUER D'UNE AUTRE MANIERE. + +"Quelle utilite pratique offrent alors les discours au Parlement? +Aucune. Et parler sans but constitue la satisfaction des imbeciles. Pas +un seul avantage. Et voici, de l'autre cote, les desavantages: + +"SACRIFICE DES PRINCIPES; ABAISSEMENT DE LA LUTTE POLITIQUE SERIEUSE A +UNE ESCARMOUCHE PARLEMENTAIRE; FAIRE ACCROIRE AU PEUPLE QUE LE +PARLEMENT BISMARCKIEN EST APPELE A RESOUDRE LA QUESTION SOCIALE." + +Et pour des raisons pratiques, nous devrions nous occuper du Parlement? + +SEULE LA TRAHISON OU L'AVEUGLEMENT POURRAIT NOUS Y CONTRAINDRE." + +On ne saurait s'exprimer plus energiquement ni d'une facon plus juste. +Quelle singuliere inconsequence! D'apres ses premisses et apres avoir +fait un bilan qui se cloturait au desavantage de la participation aux +travaux parlementaires, il aurait du conclure inevitablement a la +non-participation; pourtant il dit: "Pour eviter que le mouvement +socialiste ne soutienne le cesarisme, il faut que le socialisme entre +dans la lutte politique." Comprenne qui pourra comment un homme si +logique peut s'abimer ainsi dans les contradictions! + +Mais ils sont eux-memes dans l'embarras. Apparemment le parlementarisme +est l'appat qui doit attirer les... ...et pourtant ils donnent a +entendre qu'il a son utilite. + +De la cette indecision sur les deux principes. + +Ainsi, a la reunion du parti a Erfurt, Bebel disait[13]: + +"La social-democratie se trouve envers tous les partis precedents, pour +autant qu'ils obtinrent la suprematie, dans une tout autre position. +Elle aspire a remplacer la maniere de produire capitaliste par la +maniere socialiste et est forcee consequemment de prendre un tout autre +chemin que tous les partis precedents, pour obtenir la suprematie." + +Voila pourquoi l'on conseille de prendre la route parlementaire, suivie +deja par tous les autres partis, en la faisant passer peut-etre par un +tout autre chemin. + +Singer le comprit egalement lorsqu'il disait a Erfurt[14]: + +"En supposant meme qu'il soit possible d'obtenir quelque chose de sense +par l'action parlementaire, cette action conduirait a l'affaiblissement +du parti, parce qu'elle n'est possible qu'avec la cooperation d'autres +partis." + +Isolement, les deputes social-democratiques ne peuvent rien faire, et +"un parti revolutionnaire doit etre preserve de toute espece de +politique qui n'est possible qu'avec l'assistance d'autres partis." +Qu'ont-ils donc a faire dans un Parlement pareil? + +Le _Zuericher Socialdemokrat_ ecrivait en 1883: + +"En general, le parlementarisme ne possede en soi rien qui puisse etre +considere sympathiquement par un democrate, et surtout par un democrate +consequent, c'est-a-dire un social-democrate. Au contraire, pour lui il +est antidemocratique parce qu'il signifie le gouvernement d'une classe: +de la bourgeoisie notamment." + +Et plus tard on affirme que "la lutte contre le parlementarisme n'est +pas revolutionnaire, mais reactionnaire". + +C'est-a-dire tout a fait l'inverse. + +Le danger d'affaiblissement etait apparent et si le gouvernement n'avait +eu la gentillesse de troubler cet etat de choses par la loi contre les +socialistes,--s'il y avait eu un veritable homme d'Etat a la tete, il +n'aurait pas poursuivi, mais laisse faire la social-democratie,--qui +sait ou nous en serions maintenant? Avec beaucoup de justesse, le +journal pre-mentionne ecrivait en 1881: + +"La loi contre les socialistes a fait du bien a notre parti. Il risquait +de s'affaiblir; le mouvement social-democratique etait devenu trop +facile, trop a la mode; il donnait a la fin trop d'occasions de +remporter des triomphes aises et de flatter la vanite personnelle. Pour +empecher l'embourgeoisement--theorique aussi bien que pratique--du +parti, il fallait qu'il fut expose a de rudes epreuves." Bernstein +egalement disait, dans le _Jahrbuch fuer Sozialwissenschaft_: "Dans les +dernieres annees de son existence (avant 1878), le parti avait devie +considerablement de la ligne droite et d'une telle maniere qu'il etait a +peine encore question d'une propagande semblable a celle de 1860-1870 et +des premieres annees qui suivirent 1870." Un petit journal +social-democratique, le _Berner Arbeiterzeitung_, redige par un +socialiste eclaire, A. Steck, ecrivait encore: "Il n'y en avait qu'un +petit nombre qui croyaient que logiquement tout le parti devait devier, +par l'union de la tendance energique et consciente "d'Eisenach" avec +celle des plats Lassalliens. Le mot d'ordre des Lassalliens: "Par le +suffrage libre a la victoire", raille par les "Eisenachers" avant +l'union, constitue maintenant en fait--quoi qu'on en dise--le principe +essentiel du parti social-democratique en Allemagne." + +Il en fut de meme que chez les chretiens ou d'abord les tendances +etaient en forte opposition. Ne lisons-nous pas que les cris de guerre +etaient: "Je suis de Kefas," "Je suis de Paul," "Je suis d'Apollo." +Enfin les coins s'arrondirent, l'on se rapprocha, l'on obtint une +moyenne des deux doctrines et finalement un jour de fete fut institue en +l'honneur de Pierre et Paul. Les partis s'etaient reconcilies, mais le +principe etait sacrifie. + +Remarquablement grande est l'analogie entre le christianisme a son +origine et la social-democratie moderne! Tous deux trouverent leurs +adeptes parmi les desherites, les souffre-douleur de la societe. Tous +deux furent exposes aux persecutions, aux souffrances, et grandirent en +depit de l'oppression. + +Apres le penible enfantement du christianisme, un empereur arriva, un +des plus libertins qui aient gravi les marches du trone,--et ce n'est +pas peu dire, car le libertinage occupa toujours le trone,--qui, dans +l'interet de sa politique, se fit chretien. Immediatement on changea, on +tritura le christianisme et on lui donna une forme convenable. Les +chretiens obtinrent les meilleures places dans l'Etat et finalement les +vrais et sinceres chretiens, tels que les ebionites et d'autres, furent +exclus, comme heretiques, de la communaute chretienne. + +De nos jours egalement nous voyons comment les plus forts se preparent a +s'emparer du socialisme. On presente la doctrine sous toutes sortes de +formes et peut-etre, selon l'occasion, le soi-disant socialisme +triomphera mais de nouveau les vrais socialistes seront excommunies et +exclus, comme hostiles aux projets des social-democrates appeles au +gouvernement. + +Le triomphe de la social-democratie sera alors la defaite du socialisme, +comme la victoire de l'eglise chretienne constitua la chute du principe +chretien. Deja les congres internationaux ressemblent a des conciles +_economiques_, ou le parti triomphant expulse ceux qui pensent +autrement. + +Deja, la censure est appliquee a tout ecrit socialiste: apres seulement +que Bernstein, a Londres, l'a examine et qu'Engels y a appose le sceau +de "doctrine pure", l'ecrit est accepte et l'on s'occupe de le +vulgariser parmi les co-religionnaires. + +Le cadre dans lequel on mettra la social-democratie est deja pret: alors +ce sera complet. Y peut-on quelque chose? Qui le dira? En tout cas, nous +avons donne l'alarme et nous verrons vers quelle tendance le socialisme +se developpera. + +On peut aller loin encore. Un jour Caprivi appela Bebel assez +plaisamment "_Regierungskommissarius_" et quoique Bebel ait repondu: +"Nous n'avons pas parle comme commissaire du gouvernement, mais le +gouvernement a parle dans le sens de la social-democratie", cela prouve +de part et d'autre un rapprochement significatif. + +Rien d'etonnant que le mot hardi "Pas un homme ni un groschen au +gouvernement actuel" soit perdu de vue, car Bebel a deja promis son +appui au gouvernement lorsque, a propos de la poudre sans fumee, +celui-ci voulut conclure un emprunt pour des uniformes noirs. Quand on +donne au militarisme une phalange, il prend le doigt, la main, le bras, +le corps entier. Aujourd'hui l'on vote les credits pour des uniformes +noirs, demain pour des canons perfectionnes, apres-demain pour +l'augmentation de l'effectif de l'armee, etc., toujours sur les memes +bases. + +Oui, l'affaiblissement des principes prit une telle extension a mesure +qu'un plus grand nombre de voix s'obtenait aux elections, que la +bourgeoisie trouva parfaitement inutile de laisser en vigueur la loi +contre les socialistes. On ne sera pas assez naif pour supposer qu'elle +abolit la loi par esprit de justice! Le non-danger de la +social-democratie permit cette abolition... Et les evenements qui +suivirent ne prouverent-ils pas que le gouvernement avait vu juste? +L'affaiblissement du parti n'a-t-il pas depuis lors marche a pas de +geant? + +Liebknecht ecrivait en 1874 (_Ueber die politische Stellung_): + +"Toute tentative d'action au Parlement, de collaboration a la +legislation, suppose necessairement un abandon de notre principe, nous +conduit sur la pente du compromis et du "parlementage", enfin dans le +marecage infect du parlementarisme qui, par ses miasmes, tue tout ce qui +est sain." + +Et la consequence? Cooperons quand meme a la besogne. Cette conclusion +est en opposition flagrante avec les premisses, et l'on s'etonne qu'un +penseur comme Liebknecht ne sente pas qu'il demolit par sa conclusion, +tout l'echafaudage de son raisonnement. Comprenne qui pourra. Tres +instructives sont les reflexions suivantes de Steck pour caracteriser +les deux courants, parlementaire et revolutionnaire[15]: + +"Le courant reformiste arriverait egalement au pouvoir politique comme +parti bourgeois. A cette fin, il ne reste pas tout a fait isole, evite +de proclamer un programme de principes et s'avance, toujours confondu, +quoique avec une certaine instabilite, avec d'autres partis bourgeois. +Il n'a pas de frontieres bien delimitees, ni a droite ni a gauche. +Partiellement, par-ci, par-la, et rarement, apparait son caractere +social-democratique. Presque toujours il se presente comme parti +democratique, parti economique-democratique ou parti ouvrier et +democratique. + +"La democratie reformiste aspire toujours a la realisation des reformes +immediates, comme si c'etait son but unique. Elle les adapte, suivant +leur caractere, a l'existence et aux tendances des partis bourgeois. +Elle recherche une alliance avec eux si elle est possible, c'est-a-dire +avec les elements les plus progressistes. De cette maniere elle se +presente seule comme etant a la TETE DU PROGRES BOURGEOIS. Il n'y a +aucun abime entre elle et les fractions progressistes des partis, parce +que chez elle non plus n'est mis en avant le principe revolutionnaire du +programme social-democratique. Cette tactique du courant reformiste +amene un succes apres l'autre; seulement ces succes, mesures a l'aune de +notre programme de principes, sont bien minces, souvent meme tres +douteux. On peut ajouter qu'ils paraissent tout au plus favoriser la +social-democratie au lieu de l'entrainer. + +"On ne doit pas se figurer cependant que les details de cette tactique +soient sans importance. Le danger de devier du but principal +social-democratique est grand, quoique moindre chez les meneurs, qui +connaissent bien le chemin, que chez la masse conduite. +L'affaiblissement de l'ideal social-democratique est imminent, et +d'autant plus que les consequences immediates, a cause du triomphe, +seront taxees plus haut que leur valeur. + +"Ensuite, il est difficile d'eviter que cet embourgeoisement nuise a la +_propagande pour les principes de la social-democratie_ et l'empeche de +se developper. Maintes fois les reformateurs se trouvent forces, dans la +pratique, de renier plus ou moins ces principes. + +"Si cette tendance social-democratique reformiste l'emportait +exclusivement, elle arriverait facilement a d'autres consequences que +celles ou veut en venir le programme social-democratique; peut-etre, +comme il a ete dit deja, le resultat serait-il un compromis avec la +bourgeoisie sur les bases d'un ordre social capitaliste adouci et +affaibli. Cet etat de choses, limitant les privileges, augmenterait +notablement le nombre des privilegies en apportant le bien-etre a un +grand nombre de personnes actuellement exploitees et dependantes, mais +laisserait toujours une masse exploitee et dependante, fut-ce meme dans +une situation un peu meilleure que celle de la classe travailleuse non +possedante. + +"CE NE SERAIT PAS LA PREMIERE FOIS QU'UNE REVOLUTION SATISFERAIT UNE +PARTIE DES OPPRIMES AU DETRIMENT DE L'AUTRE PARTIE. Il est, d'ailleurs, +tout a fait dans l'ordre d'idees des reformateurs de ne pas renverser le +capitalisme, mais de le transformer et, en outre, de donner au +socialisme seulement le "droit possible" inevitable. + +"A l'encontre de la remarque que le proletariat organise ne se +contentera pas d'une demi-reussite, mais saura, en depit des meneurs, +aller jusqu'au bout de ses revendications, vient cette verite que selon +la marche des evenements le proletariat lui-meme sera peu a peu divise +et qu'une soi-disant "classe meilleure" sortira de ses rangs, ayant la +force d'empecher des mesures plus radicales. Un oeil exerce peut deja +apercevoir par-ci par-la des symptomes de cette division. + +"Le parti revolutionnaire, au contraire, "veut seulement accomplir la +conquete du pouvoir politique au nom de la social-democratie. En mettant +son but a l'avant-plan, il sera force, pendant longtemps, de lutter +comme la minorite, de subir defaite sur defaite et de supporter de rudes +persecutions. Le triomphe final du parti social-democratique n'en sera +que plus pur et plus complet." + +Steck reconnait egalement que "DANS LE FOND, _la tendance +revolutionnaire est la plus juste_". "Notre parti, dit-il, doit etre +revolutionnaire, en tant qu'il possede une volonte decidement +revolutionnaire et qu'il en donne le temoignage dans toutes ses +declarations et ses agissements politiques. Que notre propagande et nos +revendications soient toujours revolutionnaires. Pensons continuellement +a notre grand but et agissons seulement comme il l'exige. Le chemin +droit est le meilleur. Soyons et restons toujours, dans la vie comme +dans la mort, des social-democrates revolutionnaires et rien d'autre. Le +reste se fera bien." + +Maintenant, il existe encore deux points de vue chez les parlementaires, +notamment: il y en a qui veulent la conquete du pouvoir politique pour +s'emparer par la du pouvoir economique; cela constitue la tactique de la +social-democratie allemande actuelle, d'apres les declarations formelles +de Bebel, Liebknecht et leurs acolytes. D'un autre cote se trouvent ceux +qui veulent bien participer a l'action politique et parlementaire, mais +seulement dans un but d'agitation. Donc, les elections sont pour eux un +moyen d'agitation. C'est toujours de la demi-besogne. Il faut qu'une +porte soit ouverte ou fermee. On commence par proposer des candidats de +protestation; si le mouvement augmente, ils deviennent des candidats +serieux. Une fois elus, les deputes socialistes prennent une attitude +negative, mais, leur nombre augmentant, ils sont bien forces de +presenter des projets de loi. Et s'ils veulent les faire accepter, ce ne +sera qu'en proposant des compromis, comme Singer l'a fait remarquer. +C'est le premier pas qui coute et une fois sur la pente on est force de +descendre. Le programme pratique vote a Erfurt n'est-il pas a peu pres +litteralement celui des radicaux francais? Les ordres du jour des +derniers congres internationaux portaient-ils un seul point qui fut +specifiquement socialiste? Le veritable principe socialiste devient de +plus en plus une enseigne pour un avenir eloigne, et en attendant on +travaille aux revendications pratiques, ce que l'on peut faire +parfaitement avec les radicaux. + +On se represente la chose un peu naivement. Voici la base du +raisonnement des parlementaires: il faut tacher d'obtenir parmi les +electeurs une majorite; ceux-ci enverront des socialistes au Parlement +et si nous parvenons a y avoir la majorite plus un, tout est dit. Il n'y +a plus qu'a faire des lois, a notre guise, dans l'interet general. + +Meme, en faisant abstraction de ce fait qu'on rencontre dans presque +tous les pays une deuxieme ou plutot une cinquieme roue au chariot, +c'est-a-dire une Chambre des lords, ou Senat, ou premiere Chambre, dont +les membres sont toujours les plus purs representants de l'argent, +personne ne sera assez naif de croire que le pouvoir executif sera porte +a se conformer docilement aux desirs d'une majorite socialiste des +Chambres. Voici comment Liebknecht ridiculise cette opinion[16]: + +"Supposons que le gouvernement ne fasse pas usage de son droit, soit par +conviction de sa force, soit par esprit de calcul, et qu'on en arrive +(comme c'est le reve de quelques politiciens socialistes fantaisistes) a +constituer au Parlement une majorite social-democratique; que +ferait-elle? _Hic Rodhus, hic salta!_ Le moment est arrive de reformer +la societe et l'Etat. La majorite prend une decision datant dans les +annales de l'histoire universelle: les nouveaux temps sont arrives! Oh, +rien de tout cela... Une compagnie de soldats chasse la majorite +social-democratique hors du temple et si ces messieurs ne se laissent +pas faire docilement, quelques agents de police les conduiront a la +_Stadtvoigtei_[17] ou ils auront le temps de reflechir a leur conduite +don-quichottesque. + +"LES REVOLUTIONS NE SE FONT PAS AVEC LA PERMISSION DE L'AUTORITE: L'IDEE +SOCIALISTE EST IRREALISABLE DANS LE CERCLE DE L'ETAT EXISTANT: ELLE DOIT +S'ABOLIR POUR ENTRER DANS LA VIE. + +_A bas le culte du suffrage universel et direct!_ + +"Prenons une part energique aux elections, mais seulement comme _moyen +d'agitation_ et n'oublions pas de declarer que l'urne electorale ne peut +donner naissance a l'Etat democratique. Le suffrage universel acquerra +son influence definitive sur l'Etat et la societe, _immediatement apres_ +l'abolition de l'Etat policier et militaire." + +Les faits sont presentes sobrement mais avec verite. Il en sera ainsi, +en effet. Car personne n'est assez naif pour croire que la classe +possedante renoncera volontairement a la propriete ou que cette reforme +puisse etre obtenue par decret du Parlement. D'abord, on represente +l'action politique comme moyen d'agitation, mais une fois sur la pente, +on glisse. Liebknecht, lors de la reunion du parti a Saint-Gall, ne +dit-il pas: "Il ne peut exister d'erreur sur le point que, une fois +electeurs, nous aurions a donner non seulement une signification +agitative mais egalement positive aux elections et a l'action +parlementaire." Marchons donc pour realiser ce but d'agitation. + +Vollmar, sous ce rapport, fut le plus consequent parmi les +social-democrates allemands, et ses propositions indiquent de plus en +plus la ligne de conduite que ceux-ci devront suivre a l'avenir[18]. + +Le parlementarisme, comme systeme, est defectueux meme si l'on tachait +de l'ameliorer, ce serait peine perdue. L'ouvrage de Leverdays, _Les +Assemblees parlantes_, est sous ce rapport tres instructif et la +question y est traitee a fond. Pourquoi les parlementaires ne +tachent-ils pas de refuter ce livre? Les Chambres ou Parlements +ressemblent beaucoup a un moulin a paroles ou, comme dit Leverdays, a +"un gouvernement de bavards a portes ouvertes". Un bon depute, ne s'en +tenant qu'a sa _propre_ experience, ses _propres_ intentions et sa +_propre_ conviction, devrait etre au moins aussi capable que l'ensemble +des ministres, aides par les employes speciaux de leurs ministeres. On +doit savoir juger de tout, car les choses les plus diverses et les plus +disparates viennent a l'ordre du jour d'un Parlement. Il faut etre au +moins une encyclopedie vivante. Quel supplice pour le depute qui se +donne pour devoir--et il doit le faire!--d'ecouter tous les discours. + +"A La Haye, a la _Gevangenpoort_[19], le geolier vous raconte qu'en des +temps plus barbares, les criminels etaient jetes a terre sur le dos, et +qu'on faisait tomber de l'eau, goutte a goutte, du plafond sur leur +tete. Et le brave homme ajoute toujours que c'est la le plus _cruel_ +supplice. + +Eh bien, ce cruel supplice est transporte au _Binnenhof_[20], et un bon +depute subit journellement le martyre et le tourment de sentir tomber +cette goutte d'eau continuelle, non sur sa tete, mais a son oreille, +sous la forme de _speeches_ d'honorables confreres. + +"L'orateur peut seul, de temps en temps, prendre haleine: de la +probablement le phenomene que celui qui parle tire en longueur ses +"prises d'haleine" aux depens de ses honorables confreres[21]". + +On a vu que cela n'allait guere; aussi a-t-on invente toutes sortes de +diversions afin de se rendre la vie supportable. On avait le buffet pour +se reposer, on avait le systeme de "la specialite", auquel on se +soumettait en parlant et en votant, on avait des membres _actifs_ et +_votants_. Ajoutons a cela qu'il fallait s'enfermer dans les limites +d'un parti, car celui qui etait isole et travaillait individuellement, +manquait absolument d'influence. + +Au sujet des Parlements, on pourrait citer cette parole de Mirabeau: +"_Ils veulent toujours et ne font jamais._" Leverdays egalement merite +d'etre medite: "Les Hollandais de nos jours, pour resister a la +conquete, ne rompraient plus leurs digues comme au temps de Louis XIV. +Nos Hollandais de la politique n'ouvrent pas pour noyer l'ennemi la +digue a la Revolution. Sauvons la patrie, s'il se peut, mais a tout prix +conservons l'_ordre!_ En d'autres termes, plutot l'ennemi au dehors que +la justice au dedans! Et c'est ainsi qu'on ment aux peuples pour les +livrer comme un betail. En general, tant que la defense d'un peuple +envahi reste aux mains des gens _respectables_, vous pouvez predire a +coup sur qu'il est perdu, car ils trahissent." + +Il y a connexion entre liberte economique et liberte politique, de sorte +qu'a chaque nouvelle phase economique de la vie correspond une nouvelle +phase politique. Kropotkine l'a tres bien demontre. La monarchie absolue +dans la politique s'accorde avec le systeme de l'esclavage personnel et +du servage dans l'economie. Le systeme representatif en politique +correspond au systeme mercenaire. Toutefois, ils constituent deux +formes differentes d'un meme principe. Un nouveau mode de production ne +peut jamais s'accorder avec un ancien mode de consommation, et ne peut +non plus s'accorder des formes surannees de l'organisation politique. +Dans la societe ou la difference entre capitaliste et ouvrier disparait, +il n'y a pas de necessite d'un gouvernement: ce serait un anachronisme, +un obstacle. Des ouvriers libres demandent une organisation libre, et +celle-ci est incompatible avec la suprematie d'individus dans l'Etat. Le +systeme non capitaliste comprend en soi le systeme non gouvernemental. + +Les chemins suivis par les deux socialismes n'aboutissent pas au meme +point; non, ce sont des chemins paralleles qui ne se joindront jamais. + +Le socialisme parlementaire doit aboutir au socialisme de l'Etat. Les +socialistes parlementaires ne s'en apercoivent pas encore. En effet, les +social-democrates ont declare a Berlin que social-democratie et +socialisme d'Etat sont des "antitheses irreconciliables". Mais l'on +commence par les chemins de fer de l'Etat, les pharmacies de l'Etat, +assurance par l'Etat, etc., pour en arriver plus tard aux medicaments de +l'Etat, a la moralite de l'Etat, a l'education de l'Etat. Les +socialistes d'Etat ou socialistes parlementaires ne veulent PAS +L'ABOLITION de l'Etat, mais la centralisation de la production aux mains +du gouvernement, c'est-a-dire: l'Etat ORDONNATEUR GENERAL (_alregelaar_) +DANS L'INDUSTRIE. Ne cite-t-on pas Glasgow et son organisation communale +comme exemple de socialisme pratique? Emile Vandervelde, dans sa +brochure _Le Collectivisme_, signale le meme cas. Eh bien, si c'est la +le modele, les esperances de ce socialisme pratique ne sont pas fort +grandes. En effet, l'armee des sans-travail y est immense; la +population y vit entassee. Le meme auteur cite encore le mouvement +cooperatif en Belgique, a Bruxelles, a Gand, a Jolimont, et dit qu'on +pourrait l'appeler le collectivisme spontane. Tous ces echantillons +constituent des exemples plutot rebutants qu'attirants pour celui qui ne +s'arrete pas a la surface, mais veut penetrer jusqu'au fond les choses. +Partout ou fleurit le mouvement cooperatif, c'est au detriment du +socialisme, a moins que, comme a Gand, par exemple, l'on n'appelle les +cooperateurs des socialistes. La egalement ceux d'en bas regnent en +apparence, quand, en realite, ce sont ceux d'en haut, et la liberte +disparait comme dans les ateliers de l'Etat. + +Liebknecht, voyant le danger, a dit a Berlin[22]: + +"Croyez-vous qu'il ne serait pas tres agreable a la plupart des +fabricants de coton anglais que leur industrie passat aux mains de +l'Etat? Surtout en ce qui concerne les mines, l'Etat, dans un delai plus +ou moins rapproche, se verra force de les reprendre. Et chaque jour le +nombre des capitalistes prives qui resistent deviendra plus petit. Non +seulement toute l'industrie, mais egalement l'agriculture pourrait, avec +le temps, devenir propriete d'Etat; cela ne se trouve aucunement en +dehors des choses possibles, comme on l'a cru. Si, en Allemagne, on +prenait aux grands proprietaires (qui se plaignent toujours de ne +pouvoir exister) leurs terres au nom de l'Etat, en leur octroyant des +indemnites convenables et le droit de devenir, en un certain sens, des +satrapes de l'Etat (comme les satrapes de l'ancien royaume des Perses) +en qualite de chefs supremes des petits bourgeois et des travailleurs de +la campagne, pour diriger l'agriculture,--ne serait-ce pas une grande +amelioration pour les seigneurs et croyez-vous que cela ne soit venu +deja souvent a l'idee des plus intelligents parmi les nobles? Evidemment +ils s'empresseraient de consentir, car ils gagneraient aussi bien en +influence qu'en revenus; mais cela s'apercoit facilement au fond du +socialisme d'Etat. L'idee ne doit pas etre ecartee comme etant +completement du domaine des chimeres." + +Oh! quand la classe disparaissante des industriels et des proprietaires +s'apercevra que le socialisme est une issue excellente pour eux, afin de +faire reprendre par l'Etat, moyennant indemnite convenable, leur +succession a moitie en faillite, ils arriveront en rangs serres pour +embrasser le socialisme pratique. Nous voyons qu'Emile Vandervelde +declare deja que "la grande industrie doit etre le domaine du +collectivisme et c'est pourquoi le parti ouvrier demande et se borne a +demander l'_expropriation_ pour cause d'utilite publique des mines, des +carrieres, du sous-sol en general ainsi que des grands moyens de +production et de transport." Ainsi les petits peuvent se tranquilliser, +car "la petite industrie et le petit commerce constituent le domaine de +l'association libre" et les grands n'ont rien a craindre: si les +affaires marchent mal, ils seront contents de s'en defaire contre +indemnite. (Cf. _le Collectivisme_, p. 7.) Kautsky predit la meme chose +aux petits bourgeois, dont, avant tout, l'on ne peut perdre les voix aux +elections, quand il dit: "La transition a la societe socialiste n'a +aucunement comme condition l'expropriation de la petite industrie et des +petits paysans. Cette transition, non seulement ne leur prendra rien, +mais leur apportera au contraire certains profits." (_Das Erfurter +Programm in seinem grundsaetzlichen Theil erlaeutert von_ K. Kautsky, p. +150.) Ce danger, Liebknecht le voit parfaitement bien et la derniere +bataille n'est pas livree entre la social-democratie et le socialisme +d'Etat; mais il ne voit pas qu'il est impossible que le socialisme +parlementaire se contente de l'action parlementaire comme but +d'agitation, il doit avoir egalement un but positif--Liebknecht l'a +demontre a la reunion du parti a Saint-Gall--et s'engagera forcement +dans le sillage du socialisme d'Etat. A la reunion du parti a Berlin, +Bebel en avait assez et declara "qu'il n'etait aucunement d'accord avec +les theories de Liebknecht sur la signification du socialisme d'Etat". + +Quel galimatias dans la definition de l'Etat. Liebknecht appelle d'abord +le socialisme d'Etat "_eminent staatsbildend_" et plus loin il y voit +une "_staatsstuerzende Kraft_"[23]. Tantot l'on dit: "Nous, les +socialistes, nous voulons sauver l'Etat en le transformant et vous, qui +voulez conserver la societe anarchiste existante, vous ruinez l'Etat +actuel par la tactique que vous suivez"; et encore: "l'Etat actuel ne +peut se rajeunir qu'en conduisant le socialisme sur le chemin de la +legislation... La social-democratie constitue justement le parti sur +lequel l'Etat devrait s'appuyer tout d'abord, s'il y avait reellement +des hommes d'Etat au pouvoir". Quelle difference avec la parole fiere: +"Le socialisme n'est plus une question de theorie, mais simplement une +question brulante qu'on ne pourra resoudre au Parlement, mais dans la +rue, sur le champ de bataille!" Tantot Bebel tient "la reforme sociale +de la part de l'Etat pour excessivement importante", ensuite il lui +attribue une valeur ephemere. Une autre fois il considere la chute de la +societe bourgeoise "comme tres proche" et conseille fortement la +discussion des questions de principes et puis il est partisan de +reformes pratiques, parce que la societe bourgeoise est encore +solidement constituee et que "la discussion sur des questions de +principes ferait naitre l'idee que la transformation de la societe est +prochaine". On critique ceux qui, dans leur impatience, pensent que la +revolution est proche et pourtant Bebel et Engels ont deja fixe une +date, l'an 1898 notamment, comme l'annee du salut, l'annee de la +victoire, par la voie parlementaire, au moyen de l'urne electorale. +Est-ce la peut-etre le grand "_Kladderadatsch_" qu'il croit proche? + +Liebknecht parle meme de "l'enracinement (_hineinwachsen_) dans la +societe socialiste". Il croit maintenant qu'il est "possible d'arriver, +par la voie des reformes, a la solution de la question sociale". Est-ce +que l'Etat, l'Etat actuel, peut le faire? Marx et Engels se +trompaient-ils quand ils enseignaient "que l'Etat est l'organisation des +possedants pour l'asservissement des non-possedants"? Marx ne dit-il pas +avec raison "que l'Etat, pour abolir le pauperisme, doit s'abolir +lui-meme, car l'essence du mal git dans l'existence meme de l'Etat"! Et +Kautsky ne combattait-il pas Liebknecht lorsqu'il ecrivait dans la _Neue +Zeit_: + +"Le pouvoir politique proprement dit est le pouvoir organise d'une +classe pour en opprimer une autre. (_Manifeste communiste_.) +L'expression "Etat de classes" pour designer l'Etat existant, nous +parait mal choisie. Existe-t-il un autre Etat? On me cite "l'Etat +populaire (_Volksstaat_)", c'est-a-dire l'Etat conquis par le +proletariat. Mais celui-ci egalement sera un "Etat de classes". Le +proletariat dominera les autres classes. _Il existera une grande +difference en comparaison des Etats actuels_: l'interet de classe du +proletariat exige l'abolition de toute difference de classes. Le +proletariat ne pourra se servir de sa suprematie que pour ecarter, +aussi vite que possible, les bases d'une separation de classes, +c'est-a-dire que le proletariat s'emparera de l'Etat, non pour en faire +un Etat "vrai", mais pour l'abolir; non pour remplir le "veritable" but +de l'Etat, mais pour rendre l'Etat "sans but". + +Comparez cette citation avec celles de Liebknecht et de Bebel et vous +verrez qu'elles se contredisent absolument. L'une est l'essence du +socialisme d'Etat contre laquelle l'autre doit lutter. Il faut choisir +pourtant: _Ou_ nous travaillons--comme dit Bebel--a realiser tout ce qui +est possible sur le terrain des reformes et ameliorer autant que faire +se peut la situation des travailleurs, sur la base des conditions +sociales existantes; et ceci constitue la "_praktisch eintreten_ +(l'intervention pratique)" par laquelle la social-democratie allemande +obtient aux elections un si grand nombre de voix;--ou l'on part de +l'idee que, sur la base des conditions sociales existantes, la situation +des travailleurs ne peut etre amelioree. Choisit-on la premiere +hypothese, on prolonge les souffrances du proletariat, car toutes ces +reformes ne servent qu'a fortifier la societe existante. Et Bebel veut +quand meme reconnaitre, pour ne pas etre en contradiction avec Engels, +qu'en derniere instance il faut en arriver a l'abolition de l'Etat, "la +constitution d'une organisation de gouvernement qui ne soit autre chose +qu'un guide pour le commerce de production et d'echange, c'est-a-dire +une organisation qui n'a rien de commun avec l'Etat actuel". En somme, +pratiquement on travaille a consolider l'Etat actuel, et en principe on +accorde qu'il faut en arriver a l'abolition de l'Etat. Cela n'a ni rime +ni raison. + +Bebel dit au Parlement: "Je suis convaincu que, si l'evolution de la +societe actuelle se continue paisiblement, de telle facon qu'elle +puisse atteindre son plus haut point de developpement, il est possible +que la transformation de la societe actuelle en societe socialiste se +fasse egalement paisiblement et relativement vite; c'est ainsi que les +Francais, en 1870, devinrent republicains et se debarrasserent de +Napoleon, apres qu'il eut ete battu et fait prisonnier a Sedan." Quelle +autre signification peut-on donner a cette phrase que: Si tout se passe +paisiblement, tout se passe paisiblement? Nommons des hommes capables +pour remplir leurs fonctions--c'est le terme employe.--Comme si +c'etaient les hommes et non le systeme qui est defectueux. N'est-on pas +force de respirer de l'air vicie en entrant dans une chambre dont +l'atmosphere est viciee? C'est la meme chose que si l'on disait: Je suis +convaincu que, si les oiseaux ne s'envolent pas, nous les attraperons; +quand nous leur mettrons du sel sur la queue, nous les attraperons. +Quand ... mais voila justement ce qu'on ne fait pas. Et ces paroles sont +dangereuses car elles creent chez les travailleurs l'idee qu'en effet +tout peut se passer paisiblement et une fois cette idee ancree, le +caractere revolutionnaire disparait. Frohme, depute allemand, ne dit-il +pas que "_vernuenftigerweise_ (raisonnablement)" il ne peut venir a +l'idee de la social-democratie allemande de "vouloir abolir l'Etat"? Ne +lit-on pas dans le _Hamburger Echo_ du 15 novembre 1890: + +"Nous declarons franchement a M. le chancelier que nous lui denions le +droit de denoncer la social-democratie comme un parti menacant l'Etat. +Nous ne combattons pas l'Etat, mais les institutions de l'Etat et de la +societe qui ne s'accordent pas avec la veritable conception de l'Etat et +de la societe et avec sa mission. C'est nous, les social-democrates, qui +voulons eriger l'Etat dans toute sa grandeur et toute sa purete. Nous +defendons cela sans equivoque depuis plus d'un quart de siecle et M. le +chancelier von Caprivi devrait bien le savoir. La seulement ou regne la +veritable conception de l'Etat, existe le veritable amour de l'Etat." + +Quand nous entendons parler et lisons les definitions du "veritable +socialisme" de la "veritable conception de l'Etat", nous pensons +toujours au temps du "veritable christianisme". Il est regrettable que, +de meme qu'il y a eu vingt, cent veritables christianismes qui +s'excluaient et s'excommuniaient mutuellement, il existe actuellement +vingt et plus de veritables socialismes. Nous aurions du oublier depuis +longtemps ces betises, mais, helas! cela n'est pas. + +Non seulement l'Etat ne peut etre conserve, mais il se montrera a peine +sous sa veritable forme a l'avenement du socialisme. Non, cette action +possibiliste, opportuniste, reformiste-parlementariste ne sert a rien et +etouffe chez les travailleurs l'idee revolutionnaire que Marx tacha de +leur inculquer. + +Comme des enfants, nous attribuons, en politique, a des personnages et a +des partis corrompus ce qui, en realite, n'est que le produit de +situations generales profondes. Quelles garanties possedons-nous que ces +hommes de notre parti feront mieux que leurs devanciers? Sont-ils +invulnerables? Non. Les autres ont ete corrompus et les notres le seront +egalement, parce que l'homme est le produit des circonstances et subit +par consequent l'influence du milieu ou il vit. + +Engels a juge si severement l'action pratique dans les parlements, que +nous ne pouvons comprendre comment il en arrive a ratifier la tactique +du parti social-democrate allemand. Voila ce qu'il disait: "Une espece +de socialisme petit-bourgeois a ses representants dans le parti +social-democratique, meme en la fraction parlementaire; et d'une telle +maniere, que l'on reconnait, il est vrai, comme justes les principes du +socialisme moderne et le changement de tous les moyens de production en +propriete collective, mais que l'on ne croit a leur realisation possible +que dans un avenir eloigne, pratiquement indefinissable. C'est tout +simplement du replatrage social et, le cas echeant, on peut sympathiser +avec la tendance reactionnaire pour le soi-disant "relevement des +classes travailleuses". + +C'est ce que nous avons toujours affirme. L'abolition de la propriete +privee devient l'enseigne que l'on montre de loin et pendant ce temps on +s'occupe des revendications pratiques. Et il est triste de constater que +meme des hommes comme Liebknecht travaillent dans ce sens. Voici ce +qu'il affirmait lors du Congres international de Paris, en 1889: "Les +reformes pratiques, les reformes immediatement realisables et apportant +une utilite directe, se mettent a l'avant-plan et elles en ont d'autant +plus le droit qu'elles possedent une force de recrutement pour amener de +plus en plus la classe ouvriere dans le courant socialiste et frayer +ainsi la route au socialisme." C'est-a-dire les socialistes sont des +agents de recrutement! Que devient la phrase: "_Wer mit Feinden +parlamentelt, parlamentirt; wer parlamentirt, paktirt_"[24] + +De cette maniere l'on descend de plus en plus la pente ou entraine cette +facon d'agir et l'on arrive a formuler un programme agricole, comme +celui admis au Congres ouvrier de Marseille, en 1892, ou figurent +"l'abolition des droits de mutation pour les proprietes d'une valeur +moindre de 5000 francs" ainsi que "la revision du cadastre, et, en +attendant cette mesure generale, la revision en parcelles par les +communes". Un programme pareil a ete accepte egalement par le parti +ouvrier belge et le programme des social-democrates suisses a les memes +tendances. C'est ce qu'on appelle le socialisme petit-bourgeois. + +L'Etat a toujours ete l'instrument de force des oppresseurs contre les +opprimes. De la provient que "la classe ouvriere ne peut prendre +possession de la machine de l'Etat, afin de l'utiliser pour ses propres +besoins". Nous lisons dans l'avant-propos de l'adresse d'Engels de 1891: + +"D'apres la conception philosophique, l'Etat est la "realisation de +l'idee" du royaume de Dieu sur terre, le domaine ou l'eternelle verite +et l'eternelle justice se realisent ou doivent se realiser. Il en +resulte une veneration superstitieuse pour l'Etat et pour tout ce qui +est en rapport avec lui, qui se manifeste d'autant plus aisement qu'on +s'est habitue, des l'enfance, a la supposition que les affaires et les +interets communs de toute la societe ne peuvent etre soignes autrement +qu'ils l'ont ete jusqu'ici, c'est-a-dire par l'Etat et ses employes bien +remuneres. Et l'on croit avoir fait un grand pas en avant lorsqu'on +s'est affranchi de la croyance en la monarchie hereditaire et que l'on +ne se reclame que de la republique democratique. En realite l'Etat n'est +autre chose qu'un instrument d'oppression d'une classe sur l'autre, et +non moins sous la republique democratique que sous la monarchie; et en +tout cas c'est un mal que, dans la lutte pour la suprematie des classes, +ne pourra eviter le proletariat triomphant, pas plus que la Commune n'a +pu le faire; tout au plus en emoussera-t-on aussi vite que possible les +angles les plus saillants jusqu'au moment ou une generation future, +elevee dans des conditions sociales nouvelles et libres, sera assez +puissante pour se debarrasser du fatras de l'Etat." + +Engels ecrit dans le meme sens en plusieurs de ses livres scientifiques +et nous croyons rendre service a nos lecteurs en citant ces extraits. +Dans son importante brochure: _Ursprung der Familie, des +Privateigenthums und des Staates_[25], pp. 139-140, il dit: + +"L'Etat n'existe donc pas de toute eternite. Il y a eu des societes qui +existaient sans Etat, ignorant completement l'Etat et le pouvoir de +l'Etat. A un certain degre de developpement economique, lie +necessairement a la separation en classes de la societe, l'Etat, par +suite de cette division, devint une necessite. Nous approchons +maintenant avec rapidite d'un degre de developpement dans la production +ou l'existence de ces classes a non seulement cesse d'etre une +necessite, mais constitue un obstacle positif a la production. Ces +classes disparaitront ineluctablement de la meme maniere qu'elles sont +nees jadis. Avec elles disparaitra egalement l'Etat. La societe +organisera de nouveau la production sur les bases de l'association libre +et egale des producteurs et releguera la machine de l'Etat a la place +qui lui convient: le musee archeologique, a cote du rouet et de la hache +de bronze." + +C'est le developpement de l'Etat dans les classes et cette maniere de +voir est partagee par les anarchistes. Dans son autre brochure: +_Duehring's Umwalzung der Wissenschaft_, pp. 267-268, il dit: + +"L'Etat etait le representant officiel de toute la societe, sa +personnification en un corps visible, mais seulement en tant qu'il etait +l'Etat, de la classe qui representait elle-meme, pour lui, toute la +societe. Lorsqu'il devient reellement le representant de toute la +societe, _il devient superflu_. Des qu'il n'y a plus de classes +sociales a opprimer, des que disparaissent la suprematie des classes et +la lutte pour la vie, avec ses antagonismes et ses extravagances +resultant de l'anarchie dominant la production, il n'y a plus rien a +reprimer, rien ne reclamant des mesures d'oppression. Le premier acte +pose par l'Etat representant en realite toute la societe,--la prise de +possession des moyens de production au nom de la societe,--est en meme +temps le dernier acte pose en sa qualite d'Etat. L'intrusion d'un +pouvoir d'Etat dans les situations sociales devient superflue +successivement sous tous les rapports et disparait d'elle-meme. Au lieu +d'un gouvernement de personnes surgit un gouvernement d'affaires reglant +la production. L'Etat n'est "pas aboli", il se meurt. C'est a ce point +de vue-la que doit etre considere "l'Etat libre populaire", aussi bien +apres son droit d'agitation temporaire qu'apres sa finale insuffisance +scientifique, ainsi que la revendication soi-disant anarchiste affirmant +qu'a un certain moment l'Etat sera aboli." + +Il est curieux de constater qu'Engels, qui combat les anarchistes, est +lui-meme anarchiste dans sa conception du role de l'Etat. Sa pensee est +anarchiste, mais par les liens du passe il se trouve attache a la +social-democratie allemande. + +La nouvelle edition de quelques etudes, _Internationales aus dem +Volksstaat_ (1871-1875), comprend un avant-propos d'Engels dans lequel +il dit que dans ces etudes il s'est toujours a dessein appele communiste +et quoiqu'il accepte la denomination de social-democrate, il la trouve +hors de propos pour un parti "dont le programme economique est non +seulement completement socialiste, mais directement communiste, et dont +le but politique final est la disparition de l'Etat, donc egalement de +la democratie". + +Quelle difference y a-t-il avec l'opinion de Kropotkine lorsqu'il dit +dans son _Etude sur la revolution_: + +"L'abolition de l'Etat, voila la tache qui s'impose au revolutionnaire, +a celui du moins qui a l'audace de la pensee, sans laquelle on ne fait +pas de revolutions. En cela, il a contre lui toutes les traditions de la +bourgeoisie. Mais il a pour lui toute l'evolution de l'humanite qui nous +impose a ce moment historique de nous affranchir d'une forme de +groupement, rendue, peut-etre, necessaire par l'ignorance des temps +passes, mais devenue hostile desormais a tout progres ulterieur." + +Du reste on s'apercoit a quel degre l'on veut masquer cette evolution en +combattant ceux qui l'ont denoncee. Quoique l'ancienne Internationale +eut ecrit dans ses statuts que "la lutte economique doit primer la lutte +politique", les soi-disant marxistes proclament qu'il faut s'emparer du +pouvoir politique pour triompher dans la lutte economique. Et _la +Revolte_ avait raison lorsqu'elle ecrivait a ce propos[26]: "C'etait +mentir au principe de l'Internationale. C'etait dire aux fondateurs de +l'Internationale et surtout a Marx, qu'ils etaient des imbeciles en +proclamant la preeminence de la lutte economique sur les luttes +politiques. Que pouvaient gagner les meneurs bourgeois dans les luttes +economiques? Une augmentation de salaires? Mais ils ne sont pas +salaries. Une diminution des heures de travail? Mais ils travaillent +deja chez eux, comme litterateurs ou comme fabricants! Ils ne pouvaient +profiter que de la lutte politique. Ils cherchaient a y pousser les +travailleurs. Les prejuges des travailleurs aidant, ils y reussirent." +Et ailleurs: "En effet, l'idee des marxistes est d'empecher les +travailleurs de s'occuper de lutte economique. La lutte economique, +c'est bon pour des reveurs comme Marx et Bakounine. En gens pratiques, +ils s'occuperont de votes. Ils feront des alliances, les uns avec les +conservateurs, les autres avec Guillaume II, et ils pousseront les leurs +au parlement. C'est l'article premier, le point essentiel de la bible +marxiste." + +Il parait meme qu'on s'abstient de parler du role de l'Etat; il en +resulte que generalement on evite l'ecueil par quelques phrases +generales, sans approfondir aucunement la question. Ce fut encore +Kropotkine qui traita le probleme au veritable point de vue dans son +_Etude sur la Revolution_: + +"Les bourgeois savaient ce qu'ils voulaient; ils y avaient pense depuis +longtemps. Pendant de longues annees, ils avaient nourri un ideal de +gouvernement et quand le peuple se souleva, ils le firent travailler a +la realisation de leur ideal, en lui accordant quelques concessions +secondaires sur certains points, tels que l'abolition des droits feodaux +ou l'egalite devant la loi. Sans s'embrouiller dans les details, les +bourgeois avaient etabli, bien avant la revolution, les grandes lignes +de l'avenir. Pouvons-nous en dire autant des travailleurs? +Malheureusement non. Dans tout le socialisme moderne et surtout dans sa +fraction moderee, nous voyons une tendance prononcee a ne pas +approfondir les principes de la societe que l'on voudrait degager de la +revolution. Cela se comprend. Pour les moderes, parler revolution c'est +deja se compromettre et ils entrevoient que s'ils tracaient devant les +travailleurs un simple plan de reformes, ils perdraient leurs plus +ardents partisans. Aussi preferent-ils traiter avec mepris ceux qui +parlent de societe future ou cherchent a preciser l'oeuvre de la +revolution. On verra cela plus tard, on choisira les meilleurs hommes et +ceux-ci feront tout pour le mieux! Voila leur reponse. Et quant aux +anarchistes, la crainte de se voir divises sur des questions de societe +future et de paralyser l'elan revolutionnaire, opere dans un meme sens; +on prefere generalement, entre travailleurs, renvoyer a plus tard les +discussions que l'on nomme (a tort, bien entendu) theoriques, et l'on +oublie que peut-etre dans un an ou deux on sera appele a donner son avis +sur toutes les questions de l'organisation de la societe, depuis le +fonctionnement des fours a pains jusqu'a celui des ecoles ou de la +defense du territoire--et que l'on n'aura meme pas devant soi les +modeles de l'antiquite dont s'inspiraient les revolutionnaires bourgeois +du siecle passe." + +Il est vrai que c'est peine inutile de chercher a greffer des idees de +liberte et de justice sur des coutumes surannees, decrepites. Vouloir +elever un monument sur des fondations pourries n'est certes pas oeuvre +d'un bon architecte. Herbert Spencer, a ce point de vue dit avec raison: +"Les briques d'une maison ne peuvent etre utilisees d'une maniere +quelconque qu'apres la demolition de cette maison. Si les briques sont +jointes avec du mortier, il est tres difficile de detruire leur +assemblage. Et si le mortier est seculaire, la destruction de la masse +compacte presentera de si grandes difficultes qu'une reconstruction avec +des materiaux neufs sera plus economique qu'avec les vieux." + +Beaucoup ne saisissent pas la correlation existant entre le pouvoir et +la propriete. Ce sont la les deux colonnes fondamentales d'un meme +batiment, la societe actuelle, or celui qui veut renverser l'une et +laisser l'autre debout, ne fait que de la demi-besogne. En fait on n'a +jamais ose se heurter a la machine de l'Etat; on la reprit simplement +sans comprendre que l'on introduisait dans ses propres remparts le +cheval de Troie. Moritz Rittinghausen, dont l'ouvrage, _La Legislation +directe par le Peuple_, merite d'etre lu, mit le doigt sur la plaie +lorsqu'il ecrivit: + +"Si vous vous trompez dans les moyens d'application, dans la question +gouvernementale, votre revolution sera bientot la proie des partis du +passe, eussiez-vous les idees les plus saines, les plus justes en +science sociale. Mieux vaudrait, nous n'hesitons pas a le dire, mieux +vaudrait bien comprendre la nature, l'essence du gouvernement +democratique, sans se soucier beaucoup des reformes que ce gouvernement +doit, du reste, necessairement amener." + +Ici s'applique cette verite du Nouveau Testament: "Personne ne met du +vin nouveau dans de vieilles outres; sinon les outres crevent, le vin +s'ecoule et les outres sont perdues; mais on met le vin nouveau dans des +outres neuves pour conserver les deux ensemble." L'oubli de ce principe +fondamental a amene deja beaucoup de maux dans le monde, car toujours on +a voulu ciseler la nouvelle revolution sur le modele de vieilles +devancieres: + +"Quand nous jetons un coup d'oeil sur la masse des revolutionnaires, +marxistes, possibilistes, blanquistes et meme bourgeois--car tous se +retrouveront dans la revolution qui germe en ce moment; quand nous +voyons que les memes partis (qui repondent, chacun a certaines manieres +de penser, et non a des querelles personnelles, ainsi qu'on l'affirme +quelquefois) se retrouvent dans chaque nation, sous d'autres noms, mais +avec les memes traits distinctifs; et quand nous analysons leurs fonds +d'idees, leurs buts et leurs procedes--nous constatons avec effroi que +tous ont le regard tourne vers le passe; qu'aucun n'ose envisager +l'avenir et que chacun de ces partis n'a qu'une idee: faire revivre +Louis Blanc ou Blanqui, Robespierre ou Marat, plus puissants comme force +de gouvernement, mais tout aussi impuissants d'accoucher d'une seule +idee capable de revolutionner le monde." + +L'on doit bien se convaincre que toutes les revolutions n'ont servi qu'a +fortifier et accroitre la suprematie et la puissance de la bourgeoisie. +Aussi longtemps que l'Etat, base sur la loi, existe et developpe de plus +en plus ses fonctions, aussi longtemps que l'on continuera a travailler +dans cette voie, aussi longtemps nous serons esclaves. Si, dans la +revolution prochaine, le peuple ne se rend pas compte de sa mission, qui +consiste a abolir l'Etat avec tous ses codes et a empecher surtout son +enracinement dans la societe socialiste, tout le sang qui sera verse le +sera inutilement et tous les sacrifices de la masse--car c'est elle qui +fit toujours les plus grands sacrifices, quoiqu'on n'en parle jamais--ne +serviront qu'a elever quelques ambitieux qui ne recherchent que +l'application de l'"Ote-toi de la que je m'y mette". Nous n'avons cure +d'un changement de personnalites; nous voulons le changement complet de +l'organisation sociale que nous subissons. De plus en plus sera prouvee +la verite que "l'avenir n'appartient plus au gouvernement des hommes, +mais au gouvernement des affaires" (Aug. Comte). Il est indubitable que +la decision sur le meilleur systeme dependra de la demande: Quel systeme +permet le plus d'expansion de liberte et de spontaneite? Car si la +liberte de vivre a sa guise doit etre sacrifiee, une des plus grandes +caracteristiques de la nature humaine, l'individualite, disparaitra. + +A ce point de vue tous pourraient marcher d'accord, Engels aussi bien +que les anarchistes, si l'on ne se laissait arreter par des mots. Mais, +ce qui s'allie se reunira quand meme malgre les separations et quant a +ce qui est oppose, on parvient parfois a l'accorder artificiellement et +pour quelque temps, mais cela finit toujours par se desagreger. C'est ce +qui nous console et nous fait esperer malgre toutes les controverses et +divisions qui s'elevent entre des personnes qui, en somme, devraient +s'entendre. + +Considerons encore la question de savoir si des socialistes +revolutionnaires et des anarchistes communistes peuvent marcher +ensemble. Nous nous en tenons aux termes employes habituellement, +quoique nous estimions que communisme et anarchisme sont des conceptions +qui s'excluent l'une l'autre. Kropotkine, au contraire, dit dans son +beau livre _La Conquete du pain_, p. 31, que "l'anarchie mene au +communisme et le communisme a l'anarchie, l'un et l'autre n'etant que +l'expression de la tendance predominante des societes modernes a la +recherche de l'egalite". Il m'a ete impossible d'etablir l'argumentation +necessaire. Qu'il appelle "le communisme anarchiste le communisme sans +gouvernement, celui des hommes libres", et considere ceci comme "la +synthese des deux buts poursuivis par l'humanite a travers les ages: la +liberte economique et la liberte politique", on y trouvera facilement a +redire, mais une explication plus complete aurait ete desirable. + +Les anarchistes proprement dits sont de purs individualistes, qui +acceptent meme la propriete privee et n'excluent ni la production +individuelle ni l'echange. De la provient que des hommes comme Benjamin +Tucker[27] et d'autres ne considerent pas Kropotkine et Most comme +anarchistes. Pour cette raison nous ferons peut-etre mieux de parler +dorenavant de _communistes revolutionnaires_. Ni les socialistes +revolutionnaires ni les anarchistes communistes n'y trouveront a redire. + +Sur cette question nous ferons de nouveau une enquete, guide par des +hommes qu'apprecient leurs co-religionnaires. + +Existe-t-il une divergence de principes entre le socialisme et +l'anarchie? + +Le parti social-democratique allemand, a la reunion de Saint-Gall, vota +la resolution suivante: + +"La reunion du parti declare que la theorie anarchiste de la societe, en +tant qu'elle poursuit l'autonomie absolue de l'individu, est +anti-socialiste; qu'elle n'est autre chose qu'une forme partielle des +principes du liberalisme bourgeois, quoiqu'elle parte des points de vue +socialistes dans sa critique de l'ordre social existant. Elle est +surtout incompatible avec la revendication socialiste de la +socialisation des moyens de production et du reglement social de la +production, et finit dans une contradiction insoluble, a moins que la +production ne soit reportee a la petite echelle de la main-d'oeuvre. + +"La religion anarchiste et la recommandation exclusive de la politique +de violence se basent sur une conception erronee du role joue pas la +violence dans l'histoire des peuples. + +"La violence est aussi bien un facteur reactionnaire qu'un facteur +revolutionnaire, plus reactionnaire meme que revolutionnaire. La +tactique de la violence individuelle n'atteint pas le but et est +nuisible et condamnable en tant qu'elle offense les sentiments de +justice de la masse! + +"Nous rendons les persecuteurs responsables des actes de violence +commis individuellement par des personnes poursuivies d'une maniere +excessive, et nous interpretons le penchant vers ces actes comme un +phenomene ayant existe de tout temps en de pareilles situations et que +des mouchards payes par la police emploient actuellement contre la +classe ouvriere au profit de la reaction." + +Liebknecht, qui prit la parole comme referendaire, distingua trois +sortes d'anarchistes: 1 deg. des agents provocateurs; 2 deg. des criminels de +droit commun qui entourent leur crime d'un voile anarchiste; 3 deg. les +soi-disant defenseurs de la propagande par le fait qui veulent amener ou +faire une revolution par des actes individuels. + +Apres avoir demontre la necessite d'_agiter_, d'_organiser_ et +d'_etudier_--gradation qui s'eteint comme une chandelle, comme s'il +etait possible d'agiter et d'organiser sans etudes prealables, +c'est-a-dire sans savoir pourquoi l'on agite et organise, la serie des +termes exige: et se revolutionnariser, mais le Liebknecht d'aujourd'hui +a craint pour ce mot--il exprime de la maniere suivante la difference +entre socialisme et anarchie: + +"Le socialisme concentre les forces, l'anarchie les separe et est par +consequent politiquement et economiquement impuissante; elle ne +s'accorde pas plus de l'action revolutionnaire que de la grande +production moderne." Et il trouve que l'anarchisme est et restera +antirevolutionnaire. + +Nous croyons la question resolue inexactement ainsi. Dans une +demonstration scientifique on n'avance guere d'un pas vers la solution +avec de grandes phrases. Qu'on pose d'abord la question: Un anarchiste +est-il socialiste, oui ou non? Et ceci, d'apres nous, ne se demande meme +pas. Quel est, en somme, le noyau, la quintessence du socialisme? La +reconnaissance ou la non-reconnaissance de la propriete privee. + +Il y a peu de temps parut le premier numero d'une publication faite pour +la propagande socialiste-anarchiste-revolutionnaire, intitulee: +_Necessite et bases d'une entente_, par Merlino; l'auteur y dit: "Nous +sommes avant tout socialistes, c'est-a-dire que nous voulons detruire la +cause de toutes les iniquites, de toutes les exploitations, de toutes +les miseres et de tous les crimes: la propriete individuelle." + +C'est-a-dire que, anarchistes et socialistes, ont le meme ennemi: la +propriete privee. De meme Adolphe Fischer, un de ceux qui furent pendus +a Chicago, declara categoriquement: + +"Beaucoup voudraient savoir evidemment quelle est la correlation entre +anarchisme et socialisme et si ces deux doctrines ont quelque chose de +commun. Plusieurs croient qu'un anarchiste ne peut etre socialiste, ni +un socialiste etre anarchiste et reciproquement. C'est inexact. La +philosophie du socialisme est une philosophie generale et comprend +plusieurs doctrines subordonnees distinctes. A titre d'explication, nous +voulons citer le terme "christianisme". Il existe des catholiques, des +lutheriens, des methodistes, des anabaptistes, des membres d'Eglises +independantes et diverses autres sectes religieuses et tous +s'intitulent: chretiens. Quoique tout catholique soit chretien, il +serait inexact de dire que tout chretien croit au catholicisme. Webster +precise le socialisme comme suit: "Un reglement plus ordonne, plus juste +et plus harmonieux des affaires sociales." C'est le but de l'anarchisme; +l'anarchisme cherche une meilleure forme pour la societe. Donc, tout +anarchiste est socialiste, mais tout socialiste n'est pas necessairement +un anarchiste. Les anarchistes, a leur tour, sont divises en deux +fractions: les anarchistes communistes et les anarchistes s'inspirant +des idees de Proudhon. L'Association ouvriere internationale est +l'organisation representant les anarchistes communistes. Politiquement +nous sommes des anarchistes et economiquement des communistes ou +socialistes. En fait d'organisation politique, les communistes +anarchistes demandent l'abolition du pouvoir politique; nous denions a +une seule classe ou a un seul individu le droit de regner sur une autre +classe ou sur un seul individu. Nous pensons qu'il ne peut y avoir de +liberte aussi longtemps qu'un homme se trouve sous la domination d'un +autre, aussi longtemps que quelqu'un peut soumettre son semblable, sous +quelque forme que ce soit, et aussi longtemps que les moyens d'existence +sont monopolises par certaines classes ou certains individus. Quant a +l'organisation economique de la societe, nous sommes partisans de la +forme communiste ou methode cooperative de production." + +Nous pourrions citer encore beaucoup d'auteurs qui tous parlent dans le +meme sens. Il existe donc un point de depart commun pour les socialistes +et les anarchistes. + +En second lieu, Merlino voudrait une _organisation de la production_: +"Le principe fondamental de l'organisation de la production que chaque +individu doit travailler, doit se rendre utile a ses semblables, a moins +qu'il ne soit malade ou incapable ... ce principe que tout homme doit se +rendre utile par le travail a la societe, n'a pas besoin d'etre codifie: +il doit entrer dans les moeurs, inspirer l'opinion publique, devenir +pour ainsi dire une partie de la nature humaine. Ce sera la pierre sur +laquelle sera edifiee la nouvelle societe. Un arrangement quelconque +fonde sur ce principe ne produira pas d'injustices graves et durables, +tandis que la violation de ce principe ramenerait infailliblement et en +peu de temps l'humanite au regime actuel." + +Consequemment, nous sommes d'accord sur l'ABOLITION DE LA PROPRIETE +PRIVEE et L'ORGANISATION DE LA PRODUCTION. + +Voici le troisieme point: Merlino part de l'idee que "l'expropriation de +la bourgeoisie ne peut se faire que par la violence, par voies de fait. +Les ouvriers revoltes n'ont a demander a personne la permission de +s'emparer des usines, des ateliers, des magasins, des maisons et de s'y +installer. Seulement ce n'est la, a peine, qu'un commencement de la +prise de possession, un preliminaire: si chaque groupe d'ouvriers +s'etant empare d'une partie du capital ou de la richesse, voulait en +demeurer maitre absolu a l'exclusion des autres, si un groupe voulait +vivre de la richesse accaparee et se refusait a travailler et s'entendre +avec les autres pour l'organisation du travail, on aurait sous d'autres +noms et au benefice d'autres personnes, la continuation du regime +actuel. La prise de possession primitive ne peut donc qu'etre +provisoire: la richesse ne sera mise reellement en commun que quand tout +le monde se mettra a travailler, quand la production aura ete organisee +dans l'interet commun." + +Les socialistes furent toujours d'accord sur ce point, mais depuis que +le microbe parlementaire a exerce ses ravages parmi les socialistes, il +n'en est plus ainsi. + +A Erfurt, Liebknecht appela "la violence un facteur reactionnaire". +Comment est-il possible, lorsque Marx, son maitre, par lequel il jure, +dit si clairement dans son _Capital_: "La violence est l'accoucheuse de +toute vieille societe enceinte d'une nouvelle. La violence est un +facteur economique!" Il ecrit, en outre, dans les _Deutsch-franzoesischen +Jahrbuecher_, "L'arme de la critique ne peut remplacer la critique des +armes; la violence materielle ne peut etre abolie que par la violence +materielle; la theorie elle-meme devient violence materielle des qu'elle +conquiert la masse." Et si cela n'est pas encore assez explicite, que +dire de cette citation de Marx dans la _Neue Rheinische Zeitung_: "Il +n'y a qu'un seul moyen de diminuer, de simplifier, de concentrer les +souffrances mortellement criminelles de la societe actuelle, les +sanglantes souffrances de gestation de la societe nouvelle, c'est le +TERRORISME REVOLUTIONNAIRE". + +Engels ajoute dans _The Condition of the working class in England_: "La +seule solution possible est une revolution violente qui ne peut plus +tarder d'arriver. Il est trop tard pour esperer encore une solution +paisible. Les classes sont plus antagonistes que jamais, l'esprit de +revolte penetre l'ame des travailleurs, l'amertume s'accentue; les +escarmouches se concentrent en des combats plus importants, et bientot +une petite poussee suffira pour mettre tout en mouvement: alors +retentira dans le pays le cri: _Guerre aux palais, paix aux chaumieres_! +Et les riches arriveront trop tard pour arreter le courant." + +Marx et Engels reconnaissent donc la violence comme facteur +revolutionnaire, et nous avons vu que Liebknecht l'appelle un facteur +reactionnaire. N'est-il pas en complete opposition avec les deux +premiers? + +Alors, ce Marx etait un charlatan, un hableur revolutionnaire, un +_Maulheld_ pour employer un qualificatif en honneur parmi les militants +allemands. Il declare carrement et sans ambages que la violence est un +facteur revolutionnaire, et nulle part nous ne lisons qu'il se soit +eleve au point de vue superieur de quelques socialistes modernes, qui +qualifient la violence de facteur reactionnaire. + +Aucun revolutionnaire ne considerera la violence comme revolutionnaire +sous toutes les formes et dans toutes les circonstances. En ce cas, +toute emeute, toute resistance a la police devraient etre considerees +comme telle. Mais il est excessivement singulier de traiter d'actes +reactionnaires la prise de la Bastille et la lutte des travailleurs sur +les barricades en 1848 et 1871. + +Est-ce que, par hasard, un discours au Parlement constitue un acte +revolutionnaire? C'est possible, comme tout parait possible aujourd'hui; +on parle deja de revolutionnaires parlementaires; oui, l'on considere +les socialistes parlementaires comme les revolutionnaires par +excellence. Il y a certains socialistes qui, pour certains faits, +temoignent leur reconnaissance a la Couronne; il y en a meme, comme +Liebknecht et ses codeputes au Landtag saxon, qui jurent fidelite au +roi, a la maison royale et a la patrie; somme de s'expliquer, Liebknecht +repondit: "Quant a l'assertion du commissaire du gouvernement par +rapport au serment, je suis etonne que le president n'ait pas pris la +defense de mon parti; il est reconnu que nous avons une autre conception +de la religion, mais cela ne nous EXONERE PAS DE L'ENGAGEMENT PRIS EN +PRETANT SERMENT. Dans mon parti on respecte la parole donnee, et, comme +les socialistes democrates ont tenu parole, ils sauront tenir leur +serment." Consequemment, ils ont jure fidelite au roi et a sa maison: ce +sont des socialistes royalistes. Il y en a en Hollande qui se trouvent +sous le haut patronage du ministre, parce qu'ils appartiennent a la +fraction distinguee, comme Bebel et Vollmar, qui poursuit un autre etat +de choses au moyen de la legalite. + +Mais croient-ils donc reellement que la societe bourgeoise actuelle +aurait pu naitre de la societe feodale sans chasser les paysans de +leurs terres, sans les lois sanglantes contre les expropries, sans +l'abolition violente des anciennes conceptions de la propriete, et +pensent-ils que de la societe actuelle la societe socialiste naitra sans +revolutions violentes? Il est impossible d'etre naif a ce point-la, et +pourtant ils font croire au grand public des inepties pareilles. +Liebknecht a dit au Reichstag qu'il "est possible de resoudre la +question sociale par le moyen des reformes". Eh bien, le croit-il, oui +ou non? Si oui, il a renie completement le Liebknecht de jadis, qui +enseigna absolument le contraire. Si non, il en fait accroire au peuple +et mene les gens par le bout du nez. Il n'y a pas de milieu. + +Mais a quoi sert l'organisation des travailleurs, si ce n'est a en faire +une puissance a opposer a la puissance des possesseurs? Est-ce que cette +organisation est egalement un facteur reactionnaire? Si nous etions +convaincus d'etre assez forts, croyez-vous que nous supporterions un +jour de plus notre etat d'esclavage, de pauvrete et de misere? + +Ce serait un crime de le faire. + +La conviction de notre faiblesse, par manque d'organisation, est la +seule raison pour laquelle nous subissons l'etat de choses actuel. + +Les gouvernements le savent mieux que nous. Pourquoi chercheraient-ils +toujours a renforcer leur puissance? + +Les partis antagonistes s'organisent et chacun tache de pousser les +autres a une action prematuree afin d'en profiter. + +Tout depend en outre de la conception de l'Etat. Liebknecht et ses +co-antirevolutionnaires prennent une autre voie que Marx. Tandis que +celui-ci ecrivait: "L'Etat est impuissant pour abolir le pauperisme. +Pour autant que les Etats se sont occupes du pauperisme, ils se sont +arretes aux reglements de police, a la bienfaisance, etc. L'Etat ne peut +faire autrement. Pour abolir veritablement la misere, l'Etat doit +s'abolir lui-meme, car l'origine du mal git dans l'existence meme de +l'Etat, et non, comme le croient beaucoup de radicaux et de +revolutionnaires, dans une formule d'Etat definie, qu'ils proposent a la +place de l'Etat existant. L'existence de l'Etat et l'esclavage antiques +n'etaient pas plus profondement lies que l'Etat et la societe usuriere +modernes", Liebknecht croit qu'il y a necessite que l'on prenne soin du +pauvre, du petit, aussi longtemps qu'il vit et, a ce propos, il prononca +au Parlement les paroles suivantes, qui forment un contraste frappant +avec les idees de Marx: "Nous pensons que c'est un signe de peu de +civilisation que cette grande opposition entre riches et pauvres. Nous +pensons que la marche ascendante de la civilisation fera disparaitre peu +a peu cette opposition, et nous croyons que l'Etat, duquel nous avons la +plus haute conception quant au but qu'il doit atteindre, a la mission +civilisatrice d'abolir la distance entre pauvres et riches, et parce que +nous attribuons cette mission a l'Etat, nous acceptons, en principe, le +projet de loi presente." + +Donc, tandis que l'un croit que l'Etat doit d'abord etre aboli, avant de +pouvoir faire disparaitre l'antagonisme entre riches et pauvres, l'autre +est d'avis que l'Etat a pour mission d'abolir cet antagonisme. Ces deux +declarations sont en complete opposition, ainsi que la suivante: + +"Seulement par une legislation, non pas chretienne mais vraiment +humaine, civilisatrice, imbue de l'esprit socialiste, reglant les +rapports du travail et des travailleurs, s'occupant serieusement et +energiquement de la solution de la question ouvriere et donnant a +l'Etat son veritable emploi, vous pourrez ecarter le danger d'une +revolution... En un mot, vous n'eviterez la revolution qu'en prenant le +chemin des reformes, des reformes efficaces. Si vous votez la loi avec +les amendements que nous y avons proposes, pour en corriger les defauts, +vous aurez fait un grand pas dans la voie reformatrice. Par la vous ne +saperez pas le socialisme dans ses bases, mais vous lui aurez rendu +service, car cette loi est un temoignage en faveur de la verite de +l'idee socialiste." + +Le Dr Muller, apres avoir cite ces declarations, dit avec raison: "Un +replatrage genre socialisme d'Etat est donc un temoignage en faveur de +la verite de l'idee socialiste!" + +Voila ou l'on en est deja arrive ... et l'on entendra bien des choses +plus etonnantes. Sans le mouvement des soi-disant "Jeunes", le parti +social-democratique allemand serait embourbe encore plus profondement +dans la vase. + +Que l'on craigne l'accroissement du parlementarisme qui subordonne la +lutte economique a la lutte politique, cela ressort clairement des +questions portees a l'ordre du jour du Congres international de Zurich. +Le parti social-democratique suisse disait dans sa proposition que "le +parlementarisme, la ou son pouvoir est illimite, conduit a la corruption +et a la duperie du peuple". Les Americains affirmaient qu'il fallait +veiller a ce que le parti social-democratique conservat fidelement son +caractere revolutionnaire et qu'on ne doit pas imiter le systeme moderne +des detenteurs du pouvoir. + +On s'apercoit clairement que le parlementarisme n'offre pas les +garanties suffisantes pour conserver au socialisme son caractere +revolutionnaire. Chaque fois que la social-democratie sera sur +le point de sombrer sur les recifs du parlementarisme, les +anarchistes-communistes pousseront un cri d'alarme. Et cela nous viendra +a propos. + +Nous croyons qu'anarchistes et socialistes revolutionnaires peuvent +accepter sans arriere-pensee la formule suivante a laquelle les +anarchistes, reunis a Zurich, ont declare n'y trouver rien a redire: + +"Tous ceux qui reconnaissent que la propriete privee est l'origine de +tous les maux et croient que l'affranchissement de la classe ouvriere +n'est possible que par l'abolition de la propriete privee; + +Tous ceux qui reconnaissent qu'une organisation de la production doit +avoir pour point de depart l'obligation de travailler pour avoir un +droit de quote-part aux produits resultant du travail en commun; + +Tous ceux qui acceptent que l'expropriation de la bourgeoisie doit etre +poursuivie par tous les moyens possibles, soit legaux, soit illegaux, +soit paisibles, soit violents; + +Peuvent cooperer au renversement de la societe moderne et a la creation +d'une nouvelle." + +Au lieu d'etre des antitheses incompatibles, le socialisme +revolutionnaire et l'anarchisme peuvent donc cooperer. Nous sommes +d'accord avec Teistler lorsqu'il ecrit dans sa brochure: _Le +Parlementarisme et la classe ouvriere_ (n deg. 1 de la bibliotheque +socialiste de Berlin): + +"La classe ouvriere n'obtiendra jamais rien par la voie +politico-parlementaire. Etant une couche sociale opprimee, elle +n'exercera aucune influence tant que la domination de classes existera. +Et le proletariat possedera depuis longtemps la suprematie economique +quand sera brisee la force politique de la bourgeoisie. Inutile donc de +compter qu'il influence la legislation. D'ailleurs, la puissance +politique ne saurait jamais atteindre le but economique poursuivi par +les travailleurs. Car voici comment les choses se passeront en realite: +Des que le proletariat aura aboli la forme de production, l'echafaudage +politique de l'Etat de classes s'effondrera. Mais l'organisation +politique entiere ne peut etre modifiee par une action politique. +Comment, par exemple, par voie parlementaire, ecarter ou rendre sans +effet la loi des salaires? La supposition meme est absurde! La +legislation economique entiere n'est que la sanction, la codification de +situations existantes et de choses exercees pratiquement. Seulement +quand ils auront deja acquis un resultat pratique ou quand ce sera dans +l'interet des classes dominantes, les travailleurs obtiendront quelque +chose par la voie parlementaire. En tous cas, le mouvement social +constitue la force motrice. C'est pourquoi il est inexcusable de vouloir +pousser les travailleurs, du terrain economique sur le terrain purement +politique". + +Les socialistes revolutionnaires, avec les anarchistes-communistes si +possible, doivent diriger la lutte des classes, organiser les masses et +utiliser les greves comme leur moyen de pouvoir politique, au lieu +d'user leurs forces dans la lutte politique. Laissons la politique aux +politiciens. + +Aussi longtemps qu'existera la puissance du capital, aussi longtemps +egalement le parlementarisme sera un moyen employe par les possesseurs +contre les non-possesseurs. Et le capitalisme se montre jusque dans le +parti social-democratique. Nous pourrions en donner nombre d'exemples. +Nous pourrions citer la cooperative modele des socialistes gantois, ou +regne la tyrannie et ou la liberte de la critique est etouffee, oui, +punie de la privation de travail! Et la meme crainte qui empeche les +ouvriers d'une fabrique, menaces de perdre leur gagne-pain, de temoigner +la verite contre leur patron, ou qui fait meme signer une piece dans +laquelle, a l'encontre de la verite, ils protestent contre une attaque +envers le fabricant, cette meme crainte empeche la-bas les socialistes +de confirmer la verite que je proclame, moi, parce que je suis +independant. + +Regardez les pays de suffrage universel comme l'Allemagne et la France. +Le sort de l'ouvrier y est-il meilleur? Voyez les Etats-Unis; les +elections y sont la plus grande source de corruption sous la +toute-puissance du capitalisme. Un de ces chefs electoraux qui, par la +masse d'argent qu'il recevait, a fait elire les deux derniers +presidents, Harrison et le respectable (?) Cleveland, fut denonce +dernierement et condamne a quelques annees de prison. En fait, les +Etats-Unis sont gouvernes par ces tripoteurs a la solde des banquiers et +ce sont ceux-la qui indiquent la politique a suivre. + +Et nous ne pourrions condamner le pauvre diable qui prefere accepter +quelques francs pour son vote plutot que de souffrir la faim avec femme +et enfants. C'est la chose la plus naturelle du monde. Qu'un autre lui +donne un peu plus, il deviendra clerical, liberal ou socialiste +convaincu. Il est pousse par la faim et dans ce cas nous n'avons pas le +courage de le condamner. + +A ce sujet, la remarque de Henry George est tres juste: "Le millionnaire +soutient toujours le parti au pouvoir, quelque corrompu qu'il soit. Il +ne s'efforce jamais de creer des reformes, car instinctivement il craint +les changements. Jamais il ne combat de mauvais gouvernements. S'il est +menace par ceux qui possedent le pouvoir politique, il ne se remue pas, +il ne fait pas d'appel au peuple, mais il corrompt cette force par +l'argent. En realite, la politique est devenue une affaire commerciale +et pas autre chose. N'est-il pas vrai "qu'une societe, composee de gens +excessivement riches et de gens excessivement pauvres, devient une proie +facile pour ceux qui cherchent a s'emparer du pouvoir"? + +Eh bien, si cela est vrai, nous sommes convaincus que la lutte politique +ne nous aide pas, ne saurait nous aider. Car, pendant ce temps, +l'evolution economique va a la derive. Une forme democratique et un +mauvais gouvernement peuvent marcher de pair. La base de tout probleme +politique est la question sociale et ceux qui tendent a s'emparer du +pouvoir politique n'attaquent pas le mal a sa source vitale. + +Nous devons _bien_ voter et si le parlementarisme n'a rien produit +jusqu'ici, c'est parce que nous avons vote _mal_. Tachez d'avoir des +hommes capables de remplir leur mission, crient les charlatans +politiques.--Parfaitement, repetons-nous, attrapons les oiseaux en leur +mettant du sel sur la queue. + +Les collectivistes ont lieu d'etre satisfaits de la marche des +evenements. Emile Vandervelde dit dans sa brochure precitee: "A ne +considerer que l'etat pecuniaire, la force motrice des deux systemes +serait sensiblement equivalente. Mais il faut tenir compte, en faveur de +la solution collectiviste, d'un facteur moral dont l'influence ira +toujours grandissant: au lieu d'etre les subordonnes d'une societe +anonyme, ceux qui dirigent actuellement l'armee industrielle +deviendraient des hommes publics, investis par les travailleurs +eux-memes d'un mandat de confiance." + +Mais il oublie d'ajouter que, d'apres sa conception, les ouvriers seront +tous "les subordonnes d'une grande societe anonyme", l'Etat notamment, +c'est-a-dire qu'il n'y aura pas beaucoup de progres. Tachons de ne pas +avoir un changement de tyrannie au lieu de son abolition, et par le +collectivisme on n'arrivera qu'a transformer le patronat et non a le +supprimer. Un Etat pareil sera infiniment plus tyrannique que l'Etat +actuel. + +Platon, dans sa _Republique_, fait la reflexion suivante: + +"Pour cette raison les bons refusent de gouverner pour l'argent ou +l'honneur; car ils ne veulent pas avoir la reputation d'etre des +mercenaires ou des voleurs, en acceptant publiquement ou en +s'appropriant secretement de l'argent; ils ne tiennent pas non plus aux +honneurs. Par la force et les amendes on doit les contraindre a accepter +le pouvoir et on trouve scandaleuse la conduite de celui qui recherche +une position gouvernementale et n'attend pas jusqu'a ce qu'il soit force +de l'accepter. Actuellement la plus grande penitence pour ceux qui ne +veulent pas gouverner eux-memes, est qu'ils deviennent les subordonnes +de moins bons qu'eux, et c'est pour eviter cela, je crois, que les bons +prennent le gouvernement en mains. Mais alors ils ne l'acceptent pas +comme une chose qui leur fera beaucoup de plaisir, mais comme une chose +inevitable qu'ils ne peuvent laisser a d'autres. Pour cette raison je +pense que si jamais il devait exister un Etat exclusivement compose +d'hommes bons, on chercherait autant a ne pas gouverner qu'on cherche +actuellement a gouverner; et qu'il serait prouve que le veritable +gouvernement ne recherche pas son propre interet mais celui de ses +subordonnes et que, par consequent, tout homme sense prefere se trouver +sous la direction des autres que de se charger lui-meme du pouvoir." + +Ce qui prouve que Platon avait aussi des tendances anarchistes. + +Actuellement, on dit souvent: Quoi qu'il arrive, nous devrons quand +meme franchir l'etape de l'Etat socialiste des social-democrates, pour +arriver a une societe meilleure. Nous ne disons pas non. Mais si cela +devrait etre vrai, nous aurions encore beaucoup et longtemps a +batailler. Si les symptomes actuels ne nous induisent pas en erreur, +nous voyons deja la petite bourgeoisie, alliee a l'aristocratie des +travailleurs, se preparer a reprendre le pouvoir des mains de ceux qui +gouvernent aujourd'hui. Ce sera la dictature du quatrieme Etat derriere +lequel s'en est deja forme un cinquieme. Et n'allez pas croire que ce +cinquieme Etat sera plus heureux sous la domination du quatrieme que +celui-ci ne l'est sous la domination du troisieme. A en juger par +quelques faits recents, nous pouvons avoir a ce sujet des apprehensions +parfaitement justifiees. Que reste-t-il de la liberte de penser dans le +parti officiel social-democrate allemand? La discipline du parti est +devenue une tyrannie et malheur a celui qui s'oppose a la direction du +parti: sans pitie il est execute. Quelle liberte y a-t-il dans les +cooperatives tant pronees de la Belgique? Nous pourrions citer des faits +prouvant qu'une telle liberte est un despotisme pire que celui exerce +aujourd'hui[28]. En tout cas, le cinquieme Etat aura la meme lutte a +soutenir et il faudra un effort enorme pour l'affranchir de la +domination du quatrieme Etat. Et s'il se produit encore une domination +du cinquieme Etat au detriment du sixieme, etc., combien longues +seront alors les souffrances du proletariat? Une fois un Etat +social-democratique constitue, il ne sera pas facile de l'abolir et il +est bien possible qu'il soit moins difficile de l'empecher de se +developper a sa naissance que de l'aneantir lorsqu'il sera constitue. On +ne peut supposer que le peuple, apres avoir epuise ses forces dans la +lutte homerique contre la bourgeoisie, sera immediatement pret a lutter +contre l'Etat bureaucratique des social-democrates. Si nous arrivons +jamais a cet Etat-la nous serons pendant longtemps accables par ses +benedictions. De la revolution chretienne au commencement de notre +ere--qui etait d'abord egalement a tendance communiste--nous sommes +tombes aux mains du despotisme clerical et feodal et nous le subissons +actuellement a peu pres depuis vingt siecles. + +Si cela peut etre evite, employons-y nos efforts. Liebknecht croyait a +Berlin que le socialisme d'Etat et la social-democratie n'avaient plus +que la derniere bataille a livrer: "Plus le capitalisme marche a sa +ruine, s'emiette et se dissout, plus la societe bourgeoise s'apercoit +que finalement elle ne peut se defendre contre les attaques des idees +socialistes, et d'autant plus nous approchons de l'instant ou le +socialisme d'Etat sera proclame serieusement; et la derniere bataille +que la social-democratie aura a livrer se fera sous la devise: "Ici, la +social-democratie, la, le socialisme d'Etat." La premiere partie est +vraie, la seconde pas. Il est evident qu'alors les social-democrates +auront ete tellement absorbes par les socialistes d'Etat, qu'ils feront +cause commune. N'oublions pas que, d'apres toute apparence, la +revolution ne se fera pas par les social-democrates, qui pour la plupart +se sont depouilles, excepte en paroles, de leur caractere +revolutionnaire; mais par la masse qui, devenue impatiente, commencera +la revolution a l'encontre de la volonte des meneurs. Et quand cette +masse aura risque sa vie, la revolution aboutissant, les +social-democrates surgiront tout a coup pour s'approprier, sans coup +ferir, les honneurs de la revolution et tacher de s'en emparer. + +Actuellement les socialistes revolutionnaires ne sont pas tout a fait +impuissants; ils peuvent aboutir aussi bien a la dictature qu'a la +liberte. Ils doivent donc tacher qu'apres la lutte la masse ne soit +renvoyee avec des remerciements pour services rendus, qu'elle ne soit +pas desarmee; car celui qui possede la force prime le droit. Ils doivent +empecher que d'autres apparaissent et s'organisent comme comite central +ou comme gouvernement, sous quelque forme que ce soit, et ne pas se +montrer eux-memes comme tels. Le peuple doit s'occuper lui-meme de ses +affaires et defendre ses interets, s'il ne veut de nouveau etre dupe. Le +peuple doit eviter que des declarations ronflantes, des droits de +l'homme se fassent _sur le papier_, que la socialisation des moyens de +production soit decretee et que ne surgissent en realite au pouvoir de +nouveaux gouvernants, elus sous l'influence nefaste des tripotages +electoraux--qui ne sont pas exclus sous le regime du suffrage +universel--et sous l'apparence d'une fausse democratie. Nous en avons +assez des reformes sur le papier: il est temps que l'ere arrive des +veritables reformes. Et cela ne se fera que lorsque le peuple possedera +reellement le pouvoir. Qu'on ne joue pas, non plus, sur les mots +"evolution" et "revolution" comme si c'etaient des antitheses. Tous deux +ont la meme signification; leur unique difference consiste dans la date +de leur apparition. Deville, que personne ne soupconnera d'anarchisme, +mais qui est connu et reconnu comme social-democrate et possede une +certaine influence, Deville le declare avec nous. A preuve son article: +"Socialisme, Revolution, Internationalisme" (livraison de decembre de la +revue _L'Ere nouvelle_), dans lequel il ecrit: "Evolution et revolution +ne se contredisent pas, au contraire: elles se succedent en se +completant, la seconde est la conclusion de la premiere, la revolution +n'est que la crise caracteristique qui termine effectivement une +periode evolutive." Apres il cite un exemple que j'ai moi-meme rappele +deja souvent: "Voyez ce qui se passe pour le poussin. Apres avoir +regulierement evolue a l'interieur de la coquille, la petite bete ignore +que l'evolution a ete decretee exclusive de toute violence: au lieu +d'employer ses loisirs a user tout doucement sa coquille, elle ne fait +ni une ni deux et la brise sans facon. Eh bien! le socialisme, le cas +echeant, imitera le poussin: si les evenements le lui commandent, il +brisera la legalite dans laquelle il se developpe et dans laquelle il +n'a, pour l'instant, qu'a poursuivre son developpement regulier. Ce qui +constitue essentiellement une revolution, c'est la rupture de la +legalite en vigueur: c'est la la seule condition necessaire pour la +constituer, tout le reste n'est qu'eventuel." + +En effet, la revolution n'est autre chose que la phase finale inevitable +de toute evolution, mais il n'y a pas d'antithese entre ces deux termes, +comme on le proclame souvent. Qu'on ne l'oublie pas, pour eviter toute +confusion. Une revolution est une transition vive, facilement +perceptible, d'un etat a un autre; une evolution, une transition +beaucoup plus lente et partant moins perceptible. + +Resumons-nous et arrivons a etablir cette conclusion que LE SOCIALISME +EST EN DANGER par suite de la tendance de la grande majorite. Et ce +danger est l'influence du capitalisme sur le parti social-democrate. En +effet, le caractere moins revolutionnaire du parti dans plusieurs pays +provient de la circonstance qu'un nombre beaucoup plus grand d'adherents +du parti ont quelque chose a perdre si un changement violent de la +societe venait a se produire. Voila pourquoi la social-democratie se +montre de plus en plus moderee, sage, pratique, diplomatique (d'apres +elle plus rusee), jusqu'a ce qu'elle s'anemie a force de ruse et +devienne tellement pale qu'elle ne se reconnaitra plus. La +social-democratie obtiendra encore beaucoup de voix, quoique +l'augmentation ne se fasse pas aussi vite que le revent Engels et +Bebel,--comparez a ce sujet les dernieres et les avant-dernieres +elections en Allemagne,--il y aura plus de deputes, de conseillers +communaux et autres dignitaires socialistes; plus de journaux, de +librairies et d'imprimeries; dans les pays comme la Belgique et le +Danemark il y aura plus de boulangeries, pharmacies, etc., cooperatives; +l'Allemagne comptera plus de marchands de cigares, de patrons de +brasserie, etc.; en un mot, un grand nombre de personnes seront +economiquement dependantes du futur "developpement paisible et calme" du +mouvement, c'est-a-dire qu'il ne se produira aucune secousse +revolutionnaire qui ne soit un danger pour eux. Et justement ils sont +les meneurs du parti et, par suite de la discipline, presque +tout-puissants. Ici egalement ce sont les conditions economiques qui +dirigent leur politique. Quand on voit le parti allemand approuve chez +nous par la presse bourgeoise, qui l'oppose aux vulgaires socialistes +revolutionnaires, cela donne deja a reflechir. Un de nos principaux +journaux ecrivait a ce sujet les lignes suivantes, dans lesquelles il y +a quelque chose a apprendre pour l'observateur attentif: "Nos +socialistes, dans les dernieres annees, ont pris tant de belles +manieres, se sont frises et pommades si parlementairement, que l'on peut +se dire en presence de la lente transformation d'un parti concu +revolutionnairement en un parti non precisement radical, mais qui +considere le cadre de la societe existante comme assez elastique et +suffisant pour enclaver meme ce parti, fut-ce avec quelque resistance. +Le developpement actuel du socialisme allemand est un sujet tres +important, dont nous n'avons pas a nous occuper pour le moment. Meme si +le nombre des deputes socialistes au Reichstag s'eleve a 60-70, il n'y a +pas encore de danger politique dont doive s'alarmer l'empire allemand. +D'abord, le socialisme prouve sa faiblesse en devenant un parti +parlementairement fort, car ses adherents en attendent alors des +resultats plus positifs, que cette fraction parlementaire ne pourra leur +donner qu'en devenant encore plus apprivoisee, plus condescendante. En +second lieu on peut supposer que les partis non socialistes aplaniront +mainte opposition existant actuellement entre eux, et ce a mesure que le +socialisme les combattra plus vivement comme un parti ayant de +l'influence sur la legislature." + +Singer, au nom du parti social-democratique, a reconnu qu'au Parlement +on tache de formuler ses revendications de telle maniere qu'elles +puissent etre acceptees par les classes dominantes. Ce qui veut dire, en +d'autres termes, que l'on devient un parti de reformes. L'idee +revolutionnaire est supprimee par la confiance dans le parlementarisme. +On demande l'aumone a la classe dominante, mais celle-ci agit d'apres +les besoins de ses propres interets. Lorsqu'elle prend en consideration +les revendications socialistes, elle ne le fait pas pour les +social-democrates, mais pour elle-meme. L'on aboutit ainsi au marecage +possibiliste petit-bourgeois et involontairement la lutte des classes +est mise a l'arriere-plan. + +Cela sonne bien lorsqu'on veut nous faire accroire que la classe +travailleuse doit s'emparer du pouvoir politique pour arriver a son +affranchissement economique, mais, pratiquement, est-ce bien possible? +Jules Guesde compare l'Etat a un canon qui est aux mains de l'ennemi et +dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un +canon est inutile sans les munitions necessaires et l'adversaire detient +celles-ci en reglant en sa faveur les conditions economiques. Comment +l'ouvrier, dependant sous le rapport economique, pourra-t-il jamais +s'emparer du pouvoir politique? Nous verrions plutot le baron de +Muenchhausen passer au-dessus d'une riviere en tenant en main la queue de +sa perruque que la classe ouvriere devenir maitresse de la politique +aussi longtemps qu'economiquement elle est completement dependante. + +Mais le danger qui nous menace n'est pas si grand; c'est visiblement une +phase de l'evolution; nous n'avons pas a constituer un mouvement selon +nos desirs, mais nous avons a analyser la situation; malgre tous les +efforts des meneurs pour endiguer le mouvement, le developpement +economique poursuit sa marche et les hommes seront forces de se +conformer a ce developpement, car lui ne se conforme pas aux hommes. + +Il n'est pas etonnant que des pays arrieres comme l'Allemagne et +l'Autriche soient partisans de cette tendance autoritaire; car lorsque +les pays occidentaux comme la France, l'Angleterre, les Pays-Bas et la +Belgique avaient deja bu depuis longtemps a la coupe de la liberte, +l'Allemagne ne savait pas encore epeler le mot liberte. Voila pourquoi +le developpement politique y est presque nul et tandis qu'elle a +rattrape les autres pays sur le chemin du developpement economique, elle +reste en arriere pour le developpement politique. Celui qui connait plus +ou moins l'Etat policier allemand,--et ceci concerne encore plus +l'Autriche,--sait combien l'on y est encore arriere. Et quoique +Belfort-Bax considere les socialistes allemands comme "les meneurs +naturels du mouvement socialiste international", nous pensons que la +direction d'un tel mouvement--il parait qu'on reve toujours de +direction--ne peut etre confiee a un des peuples orientaux. La +germanisation du mouvement international, le _Deutschland, Deutschland +ueber alles_[29] qu'on aime tant a appliquer la-bas, serait un recul, que +doivent redouter les peuples occidentaux plus avances. + +Nous envisageons l'avenir avec calme parce que nous avons la conviction +que ce ne sont pas nos theories qui provoquent la marche suivie et que +l'avenir appartient a ceux qui se seront le mieux rendu compte des +evenements, qui auront analyse le plus exactement les signes des temps. + +Pour nous la verite est dans la parole suivante: Aujourd'hui le vol est +Dieu, le parlementarisme est son prophete et l'Etat son bourreau; c'est +pourquoi nous restons dans les rangs des socialistes libertaires, qui ne +chassent pas le diable par Belzebub, le chef des diables, mais qui vont +droit au but, sans compromis et sans faire des offrandes sur l'autel de +notre societe capitaliste corrompue. + + + +NOTES: + +[4] _Norglerei_, chicane; _Norgler_, chicaneur. + +[5] _Der Parlementarismus, die Volksgesetzgegebung und die +Sozial-demokratie_, pp. 138 et 139. + +[6] _Protokoll ueber die Verhandlungen des Parteitages der +sozial-demokratischen Partei Deutschlands_, p. 205. + +[7] _Idem_, p. 204. + +[8] _Protokoll Halle_, p. 102. + +[9] _Protokoll Erfurt_, p. 174. + +[10] _Protokoll Halle_, pp. 56-57. + +[11] _Protokoll Erfurt_, pp. 40-41. + +[12] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_, p. 38. + +[13] _Protokoll Erfurt_, p. 258. + +[14] _Idem_, p. 199. + +[15] "La Politique de la social-democratie", conference par A. Steck. +(_Social-demokrat_ suisse.) + +[16] _Ueber die politische Stellung_, pp. 11 et 12. + +[17] Prefecture. + +[18] Voir "Les divers courants de la democratie socialiste allemande". + +[19] Ancienne prison pour delinquants politiques. + +[20] La place ou se trouve la Chambre des deputes. + +[21] Citation d'un ex-membre, de la Chambre, plein de talent, Dr A. +Kuyper. + +[22] _Protokoll Berlin_, p. 179. + +[23] _Eminent staatsbildend_: developpant l'Etat eminemment; +_staatsstuerzende Kraft_: force pour renverser l'Etat. + +[24] Celui qui pactise avec ses ennemis, parlemente; celui qui +parlemente, pactise. + +[25] _De l'origine de la Famille, de la Propriete privee et de l'Etat._ + +[26] _La Revolte_, 5 deg. annee, n deg. 5, du 14 au 23 octobre 1891. + +[27] _Instead of a book by a man too busy to write one_. + +[28] Voir les procedes dans les cooperatives de Gand, ou la tyrannie la +plus raffinee est exercee. + +[29] L'Allemagne, l'Allemagne au-dessus de tout. + + + + +III + +SOCIALISME LIBERTAIRE ET SOCIALISME AUTORITAIRE[30] + + +Les idees marchent--et plus vite qu'on ne le croit. Une annee, au temps +present, equivaut, quant au developpement des idees, a vingt-cinq annees +des temps passes, ce qui fait que d'aucuns ne peuvent suivre le +mouvement. + +L'antique lutte entre l'autorite et la liberte qui, a travers les +siecles, a absorbe l'esprit humain, est loin d'etre terminee. Dans tous +les partis elle se manifeste d'une facon differente et partout on la +rencontre, sur le terrain religieux aussi bien que sur le terrain moral +et politique. + +L'autorite, c'est la domination de l'homme par l'homme, quelle que soit +la forme qu'elle revet. + +La liberte, c'est la faculte laissee a chacun d'exprimer librement son +opinion et de vivre conformement a cette opinion. + +L'homme est avant tout une individualite distincte de toutes les autres, +et bien mal inspire serait celui qui voudrait detruire cette +individualite--cette part la meilleure et la plus noble de l'etre +humain--et qui desirerait que l'individu disparut completement dans la +collectivite. Ce serait etouffer la caracteristique et l'essence meme de +l'homme. + +Mais l'homme est encore un etre social, et comme tel il doit +necessairement _tenir compte_ des droits et des besoins des autres +hommes, vivant avec lui dans la communaute. Celui qui estime les +avantages de la vie commune plus considerables que ceux que pourrait lui +assurer une existence purement individuelle, sacrifiera volontiers a la +communaute une partie de son individualisme. Cependant que +l'individualiste pur preferera se priver de beaucoup de choses pourvu +qu'il n'ait pas a subir le contact et la pression de la collectivite. + +La grande difficulte est de tracer la limite exacte entre ces deux +principes. Cela est meme presque impossible. Il faut en effet tenir +compte, chez les personnalites comme chez les collectivites, du +temperament, de la nationalite, du milieu et de tant d'autres choses +exercant des influences variees. + + * * * * * + +On rencontre ces deux courants, comme dans tous les autres groupements +politiques, aussi dans le parti socialiste. On y trouve le socialisme +_libertaire_ et le socialisme _autoritaire_. + +Le socialisme autoritaire est ne en Allemagne et la aussi il est le plus +fortement represente. Mais il a fait ecole dans tous les pays. On +pourrait l'intituler: le socialisme allemand. + +Le socialisme libertaire, plus conforme aux aspirations et a l'esprit du +peuple francais, nous vient de France pour se ramifier dans les pays ou +l'esprit libertaire est plus developpe. On a essaye de greffer le +socialisme allemand sur le tronc du socialisme francais, et il en +existe meme une section en France, laquelle section, comme la copie +exagere toujours l'original, est encore plus allemande que les Allemands +eux-memes. Ce sont les marxistes ou guesdistes. Mais ce socialisme-la ne +se propagera jamais dans des proportions considerables parmi le peuple +francais, qui, pour s'assimiler le socialisme allemand, devrait d'abord +se debarrasser de son esprit libertaire. Or, cela est impossible, et de +ce cote il n'y a donc nul danger a craindre. Les pays ou la liberte +n'est pas tout a fait chose inconnue--comme c'est le cas en Allemagne, +pays a peine, et encore incompletement, sorti du feodalisme--penchent +plutot vers le socialisme francais. Tels l'Angleterre, les Pays-Bas, +l'Italie et l'Espagne, tandis que l'Autriche, la Suisse, le Danemark et +la Belgique copient plutot le modele allemand. + +Il ne faudrait pas prendre cette distinction d'une facon trop absolue. +Car il existe, en effet, un courant libertaire dans les pays +autoritaires et inversement. Neanmoins, dans les grandes lignes, notre +definition est exacte. + +En continuation d'autres articles parus ici-meme, a savoir: "Les divers +courants de la democratie socialiste allemande[31]" et "Le socialisme en +danger[32]", nous voulons suivre le developpement du socialisme comme il +s'est manifeste depuis. + +Dans ma premiere etude je me suis efforce de demontrer, preuves en +main,--car les argumentations dont je me suis servi ont ete empruntees +aux porte-parole du parti eux-memes,--comment, dans le cours des annees, +la democratie socialiste avait perdu son caractere revolutionnaire et +comment elle etait devenue, purement et simplement, un parti de +reformes, nullement intransigeant a l'egard de la bourgeoisie. A la +gauche du parti on vit les "Jeunes" ou "independants" lever la tete +audacieusement, mais au congres d'Erfurt ils furent exclus comme +heretiques. Pour la droite, guidee par Vollmar, on eut, par contre, plus +de consideration, on n'osa pas l'excommunier, et pour cause: le morceau +etait trop gros et les partisans de Vollmar trop nombreux. Entre ces +deux fractions extremes se trouve pris le comite directeur sous la +trinite Liebknecht-Bebel-Singer, et assez caracteristiquement denomme +par les social-democrates allemands: "le gouvernement". Ce sont des +hommes du juste-milieu, aux vues gouvernementales. + +A ces messieurs, Vollmar a donne pas mal de peine. Ce fut son attitude +politique, telle qu'il l'avait expliquee dans quelques discours +prononces a Munich, qui, avec l'execution des "Jeunes", fournit le +morceau de resistance au congres d'Erfurt. Au congres de Berlin on +traita la question du socialisme d'Etat, et a cette occasion Liebknecht +et Vollmar accomplirent un veritable tour de prestidigitation en +confectionnant un ordre du jour au gout de tout le monde. Au congres de +Francfort il s'agit des deputes socialistes au Landtag bavarois et de +leur vote approbatif du budget. Et chaque fois Vollmar sortit victorieux +de ces joutes oratoires. Les chefs socialistes de l'Allemagne du Nord ne +reussirent pas a battre en breche son influence ni a lui faire la loi. +Bien au contraire: leur parti penche de plus en plus a droite. + +A l'accusation d'avoir voulu prescrire une nouvelle ligne de conduite au +parti, Vollmar repond fort justement que l'action qu'il a recommandee "a +deja ete appliquee depuis la suppression de la loi d'exception, dans +beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu'au dehors". + +Ensuite: "Je ne l'ai donc pas inventee, mais je me suis identifie avec +elle; du reste, elle a ete suivie depuis le congres de Halle. A present +on peut moins que jamais s'eloigner de cette maniere de voir. Ceci +prouve clairement que j'ai en vue la tactique existante, celle qui doit +etre suivie d'apres le reglement du parti." + +Un autre delegue, de Magdebourg, dit: "Moi aussi je desapprouve la +politique de Vollmar, mais celui-ci n'a pourtant rien dit d'autre a mon +avis, que ce qui a ete fait par toute la fraction." Auerbach, de Berlin, +y ajoute avec beaucoup de logique: "La facon d'agir des membres du +Reichstag conduit necessairement a la tactique de Vollmar." + +Et quoique Bebel, Liebknecht, Auer et d'autres encore insistassent +aupres du congres pour faire adopter un ordre du jour sans equivoque; +quoique Liebknecht se prononcat tres categoriquement et exigeat meme que +l'ordre du jour de Bebel, amende par Oertel,--ordre du jour +desapprouvant les discours de Vollmar et sa nouvelle tactique,--fut +adopte, et qu'il allat meme jusqu'a dire que "si la motion d'Oertel +n'est pas adoptee, l'opposition aurait raison et dans ce cas j'irais +moi-meme a l'opposition",--quoique Bebel insistat sur la necessite de se +prononcer carrement, on n'osa pas aller jusqu'au bout, surtout apres la +mise en demeure de Vollmar: "Si la motion d'Oertel est adoptee, il ne me +reste qu'a vous dire que dans ce cas je vous ai adresse la parole pour +la derniere fois." Liebknecht n'alla pas a l'opposition et Bebel ni ses +amis ne quitterent le parti. + +En ce qui concerne la question du socialisme d'Etat, Vollmar et +Liebknecht defendaient des points de vue absolument contraires. Qui ne +se rappelle la polemique dans les journaux du parti et les amenites que +ces messieurs se prodiguaient? Mais on finit par conjurer l'orage et les +deux freres ennemis, Liebknecht et Vollmar, parurent au congres ou ils +communierent dans un ordre du jour de reconciliation, confectionne de +commun accord. On voit d'ici ce morceau de litterature. Soigneusement +arrondi, edulcore, a la portee des intelligences les plus timides, cet +ordre du jour n'est qu'un amalgame de phrases creuses, contentant tout +le monde. + +Mais voici qu'une nouvelle surprise vint troubler cet accord harmonieux. +Les deputes au Landtag bavarois, et parmi eux Vollmar, allaient jusqu'a +voter pour le budget. C'etait excessif peut-etre! Car voter le budget de +l'Etat, c'est accorder sa confiance au gouvernement, et de la part d'un +social-democrate cela semble d'autant plus incoherent que ce +gouvernement s'est toujours montre hostile a son parti. + +Cette affaire fut mise en question au congres de Francfort. Deux ordres +du jour furent soumis au congres. L'un provenait des deputes de +l'Allemagne meridionale et etait ainsi concu: + +"Considerant que la lutte principielle contre les institutions +existantes de l'Etat et de la societe ressort de l'action d'ensemble du +parti;" + +"Considerant ensuite que le vote, en leur entier, des lois de finance +dans les differents Etats (de l'empire) est une question uniquement +utilitaire: a apprecier seulement suivant les circonstances locales et +de temps, et d'apres les faits cites au congres du parti tenu en +Baviere;" + +"Le Congres passe outre aux ordres du jour 1, 3 et 4 proposes par +Berlin et a ceux proposes par Halle, Weimar, Brunswick et Hanau." + +Tous ces ordres du jour contenaient un blame a l'adresse des deputes +socialistes au Landtag bavarois. + +A cote de ces motions reprobatrices il y en avait une signee par les +hommes les plus influents de la "fraction": Auer, Bebel, Liebknecht, +Singer, etc. + +Elle etait ainsi concue: + +Le congres declare: "Il est du devoir des representants parlementaires +du parti, tant au "Reichstag" qu'aux "Landtage", de vivement critiquer +et de combattre tous les abus et toutes les injustices inherentes au +caractere de classes de l'Etat, qui n'est que la forme politique d'une +organisation faite pour la sauvegarde des interets des classes +gouvernantes; il est en outre du devoir des representants du parti +d'employer tous les moyens possibles pour faire disparaitre des abus +existants et de faire naitre d'autres institutions dans le sens de notre +programme. En plus, comme les gouvernements en tant que chefs d'Etats de +classes combattent de la plus energique facon les tendances +social-democrates et se servent de tous les moyens qui leur paraissent +propices pour aneantir, si possible, la social-democratie, il s'ensuit +logiquement que les representants du parti dans les "Landtage" ne +peuvent accorder aux gouvernements leur confiance et que l'approbation +du budget impliquant necessairement un vote de confiance ils doivent +voter contre le budget." + +Et quel sort echut a ces deux ordres du jour? + +Le premier fut rejete par 142 voix contre 93. + +Le second par 164 contre 94. + +On ne se decida donc a rien et la question en resta la. Et cela malgre +la pression exercee par la trinite Bebel-Liebknecht-Singer! Bien loin +de perdre de son influence, Vollmar en a donc gagne: Et il a pu s'en +retourner chez lui avec la douce conviction d'etre soutenu par une +importante fraction du parti. + +Bebel apercut le danger et, rentre a Berlin, il resolut de commencer la +lutte. Dans une reunion, il manifeste son depit a l'egard du congres, le +plus considerable de tous ceux tenus depuis la creation du parti. Le +parti, dit-il en substance, a pu s'accroitre numeriquement, _il a +certainement perdu en qualite_. Des petits bourgeois, nullement d'accord +avec les principes de la social-democratie et de l'agitation +internationale, se sont insinues dans le parti, pour y former l'element +modere. L'opportunisme, le particularisme menacent de ruiner le parti. +Pour lui, Bebel, un petit parti a principes determines est preferable a +un parti fort numeriquement et sans discipline. L'etat actuel des choses +lui est fort penible. Il avait meme songe a abandonner sa place au +conseil central et ne l'avait conservee que sur les instances des +compagnons et amis. Toutefois, il ne promettait rien et tenait a +reserver son entiere liberte d'action au cas ou les affaires +continueraient a marcher de meme facon. + +Nous voudrions connaitre l'opinion de Bebel--Bebel, qui, en tant que +prophete, s'est si souvent lamentablement trompe--sur l'article qu'il +publia peu avant le congres dans la _Neue Zeit_[33]. Il nous semble que +la lecture l'en doive legerement embarrasser. + +Dans cet article Bebel dit: + +"Quant a des dissensions principielles ou serieuses a propos de la +tactique du parti, il ne saurait en etre question. Nulle part n'existent +des dissensions de principe. Le parti, chez _tous_ ses adherents, se +trouve sur une base de principe unique, definie dans le programme. Pour +qui voudrait etre ici d'une opinion differente, il n'y aurait pas de +place dans le parti; il lui faudrait aller aux anarchistes ou bien +aborder dans le camp bourgeois. Le parti n'aurait que faire de lui." + +Les evenements du congres ont du desenchanter Bebel, et le fait prouve +en tous cas combien peu il est au courant de ce qui se passe dans son +parti. + +Il est vrai que dans le troisieme article d'une serie publiee au +_Vorwaerts_, Bebel avoue que, parti pour le congres dans un etat +d'esprit optimiste, il avait ete terriblement decu. + +En ce qui concerne Liebknecht, il etait tellement frappe d'aveuglement +que, meme apres le congres, il vantait encore l'unite inebranlee du +parti. Il publia dans le _Vorwaerts_ un article redondant qui prouvait a +quel point son auteur avait perdu la faculte d'appreciation. Liebknecht +y dit: "Les dissensions tant escomptees par nos ennemis, disparurent a +la suite d'une critique libre et sans ambages, et au lieu de la +scission, invariablement prophetisee par nos adversaires, il y eut union +plus etroite encore. Le cas "bavarois" qui devait conduire a la ruine du +parti, ou du moins a l'irremediable rupture entre les chefs de Berlin et +les rebelles de l'Allemagne du Sud, fut si bien aplani, grace au tact et +au bon sens de la majorite, que pas la moindre amertume n'a subsiste +d'un cote ni de l'autre." + +Un tel optimisme surpasse l'imagination la plus fantasque. Et si jamais +le "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes" a ete illustre, +ce fut par le vieux Liebknecht. + +Parmi d'autres choses, la question agraire fut mise en discussion au +congres. Ici, l'attitude de Vollmar et de Schonlank fut d'un +opportunisme tel qu'ils jeterent par dessus bord le principe socialiste, +dans l'interet de la propagande "pratique". Homoeopathiquement, on +n'administre que par doses infimes le socialisme aux paysans. On a peur +de les tuer par une ingurgitation trop copieuse. Et ce qui frappe le +plus le lecteur attentif du compte rendu, c'est qu'on ne s'adresse pas, +pour les mediquer, aux paysans-ouvriers qui, eux, ne possedent pas un +pouce de terrain, mais ... aux petits proprietaires! + +Avec une indiscutable logique la _Frankfurter Zeitung_ a pu dire a ce +sujet: "Quelques phrases mises a part, tout parti radical-bourgeois peut +arriver aux memes conclusions." Dans la _Reforme_, M. Lorand s'exprime a +peu pres identiquement. + +Vollmar ne manqua pas de ramasser le gant. Il parle du "pronunciamiento" +de Bebel et s'ecrie: "Les temps presents nous offrent un etrange +spectacle. En face des ennemis marchant sur nous en rangs serres et +prets a nous attaquer, nous voyons un de nos chefs se lever et lancer le +brandon de discorde, _non parmi_ les adversaires, mais dans nos propres +rangs." + +Un des veterans du parti, le depute Grillenberger, se mela a la dispute +en se rangeant dans la presse, comme a Erfurt, du cote de Vollmar. Cette +polemique trahit l'amertume et l'irritation que dans les deux camps on +ressent. Vollmar dit "que les motifs de l'attitude de Bebel doivent etre +cherches dans son amour-propre blesse et dans son manque de sens +critique et de sang-froid, qui lui ont fait placer--lui, le chef d'un +parti democratique--sa propre personnalite au-dessus des interets les +plus tangibles du parti, a la honte et au detriment de la +social-democratie et pour le plus grand bien et la joie des +adversaires". Quant a Bebel, il reproche a Grillenberger son langage +"sale et vulgaire comme le vocabulaire d'un voyou". + +Ces personnalites ne nous interessent que mediocrement, mais elles +illustrent neanmoins d'une facon particuliere la complete "unite" du +parti. + +Bebel pretend que l'element petit-bourgeois, considerable surtout dans +l'Allemagne du Sud, affaiblit le parti, et que l'opportunisme et le +particularisme bavarois, encourages systematiquement par Vollmar, sont +irreconciliables avec le principe. + +Il constate donc l'existence de tres reelles dissensions de principes et +d'apres lui, Vollmar, Grillenberger et les leurs se trouvent devant le +dilemme d'aller soit vers les anarchistes soit dans le camp bourgeois. +Or, Vollmar ne semble nullement dispose a obeir a cette mise en demeure. +Bien au contraire: il s'imagine, apres comme avant, d'etre en parfait +accord avec les principes de la social-democratie. + +Bebel publia au _Vorwaerts_ quatre articles dans lesquels il precise sa +facon de voir et apprecie les opinions de Vollmar. L'etude est +interessante et nous croyons utile d'en placer quelques fragments sous +les yeux d'une plus grande fraction du public. + +Bebel rappelle combien de fois deja Vollmar a oblige les divers congres +a s'occuper de sa politique et comment Vollmar est devenu une "colonne +d'esperance" (_Hoffnungssaeule_) pour "tous les tiedes _dans_ le parti et +pour tous les reformateurs bourgeois du dehors". Lui, qui connait +Vollmar, sait que celui-ci arrivera peut-etre un jour, comme il l'a fait +avant, "a emboucher la trompette de l'ultra-radicalisme comme, a +present, il entonne l'air du "tout doux", pour piper Pierre et Paul et +grossir ainsi les bagages du parti, si ... Oui, "si"? Voila le grand +point d'interrogation et, pour le moment, je ne desire pas davantage +approfondir la question." + +Vollmar fit ressortir, et avec raison, que ce que Bebel lui +reprochait avait deja ete dit par Hans Mueller[34] ... au sujet de +l'embourgeoisement du parti. Avec la pretention propre aux personnages +gouvernementaux, Bebel rejette loin de lui cette insinuation en +affirmant qu'il n'a que superficiellement feuillete la brochure de Hans +Mueller et qu'il sait a peine ce qu'elle contient. + +Malgre la solennelle affirmation de M. Bebel, nous nous permettons de +n'en rien croire. Comment, voila une critique essentielle contre le +parti tout entier, faite par un homme dont Bebel lui-meme a dit qu'il +n'etait pas le premier venu, et on voudrait nous faire croire que les +chefs du parti ne l'ont pas lue? C'est par trop invraisemblable, et, si +cela etait _vrai_, ce serait inexcusable. Inexcusable en effet, car +comme chef de parti on est tenu de prendre connaissance de tout ce qui +peut etre utile a un degre quelconque, au parti lui-meme. Et +invraisemblable aussi, car il est difficile d'admettre que l'on ait +ignore, ou a peu pres, une brochure sensationnelle comme celle de Hans +Mueller. Mais j'imagine, combien cette brochure a du etre desagreable aux +muphtis du parti, car, sans se perdre dans des personnalites, l'auteur y +a demontre, avec preuves a l'appui et par des citations empruntees aux +ecrits memes des dits grands dignitaires, combien la social-democratie +s'etait embourgeoisee et avait incline a droite. + +Mais voila! Hans Mueller a eu l'infortune d'etre plus perspicace que +Bebel et de decouvrir avant celui-ci les phenomenes, qui, a present, se +manifestent aux yeux de tous. + +N'etait-ce pas Bebel qui, a cette epoque, fit remarquer comment les +conditions materielles d'un individu influencent ses opinions? Il fit +cette observation en visant Vollmar qui habite une villa plutot +somptueuse au bord d'un des lacs de Baviere. Mais la meme remarque a ete +faite par d'autres, et avec autant de justesse, a l'egard de Bebel. + + * * * * * + +Recherchons maintenant les causes de l'infiltration de plus en plus +considerable d'elements petit-bourgeois dans la social-democratie et de +la grande influence qu'ils y exercent. + +Le docteur Hans Mueller a ecrit tout un chapitre sur cette question. + +Jusqu'aux temps de la loi contre les social-democrates en Allemagne, le +mouvement social-democratique fut un mouvement de classe purement +proletarien avec un caractere nettement revolutionnaire. Les adherents +furent presque exclusivement des ouvriers; les petits patrons, les +paysans et les boutiquiers formaient un nombre insignifiant sans aucune +influence sur le mouvement. + +Plus tard un changement complet se produisit. Quelles furent les causes +de ce changement? + +Premierement la dependance ou se trouvent les ouvriers salaries, qui +leur rend difficile sinon impossible une activite politique publique. Un +ouvrier salarie par exemple ne peut etre membre du parlement, car son +patron ne lui permettrait pas d'assister aux seances, et peut-on +imaginer d'ailleurs un patron, permettant a un de ses ouvriers de sieger +au parlement comme social-democrate? Il ne faut pas oublier que la +position financiere du proletaire est un obstacle, car les membres du +parlement allemand (Reichstag) ne recoivent aucune indemnite et, quoique +le parti allemand paie a ses membres une indemnite, il ne les indemnise +que pour les jours ou le parlement s'assemble. + +Les ouvriers qui remplissent un role preponderant, perdent leurs places +et doivent chercher une autre carriere. Ici on ouvrait un cafe ou un +bureau de tabac, la on devenait colporteur, on installait une librairie +ou bien on se faisait redacteur d'un journal pour les ouvriers. Ces +hommes se creaient ainsi une existence petit-bourgeoise: Auer, qui fut +garcon sellier, monta en 1881 un magasin de meubles; Schuhmacher, garcon +tanneur, fonda en 1879 une tannerie; Stolle, jardinier-fleuriste, tint +un cafe; Dreesbach, primitivement ebeniste devint marchand de tabac. + +On peut allonger cette liste a volonte. Naturellement ces hommes furent +les meilleurs adherents du parti. Mais on comprend que le milieu dans +lequel on vit, exerce une grande influence sur l'existence et la facon +de penser; les hommes dont nous venons de parler n'ont pu se soustraire +a la regle generale et leur changement de position a ete accompagne d'un +changement d'opinion. + +Beaucoup des chefs locaux de la social-democratie sont egares par leur +existence petit-bourgeoise. Ils ne sont plus les representants du +mouvement purement proletarien, mais, arraches des rangs des +proletaires, ils ont perdu leurs idees revolutionnaires. Ils commencent +a parler de l'amelioration de la position des petits bourgeois, dans le +cadre de la societe actuelle. + +La prudence est conseillee. Deja ils ont perdu leur place une premiere +fois, ils vont desormais penser davantage a leurs femmes, a leurs +enfants; ils ont maintenant quelque chose a perdre, ils se disent qu'on +peut rester socialiste sans faire toujours le revolutionnaire. + +Le petit bourgeois de fraiche date abandonne ainsi son point de vue +proletarien et revolutionnaire et il devient un socialiste pratique et +petit-bourgeois. + +Une telle explication est naturelle et comprehensible; il serait etrange +que le contraire se produisit. + +Mais ces messieurs furent les chefs locaux et ces moderes exercerent une +certaine influence dans leur entourage. Dans la pratique il fallait se +meler aux elections et gagner les votes des petits patrons, des paysans, +des fonctionnaires subalternes, etc.[35]. Dans les manifestes electoraux +on trouve partout cette preoccupation, et de cette maniere on gagnait +toujours des votes. + +Avec les elections le succes est tout; et qui ne met volontiers de l'eau +dans son vin, si c'est pour triompher? On parle rarement des principes +ou meme jamais, on veut etre des hommes pratiques et on se borne aux +reformes mesquines et proches. + +Le docteur Mueller fait le recit d'une reunion dans le Mecklembourg, ou +on applaudissait beaucoup l'orateur socialiste. Il demanda a un des +auditeurs ce que ces social-democrates voulaient obtenir et la reponse +fut: les social-democrates veulent abolir l'impot sur l'alcool. + +L'alcool est un facteur d'une considerable influence dans les +elections, comme on peut le constater dans la brochure de Bebel sur +l'attitude des social-democrates au parlement allemand pendant les +annees 1887-90 et dans laquelle il dit textuellement: quand le peuple +elit au parlement les memes membres qui ont vote pour l'augmentation des +impots et ont defendu les interets des agrariens, nous pouvons nous +attendre a une augmentation de l'impot sur l'eau-de-vie, et une +augmentation de l'impot sur la biere ne tardera pas. Donc les electeurs +sont conduits a donner leurs votes aux candidats socialistes, de crainte +que l'eau-de-vie et la biere ne soient beaucoup plus cheres! Bebel +disait la meme chose que ce simple paysan de Mecklembourg! + +De meme en Belgique l'influence de l'alcool est terrible et tous les +partis, y compris les socialistes, en profitent. + +Dans certains manifestes pour les electeurs, on ne trouve aucun des +desiderata proletariens! Pour les elections du Landtag saxon, les +social-democrates demandaient la reglementation de la nomination des +instituteurs par l'Etat, que les subventions pour les ecoles soient aux +mains de l'Etat, l'instruction obligatoire jusqu'a l'age de quatorze +ans, la distribution des fournitures scolaires, l'exoneration de l'impot +jusqu'a un revenu de neuf cents marks, le suffrage universel, et un +impot sur le capital remplacant les impots indirects. On reconnaitra +qu'on peut ne pas se nommer socialiste, meme quand on accepte tous ces +desiderata. + +L'attitude du journal _Vorwaerts_ dans le mouvement des sans-travail en +1892 fut caracteristique. L'indignation de ce journal, qui represente la +classe des non-possedants, fut ridicule, lorsque la redaction s'indigna +du ravage de la propriete des trois social-democrates honorables par +une bande de sans-travail!! + +Un article sur la Psychologie de la petite bourgeoisie dans le _Neue +Zeit_ (Nouveaux Temps de 1890 par le docteur Schonlank) merite encore +l'attention de tous, surtout des socialistes reformistes parlementaires. + +Il y a de cela quelques mois, une tres interessante brochure parut, +ecrite par M. Calwer[36], redacteur d'un journal socialiste de +Brunswick. Nous n'en pouvons trop recommander la lecture. + +D'apres Bebel c'est surtout en l'Allemagne du Sud que l'element +petit-bourgeois est predominant dans le parti: "L'Allemagne du Sud, dit +Bebel, est un pays principalement petit-bourgeois, et petit-bourgeois +veut dire en meme temps petit-paysan. La grande industrie, a part dans +l'Alsace-Lorraine et quelques villes, n'y est pas developpee et la +proletarisation des masses, par consequent, pas tres avancee. Les masses +y vivent--quoique parfois dans de miserables conditions--en general +d'une vie de petits-bourgeois ou de petits-paysans, de sorte que la +facon de penser proletarienne n'y est pas encore parvenue a toute sa +nettete. Il y a ensuite le sentiment de l'isolement politique, plus vif +dans l'Allemagne du Sud a cause meme des conditions economiques. La +veritable expression politique de cet etat de choses c'est le +petit-bourgeois "parti du Peuple" (_Volkspartei_) qui, pour ces raisons, +se manifeste le plus puissamment dans le Wurtemberg, le pays le plus +petit-bourgeois de l'Allemagne et y a trouve son Eldorado. Nos amis du +Wurtemberg ont une tres lourde tache la-bas. + +"Il est donc tres naturel, etant donnees les conditions sociales et +politiques dans lesquelles vivent la plupart de nos partisans de +l'Allemagne du Sud, que ceux-ci soient influences par l'esprit +incontestablement petit-bourgeois qui predomine dans ces contrees. C'est +ainsi qu'en Bade on nomma depute social-democrate au Landtag un +philistin (_Spiesburger_) acheve, un mangeur de pretre et braillard du +Kulturkampf comme Ruedt qui sut la-bas acquerir l'influence qu'il possede +encore aujourd'hui; c'est ainsi qu'un deplorable pitre comme Hansler a +pu jouer un role a Mannheim. En disant cela, je n'ai nullement voulu +adresser des reproches a qui que ce soit. J'ai tout simplement essaye de +donner une explication objective, chose fort importante pour le +developpement de notre parti et pour laquelle je reclame, non seulement +de nos amis de l'Allemagne du Nord mais aussi et surtout des Allemands +du Sud, la plus intense attention." + +Il nous semble qu'ici Bebel apprecie les choses d'un point de vue trop +particulariste, et nous partageons plutot l'avis de Calwer lorsqu'il +attribue l'embourgeoisement du parti social-democrate--phenomene observe +aussi bien dans l'Allemagne septentrionale, en France et ailleurs que +dans l'Allemagne du Sud--a des causes generales. + + + +En effet, que s'est-il passe dans tous pays selon Calwer? + +Au debut ce furent les salaries qui composaient l'element principal dans +l'agitation socialiste. Ainsi qu'aux premiers temps du christianisme des +pecheurs et des artisans allerent propager l'Evangile,--sans retribution +et pour sa seule cause,--ainsi il en fut du socialisme. Certains +propagandistes, par leur attitude independante, perdirent leur +gagne-pain. D'autres, afin de pouvoir continuer a propager leurs idees, +furent contraints de chercher de nouveaux moyens d'existence. Les uns +s'etablirent mastroquets, les autres montaient une petite librairie ou, +a la vente des periodiques socialistes, se joignait un commerce de +plumes, de papier, etc. D'autres encore ouvraient un debit de tabac et +de cette facon tout ce monde cherchait a se caser, soutenu par des amis. +Naturellement les braves citoyens ainsi mis a l'aise, en cessant d'etre +des salaries, deviennent de parfaits petits bourgeois et a partir de ce +moment leurs interets different du tout au tout de ceux de leurs anciens +camarades. De sorte qu'aujourd'hui on est arrive a pouvoir satisfaire a +tous ses besoins, depuis les vetements jusqu'aux cigares, en accordant +sa clientele exclusivement a des boutiquiers socialistes. La presse du +parti leur fait de la reclame et les ouvriers socialistes se voient +moralement obliges a ne faire leurs achats qu'aux bonnes adresses. +Calwer dit a ce sujet: "On attelle les chevaux du socialisme au char de +l'effort reactionnaire et le travailleur, moyennant especes, doit +prendre place dans cet impraticable et dangereux vehicule. On ne peut +pas en vouloir a ces personnes qui, contraintes par leur situation +d'entreprendre ce genre de commerce, se remuent et s'agitent pour le +faire reussir. Ils sont on ne peut mieux intentionnes tant a leur propre +egard qu'a celui des travailleurs. Mais du point de vue strictement +proletarien, ces entreprises ne sont que des trafics reactionnaires, +plutot prejudiciables aux ouvriers. Car ceux-ci se laissent persuader +qu'il est de leur devoir de favoriser ces entreprises. Ils y apportent +leur bonne monnaie et recoivent en echange des denrees qu'ils auraient +pu se procurer bien plus avantageusement dans un grand magasin. Ceux que +je vise ici auront beau insister sur la sincerite de leurs conceptions +et de leurs considerations social-democratiques, leur facon de proceder +est anti-socialiste et aboutit finalement a cette tendance bourgeoise +qui fait miroiter devant les yeux du travailleur la possibilite +d'ameliorer son sort par le "_selfhelp_" et lui en recommande l'essai." + +En ce sens Calwer appelle l'apposition de marques de controle dans des +chapeaux une tactique petit-bourgeoise, car, dit-il, "c'est un non-sens +que cette pretention des travailleurs de vouloir, dans le cadre de la +societe bourgeoise, faire concurrence a la production bourgeoise. Il +faut donc ouvertement combattre toutes ces tentatives des qu'on essaye +de les abriter sous le drapeau social-democrate comme cela se fait +aujourd'hui". Et plus loin: "Il est impossible d'eviter ces trafics +petits-bourgeois et on ne peut pas en faire un crime a ceux qui tachent +d'y trouver une existence; on peut meme, a la rigueur, les considerer +avec plus de sympathie que d'autres et analogues institutions +petit-bourgeoises,--mais c'est contraire aux interets du proletariat, et +blamable au point de vue socialiste que de recommander aux ouvriers de +soutenir par leurs gros sous des entreprises condamnees d'avance, et +d'acheter des denrees qui ne sont pas aussi bien conditionnees (et ne +sauraient l'etre) que dans des magasins et usines techniquement mieux +organises." + +Certes, c'est penible de voir des ouvriers congedies et prives de leur +gagne-pain a cause de leurs principes, mais tout en reconnaissant que +nous devons les aider suivant nos moyens, nous ne devons pas fermer les +yeux aux phenomenes qui, dans leur developpement, ont un effet +reactionnaire. "La cooperation est un miserable reflet du capitalisme +speculateur qui tente, d'une maniere pitoyable et souvent deplorable, +de forcer les moyens de production et de communication moderne, dans le +cadre des anciennes conditions de propriete, au detriment du proletariat +consommateur. Ces ouvriers excommunies par les patrons, qui creent des +societes de consommation, ce proletaire qui devient cabaretier ou +boutiquier, tous ces gens-la changent bientot leur vie proletarienne +pour une existence de petit-bourgeois." + +Ces victimes de l'agitation proletarienne se transforment donc en petits +bourgeois. Leur existence materielle depend de facon directe de la +situation plus ou moins florissante du parti. C'est ainsi qu'on arrive a +un etat de choses que l'on blame dans l'organisation de l'Eglise: des +personnages salaries, directement ou indirectement au service du parti +et contraints, pour ainsi dire, a le soutenir envers et contre tous. Il +se cree une armee compacte d'individus vivant sur ou par le parti. Et +c'eut ete bien extraordinaire si cette metamorphose de certains elements +n'avait pas exerce d'influence sur le mouvement socialiste, si purement +proletarien, si net dans son caractere revolutionnaire au debut. Des que +l'element petit-bourgeois s'infiltre et meme commence a jouer un role +preponderant, il est tout naturel que le caractere revolutionnaire +s'affaiblisse. + +Comment serait-il possible en effet, dans un parti revolutionnaire, de +tenir chaque annee un congres qui dure toute une semaine? Nul +travailleur _travaillant_, a part de fort rares exceptions, ne peut +prendre part a un congres de ce genre. Aussi les delegues sont-ils +habituellement des chefs locaux, pour la plupart boutiquiers de +naissance ou encore devenus petits bourgeois par droit de conquete. +Ainsi se forme une espece d'hierarchie comme dans l'Eglise catholique. +Les petits chefs locaux sont comme les cures de village. Les delegues au +congres sont les eveques, les membres de la fraction socialiste au +Reichstag les cardinaux et des circonstances depend s'il y a lieu ou non +de proceder a la nomination d'un pape. La fraction socialiste au dernier +Reichstag se decomposait ainsi: 1 avocat, 2 rentiers, 10 redacteurs de +journaux et auteurs, 4 cabaretiers, 7 fabricants de cigares et +boutiquiers, 3 editeurs et 3 negociants. Les six autres faisaient du +trafic pour leur propre compte. Pas un seul travailleur sur ce quart de +grosse de representants du peuple! Et il ne saurait en etre autrement, +car un ouvrier ne peut pas risquer les chances si variables d'une +election. Les actes et la tactique d'un parti ne peuvent d'avance et +volontairement etre arretes; ils subissent l'influence des elements +sociaux dont se compose le parti. Si un parti se compose de bourgeois, +il sera capitaliste; s'il se compose de petits bourgeois il pourra etre +anticapitaliste mais revolutionnaire jamais! Tout au plus sera-t-il +reformiste. Seul un parti compose de proletaires sera proletarien et +socialiste-revolutionnaire. Les elements petit-bourgeois qui +s'introduisent dans un parti tentent toujours d'y faire prevaloir leur +influence, et frequemment ils y reussissent. Souvent l'influence d'un +petit-bourgeois equivaut a celle de dix ouvriers salaries. Le Dr Mueller +a grandement raison en disant que la ou les chefs s'imaginent peut-etre +se trouver a la tete d'un parti proletarien, ils n'ont derriere eux, en +realite, qu'un mouvement semi-proletarien qui menace de degenerer en un +mouvement exclusivement petit-bourgeois. + +Bakounine[37] ecrit dans le meme sens: "Il faut bien le dire, la petite +bourgeoisie, le petit commerce et la petite industrie commencent a +souffrir aujourd'hui presque autant que les classes ouvrieres et si les +choses marchent du meme pas, cette majorite bourgeoise respectable +pourrait bien, par sa position economique, se confondre bientot avec le +proletariat." Il en est ainsi dans tous les pays et cela constitue un +danger pour le socialisme. Mais il est vrai aussi que "l'initiative du +nouveau developpement n'appartiendra pas a elle (la petite bourgeoisie), +mais au peuple: en l'occident--aux ouvriers des fabriques et des villes; +chez nous, en Russie, en Pologne, et dans la majorite des pays +slaves,--aux paysans. La petite bourgeoisie est devenue trop peureuse, +trop timide, trop sceptique pour prendre d'elle-meme une initiative +quelconque; elle se laissera bien entrainer, mais elle n'entrainera +personne; car en meme temps qu'elle est pauvre d'idees, la foi et la +passion lui manquent. Cette passion qui brise les obstacles et qui cree +des mondes nouveaux se trouve exclusivement dans le peuple." Tout ceci +est exact en ce qui concerne le principe revolutionnaire, mais en temps +ordinaire, la petite bourgeoisie fait tout son possible pour entrainer +les proletaires sur la voie des soi-disant reformes pratiques. + +C'est dans l'element petit-bourgeois principalement que se recrutent les +agitateurs ambulants, les chefs de mouvement dans les differentes +localites et les redacteurs des journaux du parti. Calwer juge +severement ce genre de personnages. Il dit: "Nos ecrivains se recrutent +dans les milieux les plus heterogenes. Leur origine est toujours +douteuse. Moi-meme, par exemple, je suis un theologien qui n'ai pas +passe d'examen. Tel autre est etudiant en droit, un tel maitre d'ecole +ou aspirant. Un quatrieme n'a meme pas pu arriver aux etudes +superieures. D'autres encore n'ont pas fait d'etudes du tout. Parce +qu'il y a un Bebel dans notre parti, beaucoup: ecrivains, artisans, +typographes, journalistes, etc., s'imaginent que c'est chose tres facile +de devenir, par ses propres efforts, un ecrivain socialiste. +Heureusement nous n'avons pas institue de commission d'examens, mais des +poumons solides et une langue venimeuse secondent puissamment l'ecrivain +socialiste. Et c'est ainsi grace a la concurrence que se font +reciproquement ces personnages de si differentes situations sociales, +que des ignorants, n'ayant absolument rien compris au socialisme, +s'introduisent dans notre mouvement en qualite de redacteurs et +d'ecrivains. Parfois aussi on aime a faire parade d'un de ces transfuges +des "classes civilisees" et quelque temps apres on assiste au spectacle +de voir le monsieur abjurer solennellement tout ce que dans sa juvenile +presomption il a ecrit ou raconte aux ouvriers. Et alors on fait des +reproches a cet honnete homme! Si seulement nombre de ces ecrivains qui +n'ont jamais rien compris au socialisme voulaient suivre cet exemple! +Quel bien n'en resulterait-il pas pour notre agitation! Oui, le +"parvenir a l'entiere comprehension" n'est pas chose aussi aisee qu'on +le croit generalement. Cela exige en premier lieu de l'etude et de +l'observation qui, a leur tour, demandent le loisir et les connaissances +necessaires. Les exceptions confirment la regle. S'imaginer que les +connaissances qui precedent les etudes academiques et ces etudes +elles-memes puissent etre remplacees par quelque lecture et par la seule +bonne volonte de devenir ecrivain, c'est donner une preuve de la plus +absolue incomprehension du metier d'ecrivain. Lorsque des personnages +capables tout au plus de remplir les fonctions de second redacteur sont +a la tete d'un journal, et qu'ils traitent du haut de leur grandeur des +sous-redacteurs plus intelligents et qui ont plus de routine +qu'eux-memes, alors ils donnent bien la preuve qu'ils possedent toute la +presomption adherente a leur position mais nullement qu'ils disposent du +_savoir_ qu'on a le droit d'exiger chez nos redacteurs en chef. Or, ce +savoir n'est pas uniquement base sur des aptitudes naturelles mais +encore sur des etudes methodiques, continuees jusqu'a la fin des cours +academiques. Ce qui ne veut pas dire que les etudes universitaires +suffisent pour former l'ecrivain socialiste. Nous avons, au contraire, +des personnages ayant fait leurs etudes et qui cependant ne comprennent +rien au socialisme. Mais, munis de toute leur presomption universitaire +en meme temps que de leur titre doctoral ils se croient appeles a jouer +un role dans le mouvement.--Si je n'etais pas la, qu'adviendrait-il de +la social-democratie? Voila ce qu'ils disent par leur attitude. A peine +sont-ils entres dans le mouvement qu'ils croient tout savoir et tout +connaitre et qu'ils se posent en pedagogues en face des travailleurs: +Voila ce que vous avez a faire, car moi, le docteur un tel, je crois +cela juste. J'ai a peine besoin de faire ressortir ici que ces +transfuges, dans la plupart des cas, eussent ete totalement incapables +de remplir les fonctions bourgeoises quelconques qui leur seraient +echues. Il faut donc attribuer la mediocrite de la litterature de nos +ecrivains a leur education defectueuse et a leur presomption. Mais s'il +leur a ete possible de prendre une pareille attitude dans le parti, la +faute en incombe moins a eux-memes qu'au petit-bourgeoisisme que nous +avons deja decrit." + +Les grandes verites contenues dans ces lignes me feront pardonner la +longue citation. Moi-meme j'avais ecrit dans ce sens[38] et ma +satisfaction est grande de retrouver les memes conclusions chez Calwer. + +Le Dr Mueller traita la meme question, ne fut-ce qu'en passant et voila +que nous voyons Bebel et autres arriver aux memes resultats. Quand +j'ecrivis que le parti avait gagne en quantite ce qu'il avait perdu en +qualite, je fus traite de calomniateur du parti allemand. Il ne me +deplait pas d'entendre formuler maintenant les memes critiques par ceux +qui, a l'epoque, m'accusaient de calomnie. Bebel notamment ecrit dans le +_Vorwaerts_, quatrieme article de sa serie: "Le parti, en ce qui +concerne son developpement intellectuel, a plutot augmente en largeur +qu'en profondeur; au point de vue numerique nous avons gagne +considerablement, mais quant a la qualite, le parti ne s'est pas +ameliore. Cela, je le maintiens! Car si cela n'etait pas, la crainte de +l'embourbement et de la debilitation (_Versumpfung, Verwasserung_) du +parti ne serait pas aussi grande qu'elle l'est aujourd'hui." Il ecrit +encore que "bon nombre de nos agitateurs devraient s'efforcer de +beaucoup mieux se mettre au courant qu'ils ne le sont actuellement. Ce +serait le devoir du parti d'aider en leurs efforts ces hommes qui, pour +la plupart, sont surcharges de travail et qui vivent dans des conditions +materielles proletariennes." Et plus loin: "L'augmentation des forces +eminentes et capables est restee de beaucoup en arriere comparee a la +croissance du parti. Ce que nous avons gagne sous ce rapport dans les +cinq dernieres annees peut aisement se compter." Il rappelle comment, il +y a de cela dix ans, et alors qu'il n'y avait pas encore autant a +craindre de l'embourbement, ce fut precisement Vollmar qui, lorsque le +renouvellement des lois d'exception contre les socialistes etait a +l'ordre du jour, ecrivait dans le _Sozialdemocrat_ de Zurich que le +renouvellement de ces lois serait profitable au developpement du parti. +A cette epoque, il se rendait donc tres bien compte du peril, et a +present que le parti est beaucoup plus en danger de perdre son caractere +proletarien et revolutionnaire, ce n'est plus, helas! Vollmar qui leve +la voix pour denoncer le danger, mais, au contraire, il est devenu +l'espoir de tous les elements petit-bourgeois du parti. N'est-ce pas +triste chose de voir ainsi sombrer, sous l'influence d'un changement de +milieu, de si grandes facultes? Et s'il est du devoir du parti de +repousser toute tendance aboutissant a la debilitation et l'embourbement +du parti, comme le dit Bebel, alors on a agi d'une facon inexcusable par +l'exclusion des "jeunes", qui, de fait, ont exerce la meme critique que +Bebel exerce maintenant. Pourquoi ne pas reconnaitre l'erreur et la +faute commises par cette exclusion, et pourquoi ne pas essayer de les +separer si possible? + + * * * * * + +Mais revenons au congres. Bebel a incontestablement raison dans sa +crainte de la debilitation du parti, puisque des socialistes vont +jusqu'a voter le budget de l'Etat, en Baviere. Mais pendant les +discussions sur ce sujet, il fut prouve que le meme phenomene s'etait +deja presente a Bade et a Hesse, sans que l'on ait pense a incriminer +les deputes socialistes coupables. Il y avait donc eu des antecedents. + +En ce qui concerne la question agraire, on fit preuve de la meme +indecision. Nous avons deja montre, dans notre etude: _Le Socialisme en +danger_[39], comment Kautsky, dans sa brochure sur le programme +d'Erfurt, professe les memes idees que Vollmar au sujet de la question +agraire. Messieurs les chefs du parti ne paraissent pas s'en etre +apercus. Etaient-ils d'accord avec Kautsky ou bien s'interessent-ils si +peu a ce qui s'ecrit, meme de la part de leurs conseillers spirituels, +que le fait leur ait echappe? + +Au cours des discussions sur la question agraire, Bebel disait: "Dans +l'expose de Vollmar nous constatons le meme reniement du principe de la +lutte des classes, la meme idee non socialiste de conquerir, par +l'agitation, des contrees qu'il est impossible de conquerir et qui, meme +si cela etait possible, ne sauraient etre gagnees a notre cause que par +la dissimulation ou le reniement de nos principes social-democratiques. +Excellent dans un certain sens et irreprochable en ce qui concerne la +determination de certains modes d'agitation suivis jusqu'ici--la +derniere partie quelque peu exageree cependant--ce discours, dans sa +partie positive, a ete d'autant plus dangereux. Et ces passages +dangereux ont ete applaudis par un grand nombre de delegues, ce qui +corrobore ma conviction que, sur ce terrain aussi, il existe un manque +de clarte auquel on ne s'attendrait pas chez des social-democrates." + +Bebel fit remarquer que Vollmar n'avait rien dit des elements qui +devraient etre l'objet principal de notre propagande: les valets de +ferme, les ouvriers agricoles et les petits paysans. Par contre, il +avait beaucoup parle des agriculteurs proprement dits, envers qui notre +propagande est de tres minime importance. + +"Pas la moindre mention n'a ete faite, dans la question agraire, du but +final du parti. C'est comme si la chose n'existait pas. En 1870, lors +d'un congres tenu dans la capitale du pays par le parti ouvrier +social-democrate, l'Etat le plus "petit-paysan" de l'Allemagne, le +Wurtemberg, se prononca ouvertement et sans ambages en faveur de la +culture communautaire du sol. Le _Allgemeine Deutsche Arbeiterverein_ +fit de meme. En l'an de grace mil huit cent quatre-vingt-quatorze, on a +tourne autour de cette question, comme le fait un chat autour d'une +assiette de lait chaud. Voila le progres que nous avons realise." + +Ledebour, se melant a la discussion, arrive a la meme conclusion que +nous, a savoir que Kautsky partageait les vues de Vollmar. Bebel +pretendit ne pas avoir connaissance de ce fait, mais qu'il s'en +informerait, et, que si la chose etait vraie, il combattrait Kautsky +aussi bien que Vollmar. Depuis, Bebel a declare que Kautsky, dans sa +brochure, n'avait professe aucune heresie contre le Principe. + +Ceci donna occasion a Ledebour de se prononcer plus categoriquement et +il maintint au sujet de Kautsky et de Bebel ce qu'il avait dit. Dans sa +brochure, Kautsky ecrit: "La transition a la production socialiste n'a +non seulement pas comme condition l'expropriation des moyens de +consommation, mais elle n'exige pas davantage l'expropriation generale +des detenteurs des moyens de production." + +"C'est la grande production qui necessite la societe socialiste. La +production collective necessite egalement la propriete collective des +moyens de produire. Mais tout comme la propriete privee de ces moyens +est en contradiction avec le travail collectif, la propriete collective +ou sociale des moyens est en contradiction avec la petite production. +Celle-ci demande la propriete privee des moyens. L'abolition, par +rapport a la petite propriete, en serait d'autant plus injustifiable que +le socialisme veut mettre les travailleurs en possession des moyens de +produire. Pour la petite production, l'expropriation des moyens de +produire equivaudrait donc a l'expropriation des possesseurs +actuels--qui aussitot rentreraient en possession de ce qu'on leur aurait +enleve ... Ce serait de la folie pure. _La transition de la societe +socialiste n'a donc nullement comme condition l'expropriation des petits +producteurs et des petits paysans_. Cette transition non seulement ne +leur prendra rien, mais elle leur profitera grandement. Car, la societe +socialiste tendant a remplacer la production des denrees par la +production pour l'usage direct, doit aussi tendre a transformer tous les +services (rendus) a la communaute: impots ou interets hypothecaires +devenus propriete commune,--en tant qu'ils n'auront pas ete abolis,--de +services pecuniaires qu'ils etaient en services en nature sous forme de +froment, vin, betail, etc. Cela serait un grand soulagement pour les +paysans. Mais c'est impossible sous le regime de la production des +denrees. Seule la societe socialiste pourra effectuer cette +transformation et combattre ainsi une des causes principales de la ruine +de l'agriculture." + +"Ce sont les capitalistes qui, en realite, exproprient les paysans et +les artisans, comme nous venons de le voir. La societe socialiste mettra +un terme a cette expropriation[40]." + +En depit de leur style embrouille, ces passages sont caracteristiques et +Ledebour nous parait avoir absolument raison lorsqu'il dit que les +considerations politico-agraires de Kautsky sont en parfait accord avec +la tactique de Vollmar. Et lorsque Kautsky s'irrite a cause de ces +deductions si logiques, Ledebour a encore raison quand il dit: "Si +Kautsky veut que son livre plein de contradictions soit compris +differemment, il faut d'abord qu'il s'efforce d'etre clair et qu'il +refasse completement ce livre. Un ecrivain ne saurait etre juge que +d'apres ce qu'il a ecrit et non d'apres ce qu'il a voulu ecrire." Le +fait est que Kautsky promet "un grand soulagement" (_Erleichterung_) aux +petits paysans et qu'il croit possible la continuation de l'industrie +petit-bourgeoise a cote de la production socialiste et collective. On ne +veut donc exproprier que la grande industrie. Mais ou tracera-t-on la +ligne de demarcation? Et lorsque Kautsky ajoute que "d'aucune facon on +ne peut dire que la realisation du programme social-democrate exige, en +toute circonstance, la confiscation des biens dont l'expropriation +serait devenue necessaire", il faudrait etre frappe d'aveuglement pour +ne pas voir que c'est Kautsky qui, dans sa brochure, tend la main a +Vollmar. Il parait etrange que l'on ne s'en soit jamais apercu et, pour +nous, c'est certainement une satisfaction d'avoir fait remarquer, le +premier, les tendances petit-bourgeoises que renferme ce livre. Nous +n'oserions pourtant pas affirmer, comme le fait Grillenberger, que +Kautsky soit de cent lieues "plus a droite" que Vollmar et Schonlank. + +Que Kautsky ait essaye de se laver de ces reproches, cela n'etonnera +personne, mais nous doutons fort qu'il y ait reussi[41]. Il attribue +l'interpretation erronee de son livre a ce fait "que la conception +materialiste n'a pas encore suffisamment penetre ces mauvais +entendeurs". Il distingue entre une certaine forme de propriete et un +certain mode de production et nous devons voir dans son ecrit non +l'idee d'une continuation de la petite industrie dans la societe +socialiste, mais la conviction que la grande industrie socialiste y +mettra plus vite un terme que, jusqu'ici, la grande industrie +capitaliste n'a su le faire. + +Apres tout, il est possible que Kautsky ait _voulu dire_ cela, mais on +nous accordera qu'il ne l'a _pas dit_ et Kautsky ne doit donc s'en +prendre qu'a lui-meme si son incorrecte et defectueuse maniere de +s'exprimer a donne lieu a une interpretation erronee. + +Le congres de Cologne avait donne mandat a une commission de preparer un +programme agraire pour le congres suivant de Breslau. La commission a +fait son devoir et le programme agraire est publie. + +Quel est le resultat? + +Un pas en avant dans la direction du socialisme d'Etat. Personne n'en +peut etre surpris, car c'est une consequence fatale. + +Dans les considerants du programme, on peut lire qu'on veut faire de +l'agitation en restant dans le cadre de l'ordre existant de l'Etat et de +la societe. Figurez-vous bien qu'on veuille democratiser les +institutions publiques dans l'Etat et dans les communes en s'enfermant +dans le cadre des lois de l'Etat prussien. Quel non-sens! + +Le programme est incomprehensible, car il est ecrit dans un jargon +allemand, soi-disant philosophique, et s'adresse au paysan allemand +comme le latin dans la liturgie catholique. Quand ce paysan l'aura lu, +il secouera certainement la tete et il dira qu'il ne comprend rien a ce +galimatias scientifique. + +Seulement on peut constater que c'est l'Etat qui remplit dans le +programme le role de providence terrestre. Le mot Etat se trouve au +moins dix fois dans le programme. En voici les points principaux pour +prouver ce que nous avons avoue plus haut: + +N deg. 7. L'etablissement d'ecoles industrielles et agricoles, de fermes +modeles, de cours agricoles, de champs d'experimentation agricoles. + +N deg. 11. La suppression de tous les privileges resultant de certains modes +de propriete fonciere; la suppression de certains modes d'heritage, sans +indemnite, et aussi des charges et des devoirs, resultant de ces modes. + +N deg. 12. Le maintien et l'augmentation de la propriete fonciere et +publique et la transformation des biens de l'eglise en propriete _sous +le controle de la representation_. + +Les _communes_ auront un droit de preemption sur tous les biens vendus a +la suite de saisies immobilieres. + +N deg. 13. _L'Etat et les communes_ devront louer a des associations +agricoles ou a des paysans les biens domaniaux et commerciaux ou, +lorsque cette methode ne sera pas rationnelle, donner a bail a des +paysans _sous le controle de l'Etat ou de la commune_. + +N deg. 14. _L'Etat_ doit accorder des credits aux syndicats pour ameliorer +la terre par des travaux d'irrigation ou de drainage. + +_L'Etat_ doit prendre a sa charge l'entretien des voies ferrees, routes +et canaux, ainsi que l'entretien des digues. + +N deg. 15 _L'Etat_ se charge des dettes hypothecaires et foncieres et prend +une rente egale aux frais. + +N deg. 16. Les assurances contre l'incendie, la grele, les inondations et +les epizooties seront monopolisees, et _l'Etat_ devra etendre le systeme +d'assurances a toutes les exploitations agricoles et accorder de larges +indemnites en cas de catastrophes. + +N deg. 17. Les droits de pacage et d'affouage devront etre modifies de +facon a ce que tous les habitants en profitent egalement. + +Le droit de chasse ne sera plus un privilege et de larges indemnites +devront etre payees pour les dommages causes par le gibier. + +La legislation protectrice des ouvriers devra etre etendue aux ouvriers +agricoles. + +On trouve aussi que pour la protection de la classe ouvriere, l'Etat +fonde un office imperial de l'agriculture, des conseils d'agriculture +dans chaque district et des chambres agricoles. + +C'est l'Etat toujours, partout! Hors l'Etat, point de salut! + +Si ce n'est pas la du socialisme d'Etat, quel nom faut-il donner a un +tel projet? M. Liebknecht, qui dit toujours que la derniere lutte sera +entre le socialisme d'Etat et la social-democratie, devrait nous +expliquer quelle est la difference entre le projet social-democratique +de la commission, dont il fut un des membres, et le socialisme d'Etat. + +Nous conseillons a chacun de lire dans les petits pamphlets de Bastiat +(Oeuvres choisies chez Guillaumin) le chapitre de l'Etat et d'examiner +sa definition, que "l'Etat est la grande fiction a travers laquelle tout +le monde s'efforce de vivre aux depens de tout le monde". + +Kautsky[42] a critique le projet de telle maniere qu'il est tout a fait +disloque. + +Nous allons donner quelques-unes de ses conclusions comme un bouquet de +fleurs, et chacun pourra juger combien admirable etait le programme +propose. + +"Le projet supprime la caracteristique du parti entierement; il ne donne +pas ce qui nous separe des democrates et des reformateurs sociaux, mais +bien ce que nous avons de commun et ainsi on recoit l'impression que la +social-democratie n'est qu'une sorte de parti reformateur democratique. + +"La social-democratie declare dans la partie principale du programme +qu'il est impossible d'ameliorer la position sociale de la classe +proletarienne dans la societe actuelle. Quelques couches sociales +peuvent arriver a un mode de vie qui, absolument, est plus eleve, mais, +relativement, c'est-a-dire vis-a-vis de leurs exploiteurs, la position +doit empirer. Et dans le second parti nous considerons comme de notre +devoir d'ameliorer avant tout la position sociale de la classe +proletarienne." + +"Nous n'avons plus un programme agraire democratique mais un simple +programme agraire; non pas un programme, qui transporte la lutte des +classes parmi les possedants et les non-possedants de la terre, mais un +programme qui a pour but de subordonner la lutte des classes du +proletariat aux interets des proprietaires du sol." + +"La commission agraire veut une augmentation considerable de la +propriete de l'Etat dans le cadre de l'ordre actuel de l'Etat et de la +societe". Mais qu'est-ce que cela signifie, sinon d'alimenter le Moloch +militaire? Les resultats de l'administration fiscale sont-ils si beaux? +La position des ouvriers de chemins de fer d'Etat et des mines d'Etat +est-elle si excellente, si libre, qu'on doive souhaiter une augmentation +du nombre d'esclaves etatistes en faveur de la lutte des classes? + +La commission elle-meme a compris le danger de ses desiderata et c'est +pourquoi elle y a ajoute: "sous le controle de la representation du +peuple," mais Kautsky dit tres bien: "la croyance dans l'influence +miraculeuse cle ce controle reste une pure fiction democratique +(Koehlerglaube[43]), dans cette periode de Panamisme, de majorites +Crispiennes, de pillages des politiciens americains, etc. Le "controle +de la representation du peuple" ne donne pas du tout une garantie pour +l'integrite des affaires qui se feront a la campagne, ni pour +l'amelioration de la position des ouvriers d'Etat. + +Kautsky dit qu'on voulait que la commission agraire donnat: "Un +programme, dans lequel l'harmonie des interets des proprietaires du sol +et des non-proprietaires fut obtenue, c'est-a-dire la quadrature du +cercle". Tres bien, mais pourquoi la commission acceptait-elle un mandat +aussi insense? Est-ce que les social-democrates, vieillis dans le +mouvement, n'ont pas prevu cela? + +"Les propositions de la commission agraire pour la defense de la classe +ouvriere sont muettes sur la defense meme des ouvriers agricoles". + +Un programme agraire social-democratique qui ne change rien au mode de +reproduction capitaliste est un non sens. + +Est-ce que cette critique est suffisante, oui ou non? + + * * * * * + +Au congres de Breslau une lutte s'engagea entre les partisans et les +ennemis du projet. + +Mais quel changement de roles! + +Bebel, qui etait encore, l'annee d'avant, le defenseur des radicaux, +l'ennemi des pitoyables tendances petit-bourgeoises dans le parti, +s'etait converti et fut l'avocat de la droite marchant avec Vollmar la +main dans la main. Le Saul de l'annee passee s'etait change +miraculeusement en Paul et il fut le principal defenseur d'un programme +qui ne merite pas de place dans le cadre des revendications socialistes. + +Max Schippel disait au congres, que "dans le projet social-democratique +on trouvait a peine un desideratum qui ne fut pas dans les programmes +des agrairiens, des anti-semites et des nobles, ces partis de la pire +sorte", et il le nommait un "vol socialiste de propriete spirituelle". + +Il qualifie le projet chancelant de "charlatanisme politique" et il +finissait par ces mots: "nous voulons aussi conquerir les paysans, mais +nous ne voulons pas briser le cheval avec sa queue. Rejetez le projet et +epargnez-nous la honte de faire notre entree dans les campagnes comme +l'abbe de Buerger: "retourne sur son ane, avec la queue dans la main au +lieu de la bride." + +Kautsky secondant Schippel emit l'opinion que les social-democrates +scindaient leur propre parti avec un tel programme, car ils commencaient +par declarer qu'on ne peut pas sauver les petits paysans, puisqu'ils +sont condamnes impitoyablement a mort, et leur offraient ensuite un +programme agraire, panacee de salut. "Le systeme actuel de la propriete +fonciere conduit a la devastation, a la rapine du sol. + +Chaque amelioration de la production agricole dans la societe actuelle +est une amelioration des moyens d'exploitation du sol. Et pour obtenir +ces resultats, dont l'avantage est problematique nous prenons le chemin +glissant du socialisme d'Etat." + +Tres bien, seulement nous disons que la social-democratie allemande +s'est avancee deja beaucoup dans cette direction comme la +social-democratie francaise et belge. + +Quand nous voulons "agir positivement pour la defense des paysans, il +ne nous reste que le socialisme d'Etat, et la commission agraire a +accepte cette consequence." On disait meme: "quand nous acceptons les +propositions de la commission, nous sommes les defenseurs du paysan +comme proprietaire." + +Les social-democrates, defenseurs des proprietaires, qui pouvait penser +a cela il y a quelques annees! + +Liebknecht suivit sa methode ordinaire. Il commenca par dire qu'il ne +s'agissait pas des principes, mais seulement de la tactique. On connait +l'elasticite de ce "soldat de la revolution", qui a dit qu'il change de +tactique vingt-quatre fois par jour, si cela lui semble bon. Comme +jongleur habile il change une question de principe en une question de +tactique, et le tour est joue. Il marchait d'accord avec Bebel et +disait: "Quiconque ne veut pas democratiser dans le cadre des relations +existantes, doit ecarter toute la seconde partie de notre programme." + +Eh bien, les socialistes hollandais, quoique rarement d'accord avec +Liebknecht, avaient deja rejete cette seconde partie longtemps avant le +conseil correct de Liebknecht. + +A la fin de la discussion on a renvoye la question aux Calendes +grecques. Mais nous croyons que Bebel a raison, quand il dit: A quoi +bon? on ne vide pas une question en la remettant. Non, elle reviendra +jusqu'a ce que la social-democratie ait decide qu'elle passe a l'ordre +du jour, c'est-a-dire qu'elle reste socialiste ou bien qu'elle soit +recueillie par les radicaux dans leur programme de reformes. + +La resolution de Kautsky et autres, acceptee par le Congres, est +celle-ci: + +Le Congres decide: + +De rejeter le projet de programme agraire; car ce programme ouvre aux +paysans la perspective d'ameliorer leur position, donc fortifie la +propriete privee et favorise la resurrection de leur fanatisme +proprietaire; + +Declare que l'interet de la production du sol dans l'ordre social actuel +est en meme temps l'interet du proletariat, et que, cependant, l'interet +de la culture comme l'interet de l'industrie, sous le regime de la +propriete privee des moyens de production, est l'interet des possesseurs +des moyens de production, des exploiteurs du proletariat. Le projet +donne aussi de nouveaux moyens a l'Etat exploiteur et aggrave la lutte +des classes, et enfin donne a l'etat capitaliste une tache, que seul +pourrait remplir d'une maniere suffisante, un Etat dans lequel le +proletariat aurait conquis la force politique. + +Le congres reconnait que l'agriculture a ses lois particulieres, qui +sont tres differentes de celles de l'industrie, et qu'il faut etudier si +la social-democratie veut developper a la campagne une activite feconde. +Il donne le mandat au conseil general du parti de confier a un certain +nombre de personnes la charge d'etudier les conditions agraires +allemandes, en faisant usage des donnees que la commission agraire a +deja recueillies, et de publier le resultat de ces etudes dans une serie +de traites sous le nom de Recueil des traites politiques agraires du +parti social-democratique en Allemagne. + +Le conseil general recoit l'autorisation de donner aux personnes +auxquelles on a confie cette tache l'argent necessaire pour la remplir +d'une maniere convenable. + +On esperait eviter les ecueils en acceptant cette resolution, mais on a +simplement recule et il faudra se rallier a gauche ou a droite. + +Quand Calwer a lu ce projet, il a pu repeter ces paroles: "Nous cinglons +joyeusement avec des procedes theoriques vers un socialisme +petit-bourgeois ideal, qui est en realite reactionnaire et utopiste." + +La _Galette de Francfort_ ecrivait tres bien: + +"Quand le programme agraire sera accepte, la pratique et la concurrence +electorale feront le reste, de sorte que le parti se montrera carrement +reformateur, un parti ayant premierement pour but de democratiser les +institutions publiques dans l'Etat et la commune, d'ameliorer la +condition sociale de la classe ouvriere, de hausser l'industrie, +l'agriculture, le commerce et les communications, dans le cadre de +l'ordre actuel de l'Etat et de la societe. Cette nouvelle definition de +la position de la social-democratie, qui ecarte naturellement toute +aspiration vers l'Etat futur, s'accorde tout a fait avec la position de +la democratie bourgeoise, en ce qui concerne le contenu du programme. +Nous n'approuvons pas tous les details du nouveau programme, mais cette +position elle-meme peut etre acceptee pour tout parti avance, qui veut +etre social ... La social-democratie montre sa bonne volonte, pour +cooperer a l'amelioration des conditions actuelles." + +La critique du programme dans les journaux social-democrates a ete dure +et surtout dans le sens desapprobatif. Dans un des journaux (Sachsische +Arbeiterzeitung) on a demande: "qu'est-ce qu'on trouve de socialiste +dans ce projet? Les desiderata du programme peuvent tous etre acceptes +par la democratie agraire." + +La question agraire etait d'une importance telle que Frederic Engels se +crut oblige de s'en occuper et, dans un interessant article, il traita +du probleme agraire en France et en Allemagne[44]. + +Quand on lit cet article, on admire l'habilete avec laquelle Engels, +tout en menageant leur susceptibilite, critique les marxistes francais +au sujet de leur programme pour les travailleurs agraires. Quelle +difference dans les procedes. Si Eugene Duehring avait ose proposer la +moitie des mesures adoptees par les marxistes francais dans leur congres +de Mantes (1894), Engels l'eut cloue au pilori comme ignorant et +imbecile. Mais lorsqu'il s'agit des marxistes francais, lesquels, en ce +qui concerne l' "embourbement", ont depasse depuis longtemps leurs +freres allemands, Engels applique la methode que les Anglais appellent +_the give-and-take-criticism_ et distribue tour a tour des coups et des +caresses. Le lecteur attentif y decouvre entre les lignes l'enumeration +de toutes les fautes commises. Mais a chaque bout de phrase, Engels, +misericordieux, ajoute: "Nos amis francais ne sont pas aussi mechants +qu'ils en ont l'air." Engels enumere leurs demandes en faveur des petits +agriculteurs; + +"Achat par la commune de machines agricoles et leur location au prix de +revient aux travailleurs agricoles; + +"Creation d'associations de travailleurs agricoles pour l'achat des +engrais, de grains, de semences, de plantes, etc., et pour la vente des +produits; + +"Suppression des droits de mutation pour les proprietes au-dessous de +5,000 francs; + +"Reduction par des commissions d'arbitrage, comme en Irlande, des baux +de fermage et de metayage et indemnite aux fermiers et aux metayers +sortants pour la plus-value donnee a la propriete; + +"Suppression de l'article 2102 du Code civil, donnant au proprietaire un +privilege sur la recolte; + +"Suppression de la saisie-brandon, c'est-a-dire des recoltes sur pied; +constitution pour le cultivateur d'une reserve insaisissable, comprenant +les instruments aratoires, le fumier et les tetes de betail +indispensables a l'exercice de son metier; + +"Revision du cadastre et, en attendant la realisation generale de cette +mesure, revision parcellaire pour les communes; + +"Cours gratuits d'agronomie et champs d'experimentations agricoles[45]." + +Et ensuite il ecrit: "On voit que les demandes en faveur des paysans ne +vont pas loin. Une partie en a deja ete realisee ailleurs. Des tribunaux +d'arbitrage pour les metayers seront organises d'apres le modele +irlandais. Des associations cooperatives de paysans existent deja dans +les provinces rhenanes. La revision du cadastre, souhait de tous les +liberaux et meme des bureaucrates, est constamment remise en question +dans toute l'Europe occidentale. Toutes les autres clauses pourraient +aussi bien etre realisees sans porter la moindre atteinte a la societe +bourgeoise existante." + +C'est la caracteristique du programme. + +Et pourquoi? + +"Avec ce programme, le parti a si bien reussi aupres des paysans dans +les contrees les plus diverses de la France,--l'appetit vient en +mangeant!--que l'on fut tente d'encore mieux l'assaisonner au gout des +paysans. On se rendit tres bien compte du dangereux terrain ou on +allait s'engager. Comment alors venir en aide au paysan, non en sa +qualite de futur proletaire mais en tant que paysan-proprietaire actuel, +sans renier les principes du programme socialiste general?" + +A cette question on repondit en faisant preceder le programme par une +serie de considerations theoriques, tout comme l'avaient fait les +socialistes allemands, belges et hollandais. Oui, certes, tous nous +avons commis cette erreur, et, pour notre part, nous en faisons tres +franchement l'aveu. Tous nous avons eu un programme contenant les +principes socialistes et ou meme l'idee communiste fondamentale: _De +chacun selon ses facultes, a chacun selon ses besoins_, trouva son +expression. Ensuite venait l'enumeration des soi-disant _reformes +pratiques_ qui pourraient etre realisees immediatement dans la societe +actuelle. Ainsi se rencontrerent de fait deux elements absolument +heterogenes: d'un cote les communistes purs, acceptant les +"considerants", sans d'ailleurs s'occuper des "reformes pratiques" et, +d'autre part, les partisans de ces reformes, lesquels, sans y attacher +la moindre valeur, acceptaient aussi les "considerants", en meme temps +que le "programme pratique". Par suite du developpement des idees, +l'illogisme de cette situation se manifesta de plus en plus et, +finalement, les vrais socialistes et les reformateurs se separerent[46]. + +Voila la lutte qui se livre entre les differentes tendances dans le +parti socialiste meme. + +Et voyez les beaux resultats auxquels on arrive! + +Dans tel "considerant" on declare que la propriete parcellaire est +irremediablement condamnee a disparaitre, et aussitot apres on affirme +qu'au socialisme incombe l'imperieux devoir de maintenir en possession +de leur morceau de terre les petits paysans producteurs, et de les +proteger contre le fisc, l'usure et la concurrence des grands +cultivateurs[47]. + +On pense ainsi conduire la population agricole a l'ideal collectiviste: +la terre au paysan. + +Sans insister davantage sur l'illogisme de cette formule, a laquelle +nous preferons celle-ci: la terre a tous, nous croyons cependant devoir +faire remarquer que la realisation de ces voeux nous eloignerait plus +que jamais de l'ideal. + +Toutes ces reformes, en effet, ont pour but de prolonger +artificiellement l'existence des petits agriculteurs; des laboureurs +salaries, des veritables travailleurs de la terre, il est a peine fait +mention. + +De simples radicaux pourraient parfaitement souscrire a un tel +programme, qui est tout plutot que socialiste. + +Il est temps de se mettre en garde! + +On veut donc sauver ce qui est irremissiblement perdu! + +Quelle logique! + +Il est assez naturel que Engels finisse par s'en apercevoir et qu'il +s'ecrie: "Combien aisement et doucement on glisse une fois que l'on est +sur la pente. Si maintenant le petit, le moyen agriculteur d'Allemagne +vient s'adresser aux socialistes francais pour les prier d'intervenir en +sa faveur aupres des social-democrates allemands afin que ceux-ci le +protegent pour pouvoir exploiter ses domestiques et ses servantes et +qu'il se base, pour justifier cette intervention, sur ce qu'il est +lui-meme victime de l'usurier, du percepteur, du speculateur en grains +et du marchand de betail,--que pourront-ils bien lui repondre? Et qui +leur garantit que nos grands proprietaires terriens ne leur enverront +pas leur comte Kanitz qui, lui-meme, a propose la monopolisation +(_Verstaatlichung_) de l'importation du ble, afin d'implorer egalement +l'aide des socialistes pour l'exploitation des travailleurs agricoles, +arguant, eux aussi, du traitement qu'ils ont a subir de la part des +usuriers et des speculateurs en argent et en grains?" + +Il est difficile de dire les choses d'une facon plus nette, et, +neanmoins, aussitot apres les avoir dites, Engels plaide les +circonstances attenuantes. Il affirme qu'il s'agit ici d'un cas +exceptionnel, special aux departements septentrionaux de la France, ou +les paysans louent des terrains avec l'obligation qui leur est imposee +d'y cultiver des betteraves et dans des conditions tres onereuses. En +effet, ils s'obligent a vendre leurs betteraves aux usuriers contre un +prix fixe d'avance, a ne cultiver qu'une certaine espece de betteraves, +a employer une certaine quantite d'engrais. Par dessus le marche ils +sont encore horriblement voles a la livraison de leurs produits. + + +Mais la situation, a quelques particularites pres, n'est-elle pas +partout la meme dans l'Europe occidentale? Si l'on veut prendre sous sa +protection une certaine categorie de paysans, on doit en convenir +loyalement. Engels a parfaitement raison lorsqu'il dit: "La phrase, +telle quelle, dans sa generalite sans limites, est non seulement un +reniement direct du programme francais, mais du principe fondamental +meme du socialisme, et ses redacteurs n'auront pas le droit de se +plaindre si la redaction defectueuse en a ete exploitee contre leur +intention et de la facon la plus differente." + +Le desaveu est on ne peut plus categorique. + +Et comme nous pensons avec Engels quand il dit: "COMBIEN AISEMENT ET +DOUCEMENT ON GLISSE, UNE FOIS SUR LA PENTE!" Cela devrait etre inscrit +au frontispice de tous les locaux de reunion et en tete de tous les +journaux socialistes. Et si on ne veut pas ecouter ma voix, il faut +esperer qu'Engels du moins obtiendra plus de succes. Ou bien les +social-democrates sont-ils deja tombes si bas qu'on puisse dire d'eux: +"Quand meme un ange (Engels) descendrait du ciel, ils ne l'ecouteraient +pas?" + +Ceci s'applique aux "considerants". Mais bien des points du programme +aussi "trahissent la meme legerete de redaction que ces considerants". +Prenons par exemple cet article: Remplacement de tous les impots directs +par un impot progressif sur le revenu, sur tous les revenus au-dessus de +3,000 francs. On trouve cette proposition dans presque tous les +programmes social-democrates; mais ici on a ajoute--bizarre +innovation!--que cette mesure s'appliquerait specialement aux petits +agriculteurs. Ce qui prouve combien peu on en a compris la portee. +Engels cite l'exemple de l'Angleterre. Le budget de l'Etat y est de 90 +millions de livres sterling; l'impot sur le revenu y est compris pour 13 +1/2 a 14 millions, tandis que les autres 76 millions sont fournis en +partie par le revenu des postes et telegraphes et du timbre, et le reste +par les droits d'entree sur des articles de consommation. Dans la +societe actuelle il est quasi-impossible de faire face aux depenses +d'une autre facon. Supposons que la totalite de ces 90 millions de +livres sterling doive etre fournie par l'imposition progressive de tous +les revenus de 120 livres (3,000 francs) et au-dessus. L'augmentation +annuelle et moyenne de la richesse nationale a ete, selon Giffen, de +1865 a 1875, de _240_ millions de livres sterling. Supposons qu'elle +soit actuellement de 300 millions. Une imposition de 90 millions +engloutirait presque un tiers de cette augmentation. En d'autres termes, +aucun gouvernement ne peut entreprendre une pareille chose, si ce n'est +un gouvernement socialiste. Et lorsque les socialistes auront le +pouvoir en mains, il est a esperer qu'ils prendront de tout autres +mesures que cette reforme insignifiante. + +De tout cela on se rend bien compte et voila pourquoi on fait miroiter +aux yeux des paysans--"en attendant "!--la suppression des impots +fonciers pour tous les paysans cultivant eux-memes leurs terres et la +diminution de ces impots pour tous les terrains charges d'hypotheques. +Mais la deuxieme moitie de cette reforme applicable seulement aux fermes +considerables serait favorable a d'autres que le paysan. Elle le serait +aussi aux paysans exploiteurs "d'ouvriers". + +Avec de nouvelles lois contre l'usure et d'autres reformes du meme genre +on n'avance pas d'un pas: il est donc tout a fait ridicule de les +proner. + +Et quel est le resultat pratique de toutes ces choses illogiques? + +"Bref, apres le pompeux elan theorique des "considerants", les parties +pratiques du nouveau programme agraire ne nous expliquent pas comment le +parti ouvrier francais compte s'y prendre pour laisser les petits +paysans en possession de leur parcellaire propriete qui, selon cette +meme theorie, est vouee a la ruine." + +Or, ceci n'est autre chose qu'une simple duperie, (_Bauernfaengerei_) a +la maniere de Vollmar et de Schonlank. Cela fait gagner des voix aux +elections, Engels est bien force de le reconnaitre et le fait +loyalement: "Ils s'efforcent, autant que possible, a gagner les voix du +petit paysan, pour les prochaines elections generales. Et ils ne peuvent +atteindre ce but que par des promesses generales et risquees, pour la +defense desquelles ils se voient obliges de formuler des considerants +theoriques plus risques encore. En y regardant de plus pres on voit que +ces promesses generales se contredisent elles-memes (l'assurance de +vouloir conserver un etat de choses que l'on declare impossible) et que +les autres mesures, ou bien seront absolument derisoires (lois contre +l'usure) ou repondront aux exigences generales des ouvriers, ou bien que +ces reglements ne profiteront qu'a la grande propriete terrienne, ou +encore seront de ces reformes dont la portee n'est d'aucune importance +pour l'interet du petit paysan. De sorte que la partie directement +pratique du programme pallie de soi-meme la premiere tendance marquee et +reduit les grands mots a aspect dangereux des considerants a un +reglement tout a fait inoffensif." + +Il y a encore un danger dans cette methode. Car si nous reussissons +ainsi a gagner le paysan, il se revoltera contre nous des qu'il verra +que nos promesses ne se realisent pas. "Mous ne pouvons considerer comme +un des notres le petit paysan qui nous demande d'eterniser sa propriete +parcellaire, pas plus que le petit patron qui essaie de toujours rester +patron." + +Il serait difficile d'imaginer une critique plus vehemente et nous +sourions lorsque nous voyons Engels flatter les freres francais: "Je ne +veux pas abandonner ce sujet sans exprimer la conviction, qu'au fond les +redacteurs du programme de Nantes sont du meme avis que moi. Ils sont +trop intelligents pour ne pas savoir que ces memes terrains qui +actuellement sont propriete parcellaire, sont destines a devenir +propriete collective. Ils reconnaissent eux-memes que la propriete +parcellaire est condamnee. L'expose de Lafargue au congres de Nantes +confirme du tout au tout cette opinion. La contradiction dans les termes +du programme indique suffisamment que ce que les redacteurs ne disent +n'est pas ce qu'ils voudraient dire. Et s'ils ne sont pas compris, et si +leurs expressions sont mal interpretees, comme cela est arrive, en +effet, la faute en est a eux. + +Quoi qu'il en soit, ils seront obliges d'expliquer plus clairement leur +programme et le prochain congres francais devra le reviser entierement." + +Que ces paroles sont conciliantes! Engels dit en d'autres termes: Il ne +faut pas trop leur en vouloir pour ce qu'ils disent. Nous savons tous ce +que parler veut dire! Mais il ne parait pas comprendre que par de +semblables excuses il place ses amis dans une situation peu favorable. +Au lieu de faire croire a un mensonge inconscient, il depeint leur facon +de faire comme une duperie volontaire. Les social-democrates francais +ont plein droit de s'ecrier en presence des amabilites de Frederic +Engels: Dieu nous preserve de nos amis! + + * * * * * + +Par ce qui precede nous croyons avoir suffisamment demontre comment les +social-democrates, une fois sur cette route, ont continue a marcher dans +cette voie. + +Bebel, qui etait de la "glissade", s'est tout a coup ressaisi en +s'apercevant que Vollmar etait homme a revendiquer la responsabilite de +ses actes. Vollmar, en effet, dit: "Ce que je fais et ce qu'on me +reproche a toujours ete la ligne de conduite du parti tout entier." Pour +notre part nous sommes convaincus que Bebel n'osera pas aller jusqu'au +bout, car en ce cas il lui faudrait rompre avec son parti et +reconnaitre, implicitement, que les jeunes avaient raison en se +mefiant. + +La paix, un moment troublee, est deja retablie dans les rangs des +social-democrates allemands. Le cas Bebel-Vollmar appartient au passe et +les deux champions reprennent fraternellement leur place dans les rangs. +L'imbecile proposition de loi connue sous le nom de "Anti-Umsturzvorlage" +a beaucoup contribue a cette reconciliation[48]. Cette proposition de loi +elle-meme prouve que le vieil esprit bismarckien a finalement triomphe +chez l'empereur. + +Rien, pour le developpement du socialisme autoritaire, ne vaut des lois +d'exception et des persecutions. Aussi n'est-ce pas un hasard que ce +socialisme-la predomine, surtout en Allemagne. + +Combien vraies sont ces paroles de Bakounine: "La nation allemande +possede beaucoup d'autres qualites solides qui en font une nation tout a +fait respectable: elle est laborieuse, econome, raisonnable, studieuse, +reflechie, savante, grande raisonneuse et amoureuse de la discipline +hierarchique en meme temps et douee d'une force d'expansion +considerable; les Allemands, peu attaches a leur propre pays, vont +chercher leurs moyens d'existence partout et, comme je l'ai deja +observe, ils adoptent facilement, sinon toujours heureusement, les +moeurs et les coutumes des pays etrangers qu'ils habitent. Mais a cote +de tant d'avantages indiscutables, IL LEUR EN MANQUE UN: L'AMOUR DE LA +LIBERTE, L'INSTINCT DE LA REVOLTE. Ils sont le peuple le plus resigne et +le plus obeissant du monde. Avec cela ils ont un autre grand defaut: +c'est l'esprit d'accaparement, d'absorption systematique et lente, de +domination, ce qui en fait, dans ce moment surtout, la nation la plus +dangereuse pour la liberte du monde[49]." + +Cette citation nous montre le contraste entre les deux courants incarnes +dans ces deux hommes: Bakounine et Marx. La lune que nous avons a +soutenir actuellement dans le camp socialiste n'est en somme que la +continuation de celle qui divisait l'ancienne "Internationale". + +Marx etait le representant attitre du socialisme autoritaire. En disant +cela, je sais a quoi je m'expose. On m'accusera de sacrilege commis +contre la memoire de Marx. Accusation etrange, ainsi formulee contre un +homme qui aime s'appeler eleve de Marx et qui s'est efforce de +populariser son chef-d'oeuvre: _Das Kapital_, par la publication d'une +brochure tiree de ce livre. + +Autant que qui que ce soit, je respecte Marx. Son esprit genial a fait +de lui un Darwin sur le terrain economique. Qui donc ne rendrait +volontiers hommage a un homme, qui, par sa methode scientifique, a force +la science officielle a l'honorer? Son adversaire Bakounine lui-meme ne +reste pas en arriere pour temoigner de Marx que sa "science economique +etait incontestablement tres serieuse, tres profonde", et qu'il est un +"revolutionnaire serieux, sinon toujours tres sincere, qu'il veut +reellement le soulevement des masses". Son influence fut tellement +puissante que ses disciples en arriverent a une sorte d'adoration du +maitre. Ce que la tradition rapporte de Pythagore, a savoir que le +[grec: autozepha] (_il l'a dit_) mettait fin, chez ses disciples, a +toute controverse, s'applique aujourd'hui a l'ecole de Marx. La +marxolatrie est comme la veneration que certaines personnes ont pour la +Bible. Il existe meme une science, celle des commentaires officiels et, +sous l'inspiration d'Engels, chaque deviation du dogme est stigmatisee +comme une heresie et le coupable est jete hors du temple des fideles. +Moi-meme, a un moment donne, j'ai senti cette puissance occulte, +hypnotise comme je l'etais par Marx, mais graduellement, surtout par +suite de la conduite des fanatiques gardiens postes sur les murs de la +Sion socialiste, je me suis ressaisi, et sans vouloir attenter a +l'integrite de Marx, je me suis apercu aussi qu'il a ete l'homme du +socialisme autoritaire. Il est vrai que ses disciples l'ont depasse en +autoritarisme. + +On se rappelle peut-etre la discussion sur la priorite de la decouverte +d'idee entre Rodbertus et Marx au sujet de la question de la +"plus-value", traitee par Engels dans sa preface a la brochure de Marx +contre Proudhon[50]. Pour notre part, nous avons toujours juge ridicule +cette question, car qui pourrait bien se vanter d'avoir, le premier, +trouve telle idee? Les idees sont dans l'air. En meme temps que Darwin, +Wallace et Herbert Spencer avaient des idees analogues sur la loi +naturelle de l'evolution. Et si l'on appelle Rodbertus le pere du +socialisme etatiste, il nous semble qu'il partage cet honneur avec Marx +lequel, tres reellement, etait un partisan decide du socialisme d'Etat. +"Les marxistes sont adorateurs du pouvoir de l'Etat et necessairement +aussi les prophetes de la discipline politique et sociale, les champions +de l'ordre etabli de haut en bas, toujours au nom du suffrage universel +et de la souverainete des masses, auxquelles on reserve le bonheur et +l'honneur d'obeir a des chefs, a des maitres elus. Les marxistes +n'admettent point d'autre emancipation que celle qu'ils attendent de +leur Etat soi-disant populaire. Ils sont si peu les ennemis du +patriotisme que leur Internationale meme porte trop souvent les couleurs +du pangermanisme. Il existe entre la politique bismarckienne et la +politique marxiste une difference sans doute tres sensible, mais entre +les marxistes et nous il y a un abime." + +Il y a une equivoque, qui fut eclaircie peu a peu. + +En mars 1848, le Conseil general de la federation communiste +(Kommunistenbund) formulait ses desiderata et on y parle surtout de +l'Etat. Par exemple: + +n deg. 7: les mines, les carrieres, les biens feodaux, etc., propriete _de +l'Etat_; n deg. 8: les hypotheques, propriete _de l'Etat_, la rente payee +par les paysans _a l'Etat_; n deg. 9: la rente fonciere ou la ferme payee +comme impot _a l'Etat_; n deg. 11: les moyens de communication: les chemins +de fer, les canaux, les bateaux a vapeur, les routes, la poste, etc., +dans les mains de _l'Etat._ Ils sont changes en _propriete d'Etat_ et +mis a la disposition de la classe des desherites; n deg. 16: etablissement +des ateliers nationaux. _L'Etat_ garantit l'existence a tous les +ouvriers et prend soin des invalides. + +Selon ce manifeste, les proletaires doivent combattre chaque effort +tendant a donner les biens feodaux expropries en libre propriete aux +paysans. Les biens doivent rester _biens nationaux_ et etre transformes +en colonies ouvrieres. Les ouvriers doivent faire tout le possible pour +centraliser le pouvoir entre les mains de l'Etat contrairement a ceux +qui veulent fonder la republique federaliste. + +Voila le pur socialisme d'Etat et qui le nierait ignore ce que veut le +socialisme d'Etat. + +Mais on suivait alors la meme methode que maintenant, on etait +irreductible sur les principes dans les considerants, et on devenait +opportuniste dans les desiderata pratiques en oubliant la signification +des considerants. + +Comment peut-on accorder avec ces desiderata pratiques l'opinion +suivante de la federation communiste en mars 1850: "les ouvriers doivent +veiller a ce que l'insurrection revolutionnaire immediate ne soit pas +supprimee directement apres le triomphe. Leur interet est au contraire +de la continuer aussi longtemps que possible. Au lieu de supprimer les +soi-disant exces, on doit non seulement tolerer mais prendre la +direction de la vengeance populaire contre les personnes les plus haies +ou les edifices publics." Les interets des ouvriers sont opposes a ceux +de la bourgeoisie, qui veut tirer profit de l'insurrection pour +elle-meme et frustrer le proletariat des fruits du triomphe. Plus loin: +"nous avons vu comment les democrates prendront la direction des +mouvements, comment ils seront obliges de proposer des mesures plus ou +moins socialistes. On demandera quelles mesures les ouvriers vont +opposer a ces propositions. Les ouvriers ne peuvent naturellement +demander au debut du mouvement des mesures purement communistes, mais +ils peuvent: + +1 deg. Forcer les democrates a modifier l'ordre social actuel, a troubler la +marche reguliere et a se compromettre eux-memes; + +2 deg. Amener les propositions des democrates, qui ne sont pas +revolutionnaires mais seulement reformatrices, a se transformer en +attaques directes contre la propriete privee. Par exemple: quand les +petits bourgeois proposent d'acheter les chemins de fer et les +fabriques, les ouvriers exigent leur confiscation sans indemnite comme +propriete des reactionnaires; quand les democrates proposent les impots +proportionnels, les ouvriers exigent les impots progressifs; quand les +democrates proposent une progression moderee, les ouvriers exigent une +progression qui ruine le grand capital; quand les democrates proposent +une reduction des dettes nationales, les ouvriers exigent la banqueroute +de l'Etat." Et leur manifeste finit avec ces mots: "leur devise dans la +lutte (c'est-a-dire, celle du parti proletarien) doit etre la revolution +en permanence." + +Quelle difference avec la tendance etatiste des premiers desiderata! +Marx ne savait pas precisement ce qu'il voulait et c'est pourquoi tous +les deux ont raison, M. le professeur Georg Adler, qui met le doigt sur +les tendances anarchistes de Marx et M. Kautsky, qui affaiblit la +signification des paroles de Marx et signale ses idees centralistes, car +le premier cite la premiere moitie, les considerants, et le second la +seconde moitie avec les desiderata pratiques[51]. + +Contre ces traits caracteristiques des marxistes, il n'y a pas +grand'chose a dire. Et si jadis j'ai pu croire qu'il ne fallait pas +attribuer a Marx la tactique que ses partisans aveugles ont declaree la +seule salutaire, j'ai fini par me rendre compte que Marx lui-meme +suivrait cette direction. J'en ai acquis la certitude par la lecture de +cette lettre de Bakounine ou il ecrit: "Le fait principal, qui se +retrouve egalement dans le manifeste redige par M. Marx en 1864, au nom +du conseil general provisoire et qui a ete elimine du programme de +l'Internationale par le congres de Geneve, c'est la CONQUETE DU POUVOIR +POLITIQUE PAR LA CLASSE OUVRIERE. On comprend que des hommes aussi +indispensables que MM. Marx et Engels soient les partisans d'un +programme qui, en consacrant et en preconisant le pouvoir politique, +ouvre la porte a toutes les ambitions. Puisqu'il y aura un pouvoir +politique, il y aura necessairement des sujets travestis +republicainement en citoyens, il est vrai, mais qui n'en seront pas +moins des sujets, et qui comme tels seront forces d'obeir, parce que +sans obeissance il n'y a point de pouvoir possible. On m'objectera +qu'ils n'obeissent pas a des hommes mais a des lois qu'ils auront faites +eux-memes. A cela je repondrai que tout le monde sait comment, dans les +pays les plus democratiques les plus libres mais politiquement +gouvernes, le peuple fait les lois, et ce que signifie son obeissance a +ces lois. Quiconque n'a pas le parti pris de prendre des fictions pour +des realites, devra bien reconnaitre que, meme dans ces pays, le peuple +obeit non a des lois qu'il fait reellement, mais qu'on fait en son nom, +et qu'obeir a ces lois n'a jamais d'autre sens pour lui que de le +soumettre a l'arbitraire d'une minorite tutelaire et gouvernante +quelconque, ou, ce qui veut dire la meme chose, d'etre librement +esclave." + +Nous voyons que "la conquete du pouvoir politique par la classe +ouvriere" fut deja son idee fixe et lorsqu'il parlait de la dictature du +proletariat, ne voulait-il pas parler en realite de la dictature des +_meneurs_ du proletariat? En ce cas, il faut l'avouer, le parti social +democrate allemand a suivi religieusement la ligne de conduite tracee +par Marx. L'ideal peut donc se condenser dans ces quelques mots: +"L'assujettissement politique et l'exploitation economique des classes." +Il est impossible de se soustraire a cette logique conclusion lorsqu'on +vise a "la conquete du pouvoir politique par la classe ouvriere" avec +toutes ses inevitables consequences. Lorsque Bebel--au congres de +Francfort--dit, et fort justement: "Si les paysans ne veulent pas se +laisser convaincre nous n'aurons pas a nous occuper des paysans. Leurs +prejuges, leur ignorance, leur etroitesse d'esprit ne doivent pas nous +pousser a abandonner en partie nos principes", et qu'en s'adressant aux +deputes bavarois il ajoute ceci: "Vous n'etes pas les representants des +paysans bavarois, mais d'intelligents ouvriers industriels", il ne fit +que repeter ce que Bakounine avait deja dit en 1872. D'apres Bakounine, +en effet, les marxistes s'imaginent que "le proletariat des villes est +appele aujourd'hui a detroner la classe bourgeoise, a l'absorber et a +partager avec elle la domination et l'exploitation du proletariat des +campagnes, ce dernier paria de l'histoire, sauf a celui-ci de se +revolter et de supprimer toutes les classes, toutes les dominations, +tous les pouvoirs, en un mot tous les Etats plus tard". Et comme il +apprecie bien la signification des candidatures ouvrieres pour les +corps legislatifs lorsqu'il ecrit: "C'est toujours le meme temperament +allemand et la meme logique qui les conduit directement, fatalement dans +ce que nous appelons le _socialisme bourgeois_, et a la conclusion d'un +pacte politique nouveau entre la bourgeoisie radicale, ou forcee de se +faire telle; et la minorite _intelligente_, respectable, c'est-a-dire +_embourgeoisee_ du proletariat des villes, a l'exclusion et au detriment +de la masse du proletariat, non seulement des campagnes mais des villes. +Tel est le vrai sens des candidatures ouvrieres aux parlements des Etats +existants et celui de la conquete du pouvoir politique par la classe +ouvriere." + +Encore une fois, que peut-on raisonnablement objecter a cette +argumentation? Et c'est vraiment etrange que cette lettre inedite de +Bakounine, qui parut a la fin de l'annee derniere, ait ete absolument +ignoree par les social-democrates allemands. Pour dire vrai, cela n'est +pas etrange du tout, mais au contraire fort naturel. Car ces messieurs +ne desirent nullement se placer sur un terrain ou leur socialisme +autoritaire est aussi clairement et aussi veridiquement expose et +combattu. + +On sait que Marx lui-meme pensait de cette facon, et nous ne comprenons +pas qu'Engels, qui si pieusement veilla sur l'heritage spirituel de son +ami, contemplat, en l'approuvant, le mouvement allemand, quoique dans +ses productions scientifiques, il se montrat quelque peu anarchiste. + +D'etranges revelations ont cependant ete faites au sujet de la situation +de Marx vis-a-vis du programme social-democrate allemand. Car, alors +qu'universellement Marx etait considere comme le pere spirituel de ce +programme,--depuis 1875 le programme du parti,--on a appris par un +article qu'Engels publia en 1891 dans la _Neue Zeit_ contre le desir +formel de Bebel, que Marx, loin d'avoir ete l'inspirateur de ce +programme, l'avait vehementement combattu et qu'on l'avait adopte malgre +lui. La fraction social-democrate du Reichstag s'est donc rendue +coupable d'un veritable abus de confiance et rien n'a autant aide a +ebranler ma confiance dans les chefs du parti allemand que cette +inexcusable action. Quinze ans durant on a laisse croire aux membres du +parti que leur programme avait ete elabore avec l'approbation de Marx, +et le plus etonnant est que cela se soit fait avec l'assentiment tacite +de Marx et d'Engels qui, ni l'un ni l'autre, ne se sont opposes a cette +_pia fraus_. Des chefs de parti qui se permettent de pareilles erreurs +sont certes capables de bien d'autres choses encore. Voyons dans quels +termes reprobateurs, aneantissants meme, Marx critique ce programme: "Il +est de mon devoir de ne pas accepter, meme par un silence diplomatique, +un programme qu'a mon avis il faudrait rejeter comme demoralisant le +parti." Ce qui n'empeche nullement Marx de se taire et de ne pas +protester, le programme une fois adopte. En ce qui concerne la partie +"pratique" du programme, Marx dit: "Ses reclamations politiques ne +contiennent pas autre chose que l'antique et universelle litanie +democratique: suffrage universel, legislation directe, droit populaire, +etc. Elles ne sont qu'un echo du parti du peuple (_Volkspartei_) +bourgeois et de la ligue de la paix et de la liberte[52]." Et pour de +pareilles fariboles on engagerait la lutte contre le monde entier! Pour +des niaiseries semblables nous risquerions la prison, voire meme la +potence! Et plus loin: "Le programme tout entier, malgre ses fioritures +democratiques, est completement empoisonne par la croyance de "sujet a +l'Etat" de la secte lassallienne, ou bien, ce qui ne vaut guere mieux, +par la croyance aux merveilles democratiques, ou, plutot, par le +compromis entre ces deux sortes de croyance aux miracles, toutes deux +egalement eloignees du socialisme." + +Marx dit encore: "Quel changement l'Etat subira-t-il dans une societe +communiste? En d'autres termes: Quelles fonctions sociales subsisteront, +analogues aux fonctions actuelles de l'Etat? A cette question, il faut +une reponse scientifique et on n'approche pas d'un saut de puce de la +solution en faisant mille combinaisons du mot _peuple_ avec le mot +_Etat_. Entre la societe capitaliste et la societe communiste il y a la +periode transitoire revolutionnaire. A celle-ci correspond une periode +transitoire politique dont la forme ne saurait etre que la dictature +revolutionnaire du proletariat." Fort judicieusement, Merlino dit a ce +sujet: "Marx a bien prevu que l'Etat sombrerait un jour, mais il a +renvoye son abolition au lendemain de l'abolition du capitalisme, comme +les pretres placent apres la mort le paradis." + +Une lamentable mystification a donc eu lieu ici, contre laquelle on ne +saurait trop protester. + +Au congres de Halle, dit Merlino, les social-democrates se sont +demasques: ils ont publiquement dit adieu a la revolution et desavoue +quelques theories revolutionnaires d'antan, pour se lancer dans la +politique parlementaire et dans le fatras de la legislation ouvriere. A +notre avis, on a _toujours_ suivi cette voie. Seulement, petit a petit, +tout le monde s'en est apercu. Si Marx juge le programme +social-democrate allemand "infecte, d'un bout a l'autre, de fetichisme +envers l'Etat", on est bien tente de croire qu'il y a quelque chose qui +n'est pas net! Liebknecht lui-meme ne reconnait-il pas que le parti +allemand--de 1875 a 1891, c'est-a-dire du moins du congres de Gotha au +congres d'Erfurt--professait le socialisme d'Etat? Au congres de Berlin, +au sujet du socialisme etatiste, Liebknecht dit: "Si l'Etat faisait peau +neuve, s'il cessait d'etre un Etat de classes en faisant disparaitre +l'opposition des classes par l'abolition des classes memes, alors ... +mais alors il devient l'Etat socialiste, en ce sens nous pourrions dire, +si toutefois nous voulions encore donner le nom d'Etat a la societe que +nous desirons etablir: Ce que nous voulons c'est le socialisme etatiste! +Mais en ce sens-la seulement! Or, ce n'est pas cette signification qu'y +attachent tous ces messieurs: ils ont en vue l'Etat actuel; ils veulent +(realiser) le socialisme dans l'Etat actuel, c'est-a-dire la quadrature +du cercle,--un socialisme qui n'est pas le socialisme dans un Etat qui +est tout le contraire du socialisme. Oui, une tentative a ete faite +d'instaurer en Allemagne le socialisme d'Etat dans son sens ideal: la +reelle transformation de l'Etat en un Etat socialiste. Cette tentative +fut l'oeuvre de Lassalle par sa fameuse proposition de creer, avec +l'aide de l'Etat, des associations productrices qui, graduellement, +prendraient en mains la production et realiseraient, apres une periode +transitoire de concurrence avec la production capitaliste privee, le +veritable socialisme d'Etat. C'etait une utopie et nous avons tous +compris que cette idee n'est pas realisable. Nous avons si completement +et formellement rompu avec cette idee utopique a present que, au lieu du +programme-compromis de 1875 qui contenait encore, quoique sous toutes +sortes de reserves, l'idee de ce socialisme d'Etat, nous avons adopte le +nouveau programme d'Erfurt. Je dis "avec toutes sortes de reserves", car +alors on s'apercut qu'il y avait ici une contradiction; que le +socialisme est revolutionnaire, qu'il doit etre revolutionnaire et qu'il +est sur un pied de guerre a mort contre l'Etat reactionnaire. On +s'efforca donc d'obtenir autant de garantie que possible, afin que +l'Etat ne put abuser du pouvoir economique obtenu par ces associations +productrices et que tout bonnement il s'assassinat lui-meme. Dans le +programme de Gotha on lit: "Le parti ouvrier socialiste allemand +reclame, afin d'aplanir la voie vers la solution de la question sociale, +la creation d'associations productrices socialistes avec l'aide de +l'Etat et sous le controle democratique du peuple travailleur." On +s'imaginait donc que dans l'Etat actuel, qui grace a un miracle +quelconque se serait converti a un honnete socialisme d'Etat, un +controle democratique serait possible, c'est-a-dire un Etat democratique +dans un Etat bureaucratique, semi-feodal et policier, qui, de par son +essence meme, ne saurait etre ni socialiste ni democrate. La phrase +suivante: "Les associations productrices doivent etre creees, pour +l'industrie et pour l'agriculture, dans de telles proportions, que +d'elles derive l'organisation socialiste de la production tout entiere", +prouve clairement jusqu'a quel degre on s'illusionnait encore au sujet +des rapports entre l'Etat actuel et le socialisme. Autre garantie contre +l'abus du socialisme d'Etat: ou declara que nous voulions etablir l'Etat +_libre_ et la societe socialiste. Mais l'Etat libre ne saurait jamais +etre l'Etat actuel; un Etat libre ne sera jamais possible sur les bases +de la production capitaliste, parce que, comme cela est demontre +clairement dans notre nouveau programme, le capitalisme, qui a comme +condition vitale le monopole des moyens de production, reclame, outre le +pouvoir economique, l'esclavage politique de sorte que l'Etat actuel ne +pourra jamais etre socialiste[53]." + +Malgre tout cela, et suivant les declarations de Liebknecht lui-meme, le +parti social-democrate allemand a professe pendant quinze annees le +socialisme d'Etat. + +Et il n'a pas encore perdu ce caractere, quoi qu'on en dise. Or n'est-il +pas vrai que, dans l'idee des collectivistes, l'Etat, c'est-a-dire la +representation nationale ou communale, prend la place du patron et que, +pour le reste, rien ne change[54]? Fort justement Kropotkine ecrit: "Ce +sont les representants de la nation ou de la commune et leurs delegues, +leurs fonctionnaires qui deviennent gerants de l'industrie. Ce sont eux +aussi qui se reservent le droit d'employer dans l'interet de tous la +plus-value de la production[55]". N'est-il pas vrai que le +parlementarisme conduise inevitablement au socialisme etatiste? +Bernstein ne parle-t-il pas d'une "etatisation" de la grande production +(_Verstaatlichung der Grossproduktion_), laissant sans solution la +question de savoir "si l'Etat reglera d'abord seulement le controle, ou +bien s'il s'emparera immediatement de la direction effective de la +production[56]". Tres categoriquement Bernstein envisage donc la +direction immediate de l'industrie par l'Etat comme le _but final_ a +atteindre. + +Certes, cela ne ressemble en rien a l'Etat _libre_. Il est vrai que les +social-democrates allemands ne desirent nullement la liberte. Pas plus +qu'ils ne tolerent la liberte dans leur propre parti, ils ne la +tolereraient si en Allemagne ou ailleurs ils etaient les maitres. Le lit +de Procuste de la social-democratie allemande n'est pas fait pour +l'homme libre. + +Merlino disait du programme d'Erfurt: "Tel est le programme d'Erfurt, +fruit de quinze ans de reaction socialiste et d'agitation electorale, a +base de suffrage universel accorde aux classes ouvrieres, pour les +tromper, les diviser et les detourner de la voie revolutionnaire[57]." + + * * * * * + +Il est regrettable que, generalement, les differences d'opinion donnent +lieu a des discussions peu courtoises. Pourquoi, en effet, ne pas +reconnaitre loyalement les merites ou le savoir de l'adversaire? Faut-il +donc necessairement etre, dans le monde de la science, ou dieu, ou +diable? + +S'il faut en croire Engels, Duehring ne serait qu'un faible esprit et un +zero "irresponsable et possede par la manie des grandeurs". Par contre, +Duehring, dans ses ecrits, ne se borne pas a critiquer les oeuvres de +Marx: il injurie l'ecrivain. Quand meme il aurait raison dans ses +critiques, il y a quelque chose de repoussant dans l'allure personnelle +et subjective de ses attaques. Il dit de Marx: "Son communisme d'Etat, +theocratique et autoritaire est injuste, immoral et contraire a la +liberte. Supposons, au jubile marxiste, toute propriete dans la grande +armoire a provisions de l'Etat socialiste. Chacun sera alors renseigne +par Marx et ses amis sur ce qu'il mangera et boira et sur ce qu'il +recevra de l'armoire aux provisions; puis encore sur les corvees a +executer dans les casernes du travail. A en juger d'apres la presse et +l'agitation marxistes, la justice et la verite seraient certainement la +derniere des choses prises en consideration dans cet Etat despotique et +autoritaire[58]. La plus despotique confiscation de la liberte +individuelle, oui, la spoliation a tous les degres, sous la forme de +l'arbitraire bureaucratique et communiste, serait la base de cet Etat. +Par exemple, les productions de l'esprit ne seraient tolerees dans +l'Etat marxiste qu'avec l'autorisation de Marx et des siens et Marx, en +sa qualite de grand-policier, grand-censeur et grand-pretre, +n'hesiterait pas, au nom du bien-etre socialiste, a exterminer les +heresies qu'actuellement il ne peut combattre qu'au moyen de quelques +chicanes litteraires. Il n'y aurait, physiquement et moralement, que des +serviteurs communistes de l'Etat et, pour se servir de la denomination +antique, que des esclaves publics. Quels sont, dans leurs subdivisions, +les rapports mutuels du troupeau de cette etable communiste, combien les +besoins de la nourriture, les rations a l'auge et les differentes +corvees sont "_allerhoechst staatsspielerisch_" et comment on en +tiendrait la comptabilite, voila le secret qui doit rester cache +jusqu'apres l'annee jubilaire; car Marx considererait cette revelation +comme du socialisme fantaisiste. C'est justement pour cette raison que +le public, qui devait etre mystifie, est renvoye aux calendes grecques +par l'inventeur de l'annee jubilaire, Marx, qui pretend qu'on ne peut +demander des renseignements sur les situations de l'avenir[59]" + +Une telle critique, quoique juste au fond, repugne par sa forme +grossiere. Soyez rigoureux dans l'analyse, ne menagez rien dans la +critique, mais ne gatez pas votre cause en lui donnant une forme qui +depasse les bornes d'un debut convenable. + +L'admirateur de Duehring, le Dr B. Friedlaender, va egalement trop loin +lorsqu'il ecrit dans son interessante brochure[60]: "Pour etre aussi +heresiarque que possible envers ceux qui pretendent que la liberte de +la critique doit s'arreter a Marx, je pretends: Avec la meme somme de +capital et de travail,--c'est-a-dire avec la somme d'argent, de reclame +et de contre-reclame a l'aide de laquelle Marx est arrive, parmi la +masse, a la consideration et a la gloire dont il jouit et dont il jouira +encore quelque temps, probablement,--on aurait pu gonfler n'importe quel +ecrivain socialiste jusqu'a en faire une autorite inaccessible." Meme le +plus grand adversaire de Marx considerera ce jugement comme inexact. +Marx restera incontestablement, pour les generations futures, un des +grands precurseurs de cette economie politique qui, surtout au point de +vue critique, a combattu le vieux dogme. Par un jugement pareil on se +fait plus de tort que de bien. Ceci nous rememore la reflexion +spirituelle de Paul-Louis Courier: "Je voudrais bien repondre a ce +monsieur, mais je le crois fache. Il m'appelle jacobin, revolutionnaire, +plagiaire, voleur, empoisonneur, faussaire, pestifere ou pestifere, +enrage, imposteur, calomniateur, libelliste, homme horrible, ordurier, +grimacier, chiffonnier. C'est, tout, si j'ai memoire. Je vois ce qu'il +veut dire: il entend que lui et moi sommes d'avis different." + +Quels efforts que je fasse pour me faire une conception de l'Etat, je ne +puis trouver comment le marxiste pourra se delivrer du socialisme +d'Etat. En disant cela je n'accuse point Marx et ceux qui veulent me +combattre n'ont qu'a prouver qu'on peut aboutir a un autre resultat. +Comment les marxistes realiseront-ils l'ensemble de leur programme +pratique, _sinon par l'Etat_ et par l'extension continuelle de son +autorite?--cela se passe deja actuellement.--Son pouvoir et son champ +d'action s'etendent d'une maniere extraordinaire. Ainsi il s'empare +continuellement de nouvelles organisations: chemins de fer de l'Etat, +telephones de l'Etat, assurance par l'Etat, banque hypothecaire d'Etat, +pharmacies de l'Etat, medecins de l'Etat, mines de l'Etat, monopole +d'Etat pour le sel, le tabac,... et ou cela finira-t-il, une fois engage +sur cette route? Au lieu d'etre des esclaves particuliers, les +travailleurs seront les esclaves de l'Etat. Oui, on parle deja de la +protection legale des ouvriers contre les patrons, comme jadis on avait +la protection des esclaves contre leurs proprietaires. + +A ce point de vue je suis de l'avis du Dr Friedlaender lorsqu'il ecrit: +"Quand on songe que c'est l'Etat qui encourage l'exploitation et la rend +possible en maintenant par la force les soi-disant droits de propriete +qui ne constituent pas precisement un vol, mais conduisent a une +spoliation des travailleurs equivalant a un vol proprement dit,--on est +tout etonne de voir precisement cet Etat--source du vol et de +l'esclavage--jouer le role de protecteur des spolies et de liberateur +des esclaves salaries. L'Etat maintient l'exploitation par son pouvoir +autoritaire et cherche en meme temps a faire devier les consequences +extremes de l'esclavage des salaries qu'il a erige en principe, par des +lois contre les accidents et la vieillesse, des lois sur les fabriques, +et la fixation, par des reglements, de la duree de la journee de +travail. Cette attenuation d'une contrainte remplacee par une autre peut +etre consideree en general comme un adoucissement, mais le cote +dangereux de la chose c'est que la marche en avant dans cette voie +consolide le pouvoir de l'Etat et aboutit finalement au socialisme +d'Etat. La diminution du sentiment libertaire, a mesure que s'ameliore +la situation sociale, est un axiome connu deja au temps des empereurs +de l'ancienne Rome. _Panem et circenses_! Du pain et les jeux du cirque! +Que leur chaut la liberte, l'independance, la dignite humaine? C'est +ainsi que la soi-disant social-democratie prepare de toutes ses forces +l'avenement du socialisme d'Etat et favorise la servitude et le culte du +pouvoir." + +Nous demandons de nouveau que l'on nous prouve comment on se soustraira +a ces consequences fatales, une fois engage dans cette voie. On n'arrive +pas d'un seul effort aussi loin, mais on avance pas a pas et tout a coup +on decouvre qu'on est embourbe. Pour retourner il manque a la plupart le +courage moral, la force pour renier leur passe et combattre leurs +anciens amis. Bebel, par exemple, qui vient de retrouver son moi, pour +ainsi dire, n'avancera plus et louvoiera toujours dans les memes +eaux[61]. + +On ne peut douter de la loyaute de quelqu'un, meme lorsqu'il raconte des +choses invraisemblables. Comment, par exemple, un ami du proletariat, un +revolutionnaire, qui pretend vouloir serieusement l'affranchissement des +masses et se met plus ou moins a la tete des mouvements revolutionnaires +dans les divers pays, peut-il rever que le proletariat se soumettrait a +une idee unique, eclose dans son cerveau? Comment peut-il se figurer la +dictature d'une ou de quelques personnalites sans y voir en germe la +destruction de son oeuvre? Bakounine a ecrit si justement: + +"Je pense que M. Marx est un revolutionnaire tres serieux, sinon +toujours tres sincere, qu'il veut reellement le soulevement des masses; +et je me demande comment il fait pour ne point voir que l'etablissement +d'une dictature universelle, collective, ou individuelle,--d'une +dictature qui ferait en quelque sorte la besogne d'un ingenieur en chef +de la revolution mondiale, reglant et dirigeant le mouvement +insurrectionnel des masses dans tous les pays, comme on dirige une +machine,--que cet etablissement suffirait a lui seul pour tuer la +revolution, paralyser et fausser tous les mouvements populaires? Quel +homme, quel groupe d'individus, si grand que soit leur genie, oseraient +se flatter de pouvoir seulement embrasser et comprendre l'infinie +multitude d'interets, de tendances et d'actions si diverses dans chaque +pays, chaque province, chaque localite, chaque metier, dont l'ensemble +immense, unifie mais non uniformise par une grande aspiration commune et +par quelques principes fondamentaux, passes desormais dans la conscience +des masses, constituera la future revolution sociale?" + +Qu'on se rememore par exemple le congres international ou tous les pays +etaient representes, mais ou une certaine fraction avait le droit de +rappel a l'ordre, meme par la force, qu'on songe a ce qui s'est passe a +Zurich ou une minorite, d'opinion divergente, mais socialiste comme les +autres, fut tout simplement exclue! Comme on fait deja fi de la liberte +dans ces congres ou l'on ne dispose encore que de peu de pouvoir! Et +qu'y fait-on de la soi-disant dictature du proletariat? On peut s'ecrier +sans arriere-pensee: Adieu liberte ... Sur ce terrain-la on, a plutot +recule qu'avance et telle societe possederait deja, a sa naissance, les +germes de sa decomposition. C'est surtout sur le terrain intellectuel +que toute contrainte doit etre abolie car des que la libre expression +des idees est entravee, on nuit a la societe. Mill dit a ce sujet[62]: +"Le mal qu'il y a a etouffer une opinion reside en ce que par la +l'humanite est spoliee: la posterite aussi bien que la generation +actuelle, ceux qui ne preconisent pas cette idee encore plus que ceux +qui en sont partisans. Si une opinion est vraie, ils n'auront pas +l'occasion d'echanger une erreur contre une verite; et si elle est +fausse, ils y perdront un grand avantage: une conception plus nette, une +impression plus vivante de la verite, jaillie de sa lutte avec +l'erreur." Examinons n'importe quelle question: la nourriture, la +vaccine, etc. La grande masse, ainsi que la science, pretend que la +nourriture qui convient le plus a l'homme est un melange de mets a base +de viande et de vegetaux. Pourra-t-on me forcer a renoncer au +vegetarisme pur, puisque celui-ci me parait meilleur? N'aurai-je pas la +liberte de travailler a sa diffusion? Dois-je me soumettre parce que mes +idees dietetiques sont des heresies pour les autres? Il en est de meme +de la vaccine. Lorsque toute la Faculte considere la vaccine comme un +preservatif contre la petite verole et que je considere ce moyen comme +un danger, peut-on me forcer a renier mon opinion et a me soumettre a +une pratique que j'abhorre? Il a ete prouve maintes fois que l'heresie +d'un individu etait la religion de l'avenir. S'il ne lui est pas +possible de se faire entendre, la science y perd et l'humanite ne peut +profiter des progres de l'esprit librement developpe. + +Les critiques du socialisme concernent specialement le socialisme +autoritaire, preconise surtout par les social-democrates allemands. A ce +point de vue on comprend le livre de Richter[63] et sa critique atteint +le but pour autant qu'elle s'adresse au socialisme autoritaire. Mais son +grand defaut est de considerer un courant du socialisme--et non le +meilleur--comme _le_ socialisme. + +En Allemagne et partout ou les marxistes sont en majorite ils donnent a +entendre qu'on n'obtiendra la justice economique qu'au prix de la +liberte personnelle et par l'oppression des meilleures tendances du +socialisme. C'est a peine si l'on connait un autre courant socialiste; +car des qu'on osa combattre les theories de Marx: Duehring, Hertzka et +Kropotkine par exemple, furent executes par le tribunal sectaire sous la +presidence d'Engels. Utopiste, fanatique, imposteur, anarchiste, +mouchard, voila les epithetes employees en diverses circonstances. Et +les petits faisaient chorus avec les grands, car ici vient a propos le +dicton: + + "Quand un gendarme rit + Dans la gendarmerie, + Tous les gendarmes rient + Dans la gendarmerie". + +On veut la reglementation de la production. C'est parfait; mais comment? +La question de la propriete est resolue et toute la propriete +individuelle est collective. L'Etat--ou, comme disent les prudents, la +societe--disposera donc du sol et de tous les moyens de production. +(Souvent on emploie indifferemment les mots Etat et Societe parce qu'on +leur donne la meme signification. On emploie encore le non-sens "Etat +populaire".) + +Les proprietaires actuels seront remplaces par les employes de l'Etat; +les esclaves prives deviendront esclaves de l'Etat. Le peuple souverain +nommera des titulaires aux differentes fonctions. Cette organisation +donnera, comme le remarque Herbert Spencer, une societe ayant beaucoup +de ressemblance avec l'ancien Perou, "ou la masse populaire etait +divisee artificiellement en groupes de 10, 50, 100, 500 et 1000 +individus, surveilles par des employes de tout grade, enchaines a la +terre, surveilles et controles dans leur travail aussi bien que dans +leur vie privee, s'extenuant sans espoir pour entretenir les employes du +systeme gouvernemental". Il est vrai qu'ils recoivent leur suffisance de +tout et, loin de considerer cet avantage comme minime, nous +reconnaissons volontiers que c'est un progres, qui ne peut cependant +etre considere comme un ideal par un homme pensant, un libertaire. + +Sur ce point-la egalement il n'y a pas de divergence d'opinion entre +socialistes, a quelque ecole qu'ils appartiennent; tous changent le +principe _ab Jove principium_ en _ab ventre principium_ ou, comme le +disait Frederic II: "Toute civilisation a pour origine l'estomac." +"C'est que la faim est un rude et invincible despote et la necessite de +se nourrir, necessite tout individuelle, est la premiere loi, la +condition supreme de l'existence. C'est la base de toute vie humaine et +sociale, comme c'est aussi celle de la vie animale et vegetale. Se +revolter contre elle, c'est aneantir tout le reste, c'est se condamner +au neant." (BAKOUNINE.) Mais le despotisme egalement pourrait donner +assez a tous, c'est donc une question qui ne peut nous laisser +indifferents. + +Que ceux qui considerent ceci comme une raillerie des idees marxistes, +nous prouvent que dans leurs ecrits ils parlent d'autre chose que de +tutelle de l'Etat; qu'ils traitent de la prise de possession de +certaines branches de production par des groupes autonomes d'ouvriers, +ne dependant pas de l'Etat, meme pas de l'Etat populaire. La +reglementation individuelle est autre chose que la reglementation +centralisee de la production, quoique, en fait, on lui ait ote +superficiellement ce semblant d'individualisme par le suffrage +universel. Meme, par suite des critiques de Richter et d'autres, on a +ete force de donner un peu plus d'explications; toutefois, dans la +brochure de Kurt Falk[64], on parle d' "associations economiques +_(wirthschaftliche)_ independantes", qui forment probablement des +federations avec d'autres associations, etc.; mais du cote scientifique +socialiste officiel cette idee des tendances plus libres fut toujours +combattue a outrance. Remarquons, entre parentheses, que Kurt Falk (p. +67), croyant etre excessivement radical, fait la proposition que les +habitants d'une prison choisissent eux-memes leurs gardiens! Quelle +belle societe, en effet, qui n'a pas su se delivrer seulement des +prisons. Nous sommes de tels utopistes que nous entrevoyons une societe +ou la prison n'existera plus et nous ne voudrions pas collaborer a la +realisation d'une societe future, si nous avions la certitude de devoir +y conserver des prisons avec leurs gardiens,--fussent-ils elus,--la +police, la justice et autres inutilites. + +Voila pourquoi les marxistes traitent d'une maniere superficielle +l'organisation de la societe future, quoique Bebel se soit oublie un +jour a en donner un apercu dans un ouvrage ou personne ne le +chercherait, son livre sur la _Femme_, dont un quart traite la question +feminine et, le reste l'organisation future de la societe. + +Il y a une certaine verite dans la reponse faite aux interrogateurs +importuns, que "la forme future de la societe sera le resultat de son +developpement et que prematurement nous ne pouvons la definir", mais ce +n'est pas non plus sans raison que Kropotkine, interpretant ces paroles +des marxistes: "Nous ne voulons pas discuter les theories de l'avenir", +pretend qu'elles signifient reellement: "Ne discutez pas notre theorie, +mais aidez-nous a la realiser". C'est-a-dire, on force la plupart a +suivre les meneurs, sans savoir si on ne va pas au devant de nouvelles +desillusions, qu'on aurait pu eviter en connaissant la direction vers +laquelle on marchait." + +Deux remarques de Kropotkine et de Quinet s'imposent a la reflexion. +Elles sont tellement exactes que chaque fois que nous traitons ce sujet +elles nous reviennent a la memoire: D'abord celle de Quinet que la +caracteristique de la Grande Revolution est la temerite des actes des +_ancetres_ et la simplicite de leurs idees, c'est-a-dire des actes +ultra-revolutionnaires a cote d'idees timides et reactionnaires. En +second lieu, que l'on ne sait pas abandonner les organisations du passe. +On suppose l'avenir coule dans le meme moule que le passe contre lequel +on se revolte, et on est tellement attache a ce passe qu'on n'arrive pas +a marcher cranement vers l'avenir. Les revolutions n'ont pas echoue +parce qu'elles allaient trop loin, mais parce qu'elles n'allaient pas +assez loin. _Echouer_ n'est en somme pas le mot propre, car toute +revolution a donne ce qu'elle pouvait. Mais nous pretendons qu'elles +n'apporterent pas la delivrance des classes travailleuses et que +celles-ci, malgre toutes les revolutions, croupissent toujours dans +l'esclavage, la misere et l'ignorance. + +La bourgeoisie de 1789 ne savait pas non plus ce que l'avenir +apporterait, mais elle savait ce qu'elle voulait et elle executa ses +projets. Depuis longtemps elle s'y preparait et lorsque le peuple se +revolta, elle le laissa collaborer a la realisation de son ideal, +qu'elle atteignit, en effet, dans ses grandes lignes. + +Mais aujourd'hui il n'est presque plus permis de parler de l'avenir. Ce +n'est pas etonnant, la preoccupation principale etant de gagner des voix +aux elections. Lorsqu'on traite de cet avenir ou la classe intermediaire +des petits boutiquiers et paysans sera supprimee, on se fait de ces gens +des ennemis et il n'y a plus a compter sur les victoires socialistes aux +elections. Parlez-leur de reformes qui promettent de l'amelioration a +leur situation, ils vous suivront, mais des qu'on s'occupe du role de la +revolution, ils vous lachent. On doit bien se convaincre du role de la +revolution et eriger a cote de l'oeuvre de destruction de l'idee, celle +de sa revivification. + +C'est difficile parce qu'il faut se defaire, pour y arriver, d'une masse +de prejuges, comme le dit Kropotkine: "Tous, nous avons ete nourris de +prejuges sur les formions providentielles de l'Etat. Toute notre +education, depuis l'enseignement des traditions romaines jusqu'au code +de Byzance que l'on etudie sous le nom de droit romain, et les sciences +diverses professees dans les universites, nous habituent a croire au +gouvernement et aux vertus de l'Etat-Providence. Des systemes de +philosophie ont ete elabores et enseignes pour maintenir ce prejuge. Des +theories de la loi sont redigees dans le meme but. Toute la politique +est basee sur ce principe; et chaque politicien, quelle que soit sa +nuance, vient toujours dire au peuple: "Donnez-moi le pouvoir, je veux, +je peux vous affranchir des miseres qui pesent sur vous. Du berceau au +tombeau, tous nos agissements sont diriges par ce principe." + +Voila l'obstacle, mais si difficile qu'il soit a surmonter, on ne doit +pas s'arreter. Nous sommes forces, dans notre propre interet, de savoir +ce que l'avenir peut et doit nous apporter. + +Il est donc inexact de pretendre que divers chemins menent au meme but; +non, on ne cherche pas a atteindre la meme solution, mais on suit des +lignes paralleles qui ne se touchent pas. Et, quoiqu'il soit possible +que l'avenir appartienne a ceux qui poursuivent la conquete du pouvoir +politique, nous sommes convaincus que, par les experiences qu'ils font +du parlementarisme, les ouvriers seront precisement gueris de croire a +la possibilite d'obtenir par la leur affranchissement. De tels +socialistes appartiennent a un parti radical de reformes, qui conserve +dans son programme la transformation de la propriete privee en propriete +collective, mais en mettant cette transformation a l'arriere-plan. Les +considerants du programme etaient communistes et on y indiqua le but a +atteindre; mais par le programme pratique on aida a la conservation de +l'Etat actuel. Il y avait donc contradiction entre la partie theorique +avec ses considerants principiels et la partie pratique, realisable dans +le cadre de la societe actuelle, toutes deux se juxtaposant l'une a +l'autre sans aucun trait d'union, comme nous l'avons prouve +precedemment. + +Cela fut possible, au commencement, mais, par suite du developpement des +idees, cette contradiction apparut plus nettement. Ce qui ne se +ressemble ne s'assemble. Et ne vaudrait-il pas mieux se separer a la +bifurcation du chemin? Pas plus que precedemment, les marxistes +n'admettent qu'il y ait differentes manieres d'etre socialiste. +Bakounine s'en plaignait deja lorsqu'il ecrivait: "Nous reconnaissons +parfaitement leur droit (des marxistes) de marcher dans la voie qui leur +parait la meilleure, pourvu qu'ils nous laissent la meme liberte! Nous +reconnaissons meme qu'il est fort possible que, par toute leur histoire, +leur nature particuliere, l'etat de leur civilisation et toute leur +situation actuelle, ils soient forces de marcher dans cette voie. Que +les travailleurs allemands, americains et anglais s'efforcent de +conquerir le pouvoir politique, puisque cela leur plait. Mais qu'ils +permettent aux travailleurs des autres pays de marcher avec la meme +energie a la destruction de tous les pouvoirs politiques. La liberte +pour tous et le respect mutuel de cette liberte, ai-je dit, telles sont +les conditions essentielles de la solidarite internationale. + +Mais M. Marx ne veut evidemment pas de cette solidarite, puisqu'il +refuse de reconnaitre la liberte individuelle. Pour appuyer ce refus, il +a une theorie toute speciale, qui n'est, d'ailleurs, qu'une consequence +logique de son systeme. L'etat politique de chaque pays, dit-il, est +toujours le produit et l'expression fidele de sa situation economique; +pour changer le premier, il faut transformer cette derniere. Tout le +secret des evolutions historiques, selon M. Marx, est la. Il ne tient +aucun compte des autres elements de l'histoire: tels que la reaction +pourtant evidente des institutions politiques, juridiques et religieuses +sur la situation economique." + +Voici la parole d'un homme libertaire et tolerant: Ne merite la liberte +que celui qui respecte celle des autres! Combien peu, meme parmi les +grands hommes, respectent la liberte de pensee, surtout quand l'opinion +des autres est diametralement opposee a la leur. On conspue le dogme de +l'infaillibilite papale, mais combien pronent leur propre +infaillibilite! Comme si l'une n'etait pas aussi absurde que l'autre! + +Il est impossible de comprimer les esprits dans l'etau de ses propres +idees; mais on doit laisser a chacun la liberte de se developper suivant +sa propre individualite. Des qu'on prononce des mots comme le "veritable +interet populaire", le "bien public", etc., c'est souvent avec +l'arriere-pensee de masquer par la la denegation de la liberte +individuelle a la minorite. Et ce n'est autre chose que la proclamation +de l'absolutisme le plus illimite. En effet, devant ce principe, tout +gouvernement (monarchie, representation du peuple ou majorite du peuple) +ne doit pas seulement proclamer ce qu'_il_ considere comme le veritable +interet populaire, le bien public, mais il est oblige de forcer tout +individu a accepter son opinion. Toute autre doctrine, toute heresie, +toute religion, contraire doit etre exterminee des que le gouvernement +croit que cela est necessaire au veritable interet populaire, au bien +public. + +Le Dr Friedlaender fait mention de trois courants de l'idee socialiste +qu'il determine comme suit: + +1 deg. Les marxistes veulent, au nom de la "societe", s'emparer du produit +du travail et le faire partager par les bureaucrates pour le soi-disant +"bien-etre de tous". Et, si je ne me soumets pas, on emploiera la force. +L'idee motrice de l'activite economique resulterait d'une espece de +sensation du devoir inspire par le communisme d'Etat, et la ou elle ne +suffirait pas, de la contrainte economique ou brutale de l'Etat; d'apres +le modele du soi-disant devoir militaire d'aujourd'hui, ou il y a +egalement des "volontaires". + +"2 deg. Les anarchistes communistes proclament le "droit de jouissance" sur +les produits du travail des autres. Quand on accepte cela sans une +remuneration de meme valeur, on se laisse doter. En verite le communisme +anarchiste aboutit a une dotation reciproque, sans s'occuper de la +valeur des objets ou services echanges. L'idee motrice de l'activite +economique serait d'une part le penchant inne vers le travail +economique, penchant qui n'a pas de but egoiste, d'autre part, un +sentiment de justice, pour ne pas dire de pudeur, qui empecherait que +l'on se laissat continuellement doter sans services reciproques. + +"3 deg. Le systeme anticrate-socialitaire de Duehring, c'est-a-dire le +socialisme-libertaire, proclame, a cote de l'egalite des conditions de +production, le droit de jouissance complet sur le produit du travail +individuel et, comme complement, le libre echange des produits de meme +valeur. L'idee motrice de l'activite economique serait l'interet +personnel, non dans son acception egoiste basee sur la spoliation des +autres, mais dans le sens d'un egoisme salutaire. Nous travaillons pour +vivre, pour consommer. Nous travaillons plus pour pouvoir consommer +plus. Nous travaillons non par force, non par devoir, non pour notre +propre satisfaction (tant mieux pour moi si le travail me procure une +satisfaction), mais par interet personnel. Est-ce que ce systeme +n'aurait pas une base plus solide que le communisme anarchiste? Celui +qui aime a donner peut le faire, mais peut-on eriger en regie generale +la dotation reciproque?" + +Cette explication ne brille ni par la clarte ni par la simplicite et +elle est tres mal formulee. + +Ces deux derniers systemes sont donc defendus par des socialistes +libertaires et le premier par les partisans du socialisme autoritaire. +Comme Duehring n'est pas un communiste et differe consequemment avec nous +sur ce point, nous ne pouvons admettre sa doctrine economique. Car nous +avons la conviction qu'il est impossible de donner une formule plus +simple et meilleure que: "Chacun donne selon ses forces; chacun recoit +selon ses besoins." Et ceci ne suppose nullement une reglementation, +individuelle ou collective, qui determine les forces et les besoins. +Chacun, mieux que n'importe qui, peut determiner ses forces et quand +nous supposons que dans une societe communiste chacun sera bien nourri +et eduque, il est clair qu'un homme normalement developpe, mettra ses +forces a la disposition de la communaute sans y etre contraint. Des +qu'il y a contrainte, elle ne peut avoir qu'une influence nefaste sur le +travail. + +Il serait absurde de supposer que les socialistes autoritaires cherchent +a sacrifier une partie de leur liberte individuelle a une forme +particuliere de gouvernement; eux aussi poursuivent la realisation d'une +societe determinee, parce qu'ils croient que celle-ci rendra possible le +degre de liberte individuelle necessaire au plus grand epanouissement du +bien-etre personnel. Mais c'est une utopie de leur part lorsqu'ils +pensent garantir suffisamment par leur systeme le degre de liberte +qu'ils souhaitent. Ils se rendent coupables d'une fausse conception qui +pourrait avoir des resultats funestes, et nous devons tacher de les en +convaincre et de leur demontrer que leur systeme n'est pas l'affirmation +de la liberte, mais la negation de toute liberte individuelle. + +Il y a la une tendance incontestable a renforcer le pouvoir de la +societe et a diminuer celui de l'individu. C'est une raison de plus pour +s'y opposer. + +La question principale peut ainsi etre nettement posee: "Comment peut et +doit etre limitee la liberte d'action de l'individu vis-a-vis de la +societe? Ceci est la plus grande enigme du sphynx social et nous ne +pouvons nous soustraire a sa solution. En premier lieu l'homme est un +etre personnel, formant un tout en soi-meme, _(individuum, in_ et +_dividuum_, de _divido_, diviser, c'est-a-dire un etre indivise et +indivisible). En second lieu, il est un animal vivant en troupeau. + +Celui qui vit isole dans une ile est completement libre de ses actions, +en tant que la nature et les elements ne le contrarient pas. Mais +lorsque, pousse par le sentiment de sociabilite, il veut vivre en +groupe, ce sentiment doit etre assez puissant qu'il lui sacrifie une +partie de sa liberte individuelle. Celui qui aimera la liberte +individuelle menera une vie isolee, et celui qui preferera la +communaute, la sociabilite, preconisera ces etats sociaux, meme en +sacrifiant une partie de sa liberte. + +La liberte n'exclut pas tout pouvoir. Voici comment Bakounine repond a +cette question[65]: "S'ensuit-il que je repousse toute autorite? Loin de +moi cette pensee ... Mais je ne me contente pas de consulter une seule +autorite specialiste, j'en consulte plusieurs; je compare leurs opinions +et je choisis celle qui me parait la plus juste. Mais je ne reconnais +point d'autorite infaillible, meme dans les questions speciales; par +consequent, quelque respect que je puisse avoir pour l'humanite et pour +la sincerite de tel ou tel individu, je n'ai de foi absolue en personne. +Une telle foi serait fatale a ma raison, a ma liberte et au succes meme +de mes entreprises; elle me transformerait immediatement en un esclave +stupide, en un instrument de la volonte et des interets d'autrui." Et +plus loin: "Je recois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est +dirigeant et chacun est dirige a son tour. Donc il n'y a point +d'autorite fixe et constante, mais un echange continu d'autorite et de +subordination mutuelles, passageres et surtout volontaires." + +C'est sous la foi d'autres personnes que nous acceptons comme verites +une foule de choses. Penser librement ne signifie pas: penser +arbitrairement, mais mettre ses idees en concordance avec des phenomenes +dument constates qui se produisent en nous et au dehors de nous, sans +abstraire notre conception des lois de la logique. L'homme qui n'accepte +rien sur la foi des autres, afin de pouvoir se faire une opinion +personnelle, est certainement un homme eclaire. Mais nous ne craignons +pas de pretendre qu'une soumission prealable a l'autorite d'autres +personnes est necessaire pour arriver a pouvoir exprimer un jugement +sain et independant. La recherche de l'abolition de toute autorite n'est +donc pas la caracteristique d'un esprit superieur, ni la consequence de +l'amour de la liberte, mais generalement une preuve de pauvrete d'esprit +et de vanite. Cette soumission se fait volontairement. Et de meme qu'on +n'a pas le droit de nous soumettre par force a une autorite quelconque, +de meme on n'a pas le droit de nous empecher de nous soustraire a cette +autorite. + +Quand et pourquoi recherche-t-on la societe des autres? Parce que seul, +isole, on ne parviendrait pas a vivre et qu'on a besoin d'aide. Si nous +pouvions nous suffire a nous-memes, nous ne songerions jamais a nous +faire aider par d'autres. C'est l'interet qui pousse les hommes a faire +dependre leur volonte, dans des limites tracees d'avance, de la volonte +d'autres hommes. Mais toujours nous devons etre libres de reprendre +notre liberte individuelle des que les liens que nous avons acceptes +librement et qui ne nous serraient pas, commencent a nous gener, car un +jour viendra ou peut venir ou ces liens seront tellement lourds que nous +tacherons de nous en delivrer. La satisfaction de nos besoins est donc +le but de la reglementation de la societe. S'il est possible d'y arriver +d'une maniere differente et meilleure, chaque individu doit pouvoir se +separer du groupe dans lequel il lui a ete jusque-la le plus facile de +contenter ses besoins et se rallier a un autre groupe qui, d'apres lui, +repond mieux au but qu'il veut atteindre. Rien ne repugne plus a l'homme +libre que de devoir remplir une tache dont l'accomplissement est rendu +obligatoire par la force; chaque fois meme que sa conviction personnelle +ne considere pas cette tache comme un devoir, il la regarde comme un mal +et s'efforce de ne pas l'accomplir. La contrainte de l'Etat--qu'il +s'agisse d'un despote, du suffrage universel ou de n'importe quoi--est +la plus odieuse de toutes, parce qu'on ne peut s'y soustraire. Si je +suis membre d'une societe quelconque qui prend des resolutions +contraires a mes opinions, je puis demissionner. Ceci n'est pas le cas +pour l'Etat. Presque toujours il est impossible de quitter l'Etat, +c'est-a-dire le pays. Si c'est un independant qui cherche a le faire, il +doit abandonner tout ce qui le retient au pays, au peuple, car les +frontieres de l'Etat sont les frontieres du pays, du peuple. Et +d'ailleurs, on ne peut quitter un Etat sans sentir aussitot le joug d'un +autre Etat. On peut ne plus etre Hollandais, mais on devient Belge, +Allemand, Francais, etc. Quand on est coreligionnaire de l'Eglise +reformee, personne ne vous force, lorsque vous la quittez, de devenir +membre d'une autre Eglise, mais on ne peut cesser de faire partie d'un +Etat sans devenir de droit membre d'un autre Etat. Quel interet y a-t-il +a quitter un Etat mauvais pour un autre qui n'est pas meilleur? On doit +payer pour ce qu'on n'admet pas, on doit remplir des devoirs qu'on +considere comme opposes a sa dignite. Tout cela n'a aucune importance; +vous n'avez qu'a vous soumettre au pouvoir et, si vous ne voulez pas, +vous sentirez le bras pesant de l'autorite. Et pourtant on veut nous +faire accroire que nous sommes des hommes libres dans un Etat libre. +Plus grand est le territoire sur lequel l'Etat exerce son autorite, +plus grande sera sa tyrannie sur nous. + +Le juriste allemand Lhering ecrivait en toute verite: "Quand l'Etat peut +donner force de loi a tout ce qui lui semble bon, moral et utile, ce +droit n'a pas de limites; ce que l'Etat permettra de faire ne sera +qu'une concession. La conception d'une toute-puissance de l'Etat +absorbant tout en soi et produisant tout, en depit du riche vetement +dans lequel elle aime a se draper et des phrases ronflantes de bien-etre +du peuple, de respect des principes objectifs, de loi morale, n'est +qu'un miserable produit de l'arbitraire et la theorie du despotisme, +qu'elle soit mise en pratique par la volonte populaire ou par une +monarchie absolue. Son acceptation constitue pour l'individu un suicide +moral. On prive l'homme de la possibilite d'etre bon, parce qu'on ne lui +permet pas de faire le bien de son propre mouvement." + +La toute-puissance de l'Etat est la plus grande tyrannie possible, meme +dans un Etat populaire. La soi-disant liberte, acquise lorsque le peuple +nomme ses propres maitres, est plutot une comedie qu'une realite, car, +des que le bulletin est depose dans l'urne, le souverain redevient sujet +pour longtemps. On croit etre son propre maitre et on se rejouit deja de +cette soi-disant suprematie. En 1529, a la diete de l'Empire, a Spiers, +on proclama un principe dont la portee etait bien plus grande qu'on le +soupconnait alors: "Dans beaucoup de cas la majorite n'a pas de droits +envers la minorite, parce que la chose ne concerne pas l'ensemble mais +chacun en particulier." Si l'on avait agi d'apres ce principe, il n'y +aurait plus eu tant de contrainte et de tyrannie. + +Lorsque Bastiat considere l'Etat comme "la collection des individus", il +oublie qu'une collection d'objets, de grains de sable, par exemple, ne +constitue pas encore un ensemble. + +John-Stuart Mill, dans son excellent livre sur la liberte[66], parle de +la liberte inviolable qui doit etre reservee a tout individu, en +opposition a la puissance de l'Etat et il dit: "L'unique cause pour +laquelle des hommes, individuellement ou unis, puissent limiter la +liberte d'un d'entre eux, est la conservation et la defense de soi-meme. +L'unique cause pour laquelle la puissance peut etre legitimement exercee +contre la volonte propre d'un membre d'une societe civilisee, c'est pour +empecher ce membre de nuire aux autres. Son propre bien-etre, tant +materiel que moral, n'y donne pas le moindre droit. Les seuls actes de +sa conduite pour lesquels un individu est responsable vis-a-vis de la +societe sont ceux qui ont rapport aux autres. Pour ceux qui le +concernent personnellement, son independance est illimitee. L'individu +est le maitre souverain de soi-meme, de son propre corps et esprit. Ici +se presente neanmoins encore une difficulte: Existe-t-il des actions qui +concernent uniquement celui qui en est l'auteur et n'ont d'influence sur +aucune autre personne?" Et Mill repond: "Ce qui me concerne peut, d'une +maniere mediate, avoir une grande influence sur d'autres" et il proclame +la liberte individuelle seulement dans le cas ou par suite de l'action +d'un individu, personne que lui n'est touche immediatement. Mais +existe-t-il une limite entre l'action mediate et l'action immediate? Qui +delimitera la frontiere ou l'une commence et l'autre finit? + +A cote de la liberte individuelle, Mill veut encore, "pour chaque groupe +d'individus, une liberte de convenance, leur permettant de regler de +commun accord tout ce qui les concerne et ne regarde personne d'autre". + +Nous ne voulons pas approfondir la chose, quoiqu'il faille constater que +Mill est souvent en opposition avec ses propres principes. Ainsi il +pense que celui qui s'enivre et ne nuit par la qu'a soi-meme, doit etre +libre de le faire, et que l'Etat n'a pas le moindre droit de s'occuper +de cette action. Qui proclamera que c'est uniquement a soi-meme qu'il +fait tort? Lorsque cet individu procree des enfants heritiers du meme +mal, ne nuit-il pas a d'autres en dotant la societe d'individus +gangrenes? Mais, dit Mill, des que, sous l'influence de la boisson, il a +fait du tort a d'autres, il doit dommages et interets et, a l'avenir, il +peut etre mis sous la surveillance de la police; mais, lorsqu'il +s'enivre encore, il ne peut etre puni que pour cela. Il n'a donc pas la +liberte de s'enivrer de nouveau, quoiqu'il ne fasse de tort a personne. +La grande difficulte dans ce cas est la delimitation des droits +respectifs de l'individu et de la societe. + +Il y a des choses qui ne peuvent etre faites que collectivement, +d'autres ne concernent que l'individu et, quoiqu'il soit difficile de +resoudre cette question, tous les penseurs s'en occupent. La disparition +de l'individualisme ferait un tort considerable a la societe, car celui +qui a perdu son individualite ne possede plus ni caractere ni +personnalite. L'homme de genie n'est pas celui qui produit une +nouveaute, mais celui qui met le sceau de son genie personnel sur ce qui +existait deja avant lui et lui donne ainsi une nouvelle importance par +la maniere dont il le produit. + +Mill parle dans le meme sens lorsqu'il dit: "Nul ne peut nier que la +personnalite ne soit un element de valeur. Il y a toujours manque +d'individus, non seulement pour decouvrir de nouvelles verites, et +montrer que ce qui fut la verite ne l'est plus, mais egalement pour +commencer de nouvelles actions et donner l'exemple d'une conduite plus +eclairee, d'une meilleure comprehension et un meilleur sentiment de la +vie humaine. Cela ne peut etre nie que par ceux qui croient que le monde +atteindra la perfection complete. Il est vrai que cet avantage n'est pas +le privilege de tous a la fois; en comparaison de l'humanite entiere il +n'y a que peu d'hommes dont les experiences, acceptees par d'autres, ne +seraient en meme temps le perfectionnement d'une habitude deja +existante. Mais ce petit nombre d'hommes est comme le sel de la terre. +Sans eux la vie humaine deviendrait un marecage stagnant. Non seulement +ils nous apportent de bonnes choses qui n'existaient pas, mais ils +maintiennent la vie dans ce qui existe deja. Si rien de nouveau ne se +produisait, la vie humaine deviendrait inutile. Les hommes de genie +formeront toujours une faible minorite; mais pour les avoir, il est +necessaire de cultiver le sol qui les produit. Le genie ne peut respirer +librement que dans une atmosphere de liberte. Les hommes de genie sont +plus individualistes que les autres; par consequent moins disposes a se +soumettre, sans en etre blesses, aux petites formes etriquees qu'emploie +la societe pour epargner a ses membres la peine de former leur propre +caractere[67]". + +Et je craindrais que cette originalite ne se perdit si on mettait des +entraves quelconques a la libre initiative. + +Donnons encore la parole a Bakounine: "Qu'est-ce que l'autorite? Est-ce +la puissance inevitable des lois naturelles qui se manifestent dans +l'enchainement et dans la succession fatale des phenomenes du monde +physique et du monde social? En effet, contre les lois, la revolte est +non seulement defendue, mais elle est encore impossible. Mous pouvons +les meconnaitre ou ne point encore les connaitre, mais nous ne pouvons +pas leur desobeir, parce qu'elles consument la base et les conditions +memes de notre existence: elles nous enveloppent, nous penetrent, +reglent tous nos mouvements, nos pensees et nos actes; alors meme que +nous croyons leur desobeir, nous ne faisons autre chose que manifester +leur toute-puissance. + +Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n'y a rien +d'humiliant dans cet esclavage. Car l'esclavage suppose un maitre +exterieur, un legislateur qui se trouve en dehors de celui auquel il +commande; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous: elles nous +sont inherentes, elles constituent notre etre, tout notre etre, +corporellement, intellectuellement et moralement: nous ne vivons, nous +ne respirons, nous n'agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par +elles. En dehors d'elles, nous ne sommes rien, _nous ne sommes pas_. +D'ou nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous revolter +contre elles? Vis-a-vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme +qu'une seule liberte possible: c'est de les reconnaitre et de les +appliquer toujours davantage, conformement au but d'emancipation ou +d'humanisation collective et individuelle qu'il poursuit." + +On ne peut reagir contre cette autorite-la. On pourrait dire: C'est +l'autorite naturelle ou plutot l'influence naturelle de l'un sur l'autre +a laquelle nous ne pouvons nous soustraire et a laquelle nous nous +soumettons, presque toujours sans le savoir. + +En quoi consiste la liberte? + +Bakounine repond: "La liberte de l'homme consiste uniquement en ceci: +qu'il obeit aux lois naturelles, parce qu'il les a reconnues _lui-meme_ +comme telles et non parce qu'elles lui ont ete exterieurement imposees +par une volonte etrangere, divine ou humaine, collective ou individuelle +quelconque. Nous reconnaissons donc l'autorite absolue de la science, +parce que la science n'a d'autre objet que la reproduction mentale, +reflechie et aussi systematique que possible des lois naturelles qui +sont inherentes a la vie materielle, intellectuelle et morale, tant du +monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant, dans +le fait, qu'un seul et meme monde naturel. En dehors de cette autorite +uniquement legitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme a la +liberte humaine, nous declarons toutes les autres autorites mensongeres, +arbitraires et funestes. Nous reconnaissons l'autorite absolue de la +science, mais nous repoussons l'infaillibilite et l'universalite du +savant". + +Voila la conception de l'autorite et de la liberte. Et celui qui aime la +liberte n'acceptera d'autre autorite exterieure que celle qui se trouve +dans le caractere meme des choses. + +Lorsque Ciceron comprenait deja que "la raison d'etre de la liberte est +de vivre comme on l'entend[68]", et que "la liberte ne peut avoir de +residence fixe que dans un Etat ou les lois sont egales et le pouvoir de +l'opinion publique fort[69]", cela prouve que l'humanite etait deja +traversee par un courant libertaire et Spencer ne fit reellement que +repeter les paroles de Ciceron lorsqu'il ecrivit[70]: "L'homme doit +avoir la liberte d'aller et de venir, de voir, de sentir, de parler, de +travailler, d'obtenir sa nourriture, ses habillements, son logement, et +de satisfaire les besoins de la nature aussi bien pour lui que pour les +autres! Il doit etre libre afin de pouvoir faire tout ce qui est +necessaire, soit directement soit indirectement, a la satisfaction de +ses besoins moraux et physiques." + +Ce que tout homme pensant desire posseder, c'est la liberte qui nous +permet de developper notre individualite dans toute son expansion, mais, +des qu'il aspire a cette liberte pour lui-meme, il doit collaborer a ce +qu'on n'empeche personne de satisfaire ce besoin vital. + +Car l'aspiration vers la liberte est forte chez l'homme et apres les +besoins corporels, la liberte est incontestablement le plus puissant des +besoins de l'homme. + +La definition du philosophe Spinoza dans son _Ethique_ est une des +meilleures qu'on puisse trouver. Il dit: une chose est libre qui existe +par la necessite de sa nature et est definie par soi-meme, pour agir; au +contraire dependant ou plutot contraint cet objet qui est defini _par un +autre_ pour exister et agir d'une maniere fixe et inebranlable. + +Et le consciencieux savant Mill[71] a parfaitement bien compris que dans +l'avenir la victoire serait au principe qui donnerait le plus de +garanties a la liberte individuelle. Apres avoir fait la comparaison +entre la propriete individuelle et le socialisme avec la propriete +collective, il dit tres prudemment: "Si nous faisions une supposition, +nous dirions que la reponse a la question: "Lequel des deux principes +triomphera et donnera a la societe sa forme definitive?" dependra +surtout de cette autre question: "Lequel des deux systemes permet la +plus grande expansion de la liberte et de la spontaneite des hommes?" Et +plus loin: "Les institutions sociales aussi bien que la moralite +pratique arriveraient a la perfection si la complete independance et +liberte d'agir de chacun etaient garanties sans autre contrainte que le +devoir de ne pas faire du mal a d'autres. Une education basee sur des +institutions sociales necessitant le sacrifice de la liberte d'action +pour atteindre a un plus haut haut degre de bonheur ou d'abondance, ou +pour avoir une egalite complete, annihilerait une des caracteristiques +principales de la nature humaine." + +Maintenant il nie que les critiques actuelles du communisme soient +exagerees, car "les contraintes imposees par le communisme seraient de +la liberte en les comparant a la situation de la grande majorite"; il +trouve qu'aujourd'hui les travailleurs ont tout aussi peu de choix de +travail ou de liberte de mouvement, qu'ils sont tout aussi dependants de +regles fixes et du bon vouloir d'etrangers qu'ils pourraient l'etre sous +n'importe quel systeme, l'esclavage excepte. Et il arrive a la +conclusion que si un choix devait etre fait entre le communisme avec ses +bons et mauvais cotes et la situation actuelle avec ses souffrances et +injustices, toutes les difficultes, grandes et petites du communisme ne +compteraient pour lui que comme un peu de poussiere dans la balance. + +Rarement un adversaire fit plus honnete declaration. Pour lui la +question n'est pas encore videe, car il nie que nous connaissions dans +leur meilleure expression le travail individuel et le socialisme. Et il +tient tellement a l'individualisme, ce que l'on possede, du reste, de +preferable, qu'il craint toujours qu'il ne soit efface et annihile. En +exprimant un doute il dit: "La question est de savoir s'il restera +quelque espace pour le caractere individuel; si l'opinion publique ne +sera pas un joug tyrannique; si la dependance totale de chacun a tous et +le controle de tous sur tous ne seront pas la cause d'une sotte +uniformite de sentir et d'agir." + +On peut facilement glisser sur cette question et la noyer dans un flot +de phrases creuses, comme: Quand chacun aura du pain, cette liberte +viendra toute seule, mais ceci constitue pour nous une preuve +d'etourderie et de superficialite, une preuve que soi-meme l'on n'a pas +un grand besoin de la liberte. Mill ne glisse pas si facilement sur +cette question, car il y revient souvent. Le communisme lui sourirait +s'il devait lui garantir son individualite. On doit encore prouver que +le communisme s'accommoderait de ce developpement multiforme de la +nature humaine, de toutes ces varietes, de cette difference de gout et +de talent, de cette richesse de points de vue intellectuels qui, non +seulement rendent la vie humaine interessante, mais constituent +egalement la source principale de civilisation intellectuelle et de +progres moral en donnant a chaque individu une foule de conceptions que +celui-ci n'aurait pas trouvees tout seul. + +Ne doit-on pas reconnaitre que c'est vraiment _la_ question par +excellence. Et les conceptions libertaires font de tels progres que +ceux-la memes qui sont partisans d'une reglementation centralisee de la +production, font toutes sortes de concessions a leur principe des qu'ils +le discutent. Quelquefois les etatistes principiels sont anti-etatistes +dans leurs raisonnements. Le malheur c'est que les social-democrates +precisent si peu. Ils sont tellement absorbes par les elections, par +toutes sortes de reformes du systeme actuel, que le temps leur manque +pour discuter les autres questions. Ces reformes sont pour la plus +grande partie les memes que celles que demandent les radicaux et tendent +toutes a maintenir le systeme actuel de propriete privee et a rendre le +joug de l'esclavage un peu plus supportable pour les travailleurs. Ainsi +se forment plus nettement deux fractions, dont l'une se fond avec la +bourgeoisie radicale, quoiqu'elle garde, dans les considerants de son +programme, l'abolition de la propriete privee, et dont l'autre poursuit +plutot un changement radical de la societe, sans s'occuper de tous les +compromis qui sont la suite inevitable du concours prete aux besognes +parlementaires dans nos assemblees actuelles. + +Les marxistes se basent sur l'Etat. + +Les anarchistes, au contraire, se basent sur l'individu et le groupement +libre. + +Mais le choix n'est pas borne entre ces deux theses. + +Est-ce que Kropotkine, par exemple, qui dans son livre _La Conquete du +pain_ parle d'une reglementation, d'une organisation de la production, +aurait bien le droit de se considerer comme anarchiste, d'apres la +signification que l'on donne habituellement a ce mot, et qui est la meme +que ce qu'en Hollande, nous avons considere toujours comme le +socialisme, tout en conservant le principe de la liberte? + +On s'oppose a cette classification et on dira que nous ne rendons pas +justice a Marx. On dit que Marx donnait a l'Etat une tout autre +signification que celle dans laquelle nous employons ce mot, qu'il ne +croyait pas au vieil Etat patriarcal et absolu, mais considerait l'Etat +et la societe comme une unite. La reponse de Tucker est assez +caracteristique: "Oui, il les considerait comme une unite, de la meme +maniere que l'agneau et le lion forment une unite _lorsque le lion a +devore l'agneau._ L'unite de l'Etat et de la societe ressemble pour Marx +a l'unite de l'homme et de la femme devant la loi. L'homme et la femme +ne font qu'un, mais cette unite c'est l'homme. Ainsi, d'apres Marx, +l'Etat et la societe forment une unite, mais, cette unite, c'est l'Etat +seul. Si Marx avait unifie l'Etat et la societe et que _cette unite fut +la societe_, les anarchistes n'auraient differe avec lui que de peu de +chose. Car pour les anarchistes, la societe est tout simplement le +developpement de l'ensemble des relations entre individus naturellement +libres de toute puissance exterieure, constituee, autoritaire. Que Marx +ne comprenait pas l'Etat de cette facon, cela ressort clairement de son +plan qui comportait l'etablissement et le maintien du socialisme, +c'est-a-dire la prise de possession du capital et son administration +publique par un pouvoir autoritaire, qui n'est pas moins autoritaire +parce qu'il est democratique au lieu d'etre patriarcal[72]." + +En effet, pourquoi se disputer lorsqu'on poursuit le meme but? Et si +cela n'est pas, quelle autre difference y a-t-il que celle que nous +avons fait ressortir? Je sais qu'on peut invoquer d'autres explications +de Marx afin de prouver sa conception et, a ce point de vue la, on +pourrait presque l'appeler le pere de l'anarchie. Mais cette conception +est en opposition complete avec sa principale argumentation. Aujourd'hui +on en agit avec Marx comme avec la Bible: chacun y puise, pour se donner +raison, ce qui lui convient, comme les croyants pillent les textes de la +Bible pour defendre leurs propres idees. + +Mais lorsque Rodbertus declare que si "jamais la justice et la liberte +regnent sur terre, le remplacement de la propriete terrienne et +capitaliste par la propriete collective du sol et des moyens de +production sera necessaire et inevitable"[73], nous voudrions bien +connaitre la difference entre lui et Marx, qui preconise la meme chose +comme base de toutes ses conceptions. + +Vollmar le reconnait dans sa brochure sur le socialisme d'Etat, mais il +pretend que "_trotzdem_ (quand meme)" ils se trouvent a un tout autre +point de vue que les socialistes d'Etat: "Leur caractere est +autoritaire, leurs moyens, pour autant qu'ils menent a la solution, sont +si faibles que l'humanite pourrait attendre encore sa delivrance durant +plusieurs siecles." Pour cette raison il qualifiait le socialisme d'Etat +de "tendance ennemie" et affirmait meme que lorsqu'on pretend que la +social-democratie se rapproche de ce courant d'idees, cela signifie que +le socialisme renie ses principes fondamentaux, ment a son essence +intrinseque. + +La resolution suivante du Congres du parti socialiste allemand a Berlin +exprima la meme chose: "La democratie socialiste est revolutionnaire +dans son essence, le socialisme d'Etat est conservateur. Democratie +socialiste et socialisme d'Etat sont des antitheses irreconciliables." + +Tout cela parait tres beau, mais ce que Liebknecht et Vollmar attribuent +au socialisme d'Etat, nous le reprochons a leur democratie socialiste. +Il est vrai qu'ils parlent du "soi-disant socialisme d'Etat" et +continuent comme suit: "Le soi-disant socialisme d'Etat, en tant qu'il a +pour but des reglementations fiscales, veut remplacer les capitalistes +prives par l'Etat et lui donner le pouvoir d'imposer au peuple +travailleur le double joug de l'exploitation economique et de +l'esclavage politique." + +_Si duo faciunt idem, non est idem_ (si deux personnes font la meme +chose, ce n'est pas encore la meme chose); ce proverbe est base sur la +grande difference qui peut exister dans les mobiles. Qu'une mesure soit +prise dans un but fiscal ou dans un autre but, cela reste equivalent +quant a la mesure prise. Ainsi, par exemple, ceux qui veulent augmenter +les revenus de l'Etat avec les produits des chemins de fer, aussi bien +que ceux qui, pour des raisons strategiques, croient a la necessite de +l'exploitation des chemins de fer par l'Etat et ceux qui trouvent que +les moyens generaux de communication doivent appartenir a l'Etat +voteront la reprise des chemins de fer par l'Etat, tandis que ceux qui +admettent le principe mais se defient de l'Etat actuel, voteront contre. +Il nous parait que la phrase "en tant qu'il a pour but des +reglementations fiscales" peut etre supprimee. Mais pourquoi parler de +socialisme d'Etat lorsqu'on designe plutot le capitalisme d'Etat? +Liebknecht remarque justement: "Si l'Etat etait le maitre de tous les +metiers, l'ouvrier devrait se soumettre a toutes les conditions, parce +qu'il ne saurait trouver d'autre besogne. Et ce soi-disant socialisme +d'Etat, _qui est en realite du capitalisme d'Etat_, ne ferait +qu'augmenter dans de notables proportions la dependance politique et +economique; l'esclavage economique augmenterait l'esclavage politique, +et celui-ci augmenterait et intensifierait l'esclavage economique." + +Cela n'est pourtant pas exprime sans parti-pris. Les socialistes de +toute ecole combattent _ce socialisme d'Etat_, et ainsi Vollmar et +Liebknecht, Rodbertus meme, peuvent se tendre la main: ce n'est pas sans +raison qu'on les traite aussi de capitalistes d'Etat, et le mot +"soi-disant" joue le role de paratonnerre pour detourner l'attention. + +"Le socialisme d'Etat dans le sens actuel est la _Verstaatlichung_[74] +poussee a l'extreme, la _Verstaatlichung_ des differentes branches de la +production, comme cela existe deja generalement pour les chemins de fer +et ainsi que l'on a essaye de le faire pour l'industrie du tabac. Petit +a petit on veut mettre un metier apres l'autre sous la dependance de +l'Etat, c'est-a-dire remplacer les patrons par l'Etat, continuer le +metier capitaliste, avec changement d'exploiteurs, mettre l'Etat a la +place du capitaliste prive." + +Voila comment s'exprime Liebknecht. Mais les social-democrates +veulent-ils autre chose? Si les lois ouvrieres, proposees par la +fraction socialiste au Reichstag, etaient admises, est-ce que l'Etat ne +serait pas leur executeur? Qu'on le veuille ou non, on serait force +d'augmenter considerablement la competence de l'Etat. Lisez les _Fabian +Essays_[75] sur le socialisme et vous verrez que ce n'est autre chose +que du socialisme d'Etat. Lisez ce qu'ecrit Lacy[76]: "Le socialisme, +c'est la justice basee sur la raison et fortifiee par la puissance de +l'Etat. Ou bien: Le socialisme est la doctrine ou theorie qui assure que +les interets de chacun et de tous seront le mieux servis par la +subordination des interets individuels a ceux de tous. En reconnaissant +que les interets individuels ne peuvent etre assures et confirmes que +par l'autorite et la protection de l'Etat, il considere l'Etat comme +etant place au-dessus de tous les individus. Mais si l'essence de l'Etat +depend de l'existence des individus et si sa solidite est soumise a +l'harmonie qu'il y a entre ses unites individuelles, il faut qu'il +emploie son autorite de telle maniere qu'il fasse disparaitre toutes les +causes de discorde, d'inegalite et d'injustice. Lacy ne craint pas de +promettre a tous la plus grande somme de bonheur par la puissance et +l'autorite de l'Etat." Et plus clairement encore il dit: "Il n'existe +pas de prevention contre l'Etat qui agit comme entrepreneur prive; mais +jamais ne se presentera la necessite que l'Etat soit le seul +entrepreneur, en tant qu'une cooperation federalisee repondrait a tous +les besoins de justice et atteindrait plutot le but en accordant des +recompenses convenables aux produits, c'est-a-dire en provoquant et en +soutenant l'individualisme. Les mines constituant une partie du pays, +peuvent etre la propriete de l'Etat et exploitees par lui, parce qu'il y +a une grande difference entre les mines et l'agriculture. Les chemins de +fer, routes ou canaux appartiendraient donc naturellement a l'Etat et +seraient exploites par lui et l'Etat creerait egalement des lignes de +bateaux a vapeur faisant le service avec les colonies et les pays +etrangers. Le commerce de l'alcool pourrait etre un monopole de l'Etat +ainsi que la fabrication et la vente des matieres explosibles, armes, +poisons et autres choses nuisibles a la vie humaine. Etendue plus loin, +la possession par l'Etat des moyens de production ne serait ni pratique +ni utile et n'est pas reclamee par les principes du socialisme[77]". + +Parcourez l'opuscule de Blatchford, intitule _Merrie England_, qui est +ecrit d'une maniere attrayante, simple et aura beaucoup d'influence +comme brochure de propagande. L'auteur en arrive a demander un monopole +assurant a l'ouvrier la jouissance de tout ce qu'il produit. Mais +comment le faire autrement que par un monopole d'Etat? + +Il me semble, du reste, que le socialisme d'Etat et le socialisme +communal ne possedent nulle part plus de defenseurs qu'en Angleterre. + +Tout cela n'est-il pas du socialisme d'Etat reclame par des +social-democrates? Tous les barrages qu'on voudra elever seront +inutiles. Une fois engage sur cette pente, on doit glisser jusqu'au bout +et on en fera l'experience de gre ou de force. + +"Le soi-disant socialisme d'Etat, en tant qu'il s'occupe de reformes +sociales ou de l'amelioration de la situation des classes ouvrieres, est +un systeme de demi-mesures, qui doit son existence a la peur de la +social-democratie. Il a pour but, par de petites concessions et toutes +sortes de demi-moyens, de detourner la classe ouvriere de la +social-democratie et de diminuer la force de celle-ci." Voila ce que dit +la resolution du congres du parti a Berlin. Mais la social-democratie, +qui poursuit au Reichstag la realisation du programme pratique, n'est en +realite autre chose qu'un systeme de demi-mesures. N'agrandit-on pas +ainsi la competence de l'Etat actuel? Qui donc, si ce n'est l'Etat, doit +executer les resolutions, des que les diverses revendications sont +realisees? On sait que la fraction socialiste du Reichstag allemand a +presente un projet de loi de protection. En supposant qu'il eut ete +admis dans son ensemble, l'on n'aurait eu que des demi-reformes. Le +systeme capitaliste n'aurait pas ete attaque. Et quelle est alors, +diantre! la difference entre socialistes d'Etat poursuivant +l'amelioration de la situation des classes ouvrieres, et +social-democrates qui font la meme chose? La raison pour laquelle les +socialistes d'Etat preconisent ces reformes n'a rien a y voir. + +"La social-democratie n'a jamais dedaigne de reclamer de l'Etat, ou de +s'y rallier, quand etaient proposees par d'autres, les reformes tendant +a l'amelioration de la situation de la classe ouvriere sous le systeme +economique actuel. Elle ne considere ces reformes que comme de petits +acomptes qui ne pourront la detourner de son but: la transformation +socialiste de l'Etat et de la societe." + +Les liberaux progressistes disent absolument la meme chose: Soyez +reconnaissants mais non satisfaits; acceptez ce que vous pouvez obtenir +et considerez-le comme un acompte. Vraiment, alors il est inutile d'etre +social-democrate. + +Rien d'etonnant qu'une telle resolution fut acceptee par les deux +partis, que Liebknecht et Vollmar s'y ralliassent, car elle tourne +adroitement autour du principe. A proprement parler, elle ne dit rien, +mais avec des resolutions aussi vagues et sans signification on n'avance +guere par rapport au principe. Seulement on a sauve, aux yeux de +l'etranger, le semblant d'unite du Parti allemand. Mais les idees se +developpent et nous croyons que la question du socialisme d'Etat prendra +bientot une place preponderante dans les discussions. Et si la +social-democratie n'echoue pas sur le rocher du socialisme d'Etat, ce +sera grace aux anarchistes. Tous nous nous sommes inclines plus ou moins +devant l'autel ou tronait le socialisme d'Etat; mais dans tous les pays +la meme evolution se produit maintenant; reconnaissons honnetement que +ce sont les anarchistes qui nous ont arretes pour la plupart et nous ont +debarrasses du socialisme d'Etat. Personnellement, je me suis apercu peu +a peu que mes principes socialistes, modeles d'apres Marx et le Parti +allemand, etaient en realite du socialisme d'Etat et loin d'en rougir je +le reconnais; je les ai renies parce que j'ai la conviction qu'ils +constituaient une negation du principe de liberte. Je puis donc +facilement me placer au point de vue des socialistes parlementaires, qui +sont ou deviendront socialistes d'Etat, et j'ai la conviction que les +evenements les forceront a rompre a jamais avec leurs idees ou a devenir +franchement des socialistes d'Etat. + +On a donc obtenu un nettoyage et nous soumettons a l'examen de tous +l'idee de Kropotkine: "Si l'on veut parler de lois historiques, on +pourrait plutot dire que l'Etat faiblit a mesure qu'il ne se sent plus +capable d'enrichir une classe de citoyens, soit aux depens d'une autre +classe, soit aux depens d'autres Etats. Il deperit des qu'il manque a sa +mission historique. Reveil des exploites et affaiblissement de l'idee de +l'Etat sont, historiquement parlant, deux faits paralleles." + +Nous avons donc un socialisme autoritaire et un socialisme libertaire. + +Le choix devra se faire entre les deux. + +Etre libre est une conception generale qui ne signifie rien en +elle-meme. On doit toujours etre libre en quelque maniere. Mais la +liberte est en soi-meme une chose vide, negative. La liberte est +l'atmosphere dans laquelle on veut vivre. La liberte c'est l'enveloppe. +Et son contenu? Doit etre l'egalite. + +Ces deux termes se completent, forment en quelque sorte une dualite. +L'egalite porte en soi la liberte, car inegalite signifie arbitraire et +esclavage. La liberte sans egalite est un mensonge. Il ne peut etre +question de liberte que lorsqu'on est completement independant sous le +rapport economique. Tous ceux qui sont independants de la meme maniere +et armes des memes moyens de pouvoir, sont libres parce qu'ils sont +egaux. + +Le socialisme pretend qu'il y a une triple liberte: + +1 deg. Une liberte economique ou la libre participation aux moyens de +travail; + +2 deg. Une liberte intellectuelle, ou la liberte de penser librement; + +3 deg. Une liberte morale, ou la faculte de developper librement ses +penchants. + +Apres des siecles de lutte, les deux dernieres sont reconnues comme +droits abstraits par la majorite des peuples civilises et instruits, +mais elles sont completement annihilees par l'absence de liberte +economique, la clef de voute de la liberte proprement dite. + +Pourquoi changer de joug si cela ne sert a rien? + +Bakounine le dit fort a propos: "Le premier mot de l'emancipation +universelle ne peut etre que la _liberte_, non cette _liberte_ politique +bourgeoise tant preconisee et recommandee comme un objet de conquete +prealable par M. Marx et ses adherents, mais la _grande liberte humaine_ +qui, detruisant les chaines dogmatiques, metaphysiques, politiques et +juridiques dont tous se trouvent aujourd'hui accables, rendra a tous, +collectivites aussi bien qu'individus, la pleine autonomie, le libre +developpement, en nous delivrant une fois pour toutes de tous +inspecteurs, directeurs et tuteurs. + +"Le second mot de cette emancipation, c'est la _solidarite_, non la +solidarite marxienne, organisee de haut en bas par un gouvernement +quelconque et imposee, soit par ruse, soit par force, aux masses +populaires; non cette solidarite de tous qui est la negation de la +liberte de chacun et qui par la-meme devient un mensonge, une fiction, +ayant pour doublure reelle l'esclavage, mais la solidarite qui est au +contraire la confirmation et la realisation de toute liberte, prenant sa +source non dans une loi politique quelconque mais dans la propre nature +collective de l'homme, en vertu de laquelle aucun homme n'est libre, si +tous les hommes qui l'entourent et qui exercent la moindre influence sur +sa vie, ne le sont egalement." + +Et la solidarite a comme "bases essentielles l'_egalite_, le _travail +collectif_, devenu obligatoire pour chacun, non par la force des lois +mais par la force des choses, la _propriete collective_, pour guider +l'experience, c'est-a-dire la pratique et la science de la vie +collective, et, pour but final, _la constitution de l'humanite_, par +consequent la ruine de tous les Etats". + +Le socialisme autoritaire presuppose toujours une camisole de force +servant a dompter les insoumis, mais, quand la chose est jugee +necessaire, on laisse rentrer par la porte de derriere ceux qui avaient +ete jetes par la porte de devant. + +La plus forte condamnation de ce socialisme-la, ce sont ses institutions +de police socialiste, de gendarmerie socialiste, de prisons socialistes? +Car il est absolument egal, lorsqu'on n'a aucune envie d'etre apprehende +au collet, de l'etre par un agent de police socialiste ou par un agent +de police capitaliste; de comparaitre devant un juge socialiste ou +capitaliste lorsqu'on ne veut pas avoir affaire aux juges; d'etre +enferme dans une prison socialiste ou capitaliste, lorsqu'on ne veut pas +etre emprisonne. Le titre n'y fait rien, le fait seul importe et il n'y +a rien a gagner au changement de nom. + +Avec le mot "republique" ne disparait pas encore le danger de tyrannie. +Il y a quelques annees nous avons vu a Paris un congres ouvrier dissous +par la police, pour la seule raison que l'on craignait les tendances +socialistes de l'assemblee. Est-ce que ces ouvriers voyaient une +difference a etre disperses par la police republicaine ou par les +gendarmes imperiaux? Que chaut au meurt-de-faim que la France ait un +gouvernement republicain? Qui ne se rappelle l'effroyable drame de la +famille Hayem a Paris: un pere, une mere et six enfants s'asphyxiant +pour en finir avec leur vie de privations et de misere, le meme jour ou +Paris etait en liesse et illumine pour la fete du 14 Juillet, +commemorative de la prise de la Bastille? Il importe peu au pauvre qu'il +y ait des employes republicains, des receveurs republicains, mettant la +main sur le peu qu'il possede lorsqu'il ne paie pas les contributions; +qu'il y ait des huissiers republicains qui, apres avoir tout vendu, le +mettent a la porte; qu'il y ait des gendarmes republicains qui +l'arretent comme vagabond lorsque la crise industrielle l'empeche de +gagner sa vie; qu'il y ait des soldats republicains qui le fusillent +lorsqu'il lutte par la greve; que lui fait que tout soit republicain, +meme l'hopital ou il creve de misere, meme la prison ou l'on a inscrit +cette ironique devise: Liberte, egalite, fraternite! + +Voici du reste la declaration faite par les socialistes au Parlement +belge: "Etant donne qu'un gouvernement socialiste serait oblige de +maintenir un corps de gendarmes pour arreter les malfaiteurs de droit +commun, nous ne voulons pas voter contre le budget et nous devons nous +abstenir" (Seance du 8 mars 1895. Emile Vandervelde). + +Il me semble que le socialisme autoritaire ne peut se passer d'une telle +espece de camisole de force. + +Mais que ferez-vous des faineants, des insoumis? nous dit-on. + +En premier lieu, leur nombre sera restreint dans une societe ou chacun +pourra travailler selon son caractere et ses aptitudes, mais s'il en +reste encore, je prefererais les entretenir dans l'inaction, plutot que +d'employer la force envers eux. Faites-leur sentir qu'ils ne mangent en +realite que du pain de misericorde car ils n'aident pas a la production, +faites appel a leur amour-propre, a leur sentiment d'honneur, et presque +tous deviendront meilleurs; si, malgre tout, quelques-uns continuaient +une vie aussi deshonorante, ce serait la preuve d'un etat maladif qu'on +devrait tacher de guerir par l'hygiene. Pourquoi speculer sur les +sentiments vils de l'homme et non sur ses bons sentiments? Par +application de la derniere methode, on arriverait pourtant a de tout +autres resultats qu'avec la premiere. + +Quant a moi, je suis convaincu qu'il n'y aura pas d'amelioration a cette +situation tant qu'existera la famille, dans l'acception que l'on donne +actuellement a ce mot. Chaque famille forme pour ainsi dire un groupe +qui se pose plus ou moins en ennemi vis-a-vis d'un autre groupe. +Longtemps encore on pourra precher la fraternite; tant que les enfants +ne verront pas par l'education collective qu'ils appartiennent a une +seule famille, ils ne connaitront pas la fraternite. Regle generale, les +parents sont les pires educateurs de leurs propres enfants. Je pourrais +citer des exemples d'excellents educateurs pour les enfants des autres +donnant une tres mauvaise education a leurs propres enfants. + +Les enfants, aussi longtemps qu'ils prennent le sein, resteraient sous +la surveillance de la mere, apres quoi ils seraient eleves +collectivement, sous la surveillance des parents. Nous ne voulons point +d'orphelinats ou d'etablissements ou les enfants soient enfermes +derriere d'epaisses murailles, sans connaitre les soins familiaux; non, +tout ce qui sent l'hospice doit etre banni. Il faut des institutions +accessibles a tous, et surveillees constamment par la communaute. Et +nous ne croyons pas que l'affection en soit exclue et que les enfants y +soient prives de la chaleur bienfaisante de l'amour. + +Nous devons demander d'abord s'il existe quelque chose que l'on puisse +appeler amour maternel? si la soi-disant consanguinite a quelque valeur? +Supposons qu'apres la naissance d'un enfant on remplace celui-ci par un +autre: la question est de savoir si la mere s'en apercevrait? S'il +existe une sorte de lien du sang, elle devrait le remarquer. Il n'y a +rien de tout cela. Quelqu'un qui s'est charge de soigner continuellement +un enfant, ne l'aime-t-il pas autant que si c'etait son propre enfant? +Nous ne parlons pas du pere, car l'amour paternel est naturellement tout +autre. Si l'enfant appartient a l'un des parents, c'est evidemment a la +mere. Meme par rapport a l'amour maternel la question se pose si ce +n'est pas une suggestion, une imagination. Il existe evidemment un lien +entre la mere et l'enfant, non parce qu'ils sont consanguins, mais parce +que la mere a toujours soigne l'enfant. C'est une question d'habitude et +la tyrannie des habitudes et coutumes est encore plus grande que celle +des lois. (Songez par exemple a la puissance de la mode, a laquelle +personne n'est force de se soumettre, mais a laquelle chacun obeit.) Si +l'amour rend aveugle, c'est evidemment parce qu'il a tort. Les parents +sont quelquefois tellement aveugles qu'ils ne voient pas les defauts de +leurs enfants--quelquefois leurs propres defauts--et ne font rien pour +les corriger. D'autres parents sont injustes envers leurs enfants pour +ne pas avoir l'air de les favoriser; cela aussi est blamable. Nous +pensons que le principe _mes enfants_, impliquant une idee de propriete +privee, devra disparaitre completement et faire place au principe: _nos +enfants_. + +Mais il serait insense d'obliger les meres a se separer de leurs +enfants, car par la on ferait naitre dans le coeur maternel un sentiment +d'inimitie. Non, elles doivent en arriver, par suite d'une instruction +appropriee, a se separer de plein gre de leurs enfants et a comprendre +qu'elles-memes ne pourraient jamais les entourer d'aussi bons soins que +la collectivite; par elle les enfants seraient mieux traites, +s'amuseraient davantage et comme, dans l'avenir, le nombre des meres +instruites et sensees ne peut qu'augmenter, elles prouveront leur +veritable amour maternel en se preoccupant plus du bien-etre de leur +enfant que de leur propre plaisir. Non par contrainte (car il est +probable que quelques-uns des partisans du principe s'y opposeraient des +qu'on exercerait une contrainte quelconque), mais librement. + +Ainsi encore pour d'autres choses. + +Combien nous sommes redevables a l'initiative privee, poussee par +l'interet! Kropotkine en a cite quelques exemples heureux, comme la +Societe de sauvetage, fondee par libre entente et initiative +individuelle. Le systeme du volontariat y fut applique avec succes. +Autre exemple: c'est la Societe de la Croix-Rouge, qui soigne les +blesses. L'abnegation des hommes et des femmes qui s'engagent +volontairement a faire cette oeuvre d'amour, est au-dessus de tout +eloge. La ou les officiers de sante salaries s'enfuient ainsi que leurs +aides, les volontaires de la Croix-Rouge restent a leur poste au milieu +du sifflement des balles et exposes a la brutalite des officiers +ennemis. + +Pour l'autoritaire, "l'ideal, c'est le major du regiment, le salarie de +l'Etat. Au diable donc la Croix-Rouge avec ses hopitaux hygieniques, si +les garde-malade ne sont pas des fonctionnaires!" (Kropotkine.) + +Ne voyage-t-on pas directement de Paris a Constantinople, de Madrid a +Saint-Petersbourg, quoique plusieurs directions de chemins de fer aient +du contribuer a l'organisation de ces services internationaux? L'interet +les a pousses a prendre de telles resolutions et cela s'est organise +parfaitement sans ordres de superieurs. + +Aussi longtemps que le monde ne sera pas en etat de comprendre ces +choses-la et qu'elles devront etre imposees, elles ne pourront prendre +racine dans l'humanite. + +Mettons donc la libre initiative au premier plan et surtout ne +l'aneantissons pas, car ce serait un prejudice enorme pour la societe. +Dans une assemblee de gens bien eleves, instruits, on ne commence pas +par decreter des lois auxquelles on devra se soumettre; chacun sait se +conformer aux lois non ecrites qui nous disent de ne pas nous nuire +respectivement, et chacun agit en consequence. Les diverses forces et +tendances de la societe changeront toujours suivant les circonstances et +prendront de nouvelles formes. L'esprit de combinaison rassemblera des +elements non assortis. Le monde est une incessante division, un +changement, une transformation, c'est-a-dire un continuel devenir. Les +formes de la societe humaine possedent une force de croissance aussi +grande que les plantes dans la nature. + +Personne ne constitue un etre isole et la comparaison de la societe au +corps humain n'est pas denuee de verite. Lorsqu'un seul membre souffre, +tout le corps souffre. Une chose depend de l'autre et les plus petites +causes ont parfois les plus grands effets, qui se font sentir partout. +Le tort qu'un individu se fait a lui-meme peut etre non seulement la +source de torts envers ses parents les plus proches, mais peut avoir +des suites desastreuses pour le tout, pour la communaute. + +L'Etat et la societe ne sont pas deux cercles qui ont un seul point +central et dont les circonferences ne se touchent pas, par consequent; +mais ils se completent, dependent l'un de l'autre, se transforment +continuellement. Parfois l'Etat est un lien qui enserre la societe de +telle maniere qu'il l'empeche de se developper. C'est le cas +aujourd'hui. L'Etat peut avoir ete pendant un certain temps une +transition necessaire, sans qu'il soit necessaire qu'il existe +eternellement. En certaines circonstances meme il peut avoir ete un +progres dont on n'a plus que faire maintenant. + +Bakounine, dit egalement, que "l'Etat est un mal, mais un mal +historiquement necessaire, aussi necessaire dans le passe que le sera +tot ou tard son extinction complete, aussi necessaire que l'ont ete la +bestialite primitive et les divagations theologiques des hommes. L'Etat +n'est point la societe, il n'en est qu'une forme historique aussi +brutale qu'abstraite". + +Actuellement nous nous eloignons de l'Etat dans lequel nous avons ete +enchaines pendant des siecles, et de plus en plus se forme en nous la +conviction: "Ou l'Etat commence, la liberte individuelle finit, et vice +versa." + +On repondra: "Mais cet Etat, qui est le representant du bien-etre +general, ne peut prendre a l'homme une partie de sa liberte quand ainsi +il la lui assure toute." Si cela etait toujours vrai, comment expliquer +alors l'opposition que l'on fait a l'Etat? Il s'agit en outre de savoir +si la partie que l'on cite ne constitue justement pas l'essence, le +commencement de la liberte. Et des que cela se presente, on proteste +naturellement contre cette contrainte qui, sous l'apparence de garantir +la liberte, la supprime. + +"L'Etat, par son principe meme, est un immense cimetiere ou viennent se +sacrifier, mourir, s'enterrer toutes les manifestations de la vie +individuelle et locale, tous les interets des parties dont l'ensemble +constitue precisement la societe. C'est l'autel ou la liberte reelle et +le bien-etre des peuples sont immoles a la grandeur politique; et plus +cette immolation est complete, plus l'Etat est parfait. J'en conclus, et +c'est une conviction, que l'empire de Russie est l'Etat par excellence, +l'Etat sans rhetorique et sans phrases, l'Etat le plus parfait en +Europe. Tous les Etats au contraire dans lesquels les peuples peuvent +encore respirer sont, au point de vue de l'ideal, des Etats incomplets, +comme toutes les autres Eglises, en comparaison de l'Eglise catholique +romaine, sont des Eglises manquees." (Bakounine.) + +L'Etat doit donc etre tout ou il devient rien, et ne constitue qu'une +phase d'evolution predestinee a disparaitre. L'expression employee a ce +sujet par Bakounine est spirituelle; il dit: "Chaque Etat est une Eglise +terrestre, comme toute Eglise, a son tour, avec son ciel, sejour des +bienheureux et ses dieux immortels, n'est rien qu'un celeste Etat." + +Qui pretendra que l'Etat ne se dissoudra pas un jour dans la societe, +qu'un temps ne viendra pas ou les individus se developperont librement +sans nuire a la liberte? Si la conscience et la vie individuelle +constituent une partie integrale de l'homme, cette partie ne peut se +fondre dans la communaute, mais reste separee tout en donnant son +empreinte a l'individu. On ne peut non plus aneantir le sentiment de +solidarite, car celui-ci egalement se developpe chez l'individu. + +Bakounine s'eleve contre la pretention que la liberte individuelle de +chacun est limitee par celle des autres. Il y trouve meme "en germe, +toute la theorie du despotisme". Et il le demontre de la maniere +suivante: "Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les etres humains +qui m'entourent, hommes et femmes, sont egalement libres. La liberte +d'autrui, loin d'etre une limite ou la negation de ma liberte, en est au +contraire la condition necessaire et la confirmation. Je ne deviens +libre vraiment que par la liberte des autres, de sorte que plus nombreux +sont les hommes libres qui m'entourent et plus profonde et plus large +est leur independance, plus etendue, plus profonde et plus large devient +ma propre liberte. C'est au contraire l'esclavage des hommes qui pose +une barriere a ma liberte, ou, ce qui revient au meme, c'est leur +bestialite qui est une negation de mon humanite, parce que, encore une +fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberte ou ce qui +veut dire la meme chose, lorsque ma dignite d'homme, mon droit humain, +qui consiste a n'obeir a aucun autre homme et a ne determiner mes actes +que conformement a mes convictions propres, reflechies par la conscience +egalement libre de tous, me reviennent confirmes par l'assentiment de +tout le monde. Ma liberte personnelle ainsi confirmee par la liberte de +tout le monde s'etend a l'infini." + +C'est jouer sur les mots. Liberte absolue est une impossibilite. Du +reste, nous parlons de la liberte d'hommes libres l'un envers l'autre. +Ne seront-ils jamais en conflit? Quoique le but consiste a eviter tout +conflit, cela ne peut se realiser dans son entier et alors la liberte de +l'un vaut autant que celle de l'autre. Bakounine ne demolit pas cette +affirmation et lorsqu'il divise la liberte en trois moments d'evolution, +1 deg. le plein developpement et la pleine jouissance de toutes les facultes +et puissances humaines pour chacun par l'education, par l'instruction +scientifique et par la prosperite materielle; 2 deg. la revolte de +l'individu humain contre toute autorite divine et humaine, collective et +individuelle, qu'il subdivise de nouveau en "theorie du fantome supreme +de la theologie contre Dieu", c'est-a-dire l'Eglise, et la "revolte de +chacun contre la tyrannie des hommes, contre l'autorite tant +individuelle que sociale, representee et legalisee par l'Etat", nous +pouvons le suivre. Nous croyons que la probabilite de conflit croit en +proportion du degre de developpement des individus. + +Tachons maintenant d'avoir assez d'espace, assez de liberte pour chaque +individu, de maniere a ce qu'ils ne se heurtent pas et que chacun trouve +son propre terrain d'activite, et nous ferons disparaitre une des +pierres d'achoppement de l'humanite. Il est facile de philosopher +la-dessus, mais dans la realite on verra que la liberte absolue est +impossible dans l'humanite et qu'il faut chercher une limite que chacun +puisse accepter pour sa liberte personnelle; et si cette limite ne +convient pas, on doit en donner une autre ou prouver que l'on peut s'en +passer, mais alors on doit fournir de meilleurs arguments que les +phrases de Bakounine. + +Ainsi, pour l'avenir, la question se pose: "Quelle place l'individu +prendra-t-il dans la societe?" Cette question sera decisive, et il +vaudra toujours mieux l'attaquer en face. + +Que de choses oubliees parce qu'elles n'etaient plus en correlation avec +le monde moderne! Comme le dit Goethe: "Tout ce qui nait vaut qu'il +disparaisse", c'est-a-dire rien n'est durable et tout ce qui nait porte +en soi le germe de sa decomposition. Les formes et systemes surannes +s'aneantissent, non parce qu'ils sont combattus par des arguments, mais +parce que de nouvelles situations sont nees auxquelles ils ne +s'adaptent pas et qui empechent par consequent leur viabilite. Dans la +lutte pour la vie plusieurs croyances n'existent plus et celles-la +seules se sont maintenues qui ont pu s'adapter aux situations nouvelles. +Si l'homme a besoin d'une religion--et il y a des gens qui pretendent +que l'homme est un animal religieux--et que les anciennes religions sont +malades, mourantes ou mortes, comme c'est le cas pour les religions +existantes, il nous faut une religion nouvelle s'adaptant aux nouvelles +situations. Impossible de precipiter la marche de la nature: c'est un +enfant faible que celui qui nait avant terme. + +Il en est de meme des systemes politiques et economiques. Ils deviennent +surannes et a de nouvelles conditions de vie il faut de nouvelles formes +de vie. + +Le developpement de la civilisation a ete compare avec raison a une +spirale. L'humanite, en apparence, est arretee continuellement a la meme +hauteur, ou prend meme une direction retrograde, et il faut du temps +avant de constater qu'elle ait avance. Mais d'habitude, elle avance +toujours car nous voyons l'horizon se deplacer continuellement. + +Progres signifie plus de savoir intellectuel, plus de puissance +materielle, plus d'homogeneite dans la morale et dans la societe. + +Il y a au monde deux principes: _autorite_ et _liberte_. + +L'un se retrouve dans le socialisme autoritaire, l'autre dans le +socialisme libertaire. + +Nous appelons socialiste d'Etat celui qui preconise des reformes tendant +a augmenter et agrandir la competence de l'Etat dans la societe +existante. C'est ce que font les social-democrates qui prennent +l'Allemagne comme modele; voila pourquoi nous avons le droit de les +classer sous cette rubrique. + +Le socialisme libertaire veut le groupement libre des hommes qui, par +leurs interets, sont pousses a se reunir afin de cooperer au meme ideal, +mais qui gardent la liberte, instantanee pour ainsi dire, de se retirer +de cette cooperation. + +L'esprit de fraternite et de solidarite n'animera et penetrera +l'humanite que lorsqu'elle aura pris comme base l'egalite, comme forme +la liberte. + +NOTES: + +[30] Ce chapitre a paru dans _la Societe nouvelle_, mais il est revise +et augmente. + +[31] Voir _Societe nouvelle_, 1891. + +[32] Voir _Societe nouvelle_, 1894. + +[33] _Neue Zeit_ 1895, Erster Band. + +[34] _Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemokratie_ von dr. Hans +Mueller. + +[35] Voyez les superbes pages sur les elections dans le roman de Georges +Renard. _La conversion d'Andre Savenay_. + +Les parlementaires connaissent tres bien la corruption electorale, mais +comme hommes pratiques ils en font usage a leur profit si c'est +possible. Leur theorie est: chacun son tour. C'est pour cela qu'ils +pratiquent le "ote-toi de la que je m'y mette." + +[36] RICHARD CALWER, _Das kommunistische Manifest und die heutige +Sozial-demokratie_. + +[37] _Oeuvres, Federalisme. Socialisme et Antitheologisme. Lettres sur +le Patriotisme. Dieu et l'Etat._ Paris, Stock. + +[38] Voir _De sociale Gids_, IIe annee, p. 346 et suiv. + +[39] Voir _La Societe nouvelle_, annee 1894, t. I, p. 607. + +[40] Nous regrettons amerement de devoir infliger a nos lecteurs cet +indigeste morceau de litterature social-democrate. Mais il le faut. + +[41] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, no 10, pp. 262 et suiv. + +[42] _Neue Zeit_ XIII, tome 2. + +[43] La foi du charbonnier. + +[44] Voir _Neue Zeit_, 1894-1895, n deg. 9, pp. 278 et suiv. + +[45] _Revue socialiste_, juillet-decembre 1872, p. 490. + +[46] Lire la brochure de M. Edmond Picard: _Comment on devient +socialiste_. Cette brochure aurait tres bien pu etre ecrite par un +radical malgre son titre socialiste. M. Picard y dit, en passant, qu'il +veut l'abolition de la propriete privee. Et il ajoute: "J'y crois, a ce +paradis terrestre, comme les chretiens a leur ideal celeste." + +[47] Voici, a titre documentaire, le programme agricole des socialistes +belges, adopte au Congres national des 25-26 decembre 1893: + +1 deg. Reorganisation des comices agricoles: + +_a_. Nomination des delegues en nombre egal par les proprietaires, les +fermiers et les ouvriers; + +_b_. Intervention des comices dans les contestations collectives et +individuelles entre les proprietaires, les fermiers et les ouvriers +agricoles. + +2 deg. Reglementation du contrat de louage: + +_a_. Fixation du taux des fermages par des comites d'arbitrage ou par +les comices agricoles reformes; + +_b_. Indemnite au fermier sortant pour la plus value donnee a la +propriete; + +_c_. Participation du proprietaire dans une mesure plus etendue que +celle fixee par la loi aux pertes subies par le fermier; + +_d_. Suppression du privilege du proprietaire; + +3 deg. Assurance par les provinces et reassurance par l'Etat contre les +epizooties, les maladies des plantes, la grele, les inondations et +autres risques agricoles; + +4 deg. Organisation par les pouvoirs publics d'un enseignement agricole +gratuit. Creation ou developpement de fermes modeles et de laboratoires +agricoles; + +5 deg. Organisation d'un service medical a la campagne; + +6 deg. Reforme de la loi sur la chasse. Droit pour le locataire de detruire +en toute saison les animaux nuisibles a la culture; + +7 deg. Intervention des pouvoirs publics dans la cooperation agricole pour: + +_a_. L'achat de semences et d'engrais; + +_b_. La fabrication du beurre; + +_c_. L'achat et l'exploitation en commun de machines agricoles; + +_d_. La vente des produits; + +_e_. L'exploitation collective des terres. + +[48] Comme on le sait, le parlement allemand a rejete ce projet de loi. + +[49] Voir _la Societe Nouvelle_, 10 deg. annee, t. II, p. 26. + +[50]_Das Elend der Philosophie. Antwort auf Proudhon's Philosophie des +Elends_, von KARL MARX, 1885. + +Du reste, on retrouve non seulement cette question mais encore les noms +dans les _Principes du Socialisme, manifeste de la democratie au XIXe +siecle_, par VICTOR CONSIDERANT. + +[51] Die neue Zeit XIII tome I, _Marx et Engels, le couple anarchiste_, +par Kautsky. + +En parlant de la "revolution en permanence", il dit que Marx n'a pas +voulu la revolution perpetuelle pour la revolution, car il ajoute les +mots suivants: "les petits bourgeois veulent clore la revolution +aussitot que possible, mais notre interet et notre tache est de faire la +revolution permanente, jusqu'au moment ou les classes plus ou moins +possedantes seront chassees du pouvoir, ou le proletariat aura conquis +le pouvoir et ou l'association des proletaires non seulement dans un +seul pays, mais dans tous les pays du monde entier, sera affranchie de +toute concurrence et concentrera toutes les forces productives." + +Naturellement, mais personne ne veut la revolution pour la revolution +elle-meme, chacun sait que la revolution n'est qu'un moyen et non pas le +but. + +Mais le point de vue de Marx en ce temps-la fut bien autre que celui de +nos social-democrates parlementaires et reformateurs d'aujourd'hui. + +[52] Comme cette raillerie concorde peu avec son idee de faire de la +"conquete du pouvoir politique" le but principal du parti. Car comment +realiser cet ideal sans l'ineluctable litanie? + +[53] Voir le _Protokoll der Verhandlungen des Parteitages der +Sozial-demokratischen Partei Deutschlands zu Berlin_, pp. 175-176. + +[54] Dans la _Revue Socialiste_ de mars 1895, M. Jaures ecrit: "En fait, +le collectivisme que nous voulons realiser dans l'ordre economique +existe deja dans l'ordre politique." Donc, ce que veulent ces messieurs, +c'est la centralisation politique autant qu'economique. + +[55] _La Conquete du pain_, p. 74. + +[56] _Sozial-demokratische Bibliothek, I. Gesellschaftliches und +Privateigenthum_, von E. BERNSTEIN, pp. 27-29. + +[57] Les radicaux bourgeois voient avec satisfaction les socialistes +devenir de plus en plus malleables. Aussi M. Georges Lorand, un radical +perspicace, ecrivit-il, apres ce congres, que les social democrates +allemands agissaient sagement et que, a peu de chose pres, les radicaux +pourraient tres bien adherer a leur programme. Cela ne prouve-t-il pas +abondamment qu'il y a "quelque chose de pourri" dans la +social-democratie? + +Un autre radical, M. Emile Feron, ecrit dans la _Reforme_ du 30 mars +1895: "Il y a vingt-neuf deputes socialistes qui ont, sur presque toutes +les reformes pratiques et immediatement realisables, le meme programme +que les progressistes. L'accord n'existe pas sur le collectivisme, c'est +entendu. Encore faut-il dire que plus on avance et plus ce qu'il y avait +d'excessif et d'absolu dans le collectivisme du parti ouvrier se corrige +et s'assouplit aux necessites de la pratique des choses. Mais sans qu'il +soit meme necessaire d'insister sur ce point, il reste acquis que +deputes socialistes et deputes progressistes seront d'accord sur la +plupart des reformes immediatement necessaires." Ce n'est pas encore +l'annexion du parti socialiste, mais peu s'en faut. L'evolution du +socialisme promet! + +[58] De cela je puis parler en connaissance de cause. Dans le +_Vorwaerts_ on se refuse a toute discussion principielle avec ses +adversaires, on falsifie les textes et on calomnie de la plus impudente +facon. + +[59] Dr T. DUEHRING. _Kritische Geschichte der Nationaloekonomie und des +Socialismus_, 3e ed., pp. 557 et 558. + +[60] BENEDICT FRIEDLAENDER. _Der freiheitliche Sozialismus im Gegensatz +zum Staatsknechtsthum der Marxisten_. + +[61] C'est deja prouve par son attitude au dernier congres de Breslau en +1896. + +[62] _On liberty_. + +[63] _Sozialdemokratische Zukunftsbilder_. + +[64] Social-democrate, qui sous ce pseudonyme a critique le livre de M. +Richter. + +[65] _Dieu et l'Etat_. + +[66] _On liberty._ + +[67] MILL, _On liberty_. + +[68] _De Officio_. + +[69] _De Republica_. + +[70] _Social Statise_. + +[71] _Principles of political economy_. + +[72] BENJAMIN TUCKER, _Instead of a book_, pp. 375 et 376. + +[73] _Das Kapital_ (_vierter sozialer Brief an Kirchmann_). + +[74] Mise sous la dependance de l'Etat. + +[75] Les _Fabian Essays_ sont une serie d'articles ecrits par les +membres d'une societe intitulee _Fabian Society_. + +[76] GEORGES LACY, _Liberty and Law_, p. 247. + +[77] LACY, p. 293. + + + + +IV + +LE SOCIALISME D'ETAT DES SOCIAL-DEMOCRATES ET LA LIBERTE DU SOCIALISME +ANTI-AUTORITAIRE + + +Un mouvement n'est jamais plus pur, plus ideologique qu'a ses debuts. Il +est inspire par des hommes de devouement et de sacrifice, et nul +ambitieux ne le gate, car a y participer on a tout a perdre et rien a +gagner. On ne connait alors ni les compromis ni les intrigues, ni +l'esprit d'opportunisme, pret a accommoder les principes selon les +interets. Un souffle bienfaisant de solidarite, de liberte et de +fraternite anime tous les partisans de la meme cause, et ils sont encore +un de coeur, de pensee et d'ame. + +Que l'on prenne n'importe quel mouvement, on y trouve toujours cette +periode idealiste pendant laquelle les individus sont susceptibles de +s'elever a un tel degre de hauteur qu'ils peuvent sacrifier tous leurs +biens, leur repos, meme leur vie. Ils sont des apotres prets, si les +circonstances l'exigent, a devenir des martyrs. + +Tous les grands courants d'idees offrent d'ailleurs si on les prend a +leur naissance, des analogies singulieres. Les points de ressemblance +entre le christianisme au commencement de notre ere et le socialisme de +notre temps a son eclosion, sont si remarquables que l'observateur +historien doit en etre frappe. Dans leur origine comme dans leur +developpement, les memes caracteres se constatent et, toutes choses +changees, on peut dire en etudiant les etapes du premier: il en est +maintenant comme alors. On peut meme dans leur commune degenerescence +observer les phenomenes identiques. + +Le christianisme apporta un evangile pour les pauvres, les opprimes et +les desherites. Parmi les premiers chretiens on ne trouve ni savants, ni +puissants, ni riches, mais seulement des ouvriers, des pecheurs et des +gueux. Ils peinaient pour subvenir a leurs besoins et c'etait aux heures +du repos, la journee finie, qu'ils allaient precher leur doctrine sans +ambition d'en tirer profit. Aussi, quand, en traversant Jerusalem, on +demandait, dans les maisons des gens aises et responsables, ce que +voulaient et ce qu'etaient ces chretiens--dont le nom seul etait a ce +moment une injure,--ceux qui etaient interroges repondaient que les +chretiens etaient de pauvres heres au milieu desquels on ne trouvait +aucun personnage de rang ou de bonne famille. + +N'en est-il pas ainsi dans le socialisme d'aujourd'hui? + +Les socialistes, de nos jours, sont des proletaires, des pauvres, +meprises par les savants et par les puissants, hais et persecutes par +les gouvernants et le monde officiel. Leurs orateurs sont pour la +plupart des hommes qui ont beaucoup souffert, qu'on a chasses de +l'usine, de l'atelier, dont on a brise la carriere parce qu'ils avaient +des principes que les chefs et les patrons ne tolerent pas. Mais, malgre +les persecutions, ils continuent leur route et ils prechent leur +evangile avec la meme ardeur et la meme conviction que les anciens +chretiens. Les persecutions meme ont ete pour eux un moyen de triompher, +car, en les voyant souffrir et supporter leurs souffrances avec +resignation et avec courage, beaucoup ont commence a penser et a +etudier. Une conviction susceptible de donner tant de force a braver la +mort meme, devait etre quelque chose de bon et de beau. Ainsi souvent, +un Saul fanatique devient un Paul convaincu. + +Lentement le christianisme triompha, ce ne fut qu'au commencement du +quatrieme siecle qu'il fut si fort qu'un empereur habile, Constantin le +Grand--ainsi le nomme l'histoire, car l'histoire a ete ecrite par des +chretiens, sinon on le signalerait comme il le merite, c'est-a-dire +comme un monstre cruel et lache--se convertit. Ce ne fut pas la un acte +de foi, mais un acte de politique. + +Le christianisme etait pour lui le chemin qui menait au trone. Le monde +officiel suivit Constantin et la religion chretienne devint religion +d'Etat. Mais des cette epoque, les pieux, les vrais chretiens voyaient +tout cela avec inquietude, ils comprenaient que lorsqu'un mouvement est +detourne au profit d'un politique, ce mouvement est perdu. Un d'entre +ces hommes nous a legue ces belles paroles: "Quand les eglises furent de +bois, le christianisme fut d'or, mais quand les eglises furent d'or le +christianisme fut de bois". Nous pouvons dire que Constantin, en faisant +triompher l'eglise chretienne, a tue le christianisme et l'esprit de +Jesus-Christ. Naturellement les petites sectes, les vrais chretiens +furent chasses comme heretiques, il n'y avait plus de place dans +l'Eglise pour l'esprit de Jesus. + +L'histoire ne se repete-t-elle pas? pouvons-nous nous demander en +observant le developpement du socialisme. N'avons-nous pas vu que les +puissants de la terre se sont empares du socialisme ou bien qu'ils +veulent s'en emparer. Un politicien anglais ne disait-il pas, il y a peu +de temps: "nous sommes tous des socialistes"? M. de Bismarck s'est +declare socialiste, tout comme le predicateur de la cour de Berlin, M. +Stoecker. L'empereur Guillaume II a commence sa carriere en se donnant +des airs de socialiste, il a meme semble un moment, que ce prince voulut +jouer le role d'un nouveau Constantin. Le pape aussi, le chef du corps +le plus reactionnaire du monde, de l'Eglise catholique, a donne une +encyclique dans laquelle il se rapprochait du socialisme. Chaque jour +enfin on entend dire de M. X ou de M. Y qu'il s'est declare socialiste. +Kropotkine a tres bien caracterise ces gens-la, quand il a ecrit: "Il se +constituait au sein de la bourgeoisie, un noyau d'aventuriers qui +comprenaient que, sans endosser l'etiquette socialiste, ils ne +parviendraient jamais a escalader les marches du pouvoir. Il leur +fallait donc un moyen de se faire accepter par le parti sans en adopter +les principes. D'autre part, ceux qui ont compris que le moyen le plus +facile de maitriser le socialisme c'est d'entrer dans ses rangs, de +corrompre ses principes, de faire devier son action, faisaient une +poussee dans le meme sens". + +Cependant il y a peut-etre plus de danger pour nous dans la politique de +ces hommes qui se disent tous des socialistes, peut-etre meme les +_vrais_ socialistes, et en acceptent l'etiquette que dans une politique +qui consisterait a se montrer tels qu'ils sont, c'est-a-dire, des +ennemis du socialisme, car de la premiere maniere, ils trompent des gens +simples qui pensent que le nom et le principe sont toujours chose +conforme. + +Et que voulait-on ainsi? Le socialisme d'Etat, ainsi que Constantin et +les siens voulaient le christianisme religion d'Etat. Les deux tendances +sont etatistes, c'est-a-dire pretendent faire de l'Etat une providence +terrestre omnipotente, reglant tout: les affaires materielles aussi bien +que les affaires spirituelles. + +Le developpement de ces deux mouvements fut aussi le meme. Les chretiens +eurent leurs conciles ou les eveques venaient de partout deliberer +ensemble pour etablir les dogmes necessaires au salut des croyants. Les +socialistes ont leurs congres ou leurs chefs viennent de partout, pour +deliberer ensemble, regler leur tactique et suivre le meme chemin qui +doit conduire le proletariat au salut. Ils sont exclusivistes et +intolerants, comme le furent les chretiens, et on se tue a cause d'une +seule lettre. Un exemple remarquable en va donner la preuve. + +Au concile de Nicee on discutait pour savoir si le fils est semblable au +pere (homoousios) ou bien si le fils est identique au pere +(homoiousios). On avait deux sectes, les homoousioi et les homoiousioi, +se devorant entre elles pour une lettre, pour un _i_. + +Au Congres socialiste de Londres, on discutait la question de l'action +politique. Les uns disaient: l'action politique est le salut pour les +ouvriers, c'est la seule methode pour conquerir les pouvoirs publics. + +Les autres disaient: _l'action_ politique n'est autre que _l'auction_ +politique, la corruption, l'intrigue, le moyen pour les ambitieux de +monter sur le dos des ouvriers. Pensez a Tolain, a d'autres encore. +Ainsi, on avait deux sectes combattant entre elles pour une seule lettre +pour un _u_. Cette ressemblance n'est-elle pas curieuse? + +Donc le meme esprit d'intolerance et de sectarisme domine les deux +mouvements, et c'est pour cela que tous les siecles pendant lesquels ils +se sont tous developpes ont passe sans exercer une favorable influence +sur la marche de l'humanite, dont on pourrait presque desesperer qu'elle +se puisse emanciper des prejuges. + +Mais heureusement, maintenant comme auparavant, l'heresie est le sel du +monde, propre a le sauver des idees etroites et bornees, et les +heretiques sont encore les promoteurs du progres. + +A ses debuts, le christianisme fut revolutionnaire, et qui le fut plus +que Jesus lui-meme qui chassait les marchands et les banquiers de la +synagogue et disait ne pas etre venu apporter la paix, mais le glaive? +Toutefois, quand le christianisme devint la religion officielle, +l'esprit revolutionnaire l'abandonna. + +Jadis aussi, les anciens socialistes et ceux qui sont restes tels +disaient: "La prochaine revolution ne doit plus etre un simple +changement de gouvernement suivi de quelques ameliorations de la machine +gouvernementale, elle doit etre la _Revolution Sociale_. Mais +maintenant, l'esprit revolutionnaire va diminuant. Les chefs du +socialisme esperent arriver au pouvoir; des lors ils tendent a devenir +conservateurs, etant eux-memes l'autorite future, ils deviennent tout +naturellement autoritaires. + +Ainsi, christianisme et socialisme ont sacrifie les principes a la +tactique, l'un et l'autre sont devenus etatistes, a la religion d'Etat +repond le socialisme d'Etat. Et la tristesse est grande a voir ceux qui +combattaient autrefois avec ardeur, renier leur passe et devenir des +radicaux et des reformateurs. + +Mais avant d'aller plus loin, avant de dire: ceux-ci ou ceux-la sont ou +ne sont pas des socialistes, comme on le fait en niant le socialisme des +anarchistes, il est necessaire de savoir ce que c'est que le socialisme. +N'est-il pas essentiel, si on veut discuter avec profit, de definir la +chose meme qu'on discute? + +Le principe fondamental du socialisme fut des l'origine celui qui +posait la necessite d'abolir le salariat, et la propriete individuelle, +propriete du sol, des habitations, des usines, des instruments de +travail, le principe de la socialisation des moyens de production. Ce +qui caracterisait le socialiste, etait d'admettre la necessite de +supprimer la propriete individuelle, source de l'esclavage economique et +moral, et cela non dans deux cents, cinq cents ou mille annees, mais des +aujourd'hui. La propagande socialiste se faisait en vue de preparer +l'expropriation lors de la revolution prochaine. + +Il semble desormais que plusieurs socialistes veuillent renvoyer cette +suppression de la propriete individuelle ainsi que l'expropriation aux +calendes grecques. Ils s'occupent de reformes realisables dans l'etat de +la societe actuelle et dans son cadre meme et ils considerent ceux qui +restent fideles a cette idee de l'expropriation comme des reveurs et des +utopistes. Qu'entend-on dire, en effet? Quand nous serons les maitres de +la machine gouvernementale et legislative, nous ameliorerons peu a peu +le sort des ouvriers. Tout ne se fait pas en une seule fois. Et Bebel +promettait: "Quand nous aurons en main le pouvoir legislatif, tout +s'arrangera bien." Ils oublient les paroles de Clara Zetkin au Congres +de Breslau: "Quand on veut democratiser et socialiser en gardant les +cadres actuels de l'Etat et de la societe, on demande a la +social-democratie une tache qu'elle ne peut remplir. Qui veut +democratiser en conservant l'ordre existant, fait penser a celui qui +voudrait une republique avec un grand duc a la tete. Cependant cet +esprit d'autrefois, cet effort de trouver la quadrature du cercle domine +souvent[78]." Toutefois, Clara Zetkin n'a ose tirer les consequences de +ses paroles et tout en estimant certains revolutionnaires, elle trouve +leurs opinions abominables. + +Quelles que soient ces opinions, il est evident que le principe de +l'abolition de la propriete individuelle fut celui qui permettait de +distinguer les socialistes des defenseurs de l'ordre. + +Consultons maintenant les dictionnaires des savants et voyons la +definition qu'ils donnent du socialisme: + +_Webster_: + +Une theorie, ou un systeme de reformes sociales par lequel on aspire a +une reconstruction complete de la societe et a une distribution plus +juste du travail. + +_Encyclopedie Americaine_: + +Le socialisme en general peut etre defini comme un mouvement ayant pour +but de detruire les inegalites des conditions sociales dans le monde, +par une transformation economique. Dans tous les exposes socialistes on +trouve l'idee du changement de gouvernement, avec cependant cette +difference radicale que quelques socialistes desirent l'abolition finale +des formes existantes de gouvernement et veulent l'etablissement de la +democratie pure, tandis que quelques autres pretendent donner a l'Etat +une forme patriarcale en augmentant ses fonctions au lieu de les +diminuer. + +_Encyclopedie de Meyer_: + +Litteralement, un systeme d'organisation sociale; generalement une +definition de toutes les doctrines et aspirations qui ont pour but un +changement radical de l'ordre social et economique existant maintenant +et son remplacement par un ordre nouveau, plus en harmonie avec les +desirs de bien-etre general et le sentiment de justice que ne l'est +l'ordre actuel. + +_Encyclopedie de Brockhaus_: + +Le socialisme est un systeme de cooperation ou bien l'ensemble des plans +et doctrines ayant pour but la transformation entiere de la societe +bourgeoise et la mise en pratique du principe du travail commun et de +l'equitable repartition des biens. + +_Chamber's Encyclopedie_: + +Le nom donne a une classe d'opinions qui s'opposent a l'organisation +presente de la societe et veulent introduire une nouvelle distribution +de la propriete et du travail dans laquelle le principe de cooperation +organisee remplacerait celui de la libre concurrence. + +_Dictionnaire de la langue francaise par Littre_: + +Un systeme qui offre un plan de reforme sociale, subordonnee aux +reformes politiques. Le communisme, le mutualisme, le Saint-Simonisme, +le Fourierisme sont des socialismes. + +_Dictionnaire de l'Academie Francaise_: + +La doctrine de ceux qui desirent un changement des conditions de la +societe et qui la veulent reconstruire sur des bases tout a fait +nouvelles. + +_Dictionnaire encyclopedique de Cassel et C deg._: + +Le socialisme scientifique embrasse. + +1 deg. _Le collectivisme_: un Etat idealiste socialiste de la societe, dans +lequel les fonctions du gouvernement embrasseraient l'organisation de +toutes les industries du pays. Dans un Etat collectiviste chacun serait +un fonctionnaire de l'Etat et l'Etat un avec le peuple entier. + +2 deg. _L'anarchisme_: (une negation du gouvernement et non pas une +suppression de l'ordre social) veut garantir la liberte individuelle +contre sa violation par l'Etat dans la communaute socialiste. Les +anarchistes sont divises en Mutualistes, qui cherchent a atteindre leur +but par des banques d'echange et par la libre concurrence, et en +Communistes, qui ont pour devise: chacun selon sa capacite, chacun selon +ses besoins. + +_Nouveau dictionnaire de Paul Larousse_: + +Systeme de ceux qui veulent transformer la propriete au moyen d'une +association universelle. + +Dans le livre de Hamon, paru apres que j'avais ecrit ce chapitre, sur le +socialisme et le Congres de Londres, on lit: socialisme--systeme social +ou ensemble de systemes sociaux dans lesquels les moyens de production +sont socialises; donc le caractere du socialisme est la socialisation +des moyens de production. + +Quand on lit ces diverses definitions, on ne comprend pas du tout +pourquoi les anarchistes ne seraient pas des socialistes. La plupart des +definitions leur sont applicables aussi. Peu de temps avant le congres +de Londres, le _Labour Leader_ publia un article de Malatesta dans +lequel celui-ci disait: + +"Nous, les communistes ou les collectivistes anarchistes, nous voulons +l'abolition de tous les monopoles; nous desirons l'abolition des +classes, la fin de toute domination et exploitation de l'homme par +l'homme; nous voulons que le sol et tous les moyens de production, comme +aussi les richesses accumulees par le travail des generations du passe, +deviennent la propriete commune de l'humanite par l'expropriation des +possesseurs actuels, de maniere que les ouvriers puissent obtenir le +produit integral de leur travail, soit par le communisme absolu, soit en +recevant chacun selon ses forces. Nous voulons la fraternite, la +solidarite et le travail en faveur de tous au lieu de la concurrence. +Nous avons preche cet ideal, nous avons combattu et souffert pour sa +realisation, il y a longtemps, et dans certains pays, par exemple +l'Italie et l'Espagne, bien avant la naissance du socialisme +parlementaire. Quel homme honnete dira que nous ne sommes pas des +socialistes?" + +Et continuant il dit: "On peut demontrer facilement que nous sommes +sinon les seuls socialistes, en tous cas les plus logiques et les plus +consequents, parce que nous desirons que chacun ait non seulement part +entiere de la richesse sociale mais aussi sa part du pouvoir social, +c'est-a-dire la faculte de faire aussi bien que les autres sentir son +influence dans l'administration des affaires publiques." Il est absurde +de pretendre que les anarchistes qui veulent abolir la propriete +individuelle ne sont pas des socialistes. Au contraire, ils ont plus de +droit a se nommer ainsi que Liebknecht par exemple qui, dans un article +du _Forum_[79], s'est montre simple radical. Un journal anglais n'a-t-il +pas dit une fois aussi de M. Liebknecht et de son socialisme, que s'il +vivait en Angleterre, on l'appelerait simplement un radical et non pas +un socialiste? C'est vrai en effet, et chacun nous approuve apres avoir +lu ce que Liebknecht a dit dans l'article que nous signalons. + +"Qu'est-ce que nous demandons?--ecrit-il. + +"La liberte absolue de la presse; la liberte absolue de reunion; la +liberte absolue de religion; le suffrage universel pour tous les corps +representatifs et pour tous les pouvoirs publics, soit dans l'Etat, soit +dans la commune; une education nationale, toutes les ecoles ouvertes a +tous; les memes facilites a tous pour s'instruire, l'abolition des +armees permanentes et la creation d'une milice nationale, de sorte que +chaque citoyen soit soldat et chaque soldat citoyen; une cour +internationale d'arbitrage entre les nations differentes; des droits +egaux pour les hommes et les femmes,--une legislation protectrice de la +classe ouvriere (limitation des heures de travail, reglementation +sanitaire, etc.) Est-ce que la liberte personnelle, le droit de +l'individu peut etre garanti d'une maniere plus complete que par ce +programme? Est-ce que chaque democrate honnete trouve quelque chose de +mauvais dans ce programme? Loin de supprimer la liberte personnelle, +nous avons le droit de dire que nous sommes le seul parti en Allemagne +qui lutte pour les principes de la democratie." + +Certainement, mais alors on est un parti democrate, et non un parti +democrate-socialiste. Quand les democrates peuvent accepter le programme +des socialistes, nous disons que les principes socialistes sont +escamotes et que ceux qui acceptent ce programme cessent d'etre des +socialistes pour etre des radicaux. Liebknecht n'a-t-il pas dit lui-meme +qu'il veut la voie legale? Il continue ainsi: "par notre programme nous +avons prouve que nous aspirons a la transformation _legale_ et +_constitutionnelle_ de la societe. Nous sommes des revolutionnaires--sans +aucun doute--parce que notre programme veut un changement total et +fondamental de notre systeme social et economique, mais nous +sommes aussi des evolutionistes et des reformateurs, ce qui +n'est pas une contradiction. Les mesures et les institutions que nous +reclamons sont deja realisees pour la plupart dans les pays avances, ou +bien leur realisation est sur le point d'aboutir; elles sont toutes en +harmonie avec les principes de la democratie et en etant pratiques, +elles constituent la meilleure preuve que nous ne sommes pas--comme on +nous a depeints--des hommes sans cerveaux, meconnaissant les faits de la +realite et allant casser leur tete contre les bastions de granit de +l'Etat et de la societe." + +Et ailleurs, dans une conference donnee a Berlin, en 1890 il disait: +"Quand les delegues des ouvriers au parlement auront la +majorite"--quelle naivete de croire a cette possibilite!--"le +gouvernement sera oblige de consentir a leurs desiderata, et je constate +qu'il devra bien leur obeir." + +Il y a vingt ans, on niait qu'il y eut une question sociale et on +considerait chaque social-democrate comme un lepreux; maintenant le +gouvernement se nomme socialiste et tous les partis ouvrent un concours +pour la solution de la question sociale. On dit que les conditions +desirees par nous peuvent etre realisees seulement par les moyens +revolutionnaires et sanglants, car les riches ne cederont jamais +volontairement les moyens de production qu'ils ont en leur pouvoir. +C'est _une grande erreur_. Nos desiderata peuvent etre realises de la +maniere la plus pacifique. Nous voulons transformer les conditions +sociales actuelles qui sont mauvaises, a l'aide de reformes sages et +c'est pourquoi nous sommes le seul parti social reformateur. Nous +voulons eviter la revolution violente." + +On voit que ces messieurs ont perdu le caractere revolutionnaire que les +socialistes de toutes les ecoles ont eu toujours et partout, ils sont +devenus seulement des reformateurs persuades que le temps approche ou +ils auront le pouvoir et dans leur imagination ils se croient deja +ministres, ambassadeurs, fonctionnaires grassement payes. Leur tactique +peut se resumer dans cette formule: ote-toi de la, que je m'y mette. + +On fera bien de comparer ce langage avec celui d'autrefois, on saisira +ainsi la difference entre les socialistes revolutionnaires et les +moderes d'aujourd'hui qui sont devenus des politiciens aspirant au +pouvoir et acceptant la societe actuelle. Ecoutons Gabriel Deville, un +des theoriciens du parti social-democrate en France, dans son Apercu sur +le socialisme, introduction a son resume du capital Karl Marx: "Le +suffrage universel voile, au benefice de la bourgeoisie, la veritable +lutte a entreprendre. On amuse le peuple avec les fadaises +politiciennes, on s'efforce de l'interesser a la modification de tel ou +tel rouage de la machine gouvernementale; qu'importe en realite une +modification si le but de la machine est toujours le meme, et il sera le +meme tant qu'il y aura des privileges economiques a proteger; qu'importe +a ceux qu'elle doit toujours broyer un changement de forme dans le mode +d'ecrasement? Pretendre obtenir par le suffrage universel une reforme +sociale, arriver par cet expedient a la destruction de la tyrannie de +l'atelier, de la pire des monarchies, de la monarchie patronale; c'est +singulierement s'abuser sur le pouvoir de ce suffrage. + +Les faits sont la: qu'on examine les deux pays ou le suffrage universel +fonctionne depuis longtemps, favorise dans son exercice par une +plenitude de liberte dont nous ne jouissons pas en France. Lorsque la +Suisse a voulu echapper a l'invasion clericale, lorsque les Etats-Unis +ont voulu supprimer l'esclavage, ces deux reformes dans ces pays de +droit electoral n'ont pu sortir que de l'emploi de la force; la guerre +du Sonderbund et la guerre de secession sont la pour le prouver." + +Mais quand on est candidat au siege de depute, de telles declarations +sont nuisibles au succes, et nous ne sommes pas surpris de voir le +candidat Deville abjurer solennellement les erreurs (?) de sa jeunesse. +Quant a la petite bourgeoisie, elle lui a pardonne ses violences +d'antan, car elle estime qu'un converti vaut mieux que cent autres qui +ont besoin de conversion. + +"Imaginez un candidat, qui aspire a la Chambre, et dise franchement aux +electeurs: qu'on le deplore ou non, la force est le seul moyen de +proceder a la renovation economique de la societe ... Les +revolutionnaires n'ont pas plus a choisir les armes qu'a decider du jour +de la revolution. Ils n'auront a cet egard qu'a se preoccuper d'une +chose, de l'efficacite de leurs armes, _sans s'inquieter de leur +nature_. Il leur faudra evidemment, afin de s'assurer les chances de +victoire, n'etre pas inferieurs a leurs adversaires et, par consequent, +_utiliser toute les ressources que la science met a la portee de ceux +qui ont quelque chose a detruire._ Sont mal venus a les blamer ceux qui +les forcent a atteindre leur niveau, qui, dans notre siecle dit +civilise, president aux boucheries humaines, repandent le sang +periodiquement, et s'attachent a perfectionner les engins de +destruction." + +Est-ce assez clair? + +Les revolutionnaires doivent utiliser toutes les ressources que la +science met a la portee de ceux qui ont quelque chose a detruire, cela +veut dire que la chimie et en general la science donne aux ouvriers tout +ce dont ils ont besoin pour la destruction de la societe. C'est un appel +formel a la force, a la destruction et, si on voulait juger suivant la +loi criminelle, c'est a M. Deville qu'on donnerait une place sur le banc +des accuses. + +Au temps dont nous parlons, le meme Deville ne voulait pas +perfectionner, mais supprimer l'Etat "qui n'est que l'organisation de la +classe exploitante pour garantir son exploitation et maintenir dans la +soumission ses exploites." Il voyait clairement que "c'est un mauvais +systeme pour detruire quelque chose que de commencer par le fortifier. +Et ce serait augmenter la force de resistance de l'Etat que de favoriser +l'accaparement par lui des moyens de production, c'est-a-dire de +domination." + +Et que font ces messieurs maintenant, sinon fortifier l'Etat et +favoriser l'accaparement des moyens de production? + +De meme M. Jules Guesde voulait detruire l'Etat. Dans son _Catechisme +socialiste_ qu'il abjure solennellement desormais, il demandait d'une +facon formelle aux socialistes reformateurs de l'Etat, "s'il est, je ne +dis pas necessaire, mais prudent de confondre sous une meme denomination +des buts aussi differents que la liberte, le bien-etre de tous et +l'exploitation du plus grand nombre par quelques-uns, poursuivis par des +moyens aussi differents que le libre concours des volontes et des bras +et la coercition en tout et pour tout? N'est-ce pas preter inutilement +le flanc a nos adversaires, pour qui le socialisme ne poursuit pas +l'emancipation de l'etre humain dans la personne de chacun des membres +de la collectivite, mais la conquete du pouvoir au profit d'une minorite +ou d'une majorite d'ambitieux, jaloux de dominer, de regner, d'exploiter +a leur tour"? + +Consentira-t-il, maintenant qu'il a pris place dans les rangs de ces +ambitieux, a ecrire la meme chose? Nous lui disons: voyez votre image +dans le miroir du _Catechisme socialiste_ et dites-nous si vous n'etes +pas frappe de la ressemblance entre les ambitieux d'antan et le Guesde +d'aujourd'hui! Dites-nous si vous n'auriez pas de raison pour rougir de +vous-meme? + +Mais combien le Parti Ouvrier a-t-il degenere! ne lisons-nous pas encore +dans le programme du Parti Ouvrier, publie par Guesde et Lafargue: "Le +Parti Ouvrier n'espere pas arriver a la solution du probleme social par +la conquete du pouvoir administratif dans la commune. Il ne croit pas, +il n'a jamais cru que, meme debarrassee de l'obstacle du pouvoir +central, la voie communale puisse conduire a l'emancipation ouvriere et +que, a l'aide des majorites municipales socialistes, des reformes +sociales soient possibles et des realisations immediates". + +Le point de vue a change et ils le voient bien maintenant. L'influence +des chefs du parti social-democrate allemand a ete grande, car c'est en +se modelant sur lui que le parti ouvrier francais a devie et il est alle +plus loin encore, car la copie depasse presque toujours l'original. + +Est-ce que M. Jaures n'a pas dit que l'essence du socialisme est d'etre +politique? Est-ce que M. Rouanet n'a pas declare, dans la _Petite +Republique_, que la conquete du pouvoir public est le socialisme? Est-ce +qu'on n'a pas adopte au Congres International Socialiste des +travailleurs et des Chambres syndicales ouvrieres de Londres (1896) que +"la conquete du pouvoir politique est LE MOYEN PAR EXCELLENCE par lequel +les travailleurs peuvent arriver a leur emancipation, a +l'affranchissement de l'homme et du citoyen, par lequel ils peuvent +etablir la Republique socialiste internationale?" + +La conquete du pouvoir et encore cette conquete, et toujours cette +conquete. + +N'est-ce pas tout a fait la meme lutte qu'on a vue dans l'ancienne +Internationale? Grace au concours d'un delegue australien,--on voit que +la delegation d'Australie joue toujours un grand role dans le mouvement +socialiste, puisque c'etait aussi le delegue d'Australie, le docteur +Aveling, qui, au congres de 1896, neutralisait par son vote toute la +delegation britannique, composee de plus de 400 personnes!--Marx +l'emportait au congres de la Haye en 1872, mais sa majorite fut si +minime qu'il voulut dominer l'Internationale en renvoyant le conseil +general a New-York. Naturellement ce remplacement fut la mort de +l'Internationale. L'histoire se repete, a dit le meme Marx, une fois +comme tragedie, une seconde fois comme farce[80]. Nous voyons maintenant +la verite de cette observation, car en decidant que le prochain congres +se tiendra en Allemagne, on a tue la nouvelle Internationale; en effet, +quel revolutionnaire, quel libertaire pourra assister a un congres en +Allemagne? Peut-etre verra-t-on la se repeter en grand la scene dont +nous avons ete temoin a Londres. Il y avait quatre delegues francais, +les sieurs Jaures, Millerand, Viviani et Gerault-Richard, qui +declaraient n'avoir pas de mandat, et venaient au congres en leur +qualite de deputes socialistes, "ce qui est, disaient-ils, un mandat +superieur a tout autre." Leur programme electoral leur tenait lieu de +mandat. Et parce qu'ils etaient les amis des social-democrates +allemands, leur pretention exorbitante fut approuvee par le congres avec +l'aide de l'Australie, des nations(?) tcheque, hongroise, bohemienne et +aussi de la Roumanie, de la Serbie, etc. + +Figurez-vous que l'empereur d'Allemagne, Guillaume II, l'homme des +surprises, paraisse au congres prochain, a Berlin, ou ailleurs en +Allemagne, et qu'il dise dans la seance de verification des pouvoirs: je +n'ai pas besoin d'un mandat special, je suis l'empereur des Allemands et +par cela meme, je suis le representant du peuple par excellence, j'ai un +mandat superieur a tout autre, qu'est-ce que les delegues allemands +diraient alors? Ils ont cree un antecedent tres dangereux, car la +logique serait du cote de l'empereur, s'ils combattaient son admission. + +A la derniere seance du congres de la Haye, les quatorze delegues de la +minorite deposerent une declaration protestant contre les resolutions +prises. Cette minorite etait formee des delegues suivants: 4 Espagnols, +5 Belges, 2 Jurassiens, 2 Hollandais[81], un Americain. Ils partirent +pour Saint-Imier en Suisse et y tinrent un congres anti-autoritaire, +dans lequel ils declarerent: + +1 deg. Que la destruction de tout pouvoir politique etait le premier devoir +du proletariat; + +2 deg. Que toute organisation d'un pouvoir politique soi-disant provisoire +et revolutionnaire pour amener cette destruction ne pouvait etre qu'une +tromperie de plus et serait aussi dangereuse pour le proletariat que +tous les gouvernements existant aujourd'hui." + +Avons-nous donne assez d'arguments pour prouver que la lutte entre les +autoritaires (ecole de Marx) et les libertaires (ecole de Bakounine) +d'aujourd'hui est, au point de vue des principes en jeu, exactement la +meme que celle qui eclata dans l'ancienne Internationale entre Marx et +Bakounine eux-memes? + +Chose curieuse, Jules Guesde, le chef des Marxistes et Paul Brousse, le +chef des Possibilistes etaient jadis membres de l'Alliance de la +democratie-socialiste, ils etaient des anarchistes. Guesde fut meme +suspect aux yeux du Conseil general, c'est-a-dire de Marx et d'Engels. +Comme ceux-ci voyaient toujours en leurs adversaires des policiers, +Guesde fut traite de policier. Cette meme tactique, imposee par Marx et +Engels au parti social-democrate allemand, est suivie maintenant par +Guesde vis-a-vis de ses antagonistes qu'il signale d'abord comme +anarchistes, ensuite comme policiers[82]. Dans une lettre de Guesde, +datee du 22 septembre 1872, celui-ci fulminait contre le Conseil +general qui empechait les ouvriers de s'organiser dans chaque pays, +librement, spontanement, d'apres leur esprit propre, leurs habitudes +particulieres, et il disait que les Allemands du conseil les opprimaient +et que, hors de l'eglise orthodoxe anti-autoritaire, il n'y avait point +de salut. + +Toutefois, le socialisme qui a triomphe au dernier congres est celui des +petits bourgeois, des epiciers, celui qui est signale deja par Marx en +ces termes dans son _XVIII Brumaire_: "On a emousse la pointe +revolutionnaire des revendications sociales du proletariat pour leur +donner une tournure democratique." Les social-democrates du type +allemand ont abandonne avec une rapidite curieuse ce qui etait la raison +meme de leur existence comme socialistes et ils ont adopte le point de +vue de la petite bourgeoisie commercante et paysanne, "qui croit que les +conditions _particulieres_ de son emancipation sont les conditions +_generales_ sous lesquelles seulement la societe moderne peut obtenir sa +liberation et eviter la lutte de classe." + +Ils font de la politique et voila tout. + +L'ancienne Internationale etait une association economique et, dans les +statuts de 1886, on lisait que l'emancipation economique etait le but +principal auquel tout mouvement politique etait subordonne. Dans la +traduction anglaise de 1867 on a intercale les mots, "comme moyen" (as a +means) apres "mouvement politique" sans que cela ait ete approuve par le +congres. Pour defendre l'action politique on en appelait a ces mots, +mais on oubliait de dire qu'ils ne se trouvaient pas dans le texte +original. Que l'action politique fut le moyen pratique c'etait la +l'opinion personnelle de Marx, mais non pas celle de l'Internationale. + +Le congres de Londres a vote une resolution dans laquelle on dit que le +but du socialisme est la conquete des pouvoirs publics. + +Bebel n'a-t-il pas affirme que quand on aurait conquis les pouvoirs +publics, le reste viendrait de soi-meme? + +La consequence logique de cette these est qu'on deplace l'emancipation +publique comme le but principal, auquel chaque mouvement economique doit +etre subordonne. + +C'est exactement le contraire de la verite. + +Les social-democrates ont expose devant le monde entier leur opinion que +les conditions economiques peuvent etre reglees par les conditions +politiques et non que les conditions politiques sont le reflet des +conditions economiques. + +La voie scientifique est abandonnee par eux, uniquement pour permettre +aux politiciens de jouer leur role dans les parlements, et si les +ouvriers ne sont pas assez intelligents pour prevenir leurs intrigues +ils en seront de nouveau les dupes, comme ils l'ont toujours ete. + +Le congres de Londres n'a d'ailleurs ete ni ouvrier ni socialiste; les +soi-disant socialistes qui veulent reformer la societe tout en +conservant les cadres existants, ou pour mieux dire les radicaux, sont +en train de devenir un parti gouvernemental, tel le Parti Ouvrier en +France qui a soutenu le ministere Bourgeois, meme quand ce dernier +refusait d'abolir les lois criminelles contre les anarchistes, et qui +n'a pas proteste quand ce meme gouvernement expulsait Kropotkine[83]. +Les membres de ce parti ont flagorne les Russes, ainsi le maire de +Marseille et d'autres encore. + +Sur le terrain economique les ouvriers peuvent marcher tous ensemble +malgre les differences d'ecole. + +Sur le terrain politique il y a de grandes divergences d'opinions et +naturellement on se separe. + +Il nous semble que quiconque veut l'union des proletaires doit rester +fidele a l'action economique et que quiconque veut la scission, la +division, doit adopter l'action politique ou plutot parlementaire. + +On parle toujours de l'action politique, et cela uniquement parce qu'on +n'ose pas dire nettement l'action parlementaire, que visent, en realite, +les social-democrates. Car nous non plus, antiparlementaires ni +anarchistes, ne rejetons l'action politique. Par exemple l'assassinat de +l'empereur Alexandre II de Russie fut une action politique, et nous +l'avons approuve en souhaitant qu'une telle action politique se produise +partout. Travailler a abolir l'Etat, voila l'action politique par +excellence. C'est pourquoi il est inexact de dire que nous repoussons +l'action politique. L'action parlementaire et l'action politique sont +deux choses tres differentes et, laissant la premiere aux ambitieux, aux +politiciens, nous voulons appliquer la seconde. Chaque effort tente en +vue d'etablir une opinion purement politique, a pour resultat de diviser +les ouvriers et arrete le progres de l'organisation economique. + +On reve toujours d'un gouvernement socialiste qu'on imposera au +mouvement socialiste international, d'une dictature social-democrate qui +arretera tous les mouvements ne rentrant pas dans le cadre du programme +etroit de la social-democratie. + +Les hommes ont toujours besoin d'un cauchemar. Pour la classe +capitaliste le cauchemar est le socialisme et pour les social-democrates +c'est l'anarchie. Des gens intelligents perdent la tete quand ils +entendent prononcer ce mot affreux. Le Conseil general du Parti ouvrier +francais n'a-t-il pas eu la brutalite de dire que le chauvinisme et +l'anarchie etaient les deux moyens des capitalistes pour entraver le +mouvement socialiste? Nous n'avons pas le texte exact, mais l'idee est +telle. On va jusqu'a dire, avec Liebknecht et Rouanet, que socialisme et +anarchie impliquent "deux idees, dont l'une exclut l'autre. + +Liebknecht a dit des anarchistes: "Je les connais dans l'ancien +continent comme dans le nouveau[84] et, a l'exception des reveurs et des +enthousiastes, je n'ai jamais connu un seul anarchiste, qui ne cherchat +a troubler nos affaires, a nous calomnier et a placer des obstacles sur +notre route. M. Andrieux, le prefet de police francais, n'a-t-il pas +ecrit cyniquement dans ses Memoires, qu'il subventionnait les +anarchistes parce qu'il pensait que le seul moyen de detruire +l'influence du socialisme etait de se meler aux anarchistes afin de +desorganiser les ouvriers et de discrediter le mouvement socialiste en +le rendant responsable des sottises, des crimes et des folies des +soi-disant anarchistes." + +Mais les bourgeois disent-ils autre chose des socialistes? C'est +toujours la meme chose, les mots seuls sont changes. Si l'on exclut du +socialisme les Kropotkine, les Reclus, les Cipriani, les Louise Michel, +les Malatesta, on tombe dans le ridicule. Qui donc a le droit de +monopoliser le socialisme? n'est-ce pas toujours la folie etatiste qui +les saisit? + +Les _Fabians_ anglais sont plus sinceres. Ils disent nettement que leur +socialisme _est exclusivement le socialisme d'Etat_. Ils desirent que la +nationalisation de l'industrie soit remise aux mains de l'Etat, de meme +celle du sol et du capital pour laquelle l'Etat offre les institutions +les plus capables de l'accomplir dans la commune, la province ou le +gouvernement du pays. + +Pourquoi les autres ne le disent-ils pas d'une maniere aussi claire? +Nous saurions alors qu'une scission s'est operee, elucidant la +situation, placant d'un cote les Etatistes qui veulent la tutelle +providentielle de l'Etat, et de l'autre ceux qui desirent le libre +groupement en dehors de l'intervention de l'Etat. + +C'est M. George Renard, directeur de la Revue socialiste, qui va +maintenant nous dire pourquoi le socialisme est separe de +l'anarchisme[85]. + +1 deg. "Les anarchistes sont des chercheurs d'absolu, ils revent la +suppression complete de toute autorite. + +Les socialistes croient que toute organisation sociale comporte un +minimum d'autorite et, tout en desirant une extension indefinie de la +liberte, ils n'esperent point qu'on arrive jamais a cette liberte +illimitee qui ne leur semble possible que pour l'individu isole." + +Chercheurs d'absolu--ou en est la preuve? Il n'existe pas d'absolu et +qui l'accepte, est en principe un supranaturaliste. Toujours et partout +la meme objection, la meme accusation: ce que les social-democrates +disent des anarchistes, les liberaux le disent des socialistes et les +conservateurs des liberaux. Mais c'est la une phrase tout juste et +[Note du transcripteur: mot illisible]. Quand on declare a +l'anarchiste: "L'ideal est beau mais irrealisable," l'anarchiste peut +repondre: "Il faut alors tacher d'en approcher." C'est un eloge que de +dire a ces hommes: Votre ideal est beau... + +Et d'ailleurs, entre la suppression complete de toute autorite et ce +minimum d'autorite, dont parle M. Renard, il y a une difference de degre +et non de principe. + +Quand on desire un minimum d'autorite, on doit vouloir _a fortiori_ la +suppression de toute autorite. Est-ce possible? C'est la une autre +question. En tout cas, il n'y a pas entre les deux desiderata opposition +de principe. Lorsque les socialistes desirent une "extension indefinie +de la liberte," la fin de cette extension est la liberte arrivee a sa +limite extreme. + +Quelle est maintenant cette limite? Nous savons tous que la liberte +absolue est une impossibilite, parce que l'absolu lui-meme n'existe pas, +mais chacun veut la plus grande liberte pour soi-meme et, s'il la +comprend bien, il la veut aussi pour chaque individu, car il ne peut +exister de bonheur parmi les hommes qui ne sont pas libres. Toutefois ce +mot cree beaucoup de malentendus. La definition de Spinoza[86], au XVIIe +siecle, est celle-ci: "une chose qui existe seulement par sa propre +nature et est obligee d'agir uniquement par elle-meme, sera appelee +_libre_. Elle sera appelee necessaire ou plutot dependante, quand une +autre chose l'obligera a exister et a agir d'une facon definie et +marquee." + +Qu'est-ce donc qui constitue l'essence de la liberte? + +C'est le fait d'agir par soi-meme sans obstacles exterieurs. La liberte, +c'est l'absence de contrainte et par cela meme quelque chose de negatif. + +Qui ne veut pas la contrainte desire la liberte, et cette liberte ne +connait nulles frontieres artificielles, mais seulement les frontieres +que la nature etablit. + +Ecoutez ce qu'Albert Parsons, un des martyrs de Chicago, a ecrit: "La +philosophie de l'anarchie est contenue dans le seul mot liberte; et +cependant ce mot comprend assez pour enfermer tout. Nulle limite pour le +progres humain, pour la pensee, pour le libre examen, n'est fixee par +l'anarchie; rien n'est considere si vrai ou si certain que les +decouvertes futures ne le puissent demontrer faux; il n'y a qu'une chose +infaillible: "la liberte." La liberte pour arriver a la verite, la +liberte pour que l'individu se developpe, pour vivre naturellement et +completement. Toutes les autres ecoles tablent sur des idees +cristallisees; elles conservent enclos dans leurs programmes des +principes qu'elles considerent comme trop sacres pour etre modifies par +des investigations nouvelles. Il y a chez elles toujours une limite, une +ligne imaginaire au dela de laquelle l'esprit de recherche n'ose pas +penetrer. La science, elle, est sans pitie et sans respect, parce +qu'elle est obligee d'etre ainsi; les decouvertes et conclusions d'un +jour sont aneanties par les decouvertes et conclusions du jour suivant. +Mais l'anarchie est pour toutes les formes de la verite le maitre de +ceremonies. Elle veut abolir toutes les entraves qui s'opposent au +developpement naturel de l'etre humain; elle veut ecarter toutes les +restrictions artificielles qui ne permettent pas de jouir du produit de +la terre, de telle facon que le corps puisse etre eduque, et elle veut +ecarter toutes les bassesses de la superstition qui empechent +l'epanouissement de la verite, de sorte que l'esprit puisse pleinement +et harmonieusement s'elargir." + +Voila une confiance et une croyance dans la liberte qui elevent, et il +est meilleur d'avoir un tel ideal, meme s'il ne se realise jamais, que +de vivre sans ideal, d'etre pratique et opportuniste, d'accepter tous +les compromis afin de conquerir dans l'Etat un pouvoir, grace auquel on +peut accomplir les actes memes qu'on a toujours desapprouves lorsqu'ils +ont ete faits par les autres; en un mot afin de dominer. Toute autorite +corrompt l'homme et c'est pour cela que nous devons lutter contre toute +autorite. + +Quand Renard dit que les socialistes n'esperent point qu'on arrive +jamais a cette liberte illimitee qui ne leur semble atteignable que par +l'individu isole, je pense qu'il a tort, car il me parait impossible de +ne pas esperer conquerir le plus haut degre de liberte, de ne pas croire +a son extension indefinie. Stuart Mill se montre moins sectaire, quand +il dit: "Nous savons trop peu ce que l'activite individuelle d'un cote +et le socialisme de l'autre, pris tous les deux sous leur aspect le plus +parfait, peuvent effectuer pour dire avec quelque certitude lequel de +ces systemes triomphera et donnera a la societe humaine sa derniere +forme. + +Si nous osions faire une hypothese, nous dirions que la solution +dependra avant tout de la reponse qui sera faite a cette question: +lequel des deux systemes permet le plus grand developpement de la +liberte humaine et de la spontaneite? Quand les hommes ont pourvu a leur +entretien, la liberte est pour eux le besoin le plus fort de tous et, +contrairement aux besoins physiques qui deviennent plus moderes et plus +faciles a dominer a mesure que la civilisation grandit, ce besoin croit +et augmente en force au lieu de s'affaiblir a mesure que les qualites +intellectuelles et morales se developpent d'une facon plus harmonique. +Les institutions sociales, comme aussi la moralite, atteindront la +perfection, quand l'independance complete et la liberte d'agir seront +garanties et quand aucune limite ne leur sera imposee, sinon le devoir +de ne pas faire de mal a autrui. Si l'education ou bien les institutions +sociales conduisaient a sacrifier la liberte d'agir a un plus complet +bien-etre, ou bien si on renoncait a la liberte pour l'egalite, une des +plus precieuses qualites de la nature humaine disparaitrait." + +Nous preferons la forme prudente du philosophe anglais au jugement trop +absolu de Renard. + +La difference qu'il fait entre les anarchistes et les socialistes n'est +pas fondee, d'une part parce qu'il meconnait ses adversaires en leur +attribuant ce qu'ils ne disent pas, et d'autre part parce qu'il n'y a +qu'une question de degre et non une difference de principe dans les +doctrines qu'il leur oppose. + +N deg. 2. "Les socialistes repudient energiquement l'attentat individuel, +qui leur parait inefficace pour supprimer un mal collectif et moins +justifie que partout ailleurs dans les pays qui jouissent d'une +constitution liberale ou republicaine; ils repudient par dessus tout la +bombe stupide et aveugle dont les eclats vont frapper au hasard amis et +ennemis, innocents et coupables." + +Ce n'est pas la le caractere essentiel de l'anarchie, mais plutot une +question de temperament. Il y a des socialistes, qui sont beaucoup plus +violents que les anarchistes. On ne peut pas dire que la propagande par +le fait soit une theorie essentiellement anarchiste[87]. + +Qui a fait de l'attentat individuel un principe? + +Mais aussi qui ose desapprouver les actes violents dans une societe qui +est basee sur la violence? La mort d'un tyran n'est-elle pas un +bienfait pour l'humanite? Qu'est la mort d'un tyran, qu'il soit un roi, +un ministre, un general, un patron ou un proprietaire et meme la mort +d'une vingtaine de ces hommes, si on la met en parallele avec les +meurtres qui s'accomplissent quotidiennement dans les fabriques, dans +les ateliers, partout? Seulement, on s'accoutume a ces assassinats parce +qu'on ne les voit pas, parce que les chiffres des morts d'un champ de +bataille sont beaucoup plus eloquents que ceux du champ de l'industrie. +En realite le nombre des victimes de l'industrie est beaucoup plus +considerable que celui des victimes des guerres. Comparez ces chiffres +tels qu'Elisee Reclus les donne. La mortalite annuelle moyenne parmi les +classes aisees est d'un pour soixante. Or la population de l'Europe est +d'environ trois cents millions; si l'on prenait pour base la moyenne des +classes aisees, la mortalite devrait etre de cinq millions. Or, il est +en realite de quinze millions; si nous interpretons ces donnees nous +sommes fondes a conclure que dix millions d'etres humains sont +annuellement tues avant leur heure. Ne peut-on s'ecrier: "Race de Cain, +qu'as-tu fait de tes freres?" Si on a ces faits presents a l'esprit, on +comprend l'acte individuel--tout comprendre est tout pardonner--et c'est +une lachete de notre part, que de le desapprouver si nous n'avons pas le +courage de le faire nous-memes, et c'est par hypocrisie que nous +elaborons une doctrine propre a voiler notre lachete. + +La defense d'Emile Henry est un chef-d'oeuvre de logique, qui donne +beaucoup a penser. + +Voici sa theorie: + +Quand un anarchiste fait un attentat, tous les anarchistes sont +persecutes en bloc par la societe, eh bien! "puisque vous rendez ainsi +tout un parti responsable des actes d'un seul homme, et que vous +frappez en bloc, nous frappons en bloc." + +Les socialistes n'ont-ils pas dit avec raison, ce n'est pas nous qui +fixons les moyens de defense, ce sont nos adversaires? + +Emile Henry continue: + +"Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert +sont enfin las de leurs souffrances; ils montrent les dents et frappent +d'autant plus brutalement qu'on a ete plus brutal envers eux. + +Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois +eux-memes n'en ont aucun souci. + +Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et +Fourmies, de traiter les autres d'assassins. + +Ils n'epargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et +les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas epargnes non plus. Ne +sont-ce pas des victimes innocentes, ces enfants qui, dans les +faubourgs, se meurent lentement d'anemie parce que le pain est rare a la +maison, ces femmes qui, dans vos ateliers, palissent et s'epuisent pour +gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misere ne les +force pas a se prostituer, ces vieillards dont vous avez fait des +machines a produire toute leur vie, et que vous jetez a la voirie et a +l'hopital quand leurs forces sont extenuees? + +Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et +convenez que nos represailles sont grandement legitimes." + +Ce qu'Emile Henry disait devant le jury, est-il vrai ou non? Il savait +tres bien que les foules, les ouvriers pour lesquels il a lutte, ne +comprendraient pas son acte, mais cependant il n'hesitait pas, car il +etait convaincu qu'il donnait sa vie pour une grande idee. Tous les +attentats jusqu'a lui furent des attentats politiques qu'on peut +comprendre facilement, il ouvrait l'ere des attentats sociaux, il fut le +precurseur de cette theorie, et c'est pour cela que la sympathie pour +son acte fut beaucoup moindre. + +Il peut s'etre trompe, mais il etait un homme de coeur, qui souffrait en +voyant toutes les miseres, toutes les tueries dont la classe ouvriere +etait l'objet et quand il disait: "La bombe du cafe Terminus est la +reponse a toutes vos violations de la liberte, a vos arrestations, a vos +perquisitions, a vos lois sur la presse, a vos expulsions en masse +d'etrangers, a vos guillotinades", nous le comprenons et, nous aussi, +nous avons en nous ce sentiment de haine dont son coeur fut rempli. + +On peut parler de la bombe stupide et aveugle, mais pourquoi pas du +fusil et du canon stupide de la classe possedante? + +Nous croyons que la lutte serait facilitee si chaque tyran etait frappe +directement apres son premier acte de tyrannie, si chaque ministre qui +trompe le peuple etait tue, si chaque juge qui condamne des pauvres, des +innocents, etait assassine, si chaque patron, chaque capitaliste etait +poignarde apres un acte d'intolerable tyrannie. + +Ces actes individuels repandraient l'horreur, la crainte et on a vu +toujours et partout que seulement ces deux choses armeront nos +adversaires: la violence ou bien la crainte de la violence. On ne doit +jamais oublier que la classe ouvriere est en etat de defense. Elle est +toujours attaquee et quel est, dans la nature, l'etre qui n'essaie pas +de se defendre par tous les moyens possibles? + +Cette theorie n'est d'ailleurs pas essentiellement anarchiste; on l'a +professee de tous temps, et il y a des anarchistes qui la +desapprouvent; ainsi Tolstoi et son ecole qui prechent la resistance +passive. + +Lisez ce que Grave a ecrit dans son livre: _La societe mourante et +l'anarchie_: "Nous ne sommes pas de ceux qui prechent les actes de +violence, ni de ceux qui mangent du patron et du capitaliste, comme +jadis les bourgeois mangeaient du pretre, ni de ceux qui excitent les +individus a faire telle ou telle chose, a accomplir tel ou tel acte. +Nous sommes persuades que les individus ne font que ce qu'ils sont bien +decides par eux-memes a faire; nous croyons que les actes se prechent +par l'exemple et non par l'ecrit ou les conseils. C'est pourquoi nous +nous bornons a tirer les consequences de chaque chose, afin que les +individus choisissent d'eux-memes ce qu'ils veulent faire, car nous +n'ignorons pas que les idees bien comprises doivent multiplier, dans +leur marche ascendante, les actes de revolte. + +C'est pourquoi nous disons: l'attentat individuel peut etre utile en +certains cas, en certaines circonstances, personne ne peut le nier, mais +comme theorie ce n'est point un principe necessaire de l'anarchie. +L'anarchie est une theorie, un principe, et l'exercice des moyens est +une question de tactique. Les socialistes revolutionnaires d'autrefois +qui n'etaient pas anarchistes, n'ont jamais eu la lachete de +desapprouver les actes individuels, quoique sachant tres bien qu'un +attentat de cette sorte ne resout pas la question sociale. On l'a +compris toujours comme un acte de revanche legitime, comme une +represaille selon le soi-disant droit de guerre qui dit: _a la guerre +comme a la guerre!_ "Les socialistes n'ont pas la pretention de creer du +jour au lendemain une societe parfaite; il leur suffit d'aiguiller la +societe actuelle sur la voie nouvelle ou les hommes doivent s'engager +pour devenir plus solidaires et plus libres; il leur suffit de l'aider a +faire un pas decisif sur la route ou elle chemine d'une facon penible et +si lente." + +Qui donc veut cela? Personne ne soutiendra qu'on peut creer du jour au +lendemain une societe parfaite. Chacun sait que la societe est le +resultat d'une evolution accomplie durant des siecles et qu'on ne peut +la refaire d'un coup. Le temps des miracles est mythologique. Les +anarchistes ne se sont jamais presentes comme des prestidigitateurs. +L'oeuvre incomplete des ages passes ne peut etre transformee +instantanement. + +Mais ce reproche est le meme que les conservateurs font aux socialistes. +N'entend-on pas dire: Ah! l'ideal socialiste est bien beau, il est +admirable, mais le peuple n'est pas mur encore pour vivre dans un tel +milieu. Et nous repondons alors: est-ce une raison pour ne pas +travailler a la realisation de cet ideal? Si on veut attendre le moment +ou chacun sera mur pour en jouir, on peut attendre jusqu'au plus +lointain futur. + +Jean Grave le sait aussi bien que Renard. Il dit dans son livre: "Il est +malheureusement trop vrai que les idees qui sont le but de nos +aspirations ne sont pas immediatement realisables. Trop infime est la +minorite qui les a comprises pour qu'elles aient une influence imminente +sur les evenements et la marche de l'organisation sociale. Mais si tout +le monde dit: ce n'est pas possible! et accepte passivement le joug de +la societe actuelle, il est evident que l'ordre bourgeois aura encore de +longs siecles devant lui. Si les premiers penseurs qui ont combattu +l'eglise et la monarchie pour les idees naturelles et l'independance et +ont affronte le bucher et l'echafaud s'etaient dit cela, nous en serions +encore aujourd'hui aux conceptions mystiques et au droit du seigneur. +C'est parce qu'il y a toujours eu des gens qui n'etaient pas +"pratiques", mais qui, uniquement convaincus de la verite, ont cherche +de toutes leurs forces, a la faire penetrer partout, que l'homme +commence a connaitre son origine et a se depetrer des prejuges +d'autorite divine et humaine." + +Le reproche de Renard est donc immerite. + +Naturellement quand les circonstances seront plus favorables, les hommes +seront meilleurs. + +Pourquoi volerait-on si chacun avait assez pour vivre? + +La doctrine, d'apres laquelle le milieu dans lequel l'homme vit exerce +une influence decisive sur sa formation, est adoptee par la science. + +Nous sommes des semeurs d'idees et nous avons la conviction que la +semence doit croitre et donner des fruits. Comme la goutte d'eau +s'infiltre, dissout les mineraux, creuse et se fait jour, l'idee penetre +le monde intellectuel. Nous ne voyons pas les fruits, mais quand le +temps arrive, ils murissent. + +On fait souvent une difference entre evolution et revolution, mais +scientifiquement cela n'est pas possible. Evolution et revolution ne +sont pas des contradictions, ce sont deux anneaux d'une meme chaine. +Evolution est le commencement et revolution la fin de la meme serie d'un +long developpement. + +Quand nous nous appelons des revolutionnaires, ce n'est pas par plaisir +mais seulement par la force des choses. La croyance que la lutte des +classes peut etre supprimee par un acte du parlement, ou que la +propriete privee peut etre abolie par une loi, est une naivete si grande +que nous ne nous imaginons pas qu'un homme sage la puisse concevoir. + +M. Renard donne des exemples. + +"La patrie se fondra un jour dans la grande unite humaine, comme les +anciennes provinces francaises se sont fondues dans ce qu'on nomme +aujourd'hui la France. Les anarchistes s'ecrient en consequence: +agissons des maintenant comme si la patrie n'existait plus. Les +socialistes disent au contraire: ne commencons point par demolir la +maison modeste et mediocrement batie ou nous habitons, sous pretexte que +nous pourrons avoir plus tard un palais magnifique. + +De meme il viendra peut-etre une epoque (et nous ne demandons pas mieux +que de l'aider a venir) ou la contrainte de la loi sera inutile pour +garantir les faibles contre l'oppression des forts et pour faire regner +la justice sur la terre. Agissons donc, reprennent les anarchistes, +comme si la loi n'etait d'ores et deja qu'une entrave toujours nuisible +ou superflue. Non, repliquent les socialistes, emancipons +progressivement l'individu; mais gardons-nous de preter aux hommes tels +qu'ils sont l'equite, la sagesse, la bonte que pourront avoir les hommes +tels qu'ils seront apres une longue periode educative." + +De meme encore il est permis a la rigueur de concevoir un regime ou la +production sera devenue assez abondante, ou les hommes et les femmes +sauront assez limiter leurs desirs pour que chacun puisse "prendre au +tas" de quoi satisfaire ses besoins. Et les anarchistes de conclure: a +quoi bon des lors regler la production et la repartition de la richesse +sociale? Agissons immediatement comme si l'on pouvait puiser a pleines +mains dans une provision inepuisable. Pardon! repondent les +social-democrates. Commencons par assurer la vie de la societe en +assurant au travailleur une remuneration equivalente a son travail! Pour +le reste, nous verrons plus tard. + +Quelle est la difference entre les anarchistes et les +social-democrates? + +Que les social-democrates sont de simples reformateurs, qui veulent +transformer la societe actuelle selon le socialisme d'Etat. + +Il n'y a pas de difference de principe et personne n'en trouvera dans +les deductions precedentes. + +Il nous semble que Renard n'en a etabli aucune. Le socialisme ne peut +pas etre separe de l'anarchisme, chaque anarchiste est un socialiste, +mais chaque socialiste n'est pas necessairement un anarchiste. +Economiquement on peut etre communiste ou socialiste, politiquement on +est anarchiste. En ce qui concerne l'organisation politique, les +anarchistes communistes demandent l'abolition de l'autorite politique, +c'est-a-dire de l'Etat, car ils nient le droit d'une seule classe ou +d'un seul individu a dominer une autre classe ou un autre individu. +Tolstoi l'a dit d'une maniere si parfaite qu'on ne peut rien ajouter a +ses paroles. "Dominer, cela veut dire exercer la violence, et exercer la +violence cela veut dire faire a autrui ce que l'on ne veut pas qu'autrui +vous fasse; par consequent dominer veut dire faire a autrui ce qu'on ne +voudrait pas qu'autrui vous fasse, cela veut dire lui faire du mal. Se +soumettre, cela veut dire qu'on prefere la patience a la violence et, +preferer la patience a la violence, cela veut dire qu'on est excellent +ou moins mauvais que ceux qui font aux autres ce qu'ils ne voudraient +pas qu'on leur fit. Par consequent ce ne sont pas les meilleurs mais les +plus mauvais, qui ont toujours eu le pouvoir et l'ont encore. Il est +possible qu'il y ait parmi eux de mauvaises gens qui se soumettent a +l'autorite, mais il est impossible que les meilleurs dominent les plus +mauvais." + +Il est donc necessaire pour prevenir une confusion facheuse de +remplacer le mot socialisme par social-democratie. + +Quelle est la difference entre les social-democrates et les anarchistes? +Les social-democrates sont des socialistes qui ne cherchent pas +l'abolition de l'Etat, mais au contraire veulent la centralisation des +moyens de production entre les mains du gouvernement dont ils ont besoin +pour controler l'industrie. + +"Anarchie et socialisme se ressemblent comme un oeuf a un autre. Ils +different seulement par leur tactique." + +Voila une opinion tout a fait opposee a celle de Renard, qui pretend que +ces deux principes sont en contradiction quoiqu'il les appelle "deux +varietes independantes", appellation qui nous plait beaucoup mieux, car +elle repond davantage a la verite. L'espece est la meme, mais ce sont +deux varietes de cette meme espece. + +Albert Parsons exprimait la meme opinion, quand il disait aux jures: "le +socialisme se recrute aujourd'hui sous deux formes dans le mouvement +ouvrier du monde. L'une est comprise comme une anarchie, sous un +gouvernement politique ou sans autorite, l'autre comme un socialisme +d'Etat, ou paternalisme ou controle gouvernemental de chaque chose. +L'etatiste tache d'ameliorer et d'emanciper les ouvriers par les lois, +par la legislation. L'etatiste demande le droit de choisir ses propres +reglementateurs. Les anarchistes ne veulent avoir ni de reglementateurs +ni de legislateurs, ils poursuivent le meme but par l'abolition des +lois, par l'abolition de tout gouvernement, laissant au peuple la +liberte d'unir on de diviser si le caprice ou l'interet l'exige; +n'obligeant personne, ne dominant aucun parti." + +C'est la meme idee que l'illustre historien Buckle a developpee dans +son Histoire de la civilisation, en constatant les deux elements opposes +au progres de la civilisation humaine. Le premier est l'Eglise qui +determine ce qu'on doit croire; le second est l'Etat qui determine ce +qu'il faut faire. Et il dit que les seules lois des trois ou quatre +siecles passes ont ete des lois qui abolissaient d'autres lois[88]. + +Il serait curieux que nous, qui gemissons sous le joug de lois +regulierement augmentees par les parlements, nous donnions notre appui a +un systeme dans lequel il n'y aurait pas une diminution mais au +contraire une augmentation des lois. Il est possible que nous serons +obliges depasser par cette route, c'est-a-dire d'en venir par la +multiplication des lois a l'abolition, des lois, mais cette periode sera +une _via dolorosa_. Par exemple on demande des lois protectrices du +travail et du travailleur, dont une societe rationnelle n'a pas besoin. +Qui donc si la necessite ne l'y obligeait, donnerait ses enfants a +l'usine, a l'atelier, veritable holocauste? + +Toute loi est despotique et a mesure que nous aurons plus de lois, nous +serons moins libres. Dans une assemblee d'hommes vraiment civilises on +n'a pas besoin de reglement d'ordre: quand vous avez la parole je me +tais et j'attends le moment ou vous aurez fini de parler, et quand il y +a deux trois personnes qui veulent monter a la tribune, elles ne se +battent pas mais attendent pour prendre la parole les unes apres les +autres. Quand on dine a table d'hote, on ne voit pas quelqu'un prendre +tout, de facon que les autres n'aient rien, on ne se bat pas pour etre +servi le premier, tout va selon un certain ordre et les convives +observent des regles de politesse, que personne n'a dictees. Chacun +recoit assez et la personne qui est servie la derniere aura sa portion +comme les autres. Pourquoi oublie-t-on toujours ces exemples qui nous +enseignent que dans une societe civilisee ou il y a abondance, on n'a +rien a craindre du desordre ou des querelles? Le nombre des lois est +toujours un temoignage du faible degre de civilisation d'une societe. La +loi est un lien par lequel on fait des esclaves et non des hommes +libres. La loi est generalement une atteinte au droit humain, car "loi" +et "droit" sont des mots qui n'ont pas du tout meme signification. + +La plupart des crimes sont commis au nom de la loi, et cependant on veut +honorer les lois et on donne aux enfants une education basee sur le +respect des lois. Le systeme capitaliste d'aujourd'hui est-il autre +chose que le vol legalise, l'esclavage legalise, l'assassinat legalise? + +Quand la social-democratie nous promet une centralisation, une +reglementation avec le controle d'en haut, nous craignons un tel Etat. +C'est une etrange methode que d'abolir le pouvoir de l'Etat en +commencant par augmenter ses prerogatives. Non, le gouvernement +representatif a rempli son role historique: vouloir conserver un tel +gouvernement pour une phase economique nouvelle, c'est raccommoder un +habit neuf avec de vieux lambeaux. A chaque phase economique correspond +une phase politique et c'est une erreur que de penser pouvoir toucher +aux bases de la vie economique actuelle, c'est-a-dire a la propriete +individuelle, sans toucher a l'organisation politique. Ce n'est pas en +augmentant les pouvoirs de l'Etat, ni en conquerant le pouvoir politique +qu'on progresse, on execute un changement de decors et voila tout; on +progresse en organisant librement tous les services qui sont consideres +maintenant comme fonctions de l'Etat. + +Kropotkine l'a fort bien exprime: "les lois sur la propriete ne sont pas +faites pour garantir a l'individu ou a la societe la jouissance des +produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour en +derober une partie au producteur et pour assurer a quelques-uns les +produits qu'ils ont derobes, soit aux producteurs, soit a la societe +entiere. Les socialistes ont deja fait maintes fois l'histoire de la +Genese du capital. Ils ont raconte comment il est ne des guerres et du +butin, de l'esclavage, du servage, de la fraude et de l'exploitation +moderne. Ils ont montre comment il s'est nourri du sang de l'ouvrier et +comment il a conquis le monde entier. Ils ont a faire la meme histoire +concernant la Genese et le developpement de la loi. Faite pour garantir +les fruits du pillage, de l'accaparement et de l'exploitation, la loi a +suivi les memes phases de developpement que le capital." + +Et le systeme parlementaire ne fait qu'enregistrer ce qui, en realite, +existe deja. De deux choses l'une: ou bien la loi est prealable, et +alors, ainsi qu'en Amerique les lois sur le travail, dont les +inspecteurs disent que l'application laisse beaucoup a desirer, elle +n'est plus appliquee quand les patrons et avec eux la justice ne les +veulent pas respecter; ou bien la loi est arrieree, et alors elle n'est +plus necessaire. Ce systeme est celui des carabiniers d'Offenbach: + + Qui, par un malheureux hasard + Arrivent toujours trop tard. + +C'est la force qui decide toujours. Au lendemain d'une victoire, le +peuple ne manque jamais de presenter une declaration des droits aussi +radicale que possible: tout le monde applaudit, on se croit libre enfin. + +Le peuple se satisfait de droits inscrits sur le papier. Le peuple se +laissa toujours duper et il est possible qu'il se laisse de nouveau +duper par les social-democrates, qui une fois en place oublieront leurs +promesses. C'est pourquoi il faut l'avertir, car un averti en vaut deux. +Le peuple est toujours servi beaucoup moins bien que les souverains. Il +a ses orateurs, qui ont une grande bouche et de belles paroles; mais les +souverains ont leurs serviteurs, qui parlent moins mais agissent avec +les canons et les fusils. Quelques jours apres la victoire, et sous +pretexte d'ordre legal, la constitution sera moins bien observee: +quelques jours encore et, sous pretexte d'ordre administratif, on est +gouverne par des reglements de police. + +Les souverains et les gouvernants sont comme les feuilles des arbres: +ils changent d'opinion quand bon leur semble et, lorsqu'ils craignent de +perdre leur trone, ils font comme Liebknecht, ils changent vingt-quatre +fois par jour de tactique, et d'opinion. + +Voici un exemple curieux. + +Avant 1848 il y avait en Hollande un parti qui faisait de l'agitation +pour obtenir la revision de la constitution, mais le roi Guillaume II ne +la voulait pas et il avait dit une fois: "aussi longtemps que je vivrai, +il n'y aura pas de revision de la constitution." La revolution de +fevrier 1848 eclata a Paris et le roi Louis-Philippe fut chasse de +France. Cette revolution fit son chemin. A Vienne, a Berlin et dans +beaucoup de villes de l'Europe on eprouva l'influence de cette secousse +politique; alors le roi Guillaume trembla pour son trone, il eut peur de +suivre le meme chemin que son collegue Louis-Philippe de France. +Qu'arriva-t-il? Ce meme roi prit l'initiative d'une revision et parlant +aux ambassadeurs etrangers il declara: Voici un homme qui en un jour de +pur conservateur est devenu liberal. Pourquoi? Parce qu'il preferait un +trone avec une constitution a la chance de perdre sa royaute. + +Si les circonstances changent, on voit souvent les memes personnes faire +le contraire de ce qu'elles avaient jure. + +Ainsi, en 1848, le roi de Prusse Guillaume Frederic craignait de perdre +son trone. Pendant que le peuple etait en armes et que la revolte +menacait de triompher, le roi fit toutes les promesses qu'on exigea de +lui. Le mot d'ordre fut: si vous consentez a desarmer, je vous donnerai +une constitution. Le peuple a toujours trop de confiance, il crut le +roi, il deposa les armes, et quand l'effervescence fut passee, le roi +restant tres bien arme, fut le plus fort et oublia toutes ses promesses. +Le peuple ne doit donc jamais desarmer au jour du combat, car un peuple +desarme n'est plus rien, tandis qu'un peuple arme est une force qui +inspire du respect meme aux adversaires. + +Et toujours et partout les princes marchent au despotisme et les peuples +a la servitude. + +Ce ne sont pas les tyrans qui font les peuples esclaves, mais ce sont +les peuples esclaves qui rendent possibles les tyrans. + +Un tyran peut-il dominer quand le peuple se sent libre? Non certes, sa +puissance ne durerait pas un jour. Un tyran est toujours un peu +superieur a ceux qui l'ont fait tyran. Au lieu de condamner un tyran, il +faut condamner encore plus le peuple esclave qui tolere la tyrannie. +Mais en dominant on devient de plus en plus mauvais, car l'appetit vient +en mangeant. + +Les institutions engendrent l'esclavage, et c'est pour cela que nous +prechons l'abolition des institutions. L'Etat est la tyrannie organisee +et c'est pourquoi nous voulons la croisade contre l'Etat. + +On ne peut dire que l'emancipation de l'humanite viendra par +l'emancipation des individus; mais on ne peut non plus dire qu'elle +sortira d'une reorganisation violente de la societe, arrivant +spontanement, par une sorte de miracle. Sans les individus emancipes, il +n'est pas possible de reorganiser et sans une organisation les individus +ne peuvent etre emancipes. Il y a des connexions remarquables et ce que +la nature a uni, nous ne pouvons le desunir. + +On dit toujours: sans l'Etat se produirait l'aneantissement de +l'organisation actuelle, le desordre complet, le retour a la barbarie. +Mais qu'est-ce que l'Etat actuel sinon le vol, la rapine, l'assassinat, +la barbarie? Chaque changement sera un progres pour la grande masse, si +impitoyablement maltraitee maintenant. + +Il faut rire quand on entend soutenir que les mauvais domineraient les +bons, car ce sont justement les mauvais qui dominent aujourd'hui. + +Tolstoi nous dit que le christianisme dans sa vraie signification +detruit l'Etat comme tel, et que c'est pour cela qu'on a crucifie le +Christ. Et certainement, du jour ou le christianisme fut etabli comme +religion d'Etat, le christianisme fut perdu. Il faut choisir entre +l'organisation gouvernementale et le vrai christianisme qui est plus ou +moins anarchiste. Qu'est-ce qu'enseigne l'apotre saint Paul quand il dit +que le peche est venu par la loi, et dans l'Epitre aux Romains (ch. IV, +v. 15): "Ou il n'y a pas de loi, il n'y a pas de peche." Oui, les +ennemis de toute loi et de toute autorite peuvent faire appel a la +Bible, qui considere la loi comme un degre inferieur du developpement +humain. + +Un Etat suppose toujours deux partis dont l'un commande et l'autre +obeit; ce qui est le contraire du christianisme primitif, qui nous +enseigne que personne ne doit commander car nous sommes tous des freres. + +Il est possible que l'Etat ait ete necessaire a une certaine epoque, +mais la question est aujourd'hui de savoir si desormais l'Etat est un +obstacle au progres et a la civilisation, oui ou non. Les divers +raisonnements sur ce sujet sont curieux. Quand on demande a quelqu'un: +Avez-vous personnellement besoin de l'Etat et de ses lois? on recoit +toujours la meme reponse. L'Etat ne m'est pas necessaire, mais il est +necessaire pour les autres. Chacun defend l'existence de l'Etat, non +pour soi-meme, mais pour les autres. Cependant ces autres le defendent +de la meme maniere. Donc, personne n'a besoin de l'Etat et cependant il +existe et il persiste. Quelle folie! + +Les non-resistants en Amerique ont un catechisme dans lequel ils se +montrent en tant que chretiens les ennemis acharnes de toute autorite, +et ils sont aussi consequents qu'un anarchiste peut l'etre. + +Ecoutez seulement: + +"Est-il permis au chretien de servir dans l'armee contre les ennemis +etrangers?" + +Certainement non, cela n'est pas permis. Lui est-il permis de prendre +part a une guerre et meme aux preparatifs de cette guerre? Mais il +n'ose pas seulement se servir d'armes meurtrieres. Il n'ose pas venger +une offense, soit qu'il agisse seul, soit en commun avec d'autres. + +Donne-t-il volontairement de l'argent pour un gouvernement, soutenu par +la violence, grace a la peine de mort et a l'armee? + +Seulement quand l'argent est destine a une oeuvre juste en elle-meme et +dont le but comme les moyens sont bons. + +Ose-t-il payer l'impot a un semblable gouvernement? + +Non, mais s'il n'ose payer les impots, il n'ose non plus resister au +paiement. Les impots, regles par le gouvernement, sont payes sans +qu'intervienne la volonte des contribuables. On ne peut refuser de les +payer sans user de violence, et le chretien, qui ne doit pas user de +violence, doit donner sa propriete. + +Un chretien peut-il etre electeur, juge ou fonctionnaire du +gouvernement? + +Non, car qui prend part aux elections, a la jurisprudence, au +gouvernement, prend part a la violence du gouvernement." + +Ces anarchistes chretiens sont des revolutionnaires par excellence, ils +refusent tout; les non-resistants sont tres dangereux pour les +gouvernements et la doctrine de non-resistance est une terrible menace +pour toute autorite. Les membres de la societe fondee pour +l'etablissement de la paix universelle entre les hommes (Boston, 1838) +ont pour devise: _ne resistez pas au mechant_ (saint Mathieu V:39). Ils +disent sincerement: "Nous ne reconnaissons qu'un roi et legislateur, +qu'un juge et chef de l'humanite." Et Tolstoi a peut-etre raison quand +il dit: "les socialistes, les communistes, les anarchistes avec leurs +bombes, leurs revoltes, leurs revolutions ne sont pas si dangereux pour +les gouvernements que ces individus, qui prechent le refus et se basent +sur la doctrine que nous connaissons tous." + +L'exemple individuel exerce une tres grande influence sur la masse, et +c'est pourquoi les gouvernements punissent severement tout effort de +l'individu pour s'emanciper. + +Mais les social-democrates, formes d'apres le modele allemand, prechent +la soumission complete de l'individu a l'autorite de l'Etat. Tcherkessof +l'a tres bien dit[89]: "les publicistes et les orateurs du parti social +democrate prechent aux ouvriers que l'industrie n'a aucune signification +dans l'histoire et dans la societe et que tous ceux qui pensent que la +liberte individuelle et la satisfaction complete des besoins physiques +et moraux de l'individu seront garanties dans la societe future, sont +des utopistes." Seulement il y a des accommodements avec les chefs comme +avec le ciel et ce meme auteur dit aussi d'une facon aussi malicieuse +que juste: "Marx et Engels sont les deux exceptions du genre humain. +Font aussi exception leurs heritiers, Liebknecht, Bebel, Auer, Guesde, +et autres. L'ouvrier ignorant, le troupeau humain, compose +d'insignifiantes nullites, doivent se soumettre et obeir a tous ces +"Uebermenschen," ces etres surhumains. C'est ce qu'on appelle l'egalite +social-democratique et scientifique." + +Et on ose dire cela apres l'admirable etude de John Stuart Mill sur la +Liberte! Lisez son chapitre troisieme sur "la personnalite comme une des +bases du bien public" et vous verrez quelle place preponderante il veut +donner a la personnalite, a l'individualite. Et certainement quand on +tue l'individualite, on tue tout ce qu'il y a de haut et de +caracteristique dans l'homme. En Allemagne tout est dresse +militairement, le soldat est l'ideal de chaque Allemand, et voila la +raison pour laquelle le deuxieme mot du social-democrate allemand est: +discipline du parti. + +La discipline de l'ecole vient avec la discipline de la maison +paternelle, et elle est suivie de la discipline de l'usine et de +l'atelier, pour etre continuee par la discipline de l'armee et enfin par +la discipline du parti. Toujours et partout, la discipline. Ce n'est pas +par hasard que le livre de Max Stirner[90] nous vient d'Allemagne, c'est +la reaction contre la discipline. Et il y a peu de personnes qui aient +compris les idees superieures de Wilhelm von Humboldt[91], quand il dit +que "le but de l'homme ou ce qui est prescrit par les lois eternelles et +immuables de la raison, et non pas inspire par les desirs vains et +passagers, doit resider dans le developpement le plus harmonieux +possible des forces en vue d'un tout complet et coherent" et que deux +choses y sont necessaires: la liberte et la variete des circonstances, +l'union de ces deux forces produisant "la force individuelle et la +variete multipliee," qui peuvent se combiner avec l' "originalite". La +grande difficulte reste toujours de definir les limites de l'autorite de +la societe sur l'individu. + +"Quelle est la limite legitime ou la souverainete de l'individu finit de +soi-meme et ou commence l'autorite de la societe? + +Quelle part de la vie humaine est la propriete de l'individu et quelle +la propriete de la societe[92]?" + +Voila une question qui interesse tous les penseurs et qui est traitee +d'une maniere magistrale par Mill. En vain vous chercherez une +discussion approfondie de ces questions theoriques chez les +social-democrates allemands. Nommez un penseur de valeur apres les deux +maitres Marx et Engels. Il semble que le dernier mot de toute sagesse +ait ete dit par eux et qu'apres eux la doctrine se soit cristallisee en +un dogme comme dans l'eglise chretienne. Les principaux ecrivains du +parti social-democrate sont des commentateurs des maitres, des +compilateurs, mais non des penseurs independants. Et quelle mediocrite! +Ne comprend-on pas qu'une doctrine cristallisee est condamnee a perir de +stagnation car la stagnation est le commencement de la mort? Dans les +dernieres annees on n'a fait que reediter les oeuvres de Marx avec de +nouvelles prefaces d'Engels ou les oeuvres d'Engels lui-meme, mais on +cherche en vain un livre de valeur, une idee nouvelle dans ce parti qui +se prepare a conquerir le pouvoir public. + +Mill dit que le devoir de l'education est de developper les vertus de +l'individu comme celles de la societe. Chacun a le plus grand interet a +amener son propre bien-etre et c'est pourquoi chacun demande de la +societe l'occasion d'user de la vie dans son propre interet. Et quand il +existe un droit, ce n'est pas celui d'opprimer une autre individualite +mais de maintenir la sienne. Qui vient a l'encontre de cette these qu'un +individu n'est pas responsable de ses actes vis-a-vis de la societe +quand ses actes ne mettent en cause que ses propres interets? Le droit +de la societe est seulement un droit de defense pour se maintenir. + +Prenez par exemple la vaccination obligatoire. C'est une atteinte a la +liberte individuelle. L'Etat n'a pas le droit de m'obliger de faire +vacciner mes enfants, car contre l'opinion de la science officielle que +la vaccination est un preservatif de la variole, il y a l'opinion de +beaucoup de medecins qui nient les avantages de la vaccination et, pis +encore, qui craignent les consequences de cette inoculation, par +laquelle beaucoup de maladies sont repandues. Plus tard on rira de cette +contrainte soi-disant scientifique, et on parlera de la tyrannie qui +obligeait chacun a se soumettre a cette operation. On met un emplatre +sur la plaie au lieu de s'attaquer a la cause, et l'on se satisfait +ainsi. + +Mais comme Mill le dit tres bien: "le principe de la liberte ne peut pas +exiger qu'on ait la liberte de n'etre plus libre: ce n'est pas exercer +sa liberte que d'avoir la permission de l'aliener." C'est pourquoi on ne +doit jamais accepter la doctrine d'apres laquelle on peut prendre des +engagements irrevocables. + +Et que nous promet-on dans une societe social-democrate? Jules Guesde a +prononce a la Chambre francaise un discours dans lequel il esquisse un +tableau qui n'a rien d'enchanteur. Il explique que l'antagonisme des +interets ne sera pas extirpe radicalement. Meme la loi de l'offre et de +la demande fonctionnera quand meme; seulement, au lieu de s'appliquer au +tarif des salaires, elle s'appliquera au travail agreable ou non. + +De meme, dans son chapitre IV n deg. 10, sur le socialisme et la +liberte[93], Kautsky pretend que: "la production socialiste n'est pas +compatible avec la liberte complete du travail, c'est-a-dire avec la +liberte de travailler quand, ou et comment on l'entendra. Il est vrai +que, sous le regime du capitalisme, l'ouvrier jouit encore de la liberte +jusqu'a un certain degre. S'il ne se plait pas dans un atelier, il peut +chercher du travail ailleurs. Dans la societe socialiste (lisez: +social-democratique) tous les moyens de production seront concentres par +l'Etat et ce dernier sera le seul entrepreneur; il n'y aura pas de +choix. L'OUVRIER DE NOS JOURS JOUIT DE PLUS DE LIBERTE QU'IL N'EN AURA +DANS LA SOCIETE SOCIALISTE" (lisez: social-democratique[94].) C'est nous +qui soulignons. + +Mais, fidele a ses maitres il dit que "ce n'est pas la social-democratie +qui infirme le droit de choisir le travail et le temps, mais le +developpement meme de la production; le seul changement sera "qu'au lieu +d'etre soit sous la dependance d'un capitaliste, dont les interets sont +opposes aux siens, l'ouvrier se trouvera sous la dependance d'une +societe, dont il sera lui-meme un membre, d'une societe de camarades +ayant les memes droits, comme les memes interets." Cela veut dire que +dans la societe social-democratique la production creera l'esclavage. On +change de maitre, voila tout. + +Un autre, Sidney Webb, nous dit que "rever d'un atelier autonome dans +l'avenir, d'une production sans regles ni discipline ... n'est pas du +socialisme." + +Mais quelles etranges idees se forgent dans les tetes dogmatiques des +chefs de la social-democratie. Ecoutez Kautsky, ce theoricien du parti +allemand: "toutes les formes de salaires: retribution a l'heure ou aux +pieces; primes speciales pour un travail au-dessus de la retribution +generale, salaires differents pour les genres differents de travail ... +toutes ces formes du salariat contemporain, un peu modifiees, seront +parfaitement praticables dans une societe socialiste." Et ailleurs: "la +retribution des produits dans une societe socialiste (lisez +social-democratique) n'aura lieu dans l'avenir que d'apres des formes +qui seront le developpement de celles qu'on pratique actuellement." + +Donc un etat social-democratique avec le systeme du salariat. Mais +est-ce que le salariat n'est pas la base du capitalisme? On prechait +l'abolition du salariat et ici on sanctionne ce systeme. C'est ainsi +qu'on denature les bases du socialisme; et les eleves de Marx et +d'Engels, qui proclamaient la formule: "de chacun selon ses forces, a +chacun selon ses besoins", sont devenus de simples radicaux, des +democrates bourgeois, ayant perdu leurs idees socialistes. + +Avec ce systeme nous aurons le triomphe du quatrieme Etat, ce qui creera +directement un cinquieme Etat ayant a soutenir la meme lutte cruelle +contre les individus arrives au pouvoir avec son aide. L'aristocratie +ouvriere et la petite bourgeoisie seront les tyrans de l'avenir, et la +liberte sera supprimee entierement. L'oeuvre liberatrice pour laquelle +la nouvelle ere s'ouvrira, sera le massacre des anarchistes, comme le +depute Chauvin l'a predit et comme d'autres l'ont preconise. + +Guesde dit meme: "que ce n'est pas lui qui a invente la requisition, +qu'elle se trouve dans les codes bourgeois et que si lui et ses amis +sont obliges d'y avoir recours, ils ne feront QU'EMPRUNTER UN DES +ROUAGES DE LA SOCIETE ACTUELLE." + +Belle perspective! + +Rien ou presque rien ne serait donc change au systeme actuel et les +ouvriers travaillent de nouveau a se donner des tyrans. Pauvre peuple, +tu seras donc eternellement esclave! + +Mais "combien aisement et doucement on glisse une fois sur la pente", +comme Engels l'a si bien dit! + +Il n'y a pas d'autre alternative que le socialisme d'Etat et le +socialisme libertaire. + +Lorsqu'on dit au congres de Berlin (1892): "la social-democratie est +revolutionnaire dans son essence et le socialisme d'Etat conservateur; +la social-democratie et le socialisme d'Etat sont des antitheses +irreconciliables", on a joue avec des mots. + +Qu'est-ce que le socialisme d'Etat? + +Liebknecht dit que les socialistes d'Etat veulent introduire le +socialisme dans l'Etat actuel, c'est-a-dire cherchent la quadrature du +cercle; un socialisme qui ne serait pas le socialisme dans un Etat +adversaire du socialisme. Mais qu'est-ce que les social-democrates +desirent? N'est-ce pas le meme Liebknecht qui parlait d'un "enracinement +dans la societe socialiste" (hineinwachsen)? + +Le socialisme d'Etat dans la comprehension generale est l'Etat +regulateur de l'industrie, de l'agriculture, de tout. On veut faire de +l'industrie un fonctionnement d'Etat, et au lieu des patrons +capitalistes on aura l'Etat. Quand l'Etat actuel aura annexe +l'industrie, il restera ce qu'il est. Mais avec le suffrage universel, +lorsqu'en 1898, annee de salut, les social-democrates allemands auront +la majorite, comme Engels et Bebel l'ont predit, alors il est evident +qu'on pourra transformer l'Etat a volonte, et le socialisme qu'on +introduira alors sera le socialisme d'Etat. + +Liebknecht appelle le socialisme d'Etat d'aujourd'hui le capitalisme +d'Etat, mais il y a une confusion terrible dans les mots. Nous demandons +ceci: quand la majorite du parlement sera socialiste et qu'on aura mis +telle ou telle branche de l'industrie entre les mains de l'Etat, sera-ce +la le socialisme d'Etat, oui ou non? + +Nous disons: oui, certainement. + +Au Congres de Berlin, Liebknecht disait dans sa resolution: "Le +soi-disant socialisme d'Etat, en ce qui concerne la transformation de +l'industrie et sa remise a l'Etat avec des dispositions fiscales, veut +mettre l'Etat a la place des capitalistes et lui donner le pouvoir +d'imposer au peuple ouvrier le double joug de l'exploitation economique +et de l'esclavage politique." + +Mais c'est justement ce que nous disons de la social-democratie. +Examinons ces desiderata. + +Si l'Etat reglait toutes les branches de l'administration, on serait +oblige d'obeir, car autrement on ne pourrait trouver de travail +ailleurs. + +Et de meme que la dependance economique, la dependance politique serait +plus dure; l'esclavage economique amenerait l'esclavage politique; et a +son tour l'esclavage politique influerait sur l'esclavage economique, le +rendant plus dur et plus rigoureux. + +Quand Liebknecht dit cela, il comprend tres bien le danger et ne change +pas la question en l'escamotant par un habile jeu de mots. Le +capitalisme d'Etat comme il l'appelle sera le socialisme d'Etat, du +moment que les socialistes seront devenus le gouvernement et encourra +les memes reproches que ceux que l'on formule contre l'Etat actuel. On +est esclave et non pas libre, et un esclave de l'Etat, monarchique ou +socialiste, est un esclave. Nous qui voulons l'abolition de tout +esclavage, nous combattons la social-democratie qui est le socialisme +d'Etat de l'avenir. Ce que Liebknecht dit de l'Etat des Jesuites du +Paraguay est applicable a l'Etat social-democratique selon la conception +des soi-disant marxistes: "dans cet Etat modele toutes les industries +furent la propriete de l'Etat, c'est-a-dire des Jesuites. Tout etait +organise et dresse militairement; les indigenes etaient alimentes d'une +maniere suffisante; ils travaillaient sous un controle severe, comme +forcats au bagne et ne jouissaient pas de la liberte; en un mot l'Etat +etait la caserne et le workhouse--l'ideal du socialisme d'Etat--le fouet +commun et la mangeoire commune. Naturellement il n'y avait pas +d'alimentation spirituelle--l'education etait l'education pour +l'esclavage." + +Tel est aussi l'ideal des social-democrates! + +Grand merci pour une telle perspective! + +Et cependant en distinguant bien, il arrive a dire: "Le socialisme veut +et doit detruire la societe capitaliste; il veut arracher le monopole +des moyens de production des mains d'une classe et faire passer ces +moyens aux mains de la communaute; il veut transformer le mode de +production de fond en comble, le rendre socialiste, de sorte que +l'exploitation ne soit plus possible et que l'egalite politique et +economique et sociale la plus complete regne parmi les hommes. Tout ce +qu'on comprend maintenant sous le nom de socialisme d'Etat et dont nous +nous occupons, n'a rien de commun avec le socialisme." Liebknecht nomme +cela le _capitalisme_ d'Etat et il nomme le socialisme le vrai +socialisme d'Etat. Nous sommes alors d'accord, mais n'oublions pas que +l'esclavage ne sera pas aboli, meme quand les social-democrates seront +nos maitres et nous ne voulons pas de maitres du tout. + +Ou dit souvent qu'on affaiblit l'Etat au lieu de le fortifier en +etendant la legislation ouvriere, et bien loin de fortifier l'Etat +bourgeois, on le sape. Mais ceux qui disent cela different beaucoup de +Frederic Engels, qui, dans l'Appendice de son celebre livre: _les +classes ouvrieres en Angleterre_, ecrit: "la legislation des fabriques, +autrefois la terreur des patrons, non seulement fut observee par eux +avec plaisir mais ils l'etendent plus ou moins sur la totalite des +industries. Les syndicats, nommes l'oeuvre du diable il n'y a pas +longtemps, sont cajoles maintenant par les patrons et proteges comme des +institutions justes et un moyen energique pour repandre les saines +doctrines economiques parmi les travailleurs. + +On abolissait les plus odieuses des lois, celles qui privent le +travailleur de droits egaux a ceux du patron. L'abolition du cens dans +les elections fut introduite par la loi ainsi que le suffrage secret, +etc., etc. Et il continue: "l'influence de cette domination fut +considerable au debut. Le commerce florissait formidablement et +s'etendait meme en Angleterre. Que fut la position dela classe ouvriere +pendant cette periode? + +Une amelioration meme pour la grande masse suivait temporairement, cet +essor. Mais, depuis l'invasion des sans-travail, elle est revenue a son +ancienne position. + +L'Etat n'est pas aujourd'hui moins puissant, il l'est plus +qu'auparavant. Et apres avoir constate que deux partis de la classe +ouvriere, les mieux proteges, ont profite de cette amelioration d'une +maniere permanente, c'est-a-dire les ouvriers des fabriques et les +ouvriers syndiques, il dit: _mais en ce qui regarde la grande masse des +ouvriers, les conditions de misere et d'insecurite dans lesquelles ils +se trouvent maintenant sont aussi mauvaises que jamais, si elles ne sont +pires_. + +Non, on n'affaiblit pas l'Etat en augmentant ses fonctions, on n'abolit +pas l'Etat en etendant son pouvoir. Donc, partout ou le gouvernement +bourgeois sera le regulateur des branches differentes de l'industrie, du +commerce, de l'agriculture, il ne fera qu'augmenter et fortifier son +pouvoir sur la vie d'une partie des citoyens et les ouvriers resteront +les anciens esclaves, et pour eux il sera tout a fait indifferent qu'ils +soient les esclaves des capitalistes ou bien les esclaves de l'Etat. + +L'Etat conserve le caractere hierarchique, et c'est la le mal. + +La question decisive est de savoir qui doit regler les conditions de +travail. Si c'est le gouvernement de l'Etat, des provinces ou des +communes, selon le modele des postes par exemple, nous aurons le +socialisme d'Etat, meme si le suffrage universel est adopte. Si ce sont +les ouvriers eux-memes qui reglent les conditions de travail selon leur +gre, ce sera tout autre chose; mais nous avons entendu dire par Sidney +Webb, que "rever sans l'avouer d'un atelier autonome, d'une production +sans regles ni discipline ... que cela n'est pas du socialisme." + +Au contraire, nous disons que quiconque est d'avis que le proletariat +peut arriver au pouvoir par le suffrage universel et qu'il peut se +servir de l'Etat pour organiser une nouvelle societe, dans laquelle +l'Etat lui-meme sera supprime, est un naif, un utopiste. Imaginer que +l'Etat disparaisse par le fait ... des serviteurs de l'Etat! + +Le capital se rendra-t-il volontairement? L'experience de l'histoire est +la pour prouver le contraire, car jamais une classe ne se supprimera +volontairement. Chaque individu, chaque groupe lutte pour l'existence, +c'est la loi de la nature, qui fait du droit de defense et de +resistance, le plus sacre de tous les droits. + +Le socialisme veut l'expropriation des exploiteurs. Eh bien, peut-on +penser que les patrons, les marchands, les proprietaires, en un mot les +capitalistes dont la propriete privee sera transformee en propriete +sociale ou commune, cederont jamais volontairement. Non, ils se +defendront par tous les moyens possibles plutot que de perdre leur +position preponderante. On les soumettra seulement par la violence. + +Tout pouvoir a en soi un germe de corruption, et c'est pourquoi il faut +lutter non seulement contre le pouvoir d'aujourd'hui mais aussi contre +celui de l'avenir. Stuart Mill a tres bien dit: "le pouvoir corrompt +l'homme. C'est la tradition du monde entier, basee sur l'experience +generale". + +Et parce que nous connaissons l'influence pernicieuse que l'autorite a +sur le caractere de l'individu, il faut lutter contre l'autorite. +Guillaume de Greef a formule tout le programme de l'avenir d'une maniere +aussi claire que nette en ces mots: Liberte, instruction et bien-etre +pour tous; "le principe, aujourd'hui, n'est plus contestable: la societe +n'a que des organes et des fonctions; elle ne doit plus avoir de +maitres." Et pourquoi l'homme, doue de plus de raison que les autres +etres dans la nature, ne serait-il pas capable de vivre dans une societe +sans autorite, lorsqu'on voit les fourmis et les abeilles former de +telles societes? Dans son _Evolution politique_, Letourneau nous dit: +"Au point de vue sociologique, ce qui est particulierement interessant +dans les republiques des fourmis et des abeilles, c'est le parfait +maintien de l'ordre social avec une anarchie complete. Nul gouvernement; +personne n'obeit a personne, et cependant tout le monde s'acquitte de +ses devoirs civiques avec un zele infatigable; l'egoisme semble +inconnu: il est remplace par un large amour social." + +Nous n'allons pas examiner ici s'il est vrai que la propriete privee est +une modalite particuliere de l'autorite et si l'autorite est la source +de tous les maux dans la societe, comme le pense Sebastien Faure; ou +bien si la propriete privee est la cause de l'autorite, car nous sommes +d'avis que l'une et l'autre de ces propositions sont serieuses, qu'on +peut soutenir les deux theses, car elles se tiennent. Peut-etre est-ce +la question de l'oeuf et de la poule; qui des deux est venu le premier? +Mais en tout cas il n'est pas vrai de dire avec Faure que le socialisme +autoritaire voit dans le principe de propriete individuelle la cause +premiere de la structure sociale, et que le libertaire la decouvre dans +le principe d'autorite. Car s'il est vrai que la propriete individuelle +donne le pouvoir, l'autorite--le maitre du sol l'est aussi des personnes +qui vivent sur le sol, le maitre de la fabrique, de l'atelier est maitre +aussi des hommes qui y travaillent--il est vrai aussi que l'autorite +sanctionne a son tour la propriete individuelle. + +Tout gouvernement de l'homme par l'homme est le commencement de +l'esclavage et quiconque veut mettre fin a l'esclavage doit lutter +contre le gouvernement sous toutes ses formes. + +Dans sa brochure _L'anarchie, sa philosophie, son ideal_, Kropotkine +s'exprime ainsi: "C'est pourquoi l'anarchie, lorsqu'elle travaille a +demolir l'autorite sous tous ses aspects, lorsqu'elle demande +l'abrogation des lois et l'abolition du mecanisme qui sert a les +imposer, lorsqu'elle refuse toute organisation hierarchique et preche la +libre entente, travaille en meme temps a maintenir et a elargir le noyau +precieux des coutumes de sociabilite sans lesquelles aucune societe +humaine ou animale ne saurait exister. Seulement au lieu de demander le +maintien de ces coutumes sociables a _l'autorite de quelques-uns_, elle +le demande _a l'action continue de tous_. + +Les institutions et les coutumes communistes s'imposent a la societe, +non seulement comme une solution des difficultes economiques, mais aussi +pour maintenir et developper les coutumes sociables qui mettent les +hommes en contact les uns avec les autres, etablissant entre eux des +rapports qui font de l'interet de chacun l'interet de tous, et les +unissent, au lieu de les diviser." + +Tout le developpement de l'humanite va dans la direction de la liberte +et quand les socialistes, (c'est-a-dire les social-democrates) veulent, +avec Renard, un minimum d'autorite et une extension indefinie de la +liberte, ils sont perdus, car il n'y a plus entre eux et les anarchistes +de difference de principes, mais seulement une difference de plus ou de +moins. + +L'ideal pour tous est l'elimination complete du principe d'autorite, +l'affirmation integrale du principe de liberte. + +Si cet ideal est oui ou non realisable, c'est une autre question, mais +mieux vaut un ideal superbe, eleve, meme s'il est irrealisable, que +l'absence de tout ideal. + +Que chacun se demande ce qu'il desire et aura pour reponse: "Vivre en +pleine liberte sans etre entrave par des obstacles exterieurs; deployer +ses forces, ses qualites, ses dispositions naturelles." Eh bien! ce que +vous demandez pour vous-meme, il faut le donner aux autres, car les +autres desirent ce que vous desirez. Donc il nous faut des conditions +par lesquelles chaque individu puisse vivre en pleine liberte, puisse +deployer ses forces. Quand on veut cela pour soi-meme et qu'on ne +l'accorde pas aux autres, on cree un privilege. + +Voila tout ce qu'on demande: de l'air franc et libre pour respirer. + +Et si l'observation ne nous trompe pas, nous voyons que tout le +developpement humain est une evolution dans le sens de la liberte. + +La social-democratie qui est et devient de plus en plus un socialisme +d'Etat est un obstacle a la liberte, car au lieu d'augmenter la liberte, +elle cree de nouveaux liens. Elle est de plus dangereuse parce qu'elle +se montre sous le masque de la liberte. Les Etatistes sont les ennemis +de la liberte et quand on veut unir le socialisme a la liberte, il faut +accepter le socialisme libertaire dont le but est toujours d'unir la +liberte au bien-etre de tous. + +La plupart ne croient pas a la liberte et c'est pourquoi ils rejettent +toujours sur elle la responsabilite des exces, s'il s'en produit dans un +mouvement revolutionnaire. Nous croyons au contraire que les exces sont +la consequence du vieux systeme de limitation de la liberte. + +Ayez confiance dans la liberte, qui triomphera un jour. Il est vrai que +meme les hommes de science ont peur de cette terrible geante, cette +fille des dieux antiques, dont personne ne pourra calculer la puissance +le jour ou elle se levera dans toute sa force. Tous la contemplent avec +terreur en predisant de terribles jours au monde, si jamais elle rompt +ses liens, tous, excepte ses quelques rares amants appartenant +principalement aux classes pauvres. + +Et cette petite troupe, troupe aussi de martyrs ou victimes, travaille +incessamment a sa delivrance, desserrant tantot de ci, tantot de la un +anneau, certaine que l'heure venue, la liberte secouera toutes ses +chaines et se dressera en face du monde, pour se donner a tous ceux qui +l'attendent. + +Le triomphe viendra, mais pour cela il nous faut une foi absolue dans la +liberte, seule atmosphere dans laquelle l'egalite et la fraternite se +meuvent librement. + +NOTES: + +[78] _Protokoll des Parteitages in Breslau_. + +[79] The Forum Library, vol. 1, n deg. 3, avril 1895. + +[80] Le dix-huit Brumaire. + +[81] Nous sommes fiers de ce que les Hollandais furent alors comme +aujourd'hui avec les libertaires et nous esperons qu'a l'avenir ils +seront toujours avec la liberte contre toute oppression et toute +autorite. + +[82] L'alliance de la democratie socialiste et l'association +internationale des travailleurs, p. 51 et 52. + +[83] Cela ne nous etonne pas, car M. Guesde a appele Kropotkine un "fou, +un hurluberlu sans aucune valeur." Eh bien! nous croyons que le nom de +Kropotkine vivra encore quand celui de M. Guesde sera oublie dans le +monde. + +[84] Il a ete une fois en Amerique, et cet unique voyage lui donne droit +de parler en connaissance de cause d'un monde aussi grand que les +Etats-Unis! C'est simplement ridicule. + +[85] Revue Socialiste, vol. 96, page 4, etc. + +[86] _Ethique_. + +[87] Voir Albert Parsons dans sa _Philosophie de l'Anarchie._ + +[88] Dans le livre sur le parlementarisme par Lothar Buecher, tour a tour +l'ami de Lassalle et de Bismarck, on trouve une liste des lois +promulguees par les parlements anglais depuis Henri III (1225-1272) +jusqu'a l'an 1853. Et quand on prend la moyenne annuelle des lois pour +chaque siecle on trouve cette serie du XIIIe au XIXe siecle: 1, 6, 9, +20, 24, 123, 330. Deja en 1853 plus de lois que le nombre des jours de +travail! Ou cela finira-t-il si on continue dans la voie qu'on a suivie +jusqu'a present? + +[89] Voyez son interessante brochure: "Pages d'Histoire Socialiste; +doctrines et actes de la social-democratie. + +[90] Der Einzige und sein Eigenthum. + +[91] Ideen zu einem Versuch die Graensen der Wirksamkeit des Staate zu +bestimmen. + +[92] _On Liberty_. + +[93] Das Erfurter Programm in seinem grundsaetzlichen Theil (Le programme +d'Erfurt et ses bases). + +[94] Le socialisme veritable et le faux socialisme. + + + + +V + +UN REVIREMENT DANS LES IDEES MORALES + + +Que de difficultes a surmonter lorsqu'on veut se defaire des idees +concues dans la jeunesse! Meme en se croyant libre de beaucoup de +prejuges, toujours on retrouve en soi un manque de raisonnement et on se +bute a des conceptions surannees. Et tout en n'ayant, en theorie, aucune +accusation a formuler, on eprouve certainement, en pratique, une sorte +de repugnance envers ceux qui agissent en complete opposition avec les +us et coutumes. + +C'est surtout le cas dans le domaine de la morale. + +Qu'est-ce qu'agir selon la morale? + +Se conformer aux prescriptions des moeurs. + +C'est-a-dire qu'on est moral lorsqu'on vit et agit de telle facon que la +majorite approuve. + +Est-ce que cette morale-la est bonne? + +Peut-on la defendre par la raison? + +Voila la question. + +Il y a une tyrannie de la morale et comme nous sommes adversaires de +toute tyrannie, nous devons egalement examiner celle-ci et la combattre. + +Multatuli, dans ses _Idees_, fait, a ce sujet, quelques justes +remarques. Il a parfaitement raison lorsqu'il pretend que le degre de +liberte depend bien plus de la morale que des _lois_. Que de peine l'on +eprouve a faire executer une loi qui est en contradiction avec la +morale? + +"Aucun legislateur, fut-il le chef d'une armee dix fois plus nombreuse +que les habitants memes d'un pays, n'oserait imposer ce que la morale +prescrit aujourd'hui. Et, d'un autre cote, nous nous conformons a une +morale que nous n'accepterions pas si elle etait prescrite par un +legislateur, quelque puissant qu'il fut." + +Examinez notre maniere de vivre et bientot vous serez convaincu de la +verite de ces paroles: + +"Un malfaiteur est puni de _quelques_ annees de prison; ... La morale y +ajoute: le mepris durant _toute_ la vie. + +"La loi parle d'habitants,... la morale, de sujets. + +"La loi dit: le Roi,... la morale: Sa Majeste. + +"La loi laisse le choix du vetement,... la morale impose _tel_ vetement. + +"La loi protege le mariage dans ses consequences _civiles_,... la morale +fait du mariage un lien religieux, moral, c'est-a-dire tres _im_moral. + +"La loi, tout injuste qu'elle est envers la femme, la considere comme +etant mineure ou sous curatelle,... la morale rend la femme esclave. + +"La loi accepte l'enfant naturel,... la morale tourmente, persecute, +insulte l'enfant qui vient au monde sans passeport. + +"La loi concede certains droits a la mere non mariee, plus meme qu'a la +femme mariee,... la morale repousse cette mere, la punit, la maudit. + +"La loi, en fait d'education, concede _portion_ legitime et egale aux +_enfants_,... la morale fait distinction entre garcons et filles pour +l'education et l'instruction. + +"La loi ne reconnait et ne fait payer que des contributions fixees _de +telle_ maniere, avec _telles_ stipulations, ... la morale fait payer des +impots a la vanite, la stupidite, le fanatisme, l'habitude, la fraude. + +"La loi traite la femme en mineure, mais n'empeche pas--directement, du +moins--son developpement intellectuel,... la morale force la femme a +rester ignorante et meme, quand elle ne l'est pas, a le paraitre. + +"La loi opprime de temps en temps,... la morale, toujours. + +"Aussi stupide que soit une loi, il y a des moeurs plus stupides. + +"Aussi cruelle que soit une loi, il y a des moeurs plus brutales." + +Et il donne encore a mediter les idees suivantes: + +"Quelle est la loi qui ordonne de negliger l'education de vos filles? +Quelle est la loi qui fait de vos femmes des menageres sans gages? C'est +la morale. + +"Quelle est la loi qui prescrit d'envoyer vos enfants a l'ecole et +d'achever leur education en payant l'ecolage? C'est la morale. + +"Quelle est la loi qui vous force a laisser chloroformer votre +descendance par le magister Pedant? C'est la morale. + +"Qui vous defend de donner de la _jouissance_ a votre famille? Qui vous +charge de la tourmenter avec l'eglise, les sermons, le catechisme et une +masse d'exercices spirituels dont elle n'a que faire parce que tout cela +n'existe pas? C'est la morale. + +"Qui vous dit d'imposer aux autres une religion que vous-meme ne +pratiquez plus depuis longtemps? C'est la morale. + +"Qui defend a la femme de s'occuper des interets de votre maison +(egalement _ses_ interets) ainsi que des interets de _ses_ enfants? +C'est la morale. + +"Qui vous dit de chasser votre fille lorsqu'elle devient mere d'un +enfant, le fruit de l'amour, de l'inconscience, ... fut-ce meme le fruit +du desir et de l'etourderie? C'est la morale. + +Qui enfin considere un faible et lache: "C'est l'habitude" comme une +excuse valable d'avoir viole les lois les plus elevees et saintes du bon +sens? C'est la morale." + +Tout cela prouve que la morale nous empeche souvent d'etre moral. +Comparez egalement, sur la question, le beau developpement que Multatuli +fait dans son _Etude libre_. + +Il est impossible de decrire l'immense tyrannie de la morale sur +l'humanite. Des le berceau on empeche l'enfant de se mouvoir librement, +et les parents intelligents ont une lutte ardente a soutenir contre les +sages-femmes, les instituteurs, les catechistes, les pretres, etc., pour +empecher que la nature de leurs enfants ne soit detournee des le bas +age. + +Les jeunes filles y sont plus exposees encore que les garcons; bien que, +dans les dernieres annees, les idees se soient quelque peu modifiees, le +principe d'une education de jeune fille convenable reste d'en faire "la +surveillante de l'armoire a linge et une machine brevetee pour +entretenir le fonctionnement regulier du respectable sexe masculin". + +La meme ou publiquement on a emis le voeu d'egalite dans l'education des +garcons et des filles, on reagit secretement contre cette tendance. Il +existe, par exemple, des ecoles moyennes ou garcons et filles restent +separes, et, quoique des ecoles communes fussent preferables, nous +trouvons injuste dans tous les cas que l'instruction donnee dans les +ecoles de garcons soit plus complete que celle des filles, comme cela se +fait en pratique. Pour s'en convaincre, on n'a qu'a comparer les deux +programmes d'enseignement. Apres les cinq annees reglementaires +d'etudes, la jeune fille est absolument incapable de passer l'examen de +sortie prescrit pour les garcons. C'est une injustice envers les jeunes +filles, car les deux programmes sont reputes etre egaux et ne le sont +pas en realite. + +Un nouveau systeme social amene une autre morale et si nous nous butons +maintes fois a des idees morales qui sont la consequence de cette +nouvelle conception, c'est parce que nous n'avons pas encore su nous +defaire completement de l'ancienne opinion; trop souvent nous remettons +une piece a la robe usee. Ceci ne peut ni ne doit etonner personne; +nous, les vieux, nous avons rencontre plus de difficultes que les +jeunes, car nous dumes commencer par desapprendre avant d'apprendre. +Beaucoup n'ont pas su accomplir cette rude tache jusqu'a la fin et ont +du s'arreter en chemin. + +Il faut qu'une revolution se produise dans les regles morales, et +premierement dans nos idees. Nous devons abandonner radicalement +l'ancienne morale qui part d'une these erronee et instaurer la raison +comme guide unique pour controler et juger nos actes. Constatons en meme +temps la duplicite de ceux qui sont au pouvoir et se servent de deux +poids et de deux mesures, suivant que leur interet l'exige. + +Nous en donnerons quelques exemples, tout en suppliant le lecteur de ne +pas s'offenser, mais de se demander si ce que nous avancons est en +opposition avec la raison car, pour nous, n'est immoral que ce qui est +irraisonnable. N'oublions pas que nous ne donnons ici aucunement les +bases d'une nouvelle morale; nous voulons seulement prouver le jugement +hypocrite du monde. + +Nos lois penales, nos moeurs, tout est base sur le principe de la +propriete privee, mais la masse ne se demande jamais si ce principe est +juste et s'il pourrait soutenir n'importe quelle discussion contre la +logique et le bon sens. + +Nous considerons meme les transgresseurs de ces lois comme des +malfaiteurs, et peut-etre ne sont-ils autre chose que les pionniers +d'une societe meilleure, moins funeste que la notre. + +Visitez les prisons, faites une enquete et que trouverez-vous? + +Les neuf dixiemes des malfaiteurs enfermes derriere des portes +verrouillees ont faute (si cela s'appelle fauter) par misere; leur crime +consiste en leur pauvrete et en ce qu'ils ont prefere tendre la main et +prendre le necessaire plutot que de mourir de faim, obscurement, +tranquillement, sans protester. Ils ont attaque le droit sacro-saint de +la propriete, ils n'ont pas voulu se soumettre a un regime d'ordre +qu'ils n'ont pas cree et auquel ils refusent de se conformer. + +Le professeur Albert Lange a ecrit quelques mots qui sont dignes d'etre +portes, sur les ailes du vent, jusqu'aux confins de la terre. Les voici: +Il n'y a pas a attendre qu'un homme se soumette a un regime d'ordre a la +creation duquel il n'a pas collabore, ordre qui ne lui donne aucune +participation aux productions et jouissances de la societe et lui prend +meme les moyens de se les procurer par son travail dans une partie +quelconque du monde, aussi peu qu'on puisse attendre qu'un homme dont +la tete est mise a prix tienne le moindre compte de ceux qui le +persecutent. La societe doit comprendre que ces desherites, qui sortent +de son sein, s'inspireront du droit du plus fort; s'ils sont nombreux, +ils renverseront le regime existant et en erigeront un autre sur les +ruines, sans se preoccuper s'il est meilleur ou pire. La societe ne peut +faire excuser la perpetuation de son droit qu'en s'efforcant +continuellement de l'appliquer a tous les besoins, en supprimant les +causes qui font manquer a tout droit d'atteindre son but, et meme, en +cas de besoin, en donnant au droit existant une base nouvelle. + +Qu'on essaie seulement de renverser cette these et l'on s'apercevra +qu'elle est irrefutable. + +C'est ainsi qu'on est force moralement d'accepter un regime d'ordre qui +force a souffrir de la faim, de la misere, a avoir des soucis, des +tourments. + +Quelqu'un a faim: la loi de la nature lui dit qu'il doit satisfaire aux +besoins de son estomac. Il voit de la nourriture qui convient a ces +besoins, la prend, est arrete et mis en prison. + +Au cas ou son esprit n'est pas encore fausse par la morale, qu'on tache +d'expliquer a cet homme qu'il a mal agi, qu'il a commis une mauvaise +action, qu'il est un malfaiteur,... il ne le comprendra pas. + +On parle de voleurs; mais qu'est-ce qu'un voleur? + +C'est celui qui vole. + +Oui, mais cela ne me donne guere d'explication. Que signifie voler? + +C'est prendre ce qui ne vous appartient pas. + +Nous n'y sommes pas encore, car ici se place la question: Qu'est-ce qui +m'appartient? + +Et que faut-il repliquer a cette question? + +Qu'est-ce qui nous revient comme etres humains? Nourriture, vetement, +habitation, developpement, loisirs, en un mot toutes les conditions qui +garantissent notre existence. + +Est-il voleur celui qui, ne possedant pas ces conditions, se les +approprie? + +C'est absurde de le soutenir. + +Et pourtant nos lois, notre morale le qualifient de voleur. + +Le contraire est vrai. Les voleurs sont ceux qui empechent les autres +d'acquerir les conditions de l'existence; et ce ne sont pas seulement +des voleurs, mais des assassins de leurs semblables; car prendre a +quelqu'un les conditions qui assurent son existence, c'est lui prendre +la vie. + +Les meilleurs des precurseurs, ceux qui ont le plus d'autorite, nous +apprennent la meme chose. + +Nous lisons de Jesus (Evangile selon Marc, chap. II, vers. 28-24): + +"Et il arriva, un jour de sabbat que, traversant un champ de ble, ses +disciples cueillirent des epis. Et les Pharisiens lui dirent: Regardez: +pourquoi font-ils, le jour du sabbat, ce qui est defendu? Et il +repondit: N'avez-vous jamais lu ce que fit David lorsqu'il etait dans le +besoin et avait faim, lui et ceux qui etaient avec lui? Il entra dans la +maison de Dieu, du temps du grand pretre Abiathar, mangea le pain des +offrandes et en donna egalement a ceux qui etaient avec lui, quoiqu'il +ne fut permis qu'aux pretres d'en manger?" + +Quel est le sous-entendu de ce recit? + +Qu'il existe des lois, mais qu'il se presente des circonstances qui +permettent de passer au-dessus de ces reglements. La loi prescrivait que +personne, hormis les pretres, ne pouvait manger du pain des offrandes, +mais quand David et les siens eurent faim, ils transgresserent ces +arrets. C'est-a-dire: Au-dessus des regles auxquelles on doit se +conformer, il y a la loi de la conservation de soi-meme et, selon Jesus, +on peut enfreindre toute prescription lorsqu'on a faim. Et plus +clairement: Celui qui a faim n'a pas a se preoccuper des decrets +existants; pour lui il n'y a qu'un seul besoin, celui d'apaiser sa faim, +et il lui est permis de le faire, meme lorsque les lois le lui +defendent. + +Du reste, nous lisons dans le livre des Proverbes (chap. 6, v. 30): "On +ne doit pas mepriser le voleur qui vole pour apaiser sa faim." + +Luther, le grand reformateur auquel on erige des statues, explique de la +maniere suivante le dixieme commandement: "Tu ne voleras pas"[95]: + +"Je sais bien quels droits precis l'on peut edicter, mais la necessite +supprime tout, meme un droit; car entre necessite et non-necessite il y +a une difference enorme qui fait changer l'aspect des circonstances et +des personnes. Ce qui est juste s'il n'y a pas necessite, est injuste en +cas de necessite. Ainsi est voleur celui qui, sans necessite, prend un +pain chez le boulanger; mais il a raison lorsque c'est la faim qui le +pousse a cette action, car alors on est oblige de le lui donner." + +C'est-a-dire que celui qui a faim a le droit de pourvoir aux besoins de +son estomac, enfreignant toutes les lois existantes[96]. + +La loi de la conservation de soi-meme est au-dessus de toutes autres +lois. + +C'etait egalement l'opinion de Frederic (surnomme a tort le Grand), le +roi-philosophe bien connu, lorsqu'il ecrivait a d'Alembert, dans une +lettre datee du 3 avril 1770: + +"Lorsqu'un menage est depourvu de toutes ressources et se trouve dans +l'etat miserable que vous esquissez, je n'hesiterais pas a declarer que +pour lui le vol est autorise; + +"1 deg. Parce que ce menage n'a rencontre partout que des refus au lieu de +secours. + +"2 deg. Parce que ce serait un plus grand crime d'occasionner la mort de +l'homme et celle de sa femme et de ses enfants que de prendre a +quelqu'un le superflu. + +"3 deg. Parce que leur dessein de voler est bon et que l'acte lui-meme +devient une necessite inevitable. + +"J'ai meme la conviction qu'on ne trouverait aucun tribunal qui, en +pareille occurrence, n'acquitterait un voleur, si la verite des +circonstances etait constatee. Les liens de la societe sont bases sur +des services reciproques; mais lorsque cette societe se compose d'hommes +sans pitie, toute obligation est rompue et on revient a l'etat primitif, +ou le droit du plus fort prime tout." + +On ne pourrait le dire plus clairement. + +Et pourtant tous les tribunaux continuent de nos jours a condamner en +pareilles circonstances. + +Le tant exalte cardinal Manning a dit: "La necessite ne connait pas de +loi et l'homme qui a faim a un droit naturel sur _une partie_ du pain de +son voisin." + +C'est toujours la meme these, et nous constatons que tous, en theorie, +sont d'accord: Si vous demandez du travail et qu'on le refuse, vous +demanderez du pain; si on vous refuse du travail et du pain, eh bien! +vous avez le droit de prendre du pain. + +_Car, il y a un droit qui s'eleve au-dessus de tous les autres: c'est le +droit a la vie.--Primum vivere_ (vivre d'abord) est un vieux precepte. + +Et pourtant, partout notre droit penal est en contradiction flagrante +avec ce precepte; la morale condamne l'homme qui, pousse par la faim, +vole. + +Nous avons l'intime conviction que la propriete privee est la cause du +plus grand nombre, sinon de tous les delits; et pourtant nous sommes +forces d'inculquer de bonne heure a nos enfants le principe de la +propriete privee. Laissez grandir l'enfant simplement et naturellement, +il prendra selon son gout et ses besoins, sans s'occuper quel est le +possesseur de la chose prise. + +C'est nous-memes qui leur donnons et attisons artificiellement l'idee de +"derober", de "voler"." C'est _ta_ poupee; cela n'est pas _a toi_, c'est +a un autre enfant; ne touche pas ca, cela ne _t'appartient_ pas", voila +ce que l'enfant entend continuellement. Plus tard, a l'ecole, +l'instituteur developpera encore cette conception de la propriete +privee. Chaque enfant a son propre pupitre, recoit sa propre plume, son +propre cahier. Lorsque l'enfant prend un objet appartenant a un de ses +camarades, il est puni, meme si ce camarade en a plus qu'il ne lui en +faut. + +Tous nous inculquons a nos enfants cette conception de la propriete +privee et, ce qui est plus grave, _nous y sommes forces_ en +consideration de l'enfant, car, si nous le laissions suivre sa nature, +il aurait bientot affaire a la police et serait envoye par un juge +intelligent (?) dans une ecole de correction pour y etre corrompu a +jamais. + +Pour se donner un brevet de bonne conduite, la societe a separe les +diverses conceptions d'une maniere arbitraire qui a pour consequence +que, dans l'une ou l'autre classe, on approuve ce qui partout ailleurs +serait desapprouve. Ainsi l'honneur militaire exige que le soldat +provoque en duel son insulteur, et cherche a le tuer. Considerons, par +exemple, le commerce. Ce n'est autre chose qu'une immense fraude. +Franklin a dit cette grande verite: "Le commerce, c'est la fraude; la +guerre c'est le meurtre." Que veut dire commerce? C'est vendre 5, 6 +francs ou plus un objet qui n'en vaut que 3, et acheter un objet qui +vaut 3 francs, par exemple, a un prix beaucoup plus bas, en profitant de +toutes sortes de circonstances. _Als twee ruilen, moet er een huilen_ +(de l'acheteur et du vendeur, un des deux est trompe), dit le proverbe +populaire; ce qui prouve que, dans le commerce, il y en a toujours un +qui est trompe, c'est-a-dire qu'il y a egalement un trompeur. Une bande +de voleurs qui ont l'un envers l'autre quelque consideration n'en reste +pas moins une bande de voleurs. C'est ainsi que cela se passe dans le +commerce. Mais lorsqu'on ne se soumet pas a ces habitudes, peut-on etre +qualifie directement du nom de coquin, de trompeur, etc. + +Il me fut toujours impossible de voir une difference entre l'ordinaire +duperie et le commerce. Le commerce n'est qu'une duperie en grand. Celui +qui dispose de grands capitaux n'admet pas les flibustiers et, en +faisant beaucoup de bruit, il tache d'attirer l'attention sur eux comme +voleurs, afin de detourner cette attention de lui-meme. + +Tolstoi a dit du marchand: "Tout son commerce est base sur une suite de +tromperies; il specule sur l'ignorance ou la misere; il achete les +marchandises au-dessous de leur valeur et les vend au-dessus. On serait +enclin a croire que l'homme, dont toute l'activite repose sur ce qu'il +considere lui-meme comme tromperie, devrait rougir de sa profession et +n'oserait se dire chretien ou liberal tant qu'il continue a exercer son +commerce." + +Parlant du fabricant, il dit "que c'est un homme dont tout le revenu se +compose des salaires retenus aux ouvriers et dont la profession est +basee sur un travail force et extravagant qui ruine des generations +entieres". + +D'un employe civil, religieux ou militaire il dit "qu'il sert l'Etat +pour satisfaire son ambition, ou, ce qui arrive le plus souvent, pour +jouir d'appointements que le peuple travailleur paye, s'il ne vole pas +directement l'argent au tresor, ce qui arrive rarement; pourtant il se +considere et est considere par ses pairs comme le membre le plus utile +et le plus vertueux de la societe". + +Il dit d'un juge, d'un procureur "qui sait que, d'apres son verdict ou +son requisitoire, des centaines, des milliers de malheureux, arraches a +leur famille, sont enfermes en prison ou envoyes au bagne, perdent la +raison, se suicident en se coupant les veines, se laissent mourir de +faim", il dit que ce juge et ce procureur "sont tellement domines par +l'hypocrisie, qu'eux-memes, leurs confreres, leurs enfants, leur famille +sont convaincus qu'il leur est possible en meme temps d'etre tres bons +et tres sensibles". + +En effet, le monde est rempli d'hypocrisie et la plupart des hommes en +sont tellement penetres que plus rien ne peut exciter leur indignation: +tout au plus se contentent-ils de rire d'une maniere outrageante. + +Aujourd'hui, maint commercant solide et honnete(!) s'applique a +combattre la flibusterie commerciale; mais en quoi leur commerce en +differe-t-il? + +Dernierement le journal _Dagblad van Zuid-Hollanden's Gravenhage_ +contenait une correspondance londonienne dans laquelle l'auteur brisait +une lance contre la flibusterie: "Le capital du flibustier commercial +est son impudence; son materiel consiste en papier a lettres avec de +ronflants en-tete joliment imprimes, un porte-plume et quelques plumes. +L'impudence ne lui coute rien, car elle est probablement un heritage +paternel; quant au papier et aux plumes, il les obtient a credit par +l'entremise d'un collegue qui lui offre genereusement de "l'etablir" +comme "commercant pour effets voles". + +Combien de maisons de commerce, aujourd'hui respectables et respectees, +doivent leur prosperite a de fausses nouvelles, des filouteries, des +chiffres falsifies? Nathan Rothschild, par exemple, a commence +l'amoncellement de l'immense fortune de sa maison en portant directement +a Londres la fausse nouvelle de la defaite des puissances alliees a +Waterloo. Immediatement les rentes de ces Etats baisserent dans une +proportion extraordinaire, tandis que Rothschild fit acheter sous main, +par ses agents, les titres en baisse. Une fois la verite connue, il +frappa son grand coup et, grace a sa flibusterie, "gagna" des millions. + +Examinez l'une apres l'autre les grandes fortunes et vous rencontrerez +maint fait equivalent. + +Le credit constitue-t-il dans notre societe un bien ou un mal? Nous +pensons que c'est un mal; et pourtant, comment le commerce existerait-il +sans credit? Par consequent la base est mauvaise. Que font les +flibustiers? Ils sapent le credit, c'est-a-dire qu'ils executent une +besogne meritoire. + +Je ne prends nullement le flibustier sous ma protection; j'ai meme une +aversion innee pour la flibusterie, prejuge, probablement, mais je mets +le flibustier au niveau du commercant, dont l'"honnetete" et la "bonne +foi" sont pour moi sans valeur. + +Voici un echantillon d'honnetete commerciale, qui me fut raconte au +cours d'une conversation avec un grand commercant unanimement respecte. +Il faisait, entre autres, le commerce de l'indigo et avait vendu a une +maison etrangere, sur echantillon, un indigo de deuxieme qualite. Le +client refusa la marchandise parce qu'elle n'etait pas conforme a +l'echantillon. Ceci etait inexact. Mais mon commercant connaissait son +monde et savait que le directeur de la firme en question n'etait pas +grand connaisseur de l'article. Que fit-il? Il changea l'echantillon et +vendit a cette firme, comme marchandise de premiere qualite, la +marchandise refusee. Outre son courtage, il realisa du coup un benefice +de 30,000 florins. Le commercant me raconta la chose comme une prouesse, +une action dont il se glorifiait. Je le blamai et cela donna lieu a un +echange de vues qui m'apprit sous quel jour mon commercant envisageait +l'honnetete. A ma demande de ce qu'il comprenait par honnetete, il me +repondit: Supposez que vous ne faites pas le commerce de l'indigo et que +vous me demandiez de vous en procurer; eh bien, si dans ce cas je ne +fournis pas de bonne marchandise, je ne suis pas honnete, car vous +n'etes pas de la partie et c'est un service d'ami que je vous rends; +mais lorsque quelqu'un fait le commerce de l'indigo, il croit s'y +connaitre et n'a qu'a ouvrir les yeux. + +Voila comment cet homme concevait l'honnetete. Cela prouve que dans le +commerce egalement il y a des conceptions d'honnetete; seulement, elles +different beaucoup les unes des autres. + +Luther a dit tres justement: "L'usurier s'exprime ainsi: Mon cher, comme +il est d'usage actuellement, je rends un grand service a mon prochain en +lui pretant cent florins a cinq, six, dix pour cent d'interet et il me +remercie de ce pret comme d'un bienfait extraordinaire. Ne puis-je +accepter cet interet sans remords, la conscience tranquille? Comment +peut-on considerer un bienfait comme de l'usure? Et je reponds: Ne vous +occupez pas de ceux qui ergotent, tenez-vous-en au texte: On ne prendra +ni plus ni mieux pour le pret. Prendre mieux ou plus, c'est de l'usure +et non un service rendu, c'est faire du prejudice a son prochain, comme +si on le volait." Et il ajoute: "Tout ce que l'on considere comme +service et bienfait ne constitue pas un bienfait ou un service rendu: +l'homme et la femme adulteres se rendent reciproquement service et +agrement; un guerrier rend un grand service a un assassin ou incendiaire +en l'aidant a voler en pleine rue, combattre les habitants et conquerir +le pays." + +Et quelle que soit la denomination que l'on applique a la chose, elle +reste la meme... Le "commercant en marchandises" ne sera content que +s'il "gagne" 40 a 50%, le commercant en argent est considere comme un +usurier s'il demande 10%. Pourquoi? Le sucre et le cafe different-ils, +comme marchandise, de l'argent et de l'or? Jamais on n'a su fixer les +limites du benefice acceptable, c'est-a-dire la rente et l'usure. Tout +benefice est en realite un vol et que ce soit 1 ou 50%, le principe +reste intact. La possibilite de payer un benefice prouve que, d'une +maniere ou d'une autre, on a vole sur le travail; car, si le travail +avait recu le salaire lui revenant, il ne resterait plus rien pour payer +un benefice. + +Toutes les lois contre l'usure furent et sont inefficaces, car toujours +on a su eviter leurs effets. Il n'existe aucun argument pour defendre +l'honnetete du commerce et condamner la flibusterie; entre les deux il y +a qu'une difference relative. Le commerce actuel n'est en realite que de +la flibusterie. + +Je crois meme que les flibustiers jouent un certain role dans la +demolition de la societe actuelle, car ils aident a supprimer le credit +et fournissent par la un moyen de rendre instable et impossible la +propriete privee. + +Le faux-monnayage est puni de peines excessivement dures. Pourquoi? +Parce que les Etats veulent conserver le monopole du faux-monnayage. En +realite, tous les Etats fabriquent actuellement de la fausse monnaie, +sans parler des rois de jadis qui, tous, etaient de faux-monnayeurs. + +Que font les gouvernements? + +Ils frappent des pieces de monnaie indiquant une valeur de 5 francs et +pourtant la valeur reelle est d'un peu moins de la moitie. La piece n'a +pas sa valeur et nous sommes forces quand meme de l'accepter pour la +valeur qu'elle mentionne. Qu'un particulier agisse comme le +gouvernement, qu'il achete de l'argent et le convertisse en argent +monnaye, de maniere a beneficier de la moitie, il sera poursuivi comme +faux monnayeur. + +Un journal hebdomadaire, _De Amsterdammer_, publia l'annee passee une +gravure assez curieuse, representant le ministre de la justice assis a +une table; a l'avant-plan, se debattant entre les mains de deux +policiers un economiste repute, M. Pierson, ministre des finances. + +Voici la legende de la gravure: + +M. PIERSON.--Laissez-moi, je suis le representant de l'Etat neerlandais. + +LES POLICIERS.--Ta, ta, ta! Ce gaillard se trouve a la tete d'une bande +qui emet des florins ne valant que 47 cents. + +L'enfant apprend de bonne heure qu'il doit a ses parents obeissance et +amour. Un des commandements de l'Eglise dit: Respectez votre pere et +votre mere. Mais quel commandement oblige les parents a respecter leurs +enfants? A juste titre Multatuli a appele ce commandement une regle +inventee pour les besoins des parents dont la mentalite est +desequilibree et qui sont trop paresseux ou n'ont pas assez de coeur +pour meriter d'etre aimes. Il dit tres justement: "Mes enfants, vous ne +me devrez aucune reconnaissance pour ce que je fis apres votre naissance +ni meme pour celle-ci. L'amour trouve sa recompense en soi." Je ne puis +exiger de l'amour "pour un acte que j'ai pose sans penser aucunement a +vous, parce que j'ai fait un acte avant que vous fussiez au monde". +Pourquoi les enfants doivent-ils etre reconnaissants envers leurs +parents puisque, pour la grande majorite, la vie n'est qu'une serie +ininterrompue de peines et de miseres? + +Combien les relations entre l'homme et la femme sont fausses; combien de +prejuges persistent dans le domaine sexuel. Max Nordau a intitule une de +ses oeuvres: _Les Mensonges de la societe_. Il y traite du mensonge +religieux, du mensonge monarchico-aristocratique, du mensonge politique, +du mensonge economique et du mensonge du mariage. + +C'est, en realite, un livre tres instructif, susceptible d'etre complete +a l'infini; car notre societe est tellement impregnee du mensonge, que +tous nous sommes forces de mentir. Qu'on essaie seulement d'etre vrai, +sous tous les rapports et envers tous, on n'y reussira pas, ne fut-ce +qu'un seul jour, dans une societe mensongere comme la notre. + +Et tous ceux, hommes et femmes, qui ont entrepris, dans tous les +domaines, la lutte contre le mensonge, le prejuge et l'hypocrisie, sont +consideres comme des fous, des desequilibres ou des neurastheniques, +dont on admire les oeuvres, mais dont on combat a outrance les +principes. + +Tolstoi, dans le _Royaume de Dieu est en vous_, plaidoyer eloquent +contre le militarisme, dans lequel, au nom du Christ, il condamne la +societe chretienne, considere que les hommes sont enchaines dans un +cercle de fer et de force, dont ils ne parviennent pas a se delivrer. +Cette influence sur l'humanite est due a quatre causes qui se +completent: + +1 deg. La peur; + +2 deg. La corruption; + +3 deg. L'hypnotisation du peuple; + +4 deg. Le militarisme, grace auquel les gouvernements detiennent le pouvoir. + +Tous les hommes a peu pres ont la conviction que leurs actes sont +mauvais; tres peu osent remonter le courant ou braver l'opinion +publique. C'est justement cette contradiction qui existe entre la +conviction et les actes qui donne au monde son masque d'hypocrisie. + +La majorite des hommes sont ou pretendent etre de vrais chretiens, et +l'un apres l'autre ils battent en breche les principes du Christ, ou du +moins ce qui est considere comme etant de lui. + +Comparez a la realite la loi des dix commandements! Quel contraste! + +"Dieu en vain tu ne prendras", ce qui, en d'autres mots, signifie: Tu ne +jureras pas; ce commandement a ete rendu plus comprehensible encore par +les paroles du Christ: Que ton "oui" soit oui et ton "non" non; +autrement, c'est mal. Celui qui refuse de preter serment est bafoue et +voit nombre de relations se detourner de lui. + +"Tes pere et mere honoreras", dit le commandement. Mous en avons dit +quelques mots precedemment. + +"Les dimanches tu garderas",--et les ouvriers sont condamnes a un +travail excessif, qui ne laisse a la majorite d'entre eux aucun jour de +repos. S'ils demandent a leurs patrons l'introduction de ce principe, +ils sont renvoyes. + +"Homicide point ne feras",--et tous les peuples chretiens sont armes +jusqu'aux dents pour s'entretuer. Malheur a celui qui refuse de +s'exercer dans l'art de tuer, on lui rendra la vie impossible. Les +pretres de l'eglise meme benissent les armes et les drapeaux avant la +bataille. + +"L'oeuvre de chair ne desireras qu'en mariage seulement",--et les +rapports matrimoniaux sont tels qu'on peut affirmer sans crainte qu'il y +a deux sortes de prostitution: la prostitution extra-conjugale et la +prostitution intra-conjugale, car le mariage a ete avili a une +prostitution legale. Dans le mariage, lorsque l'argent prend la place de +l'amour, il est inevitable que la prostitution en forme le complement. + +"Tu ne voleras pas",--et nous vivons dans une societe a laquelle +s'applique parfaitement ce que Burmeister dit des Bresiliens: "Chacun +fait ce qu'il croit pouvoir faire impunement, trompe, vole, exploite son +prochain autant que possible, assure qu'il est que les autres en +agissent de meme envers lui." + +"Point de faux serment ne feras",--et chaque jour nous voyons les hommes +s'entre-nuire par de faux serments. + +C'est une lutte generale de tous contre tous et ou l'on ne craint pas de +faire appel aux moyens les plus vils. + +"Bien d'autrui ne desireras",--et cela dans une societe ou, par la +misere des uns, les appetits des autres prennent de dangereuses +proportions, de maniere que chacun est expose aux convoitises de son +prochain. + +Toutes les morales prescrivent quantite de commandements ou plutot +d'interdictions. Il est impossible d'etablir ainsi une base convenant a +une morale saine nous permettant de penser, de chercher et d'agir en +consequence de nos pensees et de nos aspirations. La morale independante +sera donc tout autre que celle qu'on a prechee jusqu'a ce jour. + +Et pourtant tous ces commandements sont litteralement foules aux pieds, +car la bouche les preche et en realite on ne les execute pas. Tout homme +pensant doit etre frappe par l'immensite de l'abime qui existe entre +l'ideal et la realite. Prenez le precepte chretien "Faites aux autres ce +que vous voudriez qu'on vous fit" et faites-en la base d'une societe +socialiste. Pourtant les adversaires les plus acharnes des socialistes +sont justement les chretiens, (mais ils n'ont de chretien que le nom, +afin de pouvoir mieux renier la doctrine). + +Notre organisation sociale entiere est basee sur l'hypocrisie, soutenue +et maintenue par la force. + +L'homme intelligent peut-il approuver pareille societe? + +Tout, absolument tout, devra etre change lorsque la societe aura brise +les chaines economiques qui l'enserrent. + +L'art lui-meme n'est que de l'adresse. Et il n'en peut etre autrement, +car ce ne sont pas de nobles aspirations qui poussent l'artiste a creer, +mais l'esprit de lucre. Et l'artiste, s'il ne veut pas mourir de faim, +doit plier son talent au gout (bon ou mauvais) des Mecenes qui, pour la +plupart, sont des parvenus millionnaires. + +La science n'est qu'un amas de connaissances comprimees, dans la gaine +des notions academiques. Combien peu parmi les pionniers de la science +occupent une chaire dans nos universites! A juste titre Busken Huet a +dit: "Les murs des chambres senatoriales de nos academies sont couverts +de portraits de savants de moyenne valeur. Les portraits des vrais +pionniers manquent." + +Une revision de chaque branche de la science s'impose et nous +trouverions beaucoup a changer si jamais une revolution nous delivrait +du joug qui pese si lourdement sur la societe. Au commencement, on ne +saura peut-etre pas bien par ou commencer. Tout un nettoyage devra se +faire dans nos bibliotheques, remplies de livres sans valeur ni verite, +qui ont ete ecrits, non pour l'avancement de la science, mais pour +plaire a ceux qui detiennent le pouvoir et leur fournir ainsi des +arguments avocassiers, derriere lesquels ils se cachent et font semblant +de defendre le droit et la societe. + +J'ai ete impressionne par la phrase suivante, recueillie dans la _Morale +sans obligation ni sanction_, le beau livre du philosophe Guyau: "Nous +n'avons pas assez de nous-memes; nous avons plus de pleurs qu'il n'en +faut pour notre propre souffrance, plus de joie qu'il n'est juste d'en +avoir pour notre propre existence." Ces paroles ne contiennent-elles pas +la base de la morale? Car, bon gre, mal gre, on doit marcher et, si l'on +n'avance pas, on est entraine par les autres. "On ressent le _besoin_ +d'aider les autres, de donner egalement un coup d'epaule pour faire +avancer le char que l'humanite traine si peniblement." Ce meme besoin, +que l'on retrouve chez tous les animaux sociaux, a son plus grand +developpement chez l'homme, qui ferme, du reste, la serie des animaux +sociaux. + +Qu'a cette oeuvre chacun travaille, dans la mesure de ses forces, et, ne +se confine pas, par prejuge, dans un cercle etroit; que chacun ouvre les +yeux sur le vaste monde qui nous entoure, ne condamnant pas, mais +expliquant les actes d'autrui, quelque differents qu'ils soient des +notres. Alors, un jour, on pourra nous appliquer les belles paroles de +Longfellow: + + + Laisse une empreinte + Dans le sable du temps, + Peut-etre un jour, + Rendra-t-elle le courage a celui + Qui est ballotte par les flots de la vie + Ou jete sur la cote. + + +NOTES: + +[95] LUTHER, _Grand Catechisme_, t. X. de ses _Oeuvres completes._ + +[96] Les catholiques appliquent egalement le meme principe, lorsque +c'est au profit de leur boutique. + +Marotte, vicaire general de l'eveque de Verdun (1874), dit: page 181 de +son _Cours complet d'instruction chretienne a l'usage des ecoles +chretiennes_, ouvrage publie avec l'approbation des eveques. + +Est-il permis de commettre une mauvaise action ou de s'en rejouir, quel +que soit le profit qu'elle rapporte? + +Il n'est jamais permis de commettre une mauvaise action ou de s'en +rejouir a cause du profit qu'elle rapporte. Mois il est permis de se +rejouir a cause d'un profit, meme s'il provient d'une mauvaise action. +Par exemple, un fils peut, avec plaisir, heriter de son pere mort +assassine. + +Est-on toujours coupable de vol lorsqu'on prend le bien d'autrui? Non. +Car le cas peut se presenter que celui dont on s'approprie le bien n'a +pas le droit de protester, ce qui arrive, par exemple, lorsque celui qui +prend le bien d'autrui se trouve dans une profonde misere, et qu'il se +contente de prendre seulement le necessaire pour se sauver ou qu'il +prend secretement a son prochain, a titre de restitution, ce que +celui-ci lui doit reellement et qu'il ne peut obtenir d'une autre +maniere. + +Et a la page 276: + +Peut-on etre exempte quelquefois de l'obligation de restituer la chose +volee? Oui. + +Quelles sont les raisons qui permettent de ne pas faire cette +restitution? + +Ces raisons sont: 1 deg. Impuissance physique, c'est-a-dire que le debiteur +ne possede rien ou se trouve dans un etat de profonde misere; 2 deg. +impuissance morale, c'est-a-dire que le debiteur ne peut pas restituer +sans perdre sa position acquise, sans se ruiner ou entrainer sa famille +dans la misere, sans s'exposer au danger de perdre sa bonne reputation. + + + + +FIN + + + + +TABLE + +Preface d'Elisee Reclus. + +I. Les divers courants de la social-democratie allemande. + +II. Le socialisme en danger? + +III. Le socialisme libertaire et le socialisme autoritaire. + +IV. Le socialisme d'etat des social-democrates et la liberte. + +V. Un revirement dans les idees morales. + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Le socialisme en danger +by Ferdinand Domela Nieuwenhuis + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOCIALISME EN DANGER *** + +***** This file should be named 11380.txt or 11380.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/1/1/3/8/11380/ + +Produced by Miranda van de Heijning, Wilelmina Malliere and PG +Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously +made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) +at http://gallica.bnf.fr. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Each eBook is in a subdirectory of the same number as the eBook's +eBook number, often in several formats including plain vanilla ASCII, +compressed (zipped), HTML and others. + +Corrected EDITIONS of our eBooks replace the old file and take over +the old filename and etext number. The replaced older file is renamed. +VERSIONS based on separate sources are treated as new eBooks receiving +new filenames and etext numbers. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +EBooks posted prior to November 2003, with eBook numbers BELOW #10000, +are filed in directories based on their release date. If you want to +download any of these eBooks directly, rather than using the regular +search system you may utilize the following addresses and just +download by the etext year. + + https://www.gutenberg.org/etext06 + + (Or /etext 05, 04, 03, 02, 01, 00, 99, + 98, 97, 96, 95, 94, 93, 92, 92, 91 or 90) + +EBooks posted since November 2003, with etext numbers OVER #10000, are +filed in a different way. The year of a release date is no longer part +of the directory path. The path is based on the etext number (which is +identical to the filename). The path to the file is made up of single +digits corresponding to all but the last digit in the filename. For +example an eBook of filename 10234 would be found at: + + https://www.gutenberg.org/1/0/2/3/10234 + +or filename 24689 would be found at: + https://www.gutenberg.org/2/4/6/8/24689 + +An alternative method of locating eBooks: + https://www.gutenberg.org/GUTINDEX.ALL + + diff --git a/old/11380.zip b/old/11380.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d27d521 --- /dev/null +++ b/old/11380.zip |
